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TESTAMENT
[JACK HOWARD # 09]
Durant trois jours nous passâmes près des torrents de feu, et nous
approchâmes d’un golfe appelé la Corne du Sud. Au fond de ce
golfe il y avait une île […] habitée par des hommes sauvages […]
aux corps velus, que nos interprètes appelaient Gorilles. Nous ne
pûmes pas attraper les hommes : ils s’enfuirent tous dans les
montagnes et se défendirent avec des pierres. Quant aux femmes,
nous en prîmes trois […] Nous les tuâmes, et nous leur ôtâmes la
peau, que nous apportâmes à Carthage.
Jack dressa une dernière fois la tête au-dessus de l’eau et montra son pouce
baissé aux hommes d’équipage qui l’observaient depuis le pont du Deep
Explorer. La houle faisait maintenant des creux de deux mètres, et il fallait
qu’il descende au-dessous des turbulences. Il agrippa la ligne de mouillage
sous la bouée et se déhala vers le bas. Il sentit le sifflement de l’air qui
rentrait dans sa combinaison au moment où son système automatique de
flottaison compensait le changement de pression pour qu’il reste neutre. À
cinq mètres de profondeur, il sentait moins la houle, mais le courant était
plus fort qu’à la surface et le tirait presque à l’horizontale. Il fit basculer son
compensateur de flottabilité en mode manuel, se pinça le nez à travers son
masque pour équilibrer la pression, puis, avec son autre main, il agrippa la
ligne qu’il laissa filer entre ses doigts tout en se laissant tomber tête la
première vers les profondeurs. Il avait vu Costas faire la même chose, en se
tenant lui aussi, tout en s’enfonçant rapidement hors de vue, et Jack pria
pour qu’il n’ait pas lâché la ligne avant d’avoir atteint l’épave. La lâcher
signifierait être emporté loin du site, au-delà de la limite du plateau
continental, et faire surface loin du bateau. En l’absence de moyens de
communication, avec le courant qui se dirigeait vers le sud-ouest, cela
l’entraînerait à coup sûr dans une longue et lente dérive vers le milieu de
l’Atlantique, avec peu de chance d’être jamais repêché.
Jack était dans son élément. La tension qu’il avait ressentie à la surface,
le léger mal de mer dans la houle, tout cela avait disparu. Plus bas, son
intercom se mit à grésiller. Il appela d’une voix forte : « Costas, tu
m’entends ? À toi. » Toujours pas de réponse. Il se retourna vers le haut, vit
que la coque sombre du Deep Explorer était encore visible au-dessus de lui
et fit face de nouveau aux profondeurs glauques. Il avait atteint les soixante
mètres, limite de sécurité de la plongée sous air comprimé, et pénétrait
maintenant dans le domaine où sa vie dépendait du bon fonctionnement de
son recycleur d’oxygène. Si l’incident se reproduisait maintenant, avant
qu’il ait pu rejoindre Costas, son unique chance de survie serait de remonter
en urgence en utilisant son bloc de secours, une manœuvre dangereuse qui
l’empêcherait de porter assistance à Costas si celui-ci se trouvait en
difficulté. Si tout se passait bien, le recycleur lui permettrait de rester une
heure à moins cent vingt mètres, la profondeur maximum de l’épave
qu’indiquait le sonar. Mais ils s’étaient attendus à ce qu’elle se trouve
moins profond que cela. Heureusement, pour fournir la preuve nécessaire à
la reconnaissance officielle comme sépulture de guerre, il lui suffisait de
vérifier l’identité de l’épave.
Il n’avait pas allumé les frontales de son casque pour la descente, car il
savait que les rayons des ampoules puissantes perceraient l’obscurité, mais
se réfléchiraient aussi sur les particules en suspension dans l’eau, ce qui
aurait risqué de l’éblouir. Il voulait d’abord s’habituer à la pénombre avant
d’atteindre l’épave et se réserver l’utilisation de son projecteur pour le
travail à faible distance. Il contrôla de nouveau la profondeur : quatre-vingt-
dix mètres. Il évoluait toujours dans la quasi-obscurité, mais il commença à
discerner au-dessous de lui une masse plus sombre, les formes de diverses
couleurs des rochers du fond. Sous lui, sur la droite, il vit un signal
lumineux rouge. Il fut envahi d’une intense sensation de soulagement.
C’était une balise pour lui indiquer le chemin. Cela prouvait que Costas
avait atteint le fond sans encombre. Puis il vit une autre lumière, diffuse et
lointaine, vingt mètres plus bas environ, en limite de la falaise qui marquait
la fin brutale du plateau continental, et où commençaient les profondeurs
abyssales de l’océan.
Soudain, il vit l’épave. Il en eut le souffle coupé. L’énorme masse du
bateau avait surgi au-dessous de lui. Sa cheminée avait disparu et ses
superstructures n’étaient plus qu’un chaos de métal tordu, mais on pouvait
encore reconnaître un navire de commerce de l’époque. Plus bas, il
discernait l’eau d’un noir d’encre de l’abysse et, de l’autre côté, l’étendue
plane du plateau continental à cent vingt mètres de fond. Le navire était
venu se poser à l’extrême limite de la falaise, horizontal mais cassé en deux
endroits, là où la coque avait heurté des crêtes hérissées sur le fond. Le
signal lumineux avait été placé sous la poupe. La lueur blanche provenait de
l’une des déchirures de la coque, un peu plus loin. Jack se dirigea vers la
balise, en passant près du canon de 102 mm intact, toujours sur sa tourelle,
avec son coffre à munitions ouvert et prêt à être utilisé. Quelques secondes
plus tard, il se trouvait juste au-dessus de la balise rouge clignotante et il vit
que Costas l’avait coincée dans une fissure de rocher, exactement en face de
la gueuse en plomb de cent kilos larguée par le Deep Explorer pour
maintenir en place la ligne de mouillage.
Sans lâcher celle-ci, il se laissa flotter au gré du courant pendant un
instant, le temps d’analyser la situation. Il se trouvait à moins cent vingt-
quatre mètres, à l’extrême limite du plateau continental. Il voyait à sa droite
un paysage accidenté de rochers qui s’étendait vers l’est jusqu’à la côte
africaine. Et à gauche, à moins de vingt mètres, se trouvait le bord du
gouffre béant. L’épave faisait obstacle au courant, qui allait vers le sud à
une vitesse qu’il évaluait à cinq ou six nœuds au minimum, là où rien ne lui
faisait obstacle, au-delà de la falaise, et contre lequel un nageur ne pouvait
pas lutter. Se laisser entraîner dans cette direction équivaudrait à prendre un
aller simple vers l’éternité, à être aspiré irrésistiblement vers le bas de l’à-
pic et jusque dans les profondeurs, avant d’être propulsé très loin vers le
large. Il se prépara à affronter le danger en contrôlant sa respiration et en se
concentrant sur ce qu’il devait faire. Il lui faudrait être particulièrement
prudent.
Il alluma ses frontales et regarda autour de lui. L’environnement
inhospitalier et ténébreux qui semblait dépourvu de vie s’était soudain
transformé en un univers brillamment coloré où vivait la flore sous-marine.
La profondeur était trop importante pour la plupart des coraux, mais les
rochers étaient couverts de concrétions vivantes, et l’eau habitée par des
organismes diaphanes qui réfléchissaient la lumière, du plancton, des
diatomées et de minuscules limaces de mer. Il cligna des yeux le temps
qu’ils s’adaptent à la réflexion de la lumière sur les particules en
suspension. Puis il leva la tête et les deux faisceaux de ses frontales
convergèrent sur le flanc du bateau au-dessus de lui. L’acier était recouvert
de rusticles 1, des formations de rouille qui semblaient pendre de la coque
comme des stalactites, et d’où s’échappaient au fil du courant de légers
filaments rouges, comme si le bateau saignait. Il se rendait compte
maintenant de son illusion : dans l’obscurité, l’épave lui avait semblé solide
mais, après plus de soixante-dix ans passés au fond de l’océan, exposées à
un courant puissant, les tôles de sa coque étaient minces et friables, pas loin
de tomber complètement en poussière. En raison de la force du courant
s’exerçant contre la coque, lorsque l’ensemble céderait cela aurait des
répercussions catastrophiques, détachant des pans entiers de la structure qui
seraient emportés au fond de l’abîme. Ce n’était pas le genre d’épave que
Jack aurait normalement envie d’explorer, et plus tôt ils en sortiraient,
mieux cela vaudrait.
Il vit alors les lettres peintes à bâbord, sous le bastingage, à quelque dix
mètres au-dessus de lui, à quelques brasses de la tourelle du canon : Clan
Macpherson. C’était ce qu’il voulait voir, la preuve dont il avait besoin. Il
vérifia son écran pour s’assurer que la caméra vidéo fixée à l’avant de son
casque filmait bien. Ces lettres avaient été probablement la seule survivance
de son apparence des temps de paix, comme pour défier le gris uniforme
imposé à tous les bateaux par la guerre. En les voyant, presque totalement
épargnées par la corrosion, il éprouva une sensation surréelle de
clairvoyance qui lui permit de visualiser de façon fugace la coque rouillée
avec son aspect d’origine. Il pensa aux hommes d’équipage, à ceux qui
avaient été engloutis avec le navire et se trouvaient toujours là maintenant.
Plus que jamais, il ressentit cette épave comme un lieu sacré, qui méritait
qu’on le respecte autant que les milliers d’autres bateaux qui avaient
emporté avec eux des hommes, au cours des deux guerres mondiales,
hommes dont les restes étaient éparpillés au fond de l’océan.
Il inclina la tête de façon à balayer le fond avec ses frontales. Il aperçut
un mince filin blanc qui longeait, à partir de la balise, le flanc bâbord de
l’épave, celui qui se trouvait à l’abri du courant, du côté opposé à l’à-pic. Il
tendit le bras et tira dessus. Il devina qu’il conduisait vers la tache
lumineuse qu’il avait vue le long de la coque, quelque part dans la brume
vert sombre devant lui.
Soudain, son intercom grésilla.
« Jack, tu es là ? À toi. »
Il éprouva de nouveau un énorme soulagement.
« Je suis à la proue. J’ai encore eu un problème avec le collecteur et j’ai
dû attendre en surface que l’ordinateur le règle. Qu’est-ce qui se passe avec
l’intercom ? À toi.
— Je me suis rendu compte il y a quelques secondes que ce n’était pas
notre système qui ne fonctionnait pas, mais celui qui nous relie au bateau.
Je l’ai déconnecté, et voilà le travail.
— Ça veut dire que le Deep Explorer ne nous entend pas.
— Ouais, on est entre nous, comme il se doit.
— Tu étais tout seul. Je me faisais du souci.
— J’ai trouvé quelque chose. Tu ne vas pas me croire.
— J’ai vu le nom du bateau.
— C’est incroyable, remarqua Costas, les coordonnées du rapport officiel
donnaient pile poil la position. Le capitaine Gough avait calculé la position
du naufrage à un cheveu près, et tout ça depuis un bateau de sauvetage
après avoir été torpillé.
— Ça ne m’étonne pas, répondit Jack, à l’époque, on leur enseignait
encore la navigation comme du temps des officiers de Nelson, en faisant le
point avec un sextant et un chronomètre. Les meilleurs capitaines avaient
un sixième sens pour ça, et Gough faisait manifestement partie de ceux-là.
Alors, qu’est-ce que tu as trouvé ? Et où es-tu, bon sang ?
— Jack, j’ai besoin de ton aide pour quelque chose. Il faut que tu ailles
inspecter le flanc tribord, en faisant très attention, pour voir quelle est la
proportion de l’épave qui surplombe le vide. »
Jack regarda à sa gauche, au-delà de la proue qui dépassait le bord de la
falaise, et vit que, au bout des rayons lumineux, les particules en suspension
défilaient à une vitesse inquiétante, comme des flocons dans la lumière des
phares pendant une tempête de neige. Il donna quelques coups de palme
pour dépasser la proue, éprouva dans son corps la force du courant et
examina attentivement ce qu’il avait devant lui. Contrairement à la plupart
des falaises sous-marines qu’il avait connues, celle-ci était totalement à pic.
Au bord, les rochers formaient un précipice aux formes déchiquetées
surplombant le trou sombre le plus impressionnant qu’il ait jamais vu. À sa
droite, la proue du Clan Macpherson le dominait de façon vertigineuse et il
voyait maintenant qu’à tribord la coque était suspendue au-dessus du vide.
« Par curiosité, comment ça se présente, du point de vue de la stabilité
géologique ? » demanda-t-il.
La réponse de Costas lui parvint dans un grésillement :
« C’est de la roche métamorphique, assez friable. Le bord de cette falaise
se présente comme une corniche neigeuse au sommet d’une crête
montagneuse. C’est pas l’emplacement que je choisirais pour un cargo avec
huit mille tonnes de fret.
— Si tu voyais ce que je vois, tu aurais peur. Depuis ici, on a
l’impression que la coque repose tout juste en équilibre sur le bord.
— C’est ce que je pensais. Mais si tu fais le tour, tu pourras sans
problème venir me rejoindre à l’intérieur, à condition de ne rien toucher.
Dieu merci, nos recycleurs ne font pas de bulles et il n’y a pas de danger de
créer des poches d’air qui pourraient faire éclater des structures affaiblies.
C’est sacrément rouillé, ici.
— On a vu le nom du bateau à la proue. C’est tout ce qu’il nous faut.
Maintenant, on peut remonter.
— Si je te disais ce que j’ai trouvé sans te laisser la possibilité de le voir
par toi-même, tu me tuerais. De toute façon, j’y suis déjà. Tu devrais être
avec moi.
— J’essaie de comprendre ta logique.
— Ça s’appelle la stratégie des copains.
— D’accord.
— Fais-moi confiance. Suis le filin.
— Bien reçu et O.K. »
Jack fit demi-tour, en éprouvant la sensation vertigineuse que donnait le
gouffre béant en dessous de lui, tandis que ses jambes étaient prises dans le
courant. Il les orienta de façon à être parallèle au flanc du bateau. Il savait
qu’il lui faudrait palmer énergiquement pendant quelques instants pour
atteindre le bord du précipice, mais que, une fois revenu à l’abri de l’épave,
le flux se calmerait. Il palma de toutes ses forces, mais rien ne se produisit.
En une fraction de seconde, il comprit son erreur. En effectuant son virage,
il avait laissé le courant l’emporter dangereusement au-delà de la masse
protectrice de l’épave, et il se trouvait violemment aspiré le long de la paroi.
Il sentit son estomac se soulever, comme s’il avait sauté depuis un avion,
comme si le fond se dérobait sous lui. Le courant s’était infléchi vers le bas,
et il dégringolait, aussi vite que s’il descendait une chute d’eau. Son
ordinateur émit un signal sonore et un affichage rouge d’alerte tandis qu’il
mettait son système de flottabilité en mode manuel et injectait de l’air dans
sa combinaison. Cela le freina suffisamment pour qu’il puisse se redresser
et appuyer sur l’alarme de son casque, ce qui déclencha une balise sonore
qui émettait des ondes en continu. Il heurta quelque chose, vit que c’était
une protubérance de forme irrégulière produite par la lave qui dépassait de
la paroi, et il s’y agrippa, se hissa jusqu’à la chevaucher. Il était perché sur
un surplomb entre un mur de roches diverses, d’une hauteur vertigineuse, et
le précipice qui descendait droit dans l’abysse.
Il vit avec horreur que son profondimètre indiquait moins cent cinquante
mètres. En quelques secondes, il avait plongé de vingt-cinq mètres en
dessous du niveau de l’épave. Il scruta la paroi rocheuse au-dessus de lui,
tout en essayant de contrôler sa respiration. Il y avait d’autres
protubérances, suffisamment de prises pour ses mains. Cette ascension
n’aurait déjà pas été facile dans les meilleures conditions, avec des
surplombs à défier le meilleur grimpeur. Ici, sous l’eau, il était gêné par son
équipement, par le courant qui lui tombait dessus comme une cascade sous-
marine et par l’impossibilité d’utiliser des prises pour ses pieds. Il regarda
ses palmes, lutta contre son instinct et appuya sur le système d’ouverture
derrière ses chevilles, ce qui permit de libérer ses pieds, tandis que les
palmes se collaient à ses mollets. Désormais, il n’aurait plus aucune chance
contre le courant s’il était emporté, mais il savait que de toute façon elles ne
lui serviraient pas à grand-chose. Pour l’instant, au moins, il pouvait utiliser
correctement les prises pour ses pieds comme s’il faisait de l’escalade. Il se
colla contre la paroi et sentit que le courant était moins fort. Il devait y avoir
des zones de calme près de la falaise, sous les surplombs et les fissures
intérieures, et il fallait qu’il les trouve où il pouvait. L’air insufflé dans sa
combinaison en avait gonflé les bras et les jambes, ce qui réduisait sa
manœuvrabilité. Il appuya sur sa purge manuelle pour évacuer l’air jusqu’à
pouvoir bouger sans être gêné. C’était une autre décision contre-intuitive, et
elle scellerait presque à coup sûr son destin s’il était emporté par le courant,
mais c’était sa seule chance de progresser dans son ascension.
Il tapota son intercom. Il n’avait entendu que des grésillements depuis sa
chute.
« Costas, est-ce que tu m’entends ? Je suis à moins cent cinquante mètres
sur la falaise en dessous de la proue de l’épave, à au moins cinquante
mètres au sud-ouest de ma position précédente. J’ai été entraîné par le
courant et je tente de remonter en escaladant. Un peu d’aide serait la
bienvenue. Terminé. »
Toujours pas de réponse. Il pensa que la roche empêchait le contact radio,
mais il savait que l’appareil de Costas pouvait en principe détecter les ondes
qui provenaient de sa balise et progressaient le long de la paroi. Il savait
qu’il devait grimper tout de suite, ou abandonner tout espoir de survie. Il
relâcha sa prise sur la protubérance et se saisit d’une autre, au-dessus de lui.
Il ressentit la morsure des aspérités de la lave à travers ses gants en Kevlar
et tira sur ses bras pour se hisser vers le haut alors que son corps, soumis de
nouveau au courant, semblait presque impossible à soulever. Tous ses
muscles étaient tendus à se rompre pour s’élever vers une autre prise et
l’agripper. Il rapprocha ses pieds de la paroi, trouva un rebord sur lequel il
prit appui. Il s’était hissé de deux mètres. Il en restait vingt-trois. Son cœur
battait la chamade, sa respiration s’accélérait. Il devait rester calme, attentif,
comme lorsqu’il faisait de l’escalade et qu’il vidait complètement son esprit
en se concentrant uniquement sur son objectif. Il progressa vers une autre
prise, puis une autre. Lentement, sans relâche, avec l’impression qu’il
portait un sac de plomb sur le dos, il lutta contre le courant pour remonter,
en suivant une fissure qui paraissait lui montrer le chemin où il
rencontrerait la moindre résistance.
Après avoir parcouru cinq mètres de plus, il s’arrêta de nouveau, en
bloquant pieds et mains dans la fissure. Il tenta une nouvelle prise, glissa
sur le côté et sentit le courant qui le faisait basculer avec violence et
provoquait l’écrasement du sac à dos contenant son recycleur contre la
roche. Il s’immobilisa, tout en observant avec appréhension l’écran de son
ordinateur qui clignotait et vacillait, et en essayant de ne pas penser au
problème de son collecteur et à ce qui pouvait le provoquer à nouveau. Il y
avait au-dessus de lui un surplomb qu’il avait vu depuis le bas tout en
essayant de ne pas y penser et en espérant que la fissure le traverserait. Il
voyait maintenant qu’elle menait à une grotte effondrée située sous le
surplomb formé par les restes d’une coulée de lave. Il lui faudrait tenter de
passer cet obstacle comme en escalade, en s’aidant seulement de ses mains,
suspendu de façon précaire au-dessus du vide. Tout ce qu’il avait fait
jusqu’à maintenant lui paraîtrait facile en comparaison. Il serait de nouveau
exposé à toute la force du courant et devrait lutter contre une pression vers
le bas qui serait trois ou quatre fois supérieure à tout ce qu’il avait rencontré
jusqu’à présent.
L’effort rendait ses bras lourds, et il était essoufflé. Il pensa à la solution
qu’il avait refusé d’envisager jusqu’à ce moment et qui consistait à sauter. Il
pouvait tout lâcher, se laisser tomber dans le vide, en cessant de lutter
contre le courant, dans l’espoir que celui-ci le ramènerait en tourbillonnant
vers le haut et le rejetterait au-dessus du bord de la falaise, ce qui lui
permettrait de remonter à la surface. Mais ce plan n’était guère viable.
Même s’il émergeait effectivement à la surface, ce serait probablement à
des milles de distance et il n’aurait plus que sa balise pour lui offrir un
espoir de secours. Il dériverait impitoyablement vers le large, poussé par le
gros temps qui était prévu. Il se reprit, se concentra. Il ne s’y résoudrait que
si ses forces le lâchaient et qu’il ne pouvait plus tenir physiquement. En
attendant, il n’avait d’autre espoir que de tenir bon et d’arriver à joindre
Costas.
Il se hissa et son casque heurta quelque chose. Il se déplaça sur le côté
pour progresser de quelques centimètres le long de la fissure en évitant
l’obstacle. Il se cogna de nouveau, plus fort cette fois. Il s’écarta, juste à
temps pour esquiver le choc sur la vitre de son casque. Ce qu’il vit le
réconforta instantanément. C’était un lest de plomb de deux kilos utilisé
autrefois par les plongeurs, suspendu à une ligne de nylon blanc. Il leva la
tête, et ses frontales lui permirent de voir la ligne qui descendait du
surplomb. Il écarta ses pieds de la fissure et, d’une main, chaussa de
nouveau ses palmes, puis, empoignant le lest de la même main, il repoussa
le rocher avec l’autre. Il sentit que le courant le tirait loin de la paroi, au-
dessus du vide. Devant lui, la ligne remontait, tendue, jusqu’à un point au-
dessus du bord de la falaise, où il pouvait tout juste discerner un rayon
lumineux sous la proue de l’épave. Il sentit qu’on le tirait vers l’avant,
lentement mais sûrement. Le courant se calma, et il se retrouva protégé par
le bateau, au-dessus du bord de la falaise. Il palma pour remonter ce qui
restait de longueur de ligne jusqu’à ce qu’il atteigne Costas, qui l’avait
amarrée autour d’un promontoire rocheux juste devant la proue du bateau.
« Regarde ce que j’ai pêché », dit Costas.
Jack scruta le visage familier et mal rasé à travers la vitre du masque,
ayant peine à croire ce qui venait de se produire.
« Le système de communication a cessé de fonctionner dès que j’ai
basculé dans le vide.
— Quelqu’un de mon équipe du bureau d’études techniques a eu l’idée
de cette balise avec ce déploiement amplifié d’ondes. Il m’a suffi d’activer
l’écran de mon casque pour la localiser, puis d’aller à la pêche. Je pense
qu’on lui doit peut-être une bière.
— Bien reçu et O.K. Et je ne me moquerai plus jamais de toi parce que tu
vas à la pêche. Quel autre plongeur emporterait comme toi une ligne avec
un lest de plomb. »
Costas tapota sa ceinture d’outils, puis enroula la ligne et la rangea dans
une petite sacoche.
« Il faut toujours être prêt à toute éventualité.
— Merci, au fait. J’ai cru que je n’arriverais jamais à passer ce surplomb.
— La stratégie des copains. Tu te souviens ? C’est toujours bon d’avoir
le copain qu’il faut.
— Il nous reste combien de temps ?
— Tu es allé à quelle profondeur ?
— Cent cinquante mètres. Mon écran me dit qu’il me reste assez de gaz
pour rester au fond encore une demi-heure.
— Ce sera vingt minutes, dit Costas. Il ne faut pas allonger notre temps
de décompression. Ces crétins sur le Deep Explorer seraient capables de
partir sans nous. Bon, où en étions-nous ? Tu es prêt à voir quelque chose
d’incroyable ? »
Jack vérifia l’affichage de son casque et fit un rapide autodiagnostic. Son
rythme respiratoire était redevenu normal, tandis que l’adrénaline le rendait
insensible aux courbatures et aux douleurs provoquées par son ascension. Il
regarda de nouveau au-dessus de lui vers la proue de l’épave, puis suivit des
yeux dans la pénombre le filin que Costas avait fait courir le long du flanc
bâbord. S’il y avait là quelque chose d’intéressant à voir, il n’allait tout de
même pas y renoncer après ce qu’il venait de vivre.
« Il me reste combien de vies ? demanda-t-il.
— Cette fois-ci, ça devait être à peu près ta huitième. Il t’en reste encore
plein.
— O.K. Montre-moi ce que tu as trouvé. »
3
U nmanteau
vent coupant balayait la cour du domaine, et la jeune femme serra son
plus étroitement autour d’elle tout en se hâtant en direction du
point de contrôle en face de l’entrée. La gare n’était qu’à vingt minutes de
marche, mais déjà l’atmosphère enfumée du compartiment du train, l’odeur
familière de la sueur refroidie, de la laine mouillée et du tabac, la chaleur
des hommes autour d’elle, tout cela commençait à lui manquer. La plupart
faisaient partie des équipages des bombardiers, de retour après une
permission à Londres. Certains étaient encore étourdis par une gueule de
bois, mais d’autres, pâles, les yeux grands ouverts, regardaient fixement
dans l’obscurité, à travers la vitre, la lueur annonciatrice de l’aube. Ils
savaient ce qui les attendait dans le ciel, à l’est. À la gare de Bletchley, ils
étaient restés dans le train, tandis que celui-ci se vidait de ses autres
passagers, qui constituaient l’armée silencieuse qu’elle entendait arriver
derrière elle dans l’allée. Il y avait dans cette foule beaucoup de femmes,
des civiles comme elle ou des filles du service féminin de la Royal Navy,
avec, parmi elles, quelques officiers masculins de l’armée et de la marine.
Comme toujours, elle s’était dépêchée pour être devant, ne pas être obligée
d’attendre dans le froid au point de contrôle et arriver la première pour
prendre une tasse de thé au chaud à la cantine des forces armées. Elle
atteignit la barrière et s’arrêta devant les deux policiers militaires vêtus de
manteaux et armés de fusils, baïonnettes au canon. Un caporal sortit de la
guérite en soufflant dans ses mains, se planta devant elle et lui demanda :
« Vos papiers, s’il vous plaît. »
Elle avait l’habitude et avait déjà sorti sa carte d’identité, son habilitation
et sa permission pour le week-end. Il les regarda attentivement puis les
passa à l’officier qui était sorti derrière lui.
« Votre nom ? » demanda l’officier, la dominant de toute sa taille.
Elle déroula son écharpe et l’écarta pour montrer son visage, qu’elle leva
vers lui.
« Fanny Turley.
— Emploi ?
— Employée télégraphiste civile à l’Amirauté.
— Que faisiez-vous à Londres ?
— J’étais chez ma sœur à Clapham.
— Mais vos papiers indiquent que votre domicile se trouve dans le
Shropshire. Pourquoi n’êtes-vous pas allée là-bas ?
— Le mari de ma sœur vient tout juste d’être tué en Birmanie.
— Avez-vous parlé à quiconque de votre travail ici ?
— Non.
— Est-ce que quelqu’un ne travaillant pas ici vous a accompagnée à la
gare d’Euston ?
— Non.
— Quelle est votre division ?
— Hutte 9b. Opérations spéciales. Convois de l’Atlantique.
— Responsable ?
— Capitaine de frégate Bermonsey. »
L’officier lui rendit ses papiers et, d’un mouvement de la tête, l’invita à
franchir la porte. La semaine précédente, il avait passé une soirée à essayer
de la draguer dans un pub du village voisin où elle était cantonnée, et
pourtant aucun signe n’indiquait qu’il la connaissait. C’était un
professionnel, comme devaient l’être tous ceux qui travaillaient dans ce
lieu. La moindre faille dans l’armure, la plus infime défaillance, et tout
l’édifice du déchiffrage de code pouvait être réduit en poussière sous leurs
yeux. Même sa propre famille n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle
faisait. Lorsqu’elle avait brusquement quitté son poste d’institutrice à
Shrewsbury pour travailler dans le service civil à Londres, ils s’étaient
doutés que cela était peut-être lié à ses dons en maths. Quand ils lui avaient
posé la question, elle ne leur avait pas révélé plus que la dénomination de
son emploi et le fait qu’elle travaillait pour l’Amirauté. Sa sœur savait
qu’elle était basée quelque part à environ une heure de trajet au nord de
Londres, mais c’était le cas de très nombreuses jeunes filles employées par
les différents départements du gouvernement qui s’étaient délocalisés dans
des résidences à la campagne. Le nom de son poste, employée télégraphiste,
était une couverture typique de Bletchley et n’indiquait absolument rien sur
son rôle véritable. À Bletchley, même en interne, tout était très
compartimenté et ceux qui travaillaient dans une hutte ne savaient rien de
ce qui se faisait dans la hutte voisine. Mais tous ceux qui y travaillaient
connaissaient le nom officiel de l’établissement : la Government Code and
Cypher School 2, et même le soldat de la police militaire en faction à
l’extérieur, qui ne connaissait rien au décodage, savait fort bien qu’il était
vital pour l’effort de guerre de préserver la sécurité de cet endroit.
Elle poussa la porte et entra, heureuse d’y retrouver la chaleur, se dirigea
droit vers la cantine et prit un des mugs de thé sucré que l’on était déjà en
train de disposer. Pendant quelques précieuses minutes, elle réussit à
ignorer l’omniprésente odeur du chou cuit à l’eau et de graisse recuite, qui
semblait imprégner les murs et constituait à la fois l’arrière-goût des repas
passés et un avant-goût des délices à venir. Elle garda le mug au creux de
ses mains pendant un moment, tout en soufflant sur le thé, avant de se
diriger vers la sortie qui donnait accès à la cour centrale et aux huttes. Elle
savait que ceux qui étaient en train de passer le point de contrôle derrière
elle s’amasseraient bientôt ici. Elle s’arrêta pour boire une gorgée, et une
jeune femme élégante apparut à la porte des toilettes derrière elle, finit
d’appliquer son rouge à lèvres, puis claqua le fermoir de son sac à main et
lui demanda, souriante :
« Bonjour, Fan. Ta perm s’est bien passée ?
— La gare d’Euston était bondée, même à six heures du matin. Il doit y
avoir pas mal de nouvelles recrues. Je vois que, pendant mon absence ce
week-end, ils ont déjà commencé les travaux pour étendre les constructions
vers le nord. Bientôt, on ne verra même plus le vieux parc à cause des
huttes Nissen 3.
— Il y a plus d’Américains ici, maintenant. Plusieurs nouveaux dans ta
hutte. »
Fan haussa les épaules et but une gorgée de thé.
« Je n’ai pas fait attention.
— Allez, Fan, tout le monde sait que vous avez avec vous deux nouveaux
officiers américains. Il y en a un qui est appétissant. »
Fan finit son thé et haussa de nouveau les épaules, tout en souriant
innocemment.
« Je ne peux pas me permettre de faire un commentaire. C’est top secret.
Tu sais bien.
— Oh, toi, on ne te changera pas, décidément. Au fait, il n’a pas échappé
à ton capitaine de frégate Bermonsey que nous partagions le même
cantonnement et il te cherchait. Il était ici il y a dix minutes et il rongeait
son frein. Il veut que tu ailles le voir dès ton arrivée, et presto.
— C’est pour ça que j’ai tenu à prendre le premier train pour rentrer.
C’est toujours pareil avec lui.
— Cette fois-ci, on dirait que c’est particulier. Il était comme une pile
électrique, exactement comme mon chef à la hutte 8 quand il a travaillé
toute la nuit. À mon avis, il se passe quelque chose d’important. Souviens-
toi de ce que je te dis. Je t’aurai prévenue.
— D’accord. À ce soir, au cantonnement.
— Et tu amènes un Américain appétissant, rien que pour moi ? »
Elle sourit, agita son sac à main en guise d’au revoir et sortit
nonchalamment en direction des huttes proches de Bletchley House, manoir
imposant, unique bâtiment du complexe à avoir été construit avant la
guerre. Louise Hunter-Jones n’était pas du tout du même milieu social que
Fanny. Elle avait une adresse prestigieuse à Mayfair et sa frivolité était
parfois pénible. Toutes deux avaient en commun un don pour les maths qui
avait conduit Louise à faire ses études au Girton College à Cambridge, et
avait valu à Fan une bourse pour étudier à l’université de Birmingham.
Toutes deux avaient été réclamées par Bletchley, au moment où les
recruteurs avaient contacté les départements des universités, à la recherche
de nouveaux diplômés brillants, qu’ils soient hommes ou femmes. Louise
avait été directement affectée à la hutte 8, avec les casseurs de code de la
marine, puis avait été transférée à la supervision d’une des Bombes. C’était
le nom énigmatique donné par les services secrets polonais, qui les avaient
inventés, aux monstres électromécaniques puants de graisse, agités de
cliquetis et de soubresauts, dont la fonction était d’explorer toutes les
combinaisons pour trouver les réglages quotidiens des machines Enigma.
Ce travail laissait toujours Louise pâle et épuisée à la fin de la journée.
Pendant un moment, elle ne se priva pas de dire qu’elle avait tiré le mauvais
numéro, puis son enthousiasme naturel reprit le dessus et elle faisait de son
mieux pour faire contre mauvaise fortune bon cœur. D’où le soin encore
plus grand qu’elle portait à son maquillage et à ses vêtements.
Fan, en revanche, était devenue statisticienne et calculait les probabilités
afin de jouer le rôle de conseil auprès de l’officier responsable de sa hutte
lorsqu’il leur fallait estimer le nombre d’ordres donnés aux U-Boots et
décryptés par eux sur lesquels ils pouvaient agir sans pour autant amener les
Allemands à soupçonner que le chiffrement d’Enigma avait été trouvé.
Contrairement à Louise, elle ne terminait pas sa journée les oreilles
bourdonnantes et les vêtements malodorants, mais la connaissance de ces
statistiques et de ces probabilités n’était pas anodine. Elle savait que son
travail ne consistait pas seulement à sauver des vies, mais aussi à prendre la
décision de ne pas le faire, de laisser des hommes qui se trouvaient en
première ligne de la bataille de l’Atlantique aller vers leur destruction et
leur mort probables.
Elle poussa la porte et traversa la cour en passant près du plan d’eau
central. Le manoir se dressait devant elle et elle avait à sa droite les rangées
de préfabriqués en bois où travaillaient la plupart de ses collègues. Elle
entendit un bruit de pas familier qui se rapprochait rapidement dans le
sentier derrière elle. Elle se retourna et regarda le coureur approcher. En
dépit du froid, il ne portait qu’un maillot de corps et un short, et ses
cheveux noirs étaient collés à son front par la transpiration.
« Bonjour, Alan », dit-elle.
Il quitta brusquement le sentier et s’arrêta sur l’herbe à côté d’elle, les
mains sur les genoux, essoufflé.
« Tu as bien couru ? »
Il regarda sa montre.
« Mieux que la dernière fois. Je suis parti à minuit.
— À minuit, répéta-t-elle, incrédule. Tu viens d’où ? »
Il leva la tête vers elle et répondit, comme s’il ne comprenait pas son
étonnement :
« De Londres, bien sûr. De Whitehall plus exactement. J’avais une
réunion.
— Tu as parcouru toute la distance depuis Londres en courant. De nuit.
Avec le black-out ?
— C’est le meilleur moment pour courir. Pas de circulation dans les rues.
De toute façon, c’est la pleine lune… Soi-disant, ajouta-t-il en observant les
nuages.
— Ça fait quatre-vingts kilomètres.
— Tôt le matin, les trains sont toujours trop bondés en ce moment.
Courir m’éclaircit les idées.
— T’es complètement fou.
— Oui, c’est ce qu’on me dit, répondit-il avec un sourire espiègle.
— Attends au moins que j’aille te chercher du thé. »
Il secoua la tête négativement, puis la leva en direction des préfabriqués.
« Je vais prendre une douche en vitesse et j’y retourne. J’ai du boulot.
— Louise pense qu’il se passe quelque chose. Bermonsey me cherchait. »
Sa respiration se calmait, et il se redressa.
« Tu sais, c’était plus facile au début de la guerre, lorsqu’il ne s’agissait
que de casser les codes. À ce moment-là, c’était juste un problème
mathématique, un exercice de chercheur. Maintenant, ce n’est plus la même
chose.
— Je comprends ce que tu veux dire. Maintenant il s’agit de gens en
chair et en os. »
Les mains sur les hanches, il contempla le ciel, puis ferma les yeux. La
transpiration lui coulait littéralement le long du cou. Il lui sourit de
nouveau.
« On se retrouve dans la machine. »
Elle le regarda courir en direction du bloc sanitaire à côté du manoir. Il
s’était mis à l’appeler comme ça, la machine, après que quelqu’un l’avait
appelé deus ex machina, le dieu descendu au moyen d’une machine, le dieu
qui intervient dans une histoire pour sauver la situation. Turing avait fait
cela, il avait accompli des choses incroyables, avait fait fonctionner
Bletchley, mais maintenant il n’était rien de plus que les autres, un rouage
dans une machine où le génie comptait moins que la capacité à donner aux
vies humaines à peine plus de valeur qu’aux pièces d’un échiquier, à les
considérer comme des quantités négligeables dans les calculs de la guerre.
Elle se tourna vers la rangée de bâtiments bas qui se trouvaient à une
extrémité du complexe. Tout le monde les appelait huttes, mais ils étaient en
réalité bien plus que cela. C’étaient des structures longues, construites
spécialement, abritant des bureaux en enfilade et des espaces de travail, et
qui pouvaient contenir chacune une centaine ou plus de travailleurs, qu’ils
soient civils ou militaires. La sienne était officiellement la hutte 9b mais on
la connaissait sous le nom de hutte des opérations spéciales. Elle pensa à ce
qu’avait dit Alan. De plus en plus, ce recoin humide du Buckinghamshire
paraissait tenir une place prépondérante dans cette guerre. Parfois, lorsqu’ils
étaient penchés sur la table à cartes, pour choisir de sauver un convoi plutôt
qu’un autre, il semblait que l’Atlantique déchaîné fût juste à l’extérieur, et
qu’en ouvrant la porte on verrait apparaître la mer houleuse et les formes
sombres des navires et qu’on entendrait le hurlement du vent et la vibration
des machines traçant leur route dans la nuit.
Elle frissonna et se souvint des équipages des bombardiers dans le train.
Ils étaient sous la responsabilité de quelqu’un d’autre, d’autres filles comme
Louise et elle qui, dans un autre endroit secret, poussaient des pions sur une
carte. Elles envoyaient ainsi certains hommes à une mort presque certaine et
accordaient à d’autres un sursis. Ceux-là, elle ne pouvait rien faire pour les
aider. Les jeunes gens dont elle s’occupait étaient ceux qui étaient en mer,
les milliers de marins naviguant sur des bateaux de commerce, des
Britanniques, des Américains, des Canadiens, des Norvégiens, des Indiens,
venant de toutes les autres nations pourvues d’une marine et qui luttaient
contre les nazis et sillonnaient l’Atlantique sous la menace des U-Boots,
dont ils redoutaient l’attaque en permanence. Le froid qu’elle avait subi
pendant vingt minutes n’était rien comparé à celui que ces hommes avaient
enduré cette nuit tandis que leurs bateaux roulaient et tanguaient, que les
embruns les fouettaient et qu’ils essayaient de rester vigilants dans
l’obscurité. En garder certains en vie, c’était ce qui la motivait à revenir ici
jour après jour, nuit après nuit. Elle leva les yeux et vit la tache laiteuse à
l’endroit où la lune était maintenant perceptible à travers les nuages de
l’aube. Il se pouvait que la pleine lune qui avait guidé Alan pendant sa
course rende ces navires plus visibles, découpe leur silhouette sur le fond
obscur à l’ouest, et en fasse ainsi des cibles plus faciles pour les U-Boots.
Elle pria pour que les nuages couvrent l’Atlantique, pour qu’il pleuve. Elle
respira à fond et rassembla son courage et son énergie. Un flot d’adrénaline
l’envahit. Elle entendit les autres arriver sur le chemin derrière elle. Elle
poussa la porte et entra.
Fan ôta son manteau et se réchauffa les mains contre un radiateur dans la
salle de commandement principale, tout en attendant le capitaine de frégate
Bermonsey, qui était penché sur une table à cartes et conférait avec les deux
officiers de la marine américaine qui intriguaient tant Louise. Ils faisaient
partie de l’effectif croissant d’Américains qui étaient venus à Bletchley au
cours des derniers mois, pour anticiper le transfert d’une grande partie du
travail de décryptage de l’opération Ultra au service de renseignements de
la marine américaine à Washington. Bermonsey se redressa et la vit, mais
continua à parler avec les hommes. Pour un sous-marinier, il était
anormalement grand, se dit-elle, pas loin d’un mètre quatre-vingt-dix,
même si, avec sa barbe épaisse et son beau visage émacié, il en avait le
physique. On leur avait dit qu’avant d’être affecté ici il avait été l’unique
survivant parmi les commandants des navires de sa flottille près de Malte,
et que son bateau avait coulé avec tout l’équipage au cours de la première
patrouille qu’il effectuait sans lui. Lorsqu’il était arrivé, il était nerveux,
pâle, tourmenté, mais une fois installé, il avait commencé à diriger la salle
de commandement comme s’il était sur la passerelle d’un navire, ce qui
plaisait énormément à Fan. Cela donnait à ce qu’ils faisaient l’urgence des
décisions de vie et de mort dont elle savait qu’il devait les avoir affrontées
auparavant en mer.
Il s’avança vers elle à grands pas.
« Bien. Vous êtes arrivée. Suivez-moi.
— À vos ordres. »
En tant que civile, elle n’était pas obligée de s’adresser à lui en suivant
les règles militaires, mais elle le faisait tout de même. Cela contribuait à la
clarté de leurs relations et c’était plus agréable pour lui. Elle devina la
procédure pour ce matin-là, car c’était tous les jours la même. Ils iraient
tout d’abord voir la table à cartes principale où un tri aurait été fait parmi
les décryptages de la nuit pour les réduire à deux, ou au maximum trois
possibilités. Il y aurait alors une discussion ouverte et elle fournirait son
analyse. Ensuite, Bermonsey et elle iraient dans le bureau de
commandement fermé à l’autre bout de la hutte, où il prendrait la décision
finale. Enfin, à une heure prédéterminée, Bermonsey décrocherait le
téléphone pour appeler un bureau secret à la division du renseignement de
la marine du centre opérationnel de renseignement de l’Amirauté, d’où
l’avis de Bletchley serait relancé comme un ordre du commandant en chef
et envoyé à l’officier en charge des atterrages occidentaux à Liverpool ou
bien directement aux commandants des convois eux-mêmes. Moins de
vingt minutes après l’appel téléphonique de Bermonsey, les barreurs des
navires appartenant au convoi choisi changeraient de cap. Personne, en
dehors de la pièce, ne saurait quels autres convois auraient pu être sauvés
mais avaient été sacrifiés pour le bien commun. Les étapes de la procédure
étaient immuables, comme le rituel d’une exécution à l’aube, avec,
toujours, la possibilité d’un recours en grâce de dernière minute.
Elle savait que Bermonsey jouissait d’une position étonnante. En tant
qu’officier de marine, faisant simplement fonction de capitaine de frégate, il
n’aurait pas dû avoir l’autorité de donner des ordres aux plus hauts échelons
de l’Amirauté. Par conséquent, les messages qu’il envoyait au centre
opérationnel de renseignement à la suite de ces réunions étaient transcrits
comme des avis, dont on tiendrait compte plus haut dans la chaîne si le
contre-amiral commandant le centre le jugeait bon. Officieusement, ses
messages étaient tous, sans exception, transformés en ordres opérationnels.
Churchill avait pris Alan Turing et son équipe sous son aile lorsqu’il avait
constaté que leurs efforts pouvaient se trouver réduits à néant par ceux qui
n’aimaient pas les matheux. Ainsi, il avait émis une directive personnelle
indiquant que les résultats de toute cette recherche ne devaient pas se
trouver empêchés par la paperasserie militaire. Si un haut gradé de
l’Amirauté en prenait ombrage, il était limogé instantanément. Fan savait
que les jugements rendus dans cette pièce équivalaient aux ordres du
commandant en chef en personne.
Elle suivit Bermonsey à la table à cartes. Elle se rendit compte qu’il était
nerveux, que sa main tremblait légèrement lorsqu’il ouvrit un dossier. Une
fois de plus, il n’avait pas dû manger, tenant grâce au thé et aux cigarettes.
À côté de lui se trouvait le capitaine de vaisseau Pullen, officier à la retraite
qui, pendant la Première Guerre mondiale, faisait le même travail que
Bermonsey, et qu’on avait embauché de nouveau pour assurer la direction
de la hutte au quotidien, mais sans autorité sur les communications des
résultats de l’opération Ultra à l’Amirauté. Une douzaine d’autres
personnes se trouvait autour de la table : des jeunes filles comme Fan,
plusieurs officiers de marine et deux membres de l’équipe de Turing qu’on
avait traînés là pour les employer après la grande avancée qui avait permis
de casser le code. Tous deux avaient les cheveux ébouriffés et paraissaient
sortir directement d’un club étudiant de Cambridge.
Les deux Américains arrivèrent, se placèrent aux extrémités de la table et
se tinrent en observation pendant qu’un officier subalterne de la Royal
Navy installait des figurines et des crayons sur la carte épinglée au centre de
la table. Fan jeta un coup d’œil à travers la fenêtre adjacente, dont les volets
étaient fermés, et vit que le soleil était en train de se lever. Cet hiver, le
quatrième de la guerre, avait été long et rude. Pour la première fois, elle
avait ressenti un optimisme mesuré lors de son séjour à Londres des jours
précédents. Le vent avait finalement tourné dans la campagne contre
Rommel en Afrique du Nord et sur le front russe. En Grande-Bretagne,
l’énorme rassemblement de troupes et de matériel ne pouvait qu’indiquer
les plans d’une invasion imminente. Cependant, pour les hommes qui se
trouvaient réellement au front, cet optimisme aurait probablement paru
prématuré. Pour ceux qui se trouvaient en mer, même si l’hiver était
terminé, l’Atlantique était toujours balayé par des coups de vent violents et
ses eaux étaient suffisamment froides pour tuer un homme en quelques
minutes. Pour ces hommes, ses hommes, qui voyaient rarement l’ennemi
mais pour qui il rôdait toujours à proximité jour et nuit, la guerre se
poursuivait, sans relâche et sans changement, et l’ange noir de la mort était
omniprésent, juste au-dessous des vagues et au-delà de l’horizon.
Bermonsey jeta un coup d’œil à l’horloge murale, puis à sa montre.
« Bon, il est six heures trente. Mon appel à l’Amirauté est prévu à sept
heures et quart. Vous avez quinze minutes pour donner votre avis.
Lieutenant Hunter ? »
En face de Fan, l’officier de marine qui avait placé les pions sur la carte
s’assit et mit de l’ordre dans ses papiers. Il avait à peu près son âge, venait
d’arriver du centre opérationnel de renseignement et était l’un des deux
officiers à la table dont le travail consistait à présenter un exposé sur la
situation navale pour compléter son analyse à elle, plus mathématique. Il
n’était là que depuis quelques semaines, mais il avait déjà pris le teint
caractéristique, à la fois pâle et congestionné, de ceux qui se trouvaient à
Bletchley depuis longtemps. De ceux qui ne voyaient pas souvent le soleil
et beaucoup trop des pièces surchauffées et enfumées. Il prit une règle, se
pencha au-dessus de la table et expliqua, tout en pointant sur la carte :
« Les interceptions Ultra de cette nuit indiquent que nous avons trois
patrouilles d’U-Boots dans l’Atlantique Nord, ici, ici et ici. Au sud, une
patrouille à laquelle les Allemands ont donné le nom de code d’Amsel, ce
qui signifie “merle”, et qui comporte onze U-Boots. À l’est, au large du
Groenland, Meise, “mésange bleue”, trente bateaux qui couvrent la route du
nord. Et enfin, à l’ouest du trou noir de l’Atlantique, Specht, “pivert”, dix-
sept unités déployées sur une ligne au sud du Groenland.
— Pas de meutes ? » demanda Bermonsey.
Hunter secoua la tête.
« Pas de meutes. Ce ne sont pas des formations prévues pour des attaques
groupées. Elles sont déployées sur des lignes avec un écartement fixe,
comme des filets maillants pour la pêche.
— Et les convois ? » demanda Bermonsey en pinçant les lèvres.
Hunter abandonna, avec sa règle, les crayons qui représentaient les lignes
de patrouille des U-Boots pour pointer les pions de backgammon qu’il avait
disposés sur la carte.
« À cinq heures ce matin, il y avait environ trois cent cinquante navires
marchands dans l’Atlantique Nord. La plupart se trouvent dans la zone des
atterrages occidentaux ou près de la côte nord-américaine, largement sous
couverture aérienne. Les deux convois positionnés au milieu de l’Atlantique
qui devraient le plus nous intéresser sont SC-127 et ONS-5. La patrouille
Meise était déployée pour attaquer SC-127 mais, il y a trois jours, le convoi
s’est glissé sans se faire repérer à travers une brèche dans la ligne. SC-127
est de loin le gros lot de l’Atlantique Nord en ce moment, c’est un convoi
qui se dirige vers l’est et transporte des troupes et du matériel militaire
américains pour les préparatifs du débarquement. Mais nous pensons qu’il
n’y a rien à craindre de ce côté-là.
— Et l’autre convoi ?
— ONS-5 se dirige vers l’ouest, et les bateaux sont principalement sur
lest. Les renseignements de la marine allemande savaient qu’il était en
route, pas en cassant le code de nos messages, mais grâce à des patrouilles
de reconnaissance à longue portée effectuées par des Condor de la
Luftwaffe partis de Norvège qui l’avaient pris en filature. Après avoir laissé
passer SC-127 à travers les mailles du filet, la patrouille Meise a reçu l’ordre
il y a deux jours de se redéployer pour attaquer ONS-5. Hier, nous avons
intercepté un message envoyé par un U-Boot à seize heures cinquante
indiquant qu’ils avaient repéré le convoi. Nous en déduisons que, depuis ce
moment-là, les unités de la patrouille se seront rapprochées, auront resserré
les mailles du filet pour éviter que ce second convoi puisse leur échapper.
Les Allemands ne voudront pas répéter la même erreur. »
Fan observa le jeune officier. Il y avait un autre secret, un autre de ces
compartiments qui protégeaient Bletchley, quelque chose que même les
personnes présentes autour de cette table n’avaient pas le droit de dire,
c’était le fait que l’équipe de Turing savait depuis quelque temps que leur
équivalent allemand, le B-Dienst, avait cassé le code utilisé pour les
messages des convois de l’Atlantique Nord. La conséquence en était que
l’équipe de Bletchley ne se contentait pas de jouer au chat et à la souris
avec les messages d’Enigma qu’elle décryptait, à petits coups précis et
prudents pour voir jusqu’où il était possible de l’utiliser sans être découvert,
elle jouait le même jeu dans l’autre sens, en utilisant toujours le code de la
marine britannique, pour désinformer les Allemands. Ils en avaient profité à
tel point que le B-Dienst ne tarderait certainement pas à les démasquer, de
sorte qu’on allait bientôt activer un nouveau cryptage. Mais, en attendant,
ce petit jeu continuait avec le B-Dienst et ils annonçaient ce qu’ils étaient
capables de faire avec les messages décodés par Ultra en voyant jusqu’où
ils pouvaient aller en utilisant ce qu’ils apprenaient sans éveiller les
soupçons de leurs homologues du renseignement de la marine allemande,
bien cachés quelque part dans leur quartier général opérationnel à
l’extérieur de Berlin.
Bermonsey s’avança, se pencha au-dessus de la table.
« Quelle est la composition des escortes ?
— Au milieu de l’océan, c’est le groupe d’escorte B-7, répondit Hunter.
C’est une forte escorte, composée de Britanniques, de Canadiens et
d’Américains, avec nos meilleurs capitaines de corvette. Ils ont été stimulés
par leur succès avec les grenades anti-sous-marines qu’ils ont lancées
contre les U-Boots au cours de ces derniers mois et, franchement, ils ont
envie d’en découdre pour de bon. Cela pourrait être leur chance de marquer
un point décisif. Il y a douze U-Boots ou plus qui convergent sur ce convoi
et ces autres patrouilles sont aussi à portée de combat. Si l’escorte peut
couler ou mettre hors de combat la moitié de ces U-Boots, alors les choses
commenceront à tourner en notre faveur. Les Allemands ne peuvent tout
simplement pas construire assez d’U-Boots pour compenser des pertes
comme celle-ci, ni remplacer les équipages expérimentés. »
Bermonsey tapota sur la table avec un crayon.
« Ce qui veut dire que, si on intervenait en envoyant un message à ONS-5
pour les prévenir, on empêcherait probablement un combat qui pourrait
changer le cours de la guerre.
— Et même si on les prévenait effectivement, le problème peut se poser,
avec ces patrouilles très étirées, que la ligne soit trop longue pour que le
convoi puisse la contourner, et, en le faisant, le convoi pourrait tomber sur
d’autres U-Boots dans la zone. Comme vous le savez, les choses ne se
présentent pas de la même façon si l’on a affaire à une flottille en meute
mobile ou à un U-Boot isolé, deux cas où nous pouvons essayer de calculer
leur route à partir des messages interceptés, et dérouter un convoi pour lui
faire éviter le danger. Si on essaye la même chose avec une ligne de
patrouille, on risque tout aussi bien de détourner le convoi vers un autre
sous-marin un peu plus éloigné de la même ligne. »
Bermonsey approuva de la tête.
« Et ONS-5, convoi sur lest se dirigeant vers l’ouest, est moins prioritaire
qu’un convoi chargé de matériel se dirigeant vers l’est. En tant qu’appât
pour une bataille potentiellement décisive contre les U-Boots, les navires de
ce convoi peuvent dont être considérés comme sacrifiables. »
Il s’interrompit et jeta un coup d’œil à la ronde en quête d’une objection.
Fan réfléchit à ce qu’il venait de dire. Moins prioritaire. Elle savait le sort
que la plupart des marins des navires de commerce redoutaient le plus,
c’était d’être torpillé sur un bateau lourdement chargé, car ils savaient qu’il
serait envoyé par le fond en quelques secondes. Mais ils pouvaient être tout
aussi vulnérables dans un bateau non chargé, car alors ils avaient moins de
chances d’avoir un ange gardien veillant sur eux. Et dans le scénario qu’ils
venaient juste d’évoquer et qui nécessiterait que des navires soient touchés
pour permettre aux escortes de savoir où agir, les cargos marchands ne
constitueraient que des pions dans la bataille.
