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DAVID GIBBINS

TESTAMENT
[JACK HOWARD # 09]

Traduit de l’anglais (Canada)


par Béatrice Guisse-Lardit

Titre original : Testament

© David Gibbins, déc. 2016


© Éditions Les Escales, janv. 2017
pour la traduction française
Carte montrant les principaux lieux mentionnés dans le roman, y compris la corne de l’Afrique et les
mers explorées par les premiers navigateurs carthaginois au-delà du détroit de Gibraltar.
Le Seigneur parla donc à Moïse, et lui dit : Vous ferez une arche de
bois d’acacia, qui ait deux coudées et demie de long, une coudée et
demie de large, et une coudée et demie de haut.
Vous la couvrirez de lames d’un or très pur dedans et dehors : vous
y ferez au-dessus une couronne d’or, qui régnera tout autour.
Vous ferez aussi des bâtons de bois d’acacia que vous couvrirez
d’or…
Les bâtons demeureront toujours dans les anneaux, et on ne les en
tirera jamais.
Vous mettrez dans l’arche le témoignage que je vous donnerai.

Livre de l’Exode, 25, 10-16

La crainte nous fit encore quitter promptement ces parages. Après


avoir navigué pendant quatre jours, nous aperçûmes, la nuit, les
côtes couvertes de flammes. Au milieu il y avait un feu immense,
plus grand que les autres, qui semblait toucher jusqu’aux étoiles. Le
jour nous y distinguâmes une montagne très élevée, que l’on
appelait le Char des Dieux.

Durant trois jours nous passâmes près des torrents de feu, et nous
approchâmes d’un golfe appelé la Corne du Sud. Au fond de ce
golfe il y avait une île […] habitée par des hommes sauvages […]
aux corps velus, que nos interprètes appelaient Gorilles. Nous ne
pûmes pas attraper les hommes : ils s’enfuirent tous dans les
montagnes et se défendirent avec des pierres. Quant aux femmes,
nous en prîmes trois […] Nous les tuâmes, et nous leur ôtâmes la
peau, que nous apportâmes à Carthage.

Car nous ne pûmes aller plus loin, faute de provisions…

Le Périple d’Hannon, VIe siècle av. J.-C.


(texte original en langue punique)
Prologue

Sud de la mer Érythrée (actuelle mer Rouge), pendant le règne de


Nabuchodonosor, roi de Babylone, 586 av. J.-C.

P éniblement, les mains appuyées sur les genoux, l’homme à la barbe


tressée fit un pas en avant. Il respirait avec difficulté et même son souffle
semblait craquelé, desséché, semblable à la croûte de sel durcie du rivage
autour de lui, donnant l’impression que la peau de la terre était brûlée et
pelait comme la sienne. Le soleil était tout proche de son zénith, et il faisait
aussi chaud que dans la fournaise même de Baal Hammon à Carthage, sur
le lieu de sacrifice où, avec son équipage, il avait présenté des offrandes au
moment de leur départ, depuis lequel une vie entière semblait s’être
écoulée. Pendant un instant, il se demanda s’il ne se trouvait pas encore là-
bas, si les tourments des semaines précédentes n’avaient été rien de plus
qu’un cauchemar infligé par les dieux, une punition pour avoir navigué si
loin au-delà des Colonnes d’Hercule, dans des contrées si reculées, que les
dieux eux-mêmes n’y avaient plus d’influence.
Il ferma les yeux, douloureux tellement ils étaient secs, dont la vision
était troublée par les taches blanches et aveugles qui avaient commencé à
apparaître depuis quelques jours. Il les rouvrit, cligna des paupières, ébloui
par la réverbération du soleil reflété par la mosaïque de sel craquelé autour
de ses pieds. Ce n’était pas un cauchemar, mais cela dépassait, et de loin,
tout ce qu’il avait pu éprouver dans la réalité. Il se retourna en titubant,
protégea ses yeux d’une main et vit son bateau au loin, là où il s’était
échoué en s’enfonçant profondément dans les hauts-fonds. De l’autre côté,
il discerna la silhouette floue de ses quatre compagnons qui se frayaient un
chemin à travers la plaine salée en direction des montagnes, et dont deux
peinaient à porter leur précieux fardeau. Sur l’étendue plate, la vibration de
l’air due à la chaleur lui avait évoqué les mirages qu’il avait vus, enfant,
dans le désert au sud de Carthage, et lui avait insufflé l’espoir fragile qu’il
puisse un jour retourner là-bas vivant. Il essaya de lécher ses lèvres, mais sa
langue était comme un bloc de pierre. Il lui fallait atteindre le pied de la
montagne et y trouver rapidement de l’eau, sinon, il mourrait.
Il se remit en marche difficilement, en jetant sur son épaule le sac
contenant le peu qu’il leur restait de provisions : des poissons séchés,
quelques poignées de graines sauvages récoltées lors de leur dernière
incursion à terre, des fruits secs et des racines. Les autres navires de la flotte
n’étaient plus désormais qu’un lointain souvenir : des vaisseaux chargés de
grain et d’amphores pleines d’huile d’olive et de vin destinés à
approvisionner les avant-postes qu’ils avaient établis sur le rivage du désert
au-delà des Colonnes d’Hercule, dans leur recherche de l’endroit que les
Grecs appelaient Chrysesephon, le pays de l’or. Ils l’avaient trouvé, sur une
plage où les commerçants autochtones leur avaient apporté des pépites
ramassées dans la rivière, aussi grosses que le poing d’un homme, qu’ils
échangeaient volontiers contre des tissus teints avec la pourpre royale de
Tyr. Là, une fois les coffres remplis, au lieu de rebrousser chemin, il avait
ordonné aux bateaux restants de poursuivre leur route, et ils avaient doublé
des montagnes en feu couronnées de rivières incandescentes, passé des
fleuves regorgeant de poissons aux dents semblables à celles des lions,
longé une côte sablonneuse désolée couverte de squelettes de baleines où
les trois autres vaisseaux avaient été drossés à la côte et détruits par une
tempête terrifiante, qui avait balayé dans son ressac les hommes criant et
hurlant, et les avait envoyés rejoindre les carcasses pourrissantes qui
jonchaient le rivage à perte de vue.
Son navire avait été le seul à atteindre le cap le plus méridional,
l’extrémité de l’Afrique, une pointe rocheuse balayée par les tempêtes et les
coups de boutoir des vagues. Ils y avaient érigé une colonne supportant une
plaque de bronze dédiée à Baal Hammon, avant de se diriger vers le nord-
est pour faire voile vers le rivage lointain. Il avait pleuré en pensant à son
frère Himilcon. Devant les Colonnes d’Hercule, trois ans auparavant, ils
avaient bu ensemble du vin et mangé des olives, tout en préparant les plus
importantes expéditions marchandes jamais entreprises. Himilcon ferait
route vers le nord en direction des îles Cassitérides, les îles de l’étain, les
cales chargées de défenses d’éléphant, de tissus et d’huile d’olive. Si
Himilcon arrivait à trouver la provenance de l’étain que les intermédiaires
grecs apportaient à Marseille, ils pourraient alors court-circuiter la route
terrestre à travers la Gaule et le transporter directement par la voie
maritime, ce qui leur donnerait le monopole de ce commerce. Si lui-même,
Hannon, faisait voile vers le sud et trouvait Chrysesephon, le pays de l’or,
ils seraient donc doublement bénis, par une immense fortune et la
renommée qui leur appartiendraient.
Mais, lorsqu’ils eurent rassemblé leurs vaisseaux, depuis Gadir, depuis
Carthage et depuis la lointaine Phénicie, terre de leurs ancêtres, une autre
mission leur avait été confiée. Les bateaux provenant justement de cette
contrée, des villes de Tyr et Sidon, avaient annoncé la nouvelle de la chute
du royaume de Juda par les Babyloniens, de la destruction du temple de
Jérusalem par Nabuchodonosor et de l’exil des Juifs à Babylone. Et un des
bateaux avait apporté quelque chose d’autre, une chose qui l’avait conduit
ici, aux confins de la vie, un artefact transporté à travers la brume vers les
montagnes dont il pouvait tout juste voir les contours devant lui : le trésor le
plus précieux du peuple de Juda, le coffre qui contenait le saint testament de
leur Dieu, le coffre sacré orné d’or qu’ils appelaient l’Arche d’alliance.
Il déglutit, grimaça à cause de sa gorge douloureuse, et jeta un dernier
regard à son navire. Il s’enfonçait déjà dans la vase, les yeux peints de
chaque côté de sa proue levés vers les montagnes, son mât abaissé vers
l’avant, là où ils l’avaient placé pour l’ultime course vers le rivage. Il les
avait servis fidèlement, grâce à sa coque soigneusement calfatée, étanche
comme la peau, souple et solide, construite avec le cèdre de Phénicie que
les charpentiers de Carthage continuaient à privilégier, un bois que les vers
n’attaquaient pas et qui ne pourrissait pas comme les autres. Aucun autre
bateau n’avait navigué aussi loin des Colonnes d’Hercule, n’avait supporté
des vents aussi forts et des mers aussi déchaînées, n’avait été fidèle à son
cap lorsque tout le reste semblait lui être contraire. Il avait embrassé sa
proue et pleuré lorsqu’il l’avait laissé là, en prélevant un fragment de bois
sur sa coque, afin de le placer à l’intérieur du prochain navire qu’il
construirait à Carthage, si Baal Hammon voulait qu’il survive. Son dernier
geste avait consisté à inscrire son nom et celui de son frère sur un fragment
d’amphore et de le jeter dans la mer derrière le bateau, exactement comme
ils l’avaient fait ensemble, ce jour-là, aux Colonnes d’Hercule, pour sceller
leur pacte. Il espérait qu’Himilcon avait eu autant de chance que lui avec
son propre bateau, qui avait été construit à Gadir par des Ibères, avec un
fond plus plat, de façon à ce qu’il puisse reposer sur l’estran à marée basse,
comme cela se faisait sur l’Atlantique. Il s’était demandé si ce navire à la
quille plate pourrait garder son cap sans dériver lorsque le vent soufflerait
par son travers, comme son propre navire avait pu le faire. Lorsqu’il
reverrait son frère, lorsque Himilcon serait rentré lui aussi de son grand
voyage, grâce à leur expérience récemment acquise, ils concevraient le
navire le mieux adapté à l’océan qui s’étendait au-delà des Colonnes
d’Hercule. Ils entreprendraient alors l’ultime voyage dont ils avaient rêvé
ensemble ce jour-là, et feraient voile, à la tête d’une énorme flotte, vers le
rivage mythique qui se trouvait, ils le savaient, loin à l’ouest, de l’autre côté
de l’immensité océanique.
Il se souvint du jour de leur départ de Carthage, presque deux ans
auparavant. C’était un de ces matins où la mer étincelait, où l’air, nettoyé
des sables du désert, laissait le soleil se réfléchir sur le bronze des temples,
et où le marbre resplendissait de façon aveuglante. Ils avaient traversé le
port intérieur lentement, à la rame, en passant près des nombreux vaisseaux
de leurs compatriotes phéniciens de Tyr et de Sidon, rassemblés là après
avoir fui le massacre par les Babyloniens. Soudain, Carthage avait semblé
inattaquable, elle apparaissait comme la cité la plus puissante de la
Méditerranée. Ils étaient passés devant les magistrats et la foule assemblés
pour acclamer leur départ, qui avaient inondé le pont de fleurs et de
rameaux d’olivier pour leur porter chance. Au moment où l’on retirait les
poutres qui bloquaient l’entrée du port, ils avaient entendu sur la plate-
forme au-dessus d’eux le premier hurlement provenant de l’immense gueule
de bronze de Baal Hammon, sa première éructation enfumée et la première
bouffée de chair brûlée. Les prêtres avaient choisi le propre neveu
d’Hannon pour invoquer la bienveillance du dieu sur leur départ. Depuis
leurs navires, Himilcon et lui avaient vu qu’on soulevait l’enfant en l’air
avant de le faire rouler dans les mâchoires du dieu d’où il avait été précipité
au fond de la fournaise. Les cris sortaient de la profondeur des entrailles,
amplifiés par cette immense caisse de résonance, puis ricochaient et
rebondissaient sur les murs du port. Les prêtres avaient levé les bras en
direction de la montagne de Boukornine à l’est, signe qu’ils étaient certains
que le sacrifice avait été efficace. Baal Hammon avait protégé Hannon au
cours de son voyage, et celui-ci avait prié chaque jour pour que le regard du
dieu soit aussi sur Himilcon, pour le protéger et prendre soin de lui.
Il pensa de nouveau à ces navires de Tyr et Sidon, et à ce cousin, sur l’un
de ces bateaux, qui était venu le trouver, une nuit, avant son périple. Il avait
amené avec lui un homme vêtu comme un prêtre qui, ainsi qu’il le lui révéla
lui-même, était un Israélite nommé Ézéchiel, un prophète qui avait fui
Jérusalem avant qu’elle ne tombe aux mains de Nabuchodonosor. Le roi et
les prêtres de Jérusalem avaient confié à Ézéchiel un trésor sacré qu’il avait
emporté, avec quatre compagnons, à Carthage, dans le bateau du cousin.
Ézéchiel avait entendu parler d’Hannon et du périple qu’il projetait, car la
rumeur en avait couru parmi les capitaines phéniciens, et il était venu faire
une proposition à ce dernier. Ézéchiel lui avait dit : « Oublie les richesses
que pourraient te procurer le commerce, l’or et l’étain et tout ce que tu
recherches. Si tu te charges de ce que j’ai à te confier, et que tu le
transportes là où je te dirai, tu obtiendras une bien plus grande
récompense. » Il avait étalé devant Hannon le contenu du sac qu’il avait
apporté, des pièces d’or provenant du royaume de Lydie, des chaînes et des
lingots d’or pur, des amulettes, des scarabées et des masques en or incrustés
de pierres étincelantes. « Voici pour toi maintenant, et tu auras deux fois
plus à ton retour. »
Il lui avait décrit le lieu de destination et Hannon avait accepté. C’était
sur sa route, sur le rivage d’Afrique le plus éloigné, non loin du sud de
l’Égypte. Ézéchiel lui avait indiqué ce qui lui permettrait de trouver
l’endroit à l’horizon occidental. Les prêtres et lui avaient choisi la route la
moins directe, par la mer, car le désert, au sud de Jérusalem, était fertile en
dangers, à cause de l’occupation de l’Égypte par les Babyloniens et de la
présence fréquente de brigands sur les pistes des caravanes. Hannon n’avait
qu’une chose à faire : livrer son chargement, sur une montagne appelée le
Char de Feu, aux fidèles d’Ézéchiel qui l’attendraient là-bas et
l’escorteraient au sud vers une autre forteresse dans la montagne, un plateau
imprenable, connu seulement de ceux qui s’étaient rendus secrètement dans
ce lieu depuis la Judée pour attendre l’arrivée de leurs trésors sacrés. Là,
ceux qui les auraient rejoints emporteraient l’objet pour le mettre dans un
lieu tenu secret, puis reviendraient avec les peaux des animaux qui l’avaient
couvert et les leur donneraient pour qu’ils les rapportent à Carthage. Le côté
interne de ces dépouilles serait recouvert de parcelles d’or laissées par le
revêtement de l’objet, et constituerait pour Ézéchiel la preuve qu’il avait
accompli sa mission. Hannon devrait installer les peaux sur des poteaux, à
l’extérieur du temple de Baal Hammon, comme s’il s’agissait de trophées
provenant d’animaux exotiques qu’il aurait capturés au cours de son
voyage, et il recevrait alors le solde de son dû.
Ézéchiel avait également mis Hannon en garde. La peau animale était le
signe de l’imy-out, une malédiction attachée au culte d’Anubis, le chacal
gardien des morts. Lorsque les Israélites s’étaient enfuis d’Égypte, ils
avaient volé un coffre sacré transportable sur lequel était posée une statue
d’Anubis grandeur nature, dont la fonction avait été de protéger les objets
funéraires précieux qui y avaient été placés auparavant. Lorsque leur dieu
avait ordonné à leur prophète israélite Moïse de créer un réceptacle pour ses
commandements, c’est ce coffre qu’ils avaient choisi, et ils l’avaient appelé
l’Aron Habberit, l’Arche d’alliance. Ézéchiel avait pris soin d’en informer
Hannon, car il était familier des superstitions des marins qui, comme celui-
ci, connaissaient beaucoup de dieux. Il lui avait dit que le pouvoir d’Anubis
était toujours là, le pouvoir de celui qu’on ne devait pas voir, celui que les
Égyptiens gardaient toujours à l’abri des regards. Il l’avait averti que
quiconque oserait soulever les peaux d’animaux et les tissus qui couvraient
l’Arche mourrait aussitôt. Hannon n’avait jamais regardé ne serait-ce
qu’une fois, même lorsqu’il leur avait fallu remplacer les peaux de léopard
en voie de décomposition qui le couvraient par de nouvelles dépouilles,
provenant des gorilles femelles que ses hommes avaient chassés sur la côte
occidentale.
Hannon ne s’intéressait pas uniquement au dieu Anubis. Le dieu des
Israélites, celui que les Phéniciens appelaient le dieu du Testament, dont on
disait que la parole était enfermée dans l’Arche, était certainement cousin
de Baal Hammon au même titre qu’Himilcon et lui l’étaient de leurs
compatriotes de Phénicie et d’Israël même. Au moment d’entreprendre le
voyage par mer le plus périlleux du monde, il ne pouvait se permettre de
laisser la colère d’aucun dieu se déverser sur lui, qu’il soit égyptien,
phénicien ou israélite. Comme tout bon Phénicien, il respectait les dieux de
tous ceux avec qui il faisait du commerce, se protégeant ainsi contre toute
éventualité.
Il regarda fixement devant lui. Il se sentait à bout de forces. Ézéchiel
s’étonnerait peut-être de la présence de ces peaux de gorille sur l’Arche,
mais ce qui était certain maintenant, c’est qu’elles en avaient pris la forme.
Il n’y avait pas besoin d’autre preuve que l’Arche était bien parvenue à
destination. Il fit un autre pas en avant, péniblement, et la croûte qui
tapissait le rivage se craquela. Quelque chose de plus fort que la peur des
dieux lui avait fait tenir sa parole. C’était l’appel de l’or d’Ézéchiel.
Hannon était avant tout un Phénicien, et il avait le commerce dans le sang.
Cette double quantité d’or et de bijoux ferait de lui l’homme le plus riche de
Carthage, capable d’offrir à sa sœur la récompense qu’il lui avait promise
pour avoir abandonné son enfant au sacrifice ; de dédier un nouveau temple
à l’entrée du port, où il exposerait les trophées de son périple. Il s’assurerait
aussi que son frère Himilcon ne manquerait de rien au cas où son propre
voyage vers les îles Cassitérides aurait échoué à engranger des profits.
Ézéchiel savait aussi qu’un Phénicien n’avait qu’une parole, qu’elle
l’engageait autant que l’alliance entre les Israélites et leur dieu. Hannon
ferait tout ce qui était en son pouvoir pour livrer son chargement et
bannirait toute idée de retour tant que ce ne serait pas accompli.
Pour l’instant, il lui fallait rassembler toute l’énergie qui lui restait pour
traverser cette terre désolée, ce lieu où même Baal Hammon semblait
l’avoir abandonné. Il fit quelques pas chancelants de plus, ses pieds
brisèrent la croûte salée, et ses chevilles s’écorchèrent et saignèrent
lorsqu’il les en retira. Il s’efforça de se remémorer des détails de son voyage
pour empêcher son esprit de divaguer. Il se souvint du moment où, des
semaines auparavant, ils avaient érigé la plaque de bronze sur le cap le plus
méridional. Lorsqu’ils avaient terminé, ils s’étaient rendu compte que les
autochtones étaient sortis de la brousse et les avaient observés. Hannon
s’était alors jeté au sol comme s’il adorait la plaque, dans l’espoir que les
natifs du lieu en comprendraient le caractère sacré et n’y toucheraient pas.
Leur interprète du pays des gorilles avait dit à ces hommes que, s’ils
touchaient à la plaque, ils en mourraient, exactement comme Ézéchiel
l’avait fait pour Hannon au sujet de l’Arche. Ce peuple, dont l’interprète
leur avait dit qu’il s’appelait Lemba, avait paru être favorablement
impressionné, et avait apporté des offrandes de fruits frais et de viande
qu’Hannon et ses hommes, reconnaissants, avaient dévorées, se souciant
peu du fait qu’elles avaient été destinées à satisfaire cette nouvelle divinité
inconnue plutôt que la faim et la soif extrêmes dont eux-mêmes souffraient.
À partir du cap, les membres de son équipage avaient commencé à
mourir d’une affection mystérieuse qui s’était répandue après qu’ils avaient
fait halte, une semaine auparavant, pour s’approvisionner en eau à
l’embouchure d’une rivière. Hannon avait embarqué avec eux deux des
natifs pour renforcer le restant de l’équipage et pour aider à
l’approvisionnement à terre. Il savait que les probabilités étaient grandes
qu’il disparaisse avec son précieux chargement sans laisser de trace, et il
avait décidé de laisser une preuve de leur passage. S’ils parvenaient à livrer
l’Arche, il remettrait les deux Lembas en liberté et leur dirait de repartir
vers le cap par leurs propres moyens, tout en gardant en mémoire ce qu’ils
avaient vu avec eux. Sur la plaque, après le message en phénicien, il avait
gravé tant bien que mal avec un burin le tracé d’un hiéroglyphe que
Ézéchiel lui avait montré, et qui ne laisserait aucun doute, pour quiconque
le suivrait à la trace, qu’il était sur la bonne piste et que lui-même, Hannon,
était parvenu au moins jusqu’à cet endroit. En faisant cela, il n’avait pas
enfreint le pacte avec Ézéchiel, qui le contraignait au secret. Les seules
personnes susceptibles de le suivre seraient celles qui seraient envoyées
pour récupérer l’Arche, et le hiéroglyphe serait compris d’eux seuls.
Le pressentiment qu’il avait eu à propos de son équipage s’était révélé
juste. Après de nombreuses semaines de navigation, ils avaient viré au nord-
est, autour d’un immense promontoire que les pêcheurs locaux nommaient
la Corne, avaient doublé des îles désertes et désolées, puis ils avaient fait
voile vers le nord-ouest, à travers une baie qui se rétrécissait en un détroit,
puis s’élargissait de nouveau. Hannon savait qu’ils devaient avoir atteint
l’extrémité sud de la mer Érythrée, avec les étendues désertiques de
l’Arabie sur leur droite et le pays de Pount sur leur gauche, et l’extrême sud
de l’Égypte pas loin devant eux. Lorsqu’ils avaient atteint le début des
plaines salées, seuls deux membres de son équipage étaient encore en vie, à
peine le minimum pour gouverner le bateau et amener la grande voile
carrée. Hannon avait poursuivi la navigation sans discontinuer en dépit de
l’épuisement de leurs rations, car, s’il accostait pour s’approvisionner, il
était presque certain de ne pas pouvoir les convaincre de retourner à bord,
pour continuer à endurer toujours plus de privations et de souffrances.
Chaque jour de leur progression vers le nord, il avait observé anxieusement
le soleil avec son gnomon de bois, en attendant qu’il atteigne son zénith. Et
alors, ce jour-ci, à l’aube, il l’avait vue : une lumière mouvante qui
provenait des montagnes, exactement comme Ézéchiel l’avait décrite, un
char incandescent qui se déplaçait rapidement sur l’horizon, à l’ouest, le
Char de Feu.
Il avait poussé le gouvernail pour diriger le bateau vers le rivage et s’était
préparé à l’abandonner. Il savait qu’ils étaient parvenus près du sud du pays
que les Égyptiens appelaient Pount, non loin de l’entrée de la mer Érythrée.
Il était venu là des années auparavant, lorsqu’il avait, au cours d’une
expédition avec Himilcon, remonté le Nil pour trouver l’ivoire d’éléphant
de la meilleure qualité. Il savait que, s’ils avaient de la chance, lui et les
deux marins survivants pourraient croiser la route d’une caravane et
traverser le désert en direction de l’Afrique du Nord et de leur pays natal.
Les deux marins et les Lembas avaient hissé l’Arche hors du navire, avaient
fixé solidement les peaux de gorille autour et s’étaient mis en route avant
Hannon, qui était resté afin de remplir le sac de tout ce qu’ils pouvaient
consommer. Desséchés par la soif, les marins n’avaient pas pris toute la
mesure du défi que représentait la traversée de la croûte salée dans la
fournaise. Sans les deux Lembas, qui avaient pris la place des hommes et
s’étaient chargés eux-mêmes du fardeau, ils n’auraient pas pu faire plus de
quelques centaines de pas, guère plus que ce qu’Hannon venait de parcourir
maintenant.
Il aperçut quelque chose sur la plaine salée, en direction du nord, et,
chancelant sur ses jambes, s’interrompit dans sa pénible progression pour
mieux voir. La chose luisait, lançait des éclairs par intermittence et s’agitait
dans la brume. Pendant une fraction de seconde, il lui sembla reconnaître
des chevaux, ou peut-être des chameaux. Il ferma les yeux, puis les rouvrit
avec effort. Elle était toujours là. Son cœur se mit à battre encore plus fort,
et il fut galvanisé. Des cavaliers en provenance du nord pouvaient apporter
du secours, de la nourriture et de l’eau, ils pouvaient être leur salut. Mais
cette contrée était brutale, et les hommes y avaient peu de pitié pour les
intrus. Plus probablement, c’était la mort qu’ils apportaient. Il regarda de
nouveau la montagne, essayant d’évaluer la distance qui l’en séparait. S’il
avait de la chance… Les cavaliers se trouvaient peut-être encore loin, leur
apparente proximité pouvait être l’effet d’un mirage. En rassemblant toute
l’énergie qui lui restait, il se pouvait qu’il atteigne les premiers contreforts à
temps. Les autres y étaient déjà presque avec leur fardeau, à peine visibles
sur l’arrière-plan montagneux. Ils pouvaient se dissimuler parmi les crêtes
et les failles des premières hauteurs, où les poursuivants ne pourraient les
suivre qu’à pied et seraient susceptibles d’abandonner rapidement. Une fois
là, lui et ses hommes pourraient trouver du gibier à chasser et certainement
de l’eau. Ils pouvaient encore y arriver.
Il avait fait le tour de l’Afrique en partant des Colonnes d’Hercule, plus
loin que n’était jamais allé aucun explorateur. On lui avait confié une autre
mission, celle de livrer un chargement, et comme tout bon Phénicien, il lui
était impossible de trahir la confiance qu’on lui avait accordée ainsi. Mais il
avait aussi un autre pacte, celui passé avec son frère, par lequel ils s’étaient
engagés à retourner pour contempler ensemble, une fois encore,
l’immensité de l’océan, raconter ce qu’ils avaient fait et où ils étaient allés,
exalter leurs aventures. Il savait qu’Himilcon pouvait aller aussi loin
qu’Ultima Thulé, un endroit où l’on disait que le ciel lui-même était gelé, et
parsemé d’ondulations bleues, comme la mer pétrifiée par le gel. En retour,
Himilcon attendrait d’Hannon qu’il ait accompli pour le moins la
circumnavigation de l’Afrique. Ils étaient commerçants, c’était certain, mais
ils étaient aussi des explorateurs attirés par la quête de ce qui se trouvait
juste au-delà de l’horizon. Hannon irait chercher la moindre parcelle
d’énergie qu’il lui restait pour avancer, pour vivre le jour où il retrouverait
son frère. Son pacte, c’était de survivre.
Il commença à entendre un battement lointain, semblable aux tambours
sur les murs de Carthage avant un sacrifice, sans discerner s’il venait des
cavaliers ou s’il s’agissait du sang qui pulsait dans ses oreilles. Un chameau
émergea en titubant de la brume où avançaient ces derniers. Celui qu’il
portait était effondré vers l’avant, la robe tachée de vermillon du sang qui
giclait d’une plaie béante. Hannon le regarda fixement tandis qu’il passait
au sud, observant comment les sabots du chameau provoquaient un nuage
de poussière à chaque foulée en s’enfonçant dans la croûte salée. Puis il se
retourna pour regarder ses poursuivants. L’un d’entre eux avait de longs
cheveux noirs et brandissait un fouet, tandis que le soleil faisait étinceler les
lames tenues par les autres, dont les robes ondulaient derrière eux en
vaguelettes comme l’immense frange d’écume le long du rivage. C’était
comme si, l’espace d’un instant, il était prisonnier à l’intersection de deux
mondes : dans l’un, son sang serait certainement répandu jusqu’à ce que
mort s’ensuive, ici, près de son bateau, et dans l’autre, il suivrait ses
hommes avec leur trésor peut-être porteur d’espoir, qui pourrait lui offrir
une chance de survie.
Il laissa tomber son sac et se mit à courir.
PREMIÈRE PARTIE
1

Dans l’océan Atlantique au large du Sierra Leone, de nos jours.