« En ce qui concerne l’Atlantique Nord, nous en avons donc terminé, dit
Bermonsey. Le dossier d’ONS-5 reste ouvert, mais avec un avis technique
recommandant l’inaction. On est bien d’accord ? »
Il y eut un murmure général d’approbation, et il se tourna vers l’autre
officier de marine assis à la table. « Passons maintenant à l’Atlantique Sud.
Soyez bref, s’il vous plaît », ajouta-t-il après avoir jeté un coup d’œil à
l’horloge.
L’autre homme, un capitaine de corvette réserviste volontaire qui avait
tout l’air d’un professeur d’université dans la vie civile, remonta ses
lunettes sur son nez et regarda attentivement la partie inférieure de la carte.
« C’est un cas plus simple, Dieu merci. L’autre message intercepté et
décodé par Ultra au cours de ces dernières vingt-quatre heures concerne l’U-
515, qui longe la côte d’Afrique de l’Ouest en direction du sud, pile sur la
route du convoi TS-37 qui se dirige vers Freetown en Sierra Leone, en
provenance de Takoradi au Ghana. Si l’on fait le point de leur trajectoire sur
la carte, on peut estimer qu’ils se rencontreront approximativement à
35° 15’ de latitude nord et 45° 12’ de longitude est, à environ quarante-cinq
milles nautiques de la côte du Sierra Leone. »
Fan intervint pour la première fois :
« Savons-nous si U-515 a des renseignements sur TS-37 ?
— Apparemment, oui, répondit l’officier en levant les yeux, si l’on en
juge par la route qu’il a choisi, même si l’on ne sait pas comment. TS-37 est
un des convois que nous avons choisi de ne pas contacter en utilisant le
cryptage n° 3 de la marine, mais nous suspectons une opération
d’espionnage des nazis à Durban en Afrique du Sud, qui pourrait donner des
informations sur les départs de convois. Quatre des navires de ce convoi
transportent d’importants chargements de minerai de manganèse, matière
première rare pour notre production d’acier et d’aluminium dont nous
manquons cruellement pour maintenir la production de bombardiers et
combler les pertes que nous avons subies. Actuellement les directives du
ministère des Transports de guerre indiquent que ces chargements doivent
être considérés comme plus vitaux encore que les munitions. Le manganèse
est si précieux qu’on le dissimule sous l’appellation de fonte dans les
manifestes de chargement de certains de ces navires, pour ne pas attirer
l’attention des espions qui pourraient relayer l’information au quartier
général des U-Boots. Le Corabella transporte huit mille soixante tonnes de
minerai de manganèse, le Bandar Shahpour, trois mille, le Clan
Macpherson plus de huit mille, tout cela sous l’appellation de fonte. Les
convois TS ont rarement été attaqués par le passé, car l’attention de l’amiral
Dönitz se concentrait principalement sur l’Atlantique Nord, mais, si on
considère les pertes importantes en U-Boots qu’ils y ont subies cette année
et la couverture aérienne et navale plus efficace des Alliés, il se peut qu’il
considère l’Atlantique Sud comme un terrain de chasse plus facile. Je suis
d’avis que nous fassions tout notre possible pour sauver ce convoi.
— Que savons-nous d’U-515 ? » demanda Fan.
L’officier remonta de nouveau ses lunettes et consulta ses notes.
« Kapitänleutnant Werner Henke. C’est un commandant en solo
exceptionnellement compétent qui a coulé neuf navires lors de sa première
patrouille l’année dernière. Il en a déjà coulé deux autres au cours de celle-
ci, le Britannique California Star, au large des Açores et le Français
Bamako près des côtes du Sénégal. Si vous cherchiez un commandant
capable de se mettre tout seul en chasse d’un convoi et de l’attaquer, ce
serait lui qu’il faudrait choisir.
— De quels appuis pouvons-nous disposer dans cette zone ?
— TS-37 n’a qu’une faible escorte, seulement une corvette et trois
chalutiers armés. C’est ce qu’on a généralement dans l’Atlantique Sud en ce
moment, car nous avons besoin des meilleurs navires et des meilleurs
commandants dans l’Atlantique Nord. Deux Hudson à long rayon d’action
du commandement des forces aériennes côtières sont basés à Freetown et le
commandant du convoi pourrait aussi appeler à la rescousse le porte-avions
d’escorte américain Guadalcanal avec ses Wildcat et ses Avenger. Mais le
Guadalcanal est positionné actuellement au milieu de l’Atlantique, trop
éloigné pour assurer une couverture aérienne, et même pas à portée pour
une contre-attaque. L’U-Boot serait parti bien avant l’arrivée des avions. Et
aucun de ces avions n’est spécialisé dans la lutte contre les sous-marins. »
Bermonsey jeta un nouveau coup d’œil à l’horloge, puis regarda Fan.
Elle remarqua à quel point il paraissait pâle et fatigué.
« Turley, votre avis ?
— À vos ordres. »
Fan emprunta les deux dossiers aux officiers assis en face d’elle, un pour
ONS-5 dans l’Atlantique Nord, et l’autre pour TS-37, au large du Sierra
Leone, et se concentra. Elle les ouvrit et posa en face d’elle les diagrammes
montrant la disposition des colonnes et rangées des plus de soixante bateaux
en tout pour les deux convois. Cela représentait environ huit mille membres
d’équipage au total, dont la plupart avaient des femmes et des enfants qui se
réveillaient à cette heure-ci en se demandant où se trouvaient leurs maris et
pères. Ces derniers n’avaient pas la moindre idée des terribles calculs dont
ils faisaient l’objet à cet instant précis, calculs qui pouvaient aussi bien les
sauver que les condamner à une mort horrible. Vite, elle récapitula
mentalement ce qu’elle avait l’intention de dire, puis s’éclaircit la gorge.
« Une possibilité consiste à ne pas intervenir pour les deux convois. Nous
savons qu’actuellement des convois d’attaque s’organisent dans l’estuaire
de la Clyde pour les préparatifs du débarquement maritime imminent en
Méditerranée, dont la destination est encore classée top secret. Il nous
faudra absolument réagir à chaque interception d’Ultra concernant les U-
Boots susceptibles de viser ces convois, sans exception. Compte tenu de
cela, il sera absolument désastreux si, en agissant maintenant sur une
interception d’Ultra, nous franchissons ce pas de trop qui poussera
quelqu’un du B-Dienst à se rendre compte que nous avons cassé le code
d’Enigma, ce qui les amènera à le changer avant le départ de ces convois.
La destruction d’un seul de ces convois pourrait infléchir négativement et
de façon incalculable le cours de la guerre. »
Un des deux cryptanalystes présents, un mathématicien d’Oxford nommé
Johnson, repoussa son siège et posa ses pieds sur la table, tout en sortant
une pipe de sa poche.
« Oui, c’est possible, mais en nous abstenant délibérément d’agir, nous
créons un schéma, ne croyez-vous pas ? Si j’étais à la place d’un analyste
malin du B-Dienst, je pourrais bien me rendre compte qu’il y a une
augmentation bienvenue, mais étrange, du taux de contact des U-Boots avec
les convois, et je serais alors bien tenté de revenir à l’historique des mois
précédents, et de me douter que quelque chose ne va pas. Vous voyez ce que
je veux dire ? L’inaction signifie non seulement que nous ne faisons rien
pour sauver ces convois, mais encore que nous sommes susceptibles de
compromettre totalement Ultra. C’est cela qui pourrait constituer pour eux
une clef et leur faire découvrir que nous avons cassé le code. Si j’étais à la
place de cet analyste, après avoir trouvé qu’Enigma a été percée à jour, je
serais probablement conduit à me demander pourquoi il n’y a plus de
réaction par rapport aux messages ayant pu être interceptés… et à
soupçonner que nous sommes en train de protéger notre avancée dans le
domaine du renseignement parce que nous préparons quelque chose
d’important et d’imminent, quelque chose comme un débarquement
maritime. »
Il jeta un coup d’œil à l’autre cryptanalyste, qui l’approuva de la tête,
puis il mit sa pipe dans sa bouche, croisa les bras et regarda Fan avec
flegme. Elle se tourna vers Bermonsey.
« Je suis d’accord. J’avais l’intention d’avancer cet argument. C’est pour
cette raison que je préconise l’action et conseille de dérouter le convoi TS-
37. »
Elle s’appuya sur le dossier de son siège, mal à l’aise comme chaque fois
qu’elle avait choisi un convoi et abandonné un autre, tout en essayant de ne
pas regarder la formation du malheureux convoi ONS-5. Bermonsey se
pencha au-dessus de Fan et poussa le dossier du TS-37 vers les deux
cryptanalystes au cas où quelqu’un d’autre désirerait le voir.
« Est-ce que tout le monde est d’accord ? Bien. »
Fan prit le dossier de l’ONS-5 et Bermonsey dit, en s’adressant à tous :
« Voici où nous en sommes aujourd’hui. En mars, nous avons perdu cent
vingt navires marchands et coulé douze U-Boots. Jusqu’à présent, en avril,
ce sont soixante-quatre bateaux contre quinze U-Boots. Est-ce vraiment le
tournant de la guerre ? C’est ce que pense l’Amirauté. Ils sont d’avis que la
grande percée se produira le mois prochain. Mais nous devons garder notre
sang-froid, maintenant plus que jamais. La moindre faille dans notre
armure, le plus infime indice qui puisse amener les Allemands à soupçonner
qu’on a des informations, et nous sommes tous coulés. Bien. Tout le monde
retourne au décryptage des nouveaux messages. Johnson, pouvez-vous me
donner le second dossier, s’il vous plaît ? »
Johnson tapa sur la table avec sa pipe, ce qui attira l’attention de tout le
monde.
« Allez, Bermonsey, ça fait quoi ? »
Bermonsey le regarda, interloqué.
« Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Vous êtes le seul à l’avoir vraiment fait. Vous vous êtes trouvé derrière
un périscope. Vous avez eu un bateau dans votre viseur. Donné l’ordre.
Regardé les hommes que vous aviez condamnés mourir dans l’eau. »
Bermonsey le regarda froidement.
« Ça s’appelle la guerre. On tue l’ennemi. »
Johnson agita sa pipe en direction du dossier que tenait Fan.
« Et si ce n’est pas l’ennemi ? Si un commandant de sous-marin doit
regarder à travers un périscope et assassiner ceux de son propre camp ?
Qu’est-ce que ça ferait ? »
Bermonsey le regarda fixement.
« Fermez-la, Johnson, dit-il sèchement. Et maintenant, donnez-moi ce
dossier. »
Johnson se pencha sur le côté, les pieds toujours posés sur la table,
rassembla les papiers et ramassa le dossier.
« Je ne suis pas un des membres de votre équipage, Bermonsey. Vous
n’avez pas à me donner d’ordres. »
La tension monta brutalement d’un cran dans la pièce. Fan vit
Bermonsey jeter un coup d’œil au capitaine de vaisseau Pullen, qui avait été
témoin de l’échange et qui dit :
« Johnson, j’ai à vous parler. »
Ce dernier soupira avec ostentation, jeta le dossier dans la direction de
Fan, rangea sa pipe dans sa poche, retira ses pieds de la table et sortit de la
pièce derrière Pullen. Ils savaient tous ce que signifiait « J’ai à vous
parler ». Depuis le moment où Turing avait cassé Enigma, son équipe de
cryptanalystes avait posé problème. Certains se préparaient à travailler sur
le prochain décryptage, prêts à intervenir au cas où les Allemands
changeraient le réglage des machines comme ils l’avaient fait avec
l’Enigma de la marine au début de 1942, ce qui avait laissé Bletchley dans
le noir pendant presque une année. D’autres avaient été réaffectés pour
travailler sur l’ordinateur Colossus et casser le code Lorenz, du haut-
commandement allemand. Quelques-uns, parmi les moins asociaux, avaient
été expédiés par avion en Amérique pour enseigner à l’école de
cryptanalyse américaine. D’autres encore avaient été affectés à la hutte des
opérations spéciales et au renseignement naval pour aider dans le jeu du
chat et de la souris qu’ils jouaient en ce moment, en utilisant les messages
interceptés pour faire basculer l’issue de la bataille de l’Atlantique en
faveur des Alliés. Certains, comme Turing, s’y étaient mis avec ardeur. Un
petit nombre avait décidé qu’on gaspillait leurs talents. Ils étaient tous sous
pression et, parfois, le couvercle de la cocotte-minute sautait. Une chose
était sûre : ils ne reverraient plus Johnson dans cette hutte.
Bermonsey tendit la main pour ramasser le dossier, fit un signe de tête à
Fan et la conduisit dans le bureau, au bout de la pièce. Elle le suivit, le
cerveau en ébullition. Elle pensait à ce que Johnson venait de dire : « Et si
ce n’est pas l’ennemi ? » Mais qu’avait-il bien pu vouloir dire ?
5
J ack se baissa pour rentrer dans la tente et s’assit sur une chaise pliante
avec le mug de thé qu’il venait de se préparer dans la tente qui faisait
fonction de cuisine, de l’autre côté de la clairière. Il but une gorgée et
contempla la mer scintillante visible à travers l’ouverture. La marée était
haute, et, à un jet de pierre, les vagues léchaient le rivage. Devant lui se
trouvait un promontoire herbeux qui montait en pente douce depuis les
tentes, partageait la baie en deux anses et offrait une protection contre les
vents d’Ouest dominants qui, même en été, pouvaient être très violents.
Aujourd’hui, cependant, la mer était presque comme un lac. Il ne l’avait
jamais vue aussi calme et la houle était à peine perceptible lorsqu’elle se
brisait doucement en arrivant au rivage. C’était la Cornouailles sous son
meilleur jour, la mer assez chaude pour permettre de nager sans
combinaison et une brise qui faisait doucement onduler l’herbe au bord de
la clairière et suffisait pour tempérer la chaleur.
Il inspira profondément et se pencha en avant, les coudes appuyés sur les
genoux. Cinq jours seulement après leur plongée périlleuse sur l’épave du
Clan Macpherson, il avait l’impression qu’on lui avait accordé un sursis, et
il ressentait encore l’euphorie d’avoir survécu, toujours porté par un reste
d’adrénaline. Il savait que les questions ne tarderaient pas, qu’il discuterait
tranquillement avec Costas de ce qui s’était mal passé, de la façon dont ils
auraient pu améliorer les choses, à l’occasion d’une nuit blanche comme ils
le faisaient de temps en temps. Mais pour l’instant, il surfait toujours sur la
vague de l’excitation causée par la découverte de la plaque de bronze et le
mystère qu’elle recélait. Les vidéos prises par leurs deux caméras avaient
été directement envoyées à leurs collègues de l’institut de paléographie à
Oxford, pour qu’ils en déchiffrent les symboles. Entre-temps, Jack s’était
concentré sur le Clan Macpherson et avait recherché tout ce qu’il pouvait
sur les circonstances de son naufrage pour comprendre comment il s’était
trouvé transporter un artefact aussi extraordinaire.
Le campus de l’UMI se trouvait à une demi-heure de là seulement, sur
l’estuaire de la Fal, de l’autre côté de la péninsule. Il était délibérément
venu en avance ce matin pour avoir du temps avant de plonger sur l’épave
phénicienne pour la première fois depuis son retour d’Afrique de l’Ouest.
Hormis un conservateur qui s’occupait dans une autre tente des objets
découverts, le reste de l’équipe se trouvait, soit sur le Seaquest, le navire de
recherche ancré à côté de l’épave, soit sous l’eau en train de travailler à la
fouille. Le chemin côtier qui passait près des tentes était calme, pas encore
fréquenté par les hordes des randonneurs estivaux, et les plages étaient
vides. Cela le démangeait de se retrouver sur l’épave, ce qui équivaudrait à
une promenade dans une piscine, en comparaison du Clan Macpherson,
mais il avait voulu se garder un peu de temps tout seul pour récapituler ce
qu’il avait découvert dans les archives au cours des jours précédents et
réfléchir à la suite des événements.
Il but son thé, croisa les jambes et ouvrit le dossier qu’il avait rapporté du
campus ce matin-là. Il n’arrivait toujours pas à chasser de son esprit l’image
du Clan Macpherson. Ce n’était pas tant d’avoir été à un cheveu d’y rester
qui le préoccupait, que la conscience d’une anomalie concernant le
naufrage, l’action du convoi ce jour de 1943. La présence d’une torpille
britannique – qui ne pouvait avoir été tirée que par un sous-marin
britannique – le laissait pour le moins perplexe. Il regarda attentivement les
deux photos agrafées à l’intérieur du dossier : celle du dessus montrait le
navire avec son élégante livrée de temps de paix, sur la Mersey, avec
Liverpool en toile de fond, et celle du dessous dans son gris terne du temps
de guerre, avec des canons à l’avant et à l’arrière et les canots de sauvetage
suspendus à leurs bossoirs, prêts à être utilisés immédiatement. Il se
remémora sa première image du navire, la coque menaçante, rouillée, et le
métal tordu là où la torpille avait explosé. Il pensa à la dernière vision qu’en
avaient eu les hommes dans les canots, le vaisseau où ils avaient vécu
disparaissant, finalement englouti puis transformé en cette épave que Costas
et lui avaient vue à plus de cent mètres de profondeur à l’extrême limite du
plateau continental au large de l’Afrique.
La veille, il s’était rendu aux Archives nationales à Kew et avait consulté
le dossier original du convoi, y compris des documents qui étaient
vraisemblablement passés entre les mains des services de renseignement de
la marine en ces jours fatidiques. Les casseurs de code de Bletchley Park
qui évaluaient les messages décryptés par Ultra et décidaient quels convois
devaient être déroutés sur la base des rapports concernant les mouvements
des U-Boots allemands les avaient peut-être vus aussi. Deux ans environ
auparavant, il s’était rendu à Bletchley avec sa fille Rebecca pour un projet
scolaire. Il se souvenait qu’il s’était assis derrière la table de travail dans le
bureau d’Alan Turing, qu’il avait regardé la carte sur laquelle étaient
portées les routes des convois du temps de guerre, puis qu’il s’était ensuite
rendu dans la salle de commandement principale où les ordres des
Allemands qui avaient été déchiffrés étaient analysés puis envoyés à la
chaîne de commandement pour une action éventuelle. Le dossier qu’il avait
eu entre les mains la veille avait une odeur de renfermé, qui faisait penser à
celle du tabac refroidi et évoquait la réalité de Bletchley, plus de soixante-
dix ans auparavant, pendant les jours les plus sombres de la guerre : pas du
tout les huttes reconstruites récemment, aseptisées et bien nettoyées, mais
des bâtiments enfumés, imprégnés de l’odeur de la cigarette et de celle,
aigre, de la sueur, où s’élevait en volutes fines la vapeur des mugs de thé.
Des endroits dans lesquels le travail de renseignement n’était pas
simplement un puzzle mathématique, mais un calcul où se jouaient
l’existence et la vie de navires et d’hommes pris dans la nasse de la guerre
maritime la plus impitoyable et la plus coûteuse de l’histoire.
Il ouvrit son dossier, constitué de copies des originaux qu’il avait
scannés, et les parcourut. La première partie contenait le rapport du
commandant en chef du convoi, formulaire dépliable sur lequel figuraient,
inscrites à la main, les données objectives concernant la progression des
bâtiments. Y avait été agrafée une liasse de bulletins roses et blancs sur
lesquels figuraient les messages radio décryptés échangés entre l’Amirauté,
le commandant du convoi et le commandant de l’escorte appartenant à la
Royal Navy. Tout cela n’avait rien que de très ordinaire pour un dossier de
convoi. Les documents indiquaient que celui-ci avait effectué un petit
nombre de changements de route mineurs, à l’initiative du commandant du
convoi, et qu’aucun d’entre eux ne découlait d’un ordre de l’Amirauté. Il
était évident que, si un message décrypté par Ultra avait révélé la présence
d’un U-Boot dans la zone, le centre opérationnel de renseignement de
l’Amirauté avait décidé de ne pas en tenir compte. Une telle décision aurait
été prise sur une évaluation du risque qu’une action puisse révéler aux
Allemands que le code d’Enigma avait été cassé. Le second groupe de
documents ne venait pas de Kew mais des archives de la Clan Line. En
effet, une grande quantité de celles-ci avait survécu au démantèlement de la
compagnie maritime et avait été conservée pour son intérêt historique.
L’archiviste avait puisé dans des documents qui n’avaient pas encore été
catalogués et en avait exhumé des pièces maîtresses, comme le rapport du
commandant du navire, le capitaine de vaisseau Gough, après le naufrage
du Clan Macpherson, et une correspondance entre ce dernier et le directeur
de la division du commerce de l’Amirauté.
Jack relut les passages du rapport du commandant qu’il avait surlignés
lorsque l’archiviste lui avait transmis le document, la veille au soir : « Et
maintenant, c’est avec un profond regret que je dois vous informer de la
perte de l’ingénieur en chef Robertson, de l’ingénieur en second Marshall,
du quatrième ingénieur MacMurtrie, et du cinquième ingénieur
Cunningham, qui ont coulé avec leur navire. » Gough avait décrit comment,
après le torpillage du bâtiment, trois des officiers de pont accompagnés d’un
apprenti étaient descendus pour tenter de combler la brèche dans le
compartiment endommagé en utilisant des sacs de noix broyées du
chargement en guise de sacs de sable, afin de construire une cloison. « On
ne pourra jamais assez louer le courage indomptable et l’irréprochable sens
du devoir montré par mes officiers ingénieurs et le membre d’équipage
volontaire dans leur tentative magnifique pour sauver leur navire. » Jack
leva les yeux pendant un instant, dut les plisser à cause du reflet du soleil
sur la mer et imagina la terrible réalité qui se cachait derrière le rapport du
capitaine de vaisseau Gough : des hommes trempés, gelés, qui entassaient
des sacs tandis que le bâtiment gémissait tout autour d’eux, les ingénieurs
vivant leur pire cauchemar, se rendant compte trop tard que le bateau
sombrait, luttant désespérément pour trouver de l’air alors que l’eau montait
et que le navire piquait du nez en grinçant dans sa plongée rapide vers la
profondeur obscure des abysses.
Il finit son thé, puis regarda les pages qui l’avaient tenu éveillé lorsqu’il
les avait lues pour la première fois le soir précédent. Contrairement à ce
qu’aurait fait habituellement un capitaine de la marine marchande, Gough
avait critiqué l’Amirauté ouvertement. Jack se l’imaginait, lorsqu’il s’était
assis à rédiger son rapport, à Freetown, après s’être assuré que les
survivants du Clan Macpherson avaient été ramenés à terre sains et saufs, et
qu’il avait alors appris la terrible nouvelle : outre son propre navire, six
autres bâtiments du convoi avaient été coulés cette nuit-là. Déjà, avant
l’attaque, on s’était inquiété de l’insuffisance de l’escorte et de l’absence de
couverture aérienne. Gough avait écrit : « Nous éprouvons le sentiment très
fort que parmi ces bâtiments, beaucoup, sinon la totalité, ont été sacrifiés
inutilement. » Il avait souligné que la vitesse maximum des chalutiers
armés faisant partie de l’escorte était seulement de huit nœuds, ce qui était
plus lent que le plus traînard des navires de commerce, ce qui limitait
gravement l’allure du convoi. Jack lut les deux questions brûlantes de
Gough, en sentant la colère qui se dissimulait sous la formulation sobre :
« Sachant que des sous-marins étaient sur la piste de ce convoi, n’était-il
pas possible d’envoyer des destroyers depuis Freetown pour assurer la
protection nécessaire ? » et « La feuille de route qui avait été donnée au
convoi était-elle, étant donné les circonstances, la bonne ? »
Jack se pencha sur la réponse du directeur de la division du commerce de
l’Amirauté. Il disait à Gough que les chalutiers armés avaient été efficaces
et avaient rendu des services par ailleurs dans la lutte contre les sous-
marins, dans des situations où la visibilité était trop mauvaise pour
permettre une couverture aérienne. « Croyez que je suis très sensible à votre
consternation d’avoir perdu un si beau bâtiment, et c’est aussi le cas, je
vous l’assure, de tous les membres de l’Amirauté. Comme vous le
comprendrez certainement, nous sommes obligés de considérer la guerre
avec les U-Boots dans son ensemble et de voir chaque incident dans la
bonne perspective. La menace constituée par les sous-marins allemands au
large de la côte de l’Afrique de l’Ouest, par exemple, ne représente qu’une
faible partie de ce qu’elle est dans l’Atlantique Nord et nous devons
évidemment dédier nos ressources limitées en vaisseaux d’escorte en
proportion. Si cela était possible, nous ne voudrions rien tant que de donner
à chaque convoi une escorte vraiment conséquente. » Et enfin : « La guerre
est inévitablement constituée de succès et de revers, et il serait illogique de
ne pas s’attendre à ce que l’ennemi réussisse parfois à nous porter un
mauvais coup. Je ne peux que vous assurer que nous sommes absolument
conscients de tous les risques qui doivent être pris et que nous déployons
nos forces au mieux de notre capacité pour vaincre définitivement les U-
Boots. »
Jack referma le dossier et contempla de nouveau la mer en plissant les
yeux. La réponse du directeur de la division du commerce de l’Amirauté
était mesurée et correcte, aussi pleine de compassion qu’il était
raisonnablement possible. Mais c’était précisément la nature de la réaction
qui tracassait Jack. Au moment où la bataille de l’Atlantique faisait rage, au
cours de ces semaines critiques de mai 1943, alors que toutes les forces
étaient mises dans la balance, il semblait étrange que l’Amirauté ait pris en
compte avec autant de soin les préoccupations d’un unique capitaine de la
marine marchande qui avait fait partie d’un convoi au large de l’Afrique,
loin de l’Atlantique Nord, sur lequel se concentrait toute l’attention. Jack
aurait pu s’attendre, au mieux, à une réponse sèche, ou même à un rappel à
la discipline. Mais au lieu de cela, l’Amirauté avait mandaté son officier le
plus gradé en charge des convoyages de la marine marchande et consacré
plus de réflexion à cette réponse qu’elle ne l’avait fait, apparemment, à
l’organisation d’une défense adaptée pour le convoi.
Jack avait consulté les faits de guerre du capitaine Gough et il savait qu’il
n’était pas homme à critiquer à la légère. Il avait été coulé à deux reprises
auparavant, une première fois lorsque son bâtiment Clan Ogilvy avait été
torpillé en 1941 et de nouveau lorsque le navire qui avait porté secours aux
survivants avait également été coulé. Gough avait été décoré pour ses
qualités de marin et son courage lors des deux naufrages. Il avait rassemblé
ses hommes dans les canots et avait au passage porté secours aux survivants
de deux autres bateaux touchés. La plupart des commandants de la marine
marchande, comme Gough, ne rechignaient pas à la tâche et faisaient leur
travail tout en attendant de la marine et de l’aviation qu’elles fassent de leur
mieux, et en acceptant que les choses puissent mal se passer, que des
navires et des vies puissent être perdus. C’étaient des hommes rudes, des
hommes qui connaissaient bien les hasards de la guerre et du destin, et qui
posaient des questions uniquement lorsqu’ils s’y sentaient vraiment obligés.
Jack en revint à son propre rôle dans l’histoire, à une question dont Gough
lui-même n’aurait jamais imaginé qu’elle fût possible : Comment une
torpille britannique, qui ne pouvait avoir été tirée que par un sous-marin
britannique, avait-elle fini dans la coque du Clan Macpherson ?
Il vérifia l’heure à sa montre, se leva et prit l’émetteur radio VHF qui se
trouvait sur la table, chercha la fréquence sécurisée de l’UMI utilisée sur le
pont du Seafire. Une voix féminine, à l’accent plutôt américain que
britannique, crachota en réponse :
« Bonjour, papa. Est-ce que tu es prêt à sortir maintenant ? À toi.
— Presque prêt. J’ai vraiment hâte. Tu peux parler ?
— Je suis juste en train d’enlever ma combinaison. Une minute. »
Jack sourit, heureux et impatient. Il n’avait pas parlé à Rebecca depuis
que Costas et lui étaient revenus d’Afrique et la perspective de la voir avait
été une raison supplémentaire de sa joyeuse impatience à plonger sur le site
ce matin. Elle venait de passer un mois à travailler au Kirghizistan, avec
Katya, la collègue de Jack, sur un site de pétroglyphes datant de l’Antiquité,
et n’était revenue en Angleterre que deux jours auparavant, pendant que
Jack se trouvait à Oxford. Elle avait prévu de faire une semaine de plongée
sur l’épave avant de retourner à son cours d’été à l’université, aux États-
Unis, et Jack était heureux à la perspective de passer du temps avec elle.
Tout en sortant de la tente et en s’avançant dans la direction du
promontoire, il appuya sur le bouton « conversation ».
« Comment tu t’en sors ? Comment ça va l’archéologie ?
— Papa, je fais des études de sciences de l’environnement, pas
d’archéologie. »
Jack escalada le vieux mur de pierre pour accéder au sentier qui montait
jusqu’au sommet du promontoire, où il eut le plaisir de sentir la caresse de
la brise sur son visage.
« Bon, oui, tu peux le dire, mais, avec Katya, tu faisais bien de
l’archéologie, avec Maurice et Aysha, tu faisais bien de l’archéologie, et
depuis que tu as tout juste dix ans, c’est bien de l’archéologie que tu as fait
à l’UMI. Tu as cela dans le sang. Tu ne peux pas le nier.
— Comment sais-tu ce que je fais avec Katya ? Au fait, elle a renoncé à
attendre que tu l’appelles. Cela fait combien de temps que vous ne faisiez
qu’un, tous les deux ? En tout cas, pour autant que tu le saches, on aurait
aussi bien pu se faire une escapade entre filles.
— Avec Katya, près du lac Issyk-Koul au Kirghizistan ? J’en doute. Il est
plus probable que tu aies appris à tirer avec une kalachnikov.
— Ça, je l’ai fait l’année dernière avec elle. Je ne te l’avais pas dit. C’est
l’arme à feu la moins précise avec laquelle j’ai jamais tiré. Cette année, on a
appris comment chasser avec un aigle.
— Que Dieu nous aide, dit Jack. Tu es la fille de Jack Howard, pas celle
d’Attila le Hun.
— Ouais, eh bien, le monde qui nous entoure est rude, vaut mieux s’y
être préparé.
— Parle-moi de l’épave.
— Elle est phénicienne, papa. Tu avais raison, et tout le monde en est sûr.
Il y a plein de ces amphores puniques caractéristiques et d’autres matériaux
qui permettent de s’en assurer. C’est ce que tu rêves de trouver depuis des
années. Ils n’ont pas touché à ton secteur de la fouille, comme tu l’avais
demandé, ils l’ont protégé avec des sacs de sable en attendant que tu
reviennes. »
Jack atteignit le sommet du promontoire, s’avança à grands pas à travers
l’herbe épaisse jusqu’au bord de la falaise rocheuse au sud et vit le Seafire,
sur son mouillage à trois cents mètres du rivage.
« C’est fabuleux. J’ai vu ces objets sortis ces derniers jours, ici, dans la
tente de conservation. Vraiment anciens, fin du VIIe, début du VIe siècle
avant Jésus-Christ. Ce n’est pas un bateau grec qui transportait des
marchandises phéniciennes, mais un authentique navire phénicien. C’est le
premier à avoir jamais été trouvé dans ces eaux, et cela confirme qu’ils
étaient venus jusqu’aux îles Britanniques à cette époque.
— Tu as des nouvelles, pour ta plaque ?
— J’étais avec Jeremy et Maria mardi toute la journée, à l’institut de
paléographie à Oxford. Eux aussi sont convaincus que les symboles sont
phéniciens.
— Incroyable, dit-elle. Une épave phénicienne ici et une autre épave au
large de l’Afrique qui transporte un artefact phénicien, à distance à peu près
égale du détroit de Gibraltar.
— C’est là que les Phéniciens allaient, répondit Jack. À l’ouest de
Carthage, puis ils passaient le détroit pour atteindre l’Atlantique, à la
recherche d’étain et d’or. Ils exploraient, installaient des colonies. Et tu
connais ma théorie : à mon avis, ils sont allés bien plus loin que cela, ils ont
au moins fait le tour des îles Britanniques par la mer, ont atteint la pointe
sud de l’Afrique et en ont peut-être même fait le tour.
— Mais tu ne sais pas d’où vient la plaque.
— J’y travaille. Tout ce qu’on sait pour l’instant, c’est que le dernier port
important où le Clan Macpherson a fait escale est Durban, en Afrique du
Sud. Je pense que d’une façon ou d’une autre, il a été chargé à cet endroit,
en même temps que l’or.
— Et la traduction, ça avance ?
— Ils y travaillent, mais ça n’est pas évident, parce que les images ne
sont pas si bonnes. On n’a pas eu beaucoup de temps avant que l’épave,
hum, explose.
— Oui, c’est ce qu’on m’a dit. Et tu étais à quelle profondeur ? Costas
m’en a parlé quand il est venu ici hier. Vous avez combien de vies, tous les
deux ?
— C’est exactement ce que j’ai demandé à Costas après coup, et il m’a
répondu que j’en avais encore des tas. Tu te souviens de la chanson Hakuna
Matata dans Le Roi Lion ? C’est du passé. Je me tourne vers l’avenir.
— Tu veux dire vers une autre plongée dangereuse complètement folle ?
— Vers une délicieuse plongée avec toi dans moins de dix mètres de fond
sur l’épave phénicienne. Au fait, est-ce que tu as parlé à Aysha ?
— Oui, ce matin, justement. Elle a laissé le petit Michael chez sa sœur à
Londres et est allée à Carthage rejoindre Maurice. Elle a vraiment failli
repartir en Égypte, tu sais. C’est Katya qui a mis fin à ça en l’appelant
longuement par téléphone satellite depuis le Kirghizistan. Elle a dit à Aysha
qu’elle avait maintenant la double responsabilité de mère et d’épouse et
qu’il y avait beaucoup d’autres combattants pour continuer la lutte contre
les extrémistes. Cela doit être dur pour Aysha, mais Katya sait de quoi elle
parle, avec son père qui a été un seigneur de la guerre, et tout ça.
Finalement, Aysha s’est vraiment prise au jeu à Carthage. Elle dit que c’est
exactement comme lorsqu’ils ont travaillé ensemble pour la première fois
dans la nécropole des momies au Fayoum, lorsqu’elle a repéré le papyrus de
l’Atlantide. Naturellement, en réalité, Maurice est venu à Carthage
uniquement dans l’intention de trouver trace d’une colonie égyptienne
ancienne. Pauvre oncle Hiemy ! Il n’arrive pas à se remettre tout à fait de ne
plus pouvoir travailler en Égypte. En tout cas, ce qu’ils ont trouvé est sans
doute encore plus intéressant. Pendant que Maurice fouillait à l’entrée du
port, leur autre fouille au sanctuaire du Tophet a révélé de très anciennes
inscriptions puniques tracées grossièrement sur des tessons de poterie.
Quelques-uns des caractères alphabétiques primitifs pourraient aider Jeremy
à traduire la plaque.
— Excellent. Tu peux en parler toi-même à Jeremy. Il projette de venir en
voiture depuis Oxford aujourd’hui, de façon à être ici dans le milieu de
l’après-midi.
— Ah, hum. Première nouvelle.
— C’est peut-être une surprise.
— Ça ne ressemble pas vraiment à Jeremy.
— Tout se passe bien entre vous deux ?
— C’est juste un peu difficile d’avoir une relation lorsqu’on se trouve
presque toujours à au moins quatre ou cinq mille kilomètres de distance.
— Ne m’en parle pas, dit Jack. Ça a été comme ça toute ma vie.
— Katya a parlé à Costas, hier, et il lui a tout raconté de votre plongée
sur le Clan Macpherson. Elle s’est fait du souci pour toi.
— Katya ? Tu plaisantes. Elle est la fille d’un seigneur de la guerre
kazakh. Le souci, elle ne sait pas ce que c’est.
— Sois sérieux, papa. Envoie-lui un texto, au moins. Fais-le maintenant.
— D’accord, je te le promets.
— Je vais envoyer le Zodiac te chercher.
— Ce n’est pas la peine. Je vais m’équiper ici et j’irai à la nage. Ça me
fera du bien.
— D’accord. Je vais retourner à l’eau aussi. Il faut que j’y aille,
maintenant. Terminé. »
Jack mit l’émetteur dans sa poche et regarda vers la mer, où il vit
Rebecca quitter la cabine et aider quelqu’un de retour de plongée à
remonter l’échelle à l’avant du bateau. Le Seafire était bien plus petit que
les deux vaisseaux de recherche océaniques de l’UMI, le Seaquest et le Sea
Venture, mais il avait été conçu spécialement en vue de ce genre
d’opérations. Son faible tirant d’eau permettait de mouiller facilement dans
ces hauts-fonds, tandis que ses deux moteurs diesel jumeaux Vosper lui
donnaient la puissance d’un bateau de patrouille de la marine, au cas où il
aurait besoin d’en sortir rapidement si le temps grossissait. Le Seafire était
un peu la chose de Rebecca, car il avait été lancé juste au moment du retour
de celle-ci dans la vie de Jack, après le décès de sa mère, et elle avait eu
l’autorisation de le baptiser. Depuis un an, elle s’était tranquillement
installée dans une cabine qu’elle revendiquait comme sienne, exactement
comme Jack l’avait fait sur le Seaquest. C’était une raison de plus pour lui
de ne pas vraiment prendre au sérieux le fait qu’elle se revendique
écologiste plutôt qu’archéologue.
Depuis le sommet de la falaise, il scruta le rivage à quelque dix mètres
au-dessous de lui et vit le fond sableux et les formes sombres des rochers
qui s’étendaient sous l’eau dans le prolongement du promontoire. Plus loin,
à plus de la moitié de la distance qui le séparait du Seafire, il pouvait tout
juste apercevoir la cheminée d’un bateau à vapeur qui avait coulé tout droit
dans l’anse plus de cent ans auparavant. C’était la première épave sur
laquelle il avait plongé lorsqu’il était un jeune garçon et, depuis lors, il était
souvent venu explorer l’anse à la recherche d’autres épaves, avait nagé au-
dessus de la cheminée et avait parfois vu d’autres éléments de la coque qui
émergeaient du fond sableux de chaque côté. La dernière fois qu’il avait vu
cette épave entièrement découverte avait été l’été dernier, en plongeant au
tuba en compagnie de Rebecca, et cela lui avait redonné l’espoir que les
tempêtes hivernales exhument un jour d’autres trésors des sables, tel que le
site sur lequel ils plongeaient en ce moment.
Il mit sa main en visière devant ses yeux et inspecta la côte, où il
retrouvait des repères familiers. De chaque côté, sur des kilomètres, les
récifs et les bancs de sable du rivage étaient jonchés d’épaves. Certains de
ces bateaux avaient été drossés à la côte depuis l’Atlantique, d’autres, qui y
avaient cherché refuge, avaient été surpris par un changement de vent. Rien
qu’au large de ce promontoire se trouvaient au moins une douzaine
d’épaves répertoriées, dont l’une était un galion de légende porteur d’un
trésor qui n’avait pas encore été trouvé. D’autres étaient des vaisseaux de
commerce et des navires de guerre armés de canons que Jack avait
découverts au fil des années, agglomérés aux récifs et à moitié ensevelis
dans les sables. Mais ce qu’il avait vraiment espéré, ce qu’il mourait
d’envie de trouver depuis ses lectures sur les anciens navigateurs lorsqu’il
n’était qu’un petit garçon, c’était une autre sorte de trésor, une épave datant
du début des explorations phéniciennes, lorsque des commerçants venant de
la Méditerranée avaient pour la première fois pris contact avec les peuples
préhistoriques des îles Britanniques. En regardant à l’ouest de la baie, il
apercevait St Michael’s Mount, l’île où l’on pensait que les Phéniciens
avaient atterri dans les Cassitérides, les « îles de l’étain », dans leur quête
de la précieuse matière première qui leur était nécessaire pour faire le
bronze. Enfant, Jack avait étudié avec attention les cartes nautiques, en
spéculant sur les emplacements possibles des épaves. Il savait que tout
bateau de l’Antiquité qui pénétrait dans Mount’s Bay courait le même
risque d’être pris dans un vent d’Ouest et de se fracasser contre ce rivage
que les centaines d’autres navires plus récents dont on savait qu’ils avaient
couru à leur perte ici. Il s’était convaincu qu’il suffisait simplement de
temps et de persévérance pour trouver une épave de l’Antiquité, qu’il fallait
attendre la tempête qui déplacerait le sable comme il ne l’avait jamais été et
révélerait ainsi des fonds marins qui pouvaient avoir été recouverts pendant
des siècles. Il avait seulement espéré trouver quelques tessons éparpillés sur
les galets et enfouis au fond, ce qui suffirait à démontrer que les Phéniciens
avaient vraiment navigué jusqu’ici et à prouver que sa théorie était correcte.
Et c’était arrivé. Trois mois auparavant, après que les mers démontées de
l’hiver s’étaient calmées, il avait enfilé sa combinaison et plongé avec son
tuba à cet endroit même. Il s’était préparé à la déception, en voyant que les
tempêtes avaient de nouveau enfoui le bateau à vapeur jusqu’à sa chaudière.
Mais il s’était entêté, il avait refusé d’abandonner et avait nagé plus loin
qu’il n’avait jamais nagé auparavant. Bientôt, il avait vu des signes
encourageants. Au-delà du bateau à vapeur, le sable avait cédé la place à des
galets, ce qui signifiait probablement que le sable qui se trouvait là
normalement avait été poussé vers l’anse et s’était amoncelé sur l’épave,
débarrassant les fonds qui se trouvaient un peu plus au large d’une partie de
leur vase. En nageant, il vit au-dessous de lui, collé à un affleurement
rocheux, un canon qu’il n’avait jamais vu auparavant. Et alors, il avait vu
quelque chose d’extraordinaire. Il avait d’abord cru qu’il y avait d’autres
canons, des douzaines, mais au moment même où il plongeait vers eux, il
sut ce qu’il avait découvert. C’étaient des amphores, des jarres antiques de
forme cylindrique pour le vin et l’huile d’olive, du même type exactement
que celles qu’il avait vues avec Maurice au musée de Carthage lorsqu’ils
avaient visité la Tunisie cet hiver. Elles dataient d’il y avait au moins deux
mille cinq cents ans, de l’époque qui avait précédé l’ascension de Rome,
lorsque Carthage et ses commerçants rivalisaient avec les Grecs pour la
domination de la Méditerranée occidentale, lorsque les navigateurs
carthaginois repoussaient les frontières des connaissances maritimes loin
dans l’Atlantique, aussi bien au nord qu’au sud.
Pour la première fois depuis qu’ils avaient été chassés d’Égypte par la
prise de pouvoir des extrémistes l’année précédente, Jack s’était réellement
senti transporté de joie. Il avait trouvé beaucoup plus que quelques tessons
de poterie. La plupart des amphores étaient intactes, ce qui montrait que
l’épave avait été rapidement enfouie dans le sable et protégée ainsi des
ravages causés par les tempêtes et le vent au cours des siècles. Il savait qu’il
n’avait pas de temps à perdre s’il ne voulait pas qu’elles se trouvent
enfouies de nouveau sous des mètres de sable, ou arrachées du fond et
détruites par les eaux des tempêtes. Il avait immédiatement fait une
demande de préservation d’urgence au gouvernement pour empêcher les
chasseurs d’épaves de piller le site et avait obtenu un permis de fouiller.
Quelques jours plus tard, une équipe de l’UMI était arrivée et avait établi le
camp sur le rivage. Comme le campus ne se trouvait qu’à une demi-heure
de route, tous les artefacts pouvaient être emmenés immédiatement dans les
installations ultramodernes pour les conserver. Pour Jack, c’était la fouille
rêvée, tant que le temps se maintenait. Il n’y avait pas d’extrémistes pour
tenter de leur tirer dessus, pas de seigneurs de guerre pour essayer de
piétiner leurs plates-bandes en ce qui concernait leurs trouvailles, pas de
chasseurs de trésors pour piller le site pendant la nuit. À moins de dix
mètres de fond, il n’avait pas de souci à se faire à propos d’accidents de
décompression. En deux semaines, ils avaient dégagé la première couche
d’amphores et mis au jour au-dessous des sédiments gris anaérobies, qui
constituaient des conditions encourageantes pour la préservation des restes
de coque et d’autres artefacts d’origine organique. Soudain, ce n’étaient pas
seulement des amphores qu’ils avaient trouvées, mais un site qui pouvait
avoir une portée internationale énorme, une épave qui pouvait s’ajouter à
tout ce que Jack avait trouvé de mieux. Le fait que cela se produise dans
son propre pré carré où il avait appris à plonger pour la première fois
semblait en faire également un triomphe personnel, comme si sa carrière
avait effectué un cercle complet pour le ramener à l’endroit où sa passion
pour le passé avait pris naissance.
Il parcourut la côte des yeux une fois de plus. Ces eaux semblaient si
souvent constituer un voile impénétrable cachant des secrets : une tempête
pouvait dévoiler le soupçon excitant d’une épave, et la suivante la cacher
pour des années. Des repères sous-marins qui avaient paru si évidents, des
récifs, un canon, des restes de naufrage pouvaient disparaître sous le sable à
la marée suivante, ce qui signifiait qu’il fallait recommencer encore et
encore l’exploration de zéro. Mais cette fois-ci, ils avaient une épave bien
fixée, une des meilleures qu’il ait jamais trouvées, et il était déterminé à
l’exploiter à fond. La météo pour l’été qui venait était bonne. Il se retourna
pour s’en aller, tout en vérifiant mentalement la liste des équipements qu’il
avait apportés, et en ressentant soudain que chaque moment qu’il passait ici
était précieux. Il avait besoin de se retrouver sous l’eau.
8
U neentièrement
heure plus tard, Jack descendait sur la plage proche du promontoire,
équipé. Il mit la main en visière au-dessus de ses yeux pour
observer le Seafire, sur son mouillage près de l’épave phénicienne, à
environ cinq cents mètres. À sa droite, nichée à l’abri du promontoire, se
trouvait la vieille église des Marins, là où étaient enterrés beaucoup de ceux
dont les corps avaient été rejetés par la mer sur cette plage au cours des
siècles. Certains appartenaient à des navires naufragés dont l’histoire restait
imprimée dans la mémoire locale, d’autres à des bâtiments qui avaient
disparu sans laisser de trace. Six mois plus tôt, après son retour d’Égypte,
Jack s’était trouvé sur le promontoire pendant l’une des plus violentes
tempêtes hivernales de ces dernières années. Fouetté par le vent et les
embruns, il avait observé sur la plage le déferlement et le grondement
gigantesque de la houle, qui avait failli inonder l’église. Aujourd’hui, l’eau
ondulait à peine, et un tel spectacle semblait inconcevable. Pourtant, il avait
été alors impossible d’imaginer comment quelqu’un pouvait survivre à un
naufrage, avec les coups de boutoir incessants de la mer qui se fracassait sur
les rochers déchiquetés, puis se retirait avec violence, les vagues qui se
brisaient sur les falaises en jaillissant à trente mètres de hauteur ou plus.
C’était la mort quasi certaine pour quiconque était jeté à la mer dans de
telles conditions.
Il évacua l’image de son esprit et se concentra sur le plaisir de l’instant
présent. Il atteignit la mer, là où elle léchait doucement le rivage, trempa
son masque dans l’eau et l’enfila au-dessus de sa cagoule, puis glissa un
doigt sous le néoprène pour s’assurer qu’il adhérait bien à son visage.
Contrairement à sa plongée sur le Clan Macpherson cinq jours auparavant,
il ne portait qu’une combinaison et un équipement conventionnel, bien
suffisants pour une chaude journée d’été en Cornouailles et une profondeur
maximum de moins de dix mètres. C’était la plongée comme il l’avait
connue enfant et telle qu’il avait appris à l’apprécier de nouveau au plus
haut point, libéré du stress et du danger de l’exploration des eaux
profondes, de la crainte constante et obsédante de l’accident de
décompression qui était la bombe à retardement si souvent présente sur les
fouilles à grande profondeur. Ici, avec une plongée assurée de plus de deux
heures dans de bonnes conditions de sécurité, il pouvait fouiller presque
comme s’il était à l’air libre, tout en profitant de l’agréable sensation d’être
sous l’eau, qui lui donnait toujours l’impression d’être plus vivant et
maintenait dans son organisme un taux élevé d’adrénaline.
Il entra dans l’eau, enfila ses palmes et se laissa aller dans l’élément
liquide, tout en injectant de l’air dans son gilet stabilisateur et en mettant
son tuba dans sa bouche : il était prêt pour la longue distance à couvrir en
nageant à la surface jusqu’à l’épave. Il palma vigoureusement pour dépasser
un petit banc de sable près du rivage, puis la profondeur augmenta
progressivement, le fond toujours visible, avec la réverbération du soleil sur
les ondulations du sable, dans l’eau aussi claire que celle d’une piscine.
Tout en nageant, il voyait que les éperons rocheux qui se trouvaient dans le
prolongement du promontoire, lisses et dénudés près du rivage, devenaient
plus hauts et garnis, couverts par les formes de concrétions marines les plus
tenaces, celles qui étaient capables de supporter le choc incessant des
vagues et de la houle. Dans plusieurs des affleurements les plus importants,
des cavités avaient été creusées par l’érosion, du côté du large, et il vit dans
l’une d’elles un petit crabe qui courait en hâte se cacher. Il dépassa les
rochers et se laissa flotter, immobile, pendant quelques instants. L’eau le
berçait doucement et il laissa le rythme de sa respiration et de son cœur se
calmer, pour arriver presque à un état de méditation. Certains physiologistes
prétendaient que les hommes étaient mal adaptés au milieu aquatique, que
la survie en immersion était une lutte constante et contraire à la nature. Pour
Jack, ce n’était absolument pas le cas, et le fait de ne pas pouvoir respirer
comme un poisson était négligeable au regard de l’état de détente totale
qu’il atteignait sous l’eau, de l’épanouissement corporel et psychique qu’il
éprouvait rarement au même degré sur la terre ferme.
Au bout de cinq minutes, il sortit de sa rêverie, fit volte-face et contrôla
sa position en surface. Il constata qu’il avait presque atteint le milieu de
l’anse, à égale distance du sommet du promontoire où se trouvait l’église et
de l’extrémité de la pointe au sud. Il n’avait vu quasiment que du sable
depuis qu’il avait quitté les rochers, mais il avait commencé à nager au-
dessus de zones de galets, là où les tempêtes hivernales avaient presque
complètement lessivé le fond de la mer, jusqu’au socle rocheux. Il se remit
à nager et, quelques instants plus tard, vit les premiers éléments de l’épave
du bateau à vapeur qui s’éparpillaient sur toute la largeur de l’entrée de
l’anse, des plaques de métal tordues arrachées à la coque par les tempêtes
successives. L’épave n’avait que cent vingt ans, mais Jack ressentait
toujours un frisson d’excitation en la voyant. Pendant presque deux
décades, la coque avait été entièrement ensevelie sous le sable qui ne
laissait voir que le sommet de sa chaudière, mais les tempêtes hivernales
avaient déplacé le sable sur presque cinq mètres d’épaisseur et l’épave était
entièrement découverte, posée sur les galets et le socle rocheux. Elle était
comme un baromètre qui indiquait l’état du fond dans toute l’anse, même si
la mesure en était changeante. Trois mois auparavant, elle était recouverte,
lorsque Jack avait décidé de continuer son exploration un peu plus au large,
en espérant, envers et contre tout, que son rêve de trouver une épave
beaucoup plus ancienne dans ces eaux se réaliserait enfin.
Il regarda en direction du Seafire, qui se trouvait maintenant à moins de
deux cents mètres, et se signala du bras gauche, car il savait que le directeur
de plongée avait certainement surveillé sa progression depuis qu’il avait
quitté la plage. Il se souvint de la dernière fois où il s’était trouvé dans
l’eau, et où il s’était approché d’un bateau de plongée, cinq jours
auparavant, avec le Deep Explorer. Malgré son insistance, le commandant
du bâtiment avait refusé de lever l’ancre pour s’écarter, et Costas et lui
avaient été contraints de monter à grand-peine à bord du Zodiac, dans une
mer très houleuse et avec la coque du bateau à seulement quelques mètres.
Son vieil ami Landor avait tout vu depuis le bastingage, sans paraître y
porter le moindre intérêt. Mais le courroux que Jack avait ressenti contre lui
une fois à bord lui avait au moins servi à bloquer toute tentative faite par
Landor de leur soutirer la moindre information sur ce qu’ils avaient
effectivement vu sur le Clan Macpherson. Une heure plus tard, un
hélicoptère Lynx de la base militaire britannique de Freetown était venu les
récupérer.
Il essaya d’oublier le Deep Explorer. Il espérait ne plus jamais le revoir et
il n’avait pas envie que la pensée de Landor lui gâche cette journée. Le
Seafire était une présence rassurante, avec, à son bord, des gens dont la
priorité consistait à prendre soin des plongeurs, et c’était cela qui importait.
Il vit le directeur de plongée qui le regardait et lui montra son pouce dirigé
vers le bas pour lui indiquer qu’il allait descendre. Il aurait pu continuer à
nager en surface jusqu’au site de fouille, mais il préférait plonger ici et
suivre la ligne qui avait été fixée au fond à partir de l’épave du vapeur. Il
enleva son tuba, mit son détendeur en bouche tout en purgeant son gilet
stabilisateur pour s’enfoncer sous la surface et se pinça le nez pour
décompresser ses oreilles. Il descendit rapidement jusqu’au fond et, juste
avant de l’atteindre, il injecta une bouffée d’air dans son gilet pour
retrouver une flottabilité neutre et, pendant quelques instants, il resta ainsi,
en suspension, à un mètre au-dessus du sable. Même après des milliers de
plongées, il éprouvait toujours la même excitation que la première fois où il
avait respiré grâce à une bouteille. Il la savourait à fond maintenant, tout en
respirant par son détendeur et en écoutant la myriade de bulles qui sortaient
par les moustaches 6. Il se retourna pour être sur le dos, enleva son
détendeur et souffla des ronds d’air, observa comme ils s’élargissaient et
atteignaient la surface dans une explosion argentée. La sensation était
incroyablement agréable, comme toujours.
Il se retourna encore et nagea vers l’épave du vapeur, en faisant
nonchalamment la grenouille 7. À l’intérieur de la coque, au milieu, il vit la
forme sombre de la chaudière dont le sommet se trouvait à seulement
quelques mètres sous la surface à marée basse, comme c’était le cas
maintenant. Il se tourna vers la gauche en direction de la poupe, et
s’émerveilla du fait que le bois ait été totalement préservé sous le sable. À
l’arrière, l’hélice et l’axe du safran étaient enveloppés d’un vieux filet de
pêche et d’un casier à crabes arrivés là la dernière fois où la coque avait été
découverte, de nombreuses années auparavant. Il la contourna et nagea le
long du flanc bâbord du bâtiment, en repérant en chemin le petit requin-
taupe qui avait élu domicile dans un recoin sombre formé par l’érosion, et
qui chassait les nombreux poissons arrivés comme par enchantement depuis
que le navire était au jour. À partir de cet endroit, il n’y avait plus beaucoup
à nager pour arriver à l’amas de tuyaux en cuivre près de la chaudière qui
tenait lieu d’ancre pour la ligne de vie qui menait à l’épave antique. Jack la
suivit sur une courte distance en tournant le dos à la masse principale du
vapeur, puis descendit vers une portion de pont en bois qu’il n’avait pas
encore vue, car elle venait d’émerger du sable ces derniers jours. Il posa une
main à plat sur le bois pour éprouver à quel point il était lisse. S’ils
pouvaient trouver du bois comme celui-ci sur l’épave phénicienne, enseveli
non pendant un siècle, mais pendant deux millénaires et demi, alors ils
auraient véritablement fait une immense découverte, l’une des plus
remarquables jamais faites dans les eaux britanniques.
Il reprit la direction de la ligne de vie et continua de progresser au-dessus
des galets. Une méduse-boîte géante s’approcha, en se contractant en
rythme. Elle semblait se diriger avec détermination vers une destination
inconnue. Jack quitta la ligne pour la suivre en nageant derrière son
ombrelle large d’un mètre, de sorte qu’il voyait le soleil briller au travers et
il s’émerveilla de sa beauté. Une fois, il avait vu tout un banc de ces
méduses au-dessus de l’épave d’un bâtiment de ligne, un peu plus loin sur
la côte, à un endroit où de nombreuses vies avaient été dramatiquement
perdues, et il avait pensé qu’elles étaient comme les âmes des marins morts
depuis longtemps, condamnés à poursuivre un voyage éternel dans la mer. Il
observa la méduse qui poursuivait sa progression, puis retourna vers la
ligne de vie. Il se trouvait maintenant dans l’ombre du Seafire, et il vit
l’échelle de plongée qui descendait à la poupe et, plus loin, le câble de
l’ancre. Un plongeur était en train de remonter l’échelle, suivi par un autre,
toujours dans l’eau. C’était de toute évidence une équipe remontant de la
fouille, tandis qu’une plongeuse se trouvait au-dessus de lui en surface,
avec son tuba. Il se retourna sur le dos et souffla dans sa direction une
succession de bulles en forme d’anneaux. Pendant toutes ces années
passées, il n’aurait jamais pu imaginer qu’un jour sa fille plongerait sans
bouteilles dans les eaux mêmes où il l’avait fait jeune homme. Mais
maintenant, sa silhouette mince, dans sa combinaison bleu et noir bien
reconnaissable, lui était presque aussi familière sous l’eau que celle de
Costas. Elle descendit en spirale, tout en équilibrant la pression dans ses
oreilles, et posa une main sur la sienne. Elle lui montra la direction de la fin
de la ligne en lui faisant le signe O.K. Il lui répondit de la même façon et la
suivit lorsqu’elle se mit à nager comme un phoque, la nage de la sirène qu’il
lui avait enseignée lorsqu’ils avaient nagé ensemble pour la première fois
dans cette anse alors qu’elle était à peine adolescente.
Elle obliqua brusquement vers la surface, et Jack vit alors l’épave antique
qui s’offrait à lui, au bout de la ligne de vie fixée à un piquet. Des deux
côtés s’alignaient des rangées d’amphores, qui venaient d’être découvertes
les jours précédents, à mesure que les archéologues avaient déblayé les
galets et le sable. Jack vit pour la première fois la forme d’un bateau de dix-
huit ou vingt mètres de long et de six ou sept mètres de large. C’était
incroyablement excitant. Tout indiquait qu’il ne s’était pas retourné et
n’avait pas perdu sa cargaison, et que du bois de la coque pouvait également
avoir été préservé. Si c’était le cas, et qu’on en trouvait plus profondément
enfoui dans le sable, ils ne devaient plus en être loin maintenant, car il
discernait déjà des affleurements gris-vert du fond rocheux entre les galets.
Il se projeta automatiquement par la pensée à l’étape suivante du projet.
La découverte du bois de la coque modifierait totalement le rythme. On
pouvait assez facilement transporter les amphores et les petits objets sur le
Seafire, mais il faudrait plus de temps pour effectuer les relevés in situ des
éléments de la coque, ainsi que du matériel de levage conséquent, et il serait
nécessaire d’installer à bord des réservoirs de stockage en eau douce pour
sa préservation. Le Seafire était un bâtiment magnifique, construit
spécialement pour l’archéologie, mais il n’était guère plus grand que les
bateaux charters utilisés pour la plongée. Il était conçu pour des sorties
d’une journée depuis leur base de Falmouth et en tout premier lieu pour le
travail côtier, là où son faible tirant d’eau lui permettait de mouiller sur des
sites tels que celui-ci. Le Seaquest et le Sea Venture étaient des bâtiments de
haute mer trop gros pour venir aussi près du rivage, et ils étaient de toute
façon tous les deux employés pour des projets à l’autre bout du monde. Le
Sea Venture sur un relevé hydrographique dans l’archipel de Hawaï et le
Seaquest sur une exploration au large du Sri Lanka. À Falmouth, l’UMI
possédait une barge équipée de machines de levage que l’on pouvait
remorquer sur le site, mais c’était un bâtiment peu maniable, qui se
comportait mal dans la houle et le vent. À cet endroit, il leur faudrait
toujours travailler avec les aléas de la météo, même au cœur de l’été, alors
que les prévisions donnaient une mer calme pour les semaines à venir. À
une si faible profondeur, si près de la côte, le moindre incident
météorologique, un seul jour où les vents d’Ouest seraient assez forts pour
agiter le fond de l’anse, pouvait avoir un effet désastreux sur la fouille en
déplaçant les repères qui avaient été établis et l’équipement laissé sur le
site, et en dispersant au loin les artefacts qui auraient été laissés sur place.
Les fouilles à faible profondeur avaient de nombreux avantages, mais
présentaient aussi plus de risques de se trouver exposées aux éléments, qui
étaient justement la cause principale de la présence de tant d’épaves peu
profondes, et ensuite de leur éparpillement lorsqu’elles n’avaient pas été
rapidement ensevelies sous des couches de sédiments protectrices.
Il palma lentement en restant à la périphérie du site. Deux des quatre
ancres de pierre qu’ils avaient mises au jour étaient toujours là. C’étaient
des dalles triangulaires taillées grossièrement dans de la roche ignée, pesant
approximativement un quart de tonne chacune, avec un trou à chaque angle,
un pour le cordage et les deux autres pour maintenir l’ancre au fond grâce à
des traverses de bois pointues à leurs deux extrémités. Les géologues de
l’UMI en avaient prélevé un échantillon et identifié leur provenance : les îles
volcaniques de Lipari, au nord de la Sicile, une région qui se trouvait sous
la domination punique et d’où on savait que les Carthaginois avaient extrait
de la roche pour leurs ancres. Lorsque, trois mois auparavant, il avait
plongé ici pour la première fois, Jack avait été incroyablement excité en
découvrant l’une de ces ancres qui dépassait des galets. Leur forme n’avait
pas changé depuis l’âge de bronze et permettait de faire remonter l’épave
largement au premier millénaire avant Jésus-Christ, avant que les ancres en
bois classiques avec des jas de plomb soient couramment utilisées.
Ils avaient aussi trouvé une de ces ancres, de conception plus récente,
sous la forme d’une barre de plomb d’un mètre cinquante de long, pourvue
en son centre d’un trou rectangulaire pour le passage de sa verge, et dont le
bois avait disparu depuis longtemps. Cela avait permis de préciser encore la
date et porté l’excitation de Jack à son comble. Les premières ancres lestées
de plomb trouvées sur des épaves datables en Méditerranée dataient du
début du VIe siècle avant Jésus-Christ, l’époque où les Phéniciens
occidentaux, le peuple que les Romains nommaient punique, dominaient la
région. Il était certain que tout capitaine phénicien digne de ce nom se
devait d’avoir ce qui se faisait de mieux en matière d’ancre, et la présence
des deux types différents dans l’épave suggérait que c’était une des toutes
premières à avoir été utilisée. Cela ouvrait pour Jack une possibilité
historique extraordinaire, une fenêtre sur l’un des plus fameux épisodes de
l’exploration maritime. Le VIe siècle avant Jésus-Christ était la date la plus
probable des périples des Carthaginois Hannon et Himilcon. C’était pour
cette raison que, pendant son vol vers Freetown la semaine précédente, il
avait lu ce qui avait survécu du récit du périple d’Hannon le long de la côte
ouest de l’Afrique. Le voyage d’Himilcon n’était connu qu’à travers une
brève référence faite par l’historien romain Pline l’Ancien plus de cinq
siècles plus tard, mais la possibilité qu’il soit allé vers le nord et ait atteint
les Cassitérides, les légendaires îles de l’étain, n’avait cessé de fasciner les
historiens. Jack avait à peine osé imaginer que ce qu’il avait trouvé pouvait
être une épave de l’expédition d’Himilcon, et il laisserait à l’archéologie le
soin d’en décider. Il était certain qu’Hannon et Himilcon étaient des
explorateurs, mais ils étaient également poussés par la passion phénicienne
du commerce, et la découverte d’une épave remplie du type de
marchandises que les habitants de la Cornouailles auraient pu échanger
contre leur étain rendait cette éventualité trop fascinante pour l’écarter.
Il aperçut le jas de plomb de l’ancre, protégé et maintenu au fond par des
sacs de sable, et se laissa couler pour regarder les symboles moulés sur un
de ces côtés. Il y avait la lettre phénicienne B, dans sa forme angulaire
archaïque, et un petit bucranium, qui ressemblait à des cornes de taureau.
Jack était persuadé qu’ils étaient apotropaïques et que leur fonction était de
conjurer le mauvais sort. Souvent, les symboles servaient à cet usage sur les
ancres romaines et grecques plus tardives et, dans ce cas, le B faisait peut-
être référence au dieu phénicien Baal Hammon, tandis que le bucranium à
la forme de cornes de taureau sacré représentait le pic montagneux à l’est de
Carthage. Si c’était le cas, elles n’avaient pas été efficaces, mais en les
voyant Jack se demanda vraiment comment s’était produit le naufrage. Les
ancres qu’ils avaient découvertes se trouvaient à la proue, face au rivage. Il
le savait car l’autre extrémité du navire contenait des poteries et des petits
objets qui indiquaient qu’il s’agissait du logement de l’équipage, une cabine
à l’arrière où ils devaient faire la cuisine et s’abriter. L’absence d’ancres à la
poupe suggérait que celles-ci devaient avoir été perdues dans une tentative
pour retenir le bâtiment alors qu’il était poussé par les vents d’Ouest, qui
étaient la cause la plus probable du naufrage. Contrairement au vapeur, par
conséquent, qui avait été poussé dans l’anse et avait coulé par le travers, le
navire phénicien avait sombré en allant droit au rivage. Jack, depuis le
promontoire, avait essayé de penser comme avait dû le faire le capitaine, en
imaginant l’état de la mer tel qu’il l’avait vu au cours de cette tempête
hivernale. Jeter les ancres à l’arrière, tout en sachant qu’elles
n’accrocheraient pas au fond, n’était sans doute pas tant un acte de
désespoir que celui d’un navigateur expérimenté, qui avait sondé le fond et
savait qu’il n’y avait aucun espoir d’accrocher dans le sable, mais qu’il lui
serait au moins possible d’empêcher le bâtiment de s’échouer par le travers,
et d’avoir ainsi au minimum une chance infime d’être drossé à la plage
intact.
Ce que le capitaine ne pouvait pas savoir, et que Jack avait constaté
pendant la tempête, c’était que chaque fois qu’une énorme vague se brisait
sur la plage, elle était suivie par un puissant reflux aspirant qui laissait, à
marée basse, le fond de la mer momentanément exposé, aussi loin que le
site de l’épave. Dans des conditions aussi extrêmes, avec ses ancres qui le
maintenaient toujours, la proue faisant face au rivage, il était probable que
le navire ait atterri plutôt que sombré, en heurtant rudement le fond, tandis
que la lame suivante se rassemblait derrière lui. À cet instant, à un jet de
pierre seulement du rivage, le capitaine avait dû comprendre qu’ils étaient
perdus, qu’ils n’auraient pas le temps de couper les cordes qui les reliaient
aux ancres et espérer s’en tirer. La vague suivante avait dû s’abattre sur le
navire, briser le mât en arrachant voiles et cordages, et briser les corps des
hommes encore à bord avant même qu’ils ne soient projetés sur les rochers.
Cela avait dû être une fin terrifiante, après des heures de terreur, à rester
accrochés au navire tandis qu’il était drossé à la côte, fouettés par les
embruns et atrocement secoués par les vagues tandis que les ancres
dérapaient inéluctablement. Mais, tout comme ceux du Clan Macpherson
qui avaient sombré au large de l’Afrique de l’Ouest, tout comme ceux,
nombreux, qui étaient enterrés au sommet des falaises ou près des dunes de
sable de ces côtes, les Phéniciens étaient des marins et connaissaient le sort
qui pouvait leur être réservé. Aucun signe apotropaïque, aucune
supplication adressée aux dieux ne pourraient leur être d’un quelconque
secours lorsque les eaux étaient déchaînées et que tout espoir était perdu.
Rebecca vint le rejoindre de nouveau et lui montra la partie arrière de
l’épave, tout en nageant sur le dos dans sa direction, et en regardant Jack. Il
lui fit le signe O.K. et la vit se retourner et suivre une autre méduse énorme
qui était apparue au-dessus d’eux. Il regarda l’endroit qu’elle lui avait
désigné et ressentit une soudaine frénésie de découverte. Le directeur du
projet avait été témoin de sa frustration, la semaine précédente, lorsqu’il
avait été appelé sur le Deep Explorer et qu’il avait dû abandonner sa
parcelle de fouille sans l’explorer totalement, et l’avait alors préservée sous
des sacs de sable en attendant son retour. Jack se retint d’y aller
directement, et continua de se laisser flotter doucement au-dessus du site,
pour prendre connaissance de tout ce qui avait été mis au jour pendant son
absence. Le site n’était pas quadrillé par un carroyage, et la seule structure
fixe était constituée de vingt piquets de métal dont la pointe était rouge,
disposés à intervalles réguliers et servant de balises pour le système de
haute précision à ultrasons qu’ils utilisaient pour établir la cartographie de
l’épave. Le système avait été mis au point par Jacob Lanowski, le génie
informatique de l’UMI, et permettait à un archéologue, d’un seul clic du
pistolet à ultrasons, de repérer la position exacte de toute nouvelle
découverte. L’information allait directement sur le plan directeur et,
recoupée avec la photogrammétrie et le relevé par sonar, permettait de
rendre accessible à quiconque avait accès au site Internet du projet une
image 3D du lien en temps réel. Surtout, cela permettait d’économiser tout
le temps passé autrefois à mesurer et enregistrer les découvertes à la main,
ce qui était d’une importance extrême sur un site exposé aux aléas de la
météo et où la rapidité de la conduite de la fouille était cruciale.
Jack nagea au-dessus de la partie principale de la cale et examina les
amphores qui n’avaient pas encore été enlevées. La plupart servaient au
transport de l’huile d’olive provenant de la côte est de Tunisie, au sud de
Carthage, qui s’était spécialisée dans cette production. Les quelques
amphores contenant de la sauce de poisson et du vin avaient probablement
été destinées à l’équipage. Un certain nombre avaient été enveloppées par
les archéologues dans un emballage de protection, pour couvrir les
inscriptions que l’on avait découvertes, peintes avec du goudron sur les
épaules ou les panses. La plupart renseignaient sur leur contenu ou
indiquaient qu’elles étaient destinées à l’exportation. Une des tentes du
campement installé sur le rivage était remplie de seaux où les tessons
portant des inscriptions avaient été mis à tremper dans de l’eau douce, dans
l’attente de leur transfert au laboratoire de conservation de l’UMI. Jack vit la
partie de la fouille affectée à Costas, où il avait également travaillé la
semaine précédente. Le poids de plomb avec l’étiquette portant son nom et
une bouteille de gin remplie de sable étaient toujours là pour marquer son
territoire. Jack l’avait eu au téléphone la veille et lui avait rappelé ce qu’il
avait dit, pendant leur plongée sur le Macpherson, à propos de la possibilité
de trouver un tesson sur l’épave en Cornouailles qui puisse porter une
inscription inhabituelle, et Costas avait promis d’aller à la pêche, sous la
tente de conservation, dans les seaux où se trouvaient les objets découverts,
lorsqu’il arriverait cet après-midi, pour qu’ils puissent regarder de plus près.
Jack se remit en mémoire rapidement les autres découvertes qu’ils
avaient faites, pour se préparer à ce qu’ils pouvaient éventuellement
trouver. L’un des artefacts les plus étonnants avait été une petite jarre à
paroi épaisse avec un résidu d’un bleu profond que le laboratoire avait
identifié rapidement : c’était de la teinture provenant de la coquille du
murex, la fameuse « pourpre royale » de Tyr, dont la fabrication était un
secret phénicien jalousement gardé. Cela donnait une idée de ce que le
navire pouvait également avoir transporté comme tissus teints, et cela
rappelait aussi les liens étroits maintenus par les Phéniciens de l’Ouest avec
leur terre sémitique d’origine, et avec les peuples de la côte du pays antique
de Canaan, qui s’étendait depuis la Syrie moderne jusqu’au Liban et à
Israël. Ils avaient également trouvé trois amphores caractéristiques
provenant de Massilia, fabriquées par les colons grecs de la ville qui était
devenue Marseille et qui contenaient du vin d’excellente qualité, ainsi
qu’un lot de magnifiques coupes à boire vernissées noires de Corinthe. Cela
montrait que les Phéniciens ne dédaignaient pas de diversifier leurs
chargements avec des marchandises acquises à leurs rivaux en commerce.
Comme si cela n’était pas suffisant, sous les amphores, ils avaient trouvé
une grande quantité de galène en poudre, le sulfure de plomb utilisé dans le
procédé par coupellation pour extraire l’étain du minerai, une matière
première qui aurait été d’une grande valeur, dans l’Antiquité, pour les
mineurs de Cornouailles. Pour couronner le tout, une boîte de cuivre, à la
poupe, contenait deux balances à contrepoids en bronze et de nombreux
jeux de poids pour des balances à plateaux, du bronze lesté de plomb, ainsi
que quelques-unes des plus anciennes pièces de monnaie jamais frappées,
des pastilles d’électrum ovoïdes poinçonnées provenant du royaume de
Lydie en Asie Mineure et datant d’environ 590 avant Jésus-Christ. Aux
yeux de Jack, tout cela indiquait un capitaine commerçant bien
approvisionné et prêt à tout type de transaction, un Phénicien pur et dur,
imaginatif et entreprenant, à la recherche de nouveaux marchés avant même
que la demande pour certains produits ne soit établie. C’était une chose qui
lui fit penser de nouveau au périple d’Hannon et Himilcon et aux tout
premiers contacts des Phéniciens avec les peuples de la Grande-Bretagne de
la fin de l’âge de bronze.
Il atteignit la partie de la fouille qui lui était réservée, à environ cinq
mètres de la poupe du navire, à bâbord, endroit d’où toutes les amphores
avaient été enlevées. Il purgea un peu d’air de son gilet stabilisateur pour
descendre et enleva délicatement trois petits sacs de sable qu’il avait laissés,
et qui s’étaient recouverts de vase pendant les trois jours précédents. Il y
avait à sa droite une des suceuses qui constituaient leur outil de déblaiement
principal et fonctionnait grâce à une pompe à eau située sur le Seafire. L’eau
était aspirée par un tuyau en plastique rigide de deux mètres de long qui
flottait juste au-dessus du fond, ce qui permettait de l’extraire avec les
sédiments et de tout recracher à l’autre bout, au-delà du périmètre de
fouille. Il le tira vers lui, en prenant soin que l’évacuation soit dirigée vers
l’extérieur du site, et approcha l’embout aspirant près de la zone de galets
que les sacs de sable avaient recouverte. Il maintint le tuyau enroulé sur son
bras droit, tout en se tenant prêt à l’orienter de la main gauche. Il leva la
tête, car il savait que Rebecca devait l’observer et lui fit signe de démarrer
avec sa main gauche. Elle lui fit le signe O.K., nagea jusqu’à la surface et
transmit au bateau. Quelques secondes plus tard, la suceuse s’anima, agitée
de soubresauts et de mouvements brusques jusqu’à ce qu’il en prenne le
contrôle. Il jeta un coup d’œil derrière lui, vit l’eau se troubler à l’autre
extrémité du tuyau, puis revint à la fouille. Ce fut comme s’il ne s’était
jamais absenté, comme si la semaine qui venait de passer et la plongée sur
le Clan Macpherson n’avaient été qu’un rêve, mi-euphorique, mi-
cauchemardesque, quelque chose qu’il avait rangé dans son esprit avec
toutes les autres plongées accomplies avec Costas au fil des années et au
cours desquelles ils avaient repoussé les frontières de leurs connaissances
aussi loin qu’il leur était possible.
Quelques secondes plus tard, il retrouva ce qu’il avait commencé à
mettre au jour la dernière fois : un, puis deux objets blancs et polis en forme
de fuseaux, le rendant de plus en plus enthousiaste à mesure qu’ils se
dévoilaient. Il s’agissait des extrémités de défense d’éléphant énormes,
couchées à plat et recouvertes par les sédiments. C’était une découverte
incroyable, à coup sûr la marchandise la plus précieuse du chargement.
Mais le plus incroyable était leur origine, révélée par une analyse de
l’échantillon que Jack avait prélevé la semaine précédente. De nombreux
archéologues pensaient que l’ivoire d’éléphant dont faisaient commerce les
Phéniciens de la partie occidentale de la Méditerranée provenait de leurs
avant-postes sur la côte atlantique de l’Afrique et qu’ils les achetaient à des
intermédiaires locaux qui eux-mêmes se les procuraient loin à l’intérieur
des terres, au sud du Sahara. Mais les analyses avaient révélé qu’elles
provenaient d’Afrique de l’Est, de la contrée qui était devenue la Somalie et
l’Éthiopie modernes, qui étaient connues alors sous le nom de Pount, et où
les Égyptiens se procuraient leur ivoire. Et il y avait une autre chose, dont
Jack s’était demandé s’il ne l’avait pas rêvée lors de sa dernière plongée,
mais il la voyait maintenant dans toute sa réalité. Les deux défenses
portaient chacune en double le symbole alphabétique H. Les commerçants
phéniciens de l’Antiquité marquaient volontiers leurs propres marchandises
et il n’y avait donc rien d’exceptionnel à cela. C’était les lettres elles-
mêmes qui enflammaient l’imagination de Jack. HH : Hannon et Himilcon.
Était-ce possible ?
Les défenses étaient une des découvertes les plus sensationnelles de la
fouille et elles avaient été laissées in situ jusqu’à son retour. Elles étaient
prêtes maintenant à être sorties et conservées. Jack était transporté de les
revoir, mais là où son cœur battait la chamade maintenant, c’était à la
pensée de ce qui pouvait se trouver au-dessous. L’ivoire d’éléphant, et plus
particulièrement le précieux ivoire d’Afrique de l’Est, était alors une
marchandise de très grande valeur et devait avoir été protégé par du fardage
à l’endroit le plus sûr de la cale, sous les amphores, et juste au-dessus des
membrures de la coque. Les trompes reposaient sur une couche gris foncé,
dont il pouvait voir maintenant, alors qu’il déblayait les sédiments, qu’elle
s’étalait sous toute leur longueur. Sa couleur indiquait qu’elle était restée à
l’abri de l’air et que ce qui se trouvait sous le chargement n’avait pas bougé.
S’il y avait du bois sur le site, c’était là qu’on avait le plus de chance d’en
trouver. Il continua à déblayer et l’eau se colora en noir, ce qui lui tacha les
doigts. C’était très bon signe, car c’était la trace d’une oxydation du fer,
exactement ce qui pouvait se produire en présence de clous et de rivets
métalliques. Il poursuivit sa tâche, attendit que la pompe ait fini d’aspirer
l’eau trouble, et alors, il vit : à environ quinze centimètres au-dessous de
l’ivoire, apparut la surface d’une virure 8 en bois, suivie d’une autre juste à
côté, toutes deux exactement où elles devaient se trouver, parallèles à
l’emplacement supposé de la quille. Il agita encore l’eau pour nettoyer et vit
une pièce de charpente. Il examina attentivement le côté de la première
virure et y vit gravé la lettre A inclinée telle que la formaient les premiers
Phéniciens. C’était manifestement la marque du constructeur du navire. Il
posa la main sur le bois, exactement comme il l’avait fait une demi-heure
plus tôt sur l’épave du vapeur, et il sentit la même excitation, l’exaltation de
voir la mer livrer ses secrets. Il pouvait tout à coup se figurer le bâtiment :
ventru, robuste, avec une charpente aux structures rapprochées, ses
éléments assemblés à tenons et mortaises, si bien conservée qu’il pouvait
l’imaginer, dégagé des sables, fendant les flots, sa voile carrée ondulant
sous le vent et le barreur au gouvernail, brillante image de l’aventure
humaine au temps où Carthage et ses marins étaient les maîtres de la mer.
Il se recula, sortit le tuyau de la zone de fouille et leva les yeux. Rebecca
était là, de nouveau, et montrait le trou, tout excitée, en faisant le signe O.K.
Il l’imita, lui montra son pouce levé pour la prévenir qu’il était sur le point
de rejoindre la surface, puis lui fit signe d’éteindre la pompe. Elle hocha la
tête et s’éleva vers la surface. Quelques secondes plus tard, la suceuse
s’arrêta. Il avait terminé ce qu’il avait laissé une semaine plus tôt et fait ce
qu’il avait besoin de faire. C’était maintenant au tour de l’équipe de fouille
de reprendre le travail là où il l’avait laissé. Jeremy et Costas devaient être
arrivés au camp maintenant, et il lui fallait se préparer pour entendre ce que
Jeremy avait à lui dire à propos de la plaque trouvée sur le Clan
Macpherson. Il amarra le tuyau de la suceuse, s’éleva au-dessus du fond,
puis leva les yeux : Rebecca était allongée à la surface sur le dos, bras et
jambes écartés, et sa silhouette était dessinée en contre-jour par le soleil,
auréolée des bulles s’élevant de ses moustaches. Il ressentit une satisfaction
intense. Il venait d’effectuer une des meilleures plongées de sa vie.
9
D eux heures plus tard, Jack finissait sa Cornish pasty et son thé, assis au
café de la plage, en donnant les derniers morceaux à manger au colley
noir et blanc de la ferme voisine qui l’avait souvent accompagné au fil des
années lors de ses visites dans l’anse. Il se leva, fit un signe de la main à la
femme du fermier qui tenait le café, donna une dernière caresse au chien et
traversa le chemin et les dunes pour rejoindre le sentier qui permettait
d’accéder à l’église, derrière le promontoire. Juste avant le cimetière, il
obliqua directement, derrière le vieux mur en pierres sèches qui bordait le
chemin, pour pénétrer dans l’enclos herbeux qui servait à terre de quartier
général de projet à l’UMI. Il était protégé des vents d’Ouest dominants par le
promontoire dont la pente abrupte le surplombait. Rebecca se trouvait à
l’entrée, en grande discussion avec plusieurs randonneurs qui parcouraient
le chemin côtier du sud-ouest et s’étaient arrêtés pour regarder le panneau
informatif sur l’épave phénicienne qu’ils avaient installé au bord du sentier.
Il sourit aux marcheurs et fit un signe de tête à sa fille, car il savait qu’elle
le rejoindrait dès qu’elle le pourrait.
Il salua de la main les plongeurs du club local qui étaient venus jusqu’au
chemin avec leur camionnette et commençaient à s’équiper pour leur
plongée. Il les connaissait depuis des années, c’étaient des amis, des fidèles
de son équipe et ils avaient été les auteurs de nombreuses découvertes
d’épaves passionnantes. Pendant le déjeuner, il avait discuté avec eux du
défi logistique que posait l’exposition à l’air des pièces de bois de l’épave
et, ensemble, avec le directeur du projet, ils avaient établi les grandes lignes
d’un plan qui permettrait de sortir la coque de l’eau, d’en prélever tous les
éléments et de les transporter sans dommage jusqu’aux installations de
conservation de l’UMI, dans un délai de deux semaines. Il jeta un coup d’œil
au ciel et vit que les nuages commençaient à s’accumuler, tandis qu’il
éprouvait sur son visage la brise du début de l’après-midi. Tout était
suspendu à la météo. À cet égard, ils dépendaient autant du bon vouloir des
dieux que les marins de l’Antiquité. Mais il avait les meilleurs dans son
équipe, et il savait qu’il pouvait leur faire confiance pour prendre les bonnes
décisions et faire avancer le projet quelles que soient les intempéries que la
nature choisirait de leur opposer.
Il se pencha pour entrer dans la tente qui servait de centre d’opérations et
posa son carnet sur la table centrale installée sur des tréteaux. À un bout de
celle-ci, un jeune homme de grande taille s’installait avec ses papiers et son
ordinateur portable, qu’il venait de sortir de sa voiture quelques instants
auparavant. Il avait les cheveux ébouriffés et portait des lunettes. Jack lui
sourit, et ils se serrèrent la main.
« J’étais au café, et je t’ai vu arriver, mais j’ai pensé que tu voudrais peut-
être aller dire d’abord bonjour à Rebecca. »
Le jeune homme remonta ses lunettes sur son nez, paraissant légèrement
nerveux.
« Je n’ai pas vraiment eu l’occasion encore. Je voulais d’abord tout
préparer ici.
— Est-ce qu’on te verra dans l’eau, cette fois-ci ?
— En principe, oui. Comment est-elle ?
— Chaude. La combinaison est à peine nécessaire.
— Dans la bouche de Jack Howard, ça veut dire “froide”. Tu es bien
comme ta fille. On dirait qu’elle est insensible au froid. Je pense que j’ai
fait une erreur en demandant à Costas de m’apprendre à plonger dans la mer
Rouge. Cela m’a rendu frileux. »
Amusé, Jack sourit. Jeremy Haverstock était membre à part entière de
l’équipe de l’UMI depuis que, il y avait presque huit ans, il était arrivé de
Stanford détenteur de la prestigieuse bourse Rhodes pour travailler avec
Maria à l’institut de paléographie d’Oxford. Depuis, il avait achevé sa
thèse, publié les premiers volumes de documents concernant leurs deux plus
importantes découvertes de manuscrits, la bibliothèque médiévale secrète
de la cathédrale de Hereford et la bibliothèque perdue de l’empereur Claude
de la villa des Papyrus à Herculanum. Il était devenu récemment directeur
adjoint de l’institut. Il s’était aussi rapproché de façon intéressante de
Rebecca, un processus progressif qui avait accompagné la transformation
de l’adolescente en femme, et que Jack, perplexe, faisait mine d’observer
avec indifférence.
Le rabat se souleva et Rebecca entra, tout en finissant de croquer une
pomme. Elle lança le trognon dans une poubelle et s’essuya la bouche.
« Est-ce que Costas est arrivé ?
— Il arrive dans une demi-heure, lui répondit Jack. Il a appelé pour dire
qu’il était coincé dans les embouteillages.
— Ah, au fait, bonjour, dit-elle à Jeremy. C’est gentil d’avoir appelé. »
Jeremy toussa, tout en jetant un coup d’œil à Jack.
« Oui… Désolé. J’ai été vraiment pris par cette traduction.
— D’accord. J’espère au moins qu’elle est bonne. On parlera plus tard. »
Elle se tourna vers Jack.
« On a vraiment besoin de Costas pour qu’il nous trouve ce fragment de
poterie qui comporte une inscription. Il y a plus de deux cents seaux à côté,
tous pleins de tessons d’amphores portant des inscriptions peintes, et les
gens de la conservation ont déjà bien assez à faire avec tout ce qui arrive de
nouveau.
— Il dit qu’il peut la trouver immédiatement.
— Costas est vachement important, non ? On dirait qu’il a toujours la
clef pour résoudre les problèmes, même s’il n’en a pas conscience lui-
même.
— C’est exactement à cette conclusion que je suis arrivé aussi.
— Je n’avais pas compris que c’était Costas qui avait découvert la plaque
sur le Clan Macpherson la semaine dernière. Je dirais qu’il compte comme
archéologue à part entière, maintenant.
— Je ne suis pas sûr qu’il aimerait t’entendre dire ça. Tu sais, c’est
l’ingénieur, le dur à qui on ne la fait pas. L’immigrant grec élevé dans les
rues dangereuses de New York. L’homme rationnel qui laisse les idées aux
intellos comme nous.
— Moi, je pense que cela lui ferait plaisir, même s’il se peut qu’il ne le
montre pas, protesta Rebecca. De toute façon, pour obtenir un doctorat
du MIT, il faut effectivement avoir quelques idées. En fait, il est
probablement le plus intelligent de nous tous. Et si tu veux mon avis, il a
peut-être l’air dur, mais en réalité, c’est un tendre. D’oncle Costas et
d’oncle Hiemy, Costas est le premier à verser sa larme lorsqu’il y a des
petits enfants autour d’eux.
— Puisque tu parles d’oncle Hiemy, comment va Maurice ?
— À l’heure du déjeuner, j’ai eu de nouveau Aysha au téléphone à
Carthage. Elle a insisté auprès de Maurice pour qu’il t’appelle. Il a trouvé
quelque chose d’intéressant en creusant sur le site du port, mais il a décidé
de ne pas te déranger jusqu’à ce que tu aies retrouvé tes marques ici, après
l’expédition sur le Deep Explorer. Elle dit que cela va requérir toute ton
attention.
— Pourquoi attendre ? dit Jack. Maurice ne m’appelle que lorsqu’il y a
quelque chose de bien.
— Laisse-le prendre contact avec toi. Souviens-toi que c’est sa première
fouille depuis l’Égypte et il vaut mieux lui laisser conduire les choses à son
rythme. Lorsqu’il sera prêt, il le fera.
— Tu as sans doute raison. Tu l’as vu plus que moi ces derniers temps et
tu connais son état d’esprit.
— Cela fait presque un mois qu’ils travaillent sur la fouille de Carthage.
Il lui a fallu beaucoup de temps pour oublier sa frustration et se remettre du
choc qu’il a reçu lorsqu’ils ont dû quitter l’Égypte l’année dernière. Tout ce
qui est arrivé depuis avec les extrémistes rend son retour là-bas de plus en
plus improbable.
— Penses-tu qu’il va trouver des traces de la présence des Égyptiens à
Carthage ? demanda Jeremy en levant le nez de son écran. Ce sont les
Phéniciens qui ont fondé la ville, au début du IXe siècle avant Jésus-Christ,
c’est bien ça ?
— Ça, c’est ce que nous disent les historiens romains, répondit Jack, et
jusqu’à présent l’archéologie ne les a pas contredits. S’il y a eu une
quelconque présence égyptienne, il est plus probable qu’il se soit agi de
marchands ou de correspondants commerciaux dans un avant-poste dirigé
par les Cananéens, ancêtres des Phéniciens. Il semble qu’ils aient été
chargés du commerce maritime à la fin de l’âge de bronze, tout comme
l’étaient leurs descendants à l’époque de l’épave que nous avons trouvée
ici. Si Maurice trouve effectivement des artefacts égyptiens, cela ne signifie
pas nécessairement qu’il s’agissait d’un comptoir égyptien permanent.
— Aysha dit qu’il est comme toi : quand il a une intuition, il n’est pas
satisfait tant qu’il n’a pas creusé son trou jusqu’à la roche, dit Rebecca.
— Je m’en souviens bien. À l’époque, nous étions en pension ensemble,
et nous faisions le mur pendant les week-ends pour creuser sur une partie du
site de la villa romaine du coin. Ce n’était pas une chose à faire, mais on a
quand même tout enregistré méticuleusement, et à la fin, nous l’avons
publié. Je n’oublierai jamais comme je faisais le guet pour voir si le
propriétaire n’arrivait pas pendant que le derrière de Maurice émergeait
d’un trou dans la terre. Je l’avais surnommé l’homme-taupe.
— Il ne pouvait certainement rien trouver d’égyptien là-bas, remarqua
Jeremy.
— Mais si, justement. Il se trouvait que la villa avait été construite au
IIe siècle pour un centurion à la retraite qui était un fidèle du culte d’Isis,
auquel les soldats romains étaient très attachés. Je revois encore
l’expression de joie incroyable de son visage lorsqu’il a émergé de son trou
en serrant contre sa poitrine une statuette en faïence d’Anubis. C’est comme
ça qu’il a attrapé le virus de l’égyptologie. Cet été-là, il s’est enfui grâce à
l’argent qu’une tante d’Allemagne lui avait laissé. On n’a plus entendu
parler de lui jusqu’à ce qu’on le retrouve dans la vallée des Rois où il avait
été embauché par un directeur de fouilles américain qui n’avait jamais
rencontré un garçon de dix-huit ans avec une connaissance aussi
encyclopédique de l’Égypte ancienne. En réalité, il avait seize ans, pas dix-
huit, et pour le faire rentrer chez lui, il y eut presque un incident
international. Mais après ça, sa détermination est restée la même.
— Le problème, à propos de son idée des Égyptiens à Carthage, intervint
Jeremy, c’est de savoir si c’est une intuition ou s’il prend ses désirs pour des
réalités. Pour un homme qui ne pense qu’à explorer des trous, le fait
d’imaginer qu’il pourrait avoir à terminer sa carrière en étudiant des
artefacts dans les musées doit être assez insupportable. Je comprends ce qui
le pousse à vouloir trouver les Égyptiens partout où il creuse.
— Au moins, Jacob est avec lui », dit Rebecca.
Jeremy la regarda, étonné.
« Lanowski ? Tu plaisantes ! Je croyais qu’il était à une de ces
conférences sur les nanotechnologies en Californie. En train de prononcer la
conférence inaugurale sur la résistance à la pression des polymères utilisés
pour les combinaisons de plongée, ou quelque chose du genre. Costas et lui
ont passé des nuits à en parler il y a quelques semaines.
— Il a annulé ça dès qu’Aysha l’a invité à venir les rejoindre, répondit
Rebecca. Je crois qu’elle a pensé que ce serait bon pour Maurice. Depuis
qu’oncle Hiemy a appris que Jacob était passionné d’égyptologie, ils en
arrivent à ne plus pouvoir se passer l’un de l’autre. Et ils viennent tous les
deux d’être pères, ce qui fait qu’ils peuvent échanger à propos de leurs
difficultés et des problèmes qu’ils rencontrent avec leurs jeunes enfants.
— Petits enfants, petits soucis, grands enfants, grands soucis », remarqua
Jack.
Rebecca lui jeta un regard noir, et il se tourna vers Jeremy.
« Au fait, qu’as-tu trouvé au sujet de la plaque ? »
Rebecca toussa et leva la main.
« Avant ça, je veux te montrer quelque chose. Une chose qui vient de ma
zone de fouille, que j’ai trouvée hier. J’ai attendu pour t’en laisser la
primeur, papa. »
Jack lui sourit. Un instant, il crut voir Elizabeth, la mère de sa fille, assise
devant lui, avec ses yeux et ses cheveux noirs, la peau mate qu’elle devait à
ses ancêtres napolitains. Cela le ramena à la dernière fois où il l’avait vue
sur l’antique site d’Herculanum, avant son assassinat par la mafia presque
huit ans auparavant. Mais dans les yeux de Rebecca, il voyait aussi une
détermination à toute épreuve dont il savait qu’elle lui venait à cent pour
cent des Howard, une volonté inébranlable d’aller jusqu’au bout malgré les
difficultés, de suivre la piste à laquelle elle s’était attachée aussi loin qu’elle
le pouvait, de ne jamais abandonner. Il se pencha, attrapa un crayon et le
tapota sur la table, tout en acquiesçant de la tête.
« D’accord. Quelle est ta trouvaille ? »
Elle se dirigea vers une étagère qui se trouvait derrière elle et y prit avec
précaution un grand plateau couvert d’un linge qui servait à ranger les
objets mis au jour, puis le posa sur la table en face d’elle.
« Papa, les défenses d’éléphant que tu as découvertes, c’était super,
vraiment super. Félicitations, au fait. Du coup, j’ai pensé que ce que j’ai
trouvé pourrait t’intéresser. Je l’ai récupéré dans le réservoir d’eau douce
dans la tente de conservation juste pour te le montrer, mais je vais l’y
remettre en vitesse, dès qu’on aura fini. »
Elle souleva le tissu et prit un objet d’environ cinquante centimètres de
long, enveloppé de papier à bulles. Jack vit l’extrémité d’une défense qui en
dépassait. La zone de fouille de sa fille se trouvait à l’opposé de la sienne
dans la cale du bateau, et cela montrait qu’il y avait encore plus d’ivoire
entreposé sous les amphores qu’il ne l’avait imaginé. C’était une cargaison
d’une valeur inestimable. Elle déballa l’objet, se pencha pour le lui tendre :
c’était une longue défense droite et spiralée.
« Elle doit avoir été brisée lors du naufrage, dit la jeune fille. La partie
inférieure se trouve toujours in situ. En tout, elle fait plus de deux mètres de
long, plus que ta taille. Et il y en a une autre, près de l’endroit où j’ai trouvé
celle-ci. »
Jack regarda, étonné. Ce n’était pas ce qu’il avait imaginé. Il s’exclama :
« Eh bien, que le diable m’emporte ! Ce n’est pas de l’ivoire d’éléphant.
C’est du narval !
— J’ai envoyé des photos au département de biologie marine à l’UMI, et
ils l’ont confirmé. Ils m’ont dit aussi qu’un autre fragment brisé que j’ai
trouvé à côté provenait d’un morse.
— Le narval et le morse, dit Jeremy. Ce ne sont pas vraiment des
animaux qui viennent d’Afrique, il me semble.
— Il y a autre chose. (Elle reprit la défense, la replaça soigneusement sur
le plateau et tendit à Jack quelque chose d’autre, un autre objet enveloppé
dans du papier à bulles, plus petit.) Ouvre-le. »
Jack fit ce qu’elle lui disait et resta bouche bée. Il y avait à l’intérieur un
fragment de la taille de son poing d’une matière translucide de couleur
ambrée. Il le souleva dans la lumière et vit les insectes qui y étaient
prisonniers.
« De l’ambre, dit-il, en l’examinant sur toutes ses faces. C’est l’un des
fragments les plus gros que j’aie jamais vus. Étonnant.
— Cela vient de la Baltique, probablement la partie orientale. Il y en a
d’autres, sans doute qu’il y en avait au départ la valeur d’un panier plein.
J’ai envoyé un échantillon au laboratoire pour qu’ils l’analysent. Ils sont
hyperexcités parce que l’analyse génétique de ces moustiques peut révéler
des choses extraordinaires, surtout s’ils y trouvent du sang provenant
d’espèces animales géantes disparues. Mais ce qui me fascine le plus,
personnellement, c’est ce que ces découvertes, le narval, le morse et
l’ambre, peuvent révéler sur le périple de notre navire.
— C’étaient peut-être des marchandises précieuses acquises en
Cornouailles par les marchands phéniciens pour les vendre dans le Bassin
méditerranéen », suggéra Jeremy.
Jack réfléchissait à toute vitesse :
« Il est certain qu’il devait y avoir un marché pour ce genre de produits
exotiques dans le Bassin méditerranéen, et il est possible que ces objets
aient constitué des trophées qu’ils avaient l’intention de rapporter à
Carthage, pour prouver qu’ils étaient allés plus loin au nord que quiconque
venant de la Méditerranée l’avait jamais fait. Mais il peut y avoir une autre
explication. Si on pense au reste du chargement, il n’y a rien qui vienne des
îles Britanniques. Nous avons devant nous un chargement prêt à être
échangé avec les marchands d’étain, et non pas le résultat de la transaction
avec eux. Si le navire avait été sur le point de reprendre la mer après avoir
réalisé ses transactions, sans doute n’aurai-je même pas repéré l’épave du
tout, car la plupart des marchandises que nous avons trouvées auraient été
échangées et le seul chargement visible aurait consisté en morceaux de
minerai d’étain, ce qui constituait un véritable trésor pour les Phéniciens,
mais aurait été quasiment invisible sur le fond.
— Ces découvertes montrent que le navire n’est pas arrivé ici en
provenance directe de la Méditerranée », remarqua Rebecca.
Jack soupesa le bloc d’ambre et l’examina.
« Je pense que cela montre que le navire a d’abord fait route vers la
Baltique, puis a mis le cap quelque part très au nord, à un endroit où ils ont
acquis les défenses de narval et de morse. Pour moi, c’est la preuve qu’ils
ont fait le tour des îles Britanniques avant d’aborder dans Mount’s Bay, et
de terminer leur course sur la route qui les menait vers les marchands
d’étain. Ce navire a fait naufrage en arrivant dans Mount’s Bay, sur le
rivage où les mineurs britanniques apportaient et vendaient leur minerai
d’étain, et non pas en repartant.
— Ce bâtiment n’était pas seulement celui d’un marchand, mais celui
d’un explorateur, suggéra Rebecca.
— Oui, et qui avait toujours en tête l’idée de commercer, approuva Jack.
Si j’étais un Phénicien digne de ce nom, chargé de marchandises provenant
de la Méditerranée et à la recherche d’étain, je considérerais aussi l’ambre
et les défenses offerts par les peuples maritimes des contrées nordiques
comme des articles de troc. Ici, chez les Britons de Cornouailles, ces
marchandises provenant de contrées inhospitalières situées à des centaines
de kilomètres de distance devaient avoir été considérées comme aussi
exotiques que chez les populations méditerranéennes et aussi prisées.
— Papa, tu me dis toujours que l’histoire est écrite par des hommes à
forte personnalité et que les préhistoriens qui travaillent sur de longues
périodes perdent souvent de vue l’influence que des individus
charismatiques et motivés peuvent avoir sur l’innovation technologique, sur
la colonisation et l’exploration. Lorsque j’ai vu cet ivoire et que j’ai pensé
au voyage fantastique qu’ils avaient dû entreprendre, j’ai immédiatement
pensé à Himilcon et Hannon. »
Jack lui rendit le bloc d’ambre et l’observa tandis qu’elle l’emballait
soigneusement, puis recouvrait le paquet et l’ivoire, et replaçait le tout sur
l’étagère. Elle se rassit et se tourna vers Jeremy.
« Tu ne dis rien. Qu’est-ce que tu en penses ? »
Jeremy orienta l’écran de son portable de façon à ce que les deux autres
puissent le voir.
« Je ne peux qu’ajouter ce que donnent les sources littéraires. Vous devez
reconnaître cette page du codex Palatinus Graecus 386 qui se trouve dans
la bibliothèque de l’université d’Heidelberg. C’est le plus ancien fragment
de quelque importance du Périple d’Hannon, qui a été relié avec le Périple
de la mer Érythrée, et constituait le guide des commerçants romains du
Ier siècle après Jésus-Christ pour la mer Rouge et l’océan Indien. Un moine
byzantin du Xe siècle après Jésus-Christ a décidé de réaliser une petite
encyclopédie de tous les voyages d’exploration de l’Antiquité qui étaient
parvenus à sa connaissance, en copiant les fragments de manuscrits
originaux qui l’intéressaient et qui sont maintenant perdus. Le Périple
d’Hannon est habituellement daté du VIe ou Ve siècle avant Jésus-Christ, et,
selon mon estimation, il s’agirait plutôt de la partie la plus ancienne de la
fourchette, c’est-à-dire la première moitié du VIe siècle avant Jésus-Christ. Il
a été rédigé en phénicien punique, mais la version de Heidelberg est une
traduction en grec. L’expédition et celle de son frère Himilcon sont
mentionnées par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle du Ier siècle
après Jésus-Christ, ainsi que par plusieurs auteurs plus récents, ce qui
confirme que le Périple d’Hannon n’était pas une simple invention d’un
moine du Moyen Âge. Il s’agit prétendument d’un récit de première main
de l’exploration d’Hannon le long de la côte ouest de l’Afrique, mais celle-
ci se termine brutalement lorsqu’il fait demi-tour avant d’atteindre la pointe
sud de l’Afrique.
— C’est comme si un éditeur avait tracé un trait rouge en travers d’un
texte, sans vraiment prendre en compte le sens de l’histoire, constata Jack.
Cela ne semble pas véridique.
— Peut-être qu’il existait une relation complète, mais qu’elle n’a jamais
été officialisée, dit Rebecca.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Jeremy.
— Je veux parler de secrets commerciaux, répondit-elle. Si tu découvres
quelque chose de bien et que tu veux dissuader les gens de le trouver aussi,
tu écris un récit avec précisément cet objectif.
— Pline dit qu’Hannon a réussi à atteindre l’Arabie, dit Jack. C’est une
source assez fiable, et il est possible qu’il ait lu le rapport complet.
— Et Himilcon ? demanda Rebecca.
— C’est beaucoup moins clair, affirma Jeremy. Pline est le premier à le
citer, et il dit que, lorsque Hannon partit faire le tour de l’Afrique, Himilcon
a été envoyé au nord pour explorer les côtes les plus éloignées de l’Europe.
Un certain nombre d’historiens ont émis l’hypothèse qu’ils étaient frères.
Avienus, un auteur romain du IVe siècle après Jésus-Christ, mentionne de
nouveau Himilcon et indique qu’il a fait un voyage vers les Oestrymnides,
les « îles occidentales », sa façon de désigner une contrée connue des
premiers explorateurs grecs et phéniciens sous le nom de Cassitérides, les
îles de l’étain. L’expédition était pleine de dangers, de monstres marins et
de brouillard. Avienus nous fait croire que sa source est un récit fait par
Himilcon en personne, que l’on a perdu, et c’est aussi ce que nous dit
implicitement Pline l’Ancien. Mais il n’y a pas trace de tablettes rédigées
sur ce sujet à Carthage, ce qui est étrange, car faire le tour par la mer des
îles Britanniques aurait été un exploit tout aussi fameux que celui
d’Hannon.
— Le secret commercial était probablement trop précieux pour qu’on
laisse filtrer quoi que ce soit sur cette expédition, puisqu’il y avait une telle
demande pour l’étain provenant des îles Britanniques, suggéra Rebecca.
— Ou peut-être qu’Himilcon n’a pas survécu pour se vanter de son
succès, dit Jack. Un récit partiel, qui n’a pas été vraiment cru, est peut-être
parvenu par l’intermédiaire d’autres membres de sa flotte qui auraient
survécu, en supposant que son vaisseau n’avait pas été le seul à partir. Mais
en l’absence du grand homme capable de vendre son histoire, sans le
Christophe Colomb, le Jean Cabot ou le Vasco de Gama, même les plus
fascinants hauts faits des explorateurs pouvaient échouer à trouver leur
public.
— Il est donc possible qu’Himilcon ait péri dans un naufrage, conclut
Rebecca en fixant Jack. Un naufrage sur les côtes de Cornouailles.
— L’idée m’a traversé l’esprit. »
Ils entendirent à l’extérieur une voix familière dire bonjour aux plongeurs
et, quelques instants plus tard, Costas apparut à l’entrée de la tente. Il tenait
à la main un énorme sandwich, portait un vieux sombrero en paille, la
chemise hawaïenne qui était sa marque distinctive et un bermuda
multicolore. Il salua de la main, prit une bouchée à pleines dents et
contourna la table pour prendre place. Il avait la démarche chaloupée qu’il
partageait, Jack l’avait constaté, avec ses cousins de l’île grecque sur
laquelle il était né, et qu’il avait héritée de générations de pêcheurs et de
cueilleurs d’éponges qui travaillaient sur de petits bateaux. Costas tira une
chaise en plastique entre Jeremy et Rebecca, et s’assit. Jack trouva qu’il
paraissait particulièrement grisonnant aujourd’hui, car il ne s’était pas rasé
depuis au moins une semaine, mais il avait l’air satisfait qu’il arborait
toujours après quelques jours de travail ininterrompu dans le laboratoire
d’ingénierie de l’UMI. Il mordit de nouveau dans son sandwich et inspecta
les taches grasses qui couvraient ses avant-bras.
« Désolé, dit-il, j’ai mis ma tenue de plage, mais j’ai oublié de me laver.
— Super sandwich, remarqua Rebecca. Une spécialité new-yorkaise en
Cornouailles. C’est une bonne idée, de goûter la cuisine locale.
— Elle a l’habitude de me les préparer, au café, dit-il en déglutissant. Je
la préviens la veille, et elle se procure ce qu’il faut. Je vais harponner du
poisson frais pour elle sur l’épave du vapeur en guise de paiement. Ça
marche.
— Tâche de faire attention au requin, dit Jack.
— Il n’aime pas le poisson plat, moi, si. Je lui laisse les autres. C’est ce
qui s’appelle travailler en harmonie avec la nature.
— Tu as appris ça dans les rues malfamées du Bronx ? » lui demanda
Jeremy.
Costas reprit une bouchée.
« J’ai appris à pêcher au harpon avec mes oncles quand nous rentrions en
Grèce pour les vacances, lorsque j’étais enfant.
— Ça, c’était lorsque tu n’étais pas en train de siroter un gin tonic près de
la piscine, sur la plage arrière du yacht de soixante mètres de ton père ?
— C’était une autre sorte d’apprentissage. J’apprenais à profiter de la vie.
Et puisqu’on en parle, on se fait un barbecue sur la plage ce soir ?
— Ça dépend de la façon dont on avance ici, dit Jack. Il se peut qu’on
doive partir cet après-midi. »
Costas grogna, fourra le reste du sandwich dans sa bouche et s’essuya les
mains sur son bermuda, tout en regardant l’écran du portable de Jeremy où
s’affichait la transcription du Périple d’Hannon. Il le lut tout en finissant sa
bouchée et faillit s’étrangler. Il revint à sa lecture, tout en avalant avec
difficulté.
« Écoutez-moi ça », dit-il, et il lut :
Au fond de ce golfe il y avait une île pareille à l’autre dont nous
avons parlé, laquelle contenait un lac ; celui-ci renfermait à son
tour une autre île, habitée par des hommes sauvages ; mais la
plupart d’entre eux étaient des femmes aux corps velus, que nos
interprètes appelaient Gorilles. Nous ne pûmes pas attraper les
hommes : ils s’enfuirent tous dans les montagnes et se défendirent
avec des pierres. Quant aux femmes, nous en prîmes trois, qui
mordirent et griffèrent leurs conducteurs, et ne voulurent pas les
suivre. Nous les tuâmes, et nous leur ôtâmes la peau, que nous
apportâmes à Carthage. Car nous ne pûmes pas aller plus loin,
faute de provisions.