L ’archéologue sous-marin Jack Howard scrutait les profondeurs, dans un


silence où il ne percevait que le sifflement de son recycleur à oxygène,
tout en se laissant flotter dans la puissante houle de l’océan. Quelque part
au-dessous de lui, dans la nuit des abysses, reposait un trésor qui dépassait
les rêves les plus fous de la plupart des chasseurs d’épaves en eau profonde,
l’or d’une rançon de roi, que personne n’avait revendiqué, et qui gisait dans
les eaux internationales. Mais pour l’instant, Jack se souciait beaucoup
moins de l’or que du plongeur qui venait de le précéder. Costas, comme il le
faisait toujours, s’était laissé couler vers les profondeurs comme un sac de
plomb, aidé en cela par la collection d’outils qu’il portait à la ceinture.
Comme leurs recycleurs ne produisaient pas de bulles, il avait disparu sans
presque laisser de traces, si ce n’est une légère vibration le long de la ligne
de mouillage qui les reliait à l’épave. Cela faisait plus de vingt ans qu’ils
plongeaient ensemble et Jack préférait ne pas savoir dans combien de trous
noirs il avait vu disparaître son ami. Mais cette fois-ci, à plus de quarante-
cinq milles de la côte, dans les eaux redoutables de l’Atlantique Sud, cela
s’était révélé particulièrement inquiétant. Ils avaient tous deux
suffisamment d’expérience pour affronter à peu près toutes les situations
que l’océan était susceptible de leur offrir, mais Jack savait qu’en dernier
ressort, ce que les marins appelaient autrefois la divine providence en
décidait toujours. Une fois encore, il ferma les yeux et remua les lèvres pour
prononcer les mots qu’il disait depuis quelques années avant chaque
plongée périlleuse dans l’inconnu : « Jack le Veinard. »
Il rouvrit les yeux et scruta l’affichage lumineux à l’intérieur de son
casque. Il se souvint de la dernière fois où il avait regardé Costas disparaître
dans les profondeurs de la Méditerranée, cinq mois auparavant, lorsqu’ils
étaient à la recherche d’un sarcophage perdu de pharaon. Costas s’était
retrouvé prisonnier d’un submersible qui s’était détaché de son amarre et
allait s’abîmer au fond de la mer. En une fraction de seconde, Jack avait pris
la décision de plonger en apnée derrière lui, ce qui impliquait un aller
simple vers l’éternité s’il n’avait pas réussi à le rattraper à temps. Il n’avait
pas eu le temps de réfléchir alors, ni même d’avoir peur. Aujourd’hui, les
quelques minutes passées à la surface après la disparition de Costas avaient
suffi pour que son rythme cardiaque s’accélère, que sa bouche s’assèche.
Son ordinateur avait fait clignoter un message jaune d’alerte juste au
moment où ils s’apprêtaient à descendre ensemble, trop tard pour qu’il fasse
signe à Costas de ne pas y aller. Le diagnostic, sur l’affichage de son
casque, avait indiqué la nouvelle occurrence d’un problème technique dans
la barre de liaison du premier étage du recycleur. Le même que Costas avait
essayé de résoudre avant la plongée, dans l’atelier de réparation du vaisseau
d’assistance. Ils avaient passé quelques heures tendues au cours desquelles
Jack avait argumenté en vain avec le capitaine de la nécessité d’écarter la
chaîne d’ancre de l’épave, de façon à éviter d’endommager la coque
immergée avant même qu’ils aient commencé à l’explorer.
Il ne pouvait rien faire d’autre maintenant que d’attendre la fin du
diagnostic effectué par son ordinateur en espérant que celui-ci pourrait
régler le problème tout seul. Leur système de communication ne
fonctionnait pas non plus, de sorte qu’il ne pouvait plus parler à Costas. Ce
problème n’était pas dû à leur équipement mais au lien avec la salle de
contrôle du bateau. Ce fait et le manque d’outils spécialisés dans l’atelier de
réparation n’avaient été que deux sources d’irritation parmi d’autres depuis
que, la veille, ils avaient été hélitreuillés avec leur équipement sur le Deep
Explorer.
Il se tourna sur le côté et vit la coque, dont l’apparence ne lui était pas
familière, à quelques mètres de la bouée de la ligne de mouillage. Au lieu
du Seaquest, à la place du soutien logistique des plongeurs de l’Université
maritime internationale et du submersible qui les aurait accompagnés
normalement sur une plongée de cette nature, ils opéraient depuis un
vaisseau privé de chasseurs d’épaves, sans la sécurité assurée
habituellement par l’UMI. S’ils se trouvaient là, c’était parce qu’un
changement législatif d’importance avait finalement accordé aux épaves des
vaisseaux de commerce britanniques de la Seconde Guerre mondiale le
statut de sépultures de guerre. C’était aussi parce qu’un chercheur de la
compagnie de chasseurs d’épaves avait trouvé un manifeste de chargement
secret montrant que le bateau qui se trouvait au-dessous d’eux, le Clan
Macpherson, coulé par un U-Boot en 1943, avait recelé dans ses flancs un
chargement de deux tonnes d’or. Si cet or n’avait pas été là, les chasseurs
d’épaves n’y auraient trouvé aucun intérêt. Mais, pour récupérer les caisses
d’or, ils étaient prêts à détruire le navire immergé. C’était le premier cas à
se présenter depuis le vote de la nouvelle loi, et Jack avait accepté de diriger
le programme de surveillance des Nations unies, en sachant que son
influence en tant que directeur archéologique de l’UMI aurait pour
conséquence l’apparition de l’épave à la une des journaux si les choses
tournaient mal. La société de chasseurs d’épaves le savait, elle aussi, et
hormis l’altercation du matin à propos de la chaîne d’ancre, leurs relations
étaient restées protocolaires. Peut-être avaient-ils pensé qu’ils arriveraient
facilement à leurs fins, avec deux des plus éminents archéologues mondiaux
présents pour contrôler l’épave et donner la marche à suivre pour la
récupération, une nécessité symbolique qu’ils pourraient afficher à loisir au
moment d’atteindre leur objectif d’éventrer l’épave pour s’emparer de l’or.
Cela, la presse mondiale n’avait guère de chance de le voir, à plus de cent
mètres sous le niveau de la mer. Jack était déterminé à faire tout ce qu’il
pourrait pour les en empêcher.
Il entendit le rugissement d’un moteur hors-bord et vit, quelques instants
plus tard, un Zodiac avec à son bord plusieurs hommes de l’équipage, surgir
derrière la poupe du navire et se diriger vers lui. Il leur fit signe de se
positionner entre lui et le bateau, ce qui était moins périlleux pour lui, avec
la houle qui s’accentuait, que de se retrouver coincé dans un espace étroit
entre les deux embarcations. Le marin qui barrait baissa les gaz et mit le
moteur au point mort en arrivant près de lui. Jack attrapa la main courante
fixée le long du bateau pneumatique et s’y accrocha tandis que le directeur
de la logistique, un ancien contremaître de plate-forme pétrolière nommé
Macinnes, se penchait vers lui.
« Que se passe-t-il ? » lui cria-t-il.
Jack portait un masque facial intégral qui faisait partie de sa combinaison
électronique étanche de l’UMI, équipée d’un système de stabilisation et à
l’épreuve des conditions les plus extrêmes. Il ne voulait pas retirer son
masque pendant qu’il se trouvait dans l’eau, mais il manœuvra le clapet
antirefoulement près de son embout de façon à se faire entendre sans que
l’eau puisse rentrer.
« J’ai le même problème qu’avant avec la barre de liaison du régulateur,
dit-il, tout en luttant contre la houle pour ne pas être poussé sous
l’embarcation. Mon ordinateur est en train de faire le diagnostic.
— Je croyais que Kazanzakis l’avait réparé, cria Macinnes tout en le
regardant sans aménité.
— Il a fait tout ce qui était en son pouvoir, avec les outils qu’il avait à sa
disposition.
— Ce n’est pas notre faute. Notre rôle consistait à vous héberger, pas à
vous fournir une assistance logistique. C’est à vous de l’assurer par vous-
mêmes. »
Jack serra les dents, dans un effort pour rester calme. Ce n’était ni le
moment ni le lieu d’une prise de bec avec ces gens-là, alors qu’il se trouvait
dans l’eau avec un régulateur qui dysfonctionnait et son ami à plus de cent
mètres de fond. Il répondit, en faisant un effort pour maintenir la tête rejetée
en arrière :
« Costas a programmé l’ordinateur pour qu’il gère lui-même la réparation
au cas où cela se reproduirait et, du coup, j’attends qu’il ait terminé. »
L’homme désigna d’un mouvement de la tête l’étendue vide de l’océan,
au-delà de la bouée.
« Est-ce que ça lui prend souvent de plonger comme ça tout seul ? C’est
pas ce qui s’appelle faire équipe. »
Jack ne tint pas compte de la réflexion. Cet homme et Costas s’étaient à
peine parlé depuis qu’ils étaient arrivés. Macinnes s’était incliné
ostensiblement devant les connaissances archéologiques éminentes de Jack,
mais il avait décidé qu’il en savait plus sur les submersibles et les véhicules
commandés à distance que le professeur Costas Kazanzakis, ce qui était une
erreur grossière. Le fait qu’il n’ait été capable ni de mettre à l’eau un robot
sous-marin téléguidé pour effectuer la première reconnaissance, ni de
plonger pour les accompagner semblait avoir prouvé la supériorité de
Costas. Jack était secoué latéralement par la houle et s’agrippait des deux
mains.
« Qu’est-ce qui se passe avec le système de communication ?
— C’est le même problème. Vous avez apporté votre propre équipement
et il n’est pas compatible avec le nôtre. Nous n’y sommes pour rien.
— Est-ce que quelqu’un s’en occupe ? Je n’ai aucune communication
avec Costas.
— C’est pas la peine. La météo se dégrade. On attend des vents de force
huit dans les prochaines heures, au lieu du force quatre prévu. Pas question
d’une inspection ratée ni d’un accident, ça ferait mauvaise impression dans
la presse. On est venus vous sortir de l’eau.
— Négatif. Je ne laisse pas Costas plonger seul.
— On dirait pourtant qu’il ne s’est pas gêné pour y aller sans vous. »
Jack essaya de réprimer sa colère. Il n’avait vraiment pas besoin d’un
incident comme celui-ci au moment de plonger à ces profondeurs. Il
manœuvra de nouveau le clapet et s’éloigna du Zodiac, en faisant un geste
circulaire de la main et en montrant qu’il s’écartait, il se mit à palmer pour
repartir vers la bouée de la ligne de mouillage. Le barreur interrogea du
regard Macinnes, qui leva les bras au ciel dans un geste théâtral et haussa
les épaules, puis s’installa de nouveau au fond de l’embarcation. L’homme
d’équipage remit les gaz, contourna Jack en se maintenant largement à
distance, puis se dirigea vers la plate-forme d’embarquement à l’arrière du
bateau.
Jack atteignit la bouée, s’y agrippa pour résister au courant et, en levant
les yeux, aperçut des hommes d’équipage coiffés de casquettes au sigle du
Deep Explorer alignés le long du bastingage du pont avant. Côtoyer ces
gens-là pendant ces dernières vingt-quatre heures lui avait permis
d’apprendre une chose. Jamais il n’avait vu autant de regards vides ni une
telle lassitude. Il avait la chance que l’UMI ait été dès l’origine une
entreprise purement scientifique, soutenue par l’apport financier d’un
magnat de l’informatique millionnaire, qui se trouvait également être un de
ses plus anciens compagnons de plongée. Ici, il avait pu voir comment
chaque discussion était soumise aux rudes lois du profit, et à quel point la
recherche de la rentabilité financière finissait par tuer l’enthousiasme des
gens. C’était le désir d’aventure et de découverte qui poussait Jack, qui
avait incité les hommes à explorer depuis les débuts de la préhistoire, c’était
la passion de mettre au jour la vérité du passé, qui pouvait donner au
moindre tesson de poterie plus de valeur qu’à tous les monceaux d’or que
ces gens-là pouvaient arracher aux épaves comme celle qui se trouvait
actuellement au-dessous d’eux.
Il leva de nouveau les yeux vers le bastingage et aperçut la silhouette
d’un homme musclé vêtu d’un jean et d’une chemise à carreaux, les
cheveux gris coupés court, appuyé sur une canne. Anatoly Landor était le
plus ancien compagnon de plongée de Jack, celui qui était à ses côtés
lorsqu’il avait respiré pour la première fois grâce à une bouteille à oxygène
dans un bassin, lorsqu’ils étaient pensionnaires dans la même école. Ils
étaient inséparables, au début, dans leur passion commune pour la plongée,
mais ils s’étaient ensuite éloignés l’un de l’autre, Jack s’exaltant pour
l’archéologie, et Landor pour la chasse aux trésors. À l’école, les origines
de Landor l’avaient tenu à l’écart des autres, sa mère était la fille d’un
aristocrate russe émigré, son père un homme d’affaires britannique douteux,
et cela avait influé sur son destin. Très tôt, avant la fondation de l’UMI, il
avait tenté d’embarquer Jack dans ses projets, mais leurs différences les
rendaient incompatibles. Landor était depuis trois ans le directeur des
opérations de Deep Explorer Incorporated, le consortium d’investissement
propriétaire du navire. Il marchait avec une canne à la suite d’un grave
accident de décompression qui s’était produit moins de deux ans auparavant
et l’avait depuis empêché de plonger. Jack le regarda, en se disant
qu’autrefois il aurait eu droit à un bras levé, à un O.K., mais il savait qu’il
n’aurait rien de tout cela aujourd’hui. Depuis cet accident, Landor avait
changé. Il avait gardé intacte la force du torse et des bras qu’il s’était
construite à l’école, mais ses jambes étaient gravement affaiblies et les
médecins l’avaient prévenu que tout nouvel excès d’azote dans son sang –
même en plongeant dans la faible profondeur d’une piscine – provoquerait
presque à coup sûr un accident médullaire et une paralysie irréversible.
Mais outre le changement physique, Jack avait surtout constaté la façon
dont il s’était endurci moralement. Landor savait que, avant son accident,
ils auraient effectué cette plongée ensemble, et cela ne faisait qu’augmenter
sa rancœur à l’encontre de Jack, elle avait couvé sous la surface au fil des
années et apparaissait maintenant de façon flagrante.
Son ordinateur n’en était qu’à la moitié du diagnostic, et il regarda de
nouveau en direction des profondeurs. La mer, ici, était plus verte que
bleue, d’une couleur étrange, menaçante, comme si un ruissellement hideux
provenant des pays d’Afrique déchirés par la guerre s’était déversé sur le
plateau continental. Il n’aurait pas pu y avoir de contraste plus marqué avec
les eaux azurées de Cornouailles, au sud-ouest de l’Angleterre, où il venait
de plonger il y avait seulement trois jours. Lorsqu’on l’avait appelé pour
l’informer que le Deep Explorer avait localisé l’épave du Clan Macpherson
au large des côtes d’Afrique de l’Ouest, cela ne faisait qu’une heure qu’il
avait commencé à fouiller les hauts-fonds proches de la péninsule du
Lizard, près du campus de l’UMI, pour y mettre au jour une défense
d’éléphant parfaitement préservée, dont il était convaincu qu’elle faisait
partie d’une cargaison phénicienne. Il avait quitté le site vraiment à
contrecœur, et, tout le temps du vol qui l’emmenait en Sierra Leone, il avait
lu le Périple d’Hannon, le récit d’un explorateur carthaginois du VIe siècle
avant Jésus-Christ, qui avait navigué précisément sur ces eaux, au large de
l’Afrique de l’Ouest. Cela lui avait remis en mémoire l’étendue de
l’exploration phénicienne autant au sud qu’au nord du détroit de Gibraltar et
n’avait fait qu’accroître son excitation à propos de ce qu’il avait trouvé et
des informations historiques nouvelles qu’il pourrait communiquer au sujet
de ces tout premiers explorateurs.
L’épave phénicienne près des côtes de Cornouailles était le premier
nouveau projet d’envergure qu’il avait entrepris après son retour d’Égypte
l’année précédente, et il le passionnait. Mais les quelques heures passées à
Freetown pour attendre l’hélicoptère qui devait l’emmener sur le Deep
Explorer lui avaient suffi pour constater dans quel état se trouvaient la
Sierra Leone et ses habitants, et se rendre compte qu’il devait faire de ce
lieu sa priorité immédiate. Si on pouvait faire parvenir à la bonne
organisation humanitaire les deux tonnes d’or censées se trouver dans
l’épave au-dessous d’eux, cela ferait une énorme différence. L’épave
reposait en dehors des eaux territoriales, mais les juristes de l’UMI avaient
suggéré que le pays pouvait en revendiquer la propriété en se basant sur le
fait que Freetown était la destination du convoi maritime de cette époque de
guerre, et qu’il n’existait aucun document pour prouver que l’or devait
poursuivre son voyage plus loin. C’était une plaidoirie plutôt difficile, mais
elle leur permettrait de gagner du temps. Elle constituerait au minimum une
contre-publicité pour l’entreprise de récupération, ce qui était susceptible de
dissuader les investisseurs. Personne ne voudrait avoir de liens avec une
société qui préférait garder pour son profit personnel une découverte dont la
propriété était controversée plutôt que d’en faire don à un des pays du
monde les plus misérables et les plus déchirés par la guerre. Cette trouvaille
pouvait fournir de quoi nourrir des milliers de personnes et sauver
d’innombrables vies.
Il jeta de nouveau un coup d’œil à son affichage. Costas était parti depuis
maintenant dix minutes, et il n’y avait toujours pas de communication
possible. Le diagnostic ne serait pas terminé avant encore cinq minutes, et
seulement alors il saurait s’il pouvait le rejoindre ou non. Il s’obligea à se
concentrer sur l’objectif de leur plongée, en se remémorant une fois de plus
les détails. Le Clan Macpherson était un cargo de dix mille tonneaux
appartenant à la Clan Line, une des dernières grandes compagnies
maritimes des Indes. Lors de sa dernière traversée, son équipage était
composé de cent quarante hommes, dont des matelots indiens, des officiers
et des mécaniciens britanniques, ainsi que des canonniers de la Royal Navy
pour servir ses armes défensives. Son commandant, le capitaine Edward
Gough, avait déjà vécu deux naufrages, et avait été décoré pour son courage
et ses qualités de marin. Le périple autour de la moitié de la Terre depuis
l’Inde jusqu’à Liverpool aurait dû être une navigation de routine, car le
trajet avait été effectué par des milliers de navires au cours de la guerre.
Après avoir quitté Calcutta, il avait navigué à travers le golfe du Bengale
sans escorte, puis à travers l’océan Indien jusqu’à Durban en Afrique du
Sud. Il avait ensuite rejoint le premier d’une série de convois qui devaient
l’escorter pour remonter la côte d’Afrique de l’Ouest jusqu’à Freetown, le
port d’escale pour les navires se dirigeant vers les Amériques à travers
l’Atlantique ou vers l’Angleterre via Gibraltar au nord.
La dernière étape de cet itinéraire, au sein du convoi TS-37 entre Takoradi
au Ghana et Freetown aurait dû se dérouler sans encombre. Le temps était
favorable, couvert avec une bonne visibilité, et la traversée de sept cent
cinquante milles devait prendre cinq jours étant donné la vitesse maximum
de huit nœuds à laquelle progressait le convoi. Les U-Boots se
concentraient sur l’Atlantique Nord. Cela faisait plus de deux ans qu’aucun
convoi TS n’avait été touché. Les dix-neuf navires de commerce étaient
escortés depuis leur départ de Takoradi le 26 avril par une force presque
symbolique – une corvette et trois chalutiers armés – et n’avaient aucun
support aérien. Cependant, lorsque le premier bâtiment fut touché, quand le
geyser de la première torpille jaillit, cela avait dû paraître terriblement
familier à de nombreux marins du convoi. À cette époque de la guerre, la
Clan Line avait perdu trente-deux vaisseaux, soit plus de la moitié de sa
flotte, et plus de six cents hommes, un taux de perte équivalent à celui des
autres compagnies. Bien des marins de ce convoi avaient dû voir couler des
bateaux au cours d’autres traversées, dans l’Atlantique Nord ou la
Méditerranée, et avaient dû connaître la peur de ne pas savoir si, la
prochaine fois, ce serait leur tour. Cette première frappe de l’U-515 à
20 h 55 le 30 avril fut suivie dans les cinq minutes suivantes par trois
autres, puis trois navires de plus furent coulés au cours d’une nouvelle
attaque meurtrière de cinq minutes pendant les toutes premières heures du
jour suivant. Le Clan Macpherson, à la traîne en queue de convoi, avait été
le dernier à couler, en piquant par la proue, donnant de la bande à bâbord, et
emmenant presque tout l’effectif des officiers mécaniciens lorsqu’il sombra
finalement pour venir s’échouer au bord du plateau continental à plus de
cent mètres au-dessous du lieu où se trouvait Jack maintenant.
Jack se remémora la liste de son chargement : gueuses de métal, noix en
poudre, graines de lin, jute, thé. Au moins, il n’y avait pas trace de
munitions autres que le nécessaire pour ses propres armes. Plonger dans des
épaves contenant du matériel non explosé dont les détonateurs étaient
corrodés et instables n’était pas le passe-temps favori de Jack. Mais il n’y
avait aucun moyen de le savoir avec certitude. Le fait d’avoir découvert
qu’il avait transporté secrètement deux tonnes d’or avait démontré ce qui
pouvait avoir été omis dans les manifestes de chargement. Pendant un
instant, en pensant à Costas qui se trouvait quelque part au-dessous de lui et
qui risquait sa vie, Jack souhaita que celui qui avait fait des recherches dans
les archives n’ait jamais trouvé ce document. Il ressentit une bouffée de
colère contre la société de chasseurs d’épaves et ses investisseurs. Il était
bien décidé à ne pas laisser cet or tomber dans la poche de qui que ce soit. Il
se battrait bec et ongles pour qu’il soit dédié à une cause humanitaire, en
utilisant le poids considérable du conseil d’administration de l’UMI et leur
équipe de juristes pour obtenir autant de recours que possible devant les
cours de justice internationales.
Et Jack avait aussi présent à l’esprit un autre facteur, qui était la raison
officielle de l’inspection qu’il accomplissait. Landor et la société de
récupération d’épaves auraient bien tort de s’imaginer qu’ils pouvaient tout
simplement ignorer la désignation comme sépulture de guerre. C’était une
raison supplémentaire pour Jack de vouloir faire traîner en longueur le plus
longtemps possible un différend sur le droit de propriété. Une loi nouvelle,
dans l’établissement de laquelle l’UMI avait joué un rôle prépondérant, était
en cours de dernière lecture aux Nations unies et allait empêcher les
chasseurs d’épaves qui la transgressaient de traiter avec les institutions
financières des nations signataires. Le fait d’enfreindre cette loi ferait d’eux
des pirates, et il ne leur resterait que le marché parallèle illégal pour vendre
ce qu’ils auraient trouvé et blanchir leur argent, ce qui faciliterait leur
dissolution par les instances chargées de faire respecter la loi. Les
investisseurs qui auraient été attirés par des promesses de trésors engloutis
se retireraient et placeraient leur argent ailleurs. Si Jack se trouvait à cet
endroit ce jour-là, c’était parce que cette procédure était le meilleur espoir
de protéger les épaves d’importance historique qui se trouvaient dans les
eaux internationales. Ce qui lui tenait le plus à cœur, c’était de tout faire
pour protéger du pillage une sépulture de guerre. Poursuivre malgré tout
cette plongée et intenter une action en justice contre le Deep Explorer
constituait son engagement à la mémoire de ces hommes engloutis avec ce
navire au cours de cette nuit terrible de 1943.
De nouveau, son regard se porta vers le fond. Il avait vu assez de navires
marchands naufragés au cours des deux guerres mondiales pour avoir une
idée de ce qui l’attendait. Un bateau peu chargé pouvait couler lentement,
ce qui donnait assez de temps aux différents compartiments pour se remplir
d’eau avant l’arrivée au fond. Il se pouvait que l’épave soit relativement
préservée, endommagée seulement par l’explosion de la torpille et l’impact
avec le fond. Il pouvait en être tout autrement avec un bateau lourdement
chargé qui aurait coulé rapidement. L’air serait resté emprisonné dans les
compartiments et les aurait fait imploser à mesure que le bateau sombrait,
déchirant ainsi le métal. Le Clan Macpherson transportait plus de huit mille
tonnes de fret, ce qui constituait un lest énorme une fois que le navire avait
commencé à couler. Ce qui hantait le plus Jack, c’étaient les hommes qui,
souvent, devaient avoir été prisonniers des poches d’air et étaient encore
vivants après que le bateau avait disparu de la surface. Leur mort n’avait
certainement pas ressemblé à celles qu’on voit dans les films de
Hollywood : l’instant ultime où les eaux tourbillonnantes montent, la mer
qui les submerge et les plonge dans l’inconscience. Au lieu de cela, ces
derniers moments avaient dû être horribles pour eux, environnés qu’ils
étaient par les grincements et les craquements de la coque, et pris dans les
poches d’air pendant assez longtemps pour que les pressions titanesques de
l’océan s’exercent sur eux, fassent éclater leurs tympans et écrasent leurs
sinus, provoquant enfin une agonie innommable pendant que le navire
s’enfonçait rapidement vers son tombeau.
Les hommes qui prenaient la mer connaissaient fort bien les horreurs de
l’engloutissement dans les profondeurs des abîmes. C’était ce qui les
différenciait, en faisait des hommes rudes. Jack descendait d’une longue
lignée d’hommes de cette trempe, des capitaines qui avaient défendu les
côtes de l’Angleterre à l’époque de l’Invincible Armada. C’étaient des
explorateurs, des aventuriers qui avaient repoussé les frontières de la
connaissance à l’époque des Grandes Explorations, des marchands qui
avaient bâti des fortunes grâce au commerce des épices avec l’Orient et des
richesses de l’Ouest. Jack était un autre type d’explorateur, moderne, il
avait osé aller là où ses ancêtres auraient à peine pu l’imaginer, il était
descendu dans le monde de leurs cauchemars, avait touché le vide abyssal.
Il n’était plus confiné à la lointaine ligne d’horizon sur l’océan, celle qui
avait attiré ses aïeux, mais le même chant des sirènes l’aspirait vers
l’inconnu des profondeurs qu’il contemplait. Il connaissait la même
excitation et la même peur.
L’affichage de son ordinateur vira brusquement au vert. L’anomalie avait
été rectifiée, et le recycleur fonctionnait. Il inspira profondément et se
tendit. Il était temps de plonger.
2

Jack dressa une dernière fois la tête au-dessus de l’eau et montra son pouce
baissé aux hommes d’équipage qui l’observaient depuis le pont du Deep
Explorer. La houle faisait maintenant des creux de deux mètres, et il fallait
qu’il descende au-dessous des turbulences. Il agrippa la ligne de mouillage
sous la bouée et se déhala vers le bas. Il sentit le sifflement de l’air qui
rentrait dans sa combinaison au moment où son système automatique de
flottaison compensait le changement de pression pour qu’il reste neutre. À
cinq mètres de profondeur, il sentait moins la houle, mais le courant était
plus fort qu’à la surface et le tirait presque à l’horizontale. Il fit basculer son
compensateur de flottabilité en mode manuel, se pinça le nez à travers son
masque pour équilibrer la pression, puis, avec son autre main, il agrippa la
ligne qu’il laissa filer entre ses doigts tout en se laissant tomber tête la
première vers les profondeurs. Il avait vu Costas faire la même chose, en se
tenant lui aussi, tout en s’enfonçant rapidement hors de vue, et Jack pria
pour qu’il n’ait pas lâché la ligne avant d’avoir atteint l’épave. La lâcher
signifierait être emporté loin du site, au-delà de la limite du plateau
continental, et faire surface loin du bateau. En l’absence de moyens de
communication, avec le courant qui se dirigeait vers le sud-ouest, cela
l’entraînerait à coup sûr dans une longue et lente dérive vers le milieu de
l’Atlantique, avec peu de chance d’être jamais repêché.
Jack était dans son élément. La tension qu’il avait ressentie à la surface,
le léger mal de mer dans la houle, tout cela avait disparu. Plus bas, son
intercom se mit à grésiller. Il appela d’une voix forte : « Costas, tu
m’entends ? À toi. » Toujours pas de réponse. Il se retourna vers le haut, vit
que la coque sombre du Deep Explorer était encore visible au-dessus de lui
et fit face de nouveau aux profondeurs glauques. Il avait atteint les soixante
mètres, limite de sécurité de la plongée sous air comprimé, et pénétrait
maintenant dans le domaine où sa vie dépendait du bon fonctionnement de
son recycleur d’oxygène. Si l’incident se reproduisait maintenant, avant
qu’il ait pu rejoindre Costas, son unique chance de survie serait de remonter
en urgence en utilisant son bloc de secours, une manœuvre dangereuse qui
l’empêcherait de porter assistance à Costas si celui-ci se trouvait en
difficulté. Si tout se passait bien, le recycleur lui permettrait de rester une
heure à moins cent vingt mètres, la profondeur maximum de l’épave
qu’indiquait le sonar. Mais ils s’étaient attendus à ce qu’elle se trouve
moins profond que cela. Heureusement, pour fournir la preuve nécessaire à
la reconnaissance officielle comme sépulture de guerre, il lui suffisait de
vérifier l’identité de l’épave.
Il n’avait pas allumé les frontales de son casque pour la descente, car il
savait que les rayons des ampoules puissantes perceraient l’obscurité, mais
se réfléchiraient aussi sur les particules en suspension dans l’eau, ce qui
aurait risqué de l’éblouir. Il voulait d’abord s’habituer à la pénombre avant
d’atteindre l’épave et se réserver l’utilisation de son projecteur pour le
travail à faible distance. Il contrôla de nouveau la profondeur : quatre-vingt-
dix mètres. Il évoluait toujours dans la quasi-obscurité, mais il commença à
discerner au-dessous de lui une masse plus sombre, les formes de diverses
couleurs des rochers du fond. Sous lui, sur la droite, il vit un signal
lumineux rouge. Il fut envahi d’une intense sensation de soulagement.
C’était une balise pour lui indiquer le chemin. Cela prouvait que Costas
avait atteint le fond sans encombre. Puis il vit une autre lumière, diffuse et
lointaine, vingt mètres plus bas environ, en limite de la falaise qui marquait
la fin brutale du plateau continental, et où commençaient les profondeurs
abyssales de l’océan.
Soudain, il vit l’épave. Il en eut le souffle coupé. L’énorme masse du
bateau avait surgi au-dessous de lui. Sa cheminée avait disparu et ses
superstructures n’étaient plus qu’un chaos de métal tordu, mais on pouvait
encore reconnaître un navire de commerce de l’époque. Plus bas, il
discernait l’eau d’un noir d’encre de l’abysse et, de l’autre côté, l’étendue
plane du plateau continental à cent vingt mètres de fond. Le navire était
venu se poser à l’extrême limite de la falaise, horizontal mais cassé en deux
endroits, là où la coque avait heurté des crêtes hérissées sur le fond. Le
signal lumineux avait été placé sous la poupe. La lueur blanche provenait de
l’une des déchirures de la coque, un peu plus loin. Jack se dirigea vers la
balise, en passant près du canon de 102 mm intact, toujours sur sa tourelle,
avec son coffre à munitions ouvert et prêt à être utilisé. Quelques secondes
plus tard, il se trouvait juste au-dessus de la balise rouge clignotante et il vit
que Costas l’avait coincée dans une fissure de rocher, exactement en face de
la gueuse en plomb de cent kilos larguée par le Deep Explorer pour
maintenir en place la ligne de mouillage.
Sans lâcher celle-ci, il se laissa flotter au gré du courant pendant un
instant, le temps d’analyser la situation. Il se trouvait à moins cent vingt-
quatre mètres, à l’extrême limite du plateau continental. Il voyait à sa droite
un paysage accidenté de rochers qui s’étendait vers l’est jusqu’à la côte
africaine. Et à gauche, à moins de vingt mètres, se trouvait le bord du
gouffre béant. L’épave faisait obstacle au courant, qui allait vers le sud à
une vitesse qu’il évaluait à cinq ou six nœuds au minimum, là où rien ne lui
faisait obstacle, au-delà de la falaise, et contre lequel un nageur ne pouvait
pas lutter. Se laisser entraîner dans cette direction équivaudrait à prendre un
aller simple vers l’éternité, à être aspiré irrésistiblement vers le bas de l’à-
pic et jusque dans les profondeurs, avant d’être propulsé très loin vers le
large. Il se prépara à affronter le danger en contrôlant sa respiration et en se
concentrant sur ce qu’il devait faire. Il lui faudrait être particulièrement
prudent.
Il alluma ses frontales et regarda autour de lui. L’environnement
inhospitalier et ténébreux qui semblait dépourvu de vie s’était soudain
transformé en un univers brillamment coloré où vivait la flore sous-marine.
La profondeur était trop importante pour la plupart des coraux, mais les
rochers étaient couverts de concrétions vivantes, et l’eau habitée par des
organismes diaphanes qui réfléchissaient la lumière, du plancton, des
diatomées et de minuscules limaces de mer. Il cligna des yeux le temps
qu’ils s’adaptent à la réflexion de la lumière sur les particules en
suspension. Puis il leva la tête et les deux faisceaux de ses frontales
convergèrent sur le flanc du bateau au-dessus de lui. L’acier était recouvert
de rusticles 1, des formations de rouille qui semblaient pendre de la coque
comme des stalactites, et d’où s’échappaient au fil du courant de légers
filaments rouges, comme si le bateau saignait. Il se rendait compte
maintenant de son illusion : dans l’obscurité, l’épave lui avait semblé solide
mais, après plus de soixante-dix ans passés au fond de l’océan, exposées à
un courant puissant, les tôles de sa coque étaient minces et friables, pas loin
de tomber complètement en poussière. En raison de la force du courant
s’exerçant contre la coque, lorsque l’ensemble céderait cela aurait des
répercussions catastrophiques, détachant des pans entiers de la structure qui
seraient emportés au fond de l’abîme. Ce n’était pas le genre d’épave que
Jack aurait normalement envie d’explorer, et plus tôt ils en sortiraient,
mieux cela vaudrait.
Il vit alors les lettres peintes à bâbord, sous le bastingage, à quelque dix
mètres au-dessus de lui, à quelques brasses de la tourelle du canon : Clan
Macpherson. C’était ce qu’il voulait voir, la preuve dont il avait besoin. Il
vérifia son écran pour s’assurer que la caméra vidéo fixée à l’avant de son
casque filmait bien. Ces lettres avaient été probablement la seule survivance
de son apparence des temps de paix, comme pour défier le gris uniforme
imposé à tous les bateaux par la guerre. En les voyant, presque totalement
épargnées par la corrosion, il éprouva une sensation surréelle de
clairvoyance qui lui permit de visualiser de façon fugace la coque rouillée
avec son aspect d’origine. Il pensa aux hommes d’équipage, à ceux qui
avaient été engloutis avec le navire et se trouvaient toujours là maintenant.
Plus que jamais, il ressentit cette épave comme un lieu sacré, qui méritait
qu’on le respecte autant que les milliers d’autres bateaux qui avaient
emporté avec eux des hommes, au cours des deux guerres mondiales,
hommes dont les restes étaient éparpillés au fond de l’océan.
Il inclina la tête de façon à balayer le fond avec ses frontales. Il aperçut
un mince filin blanc qui longeait, à partir de la balise, le flanc bâbord de
l’épave, celui qui se trouvait à l’abri du courant, du côté opposé à l’à-pic. Il
tendit le bras et tira dessus. Il devina qu’il conduisait vers la tache
lumineuse qu’il avait vue le long de la coque, quelque part dans la brume
vert sombre devant lui.
Soudain, son intercom grésilla.
« Jack, tu es là ? À toi. »
Il éprouva de nouveau un énorme soulagement.
« Je suis à la proue. J’ai encore eu un problème avec le collecteur et j’ai
dû attendre en surface que l’ordinateur le règle. Qu’est-ce qui se passe avec
l’intercom ? À toi.
— Je me suis rendu compte il y a quelques secondes que ce n’était pas
notre système qui ne fonctionnait pas, mais celui qui nous relie au bateau.
Je l’ai déconnecté, et voilà le travail.
— Ça veut dire que le Deep Explorer ne nous entend pas.
— Ouais, on est entre nous, comme il se doit.
— Tu étais tout seul. Je me faisais du souci.
— J’ai trouvé quelque chose. Tu ne vas pas me croire.
— J’ai vu le nom du bateau.
— C’est incroyable, remarqua Costas, les coordonnées du rapport officiel
donnaient pile poil la position. Le capitaine Gough avait calculé la position
du naufrage à un cheveu près, et tout ça depuis un bateau de sauvetage
après avoir été torpillé.
— Ça ne m’étonne pas, répondit Jack, à l’époque, on leur enseignait
encore la navigation comme du temps des officiers de Nelson, en faisant le
point avec un sextant et un chronomètre. Les meilleurs capitaines avaient
un sixième sens pour ça, et Gough faisait manifestement partie de ceux-là.
Alors, qu’est-ce que tu as trouvé ? Et où es-tu, bon sang ?
— Jack, j’ai besoin de ton aide pour quelque chose. Il faut que tu ailles
inspecter le flanc tribord, en faisant très attention, pour voir quelle est la
proportion de l’épave qui surplombe le vide. »
Jack regarda à sa gauche, au-delà de la proue qui dépassait le bord de la
falaise, et vit que, au bout des rayons lumineux, les particules en suspension
défilaient à une vitesse inquiétante, comme des flocons dans la lumière des
phares pendant une tempête de neige. Il donna quelques coups de palme
pour dépasser la proue, éprouva dans son corps la force du courant et
examina attentivement ce qu’il avait devant lui. Contrairement à la plupart
des falaises sous-marines qu’il avait connues, celle-ci était totalement à pic.
Au bord, les rochers formaient un précipice aux formes déchiquetées
surplombant le trou sombre le plus impressionnant qu’il ait jamais vu. À sa
droite, la proue du Clan Macpherson le dominait de façon vertigineuse et il
voyait maintenant qu’à tribord la coque était suspendue au-dessus du vide.
« Par curiosité, comment ça se présente, du point de vue de la stabilité
géologique ? » demanda-t-il.
La réponse de Costas lui parvint dans un grésillement :
« C’est de la roche métamorphique, assez friable. Le bord de cette falaise
se présente comme une corniche neigeuse au sommet d’une crête
montagneuse. C’est pas l’emplacement que je choisirais pour un cargo avec
huit mille tonnes de fret.
— Si tu voyais ce que je vois, tu aurais peur. Depuis ici, on a
l’impression que la coque repose tout juste en équilibre sur le bord.
— C’est ce que je pensais. Mais si tu fais le tour, tu pourras sans
problème venir me rejoindre à l’intérieur, à condition de ne rien toucher.
Dieu merci, nos recycleurs ne font pas de bulles et il n’y a pas de danger de
créer des poches d’air qui pourraient faire éclater des structures affaiblies.
C’est sacrément rouillé, ici.
— On a vu le nom du bateau à la proue. C’est tout ce qu’il nous faut.
Maintenant, on peut remonter.
— Si je te disais ce que j’ai trouvé sans te laisser la possibilité de le voir
par toi-même, tu me tuerais. De toute façon, j’y suis déjà. Tu devrais être
avec moi.
— J’essaie de comprendre ta logique.
— Ça s’appelle la stratégie des copains.
— D’accord.
— Fais-moi confiance. Suis le filin.
— Bien reçu et O.K. »
Jack fit demi-tour, en éprouvant la sensation vertigineuse que donnait le
gouffre béant en dessous de lui, tandis que ses jambes étaient prises dans le
courant. Il les orienta de façon à être parallèle au flanc du bateau. Il savait
qu’il lui faudrait palmer énergiquement pendant quelques instants pour
atteindre le bord du précipice, mais que, une fois revenu à l’abri de l’épave,
le flux se calmerait. Il palma de toutes ses forces, mais rien ne se produisit.
En une fraction de seconde, il comprit son erreur. En effectuant son virage,
il avait laissé le courant l’emporter dangereusement au-delà de la masse
protectrice de l’épave, et il se trouvait violemment aspiré le long de la paroi.
Il sentit son estomac se soulever, comme s’il avait sauté depuis un avion,
comme si le fond se dérobait sous lui. Le courant s’était infléchi vers le bas,
et il dégringolait, aussi vite que s’il descendait une chute d’eau. Son
ordinateur émit un signal sonore et un affichage rouge d’alerte tandis qu’il
mettait son système de flottabilité en mode manuel et injectait de l’air dans
sa combinaison. Cela le freina suffisamment pour qu’il puisse se redresser
et appuyer sur l’alarme de son casque, ce qui déclencha une balise sonore
qui émettait des ondes en continu. Il heurta quelque chose, vit que c’était
une protubérance de forme irrégulière produite par la lave qui dépassait de
la paroi, et il s’y agrippa, se hissa jusqu’à la chevaucher. Il était perché sur
un surplomb entre un mur de roches diverses, d’une hauteur vertigineuse, et
le précipice qui descendait droit dans l’abysse.
Il vit avec horreur que son profondimètre indiquait moins cent cinquante
mètres. En quelques secondes, il avait plongé de vingt-cinq mètres en
dessous du niveau de l’épave. Il scruta la paroi rocheuse au-dessus de lui,
tout en essayant de contrôler sa respiration. Il y avait d’autres
protubérances, suffisamment de prises pour ses mains. Cette ascension
n’aurait déjà pas été facile dans les meilleures conditions, avec des
surplombs à défier le meilleur grimpeur. Ici, sous l’eau, il était gêné par son
équipement, par le courant qui lui tombait dessus comme une cascade sous-
marine et par l’impossibilité d’utiliser des prises pour ses pieds. Il regarda
ses palmes, lutta contre son instinct et appuya sur le système d’ouverture
derrière ses chevilles, ce qui permit de libérer ses pieds, tandis que les
palmes se collaient à ses mollets. Désormais, il n’aurait plus aucune chance
contre le courant s’il était emporté, mais il savait que de toute façon elles ne
lui serviraient pas à grand-chose. Pour l’instant, au moins, il pouvait utiliser
correctement les prises pour ses pieds comme s’il faisait de l’escalade. Il se
colla contre la paroi et sentit que le courant était moins fort. Il devait y avoir
des zones de calme près de la falaise, sous les surplombs et les fissures
intérieures, et il fallait qu’il les trouve où il pouvait. L’air insufflé dans sa
combinaison en avait gonflé les bras et les jambes, ce qui réduisait sa
manœuvrabilité. Il appuya sur sa purge manuelle pour évacuer l’air jusqu’à
pouvoir bouger sans être gêné. C’était une autre décision contre-intuitive, et
elle scellerait presque à coup sûr son destin s’il était emporté par le courant,
mais c’était sa seule chance de progresser dans son ascension.
Il tapota son intercom. Il n’avait entendu que des grésillements depuis sa
chute.
« Costas, est-ce que tu m’entends ? Je suis à moins cent cinquante mètres
sur la falaise en dessous de la proue de l’épave, à au moins cinquante
mètres au sud-ouest de ma position précédente. J’ai été entraîné par le
courant et je tente de remonter en escaladant. Un peu d’aide serait la
bienvenue. Terminé. »
Toujours pas de réponse. Il pensa que la roche empêchait le contact radio,
mais il savait que l’appareil de Costas pouvait en principe détecter les ondes
qui provenaient de sa balise et progressaient le long de la paroi. Il savait
qu’il devait grimper tout de suite, ou abandonner tout espoir de survie. Il
relâcha sa prise sur la protubérance et se saisit d’une autre, au-dessus de lui.
Il ressentit la morsure des aspérités de la lave à travers ses gants en Kevlar
et tira sur ses bras pour se hisser vers le haut alors que son corps, soumis de
nouveau au courant, semblait presque impossible à soulever. Tous ses
muscles étaient tendus à se rompre pour s’élever vers une autre prise et
l’agripper. Il rapprocha ses pieds de la paroi, trouva un rebord sur lequel il
prit appui. Il s’était hissé de deux mètres. Il en restait vingt-trois. Son cœur
battait la chamade, sa respiration s’accélérait. Il devait rester calme, attentif,
comme lorsqu’il faisait de l’escalade et qu’il vidait complètement son esprit
en se concentrant uniquement sur son objectif. Il progressa vers une autre
prise, puis une autre. Lentement, sans relâche, avec l’impression qu’il
portait un sac de plomb sur le dos, il lutta contre le courant pour remonter,
en suivant une fissure qui paraissait lui montrer le chemin où il
rencontrerait la moindre résistance.
Après avoir parcouru cinq mètres de plus, il s’arrêta de nouveau, en
bloquant pieds et mains dans la fissure. Il tenta une nouvelle prise, glissa
sur le côté et sentit le courant qui le faisait basculer avec violence et
provoquait l’écrasement du sac à dos contenant son recycleur contre la
roche. Il s’immobilisa, tout en observant avec appréhension l’écran de son
ordinateur qui clignotait et vacillait, et en essayant de ne pas penser au
problème de son collecteur et à ce qui pouvait le provoquer à nouveau. Il y
avait au-dessus de lui un surplomb qu’il avait vu depuis le bas tout en
essayant de ne pas y penser et en espérant que la fissure le traverserait. Il
voyait maintenant qu’elle menait à une grotte effondrée située sous le
surplomb formé par les restes d’une coulée de lave. Il lui faudrait tenter de
passer cet obstacle comme en escalade, en s’aidant seulement de ses mains,
suspendu de façon précaire au-dessus du vide. Tout ce qu’il avait fait
jusqu’à maintenant lui paraîtrait facile en comparaison. Il serait de nouveau
exposé à toute la force du courant et devrait lutter contre une pression vers
le bas qui serait trois ou quatre fois supérieure à tout ce qu’il avait rencontré
jusqu’à présent.
L’effort rendait ses bras lourds, et il était essoufflé. Il pensa à la solution
qu’il avait refusé d’envisager jusqu’à ce moment et qui consistait à sauter. Il
pouvait tout lâcher, se laisser tomber dans le vide, en cessant de lutter
contre le courant, dans l’espoir que celui-ci le ramènerait en tourbillonnant
vers le haut et le rejetterait au-dessus du bord de la falaise, ce qui lui
permettrait de remonter à la surface. Mais ce plan n’était guère viable.
Même s’il émergeait effectivement à la surface, ce serait probablement à
des milles de distance et il n’aurait plus que sa balise pour lui offrir un
espoir de secours. Il dériverait impitoyablement vers le large, poussé par le
gros temps qui était prévu. Il se reprit, se concentra. Il ne s’y résoudrait que
si ses forces le lâchaient et qu’il ne pouvait plus tenir physiquement. En
attendant, il n’avait d’autre espoir que de tenir bon et d’arriver à joindre
Costas.
Il se hissa et son casque heurta quelque chose. Il se déplaça sur le côté
pour progresser de quelques centimètres le long de la fissure en évitant
l’obstacle. Il se cogna de nouveau, plus fort cette fois. Il s’écarta, juste à
temps pour esquiver le choc sur la vitre de son casque. Ce qu’il vit le
réconforta instantanément. C’était un lest de plomb de deux kilos utilisé
autrefois par les plongeurs, suspendu à une ligne de nylon blanc. Il leva la
tête, et ses frontales lui permirent de voir la ligne qui descendait du
surplomb. Il écarta ses pieds de la fissure et, d’une main, chaussa de
nouveau ses palmes, puis, empoignant le lest de la même main, il repoussa
le rocher avec l’autre. Il sentit que le courant le tirait loin de la paroi, au-
dessus du vide. Devant lui, la ligne remontait, tendue, jusqu’à un point au-
dessus du bord de la falaise, où il pouvait tout juste discerner un rayon
lumineux sous la proue de l’épave. Il sentit qu’on le tirait vers l’avant,
lentement mais sûrement. Le courant se calma, et il se retrouva protégé par
le bateau, au-dessus du bord de la falaise. Il palma pour remonter ce qui
restait de longueur de ligne jusqu’à ce qu’il atteigne Costas, qui l’avait
amarrée autour d’un promontoire rocheux juste devant la proue du bateau.
« Regarde ce que j’ai pêché », dit Costas.
Jack scruta le visage familier et mal rasé à travers la vitre du masque,
ayant peine à croire ce qui venait de se produire.
« Le système de communication a cessé de fonctionner dès que j’ai
basculé dans le vide.
— Quelqu’un de mon équipe du bureau d’études techniques a eu l’idée
de cette balise avec ce déploiement amplifié d’ondes. Il m’a suffi d’activer
l’écran de mon casque pour la localiser, puis d’aller à la pêche. Je pense
qu’on lui doit peut-être une bière.
— Bien reçu et O.K. Et je ne me moquerai plus jamais de toi parce que tu
vas à la pêche. Quel autre plongeur emporterait comme toi une ligne avec
un lest de plomb. »
Costas tapota sa ceinture d’outils, puis enroula la ligne et la rangea dans
une petite sacoche.
« Il faut toujours être prêt à toute éventualité.
— Merci, au fait. J’ai cru que je n’arriverais jamais à passer ce surplomb.
— La stratégie des copains. Tu te souviens ? C’est toujours bon d’avoir
le copain qu’il faut.
— Il nous reste combien de temps ?
— Tu es allé à quelle profondeur ?
— Cent cinquante mètres. Mon écran me dit qu’il me reste assez de gaz
pour rester au fond encore une demi-heure.
— Ce sera vingt minutes, dit Costas. Il ne faut pas allonger notre temps
de décompression. Ces crétins sur le Deep Explorer seraient capables de
partir sans nous. Bon, où en étions-nous ? Tu es prêt à voir quelque chose
d’incroyable ? »
Jack vérifia l’affichage de son casque et fit un rapide autodiagnostic. Son
rythme respiratoire était redevenu normal, tandis que l’adrénaline le rendait
insensible aux courbatures et aux douleurs provoquées par son ascension. Il
regarda de nouveau au-dessus de lui vers la proue de l’épave, puis suivit des
yeux dans la pénombre le filin que Costas avait fait courir le long du flanc
bâbord. S’il y avait là quelque chose d’intéressant à voir, il n’allait tout de
même pas y renoncer après ce qu’il venait de vivre.
« Il me reste combien de vies ? demanda-t-il.
— Cette fois-ci, ça devait être à peu près ta huitième. Il t’en reste encore
plein.
— O.K. Montre-moi ce que tu as trouvé. »
3

C ostas partit devant à toute allure en longeant la coque engloutie. Dans


son sillage, la vase et les filaments soulevés par ses palmes étaient pris
dans le faisceau de la frontale de Jack. À sa gauche, la coque s’élevait,
haute, menaçante, et cachait le gouffre béant qui se trouvait derrière. Après
avoir parcouru vingt mètres environ, Costas obliqua brusquement pour
pénétrer dans l’épave et toute trace de son casque jaune s’évanouit. Il était
entré par une fissure verticale de la coque, qui faisait environ trois mètres
de large à sa base, mais s’évasait vers le haut. Jack le suivit, retrouva la
silhouette de son ami qui avait suivi le filin à l’intérieur. Un chaos de tôles
et de machines était apparu dans le rayon lumineux de leurs torches.
« Tiens-toi au filin, lui dit Costas dans l’intercom qui grésillait. Lorsque
je suis venu tout à l’heure, j’ai essayé de ne pas trop remuer les sédiments,
mais la visibilité est tout de même mauvaise. Certains compartiments ont dû
imploser pendant que le bateau coulait et c’est la pagaille, là-dedans.
— Je ne vois aucune trace d’un impact de torpille ici, remarqua Jack.
— Ce n’est pas ici. Ce que tu vois, c’est l’endroit où la coque s’est brisée
en heurtant le fond. Les cales, des deux côtés, sont pleines de minerai de fer
et de manganèse, il y en a des milliers de tonnes. Avec tout ce chargement,
il était impossible pour le bateau de sombrer sans se briser. C’est étonnant
que ce ne soit pas la torpille qui ait fait le boulot, mais ces bateaux
construits avant la guerre sur les chantiers de la Clyde étaient plus costauds
que les Liberty ships qu’on voit se casser en deux dans les films pris depuis
le périscope des U-Boots.
— Où se trouve l’impact ?
— Vers la poupe, juste après la cale numéro deux. On va y aller en
nageant sous le rouf, en passant par ce qui reste de la timonerie. Suis-moi. »
Jack jeta un coup d’œil à l’écran de son ordinateur. Celui-ci s’était ajusté
automatiquement pour tenir compte de la plus grande profondeur à laquelle
il s’était trouvé et de sa consommation de gaz accrue pendant son escapade
le long de la paroi de la falaise. Il ne lui restait plus que vingt minutes avant
d’être obligé de commencer sa remontée. Grâce à la connexion Wi-Fi, ces
données devaient être arrivées sur l’ordinateur de Costas, et ce dernier
pouvait les voir sur l’affichage de son propre casque. Jack demanda :
« Est-ce que tu vois le temps qu’il me reste ?
— Dix-neuf minutes. Une fois qu’on aura terminé à l’intérieur, on pourra
effectuer notre sortie par la brèche que la torpille a ouverte dans la coque.
Allons-y.
— Bien reçu et O.K. »
Jack pénétra en nageant à l’intérieur de l’épave et grimaça en sentant son
sac à dos frotter contre une membrure. Un nuage rouge provenant d’un
rusticle explosé se diffusa dans l’eau ce qui créa une brume et réduisit
encore plus la visibilité. Il diminua l’intensité de sa frontale pour éviter une
réflexion trop importante sur les particules en suspension dans l’eau et
regarda autour de lui. Comme souvent lorsqu’il effectuait une plongée à
l’intérieur d’une épave, il commença à se concentrer sur les détails, sur ce
qu’il pouvait voir clairement à seulement quelques centimètres de la vitre
de son casque. Il n’avait pas de vision d’ensemble nette du fait du désordre
de la structure et de la mauvaise visibilité. Il vit un lavabo en porcelaine
exempt de concrétions, puis une bande de munitions de cinquante
cartouches qui devait être tombée de son emplacement près de l’une des
mitrailleuses au-dessus. Il passa à travers une cloison effondrée, pénétra
dans un espace clos, et, en l’inspectant, vit émerger des formes tourmentées
dans la lumière de son projecteur. Costas lui annonça :
« On est en train de longer le côté bâbord de la timonerie. Il ne reste plus
que dix mètres, environ. »
Jack s’aida précautionneusement du filin, tout en restant à distance des
palmes de Costas. En dessous de lui, il aperçut une forme cylindrique
arrondie à son extrémité, et dont la base était inclinée, là où les boulons qui
la maintenaient avaient été arrachés. Mais son sommet, ainsi que le cadran
et le verre étaient toujours intacts.
« Tu as vu ? demanda-t-il. On dirait le transmetteur d’ordres de la
timonerie.
— Oui, je l’ai inspecté lorsque je suis venu tout à l’heure. Il est réglé
sur : en avant, au quart, vingt tours minute. L’officier de quart a dû donner
l’ordre de ralentir immédiatement après que le bateau a été touché par la
torpille. Cela a dû être l’enfer ici, avec l’explosion qui s’est produite juste
derrière la cloison. »
Jack s’arrêta un instant et se laissa flotter sans bouger au-dessus du
transmetteur d’ordres, tout en se remémorant le rapport sur le naufrage.
Étonnamment, aucun des hommes de la timonerie n’avait été tué par le
torpillage, mais quatre des officiers avaient sombré avec le navire lorsqu’il
avait finalement coulé. Après l’attaque, ils s’étaient portés volontaires pour
rester à leur poste afin de remettre en route les moteurs et de fermer les
cloisons de façon à empêcher que la salle des machines soit inondée. Ils
savaient certainement que le navire pouvait s’enfoncer rapidement une fois
atteint le point de non-retour, que le lent processus s’accélérerait
brutalement pour se transformer en un maelström terrifiant lorsque le poids
colossal du chargement l’entraînerait au fond. Il ferma les yeux un instant,
en pensant à ces hommes. Ceci était leur tombeau, mais c’était là aussi
qu’ils avaient veillé au fonctionnement du bateau et, fugacement, Jack vit le
laiton brillant et les machines bien huilées autour de lui, là où ne restait plus
que du métal tordu dans la pénombre sépulcrale.
Costas avait disparu par une brèche de la cloison suivante, et, en y
accédant, Jack vit les traces d’une autre sorte de dévastation. Au lieu des
dégâts provoqués par l’implosion et par l’impact avec le fond, il reconnut
les effets d’une explosion massive. C’était un espace d’environ huit mètres
de diamètre où les entrailles du navire avaient été déchirées, arrachées, et il
ne restait autour que les extrémités tordues de tuyaux de cuivre et de
poutrelles métalliques déchiquetées. Il vit à sa droite que la coque avait été
détruite par l’explosion et avait fait place à une brèche aux contours
irréguliers, juste en dessous de la ligne de flottaison. Les plaques de tôle
étaient tordues vers l’intérieur comme les pétales d’une fleur.
Sous lui, le filin était fixé à une poutrelle, et, devant, il vit Costas à
califourchon, penché sur l’extrémité d’une chose longue, cylindrique, qui
faisait partie de l’épave. Son intercom se mit à grésiller.
« Il faut que je finisse de sécuriser ceci, annonça Costas. C’était ce que je
faisais pendant que tu avais ton problème de régulateur en surface. »
Jack franchit la cloison en s’aidant de ses bras, puis nagea, incrédule
devant la scène qui s’offrait à ses yeux.
« Mon Dieu ! Tu es en train de désamorcer une torpille !
— Le terme technique, c’est dévisser l’amorce. Et il ne s’agit pas d’une
torpille quelconque. C’est une torpille britannique.
— C’est impossible. Le Clan Macpherson était un navire de commerce
britannique, et il a été torpillé par un U-Boot allemand.
— Ça, c’est la version officielle. Mais regarde de plus près. »
Jack inspecta l’hélice de la torpille et l’arrière du fuselage. Costas avait
raison. C’était une Mark VIII britannique, le modèle standard utilisé par les
sous-marins anglais pendant la Seconde Guerre mondiale. Il regarda
fixement, abasourdi. Comment était-elle arrivée là ?
« Je sais ce que tu penses, intervint Costas. C’est la deuxième torpille qui
a été tirée juste derrière la première, et elle a pénétré par le trou créé par
l’explosion de la précédente, mais n’a pas explosé.
— C’est très peu probable, mais possible, répondit Jack. Ce qui ne paraît
pas possible, c’est que ce soit un sous-marin britannique qui ait coulé ce
bateau.
— Pour l’instant, l’origine de cette torpille est une question toute
académique. Nous avons un problème technique plus urgent. »
Jack jeta un coup d’œil à son écran.
« Il nous reste douze minutes au fond.
— D’accord. Il faut que tu viennes à ma droite, en faisant bien attention.
Il ne faut pas déplacer ce truc. »
Jack passa en nageant sous une poutrelle effondrée, puis avança en
palmant lentement et en respirant doucement de façon à rester stable.
« Tu devrais savoir que désamorcer des munitions datant de la Seconde
Guerre mondiale n’est pas précisément ma spécialité.
— On ne vous a pas enseigné ça, à Cambridge ? Au MIT, on a fait nos
gammes sur tout ça.
— Tu as oublié que je faisais des recherches pour mon doctorat en
archéologie ? Toi, au MIT, tu étais en détachement de la marine américaine
pour étudier la technologie des submersibles. Ce n’est pas tout à fait la
même chose.
— Oui, mais avant cela, tu as aussi passé deux ans comme plongeur dans
la marine royale et au Special Boat Service, l’unité des forces spéciales de
la marine. On aurait pu penser, continua Costas tout en dévissant quelque
chose et en grognant sous l’effort, qu’on vous y aurait donné quelques
rudiments d’entraînement sur la façon de gérer les munitions les plus
usuelles.
— Il faudra que tu évoques le sujet avec Leurs Seigneuries de
l’Amirauté. Notre devise était : “Par la force et la ruse.” Nous laissions le
côté technique aux ingénieurs.
— Eh bien, c’est une bonne chose que tu en aies un ici maintenant. »
Jack était arrivé quasiment au niveau de Costas, et sa tête se trouvait tout
près de la poitrine de celui-ci. L’ogive recouverte de zinc de la torpille, qui
en constituait l’extrémité, d’une longueur approximative d’un mètre, était
presque entièrement séparée du reste, probablement à cause du choc qui
aurait dû la faire exploser. Elle était dressée vers le haut et Costas avait
réussi à trouver une place au-dessus d’elle. Il se tenait d’une main à une
poutrelle, tout en essayant de dévisser le boulon de l’extrémité avec l’autre
main. Jack essaya de se rapprocher, mais fut bloqué par des débris.
« Qu’est-ce qui empêche la torpille de tomber au fond de la coque ?
— La poutrelle qui se trouve juste au-dessous de toi, répondit Costas.
— Tu veux dire celle qui est rouillée et presque complètement arrachée à
une extrémité ?
— Oui, c’est celle-là.
— Que veux-tu que je fasse ?
— Je devrais arriver à la sécuriser, répondit Costas d’une voix tendue,
tout en poursuivant sa tentative de dévissage. À condition qu’il n’y ait pas
eu de fuite des produits chimiques et que les fils électriques ne se soient pas
trop oxydés. J’ai besoin d’identifier le modèle du détonateur. Il faut que tu
t’introduises sous l’arrière de l’ogive pour lire les indications portées sur la
base. »
Jack baissa les yeux et vit ce que voulait dire Costas. Il mit son système
de flottaison en mode manuel et expulsa quelques bulles de son
compensateur de façon à descendre de cinquante centimètres, ce qui
l’amena juste au-dessus de la poutrelle rouillée. Il tourna lentement la tête,
osant à peine respirer, jusqu’à ce qu’il arrive à lire ce qui était indiqué sous
la base.
« Bon, dit-il. Il y a une bande rouge en travers, et je sais que cela signifie
que c’est rempli d’explosif. Au-dessus de la bande, je lis : “21 inch
Mark VIIIC”. Ça confirme que c’est une torpille britannique. En dessous de
la bande, on voit : “explosive weight 805 pounds zero ounces, gross weight
1,894 pounds 9 ounces. Date of filling, February 1943”. Elle a été fabriquée
deux mois avant qu’il ne soit coulé. Là, au moins, je comprends.
— Le poids de l’explosif affiché montre qu’ils ont chargé à bloc, plus de
trois fois la quantité de TNT que l’on mettait dans une ogive standard,
remarqua Costas. Maintenant, il faut que tu lises les lettres qui se trouvent
juste au-dessus de la ligne rouge, sous l’indication du type.
— “TX2”.
— C’est bien ce qu’il me semblait. C’est du Torpex, qui, à poids égal, est
cinquante pour cent plus puissant que le TNT, et qui est mélangé à de
l’aluminium en poudre pour que l’explosion dure plus longtemps. Ces
torpilles étaient de vraies tueuses, les plus puissantes de la guerre. Celui qui
a donné l’ordre de l’utiliser contre le Clan Macpherson voulait vraiment
que le navire soit coulé. Et maintenant, je sais que le détonateur doit être à
influence magnétique, de type Mark 3A. C’est tout ce qu’il me faut.
— Tu n’es pas vraiment obligé de la désamorcer ?
— Je la sécurise pour que tu puisses voir ce qu’il y a en dessous.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Juste en dessous de l’ogive, dans la cale. Va jeter un coup d’œil. »
Jack augmenta la puissance du rayon lumineux de sa torche et regarda.
Pendant un moment, il ne put discerner que des fragments de métal tordu de
tous côtés et une lumière éblouissante au milieu, comme s’il voyait sa
propre réflexion dans un miroir. Il diminua l’intensité de l’éclairage, et
l’étonnement lui coupa le souffle. Le reflet qu’il avait vu n’était pas celui
d’un miroir, mais celui de l’or, provenant de centaines de barres étroitement
alignées sur des palettes, qui garnissaient tout le fond de la cale.
« Eh bien, que le diable m’emporte, dit-il. C’était donc vrai.
— Il faut que tu descendes pour regarder de plus près.
— Je vois suffisamment bien depuis ici.
— La torpille a soufflé les couvercles des caisses et déplacé les barres
d’or de celles qui se trouvent exactement au-dessous de nous. Fais-moi
confiance, Jack, il faut que tu descendes. Tu dois absolument voir ce qu’il y
a dedans. »
Jack jeta un regard à Costas, qui était toujours assis à califourchon sur
l’ogive.
« Comment tu t’en sors ?
— J’ai presque terminé. Vérifie que ta caméra fonctionne. Et surtout ne
heurte pas cette poutrelle. »
Jack recula avec précaution, s’introduisit dans une brèche sous la pièce
métallique et s’enfonça doucement en direction des piles d’or. Il se laissa
descendre jusqu’à ce que ses genoux reposent sur les barres de la caisse la
plus proche, qui étaient toutes nettement marquées des lettres SA pour
Afrique du Sud. Il leva les yeux et vit, à environ cinq mètres au-dessus de
lui, la silhouette de la torpille éclairée en contre-jour par la torche de
Costas, puis il se rapprocha de la caisse suivante. Il vit ce que Costas avait
voulu dire. L’empilement de barres d’or avait été soufflé, révélant au-
dessous une caisse de métal dont le couvercle avait également été ouvert
par l’explosion. Il y avait quelque chose à l’intérieur, reposant sur une sorte
de molleton de couleur marron. Jack descendit tête la première aussi
profondément qu’il le put tout en s’assurant que sa caméra était dirigée
correctement pour filmer ce qu’il voyait. Il regarda fixement, sans
comprendre, puis il s’obligea à oublier son environnement, à faire
abstraction de l’épave et à se concentrer simplement sur ce qu’il avait sous
les yeux.
C’était une mince plaque de métal d’environ un demi-mètre carré, qui
n’était pas corrodée, et pourtant ce n’était pas de l’or. Elle devait donc être
en bronze, ou en un autre alliage à base de cuivre. Sa forme était légèrement
incurvée, comme si elle avait été fixée sur une colonne ou un poteau, et elle
était percée d’un trou à chaque angle. Le métal était martelé, il n’avait pas
été façonné à la machine, et la plaque était bien plus ancienne que tout ce
qu’il avait pu voir d’autre dans l’épave. Le plus étonnant, c’étaient les
quatre lignes de symboles gravées dessus. Pendant un instant, Jack se
demanda si cet objet, qu’il voyait dans une épave de la Seconde Guerre
mondiale, et dont la présence défiait toute logique et tout raisonnement,
n’était pas une vision, si ce n’était pas lui qui invoquait des images de
l’épave qu’il avait fouillée sur les côtes de Cornouailles quelques jours
auparavant.
Il marmonna, se parlant presque à lui-même :
« Je ne peux pas le croire, mais ce sont des signes alphabétiques très
anciens, des lettres phéniciennes du VIIe ou du VIe siècle avant Jésus-Christ.
— Je pensais bien les avoir reconnus, lui répondit Costas. J’en ai vu de
semblables sur un fragment de poterie que j’ai trouvé lors de mon premier
jour d’exploration de l’épave en Cornouailles. »
Jack s’enfonça un peu plus dans le trou pour essayer d’atteindre la
plaque. Mais sans succès, car elle était au moins cinquante centimètres trop
loin. La seule façon d’y arriver aurait été de déplacer les barres d’or, mais
son écran lui donnait moins de cinq minutes de temps de plongée et il
n’avait pas le temps d’essayer. Il observa attentivement la plaque, en
essayant de se pénétrer de tout ce qu’il voyait. Il discernait tout juste un
symbole étrange à la fin de l’inscription, un hiéroglyphe ou un
pictogramme, représentant deux silhouettes stylisées avec un objet en forme
de boîte placé au milieu. Une chose que, sans doute, le Phénicien qui avait
rédigé le texte n’avait pas de mots pour désigner. Il tendit de nouveau la
main pour déplacer une des barres sur le côté afin de s’assurer une bonne
visibilité pour sa caméra. À ce moment, il entendit au-dessus de lui un
crissement et un grincement, et il lui sembla que l’eau était agitée
violemment. La respiration de Costas devint brusquement audible par
l’intercom et, lorsqu’il se mit à parler, sa voix parut distante et inquiète.
« Jack, on a un problème. »
Il leva la tête et frémit d’horreur. La torpille n’était plus horizontale, mais
verticale, avec le nez pointant vers le bas. L’ogive s’était recollée au reste
de l’engin, ce qui donnait l’impression qu’il était intact, mais Jack savait
qu’elle tenait seulement par une fine bande de métal sur un côté. On ne
voyait pas vraiment ce qui empêchait la torpille de tomber plus bas, car la
poutrelle était quasiment brisée. Costas chevauchait toujours le monstre,
comme s’il fonçait sur lui. Horrifiés, ils se regardèrent : l’ogive ne se
trouvait qu’à deux mètres de Jack, suspendue au-dessus de sa tête.
Ce dernier s’éclaircit la gorge et demanda :
« Alors, c’est ça que tu appelles sécuriser ?
— Jack, fiche le camp d’ici. Je ne peux pas bouger, parce que mon poids
est peut-être la seule chose qui maintient la torpille accrochée à ce qui reste
de cette poutrelle. Il faut que tu prennes le fil de nylon noir qui est fixé à ma
ceinture et que tu l’utilises pour attacher la queue de cet engin à quelque
chose au-dessus de moi.
— Tu veux me dire que ce fil a une résistance de deux tonnes ?
— Une tonne. Mais ça peut nous donner un peu plus de temps. »
Jack envoya une petite bouffée d’air dans son compensateur et s’éleva
lentement au-dessus de la caisse, jusqu’au niveau de la ceinture de Costas.
Un clignotant orange s’afficha sur son écran pour le prévenir qu’il ne lui
restait plus que deux minutes au fond. Il savait où était rangé le fil, ouvrit la
petite sacoche et l’en sortit, puis il s’éleva au-dessus de la poutrelle jusqu’à
l’empennage de la torpille. Il fit deux tours avec le fil autour du carter de
l’hélice puis le passa autour de deux grosses poutres au-dessus de lui et le
fixa de nouveau par un nœud sur la torpille avec ce qu’il lui restait de
longueur. Son ordinateur commença à afficher un clignotant rouge.
« C’est fait, annonça-t-il. Si ça tient, la torpille sera suspendue au-dessus
du vide. Mais même si ça marche, je ne pense pas que ça durera longtemps.
— J’y vais. Et on se casse. »
Costas lâcha prise, injecta de l’air dans son compensateur, se détacha
complètement et se mit à flotter au-dessus de la torpille. Il y eut un
crissement terrifiant et elle glissa vers le bas de cinquante centimètres le
long de la poutrelle rouillée, ce qui tendit le fil de nylon. Une des boucles
lâcha, claqua comme un fouet et s’enroula dans l’eau. Jack s’écarta et partit
à toute vitesse vers l’ouverture dans le flanc du navire, suivi de près par
Costas. Au moment où ils sortaient de la coque, ils entendirent un
craquement sinistre et sentirent l’eau frémir. Jack vit que le clignotant
repassait de l’orange au vert tandis qu’ils remontaient la crête rocheuse
jusqu’au niveau du plateau continental.
« Au moins, tu as réussi à la désamorcer, dit Jack, en voyant Costas
arriver à sa hauteur. Il y a peu de chance que, sans détonateur, ce truc
explose, il me semble. Mais il vaut mieux quand même être prudents. »
Costas s’éclaircit la gorge.
« Euh, cela ne s’est pas passé exactement comme je le pensais.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Eh bien, les fils étaient vraiment corrodés. Ils auraient pu au moins les
protéger avec une couche de zinc. J’imagine que c’est l’économie
britannique des temps de guerre.
— Tu es en train de me dire que tu ne l’as pas désamorcée ?
— Pas vraiment, non.
— Bon, même comme ça, il n’y a pas trop de souci à se faire, non ? Elle
n’a pas explosé en 1943 et elle n’explosera probablement pas maintenant.
Elle était défectueuse.
— Ben, lorsque j’ai dit pas vraiment, je voulais dire que je ne l’avais pas
désamorcée, mais j’ai avancé. J’ai réussi à l’armer. »
Jack sentit que son cœur cessait de battre.
« Tu as fait quoi ?
— Elle n’était pas défectueuse. Le mécanicien qui était censé l’armer n’a
pas suffisamment vissé le détonateur. En 1943, c’était un nouveau modèle,
et il ne le connaissait sans doute pas très bien. J’ai tenté de le visser, juste
pour voir, et ça l’a armée. Le problème, c’est que je ne suis pas arrivé à la
dévisser de nouveau.
— Magnifique, dit Jack. Comme ça, on s’est débrouillés pour laisser
environ quatre cents kilos d’explosifs, prêts à être mis à feu, suspendus par
un bout de ficelle à une poutre rouillée.
— On a notre premier palier de décompression de dix minutes, à quatre-
vingt-dix mètres. Je suggère qu’on s’abrite derrière cette crête rocheuse qui
devrait nous protéger de l’onde de choc. Ce n’est pas vraiment une bonne
idée de s’arrêter au milieu de l’eau comme on le fait en ce moment.
— Tu as raison, on ne prend jamais trop de précautions, grommela Jack,
prenant la tête pour nager jusqu’à l’abri des rochers. »
Juste à ce moment, ils entendirent un énorme bruit de déchirure, comme
un grondement sourd, puis plus rien.
« Ça doit être la poutrelle. Après, ça va être le fil. Prends-moi dans tes
bras, Jack.
— Tu perds enfin ton sang-froid ?
— Comme ça, il y a moins de chances qu’un de nous deux soit projeté
loin dans l’eau. On peut aussi activer nos protections auriculaires. »
Jack se hâta de faire pression sur les côtés de son casque pour étouffer les
sons provenant de l’extérieur, puis il étreignit Costas, tout en se
positionnant aussi près que possible du fond derrière un promontoire
rocheux, où ils restèrent serrés l’un contre l’autre. La seconde d’après, il lui
sembla que son corps se soulevait et l’eau s’agita violemment autour d’eux.
Suivit le bruit d’une énorme détonation, un boum colossal et étouffé qui fit
vibrer tout son corps. Un gros morceau de rocher se détacha du sommet du
promontoire et dégringola pour atterrir à côté d’eux, suivi d’une avalanche
de fragments plus petits. Pendant quelques instants, il régna un silence
étrange, suivi aussitôt d’une cacophonie indescriptible, des craquements,
des crissements, des grondements, comme si un orchestre composé de
machines industrielles était en train de s’accorder, puis le vacarme, après
avoir persisté en s’éloignant et en s’affaiblissant, cessa totalement, laissant
place à un silence surréel.
« Ça doit être le bateau, dit tranquillement Jack au bout de quelques
instants. Une chute de cinq mille mètres au fond des abysses. »
Costas le regarda fixement à travers la vitre de son masque, les yeux
écarquillés.
« Zut. »
L’eau vibrait toujours, autour d’eux. Jack lui rendit son regard.
« Zut. C’est tout ce que tu trouves à dire ?
— Alors, c’est ça que ça donne quand on est sous l’eau et qu’une torpille
explose, poursuivit Costas. Cool. »
Jack vit que l’affichage de son ordinateur vacillait, puis se stabilisait.
« On dirait que l’explosion n’a pas provoqué une nouvelle fois le
problème de régulateur, heureusement. Je ne suis pas certain de pouvoir en
dire autant de mes nerfs.
— Tu as senti cette onde de choc ?
— Heureusement que nous étions derrière la crête, sinon, elle nous aurait
tués.
— On serait morts avant, répondit Costas. Cette déflagration était assez
forte pour nous arracher bras et jambes.
— Pourquoi est-ce qu’il arrive toujours des choses de ce genre lorsque je
plonge avec toi et qu’il y a des explosifs ?
— Ça s’appelle la science, répondit Costas. C’est de cela qu’il est censé
être question à l’UMI : hypothèses, expérimentation, observation. En tout
cas, cela résout le problème de la propriété de l’or, tu ne crois pas ? Le fond
de ce ravin doit bien être à deux mille mètres, avec qui sait quelle épaisseur
de sédiments en plus. Les chances pour que nos amis du Deep Explorer
arrivent à retrouver ne serait-ce qu’une de ces barres d’or sont proches de
zéro.
— Ils ont dû enregistrer l’onde de choc à la surface, dit Jack. Nous leur
dirons que l’épave contenait un chargement de munitions qui n’avaient pas
été enregistrées. Aucune trace écrite de cela, mais en même temps, il n’y
avait pas non plus de trace écrite de l’or. Beaucoup de choses ont été tenues
secrètes pendant la Seconde Guerre mondiale, et voilà ce qui arrive quand
on y fourre son nez. Je vais communiquer par radio avec le ministère de la
Défense à Londres et avec notre représentant à l’ONU pour leur dire que
nous en avons vu suffisamment pour identifier l’épave comme sépulture de
guerre et qu’il n’y a aucune raison de se faire du souci, puisque la société de
récupération n’a plus aucun moyen d’y accéder maintenant.
— Tu ne parleras pas de la torpille ?
— Dire que c’était une torpille britannique ? Pour l’instant, ça reste entre
nous. Il s’est passé quelque chose d’étrange ici, et l’or et la plaque ont pu
jouer un rôle là-dedans, et je veux d’abord essayer d’élucider cela.
— On ne peut pas dire qu’on n’est pas intervenu sur une sépulture de
guerre, non ?
— Cette torpille aurait dû exploser en 1943. De toute façon, elle allait
tomber à travers ces poutrelles rouillées, et l’épave ne risquait pas de rester
longtemps sur ce rebord. Cela fait partie du processus naturel. Nous n’avons
fait qu’aider la nature.
— Et personne n’a rien pris sur l’épave. Le tombeau des hommes perdus
en mer reste scellé.
— Ainsi soit-il. »
Jack leva la tête et vit, loin au-dessus, la tache lumineuse provenant de la
surface et la ligne de mouillage inclinée au-dessus d’eux par le courant. Son
écran passa au vert et il poursuivit son ascension en suivant Costas jusqu’au
prochain palier de décompression, tout en regardant l’obscurité envahir le
fond. La seule trace de la présence de l’épave était les tourbillons de vase
qui remontaient de l’abîme, comme une immense tornade sous-marine.
Costas s’agrippa à la ligne de mouillage et se tourna vers Jack :
« Que disons-nous d’autre à nos amis du Deep Explorer ?
— Qu’est-ce qu’il y a d’autre à dire ? As-tu vu de l’or ?
— Pas la moindre pépite. Et ta caméra n’a pas fonctionné.
— La tienne non plus. L’équipement défectueux de l’UMI. Ils ont
l’habitude.
— Mais c’est dommage, pour ton plan d’obtenir l’or pour le Sierra
Leone.
— Il sortira peut-être quelque chose de bien de tout ça, en définitive. Le
type avec qui j’ai déjeuné à Freetown, pendant que tu t’occupais de notre
équipement, était un vieil ami, un ancien officier de l’armée qui travaille
pour une organisation humanitaire. Après la mission de Rebecca avec
l’UNICEF en Éthiopie l’année dernière, j’ai commencé à me demander
comment je pourrais apporter mon aide.
— Tu prends exemple sur ta fille de dix-huit ans ? C’est pas dans l’autre
sens que ça marche, habituellement ?
— Tu connais Rebecca aussi bien que moi. Ça fait un moment qu’elle
trace sa propre route. En tout cas, je pense à la logistique, l’organisation, le
genre de chose que je sais bien faire, faire avancer un projet. Je lui ai même
mentionné la formation médicale au combat que j’ai suivie dans la Royal
Navy lorsque j’étais dans la Special Boat Section des forces spéciales. Ça
date un peu maintenant, mais je pourrais réactualiser ça.
— Tu veux dire que tu vas faire du volontariat dans une organisation
humanitaire ?
— Je me suis contenté de le sonder. Il ne s’agirait que d’une quinzaine de
jours par an, entre deux projets.
— Est-ce que tu en as parlé à Efram ? demanda Costas. Je dois faire un
effort pour me souvenir qu’il est non seulement le bienfaiteur le plus
important de l’UMI, mais encore qu’il dirige l’une des plus importantes
fondations caritatives du monde. Après avoir accordé sa dotation à l’UMI, il
a abandonné quatre-vingt-dix pour cent du reste de ses avoirs à des œuvres
de bienfaisance. C’est le genre de chose qu’un magnat des nouvelles
technologies peut faire sans se ruiner. Quand il ne plonge pas avec nous, il
travaille quasiment à plein-temps pour sa fondation.
— J’ai abordé la question avec lui lorsque Rebecca a commencé à s’y
intéresser. Il m’a dit que la meilleure chose que des gens comme nous
pouvaient faire était de contribuer avec notre talent pour motiver et diriger,
d’apporter notre enthousiasme et inspirer par notre exemple. C’est quelque
chose qu’on ne peut pas obtenir avec de l’argent.
— Rebecca serait fière de son papa.
— Elle est bien trop occupée pour penser à ce que je fais.
— Voyons, dit Costas. Avant l’Éthiopie, elle a exploré les bibliothèques
secrètes des monastères du mont Athos en Grèce avec Katya, après avoir
travaillé avec elle sur l’antique site de pétroglyphes au Kirghizistan. Au fait,
comment va ton ancienne petite amie ? Tu penses à l’appeler de temps en
temps ?
— Tu sais bien qu’on ne peut pas communiquer avec l’extérieur, d’ici.
Seulement entre toi et moi.
— Je ne parle pas de maintenant. Je parle de la surface, avec ce téléphone
que tu gardes habituellement dans ta poche.
— Katya me donne les infos. Quand Rebecca est avec elle.
— Hum. En tout cas, Rebecca a à peine pris le temps de souffler après
l’Éthiopie et elle a rejoint l’équipe des fouilles du mont du Temple à
Jérusalem. Ensuite, elle s’est envolée pour retrouver le Seaquest en
Méditerranée afin d’aider Maurice et Aysha à trier et à classer le matériel de
l’institut d’archéologie d’Alexandrie qu’ils avaient réussi à sauver avant la
prise du pouvoir par les extrémistes en Égypte.
— C’est mon tour d’être fier d’elle, dit Jack. Maurice est vraiment un
oncle d’adoption pour elle, exactement comme toi. L’égyptologie était toute
sa vie et il était effondré lorsqu’ils ont dû quitter l’Égypte. Il était vraiment
trop déprimé pour s’en sortir. Comme Rebecca était là, cela a permis à
Aysha de retourner à Londres pour s’occuper de leur fils. C’est Rebecca qui
a attiré son attention sur Carthage, sur cette idée qu’il avait depuis
longtemps, depuis que nous étions à l’école ensemble, que ce n’étaient pas
les Phéniciens, mais les Égyptiens qui étaient allés vers l’ouest et y avaient
fondé leur première colonie. Je ne suis toujours pas d’accord avec lui, mais
Rebecca et moi, nous l’avons encouragé à vérifier cette hypothèse sur le
terrain, parce que cela lui donnait un nouveau but. Cela fait plus d’un mois
qu’il fouille en Tunisie, et maintenant Aysha a pu le retrouver là-bas.
— Lanowski s’est même arraché à ses ordinateurs pour y aller.
— C’est un bon ami aussi. Tout le monde est venu le soutenir.
— Et en ce moment, Rebecca est de nouveau avec Katya au Kirghizistan
pour la dernière saison.
— Elle est comme moi au même âge. Elle se donne à fond. C’est
fantastique d’avoir cette joie de vivre, ce goût pour les expériences
nouvelles.
— Est-ce que tu vas lui parler de ton projet ?
— Seulement lorsque nous saurons si nous avons un financement.
Jusque-là, moins il y aura de personnes au courant, mieux cela vaudra.
C’est vrai, on a souvent un peu de temps libre entre les projets, tu ne
trouves pas ?
— Parle pour toi. Au département technique, c’est du vingt-quatre heures
sur vingt-quatre, sept jours sur sept toute l’année.
— Efram aussi pense que tu as besoin de vacances.
— Je vais réfléchir à la question. Ouais, je pourrais me joindre au projet
aussi. Pour commencer, tu aurais besoin de quelqu’un pour surveiller tes
arrières. Ces endroits sont parfois bien instables. Mais en attendant, nous
devons nous débrouiller pour ne pas être emportés au milieu de l’océan
Atlantique. C’est le moment de nous déplacer jusqu’à notre prochain palier.
— Bien reçu et O.K. »
Jack se mit à progresser le long de la ligne de mouillage derrière Costas
en déplaçant leurs mains alternativement. Arrivé à moins trente mètres, il
regarda vers le fond une dernière fois et contempla l’énorme nuage de vase
à l’endroit qu’ils avaient exploré seulement quelques minutes auparavant.
Ce qu’avait dit Costas était vrai. C’était bien le tombeau des hommes
perdus en mer, un endroit qui n’appartenait pas aux vivants. Il leva la tête et
vit Costas suspendu au-dessus de lui à la ligne de mouillage. Le soleil
faisait luire faiblement son casque, et plus haut la silhouette sombre du
Deep Explorer se détachait, roulant et tanguant dans la houle. Il pensa à la
plaque et sentit brusquement l’excitation l’envahir. Même si l’épave était
engloutie, leur découverte avait suscité dans son esprit des questions qu’il
ne pourrait pas ignorer. Que faisait une antiquité phénicienne dans un
chargement secret d’or à bord d’un cargo anglais datant de la Seconde
Guerre mondiale ? Comment expliquer la présence dans l’épave d’une
torpille britannique, qui ne pouvait avoir été tirée que depuis un sous-marin
britannique ?
Vingt minutes plus tard, Costas tapota son poignet et leva le pouce en
l’air.
« Décompression terminée, Jack. On est bons pour faire surface. Prêt à y
aller ? »
Jack contrôla les indications de son écran et leva son pouce.
« Prêt. »
Lentement, il suivit Costas dans son ascension de la ligne de mouillage.
Son corps était tiré presque à l’horizontale par la force du courant, et il
sentait les tractions exercées par la bouée lorsqu’elle était soulevée par la
houle. Se hisser à bord du Zodiac n’allait pas être facile, et il risquait d’y
avoir une confrontation désagréable avec Landor et l’équipe de chasseurs
d’épaves, à propos de ce qui était arrivé au navire. Mais il se projetait déjà
dans les jours qui suivraient, dans ce qu’il ferait en retrouvant le quartier
général de l’UMI. Il croisait les doigts pour que les images de leurs caméras
soient assez claires pour être analysées. Il lui faudrait montrer le film à ses
collègues Jeremy Haverstock et Maria de Montijo de l’institut de
paléographie d’Oxford. Il le leur apporterait lui-même et en profiterait pour
étudier les pièces phéniciennes de l’Ashmolean Museum. Il se rendrait aussi
aux Archives nationales à Kew pour exhumer tout ce qu’il pouvait trouver
de plus au sujet du Clan Macpherson et du convoi TS-37. Tout ce qui
pouvait aider à résoudre le mystère de l’épave et de son chargement : des
registres concernant le chargement et l’équipage, des directives secrètes
émanant de l’Amirauté, des ordres aux U-Boots allemands ayant pu être
interceptés et déchiffrés à Bletchley Park et envoyés à l’officier
commandant le convoi.
Ils atteignirent la chaîne qui reliait la bouée à la ligne de mouillage et se
hissèrent à la force du poignet jusqu’à ce qu’ils crèvent la surface. Jack
s’agrippa à un des cordages fixés autour de la bouée et regarda le Deep
Explorer, où il vit, alignés sur le pont avant, les hommes d’équipage qui les
observaient. Il leva le bras pour leur envoyer le signal que tout allait bien et
vit que Costas en faisait autant. La houle drossait la bouée dangereusement
près de la coque, et il espéra que, maintenant qu’ils avaient fait surface, le
capitaine aurait le bon sens de lever l’ancre et d’appareiller pendant que le
Zodiac essaierait de les récupérer. Il jeta un coup d’œil à l’arrière du
vaisseau et vit que le pneumatique était toujours amarré sur ses bossoirs.
Lorsqu’ils avaient senti la déflagration, ils avaient dû sortir l’embarcation
de l’eau avant de savoir ce qu’il se passait. Ils ne devaient pas vraiment
s’attendre à ce qu’ils reviennent vivants.
Jack tapota son système de communication, pour s’assurer qu’il
fonctionnait toujours.
« On va devoir se connecter sur leur réseau de com pour leur donner des
instructions. Déjà, il va falloir que le navire appareille. La houle a beaucoup
forci depuis qu’on est descendus. Ce n’est pas la peine d’avoir survécu à
cette plongée pour finir écrasés entre le Zodiac et la coque du bateau.
— Bien reçu et O.K., répondit Costas. Tu as autre chose à dire avant qu’ils
nous écoutent ?
— Voici mon plan. Une fois à bord, je vais communiquer par radio avec
mon ami à Freetown, pour voir si un hélicoptère Lynx du détachement
militaire britannique ne peut pas venir nous chercher fissa. C’est un ancien
militaire, et je suis toujours réserviste, du coup cela peut être officiel. Un
officier britannique de la marine et son collègue américain aux mains de
pirates doivent être secourus, ou quelque chose de ce genre. Sinon, avec ce
gros temps qui s’annonce, je vois bien ces types du Deep Explorer refuser
de faire voler leur propre hélico, en prenant prétexte de la météo pour nous
faire subir un interrogatoire sur ce qu’on a vu. Landor s’imaginera qu’il sait
sur quels boutons appuyer pour essayer de me faire parler, mais je veux
bien être pendu si je lui en donne l’occasion. Lui et moi, on a largement
dépassé le stade d’échanger des anecdotes de plongée. Et il n’est pas
question qu’ils mettent la main sur nos caméras et voient les images de l’or.
Évidemment, ils n’ont pas la possibilité de le récupérer, mais ils pourraient
nous pourrir la vie. Il faut qu’on parte d’ici le plus vite possible.
— Bien reçu et O.K. On sera en communication avec le bateau dans deux
minutes. »
Jack se retourna de façon à flotter sur le dos et les embruns provenant des
vagues éclaboussèrent la vitre de son casque. Lorsqu’ils auraient rejoint
Freetown et passé une nuit avec le détachement militaire, leur taux de
saturation en azote aurait atteint le niveau leur permettant de prendre
l’avion. Il demanderait également que l’appareil de l’UMI descende et les
attende à l’aéroport de Freetown.
Il se sentait recru de fatigue, mais exalté. Il fallait qu’il rentre chez lui,
qu’il se transporte par la pensée jusqu’à la période la plus noire de la guerre
maritime en 1943, une époque où l’avenir du monde se jouait, et qu’il voie
jusqu’où ce mystère l’emmènerait.
Il lui en coûtait d’avoir à attendre.
4

Bletchley Park, Angleterre, 30 avril 1943.