J ack regarda avec étonnement la photo que Jeremy avait posée devant lui,
où figuraient la plaque de bronze du Clan Macpherson avec, au-dessous,
la traduction que Jeremy en avait faite.
« Tu en es sûr ? lui demanda-t-il en relisant le texte, osant à peine croire
ce qu’il avait sous les yeux.
— Absolument certain, répondit Jeremy. Il s’agit du premier alphabet
punique, pratiquement identique à celui des Phéniciens du Levant, qui se lit
de droite à gauche. Tu vois la graphie primitive de la lettre A, couchée sur le
côté. On peut exclure toute possibilité qu’il s’agisse d’un faux, car nous
avons là les caractères distinctifs des lettres beth, teth et mem, l’équivalent
des lettres grecques bêta, thêta et mu, qu’on ne peut trouver par ailleurs que
sur les tessons de poteries de notre épave phénicienne. Grâce aux pièces de
monnaie lydiennes et aux poteries grecques du chargement, qui sont
datables, nous savons que celles-ci sont du début du VIe siècle avant Jésus-
Christ. Nous avons effectué une comparaison complète entre les lettres
alphabétiques primitives de la plaque et celles des inscriptions trouvées
dans l’épave, et nous avons conclu avec certitude qu’elles étaient
contemporaines. La date la plus vraisemblable de la plaque et de l’épave se
situe à l’époque des explorations d’Hannon et Himilcon, dans les
années 580 ou 590 avant Jésus-Christ. »
Jack lut, lentement et à haute voix, la traduction de Jeremy :
Jack le regarda.
« Est-ce que le Char des Dieux et le Char de Feu pourraient être la même
chose ?
— Oui, j’en suis sûr. Souviens-toi, le texte d’Heidelberg est une copie
faite plus de mille cinq cents ans après la traduction grecque, qui peut avoir
été elle-même copiée de traductions plus anciennes, donnant à chaque fois
la possibilité de fautes et d’erreurs. Dans l’Ancien Testament, « Char du
Seigneur », ou « Char de Dieu » correspond à la traduction usuelle de
l’hébreu au grec du moyen de transport dans lequel le dieu israélite apparaît
dans le livre d’Ézéchiel. Il est possible que les moines, dans le scriptorium,
imprégnés de la Bible comme ils l’étaient, aient vu le mot grec signifiant
« char » et aient inséré l’expression biblique qui leur était familière, se
contentant, comme référence au feu, des autres images de ce passage
évoquant les flammes. Mais avec l’indice que nous donne la plaque, qui est
rédigée en phénicien et date de l’époque d’Hannon, nous pouvons être sûrs
que l’expression originale était celle que je traduis par « Char de Feu ».
— Il y a tout de même un problème géographique, objecta Jack, en
réfléchissant. Dans le texte d’Heidelberg, le char apparaît sur la côte ouest
d’Afrique, juste avant la contrée des gorilles. Généralement, on fait
correspondre l’image de rivières de feu à un volcan en activité qu’Hannon a
dû voir dans la région du Sénégal moderne. Et cependant le texte de la
plaque indique qu’elle a été érigée à des centaines de kilomètres au sud, au
cap de Bonne-Espérance, et que le char se trouvait au-delà, quelque part sur
la côte est de l’Afrique.
— C’est pour cette raison que la plaque change la donne, dit Jeremy avec
conviction. Elle suggère que ce passage à propos des feux dans le texte
d’Heidelberg est un regroupement, qui combine le volcan du Sénégal avec
une chose redoutable qui va survenir, quelque chose qu’Hannon a choisi de
ne pas raconter avec exactitude lorsqu’il est retourné à Carthage et a rédigé
son Périple. »
Jack hocha la tête lentement.
« Et pourtant, c’était une chose qu’il pouvait mettre à profit pour embellir
sa description de la région volcanique, en la rendant plus terrifiante, comme
si quiconque se rendrait à cet endroit pénétrerait indûment dans le royaume
des dieux.
— Exactement. (Jeremy se tourna vers Rebecca.) Tout à l’heure, tu as
évoqué la question des secrets commerciaux des explorateurs qui feraient
état de leur réussite tout en évitant soigneusement d’en divulguer trop, pour
s’assurer de ne pas révéler leur itinéraire à leurs rivaux. Eh bien, je pense
que nous avons ici la preuve que le Périple d’Heidelberg est une version
tronquée de la vérité, réalisée à l’instigation d’Hannon lui-même, qui a
décidé de ne pas raconter toute l’histoire lorsqu’il la fait connaître au
monde lors de son retour à Carthage.
— Et que fais-tu alors de l’affirmation de Pline selon laquelle il a
effectivement atteint l’Arabie ? » demanda Rebecca.
Jeremy haussa les épaules.
« Peut-être que plusieurs de ses marins survivent avec lui et n’arrivent
pas à garder le secret. Ou bien Hannon lui-même en vieillissant n’a plus
rien à perdre et il est alors important pour lui de dire la vérité sur ce qu’il a
accompli, pour que les noms d’Hannon et Himilcon demeurent en bonne
place dans les annales de l’exploration. Les tablettes du Périple restent
intactes, sacrées, dans le temple de Baal Hammon, mais la rumeur s’étend
et devient vite une vérité admise parmi les marins carthaginois, des hommes
qui ont dû vénérer la mémoire d’Hannon, exactement comme leurs
successeurs l’ont fait pour Vasco de Gama ou le capitaine Cook. Lors du sac
de Carthage par les Romains, l’histoire se raconte toujours et survit avec
assez d’autorité pour que Pline l’évoque comme un fait dans son Histoire
naturelle. »
Costas leva la main.
« Mais je vois un autre problème. Il n’y a rien de volcanique sur la côte
est de l’Afrique qui correspondrait à la description.
— Il n’y a pas besoin de chercher des volcans, répondit Rebecca en
secouant la tête. Lorsque j’étais en Éthiopie il y a deux ans avec mon école
pour travailler avec l’organisation humanitaire, nous nous levions à l’aube
pour voir les premiers rayons du soleil sur les crêtes montagneuses du
plateau. Pendant la saison sèche, lorsque le vent soulève la poussière, cela
crée un effet de lumière remarquable, une sorte d’ondulation sur l’horizon,
à l’ouest, au moment où le soleil éclaire les sommets. C’est à un endroit
bien défini, où il y a une ligne de crêtes orientée au nord-ouest, que l’on
peut le mieux voir ce phénomène lumineux, au moment où le soleil illumine
progressivement la crête du sud au nord, pendant quelques secondes.
Lorsque la visibilité est bonne, cela permet de voir les montagnes au loin, à
travers la plaine depuis la mer, j’imagine que pour un marin de l’Antiquité,
cela pourrait ressembler à un char poursuivant sa course à travers le ciel, un
Char de Feu.
— Peux-tu localiser cet endroit avec précision ? lui demanda Jack en la
regardant intensément.
— Certainement. Il s’agit des sommets qui dominent le plateau de
Magdala, où le roi éthiopien Téwodros a livré son dernier combat contre les
Britanniques lorsqu’ils ont envahi l’Abyssinie en 1868. Tu devrais savoir
ça, papa.
— Bien sûr que je le sais. Notre ancêtre, le colonel des Royal Engineers,
a hérité d’un de ses camarades officiers en Inde d’une boîte contenant des
objets en rapport avec cette campagne. Mon père ne m’en a parlé que très
peu de temps avant sa mort, et elle faisait partie d’une longue liste d’autres
documents appartenant à la famille qu’il n’avait pas eu le temps de
répertorier. Il semble qu’il y ait un journal rédigé à la main et une sorte de
tissu, un morceau de tapisserie ou quelque chose de ce genre, qui a été
rapporté de cette campagne. Ces archives sont restées en désordre ces
dernières années car le nouveau bâtiment conçu pour les accueillir sur le
campus était en construction, mais il est sans doute temps que je m’y
plonge. Mon père m’a toujours dit qu’ils n’étaient pas là-bas uniquement
pour faire la guerre, mais aussi pour retrouver la piste d’antiquités
bibliques.
— Il y a autre chose qui m’intrigue, cependant, dit Rebecca. Je
comprends bien pourquoi Hannon a pu abréger son histoire lorsqu’il a été
de retour à Carthage. Les magistrats, ou je ne sais qui d’autre, avaient
probablement donné des ordres stricts pour qu’il ne parle pas de sa
circumnavigation. Qui sait l’or et les autres richesses qui pouvaient se
trouver en Afrique de l’Est. Mais alors, pourquoi vendrait-il la mèche sur
une plaque qu’il érige au cap, en disant exactement où il va ?
— Il était sans doute dans un autre état d’esprit à ce moment-là, répondit
Costas. On peut lire cette plaque presque comme l’ultime note d’un journal
intime : “Nous étions cinquante navires, et il n’en reste qu’un maintenant.”
J’ai doublé plusieurs fois le cap de Bonne-Espérance lorsque j’étais dans la
Navy, et je peux te dire que, sur un bâtiment tout simple muni d’une voile
carrée, cela aurait été une affaire plutôt terrifiante. Il ne savait pas s’il
reviendrait. Il était loin de penser aux secrets commerciaux. À cet endroit,
face à cette perspective redoutable, tout ce qui importait était de laisser une
trace de ce qu’il avait accompli, et peut-être une indication pour ceux qui
pouvaient l’avoir suivi afin qu’ils sachent ce qui lui était arrivé.
— Tu veux dire ce qui était arrivé à son chargement, remarqua Jack.
“L’endroit convenu” prouve que quiconque lui avait confié ce chargement
avait en tête une destination précise, la montagne appelée le Char de Feu.
— Si ce lieu se situait en Éthiopie, il pouvait figurer sur les cartes des
Anciens, non ? dit Rebecca. Les Égyptiens avaient entendu parler du pays
de Pount, au sud, et des explorateurs à la recherche d’ivoire et d’or devaient
connaître la richesse de la vie sauvage et l’or que l’on pouvait trouver sur
les hautes terres éthiopiennes. Peut-être que quelqu’un possédait un trésor
qu’il voulait faire partir subrepticement dans un endroit secret quelque part
aux limites du monde connu, mais avec la possibilité de le récupérer.
— Et assez important pour qu’il soit transporté à sa destination lors d’une
expédition qui ferait tout le tour du continent africain », remarqua Costas.
Jack contempla le pictogramme figurant les deux hommes avec la boîte.
Une idée était en train de prendre forme dans son esprit, quelque chose de
presque trop incroyable pour l’envisager.
« Le début du VIe siècle a été une période très agitée en Terre sainte, au
Moyen-Orient, dit-il. Nabuchodonosor, roi de Babylone, avait conquis les
anciennes terres phéniciennes de Canaan, et Carthage était devenue la
nouvelle capitale du monde phénicien. C’est exactement le moment où on
s’attendrait à ce que Carthage envoie des navigateurs réputés comme
Hannon et Himilcon dans de grands voyages d’exploration vers l’ouest,
pour asseoir la domination carthaginoise sur un monde nouveau où ils
n’auraient pas à affronter les vieilles puissances du Moyen-Orient, qui était
alors une région aussi difficile que de nos jours.
— Et Nabuchodonosor a fait quelque chose d’autre, n’est-ce pas, papa ?
ajouta Rebecca doucement. Souviens-toi, l’année dernière, je travaillais au
mont du Temple, et nous étions en train de creuser dans les différentes
strates. Il a détruit le temple et a obligé les Juifs à s’exiler. Quelque chose a
disparu, n’est-ce pas ? Un immense trésor, le plus important, le plus sacré
des Juifs. Alors, voilà ce que je pense. Comme les Phéniciens fuyaient leur
terre natale pour se rendre à Carthage, à qui leurs cousins du royaume de
Juda pouvaient-ils faire le plus confiance pour leur confier ce trésor qu’aux
meilleurs navigateurs du monde, à des hommes comme Hannon ? Ils
pourraient le mettre en sécurité loin de ce baril de poudre qu’était le
Moyen-Orient et lui faire faire ce périple extraordinaire jusqu’à l’endroit
désigné, où il pourrait demeurer caché jusqu’à ce que le moment vienne de
le récupérer ! »
Jack contemplait le pictogramme, l’esprit en ébullition. Jeremy se tourna
vers lui.
« Je pense que maintenant il faut que nous examinions le fragment
d’amphore de Costas. »
Ce dernier se pencha en avant, très intéressé.
« Est-ce que tu arrives à le lire ? »
Jeremy le prit et l’orienta vers la lumière.
« L’inscription a été faite en grattant la face externe du fragment. Cela a
été fait à la hâte, mais c’est très net. C’est du phénicien, il n’y a aucun
doute, et cela appartient à la même période que les fragments peints
provenant de l’épave et que la plaque. Entre autres similitudes, elle
comporte la même lettre A couchée. »
Costas suggéra :
« S’agit-il d’une autre référence au contenu des amphores, comme les
inscriptions peintes ? »
Jeremy secoua la tête avec solennité.
« Sur ces amphores, les marques ont été faites lorsqu’elles ont été
remplies, ou bien sur le quai. En conséquence, lorsque nous avons des
fragments cassés comportant ces repères, provenant d’amphores brisées lors
du naufrage, elles constituent un puzzle géant, dont chaque pièce comporte
une partie de l’inscription. Votre fragment est totalement différent, et il est
unique jusqu’à présent sur l’épave. C’est une inscription complète, resserrée
pour être contenue dans l’espace disponible, réalisée en grattant un
fragment déjà brisé. Elle a été faite par quelqu’un qui a ramassé un tesson
brisé et a utilisé ce qui lui est tombé sous la main, peut-être une bague, ou
un couteau. »
Jack prit le fragment dans la main de Jeremy et l’inspecta.
« Il se peut qu’une amphore se brise de temps en temps, c’est normal au
cours d’un voyage, et on peut balayer les saletés qu’on évacue par les
dalots. Mais je ne crois pas que ce fragment provienne de ce genre
d’incident. Au cours d’une expédition comme celle-ci, qui imposait que le
chargement soit arrimé aussi bien que possible pour éviter la casse, où tout
devait être prévu pour éviter le pire et en ordre impeccable, tout objet cassé
devait être jeté par-dessus bord. Et comme la présentation du chargement
devait être d’une importance primordiale pour le commerce, ils ne tenaient
pas du tout à inviter des commerçants à bord pour qu’ils voient des dalots
puants et sales. Je parie donc que ce fragment appartient à une amphore qui
s’est brisée au tout dernier moment avant le naufrage.
— C’est cohérent avec le manque de netteté des incisions, répondit
Jeremy, en reprenant la poterie et en la montrant du doigt. Elles semblent
avoir été gravées par quelqu’un qui était violemment secoué et qui savait
peut-être qu’ils ne s’en sortiraient pas.
— Une bouteille à la mer », commenta Rebecca.
Jeremy approuva de la tête.
« Cela correspond avec ce que dit l’inscription, en réalité.
— Continue », dit Jack en se penchant.
Jeremy plaça le tesson au centre de la table et, tout en parlant, pointa du
doigt les différents caractères.
« Il y a dix mots sur quatre lignes. Le premier mot est Chimilkat, qui est
évidemment le nom de celui qui a écrit. Le deuxième mot signifie “a fait
ceci”, comme le latin fecit. La première ligne dit donc : “Chimilkat a écrit
ceci.” »
Jack, abasourdi, le regarda fixement.
« Tu es sûr de ce nom ?
— Tu peux le lire toi-même.
— Chimilkat est le nom phénicien que les Grecs ont rendu par Himilcon.
— Exact. »
Costas les regarda tous les deux.
« Himilcon le navigateur ? »
Jeremy désigna le fragment de nouveau.
« La deuxième ligne contient également deux mots. Le premier signifie
“faire le tour”, mais dans un sens nautique : “faire le tour par la mer”. Le
second constitue la transcription phénicienne du mot que nous connaissons
du grec Cassitérides, les îles Britanniques. La ligne signifie donc : “fit le
tour des Cassitérides par la mer”. »
Costas reprit :
« “Himilcon, qui a écrit ceci, fit le tour des Cassitérides par la mer.”
— C’est déjà assez incroyable, ajouta Jeremy. Mais la troisième ligne dit
quelque chose d’encore plus étonnant. Le même mot, qui signifie “faire le
tour par la mer” apparaît, quoique avec un suffixe indiquant le futur,
quelque chose qui va se produire. Il y a deux autres mots que vous pouvez
sans doute reconnaître car ils figurent sur la plaque : le mot pour Afrique et,
c’est incroyable, le mot qui signifie “Char de Feu”, la montagne. Ensuite, il
y a un nom, à peine visible, puis un autre mot. »
Jack prit le tesson, l’orienta pour mieux le voir.
« Mon Dieu, dit-il dans un souffle, c’est “Hannon”.
— Et le dernier mot de la ligne indique leur lien de parenté. Ils sont
frères. »
De nouveau, Costas reprit :
« “Himilcon, qui a écrit ceci, fit le tour des Cassitérides par la mer.
Hannon, son frère, est parti pour faire le tour de l’Afrique, jusqu’au Char de
Feu.”
— Il y a encore le pictogramme à la fin et les deux mots qui figurent au-
dessous, dit Jeremy. Le dessin est assez clair, mais il a dû effectuer les
incisions dans ses derniers moments. Une barre oblique s’est transformée en
sillon qui descend jusqu’en bas du tesson, comme si elle avait été faite au
moment précis du naufrage.
— C’est très émouvant, dit Rebecca. Deux frères, séparés par la moitié
du globe, qui envoient au monde le même message, tous les deux dans des
conditions difficiles. Hannon grave ce pictogramme sur une plaque de
bronze au cap de Bonne-Espérance, comme s’il voulait s’assurer que
quiconque le suivrait connaîtrait son objectif. Il est vrai qu’il n’était pas
confronté à la même terreur immédiate qu’Himilcon, mais il se demandait
certainement s’il survivrait. Quant à Himilcon, ce pictogramme est la
dernière chose qu’il inscrira jamais, et il le sait. Ce qu’il y a de plus vital
pour lui est de laisser ce message à la postérité. Quoi que cela puisse
représenter, cela a dû être quelque chose d’incroyablement important. Et il
pense à son frère dans ses derniers moments. »
Jeremy approuva de la tête, puis se pencha vers Jack, en le regardant
intensément.
« Et maintenant, les deux derniers mots. Prépare-toi pour l’une des
révélations les plus extraordinaires de ta carrière d’archéologue. »
11
Jack était de nouveau seul, comme lorsqu’il était arrivé sur le site, le
matin. Il prit les deux objets, la photo de la plaque et le fragment de poterie
sur lequel se trouvait l’inscription. C’étaient deux messages du passé,
fragmentaires, laissés aux deux extrémités du monde connu il y avait plus
de deux mille cinq cents ans. Il pensa à Hannon et Himilcon. L’un dressé à
l’extrême pointe de l’Afrique, tandis que les vagues se brisaient et que le
vent hurlait, et parvenant cependant, on ne sait comment, à survivre à son
expédition. L’autre, après avoir accompli un exploit de navigation tout aussi
important, mais victime des éléments juste au moment où la terre semblait
si accessible. Ces deux hommes étaient sans aucun doute déterminés à jouir
de la gloire qui leur revenait pour ce qu’ils avaient accompli, mais pour
chacun le principal public était probablement l’autre. C’est ce qui avait
poussé l’un à survivre à l’épreuve malgré les difficultés, dans l’espoir de
retrouver son frère, et l’autre à consacrer ses derniers instants à gratter la
poterie pour inscrire un message qui ne pouvait avoir été destiné qu’à des
gens appartenant à un futur éloigné. Ceux-là pourraient alors dire au monde
ce que lui aussi avait fait et ériger un monument sur l’avant-port de
Carthage, où il s’attendrait à ce qu’il y en ait un également en l’honneur de
son frère, les deux hommes égaux par leur stature et leur réussite, célébrés
côte à côte jusqu’à la fin des temps.
Jack souleva le tesson, imagina Himilcon dans ces derniers instants.
L’histoire de la marine à voile abondait en images terrifiantes de marins
drossés à la côte, sachant fort bien ce qui risquait d’arriver, mais refusant
d’y croire jusqu’à l’ultime moment. Il se souvint de l’image du bateau qui
lui était apparue lorsqu’il avait découvert ces éléments en bois sur le site de
l’épave. Quelque part, au-delà du promontoire qui se trouvait en face de lui,
dans une mer déchaînée et face à une mort inévitable, un homme avait
gratté pour inscrire ces mots, des mots assez importants pour être son
message ultime, à son frère, au monde, et qui révélaient un secret
extraordinaire. Hannon, lui aussi, avait ressenti la nécessité de le graver
pour la postérité, sur sa propre inscription, érigée à l’extrême pointe de
l’Afrique, à plus de onze mille kilomètres de là.
Il posa la photo et le fragment de poterie, et sortit son téléphone. Un
secret était destiné à être gardé pour toujours, mais le temps qui s’écoulait
ébranlait si souvent cette résolution. L’inclination naturelle de l’homme
était de briser le pacte, de façon à laisser quelque chose pour l’avenir, une
chose placée au cœur de tant de ses interrogations. Et c’était le moment de
lever un voile, qui avait dissimulé l’une des entreprises les plus secrètes de
l’histoire. Il se souvint de ce que Costas avait dit à propos de « certains
individus peu recommandables dont nous avons déjà croisé la route ». Ce
n’était pas seulement l’aventure extraordinaire des services de
renseignement et de contre-espionnage alliés dont il devait percer les
secrets, mais aussi ceux d’une organisation nazie, qui avait recruté en son
sein des archéologues, que ce soient des illuminés ou les plus irréductibles
fanatiques, une organisation qui aurait été ridicule si son objectif n’avait pas
été d’aider à justifier et à mettre en route le pire crime contre l’humanité
jamais commis au cours de l’histoire.
Il respira à fond, appela un numéro enregistré et écouta la sonnerie. Il
entendit une voix de femme sortie tout droit des années 1940.
« Bonjour, mademoiselle Hunter-Jones, je suis le professeur Jack Howard
et je vous appelle depuis l’Université maritime internationale. Je pense que
notre amie commune, le professeur Gordon du musée impérial de la guerre
a dû vous contacter et vous expliquer que je fais des recherches sur un
navire marchand coulé pendant la guerre au large des côtes d’Afrique de
l’Ouest. J’ai écouté le témoignage que vous avez enregistré le mois dernier
pour elle et le projet du musée sur la vie à Bletchley, et j’ai trouvé cela
passionnant. J’aimerais vraiment beaucoup que vous acceptiez de parler de
quelques-uns des aspects de votre travail à Bletchley Park au début de 1943,
ce qui m’aiderait dans mes recherches. Nous sommes confrontés à un
mystère dans le domaine archéologique, et j’espère que vous allez pouvoir
nous aider à l’élucider. »
TROISIÈME PARTIE
12
Vingt minutes plus tard, Collingwood était assis à côté du Boss sur le
siège arrière du Lynx qui s’éloignait bruyamment du Deep Explorer. Le
souffle du rotor arrachait des embruns à la surface de la mer. Puis il gagna
de l’altitude, de la vitesse, et s’éloigna rapidement en vrombissant, pour
laisser le navire loin derrière lui. Il n’y avait pas assez de casques pour
permettre à tout le monde de communiquer, et le Boss et lui ne portaient
que des casques de protection pour les oreilles. Il regarda au-dehors, tout en
serrant sa mallette contre sa poitrine, et vit qu’ils se dirigeaient toujours
vers l’est et l’océan Indien. Il se tourna vers le Boss en tapotant contre son
casque. Le Boss le souleva et Collingwood lui cria dans l’oreille :
« Nous allons dans la mauvaise direction. La côte africaine est à l’ouest,
et nous nous dirigeons vers l’est. »
Le Boss écoutait de la musique en marquant la mesure. Il sortit son
écouteur de son oreille.
« Hein ? dit-il. Non, c’est la bonne direction. (Il montra les vagues.) Très
dangereux. L’Anglais. Très dangereux. »
Collingwood souleva son casque, en s’efforçant de comprendre malgré le
vrombissement du rotor.
« Que voulez-vous dire ?
— Très dangereux, beaucoup requins. Pas pêcheurs venir ici, pas marine,
pas Américains, pas Obama, pas Anglais, pas personne.
— Je comprends, cria Collingwood. Un endroit très dangereux. Alors il
est temps pour le pilote de faire demi-tour.
— Hé, l’Anglais. (Le Boss le rudoya avec le canon de sa kalachnikov.)
Tu sais nager ?
— Pas très bien, en fait. Il serait temps que j’apprenne.
— Oui, l’Anglais. Tu apprends. Tu vas apprendre maintenant. »
Il se pencha, détacha le harnais de Collingwood et le poussa rudement.
« Debout, maintenant. »
Effrayé, Collingwood le regarda.
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? Qu’est-ce que vous faites ? »
Le Boss posa le doigt sur la détente et visa la poitrine de Collingwood.
« Je veux dire, debout. »
Collingwood obéit et chercha des prises tout en vacillant dans l’espace
réduit. Sa mallette tomba et glissa vers la porte. Il se précipita pour
l’attraper et faillit tomber avec elle dans le vide. Furieux, il se retourna vers
le Boss.
« Pourquoi avez-vous fait cela ? J’avais tout là-dedans, toutes mes notes,
et c’est englouti dans la mer.
— Oui, la mer, répéta le Boss en crachant sur lui un jet de salive verte et
en l’avertissant d’un geste du doigt. Très dangereux. Trop de requins. »
Collingwood tapa de toutes ses forces contre la vitre qui séparait le
compartiment passager et le cockpit, mais le pilote resta imperturbable et
continua à regarder devant lui. Collingwood se tourna de nouveau vers le
Boss en se tenant à la main courante au-dessus de la porte, tandis que le
vent faisait claquer l’étoffe de ses vêtements.
« Bon, ce petit jeu a assez duré. Ça suffit comme ça.
— Oui, l’Anglais. Ça suffit comme ça. »
Il leva son arme et tira une seule balle dans la poitrine de Collingwood.
Le sang lui gicla dans le dos et se pulvérisa dans le souffle du rotor.
Collingwood, pétrifié par le choc, incapable de respirer, sentit que ses
membres devenaient insensibles. Puis ce fut le trou noir et il tomba et
s’enfonça en tournoyant dans l’obscurité.
13
Herefordshire, Angleterre.
Vingt minutes plus tard, Jack s’adossa à son siège, après avoir raconté à
Louise leur plongée au large de la Sierra Leone. Il avait posé sur la table
basse deux grandes photos de l’épave. Sur l’une, on voyait le nom du
bâtiment, Clan Macpherson, peint à la proue, et sur l’autre le trou béant
causé par l’explosion de la torpille. Il ne lui avait pas encore montré la
torpille britannique intacte qu’ils avaient trouvée à l’intérieur de la coque,
ni l’or. Il se demandait encore quel type d’information elle pouvait détenir
et il ne voulait pas trop la presser de questions.
Elle avait été captivée par les images.
« Fascinant. Je suis heureuse que mon amie Fan ne puisse pas les voir.
Elle se sentait personnellement responsable de la mort des hommes de ce
convoi. »
Jack leva les yeux. C’était le genre de chose qu’il attendait.
« Était-elle aussi à Bletchley ?
— Nous l’appelions la hutte des opérations spéciales. Capitaine de
frégate Ian Bermonsey.
— Vous travailliez ensemble ? demanda-t-il prudemment.
— Pas exactement, répondit-elle en secouant la tête. Mais nous
partagions le même cantonnement, cependant. Fan a toujours cru que je
faisais quelque chose de terriblement mystérieux, mais en réalité je ne
faisais rien d’autre que ce que je lui ai dit : il s’agissait de superviser les
Wrens, le personnel féminin de la marine qui faisait fonctionner les
Bombes. C’était un travail sale et bruyant, et cela sentait mauvais. Les
ordinateurs, à l’époque, n’étaient pas comme maintenant. Ce n’était pas
évident pour une fille choyée comme moi, mais vous savez, on se
débrouillait tous avec ce qu’on nous disait de faire. C’était la guerre.
— Ainsi, de vous deux, Fan était plus mathématicienne que vous ?
— Pas du tout. Nous avions toutes les deux obtenu nos diplômes avec les
meilleures notes. Dans une certaine mesure, c’était le hasard qui décidait où
on vous affectait à Bletchley. Ils avaient besoin de gens intelligents partout,
même pour graisser la Bombe. Mais Fan était exceptionnelle, c’était une
statisticienne hors pair. Et elle avait eu un vrai métier avant la guerre, elle
enseignait les maths à l’école. Pour ma part, j’avais réintégré la société
londonienne après Cambridge et je courais le risque de devenir une tête de
linotte. Vraiment, Bletchley était ce qu’il pouvait m’arriver de mieux. On
pourrait prétendre que j’ai tiré le mauvais numéro en étant affectée à la
Bombe, mais coopérer avec les Wrens a probablement été exactement ce
qu’il me fallait.
— Est-ce que vous vous souvenez du 30 avril 1943, le jour où le Clan
Macpherson a été coulé ?
— Oui, je m’en souviens bien. Il faisait anormalement froid. On ne
voyait pas encore l’été se profiler à l’horizon. Ce soir-là, Fan est rentrée à
notre cantonnement très contrariée par quelque chose, mais naturellement
elle ne pouvait pas en parler. Je savais que c’était dans sa hutte que l’on
décidait de la suite à donner aux messages décryptés que l’on transmettait à
l’Amirauté. Ils ont peut-être essayé sans succès de changer la route du
convoi. Il y a eu deux combats cette nuit-là, je me souviens : un au milieu
de l’Atlantique et un au large des côtes d’Afrique de l’Ouest. Plus tard, j’ai
vu sur sa table de nuit qu’elle avait noté les noms des bâtiments de ce
convoi qui avaient été perdus et qu’elle avait souligné celui du Clan
Macpherson. Jusque-là, je n’avais jamais vu Fan pleurer. C’était étrange.
Elle avait tellement de cran, d’habitude. Je suppose que nous avons tous un
point de rupture. Cela ne s’est jamais reproduit. »
Jeremy ouvrit sa tablette, qu’il avait apportée.
« Avez-vous le Wi-Fi ici ?
— Je ne leur aurais pas permis de m’installer ici si cela n’avait pas été le
cas.
— D’accord. J’ai ici les statistiques concernant les deux convois de cette
nuit-là. ONS-5, celui de l’Atlantique Nord, faisait route de Liverpool à
Halifax, composé de quarante-deux bâtiments plus seize bateaux d’escorte,
avec en face d’eux un total de quarante-trois U-Boots répartis en deux
groupes. Au cours de la bataille qui s’ensuivit et qui a duré une semaine,
treize vaisseaux marchands ont été coulés contre sept U-Boots coulés et six
endommagés. Le convoi africain était le TS-37, qui allait de Takoradi en
Sierra Leone, ce qui constituait une étape assez courte sur la route entre
Le Cap et le Royaume-Uni. Sept navires marchands coulés par l’U-515, un
des bilans les plus lourds de la guerre pour un U-Boot opérant seul. Pas de
perte d’U-Boot. »
Jack réfléchit un moment.
« Le soir du 30 avril, lorsque Fan est rentrée désespérée, c’était avant que
ces pertes aient effectivement eu lieu. Ce qui la travaillait, c’était peut-être
qu’elle savait qu’une décision avait été prise de ne pas agir en fonction des
messages décryptés par Ultra ce jour-là. Je vois pourquoi ce genre de
décision peut avoir été pris pour le convoi ONS-5. La lettre S signifie qu’il
s’agissait d’un convoi lent, et changer sa route aurait été long et compliqué.
Même si à Bletchley ils avaient entre les mains des messages donnant la
position des U-Boots, comme il y en avait une quarantaine dans les parages,
il y avait le risque d’envoyer tout de même le convoi sur une autre meute
d’U-Boots.
— Il faut aussi penser au contexte général, ajouta Jeremy. À ce stade de
la guerre, les corvettes qui servaient d’escorte étaient devenues très
efficaces pour envoyer les U-Boots par le fond. La flotte de Dönitz perdait
déjà plus de bâtiments qu’elle ne pouvait en remplacer. Comme les gens du
renseignement à Bletchley ont pu le prévoir, le combat du convoi ONS-5 a
été extrêmement rude et a provoqué de lourdes pertes, mais s’est révélé être
l’une des batailles décisives de la guerre.
— Ce que tu dis, c’est qu’ils voulaient que ce combat ait lieu, intervint
Costas. Qu’ils estimaient que les pertes des navires marchands du convoi
étaient le prix à payer pour que l’affrontement entre la marine et les U-
Boots ait lieu. Si elle savait cela, pas étonnant que la jeune fille ait été
bouleversée.
— Il est plus difficile d’expliquer la décision de ne pas sauver l’autre
convoi, le TS-37, celui auquel appartenait le Clan Macpherson, dit Jack. Il
n’y avait qu’un U-Boot, c’était une route éloignée, à l’écart du théâtre
principal des opérations, et sur laquelle peu d’attaques avaient eu lieu. Si
l’on tient compte de ces éléments, on aurait pu penser qu’on ne risquait pas
beaucoup d’éveiller les soupçons des Allemands en agissant sur les
informations données par un message décrypté.
— On peut imaginer qu’ils n’avaient pas d’information d’Ultra montrant
la position de l’U-515 avec suffisamment de précision, suggéra Jeremy. Ou
bien leur commandant de bord effectuait une patrouille silencieuse, en
cherchant sa proie. Parfois, les commandants des U-Boots faisaient ça,
quand ils ne voulaient pas que Dönitz leur mette des bâtons dans les roues.
J’ai lu pas mal de choses là-dessus ces jours-ci. »
Jack fit la moue.
« Je serais d’accord avec toi, sauf que la fille semble avoir été
bouleversée justement à propos de ce convoi en Afrique de l’Ouest et du
Clan Macpherson, ce qui semble indiquer qu’ils auraient pu changer la
route de ce convoi aussi. »
Pendant leur discussion, Louise avait tenté d’atteindre péniblement un
cadre contenant une photo de groupe sur l’appui de fenêtre. Jeremy se hâta
de se lever pour l’aider et le plaça sur la table de façon à ce que tous
puissent voir.
« Voilà, dit-elle. C’est la seule photo que j’ai de Bletchley. En réalité, elle
n’a pas été prise à Bletchley, car on n’y faisait quasiment aucune photo,
mais on y voit un groupe de cryptographes de Bletchley, membres d’un club
d’échecs, de retour à Cambridge juste après la guerre. C’étaient quelques-
uns de nos gars.
— On a l’impression que ceux de cette bande ne sont pas du tout votre
genre, à en juger par leur apparence, remarqua Jeremy, tout en remontant
ses lunettes et en rejetant ses cheveux en arrière. Je veux dire, côté cœur. »
Costas examina attentivement la photo, puis inspecta le jeune homme.
« Tu peux parler. La seule chose qui te manque est un nœud papillon. Tu
pourrais faire partie du groupe, toi aussi.
— Vous seriez surpris, intervint Louise en pointant le doigt sur la photo.
Celui-là était un vrai séducteur, une fois que vous lui aviez appris les
ficelles. Il est devenu mon mari.
— Ah, dit Jeremy.
— Vous n’avez jamais pris son nom ? demanda Jack.
— J’étais trop indépendante pour ça. C’est aussi à cause du travail que
j’avais après la guerre. On ne pouvait pas montrer qu’on était mariée pour
ne pas courir de risques. Je ne peux pas vraiment en dire plus.
— J’ai compris, dit Jack. Nous voulons que vous soyez à l’aise pour nous
parler librement, sans vous forcer.
— Cependant, Jeremy a raison. Il fallait bien prendre ce qu’on avait sous
la main. Les cryptographes pouvaient être assez maladroits, mais il faut
savoir que l’alternative, c’étaient ces pauvres hommes en uniforme qui
avaient été blessés ou traumatisés, ou des sous-mariniers épuisés, ce genre
de cas. Bermonsey avait été l’un d’entre eux.
— Le connaissiez-vous personnellement ? demanda Jack.
— Peu après son arrivée, je l’ai invité à boire un verre dans un pub près
de notre cantonnement, c’était je crois au début de l’automne 1942. J’avais
connu sa sœur à Londres avant la guerre et elle m’avait demandé de garder
un œil sur lui. Il était très tendu, peu loquace. Cela paraît dur, mais c’est
pour cela que l’arrivée des Américains nous a apporté une telle bouffée
d’air frais, à nous autres filles.
— Est-ce qu’il arrivait à Fan de parler de lui ?
— Il avait le béguin pour elle, vous savez. Il ne s’est jamais rien passé à
Bletchley, il était bien trop professionnel, mais je m’en suis rendu compte.
Bien sûr, ils se sont mariés après la guerre.
— Ah, dit Jack. Êtes-vous restés en contact ?
— J’étais témoin à leur mariage. C’était au registre d’état civil de
Southampton la veille de leur départ par bateau, fin 1947. Il avait
démissionné de la marine et ils allaient démarrer une nouvelle vie au
Canada. C’était souvent le cas des gens de Bletchley. Je veux parler du
départ, pas du mariage. Nous étions tous censés sortir de là le dernier jour
quand cela a été fermé et retourner à nos vies civiles sans jamais en parler.
Curieusement, cela n’a pas été un gros problème pour les cryptographes,
comme mon futur mari, car Bletchley représentait pour eux une sorte de
poste spécial prolongé d’enseignant-chercheur. Ils repartaient ensuite dans
leurs universités et continuaient à faire à peu près les mêmes choses. Pour
nous, c’était différent. J’aurais bien aimé pouvoir dire à mes enfants
lorsqu’ils ont grandi que j’avais fait quelque chose pour l’effort de guerre.
— Maintenant, ils doivent le savoir », dit Costas.
Elle hocha la tête.
« Je leur ai dit lorsque toute cette histoire d’Alan Turing a été rendue
publique. Mais, à part le fait que je travaillais sur la Bombe, je ne leur ai
révélé aucun détail. Nous avions juré de garder le secret.
— Où Fan et Bermonsey sont-ils allés ? demanda Jack.
— En Colombie-Britannique. Je suis allée lui rendre visite là-bas il y a
environ vingt ans, après le décès de Ian. Ils avaient été instituteurs tous les
deux. Nous avons passé une semaine merveilleuse ensemble, nous sommes
allées voir les baleines. Je ne m’étais pas rendu compte qu’elle était malade,
elle aussi. Elle est morte peu de temps après mon retour.
— Je suis désolé d’apprendre ça », dit Costas.
Jack se pencha en avant.
« Vous a-t-elle jamais parlé du travail dont elle et Ian étaient chargés à
Bletchley ? Cela pourrait aider à élucider le mystère du Clan Macpherson. »
Elle lui jeta brusquement un regard acéré.
« Comme je vous l’ai dit, nous avions juré de garder le secret.
— Bien sûr. »
Elle s’interrompit, regarda la photo sur la table pendant un instant. Ses
mains tremblaient légèrement.
« Mais la réponse est oui. Je ne vous l’ai pas dit lorsque nous nous
sommes parlé au téléphone, parce que je voulais savoir à qui j’avais affaire.
C’est la raison pour laquelle je voulais que vous veniez ici. (Elle s’adressa à
Costas.) Il y a une petite clef dans une boîte d’allumettes qui se trouve dans
le tiroir du haut de ce bureau à côté de vous. Prenez-la et ouvrez le tiroir du
bas avec. »
Costas fit ce qu’elle lui demandait. Il prit la clef et ouvrit le tiroir qui
contenait quelques carnets soigneusement rangés et une petite pile
d’enveloppes.
« Je ne conserve pas beaucoup de papiers, comme vous pouvez le voir.
C’est quelque chose qui m’est resté de l’époque de Bletchley. Mais il y a
une enveloppe en papier kraft avec mon nom et mon adresse et un timbre
canadien. Fan me l’a envoyée juste après ma visite.
— La voilà, dit Costas. Voulez-vous que je l’ouvre ?
— Passez-la-moi, s’il vous plaît. »
Elle prit l’enveloppe et en sortit une lettre de trois pages tapée à la
machine. Elle s’interrompit et regarda Jack.
« Que savez-vous de l’Ahnenerbe ?
— C’est le département de l’héritage culturel de Himmler, qui était basé
en Bavière, au château de Wewelsburg. Nous sommes tombés sur eux
plusieurs fois, enfin, je veux dire, sur ce qu’ils ont laissé. Ils avaient été sur
la piste de deux ou trois objets qui nous intéressaient.
— La Menorah, dit Costas.
— Le candélabre sacré en or des Juifs, ajouta Jeremy en la regardant.
Volé par les Romains lorsqu’ils mirent à sac le temple de Jérusalem, il a
ensuite disparu.
— Je connais la Menorah, dit-elle. En tout cas, tout le monde sait que
Harald Hardrada de Norvège l’a trouvée dans sa cachette à Constantinople
et l’a volée. Il l’avait emportée avec lui lorsqu’il a échoué dans sa conquête
de l’Angleterre en 1066. Puis il lui a fait traverser l’Atlantique pour arriver
dans la colonie viking du Vinland, puis plus bas dans le Yucatán au
Mexique où il avait un compte à régler avec les Mayas. Personne ne sait
alors ce qui est advenu du chandelier. Il a probablement été fondu par les
Mayas et a fait partie de l’or volé par les Espagnols cinq cents ans plus tard.
Sans doute perdu lors d’un de ces naufrages dans les Caraïbes. (Elle lança
un coup d’œil malicieux à Jack.) Est-ce exact, professeur Howard ? »
Jack montra du doigt un de ses romans sur la table.
« Je vais même vous le dédicacer, si vous voulez.
— C’est une histoire géniale, approuva Costas en souriant. L’une de mes
préférées. Et je peux en témoigner car j’y étais. Je me suis retrouvé
prisonnier d’un iceberg en cherchant un navire viking.
— Alors, je vais vous demander de me le dédicacer aussi. »
Jack sourit, puis reprit son sérieux.
« Pourquoi mentionnez-vous l’Ahnenerbe ? »
Elle se mit à tousser et parut fragile tout à coup. Elle tendit la main en
direction de la table derrière elle. Jack vit la petite bouteille d’eau et se hâta
de l’attraper pour lui passer, après lui avoir dévissé le bouchon. Elle but une
gorgée, puis la posa sur l’emplacement prévu à cet effet sur l’accoudoir de
son fauteuil. Sa main tremblait fortement.
« Vous savez, nous ne connaîtrons jamais vraiment tous les détails de ce
qui s’est passé à Bletchley. À mesure que nous disparaissons, les secrets
partent avec nous. Mais lorsque Fan m’écrivit cette lettre, elle avait décidé
de me dire tout ce qu’elle savait sur cette opération-là. Elle a ouvert la voie
pour que quelqu’un puisse l’emprunter. Peut-être que c’était pour vous.
— Pouvez-vous nous la lire ?
— Que l’un d’entre vous la lise. Je n’ai plus une très bonne vue. Fan
tapait toujours ses lettres à la machine, et c’est donc facile à lire. »
Elle tendit la lettre à Costas, qui se trouvait près d’elle, puis se tourna
vers Jack, les yeux brillants, tout à coup.
« Vous avez demandé pourquoi l’Ahnenerbe. Vous allez être étonné. »
14
Ma chère Louise,
Nous avons vraiment passé de bons moments la semaine dernière, tu
ne trouves pas ? Nous parlions toujours de voyager ensemble après
la guerre, et nous l’avons fait, finalement. C’était si triste que Ian ne
soit plus là pour en profiter avec nous, mais il est vrai que nous
avions toujours voulu une sortie « entre filles » et, du coup, nous
avons pu parler un peu plus de Bletchley. Avec Ian, cela aurait été
impossible, car il était hanté par la guerre, surtout pendant sa
maladie, à la fin. Il avait des cauchemars où il voyait les hommes de
l’un des bateaux qu’il avait coulés avec son sous-marin en
Méditerranée nager vers lui désespérément, et il ne pouvait pas leur
porter secours.
Je sais que cela a été frustrant pour toi, mais tu as eu de la chance
de travailler seulement sur la Bombe (si c’est vraiment tout ce que
tu faisais…). Au moins, tu n’avais pas à prendre en compte, aussi
directement que moi, les vies humaines. Après avoir été affectée à la
hutte des opérations spéciales, j’ai pu voir comment on utilisait les
messages décryptés concernant les U-Boots. Parfois, ils sauvaient
des vies, et parfois nous choisissions de ne pas en tenir compte si
nous pensions que cela pouvait générer des soupçons chez les
Allemands. Si je peux te dire cela, c’est parce que je sais que tu dois
l’avoir déjà deviné. Tu as vu à quel point j’étais bouleversée parfois.
Je considérais que ces hommes sur les vaisseaux marchands étaient
ma responsabilité et je pense toujours à eux chaque jour, à ceux que
je n’ai pas pu sauver et à la douleur de tous ces enfants, qui ont
grandi sans connaître leur père. Beaucoup ont vécu toute leur vie
avec cette ombre constamment sur eux.
Pourtant, je ne révélerai jamais à quiconque sur quels critères nous
prenions ces décisions. Toi et moi, nous avions juré de garder le
secret, et la fidélité à notre parole est indissociable de ce que nous
sommes. D’une certaine façon, cette fidélité m’a aidée à vivre avec
tout cela, car je pense que ce que nous avons fait à Bletchley, la
façon dont nous l’avons fait, pourrait encore sauver des vies dans
une guerre future. Cependant, après ton départ la semaine dernière,
j’y ai réfléchi et j’ai décidé de te parler d’une opération qui n’a plus
aucune conséquence sur la sécurité nationale. Elle était imbriquée
dans une autre opération, un de ces secrets gigognes de Bletchley, et
je suis sûre que tu comprendras que je ne puisse rien révéler de ce
qui se trouvait encore à l’arrière-plan.
L’opération s’appelait ARK, c’est-à-dire Arche. C’était le nom de
code utilisé par le B-Dienst. Leur service de renseignement de la
marine s’intéressait à toutes les opérations navales allemandes, et il
s’agissait de l’une d’entre elles, bien qu’elle fût tout à fait hors
normes. Lorsque ce nom était apparu à Bletchley dans les messages
décryptés par Ultra, on a pensé que c’était un nom de code pour
désigner une nouvelle patrouille de U-Boots, une nouvelle meute.
Les lignes de patrouille qui cernaient le convoi ONS-5, à la fin du
mois d’avril 1943, par exemple, étaient baptisées de noms
d’oiseaux : MEISE, mésange bleue, et SPECHT, pivert. Mais alors un
agent du renseignement de l’armée de terre affecté à la hutte 8
l’identifia sur un message décrypté par Colossus, qui provenait du
centre de communication du haut-commandement allemand à
Berlin, et remonta ainsi jusqu’à l’Ahnenerbe. Les SS du château de
Wewelsburg avaient leur propre cellule de communication dont les
messages étaient relayés par le haut-commandement. Comme
Colossus avait cassé le code Lorenz, nous pouvions les décrypter.
Nous avons détecté que les messages qui avaient pour nom de code
ARK provenaient d’un agent nazi qui s’était installé à Durban en
Afrique du Sud avant la guerre. Ils concernaient une opération de
l’Ahnenerbe consistant à faire passer quelque chose incognito en
Allemagne sur un navire allié. Le premier message a été décrypté
vers la fin mars 1943.
Comme tu le sais sans doute, la plupart des expéditions de
l’Ahnenerbe étaient des tentatives pour prouver l’existence d’une
civilisation aryenne antérieure, pour alimenter les fantasmes nazis
concernant la suprématie de la race aryenne. Même au sein de
l’Ahnenerbe, nombreux étaient ceux qui trouvaient cela absurde,
mais y voyaient un prétexte utile pour dissimuler la recherche, plus
plausible, des trésors juifs de l’Antiquité, perdus ou cachés à travers
le monde. Ils s’intéressaient en tout premier lieu à l’Arche
d’alliance. La trouver, la rapporter en Allemagne et l’exposer à
Berlin aurait été le symbole ultime de domination sur les Juifs.
C’était cela qui, en ce qui concernait l’Ahnenerbe, préoccupait le
plus les gens chargés du renseignement chez nous, et cela jusqu’aux
plus hautes instances. Churchill ne s’intéressait pas beaucoup aux
fantasmes sur la suprématie de la race aryenne, mais il s’inquiétait
beaucoup de l’antisémitisme et de la façon dont Hitler et ses
acolytes l’utilisaient pour susciter et renforcer les credo nazis. Lors
de l’une de ses visites à Bletchley, Churchill nous a dit que la
découverte d’un seul objet provenant du temple de Jérusalem et le
fait de le porter en triomphe à Berlin seraient l’équivalent de la
perte de deux ou trois divisions de l’armée contre les nazis, tant cela
aurait d’effet sur le moral de leurs militaires. On commençait aussi
à savoir quelles étaient les horribles conséquences de
l’antisémitisme nazi. En 1943, nous étions au courant des massacres
de masse des Juifs perpétrés par les Einsatzgruppen SS dans l’Est, et
les rapports sur les camps de la mort en Pologne devenaient de plus
en plus crédibles.
À ce moment-là de la guerre, les Américains étaient bien sûr les
maîtres du jeu. Le lobby juif américain avait joué un rôle
déterminant pour pousser Roosevelt à s’engager contre Hitler
comme il l’a fait. Peu de gens se rendent compte à quel point
Churchill a influencé ces gens lors de ses premières visites aux
États-Unis et à quel point il leur a été reconnaissant. Pour nous, qui
appartenions au renseignement allié, échouer à empêcher un objet
essentiel à l’identité juive d’être emporté en Allemagne nazie aurait
été un choc terrible. Hitler aurait présenté cela comme un immense
succès, égal à celui de l’empereur romain pendant le défilé
triomphal du butin pris au Temple à travers Rome après le sac de
Jérusalem. Il l’aurait utilisé pour essayer d’humilier et de rabaisser
le peuple juif. Imagine la scène au Reichstag, les SS défilant au pas
de l’oie en portant l’Arche exactement comme les légionnaires que
l’on voit avec la Menorah sur l’arc de Titus à Rome, puis la
dégradation et la destruction de l’Arche. Cela aurait été horrible. À
ce stade de la guerre, Churchill avait pris de nombreuses décisions
qui, dans l’intérêt général, exigeaient le sacrifice des vies de nos
hommes, qu’ils le sachent ou non, et ARK devait être l’une d’entre
elles.
Nous ne saurons sans doute jamais si l’Arche a jamais été vraiment
trouvée par les agents de l’Ahnenerbe. Mais notre renseignement
était assez sûr pour que nous le signalions à nos agents en Afrique
du Sud. Les agents nazis étaient souvent maladroits et facilement
repérables et nous avions découvert ceux de Durban bien avant le
début de la guerre. Les nôtres comprirent que quelque chose avait
été chargé clandestinement à bord du vaisseau marchand
britannique Clan Macpherson lors de son escale dans le port de
Durban à la mi-avril 1943. Après son appareillage, deux jours
seulement avant qu’il ne soit coulé, nous avons mis la main sur un
des agents nazis et nous l’avons soumis à un interrogatoire. Il nous
révéla que cela faisait partie d’une opération complexe dans
laquelle était impliquée une autre cellule nazie à Bombay, que nous
n’avions pas détectée auparavant. Un mois plus tôt, le Clan
Macpherson y avait fait escale et y avait embarqué une nouvelle
équipe de marins indiens. Il y avait parmi eux six anciens cipayes de
l’armée indienne qui avaient rejoint les Japonais en Birmanie pour
s’enrôler dans l’Armée nationale indienne contre les Britanniques.
Nous savons maintenant que les nazis, aidés par les Japonais, ont
recruté un certain nombre de ces nationalistes indiens pour mener à
bien leurs infâmes desseins. Il s’en est fallu de peu qu’ils ne
réussissent celui-ci, et d’autres encore. Les six hommes étaient des
militaires aguerris entraînés au combat à mains nues, dont la
mission consistait à tuer les servants des canons, à s’emparer
d’armes et à prendre le contrôle du poste de commandement. Nous
connaissions la position choisie pour cette attaque grâce à un
message décrypté par Enigma qui mentionnait l’opération ARK.
C’était à mi-chemin entre Takoradi et la Sierra Leone, lorsque le
navire ferait route au sein du convoi TS-37. Les traîtres devaient
ralentir le navire de façon à ce qu’il soit à la traîne en queue de
convoi et signaler aux navires de l’escorte qu’ils avaient des
problèmes de machines. Cela permettrait à l’U-515 de l’identifier
par rapport aux autres bâtiments lors de l’attaque du convoi. Le
capitaine de l’U-515 avait l’ordre de frapper autant de navires que
possible, de façon à concentrer toute l’attention de l’escorte sur la
menace qui pesait sur le cœur du convoi et sur le sauvetage des
survivants. L’U-Boot devait alors se laisser dépasser, rejoindre le
Clan Macpherson et récupérer son précieux chargement ainsi que
les six hommes. Après avoir pris ses distances, il devait torpiller le
bâtiment et mitrailler tout membre de l’équipage qui aurait survécu.
Il devait alors retrouver au milieu de l’Atlantique un U-Boot de
ravitaillement, l’U-409, qui devait à son tour prendre à son bord le
chargement et l’emporter sur la base de sous-marins de Lorient sur
la côte française. Le précieux chargement se trouverait alors en
territoire nazi et serait expédié à Berlin par avion.
Ian a pu me dire tout cela car Churchill en personne l’avait choisi
pour faire partie à Bletchley d’une équipe dont les attributions
englobaient l’opération ARK. Les renseignements acquis grâce à
Enigma étaient, comme tu le sais, classés ULTRA>, pour ultra-top
secret. Cette équipe travaillait à un niveau supérieur de
confidentialité et n’a jamais eu de nom. Les seuls autres membres de
cette équipe étaient le capitaine de vaisseau Pullen, dont tu te
souviens certainement, Alan Turing, un autre cryptographe, et moi.
J’ai été recrutée par Ian juste avant l’attaque du TS-37, de sorte que
j’étais avec lui lorsqu’il a passé ce coup de téléphone qui a décidé
du destin du Clan Macpherson, bien que cela n’ait pas été celui que
les nazis avaient prévu pour lui. Lorsque Churchill m’avait parlé au
cours d’une de ses visites secrètes à Bletchley, un mois plus tôt, il
avait déjà fait son enquête sur moi, à mon insu.