U nmanteau
vent coupant balayait la cour du domaine, et la jeune femme serra son
plus étroitement autour d’elle tout en se hâtant en direction du
point de contrôle en face de l’entrée. La gare n’était qu’à vingt minutes de
marche, mais déjà l’atmosphère enfumée du compartiment du train, l’odeur
familière de la sueur refroidie, de la laine mouillée et du tabac, la chaleur
des hommes autour d’elle, tout cela commençait à lui manquer. La plupart
faisaient partie des équipages des bombardiers, de retour après une
permission à Londres. Certains étaient encore étourdis par une gueule de
bois, mais d’autres, pâles, les yeux grands ouverts, regardaient fixement
dans l’obscurité, à travers la vitre, la lueur annonciatrice de l’aube. Ils
savaient ce qui les attendait dans le ciel, à l’est. À la gare de Bletchley, ils
étaient restés dans le train, tandis que celui-ci se vidait de ses autres
passagers, qui constituaient l’armée silencieuse qu’elle entendait arriver
derrière elle dans l’allée. Il y avait dans cette foule beaucoup de femmes,
des civiles comme elle ou des filles du service féminin de la Royal Navy,
avec, parmi elles, quelques officiers masculins de l’armée et de la marine.
Comme toujours, elle s’était dépêchée pour être devant, ne pas être obligée
d’attendre dans le froid au point de contrôle et arriver la première pour
prendre une tasse de thé au chaud à la cantine des forces armées. Elle
atteignit la barrière et s’arrêta devant les deux policiers militaires vêtus de
manteaux et armés de fusils, baïonnettes au canon. Un caporal sortit de la
guérite en soufflant dans ses mains, se planta devant elle et lui demanda :
« Vos papiers, s’il vous plaît. »
Elle avait l’habitude et avait déjà sorti sa carte d’identité, son habilitation
et sa permission pour le week-end. Il les regarda attentivement puis les
passa à l’officier qui était sorti derrière lui.
« Votre nom ? » demanda l’officier, la dominant de toute sa taille.
Elle déroula son écharpe et l’écarta pour montrer son visage, qu’elle leva
vers lui.
« Fanny Turley.
— Emploi ?
— Employée télégraphiste civile à l’Amirauté.
— Que faisiez-vous à Londres ?
— J’étais chez ma sœur à Clapham.
— Mais vos papiers indiquent que votre domicile se trouve dans le
Shropshire. Pourquoi n’êtes-vous pas allée là-bas ?
— Le mari de ma sœur vient tout juste d’être tué en Birmanie.
— Avez-vous parlé à quiconque de votre travail ici ?
— Non.
— Est-ce que quelqu’un ne travaillant pas ici vous a accompagnée à la
gare d’Euston ?
— Non.
— Quelle est votre division ?
— Hutte 9b. Opérations spéciales. Convois de l’Atlantique.
— Responsable ?
— Capitaine de frégate Bermonsey. »
L’officier lui rendit ses papiers et, d’un mouvement de la tête, l’invita à
franchir la porte. La semaine précédente, il avait passé une soirée à essayer
de la draguer dans un pub du village voisin où elle était cantonnée, et
pourtant aucun signe n’indiquait qu’il la connaissait. C’était un
professionnel, comme devaient l’être tous ceux qui travaillaient dans ce
lieu. La moindre faille dans l’armure, la plus infime défaillance, et tout
l’édifice du déchiffrage de code pouvait être réduit en poussière sous leurs
yeux. Même sa propre famille n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle
faisait. Lorsqu’elle avait brusquement quitté son poste d’institutrice à
Shrewsbury pour travailler dans le service civil à Londres, ils s’étaient
doutés que cela était peut-être lié à ses dons en maths. Quand ils lui avaient
posé la question, elle ne leur avait pas révélé plus que la dénomination de
son emploi et le fait qu’elle travaillait pour l’Amirauté. Sa sœur savait
qu’elle était basée quelque part à environ une heure de trajet au nord de
Londres, mais c’était le cas de très nombreuses jeunes filles employées par
les différents départements du gouvernement qui s’étaient délocalisés dans
des résidences à la campagne. Le nom de son poste, employée télégraphiste,
était une couverture typique de Bletchley et n’indiquait absolument rien sur
son rôle véritable. À Bletchley, même en interne, tout était très
compartimenté et ceux qui travaillaient dans une hutte ne savaient rien de
ce qui se faisait dans la hutte voisine. Mais tous ceux qui y travaillaient
connaissaient le nom officiel de l’établissement : la Government Code and
Cypher School 2, et même le soldat de la police militaire en faction à
l’extérieur, qui ne connaissait rien au décodage, savait fort bien qu’il était
vital pour l’effort de guerre de préserver la sécurité de cet endroit.
Elle poussa la porte et entra, heureuse d’y retrouver la chaleur, se dirigea
droit vers la cantine et prit un des mugs de thé sucré que l’on était déjà en
train de disposer. Pendant quelques précieuses minutes, elle réussit à
ignorer l’omniprésente odeur du chou cuit à l’eau et de graisse recuite, qui
semblait imprégner les murs et constituait à la fois l’arrière-goût des repas
passés et un avant-goût des délices à venir. Elle garda le mug au creux de
ses mains pendant un moment, tout en soufflant sur le thé, avant de se
diriger vers la sortie qui donnait accès à la cour centrale et aux huttes. Elle
savait que ceux qui étaient en train de passer le point de contrôle derrière
elle s’amasseraient bientôt ici. Elle s’arrêta pour boire une gorgée, et une
jeune femme élégante apparut à la porte des toilettes derrière elle, finit
d’appliquer son rouge à lèvres, puis claqua le fermoir de son sac à main et
lui demanda, souriante :
« Bonjour, Fan. Ta perm s’est bien passée ?
— La gare d’Euston était bondée, même à six heures du matin. Il doit y
avoir pas mal de nouvelles recrues. Je vois que, pendant mon absence ce
week-end, ils ont déjà commencé les travaux pour étendre les constructions
vers le nord. Bientôt, on ne verra même plus le vieux parc à cause des
huttes Nissen 3.
— Il y a plus d’Américains ici, maintenant. Plusieurs nouveaux dans ta
hutte. »
Fan haussa les épaules et but une gorgée de thé.
« Je n’ai pas fait attention.
— Allez, Fan, tout le monde sait que vous avez avec vous deux nouveaux
officiers américains. Il y en a un qui est appétissant. »
Fan finit son thé et haussa de nouveau les épaules, tout en souriant
innocemment.
« Je ne peux pas me permettre de faire un commentaire. C’est top secret.
Tu sais bien.
— Oh, toi, on ne te changera pas, décidément. Au fait, il n’a pas échappé
à ton capitaine de frégate Bermonsey que nous partagions le même
cantonnement et il te cherchait. Il était ici il y a dix minutes et il rongeait
son frein. Il veut que tu ailles le voir dès ton arrivée, et presto.
— C’est pour ça que j’ai tenu à prendre le premier train pour rentrer.
C’est toujours pareil avec lui.
— Cette fois-ci, on dirait que c’est particulier. Il était comme une pile
électrique, exactement comme mon chef à la hutte 8 quand il a travaillé
toute la nuit. À mon avis, il se passe quelque chose d’important. Souviens-
toi de ce que je te dis. Je t’aurai prévenue.
— D’accord. À ce soir, au cantonnement.
— Et tu amènes un Américain appétissant, rien que pour moi ? »
Elle sourit, agita son sac à main en guise d’au revoir et sortit
nonchalamment en direction des huttes proches de Bletchley House, manoir
imposant, unique bâtiment du complexe à avoir été construit avant la
guerre. Louise Hunter-Jones n’était pas du tout du même milieu social que
Fanny. Elle avait une adresse prestigieuse à Mayfair et sa frivolité était
parfois pénible. Toutes deux avaient en commun un don pour les maths qui
avait conduit Louise à faire ses études au Girton College à Cambridge, et
avait valu à Fan une bourse pour étudier à l’université de Birmingham.
Toutes deux avaient été réclamées par Bletchley, au moment où les
recruteurs avaient contacté les départements des universités, à la recherche
de nouveaux diplômés brillants, qu’ils soient hommes ou femmes. Louise
avait été directement affectée à la hutte 8, avec les casseurs de code de la
marine, puis avait été transférée à la supervision d’une des Bombes. C’était
le nom énigmatique donné par les services secrets polonais, qui les avaient
inventés, aux monstres électromécaniques puants de graisse, agités de
cliquetis et de soubresauts, dont la fonction était d’explorer toutes les
combinaisons pour trouver les réglages quotidiens des machines Enigma.
Ce travail laissait toujours Louise pâle et épuisée à la fin de la journée.
Pendant un moment, elle ne se priva pas de dire qu’elle avait tiré le mauvais
numéro, puis son enthousiasme naturel reprit le dessus et elle faisait de son
mieux pour faire contre mauvaise fortune bon cœur. D’où le soin encore
plus grand qu’elle portait à son maquillage et à ses vêtements.
Fan, en revanche, était devenue statisticienne et calculait les probabilités
afin de jouer le rôle de conseil auprès de l’officier responsable de sa hutte
lorsqu’il leur fallait estimer le nombre d’ordres donnés aux U-Boots et
décryptés par eux sur lesquels ils pouvaient agir sans pour autant amener les
Allemands à soupçonner que le chiffrement d’Enigma avait été trouvé.
Contrairement à Louise, elle ne terminait pas sa journée les oreilles
bourdonnantes et les vêtements malodorants, mais la connaissance de ces
statistiques et de ces probabilités n’était pas anodine. Elle savait que son
travail ne consistait pas seulement à sauver des vies, mais aussi à prendre la
décision de ne pas le faire, de laisser des hommes qui se trouvaient en
première ligne de la bataille de l’Atlantique aller vers leur destruction et
leur mort probables.
Elle poussa la porte et traversa la cour en passant près du plan d’eau
central. Le manoir se dressait devant elle et elle avait à sa droite les rangées
de préfabriqués en bois où travaillaient la plupart de ses collègues. Elle
entendit un bruit de pas familier qui se rapprochait rapidement dans le
sentier derrière elle. Elle se retourna et regarda le coureur approcher. En
dépit du froid, il ne portait qu’un maillot de corps et un short, et ses
cheveux noirs étaient collés à son front par la transpiration.
« Bonjour, Alan », dit-elle.
Il quitta brusquement le sentier et s’arrêta sur l’herbe à côté d’elle, les
mains sur les genoux, essoufflé.
« Tu as bien couru ? »
Il regarda sa montre.
« Mieux que la dernière fois. Je suis parti à minuit.
— À minuit, répéta-t-elle, incrédule. Tu viens d’où ? »
Il leva la tête vers elle et répondit, comme s’il ne comprenait pas son
étonnement :
« De Londres, bien sûr. De Whitehall plus exactement. J’avais une
réunion.
— Tu as parcouru toute la distance depuis Londres en courant. De nuit.
Avec le black-out ?
— C’est le meilleur moment pour courir. Pas de circulation dans les rues.
De toute façon, c’est la pleine lune… Soi-disant, ajouta-t-il en observant les
nuages.
— Ça fait quatre-vingts kilomètres.
— Tôt le matin, les trains sont toujours trop bondés en ce moment.
Courir m’éclaircit les idées.
— T’es complètement fou.
— Oui, c’est ce qu’on me dit, répondit-il avec un sourire espiègle.
— Attends au moins que j’aille te chercher du thé. »
Il secoua la tête négativement, puis la leva en direction des préfabriqués.
« Je vais prendre une douche en vitesse et j’y retourne. J’ai du boulot.
— Louise pense qu’il se passe quelque chose. Bermonsey me cherchait. »
Sa respiration se calmait, et il se redressa.
« Tu sais, c’était plus facile au début de la guerre, lorsqu’il ne s’agissait
que de casser les codes. À ce moment-là, c’était juste un problème
mathématique, un exercice de chercheur. Maintenant, ce n’est plus la même
chose.
— Je comprends ce que tu veux dire. Maintenant il s’agit de gens en
chair et en os. »
Les mains sur les hanches, il contempla le ciel, puis ferma les yeux. La
transpiration lui coulait littéralement le long du cou. Il lui sourit de
nouveau.
« On se retrouve dans la machine. »
Elle le regarda courir en direction du bloc sanitaire à côté du manoir. Il
s’était mis à l’appeler comme ça, la machine, après que quelqu’un l’avait
appelé deus ex machina, le dieu descendu au moyen d’une machine, le dieu
qui intervient dans une histoire pour sauver la situation. Turing avait fait
cela, il avait accompli des choses incroyables, avait fait fonctionner
Bletchley, mais maintenant il n’était rien de plus que les autres, un rouage
dans une machine où le génie comptait moins que la capacité à donner aux
vies humaines à peine plus de valeur qu’aux pièces d’un échiquier, à les
considérer comme des quantités négligeables dans les calculs de la guerre.
Elle se tourna vers la rangée de bâtiments bas qui se trouvaient à une
extrémité du complexe. Tout le monde les appelait huttes, mais ils étaient en
réalité bien plus que cela. C’étaient des structures longues, construites
spécialement, abritant des bureaux en enfilade et des espaces de travail, et
qui pouvaient contenir chacune une centaine ou plus de travailleurs, qu’ils
soient civils ou militaires. La sienne était officiellement la hutte 9b mais on
la connaissait sous le nom de hutte des opérations spéciales. Elle pensa à ce
qu’avait dit Alan. De plus en plus, ce recoin humide du Buckinghamshire
paraissait tenir une place prépondérante dans cette guerre. Parfois, lorsqu’ils
étaient penchés sur la table à cartes, pour choisir de sauver un convoi plutôt
qu’un autre, il semblait que l’Atlantique déchaîné fût juste à l’extérieur, et
qu’en ouvrant la porte on verrait apparaître la mer houleuse et les formes
sombres des navires et qu’on entendrait le hurlement du vent et la vibration
des machines traçant leur route dans la nuit.
Elle frissonna et se souvint des équipages des bombardiers dans le train.
Ils étaient sous la responsabilité de quelqu’un d’autre, d’autres filles comme
Louise et elle qui, dans un autre endroit secret, poussaient des pions sur une
carte. Elles envoyaient ainsi certains hommes à une mort presque certaine et
accordaient à d’autres un sursis. Ceux-là, elle ne pouvait rien faire pour les
aider. Les jeunes gens dont elle s’occupait étaient ceux qui étaient en mer,
les milliers de marins naviguant sur des bateaux de commerce, des
Britanniques, des Américains, des Canadiens, des Norvégiens, des Indiens,
venant de toutes les autres nations pourvues d’une marine et qui luttaient
contre les nazis et sillonnaient l’Atlantique sous la menace des U-Boots,
dont ils redoutaient l’attaque en permanence. Le froid qu’elle avait subi
pendant vingt minutes n’était rien comparé à celui que ces hommes avaient
enduré cette nuit tandis que leurs bateaux roulaient et tanguaient, que les
embruns les fouettaient et qu’ils essayaient de rester vigilants dans
l’obscurité. En garder certains en vie, c’était ce qui la motivait à revenir ici
jour après jour, nuit après nuit. Elle leva les yeux et vit la tache laiteuse à
l’endroit où la lune était maintenant perceptible à travers les nuages de
l’aube. Il se pouvait que la pleine lune qui avait guidé Alan pendant sa
course rende ces navires plus visibles, découpe leur silhouette sur le fond
obscur à l’ouest, et en fasse ainsi des cibles plus faciles pour les U-Boots.
Elle pria pour que les nuages couvrent l’Atlantique, pour qu’il pleuve. Elle
respira à fond et rassembla son courage et son énergie. Un flot d’adrénaline
l’envahit. Elle entendit les autres arriver sur le chemin derrière elle. Elle
poussa la porte et entra.

Fan ôta son manteau et se réchauffa les mains contre un radiateur dans la
salle de commandement principale, tout en attendant le capitaine de frégate
Bermonsey, qui était penché sur une table à cartes et conférait avec les deux
officiers de la marine américaine qui intriguaient tant Louise. Ils faisaient
partie de l’effectif croissant d’Américains qui étaient venus à Bletchley au
cours des derniers mois, pour anticiper le transfert d’une grande partie du
travail de décryptage de l’opération Ultra au service de renseignements de
la marine américaine à Washington. Bermonsey se redressa et la vit, mais
continua à parler avec les hommes. Pour un sous-marinier, il était
anormalement grand, se dit-elle, pas loin d’un mètre quatre-vingt-dix,
même si, avec sa barbe épaisse et son beau visage émacié, il en avait le
physique. On leur avait dit qu’avant d’être affecté ici il avait été l’unique
survivant parmi les commandants des navires de sa flottille près de Malte,
et que son bateau avait coulé avec tout l’équipage au cours de la première
patrouille qu’il effectuait sans lui. Lorsqu’il était arrivé, il était nerveux,
pâle, tourmenté, mais une fois installé, il avait commencé à diriger la salle
de commandement comme s’il était sur la passerelle d’un navire, ce qui
plaisait énormément à Fan. Cela donnait à ce qu’ils faisaient l’urgence des
décisions de vie et de mort dont elle savait qu’il devait les avoir affrontées
auparavant en mer.
Il s’avança vers elle à grands pas.
« Bien. Vous êtes arrivée. Suivez-moi.
— À vos ordres. »
En tant que civile, elle n’était pas obligée de s’adresser à lui en suivant
les règles militaires, mais elle le faisait tout de même. Cela contribuait à la
clarté de leurs relations et c’était plus agréable pour lui. Elle devina la
procédure pour ce matin-là, car c’était tous les jours la même. Ils iraient
tout d’abord voir la table à cartes principale où un tri aurait été fait parmi
les décryptages de la nuit pour les réduire à deux, ou au maximum trois
possibilités. Il y aurait alors une discussion ouverte et elle fournirait son
analyse. Ensuite, Bermonsey et elle iraient dans le bureau de
commandement fermé à l’autre bout de la hutte, où il prendrait la décision
finale. Enfin, à une heure prédéterminée, Bermonsey décrocherait le
téléphone pour appeler un bureau secret à la division du renseignement de
la marine du centre opérationnel de renseignement de l’Amirauté, d’où
l’avis de Bletchley serait relancé comme un ordre du commandant en chef
et envoyé à l’officier en charge des atterrages occidentaux à Liverpool ou
bien directement aux commandants des convois eux-mêmes. Moins de
vingt minutes après l’appel téléphonique de Bermonsey, les barreurs des
navires appartenant au convoi choisi changeraient de cap. Personne, en
dehors de la pièce, ne saurait quels autres convois auraient pu être sauvés
mais avaient été sacrifiés pour le bien commun. Les étapes de la procédure
étaient immuables, comme le rituel d’une exécution à l’aube, avec,
toujours, la possibilité d’un recours en grâce de dernière minute.
Elle savait que Bermonsey jouissait d’une position étonnante. En tant
qu’officier de marine, faisant simplement fonction de capitaine de frégate, il
n’aurait pas dû avoir l’autorité de donner des ordres aux plus hauts échelons
de l’Amirauté. Par conséquent, les messages qu’il envoyait au centre
opérationnel de renseignement à la suite de ces réunions étaient transcrits
comme des avis, dont on tiendrait compte plus haut dans la chaîne si le
contre-amiral commandant le centre le jugeait bon. Officieusement, ses
messages étaient tous, sans exception, transformés en ordres opérationnels.
Churchill avait pris Alan Turing et son équipe sous son aile lorsqu’il avait
constaté que leurs efforts pouvaient se trouver réduits à néant par ceux qui
n’aimaient pas les matheux. Ainsi, il avait émis une directive personnelle
indiquant que les résultats de toute cette recherche ne devaient pas se
trouver empêchés par la paperasserie militaire. Si un haut gradé de
l’Amirauté en prenait ombrage, il était limogé instantanément. Fan savait
que les jugements rendus dans cette pièce équivalaient aux ordres du
commandant en chef en personne.
Elle suivit Bermonsey à la table à cartes. Elle se rendit compte qu’il était
nerveux, que sa main tremblait légèrement lorsqu’il ouvrit un dossier. Une
fois de plus, il n’avait pas dû manger, tenant grâce au thé et aux cigarettes.
À côté de lui se trouvait le capitaine de vaisseau Pullen, officier à la retraite
qui, pendant la Première Guerre mondiale, faisait le même travail que
Bermonsey, et qu’on avait embauché de nouveau pour assurer la direction
de la hutte au quotidien, mais sans autorité sur les communications des
résultats de l’opération Ultra à l’Amirauté. Une douzaine d’autres
personnes se trouvait autour de la table : des jeunes filles comme Fan,
plusieurs officiers de marine et deux membres de l’équipe de Turing qu’on
avait traînés là pour les employer après la grande avancée qui avait permis
de casser le code. Tous deux avaient les cheveux ébouriffés et paraissaient
sortir directement d’un club étudiant de Cambridge.
Les deux Américains arrivèrent, se placèrent aux extrémités de la table et
se tinrent en observation pendant qu’un officier subalterne de la Royal
Navy installait des figurines et des crayons sur la carte épinglée au centre de
la table. Fan jeta un coup d’œil à travers la fenêtre adjacente, dont les volets
étaient fermés, et vit que le soleil était en train de se lever. Cet hiver, le
quatrième de la guerre, avait été long et rude. Pour la première fois, elle
avait ressenti un optimisme mesuré lors de son séjour à Londres des jours
précédents. Le vent avait finalement tourné dans la campagne contre
Rommel en Afrique du Nord et sur le front russe. En Grande-Bretagne,
l’énorme rassemblement de troupes et de matériel ne pouvait qu’indiquer
les plans d’une invasion imminente. Cependant, pour les hommes qui se
trouvaient réellement au front, cet optimisme aurait probablement paru
prématuré. Pour ceux qui se trouvaient en mer, même si l’hiver était
terminé, l’Atlantique était toujours balayé par des coups de vent violents et
ses eaux étaient suffisamment froides pour tuer un homme en quelques
minutes. Pour ces hommes, ses hommes, qui voyaient rarement l’ennemi
mais pour qui il rôdait toujours à proximité jour et nuit, la guerre se
poursuivait, sans relâche et sans changement, et l’ange noir de la mort était
omniprésent, juste au-dessous des vagues et au-delà de l’horizon.
Bermonsey jeta un coup d’œil à l’horloge murale, puis à sa montre.
« Bon, il est six heures trente. Mon appel à l’Amirauté est prévu à sept
heures et quart. Vous avez quinze minutes pour donner votre avis.
Lieutenant Hunter ? »
En face de Fan, l’officier de marine qui avait placé les pions sur la carte
s’assit et mit de l’ordre dans ses papiers. Il avait à peu près son âge, venait
d’arriver du centre opérationnel de renseignement et était l’un des deux
officiers à la table dont le travail consistait à présenter un exposé sur la
situation navale pour compléter son analyse à elle, plus mathématique. Il
n’était là que depuis quelques semaines, mais il avait déjà pris le teint
caractéristique, à la fois pâle et congestionné, de ceux qui se trouvaient à
Bletchley depuis longtemps. De ceux qui ne voyaient pas souvent le soleil
et beaucoup trop des pièces surchauffées et enfumées. Il prit une règle, se
pencha au-dessus de la table et expliqua, tout en pointant sur la carte :
« Les interceptions Ultra de cette nuit indiquent que nous avons trois
patrouilles d’U-Boots dans l’Atlantique Nord, ici, ici et ici. Au sud, une
patrouille à laquelle les Allemands ont donné le nom de code d’Amsel, ce
qui signifie “merle”, et qui comporte onze U-Boots. À l’est, au large du
Groenland, Meise, “mésange bleue”, trente bateaux qui couvrent la route du
nord. Et enfin, à l’ouest du trou noir de l’Atlantique, Specht, “pivert”, dix-
sept unités déployées sur une ligne au sud du Groenland.
— Pas de meutes ? » demanda Bermonsey.
Hunter secoua la tête.
« Pas de meutes. Ce ne sont pas des formations prévues pour des attaques
groupées. Elles sont déployées sur des lignes avec un écartement fixe,
comme des filets maillants pour la pêche.
— Et les convois ? » demanda Bermonsey en pinçant les lèvres.
Hunter abandonna, avec sa règle, les crayons qui représentaient les lignes
de patrouille des U-Boots pour pointer les pions de backgammon qu’il avait
disposés sur la carte.
« À cinq heures ce matin, il y avait environ trois cent cinquante navires
marchands dans l’Atlantique Nord. La plupart se trouvent dans la zone des
atterrages occidentaux ou près de la côte nord-américaine, largement sous
couverture aérienne. Les deux convois positionnés au milieu de l’Atlantique
qui devraient le plus nous intéresser sont SC-127 et ONS-5. La patrouille
Meise était déployée pour attaquer SC-127 mais, il y a trois jours, le convoi
s’est glissé sans se faire repérer à travers une brèche dans la ligne. SC-127
est de loin le gros lot de l’Atlantique Nord en ce moment, c’est un convoi
qui se dirige vers l’est et transporte des troupes et du matériel militaire
américains pour les préparatifs du débarquement. Mais nous pensons qu’il
n’y a rien à craindre de ce côté-là.
— Et l’autre convoi ?
— ONS-5 se dirige vers l’ouest, et les bateaux sont principalement sur
lest. Les renseignements de la marine allemande savaient qu’il était en
route, pas en cassant le code de nos messages, mais grâce à des patrouilles
de reconnaissance à longue portée effectuées par des Condor de la
Luftwaffe partis de Norvège qui l’avaient pris en filature. Après avoir laissé
passer SC-127 à travers les mailles du filet, la patrouille Meise a reçu l’ordre
il y a deux jours de se redéployer pour attaquer ONS-5. Hier, nous avons
intercepté un message envoyé par un U-Boot à seize heures cinquante
indiquant qu’ils avaient repéré le convoi. Nous en déduisons que, depuis ce
moment-là, les unités de la patrouille se seront rapprochées, auront resserré
les mailles du filet pour éviter que ce second convoi puisse leur échapper.
Les Allemands ne voudront pas répéter la même erreur. »
Fan observa le jeune officier. Il y avait un autre secret, un autre de ces
compartiments qui protégeaient Bletchley, quelque chose que même les
personnes présentes autour de cette table n’avaient pas le droit de dire,
c’était le fait que l’équipe de Turing savait depuis quelque temps que leur
équivalent allemand, le B-Dienst, avait cassé le code utilisé pour les
messages des convois de l’Atlantique Nord. La conséquence en était que
l’équipe de Bletchley ne se contentait pas de jouer au chat et à la souris
avec les messages d’Enigma qu’elle décryptait, à petits coups précis et
prudents pour voir jusqu’où il était possible de l’utiliser sans être découvert,
elle jouait le même jeu dans l’autre sens, en utilisant toujours le code de la
marine britannique, pour désinformer les Allemands. Ils en avaient profité à
tel point que le B-Dienst ne tarderait certainement pas à les démasquer, de
sorte qu’on allait bientôt activer un nouveau cryptage. Mais, en attendant,
ce petit jeu continuait avec le B-Dienst et ils annonçaient ce qu’ils étaient
capables de faire avec les messages décodés par Ultra en voyant jusqu’où
ils pouvaient aller en utilisant ce qu’ils apprenaient sans éveiller les
soupçons de leurs homologues du renseignement de la marine allemande,
bien cachés quelque part dans leur quartier général opérationnel à
l’extérieur de Berlin.
Bermonsey s’avança, se pencha au-dessus de la table.
« Quelle est la composition des escortes ?
— Au milieu de l’océan, c’est le groupe d’escorte B-7, répondit Hunter.
C’est une forte escorte, composée de Britanniques, de Canadiens et
d’Américains, avec nos meilleurs capitaines de corvette. Ils ont été stimulés
par leur succès avec les grenades anti-sous-marines qu’ils ont lancées
contre les U-Boots au cours de ces derniers mois et, franchement, ils ont
envie d’en découdre pour de bon. Cela pourrait être leur chance de marquer
un point décisif. Il y a douze U-Boots ou plus qui convergent sur ce convoi
et ces autres patrouilles sont aussi à portée de combat. Si l’escorte peut
couler ou mettre hors de combat la moitié de ces U-Boots, alors les choses
commenceront à tourner en notre faveur. Les Allemands ne peuvent tout
simplement pas construire assez d’U-Boots pour compenser des pertes
comme celle-ci, ni remplacer les équipages expérimentés. »
Bermonsey tapota sur la table avec un crayon.
« Ce qui veut dire que, si on intervenait en envoyant un message à ONS-5
pour les prévenir, on empêcherait probablement un combat qui pourrait
changer le cours de la guerre.
— Et même si on les prévenait effectivement, le problème peut se poser,
avec ces patrouilles très étirées, que la ligne soit trop longue pour que le
convoi puisse la contourner, et, en le faisant, le convoi pourrait tomber sur
d’autres U-Boots dans la zone. Comme vous le savez, les choses ne se
présentent pas de la même façon si l’on a affaire à une flottille en meute
mobile ou à un U-Boot isolé, deux cas où nous pouvons essayer de calculer
leur route à partir des messages interceptés, et dérouter un convoi pour lui
faire éviter le danger. Si on essaye la même chose avec une ligne de
patrouille, on risque tout aussi bien de détourner le convoi vers un autre
sous-marin un peu plus éloigné de la même ligne. »
Bermonsey approuva de la tête.
« Et ONS-5, convoi sur lest se dirigeant vers l’ouest, est moins prioritaire
qu’un convoi chargé de matériel se dirigeant vers l’est. En tant qu’appât
pour une bataille potentiellement décisive contre les U-Boots, les navires de
ce convoi peuvent dont être considérés comme sacrifiables. »
Il s’interrompit et jeta un coup d’œil à la ronde en quête d’une objection.
Fan réfléchit à ce qu’il venait de dire. Moins prioritaire. Elle savait le sort
que la plupart des marins des navires de commerce redoutaient le plus,
c’était d’être torpillé sur un bateau lourdement chargé, car ils savaient qu’il
serait envoyé par le fond en quelques secondes. Mais ils pouvaient être tout
aussi vulnérables dans un bateau non chargé, car alors ils avaient moins de
chances d’avoir un ange gardien veillant sur eux. Et dans le scénario qu’ils
venaient juste d’évoquer et qui nécessiterait que des navires soient touchés
pour permettre aux escortes de savoir où agir, les cargos marchands ne
constitueraient que des pions dans la bataille.
« En ce qui concerne l’Atlantique Nord, nous en avons donc terminé, dit
Bermonsey. Le dossier d’ONS-5 reste ouvert, mais avec un avis technique
recommandant l’inaction. On est bien d’accord ? »
Il y eut un murmure général d’approbation, et il se tourna vers l’autre
officier de marine assis à la table. « Passons maintenant à l’Atlantique Sud.
Soyez bref, s’il vous plaît », ajouta-t-il après avoir jeté un coup d’œil à
l’horloge.
L’autre homme, un capitaine de corvette réserviste volontaire qui avait
tout l’air d’un professeur d’université dans la vie civile, remonta ses
lunettes sur son nez et regarda attentivement la partie inférieure de la carte.
« C’est un cas plus simple, Dieu merci. L’autre message intercepté et
décodé par Ultra au cours de ces dernières vingt-quatre heures concerne l’U-
515, qui longe la côte d’Afrique de l’Ouest en direction du sud, pile sur la
route du convoi TS-37 qui se dirige vers Freetown en Sierra Leone, en
provenance de Takoradi au Ghana. Si l’on fait le point de leur trajectoire sur
la carte, on peut estimer qu’ils se rencontreront approximativement à
35° 15’ de latitude nord et 45° 12’ de longitude est, à environ quarante-cinq
milles nautiques de la côte du Sierra Leone. »
Fan intervint pour la première fois :
« Savons-nous si U-515 a des renseignements sur TS-37 ?
— Apparemment, oui, répondit l’officier en levant les yeux, si l’on en
juge par la route qu’il a choisi, même si l’on ne sait pas comment. TS-37 est
un des convois que nous avons choisi de ne pas contacter en utilisant le
cryptage n° 3 de la marine, mais nous suspectons une opération
d’espionnage des nazis à Durban en Afrique du Sud, qui pourrait donner des
informations sur les départs de convois. Quatre des navires de ce convoi
transportent d’importants chargements de minerai de manganèse, matière
première rare pour notre production d’acier et d’aluminium dont nous
manquons cruellement pour maintenir la production de bombardiers et
combler les pertes que nous avons subies. Actuellement les directives du
ministère des Transports de guerre indiquent que ces chargements doivent
être considérés comme plus vitaux encore que les munitions. Le manganèse
est si précieux qu’on le dissimule sous l’appellation de fonte dans les
manifestes de chargement de certains de ces navires, pour ne pas attirer
l’attention des espions qui pourraient relayer l’information au quartier
général des U-Boots. Le Corabella transporte huit mille soixante tonnes de
minerai de manganèse, le Bandar Shahpour, trois mille, le Clan
Macpherson plus de huit mille, tout cela sous l’appellation de fonte. Les
convois TS ont rarement été attaqués par le passé, car l’attention de l’amiral
Dönitz se concentrait principalement sur l’Atlantique Nord, mais, si on
considère les pertes importantes en U-Boots qu’ils y ont subies cette année
et la couverture aérienne et navale plus efficace des Alliés, il se peut qu’il
considère l’Atlantique Sud comme un terrain de chasse plus facile. Je suis
d’avis que nous fassions tout notre possible pour sauver ce convoi.
— Que savons-nous d’U-515 ? » demanda Fan.
L’officier remonta de nouveau ses lunettes et consulta ses notes.
« Kapitänleutnant Werner Henke. C’est un commandant en solo
exceptionnellement compétent qui a coulé neuf navires lors de sa première
patrouille l’année dernière. Il en a déjà coulé deux autres au cours de celle-
ci, le Britannique California Star, au large des Açores et le Français
Bamako près des côtes du Sénégal. Si vous cherchiez un commandant
capable de se mettre tout seul en chasse d’un convoi et de l’attaquer, ce
serait lui qu’il faudrait choisir.
— De quels appuis pouvons-nous disposer dans cette zone ?
— TS-37 n’a qu’une faible escorte, seulement une corvette et trois
chalutiers armés. C’est ce qu’on a généralement dans l’Atlantique Sud en ce
moment, car nous avons besoin des meilleurs navires et des meilleurs
commandants dans l’Atlantique Nord. Deux Hudson à long rayon d’action
du commandement des forces aériennes côtières sont basés à Freetown et le
commandant du convoi pourrait aussi appeler à la rescousse le porte-avions
d’escorte américain Guadalcanal avec ses Wildcat et ses Avenger. Mais le
Guadalcanal est positionné actuellement au milieu de l’Atlantique, trop
éloigné pour assurer une couverture aérienne, et même pas à portée pour
une contre-attaque. L’U-Boot serait parti bien avant l’arrivée des avions. Et
aucun de ces avions n’est spécialisé dans la lutte contre les sous-marins. »
Bermonsey jeta un nouveau coup d’œil à l’horloge, puis regarda Fan.
Elle remarqua à quel point il paraissait pâle et fatigué.
« Turley, votre avis ?
— À vos ordres. »
Fan emprunta les deux dossiers aux officiers assis en face d’elle, un pour
ONS-5 dans l’Atlantique Nord, et l’autre pour TS-37, au large du Sierra
Leone, et se concentra. Elle les ouvrit et posa en face d’elle les diagrammes
montrant la disposition des colonnes et rangées des plus de soixante bateaux
en tout pour les deux convois. Cela représentait environ huit mille membres
d’équipage au total, dont la plupart avaient des femmes et des enfants qui se
réveillaient à cette heure-ci en se demandant où se trouvaient leurs maris et
pères. Ces derniers n’avaient pas la moindre idée des terribles calculs dont
ils faisaient l’objet à cet instant précis, calculs qui pouvaient aussi bien les
sauver que les condamner à une mort horrible. Vite, elle récapitula
mentalement ce qu’elle avait l’intention de dire, puis s’éclaircit la gorge.
« Une possibilité consiste à ne pas intervenir pour les deux convois. Nous
savons qu’actuellement des convois d’attaque s’organisent dans l’estuaire
de la Clyde pour les préparatifs du débarquement maritime imminent en
Méditerranée, dont la destination est encore classée top secret. Il nous
faudra absolument réagir à chaque interception d’Ultra concernant les U-
Boots susceptibles de viser ces convois, sans exception. Compte tenu de
cela, il sera absolument désastreux si, en agissant maintenant sur une
interception d’Ultra, nous franchissons ce pas de trop qui poussera
quelqu’un du B-Dienst à se rendre compte que nous avons cassé le code
d’Enigma, ce qui les amènera à le changer avant le départ de ces convois.
La destruction d’un seul de ces convois pourrait infléchir négativement et
de façon incalculable le cours de la guerre. »
Un des deux cryptanalystes présents, un mathématicien d’Oxford nommé
Johnson, repoussa son siège et posa ses pieds sur la table, tout en sortant
une pipe de sa poche.
« Oui, c’est possible, mais en nous abstenant délibérément d’agir, nous
créons un schéma, ne croyez-vous pas ? Si j’étais à la place d’un analyste
malin du B-Dienst, je pourrais bien me rendre compte qu’il y a une
augmentation bienvenue, mais étrange, du taux de contact des U-Boots avec
les convois, et je serais alors bien tenté de revenir à l’historique des mois
précédents, et de me douter que quelque chose ne va pas. Vous voyez ce que
je veux dire ? L’inaction signifie non seulement que nous ne faisons rien
pour sauver ces convois, mais encore que nous sommes susceptibles de
compromettre totalement Ultra. C’est cela qui pourrait constituer pour eux
une clef et leur faire découvrir que nous avons cassé le code. Si j’étais à la
place de cet analyste, après avoir trouvé qu’Enigma a été percée à jour, je
serais probablement conduit à me demander pourquoi il n’y a plus de
réaction par rapport aux messages ayant pu être interceptés… et à
soupçonner que nous sommes en train de protéger notre avancée dans le
domaine du renseignement parce que nous préparons quelque chose
d’important et d’imminent, quelque chose comme un débarquement
maritime. »
Il jeta un coup d’œil à l’autre cryptanalyste, qui l’approuva de la tête,
puis il mit sa pipe dans sa bouche, croisa les bras et regarda Fan avec
flegme. Elle se tourna vers Bermonsey.
« Je suis d’accord. J’avais l’intention d’avancer cet argument. C’est pour
cette raison que je préconise l’action et conseille de dérouter le convoi TS-
37. »
Elle s’appuya sur le dossier de son siège, mal à l’aise comme chaque fois
qu’elle avait choisi un convoi et abandonné un autre, tout en essayant de ne
pas regarder la formation du malheureux convoi ONS-5. Bermonsey se
pencha au-dessus de Fan et poussa le dossier du TS-37 vers les deux
cryptanalystes au cas où quelqu’un d’autre désirerait le voir.
« Est-ce que tout le monde est d’accord ? Bien. »
Fan prit le dossier de l’ONS-5 et Bermonsey dit, en s’adressant à tous :
« Voici où nous en sommes aujourd’hui. En mars, nous avons perdu cent
vingt navires marchands et coulé douze U-Boots. Jusqu’à présent, en avril,
ce sont soixante-quatre bateaux contre quinze U-Boots. Est-ce vraiment le
tournant de la guerre ? C’est ce que pense l’Amirauté. Ils sont d’avis que la
grande percée se produira le mois prochain. Mais nous devons garder notre
sang-froid, maintenant plus que jamais. La moindre faille dans notre
armure, le plus infime indice qui puisse amener les Allemands à soupçonner
qu’on a des informations, et nous sommes tous coulés. Bien. Tout le monde
retourne au décryptage des nouveaux messages. Johnson, pouvez-vous me
donner le second dossier, s’il vous plaît ? »
Johnson tapa sur la table avec sa pipe, ce qui attira l’attention de tout le
monde.
« Allez, Bermonsey, ça fait quoi ? »
Bermonsey le regarda, interloqué.
« Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Vous êtes le seul à l’avoir vraiment fait. Vous vous êtes trouvé derrière
un périscope. Vous avez eu un bateau dans votre viseur. Donné l’ordre.
Regardé les hommes que vous aviez condamnés mourir dans l’eau. »
Bermonsey le regarda froidement.
« Ça s’appelle la guerre. On tue l’ennemi. »
Johnson agita sa pipe en direction du dossier que tenait Fan.
« Et si ce n’est pas l’ennemi ? Si un commandant de sous-marin doit
regarder à travers un périscope et assassiner ceux de son propre camp ?
Qu’est-ce que ça ferait ? »
Bermonsey le regarda fixement.
« Fermez-la, Johnson, dit-il sèchement. Et maintenant, donnez-moi ce
dossier. »
Johnson se pencha sur le côté, les pieds toujours posés sur la table,
rassembla les papiers et ramassa le dossier.
« Je ne suis pas un des membres de votre équipage, Bermonsey. Vous
n’avez pas à me donner d’ordres. »
La tension monta brutalement d’un cran dans la pièce. Fan vit
Bermonsey jeter un coup d’œil au capitaine de vaisseau Pullen, qui avait été
témoin de l’échange et qui dit :
« Johnson, j’ai à vous parler. »
Ce dernier soupira avec ostentation, jeta le dossier dans la direction de
Fan, rangea sa pipe dans sa poche, retira ses pieds de la table et sortit de la
pièce derrière Pullen. Ils savaient tous ce que signifiait « J’ai à vous
parler ». Depuis le moment où Turing avait cassé Enigma, son équipe de
cryptanalystes avait posé problème. Certains se préparaient à travailler sur
le prochain décryptage, prêts à intervenir au cas où les Allemands
changeraient le réglage des machines comme ils l’avaient fait avec
l’Enigma de la marine au début de 1942, ce qui avait laissé Bletchley dans
le noir pendant presque une année. D’autres avaient été réaffectés pour
travailler sur l’ordinateur Colossus et casser le code Lorenz, du haut-
commandement allemand. Quelques-uns, parmi les moins asociaux, avaient
été expédiés par avion en Amérique pour enseigner à l’école de
cryptanalyse américaine. D’autres encore avaient été affectés à la hutte des
opérations spéciales et au renseignement naval pour aider dans le jeu du
chat et de la souris qu’ils jouaient en ce moment, en utilisant les messages
interceptés pour faire basculer l’issue de la bataille de l’Atlantique en
faveur des Alliés. Certains, comme Turing, s’y étaient mis avec ardeur. Un
petit nombre avait décidé qu’on gaspillait leurs talents. Ils étaient tous sous
pression et, parfois, le couvercle de la cocotte-minute sautait. Une chose
était sûre : ils ne reverraient plus Johnson dans cette hutte.
Bermonsey tendit la main pour ramasser le dossier, fit un signe de tête à
Fan et la conduisit dans le bureau, au bout de la pièce. Elle le suivit, le
cerveau en ébullition. Elle pensait à ce que Johnson venait de dire : « Et si
ce n’est pas l’ennemi ? » Mais qu’avait-il bien pu vouloir dire ?
5