Je t’ai parlé d’une chose qui se trouvait encore à l’arrière-plan, le
plus secret du domaine de compétence de notre équipe, dont Ian et
moi nous étions mis d’accord pour ne jamais parler. L’opération
contre l’Ahnenerbe était un des éléments gigognes de cet arrière-
plan dans lequel elle se trouvait imbriquée étroitement. Tout ce que
je peux dire est que, à cause de cet arrière-plan, nous avions déjà
mis en place une série de sous-marins chasseurs-tueurs spécialisés
au large des côtes d’Afrique de l’Ouest, et que l’un d’entre eux était
au large de la Sierra Leone. Lorsque nous avons eu connaissance
du plan ARK grâce à l’interrogatoire de l’agent nazi de Durban, il
était trop tard pour avertir le Clan Macpherson. Comme nous ne
connaissions pas l’identité des six hommes, il aurait été impossible
pour le commandant de réagir efficacement et, pire encore, cela
aurait pu alerter le B-Dienst que nous étions sur leurs traces et que
nous avions peut-être cassé le code d’Enigma. C’est Churchill en
personne qui a pris la décision ultime. Notre sous-marin suivrait le
convoi sans se faire repérer, attendrait qu’un bâtiment s’en détache
et le torpillerait alors. L’U-515 serait à ce moment en train
d’attaquer le gros du convoi au nord, et tout le monde n’y verrait
que du feu. L’histoire compterait le Clan Macpherson au nombre
des victimes de l’U-515 lors de cette nuit terrible. Quelle qu’ait été
la nature du trésor, que cela ait été l’Arche ou non, il serait perdu à
jamais. En outre, une autre petite victoire serait remportée contre
les nazis, à l’insu du monde et enfouie au plus profond de la
mémoire de gens qui l’emporteraient presque tous dans la tombe.
Et c’est ce qui s’est produit. Le Clan Macpherson a sombré à
environ cinq heures quarante au matin du 1er mai. La mutinerie des
six hommes fut attribuée à des marins séditieux influencés par le
mouvement nationaliste indien, alors que, parallèlement, les
matelots indiens embarqués sur d’autres navires marchands
britanniques refusaient de servir dans l’Atlantique Nord. Pour plus
de sécurité, des officiers du renseignement de la marine vinrent par
avion à Freetown pour rencontrer les survivants et leur faire jurer le
secret pour des raisons de sécurité nationale. Ils ont expliqué que si
la mutinerie venait aux oreilles des nazis, ceux-ci l’utiliseraient
pour leur propagande, ce qui aurait probablement pour effet
d’accroître la rébellion chez les matelots indiens et risquait de
tourner au désastre en cette période critique de la bataille de
l’Atlantique. Le commandant du Clan Macpherson, qui a survécu au
torpillage, a accepté d’abonder dans ce sens, et d’écrire à la
division du commerce de l’Amirauté une lettre pour critiquer la
faiblesse de l’escorte du convoi, dans le but de détourner toute
attention indésirable sur les circonstances du naufrage du Clan
Macpherson, et sur la raison pour laquelle il se serait attardé en
queue de convoi.
Des mois plus tard, Ian m’a dit ce que le commandant du Clan
Macpherson avait donné comme information sur ce qui était arrivé
aux mutins. C’est un récit qui n’a jamais été mis par écrit et n’a
jamais fait partie des documents officiels. La première torpille de
notre sous-marin a ouvert une brèche sur le flanc de notre bâtiment
mais ne l’a pas fait couler. Une seconde torpille avait été tirée, mais
s’était logée dans la coque sans exploser. Notre bâtiment ne pouvait
pas s’attarder plus longtemps après cela pour envoyer d’autres
torpilles, par crainte qu’il ne soit vu et identifié pour ce qu’il était,
britannique et non pas allemand. Entre-temps, la majorité de
l’équipage avait pris place dans des canots de sauvetage, en
laissant les six mutins à bord. Le commandant et ses officiers
conférèrent et décidèrent de retourner à bord du navire, avec
l’intention affichée de le sauver, mais en fait pour tenter de finir le
travail et de le saborder, sachant que, sinon, la victoire des mutins
serait connue et constituerait un beau coup de propagande pour
l’ennemi. Parmi les officiers mécaniciens, quatre se portèrent
volontaires pour retourner à bord et ouvrir les vannes. Lorsque le
bateau alla par le fond, ils sombrèrent avec lui et les six mutins.
Nous ne saurons jamais si les mécaniciens virent la torpille qui
n’avait pas explosé. Mais ces marins civils finirent le travail pour
nous en coulant leur propre bâtiment.
Lorsque tu m’as vue bouleversée ce soir du 30 avril, Louise, ce
n’était pas seulement parce que je savais que le Clan Macpherson
était condamné. C’était aussi parce que cette opération avait scellé
le destin des autres navires du convoi qui ont été torpillés par l’U-
515. Ce matin-là, Ian avait dirigé la conférence habituelle pour
décider quels messages d’Enigma décryptés la nuit précédente
déclencheraient une action de notre part. Il s’agissait de décider
quels convois nous pouvions tenter de sauver et dans quelle mesure
nous pouvions « repousser les limites », comme on le formulerait
aujourd’hui, sans laisser les Allemands soupçonner que nous avions
cassé le code d’Enigma. Nous avons pris la décision de ne pas
intervenir pour le convoi ONS-5 mais de modifier la route du TS-37.
Ce que j’ignorais, jusqu’à ce que Ian m’emmène dans son bureau
pour téléphoner à l’Amirauté, c’était qu’il ne s’agissait que d’une
mascarade. Il était impliqué, et j’allais l’être aussi pour le restant
de la guerre, dans quelque chose de si secret que même les autres
personnes de notre hutte, où pourtant tout était très top secret, ne
pouvaient en être informées. Elles verraient le lendemain que le TS-
37 avait été touché, mais penseraient simplement que c’était un
manque de chance. Parfois, les changements de route ne
fonctionnaient pas. Mais ce que nous avons fait ce jour-là, ce que
nous avons choisi de ne pas faire, a coûté des centaines de vies, et
cela m’empêche toujours de dormir la nuit.
Les pertes encourues sur le convoi ONS-5, c’est autre chose. Je peux
vivre avec ça. Nous n’aurions probablement pas pu intervenir avec
succès de toute façon et le combat qui a suivi s’est révélé
déterminant pour la bataille de l’Atlantique. Mais le TS-37, c’était
différent. Nous connaissions son probable point de rencontre avec
l’U-515 et nous aurions pu sauver ces navires. Je connais tous les
noms par cœur : Corabella, Bandar Shahpour, Kota Tjandi, Nagina,
City of Singapore, Mokambo, et, bien sûr, Clan Macpherson. Tu
peux aller voir le Mémorial de la marine marchande près de la Tour
de Londres et tu y verras les noms de ces hommes, y compris les
quatre ingénieurs. Tout ce que j’espère, c’est que le fait d’empêcher
les nazis de mettre la main sur ce trésor, quel qu’il ait été, qui a
sombré avec le Clan Macpherson, valait de sacrifier leurs vies.
Voilà, je t’ai dit ce que j’ai pu. Il y a peut-être encore une piste à
suivre. Des plongeurs trouveront probablement l’épave du Clan
Macpherson un jour. C’est incroyable ce que l’on découvre
maintenant dans les profondeurs de l’océan, même si les images me
donnent parfois des cauchemars. Lorsque je vois ces tombes dans la
mer, tout me revient de ce que nous faisions réellement à Bletchley.
Nous avons peut-être apporté notre contribution pour gagner la
guerre, mais c’était loin d’être toujours ces moments d’euphorie
qu’on voit dans les films. Et le pauvre Alan, je le vois encore courir
la nuit sur la route de nos cantonnements en dehors de Bletchley, et
il nous dépassait en souriant. Pas toi ? Si je ferme les yeux, je revois
encore cette image.
Bien affectueusement,
Fan
15
L ouise reprit la lettre à Costas, puis leur montra une note manuscrite tirée
de la même enveloppe.
« Ceci était joint à la lettre de Fan. C’est plus personnel. C’est là qu’elle
me dit qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre. »
Elle replaça la note et la lettre dans l’enveloppe, puis se tourna vers Jack,
en le regardant avec enthousiasme.
« Eh bien ? Avait-elle raison ? Y a-t-il une piste à suivre ? »
Jack se pencha en avant, s’appuya sur les coudes, l’esprit en ébullition.
« C’est une histoire incroyable. Ce que je peux faire maintenant, c’est
vous montrer trois autres photos de l’épave du Clan Macpherson. Je ne l’ai
pas fait jusqu’à présent tant que nous ne savions pas où tout cela allait nous
mener. »
Il prit son classeur sur la table, en sortit une nouvelle page A4 imprimée
et la lui tendit. On y voyait une masse de métal tordu couvert de rusticles et
de concrétions marines, avec au centre un objet long et cylindrique reposant
sur les débris. C’était la vision extraordinaire qu’avait eue Jack lorsqu’il
avait suivi Costas à l’intérieur de la coque engloutie au large de la Sierra
Leone, une semaine auparavant.
« C’est une torpille, dit Louise, dont la main tremblait légèrement. Je vois
son hélice.
— Elle est à l’intérieur de la coque et n’a pas explosé. Regardez ce qui
est marqué dessus, maintenant.
— Je vois des chiffres et des mots, en anglais. C’est une torpille
britannique.
— Une Mark VIII, plus précisément, intervint Costas. Elle est sous-
marine plutôt qu’aérienne, et bien plus grosse. Nous avons déjà conclu que
le sous-marin qui l’a lancée doit en avoir envoyé deux presque
simultanément, et que celle-ci est entrée par la brèche pratiquée dans la cale
par l’explosion de la première. Nous ne comprenions pas comment un U-
Boot pouvait être en possession de torpilles britanniques. La lettre de Fan
résout ce mystère pour nous.
— Et la deuxième photo ? »
Jack la sortit, puis s’interrompit.
« Les deux suivantes sont un peu floues. Lorsque je suis arrivé à cette
partie de l’épave, nous ne pouvions plus rester que quelques minutes à
l’intérieur de la coque. Nous l’avons échappé belle. »
Elle montra ses livres sur la table.
« Rien de nouveau à cela, n’est-ce pas ?
— Je n’avais plus qu’à dévisser le détonateur de la torpille. Et tout se
serait bien passé, se justifia Costas.
— Non, cela ne se serait pas bien passé, rétorqua Jack fermement.
Rebecca n’aurait plus de père. Et les copains qui jouent avec toi au volley
t’auraient attendu en vain sur la plage. »
Il se tourna vers Louise.
« En pénétrant dans la coque, l’ogive s’était presque détachée de la
torpille. C’est la raison pour laquelle vous pouvez voir ces marques sur sa
base. En tripotant le détonateur, mon équipier de plongée que voici a
déstabilisé la torpille, ce qui a provoqué sa chute à travers l’épave où elle
est restée, avec l’ogive dirigée vers le bas, juste retenue par quelques
filaments de rouille. Un effleurement accidentel, un remous provoqué par
une palme, et boum !
— Je pensais que vous deux faisiez toujours équipe ? » demanda-t-elle,
une lueur d’amusement dans le regard.
Costas hocha la tête avec enthousiasme.
« C’est moi qui y vais lorsqu’il y a des explosifs à désamorcer, et Jack y
va lorsqu’il est question d’archéologie. Ça, c’est du travail d’équipe ! »
Jack le regarda de travers.
« Dans ce cas, ton travail d’équipe nous a menés derrière une crête
rocheuse juste à temps avant l’explosion de la torpille, qui a fait glisser
l’épave entière au-delà de la falaise jusque dans l’abîme.
— Alors, tout ceci a disparu ? demanda Louise en montrant la première
photo.
— Eh bien, c’est toujours là, si on veut, répondit Costas. Sauf que c’est à
presque deux mille mètres de fond, éparpillé sur la pente de l’immense
falaise au bord de laquelle se trouvait l’épave. »
Jack lui passa la deuxième photo.
« Y compris ce que vous voyez ici. »
Elle regarda fixement l’image prise par l’appareil fixé sur le casque de
Jack, les mains tremblantes.
« Fichtre ! dit-elle à voix basse. Elles étaient donc vraiment à bord. Des
barres d’or.
— C’est à cause d’elles, en tout premier lieu, que nous effectuions cette
plongée, comme je vous l’ai expliqué au téléphone. Un chercheur qui
travaillait pour une compagnie de chasseurs d’épaves que nous étions en
train d’inspecter avait mis la main sur un connaissement, rédigé à
l’évidence à Durban par un employé trop scrupuleux qui avait dû le classer
avant que les gens de la sécurité qui supervisaient la cargaison puissent le
voir et le détruire. Ce papier montrait que le Clan Macpherson était à
Durban pour y charger une cargaison d’or sud-africain.
— Il y a beaucoup de barres sur cette photo.
— Cela représente environ cinq cents millions de livres en devises
actuelles.
— Fichtre ! La compagnie de chasseurs d’épaves n’a donc certainement
pas trop apprécié votre petite escapade.
— Pas trop apprécié, effectivement, bien que nous ne leur ayons pas dit
que nous avions vu l’or. À part un petit cercle de quelques personnes à l’IMU
et ceux d’entre nous qui se trouvent dans cette pièce maintenant, personne
d’autre n’a vu cette photo ou ne sait ce que nous avons trouvé. Pour la
compagnie de chasseurs d’épaves, nous avons fait chou blanc et l’explosion
est un accident malheureux dû à des munitions instables de la Seconde
Guerre mondiale. C’est ça, en général, la vie de chasseur d’épaves, on va
d’une déception à l’autre.
— Vous pouvez me faire confiance, assura Louise, les yeux pétillants de
malice. Je suis une fille de Bletchley. Garder des secrets, ça me connaît. »
Jack la regarda attentivement.
« Je pense à ces agents nazis de Durban dont Fan parle dans sa lettre.
Dans un port important comme Durban, on peut penser que leur travail
quotidien devait consister à espionner les arrivées et les départs des navires
et leur chargement. Il a dû être difficile pour les autorités de dissimuler
l’arrivée d’une si grande quantité d’or provenant des mines.
— Que veux-tu dire par là ? demanda Jeremy.
— Ce que je pense, c’est qu’il se peut qu’il y ait encore quelque chose
d’un peu plus compliqué qu’il n’y paraît. Quelque chose de plus que ce que
Fan a pu dire dans sa lettre. À Bletchley, les secrets étaient comme des
poupées gigognes, non ? À chaque fois qu’on révèle quelque chose à propos
du fonctionnement de cet endroit, on a l’impression qu’on est dirigé vers
une autre opération. On ouvre un emballage et on trouve un autre emballage
au-dessous. »
Costas le regarda avec intérêt.
« Tu veux dire que l’histoire du Clan Macpherson ne se résume pas à
l’Ahnenerbe et à des antiquités ? Si tu veux mon avis, on est en train de
parler d’un braquage. Le braquage de l’or par les nazis.
— Un braquage, d’accord, mais qui cadre avec l’arrière-plan, l’opération
que Fan et Bermonsey ont juré de ne jamais révéler. Une opération qui
aurait causé bien plus de souci à Churchill que des antiquités juives
perdues. La toute première raison pour laquelle il y avait un sous-marin
britannique stationné au large du Sierra Leone.
— Vas-y, continue, dit Costas.
— Vous voulez parler du programme Yanagi, dit Louise à voix basse.
— Vous connaissez ce programme ? demanda Jack en se tournant vers
elle. Vous savez en quoi il consiste ?
— C’est moi qui ai repéré le message décrypté.
— Je suis étonné. Je ne devrais pas l’être, bien sûr, sachant ce qui se
passait à Bletchley. Mais vous m’avez certifié que vous aviez travaillé
uniquement sur la Bombe.
— Oui, dans la hutte où se trouvait la Bombe. Une fois que la machine
était mise en route et fonctionnait, cliquetait et crachait, il pouvait se passer
des heures pendant lesquelles il n’y avait pas grand-chose à faire. Et
finalement, quelqu’un de la hutte 8 a décidé que l’esprit le plus
mathématique, parmi ceux qui travaillaient à la Bombe, devrait se mettre au
cribbing 9 et essayer de trouver dans le code des structures qui pourraient
correspondre à des mots dont on savait qu’ils devaient se trouver là. J’ai
repéré le mot japonais Yanagi sur l’un des messages décryptés et ai transmis
l’information. Mon père a été attaché commercial de la Grande-Bretagne au
Japon lorsque j’étais enfant, et je connais un peu le japonais. Je savais que
ce mot signifiait “saule pleureur”, mais je n’avais pas la moindre idée,
jusqu’après la guerre, que “Yanagi” était le nom de code du programme
japonais d’échanges avec l’Allemagne nazie.
— Est-ce que Fan connaissait votre rôle dans cette affaire ?
— Je ne lui en ai jamais parlé. J’avais juré le secret absolu. On craignait
que les Soviétiques n’eussent mis la main sur les machines à crypter des
Japonais en Mandchourie et, après la guerre, on n’a jamais plus parlé de
tout ce qui était en rapport avec le décryptage du code japonais. J’étais
encore dans le circuit, à ce moment-là, vous savez.
— Non, je ne savais pas. Je pensais qu’après Bletchley c’était fini.
— Pour Fan, oui, mais pas vraiment pour moi.
— Le programme Yanagi. Qu’est-ce qu’ils échangeaient ? » demanda
Costas.
Jeremy pianota sur le clavier de son ordinateur et parcourut des yeux le
résultat de sa recherche.
« L’Allemagne envoyait principalement de la technologie : des armes et
des plans, des verres optiques, des équipements radar, des moteurs d’avions,
et ainsi de suite. Il y a eu un échange de scientifiques et d’ingénieurs. Ah, et
un leader nationaliste indien, qui a voyagé de Berlin à Tokyo. Le Japon
expédiait principalement des matières premières : caoutchouc, tungstène,
étain, zinc, quinine, opium, café. Ah, voilà ! Le 26 avril 1943, transfert d’un
sous-marin japonais à un U-Boot. C’est seulement quatre jours avant le
torpillage du Clan Macpherson. Deux tonnes d’or.
— Sacrebleu ! s’exclama Costas. Où ça ?
— Au large du Mozambique. Le chargement a été transféré du I-29
japonais à l’U-180 allemand pour être transporté jusqu’à la base de Lorient
sur la côte ouest de la France puis en Allemagne. »
Jack se dressa sur son siège et dit lentement :
« Deux tonnes d’or. Et nous pensons qu’il y avait quatre tonnes d’or sur
le Clan Macpherson. Regardez les dates. L’U-180 aurait doublé le cap de
Bonne-Espérance et serait arrivé au large des côtes d’Afrique de l’Ouest
précisément à temps pour retrouver l’U-515 après son attaque du convoi.
— Quelle est ton idée ? lui demanda Costas.
— J’ai compris ! s’exclama Jeremy qui regardait fixement son écran.
L’U-180 était un U-Boot de transport de type 9D1. Cela veut dire qu’il
transportait du fret. L’U-515 peut avoir été chargé de s’emparer de l’or du
Clan Macpherson, mais c’était un sous-marin d’attaque, il ne transportait
pas de fret, et il était logique qu’il transborde l’or dès que possible sur un
U-Boot spécialisé conçu pour ce genre de chargement et posté à proximité.
— Et une fois le transbordement terminé sans encombre, ajouta Jack en
hochant la tête, l’U-180 quitte l’U-515 et fait route vers Lorient sans être
détecté, avec à son bord une quantité d’or incroyable : six tonnes ! Deux
tonnes proviennent du Japon, et les quatre tonnes restantes peuvent être
considérées comme un butin japonais, puisque le braquage a été mené sur le
Clan Macpherson par des agents japonais.
— Oh, attendez ! s’écria Jeremy, concentré sur l’écran tout en faisant
glisser ses doigts sur le pavé tactile. Je pense que j’ai peut-être vu l’arrière-
plan. Ce que Fan ne pouvait pas nous révéler.
— Vas-y », lui intima Jack.
Jeremy s’éclaircit la gorge.
« Tout à l’heure, je vous ai dit que la plupart des envois allemands
semblaient être constitués de produits manufacturés, de technologie de
pointe. Eh bien, ce n’était pas toujours dans ce sens-là. Lorsque le sous-
marin U-235 à long rayon d’action a appareillé pour le Japon en
décembre 1944, il transportait effectivement des échantillons de la dernière
technologie militaire, parmi lesquels un avion de combat Me-262 en pièces
détachées, mais aussi une demi-tonne de pechblende.
— Seigneur ! s’exclama Jack et s’enfonçant de nouveau dans son siège.
Évidemment. Cela explique tout ce mystère à Bletchley. L’or était destiné à
ça.
— De l’uranium pour quoi faire ? » demanda Jeremy.
Jack pinça les lèvres.
« En avril 1943, le projet Manhattan était loin d’être abouti, et on se
préoccupait certainement beaucoup d’une éventuelle recherche qui pourrait
être menée par des physiciens en Allemagne et au Japon. À ce moment-là,
l’Allemagne commençait à subir de plein fouet l’offensive de
bombardements de la RAF et de l’aviation américaine. Dans le Pacifique, les
Américains n’avaient pas encore pris possession d’îles suffisamment
proches du Japon pour l’atteindre facilement avec les bombardiers US
disponibles à cette époque-là. Il était plus sûr de parier sur le Japon pour la
recherche et le développement, et les Allemands ont même pu instaurer une
sorte de collaboration scientifique. Sans doute n’ont-ils jamais été près de
fabriquer une bombe nucléaire, mais l’oxyde d’uranium aurait pu être
utilisé pour fabriquer une bombe radioactive, une bombe sale. Si quelques
bombes de ce genre avaient été transportées par mer jusqu’en Europe et
avaient équipé les V2, Hitler aurait pu exterminer la population de Londres.
Cette horrible éventualité devait véritablement ronger Churchill.
— Et cela explique pourquoi une flottille de sous-marins alliés était en
embuscade au large des côtes d’Afrique de l’Ouest, ajouta Costas. Ils
espéraient attraper ces sous-marins de transport japonais et allemands. »
Jack se tourna vers Louise.
« Certains des officiers américains que vous observiez avec intérêt à
Bletchley étaient probablement là aussi en réalité pour surveiller cela de
près. Roosevelt a dû être tout aussi horrifié par cette éventualité que
Churchill.
— C’est fascinant, murmura-t-elle. On ne connaissait même pas le projet
Manhattan, naturellement. Pourtant, je me souviens d’avoir entendu, au
pub, certains de nos gars de Cambridge parler d’amis physiciens qui avaient
disparu et étaient partis en Amérique. Ce n’est qu’après Hiroshima et
Nagasaki que nous en avons compris la raison. »
Jeremy reprit, en s’adressant à Jack.
« Et si on retournait au Clan Macpherson ? On est en train de parler d’un
braquage vraiment audacieux. Les nazis adoraient les films de gangsters de
Hollywood, non ? C’est un vol perpétré en haute mer digne d’Al Capone.
Des agents entraînés par les Japonais se rendent maîtres du navire, chargent
l’or sur l’U-Boot et l’expédient en Allemagne pour payer des matières
premières essentielles, et probablement un chargement d’uranium.
— Et pendant ce temps-là, poursuivit Jack en hochant la tête, des sous-
marins britanniques, informés du programme Yanagi par des messages
d’Enigma décryptés, sont déployés le long de la côte africaine, prêts à
fondre sur les U-Boots à long rayon d’action à destination ou en provenance
du Japon.
— Et le sous-marin qui a torpillé le Clan Macpherson a été détourné de
cette mission, mais en réalité, en envoyant l’or par le fond, il a contribué à
cette même mission.
— Le prétexte avancé étant la présence du trésor de l’Ahnenerbe sur le
bâtiment, mais le but était en fait de couler aussi l’or, précisa Jack. C’est
vraiment étonnant. Si notre interprétation est juste, Fan n’a fait que soulever
une partie du voile qui cache bien autre chose. »
Louise prit la troisième photo de l’épave du Clan Macpherson que Jack
avait sortie pour lui montrer.
« Bonté divine ! Est-ce que c’est ça ? Dissimulé au milieu des barres
d’or ? »
Elle posa la photo sur la table, et Jack se pencha pour la regarder.
« C’est une découverte incroyable. Jeremy est sûr que ce sont des
caractères phéniciens et qu’ils ont un rapport avec l’expédition de
l’explorateur carthaginois Hannon autour de l’Afrique au début du VIe siècle
avant Jésus-Christ. Nous pensons que les Phéniciens érigeaient des repères
en différents endroits de leur route, exactement comme les Portugais, deux
millénaires plus tard. Ce n’est pas exactement comme de planter un
drapeau, mais cela indique aux suiveurs potentiels, qu’ils soient colons ou
commerçants, s’ils sont sur la bonne voie. Ce qui nous enthousiasme
vraiment à propos de la lecture qu’a faite Jeremy du texte, c’est que cela
montre qu’Hannon s’apprête à poursuivre vers le nord et suggère que cette
plaque a été érigée au cap de Bonne-Espérance. La version médiévale qui
nous reste du Périple d’Hannon s’arrête quelque part sur la côte ouest, non
loin du sud du Sénégal, et ceci est le premier indice montrant qu’il est
parvenu plus loin et a probablement fait le tour de l’Afrique par la mer,
ainsi que beaucoup, comme moi, le suspectaient.
— Si on admet que la plaque est authentique », dit Louise.
Jeremy orienta son écran pour lui montrer sa traduction de ce qu’on
pouvait discerner du texte.
« Nous avons étudié cela hier. Je suis sûr que ces lettres n’ont pas pu être
falsifiées ou copiées. Elles sont du même style que des lettres que nous
avons trouvées sur des amphores appartenant à une épave phénicienne en
Cornouailles. J’ai fait une contre-analyse et j’ai recréé le texte de la plaque
avec des caractères tirés des inscriptions de l’épave. Cela donne quelque
chose de quasiment identique.
— C’est ça, dit-elle en tapant dans ses mains. Vous avez utilisé les
inscriptions trouvées en Cornouailles comme un crib. Exactement comme
nous le faisions à Bletchley.
— Ma directrice de thèse, le professeur Maria de Montijo, qui est une
amie de Jack, m’a fait travailler sur toutes les méthodes de décryptage de
code de Bletchley lorsque je suis arrivé à Oxford pour étudier la
paléographie antique. Elle m’a dit que cela exercerait mon esprit et ne
manquerait pas de m’être utile un jour ou l’autre.
— Mais quel est donc le rapport avec l’Arche d’alliance ? »
Jeremy zooma sur l’image et lui en pointa un détail du doigt.
« Regardez ce symbole à la fin. Il n’est pas phénicien. C’est un
hiéroglyphe, et très probablement une dérivation de l’égyptien. C’est plus
exactement un pictogramme. »
Elle regarda attentivement le petit dessin des deux hommes transportant
le coffre, puis se renfonça dans son siège, en faisant un large sourire.
« Eh bien, voilà qui est vraiment satisfaisant. Tout s’agence parfaitement.
— Vous pouvez répéter ? demanda Jeremy.
— En fait, j’ai déjà vu cette image quelque part. »
Jeremy la regarda, ébahi.
« Vous avez déjà vu cette image quelque part ?
— Pas l’original. J’ai vu le dessin qu’en avait fait quelqu’un qui l’a vu.
— Allez-y, continuez. »
L’infirmière entra et contrôla la perfusion de Louise.
« Encore dix minutes, pas plus, prévint-elle. Votre kiné vient à quatorze
heures. »
Louise fit un geste irrité de la main.
« Je n’ai pas le temps. À quoi ça sert, à mon âge ? Ce qui est important,
c’est de faire travailler mes méninges, et cela fait des lustres que je ne les ai
pas sollicitées à ce point.
— Nous avons presque terminé, intervint Jack. Cette visite a été
merveilleuse.
— Eh bien, moi, je n’ai pas fini. Fan a dit ce qu’elle avait à dire dans sa
lettre, et maintenant, c’est mon tour. »
L’infirmière se tourna vers Jack et lui parla à voix basse. Il acquiesça de
la tête, et elle les quitta. Il se retourna vers Louise.
« Je vous en prie, continuez.
— Tout en cherchant la lettre de Fan après votre appel, j’ai réfléchi à
propos de ce qu’elle dit à la fin. Au sujet de la piste à suivre. Je ne peux pas
vraiment traîner mes bottes ici ou là comme Indiana Jones, mais je peux
faire quelques recherches par moi-même. »
Elle leur montra l’ordinateur qui se trouvait à l’autre bout de la pièce.
« Vous voyez, je me suis mise au goût du jour, depuis la Bombe. Mes
petits-enfants m’ont demandé comment diable on se débrouillait sans
Internet. Eh bien, à Bletchley, on s’en serait méfiés absolument. C’est un
milieu propice aux erreurs et à la désinformation. Ce qu’on a envoyé
comme intox aux Allemands et la façon dont on l’a fait, les pirates
informatiques d’aujourd’hui peuvent aller se rhabiller. Mais chut ! N’en
dites pas un mot. »
Elle manœuvra son fauteuil pour le placer devant le clavier et se mit à
taper. Quelques instants plus tard, un document scanné apparut sur l’écran.
« Par chance, l’original de ce que je voulais était accessible en ligne.
C’est un extrait des transcriptions des procès de Nuremberg. Je voulais
vérifier l’histoire de Fan, pour voir si je pouvais avancer un peu plus loin.
— Vous ne croyiez pas son récit ? demanda Jeremy.
— Elle, je la croyais. Mais ce que chacun dit possède la même fiabilité
que ses sources. Vous êtes paléographe, si je ne me trompe ? Alors, vous
êtes confronté à ce problème. Il y a toutes ces erreurs de copie, ces
modifications et ces ajouts délibérés qui sont reproduits au fil du temps et
finissent par être communément admis, exactement comme ce que l’on
trouve partout sur Internet. Retournez toujours aux sources primaires.
Vérifiez, croisez vos informations. Ce sont les règles cardinales de la
collecte de renseignements.
— Effectivement, approuva Jeremy.
— Ce que vous voyez est la fin du rapport d’interrogatoire, daté du
17 mai 1947, d’un certain Ernst Schnafel, ancien Obersturmbannführer
des SS. Il ne s’agit pas des SS de l’armée, les Waffen-SS, mais de ceux qui
dirigeaient les camps de concentration et les Einsatzgruppen, les escadrons
de la mort, sur le front de l’Est. Un sinistre individu dans un lot de types
peu recommandables. Avant cela, il avait travaillé pour l’Ahnenerbe, il
faisait l’homme de main pour les archéologues lors de leurs expéditions et il
rudoyait les autochtones qui leur faisaient obstacle. Je connais ces détails
parce que Ian Bermonsey avait fait partie à Nuremberg de l’équipe qui
menait les interrogatoires pour la marine, peu de temps avant de
démissionner pour partir au Canada avec Fan. Il en a parlé lorsque nous
nous sommes vus à Southampton pour leur mariage, et il avait mentionné ce
type immonde et ses liens avec l’Ahnenerbe. Ian était archéologue amateur,
en quelque sorte, car il avait étudié les auteurs de l’Antiquité à l’université
avant de s’enrôler dans la marine au début des années trente. La
transcription de l’interrogatoire montre que Schnafel a effectivement
mentionné l’époque où il travaillait pour l’Ahnenerbe, et plus précisément
lors d’une expédition à laquelle avaient participé des agents en Afrique du
Sud. À ce moment, la transcription montre qu’il a commencé à s’énerver
parce que le responsable de l’interrogatoire n’avait pas du tout l’air de
vouloir accepter cette information comme monnaie d’échange, et il s’est
refermé comme une huître. Il avait apparemment déjà été interrogé par un
officier américain au moment où il avait été capturé, en 1945, mais je n’ai
trouvé trace de cela nulle part. Une fois l’interrogatoire terminé à
Nuremberg, l’homme est resté seul avec Bermonsey pendant une demi-
heure pour éclaircir quelques points concernant les mouvements de la
Kriegsmarine dans la Baltique à la fin de la guerre, car c’est là qu’il avait
été fait prisonnier. Cette nuit-là, Schnafel s’est suicidé dans sa cellule. C’est
vraiment dommage. Je veux dire qu’il est dommage qu’il ait échappé à la
pendaison, mais aussi qu’il n’en ait pas dit plus.
— Est-ce que c’est comme cela que Fan a connu le nom de code Ark ?
— Ian a dû obtenir ça de l’Allemand au cours de cette dernière demi-
heure, après le départ du sténographe officiel. Comme il avait parlé
d’agents en Afrique du Sud, il est évident que c’était cela qu’il était sur le
point de révéler au responsable de l’interrogatoire lorsqu’il a commencé à
s’énerver.
— Rien d’autre ?
— Non, pas en ce qui concerne Schnafel. Mais j’ai eu une idée de génie.
Je me suis souvenue que j’avais entendu parler de quelqu’un qui avait
travaillé au château de Wewelsburg, le quartier général de Himmler pour
l’Ahnenerbe. Pas un des SS, mais une fille, une civile, qui avait été dactylo.
Presque tout ce qu’elle avait tapé à la machine a été détruit délibérément par
les SS lorsque les Alliés se rapprochaient du château, mais elle a dit ce dont
elle se souvenait à l’agent de renseignement de l’unité américaine qui a
finalement pris Wewelsburg en avril 1945. Il n’y avait rien qui ait une
valeur stratégique, et presque tout consistait en comptes rendus
d’expéditions que l’Américain qui l’interrogeait a trouvé trop tirées par les
cheveux pour les croire, des trucs à la Indiana Jones, carrément. Ce qui fait
que l’officier n’a pas fait de transcription de l’entrevue, mais seulement un
bref rapport. C’est une de mes amies des anciens services de renseignement
ouest-allemands qui est tombée dessus lorsqu’on lui a confié l’archivage de
ce qui restait des dossiers provenant de Wewelsburg concernant
l’Ahnenerbe. Je lui ai dit ce que je savais de l’interrogatoire de Schnafel
mené par Bermonsey.
— Vous aviez des amis appartenant au renseignement ouest-allemand ?
lui demanda Jeremy.
— Oui, je vous ai dit que je ne me suis pas contentée de travailler à
Bletchley. C’était une autre guerre, d’autres secrets. Le fait d’avoir étudié le
russe à l’université, en même temps que les maths, a aidé. »
La lampe rouge de son moniteur se mit à clignoter et l’alarme à sonner.
« Ah, zut ! s’exclama-t-elle, irritée. Ce machin est en train de me dire que
j’ai besoin de médicaments. Je vous prie vraiment de m’excuser. »
L’infirmière entra dans la pièce, alla jusqu’à elle, lui prit le pouls,
examina ses yeux, puis brancha un nouveau tube sur l’aiguille enfoncée au
niveau de son poignet et le fixa au moyen d’un adhésif.
« Il est temps que vous partiez, dit-elle en s’adressant à Jack. Elle a
besoin de se reposer.
— Pas question, rétorqua Louise. Je ne me suis pas amusée à ce point
depuis Bletchley. De plus, je ne suis pas “elle”, je suis “Louise”.
— Oui, Louise. Je m’excuse. Cinq minutes alors, pas plus. »
Jack acquiesça de la tête, et elle sortit. Il se pencha en avant.
« Et où avez-vous donc vu ce pictogramme ?
— Au cours de son interrogatoire à Wewelsburg, la fille a réalisé
sommairement plusieurs dessins, et ce symbole en faisait partie. Elle a
déclaré que, juste après son arrivée à Wewelsburg, fin 1942, elle avait été
affectée comme dactylo auprès du professeur Pieter Ritter, un archéologue
qui travaillait pour l’Ahnenerbe. J’ai fait une recherche sur lui. Il semble
qu’il ait été un des plus sains d’esprit du groupe, un authentique savant, et il
semble aussi qu’il en ait payé le prix, probablement parce qu’il n’avait pas
hésité à critiquer certaines des absurdités, car il a disparu au début de 1944
et on ne l’a jamais revu. En tout cas, tout ce que l’agent qui avait mené
l’interrogatoire a noté, c’est qu’il avait été responsable d’un programme
baptisé Ark, et que cela concernait la chasse que menaient les nazis pour
retrouver l’Arche d’alliance perdue.
— Il y a autre chose ? demanda Jack.
— La fille avait reçu une bonne éducation, elle était étudiante en histoire
à l’université d’Heidelberg avant la guerre, et ce dont elle se souvenait peut
être pris au sérieux. Elle a dit à l’agent que l’Arche avait été en Éthiopie. Ce
n’est pas une grosse surprise, car les Éthiopiens, de nos jours, croient
qu’elle est cachée dans une église à Aksoum, comme vous le savez
certainement. Mais elle a dit aussi qu’elle avait été découverte au milieu du
XIXe siècle par le roi Téwodros d’Abyssinie, dans une grotte des étendues
montagneuses sauvages de Magdala. Elle a dit que certains, au sein de
l’expédition britannique contre Téwodros en 1868, connaissaient
l’emplacement de l’Arche et avaient bien l’intention de la découvrir eux-
mêmes. Parmi eux se trouvait le journaliste Henry Stanley.
— Mais cette expédition avait pour but de sauver des otages
britanniques, dit Jack en la regardant, étonné.
— Tout ce que je sais, c’est ce que l’Américain a choisi d’écrire, ce qu’il
a estimé plausible, avant de refermer le dossier. On était encore en guerre,
et son travail en tant qu’officier du renseignement de son bataillon
consistait à collecter tout ce qu’il pouvait comme information stratégique
sur les positions et les futurs mouvements des Allemands, et pas ce qu’il a
dû considérer, et c’est bien compréhensible, comme les absurdités de
l’ordre du conte de fées de l’Ahnenerbe.
— Ainsi, nous ignorons s’ils y sont allés et l’ont cherchée là-bas ? »
demanda Costas.
Jack inspira profondément.
« Mais pour continuer, nous avons cette plaque. Dans les années qui ont
précédé la guerre, les archéologues de l’Ahnenerbe ont passé l’Afrique du
Sud au peigne fin pour y trouver des artefacts. Certains Africains du Sud
d’origine boer n’avaient pas forcément beaucoup de sympathie pour les
Britanniques, et il y avait beaucoup d’autochtones pauvres qui ont pu se
laisser persuader de se séparer d’objets qui n’avaient plus de sens culturel
pour eux. Imaginons que la plaque tombe de cette façon entre les mains de
l’Ahnenerbe, peut-être grâce à l’aide d’un voyou comme Schnafel. La
guerre a commencé et le problème est de trouver un moyen de la rapporter
en Allemagne sans qu’elle soit repérée. L’occasion se présente finalement
en 1943 avec l’expédition de ce chargement d’or et le plan qui consiste à
l’embarquer sur un U-Boot. Il se peut que les archéologues de l’Ahnenerbe
aient pu progresser dans la traduction du phénicien et ils peuvent aussi bien
avoir reconnu le pictogramme pour ce qu’il était. Avant cela, aidés par
quelque information que nous n’avons pas, venant peut-être de Stanley, il se
peut qu’ils soient allés en Abyssinie pendant qu’elle était sous le contrôle de
leurs alliés italiens et soient parvenus à Magdala. Nul ne sait ce qu’il se sera
passé alors. »
L’infirmière revint et resta plantée là, les bras croisés. Jack rassembla les
photos et se leva, imité par Costas et Jeremy.
« Je vous remercie infiniment, Louise. Quoi qu’il arrive maintenant, vous
avez joué un rôle très important dans cette histoire.
— C’est parti ? dit-elle en désignant les livres. Vous voyez, je les ai
vraiment lus. Comment disent mes petits-enfants, déjà ? Je gère. »
Jack lui décocha un large sourire.
« Vous gérez. Et oui, c’est parti.
— Faut-il vraiment que vous me quittiez déjà ? Vous n’avez même pas
bu une tasse de thé. Laissez-moi vous en offrir. »
Jack lut sur son visage la force de son désir, sa frustration.
« Nous allons vous garder dans la boucle. Je vous enverrai toutes les
infos par mail. »
Elle se pencha pour prendre quelque chose dans le sac suspendu à son
fauteuil et brandit un téléphone.
« Les textos, c’est mieux. Vous pouvez aussi m’envoyer des photos. Et
des vidéos.
— C’est promis. Et nous viendrons vous voir lorsque tout sera fini.
— J’aimerais tellement venir avec vous. »
Jack se pencha et l’embrassa sur les deux joues. Elle sourit en levant la
tête vers lui et dit :
« Oh, j’aime ça. »
Costas en fit autant, ainsi que Jeremy.
« C’est mon jour de chance. Vous savez, je ne crois pas avoir été
embrassée par autant d’hommes en un seul jour depuis la guerre. Cela me
rappelle… Il y avait un garçon que je retrouvais derrière la hutte de la
Bombe, qui n’était pas mon futur mari, je le crains. Un jour, j’avais mis du
rouge à lèvres et il a oublié de l’essuyer. Il en a entendu de toutes les
couleurs, de la part de son supérieur. Il compromettait la sécurité de la hutte
en contant fleurette à une fille d’une autre hutte, ou quelque chose
d’absurde de ce genre. Je ne l’ai jamais revu, mais il y avait une longue file
d’attente. Salut ! »
Dix minutes plus tard, Jack accélérait sur l’étroit chemin pavé qui
conduisait du manoir à la route principale. Il était coupé de grilles destinées
à empêcher le bétail de passer et traversait des prairies où s’égaillaient
moutons et vaches.
« Mon travail est tout tracé, dit-il. Vous vous souvenez que j’ai discuté
avec Rebecca de la documentation d’Abyssinie datant de 1868 dans les
archives Howard ? Elle contient un manuscrit d’un certain capitaine
Edward Wood, officier avec mon ancêtre aux Royal Engineers, mais il y a
aussi, entre autres, une correspondance de Henry Stanley, l’explorateur. J’y
ai vraiment jeté un coup d’œil attentif pour la première fois avant de quitter
la Cornouailles hier et ça a l’air vraiment captivant. Je veux m’y plonger
sérieusement ce soir et reconstituer toute l’histoire, remonter de 1943
à 1868, m’immerger complètement. Ça me passionne vraiment, parce que
j’aime ces sauts dans le temps avec un fil conducteur inattendu qui les relie.
Mais le plus important, c’est que je pense que nous avons de bonnes
chances d’y trouver du matériel qui nous aidera à avancer de façon
déterminante dans notre quête.
— Tu es en train de nous dire que tu as la sensation ? dit Costas.
— Oui, j’ai la sensation.
— Alors, ça me suffit.
— Toi aussi, tu vas avoir de quoi faire, lui dit Jack.
— Y a pas tant besoin que ça d’ingénieurs en submersibles en haut des
montagnes d’Éthiopie, si c’est là que tu penses aller.
— Je veux dire que pendant que je serai à la bibliothèque, toi, tu vas te
charger de l’épave phénicienne.
— Qu’est-ce que tu veux dire, me charger ?
— Je veux dire te charger, comme archéologue.
— Tu plaisantes. C’est tout juste si j’arrive à épeler le mot.
— Peut-être, mais après toutes ces années, tu peux gérer, exactement
comme l’a dit Louise. De toute façon, Jeremy va donner un coup de main.
— Moi ? s’étonna Jeremy en levant le nez de sa tablette. Je trouve que la
mer, en Angleterre, est un peu fraîche. Mais si vous voulez un coup de main
dans l’océan Indien, je pourrais me laisser convaincre.
— J’ai besoin que tu restes sur le site au cas où on mettrait au jour
d’autres inscriptions. Et au cas où Costas aurait besoin d’aide pour bien
orthographier ce mot. »
Le téléphone de Jeremy se mit à vibrer.
« Est-ce que Rebecca sera là ? De toute façon, je croyais que c’était elle
qui prenait le relais sur le site.
— Tu devrais le savoir. Il paraît que vous êtes fiancés. En tout cas, je vais
avoir besoin de l’aide de Rebecca avec la documentation abyssinienne.
Peut-être que c’est elle qui t’appelle.
— Non, c’est un texto de Maurice. (Jeremy croquait dans une pomme
tout en essayant de lire le texte à l’écran pendant que la voiture les secouait
en passant sur une grille.) On dirait qu’il n’est pas très content parce que tu
ne réponds pas au téléphone. C’est tout. »
Jack jeta un coup d’œil sur son portable. Il n’y avait pas de nouveaux
messages écrits ou vocaux, seulement des appels manqués. Son pouls
s’accéléra. Cela voulait dire que Maurice tenait à lui parler
personnellement, et habituellement cela signifiait un gros coup. Il se souvint
que Rebecca lui avait dit qu’il lui gardait quelque chose qu’il avait trouvé à
Carthage. Il arrêta la voiture dans l’herbe, sur le bas-côté, avant d’arriver à
la route principale, et se hâta de le rappeler. Une voix familière lui répondit,
jura en allemand tandis que le téléphone paraissait avoir pris son envol, puis
donna des instructions d’une voix forte en français. Tout cela sur fond
sonore mêlé et cacophonique de muezzin appelant à la prière et de
rugissement d’engins de travaux publics. Jack appuya sur le bouton du
haut-parleur.
« Maurice, c’est toi ? Costas et Jeremy sont avec moi. Dis-nous ce que tu
as trouvé. »
QUATRIÈME PARTIE
16
U nmaison
peu plus de vingt-quatre heures après avoir quitté Louise dans la
de retraite, Jack se trouvait sur le plateau de Magdala, dans les
hautes terres de l’Éthiopie centrale, le site de la dernière bataille du roi
Téwodros contre les Britanniques en 1868. Un peu plus tôt dans l’après-
midi, il avait minutieusement inspecté le col qui se trouvait en face pour
chercher des traces de la bataille, et il y avait trouvé trois cartouches
oxydées de Snider-Enfield à l’emplacement des positions britanniques. En
remontant la pente, il avait découvert la pointe cassée d’une baïonnette là
où les Abyssiniens avaient dû faire retraite sous la charge adverse. C’était
une journée d’été magnifique, la végétation verdissait le plateau et les
ravins, ce qui n’était pas le cas à la période de l’année 1868 où avait eu lieu
le siège. Il lui était donc difficile de recouper ce qu’il voyait maintenant
avec le paysage désolé des photographies prises par les Royal Engineers
juste avant l’assaut. Mais ce qui lui avait fait prendre conscience de la
réalité du siège était le monstre en bronze de sept tonnes qu’il avait
maintenant devant lui, le mortier que Téwodros avait baptisé Sébastopol,
après la guerre de Crimée de la décade précédente. Il n’avait jamais servi et
était resté sur le plateau depuis lors, à moitié enterré et quasiment oublié. Il
rappelait que Téwodros, lui aussi, avait entrepris une tâche herculéenne, en
hissant ce monstre à travers toutes ces montagnes, en taillant la route devant
lui tout en luttant pour atteindre Magdala avant l’arrivée des Britanniques.
En lisant les récits de 1868, on aurait pu croire qu’une sorte de force
surnaturelle avait été à l’œuvre pour empêcher les deux protagonistes
d’atteindre le plateau, mais depuis qu’il avait vu par lui-même et éprouvé le
terrain, Jack savait qu’il ne s’agissait de rien de plus que du défi écrasant
lancé par la nature, un catalogue d’obstacles physiques qui, si l’on voulait
refaire l’une ou l’autre des deux expéditions, en ferait une entreprise
monumentale, même aujourd’hui.
« Jack, le patriarche est prêt à te recevoir maintenant. »
Un homme mince au corps sec et nerveux, à la chemise ornée du logo de
l’UMI, venait vers lui. Il portait un paquet de la taille et de la dimension d’un
grand cadre que Jack avait rapporté d’Angleterre. Zahid était archéologue et
représentant de l’UMI dans la corne de l’Afrique. Il avait fait ses études en
Grande-Bretagne, avait participé aux fouilles en Égypte avec Maurice et
Aysha, s’était énormément investi sur les fouilles de l’ancien site d’Aksoum
en Éthiopie, et s’était récemment installé à Mogadiscio pour apporter son
aide à la réouverture du Musée national de Somalie après des années de
guerre civile. Jack ne l’avait jusqu’alors rencontré que brièvement, mais
avait eu le plaisir de faire plus ample connaissance avec lui ce matin-là
pendant leur vol de deux heures en hélicoptère au-dessus des montagnes
depuis l’aéroport d’Addis-Abeba. Il était sérieux et enthousiaste, aimait
profondément son pays, et, grâce à ses nombreux contacts, ils avaient pu
organiser non seulement cette rencontre à Magdala, mais aussi l’étape
suivante du voyage, qui leur permettrait de retrouver Costas à l’aéroport de
Mogadiscio le soir même et de se rendre le lendemain au quartier général de
la marine somalienne. C’était un programme serré, car le Deep Explorer se
trouvait maintenant à proximité des eaux territoriales de la Somalie, mais la
présence inattendue du patriarche pour une visite de routine à l’église
éthiopienne de Magdala constituait une occasion à ne pas manquer, surtout
si l’on tenait compte de l’objet extraordinaire contenu dans le paquet que
Jack avait pu emporter avec lui.
Il prit un dernier cliché du mortier, un gros plan sur la marque du fondeur
près de la culasse. La vision du vert-de-gris sur le bronze lui fit penser à
l’image incroyable que Maurice lui avait envoyée, représentant Lanowski à
côté de la statue de Baal au fond de la tranchée à Carthage. Elle n’avait
cessé de l’obséder depuis leur communication téléphonique après leur visite
à la maison de retraite. La peau de gorille était encore plus étonnante. Il
rangea son appareil dans la vieille sacoche kaki qu’il portait sur l’épaule et
suivit Zahid sur le sentier qui conduisait à l’église. Il était satisfait d’avoir
eu le temps de reconstituer ce qu’avait fait le capitaine Wood pendant les
dernières heures de l’assaut au cours de cette journée de 1868. Pendant que
Zahid s’était hâté pour annoncer leur arrivée au patriarche, Jack avait pris
son temps pour parcourir le chemin qui donnait accès à la plate-forme
rocheuse où l’hélicoptère avait atterri. Il avait traversé le champ de bataille
et remonté le chemin parsemé de rochers, longé le précipice où avaient été
trouvés les corps des otages abyssiniens. Près de l’entrée de la forteresse, le
Koket-Bir, maintenant en ruines, il était passé près de l’endroit où le soldat
Bergin et le tambour Magner avaient gagné leur Victoria Cross, où on
distinguait toujours sur les murs l’impact des balles. Puis, sur l’esplanade, il
avait trouvé la pierre qui marquait l’endroit où Téwodros s’était tué et où
les Britanniques avaient procédé à la crémation de son corps après avoir
pillé tout ce qu’ils avaient pu dans sa citadelle et ses églises.
Personne n’avait ouvert le journal de Wood depuis que le trisaïeul de
Jack l’avait rapporté en Angleterre dans les années 1880, et sa découverte
dans les archives familiales avait été une source d’intense excitation. Après
l’avoir lu, Jack avait reconstitué ce qu’il avait pu de la vie de Wood de ses
dernières années après l’Abyssinie jusqu’à sa mort brutale du choléra
en 1879. Il avait été particulièrement fasciné à la lecture du livre écrit par
Wood à propos de l’expédition qu’il avait entreprise en 1875 avec le prince
russe Constantin, pour descendre le cours de l’Amou-Daria jusqu’à la mer
d’Aral. Il y avait fait des découvertes archéologiques que Jack avait
l’intention d’approfondir lorsqu’il en trouverait le temps. La même boîte
d’archives contenait un autre objet extraordinaire, dont la vision, lorsqu’il
l’avait déroulé, lui avait coupé le souffle. Il l’avait aussitôt apporté au
département de conservation de l’UMI qui le lui avait rendu, stabilisé et
encadré, juste avant le départ de son vol. C’était cet objet qui avait fait de la
présence du patriarche de l’Église orthodoxe d’Éthiopie une circonstance si
opportune et qui faisait battre le cœur de Jack plus vite tandis qu’il suivait
Zahid en direction du bâtiment circulaire au toit de chaume surmonté d’une
croix à l’extrémité ouest de l’esplanade.
« Il sait qui vous êtes et connaît bien l’UMI, lui expliqua Zahid. Il a fait un
doctorat de théologie à la Sorbonne et parle anglais mieux que moi. Il
comprendra rapidement de quoi il retourne. »
Zahid souleva le rideau qui tenait lieu de porte et fit entrer Jack. Un
Éthiopien âgé portant une tunique blanche et un calot sur la tête était assis
sur une chaise basse au centre de l’église. Il portait accrochée autour du cou
une croix de métal finement ouvragée. À sa gauche se trouvait une table
basse, et derrière lui un autre homme en tunique blanche se tenait debout,
certainement son assistant. Le patriarche lui tendit la main et Jack s’avança
pour la lui serrer.
« Professeur Howard, je m’excuse de rester assis. J’éprouve un grand
plaisir à faire la tournée de ces églises éloignées une fois par an, mais je ne
suis plus la gazelle de printemps que j’étais autrefois. »
Jack s’assit sur le tabouret qui avait été placé en face, et Zahid en
approcha un autre pour s’asseoir à côté de lui.
« Cette église est très paisible, remarqua Jack. J’en aime la simplicité.
— Il est vrai que ce n’est pas exactement Westminster Abbey. La plupart
des choses qui se trouvaient ici n’y sont plus. L’église d’origine a été
détruite lorsque les Britanniques ont pris Magdala en 1868.
— Avant de prendre l’hélicoptère pour venir ici, Zahid m’a emmené en
voiture voir l’église Sainte-Marie-de-Sion et la chapelle de la Tablette.
— Allez-vous me demander si vous pouvez voir l’Arche d’alliance ? Est-
ce la véritable raison de votre présence ici ? Cela me décevrait.
— Je n’ai aucune justification valable pour demander à la voir, répondit
Jack en secouant la tête. Comment cela me serait-il possible, alors que, pour
des millions de croyants, le temps de la révélation n’est pas encore venu ?
Ce serait merveilleux de la voir de mes yeux, de la toucher de mes mains,
mais ce serait faire injure à ceux pour qui la dissimulation immuable de
l’Arche, son mystère, est ce qui leur donne l’espoir. »
Les yeux du patriarche se mirent à briller.
« Alors, vous n’êtes pas comme les autres archéologues, qui sont venus
me poser cette question.
— C’est parce que la plupart d’entre eux ne sont pas de véritables
archéologues. Beaucoup sont des chasseurs de trésors, des opportunistes,
qui cherchent à écrire un livre qui se vendra bien et veulent faire un coup
médiatique. Un véritable archéologue voit dans les artefacts tels que
l’Arche quelque chose de transcendant, un sens qui dépasse leur présence
physique. Et, sachant que le fait de révéler cet objet au monde pourrait faire
voler ce sens en éclats, si vous êtes archéologue, vous devez être capable de
vous arrêter, de tracer une ligne dans le sable.
— Et cependant, en tant qu’archéologue, cette quête vous attire
irrésistiblement.
— Oui, la quête de la vérité, le désir de découvrir ce qui s’est passé. Ma
ligne dans le sable m’arrête devant la chapelle de la Tablette.