F anportesuivit Bermonsey dans le bureau tout au fond de la hutte et ferma la


derrière eux. Elle vit par la fenêtre ceux qui, emmitouflés dans leur
manteau, se hâtaient le long du chemin en direction du manoir et des huttes
réservées à la Bombe, et qui constituaient l’arrivage transporté par le
deuxième train matinal qui venait d’arriver à Bletchley. Elle baissa le store
et se tourna vers la table placée au centre de la pièce. Elle portait le dossier
du convoi ONS-5, celui qui se trouvait au milieu de l’Atlantique, et
Bermonsey avait celui du convoi TS-37 qui avait été le sujet de l’altercation
avec Johnson. Elle posa le sien sur la table à côté de l’autre et les ouvrit
tous les deux. Deux dossiers : celui qui resterait ouvert signifierait la vie
pour les équipages, et l’autre pourrait signifier leur mort. La conférence
dans la salle des opérations avait déjà décidé lequel des deux resterait
ouvert et lequel serait fermé, mais Bermonsey avait pris l’habitude de se
donner le temps d’une réflexion ultime pendant que le compte à rebours
s’égrenait sur l’horloge avant l’appel téléphonique. Il resta debout, penché
sur la table, à étudier les dossiers comme il le faisait toujours, le regard
concentré sur les premières pages où figuraient les feuilles de route des
convois. Pour Fan, c’était comme s’il était de nouveau en mer, un capitaine
s’adressant aux équipages des navires et disant aux hommes des deux
convois qu’il ne jugeait pas leurs qualités d’hommes mais prenait une
décision basée uniquement sur les intérêts supérieurs de la guerre.
Elle jeta un coup d’œil à l’horloge. Sept heures moins dix. À sept heures
quinze précises, Bermonsey décrocherait le téléphone et appellerait le
contre-amiral commandant la division du renseignement de la marine du
centre opérationnel de renseignement à Londres. Quelques minutes plus
tard, l’ordre de dérouter l’un des convois partirait. Ceux qui étaient en mer
ignoraient, et ne pourraient jamais savoir qu’il y avait des messages
interceptés et décryptés par Ultra dont on ne tenait pas compte. Il s’agissait
des dossiers qui étaient fermés dans cette pièce et envoyés aux archives
avec le tampon « Top secret », résultat de décisions connues seulement de
ceux qui étaient dans la hutte des opérations spéciales. Mais ils avaient reçu
des instructions strictes : ils ne devaient pas consigner par écrit le résultat de
leur analyse et avaient juré de garder le secret toute leur vie. Fan se trouvait
là lorsque Churchill en personne avait visité la hutte et leur avait dit qu’il
n’y avait rien de plus important que de sécuriser la route de ravitaillement
qui traversait l’Atlantique, que les décisions prises ici pouvaient décider de
l’issue de la guerre. Rien ne devait filtrer. Rien ne devait être laissé au
hasard.
Elle regarda Bermonsey parcourir méthodiquement le contenu des
dossiers – l’itinéraire du convoi, les manifestes de chargement, les ordres
secrets de l’Amirauté aux commandants du convoi et des navires
d’escorte – comme s’il voulait se les remettre en mémoire sans les lire, se
contentant de regarder rapidement les titres pour s’assurer que tout était en
ordre. Puis il s’écarta de la table et elle hésita, rassembla son courage et lui
posa la question qui lui brûlait les lèvres :
« Que voulait dire Johnson, monsieur ? “Et si ce n’est pas l’ennemi ?” »
Il la regarda fixement et, pendant un instant, elle pensa qu’il allait la
rabrouer, elle aussi. Puis il prit une cigarette, la tapota contre la table,
l’alluma et en tira une profonde bouffée, qu’il retint pendant un instant,
pour exhaler ensuite la fumée vers le haut, de sorte qu’elle auréola l’unique
ampoule nue suspendue au-dessus d’eux. Pendant un instant, il ferma les
yeux puis les baissa de nouveau sur elle.
« Vous ne devriez pas poser de questions, Fan, même dans ce saint des
saints. Vous le savez.
— Johnson aussi le savait, commandant. Depuis qu’il est en poste ici, il
voulait prendre la tangente. Cela fait des semaines qu’il harcèle Pullen à
cause de ça.
— Je sais. Voilà qui n’attire pas ma sympathie.
— Oui, commandant. »
Il prit une autre profonde bouffée et expira avec force.
« Même ainsi, j’aurais dû le remercier pour son avis. Je n’aurais pas dû
lui parler sèchement. Nous devons tout à ces hommes.
— Ils sont les casseurs de code de génie mais nous, les femmes, nous
faisons ce travail en renseignement opérationnel au moins aussi bien que les
hommes. Nous sommes aussi douées qu’eux en maths, mais parce que
l’université est un univers masculin et que nous n’avons pas accès au
professorat ni aux postes de recherche, nous n’avons pas généralement une
haute opinion de nous-mêmes. Cela veut dire qu’on est plus coriaces
qu’eux, plus habituées à encaisser des coups. Mettez un homme comme
Johnson dans cette pièce, où sont prises les décisions de vie et de mort, et il
ne tiendrait probablement pas le coup. »
Elle se sentit rougir. Elle ne lui avait jamais parlé ainsi auparavant. Il lui
fit un petit sourire, prit encore une profonde bouffée, puis écrasa
soigneusement sa cigarette à moitié fumée dans le cendrier pour l’éteindre.
Son expression se durcit.
« Vous m’avez posé une question, et je vous dois une réponse à cause de
ce dans quoi on va vous impliquer. Ce que je vais vous dire maintenant est
au-delà du top secret. Je veux dire au-delà de l’ultra-top secret.
— À vos ordres. »
Il regarda l’heure, puis montra le ruban mauve et rouge qu’il portait sur
la poitrine au côté gauche de sa veste d’uniforme.
« Vous savez ce que c’est ?
— Le Distinguished Service Order.
— Je l’ai eu à la suite de ma troisième patrouille au départ de Malte, en
août 1941. Nous avions pris en filature un petit convoi de l’Axe qui était
parti de Benghazi et se dirigeait vers le nord, et nous avons été en mesure
de l’attaquer dans une mer agitée au large des côtes orientales de la Sicile.
J’ai logé trois torpilles dans le navire le plus gros, un paquebot transformé.
Je savais que c’était un transport de troupes, mais il s’avéra qu’il emmenait
des blessés en voie de guérison pour leur convalescence en Italie. Deux
mille hommes sont tombés à l’eau et peut-être deux cents ont été récupérés
par les navires d’escorte. »
Fan le regarda :
« Des blessés en voie de guérison retournent un jour au combat. Vous
sauviez des vies alliées. »
Il serra les lèvres, en fixant les dossiers posés sur la table.
« La guerre, ce n’est jamais les méchants d’un côté, les bons de l’autre,
même celle-ci. Il n’est pas question de discuter la légitimité de détruire un
ennemi comme Hitler ou Mussolini, la difficulté, c’est ce qu’il nous faut
faire pour y arriver.
— Je comprends pourquoi la question de Johnson vous a touché au vif.
— Ce n’était pas tant cela. J’étais en train de penser à la décision que je
suis sur le point de prendre maintenant.
— Mon avis reste le même. Nous sauvons TS-37. »
Il se pencha et ferma les deux dossiers.
« Je ne vous demande plus votre avis. »
Elle regarda les couvertures des documents, abasourdie.
« Mais, commandant ?
— Aujourd’hui, nous ne sauvons aucun convoi. »
Elle eut la sensation qu’une main glacée enserrait son estomac.
« Je ne comprends pas.
— Je crains que notre réunion de ce matin n’ait été qu’un faux-semblant.
Il fallait que je fasse comme si nous suivions la procédure normale,
jusqu’au moment où je suis entré dans cette pièce avec vous comme
d’habitude. Nous avons décidé, il y a quelque temps, de vous mettre dans le
secret. Vous souvenez-vous de la visite de Churchill le mois dernier ?
— Bien sûr. Vous êtes restés enfermés avec lui dans cette pièce, Pullen et
vous, pendant des heures. L’odeur de la fumée de cigare est restée pendant
longtemps après cela.
— Pullen est un des rares à Bletchley qui soit partie prenante de ce que je
vais vous dire. Des très rares. Vous souvenez-vous que Churchill vous a
parlé ensuite, dans la hutte ?
— Oui, j’étais flattée. Il a parlé à peu d’entre nous et il m’a choisie.
— Ce n’était pas par hasard. Pullen et moi vous avions recommandée, et
il a voulu vérifier par lui-même.
— Vous m’avez recommandée ? Pour quoi ? »
Il prit la cigarette à moitié fumée dans le cendrier, en enleva le bout brûlé
avec ses ongles et la ralluma. Il aspira une profonde bouffée, la garda
quelques instants dans les poumons, expira avec force, puis il écrasa ce
qu’il en restait.
« Un des aspects utiles de la réunion est qu’elle vous a donné un
instantané actualisé de nos forces aériennes et navales au large de l’Afrique
de l’Ouest. Eh bien, il y a quelque chose d’autre, qui est top secret. Un de
nos propres sous-marins est en position au large du Sierra Leone.
— En position, commandant ? Est-ce un chasseur d’U-Boots ?
— C’est un des quatre navires spécialisés, à long rayon d’action, dont
Churchill a ordonné la construction au début de l’année dernière, tout de
suite après l’entrée en guerre du Japon. Comme la guerre maritime en
Méditerranée tournait largement en notre faveur, nous avons choisi dans les
flottilles de Malte et de Gibraltar quatre des meilleurs commandants
survivants avec leur équipage pour armer les nouveaux sous-marins.
Officiellement, il s’agissait d’hommes qui avaient atteint le nombre de
patrouilles requis pour être affectés à terre, ou que l’on réformait pour
traumatisme ou maladie, mais en réalité, ils ont tous été affectés à une
opération top secret. Il y a deux mois, nous avons ajouté quatre navires
américains à cette flottille, avec des équipages ayant une grande expérience
opérationnelle dans le Pacifique. Le fait que je sois un sous-marinier n’est
pas une coïncidence, non plus. Mon affectation à Bletchley à la fin de
l’année dernière faisait partie de cette opération. Churchill s’est chargé en
personne de l’enquête à mon sujet. »
Fan cherchait désespérément à comprendre.
« Pourquoi après l’entrée en guerre du Japon ? Est-ce que cela a un
rapport ? Qu’ont les Japonais à voir avec tout cela ? »
Bermonsey sortit une autre cigarette et la tapota sur la table, mais ne
l’alluma pas. Il jeta un coup d’œil en direction de la porte et se mit à parler
rapidement, et à voix basse :
« Il y a quatre jours, dans l’océan Indien, au large du Mozambique, l’U-
180 avait rendez-vous avec le sous-marin japonais I-29. Nous le savons car
une jeune fille à l’œil vif qui travaille dans la hutte dédiée à la Bombe a
repéré un message décrypté qui était sur le point de rejoindre la pile des
messages inexploitables. Il comportait un mot apparemment
incompréhensible et elle s’est rendu compte qu’il s’agissait d’un terme
japonais : Yanagi, qui signifie “saule pleureur”. C’est le nom de code
japonais pour les missions sous-marines d’échange de technologie avec
l’Allemagne nazie.
— Je me souviens d’un autre sous-marin japonais, le I-30, intervint Fan.
C’était en août dernier, c’est cela ? Lord Haw-Haw 4 à la radio nazie a fait
tout un plat de l’arrivée de ce sous-marin à la base des U-Boots de Lorient,
après avoir évité la détection par les Alliés.
— C’était pendant notre période noire, admit Bermonsey en hochant la
tête, lorsque nous ne pouvions pas casser le nouveau code d’Enigma pour la
marine. Une époque vraiment très dure pour nous, et pire encore pour les
hommes qui étaient en mer. Dès la signature du pacte tripartite entre les
pouvoirs de l’Axe en septembre 1940, Bletchley s’est vu confier la tâche
d’être particulièrement vigilant pour détecter des missions comme celle de
l’I-30. Nous n’avions aucun moyen de la repérer, mais depuis que nous
avons cassé de nouveau le code de la marine au début de l’année, nous
n’avons cessé de scruter attentivement tous les messages. Celui qui a été
décrypté le 26 est la première indication que nous ayons eue d’un autre
échange, quoique trop tard, bien sûr, pour que nous puissions intervenir.
— Qu’ont-ils échangé ?
— Dans le cas de l’I-30 l’année dernière, c’étaient des matières premières
de grande valeur et de la technologie. Les Japonais ont envoyé du mica et
de la gomme-laque, ainsi que les plans d’une torpille air-air. En échange, les
Allemands ont expédié des perles industrielles, comme le radar antiaérien
Würzburg, un viseur d’artillerie Zeiss, des leurres antisonar, ce genre de
chose. Heureusement, la majorité du chargement échangé, y compris les
plans, a été détruit lorsque le sous-marin a heurté une de nos mines près de
Singapour. Dans le cas de l’U-180 et de l’I-29, c’est différent, et encore plus
préoccupant. Après que nous avons identifié le message décrypté par Ultra,
nos réseaux de renseignement ont travaillé jour et nuit pour trouver ce qui a
bien pu être échangé. Il semble à peu près certain maintenant qu’un des
passagers à bord de l’U-180 était le chef nationaliste indien Subhas Chandra
Bose, à qui Berlin a susurré à quel point les nazis le soutiendraient si son
mouvement se soulevait contre les Britanniques en Inde. Son transfert au
Japon nous préoccupe, car une fois là-bas, il pourrait être envoyé en
Birmanie et obliger de nombreux cipayes de l’armée indienne à se rallier
aux Japonais et à la soi-disant Armée nationale indienne. Mais ce qui est
encore plus préoccupant, surtout aux yeux de Churchill, c’est ce que le I-29
apportait en échange. Nos agents à Penang nous informent que sa cargaison
principale était constituée de plus de deux tonnes d’or.
— Deux tonnes d’or, répéta Fan dans un souffle. Pour acheter quoi ?
— C’est justement ce qui nous a préoccupés. Et Churchill aussi. Nous
avons toujours su que le haut-commandement allemand utiliserait
probablement l’Enigma de la marine pour d’autres usages que les ordres
aux U-Boots. Dès l’entrée en guerre des Japonais il y a seize mois, nous
avons été très attentifs aux messages interceptés qui auraient suggéré des
accords secrets concernant l’approvisionnement entre les Allemands et les
Japonais. Les Allemands sont à court de matières premières essentielles,
plus particulièrement du minerai métallique et des composés à haute teneur
et de la meilleure qualité qui pourraient être transportés en quantités
suffisantes, même par un sous-marin, et les Japonais veulent leurs propres
matières premières. Comme le transport par des navires de surface est
impossible en raison du contrôle que nous exerçons sur les routes
maritimes, la seule option consiste à utiliser les U-Boots à grand rayon
d’action. Il y a deux mois, un analyste de la marine américaine à
Washington a fait le lien entre un message intercepté et décodé par Ultra et
des rapports fournis par des agents à Tokyo faisant état d’une demande
d’expédition particulière. Il s’agissait d’uranium radioactif. C’est la
véritable raison de l’arrivée parmi nous, il y a six semaines, de ces deux
officiers américains. Ils veulent être là au cas où nous intercepterions
d’autres messages similaires. Les Américains se sont lancés dans un projet
top secret pour utiliser l’uranium dans la fabrication d’une sorte de bombe
terriblement destructrice, et l’idée que les Allemands et les Japonais
puissent s’être lancés dans le même genre de projet a flanqué une trouille
bleue à tous ceux qui sont impliqués.
— Y compris à Churchill, ajouta Fan.
— Surtout à Churchill. Lorsqu’il a dit que la guerre serait gagnée ou
perdue dans l’Atlantique, il ne pensait pas seulement à nos navires
marchands. Il pensait aussi à ce qui pouvait franchir notre maillage défensif
et rejoindre les bases sous-marines de Brest et de Lorient. En dépit de tous
les efforts de notre marine et de notre aviation, il reste possible à un U-Boot
à grand rayon d’action d’effectuer la traversée depuis le Japon jusqu’à un
territoire contrôlé par les nazis sans être détecté, en rechargeant ses batteries
pendant la nuit et en faisant le plein en chemin grâce aux U-Boots de
ravitaillement. La chose est également possible dans l’autre sens. »
Fan dit lentement, en regardant fixement les dossiers :
« Vous avez besoin de moi parce que toute opération destinée à
supprimer un de ces U-Boots ou de ces sous-marins japonais est basée sur
des messages interceptés par Ultra et doit par conséquent être intégrée dans
les probabilités qui sont ma spécialité. Si l’on intervient sur trop de
messages interceptés, les Allemands vont se douter de quelque chose. Et le
jour où l’on agit à la suite d’un de ces messages particuliers que l’on a
interceptés, il nous faudra ignorer le reste du renseignement d’Ultra
concernant les positions des autres U-Boots et ne sauver aucun convoi. Des
jours comme aujourd’hui ?
— Exact. Nous savions que vous étiez la personne qu’il nous fallait pour
ce job. Il faudra fournir des avis rapides. Vous continuerez à effectuer votre
travail habituel de membre de l’équipe de renseignement opérationnel de la
hutte – ce que vous avez fait aujourd’hui –, mais à chaque fois que nous
détecterons un de ces messages spéciaux, vous porterez également cette
autre casquette, à l’insu de la plupart des autres.
— Lorsque vous avez dit que notre sous-marin était en position, vous
vouliez dire pour intercepter U-515 ?
— Non, je voulais dire pour intercepter le convoi TS-37.
— Pour intercepter le convoi. Maintenant je ne comprends plus rien.
— Un U-Boot à grand rayon d’action est attendu près de cette côte d’ici
quelques jours. Nous le savons grâce à un message intercepté par Ultra
indiquant qu’un U-Boot de ravitaillement se dirigeait vers un rendez-vous
d’approvisionnement bien plus loin au sud que toutes les routes habituelles
des U-Boots dans l’Atlantique que nous connaissons, y compris l’U-515.
Notre sous-marin au large de la Sierra Leone est l’un de nos deux bâtiments
croisant près des côtes de l’Afrique de l’Ouest dans l’espoir d’intercepter
l’U-Boot à grand rayon d’action lorsque de nouveaux messages arriveront,
permettant de le localiser exactement. Mais entre-temps, un autre élément
est intervenu. Un des navires du convoi TS-37 transporte une chose que
nous ne voulons absolument pas voir tomber entre les mains de l’ennemi.
Ouvrez le manifeste de chargement du Clan Macpherson. »
Elle fouilla dans les papiers du dossier TS-37 et le trouva :
« Gueuses de fonte, chanvre, chargement de produits indiens. Les
gueuses sont probablement le nom de code pour le manganèse. Ah ! C’est
écrit au crayon en bas, et ça doit être chargé à Durban. Un chargement de
lingots d’or.
— Un chargement très important. Depuis le début de la guerre, nous
avons fait transporter par mer dans le plus grand secret, en provenance
d’Afrique du Sud, autant d’or qu’il nous a été possible. Nous en avons
besoin pour constituer des réserves et financer la Résistance en Europe. Un
chargement de cette importance serait également suffisant pour permettre
aux Allemands de payer les Japonais pour ce que les scientifiques nazis
veulent par-dessus tout en ce moment : un chargement de minerai
d’uranium. Les Japonais ont commencé l’exploitation d’une nouvelle mine
et produisent apparemment en excédent.
— Mais comment l’or pourrait-il tomber entre les mains des Allemands ?
— Parce que le haut-commandement allemand a ordonné de ne pas
couler le Clan Macpherson, mais de le capturer. Nous savons cela par un
message Enigma que nous avons intercepté. Malgré tous nos efforts pour
que nos transferts d’or depuis l’Afrique du Sud restent totalement secrets,
nous pensons que les agents nazis à Durban ont dû avoir vent de celui-là et
ont transmis l’information à leur hiérarchie. C’est précisément pour tromper
ces agents que nous changeons la dénomination du manganèse en gueuses
de fonte. Nous ne les avons pas mis hors circuit pour une raison bien définie
mais qui ne nous intéresse pas pour l’instant. Ce que nous avons appris
aussi après l’appareillage du navire, c’est que, mêlés à l’équipage indien du
Clan Macpherson, se trouvent des agents de l’Armée nationale indienne
formés par les Japonais et dont le rôle est de prendre les commandes dès
que l’U-515 commencera à attaquer le convoi. Ils s’arrangeront pour qu’il
reste à la traîne afin que l’U-Boot puisse l’arraisonner. Si l’U-Boot
provoque assez de dégâts au cœur du convoi, c’est là que les navires
escorteurs se concentreront, en abandonnant les traînards à leur sort. Nous
savons que l’escorte est faible, et les Allemands ne l’ignorent pas. Nous
pensons qu’ils ont prévu un rendez-vous dans un endroit secret de l’U-515
avec l’U-Boot à long rayon d’action pour y transférer l’or. Un plan osé,
mais ingénieux. Et nous devons absolument tout faire pour les en empêcher.
Je dis bien absolument tout. »
Fan se sentit tout à coup très mal.
« Mon Dieu. Maintenant, je comprends ce que Johnson voulait dire.
Notre sous-marin est là pour couler un de nos propres navires. Pour couler
le Clan Macpherson.
— C’est pour cette raison que je l’ai rabroué. Il est l’un des deux
cryptographes que nous avons mis dans le secret et à qui nous avons donné
la mission de repérer les messages spéciaux qui le concernent. Nous avons
été informés du programme de l’U-Boot à long rayon d’action par des
agents au Japon, mais c’est Johnson qui a fait le lien entre ce message
décrypté repéré par l’analyste américain et un certain nombre d’ordres de
changement de route que nous avions décryptés au cours des mois
précédents. Ils ne mentionnent pas un U-Boot par son nom et auraient
normalement abouti dans la pile des renseignements inexploitables. Le
message repéré par l’Américain utilisait un nom de code allemand connu de
nos agents à Tokyo, et en se basant là-dessus, Johnson a pu isoler plusieurs
douzaines de communications antérieures dont nous avons compris qu’elles
avaient été destinées à cet U-Boot à long rayon d’action. Et voilà ! nous
avions les indications qu’il nous fallait pour repérer les futurs messages.
Sacrément futé, vraiment. Dommage que Johnson s’avère être
dangereusement instable.
— Alan, en plaisantant, appelle Bletchley la machine, mais il dit qu’en
fait elle est comme l’esprit humain, pleine de potentiel inexploité et mise à
mal par les faiblesses humaines.
— Turing ? Eh bien, au moins, on peut compter sur lui. C’est lui, le
second cryptographe qui est dans le secret pour cette opération. Il peut se
charger aussi du travail de Johnson. Il ne semble pas souffrir du stress.
— Il l’évacue en courant. Des centaines de kilomètres par semaine. Nous
souffrons tous du stress, que nous l’admettions ou non. (Elle ferma le
dossier.) – Que faisons-nous, alors, en ce qui concerne le convoi TS-37 ? »
Il tapota de nouveau sa cigarette.
« Officiellement, nous sommes entrés dans ce bureau, vous et moi, pour
téléphoner l’ordre de dérouter le convoi et, pour ce qui concerne les autres
membres de cette hutte, c’est ce que nous aurons fait. Lorsque, demain, tout
le monde verra que le convoi a été attaqué, ce ne sera pas la première fois
que cela se produit. Il y a des convois qui changent de route à temps et
arrivent à s’échapper, tandis que d’autres se traînent, tout simplement. Et il
y a des commandants d’U-Boot qui sont imprévisibles, changent de route
sans envoyer des signaux que l’on puisse intercepter. Dans des
circonstances normales, Werner Henke, le commandant de l’U-515, est
exactement ce genre de capitaine. Je le sais car, moi-même, j’en étais un.
Mais dans ce cas précis, avec cette tâche particulière, nous pouvons être
sûrs qu’il ne déviera pas de son itinéraire. En ce moment, la hutte se
focalise sur la grande bataille de convois à laquelle tout le monde s’attend
dans l’Atlantique Nord, et que nous avons aidé à susciter aujourd’hui, de
sorte que la perte de quelques navires au large du Sierra Leone sera vite
oubliée, même avec leur précieux chargement de minerai de manganèse.
C’est la vérité, aussi brutale qu’elle puisse paraître. »
Elle désigna le téléphone :
« Alors, qu’allez-vous faire maintenant ?
— Tout ce qui émane de Bletchley par cette ligne est immédiatement mis
à exécution. Ce sont les ordres du Premier ministre, et ceci ne fait pas
exception. Le contre-amiral qui commande le centre opérationnel de
renseignement fait partie de notre groupe d’initiés et, dès qu’il entendra le
nom de code dont nous sommes convenus pour cette opération, il passera à
l’action et enverra l’ordre à notre sous-marin. Pour le personnel du centre
de renseignement, cela apparaîtra comme une directive de Bletchley,
inhabituelle, mais en aucun cas contraire aux ordres effectifs. En nous
abstenant de modifier la route du TS-37, nous pouvons prédire que l’U-515,
étant donné sa direction actuelle, rencontrera le convoi à environ vingt-trois
heures GMT ce soir. À ce moment-là, notre sous-marin aura déjà pris le
convoi en filature. Ses ordres seront de couler le Clan Macpherson peu
après le début de l’attaque, pour que l’on croie à une autre attaque d’U-
Boot.
— Il faut vraiment que ce soit notre navire ? »
Bermonsey hocha la tête d’un air sombre :
« Nous ne pouvons pas nous permettre de faire attaquer l’U-Boot par
notre bâtiment. Cela serait jouer au chat et à la souris, et nous risquerions de
perdre. Nous avons réfléchi à tous les scénarios possibles, et il y a vraiment
trop de chances pour que cela échoue. Nous pourrions donner l’ordre au
sous-marin d’attendre que l’U-Boot ait fait surface à côté du Clan
Macpherson, ce qui est le seul moment où il serait exposé et vulnérable,
mais si on tente de le couler de cette façon, nous risquons aussi de loger une
torpille dans le Clan Macpherson. S’il y avait combat et que notre bâtiment
soit obligé de faire surface, alors la partie serait perdue, et tous nos efforts
pour saper le commerce d’or et d’uranium seraient anéantis. Les Allemands
se rendraient compte aussitôt que nous les avons percés à jour et
changeraient Enigma. Vous savez à quel point ce serait désastreux. La
présence du sous-marin ne peut être connue de personne, ni de l’escorte du
convoi, ni de l’U-515. Henke doit simplement croire qu’il y avait un autre
U-Boot dans les parages, avec un commandant imprévisible comme lui qui
gardait le silence radio. Le commandant du convoi et l’escorte ne sauront
rien de tout cela, et personne en dehors de notre groupe, ici au centre de
renseignement, ne saura que mon message n’était pas un ordre de se
dérouter pour le convoi, mais un ordre à un de nos sous-marins de couler un
de nos propres vaisseaux marchands.
— Et le commandant de notre sous-marin ? On va lui donner l’ordre de
faire quelque chose d’impensable.
— Ce n’est pas pour rien que nous avons enquêté sur ces équipages. Ils
savent qu’ils font partie d’un dispositif top secret, sous les ordres directs de
Churchill. Pour eux, il n’en faudra pas plus. Ce sont tous des tueurs
endurcis. Tous, ils ont dû, comme moi, endurer de voir à travers le
périscope des hommes hurlant, brûlés, dans l’eau, tout cela par leurs
actions. Lorsque l’on voit cela, ce n’est plus d’ennemis qu’il s’agit, mais
simplement d’hommes. Je sais qu’il le fera car je sais que je le ferais. »
Il se redressa, rajusta son uniforme et s’approcha du téléphone. Elle
essaya de se concentrer, mais son esprit était en ébullition. Les différents
niveaux de secret lui apparurent soudain comme une galerie des glaces où
elle se trouvait piégée, ne sachant pas avec certitude si ce qu’elle percevait
était illusion ou réalité. À dire vrai, elle n’avait pas d’idée précise sur ce que
faisaient vraiment les autres ici, cette armée silencieuse et grelottante qui
tous les matins sortait du train et se pressait avec elle. Ils échangeaient de
rapides plaisanteries à propos de ce premier mug de thé si bienvenu, puis
disparaissaient dans des huttes réparties sur tout le domaine de Bletchley,
avec des sentinelles postées aux portes. Pour ce qu’elle en savait, son amie
Louise pouvait aussi bien faire partie d’une autre entreprise top secret. Elle
ne pouvait même pas savoir jusqu’où Bermonsey l’avait mise dans la
confidence, s’il lui avait raconté toute l’histoire. La nécessité d’empêcher
les Allemands de mettre la main sur l’or qu’ils pouvaient utiliser pour
acheter de l’uranium était facile à comprendre. Mais était-ce une
justification suffisante pour couler un bâtiment britannique ? Se passait-il
quelque chose d’autre, y avait-il sur ce bateau autre chose que l’or ?
Elle le regarda tandis qu’il se tenait debout près du téléphone en
comptant les secondes sur sa montre. Ses yeux s’étaient durcis de nouveau
et elle savait qu’elle n’obtiendrait rien de plus de sa part. Il lui avait dit ce
qu’elle avait besoin de savoir pour faire son travail, et c’était tout. C’était
comme cela que ça fonctionnait, à Bletchley.
Encore une minute. Elle s’obligea à penser de nouveau à l’Atlantique,
aux navires exposés aux embruns et à la houle. Il faisait sans doute encore
nuit, c’était la fin du quart le plus dur. Les hommes, épuisés, devaient
s’endormir instantanément sur leurs couchettes, tout habillés au cas où ils
auraient à sauter dans les bateaux de sauvetage. D’autres hommes aux yeux
bouffis devaient être en train de les remplacer, serrant dans leurs mains des
tasses de chocolat, les yeux fixés sur la tache noire du bateau qui les
précédait, luttant à grand-peine contre le froid et la peur. Habituellement,
c’était une image qui la réconfortait, lorsqu’elle savait qu’un dossier était
resté ouvert, qu’on avait donné sa chance à un convoi. Cette fois-ci, elle ne
sauverait personne.
Bermonsey décrocha le combiné. On lui répondit aussitôt. Il se détourna
et dit rapidement :
« Ici, Bletchley. Nom de code Ark. Je répète, Ark. Exécution. »
DEUXIÈME PARTIE
6

Sur le site de la Carthage antique, en Tunisie, de nos jours.

« M aurice, est-ce que tu vois quelque chose ? C’est trop dangereux. Il


faut que tu sortes, maintenant. »
Maurice Hiebermeyer regarda un amas de boue se détacher lentement à
quelques centimètres de son nez et écouta la pulsation de son sang dans ses
oreilles. La voix d’Aysha paraissait lointaine, comme si elle venait de
l’extrémité d’un très long tunnel, et elle n’était pourtant qu’à quelques
mètres derrière lui, debout dans la tranchée de fouille juste au-dessus du
niveau de la baie de Tunis, qui se trouvait à une cinquantaine de mètres à
l’est. Brutalement, le souvenir de sa première excavation avec Jack lui
revint. Ils étaient dans un bois proche de leur pension dans le sud de
l’Angleterre, tous deux encastrés épaule contre épaule dans un terrier de
lapin qu’ils avaient élargi, essayant à grand-peine d’atteindre la poterie
romaine qu’ils avaient vue au fond du trou tout en essayant de ne pas se
faire repérer par le professeur envoyé à leur recherche. Un paquet de boue
lui coula sur le visage, et il revint immédiatement à la réalité. Ce n’était que
grâce au travail de la pelle mécanique, qui écopait sans relâche, qu’il n’était
pas submergé par l’eau et, la machine étant arrêtée depuis qu’il inspectait le
trou, celle-ci s’infiltrait de nouveau inexorablement. Il l’observa qui coulait
en minces filets le long de la paroi boueuse et alimentait la mare dont la
surface léchait déjà le haut de sa tête. Il sentit sur ses lèvres le goût de l’eau
salée. Aysha avait raison. Elle pensait autant à lui qu’à Michael, leur petit
garçon de deux ans. Se retrouver tête en bas dans un trou qui se remplissait
d’eau, enterré sous plusieurs tonnes de boue, n’était pas la meilleure façon
de faire de vieux os.
« Je ne discerne aucune structure, répondit-il en criant, la voix étouffée
dans l’espace confiné. Mais je vois la boue du chenal d’entrée de l’ancien
port, à environ un mètre en dessous de l’endroit où tu te tiens. Je sors
maintenant. »
Il scruta ce qu’il avait autour de lui, pour s’assurer qu’il n’y avait rien
d’autre à voir, aucune maçonnerie, aucun objet, seulement la vase gris noir
de l’ancien chenal au-dessous de lui. Il sentit que sa frontale, dont la sangle
était rendue glissante par une mince pellicule de boue, commençait à se
détacher. Il fit tout ce qu’il put pour la garder, en avançant la tête, en la
coinçant contre la paroi du trou, mais sans succès.
« Scheiße », marmonna-t-il lorsqu’elle tomba pour se ficher dans la vase
et l’aveugler. Il serra fortement les paupières et se mit en devoir de sortir, en
rampant à reculons sur les coudes et les genoux. Au fil des années, il avait
porté l’art de s’extirper à son plus grand raffinement et était capable d’une
agilité qui semblait incompatible avec sa corpulence. Au dernier moment, il
avança la main prestement et récupéra la torche, puis se retrouva dehors, à
quatre pattes en plein soleil au fond de la tranchée. Le godet de la pelle
mécanique était posé dans la boue à côté de lui et les ouvriers l’observaient,
le visage inquiet, depuis le haut de la tranchée.
Il se mit debout péniblement et regarda en l’air en plissant les yeux, tout
dégoulinant de boue. Il était évident qu’Aysha, rassurée sur son sort, était
remontée jusqu’au petit palier qu’ils avaient façonné au bord de la tranchée,
en guise de plate-forme pour superviser l’excavation.
« Rien, rien 5 », cria-t-il aux ouvriers tout en faisant du tranchant de sa
main inclinée le signe de creuser. C’était la troisième fois qu’il le faisait
depuis qu’ils avaient commencé à travailler, ce matin-là, juste après le lever
du soleil. À chaque fois que la machine avait mis au jour un espace vide le
long de la tranchée, une fente, une fissure ou un trou, il était descendu pour
inspecter, espérant découvrir une structure en maçonnerie susceptible
d’avoir la forme de l’entrée des ports. Ce n’était pas vraiment ce qu’il
espérait trouver en venant à Carthage, mais ce serait un apport significatif
au travail que Jack avait accompli des années auparavant avec une équipe
de plongée composée d’étudiants pour documenter les fondations du mur
du port extérieur qui avait été inondé par la montée du niveau de la mer
depuis l’Antiquité.
Les ouvriers terminèrent leurs cigarettes, le conducteur de la machine
retourna dans sa cabine, prêt à reprendre son travail, et Hiebermeyer grimpa
à l’échelle pour retrouver Aysha, qui l’attendait avec une grande bouteille
d’eau.
« Merci », lui dit-il en se versant l’eau sur la tête. Il cligna des yeux et
cracha tandis que le masque de boue sur son visage disparaissait. Il se rendit
compte trop tard que son short était descendu, telle une voile, plus bas qu’à
mi-mât, et il le remonta d’un coup sec. Jack lui en avait fait cadeau des
années auparavant, au début de leur carrière. C’était un short de l’Afrika
Korps qu’il avait trouvé dans un bazar au Caire. La boue allait sécher au
soleil et le rigidifier, ce qui l’empêcherait de tomber de nouveau. Rien ni
personne ne pourrait le convaincre de porter autre chose, et Aysha
n’essayait plus depuis longtemps.
« J’y vais, dit-elle, en s’arrêtant dans son élan pour l’embrasser
lorsqu’elle vit la boue. Cette semaine, ils n’ouvrent les réserves du musée
que le matin, et il faut que j’en profite au maximum. Tu appelles Jack,
d’accord ? Tu ne trouves peut-être pas cette vase très passionnante, mais lui
sera très intéressé s’il se trouve que tu es tombé sur le chenal d’entrée du
port. De toute façon, c’est une bonne chose de prendre contact avec lui.
Souviens-toi que c’est lui qui a monté ce projet pour nous.
— On ne peut probablement pas le joindre pendant un moment, de toute
façon. Il est avec Costas, ils explorent un navire marchand coulé au large de
l’Afrique de l’Ouest pendant la Seconde Guerre mondiale, pour surveiller
une société de chasseurs d’épaves. La vérité, c’est que je me fais un peu de
souci pour lui. L’opération est dirigée par Anatoly Landor.
— Tu veux parler de votre camarade d’école ?
— Pas vraiment ce qu’on peut appeler un camarade. Si Jack n’était pas
intervenu, Landor m’aurait réduit en bouillie. Il en veut à Jack depuis que je
suis arrivé à l’école et que nous avons commencé à faire des fouilles
ensemble. En temps normal, Rebecca me tient au courant de ce que fait
Jack, mais elle s’est trouvée elle-même un peu déconnectée depuis son
séjour au Kirghizistan.
— Je suis sûre que Jack peut se débrouiller. Costas est avec lui. Ils font
toujours une bonne équipe tous les deux.
— Ce que j’aimerais, c’est trouver quelque chose d’un peu plus excitant
pour lui. Il est habitué à ce que je l’appelle uniquement pour des trucs
sensationnels, tu comprends ? Je ne veux pas qu’il soit déçu.
— Jack ne peut pas être déçu par quelque chose qui vient de toi. Il a une
très haute opinion de toi, tu sais. Même si tu ne plonges pas, tu es tout de
même son plus vieil ami.
— J’ai l’impression de devoir complètement refaire mes preuves depuis
qu’on a dû quitter l’Égypte, comme si je devais repartir entièrement de
zéro. Je m’y retrouve à peine ici.
— Souviens-toi de ce que Rebecca t’a dit lorsqu’elle est venue nous voir
sur le Seaquest il y a six mois. Ce sont les extrémistes qui nous ont forcés à
partir, tu n’y es pour rien. Et pense à ceux de ma famille qui sont restés
piégés au Caire, et à mon frère dans la résistance. C’est à eux que nous
devrions penser.
— Je sais. Je voudrais bien pouvoir faire quelque chose.
— Tu fais quelque chose. Tu fais ce pour quoi tu es le plus doué.
Rappelle-toi les paroles de Jack. Il a dit que tu étais sacrément bon, comme
archéologue. Il ne t’aurait pas fait travailler sur un site aussi important s’il
ne le pensait pas. »
Hiebermeyer sourit d’un air las.
« Quand est-ce qu’on aura Michael à Londres, sur Skype ?
— À deux heures de l’après-midi. Ma sœur l’aura ramené de l’école
maternelle. On va l’appeler depuis le musée, alors il faudra que tu partes à
treize heures trente, au plus tard, pour arriver à l’heure. Au fait, où est-il,
notre expert de l’UMI en nanotechnologies et en simulation par ordinateur,
qui vient d’arriver ?
— Lanowski ? Il est aux citernes romaines. Voilà qu’il est fasciné
maintenant par le système d’adduction d’eau de la cité antique. Il pense
qu’on ne l’a pas bien compris. Typique de Jacob, de trouver un problème
mathématique à résoudre. C’est vraiment lui, avec son cerveau hors normes,
qui a résolu notre problème de terrain l’année dernière, pendant les derniers
jours que nous avons passés en Égypte, en travaillant sur la carte de la cité
de la lumière d’Akhenaton. Maintenant, Jack va vraiment avoir du mal à le
garder collé à l’écran. Jacob pense qu’il faut renoncer à l’idée
communément admise que les maisons puniques étaient alimentées en eau
par des citernes de récupération d’eau de pluie, et que ce sont les Romains
qui ont construit le premier aqueduc. Pour lui, la cité punique avait déjà un
genre d’adduction d’eau communale. Je pense qu’il a peut-être raison.
— Avait-il des gardes avec lui ? Les citernes sont un peu éloignées des
sentiers battus.
— Il y en avait deux avec lui dans la camionnette. Depuis cette histoire
de bombe à Tunis hier soir, on bénéficie d’une plus grande présence de la
police. C’est surtout pour les membres du gouvernement qui vivent dans
cette enceinte, mais cela améliore aussi notre sécurité. Tu as toujours le
tien ?
— Oui, il m’attend dans la voiture. Ne redescends pas dans des trous sans
m’en parler. Je suis venue uniquement parce que quelque chose m’a dit que
Jacob ne devait pas être là pour te surveiller. Maurice, s’il te plaît, ne pose
pas ton chapeau sur cette chose. Quelquefois, je me fais vraiment du souci
pour toi. À tout à l’heure. »
Il lui fit signe de la main, s’essuya le visage avec une serviette et remit
ses lunettes, mais laissa son chapeau accroché à une protubérance dans une
partie de la tranchée à ciel ouvert, le temps que ses cheveux sèchent. Il
regarda Aysha traverser le court de tennis envahi d’herbes folles en
direction de la voiture qui l’attendait à l’entrée de l’enceinte et passer le
point de contrôle gardé par deux soldats armés de fusils-mitrailleurs.
Pendant une semaine, avant d’ouvrir cette tranchée, Aysha et lui avaient
creusé à seulement quelques centaines de mètres de là, au Tophet, le
sanctuaire où s’amoncelaient des sépultures d’enfants calcinés, et où les
Carthaginois pratiquaient les sacrifices d’enfants. Beaucoup de chercheurs
avaient souligné le fait que les Romains avaient beaucoup exagéré dans
leurs récits, mais l’analyse ostéologique effectuée au laboratoire de l’UMI
avait révélé sans équivoque qu’il s’agissait d’enfants en bonne santé et non
pas mort-nés ni décédés de mort naturelle comme on l’avait imaginé. Leur
découverte lui avait fait penser à leur propre fils, Michael, et à la distance
qui séparait leur monde de celui où des parents étaient capables d’envisager
un tel acte. Dans les couches les plus profondes, qui dataient des VIIe et
VIe siècles avant Jésus-Christ, ils avaient trouvé, gravées ou peintes sur des
fragments de poterie, des formules de remerciement au dieu Baal Hammon
pour avoir accepté les offrandes. Elles étaient comparables, par leur date et
leur style, à celles trouvées par l’équipe de Jack sur l’épave phénicienne en
Cornouailles. Aysha avait donc travaillé en étroite collaboration avec leurs
collègues Jeremy Haverstock et Maria de Montijo de l’institut de
paléographie d’Oxford pour améliorer le lexique de la langue punique à
cette époque. Cela s’était avéré enthousiasmant pour Aysha, et elle avait
travaillé sans compter ses heures pour finir de photographier les inscriptions
avant la date de la fin de la fouille et son retour en Angleterre pour retrouver
Michael à la fin de la semaine.
Il s’essuya de nouveau le visage et observa les gardes qui refermaient la
grille derrière la voiture de sa femme et reprenaient leur patrouille sur le
périmètre. Il se remémora le site de fouille d’une momie dans l’oasis du
Fayoum en Égypte, il y avait presque dix ans de cela. C’était là qu’ils
s’étaient rencontrés, après qu’Aysha l’avait bombardé d’e-mails pour faire
partie du projet. Avoir été obligée de quitter l’Égypte, six mois auparavant,
avait été pour elle un traumatisme encore plus grand que pour lui, car
certains membres de sa famille étaient toujours piégés sous le régime
extrémiste. Quelques-uns avaient rejoint la guérilla pour le combattre. Ce
n’était pas le seul pays du monde arabe où l’archéologie n’était plus
possible. La Tunisie en prenait le chemin, aussi, et des slogans extrémistes
souillaient déjà les sites antiques et les murs des musées. L’époque où des
cohortes d’archéologues se pressaient à Carthage sous la bannière du
programme de l’UNESCO, qui en avait fait l’un des sites de fouille les plus
importants et les plus excitants de la Méditerranée, était bien révolue.
Seules les négociations intenses menées par Jack avaient rendu ce projet
possible, à la condition expresse, posée par le conseil d’administration de
l’UMI, que le dispositif de sécurité réponde à leurs propres standards
rigoureux. Il se trouvait, par chance, que le faubourg de Tunis situé sur
l’emplacement de la Carthage antique était déjà une enceinte de haute
sécurité militaire et diplomatique. Même ainsi, la présence de la police avait
été accrue et on avait approfondi les enquêtes présidant à l’embauche des
ouvriers locaux qu’ils avaient employés pour évacuer les déblais et faire
fonctionner l’excavatrice sur le site.
Le soleil était brûlant à travers la brume matinale, et il sentit des gouttes
de transpiration sur son front. Ce serait bientôt la fournaise, et ils devraient
cesser de creuser jusqu’au soir. Il ramassa la ceinture d’outils dont Costas
lui avait fait cadeau avant de partir. Costas n’avait pas été le seul à offrir son
aide. Tout le monde avait été très gentil. Il savait qu’ils étaient préoccupés
par son moral après qu’il avait été contraint de quitter l’Égypte, mais ils
n’auraient pas dû. En dépit des frustrations, Carthage commençait à exercer
son emprise sur lui. Il s’était sans doute habitué pendant trop longtemps aux
certitudes de l’Égypte, où un tombeau était un tombeau et une pyramide,
une pyramide, où l’archéologie était si souvent prévisible. Ici, à Carthage,
en comparaison, l’histoire des premiers temps était insaisissable,
bouleversée par des phases de destruction successives : par les Romains
lorsqu’ils rasèrent la ville en 146 av. J.-C., par Jules César une centaine
d’années plus tard, lorsqu’il reconstruisit une nouvelle Carthage romaine
sur les ruines de l’ancienne, par les Vandales au début du Ve siècle et les
Byzantins un siècle plus tard, et enfin par les Arabes au VIIe siècle lorsqu’ils
construisirent leur nouvelle capitale de Tunis à proximité en utilisant les
ruines de Carthage comme carrière et sans jamais s’y installer de nouveau.
De prime abord, il ne croyait trouver aucune couche intacte provenant du
premier établissement phénicien à Carthage, où il avait conçu l’espoir
d’exhumer la preuve d’une influence égyptienne. Toute poterie datant de
cette époque était plutôt susceptible d’avoir été déblayée ou employée par
les Romains pour consolider leur mortier. Puis il avait commencé à voir
cela comme un défi. À penser qu’être archéologue sur un site comme celui-
ci consistait autant à imaginer qu’à découvrir, que son rôle était d’assimiler
tout ce qu’il pouvait concernant le lieu et de voir ensuite où le conduirait
son flair pour reconstruire le passé. Après des années de rivalité avec Jack,
pendant lesquelles c’était lui qui, au cours de ses fouilles en Égypte,
trouvait le plus souvent les artefacts les plus importants, les clous du
spectacle, ceux qui faisaient la une des journaux, il avait commencé à voir
les choses comme son ami, à penser l’archéologie en termes de probabilités
et d’hypothèses plutôt que de certitudes comme celles que lui avait données
le fait de vider des tombeaux et d’exhumer des momies en Égypte. Et à son
grand étonnement, il avait commencé à se prendre au jeu. À Carthage, il se
sentait comme un romancier qui essayait de faire naître une histoire à partir
du passé, en utilisant les indices dispersés pour créer une trame pouvant être
animée par les hommes qui avaient fait de cette cité l’une des plus grandes
du monde antique.
C’était Jack qui avait fait vivre Carthage pour lui. Cela s’était passé six
mois auparavant, et ils se trouvaient tous deux sur cette bande de terre en
friche à côté du court de tennis, en train de négocier pour le permis de
fouille. Jack était tombé d’accord avec lui sur le fait qu’avant la fondation
de la ville il pouvait y avoir eu un avant-poste pour le commerce, établi par
les prédécesseurs cananéens des Phéniciens, au nombre desquels auraient
pu très bien se trouver des commerçants mycéniens venant de Grèce et des
Égyptiens. Cela au moins était compatible avec ce que l’on savait du
commerce maritime international à la fin de l’âge de bronze, à l’époque
d’Akhenaton et de Toutankhamon, et de l’exode des Israélites hors
d’Égypte. Mais Jack l’avait dissuadé de garder le moindre espoir de trouver
des vestiges de l’âge de bronze, et orienté vers la cité punique plus récente
et ses liens avec le monde de la Méditerranée orientale. Jack lui avait
demandé d’imaginer le site comme il était au XIXe siècle avant que Tunis ne
commence à envahir les ruines, lorsque les traces les plus évidentes de la
cité antique avaient été les ports intérieurs auxquels on accédait par le
chenal qu’ils essayaient de trouver actuellement.
La conception de ces ports était due à Tyr, la cité mère de Carthage dans
la Phénicie antique. Un autre point commun était le sacrifice d’enfants, une
chose qui associait Carthage à l’histoire d’Abraham et d’Isaac dans
l’Ancien Testament. Jack pensait que des sacrifices pouvaient avoir eu lieu
sur une plate-forme cérémonielle à l’entrée des ports, lieu d’où la terrifiante
fournaise en bronze décrite par les Romains aurait pu être vue depuis le
large, éructant ses flammes destinées à attirer la bénédiction des dieux sur
les grandes expéditions d’exploration et de commerce. C’était en ce même
endroit que ces voyages étaient certainement commémorés, par des
trophées et des inscriptions composées par des navigateurs comme Hannon
et Himilcon et d’autres qui les avaient suivis. Creuser à cet endroit pouvait
non seulement mettre au jour le chenal lui-même, véritable portail de ces
grands voyages de découverte, mais encore permettre de trouver des traces
de rituels qui reliaient les Carthaginois au monde d’où ils venaient, aux
peuples de Phénicie et de Terre sainte qui avaient été autrefois leurs parents
et leurs cousins.
Hiebermeyer prit une autre bouteille d’eau sur la table et but longuement.
Aysha avait raison. Il devait vraiment appeler Jack. Comme il avait trouvé
le chenal, il le lui devait. Il regarda la rive boueuse où Jack pensait que se
trouvait la plate-forme cérémonielle et plissa les yeux. Il y consacrerait
encore un jour, juste un de plus. Il tendit la main et prit son vieux chapeau
de paille sur la protubérance du mur, révélant le tibia d’un squelette
partiellement exhumé dans cette partie de la tranchée. Ils l’avaient trouvé
lors du premier jour de terrassement et avaient décidé de le laisser in situ
pour l’inhumer de nouveau lorsque la fouille serait terminée. Les
nombreuses traces de coups d’épée cicatrisés et l’anneau castillan qu’il
portait indiquaient qu’il s’agissait d’un soldat espagnol probablement mort
lors d’un siège de Tunis au XVIe siècle. Hiebermeyer l’avait baptisé Miguel
et avait entrepris de nettoyer les os à la brosse et de les arroser tous les
matins pour les empêcher de sécher. Au cours des nombreuses heures qu’il
avait passées seul dans la tranchée, sous le soleil accablant, tandis qu’Aysha
était occupée ailleurs et avant l’arrivée de Lanowski, il s’était fait de plus en
plus de souci pour Miguel. Il avait demandé aux ouvriers de construire un
petit auvent au-dessus du squelette et d’installer un tuyau d’arrosage de
façon à ce qu’il soit rafraîchi constamment par une pluie fine, suffisante
aussi pour humidifier les deux brins de bougainvillier qu’il avait plantés de
chaque côté.
Il se pencha vers le crâne, tout en regardant furtivement autour de lui.
« Rien, rien », chuchota-t-il en agitant le doigt, répétant ce qu’il avait dit
aux ouvriers et en observant la mâchoire béante comme s’il attendait une
réponse. Il se redressa, en se rendant compte tout à coup de ce qu’il était en
train de faire. Peut-être que Miguel n’était pas le seul à être fêlé. Il se mit à
rire du jeu de mots en se tapant sur les cuisses, regrettant l’absence de
Costas. C’était du bon humour allemand, quelque chose que ce dernier
appréciait. Il vit que le conducteur de l’excavatrice le regardait et il
s’empressa de se relever, rajusta son chapeau, regarda la tranchée à l’endroit
où le trou avait disparu sous la boue. Les yeux toujours fixés sur le sol, il fit
le geste de fouiller. Rien ne se produisit et il jeta un coup d’œil au
conducteur, qui le regardait comme s’il s’attendait à un nouvel accès de
bizarrerie. Hiebermeyer, légèrement énervé, refit le même geste. L’homme
haussa les épaules, jeta sa cigarette et le moteur de la machine se réveilla en
vrombissant. Hiebermeyer jeta encore un coup d’œil à Miguel, puis se
retint, chuchota pour lui-même : « Il est mort. Miguel est mort. » Soudain, il
avait hâte que Lanowski revienne, de retrouver ses digressions
mathématiques, ses cheveux longs en désordre, son sourire de travers. Ça,
c’était du sérieux. Il avait vraiment besoin d’avoir quelqu’un à qui parler.

Vingt minutes plus tard, la fouille dans le chenal du port battait de


nouveau son plein, et le godet de la pelleteuse progressait avec régularité
dans la vase gris noir, tandis que les ouvriers continuaient à déblayer le
terrain vague qui s’étendait devant de façon à pouvoir continuer la tranchée
en direction du front de mer actuel. Hiebermeyer observait la façon dont
l’eau s’infiltrait après chaque pelletée et dont les mottes de terre desséchée
tombaient depuis le haut et coloraient l’eau en marron clair. Tout, ici, était
soit extrêmement humide, soit extrêmement sec. La sécheresse, au moins,
évoquait les fouilles en Égypte. Miguel avait encore des touffes de cheveux
collées derrière son crâne et de la peau momifiée autour du bassin.
Hiebermeyer vida presque toute sa bouteille d’eau sur les os, puis versa le
reste sur sa nuque. Il leva les yeux juste au moment où Lanowski sautait
dans la tranchée et s’avançait vers lui pour lui taper sur l’épaule.
« Félicitations, Maurice. Je viens de voir la boue grise, qui prouve que tu
as trouvé le chenal. Du coup, les choses sont à peu près bouclées, ici ? »
Hiebermeyer montra de la main le côté opposé de la fouille.
« Je veux seulement vérifier l’hypothèse de Jack à propos de la plate-
forme cérémonielle. Si on ne trouve rien aujourd’hui, cela voudra dire
qu’elle a été détruite par les Romains ou qu’on en a volé les pierres après
l’abandon de la cité. Je suis content de te revoir. Je commençais à parler
tout seul. Comment c’était, aux citernes ? »
Lanowski le regarda, hilare, en hochant la tête.
« C’était bien. Très bien. »
Hiebermeyer lui passa une autre bouteille d’eau, puis fouilla dans la
poche de son short, en se souvenant qu’Aysha lui avait donné un sandwich
ce matin-là. Ou était-ce le matin précédent ? Il le trouva, le sortit, le déballa
et en donna la moitié à Lanowski. Ce dernier accepta la chose écrasée avec
reconnaissance et l’engloutit. Ils étaient devenus bons amis lorsque
Lanowski avait avoué sa passion pour l’égyptologie l’année précédente, et
le lien avait été encore renforcé lorsque ce dernier les avait aidés à fuir la
région du Nil pendant la prise du pouvoir par les extrémistes. Hiebermeyer,
approbateur, considéra l’équipement de son compagnon. Celui-ci avait
attaché ses longs cheveux derrière sa nuque et était couvert de poussière de
la tête aux pieds, y compris ses lunettes, voilées d’une fine couche
poudreuse. Il portait des chaussures de marche, un short de randonnée
pourvu de multiples poches et, tel un chameau, une paire de vieilles
sacoches kaki des surplus de l’armée dont les lanières se croisaient sur sa
poitrine. Il avala le reste du sandwich, fourra la main dans une de ses
sacoches et en sortit une cartouchière d’environ une douzaine de balles de
20 mm, dont la partie métallique était couverte de vert-de-gris.
« J’ai trouvé ça. C’est chouette, hein ?
— Mein Gott. Tu ne vaux pas mieux que Costas.
— Tu veux dire que je suis aussi bon que Costas. Les citernes romaines
ont été utilisées comme abri pour les tanks par la 8e armée britannique
en 1943, à la fin de la campagne d’Afrique du Nord, et dans l’une d’entre
elles, sous une partie effondrée, se trouvait un magasin de munitions. L’abri
a probablement été détruit par un bombardement aérien, puis abandonné.
— Laisse l’armée tunisienne s’occuper de ça, répondit Hiebermeyer. J’ai
déjà perdu assez de proches ici. »
Lanowski remonta ses lunettes sur son nez.
« Bien sûr. Ton grand-père. Excuse-moi. Je n’aurais pas dû t’en parler. »
Hiebermeyer posa sa main pleine de boue sur l’épaule de son ami.
« Cela fait partie de l’histoire archéologique de cet endroit. On ne peut
pas le passer sous silence. »
Un autre motif l’avait poussé à venir ici, tiré d’un chapitre de l’histoire
familiale datant de plus de soixante-dix ans. Son grand-père, maître d’école
avant la guerre, avait été officier du génie dans l’armée allemande sous
Rommel et il avait été tué dans les derniers jours de la campagne, en
juin 1943. Au cours du même mois, un de ses oncles avait été englouti avec
son U-Boot dans l’Atlantique Nord. Son grand-père n’avait pas de tombe
connue, mais Jack l’avait accompagné, pendant leur première visite à
Carthage, au mémorial et ossuaire allemand au sud de Tunis. Les pierres
tombales, sévères et grises, s’y découpaient sur l’azur de la Méditerranée, et
il avait trouvé ce contraste difficile à comprendre, qu’un endroit aussi beau
puisse être aussi un lieu de guerre et de mort où sa propre famille et tant
d’autres avaient été détruites.
Lanowski remit la ceinture de munitions dans son sac et désigna la
tranchée.
« Est-ce que tu es tombé sur une bonne stratigraphie, déjà ?
— Tu plaisantes, s’étrangla presque Hiebermeyer. On est à Carthage ! En
Égypte, on peut toujours creuser sous la couche ottomane et la couche
romaine pour trouver la vraie archéologie, toutes les couches sont restées
nettes, un vrai bonheur ! Là-bas, les conquérants n’ont pas rasé les
pyramides pour construire par-dessus. Ici, poursuivit-il en levant un doigt
comme l’analogie lui venait, c’est comme si, à l’école, en classe de
biologie, tu disséquais une grenouille et que ton plaisantin de binôme de
labo avait pris tous les viscères et les avait répandus sur la paillasse pour
que tu essaies de t’y retrouver alors que tout est sens dessus dessous.
— Tu as déjà fait cette expérience ? demanda Lanowski.
— C’est comme ça que j’ai fait la connaissance de Jack Howard, le
lendemain de mon arrivée en pension. Il était embêté quand il a vu que
j’étais contrarié et il m’a dit qu’il faisait juste le malin avec le prof de
biologie le plus rasoir du monde, mais pas avec moi. Il s’est rattrapé
pendant la colle qui a suivi en me promettant de m’emmener le week-end
suivant à sa fouille secrète sur un site romain proche. On a failli être
renvoyés, mais j’avais attrapé le virus.
— Étonnant après ça que vous ayez réussi à aller à Cambridge tous les
deux.
— À ce moment-là, le prof de biologie était devenu directeur et il a
rédigé pour nous deux une chaleureuse lettre de recommandation. Pour
étudier l’archéologie, bien sûr, pas la biologie.
— Et maintenant, vous faites tous les deux partie des stars de l’école, et
on vous met en avant sur leur site Internet comme si vous aviez été des
élèves modèles.
— C’est toujours comme ça. »
Hiebermeyer se hissa en haut de la tranchée et en perdit presque son
short. Il le rattrapa vivement avant qu’il n’arrive au niveau de ses genoux et
le remonta. Il resserra sa ceinture d’outils et vérifia que tout y était : sa
fidèle truelle, la même que Jack, que tous deux avaient achetée avec leur
argent de poche chez un quincaillier local lorsqu’ils étaient à l’école ; un
marteau de géologue et une torche frontale ; divers pinceaux et burins ; et
quelques bizarreries ajoutées par Costas, qu’il avait trouvées indispensables
sous l’eau et dont il avait pensé que Hiebermeyer aimerait les avoir. L’une
d’entre elles ressemblait de façon suspecte à un de ces outils à multiples
fonctions que l’ingénieur avait conçus pour ouvrir les bouteilles et touiller
les boissons. Il en répartit le poids pour être à l’aise, puis posa les mains sur
ses hanches et examina l’excavation, tel un général inspectant le champ de
bataille. Quelques instants plus tard, ils entendirent un bruit métallique
provenant de la pelleteuse, et le moteur baissa de régime. Tous deux se
précipitèrent au bord de la tranchée et regardèrent attentivement. Le godet
avait heurté quelque chose de dur, mais plutôt en métal qu’en maçonnerie si
on en jugeait par le son, et ce n’était pas sur les parois de la tranchée, mais
au fond, dans la vase. À cet endroit du chenal, il ne pouvait s’agir de
fondations, mais peut-être de quelque chose qui était tombé ou y avait été
jeté. On pouvait concevoir que ce soit un élément de la plate-forme de
l’avant-port dont Jack avait postulé l’existence sur la rive opposée. Il fit
signe au conducteur de couper le moteur et sentit monter son excitation.
C’est peut-être ça.
« C’est mon tour, dit Lanowski tout en se libérant de ses sacoches. Tu
m’as promis de me laisser lorsque je reviendrai.
— On va y aller tous les deux. »
Lanowski prit la tête et Hiebermeyer le suivit. Ils descendirent l’échelle
jusqu’au fond de la tranchée, dépassèrent le bras de la pelleteuse. Une seule
personne pouvait passer entre le godet et la paroi de la tranchée et Lanowski
s’y engouffra. Ses chaussures faisaient un bruit de succion dans la vase qui
se liquéfiait à mesure que la tranchée se remplissait lentement d’eau. Quel
que soit l’objet qui avait été la cause de l’arrêt de la pelleteuse, il était
tombé de la partie sèche du sol au-dessus, car il était recouvert de mottes
qui en provenaient. Lanowski s’était avancé au-delà du godet et s’était
accroupi, de sorte qu’il était invisible.
« Alors ? demanda Hiebermeyer, en forçant son ventre à travers l’étroit
passage. Métal, ou pierre ? »
Lanoswki restait cloué sur place et fixait l’objet.
« Tu ne vas pas le croire.
— Je t’écoute.
— Dans l’avion, je me suis documenté sur Carthage à l’époque punique
et j’ai mémorisé ce récit romain sur le sacrifice d’enfants : “Il y avait dans
leur cité une représentation en bronze de Baal Hammon, les paumes levées
vers le haut et penché vers le sol, de telle façon que chacun des enfants,
lorsqu’on l’y plaçait, tombait en tournant sur lui-même dans une sorte de
puits béant rempli de feu.”
— Diodore de Sicile, dit Hiebermeyer en s’efforçant de se rapprocher.
Traditionnellement considéré comme de la contre-propagande. Le sacrifice
d’enfants, oui, nous savons que cela se pratiquait grâce à l’analyse
ostéologique, mais un foyer géant en bronze en forme de dieu ?
— Regarde ce que l’excavatrice vient de trouver. »
Lanowski se déplaça de son mieux sur le côté, en extrayant ses pieds de
la vase qui commençait à faire ventouse, comme des sables mouvants.
Hiebermeyer se glissa comme il put et atterrit à genoux à l’endroit où
Lanowski se trouvait juste avant, en les éclaboussant tous deux de boue. Il
regarda attentivement l’objet qui se trouvait devant lui. Il faisait environ
deux mètres de large, de forme circulaire et légèrement convexe, et était
visiblement fait d’un alliage à base de cuivre. Il pensa tout d’abord qu’il
s’agissait d’un grand chaudron de bronze, écrasé et déformé. Puis il se mit
péniblement debout et vit ce que Lanowski avait vu.
« Gott im Himmel », dit-il, étonné.
Ce n’était pas un chaudron mais le visage grimaçant d’une statue géante,
plus semblable à une bête qu’à un homme, brisé au niveau de la mâchoire
supérieure, où une rangée de dents irrégulières, dont chacune était aussi
grande que sa main, émergeait de la boue, disposée en arc de cercle. Il
s’accroupit de nouveau, prit une torche à sa ceinture et éclaira l’intérieur.
« De mieux en mieux, s’exclama-t-il. C’est noirci à l’intérieur, carbonisé.
C’était un foyer, il n’y a aucun doute. »
Lanowski était accroupi à côté de lui, hypnotisé.
« Incroyable. Alors, c’était vrai. Des pères comme toi et moi
abandonnaient leurs nourrissons pour qu’ils soient brûlés vivants dans cette
chose. »
Hiebermeyer continua son examen de l’intérieur, puis dirigea le faisceau
lumineux en dessous du bronze.
« Il y a quelque chose d’autre, ici, qui est coincé en dessous. Aide-moi à
le sortir. »
Lanowski s’affala dans la boue et passa sa main sous les dents de bronze,
à côté de Hiebermeyer.
« La partie supérieure est sèche, déshydratée, mais là où cela a été
mouillé, c’est presque souple, comme du cuir, dit-il. Je jurerais qu’il y a des
poils.
— Il y a effectivement des poils, constata Hiebermeyer en tâtonnant.
C’est le cadavre d’un animal, une peau. La dépouille pourrait être très
vieille, si elle est restée protégée sous le bronze et s’est momifiée. »
Il plaça sa torche entre ses dents et tous deux s’arc-boutèrent pour sortir
la masse et la hissèrent pour l’étendre au sommet de la statue de bronze.
D’importantes zones se révélèrent dénudées et semblables à du cuir, mais
une partie était toujours couverte de touffes denses de poils noirs collés.
Hiebermeyer tira de toutes ses forces sur une motte de la taille d’un ballon
de foot qui était restée collée à une de ses extrémités et tomba avec dans la
boue, les yeux toujours fixés sur la chose la plus extraordinaire qu’il ait
jamais mise au jour dans sa carrière d’archéologue.
Il s’appuya tant bien que mal sur les coudes, la motte toujours collée à sa
poitrine, et s’éclaircit la gorge. Il vit alors que Lanowski regardait dans une
autre direction, tout en repliant les autres parties de la peau.
« Tu as dit que tu avais potassé la Carthage punique. Pour Jacob
Lanowski, ça veut dire tout lire sur le sujet. Dans le texte. Qu’as-tu dans ta
mémoire photographique sur Pline et Hannon ? »
Lanowski s’interrompit dans ce qu’il faisait et regarda dans le vide.
« Eh bien, il y a deux passages dans Naturalis Historæ de Pline. Le
premier est celui qui est controversé et dans lequel il laisse entendre
qu’Hannon a fait voile de Gibraltar à l’Arabie en faisant le tour de
l’Afrique.
— Je veux parler de l’autre, dans le livre VI.
— Ah, oui. »
Lanowski remonta ses lunettes sur son nez, laissa retomber la peau et
s’appuya contre la paroi de la tranchée.
« “Duarumque Gorgonum cutes argumenti et miraculi gratia in Iunonis
templo posuit, spectatas usque ad Carthaginem captam.” Je ne pense pas
me tromper. Pline avait manifestement lu la traduction en grec du Periplus
d’Hannon, dans laquelle les créatures dont Pline a traduit le nom en
gorgones sont appelées gorillae. Il dit qu’après avoir capturé ces gorillae
Hannon a rapporté les peaux de deux d’entre elles à Carthage, où elles
furent exposées dans le temple de Chronos jusqu’à la prise de la ville par
les Romains. Par Chronos, il faut entendre Baal Hammon, qui est son
équivalent punique le plus proche. »
Hiebermeyer hissa la totalité de la peau et la plaça devant sa poitrine pour
la présenter à Lanowski.
« Eh bien, comme dirait notre ami Costas, vise un peu ça. »
Lanowski regarda, rajusta ses lunettes, plissa les yeux, puis partit d’un
rire aigu.
« Ouaip. Ça doit être ça. Ça doit être un gorille. C’est incroyable. »
Hiebermeyer se dégagea vivement de la tête et des membres supérieurs
de l’animal qui menaçaient de l’entraîner de nouveau dans la vase.
Lanowski se précipita et rattrapa la lourde peau, ce qui eut pour effet de la
plier et d’en révéler la face interne. Il arrêta son geste un instant, regarda
attentivement, puis finit de hisser le reste, de sorte que l’intérieur de la
dépouille fût apparent, tandis que la tête retombait lourdement dans l’eau.
« Maurice, viens voir ça. »
Hiebermeyer s’avança à travers la vase et regarda. Il y avait au centre de
la peau une ligne de paillettes d’or et d’autres lignes qui partaient des coins.
Il se pencha en avant pour observer de plus près.
« C’est de la feuille d’or ou de la dorure, sans aucun doute. Je dirais que
cette peau a été utilisée autrefois pour couvrir une boîte en or, assez grande,
environ de la taille du coffret funéraire d’Anubis dans le tombeau de
Toutankhamon. Il a dû être transporté à l’extérieur, où il faisait très chaud,
ce qui a fait un peu fondre l’or qui a adhéré à la peau. Intéressant. Pline ne
dit rien de cela dans son récit.
— Il s’agit peut-être de quelque chose qu’Hannon a rapporté de ses
voyages ? » suggéra Lanowski.
Hiebermeyer sentit que la vase atteignait le haut de ses chaussures et
allait bientôt arriver à ses genoux.
« Il est temps qu’on s’en aille. Ça commence à ressembler trop à de
l’archéologie sous-marine.
— Ça me fait penser, Aysha m’a appelé et m’a dit de te le redire. Ce
serait peut-être le moment de contacter Jack ? »
Hiebermeyer s’essuya le visage du dos de la main, ce qui étala encore
plus la boue.
« Est-ce que tu penses qu’on en a trouvé assez ? Je ne veux pas le
décevoir.
— Hum. Étant donné que nous sommes probablement en train de
contempler ce qui fera la couverture du prochain National Geographic, sans
parler des unes de tous les journaux du monde entier, je répondrai oui sans
hésiter. Je crois que Jack dirait que tu as gagné ta qualification pour
Carthage. »
Il se pencha et lui donna une poignée de main boueuse.
« C’est toi qui as pigé ce que c’était, dit Hiebermeyer.
— C’est toi qui as poursuivi l’excavation. C’est ta persévérance qui a
payé.
— D’accord. (Le visage de Hiebermeyer s’éclaira d’un large sourire, le
premier depuis longtemps.) On doit demander à la pelleteuse de soulever
tout le morceau d’un seul bloc pour l’emmener fissa au labo de
conservation. Avant ça, je veux faire environ un millier de photos.
— Bien reçu et O.K.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Oh, c’est quelque chose que Costas dit, parfois. »
Hiebermeyer émit un grognement, se hissa sur le bord du godet, puis
sauta pour s’agripper en haut de la tranchée et se rétablir sur la plate-forme.
Par miracle, son short resta en place. Il se dirigea lourdement vers la table,
faisant gicler la boue de ses chaussures, puis se versa une bouteille d’eau
sur le visage. Il enleva son chapeau et l’envoya se percher sur le tibia
protubérant. Il le regarda tourner comme si c’était Miguel qui le faisait
virevolter. Il faillit dire quelque chose, mais se reprit. Il était temps
maintenant de laisser Miguel au passé et de recommencer à communiquer
correctement avec la terre des vivants. Il jeta un coup d’œil derrière lui en
direction de Lanowski et de la dépouille où l’étrange dessin était visible.
Cela lui évoqua vaguement un souvenir lointain, mais qui restait
insaisissable. Il verrait si cela rappelait quelque chose à Jack.
Il prit son téléphone et se mit à tapoter l’écran de ses doigts pleins de
boue. D’abord Aysha, ensuite ils appelleraient leur fils Michael sur Skype,
et alors il téléphonerait à Jack. L’adrénaline avait envahi tout son corps,
c’était l’excitation de la découverte qui l’avait fait vivre depuis que Jack et
lui avaient pour la première fois contemplé le fond de ce terrier de lapin, et
pour la première fois atteint et extrait ces fragments de poterie.
Brusquement, il se sentit de nouveau le maître du monde.
7