— Alors, je pense que nous pouvons nous entendre, professeur Howard.
— Zahid vous a mis au courant de l’histoire qui m’a mené jusqu’ici, du
journal de l’officier britannique qui était présent au siège de Magdala
en 1868. Je souhaite maintenant offrir à l’Église et au peuple d’Éthiopie
quelque chose qui a été pris ici même ce jour-là. »
Jack fit un signe de tête à Zahid qui lui passa le paquet. Jack en sortir une
image encadrée d’environ un quart de mètre carré et la présenta au
patriarche pour qu’il la voie.
« Nous avons trouvé ceci avec le journal de l’officier. Il a noté qu’il avait
l’intention de la faire parvenir à Richard Rivington Holmes, qui est devenu
plus tard sir Richard, le conservateur du British Museum qui a accompagné
l’expédition d’Abyssinie. Il l’aurait sans doute fait s’il n’était pas mort
brutalement du choléra à Bangalore en 1879. Dans le coin en bas à droite,
se trouve une note écrite de sa main disant qu’elle a été prise dans l’église
de Magdala, celle dans laquelle nous nous trouvons, le jour de l’assaut final,
le 13 avril 1868. »
Le patriarche l’examina, puis fit signe à son assistant de s’approcher. Les
deux hommes se mirent à parler en éthiopien de façon animée, en faisant
des gestes en direction de l’image encadrée, puis le patriarche se tourna vers
Jack.
« C’est une redécouverte étonnante pour nous. Savez-vous ce que c’est ?
— C’est une tapisserie de laine. Nous avons pu en faire une datation au
carbone 14 au laboratoire de l’IMU à partir d’un échantillon prélevé dans un
angle, qui indique le IVe siècle après Jésus-Christ, l’époque du royaume
d’Aksoum. Mais l’image de l’homme à la barbe tressée paraît bien plus
ancienne. De l’époque sassanide peut-être, quelque chose qui coïnciderait
mieux avec l’art mésopotamien de la première moitié du premier millénaire
avant Jésus-Christ. Mais ça, c’est en faisant abstraction de l’image de deux
hommes noirs de grande stature qui marchent devant lui et de ce qu’ils
portent. D’après ce que j’en suis arrivé à croire maintenant, cela signifie
que cette image représente un événement historique réel datant du début du
VIe siècle avant Jésus-Christ.
— La mémoire de cette tapisserie a été transmise au sein de l’Église,
mais j’osais à peine imaginer qu’elle puisse encore exister, dit le patriarche.
Selon la tradition, l’homme à la barbe tressée était phénicien et avait
apporté l’Arche par bateau. »
Jack se pencha et désigna un groupe de cavaliers que l’on voyait derrière
l’homme, où se trouvait clairement une femme aux longs cheveux bruns et
brandissant un fouet.
« Savez-vous qui sont ces gens ?
— On dirait qu’ils le poursuivent, mais ce n’est pas le cas. En fait, ils le
protègent contre les bandits de la côte et viennent à son secours. D’après la
tradition, les prophètes Jérémie et Ézéchiel avaient confié à un seigneur de
la guerre appartenant à une tribu d’origine juive de la région la mission de
protéger le Phénicien et de l’escorter jusqu’à la grotte dans la montagne
avec son chargement. Elle, c’est Yusuk As’ar, ce qui signifie “celle qui se
venge”. Il y a eu d’autres femmes guerrières juives tout au long de
l’histoire, la mère de Dhu Nuwas du Yémen au VIe siècle après Jésus-Christ,
la reine juive berbère Dihya en Afrique du Nord un siècle plus tard, mais
Yusuk As’ar a sans doute été la plus féroce de toutes, un fléau pour les
Babyloniens et les maraudeurs qui hantaient cette côte.
— Un de mes collègues, ajouta Zahid en hochant la tête, qui est un expert
de ces traditions, pense que c’est même probablement elle qui a inspiré les
histoires de Makeda, la reine légendaire qui a épousé le roi Salomon de
Juda. Les traditions peuvent avoir été élaborées à partir de faits historiques
datant de cette époque. »
Jack rendit la tapisserie à Zahid et se pencha vers son interlocuteur avec
passion.
« On connaît bien le pillage qui s’est produit après la mort de Téwodros.
Je m’intéresse également à une autre période au cours de laquelle l’Éthiopie
a été profanée par des étrangers. Savez-vous si l’Ahnenerbe des nazis est
venue ici pour s’emparer d’artefacts ?
— La domination fasciste entre 1936 et 1941 fut une période noire pour
nous, répondit le patriarche en pinçant les lèvres. Le pillage a été effectué
en partie au grand jour, comme celui de l’obélisque antique provenant
d’Aksoum qui se trouve toujours à Rome. Mes prédécesseurs ont fait de
leur mieux pour dissimuler les trésors de l’Église éthiopienne. Vous avez vu
la chapelle de la Tablette et vous avez donc un peu d’expérience dans ce
domaine. Mais beaucoup d’objets de moindre importance ont disparu.
— Pas seulement des églises et des monastères, mais aussi des musées,
ajouta Zahid. Nous avons essayé d’établir un inventaire il y a quelques
années. L’essentiel n’a jamais reparu, de sorte que nous pensons que cela a
été mis à l’abri quelque part et qu’ils ne l’ont jamais récupéré, peut-être
parce que cela n’avait pas été emporté avant que les soldats de Mussolini
soient chassés du pays en 1941. À partir de ce moment-là, cela aurait été
difficile de rapporter quoi que ce soit en Italie ou en Allemagne.
— Tu parles de l’Allemagne. Cela signifie-t-il que l’Ahnenerbe est
effectivement venu ici ? »
Le patriarche resta silencieux un moment, puis hocha la tête gravement.
« Ce que je vais vous dire, je ne l’ai jamais confié à personne. Oui, ils
sont venus ici, dans ce village, sur cette plate-forme. Le prêtre qui est ici
maintenant était très jeune à l’époque et s’en souvient, mais il est toujours
tellement choqué par ce qui est arrivé que je crains qu’il ne refuse de vous
en parler. Trois Allemands sont venus, deux se disaient archéologues, et un
troisième était une sorte de voyou appartenant aux SS, une espèce que les
Éthiopiens avaient appris à connaître sous le régime fasciste. Ils sont restés
longtemps ici, à prendre des mesures, à creuser, à aller de hutte en hutte
pour interroger les gens. Le prêtre, alors adolescent, avait reçu pour suivre
sa vocation l’enseignement d’un Allemand à Addis-Abeba de sorte qu’il
pouvait comprendre une partie de ce qu’ils disaient. Il semble qu’ils aient
été à la recherche de ce qui avait pu être laissé par les Britanniques en 1868.
Ils avaient de grands espoirs de trouver un trésor. Eux aussi étaient à la
recherche de l’Arche d’alliance.
— Ont-ils trouvé quelque chose ? »
Le Patriarche montra le sol de l’église.
« Il y avait une cavité ici, en dessous, qui a été comblée depuis. Pendant
des siècles, elle avait été utilisée pour entreposer les biens de valeur
appartenant à l’Église. Lorsque les soldats britanniques y pénétrèrent, ils la
mirent à sac, y prirent la tapisserie, parmi de nombreux autres objets, mais
ils n’ont pas vu la chambre scellée au fond. Malheureusement, les nazis ont
fait leur travail à fond et ont sondé tous les murs, ce qui leur a permis de
découvrir finalement une cavité. Il s’y trouvait le seul grand trésor que les
nazis nous ont pris, dont nous avions gardé le secret pendant des siècles,
une perte dont nous n’avons jamais parlé jusqu’à ce jour. »
Il se tourna vers son assistant et lui dit quelques mots. Celui-ci se pencha
et tira d’une vieille malle en bois incrustée dans le sol derrière le siège du
patriarche un volume in-folio à la couverture de cuir usée. Il le posa sur les
genoux de celui-ci et l’ouvrit. Le parchemin craquait tandis qu’il en tournait
les pages. Lorsqu’il en eut feuilleté une douzaine, le patriarche leva la main
et l’homme arrêta de les tourner et se recula. Le vieil homme orienta le
volume de façon à ce que Jack le voie, et lui expliqua :
« Voici une illustration ancienne de cet objet, effectuée au XVIe siècle.
Mais c’est ce qu’ils ont volé. »
Jack se leva pour mieux voir et examina attentivement l’image, une
peinture aux tons passés, reproduisant une inscription en lettres noires sur
un fond doré. Pendant un moment, il pensa qu’il était victime d’une
hallucination. Il se rassit, abasourdi. Il lui fallut quelques instants pour
rassembler ses idées.
« Comme vous pouvez le constater, l’artefact était une plaque de bronze
comportant une inscription ancienne. Elle nous a été apportée au XVIe siècle
par les Lembas, un peuple d’Afrique du Sud, qui avaient auparavant veillé
sur elle pendant des siècles. Ils l’ont déplacée de leur propre terre à cause de
l’arrivée des Portugais, de crainte qu’elle ne soit découverte et volée, en
même temps que d’autres objets de valeur. Ils l’ont transportée jusqu’à nous
depuis si loin car, selon leur tradition, c’étaient eux-mêmes qui avaient
monté l’Arche ici jusqu’au sommet des montagnes, pour la mettre en
sécurité dans la grotte creusée à même la roche. Ils pensaient que le
meilleur endroit se trouvait ici même. Selon leur tradition, elle avait été
érigée sur le cap à l’extrême sud par le marin qui avait apporté l’Arche
depuis le nord, et qui les avait pris à son bord pour qu’il les aide à
accomplir cette tâche.
— Le Phénicien, l’homme à la barbe tressée de la tapisserie, dit Jack, au
comble de l’excitation. Il s’appelait Hannon. Sans jeter un coup d’œil de
plus à cette peinture, je peux vous dire qu’il y a en bas un pictogramme
sommaire figurant deux hommes portant ensemble une caisse posée sur des
poteaux, qui est certainement une représentation de l’Arche. Je le sais, car il
y a un peu plus d’une semaine j’ai vu la plaque elle-même, et j’en étais plus
proche que je ne le suis de vous en ce moment.
— Mais où donc avez-vous pu la voir ?
— À environ cent vingt mètres de fond, à l’intérieur d’une épave datant
de la Seconde Guerre mondiale, au large de la côte d’Afrique de l’Ouest.
C’est la vue de cette plaque qui m’a mis sur cette piste, à l’origine. Nous
l’avons trouvée à l’intérieur d’un chargement de barres d’or embarqué en
Afrique du Sud, et nous avions de bonnes raisons de penser qu’il s’agissait
d’un butin de l’Ahnenerbe. Et maintenant, nous savons où ils l’avaient
trouvée. Brusquement, toutes les pièces du puzzle se mettent en place.
— Est-il possible de la voir ?
— Vous n’allez pas tarder à en voir les images, diffusées massivement
dans le monde entier, associées à quelques découvertes incroyables dont
notre collègue Maurice Hiebermeyer vient juste de me parler depuis son
chantier de fouilles à Carthage. Une des choses qu’il a trouvées,
étonnamment, est une peau de gorille, exactement comme celles rapportées
à Carthage et décrites par Hannon dans son Périple. Le plus incroyable,
c’est que la face interne elle était parsemée de poussière d’or qui
correspondait à l’emplacement d’une caisse. Je pense qu’il ne peut s’agir
que d’une couverture pour l’Arche, qui a été enlevée ici, en haut de la
montagne, après que l’Arche a été emportée et cachée, peut-être à
l’intérieur de la cavité dans cette église, ici même.
— C’est possible, admit le patriarche en refermant le volume. Peut-être
qu’on transmettra aussi cette histoire un jour, qui contera comment un trésor
était resté ici pendant tous ces siècles, pendant deux millénaires entiers
avant d’accueillir la plaque qui a été emportée en secret et transportée
jusqu’à l’endroit où elle attend maintenant.
— Sans doute, dit Jack en acquiesçant de la tête. Mais pour l’instant,
nous avons effectué un tour presque complet, avec notre voyage, tout
comme nous savons maintenant qu’Hannon a dû le faire, en faisant le tour
de l’Afrique par la mer, en venant ici, en rapportant les peaux à Carthage,
fidèle au marché qu’il avait conclu avec ceux qui lui avaient confié leur
chargement sacré. »
Le patriarche posa l’in-folio sur la table à côté de lui.
« Avant votre départ, je veux vous donner quelque chose. »
Il fit un signe en direction de son assistant, qui lui passa un paquet. Il en
enleva l’emballage, d’où il sortit un objet d’environ deux centimètres sur
trois, couvert d’un tissu bleu, qu’il lui tendit en enveloppant de ses mains
celle de Jack qui tenait l’objet.
« Vous ne pourrez pas ouvrir ceci. C’est fait en acacia, le bois que l’on
appelle sittim dans la Bible. Beaucoup d’Éthiopiens en possèdent un. C’est
un tabot, une table des Commandements. C’est notre Arche, et je vous la
donne. »
Il enleva ses mains et Jack se leva, en rangeant soigneusement le tabot
dans son sac.
« Je vous suis très reconnaissant. Merci de nous avoir reçus aujourd’hui.
Vous nous avez aidés à reconstituer une histoire incroyable, une des plus
extraordinaires à laquelle j’aie jamais participé.
— La tapisserie sera un des objets les plus précieux du Musée national
d’Addis-Abeba, ajouta Zahid. Elle rejoindra d’autres artefacts qui avaient
été pillés en 1868 et sont en cours de restitution. Nous allons l’emporter
avec nous dans l’hélicoptère.
— Où vous rendez-vous maintenant ? demanda le patriarche. Zahid m’a
dit qu’il se peut que des troubles se préparent dans la corne de l’Afrique.
Vous allez devoir être très prudents si vous allez en Somalie. »
Jack le regarda d’un air déterminé.
« En suivant l’Arche, nous avons trouvé une autre piste, qui implique un
chasseur de trésors particulièrement malsain, il est possible qu’il s’y trouve
une cache de butin datant d’il y a soixante-dix ans et peut-être également
des matières premières destinées à de terribles armes de destruction.
— Qui parle ? Jack Howard l’archéologue, ou Jack Howard l’ancien
commando de marine ? Zahid m’a un peu raconté votre parcours.
— Les deux, répondit Jack en lui offrant sa main. J’ai eu grand plaisir à
m’entretenir avec vous.
— Si vous êtes sur la piste de ces nazis, vous allez peut-être trouver en
chemin quelques-uns de ces autres artefacts provenant de nos musées et de
nos églises. Il vous sera sans doute possible alors de nous les restituer ?
— Ce serait avec grand plaisir. »
CINQUIÈME PARTIE
19
V ingt-quatre heures plus tard, à quelques minutes près, Zahid arrêta leur
jeep devant un ensemble de bâtiments clôturés dans les faubourgs de
Mogadiscio. D’un côté, ils voyaient la plaine côtière broussailleuse et de
l’autre, l’étendue azurée du nord de l’océan Indien. Jack était assis à côté de
lui et Costas à l’arrière. Ils étaient allés le chercher à l’aéroport deux heures
auparavant, à l’arrivée de son vol en provenance d’Angleterre. La clôture
était renforcée de rouleaux de barbelés et des marines somaliens armés de
kalachnikovs y patrouillaient par deux. Une de ces patrouilles s’était déjà
approchée du véhicule, leurs armes prêtes.
« C’est le nouveau centre opérationnel de commandement, expliqua
Zahid tout en coupant le moteur et en détachant sa ceinture de sécurité. Il
est utilisé comme base d’entraînement pour les marines, mais on voit une
ou deux vedettes dans le port. Ils ont renforcé les mesures de sécurité parce
qu’ils ont dû repousser récemment deux attaques de la part des extrémistes
shebab, une fusillade depuis un véhicule, puis une attaque kamikaze à la
bombe. Restez là pendant que je m’occupe des formalités. »
Il ouvrit la portière, leva les mains en l’air pour montrer aux marines
qu’elles étaient vides, puis descendit de voiture, pour leur permettre
d’encercler le véhicule et de le fouiller. Ils firent signe à Jack et à Costas
d’en faire autant. Un officier prit les papiers de Zahid et les passeports de
Jack et de Costas, et les examina attentivement sur le capot de la jeep. Il
prononça quelques mots dans une radio, puis demanda à Zahid de le suivre.
Les deux disparurent dans le poste de garde à l’entrée du complexe. Ils
reparurent quelques minutes plus tard, Zahid paraissant plus détendu, et
l’officier fit signe à Jack et Costas d’entrer à l’intérieur. En retournant à la
jeep, Zahid leur dit rapidement :
« Je vous laisse tous les deux ici pendant que je vais m’occuper de
quelque chose. Vous allez rencontrer le commandant de la base, le capitaine
Ibrahim, l’officier qui est juste en dessous du chef de la marine somalienne.
C’est quelqu’un de bien, l’un des meilleurs. Ensuite, le lieu où nous nous
rendrons dépendra de ce que nous parviendrons à apprendre ici. Appelez-
moi lorsque vous aurez terminé. »
Jack hocha la tête, et ils se reculèrent pour éviter la poussière causée par
le démarrage brutal de la jeep. Deux des marines les escortèrent pour passer
près du poste de garde et se diriger vers un groupe de bâtiments qui
jouxtaient le quai.
« Étonnant, dit Costas en montrant le bateau maintenant clairement
visible en face d’eux. C’est une vieille vedette porte-missiles Osa II
d’intervention rapide datant de l’ère soviétique. La dernière fois que j’en ai
vu une, elle fonçait sur mon navire devant les côtes du Koweït pendant la
guerre du Golfe.
— Je me souviens bien de ces vedettes, répondit Jack, tout en suivant le
marine à l’entrée de l’un des bâtiments. Pendant que tu étais dans la salle
des machines de ta frégate, j’avais remonté le Chatt-el-Arab avec mon
équipe pour placer des explosifs sous trois de ces bâtiments.
— Quand je pense qu’on était si près, mais on ne se connaissait pas
encore à ce moment-là.
— Le monde était différent. Il y avait peut-être une guerre, mais au
moins, à cette époque-là, on pouvait naviguer près de la corne de l’Afrique
sans être attaqué par des pirates. »
Ils entrèrent dans une salle de conférences aux murs couverts de cartes de
l’Amirauté britannique et uniquement meublée d’une table.
« Asseyez-vous ici, dit sèchement le marine en leur désignant les chaises
placées de l’autre côté de la table.
— Vous voulez dire : Asseyez-vous ici, monsieur, dit un officier somalien
qui était entré derrière eux. Je vous présente le capitaine de vaisseau Jack
Howard, officier réserviste de la marine britannique, et le capitaine de
frégate Kazanzakis, réserviste de la marine des États-Unis.
— Je suis terriblement désolé, s’excusa le marine, confus, en regardant
Jack. C’est mon mauvais anglais. Je ne voulais pas vous manquer de
respect, monsieur.
— Il n’y a pas de problème, répondit Jack en souriant, puis il se pencha
pour serrer la main de l’officier. Capitaine Ibrahim ? Merci de nous recevoir
si rapidement.
— C’est un plaisir pour moi. »
Il serra la main de Costas et ils s’assirent. Deux jeunes officiers l’avaient
suivi et prirent des sièges à sa droite et à sa gauche. Ibrahim avait la
silhouette mince d’un homme en bonne forme, une barbe parsemée de gris
taillée avec soin et il portait deux rangées de décorations sur sa chemise.
Jack les regarda, intrigué.
« Operational Service Medal du Royaume-Uni et Distinguished Service
Cross ? »
Ibrahim hocha la tête.
« Après mes études en Angleterre et le collège naval de Dartmouth, j’ai
servi douze ans dans la Royal Navy avant de revenir ici. Mon père était
somalien et diplomate à Londres, et ma mère était anglaise. J’étais en
Afghanistan avec le SBS, les forces spéciales de la marine.
— Ah, intervint Costas, c’est là qu’était Jack. On parlait justement du
bon vieux temps.
— Mon expérience n’a rien à voir avec l’Afghanistan, protesta Jack en
agitant la main comme s’il voulait chasser l’idée. Je ne suis resté qu’une
seule année dans le service actif.
— Vous avez beau dire cela, nous avons beaucoup entendu parler de
vous, rétorqua Ibrahim. Un des premiers-maîtres instructeurs du SBS avait
été avec vous pendant la guerre du Golfe. Ils utilisent toujours votre
opération, lorsque vous avez remonté le Chatt-el-Arab, comme modèle pour
montrer comment amener nuitamment à pied d’œuvre avec une
embarcation gonflable une équipe de plongeurs pour une mission de
démolition.
— C’est de l’histoire ancienne. (Jack montra la fenêtre, à travers laquelle
étaient visibles trois vedettes.) Quel est l’état de la marine somalienne
aujourd’hui ? »
Ibrahim lui jeta un regard désabusé.
« Vous venez de la voir. Nous avons en tout cinq de ces vedettes ainsi que
deux bâtiments de recherche et de sauvetage. Vous devez évidemment
reconnaître la vedette porte-missiles de classe Osa. C’est ceux-là mêmes
que vous combattiez pendant la guerre du Golfe, avec quelques
modifications. Le missile P-15 Termit antinavire est une relique de la guerre
froide, bien sûr, mais il reste fiable. Ils ont toujours dans le nez une grande
quantité de carburant qui reste inemployée, même après un vol de longue
durée, et elle agit comme une bombe incendiaire pour compléter l’action de
la charge explosive de l’ogive. Cela veut dire qu’on obtient quelque chose
comme un mélange du vieil obus de 400 mm qu’on tirait depuis les
cuirassés avec une bombe au napalm. Vous mettez ça dans un chalutier
pirate, et c’est terminé pour eux.
— Guidage par infrarouge et radar ? demanda Costas.
— Exact. Nous venons tout juste de terminer la modernisation. Cela
augmente la portée du missile de plus de dix milles nautiques.
— Avez-vous déjà procédé à des interceptions ? »
Ibrahim secoua la tête.
« Vous arrivez au moment où nous redevenons vraiment opérationnels. Il
y a quelques années, la marine n’existait pas, car elle avait été démantelée il
y a plus de vingt ans lors de l’effondrement du pays. C’est à ce moment-là
qu’a vraiment commencé le problème de la piraterie. Aujourd’hui encore,
nous sommes à peine efficaces comme garde-côtes, avec nos trois mille
kilomètres de rivage à patrouiller.
— Quel est le rayon d’action de vos navires ? demanda Costas.
— Mille huit cents milles nautiques à quatorze nœuds. Les deux
bâtiments qui ne sont pas ici sont basés plus au nord sur la corne de
l’Afrique, de façon à ce que nous puissions rallier n’importe quelle partie de
la zone d’exclusion économique dans les douze heures. Nous ne possédons
pas assez de navires pour être capables de répondre aussi rapidement que
nous le voudrions à un appel de détresse provenant d’un bâtiment
marchand, mais c’est mieux que rien. Depuis notre base du Nord, nous
avons effectué des patrouilles communes avec la marine yéménite dans la
mer Rouge et autour de l’île de Socotra.
— À part les missiles, de quelles armes sont-ils équipés ? demanda
Costas.
— Deux canons jumeaux AK-230 de 30 mm, qui peuvent tirer chacun
deux mille coups. Là encore, c’est de l’équipement soviétique, mais nous
l’entretenons avec soin, et il fonctionne.
— Comment se présente la situation en ce qui concerne la piraterie en ce
moment ? demanda Jack. Le commandant actuel de la Force opérationnelle
combinée 150 à Bahreïn est un vieil ami, mais je voulais assurer la liaison
avec vous avant de le contacter. »
Ibrahim s’enfonça dans son siège.
« Au cours des dernières années, la CTF-150 a gardé le contrôle et le
nombre d’incidents a été réduit considérablement. Mais la nouvelle
administration américaine est en train de repenser son rôle dans la guerre
contre le terrorisme, il y a une focalisation sur le regain de tension avec
l’Iran et sur la nécessité d’une plus grande présence navale en Méditerranée
pour y combattre le terrorisme, et la corne de l’Afrique ne présente plus le
même intérêt qu’auparavant. Nous avons appris à nos dépens qu’une fois
qu’un problème semble résolu et que d’autres se retrouvent sous les feux de
l’actualité, la volonté politique de soutenir les nations pour poursuivre leur
engagement s’évapore littéralement.
— Il se passe trop de choses, tout simplement, remarqua Jack.
— La crise des réfugiés qui se poursuit en Méditerranée, enchaîna
Ibrahim en hochant la tête, la guerre au Moyen-Orient qui appelle de plus
en plus d’acteurs, le conflit avec les terroristes en Libye, notre propre
combat contre les shebab dans le sud du pays. Et pendant ce temps, les
ressources que les villages côtiers somaliens tirent de la pêche se sont de
nouveau terriblement réduites, et les navires-usines étrangers ont
recommencé à franchir la limite de nos eaux territoriales, chose contre
laquelle nous sommes relativement impuissants, étant donné le petit nombre
de nos patrouilleurs. Le résultat, c’est que nos pêcheurs en sont réduits au
désespoir et ont de nouveau tendance à accepter l’argent qu’on leur propose
pour aller attaquer les navires marchands étrangers, et le problème de la
piraterie a repris de l’ampleur. Rien qu’au cours des six derniers mois nous
avons eu huit attaques, et des millions payés en rançons. Naturellement, les
hommes qui se chargent du sale boulot en voient à peine la couleur.
— Il y a toujours un donneur d’ordres, remarqua Jack d’un air sombre.
Qui est derrière tout ça ?
— Les organisations terroristes, répondit Ibrahim en faisant la moue,
considèrent la côte somalienne avant tout comme un terrain de recrutement
pour des fantassins. Je ne parle pas des attaques suicides à la bombe, des
fanatiques, mais de chair à canon, de mercenaires peu rétribués que l’on
trouve à foison et que l’on peut facilement remplacer. Ce sont ces hommes
que nous tuons lorsque nous nous attaquons aux terroristes, tout autant que
les recrues occidentales naïves et les djihadistes purs et durs.
— Les extrémistes ne sont donc pas réellement intéressés par les
opérations de piraterie. »
Ibrahim secoua la tête négativement.
« Les quelques millions de dollars qu’ils pourraient tirer des rançons ne
représenteraient rien pour eux, comparés aux sommes énormes qu’ils
récoltent en contrôlant la fourniture du pétrole au Moyen-Orient et en
Libye. Ils savent que si nous détectons qu’ils s’investissent dans la piraterie,
la réaction occidentale pourrait leur être préjudiciable. Ce ne serait pas une
guerre militaire avec frappes de drones, mais une guerre informatique : la
fermeture de comptes bancaires, le gel des transactions. À moins de se faire
payer les rançons en liquide, ceux qui les exigent doivent révéler des détails
bancaires à un niveau ou à un autre pour être payés, et c’est leur talon
d’Achille. La plupart des organisations terroristes ont élaboré des montages
financiers astucieux et évitent soigneusement cet écueil. Même leur activité
de recrutement au sein des villages est difficile à repérer, car ils emploient
les agents qui enrôlent aussi pour la piraterie. Quelques centaines de dollars
changent de main, quelques jeunes gens de plus disparaissent et se
retrouvent, soit en mer, soit dans les camps d’entraînement terroristes du
nord, et certains ne reviennent jamais. Peu à peu, les communautés de
pêcheurs sont vidées de leurs forces vitales. C’est devenu le mode de vie,
ici.
— Et qui donc tient les cordons de la bourse pour les pirates ? » demanda
Costas.
Ibrahim lui lança un regard sombre.
« Des consortiums d’investissement occidentaux, des opérateurs de fonds
spéculatifs, qui œuvrent en utilisant un si grand nombre de couches de
complexité financière qu’il est impossible de les retrouver. Il n’est pas
question d’un cerveau démoniaque, mais seulement de quelques courtiers
très satisfaits d’investir de l’argent chez des marchands d’armes qui
commercent avec des régimes despotiques ou des trafiquants de drogue et
font grimper leurs prix lorsqu’ils ont un monopole. On cherche à
comprendre comment un enfant-soldat peut tirer sur ses propres voisins en
Centrafrique, comment une mère peut mourir faute de soins parce qu’elle
n’a pas de quoi payer les médicaments, ou comment le corps criblé de
balles d’un pirate peut flotter près des côtes somaliennes, ou encore la
terreur d’un otage dans une vidéo de rançon. Le véritable coupable est
l’investisseur ordinaire qui vit dans la prospérité en Occident, où on a peine
à imaginer ces réalités. Il confie son argent à un courtier et lui demande un
certain taux de rendement. Pour ceux qui transmettent l’argent le long de la
chaîne qui conduit à la réalité des faits, cela ne change rien, qu’il s’agisse
de recherche pétrolière ou minière, ou d’industrie pharmaceutique,
d’armement ou de piraterie, et la moralité n’a pas vraiment grand-chose à
voir là-dedans. On peut ajouter à cette liste le problème de surpêche que
nous connaissons. Grâce au courant dont nous bénéficions, nous devrions
avoir les eaux les plus poissonneuses de toute l’Afrique, et cependant nos
pêcheurs sont parmi les plus pauvres. Pourquoi ? Parce que des sociétés de
pêche étrangères soutenues par des investisseurs occidentaux ont profité de
l’anarchie qui régnait en Somalie pour envoyer dans nos eaux territoriales
des gros chalutiers et des navires-usines, car ils savaient que nous n’avions
aucun moyen de faire respecter nos droits. La conséquence est que notre
stock halieutique est décimé et commence seulement à se reconstituer. Plus
les investisseurs occidentaux engrangent de bénéfices, plus nos populations
tombent en dessous du seuil de pauvreté. Telle est la réalité du capitalisme
et du tiers-monde.
— On constate plus ou moins la même chose avec les chasseurs de
trésors, ajouta Jack. Les investisseurs qui les financent par l’intermédiaire
du même style de consortiums sont souvent des gens corrects qui sont
probablement atterrés lorsqu’ils voient des images de destruction de sites
antiques par des terroristes, et qui apprécient beaucoup la visite des musées
avec leurs enfants. Peu d’entre eux soupçonnent que leur argent sert à
financer le pillage et la destruction injustifiée de sites archéologiques. »
Ibrahim hocha la tête, songeur, puis se redressa et regarda sa montre.
« Que puis-je donc faire pour vous ? Zahid est un vieil ami, et, bien sûr,
je voulais faire la connaissance du fameux Jack Howard. Mais vous n’êtes
pas venu ici pour combattre les pirates. »
Jack sortit son téléphone, chercha une photo et fit passer l’appareil sur la
table.
« Que savez-vous de ce bâtiment ? »
Ibrahim y jeta un coup d’œil.
« Le Deep Explorer. Zahid m’a dit que vous étiez sur sa piste. Cela fait
trois jours que nous le surveillons, depuis qu’il est apparu sur nos écrans. Il
est la propriété d’une société de chasseurs de trésors qui porte le même nom
et qui est spécialisée dans la recherche d’épaves. Naturellement, vous devez
tout savoir sur eux.
— Costas et moi, nous formions il y a quinze jours l’équipe mandatée par
les Nations unies pour contrôler une épave de la Seconde Guerre mondiale
sur les côtes de la Sierra Leone, qu’ils avaient l’intention de saccager.
Disons que les choses ne se sont pas passées exactement comme ils
l’espéraient. Je connais personnellement leur patron et ce qui le motive,
c’est un type nommé Landor. Notre propre suivi satellite à l’UMI nous a
permis de voir qu’après le Sierra Leone ils s’étaient dirigés vers Le Cap
pour arriver jusqu’ici. Avez-vous pu déterminer la raison de leur présence ?
— Ils sont restés en dehors des eaux territoriales et ils sont donc au-delà
de notre juridiction. Lorsque nous avons détecté la présence du Deep
Explorer, nous avons procédé aux vérifications d’usage et tout semble en
ordre, son identification, les compétences de l’officier, tout est correct du
point de vue administratif. Il n’y avait aucune raison de se faire du souci.
Jusqu’à hier matin. »
Jack le regarda fixement.
« Continuez. »
Ibrahim désigna un des officiers assis à côté de lui, un jeune homme
barbu dont la tenue était impeccable.
« Je vais plutôt laisser le lieutenant Ahmed raconter la suite. C’est lui qui
s’est chargé de l’opération. »
L’officier se leva avec raideur et dit, dans un anglais parfait :
« Tout d’abord, professeur Howard, permettez-moi de vous dire
l’immense plaisir que j’ai à vous rencontrer. Je suis passionné de plongée et
j’ai suivi toutes vos aventures avec beaucoup d’intérêt, ainsi que celle du
professeur Costas, ajouta-t-il en saluant ce dernier. Si je peux vous être utile
en quoi que ce soit, particulièrement sous l’eau, je vous serais reconnaissant
de me le faire savoir.
— J’apprécie beaucoup et je n’y manquerai pas, dit Jack en souriant.
Dites-nous maintenant de quoi il retourne. »
Ahmed désigna la carte placée sur le mur.
« Hier matin, à onze heures environ, quatre membres de l’équipage du
Deep Explorer ont débarqué dans ce village sur la côte nord-est de la
Somalie à bord d’un Zodiac. Nous avons des informateurs dans tous les
villages côtiers, de sorte que nous avons été tenus au courant de tout ce
qu’il s’est passé. Ils ont recruté l’une des plus connues bandes de pirates. Ils
se sont baptisés eux-mêmes badaandita badah, les “sauveurs des mers”,
que leur chef a abrégé en Badass Boys. Contrairement aux Somaliens qui
n’ont pas eu d’autre choix que la piraterie parce qu’ils n’avaient pas
d’emploi, les Boys sont des voyous de Mogadiscio et de l’intérieur des
terres, d’anciens hommes de main des villes qui n’ont jamais connu que la
guerre. Leur chef, qui a vécu son adolescence aux États-Unis et se fait
appeler le Boss, vient tout juste de se faire libérer de prison. À chaque fois
qu’il est incarcéré, il arrive à sortir sur une erreur de procédure et nous
pensons que c’est parce que les agents des investisseurs occidentaux le
soutiennent financièrement et offrent des pots-de-vin à la justice. Avec ses
Boys, il a organisé la capture d’une demi-douzaine de navires depuis un an,
qui ont rapporté plusieurs millions de rançon. C’est également un sadique
violent, responsable de plusieurs meurtres, y compris parmi ses propres
troupes lorsqu’il y en a un qui lui déplaît.
— Je n’arrive pas à croire que les gens du Deep Explorer se mêlent de
piraterie, remarqua Costas en secouant négativement la tête. Ils n’ont guère
de scrupules, mais ça, ce serait carrément de la folie.
— Ils ont recruté les pirates comme hommes de main, mais nous croyons
que leur objectif n’a rien à voir avec la piraterie. »
Ahmed se rassit, rapprocha son siège de la table et se pencha vers Jack en
le fixant avec un grand intérêt.
« Avec mon club, nous avons exploré les fonds sous-marins de toute la
côte somalienne depuis que les choses se sont calmées par ici et nous
connaissons l’emplacement de nombreuses épaves. Plusieurs d’entre nous
s’intéressent particulièrement aux épaves de la Seconde Guerre mondiale, et
nous avons effectué des recherches approfondies à leur sujet, y compris
dans des sources documentaires provenant d’observateurs italiens,
allemands et alliés qui étaient basés dans cette région. Il n’y en a pas
beaucoup le long de cette côte car elle se trouvait éloignée des principaux
théâtres d’opérations, mais le plus mystérieux, c’est ce que nous avons
trouvé sur l’U-Boot U-409, de type Xb. »
Jack le regarda avec étonnement.
« Que savez-vous à son sujet ?
— On l’a vu pour la dernière fois le 26 mai 1945, presque trois semaines
après la fin de la guerre avec les nazis. Sa dernière position connue se situe
près de la côte sud de la Somalie où il a été repéré par un Liberator de
l’aviation américaine qui effectuait une patrouille de routine depuis Aden.
On a supposé qu’il faisait surface avec l’intention de se rendre, mais il a
plongé après avoir vu l’avion et il n’a jamais plus refait surface.
— Quelle était sa route ? »
Ahmed pointa une règle sur la carte.
« Selon le journal de bord du Liberator, l’U-Boot se dirigeait à environ
deux cent trente degrés. D’après sa position à ce moment-là, cela indique
qu’il se dirigeait droit sur l’archipel de Socotra.
— Sait-on autre chose à son propos ? demanda Jack, vivement intéressé.
— Très peu de chose, répondit Ahmed en secouant la tête. C’est comme
s’il avait été effacé de l’histoire.
— Dans ces moments-là, intervint Ibrahim, il y avait des U-Boots qui
emmenaient des nazis en fuite avec leurs possessions dans des endroits sûrs,
non ? Est-ce que ce n’est pas comme cela que certains ont atteint
l’Amérique du Sud ?
— La partie nord-ouest de l’océan Indien ne semble pas vraiment
constituer un emplacement favorable pour l’instauration d’un nouveau
Reich, remarqua Ahmed.
— Est-ce que les sous-marins de transport de type Xb n’étaient pas
utilisés pour le commerce secret entre l’Allemagne et le Japon ? lui
demanda Costas.
— C’est exactement ce que j’étais en train de penser, s’exclama Jack, en
se souvenant de ce que Louise leur avait dit deux jours auparavant. L’or en
échange de matières premières et de technologie. L’U-235 est un exemple
sur lequel on possède des informations : il a été capturé à la fin de la guerre
dans l’Atlantique Nord, avec un chargement d’armes, de fournitures
médicales, de lentilles optiques, même un avion de chasse à réaction Me-
262 en pièces détachées, tout cela destiné au Japon en échange d’or.
— S’il y a de l’or à la clef et que les chercheurs du Deep Explorer ont eu
vent de cela, alors cela suffit largement à expliquer leur présence ici »,
affirma Ibrahim.
Jack réfléchit intensément. Il se souvint de sa rencontre avec
Collingwood aux Archives nationales et de ce que celui-ci lui avait laissé
supposer à propos de nouveaux éléments pour le Deep Explorer et Landor
permettant de trouver quelque chose dans ces eaux. Tout commençait à se
mettre en place.
« L’U-235 transportait quelque chose d’autre, n’est-ce pas, Jack ? » lui dit
Costas à voix basse.
Il sentit une main glacée lui enserrer l’estomac et il eut peine à avaler sa
salive.
« Oui, répondit-il. Cela a été classé secret pendant des années après la
guerre, dissimulé par les agents des services secrets américains qui l’ont
déchargé après sa capture. Il transportait cinquante cubes de plomb
d’environ vingt-cinq centimètres étiquetés U-235, ainsi que des cylindres de
plomb recouverts d’or portant la même inscription. Il faut juste préciser
qu’U-235 n’est pas la désignation d’un U-Boot.
— Il s’agit de l’uranium 235, expliqua Ahmed, de l’oxyde d’uranium.
— Environ six cents kilos, suffisamment pour produire quatre kilos
d’uranium après traitement, précisa Jack. On pense que les Américains qui
ont mis la main dessus l’ont envoyé secrètement pour l’utiliser dans le
cadre du projet Manhattan, et qu’il est même possible qu’il ait servi à
fabriquer les bombes de Hiroshima et de Nagasaki : terrible ironie du sort,
si l’on considère qu’à l’origine il avait été destiné à être utilisé par les
Japonais. Cette quantité aurait représenté environ dix pour cent de la
matière fissile nécessaire pour faire une de ces bombes. Non raffiné, il peut
être utilisé par quiconque possède quelques connaissances dans le domaine
de la fabrication des bombes pour faire des douzaines de bombes sales,
assez pour irradier des villes dans le monde entier.
— Dieu tout-puissant, murmura Ibrahim. C’est horrible car cela en fait
un enjeu considérable.
— Landor ne s’abaisserait pas à cela, je pense ? s’interrogea Costas. Les
seuls preneurs possibles seraient les terroristes. »
Jack lui jeta un regard sombre.
« Je ne pense pas qu’il lui reste le moindre soupçon de moralité. »
Costas tapota la carte.
« Ce que je ne comprends toujours pas, c’est la destination de l’U-Boot.
Y avait-il des bases de ravitaillement dans cette zone ? »
Ahmed se pencha vers lui et lui expliqua, en le fixant attentivement :
« Comme cette côte s’est trouvée sous contrôle italien au début de la
guerre, il semble concevable qu’ils aient pu construire un abri sous-marin
secret pour leurs bâtiments à long rayon d’action. Nous avons eu une
révélation lorsque, avec mon club, j’ai plongé à la hauteur du village de
Bereeda à la pointe nord-est de la Somalie, éloignée de seulement cinquante
milles marins des îles les plus proches de l’archipel de Socotra. Un vieux
pêcheur qui connaissait notre intérêt pour les épaves de la Seconde Guerre
mondiale nous a dit que, au cours de l’été précédant la guerre, il avait vu un
cargo italien jeter l’ancre près de l’une des îles et y décharger du matériel
lourd. Le navire est resté sur place, et des hommes ont continué à travailler
sur l’île pendant plusieurs mois après cela, puis ils ont disparu. On ne voyait
pas grand-chose du résultat de leurs efforts, excepté une petite base navale
de garde côtière, d’où lui et les autres pêcheurs avaient été écartés sans
ménagement lorsqu’ils s’en étaient trop rapprochés. Il n’était jamais
retourné sur l’île après la guerre car la pêche n’était plus rentable. »
Costas regarda Jack.
« Qu’est-ce qui peut bien conduire un commandant d’U-Boot à
dissimuler son bateau dans un abri secret situé loin de la route entre
l’Atlantique et le Japon, après la fin de la guerre avec l’Allemagne ?
— Il faudrait lui poser la question, répondit Jack. Qu’est-ce qui pourrait
amener un commandant d’U-Boot à poursuivre la livraison de son
chargement au Japon ? Les commandants d’U-Boot n’étaient pas tous des
nazis fervents, et à cette époque, la plupart d’entre eux ne voulaient
probablement que la fin de la guerre. Et même pour ceux qui étaient nazis,
ce n’était pas le grand amour avec les Japonais, et cela ne les intéressait pas
beaucoup de soutenir leur cause après la défaite de l’Allemagne.
— Alors, tu veux dire qu’il a trouvé un refuge pour voir venir, un abri
secret éloigné de la zone de guerre ?
— Probablement plus que cela. S’il transportait aussi un chargement
d’or, lui et son équipage auraient pu tirer quelque chose de la guerre, après
tout.
— En supposant qu’ils n’aient pas été irradiés, remarqua Costas. C’est
peut-être pour ça que tous les poissons sont morts. »
Jack se tourna vers Ahmed.
« Pouvons-nous parler à ce pêcheur ? »
Ahmed jeta un coup d’œil à Ibrahim.
« Il a disparu il y a deux jours. Son bateau se trouve toujours dans le port
et sa femme dit que des hommes sont venus le chercher dans la nuit. Cela
arrive hélas assez souvent par ici, mais il y a eu un incident particulier
pouvant expliquer ce cas-ci. Depuis que le Deep Explorer est arrivé dans les
parages il y a quelques jours, on a beaucoup questionné les habitants tout le
long de la côte sur la localisation d’épaves. Les gens qui posent les
questions sont les mêmes qui agissent habituellement comme recruteurs
pour les pirates ou les terroristes, et nous pensons qu’ils ont été payés par
quelqu’un qui a abordé depuis le navire. Un d’entre eux interrogeait des
pêcheurs dans le village de Bereeda la veille de la disparition du vieil
homme. »
Jack souffla avec force.
« Savez-vous où se trouve l’île ?
— Près des îles de Samhah et Darsah, répondit Ahmed en les indiquant
du doigt sur la carte. Elles font partie de l’archipel qui s’étend entre l’île de
Socotra et la côte somalienne. C’est une île inhabitée, bien qu’elle soit
normalement sous contrôle yéménite. Nous n’avons pas encore eu la
possibilité de nous y rendre. »
Jack s’adressa à Ibrahim.
« Admettons que nos amis du Deep Explorer aient connaissance de ces
informations sur l’U-409. Comment pensez-vous qu’ils vont jouer la
partie ? »
Ibrahim réfléchit quelques instants, puis montra la carte.
« Le Deep Explorer se trouve ici, à environ deux jours de navigation de
Socotra. Nous savons qu’ils ont employé les Badass Boys, dont la base se
trouve environ aux deux tiers de la côte vers le nord, à environ une centaine
de milles nautiques de l’île. Les Boys effectuent leurs attaques de piratage à
partir d’un chalutier qui fait office de navire ravitailleur pour les
embarcations légères et rapides utilisées pour aborder les vaisseaux
marchands. Peut-être qu’en l’occurrence le Deep Explorer joue le rôle de
bâtiment ravitailleur pour le chalutier qui va faire le travail. Le chalutier
serait beaucoup moins repérable, ce qui n’est pas sans importance au
moment où les Iraniens commencent à effectuer des sorties aériennes
hostiles dans ce secteur. »
Jack réfléchissait à plein régime. S’il existait une base secrète d’U-Boots
sur l’île, se pouvait-il également qu’elle ait été utilisée par l’Ahnenerbe
pour y entreposer les artefacts volés au cours de leurs expéditions dans le
nord-est de l’Afrique, dans des lieux comme Magdala ? Il aurait été
cohérent de transporter les objets jusqu’en Allemagne par U-Boot, projet
qui aurait pu être reporté indéfiniment au moment où les couloirs maritimes
étaient sous le contrôle des Alliés. Il scruta la carte, vit l’île de Socotra et le
groupe d’îles plus petites à l’ouest, à mi-chemin entre la corne de l’Afrique
et la côte d’Arabie. Il leva les yeux vers Ibrahim.
« Vous m’avez dit que vous aviez de bons rapports avec la marine
yéménite ? »
L’officier acquiesça de la tête.
« Le problème, c’est qu’ils sont à peu près aussi bien équipés que nous,
et ont du fil à retordre avec leur propre guerre civile et la situation
iranienne.
— Je vais en parler à mon ami qui commande la Force opérationnelle
combinée 150. Mais j’imagine qu’ils ne pourront réagir qu’en cas de
menace imminente ou d’incident. Ce que nous pouvons leur affirmer
maintenant avec certitude ne sera pas suffisant pour justifier l’envoi d’un
navire de guerre alors qu’ils sont soumis par ailleurs à une grande tension.
Notre propre bâtiment de recherche, le Seaquest, se dirige par ici aussi vite
que possible depuis le Sri Lanka où il travaille à notre projet en cours, mais
cela va prendre plusieurs jours, et je ne veux pas le risquer dans ces eaux
sans la protection de la CTF-150, surtout avec la menace croissante d’attaque
aérienne de la part des Iraniens. »
Ibrahim se redressa sur son siège.
« Alors, nous n’avons pas le choix. C’est une situation qui demande une
action directe. Je vais autoriser le déploiement de nos propres forces.
— Combien de temps au minimum vous faut-il pour nous conduire sur
cette île ? »
Ibrahim jeta un coup d’œil à l’autre officier assis à côté de lui.
« Le capitaine de vaisseau Fazahid et moi allons mettre au point les
détails de l’opération. Mon plan consisterait à envoyer une des deux
vedettes lance-missiles basées au nord-est du pays, celle qui sera la plus
proche de l’île. Nous vous transporterons là-bas par hélicoptère avec une
section de marines pour rejoindre le navire et être prêt à monter à son bord
d’ici douze heures. Je prendrai moi-même le commandement de ce
bâtiment. Même si nous dépassons le chalutier, nous devons travailler en
supposant que les pirates peuvent déjà se trouver dans l’île et qu’il pourrait
y avoir une épreuve de force. Les Badass Boys… on dirait une blague, mais
je peux vous assurer qu’ils ne plaisantent pas. Ce sont des combattants
endurcis qui viennent de Mogadiscio et ont participé à de nombreuses
atrocités avant d’être recrutés dans la bande. Ils n’ont aucune pitié, et nous
ne ferons preuve d’aucune pitié avec eux. Avec ces gens-là, quand on tire,
c’est pour tuer. »
Jack se leva, sortit son téléphone et jeta un coup d’œil à ses messages.
« Zahid nous attend à l’extérieur. Il faut que je le mette au courant et que
je contacte l’UMI. Ensuite, je dois faire une visite à l’ambassade de Grande-
Bretagne. »
Ahmed se leva également en prenant sa casquette.
« Si nous cherchons un abri sous-marin creusé dans la roche, il va être au
moins en partie submergé. J’imagine que nous pourrions avoir besoin d’un
peu d’équipement de plongée.
— C’est toujours une bonne idée, répondit Jack. Vous pouvez vous
concerter avec Costas à ce sujet. Et il a parlé de la possibilité de
radioactivité. Nous aurons besoin de combinaisons NBC juste au cas où. Il
en faut suffisamment pour les marines et l’équipage également. »
Ahmed acquiesça de la tête et Ibrahim se leva lui aussi.
« Rendez-vous ici à dix-huit heures, prêts à partir. Nous vous équiperons,
et vous pourrez manger au mess. Et, avant que vous ne partiez, autre chose :
êtes-vous armés ?
— Zahid l’est, mais pas nous.
— À Mogadiscio, vous devez être sur vos gardes. Cette ville grouille de
kidnappeurs et d’informateurs. Quelqu’un doit déjà vous avoir remarqué et
passé le mot, et vos amis du Deep Explorer sont probablement au courant.
Si ce vieux pêcheur a pu être enlevé en plein jour, c’est la même chose pour
vous. Nous ne tenons pas du tout à ce que Jack Howard soit enlevé pour en
tirer une rançon ou, plus vraisemblablement, qu’on trouve son cadavre
flottant sur la côte avec une balle dans la tête. Le caporal ici présent va vous
escorter à l’armurerie en sortant d’ici et vous fera attribuer des armes de
poing et des tenues de protection. Ne faites à Mogadiscio que ce qui est
absolument indispensable et revenez ici aussitôt que possible. Deux de mes
marines vont vous accompagner dans le véhicule de Zahid.
— Entendu, répondit Jack. Merci. »
Ibrahim lança à Jack un regard déterminé et lui serra la main.
« Ce sera un plaisir de travailler avec vous.
— Pour moi aussi », assura Jack en la lui serrant fermement.
Costas finit de rédiger au crayon une liste des équipements nécessaires et
la passa à Ahmed.
« Il ne faut rien négliger. Nous assumerons tous les frais et ensuite nous
vous offrirons, à vous et à votre club, la plongée de votre vie lorsque le
Seaquest arrivera et que tout cela sera terminé.
— Une excellente perspective, répondit Ahmed, rayonnant. J’ai hâte de
les mettre au courant. »
Costas gratta son menton mal rasé et regarda Jack attentivement.
« On dirait que ça recommence. C’est parti ? »
Jack empocha son téléphone et inspira profondément.
« C’est parti. »
20
D eux heures
somalienne,
après avoir quitté le quartier général de la marine
Jack se trouvait à l’ambassade de Grande-Bretagne à
Mogadiscio dont le bâtiment était entouré d’un imposant dispositif de sûreté
et situé à l’intérieur du périmètre de sécurité de l’aéroport international. Il
portait le gilet pare-balles qu’on leur avait fourni à l’armurerie navale en
même temps que les armes de poing, mais en entrant, une heure auparavant,
il avait enlevé son casque et confié le Beretta à la sentinelle des Royal
Marines. Il regarda l’Union Jack qui claquait au-dessus de l’entrée et
éprouva la chaleur du soleil sur son visage. Comme la marine somalienne,
l’ambassade avait été fermée lorsque la ville était tombée dans l’anarchie
en 1991 et avait été réouverte sur ce site différent quelques années
auparavant seulement. L’époque où des clans rivaux avaient fait de
Mogadiscio un champ de bataille sans lois et l’endroit le plus dangereux au
monde était révolue, mais la guerre contre les extrémistes shebab y
demeurait larvée et la violence des bandes bouillonnait sous la surface, tout
juste réprimée par la présence militaire de l’Union africaine. Cela signifiait
que, dans de nombreux quartiers de la ville, les gens vivaient pratiquement
confinés. En chemin, par trois fois, ils avaient entendu des fusillades,
reconnu le claquement caractéristique des kalachnikovs, et Zahid avait
conduit comme un fou entre les points de contrôle. Comme tant de ses
compatriotes qui essayaient actuellement de sauver la Somalie, il avait fui
Mogadiscio en 1991, lorsqu’il était adolescent, pour aller vivre en Occident,
mais il était revenu depuis assez longtemps pour connaître les dangers que
l’on courait à se déplacer dans une ville où l’anarchie risquait toujours de
s’installer.
Jack se dirigea vers l’entrée et récupéra son casque et le Beretta auprès de
la sentinelle. Il en vérifia le magasin avant de le remettre dans son étui de
ceinture. Il avait dû effectuer cette visite à la représentation diplomatique
pour expliquer la raison de leur présence en Somalie à l’ambassadrice et
pour définir un éventuel programme d’aide aux communautés de pêcheurs
avec un haut fonctionnaire britannique du développement international qui
se trouvait en visite. Pendant ce temps, Zahid et Costas s’étaient rendus au
Musée national pour livrer un manuscrit en arabe qui venait du département
de restauration de l’UMI et que Costas avait apporté. Ils avaient déposé Jack
à l’ambassade et avaient foncé avec la jeep, Zahid toujours au volant et les
deux marines somaliens à l’arrière. Ils étaient partis depuis une heure et ne
devaient pas tarder à revenir. Jack vérifia son téléphone et n’y trouva que le
texto que Costas lui avait envoyé il y avait dix minutes, pour l’informer
qu’ils avaient quitté le musée. Jack voulait retourner à la base navale pour
que Costas puisse se mettre en rapport avec Ahmed et vérifier entièrement
l’équipement de plongée qu’ils avaient demandé. Il se sentait nerveux et
avait hâte d’agir. Il ne pensait déjà plus qu’à la longue traversée en vedette
qu’ils avaient prévue pour la nuit en direction de l’île. Il était à la fois excité
et inquiet de ce que leur réservait la suite des événements.
Il entendit une nouvelle fusillade dans la ville, bien plus rapprochée cette
fois-ci que les précédentes. Cela se passait tout près de l’enceinte de
l’aéroport. Les longues rafales de kalachnikov furent suivies par une
succession de coups de feu isolés tirés par une arme de poing, puis ce fut le
silence. Le sergent des marines posté en sentinelle lança, dans le micro qu’il
portait à l’épaule :
« Fusillade en limite extérieure. Alerte rouge. Je répète, alerte rouge. »
Quatre des marines s’installèrent immédiatement en position couchée
derrière les sacs de sable de chaque côté de l’entrée, prêts à tirer. Un autre,
muni d’un fusil à lunette, sortit en toute hâte du poste de garde et prit
position derrière une butte dix mètres plus loin, près des barbelés. Le
sergent jeta un coup d’œil à Jack.
« Ce genre de fusillade arrive en général environ deux fois par mois sur
le périmètre de l’aéroport. Nous redoutons surtout une attaque suicide avec
une voiture pleine d’explosifs qui franchirait le périmètre de sécurité et se
dirigerait vers nous. »
Ils entendirent encore quatre coups de feu, tirés plutôt par une arme de
poing que par un fusil, suivis d’une nouvelle rafale de kalachnikov. Jack
avait compté les tirs de pistolet. Cela en faisait quinze, ce qui correspondait
à un chargeur de Beretta. Il sentit brusquement son estomac se nouer sous le
coup de l’anxiété. Son téléphone sonna. C’était Costas, à peine audible.
« Jack, je suis O.K. Zahid a été touché. On en a éliminé autant qu’on
pouvait. Je crois qu’ils vont m’emmener. Je… »
Il y eut un fort grésillement, puis le silence.
Jack s’adressa au sergent :
« Il faut que vous m’emmeniez là-bas. Ce sont mes amis. »
Le sergent hocha la tête et ordonna, en pointant du doigt deux autres
marines dans la guérite :
« Anderson, Bailey. Avec moi. »
Il courut jusqu’à la jeep qui était garée derrière la guérite, suivi par Jack
et les deux hommes. Ils montèrent, les deux marines à l’arrière et Jack à
l’avant. Le sergent démarra en trombe, passa l’entrée et s’engagea sur la
route d’accès, en faisant crisser les pneus dans le virage proche du
périmètre de l’aéroport. Tout en conduisant, il avait envoyé un message
radio au commandant du détachement de l’Union africaine qui assurait la
sécurité de l’aéroport, et la grille était déjà ouverte. Il s’y arrêta, se pencha à
la portière et dit quelques mots à l’officier kényan responsable, puis
démarra sur les chapeaux de roues.
« En fait ce n’était pas une attaque de terroristes sur l’aéroport. On dirait
que c’était dirigé précisément contre vos amis. Un contrat de meurtre ou
d’enlèvement. Ça a l’air grave. »
Ils prirent un autre virage, sortirent en trombe de l’enceinte et se
retrouvèrent dans les rues de la ville, puis la jeep stoppa dans un crissement
de pneus. Une scène de carnage s’étalait devant eux. Le véhicule tout
terrain de Zahid était étrangement bloqué et ne reposait que partiellement
sur l’asphalte. De la fumée s’échappait en volutes épaisses de son moteur et
ses pneus avaient tous été crevés. Tout autour, six corps gisaient dans des
flaques de sang, dont deux étaient ceux des marines somaliens qui
accompagnaient Zahid, tandis que les autres étaient clairement ceux des
attaquants. De nombreuses douilles jonchaient le sol, mais toutes les armes
avaient été ramassées et on voyait des marques de pneus sur le sang et sur
un des corps. Jack vit Zahid dans la jeep, du côté qui lui était opposé. Il était
appuyé sur une portière criblée d’impacts de balles.
« Attendez, dit-il au sergent. Il y en a un qui est encore vivant. »
Il dégaina son Beretta, ouvrit la portière et sortit. Il courut au véhicule.
Zahid s’affala lourdement sur le sol, resta assis un instant, puis tomba sur
les coudes en se tordant sur le côté. Jack s’agenouilla près de lui et le blessé
ébaucha faiblement un geste du bras.
« Ils ont pris Costas. Pas les shebab. Badass Boys. Je les avais vus dans
le village de pêcheurs. Le Boss était avec eux. Ils sont partis dans une
Toyota, en direction du nord. »
Jack vit que la balle avait pénétré dans la poitrine de Zahid sous son bras
gauche, à un endroit qui n’était pas protégé par le gilet pare-balles. Le jeune
homme toussa, cracha du sang, puis se laissa aller en arrière. Un flot
écarlate s’échappa de sa blessure, ainsi que de son nez et de ses lèvres, et se
répandit sous lui. Jack, à genoux, lui soutint la tête pour essayer de le
soulager. Son visage était livide, et il toussa et cracha encore du sang, plus
faiblement cette fois-ci.
« Jack, murmura-t-il, le souffle rauque, dans mon portefeuille. »
Jack tâta rapidement la poche à fermeture à glissière du pantalon de
treillis qu’il portait et en sortit le portefeuille, qu’il ouvrit. Zahid leva un
bras faiblement et en sortit à moitié une photo, avec difficulté, puis son bras
retomba. Jack la sortit complètement et la lui montra.
Zahid, les yeux regardant dans le vide, au-delà de Jack, chuchota de
façon à peine audible :
« Je n’arrive pas à la voir. Ma femme et ma fille. Je vous ai parlé d’elles.
Je voulais vous les présenter. »
Son visage se figea. Tout était fini. Ses yeux restèrent à moitié ouverts et
sa mâchoire s’affaissa. Jack lui enleva son écharpe ensanglantée et lui en
voila le visage, puis il se releva et regarda autour de lui. Une foule
s’assemblait déjà, les enfants avaient l’expression figée de ceux qui étaient
habitués à ce genre de scène, l’esprit déjà ailleurs. Une voiture de police
arriva en dérapant sur le bitume, et il aperçut deux véhicules blindés de
l’Union africaine qui venaient du poste de garde de l’entrée et fonçaient
vers eux. La police penserait qu’il s’agissait d’une attaque des shebab, toute
la zone serait bientôt bouclée, et des barrages routiers seraient établis
partout. S’il ne partait pas immédiatement, il risquait d’être pris au piège
pendant des heures. Jack savait qu’il n’avait pas le temps de faire du
sentiment, mais seulement de réagir avec sang-froid, de façon chirurgicale.
Costas ne resterait en vie qu’aussi longtemps qu’il serait utile au
commanditaire des kidnappeurs, et cela risquait de ne pas être au-delà de
leur arrivée dans l’île et de leur découverte de l’abri des U-Boots.
Il s’écarta du corps de Zahid, garda le portefeuille avec la photo et courut
jusqu’à la jeep, où les marines étaient restés postés, prêts à tirer. Il sauta sur
le siège passager et demanda au sergent :
« Il faut que vous me conduisiez au centre de commandement de la
marine. Vous savez où c’est ?
— Oui, monsieur. Nous les aidons à entraîner leurs marines.
— Il faut que je m’y rende immédiatement.
— Il faudrait que j’en obtienne l’autorisation. »
Jack lui montra la carte d’identité de la marine qu’il avait utilisée à
l’ambassade et qui était toujours autour de son cou.
« Vous savez qui je suis ?
— Oui, monsieur.
— Alors, vous avez toutes les autorisations qu’il vous faut.
— Oui, monsieur. »
Le sergent passa la première et démarra en trombe, prit son virage sur les
chapeaux de roues, puis fonça sur la route principale parallèle au rivage,
dans la direction du quartier général de la marine.
« Nous ne pouvons pas utiliser les gyrophares et les sirènes, car cela fait
de nous des cibles pour les shebab, expliqua-t-il, tout en rétrogradant pour
dépasser une charrette tirée par un âne. Heureusement, il n’y a pas de
limitation de vitesse. »
Un flot d’adrénaline coulait dans les veines de Jack, et ses mains
tremblaient. Il sortit son téléphone et choisit le numéro, qu’il avait
préenregistré, du capitaine Ibrahim. Ce dernier décrocha aussitôt, et Jack le
mit rapidement au courant de la situation.
« Voici ce que j’aimerais que vous fassiez. Nous accomplissons la
mission comme prévu. Vous envoyez le navire de patrouille en direction de
l’île, avec un contingent de la marine à bord. Nous ne pouvons pas savoir
avec certitude si c’est là qu’ils ont emmené Costas, mais si les ravisseurs
sont bien ceux que Zahid nous a indiqués, alors il y a de bonnes chances
pour qu’ils l’emmènent en voiture le long de la côte et l’embarquent ensuite
sur le chalutier. Mais je voudrais d’abord faire un petit détour, si vous
pouvez m’y aider. La force somalienne de défense possède un ou deux
hélicoptères “Huey”, si je ne me trompe ? J’aimerais qu’on me dépose à
bord du Deep Explorer. Je voudrais dire un mot à quelqu’un qui se trouve à
bord. Et peut-être voudrez-vous suivre le développement en envoyant une
équipe pour les intercepter avec votre second navire de patrouille. Je crois
bien que le Deep Explorer va changer de route et se diriger vers les eaux
territoriales somaliennes, sans autorisation et avec des intentions pas très
claires. Vous n’aurez même pas besoin d’invoquer les lois internationales
pour les arraisonner. »
Il donna à Ibrahim le numéro d’immatriculation de leur jeep de façon à
prévenir les gardes postés devant le quartier général de la marine, puis il
remit son téléphone dans sa poche et regarda la route, tout en se raidissant à
cause des nids-de-poule et des bosses. Ils arriveraient dans dix minutes,
peut-être moins. Il avait, de façon presque irréelle, tous les sens en éveil,
comme s’il voyait les gens qu’ils dépassaient au ralenti, ce qui lui donnait
tout le temps de les examiner attentivement pour déterminer s’ils
constituaient des menaces. Il savait que c’était l’effet de l’afflux
d’adrénaline, un mécanisme de défense naturel. Il pensa à Zahid. Il tenait
toujours serrée dans sa main la photo, sur laquelle le sang séchait déjà.
Zahid avait prévu de passer chez lui sur le chemin du retour cet après-midi,
pour qu’ils puissent faire la connaissance de sa femme et de sa fille. Ils
avaient évoqué les épreuves et les joies de la paternité, et Jack lui avait
parlé de Rebecca. Il irait leur rendre visite lorsque tout cela serait terminé.
Pour l’instant, une seule chose dominait ses pensées, la seule chose qu’il
devait accomplir. Le venger.
Quatre heures plus tard, Jack contemplait l’océan Indien depuis la porte
de l’hélicoptère UH-1N Twin Huey au moment où la coque rouge bien
reconnaissable du Deep Explorer apparut. Son sillage indiquait qu’il
continuait à faire route de toute sa vitesse vers le nord, en direction de
Socotra, précisément ce qu’avaient révélé les images du satellite de
surveillance. Il se pencha en avant, à côté du tireur posté là. Son casque le
protégeait du bruit assourdissant du rotor, tandis que la visière donnait à la
mer une teinte verte irréelle. Il se remémora la dernière fois où il avait vu le
Deep Explorer, deux semaines auparavant, après avoir été récupéré, en
compagnie de Costas, par un Lynx de l’armée britannique. C’était après leur
plongée sur le Clan Macpherson, et il avait alors regardé la silhouette du
bateau disparaître derrière eux.
Il se souvint de ce qu’il avait éprouvé alors. Son soulagement était
tempéré par la sensation désagréable qu’il éprouvait toujours après ses
rencontres avec Landor. Celui-ci, grâce à la connaissance intime qu’il avait
de Jack, et aux conférences de presse qui montraient si habilement ses
opérations sous un jour archéologique légitime, lui avait toujours paru avoir
une longueur d’avance. Il était comme un criminel se jouant d’un détective
qui n’avait jamais les preuves nécessaires pour procéder à son arrestation.
Au cours de sa carrière, Jack avait eu affaire à des ennemis intraitables, des
seigneurs de la guerre qui contrôlaient sans scrupules le commerce des
antiquités, des sadiques mus par une idéologie perverse, mais avec Landor,
c’était différent, plus complexe. Archéologues et chasseurs de trésors ne
pouvaient que s’opposer, car leurs motivations étaient radicalement
différentes, et l’aspect moral de l’archéologie ne faisait aucun doute.
Cependant, pour Jack, l’aspect personnel, la vieille amitié et la passion de la
plongée qu’il avait partagée avec lui lors de leurs années de formation
l’avaient toujours empêché de s’opposer frontalement à Landor, et celui-ci
le savait. Parfois, il lui semblait que ce dernier était son double, une version
parallèle de lui-même vivant dans un univers dépourvu de morale et
d’idéaux, mais avec cette passion partagée qui avait fait de Landor
quelqu’un à part parmi ceux qu’il avait côtoyés dans le passé.
Cette fois, pourtant, c’était différent. Landor était allé trop loin. Sa soif de
richesse et son amertume, son désespoir d’avoir échoué à sortir de l’eau l’or
du Clan Macpherson l’avaient conduit dans des eaux trop profondes pour
lui. Jack était persuadé qu’il avait ordonné à la bande d’enlever Costas afin
de se servir de lui comme monnaie d’échange pour tenir Jack à distance
jusqu’à ce qu’ils trouvent l’U-Boot et l’île. Il avait toujours su qu’un jour
Landor ferait une erreur qui le mènerait à sa perte, quelque chose de plus
gros que les petits ennuis qu’il avait connus avec les gouvernements dans le
passé, mais il n’aurait jamais imaginé que l’enjeu serait aussi personnel.
Pendant presque tout le vol, il avait fait son possible pour ne pas penser à
l’endroit où se trouvait Costas à présent et à ce qui pouvait lui arriver. Il
avait toujours sous les ongles le sang de Zahid, et dans sa poche la photo de
sa femme et de sa petite fille. Une chose était sûre : le Landor qu’il croyait
connaître était très différent de celui qu’il s’apprêtait à affronter maintenant.
Le soldat arma sa mitrailleuse Browning calibre 50 et la pointa sur le
Deep Explorer tout en faisant dépasser le canon, de façon à ce qu’on puisse
la voir d’en bas. Le pilote manœuvra adroitement l’hélicoptère au-dessus du
pont arrière du bâtiment en se laissant tomber à une quinzaine de mètres
tout en adoptant son cap et sa vitesse. Le soldat en charge de l’hélitreuillage
fixa le harnais de Jack au treuil et leva le pouce au moment où la lumière
au-dessus de la porte passa au vert. Jack sauta, sentit le souffle du rotor, et
se retrouva quelques secondes plus tard sur le pont arrière du navire. Il n’y
avait pas eu de formalités, pas d’appel pour indiquer leurs intentions. Le
Deep Explorer se trouvait juste à la limite extérieure de la zone d’exclusion,
de sorte que les Somaliens n’avaient aucun droit d’intervenir. Mais on
s’encombrait peu de détails juridiques en haute mer lorsqu’un bâtiment se
trouvait sous la menace d’une mitrailleuse capable de réduire en pièces le
pont et tout membre d’équipage en vue, sans parler du potentiel de
destruction des deux tubes lance-roquettes sous la carlingue. Landor avait
embauché des mercenaires qui gagnaient leur vie en attaquant des bateaux
sans défense dans les eaux internationales. Maintenant, le vent avait tourné,
et il allait récolter la tempête qu’il avait semée.
Jack enleva son casque, décrocha les mousquetons et repoussa le filin
loin de lui tandis que le militaire en charge de l’hélitreuillage le remontait
en l’enroulant. Le Huey reprit de la vitesse et passa au-dessus de la proue
dans un vacarme assourdissant. On voyait clairement le tireur casqué équipé
de sa mitrailleuse posté à la porte latérale. Jack savait exactement où se
diriger et il grimpa rapidement les marches jusqu’à la passerelle, en
bousculant plusieurs membres de l’équipage qui se relevaient après s’être
mis à l’abri du souffle du rotor. Il ouvrit la porte coulissante qui donnait
accès au poste de pilotage et pénétra à l’intérieur. Le commandant était à la
barre, et regardait l’hélicoptère, un micro à la main. Jack referma la porte
bruyamment et l’homme se retourna et le vit.
« Où est Landor ? » demanda Jack sèchement.
L’homme hésita, examina Jack comme s’il réfléchissait à la meilleure
façon de réagir, puis s’empara rapidement d’un téléphone.
« Si vous téléphonez, ils tireront, l’avertit Jack en lui montrant
l’hélicoptère. Votre bâtiment sera saisi et vous emménagerez dans une
cellule puante à Mogadiscio pendant que je ferai tout ce qui est en mon
pouvoir pour empêcher toute tentative de vous faire relâcher. »
Le capitaine garda dans les mains le téléphone et le micro pendant un
instant encore, puis les posa. Il fit un signe de tête en direction de la salle
des cartes à l’arrière de la passerelle.
« M. Landor n’est pas là, mais Macinnes est ici. Vous pouvez traiter
n’importe quelle question avec lui. »
Jack lui désigna la barre.
« Changez de cap et mettez à trois cent vingt degrés.
— Mais cela va nous faire rentrer dans les eaux territoriales
somaliennes. »
Jack lui montra de nouveau le Huey.
« Faites ce que je vous dis, ou bien il va vider un de ces tubes lance-
roquettes sur votre gouvernail et votre hélice, et vous dériverez de toute
façon vers le rivage avec le courant. »
Le capitaine pinça les lèvres, mais resta derrière la barre et fit ce qu’il lui
demandait. Jack vérifia le cap, puis sortit de sa poche plusieurs liens de
plastique.
« Mettez les mains derrière le dos. »
Il emprisonna le poignet de l’homme dans un lien qu’il attacha, au moyen
d’un autre, à une rampe.
« Toutes mes excuses pour le plastique, dit-il. L’officier de marine
somalien qui va venir à bord d’ici une demi-heure environ, lorsque vous
entrerez dans les eaux territoriales et que votre bateau sera saisi, a de vraies
menottes. »
Jack ouvrit la porte de la salle des cartes. Il n’y avait pas trace de Landor,
mais Macinnes, le directeur des opérations qu’il avait vu pour la dernière
fois sur les côtes de la Sierra Leone, était assis confortablement dans un
fauteuil derrière la table à cartes. Il tapait un numéro sur son téléphone, puis
il le porta à son oreille et essaya de nouveau.
« On appelle ça des contre-mesures électroniques, lui expliqua Jack
froidement. Pas de communications possibles depuis ou en direction de ce
bâtiment pendant que l’hélicoptère est là. C’est la marine somalienne. »
Macinnes posa le téléphone, s’appuya sur le dossier de son siège et croisa
les mains derrière sa tête.
« Ainsi, nous nous retrouvons, professeur Howard. La marine
somalienne ? C’est une plaisanterie. Nous sommes dans les eaux
internationales, et ils ne peuvent rien faire. M. Landor est parti avec notre
propre hélicoptère pour passer un accord avec le gouvernement somalien et
leur proposer un pourcentage de tout ce que nous trouverons, comme nous
le faisons habituellement. Par expérience, nous savons que cela fonctionne
en général dans les trous perdus du tiers-monde comme celui-ci. L’officier
de marine qui est responsable de cette opération minable va être viré.
Maintenant, foutez-moi le camp de ce bateau et rentrez chez vous.
— Il est question de meurtre. Le meurtre de trois citoyens somaliens,
dont deux étaient des marines, et le troisième, un fonctionnaire du service
des musées. Cela donne à la marine somalienne le droit de procéder à une
arrestation.
— Vous ne jouez pas dans votre cour ici, Howard. Vous devriez vous
contenter de faire joujou avec vos fouilles de gamin et vos petits bouts de
poterie. Vous êtes chez les grands, ici.
— Oui, exactement. Si vous aviez le moindre sens de la navigation, vous
auriez remarqué que le bâtiment a changé de cap, maintenant. Dans un
quart d’heure, vous aurez pénétré dans les eaux territoriales somaliennes.
Cela signifie que vous et tous les autres occupants allez être arrêtés pour
complicité de meurtre. Prochaine escale : prison centrale de Mogadiscio.
J’ai entendu dire que c’était un endroit charmant pour les Occidentaux
accusés d’interférer dans les affaires de ce pays. »
Macinnes se leva, en colère, en repoussant brutalement son fauteuil.
« C’est scandaleux. Laissez-moi passer. Il faut que je voie le
commandant. »
Menaçant, il s’approcha de Jack qui dégaina son Beretta et le visa.
« Un pas de plus, et je tire. »
Macinnes ricana avec mépris et essaya de le repousser.
« Dégagez. Vous n’avez pas les couilles pour ça. »
Jack le repoussa à son tour, le mit en joue et lui tira une balle tout près de
l’oreille, une détonation assourdissante qui le fit reculer et vaciller sous
l’effet de la douleur. Jack le poussa du pied dans le fauteuil, tout en le
maintenant en joue.
« Je sais que Landor n’est pas en train de rencontrer quelqu’un à
Mogadiscio, parce que le commandant de la marine a expliqué au ministre
de la Justice son implication dans les meurtres et qu’il serait arrêté aussitôt.
En réalité, il se trouve loin de Mogadiscio. Il est parti faire un tour dans une
île avec vos nouveaux amis, n’est-ce pas ? Pour l’instant, cela ne
m’intéresse pas. Je peux m’occuper de lui plus tard. Tout ce que je veux
savoir c’est : où est le professeur Kazanzakis ? »
Macinnes tenait son oreille gauche et le sang lui coulait le long de la
main. Il regarda Jack et s’esclaffa.
« Ce pauvre type ? Je m’étonne que vous vous souciiez de lui. Pendant
cette plongée sur les côtes du Sierra Leone il a montré qu’il était un des
types les plus incompétents que j’aie jamais vus. Tout cet équipement soi-
disant sophistiqué qui ne fonctionne pas. Mais quand notre petit doigt nous
a dit que vous alliez venir en Somalie, probablement pour nous poursuivre
encore, nous savions que votre comparse le clown vous accompagnerait. Et
voilà qu’il se pointe. Si vous voulez savoir ce que j’en pense : vous êtes
bien débarrassé de lui ! »
C’en était trop. Si Landor savait qu’ils se trouvaient en Somalie, il n’y
avait pas de doute quant au commanditaire de l’enlèvement. Il se souvint de
sa dernière entrevue avec Macinnes, obligé de faire profil bas et d’endurer
ses commentaires sarcastiques après leur embarquement sur le Deep
Explorer afin d’effectuer leur inspection pour le compte des Nations unies.
Cette fois, c’était Jack qui menait la danse. Brusquement, il s’élança en
avant, fit tourner le siège d’un coup de pied et attrapa l’homme par la peau
du cou. Il le mit brutalement debout et le plaqua contre la bibliothèque qui
se trouvait derrière. Il le frappa en plein visage aussi fort qu’il le put, le
laissa tomber puis le ramassa. Le sang coulait de son nez et jusqu’à son
menton. Il lui colla le Beretta derrière l’oreille en appuyant le plus fort
possible, tout en lui serrant la gorge avec son autre main.
« Je ne crois pas avoir entendu votre réponse. Où est le professeur
Kazanzakis ? »
21
L el’impression
chalutier tangua de nouveau rudement dans la houle et Costas eut
douloureuse que les vibrations de la coque se répercutaient
dans chacun de ses os. Au cours des dernières heures, il avait appris à
s’adapter aux mouvements du bateau, il se tendait lorsque celui-ci
s’enfonçait dans un creux, puis se relaxait au moment où il remontait sur la
vague. Le moteur ronflait dans la montée, et vibrait et tremblait dans la
descente. Par deux fois, il avait piqué du nez et perdu le rythme, ce qu’il
avait payé d’une secousse terriblement douloureuse. Il savait qu’il lui serait
impossible de dormir tant que la mer resterait agitée, mais ils étaient
probablement plus qu’à mi-chemin et le reste du trajet était une question
d’endurance. Il se doutait qu’ils se dirigeaient vers l’île proche de Socotra,
celle qu’Ahmed avait identifiée comme étant l’emplacement de l’abri de
l’U-Boot. Ils avaient pris la mer depuis un village de pêcheurs à plusieurs
heures au nord de Mogadiscio et ils devraient rallier l’île peu de temps
après le lever du jour. Tout ce qu’il fallait, c’était tenir pendant le reste de la
nuit, rester en éveil et apprendre tout ce qu’il pouvait en se basant sur le
bruit et l’odeur, et saisir la moindre occasion qui se présenterait pour
triompher de ses ravisseurs et s’échapper.
Il changea légèrement de position, en appuyant les pieds contre le
support du moteur, et son épaule gauche contre une des membrures en bois
de la coque, en essayant de trouver un meilleur angle pour ses poignets. Ils
les lui avaient menottés derrière le dos avec un câble, et cela faisait
plusieurs heures maintenant qu’il tentait de le sectionner, en l’appuyant de
toutes ses forces, à chaque secousse de la coque, contre un morceau de
métal qui dépassait en dessous de lui. Ils lui avaient mis un bandeau sur les
yeux en le sortant sans ménagement de la Toyota dans le village et il
pouvait seulement deviner ce qu’il y avait autour de lui. Il savait qu’il se
trouvait sur un gros bâtiment de pêche, très probablement le chalutier que le
capitaine Ibrahim avait décrit, le bateau de ravitaillement de la bande de
pirates. Il avait compris qu’il s’agissait d’un bateau de pêche à cause de
l’épouvantable puanteur qui l’avait assailli lorsqu’il avait été poussé dans la
cale à travers l’écoutille, et des entrailles de poisson mêlées au gazole,
humides et gluantes, et qui glissaient sous ses pieds au gré des mouvements
de roulis et de tangage du bateau. Cela, combiné au parfum d’aisselles
dégagé par les membres d’équipage, lui avait soulevé le cœur et l’avait fait
vomir, mais, dès que le moteur avait démarré, il avait été asphyxié par les
gaz d’échappement du diesel et l’odeur âcre de l’huile surchauffée. Tout ce
qu’il pouvait sentir maintenant, c’était la nausée au fond de sa gorge,
provoquée par les gaz du diesel ou par le sang du tabassage, il n’aurait su le
dire. Il avait l’impression d’être un montagnard dans la zone de la mort,
conscient qu’il pouvait bien respirer tout ce qu’il voulait, il n’y aurait
jamais assez d’oxygène à cet endroit pour qu’il reste en vie. Il avait
désespérément besoin d’air, et vite.
Le moteur toussa, eut des ratés, s’arrêta pendant un moment, puis
repartit. Au-dessus de lui, quelqu’un ouvrit le panneau et sauta dans la cale.
À sa puanteur, il reconnut son ravisseur, son tortionnaire. Il serra les dents,
car il savait ce qui l’attendait. Lorsque le coup arriva, il fut quand même
surpris par sa violence, qui envoya sa tête sur le côté. Il sentit que sa bouche
se remplissait à nouveau de sang. Une main lui serra brutalement la
mâchoire, et il reconnut l’odeur de l’haleine, mélange de tabac refroidi, de
khat et de marijuana.
« Hé, Anglais, dit l’homme avec un fort accent. Je t’apporte de l’eau.
— Je ne suis pas anglais, répondit Costas d’une voix rauque. Pour la
dernière fois, je suis américain.
— Pas d’Américain ici », le provoqua l’homme.
Costas sentit qu’il appuyait l’extrémité d’un canon sous son menton.
« Pas ambassade d’Amérique. Pas George Bush, pas Obama, pas Clinton.
Personne t’aide, Anglais. »
Costas fit un effort pour soulever la tête.
« Votre moteur, dit-il. Il marche pas. Kaput. Je peux le réparer. Je suis
ingénieur. »
Il entendit le son d’un briquet et une profonde inhalation. Puis il sentit la
fumée. Ils n’avaient vraiment pas besoin ici, dans la cale, d’une étincelle
qui les ferait tous exploser : lui-même, son ravisseur drogué, les autres qui
se trouvaient au-dessus, sur le pont.
« Le moteur, essaya-t-il de nouveau en parlant plus fort. Il est kaput, fini.
Je peux le réparer. »
Il sentit qu’on appuyait rudement le goulot d’une bouteille sur ses dents,
en meurtrissant ses gencives. Il but autant qu’il put, en essayant de faire
abstraction du goût cuivré de son propre sang. La bouteille fut renversée
pendant qu’il buvait, et presque toute l’eau fut répandue sur lui. Il entendit
l’homme inhaler de nouveau et lui psalmodier tout contre l’oreille, en
exhalant la fumée :
« Pas George Bush, pas Obama, pas Clinton. Personne t’aide, pas de
rançon. Bientôt, c’est toi kaput, Anglais. »
Le moteur eut de nouveau des ratés. Sur le pont, quelqu’un cria, et
l’homme dit en somalien quelques mots rapides. L’autre répondit avec
colère, et il y eut un échange animé. L’homme parut s’incliner et s’adressa
de nouveau à Costas.
« D’accord, Anglais. Le Boss veut que tu regardes le moteur. Tu
regardes. Tu me dis quoi faire. Pas blague, sinon toi kaput, tu
comprends ? »
Costas fit jouer ses poignets pour essayer de les dégourdir. Il n’avait
aucun moyen de savoir jusqu’à quel point il avait entamé le lien, mais il
savait qu’il avait au moins pratiqué une entaille dedans. Il sentit qu’on lui
enlevait le bandeau, puis une douleur fulgurante à l’œil gauche au moment
où il cessa d’être compressé. Il se souvint qu’il avait reçu un coup à la tête
après la mort des marines et de Zahid, puis pensa à ses souvenirs confus des
événements lorsqu’il avait repris conscience un peu plus tard dans le
véhicule des attaquants. Il cligna des yeux, incapable de voir quoi que ce
soit avec son œil enflé, puis il vit son ravisseur pour la première fois, qui
l’observait méchamment dans l’obscurité. Il était squelettique, avait les
yeux et les joues creux, les dents jaunes. Il était impossible de lui donner un
âge, sans doute bien plus jeune qu’il ne paraissait. Il portait un maillot de
corps crasseux et Costas vit sur une de ses épaules le tatouage
caractéristique des Badass Boys qu’Ibrahim leur avait montré, un oiseau
stylisé surmonté d’un croissant, avec, au-dessous, environ une douzaine de
scarifications boursouflées indiquant combien de meurtres il avait commis.
Il tenait une kalachnikov dont la crosse métallique était repliée et le canon
dirigé sur le ventre de Costas. Il se pencha vers lui, montrant des yeux
embrumés et les quelques touffes de poils qui lui hérissaient le menton. Il
prit une dernière bouffée au minuscule mégot de son joint et l’envoya
promener d’une pichenette dans les fonds, ce qui produisit une vive flamme
bleue en mettant le feu au gazole qui avait suinté là. Il empoigna Costas par
les cheveux et le fit avancer sur les genoux jusqu’au moteur, en pointant son
arme sur sa tête.
« Maintenant, Anglais, tu répares, O.K. ? »
Costas fit mine d’examiner soigneusement le moteur, puis se redressa sur
un genou, tout en désignant la poupe d’un signe de tête.
« Il faut que je regarde l’arbre de l’hélice, là-bas. »
L’homme se recula légèrement et Costas commença à se remettre debout,
en équilibre précaire à cause du roulis du bateau, courbé du fait de la faible
hauteur du plancher du pont. Le bâtiment fut secoué violemment par une
nouvelle vague et Costas sut qu’il tenait sa chance. Il tira brutalement sur
ses poignets et parvint à briser le câble. Dans le même mouvement il
ramena ses bras en avant et frappa violemment l’homme à la tête, ce qui le
déséquilibra et le fit chuter rudement sur une des membrures. Il serra sa
jambe gauche, grimaçant de douleur, et son arme tomba au fond de la cale.
Costas plongea pour s’en emparer mais fut stoppé net par un coup brutal sur
la tête. Il sentit une violente douleur au cou et s’affala sur les genoux, puis il
leva les yeux et vit dans un brouillard le Boss qui se tenait debout devant
lui, prêt à tirer avec sa kalachnikov, une cigarette éteinte pendue aux lèvres.
« Pas si vite, mon vieux, pas si vite. Est-ce que mon gars n’a pas été
gentil avec toi ? »
Il pointa son arme sur l’homme et lui tira une rafale de dix balles qui lui
lacéra la poitrine et lui fit exploser la tête comme une pastèque. Costas
regarda, horrifié, assourdi par le bruit, puis se laissa tomber en arrière en
essuyant de sa bouche le sang qui l’avait éclaboussé. Le Boss sourit de
toutes ses dents recouvertes d’or.
« Tu vois ? Plus de problèmes. »
Il sortit sa cigarette de sa bouche et envoya un jet de salive teintée de
khat sur le cadavre.
« Il y en a plein d’autres, là où je l’ai trouvé. »
Il renifla ostensiblement.
« Mon vieux, ça pue là-dedans. T’as besoin d’un peu d’air frais. »
Costas roula sur lui-même et étudia l’homme. Il l’avait écouté pendant
des heures, d’abord dans la Toyota, puis à travers l’écoutille lorsqu’elle était
ouverte, mais c’était la première fois qu’il le voyait. Lui aussi était jeune,
mais mieux nourri, et paraissait plus intelligent et plus malin que l’autre,
avec des yeux moins embrumés par les drogues. Il s’exprimait dans un
anglais bizarre, qui semblait inspiré des films ultraréalistes de Hollywood
des dernières années, mettant en scène des gangs, mais il pouvait l’avoir
appris au cours d’un séjour aux États-Unis ou au Canada. Il s’assit à côté du
corps, posa la kalachnikov sur ses genoux et offrit sa cigarette à Costas.
Comme celui-ci refusait, il se pencha vers lui pour l’examiner et dit, sur un
ton exagérément surpris et méprisant :
« J’inspecte ma marchandise et je ne suis pas satisfait de ce que je vois. »
Il extirpa un briquet de la poche du mort, l’alluma sous le menton de
Costas et inventoria ses ecchymoses en secouant la tête.
« Je vois pas pourquoi quelqu’un paierait une rançon pour toi, vieux.
— Si vous me tuez, votre commanditaire du Deep Explorer ne sera pas
très satisfait, vous ne croyez pas ? Et mes amis de la marine somalienne non
plus. »
Le Boss regarda Costas, en adoptant une expression de stupeur
exagérément forcée, puis renifla et cracha à ses pieds. Il éclata d’un rire
brusque, aigu, en se tapant sur les cuisses, puis se tut et frappa la poitrine de
Costas avec sa main qui tenait la cigarette.
« Tu essaies de me faire peur, vieux ?
— Je vous dis ce qu’il en est, tout simplement.
— C’est moi qui vais te dire ce qu’il en est, rétorqua le Boss en se
penchant vers lui, le visage convulsé. Cet homme, Landor ? Il est ici
maintenant, là-haut. Il n’est pas comme les autres, il nous comprend, il sait
ce qui nous fait kiffer. Vous êtes tous pareils, Américains, Anglais, vous
venez ici en pensant que vous pouvez nous faire travailler pour vous et, au
moindre bobo, vous partez la queue entre les jambes. La marine
somalienne. Laisse-moi rire, vieux. Et tu sais quoi ? Il va me payer, oui.
Mais lui et moi, on s’est mis d’accord. Une partie de ce qui se trouve sur
cette île est à moi. Ce que nous allons trouver maintenant.
— Vous devriez faire attention. C’est peut-être quelque chose d’un peu
trop difficile à gérer pour vous. »
Le Boss se redressa, les yeux fixes, serrant son arme tellement fort que
les articulations de ses mains en étaient blanches.
« Tu recommences ? Tu recommences ?
— C’était juste pour vous prévenir gentiment. »
Costas savait ce qui allait arriver. Il l’avait provoqué, mais de toute façon
cela allait venir à un moment ou à un autre, et il voulait juste en finir.
Lorsque le coup l’atteignit, il fut de nouveau projeté au fond de la coque et
ressentit une douleur fulgurante derrière les yeux qui l’aveugla. Puis il ne
sentit plus rien.
Jack pilotait le Zodiac, en baissant le levier des gaz à chaque fois que le
bateau s’élevait au sortir d’un creux, puis en accélérant de nouveau au
moment de la retombée de l’autre côté de la vague, s’appliquant à maintenir
une vitesse constante. Plutôt que d’utiliser le grand Zodiac à coque rigide de
la vedette, il avait opté pour le pneumatique de quatre mètres qui possédait
un moteur hors-bord de quarante chevaux. Cela lui permettait de se
maintenir le plus bas possible sur l’eau et de réduire les chances d’être
repéré par l’équipage du chalutier. S’il avait essayé de survoler le clapot, le
bruit de l’hélice lorsqu’elle émergeait de l’eau entre les vagues aurait pu les
trahir. Il s’agissait d’approcher sans être détectés, et ils avaient jusqu’ici
suffisamment bien progressé pour atteindre leur cible avant l’aube.
Il s’assit au fond du bateau, le dos contre un des boudins et les pieds
posés sur le réservoir d’essence. Il tenait la barre d’une main et la main
courante de l’autre. Le lieutenant Ahmed s’était placé en position accroupie
à l’avant, le plus avancé possible de façon à ce que son poids empêche
l’embarcation de déjauger quand elle s’élevait au-dessus de chaque crête.
Aussitôt que Jack, sur le Deep Explorer, avait extorqué à Macinnes la
confirmation que Costas se trouvait bien à bord du chalutier, Ahmed s’était
porté volontaire pour la mission. Jack avait compris la nécessité d’être deux
sur le bateau, ce qui doublait la puissance de feu. La mission consistait à
sauver Costas, mais s’attaquer aux pirates relevait également de la
responsabilité de la marine somalienne. Ahmed constituait le fer de lance de
leur nouvelle force d’intervention rapide, et il avait été entraîné sur la base
des SEALS de la marine américaine à Quantico. Dans le cadre du plan qu’ils
avaient établi avec le capitaine Ibrahim contre le chalutier, les compétences
en plongée d’Ahmed seraient en outre fort utiles.
Ils se trouvaient maintenant à deux milles nautiques devant la vedette et à
moins d’un demi-mille du bateau de pêche, tous les trois se dirigeant sur
une seule ligne vers la petite île à l’ouest de Socotra. Jack jeta un coup
d’œil derrière eux, en réduisant encore plus les gaz pour atténuer la
phosphorescence de leur sillage, heureux que l’agitation de la mer soit un
atout pour les dissimuler. Il tira la barre vers lui pour aborder de face une
méchante vague, puis, lorsqu’ils l’eurent franchie, la repoussa pour
reprendre son cap, tout en essayant de rester le moins repérable possible au
cas où quelqu’un sur le chalutier serait chargé de faire le guet. Tout était le
plus noir possible : leur combinaison, leur visage, c’était une nuit sans lune,
et il restait encore plus d’une heure avant l’aube. Jack vérifia mentalement
une fois de plus la liste de leur équipement. Ils portaient tous les deux une
petite bouteille de trois litres qui leur permettrait de rester environ vingt
minutes sous l’eau, et elles étaient équipées de détendeurs de secours, de
sorte qu’ils avaient chacun deux embouts. Outre les bouteilles, ils
emportaient dans des sacs à dos des petites palmes et des masques de
volume réduit, et Jack aurait aussi un équipement supplémentaire. Ils
portaient autour de la taille des ceintures avec des étuis pour des pistolets
Beretta 9 mm, des chargeurs supplémentaires, des grenades à fragmentation
et incapacitantes. Jack avait aussi emporté un pistolet de détresse. Ahmed
était armé d’un pistolet-mitrailleur MP-5 et portait une cartouchière
contenant des chargeurs supplémentaires autour de la poitrine, car son rôle
consisterait à assurer un tir de couverture pour permettre à Jack de trouver
Costas et de l’extraire.
Ils n’avaient maintenant plus d’autre choix que de continuer, en espérant
qu’ils avaient bien synchronisé leur action et de prier pour que personne ne
les voie depuis le chalutier. Une heure plus tôt, un drone lancé depuis la
vedette avait vu l’annexe rapide du chalutier se détacher et partir devant, en
direction de l’île, avec à son bord un homme blanc qui ne pouvait être que
Landor, ainsi qu’au moins une douzaine d’autres membres de la bande. Cela
signifiait qu’il y aurait un comité de réception pour attendre Jack et Ahmed
s’ils l’atteignaient effectivement, mais, à ce stade de l’opération, il était
encore trop tôt pour y penser. La conséquence immédiate était une
réduction de l’effectif à affronter sur le chalutier lui-même et une
probabilité de succès légèrement plus élevée s’ils arrivaient effectivement à
mettre pied à bord. Leur plan était risqué, mais ils n’avaient pas trouvé
d’autre moyen de neutraliser le chalutier sans faire connaître leur présence à
l’avance, ce qui risquait de réduire encore plus les chances de récupérer
Costas vivant.
Jack avait essayé de ne pas penser à cette éventualité, s’interdisant
d’imaginer le pire. Costas n’avait de valeur aux yeux de Landor qu’aussi
longtemps qu’il pensait que sa capture dissuadait Jack de le suivre dans
l’île. Landor lui-même avait peut-être eu les yeux plus gros que le ventre et
pouvait se trouver en danger. Le chef de la bande était, de l’avis général,
rusé, assez roublard pour deviner que la valeur de ce qui se trouvait dans
cette île devait être bien plus grande que le paiement que lui avait promis
Landor. Ce dernier pouvait lui avoir offert un pourcentage, mais cette
démarche, en soi, pouvait avoir été considérée comme un signe de faiblesse,
comme si Landor était aux abois. Ce qui paraissait certain, c’était que
Costas devait présenter peu d’intérêt pour eux comme otage à rançonner et
que sa vie n’aurait plus aucune valeur à l’instant où l’un d’entre eux verrait
le Zodiac approcher. Même si Costas n’était pas tué immédiatement, Jack
savait qu’il y aurait peu de chance de pouvoir négocier avec la bande, dont
la plupart des membres étaient probablement rendus déments par les
drogues. Leur chef pouvait bien être roublard et rusé, c’était aussi un
psychopathe impitoyable. Jack ne se souciait plus maintenant que de
Costas, avec la certitude que, sans leur intervention, il mourrait. S’il était
encore en vie.
Il regardait obstinément droit devant lui et apercevait la forme sombre du
chalutier à chaque fois que le bateau pneumatique se trouvait sur la crête
d’une vague. Plus loin il commençait à deviner l’île, au ras de l’horizon. Il
jeta un coup d’œil à sa montre et hocha la tête à l’intention d’Ahmed. Ils
savaient qu’Ibrahim, depuis la vedette, devait les observer à la jumelle, et
que le plus gros Zodiac était équipé et prêt à appareiller avec des marines
somaliens pour assurer la prochaine étape de l’intervention. Il observa
Ahmed. Accroupi à l’avant, prêt à agir, il serrait son MP-5 contre lui pour le
protéger des embruns. Dans moins d’une heure, ils connaîtraient l’issue.
Jack s’accroupit à côté du tableau arrière, vérifia son équipement de sa main
libre, afin de s’assurer que les tuyaux de son détendeur s’enroulaient bien
autour de son cou pour éviter qu’ils ne s’accrochent quelque part, et
contrôla l’emplacement de l’étui de son arme. Il se remémora ce qu’ils
avaient fait à Zahid, son expression dans ses derniers moments, et ce
qu’Ibrahim lui avait dit de leurs adversaires, qu’ils n’étaient pas des
pêcheurs ayant pour seul recours la piraterie, mais des voyous sadiques de
l’intérieur des terres, des meurtriers, des tortionnaires et des violeurs. Il
sentit l’adrénaline l’envahir, et son corps se tendit. Il serait sans pitié.
22
V ingt minutes plus tard, Jack manœuvra pour insérer le Zodiac dans le
sillage du chalutier, qui ne se trouvait plus qu’à moins de cinq cents
mètres devant eux. Il discernait une faible lumière dans le poste de pilotage
mais toujours aucune trace de mouvement. Comme leur annexe était partie
chargée d’hommes en direction de l’île, il était impossible de savoir
combien de pirates étaient restés à bord, mais ils avaient évalué l’effectif à
au moins une demi-douzaine, et peut-être le double. Ahmed sortit la crosse
rétractable de son MP-5, s’assura en tirant le levier d’armement qu’il y avait
bien une balle dans la chambre et la posa sur son épaule, de sorte que le
réducteur de son dépassait la hauteur du boudin. Son rôle consisterait à
supprimer quiconque apparaîtrait au bastingage du pont arrière. Le
réducteur de son réduirait la possibilité que le bruit alerte les autres. Ils
étaient entrés dans la phase critique de l’opération, à portée de tir du
chalutier. Si les pirates tiraient une seule balle dans le bateau pneumatique,
la partie serait terminée, et ils perdraient instantanément tout espoir de
sauver Costas.
Ils étaient très proches maintenant, à moins de deux cents mètres. Jack se
concentrait pour se maintenir dans le sillage, en chevauchant la vague qui
naissait à l’arrière du bâtiment. Si son attention faiblissait, ne serait-ce
qu’un instant, le Zodiac pourrait être propulsé à l’extérieur et se retrouver
sur le côté, bien visible. Pour y retourner, il lui faudrait remettre les gaz, ce
qui attirerait également l’attention. Ils se rapprochèrent en suivant le
bouillonnement phosphorescent derrière l’hélice du chalutier. Jack se tendit,
récapitulant ce qu’il ferait une fois qu’Ahmed aurait sauté à bord. Il lui
faudrait s’assurer que le Zodiac ne soit pas repoussé au large, il devrait le
maintenir tout contre la coque de façon à pouvoir essayer de monter à bord
lui aussi. Sans personne pour tenir la manette des gaz afin de garder le
Zodiac en bonne position, il n’aurait qu’une fraction de seconde pour sauter,
le temps de trouver ce qu’il pourrait comme prise avant que le pneumatique
ne soit emporté par les vagues en tournoyant, hors de contrôle.
Dans la faible lueur qui précédait l’aube, il pouvait maintenant se faire
une meilleure idée de l’état du bâtiment : la coque rouillée, les treuils pour
les chaluts à la poupe, qui n’avaient probablement pas été utilisés depuis
des mois, le poste de pilotage au-dessus de la cabine. Jack n’avait jamais
encore rencontré de pirates, mais Ibrahim et Ahmed lui avaient donné tous
les renseignements dont il avait besoin et il savait à peu près à quoi il devait
s’attendre. Des otages relâchés après le paiement de leur rançon avaient
déclaré que les Badass Boys étaient continuellement sous l’empire des
drogues, ce qui rendait leur comportement imprévisible et plus dangereux.
Il était persuadé de sentir la marijuana à travers les gaz d’échappement du
diesel qui les enveloppaient maintenant. Cela signifiait que Costas était
encore plus en danger, avec le risque qu’un des pirates décide de
l’assassiner sur un caprice, mais cela impliquait aussi que ses gardiens
étaient moins en éveil, plus faciles à combattre avec succès. Jack se
chargerait de descendre et de le chercher pendant qu’Ahmed contrôlerait
toute tentative de résistance sur le pont. Il vérifia que l’étui contenant le
Beretta sur sa hanche droite était fermé. Il connaîtrait bien assez tôt la
nature de la résistance en question.
Ils n’étaient plus maintenant qu’à cinquante mètres. Soudain, un des
pirates apparut au bastingage à l’arrière. Il avait du mal à se tenir debout,
une kalachnikov se balançait au bout de son bras, et il était en train de
fumer un joint. Sans hésiter, Ahmed saisit son MP-5 et tira une rafale de cinq
balles. L’homme bascula au-dessus du garde-fou et tomba dans le sillage.
Ils virent son corps passer rapidement à côté d’eux. Les coups de feu
avaient été à tout juste audibles, à peine plus qu’une quinte de toux, mais
l’arme de l’homme était tombée avec fracas, et une des balles d’Ahmed
avait ricoché bruyamment sur quelque chose de métallique derrière lui
avant de se perdre au loin. Un autre homme apparut, clairement alerté par le
bruit, et Ahmed réédita son tir. Cette fois-ci, l’homme s’écroula sur le pont.
Jack accéléra brutalement. C’était maintenant ou jamais. Ahmed jeta
le MP-5 en bandoulière sur son dos et prit un cordage muni d’un grappin
dans un seau placé à l’avant du bateau. Le Zodiac heurta brutalement
l’arrière du chalutier, rebondit, puis se maintint, moteur rugissant. Ahmed
lança le grappin, vérifia qu’il s’accrochait au bastingage arrière et sauta. Il
heurta violemment la coque en se hissant au-dessus de la vague de sillage.
Jack laissa une distance s’installer entre les deux bâtiments, manœuvra pour
sortir le Zodiac du sillage, puis pour revenir sur le flanc bâbord du chalutier,
ce qui le fit rebondir contre la coque. Il entendit au-dessus de lui le fracas
de la fusillade au moment où Ahmed vidait le chargeur de son MP-5 devant
lui, puis le son des ricochets et du verre brisé. Il s’accroupit au fond du
bateau tout en tenant le levier des gaz d’une main et son propre grappin de
l’autre. Il repoussa la barre à fond, lança son grappin puis sauta à son tour,
ce qui le fit s’aplatir contre le flanc du bâtiment, juste au moment où une
rafale assourdissante de kalachnikov déchirait le pneumatique. Un des
boudins explosa le Zodiac se retourna et fut entraîné dans le sillage en
tourbillonnant.
Il s’agrippa au cordage, le visage fouetté par les embruns, le corps à
moitié immergé. Il rassembla toutes ses forces et se hissa jusqu’au niveau
du pont, puis leva sa jambe gauche jusqu’à ce que son pied accroche un des
poteaux du bastingage. Il se plaça contre le garde-fou et inspecta le pont. À
deux ou trois mètres de lui gisait le corps de l’homme qui avait tiré avec la
kalachnikov. Des petites rigoles de sang se formaient autour de lui le long
des rainures entre les planches du pont. Ahmed avait déjà progressé, au-delà
de l’écoutille principale, et était accroupi derrière les treuils, le canon de
son MP-5 dirigé vers le poste de pilotage. Jack vit le panneau de l’écoutille,
par où l’on faisait descendre normalement les poissons pour les stocker
dans des compartiments réfrigérés aménagés dans la cale. Si Costas se
trouvait quelque part, c’était là. Il regarda de nouveau devant en direction
d’Ahmed. À ce stade, la discrétion n’était plus nécessaire, l’essentiel était
de faire vite.
« Je suis juste derrière toi, hurla-t-il. Je vais descendre par l’écoutille.
Couvre-moi.
— Bien reçu et O.K. »
Ahmed laissa tomber le chargeur à moitié vide de son arme et en
introduisit un nouveau.
« Quand tu voudras. »
Jack tendit les muscles de ses bras et focalisa son regard sur le sommet
du bastingage, pour évaluer avec précision son déplacement. Il inspira
profondément et hurla : « Ahmed. Go ! » Ahmed tira une longue rafale en
arrosant de gauche à droite, qui fit éclater en mille morceaux ce qui restait
des vitres du poste de pilotage. Jack se hissa par-dessus le bastingage,
retomba de l’autre côté, dégaina son Beretta et rampa jusqu’au panneau de
l’écoutille dont il tira la poignée. Quelque part, une kalachnikov entra en
action et des balles partirent dans toutes les directions, ricochèrent sur le
métal des machines et projetèrent un peu partout des échardes arrachées aux
planches du pont. Jack se baissa, se protégeant la tête de ses mains et
regarda en direction d’Ahmed, qui avait sorti une grenade incapacitante et
était en train de la dégoupiller. Il hurla : « Attention, ça va péter ! » Ils
s’étaient mis d’accord pour ne pas utiliser des grenades à fragmentation tant
qu’ils n’étaient pas certains de l’endroit où Costas était retenu prisonnier,
mais une grenade de ce type pourrait au moins leur donner un peu de temps.
Jack mit ses mains sur ses oreilles et regarda Ahmed lâcher le manche et
lancer la grenade dans le poste de pilotage. Une seconde plus tard, il y eut
une explosion assourdissante, suivie de quelques instants de silence, puis
d’une agitation : des voix aiguës donnaient des ordres en somalien. Ahmed
cria :
« Je peux à peine comprendre ce qu’ils disent. Je pense qu’ils sont trois et
qu’il y en a un en bas. Il doit garder Costas. Il faut que tu descendes,
maintenant. »
Il tira une nouvelle longue rafale sur le poste de pilotage, et Jack se
redressa pour se mettre à genoux. Il voyait maintenant l’île distinctement à
travers le bastingage, à moins d’un demi-mille. Le Beretta au poing, il saisit
fermement la poignée avec sa main libre. Elle céda brutalement et il souleva
le panneau en restant derrière celui-ci pour se protéger. Une série de coups
de feu fut tirée depuis l’intérieur, et deux balles déchirèrent le bois à
seulement quelques centimètres de sa poitrine. Il laissa tomber le panneau
sur le pont, vit à ce moment son assaillant et tira sur lui une demi-douzaine
de balles. Les impacts déséquilibrèrent l’homme qui retomba en bas de
l’échelle. Jack suivit, toujours prêt à tirer, balayant de son arme l’espace
sombre où il essaya de discerner quelque chose.
« Costas, hurla-t-il. Costas. Est-ce que tu es là ? »
Il tendit l’oreille et n’entendit que le bruit du moteur et le bris des vagues
à l’extérieur sur la coque. Il descendit jusqu’au bas de l’échelle et
s’aventura dans la cale où il pataugea dans les entrailles de poisson en
essayant de garder son équilibre malgré les mouvements du bateau. Il
appela de nouveau, mais il n’y eut toujours pas de réponse. Puis il vit un
corps étendu sur le dos entre les membrures de la coque, dont la tête était
une bouillie impossible à identifier. Qui que ce soit, il avait été tué quelque
temps auparavant, car le sang avait séché et une nuée de mouches tournait
autour. La blessure à la tête évoquait une exécution. Il se sentit soudain très
mal. Peut-être qu’ils arrivaient trop tard. Il regarda de plus près, vit des
vêtements qu’il ne connaissait pas, la peau brune. Il entendit un
gémissement un peu plus loin et s’accroupit à côté du corps, arme au poing.
Il s’avança doucement et vit alors la chemise hawaïenne, froissée et
ensanglantée, et le visage tuméfié.
« Costas ! Tu m’entends ? C’est Jack. On est venus te libérer. »
Costas ouvrit un œil. L’autre était noir et gonflé de sang.
« Ah, enfin ! grommela-t-il. J’ai été frappé à la tête. Par le type là-bas
avec le tatouage.
— D’accord. Il est hors de combat. Quelqu’un d’autre ici en bas ?
— Personne de vivant.
— Il faut qu’on parte d’ici. Est-ce que tu peux bouger ? »
Costas cligna des yeux péniblement. Jack prit une bouteille à moitié
remplie d’eau qui se trouvait à côté de lui et la porta aux lèvres de son ami,
tout en lui maintenant la tête. Ce dernier avala bruyamment, secoua la tête,
fit la grimace, puis prit appui sur les coudes.
« D’accord, Jack. Sors-moi de cet enfer. »
Jack s’accroupit à côté de lui, souleva un des bras de Costas pour le poser
sur ses propres épaules et l’aida à se mettre debout. Il s’affaissa sur le côté
et Jack le rattrapa, le maintint droit.
« On va grimper à l’échelle et sortir par le panneau d’écoutille. Ahmed
est là-haut et nous nous sommes débarrassés de presque tout l’équipage. On
dirait que le Boss a déjà abordé avec quelques-uns de ses gars.
» C’est lui que je veux, dit Costas en chancelant. Montre-moi où il est.
— Pas tout de suite. Pour l’instant, on va aller nager. Des amis à nous se
préparent à faire sauter ce bateau et il faut qu’on s’en aille.