Péninsule du Lizard, Cornouailles, de nos jours.

J ack se baissa pour rentrer dans la tente et s’assit sur une chaise pliante
avec le mug de thé qu’il venait de se préparer dans la tente qui faisait
fonction de cuisine, de l’autre côté de la clairière. Il but une gorgée et
contempla la mer scintillante visible à travers l’ouverture. La marée était
haute, et, à un jet de pierre, les vagues léchaient le rivage. Devant lui se
trouvait un promontoire herbeux qui montait en pente douce depuis les
tentes, partageait la baie en deux anses et offrait une protection contre les
vents d’Ouest dominants qui, même en été, pouvaient être très violents.
Aujourd’hui, cependant, la mer était presque comme un lac. Il ne l’avait
jamais vue aussi calme et la houle était à peine perceptible lorsqu’elle se
brisait doucement en arrivant au rivage. C’était la Cornouailles sous son
meilleur jour, la mer assez chaude pour permettre de nager sans
combinaison et une brise qui faisait doucement onduler l’herbe au bord de
la clairière et suffisait pour tempérer la chaleur.
Il inspira profondément et se pencha en avant, les coudes appuyés sur les
genoux. Cinq jours seulement après leur plongée périlleuse sur l’épave du
Clan Macpherson, il avait l’impression qu’on lui avait accordé un sursis, et
il ressentait encore l’euphorie d’avoir survécu, toujours porté par un reste
d’adrénaline. Il savait que les questions ne tarderaient pas, qu’il discuterait
tranquillement avec Costas de ce qui s’était mal passé, de la façon dont ils
auraient pu améliorer les choses, à l’occasion d’une nuit blanche comme ils
le faisaient de temps en temps. Mais pour l’instant, il surfait toujours sur la
vague de l’excitation causée par la découverte de la plaque de bronze et le
mystère qu’elle recélait. Les vidéos prises par leurs deux caméras avaient
été directement envoyées à leurs collègues de l’institut de paléographie à
Oxford, pour qu’ils en déchiffrent les symboles. Entre-temps, Jack s’était
concentré sur le Clan Macpherson et avait recherché tout ce qu’il pouvait
sur les circonstances de son naufrage pour comprendre comment il s’était
trouvé transporter un artefact aussi extraordinaire.
Le campus de l’UMI se trouvait à une demi-heure de là seulement, sur
l’estuaire de la Fal, de l’autre côté de la péninsule. Il était délibérément
venu en avance ce matin pour avoir du temps avant de plonger sur l’épave
phénicienne pour la première fois depuis son retour d’Afrique de l’Ouest.
Hormis un conservateur qui s’occupait dans une autre tente des objets
découverts, le reste de l’équipe se trouvait, soit sur le Seaquest, le navire de
recherche ancré à côté de l’épave, soit sous l’eau en train de travailler à la
fouille. Le chemin côtier qui passait près des tentes était calme, pas encore
fréquenté par les hordes des randonneurs estivaux, et les plages étaient
vides. Cela le démangeait de se retrouver sur l’épave, ce qui équivaudrait à
une promenade dans une piscine, en comparaison du Clan Macpherson,
mais il avait voulu se garder un peu de temps tout seul pour récapituler ce
qu’il avait découvert dans les archives au cours des jours précédents et
réfléchir à la suite des événements.
Il but son thé, croisa les jambes et ouvrit le dossier qu’il avait rapporté du
campus ce matin-là. Il n’arrivait toujours pas à chasser de son esprit l’image
du Clan Macpherson. Ce n’était pas tant d’avoir été à un cheveu d’y rester
qui le préoccupait, que la conscience d’une anomalie concernant le
naufrage, l’action du convoi ce jour de 1943. La présence d’une torpille
britannique – qui ne pouvait avoir été tirée que par un sous-marin
britannique – le laissait pour le moins perplexe. Il regarda attentivement les
deux photos agrafées à l’intérieur du dossier : celle du dessus montrait le
navire avec son élégante livrée de temps de paix, sur la Mersey, avec
Liverpool en toile de fond, et celle du dessous dans son gris terne du temps
de guerre, avec des canons à l’avant et à l’arrière et les canots de sauvetage
suspendus à leurs bossoirs, prêts à être utilisés immédiatement. Il se
remémora sa première image du navire, la coque menaçante, rouillée, et le
métal tordu là où la torpille avait explosé. Il pensa à la dernière vision qu’en
avaient eu les hommes dans les canots, le vaisseau où ils avaient vécu
disparaissant, finalement englouti puis transformé en cette épave que Costas
et lui avaient vue à plus de cent mètres de profondeur à l’extrême limite du
plateau continental au large de l’Afrique.
La veille, il s’était rendu aux Archives nationales à Kew et avait consulté
le dossier original du convoi, y compris des documents qui étaient
vraisemblablement passés entre les mains des services de renseignement de
la marine en ces jours fatidiques. Les casseurs de code de Bletchley Park
qui évaluaient les messages décryptés par Ultra et décidaient quels convois
devaient être déroutés sur la base des rapports concernant les mouvements
des U-Boots allemands les avaient peut-être vus aussi. Deux ans environ
auparavant, il s’était rendu à Bletchley avec sa fille Rebecca pour un projet
scolaire. Il se souvenait qu’il s’était assis derrière la table de travail dans le
bureau d’Alan Turing, qu’il avait regardé la carte sur laquelle étaient
portées les routes des convois du temps de guerre, puis qu’il s’était ensuite
rendu dans la salle de commandement principale où les ordres des
Allemands qui avaient été déchiffrés étaient analysés puis envoyés à la
chaîne de commandement pour une action éventuelle. Le dossier qu’il avait
eu entre les mains la veille avait une odeur de renfermé, qui faisait penser à
celle du tabac refroidi et évoquait la réalité de Bletchley, plus de soixante-
dix ans auparavant, pendant les jours les plus sombres de la guerre : pas du
tout les huttes reconstruites récemment, aseptisées et bien nettoyées, mais
des bâtiments enfumés, imprégnés de l’odeur de la cigarette et de celle,
aigre, de la sueur, où s’élevait en volutes fines la vapeur des mugs de thé.
Des endroits dans lesquels le travail de renseignement n’était pas
simplement un puzzle mathématique, mais un calcul où se jouaient
l’existence et la vie de navires et d’hommes pris dans la nasse de la guerre
maritime la plus impitoyable et la plus coûteuse de l’histoire.
Il ouvrit son dossier, constitué de copies des originaux qu’il avait
scannés, et les parcourut. La première partie contenait le rapport du
commandant en chef du convoi, formulaire dépliable sur lequel figuraient,
inscrites à la main, les données objectives concernant la progression des
bâtiments. Y avait été agrafée une liasse de bulletins roses et blancs sur
lesquels figuraient les messages radio décryptés échangés entre l’Amirauté,
le commandant du convoi et le commandant de l’escorte appartenant à la
Royal Navy. Tout cela n’avait rien que de très ordinaire pour un dossier de
convoi. Les documents indiquaient que celui-ci avait effectué un petit
nombre de changements de route mineurs, à l’initiative du commandant du
convoi, et qu’aucun d’entre eux ne découlait d’un ordre de l’Amirauté. Il
était évident que, si un message décrypté par Ultra avait révélé la présence
d’un U-Boot dans la zone, le centre opérationnel de renseignement de
l’Amirauté avait décidé de ne pas en tenir compte. Une telle décision aurait
été prise sur une évaluation du risque qu’une action puisse révéler aux
Allemands que le code d’Enigma avait été cassé. Le second groupe de
documents ne venait pas de Kew mais des archives de la Clan Line. En
effet, une grande quantité de celles-ci avait survécu au démantèlement de la
compagnie maritime et avait été conservée pour son intérêt historique.
L’archiviste avait puisé dans des documents qui n’avaient pas encore été
catalogués et en avait exhumé des pièces maîtresses, comme le rapport du
commandant du navire, le capitaine de vaisseau Gough, après le naufrage
du Clan Macpherson, et une correspondance entre ce dernier et le directeur
de la division du commerce de l’Amirauté.
Jack relut les passages du rapport du commandant qu’il avait surlignés
lorsque l’archiviste lui avait transmis le document, la veille au soir : « Et
maintenant, c’est avec un profond regret que je dois vous informer de la
perte de l’ingénieur en chef Robertson, de l’ingénieur en second Marshall,
du quatrième ingénieur MacMurtrie, et du cinquième ingénieur
Cunningham, qui ont coulé avec leur navire. » Gough avait décrit comment,
après le torpillage du bâtiment, trois des officiers de pont accompagnés d’un
apprenti étaient descendus pour tenter de combler la brèche dans le
compartiment endommagé en utilisant des sacs de noix broyées du
chargement en guise de sacs de sable, afin de construire une cloison. « On
ne pourra jamais assez louer le courage indomptable et l’irréprochable sens
du devoir montré par mes officiers ingénieurs et le membre d’équipage
volontaire dans leur tentative magnifique pour sauver leur navire. » Jack
leva les yeux pendant un instant, dut les plisser à cause du reflet du soleil
sur la mer et imagina la terrible réalité qui se cachait derrière le rapport du
capitaine de vaisseau Gough : des hommes trempés, gelés, qui entassaient
des sacs tandis que le bâtiment gémissait tout autour d’eux, les ingénieurs
vivant leur pire cauchemar, se rendant compte trop tard que le bateau
sombrait, luttant désespérément pour trouver de l’air alors que l’eau montait
et que le navire piquait du nez en grinçant dans sa plongée rapide vers la
profondeur obscure des abysses.
Il finit son thé, puis regarda les pages qui l’avaient tenu éveillé lorsqu’il
les avait lues pour la première fois le soir précédent. Contrairement à ce
qu’aurait fait habituellement un capitaine de la marine marchande, Gough
avait critiqué l’Amirauté ouvertement. Jack se l’imaginait, lorsqu’il s’était
assis à rédiger son rapport, à Freetown, après s’être assuré que les
survivants du Clan Macpherson avaient été ramenés à terre sains et saufs, et
qu’il avait alors appris la terrible nouvelle : outre son propre navire, six
autres bâtiments du convoi avaient été coulés cette nuit-là. Déjà, avant
l’attaque, on s’était inquiété de l’insuffisance de l’escorte et de l’absence de
couverture aérienne. Gough avait écrit : « Nous éprouvons le sentiment très
fort que parmi ces bâtiments, beaucoup, sinon la totalité, ont été sacrifiés
inutilement. » Il avait souligné que la vitesse maximum des chalutiers
armés faisant partie de l’escorte était seulement de huit nœuds, ce qui était
plus lent que le plus traînard des navires de commerce, ce qui limitait
gravement l’allure du convoi. Jack lut les deux questions brûlantes de
Gough, en sentant la colère qui se dissimulait sous la formulation sobre :
« Sachant que des sous-marins étaient sur la piste de ce convoi, n’était-il
pas possible d’envoyer des destroyers depuis Freetown pour assurer la
protection nécessaire ? » et « La feuille de route qui avait été donnée au
convoi était-elle, étant donné les circonstances, la bonne ? »
Jack se pencha sur la réponse du directeur de la division du commerce de
l’Amirauté. Il disait à Gough que les chalutiers armés avaient été efficaces
et avaient rendu des services par ailleurs dans la lutte contre les sous-
marins, dans des situations où la visibilité était trop mauvaise pour
permettre une couverture aérienne. « Croyez que je suis très sensible à votre
consternation d’avoir perdu un si beau bâtiment, et c’est aussi le cas, je
vous l’assure, de tous les membres de l’Amirauté. Comme vous le
comprendrez certainement, nous sommes obligés de considérer la guerre
avec les U-Boots dans son ensemble et de voir chaque incident dans la
bonne perspective. La menace constituée par les sous-marins allemands au
large de la côte de l’Afrique de l’Ouest, par exemple, ne représente qu’une
faible partie de ce qu’elle est dans l’Atlantique Nord et nous devons
évidemment dédier nos ressources limitées en vaisseaux d’escorte en
proportion. Si cela était possible, nous ne voudrions rien tant que de donner
à chaque convoi une escorte vraiment conséquente. » Et enfin : « La guerre
est inévitablement constituée de succès et de revers, et il serait illogique de
ne pas s’attendre à ce que l’ennemi réussisse parfois à nous porter un
mauvais coup. Je ne peux que vous assurer que nous sommes absolument
conscients de tous les risques qui doivent être pris et que nous déployons
nos forces au mieux de notre capacité pour vaincre définitivement les U-
Boots. »
Jack referma le dossier et contempla de nouveau la mer en plissant les
yeux. La réponse du directeur de la division du commerce de l’Amirauté
était mesurée et correcte, aussi pleine de compassion qu’il était
raisonnablement possible. Mais c’était précisément la nature de la réaction
qui tracassait Jack. Au moment où la bataille de l’Atlantique faisait rage, au
cours de ces semaines critiques de mai 1943, alors que toutes les forces
étaient mises dans la balance, il semblait étrange que l’Amirauté ait pris en
compte avec autant de soin les préoccupations d’un unique capitaine de la
marine marchande qui avait fait partie d’un convoi au large de l’Afrique,
loin de l’Atlantique Nord, sur lequel se concentrait toute l’attention. Jack
aurait pu s’attendre, au mieux, à une réponse sèche, ou même à un rappel à
la discipline. Mais au lieu de cela, l’Amirauté avait mandaté son officier le
plus gradé en charge des convoyages de la marine marchande et consacré
plus de réflexion à cette réponse qu’elle ne l’avait fait, apparemment, à
l’organisation d’une défense adaptée pour le convoi.
Jack avait consulté les faits de guerre du capitaine Gough et il savait qu’il
n’était pas homme à critiquer à la légère. Il avait été coulé à deux reprises
auparavant, une première fois lorsque son bâtiment Clan Ogilvy avait été
torpillé en 1941 et de nouveau lorsque le navire qui avait porté secours aux
survivants avait également été coulé. Gough avait été décoré pour ses
qualités de marin et son courage lors des deux naufrages. Il avait rassemblé
ses hommes dans les canots et avait au passage porté secours aux survivants
de deux autres bateaux touchés. La plupart des commandants de la marine
marchande, comme Gough, ne rechignaient pas à la tâche et faisaient leur
travail tout en attendant de la marine et de l’aviation qu’elles fassent de leur
mieux, et en acceptant que les choses puissent mal se passer, que des
navires et des vies puissent être perdus. C’étaient des hommes rudes, des
hommes qui connaissaient bien les hasards de la guerre et du destin, et qui
posaient des questions uniquement lorsqu’ils s’y sentaient vraiment obligés.
Jack en revint à son propre rôle dans l’histoire, à une question dont Gough
lui-même n’aurait jamais imaginé qu’elle fût possible : Comment une
torpille britannique, qui ne pouvait avoir été tirée que par un sous-marin
britannique, avait-elle fini dans la coque du Clan Macpherson ?
Il vérifia l’heure à sa montre, se leva et prit l’émetteur radio VHF qui se
trouvait sur la table, chercha la fréquence sécurisée de l’UMI utilisée sur le
pont du Seafire. Une voix féminine, à l’accent plutôt américain que
britannique, crachota en réponse :
« Bonjour, papa. Est-ce que tu es prêt à sortir maintenant ? À toi.
— Presque prêt. J’ai vraiment hâte. Tu peux parler ?
— Je suis juste en train d’enlever ma combinaison. Une minute. »
Jack sourit, heureux et impatient. Il n’avait pas parlé à Rebecca depuis
que Costas et lui étaient revenus d’Afrique et la perspective de la voir avait
été une raison supplémentaire de sa joyeuse impatience à plonger sur le site
ce matin. Elle venait de passer un mois à travailler au Kirghizistan, avec
Katya, la collègue de Jack, sur un site de pétroglyphes datant de l’Antiquité,
et n’était revenue en Angleterre que deux jours auparavant, pendant que
Jack se trouvait à Oxford. Elle avait prévu de faire une semaine de plongée
sur l’épave avant de retourner à son cours d’été à l’université, aux États-
Unis, et Jack était heureux à la perspective de passer du temps avec elle.
Tout en sortant de la tente et en s’avançant dans la direction du
promontoire, il appuya sur le bouton « conversation ».
« Comment tu t’en sors ? Comment ça va l’archéologie ?
— Papa, je fais des études de sciences de l’environnement, pas
d’archéologie. »
Jack escalada le vieux mur de pierre pour accéder au sentier qui montait
jusqu’au sommet du promontoire, où il eut le plaisir de sentir la caresse de
la brise sur son visage.
« Bon, oui, tu peux le dire, mais, avec Katya, tu faisais bien de
l’archéologie, avec Maurice et Aysha, tu faisais bien de l’archéologie, et
depuis que tu as tout juste dix ans, c’est bien de l’archéologie que tu as fait
à l’UMI. Tu as cela dans le sang. Tu ne peux pas le nier.
— Comment sais-tu ce que je fais avec Katya ? Au fait, elle a renoncé à
attendre que tu l’appelles. Cela fait combien de temps que vous ne faisiez
qu’un, tous les deux ? En tout cas, pour autant que tu le saches, on aurait
aussi bien pu se faire une escapade entre filles.
— Avec Katya, près du lac Issyk-Koul au Kirghizistan ? J’en doute. Il est
plus probable que tu aies appris à tirer avec une kalachnikov.
— Ça, je l’ai fait l’année dernière avec elle. Je ne te l’avais pas dit. C’est
l’arme à feu la moins précise avec laquelle j’ai jamais tiré. Cette année, on a
appris comment chasser avec un aigle.
— Que Dieu nous aide, dit Jack. Tu es la fille de Jack Howard, pas celle
d’Attila le Hun.
— Ouais, eh bien, le monde qui nous entoure est rude, vaut mieux s’y
être préparé.
— Parle-moi de l’épave.
— Elle est phénicienne, papa. Tu avais raison, et tout le monde en est sûr.
Il y a plein de ces amphores puniques caractéristiques et d’autres matériaux
qui permettent de s’en assurer. C’est ce que tu rêves de trouver depuis des
années. Ils n’ont pas touché à ton secteur de la fouille, comme tu l’avais
demandé, ils l’ont protégé avec des sacs de sable en attendant que tu
reviennes. »
Jack atteignit le sommet du promontoire, s’avança à grands pas à travers
l’herbe épaisse jusqu’au bord de la falaise rocheuse au sud et vit le Seafire,
sur son mouillage à trois cents mètres du rivage.
« C’est fabuleux. J’ai vu ces objets sortis ces derniers jours, ici, dans la
tente de conservation. Vraiment anciens, fin du VIIe, début du VIe siècle
avant Jésus-Christ. Ce n’est pas un bateau grec qui transportait des
marchandises phéniciennes, mais un authentique navire phénicien. C’est le
premier à avoir jamais été trouvé dans ces eaux, et cela confirme qu’ils
étaient venus jusqu’aux îles Britanniques à cette époque.
— Tu as des nouvelles, pour ta plaque ?
— J’étais avec Jeremy et Maria mardi toute la journée, à l’institut de
paléographie à Oxford. Eux aussi sont convaincus que les symboles sont
phéniciens.
— Incroyable, dit-elle. Une épave phénicienne ici et une autre épave au
large de l’Afrique qui transporte un artefact phénicien, à distance à peu près
égale du détroit de Gibraltar.
— C’est là que les Phéniciens allaient, répondit Jack. À l’ouest de
Carthage, puis ils passaient le détroit pour atteindre l’Atlantique, à la
recherche d’étain et d’or. Ils exploraient, installaient des colonies. Et tu
connais ma théorie : à mon avis, ils sont allés bien plus loin que cela, ils ont
au moins fait le tour des îles Britanniques par la mer, ont atteint la pointe
sud de l’Afrique et en ont peut-être même fait le tour.
— Mais tu ne sais pas d’où vient la plaque.
— J’y travaille. Tout ce qu’on sait pour l’instant, c’est que le dernier port
important où le Clan Macpherson a fait escale est Durban, en Afrique du
Sud. Je pense que d’une façon ou d’une autre, il a été chargé à cet endroit,
en même temps que l’or.
— Et la traduction, ça avance ?
— Ils y travaillent, mais ça n’est pas évident, parce que les images ne
sont pas si bonnes. On n’a pas eu beaucoup de temps avant que l’épave,
hum, explose.
— Oui, c’est ce qu’on m’a dit. Et tu étais à quelle profondeur ? Costas
m’en a parlé quand il est venu ici hier. Vous avez combien de vies, tous les
deux ?
— C’est exactement ce que j’ai demandé à Costas après coup, et il m’a
répondu que j’en avais encore des tas. Tu te souviens de la chanson Hakuna
Matata dans Le Roi Lion ? C’est du passé. Je me tourne vers l’avenir.
— Tu veux dire vers une autre plongée dangereuse complètement folle ?
— Vers une délicieuse plongée avec toi dans moins de dix mètres de fond
sur l’épave phénicienne. Au fait, est-ce que tu as parlé à Aysha ?
— Oui, ce matin, justement. Elle a laissé le petit Michael chez sa sœur à
Londres et est allée à Carthage rejoindre Maurice. Elle a vraiment failli
repartir en Égypte, tu sais. C’est Katya qui a mis fin à ça en l’appelant
longuement par téléphone satellite depuis le Kirghizistan. Elle a dit à Aysha
qu’elle avait maintenant la double responsabilité de mère et d’épouse et
qu’il y avait beaucoup d’autres combattants pour continuer la lutte contre
les extrémistes. Cela doit être dur pour Aysha, mais Katya sait de quoi elle
parle, avec son père qui a été un seigneur de la guerre, et tout ça.
Finalement, Aysha s’est vraiment prise au jeu à Carthage. Elle dit que c’est
exactement comme lorsqu’ils ont travaillé ensemble pour la première fois
dans la nécropole des momies au Fayoum, lorsqu’elle a repéré le papyrus de
l’Atlantide. Naturellement, en réalité, Maurice est venu à Carthage
uniquement dans l’intention de trouver trace d’une colonie égyptienne
ancienne. Pauvre oncle Hiemy ! Il n’arrive pas à se remettre tout à fait de ne
plus pouvoir travailler en Égypte. En tout cas, ce qu’ils ont trouvé est sans
doute encore plus intéressant. Pendant que Maurice fouillait à l’entrée du
port, leur autre fouille au sanctuaire du Tophet a révélé de très anciennes
inscriptions puniques tracées grossièrement sur des tessons de poterie.
Quelques-uns des caractères alphabétiques primitifs pourraient aider Jeremy
à traduire la plaque.
— Excellent. Tu peux en parler toi-même à Jeremy. Il projette de venir en
voiture depuis Oxford aujourd’hui, de façon à être ici dans le milieu de
l’après-midi.
— Ah, hum. Première nouvelle.
— C’est peut-être une surprise.
— Ça ne ressemble pas vraiment à Jeremy.
— Tout se passe bien entre vous deux ?
— C’est juste un peu difficile d’avoir une relation lorsqu’on se trouve
presque toujours à au moins quatre ou cinq mille kilomètres de distance.
— Ne m’en parle pas, dit Jack. Ça a été comme ça toute ma vie.
— Katya a parlé à Costas, hier, et il lui a tout raconté de votre plongée
sur le Clan Macpherson. Elle s’est fait du souci pour toi.
— Katya ? Tu plaisantes. Elle est la fille d’un seigneur de la guerre
kazakh. Le souci, elle ne sait pas ce que c’est.
— Sois sérieux, papa. Envoie-lui un texto, au moins. Fais-le maintenant.
— D’accord, je te le promets.
— Je vais envoyer le Zodiac te chercher.
— Ce n’est pas la peine. Je vais m’équiper ici et j’irai à la nage. Ça me
fera du bien.
— D’accord. Je vais retourner à l’eau aussi. Il faut que j’y aille,
maintenant. Terminé. »
Jack mit l’émetteur dans sa poche et regarda vers la mer, où il vit
Rebecca quitter la cabine et aider quelqu’un de retour de plongée à
remonter l’échelle à l’avant du bateau. Le Seafire était bien plus petit que
les deux vaisseaux de recherche océaniques de l’UMI, le Seaquest et le Sea
Venture, mais il avait été conçu spécialement en vue de ce genre
d’opérations. Son faible tirant d’eau permettait de mouiller facilement dans
ces hauts-fonds, tandis que ses deux moteurs diesel jumeaux Vosper lui
donnaient la puissance d’un bateau de patrouille de la marine, au cas où il
aurait besoin d’en sortir rapidement si le temps grossissait. Le Seafire était
un peu la chose de Rebecca, car il avait été lancé juste au moment du retour
de celle-ci dans la vie de Jack, après le décès de sa mère, et elle avait eu
l’autorisation de le baptiser. Depuis un an, elle s’était tranquillement
installée dans une cabine qu’elle revendiquait comme sienne, exactement
comme Jack l’avait fait sur le Seaquest. C’était une raison de plus pour lui
de ne pas vraiment prendre au sérieux le fait qu’elle se revendique
écologiste plutôt qu’archéologue.
Depuis le sommet de la falaise, il scruta le rivage à quelque dix mètres
au-dessous de lui et vit le fond sableux et les formes sombres des rochers
qui s’étendaient sous l’eau dans le prolongement du promontoire. Plus loin,
à plus de la moitié de la distance qui le séparait du Seafire, il pouvait tout
juste apercevoir la cheminée d’un bateau à vapeur qui avait coulé tout droit
dans l’anse plus de cent ans auparavant. C’était la première épave sur
laquelle il avait plongé lorsqu’il était un jeune garçon et, depuis lors, il était
souvent venu explorer l’anse à la recherche d’autres épaves, avait nagé au-
dessus de la cheminée et avait parfois vu d’autres éléments de la coque qui
émergeaient du fond sableux de chaque côté. La dernière fois qu’il avait vu
cette épave entièrement découverte avait été l’été dernier, en plongeant au
tuba en compagnie de Rebecca, et cela lui avait redonné l’espoir que les
tempêtes hivernales exhument un jour d’autres trésors des sables, tel que le
site sur lequel ils plongeaient en ce moment.
Il mit sa main en visière devant ses yeux et inspecta la côte, où il
retrouvait des repères familiers. De chaque côté, sur des kilomètres, les
récifs et les bancs de sable du rivage étaient jonchés d’épaves. Certains de
ces bateaux avaient été drossés à la côte depuis l’Atlantique, d’autres, qui y
avaient cherché refuge, avaient été surpris par un changement de vent. Rien
qu’au large de ce promontoire se trouvaient au moins une douzaine
d’épaves répertoriées, dont l’une était un galion de légende porteur d’un
trésor qui n’avait pas encore été trouvé. D’autres étaient des vaisseaux de
commerce et des navires de guerre armés de canons que Jack avait
découverts au fil des années, agglomérés aux récifs et à moitié ensevelis
dans les sables. Mais ce qu’il avait vraiment espéré, ce qu’il mourait
d’envie de trouver depuis ses lectures sur les anciens navigateurs lorsqu’il
n’était qu’un petit garçon, c’était une autre sorte de trésor, une épave datant
du début des explorations phéniciennes, lorsque des commerçants venant de
la Méditerranée avaient pour la première fois pris contact avec les peuples
préhistoriques des îles Britanniques. En regardant à l’ouest de la baie, il
apercevait St Michael’s Mount, l’île où l’on pensait que les Phéniciens
avaient atterri dans les Cassitérides, les « îles de l’étain », dans leur quête
de la précieuse matière première qui leur était nécessaire pour faire le
bronze. Enfant, Jack avait étudié avec attention les cartes nautiques, en
spéculant sur les emplacements possibles des épaves. Il savait que tout
bateau de l’Antiquité qui pénétrait dans Mount’s Bay courait le même
risque d’être pris dans un vent d’Ouest et de se fracasser contre ce rivage
que les centaines d’autres navires plus récents dont on savait qu’ils avaient
couru à leur perte ici. Il s’était convaincu qu’il suffisait simplement de
temps et de persévérance pour trouver une épave de l’Antiquité, qu’il fallait
attendre la tempête qui déplacerait le sable comme il ne l’avait jamais été et
révélerait ainsi des fonds marins qui pouvaient avoir été recouverts pendant
des siècles. Il avait seulement espéré trouver quelques tessons éparpillés sur
les galets et enfouis au fond, ce qui suffirait à démontrer que les Phéniciens
avaient vraiment navigué jusqu’ici et à prouver que sa théorie était correcte.
Et c’était arrivé. Trois mois auparavant, après que les mers démontées de
l’hiver s’étaient calmées, il avait enfilé sa combinaison et plongé avec son
tuba à cet endroit même. Il s’était préparé à la déception, en voyant que les
tempêtes avaient de nouveau enfoui le bateau à vapeur jusqu’à sa chaudière.
Mais il s’était entêté, il avait refusé d’abandonner et avait nagé plus loin
qu’il n’avait jamais nagé auparavant. Bientôt, il avait vu des signes
encourageants. Au-delà du bateau à vapeur, le sable avait cédé la place à des
galets, ce qui signifiait probablement que le sable qui se trouvait là
normalement avait été poussé vers l’anse et s’était amoncelé sur l’épave,
débarrassant les fonds qui se trouvaient un peu plus au large d’une partie de
leur vase. En nageant, il vit au-dessous de lui, collé à un affleurement
rocheux, un canon qu’il n’avait jamais vu auparavant. Et alors, il avait vu
quelque chose d’extraordinaire. Il avait d’abord cru qu’il y avait d’autres
canons, des douzaines, mais au moment même où il plongeait vers eux, il
sut ce qu’il avait découvert. C’étaient des amphores, des jarres antiques de
forme cylindrique pour le vin et l’huile d’olive, du même type exactement
que celles qu’il avait vues avec Maurice au musée de Carthage lorsqu’ils
avaient visité la Tunisie cet hiver. Elles dataient d’il y avait au moins deux
mille cinq cents ans, de l’époque qui avait précédé l’ascension de Rome,
lorsque Carthage et ses commerçants rivalisaient avec les Grecs pour la
domination de la Méditerranée occidentale, lorsque les navigateurs
carthaginois repoussaient les frontières des connaissances maritimes loin
dans l’Atlantique, aussi bien au nord qu’au sud.
Pour la première fois depuis qu’ils avaient été chassés d’Égypte par la
prise de pouvoir des extrémistes l’année précédente, Jack s’était réellement
senti transporté de joie. Il avait trouvé beaucoup plus que quelques tessons
de poterie. La plupart des amphores étaient intactes, ce qui montrait que
l’épave avait été rapidement enfouie dans le sable et protégée ainsi des
ravages causés par les tempêtes et le vent au cours des siècles. Il savait qu’il
n’avait pas de temps à perdre s’il ne voulait pas qu’elles se trouvent
enfouies de nouveau sous des mètres de sable, ou arrachées du fond et
détruites par les eaux des tempêtes. Il avait immédiatement fait une
demande de préservation d’urgence au gouvernement pour empêcher les
chasseurs d’épaves de piller le site et avait obtenu un permis de fouiller.
Quelques jours plus tard, une équipe de l’UMI était arrivée et avait établi le
camp sur le rivage. Comme le campus ne se trouvait qu’à une demi-heure
de route, tous les artefacts pouvaient être emmenés immédiatement dans les
installations ultramodernes pour les conserver. Pour Jack, c’était la fouille
rêvée, tant que le temps se maintenait. Il n’y avait pas d’extrémistes pour
tenter de leur tirer dessus, pas de seigneurs de guerre pour essayer de
piétiner leurs plates-bandes en ce qui concernait leurs trouvailles, pas de
chasseurs de trésors pour piller le site pendant la nuit. À moins de dix
mètres de fond, il n’avait pas de souci à se faire à propos d’accidents de
décompression. En deux semaines, ils avaient dégagé la première couche
d’amphores et mis au jour au-dessous des sédiments gris anaérobies, qui
constituaient des conditions encourageantes pour la préservation des restes
de coque et d’autres artefacts d’origine organique. Soudain, ce n’étaient pas
seulement des amphores qu’ils avaient trouvées, mais un site qui pouvait
avoir une portée internationale énorme, une épave qui pouvait s’ajouter à
tout ce que Jack avait trouvé de mieux. Le fait que cela se produise dans
son propre pré carré où il avait appris à plonger pour la première fois
semblait en faire également un triomphe personnel, comme si sa carrière
avait effectué un cercle complet pour le ramener à l’endroit où sa passion
pour le passé avait pris naissance.
Il parcourut la côte des yeux une fois de plus. Ces eaux semblaient si
souvent constituer un voile impénétrable cachant des secrets : une tempête
pouvait dévoiler le soupçon excitant d’une épave, et la suivante la cacher
pour des années. Des repères sous-marins qui avaient paru si évidents, des
récifs, un canon, des restes de naufrage pouvaient disparaître sous le sable à
la marée suivante, ce qui signifiait qu’il fallait recommencer encore et
encore l’exploration de zéro. Mais cette fois-ci, ils avaient une épave bien
fixée, une des meilleures qu’il ait jamais trouvées, et il était déterminé à
l’exploiter à fond. La météo pour l’été qui venait était bonne. Il se retourna
pour s’en aller, tout en vérifiant mentalement la liste des équipements qu’il
avait apportés, et en ressentant soudain que chaque moment qu’il passait ici
était précieux. Il avait besoin de se retrouver sous l’eau.
8