— Tu as sur le dos une bouteille de trois litres avec un détendeur de
secours, articula péniblement Costas en vacillant sur le côté. Du coup,
j’avais deviné. Ma ceinture à outils préférée. Il y a quelque chose pour moi
dedans ?
— Minute, papillon ! Il faut d’abord qu’on te sorte d’ici. »
Il cria par l’ouverture :
« Ahmed, je l’ai trouvé. On sort maintenant.
« Bien reçu, lui cria Ahmed. Je vous couvre. »
Jack entendit le crépitement familier du MP-5. Il poussa Costas devant lui
sur l’échelle, puis le dépassa d’un bond pour achever de le hisser depuis le
haut. Il l’aida à se réceptionner et ils s’avancèrent d’un pas hésitant vers le
bastingage arrière.
« Ça va me faire du bien de nager, murmura Costas. Ça m’éclaircira les
idées. Exactement ce qu’il me faut pour régler son compte à ce type. Et
c’est ce que je vais faire. »
Ahmed quitta à reculons sa position pour se placer à côté d’eux. La côte
était maintenant dangereusement proche, seulement à deux cents mètres
environ, et le moteur fonctionnait toujours à plein régime. Ahmed sortit de
sa musette la seconde grenade et la dégoupilla.
« Cette fois-ci, elle est à fragmentation. Attention, ça va péter ! »
Il la lança et Jack poussa Costas derrière le treuil bâbord en se bouchant
les oreilles. L’explosion, assourdissante, ouvrit une brèche dans le côté
gauche du poste de pilotage. De gros débris de bois enflammés se mirent à
pleuvoir bruyamment sur le pont autour d’eux.
« Il en reste peut-être encore un ou deux, dit Ahmed. Il faut qu’on s’en
aille, maintenant. »
Jack se tourna vers Costas et lui expliqua :
« Une vedette somalienne commandée par le capitaine Ibrahim est à
l’approche. Dès qu’ils verront cette fusée de détresse, ils vont envoyer sur
ce chalutier un missile P-15 Termit. Tu m’entends ? »
Costas le regarda, soudainement moins étourdi, et il hocha la tête.
« Ça me paraît être un bon plan. »
Une rafale de mitrailleuse explosa brutalement, tirée depuis ce qu’il
restait du poste de pilotage. Une balle érafla l’avant-bras gauche de Costas
et une autre arracha de la main de Jack le pistolet lance-fusées qui partit
comme une toupie vers l’arrière du bateau. Il plongea pour le rattraper, juste
à temps. Ahmed braqua son MP-5 sur les ruines du poste de pilotage, vida le
reste de son chargeur, en inséra rapidement un autre, qu’il déchargea
également dans un long crépitement. Il laissa tomba son arme, empoigna
Costas et hurla : « Go ! » juste au moment où une autre rafale provenant du
poste de pilotage explosait. Jack leva le bras à la verticale, fit feu, puis se
précipita derrière les deux autres. Tous trois sautèrent au-dessus du
bastingage du pont arrière et fendirent en même temps la surface de l’eau,
tandis que, de tous côtés, les balles sifflaient. Il les entraîna sous l’eau, en
nageant le plus vigoureusement possible. Il s’arrêta au bout de quelques
mètres, détacha rapidement un détendeur et passa l’embout à Costas, ce qui
permit à celui-ci de respirer, puis d’aider Jack à procéder à la même
opération. Ahmed en faisait autant, à quelques mètres d’eux. Ils
équilibrèrent la pression dans leurs oreilles et s’enfoncèrent plus
profondément. Non sans peine, Jack détacha son sac à dos, l’ouvrit, et passa
à Costas un masque et des palmes. Il sortit les siens et abandonna le sac.
Puis il mit son masque en y injectant de l’air pour en faire sortir l’eau. Il vit
que Costas en avait déjà fait autant. Tous deux enfilèrent leurs palmes et
s’éloignèrent en toute hâte du bâtiment dont ils voyaient l’ombre au-dessus
d’eux. Ahmed les suivait de près, sachant que chaque seconde comptait. Ils
étaient dans l’eau depuis moins d’une minute lorsqu’une onde de choc les
projeta violemment en avant, tandis que la surface s’embrasait d’une lueur
rouge. Jack regarda derrière lui et put tout juste discerner la silhouette
désarticulée du chalutier en train de s’abîmer au fond et les corps des
hommes de main qui pirouettaient en s’en éloignant, nimbés d’un linceul
sanglant pour ceux qui venaient juste d’être tués par le missile.
Costas lui tapa sur l’épaule et lui montra le sang de sa blessure au bras,
qui se diffusait dans l’eau en formant des volutes, puis il fit le geste de
mordre avec sa main. Jack examina la plaie. C’était une méchante estafilade
plutôt qu’une blessure grave, mais il inspecta les récifs autour d’eux. Costas
avait raison : le sang diffusé dans l’eau attirerait irrésistiblement les requins,
et ils s’attaqueraient d’abord aux vivants avant de s’occuper des morts. Ils
n’étaient qu’à une centaine de mètres du rivage rocheux de l’île, mais cela
suffirait à épuiser les réserves de leurs bouteilles. D’un geste impérieux, il
désigna la pente, et Costas et Ahmed lui firent tous deux le signe « O.K. ».
Ils n’avaient pas de gilet stabilisateur ni de ceinture lestée, et ils devaient
lutter pour compenser la tendance naturelle de leurs corps à couler ou à
flotter – Jack était celui qui avait le plus tendance à couler, tandis que pour
Costas c’était décidément l’inverse, Ahmed étant le seul à être proche de
l’équilibre. Au bout de cinq minutes d’efforts, Costas se détacha du
détendeur de secours de Jack pour se brancher sur celui d’Ahmed, car il
savait que le bloc de Jack devait être presque vide. Ils s’étaient maintenus à
environ huit mètres de profondeur, à l’abri de la houle, mais à mesure que le
fond s’élevait, ils furent obligés de remonter aussi et se retrouvèrent
ballottés par les flots en mouvement. Il y avait moins de bouquets de coraux
là où il y avait peu de fond qu’en eau profonde mais ils pouvaient se blesser
sur une quantité d’affleurements de calcaire déchiqueté, sans parler des
nombreux oursins aux piquants hérissés qui semblaient les menacer un peu
plus à chaque fois que le ressac les aspirait vers le fond.
Ils n’avaient pas adapté de manomètre sur leur bouteille pour se charger
le moins possible mais Jack savait qu’il respirait ses dernières réserves
d’air, et il chercha au milieu des vagues un point où aborder. Ahmed et
Costas se trouvaient à sa droite, et ce dernier lui fit signe énergiquement de
les suivre. On voyait le sang couler de son bras. Un requin des récifs à la
nageoire caudale tachée de blanc apparut sous eux. Il nageait en larges
cercles. Il fut rejoint par un deuxième requin. Jack se tendit. Là où se
trouvaient de petits requins, on était sûr d’en voir apparaître de plus gros. Il
ne leur manquait plus que de servir de pâture au moment où ils étaient si
proches du but. Il nagea avec détermination en direction de Costas, en se
maintenant à deux mètres de la surface. Il aperçut devant lui une ouverture
entre deux saillies rocheuses et le point sur le rivage dont il savait qu’il
devait être l’objectif de Costas et d’Ahmed, un endroit au-delà duquel les
eaux seraient moins agitées et où ils pourraient faire surface sans être vus. Il
aspira à fond sur son détendeur, sachant qu’il ne lui restait que quelques
inspirations, mais il ne faiblit pas. S’il émergeait maintenant, alors qu’il se
trouvait encore à une dizaine de mètres du rivage, il risquait d’être projeté
contre les rochers avant d’atteindre ce passage et aussi d’être vu par ceux de
la bande qui avaient abordé sur l’île et étaient peut-être à la recherche de
survivants du chalutier.
Il s’enfonça en direction de l’entrée recouverte de galets de la cavité,
inspira une dernière bouffée de sa bouteille, puis fonça derrière les deux
autres, en suivant la paroi protectrice de l’ouverture tout en se rapprochant
de la surface. À mesure de sa remontée, il vidait l’air de ses poumons pour
éviter l’embolie. Il creva la surface, cracha son embout, prit quelques
inspirations profondes et regarda autour de lui, tout en palmant
vigoureusement pour maintenir sa tête hors de l’eau. Le soleil s’était élevé
au-dessus de l’horizon à l’est et inondait les rochers de lumière, faisant
scintiller l’eau de mille feux. Ils se trouvaient dans une petite mare, une
étroite avancée de la mer, environnée de rochers de plusieurs mètres de
hauteur qui les protégeaient. Les galets y formaient une sorte de plage. Ses
deux compagnons sortaient déjà de l’eau, et il les suivit en se hissant sur la
plage où il s’assit, toujours dans quelques centimètres d’eau. Il arracha son
masque et ses palmes, détacha les sangles de son bloc, qu’il abandonna à
côté de lui. Il se mit ensuite à ramper en direction de Costas, qui était
couché, immobile, le soleil éclairant son visage. Jack, dégoulinant, le
regarda attentivement, et lui ouvrit son œil en bon état, pour voir sa pupille.
« Hé, qu’est-ce que tu fais ? protesta Costas, à moitié endormi. Je me
relaxe sur la plage.
— Je vérifiais juste les signes de traumatisme. Ça a l’air d’aller. Rien de
cassé ?
— Quelques dents. Peut-être la mâchoire. Rien de trop grave. »
Jack ouvrit la fermeture éclair du petit sac fixé à sa ceinture, en sortit un
flacon de poudre coagulante et en parsema la blessure, puis enveloppa
celle-ci dans un pansement de secours qu’il fixa avec une épingle à
nourrice. Ahmed arriva en rampant depuis l’autre extrémité de la crique,
d’où il avait inspecté leur environnement.
« O.K., dit-il à voix basse en s’accroupissant. À environ trois cents mètres,
il y a deux types armés de kalachnikovs en train d’examiner les fragments
d’épave qui sont arrivés sur le rivage. Un autre fait des allées et venues en
gesticulant et en parlant au téléphone. Je pense que c’est le chef de la
bande, le Boss. Je n’ai pas vu trace de leur annexe rapide, mais je crois que
l’entrée de l’abri sous-marin ne doit pas être loin, et que c’est là qu’elle doit
se trouver. Je vois où nous devons aller. »
Jack regarda Costas attentivement.
« Si tu ne t’en sens pas capable, tu peux monter la garde ici pendant
qu’on pénètre à l’intérieur. Si tout se passe comme prévu, une vedette de
marines somaliens devrait aborder dans moins d’une heure.
— Est-ce que tu as établi la liaison avec eux ? » demanda Costas à
Ahmed.
Ahmed fit non de la tête.
« Trop risqué d’utiliser la radio. Ils pourraient intercepter nos
communications. Mais j’ai placé une balise de localisation sur ce rocher au-
dessus de nous, et ils peuvent se repérer avec. Cette crique sera l’endroit
idéal pour le débarquement de leur Zodiac. »
Jack leva le bras pour sortir de son sac à dos un paquet étanche, qu’il
tendit à Costas. Celui-ci l’ouvrit et y trouva un second Beretta dans son étui.
« C’est sympa d’y avoir pensé, Jack.
— Qu’est-ce que tu m’as dit, déjà, il y quelques jours ? L’entraide entre
copains. On se protège l’un l’autre.
— Allez, dit Costas en se mettant debout, chancelant. (Il s’ébroua et fit
glisser la culasse pour introduire une balle dans la chambre.) Le magasin est
plein ?
— Il est plein. Il y en a deux autres dans l’étui. »
Costas fixa l’étui à la ceinture de son short, rabaissa l’arme et
s’interrompit.
« Je voulais te demander, pour Zahid. La dernière fois que je l’ai vu, il
avait pris une balle dans la poitrine. »
Jack le regarda en secouant la tête tristement. Costas acquiesça
lentement.
« C’est ce que je pensais. Pas question que je reste les bras ballants. Il y a
quelqu’un ici à qui j’ai deux mots à dire.
— Moi aussi », renchérit Jack.
Il fixa les galets. Pour la première fois, depuis aussi loin que remontaient
ses souvenirs, l’idée de rencontrer Landor ne le remplissait pas
d’appréhension, ne le mettait pas mal à l’aise, avec ce vieux sentiment de
culpabilité. En voyant ce qu’ils avaient fait à Costas, tout cela s’était
envolé. Maintenant, il n’avait plus qu’une idée : entrer dans ce repaire et en
finir, mettre Landor hors d’état de nuire.
Costas regarda Ahmed.
« Paré à y aller ? »
Ahmed tira sur la culasse de son arme.
« Paré à y aller.
— D’accord, dit Jack. Allons-y. »
23
T rois jours plus tard, Jack était assis sur le rivage et contemplait les
vagues qui se brisaient sur les rochers de l’île tandis que les lueurs du
couchant coloraient de rose la surface de la mer. Les derniers membres de
l’équipe de la marine qui avaient travaillé dans l’abri sous-marin étaient
partis depuis une demi-heure en leur laissant un dernier Zodiac pour qu’il
puisse quitter les lieux avec les autres lorsqu’ils auraient terminé. Le
Seaquest stationnait à un demi-mille, flanqué de chaque côté par des navires
de guerre de la force antipiraterie, une frégate de la marine royale
canadienne et un destroyer de la marine américaine. Ils constituaient une
présence rassurante, une sécurité contre toute incursion inopportune
pendant qu’ils vidaient l’abri du sous-marin. Une fois l’évacuation de
l’uranium menée à bien et la chambre forte de l’Ahnenerbe vidée, le plan
consistait à faire exploser l’entrée par une équipe de démolition de la
marine et de faire s’effondrer la grotte. Les niveaux de radioactivité
résiduelle dans l’U-Boot ne devraient pas présenter de risque à long terme,
mais le site était une sépulture de guerre, l’endroit où reposaient pour
l’éternité ceux qui y étaient morts en 1945. Tout indiquait que les îles
allaient se trouver sur la ligne de front d’une nouvelle guerre, pas contre les
pirates, mais contre l’Iran et les terroristes qui lui étaient affiliés, de sorte
que les gouvernements somalien et yéménite s’étaient mis d’accord pour
que l’archipel soit déclaré zone interdite jusqu’à ce que la situation
s’améliore.
Jack vit trois silhouettes traverser dans sa direction l’étendue rocheuse
qui le séparait de l’hélistation dégagée au-dessus de l’entrée de l’abri
souterrain. Rebecca et Jeremy étaient arrivés à bord du Seaquest deux jours
auparavant pour aider à l’inventaire et à l’emballage du contenu de la
chambre forte de l’Ahnenerbe, qui devaient commencer le lendemain. Le
Lynx du Seaquest venait de les déposer sur l’île quelques minutes plus tôt,
puis était reparti bruyamment vers le navire. Derrière eux venait un
troisième personnage vêtu d’une tenue de plage hawaïenne bien
reconnaissable. Il avait un bras en écharpe et, de l’autre, maintenait quelque
chose qu’il portait sur le dos. Jack sourit en les voyant et leva la main en
signe de bienvenue. Ils s’approchèrent et s’assirent autour de lui. Costas
laissa tomber son sac sur un rocher plat proche du rivage.
« Le personnel chargé de l’intendance du Seaquest m’a fabriqué un de
ces barbecues portables, et j’ai du véritable charbon de bois. On n’est pas
vraiment sur une plage, mais ça fera l’affaire.
— Qu’est-ce qu’il y a au menu ? » demanda Jack.
Costas ouvrit le sac, en sortit le plateau du barbecue en papier
aluminium, puis un sac humide.
« Du poisson, répondit-il en en répandant le contenu sur le rocher. Du
rouget, de la vieille, du loup. Jeremy les a harponnés cet après-midi. »
Moqueuse, Rebecca regarda Jeremy en ouvrant de grands yeux.
« Je n’étais pas au courant. C’est pas possible. Jeremy manquerait une
boîte de conserve à un mètre.
» Eh ben, si, c’est possible, rétorqua Costas en sortant une boîte
d’allumettes et des assiettes en carton. Cet après-midi, pendant que tu étais
occupée avec ton papa, je l’ai emmené sur le récif derrière l’île, je lui ai
montré le tableau d’identification des poissons, et une heure plus tard, on
rentrait avec la glacière pleine.
— Qu’est-ce que tu as dit il y a quelques jours ? ajouta Jeremy en
considérant Rebecca. Il y a un tas de choses que tu ne sais pas sur moi.
— Je ne peux toujours pas y croire. Je te lance un défi pour demain. On
va pêcher le repas pour toute l’équipe.
— Alors tu vas devoir faire tes preuves. »
Jack sourit et se tourna vers Costas, inspecta son œil gonflé, les coupures
et les hématomes sur son visage.
« Tu es sûr que ça va aller ? T’es pas sorti trop tôt de ton lit d’hôpital ? »
Costas laissa tomber une allumette enflammée dans le charbon de bois
qu’il remua avec un bâton.
« J’ai fait ma propre visite de sortie. Pas question que je reste enfermé là-
dedans. Et toi, comment ça va ?
— J’ai mal au dos à cause des chocs à chaque rebond de ce Zodiac et
c’est pareil pour mon genou droit. Rien qui ne puisse se régler dès que je
serai de nouveau dans l’eau.
— Il faut que vous regardiez les choses en face, tous les deux, vous
commencez à être un peu trop vieux pour ce genre de chose, remarqua
Rebecca tout en s’emparant d’un autre bâton pour remuer le feu. Il ne faut
pas vous formaliser, mais vous savez ce que je veux dire. Il serait peut-être
temps que vous passiez le flambeau à une nouvelle génération. »
Jack se tourna pour regarder Costas, puis tous deux fixèrent Rebecca.
« Il serait peut-être temps que la nouvelle génération retourne à l’école
pour finir ses études, remarqua Jack.
— Je ne parlais pas de la plongée, mais de toutes ces histoires de
commando, poursuivit Rebecca, en les fixant, imperturbable. Vous pourriez
déléguer ça à vos protégés pleins d’avenir, Jeremy, par exemple.
— Ouah, dit Jeremy. Harponner des poissons est une chose, manier la
kalachnikov en est une autre. Je suis un spécialiste des langues anciennes, je
ne m’appelle pas Indiana Jones.
— Puisse-t-il en être ainsi longtemps, dit Jack. Sans ton expertise à
propos des inscriptions phéniciennes, tout aurait tourné autrement. »
Costas posa la grille au-dessus des braises et s’assit près du barbecue.
« Ainsi donc, Jack, nous avons fini par trouver notre or. Nous avons
compensé ce que nous avons perdu sur le Clan Macpherson.
— Tu veux dire ce que tu as perdu. Ce n’est pas moi qui ai essayé de
désamorcer cette torpille.
— Tu ne l’aurais jamais laissé tomber entre les mains de Landor, n’est-ce
pas ?
— C’est vrai. Tu m’as facilité les choses.
— Alors, qu’as-tu l’intention de faire avec cette nouvelle prise ?
— Il reste quelques formalités à effectuer avec les autorités somaliennes
et yéménites, mais personne ne va en revendiquer la propriété ni essayer
d’empêcher la réalisation du plan que j’avais envisagé pour l’or du Clan
Macpherson. Le gouvernement sud-africain est d’accord pour récupérer les
barres et pour y mettre l’estampille des Nations unies. Notre représentant
aux Nations unies a déjà obtenu l’approbation pour la création d’une
nouvelle agence dédiée à la répartition des fonds. Nous pensons en affecter
la moitié à l’Afrique de l’Ouest pour agir contre la misère des enfants et
pour la prévention des maladies. L’autre moitié ira à la corne de l’Afrique
pour aider au développement des communautés de la côte de Somalie.
Qu’en pensez-vous ?
— C’est formidable, papa, s’exclama Rebecca. Je voudrais bien
participer à ça.
— Ce genre d’aide à la Somalie pourrait bien contribuer à prévenir
l’enrôlement des hommes jeunes dans la piraterie, ajouta Costas.
— Pas seulement la piraterie, mais le miroir aux alouettes des
extrémistes, dit Jack. Cette côte est un terrain de choix pour le recrutement,
car il s’y trouve tant de jeunes gens sans emploi et sans but. Hier, j’ai
discuté longuement de cela avec le commandant de la force navale. Trouver
le bon équilibre sera un défi à relever, mais nous envisageons d’associer la
lutte contre la pauvreté, la création d’écoles combinée à des programmes
éducatifs, et d’encourager des initiatives économiques, plus
particulièrement celles qui se concentreront sur le redémarrage des activités
de subsistance. Rien de tout cela ne fonctionnera s’il n’y a pas une
surveillance efficace au large des côtes pour en chasser les chalutiers
étrangers qui ont presque détruit la ressource halieutique locale, principal
facteur d’attraction des hommes vers la piraterie. Nous voulons que les
vedettes fassent la police contre ceux qui viennent de l’extérieur, pas contre
les Somaliens eux-mêmes. Cet or va aider à éradiquer la piraterie de ces
côtes.
— Ainsi soit-il, approuva Costas, tout en levant son bras, ce qui le fit
grimacer. Et un doigt pour les nazis et leurs sales plans. Qui que soient les
anciens propriétaires de cet or, c’est le meilleur emploi qu’on puisse en
faire.
— Et l’Arche d’alliance ? » demanda Rebecca.
Jack ne répondit pas mais se mit à contempler l’océan en direction du sud
vers l’immense côte que les Anciens appelaient les plaines d’Azanie. Elle
s’étendait vers l’île de Madagascar et jusqu’à la pointe de l’Afrique, le cap
où, plus de deux mille cinq cents ans auparavant, un aventurier phénicien
avait érigé une plaque de bronze avec un message extraordinaire pour la
postérité. Il imagina la scène, vit Hannon martelant ce symbole, à la fin,
tandis que le vent hurlait et que la mer se déchaînait plus bas sur la pointe
rocheuse. Pendant un bref instant, il ne vit plus le Seaquest et les deux
navires de guerre, mais un vaisseau phénicien solitaire poursuivant sa route
vaille que vaille le long de cette côte. Il transportait un chargement jusqu’à
une destination secrète pour respecter un accord passé avec un peuple
conscient qu’il ne pourrait pas contempler son trésor le plus sacré pendant
de nombreuses générations. Jack était convaincu que ce qu’il était en train
d’imaginer était une réalité, pas seulement un accès de fantaisie. Il avait vu
la plaque de ses propres yeux, aussi réelle que la poussière d’or sur la peau
d’animal que Maurice avait mise au jour à Carthage. Et il se souvint de
l’instant où il s’était trouvé avec Zahid devant la chapelle de la Tablette à
Aksoum et où il avait senti clairement tout à coup pour quelle raison les
anciens prophètes d’Israël avaient voulu que ce trésor soit caché, et
pourquoi le temps n’était pas encore venu d’en révéler l’emplacement,
même si leurs descendants étaient de nouveau maîtres de la Terre sainte et
pouvaient avoir plus que jamais besoin de la force de leur Alliance.
Costas posa le premier filet sur la grille et ils regardèrent la vapeur
s’élever au-dessus d’eux dans le ciel qui s’obscurcissait.
Costas prit la parole, les yeux fixés sur les braises.
« Je me souviens d’un autre de ces passages de la Bible. Jérémie,
chapitre III, versets 16-17. “Lorsque vous aurez multiplié et fructifié dans le
pays, En ces jours-là, dit l’Éternel, On ne parlera plus de l’Arche de
l’alliance de l’Éternel ; Elle ne viendra plus à la pensée ; On ne se la
rappellera plus, on ne s’apercevra plus de son absence, Et l’on n’en fera
point une autre. En ce temps-là, on appellera Jérusalem le trône de
l’Éternel ; Toutes les nations s’assembleront à Jérusalem, au nom de
l’Éternel.”
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Rebecca.
— Il y a un autre passage dans le deuxième livre des Maccabées, au
chapitre II, poursuivit Costas. Tu ne le trouveras pas dans ta version
officielle, mais elle est canonique pour l’Église orthodoxe grecque. Après
que l’Arche a été enfermée dans une caverne dont l’entrée a été obstruée, le
prophète Jérémie réprimande ceux qui l’ont suivi parce qu’ils veulent la
retrouver. Il leur dit que l’endroit demeurera ignoré jusqu’à ce que Dieu
finalement rassemble son peuple et leur montre sa miséricorde. “Alors le
Seigneur montrerait ces choses, et la majesté du Seigneur apparaîtrait, et il
y aurait une nuée.”
— Je ne suis qu’un modeste archéologue, dit Jack, mais je crois vraiment
au pouvoir symbolique des artefacts, à leur capacité à soutenir l’espoir et le
courage dans les moments d’adversité. Et quelquefois, il se renforce lorsque
cet objet est juste hors de notre portée, qu’il s’agit d’un trésor caché qui
enflamme notre imagination pour toujours. C’est le désir qu’on en a, la
quête qui nous fait avancer et non pas la pensée de le tenir réellement entre
nos mains.
— Et le monde de paix que le prophète espérait, le temps de la
révélation, n’est pas encore arrivé », ajouta Rebecca.
Jack, l’air sombre, hocha la tête.
« Le Moyen-Orient est en ébullition, plus violemment que jamais, même
à l’époque de Nabuchodonosor et de la destruction du Temple, lorsque
l’Arche a été mise secrètement à l’abri. Tous les peuples de la Terre sainte,
quelles que soient leurs croyances, ont besoin de symboles d’espoir pour les
soutenir. L’Arche se trouve là où elle doit être.
— Et Landor ? »
Jack pinça les lèvres et ne répondit pas tout de suite.
« Le capitaine Ibrahim m’assure qu’il va être jugé pour association de
malfaiteurs en vue de meurtre, tentative de meurtre, et aide et soutien à la
piraterie. Ils le tiennent pour responsable de la mort de Zahid et des deux
marines pendant la fusillade lors de l’enlèvement, ainsi que des victimes ici.
— Est-ce que tu penses que ça sera retenu contre lui ?
— J’en doute. Avec ce qui est arrivé maintenant aux Badass Boys, il se
peut que les Somaliens soient incapables de trouver un quelconque témoin
pour dire qu’il a ordonné l’enlèvement. C’est un individu roublard, qui a
beaucoup d’expérience pour couvrir ses agissements, ne laisse aucun écrit,
et réalise ses opérations oralement et en liquide. La société qui gère le Deep
Explorer peut bien couler, Landor, non. Il ne marchera probablement plus,
mais il peut aussi bien diriger ses activités depuis un fauteuil roulant. Il va
passer quelques mois désagréables sous bonne garde dans un hôpital de
Mogadiscio, et ensuite ses avocats vont le faire sortir sur un vice de
procédure et il aura quitté le pays avant qu’on ait le temps de dire ouf. C’est
ce qu’il a fait en Colombie au début de sa carrière et il le refera
certainement tant qu’il ne se mettra pas en travers du chemin de quelqu’un
qui ne plaisante pas, peut-être la mafia russe ou chinoise, et qui lui tirera
une balle dans la nuque.
— Et le Deep Explorer ?
— C’est une perspective plus souriante. Je ne pense pas qu’il y ait la
moindre chance que les membres du consortium d’investissement veuille
revendiquer la propriété de leur navire. Il leur est déjà arrivé de déposer le
bilan et ils ont pris un autre nom, et c’est ce qu’ils vont encore faire
maintenant. Ce matin, Ibrahim et moi nous sommes entretenus par
téléconférence avec l’ambassadrice de Grande-Bretagne à Mogadiscio pour
discuter de la possibilité d’obtenir une aide du Royaume-Uni afin de le
convertir en bâtiment de recherche et de surveillance de la pêche. Il serait
sous le contrôle de la marine somalienne mais aurait également un rôle
scientifique. On le modifierait en prenant pour modèles nos Seaquest et Sea
Venture, et nous pourrions le faire dans notre propre chantier. Je pense que
nous allons obtenir le feu vert.
— C’est la situation de la pêche qui reste le facteur critique, ici, remarqua
Costas.
— J’en ai parlé à l’ambassadrice, répondit Jack en hochant la tête, juste
avant la fusillade qui a tué Zahid. Nous sommes tombés d’accord pour
présenter un solide dossier afin de mettre en place un dispositif d’aide qui
consisterait à envoyer des surplus britanniques à la marine somalienne, à
accroître en même temps le nombre de consultants et à étoffer les
programmes de formation. En installant une nouvelle ambassade, le
Royaume-Uni s’est fortement engagé en faveur de la Somalie, et
l’ambassadrice estime que notre dossier a de bonnes chances d’être
approuvé. Elle pense que les États-Unis se joindront également à nous une
fois qu’ils auront de nouveau ouvert leur représentation à Mogadiscio.
— As-tu contacté la femme de Zahid ? demanda Rebecca.
— Je lui rendrai visite à Mogadiscio dès que nous aurons quitté l’île,
répondit Jack en fixant les braises. Le personnel de l’ambassade les a
entourées vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sa fille et elle. Elles savent
que l’UMI veillera sur elles financièrement aussi longtemps que cela sera
nécessaire, y compris pour l’éducation de sa fille et leur retour en Occident
si elles le désirent. Nous nous occuperons d’elles comme Zahid l’aurait fait
s’il avait vécu.
— Tu sais que Zahid s’est entretenu avec le lieutenant Ahmed, dit Costas.
Pendant environ dix minutes, à l’extérieur du quartier général de la marine,
juste avant que nous partions pour ce fatal trajet en voiture. Ils projetaient
de te proposer l’étoffement de la présence de l’UMI en Somalie, au sein de
laquelle le club d’Ahmed fournirait les plongeurs.
— Ahmed m’en a parlé, et j’ai déjà donné le feu vert. Cela fait aussi
partie du plan concernant le Deep Explorer qui doit servir de base
opérationnelle pour la recherche d’épaves. Cela nous permet d’utiliser une
grande partie de l’équipement existant du bâtiment, tout en l’affectant à
l’archéologie plutôt qu’à la chasse au trésor. J’ai invité Ahmed à passer sa
prochaine permission avec nous en Cornouailles. Si seulement Zahid
pouvait venir avec lui ! Mais c’est formidable de voir quelque chose de bien
sortir de tout ça.
— Il est toujours sur l’île et va bientôt venir nous rejoindre, annonça
Costas. Apparemment, il a quelque chose à te montrer. Il est très excité. »
Rebecca, les mains croisées autour des jambes et la tête sur ses genoux,
demanda à Jack :
« Où est-ce que tu vas aller, après ? »
Jack regarda de nouveau le Seaquest, puis la direction du nord, et observa
un tapis de nuages sombres qui semblait envelopper l’horizon. Quelque part
là-bas, au-delà du rivage de l’Arabie, un maelström destructeur menaçait de
dévorer le berceau même de la civilisation et d’engloutir l’essence même de
l’histoire. Depuis qu’il était rentré d’Égypte après avoir échappé à l’emprise
de l’extrémisme, Jack savait que son destin était de retourner, non pas en
Égypte, mais au bord même du gouffre, à l’endroit où l’on effaçait l’histoire
à jamais. Il ne pouvait rien faire d’autre maintenant, aucune autre quête
n’était aussi importante que d’essayer de protéger de la profanation les
trésors des plus anciennes civilisations. Il ne pouvait plus assister sans rien
faire aux efforts infructueux d’autres pour accomplir cette tâche alors qu’il
savait qu’il avait les capacités et les ressources de faire une différence.
« Tu vas retourner là-bas, c’est ça ? dit Rebecca à voix basse. Dans ce
baril de poudre. »
Jack fixait les braises, regardait Costas retourner le poisson.
« Je ne sais pas. Mais je ne peux pas faire comme si cela n’existait pas.
Aucun d’entre nous ne le peut. »
Il soupira profondément, puis la regarda.
« Et toi ?
— Moi ? »
Rebecca enleva le foulard qu’elle portait et lui lança un regard de défi.
Elle n’avait plus les longs cheveux noirs qu’il connaissait, elle les avait
coupés presque à ras, jusqu’au-dessus des oreilles. Il la regarda fixement,
sidéré, puis un sourire s’ébaucha lentement sur ses lèvres. Il n’avait plus
devant lui une adolescente, mais une jeune femme, forte et prête à tout.
« Je n’en avais pas la moindre idée, dit-il. Ça te va très bien.
— Je ne l’ai pas fait pour ça. Je l’ai fait parce que c’est plus pratique, par
cette chaleur, pour faire ce que Jeremy et moi avons prévu.
— Et qu’avez-vous donc prévu ?
— On a discuté de tout ça à fond avec le capitaine Macleod, sur le
Seaquest. Il est obligé de rester sur place pendant encore au moins cinq
jours, le temps qu’ils finissent de vider l’abri sous-marin. Et les bâtiments
de guerre seront là aussi pour nous protéger, et le responsable yéménite de
Socotra nous a donné son accord.
— Vous allez envahir l’île ? demanda Costas.
— Relevé archéologique approfondi de la côte sud. Nous pouvons mettre
quatre Zodiac à l’eau depuis le Seaquest. Les unités de plongeurs des
bâtiments de guerre en sont ravis, parce que c’est une bonne occasion pour
eux de s’entraîner. Avec cette guerre qui semble se profiler à l’horizon,
quand une occasion comme celle-ci se représentera-t-elle ? Ces îles se
trouvaient pile sur l’une des routes commerciales les plus incroyables du
monde antique, entre la Méditerranée et la mer Rouge d’une part, et d’autre
part l’océan Indien avec le monde auquel il donnait accès. On peut trouver
de tout : des navires marchands grecs, romains, ou arabes du Moyen Âge,
des jonques chinoises, tout ce qu’on voudra. Ce que j’aimerais, c’est un
navire de l’Égypte antique revenant d’Inde chargé des trésors de l’Orient.
Maurice a pensé que ce serait vraiment super.
— Tu lui en as parlé ?
— En fait, c’est lui qui a eu l’idée. Il se trouve qu’il a toujours eu envie
d’explorer Socotra. Un truc à propos d’artefacts datant du Moyen Empire
enterrés ici il y a longtemps par un aventurier britannique, au milieu du
XIXe siècle, je crois.
— Ah oui, dit Jack. Il doit s’agir du capitaine Peter Hall des sapeurs du
Bengale, un des hommes de l’expédition d’Abyssinie en 1868. J’ai
découvert qu’il avait fait une excursion à Socotra dans l’une des lettres de
mon bisaïeul, et j’ai commis l’erreur d’en parler à Maurice.
— En fait, il est malade d’impatience de venir ici, dit Rebecca.
— Maurice vient ici ? »
Rebecca regarda sa montre.
« Il devrait être dans l’avion d’ici une ou deux heures. Il a quasiment fini
à Carthage. Il ne lui reste plus qu’à nettoyer sa tranchée et à la faire
remblayer.
— C’est sympa de ta part de me tenir au courant.
— Toi et Costas, vous pouvez vous joindre à nous si vous voulez… Si
vous n’êtes pas trop vieux pour ce genre de chose, ajouta-t-elle en regardant
Jack avec malice.
— Oh, ça me rappelle, s’exclama Jack en se souvenant tout à coup de
quelque chose. Louise, la fille de Bletchley, en Angleterre. Je dois la mettre
au courant.
— Ne te fais pas de souci pour ça, le rassura Jeremy. Je l’ai gardée dans
la boucle depuis le début. On dirait que je lui plais bien.
— Je vais tout de même l’appeler sur Skype demain, reprit Jack. Elle
nous a fait des confidences sur la guerre, sur son travail à Bletchley et je lui
dois ça. La découverte de l’or constitue un épilogue heureux à l’histoire du
Clan Macpherson et à toute cette opération secrète, et cela fait plus de
soixante-dix ans qu’elle attend ça.
— Elle sera très heureuse d’apprendre ce que tu as l’intention d’en faire,
affirma Jeremy. C’est une revanche sur les nazis. Il y a un tas de gens
comme elle qui se sont totalement investis dans cette lutte à l’époque et
pour qui cette guerre est toujours en cours, tu sais. »
L’existence de l’Arche d’alliance est bien connue par le récit qui en est
fait dans le livre de l’Exode (chap. 25, 10-22) cité au début de ce roman. Le
deuxième livre des Maccabées constitue une autre source biblique,
canonique pour l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe grecque,
même si elle n’est pas reconnue par les traditions juive et protestante. On y
parle de Jérémie sur une montagne, plaçant l’Arche dans une grotte, puis en
scellant l’entrée (Maccabées, II, 2.5). Aucune mention de l’Arche ne figure
dans la littérature profane ancienne qui nous est parvenue, par exemple
celle rédigée par l’encyclopédiste romain Pline l’Ancien, et, de nos jours,
toute discussion ne peut donc être basée que sur les écrits bibliques.
On a évoqué avec beaucoup d’intérêt la possibilité que l’Arche soit
réellement un artefact antique lors de la découverte du coffre sacré
d’Anubis dans la tombe de Toutankhamon en 1922. Il s’agit d’un coffre
portatif recouvert d’or dont la description ressemble beaucoup à celle de
l’Arche et qui date de la même période. Hypothèse d’autant plus plausible
si, comme je le suggère dans mon roman Pyramide, l’Exode de la Bible eut
effectivement lieu sous le règne d’Akhenaton, le prédécesseur immédiat de
Toutankhamon. La différence souvent citée entre Anubis, le chacal assis sur
le coffre, et les deux kerubim en or de l’Arche, peut très bien provenir d’une
erreur de traduction. Le mot « chérubin », utilisé pour désigner un angelot
lorsque l’on parle d’art en Occident, semble être dérivé d’une tradition
rabbinique qui donnait au mot kerubim, de l’hébreu ancien, le sens de
« semblable à un enfant ». Cependant, ce mot, à l’époque de l’Ancien
Testament, désignait plus probablement le lion ou le taureau ailé à visage
humain souvent représenté dans l’art antique du Moyen-Orient, et que l’on
trouve en Égypte sous la forme du sphinx. Anubis, le chacal assis, et les
Kerubim peuvent donc avoir eu la même apparence et le même rôle de
protection du contenu du coffre : matériel funéraire sacré pour le premier, et
Tables de la Loi pour les seconds.
Si un tel artefact, réalisé d’après le modèle des coffres processionnels
familiers aux Israélites, a effectivement survécu aux ravages de
Nabuchodonosor, le lieu où il se trouve depuis le VIe siècle avant Jésus-
Christ reste un mystère. Il existe une théorie selon laquelle l’Arche pourrait
être associée au peuple lemba d’Afrique du Sud, qui affirme avoir porté le
Ngoma Lungundu, la « voix de Dieu », jusqu’à une cachette dans la
montagne. La similitude des patrimoines génétiques des Lembas et des
peuples dont l’origine sémite est avérée lui donne du poids, ainsi que
certaines pratiques et croyances communes aux Lembas et au judaïsme.
Une tradition plus profondément enracinée situe l’Arche en Éthiopie.
L’Église orthodoxe éthiopienne affirme qu’elle est conservée dans la
chapelle de la Tablette de l’église Sainte-Marie-de-Sion à Aksoum. Lorsque
les prêtres gardiens du mont du Temple, au début du VIe siècle avant Jésus-
Christ, virent les Babyloniens à leur porte, et se trouvèrent encerclés de
toutes parts, ils durent considérer les terres situées au sud de l’Égypte
comme l’endroit le plus favorable pour y dissimuler leurs trésors. Elles
étaient en effet éloignées des raids babyloniens et cependant accessibles
lorsque le moment serait venu. Cette « terre promise », qui allait devenir le
premier royaume chrétien d’Aksoum, était bornée au sud par des montagnes
quasi impénétrables qui ont pu fournir exactement le genre de grotte décrite
dans le deuxième livre des Maccabées, et qui ont servi à mettre l’Arche à
l’abri.
Le chapitre dont le théâtre est Carthage m’a été inspiré par mes propres
expériences lorsque j’ai été codirecteur des fouilles des ports antiques dans
le cadre du projet « Sauvez Carthage » de l’UNESCO et que j’étais professeur
associé postdoctorant à l’université de Cambridge. Tout comme le fait
Hiebermeyer dans le roman, nous avons observé le travail d’une excavatrice
qui creusait profondément dans les sédiments à l’entrée des ports et qui a
finalement révélé le limon gris foncé du chenal. Au cours de ce travail, elle
a mis au jour un squelette, appartenant probablement à un soldat espagnol
du XVIe siècle, que nos étudiants ont baptisé « Miguel ». À l’époque, je me
suis demandé si la partie du front de mer qui bordait le chenal, et qui n’avait
pas été fouillée, aurait pu être l’emplacement d’une entrée monumentale des
ports. Exactement le genre d’endroit où la réussite des grands navigateurs
aurait pu être célébrée, et même éventuellement le site de l’enceinte d’un
temple de Baal Hammon qui aurait abrité les tablettes du Périple et les
peaux de gorille rapportées par Hannon.
Une plate-forme donnant sur le port, plutôt que le Tophet, qui était un
peu plus à l’intérieur des terres, aurait également pu être le lieu où étaient
célébrés des sacrifices propitiatoires d’enfants avant de grandes traversées.
Jusqu’à présent, aucune trace n’a été trouvée du four effroyable décrit par
l’auteur romain Diodore de Sicile (20, 14.6), une « statue de Baal Hammon
en bronze, les mains étendues, paumes en haut et penchées vers le sol en
sorte que l’enfant qui y était placé tombait en roulant dans une sorte de
fosse béante où brûlait un feu ». Cependant, des analyses récentes de
sépultures d’enfants incinérés provenant du Tophet, et suggérant que la
plupart étaient des enfants en bonne santé, et non pas des prématurés ni des
enfants mort-nés, donne un argument solide en faveur de l’image de
sacrifices d’enfants à Carthage telle que la décrivent Diodore et les autres
historiens romains. C’est une chose qui concorderait avec des pratiques
similaires avérées chez les anciens peuples sémitiques du Proche-Orient.
*
Dans ce roman, la coque antique trouvée dans la baie d’Annesley sur la
mer Rouge, la tapisserie montrant Hannon découverte à Magdala en
Éthiopie, et la chambre souterraine dans l’église sont tous fictionnels,
quoique étroitement inspirés de faits historiques réels. Au cours des
préparatifs de la campagne britannique de 1868 contre le roi Téwodros
d’Abyssinie (Éthiopie), l’officier des Royal Engineers chargé de la
construction du début de la jetée dans la baie d’Annesley, site de la
découverte de la coque fictionnelle, était le capitaine Herbert William Wood
des sapeurs et mineurs de Madras, dont je me suis inspiré pour mon officier
de fiction. Vétéran de la révolte des Cipayes de 1857-1859, Wood se joignit
plus tard au grand-duc Constantin de Russie pour une expédition sur
l’Amou-Daria et en rédigea un compte rendu fascinant intitulé The Shores
of Lake Aral (1876).
À l’époque du décès prématuré de Wood à Madras en 1879, mon
trisaïeul, le lieutenant Walter Andrew Gale, qui m’a servi de modèle pour
l’ancêtre fictionnel de Jack, servait dans les sapeurs de Madras depuis
presque deux ans, et j’ai donc imaginé que Wood avait confié la relation de
son voyage et la tapisserie au jeune officier. La tapisserie est inspirée d’un
véritable tableau sur laine tissée que vous pouvez voir sur mon site Internet
et qui représente un combat où sont impliqués des Axoumites en Éthiopie.
C’est une peinture d’origine égyptienne mais on pense qu’elle a eu pour
modèle une soie sassanide qui a pu être copiée à partir d’une description
beaucoup plus ancienne. Au centre se trouve un homme barbu, le modèle de
mon image d’Hannon sur la tapisserie. Une grande partie du butin prise par
les Britanniques à Magdala, depuis des croix en or et des vêtements
sacerdotaux jusqu’aux armes, aux manuscrits et aux tabots – représentations
des Tables de la Loi – a été vendue aux enchères sur place selon les ordres
du commandant de l’expédition, le général Napier, et les bénéfices répartis
entre les soldats. Des centaines de manuscrits ont été acquis par
l’archéologue de l’expédition, Richard Rivington Holmes (plus tard sir
Richard Rivington Holmes) et se trouvent dans les collections du British
Museum, de la British Library et du château de Windsor, entre autres lieux.
Sur mon site Internet, vous pouvez voir des photos de certains de ces trésors
et lire les explications concernant les démarches en cours pour les restituer
à l’Éthiopie.
Après l’assaut, l’église de Magdala a été gardée par des soldats du
33e régiment à pied, qui avaient été les premiers à pénétrer dans la
forteresse en même temps qu’un groupe de sapeurs parmi lesquels se
trouvait le lieutenant Le Mesurier des sapeurs de Bombay. Mais cette garde
n’a guère limité le pillage, semble-t-il. Deux hommes du 33e régiment à
pied, le soldat Bergin et le tambour Magner, obtinrent des Victoria Cross
pour avoir accompli l’exploit d’escalader le mur de la forteresse. Ce furent
les seules décorations octroyées au cours d’une campagne qui avait été
décidément très inégale. On n’a déploré la perte d’aucun soldat britannique,
tandis qu’au moins sept cents Abyssiniens furent tués et mille deux cents
blessés. À ce chiffre il faudrait ajouter les centaines de meurtres perpétrés
par Téwodros sur son propre peuple – des otages abyssiniens ou d’autres
qui lui avaient déplu – parmi lesquels beaucoup furent horriblement
mutilés, les pieds et les mains coupés. Au nombre des victimes de l’assaut
final, on compte Téwodros lui-même, tué de sa propre main avec un pistolet
dont lui avait fait cadeau la reine Victoria. Il y eut de nombreux récits par
des témoins oculaires de l’assaut de Magdala et du pillage, dont le
Coomassie and Magdala (1874) de Henry Morton Stanley, le Gallois
devenu américain qui devait se rendre célèbre quelques années plus tard en
retrouvant David Livingstone près du lac Tanganyika.
La campagne d’Abyssinie fut une campagne d’ingénieurs, reposant
entièrement sur les officiers des Royal Engineers et leurs sapeurs indiens
qui construisirent des jetées, des voies ferrées et des routes, assurèrent
l’approvisionnement, la cartographie et les communications, ainsi que de
nombreuses autres choses indispensables, comme l’installation de
condenseurs près de la mer pour produire de l’eau douce. Une autre de leurs
fonctions consistait à prendre des photos et ce sont les riches archives
photographiques, dont une grande partie est accessible en ligne, qui donnent
à la campagne d’Abyssinie un intérêt supérieur à celui d’autres de la même
période, surtout par le paysage extraordinaire qu’elles montrent. J’ai
imaginé que l’une de ces photos, du plateau d’Arogye, surplombant la route
de Magdala, avait été prise par le capitaine Wood et le sapeur Jones depuis
leur plate-forme la veille de l’assaut. Parmi les hommes présents, beaucoup
furent frappés et même angoissés par l’environnement spectaculaire dans
lequel ils se trouvaient, et qui ne ressemblait à rien de ce qu’ils avaient déjà
rencontré. L’un d’entre eux, le géographe de l’expédition Clements Robert
Markham (plus tard sir Clements Robert Markham, membre de la Royal
Society) écrivit dans A History of the Abyssinia Expedition (1869) qu’il
avait observé un phénomène céleste, de la même façon qu’un auteur de
l’Antiquité l’aurait fait d’un présage avant une bataille : « Dès le début de
l’après-midi, une auréole brun foncé apparut autour du soleil, comme une
pustule, d’environ 15° de rayon ; des nuages légers passèrent et repassèrent
devant elle, mais elle ne disparut pas jusqu’à ce que l’habituelle averse
torrentielle ne vienne de l’est tard dans l’après-midi. Walda Gabir, le valet
du roi, m’informa que Téwodros l’avait vue en sortant de sa tente ce matin-
là, et qu’il avait remarqué que c’était annonciateur de sang versé. »
Les photographies ne sont pas les seules images à avoir survécu de la
campagne. Un autre personnage historique de mon récit, le colonel Robert
Baigrie de l’état-major de l’armée de Bombay, a peint des aquarelles qui
furent publiées sous forme de gravures dans l’Illustrated London News. Je
connaissais bien son travail avant même de commencer mes recherches
pour ce roman, car, une dizaine d’années auparavant, il avait fait le portrait
de l’un de mes autres ancêtres alors qu’ils étaient tous deux jeunes officiers
pendant la révolte des Cipayes. C’est un de ses tableaux, intitulé À mi-
chemin de Senafe, représentant une crête montagneuse vertigineuse au-
dessus d’une vallée sur la route de Magdala, qui m’a inspiré l’idée que la
montagne appelée « Le Char des Dieux » dans le Périple d’Hannon pouvait
faire référence à une montagne de l’Éthiopie actuelle, et peut-être à
Magdala même, avec la lumière du soleil à l’aube ou au crépuscule qui
aurait littéralement embrasé la paroi.
Vous pouvez voir les tableaux de Baigrie et beaucoup d’autres documents
intéressants sur mon site Internet, ainsi que des photos et des vidéos de mes
plongées, des informations sur des artefacts, des épaves de bateaux et des
textes anciens, ainsi que des liens vers des sources documentaires en ligne
mentionnées dans cette note.
www.davidgibbins.com
www.facebook.com/DavidGibbinsAuthor
Présentation
5 85Babyloniens
av. J.-C. Le monde antique est en plein bouleversement. Les
ont ravagé la Terre Sainte, et Jérusalem est tombée. Les
prêtres du Temple tentent un geste désespéré et se tournent vers les plus
grands navigateurs que le monde ait jamais connus pour sauver leurs
trésors, pour emporter ceux-ci dans des lieux secrets où ils attendront le
moment de la révélation.
Sur un rivage lointain, après le voyage le plus étonnant que quiconque ait
jamais entrepris, un Phénicien nommé Hannon fuit pour sauver sa vie
devant un ennemi terrifiant. Il espère, envers et contre tout, que l’objet
extraordinaire dont il a la charge atteindra à temps la forteresse dans la
montagne, ce lieu que les prophètes appelaient le Char de Feu…
1943. Pendant les jours les plus sombres de la seconde guerre mondiale,
les casseurs de code alliés jouent avec la vie et la mort des navires
marchands et des U-Boots nazis dans l’Atlantique Nord. Pour un petit
nombre d’entre eux, rigoureusement sélectionnés, sous le commandement
direct de Churchill, l’enjeu est encore plus crucial. Il s’agit d’un échange
ultrasecret de matières premières potentiellement dévastatrices entre les
Nazis et les Japonais, qu’il faut empêcher à tout prix. Cependant, même
ceux-là ne savent rien de l’antique objet caché à bord du navire dont ils
viennent de sceller le destin…
De nos jours. L’archéologue sous-marin Jack Howard et son ami Costas,
à la recherche d’or nazi dans une épave posée à l’extrême limite du plateau
continental, entreprennent une des plongées les plus périlleuses de leur vie.
Ce qu’ils ont tout juste le temps d’y apercevoir, dans les minutes qui
précèdent un cataclysme qui manque de peu de les détruire, met Jack sur
une des pistes les plus extraordinaires qu’il ait jamais suivies. Celle-ci va le
mener d’une épave phénicienne proche des côtes d’Angleterre à une
casseuse de code de la seconde guerre mondiale qui a une histoire étonnante
à raconter, et aux ruines de la Carthage antique – où Maurice Hiebermeyer,
le collègue de Jack, a fait l’une des plus étranges découvertes de sa
carrière – et jusqu’au récit d’une expédition victorienne contre un roi
dément dans les montagnes d’Éthiopie. Il rassemble toutes les pièces du
puzzle pour révéler la vérité sur l’un des plus immenses voyages de
découverte de l’Antiquité, dont il aurait eu peine à imaginer le véritable but.
Cependant, rien de tout cela ne l’a préparé à sa rencontre avec la
terrifiante réalité actuelle lorsqu’il se met en quête de la prise de guerre,
dans un lieu de désolation où la vie ne vaut pas plus que la rançon que l’on
peut en obtenir, mais où sa quête le conduit à une autre mission, à un
chargement nazi létal qui ne doit à aucun prix tomber entre les mains des
terroristes. Dans un monde où l’ombre de la guerre est aussi profonde que
lorsque les Babyloniens ravagèrent la Terre Sainte, Jack voit se télescoper
passé et présent comme jamais, dans un affrontement final terrifiant au
cours duquel se joue l’avenir même de l’humanité.
Remerciements
J eéditeurs
remercie chaleureusement mon agent, Luigi Bonomi de ; mes
LBA
Sherise Hobbs de Headline à Londres et Peter Wolverton de
Thomas Dunne Books à New York ; mon précédent éditeur Martin Fletcher
et Ann Verrinder Gibbins pour la poursuite de leur excellent travail sur mes
livres ; les autres membres des équipes de Headline et de Thomas Dunne
Books, en particulier Beth Eynon, Christina Demosthenous et Emma Stein ;
Alison Bonomi et Ajda Vucicevic de LBA ; Nicki Kennedy, Sam
Edenborough, Jenny Robson, Simone Smith et Alice Natali de
l’Intercontinental Literary Agency ; et mes nombreux éditeurs et traducteurs
à l’étranger.
Tout comme pour mes autres romans de cette série, je me suis largement
inspiré de mon expérience personnelle de la plongée et de l’archéologie.
Mon frère Alan m’a accompagné lors de nombreuses plongées effectuées
ces dernières années sur des épaves, et vous pouvez voir ses vidéos et ses
photos sur mon site. C’est Mark Milburn qui m’accompagnait lorsque nous
avons plongé dans la crique de Gunwalloe en Cornouailles et découvert
l’épave du Grip. Nous avons depuis trouvé dans ces eaux des épaves bien
plus anciennes. Les fouilles que j’ai menées à Carthage l’ont été sous les
auspices du musée de Carthage et ont été financées par l’Académie
britannique, la faculté d’études classiques et le Corpus Christi College de
l’université de Cambridge. Je suis très reconnaissant au personnel des
Archives nationales de Kew et à l’archiviste de la Clan Line qui m’ont aidé
dans mes recherches sur les convois dont la route passait au large des côtes
de l’Afrique de l’Ouest. Je dois beaucoup à mon grand-père, le capitaine
Lawrance Wildfred Gibbins, car il m’a parlé des expériences qu’il a vécues
pendant la guerre comme officier de la marine marchande. En ce qui
concerne mes recherches sur la campagne d’Abyssinie, j’ai eu accès aux
ressources de la bibliothèque des Royal Engineers à Chatham, à la
bibliothèque de l’université de Cambridge et aux collections du Bureau de
l’Inde de la British Library. Je suis également reconnaissant au personnel de
la bibliothèque de l’université de Heidelberg de m’avoir permis de voir le
manuscrit original du Périple d’Hannon, datant du Xe siècle. Enfin, je
remercie tout particulièrement ma fille de m’avoir suggéré de visiter
Bletchley Park et d’avoir plongé avec moi sur les côtes de Cornouailles,
exactement comme le fait Rebecca dans ce roman.
Notes