U neentièrement
heure plus tard, Jack descendait sur la plage proche du promontoire,
équipé. Il mit la main en visière au-dessus de ses yeux pour
observer le Seafire, sur son mouillage près de l’épave phénicienne, à
environ cinq cents mètres. À sa droite, nichée à l’abri du promontoire, se
trouvait la vieille église des Marins, là où étaient enterrés beaucoup de ceux
dont les corps avaient été rejetés par la mer sur cette plage au cours des
siècles. Certains appartenaient à des navires naufragés dont l’histoire restait
imprimée dans la mémoire locale, d’autres à des bâtiments qui avaient
disparu sans laisser de trace. Six mois plus tôt, après son retour d’Égypte,
Jack s’était trouvé sur le promontoire pendant l’une des plus violentes
tempêtes hivernales de ces dernières années. Fouetté par le vent et les
embruns, il avait observé sur la plage le déferlement et le grondement
gigantesque de la houle, qui avait failli inonder l’église. Aujourd’hui, l’eau
ondulait à peine, et un tel spectacle semblait inconcevable. Pourtant, il avait
été alors impossible d’imaginer comment quelqu’un pouvait survivre à un
naufrage, avec les coups de boutoir incessants de la mer qui se fracassait sur
les rochers déchiquetés, puis se retirait avec violence, les vagues qui se
brisaient sur les falaises en jaillissant à trente mètres de hauteur ou plus.
C’était la mort quasi certaine pour quiconque était jeté à la mer dans de
telles conditions.
Il évacua l’image de son esprit et se concentra sur le plaisir de l’instant
présent. Il atteignit la mer, là où elle léchait doucement le rivage, trempa
son masque dans l’eau et l’enfila au-dessus de sa cagoule, puis glissa un
doigt sous le néoprène pour s’assurer qu’il adhérait bien à son visage.
Contrairement à sa plongée sur le Clan Macpherson cinq jours auparavant,
il ne portait qu’une combinaison et un équipement conventionnel, bien
suffisants pour une chaude journée d’été en Cornouailles et une profondeur
maximum de moins de dix mètres. C’était la plongée comme il l’avait
connue enfant et telle qu’il avait appris à l’apprécier de nouveau au plus
haut point, libéré du stress et du danger de l’exploration des eaux
profondes, de la crainte constante et obsédante de l’accident de
décompression qui était la bombe à retardement si souvent présente sur les
fouilles à grande profondeur. Ici, avec une plongée assurée de plus de deux
heures dans de bonnes conditions de sécurité, il pouvait fouiller presque
comme s’il était à l’air libre, tout en profitant de l’agréable sensation d’être
sous l’eau, qui lui donnait toujours l’impression d’être plus vivant et
maintenait dans son organisme un taux élevé d’adrénaline.
Il entra dans l’eau, enfila ses palmes et se laissa aller dans l’élément
liquide, tout en injectant de l’air dans son gilet stabilisateur et en mettant
son tuba dans sa bouche : il était prêt pour la longue distance à couvrir en
nageant à la surface jusqu’à l’épave. Il palma vigoureusement pour dépasser
un petit banc de sable près du rivage, puis la profondeur augmenta
progressivement, le fond toujours visible, avec la réverbération du soleil sur
les ondulations du sable, dans l’eau aussi claire que celle d’une piscine.
Tout en nageant, il voyait que les éperons rocheux qui se trouvaient dans le
prolongement du promontoire, lisses et dénudés près du rivage, devenaient
plus hauts et garnis, couverts par les formes de concrétions marines les plus
tenaces, celles qui étaient capables de supporter le choc incessant des
vagues et de la houle. Dans plusieurs des affleurements les plus importants,
des cavités avaient été creusées par l’érosion, du côté du large, et il vit dans
l’une d’elles un petit crabe qui courait en hâte se cacher. Il dépassa les
rochers et se laissa flotter, immobile, pendant quelques instants. L’eau le
berçait doucement et il laissa le rythme de sa respiration et de son cœur se
calmer, pour arriver presque à un état de méditation. Certains physiologistes
prétendaient que les hommes étaient mal adaptés au milieu aquatique, que
la survie en immersion était une lutte constante et contraire à la nature. Pour
Jack, ce n’était absolument pas le cas, et le fait de ne pas pouvoir respirer
comme un poisson était négligeable au regard de l’état de détente totale
qu’il atteignait sous l’eau, de l’épanouissement corporel et psychique qu’il
éprouvait rarement au même degré sur la terre ferme.
Au bout de cinq minutes, il sortit de sa rêverie, fit volte-face et contrôla
sa position en surface. Il constata qu’il avait presque atteint le milieu de
l’anse, à égale distance du sommet du promontoire où se trouvait l’église et
de l’extrémité de la pointe au sud. Il n’avait vu quasiment que du sable
depuis qu’il avait quitté les rochers, mais il avait commencé à nager au-
dessus de zones de galets, là où les tempêtes hivernales avaient presque
complètement lessivé le fond de la mer, jusqu’au socle rocheux. Il se remit
à nager et, quelques instants plus tard, vit les premiers éléments de l’épave
du bateau à vapeur qui s’éparpillaient sur toute la largeur de l’entrée de
l’anse, des plaques de métal tordues arrachées à la coque par les tempêtes
successives. L’épave n’avait que cent vingt ans, mais Jack ressentait
toujours un frisson d’excitation en la voyant. Pendant presque deux
décades, la coque avait été entièrement ensevelie sous le sable qui ne
laissait voir que le sommet de sa chaudière, mais les tempêtes hivernales
avaient déplacé le sable sur presque cinq mètres d’épaisseur et l’épave était
entièrement découverte, posée sur les galets et le socle rocheux. Elle était
comme un baromètre qui indiquait l’état du fond dans toute l’anse, même si
la mesure en était changeante. Trois mois auparavant, elle était recouverte,
lorsque Jack avait décidé de continuer son exploration un peu plus au large,
en espérant, envers et contre tout, que son rêve de trouver une épave
beaucoup plus ancienne dans ces eaux se réaliserait enfin.
Il regarda en direction du Seafire, qui se trouvait maintenant à moins de
deux cents mètres, et se signala du bras gauche, car il savait que le directeur
de plongée avait certainement surveillé sa progression depuis qu’il avait
quitté la plage. Il se souvint de la dernière fois où il s’était trouvé dans
l’eau, et où il s’était approché d’un bateau de plongée, cinq jours
auparavant, avec le Deep Explorer. Malgré son insistance, le commandant
du bâtiment avait refusé de lever l’ancre pour s’écarter, et Costas et lui
avaient été contraints de monter à grand-peine à bord du Zodiac, dans une
mer très houleuse et avec la coque du bateau à seulement quelques mètres.
Son vieil ami Landor avait tout vu depuis le bastingage, sans paraître y
porter le moindre intérêt. Mais le courroux que Jack avait ressenti contre lui
une fois à bord lui avait au moins servi à bloquer toute tentative faite par
Landor de leur soutirer la moindre information sur ce qu’ils avaient
effectivement vu sur le Clan Macpherson. Une heure plus tard, un
hélicoptère Lynx de la base militaire britannique de Freetown était venu les
récupérer.
Il essaya d’oublier le Deep Explorer. Il espérait ne plus jamais le revoir et
il n’avait pas envie que la pensée de Landor lui gâche cette journée. Le
Seafire était une présence rassurante, avec, à son bord, des gens dont la
priorité consistait à prendre soin des plongeurs, et c’était cela qui importait.
Il vit le directeur de plongée qui le regardait et lui montra son pouce dirigé
vers le bas pour lui indiquer qu’il allait descendre. Il aurait pu continuer à
nager en surface jusqu’au site de fouille, mais il préférait plonger ici et
suivre la ligne qui avait été fixée au fond à partir de l’épave du vapeur. Il
enleva son tuba, mit son détendeur en bouche tout en purgeant son gilet
stabilisateur pour s’enfoncer sous la surface et se pinça le nez pour
décompresser ses oreilles. Il descendit rapidement jusqu’au fond et, juste
avant de l’atteindre, il injecta une bouffée d’air dans son gilet pour
retrouver une flottabilité neutre et, pendant quelques instants, il resta ainsi,
en suspension, à un mètre au-dessus du sable. Même après des milliers de
plongées, il éprouvait toujours la même excitation que la première fois où il
avait respiré grâce à une bouteille. Il la savourait à fond maintenant, tout en
respirant par son détendeur et en écoutant la myriade de bulles qui sortaient
par les moustaches 6. Il se retourna pour être sur le dos, enleva son
détendeur et souffla des ronds d’air, observa comme ils s’élargissaient et
atteignaient la surface dans une explosion argentée. La sensation était
incroyablement agréable, comme toujours.
Il se retourna encore et nagea vers l’épave du vapeur, en faisant
nonchalamment la grenouille 7. À l’intérieur de la coque, au milieu, il vit la
forme sombre de la chaudière dont le sommet se trouvait à seulement
quelques mètres sous la surface à marée basse, comme c’était le cas
maintenant. Il se tourna vers la gauche en direction de la poupe, et
s’émerveilla du fait que le bois ait été totalement préservé sous le sable. À
l’arrière, l’hélice et l’axe du safran étaient enveloppés d’un vieux filet de
pêche et d’un casier à crabes arrivés là la dernière fois où la coque avait été
découverte, de nombreuses années auparavant. Il la contourna et nagea le
long du flanc bâbord du bâtiment, en repérant en chemin le petit requin-
taupe qui avait élu domicile dans un recoin sombre formé par l’érosion, et
qui chassait les nombreux poissons arrivés comme par enchantement depuis
que le navire était au jour. À partir de cet endroit, il n’y avait plus beaucoup
à nager pour arriver à l’amas de tuyaux en cuivre près de la chaudière qui
tenait lieu d’ancre pour la ligne de vie qui menait à l’épave antique. Jack la
suivit sur une courte distance en tournant le dos à la masse principale du
vapeur, puis descendit vers une portion de pont en bois qu’il n’avait pas
encore vue, car elle venait d’émerger du sable ces derniers jours. Il posa une
main à plat sur le bois pour éprouver à quel point il était lisse. S’ils
pouvaient trouver du bois comme celui-ci sur l’épave phénicienne, enseveli
non pendant un siècle, mais pendant deux millénaires et demi, alors ils
auraient véritablement fait une immense découverte, l’une des plus
remarquables jamais faites dans les eaux britanniques.
Il reprit la direction de la ligne de vie et continua de progresser au-dessus
des galets. Une méduse-boîte géante s’approcha, en se contractant en
rythme. Elle semblait se diriger avec détermination vers une destination
inconnue. Jack quitta la ligne pour la suivre en nageant derrière son
ombrelle large d’un mètre, de sorte qu’il voyait le soleil briller au travers et
il s’émerveilla de sa beauté. Une fois, il avait vu tout un banc de ces
méduses au-dessus de l’épave d’un bâtiment de ligne, un peu plus loin sur
la côte, à un endroit où de nombreuses vies avaient été dramatiquement
perdues, et il avait pensé qu’elles étaient comme les âmes des marins morts
depuis longtemps, condamnés à poursuivre un voyage éternel dans la mer. Il
observa la méduse qui poursuivait sa progression, puis retourna vers la
ligne de vie. Il se trouvait maintenant dans l’ombre du Seafire, et il vit
l’échelle de plongée qui descendait à la poupe et, plus loin, le câble de
l’ancre. Un plongeur était en train de remonter l’échelle, suivi par un autre,
toujours dans l’eau. C’était de toute évidence une équipe remontant de la
fouille, tandis qu’une plongeuse se trouvait au-dessus de lui en surface,
avec son tuba. Il se retourna sur le dos et souffla dans sa direction une
succession de bulles en forme d’anneaux. Pendant toutes ces années
passées, il n’aurait jamais pu imaginer qu’un jour sa fille plongerait sans
bouteilles dans les eaux mêmes où il l’avait fait jeune homme. Mais
maintenant, sa silhouette mince, dans sa combinaison bleu et noir bien
reconnaissable, lui était presque aussi familière sous l’eau que celle de
Costas. Elle descendit en spirale, tout en équilibrant la pression dans ses
oreilles, et posa une main sur la sienne. Elle lui montra la direction de la fin
de la ligne en lui faisant le signe O.K. Il lui répondit de la même façon et la
suivit lorsqu’elle se mit à nager comme un phoque, la nage de la sirène qu’il
lui avait enseignée lorsqu’ils avaient nagé ensemble pour la première fois
dans cette anse alors qu’elle était à peine adolescente.
Elle obliqua brusquement vers la surface, et Jack vit alors l’épave antique
qui s’offrait à lui, au bout de la ligne de vie fixée à un piquet. Des deux
côtés s’alignaient des rangées d’amphores, qui venaient d’être découvertes
les jours précédents, à mesure que les archéologues avaient déblayé les
galets et le sable. Jack vit pour la première fois la forme d’un bateau de dix-
huit ou vingt mètres de long et de six ou sept mètres de large. C’était
incroyablement excitant. Tout indiquait qu’il ne s’était pas retourné et
n’avait pas perdu sa cargaison, et que du bois de la coque pouvait également
avoir été préservé. Si c’était le cas, et qu’on en trouvait plus profondément
enfoui dans le sable, ils ne devaient plus en être loin maintenant, car il
discernait déjà des affleurements gris-vert du fond rocheux entre les galets.
Il se projeta automatiquement par la pensée à l’étape suivante du projet.
La découverte du bois de la coque modifierait totalement le rythme. On
pouvait assez facilement transporter les amphores et les petits objets sur le
Seafire, mais il faudrait plus de temps pour effectuer les relevés in situ des
éléments de la coque, ainsi que du matériel de levage conséquent, et il serait
nécessaire d’installer à bord des réservoirs de stockage en eau douce pour
sa préservation. Le Seafire était un bâtiment magnifique, construit
spécialement pour l’archéologie, mais il n’était guère plus grand que les
bateaux charters utilisés pour la plongée. Il était conçu pour des sorties
d’une journée depuis leur base de Falmouth et en tout premier lieu pour le
travail côtier, là où son faible tirant d’eau lui permettait de mouiller sur des
sites tels que celui-ci. Le Seaquest et le Sea Venture étaient des bâtiments de
haute mer trop gros pour venir aussi près du rivage, et ils étaient de toute
façon tous les deux employés pour des projets à l’autre bout du monde. Le
Sea Venture sur un relevé hydrographique dans l’archipel de Hawaï et le
Seaquest sur une exploration au large du Sri Lanka. À Falmouth, l’UMI
possédait une barge équipée de machines de levage que l’on pouvait
remorquer sur le site, mais c’était un bâtiment peu maniable, qui se
comportait mal dans la houle et le vent. À cet endroit, il leur faudrait
toujours travailler avec les aléas de la météo, même au cœur de l’été, alors
que les prévisions donnaient une mer calme pour les semaines à venir. À
une si faible profondeur, si près de la côte, le moindre incident
météorologique, un seul jour où les vents d’Ouest seraient assez forts pour
agiter le fond de l’anse, pouvait avoir un effet désastreux sur la fouille en
déplaçant les repères qui avaient été établis et l’équipement laissé sur le
site, et en dispersant au loin les artefacts qui auraient été laissés sur place.
Les fouilles à faible profondeur avaient de nombreux avantages, mais
présentaient aussi plus de risques de se trouver exposées aux éléments, qui
étaient justement la cause principale de la présence de tant d’épaves peu
profondes, et ensuite de leur éparpillement lorsqu’elles n’avaient pas été
rapidement ensevelies sous des couches de sédiments protectrices.
Il palma lentement en restant à la périphérie du site. Deux des quatre
ancres de pierre qu’ils avaient mises au jour étaient toujours là. C’étaient
des dalles triangulaires taillées grossièrement dans de la roche ignée, pesant
approximativement un quart de tonne chacune, avec un trou à chaque angle,
un pour le cordage et les deux autres pour maintenir l’ancre au fond grâce à
des traverses de bois pointues à leurs deux extrémités. Les géologues de
l’UMI en avaient prélevé un échantillon et identifié leur provenance : les îles
volcaniques de Lipari, au nord de la Sicile, une région qui se trouvait sous
la domination punique et d’où on savait que les Carthaginois avaient extrait
de la roche pour leurs ancres. Lorsque, trois mois auparavant, il avait
plongé ici pour la première fois, Jack avait été incroyablement excité en
découvrant l’une de ces ancres qui dépassait des galets. Leur forme n’avait
pas changé depuis l’âge de bronze et permettait de faire remonter l’épave
largement au premier millénaire avant Jésus-Christ, avant que les ancres en
bois classiques avec des jas de plomb soient couramment utilisées.
Ils avaient aussi trouvé une de ces ancres, de conception plus récente,
sous la forme d’une barre de plomb d’un mètre cinquante de long, pourvue
en son centre d’un trou rectangulaire pour le passage de sa verge, et dont le
bois avait disparu depuis longtemps. Cela avait permis de préciser encore la
date et porté l’excitation de Jack à son comble. Les premières ancres lestées
de plomb trouvées sur des épaves datables en Méditerranée dataient du
début du VIe siècle avant Jésus-Christ, l’époque où les Phéniciens
occidentaux, le peuple que les Romains nommaient punique, dominaient la
région. Il était certain que tout capitaine phénicien digne de ce nom se
devait d’avoir ce qui se faisait de mieux en matière d’ancre, et la présence
des deux types différents dans l’épave suggérait que c’était une des toutes
premières à avoir été utilisée. Cela ouvrait pour Jack une possibilité
historique extraordinaire, une fenêtre sur l’un des plus fameux épisodes de
l’exploration maritime. Le VIe siècle avant Jésus-Christ était la date la plus
probable des périples des Carthaginois Hannon et Himilcon. C’était pour
cette raison que, pendant son vol vers Freetown la semaine précédente, il
avait lu ce qui avait survécu du récit du périple d’Hannon le long de la côte
ouest de l’Afrique. Le voyage d’Himilcon n’était connu qu’à travers une
brève référence faite par l’historien romain Pline l’Ancien plus de cinq
siècles plus tard, mais la possibilité qu’il soit allé vers le nord et ait atteint
les Cassitérides, les légendaires îles de l’étain, n’avait cessé de fasciner les
historiens. Jack avait à peine osé imaginer que ce qu’il avait trouvé pouvait
être une épave de l’expédition d’Himilcon, et il laisserait à l’archéologie le
soin d’en décider. Il était certain qu’Hannon et Himilcon étaient des
explorateurs, mais ils étaient également poussés par la passion phénicienne
du commerce, et la découverte d’une épave remplie du type de
marchandises que les habitants de la Cornouailles auraient pu échanger
contre leur étain rendait cette éventualité trop fascinante pour l’écarter.
Il aperçut le jas de plomb de l’ancre, protégé et maintenu au fond par des
sacs de sable, et se laissa couler pour regarder les symboles moulés sur un
de ces côtés. Il y avait la lettre phénicienne B, dans sa forme angulaire
archaïque, et un petit bucranium, qui ressemblait à des cornes de taureau.
Jack était persuadé qu’ils étaient apotropaïques et que leur fonction était de
conjurer le mauvais sort. Souvent, les symboles servaient à cet usage sur les
ancres romaines et grecques plus tardives et, dans ce cas, le B faisait peut-
être référence au dieu phénicien Baal Hammon, tandis que le bucranium à
la forme de cornes de taureau sacré représentait le pic montagneux à l’est de
Carthage. Si c’était le cas, elles n’avaient pas été efficaces, mais en les
voyant Jack se demanda vraiment comment s’était produit le naufrage. Les
ancres qu’ils avaient découvertes se trouvaient à la proue, face au rivage. Il
le savait car l’autre extrémité du navire contenait des poteries et des petits
objets qui indiquaient qu’il s’agissait du logement de l’équipage, une cabine
à l’arrière où ils devaient faire la cuisine et s’abriter. L’absence d’ancres à la
poupe suggérait que celles-ci devaient avoir été perdues dans une tentative
pour retenir le bâtiment alors qu’il était poussé par les vents d’Ouest, qui
étaient la cause la plus probable du naufrage. Contrairement au vapeur, par
conséquent, qui avait été poussé dans l’anse et avait coulé par le travers, le
navire phénicien avait sombré en allant droit au rivage. Jack, depuis le
promontoire, avait essayé de penser comme avait dû le faire le capitaine, en
imaginant l’état de la mer tel qu’il l’avait vu au cours de cette tempête
hivernale. Jeter les ancres à l’arrière, tout en sachant qu’elles
n’accrocheraient pas au fond, n’était sans doute pas tant un acte de
désespoir que celui d’un navigateur expérimenté, qui avait sondé le fond et
savait qu’il n’y avait aucun espoir d’accrocher dans le sable, mais qu’il lui
serait au moins possible d’empêcher le bâtiment de s’échouer par le travers,
et d’avoir ainsi au minimum une chance infime d’être drossé à la plage
intact.
Ce que le capitaine ne pouvait pas savoir, et que Jack avait constaté
pendant la tempête, c’était que chaque fois qu’une énorme vague se brisait
sur la plage, elle était suivie par un puissant reflux aspirant qui laissait, à
marée basse, le fond de la mer momentanément exposé, aussi loin que le
site de l’épave. Dans des conditions aussi extrêmes, avec ses ancres qui le
maintenaient toujours, la proue faisant face au rivage, il était probable que
le navire ait atterri plutôt que sombré, en heurtant rudement le fond, tandis
que la lame suivante se rassemblait derrière lui. À cet instant, à un jet de
pierre seulement du rivage, le capitaine avait dû comprendre qu’ils étaient
perdus, qu’ils n’auraient pas le temps de couper les cordes qui les reliaient
aux ancres et espérer s’en tirer. La vague suivante avait dû s’abattre sur le
navire, briser le mât en arrachant voiles et cordages, et briser les corps des
hommes encore à bord avant même qu’ils ne soient projetés sur les rochers.
Cela avait dû être une fin terrifiante, après des heures de terreur, à rester
accrochés au navire tandis qu’il était drossé à la côte, fouettés par les
embruns et atrocement secoués par les vagues tandis que les ancres
dérapaient inéluctablement. Mais, tout comme ceux du Clan Macpherson
qui avaient sombré au large de l’Afrique de l’Ouest, tout comme ceux,
nombreux, qui étaient enterrés au sommet des falaises ou près des dunes de
sable de ces côtes, les Phéniciens étaient des marins et connaissaient le sort
qui pouvait leur être réservé. Aucun signe apotropaïque, aucune
supplication adressée aux dieux ne pourraient leur être d’un quelconque
secours lorsque les eaux étaient déchaînées et que tout espoir était perdu.
Rebecca vint le rejoindre de nouveau et lui montra la partie arrière de
l’épave, tout en nageant sur le dos dans sa direction, et en regardant Jack. Il
lui fit le signe O.K. et la vit se retourner et suivre une autre méduse énorme
qui était apparue au-dessus d’eux. Il regarda l’endroit qu’elle lui avait
désigné et ressentit une soudaine frénésie de découverte. Le directeur du
projet avait été témoin de sa frustration, la semaine précédente, lorsqu’il
avait été appelé sur le Deep Explorer et qu’il avait dû abandonner sa
parcelle de fouille sans l’explorer totalement, et l’avait alors préservée sous
des sacs de sable en attendant son retour. Jack se retint d’y aller
directement, et continua de se laisser flotter doucement au-dessus du site,
pour prendre connaissance de tout ce qui avait été mis au jour pendant son
absence. Le site n’était pas quadrillé par un carroyage, et la seule structure
fixe était constituée de vingt piquets de métal dont la pointe était rouge,
disposés à intervalles réguliers et servant de balises pour le système de
haute précision à ultrasons qu’ils utilisaient pour établir la cartographie de
l’épave. Le système avait été mis au point par Jacob Lanowski, le génie
informatique de l’UMI, et permettait à un archéologue, d’un seul clic du
pistolet à ultrasons, de repérer la position exacte de toute nouvelle
découverte. L’information allait directement sur le plan directeur et,
recoupée avec la photogrammétrie et le relevé par sonar, permettait de
rendre accessible à quiconque avait accès au site Internet du projet une
image 3D du lien en temps réel. Surtout, cela permettait d’économiser tout
le temps passé autrefois à mesurer et enregistrer les découvertes à la main,
ce qui était d’une importance extrême sur un site exposé aux aléas de la
météo et où la rapidité de la conduite de la fouille était cruciale.
Jack nagea au-dessus de la partie principale de la cale et examina les
amphores qui n’avaient pas encore été enlevées. La plupart servaient au
transport de l’huile d’olive provenant de la côte est de Tunisie, au sud de
Carthage, qui s’était spécialisée dans cette production. Les quelques
amphores contenant de la sauce de poisson et du vin avaient probablement
été destinées à l’équipage. Un certain nombre avaient été enveloppées par
les archéologues dans un emballage de protection, pour couvrir les
inscriptions que l’on avait découvertes, peintes avec du goudron sur les
épaules ou les panses. La plupart renseignaient sur leur contenu ou
indiquaient qu’elles étaient destinées à l’exportation. Une des tentes du
campement installé sur le rivage était remplie de seaux où les tessons
portant des inscriptions avaient été mis à tremper dans de l’eau douce, dans
l’attente de leur transfert au laboratoire de conservation de l’UMI. Jack vit la
partie de la fouille affectée à Costas, où il avait également travaillé la
semaine précédente. Le poids de plomb avec l’étiquette portant son nom et
une bouteille de gin remplie de sable étaient toujours là pour marquer son
territoire. Jack l’avait eu au téléphone la veille et lui avait rappelé ce qu’il
avait dit, pendant leur plongée sur le Macpherson, à propos de la possibilité
de trouver un tesson sur l’épave en Cornouailles qui puisse porter une
inscription inhabituelle, et Costas avait promis d’aller à la pêche, sous la
tente de conservation, dans les seaux où se trouvaient les objets découverts,
lorsqu’il arriverait cet après-midi, pour qu’ils puissent regarder de plus près.
Jack se remit en mémoire rapidement les autres découvertes qu’ils
avaient faites, pour se préparer à ce qu’ils pouvaient éventuellement
trouver. L’un des artefacts les plus étonnants avait été une petite jarre à
paroi épaisse avec un résidu d’un bleu profond que le laboratoire avait
identifié rapidement : c’était de la teinture provenant de la coquille du
murex, la fameuse « pourpre royale » de Tyr, dont la fabrication était un
secret phénicien jalousement gardé. Cela donnait une idée de ce que le
navire pouvait également avoir transporté comme tissus teints, et cela
rappelait aussi les liens étroits maintenus par les Phéniciens de l’Ouest avec
leur terre sémitique d’origine, et avec les peuples de la côte du pays antique
de Canaan, qui s’étendait depuis la Syrie moderne jusqu’au Liban et à
Israël. Ils avaient également trouvé trois amphores caractéristiques
provenant de Massilia, fabriquées par les colons grecs de la ville qui était
devenue Marseille et qui contenaient du vin d’excellente qualité, ainsi
qu’un lot de magnifiques coupes à boire vernissées noires de Corinthe. Cela
montrait que les Phéniciens ne dédaignaient pas de diversifier leurs
chargements avec des marchandises acquises à leurs rivaux en commerce.
Comme si cela n’était pas suffisant, sous les amphores, ils avaient trouvé
une grande quantité de galène en poudre, le sulfure de plomb utilisé dans le
procédé par coupellation pour extraire l’étain du minerai, une matière
première qui aurait été d’une grande valeur, dans l’Antiquité, pour les
mineurs de Cornouailles. Pour couronner le tout, une boîte de cuivre, à la
poupe, contenait deux balances à contrepoids en bronze et de nombreux
jeux de poids pour des balances à plateaux, du bronze lesté de plomb, ainsi
que quelques-unes des plus anciennes pièces de monnaie jamais frappées,
des pastilles d’électrum ovoïdes poinçonnées provenant du royaume de
Lydie en Asie Mineure et datant d’environ 590 avant Jésus-Christ. Aux
yeux de Jack, tout cela indiquait un capitaine commerçant bien
approvisionné et prêt à tout type de transaction, un Phénicien pur et dur,
imaginatif et entreprenant, à la recherche de nouveaux marchés avant même
que la demande pour certains produits ne soit établie. C’était une chose qui
lui fit penser de nouveau au périple d’Hannon et Himilcon et aux tout
premiers contacts des Phéniciens avec les peuples de la Grande-Bretagne de
la fin de l’âge de bronze.
Il atteignit la partie de la fouille qui lui était réservée, à environ cinq
mètres de la poupe du navire, à bâbord, endroit d’où toutes les amphores
avaient été enlevées. Il purgea un peu d’air de son gilet stabilisateur pour
descendre et enleva délicatement trois petits sacs de sable qu’il avait laissés,
et qui s’étaient recouverts de vase pendant les trois jours précédents. Il y
avait à sa droite une des suceuses qui constituaient leur outil de déblaiement
principal et fonctionnait grâce à une pompe à eau située sur le Seafire. L’eau
était aspirée par un tuyau en plastique rigide de deux mètres de long qui
flottait juste au-dessus du fond, ce qui permettait de l’extraire avec les
sédiments et de tout recracher à l’autre bout, au-delà du périmètre de
fouille. Il le tira vers lui, en prenant soin que l’évacuation soit dirigée vers
l’extérieur du site, et approcha l’embout aspirant près de la zone de galets
que les sacs de sable avaient recouverte. Il maintint le tuyau enroulé sur son
bras droit, tout en se tenant prêt à l’orienter de la main gauche. Il leva la
tête, car il savait que Rebecca devait l’observer et lui fit signe de démarrer
avec sa main gauche. Elle lui fit le signe O.K., nagea jusqu’à la surface et
transmit au bateau. Quelques secondes plus tard, la suceuse s’anima, agitée
de soubresauts et de mouvements brusques jusqu’à ce qu’il en prenne le
contrôle. Il jeta un coup d’œil derrière lui, vit l’eau se troubler à l’autre
extrémité du tuyau, puis revint à la fouille. Ce fut comme s’il ne s’était
jamais absenté, comme si la semaine qui venait de passer et la plongée sur
le Clan Macpherson n’avaient été qu’un rêve, mi-euphorique, mi-
cauchemardesque, quelque chose qu’il avait rangé dans son esprit avec
toutes les autres plongées accomplies avec Costas au fil des années et au
cours desquelles ils avaient repoussé les frontières de leurs connaissances
aussi loin qu’il leur était possible.
Quelques secondes plus tard, il retrouva ce qu’il avait commencé à
mettre au jour la dernière fois : un, puis deux objets blancs et polis en forme
de fuseaux, le rendant de plus en plus enthousiaste à mesure qu’ils se
dévoilaient. Il s’agissait des extrémités de défense d’éléphant énormes,
couchées à plat et recouvertes par les sédiments. C’était une découverte
incroyable, à coup sûr la marchandise la plus précieuse du chargement.
Mais le plus incroyable était leur origine, révélée par une analyse de
l’échantillon que Jack avait prélevé la semaine précédente. De nombreux
archéologues pensaient que l’ivoire d’éléphant dont faisaient commerce les
Phéniciens de la partie occidentale de la Méditerranée provenait de leurs
avant-postes sur la côte atlantique de l’Afrique et qu’ils les achetaient à des
intermédiaires locaux qui eux-mêmes se les procuraient loin à l’intérieur
des terres, au sud du Sahara. Mais les analyses avaient révélé qu’elles
provenaient d’Afrique de l’Est, de la contrée qui était devenue la Somalie et
l’Éthiopie modernes, qui étaient connues alors sous le nom de Pount, et où
les Égyptiens se procuraient leur ivoire. Et il y avait une autre chose, dont
Jack s’était demandé s’il ne l’avait pas rêvée lors de sa dernière plongée,
mais il la voyait maintenant dans toute sa réalité. Les deux défenses
portaient chacune en double le symbole alphabétique H. Les commerçants
phéniciens de l’Antiquité marquaient volontiers leurs propres marchandises
et il n’y avait donc rien d’exceptionnel à cela. C’était les lettres elles-
mêmes qui enflammaient l’imagination de Jack. HH : Hannon et Himilcon.
Était-ce possible ?
Les défenses étaient une des découvertes les plus sensationnelles de la
fouille et elles avaient été laissées in situ jusqu’à son retour. Elles étaient
prêtes maintenant à être sorties et conservées. Jack était transporté de les
revoir, mais là où son cœur battait la chamade maintenant, c’était à la
pensée de ce qui pouvait se trouver au-dessous. L’ivoire d’éléphant, et plus
particulièrement le précieux ivoire d’Afrique de l’Est, était alors une
marchandise de très grande valeur et devait avoir été protégé par du fardage
à l’endroit le plus sûr de la cale, sous les amphores, et juste au-dessus des
membrures de la coque. Les trompes reposaient sur une couche gris foncé,
dont il pouvait voir maintenant, alors qu’il déblayait les sédiments, qu’elle
s’étalait sous toute leur longueur. Sa couleur indiquait qu’elle était restée à
l’abri de l’air et que ce qui se trouvait sous le chargement n’avait pas bougé.
S’il y avait du bois sur le site, c’était là qu’on avait le plus de chance d’en
trouver. Il continua à déblayer et l’eau se colora en noir, ce qui lui tacha les
doigts. C’était très bon signe, car c’était la trace d’une oxydation du fer,
exactement ce qui pouvait se produire en présence de clous et de rivets
métalliques. Il poursuivit sa tâche, attendit que la pompe ait fini d’aspirer
l’eau trouble, et alors, il vit : à environ quinze centimètres au-dessous de
l’ivoire, apparut la surface d’une virure 8 en bois, suivie d’une autre juste à
côté, toutes deux exactement où elles devaient se trouver, parallèles à
l’emplacement supposé de la quille. Il agita encore l’eau pour nettoyer et vit
une pièce de charpente. Il examina attentivement le côté de la première
virure et y vit gravé la lettre A inclinée telle que la formaient les premiers
Phéniciens. C’était manifestement la marque du constructeur du navire. Il
posa la main sur le bois, exactement comme il l’avait fait une demi-heure
plus tôt sur l’épave du vapeur, et il sentit la même excitation, l’exaltation de
voir la mer livrer ses secrets. Il pouvait tout à coup se figurer le bâtiment :
ventru, robuste, avec une charpente aux structures rapprochées, ses
éléments assemblés à tenons et mortaises, si bien conservée qu’il pouvait
l’imaginer, dégagé des sables, fendant les flots, sa voile carrée ondulant
sous le vent et le barreur au gouvernail, brillante image de l’aventure
humaine au temps où Carthage et ses marins étaient les maîtres de la mer.
Il se recula, sortit le tuyau de la zone de fouille et leva les yeux. Rebecca
était là, de nouveau, et montrait le trou, tout excitée, en faisant le signe O.K.
Il l’imita, lui montra son pouce levé pour la prévenir qu’il était sur le point
de rejoindre la surface, puis lui fit signe d’éteindre la pompe. Elle hocha la
tête et s’éleva vers la surface. Quelques secondes plus tard, la suceuse
s’arrêta. Il avait terminé ce qu’il avait laissé une semaine plus tôt et fait ce
qu’il avait besoin de faire. C’était maintenant au tour de l’équipe de fouille
de reprendre le travail là où il l’avait laissé. Jeremy et Costas devaient être
arrivés au camp maintenant, et il lui fallait se préparer pour entendre ce que
Jeremy avait à lui dire à propos de la plaque trouvée sur le Clan
Macpherson. Il amarra le tuyau de la suceuse, s’éleva au-dessus du fond,
puis leva les yeux : Rebecca était allongée à la surface sur le dos, bras et
jambes écartés, et sa silhouette était dessinée en contre-jour par le soleil,
auréolée des bulles s’élevant de ses moustaches. Il ressentit une satisfaction
intense. Il venait d’effectuer une des meilleures plongées de sa vie.
9

D eux heures plus tard, Jack finissait sa Cornish pasty et son thé, assis au
café de la plage, en donnant les derniers morceaux à manger au colley
noir et blanc de la ferme voisine qui l’avait souvent accompagné au fil des
années lors de ses visites dans l’anse. Il se leva, fit un signe de la main à la
femme du fermier qui tenait le café, donna une dernière caresse au chien et
traversa le chemin et les dunes pour rejoindre le sentier qui permettait
d’accéder à l’église, derrière le promontoire. Juste avant le cimetière, il
obliqua directement, derrière le vieux mur en pierres sèches qui bordait le
chemin, pour pénétrer dans l’enclos herbeux qui servait à terre de quartier
général de projet à l’UMI. Il était protégé des vents d’Ouest dominants par le
promontoire dont la pente abrupte le surplombait. Rebecca se trouvait à
l’entrée, en grande discussion avec plusieurs randonneurs qui parcouraient
le chemin côtier du sud-ouest et s’étaient arrêtés pour regarder le panneau
informatif sur l’épave phénicienne qu’ils avaient installé au bord du sentier.
Il sourit aux marcheurs et fit un signe de tête à sa fille, car il savait qu’elle
le rejoindrait dès qu’elle le pourrait.
Il salua de la main les plongeurs du club local qui étaient venus jusqu’au
chemin avec leur camionnette et commençaient à s’équiper pour leur
plongée. Il les connaissait depuis des années, c’étaient des amis, des fidèles
de son équipe et ils avaient été les auteurs de nombreuses découvertes
d’épaves passionnantes. Pendant le déjeuner, il avait discuté avec eux du
défi logistique que posait l’exposition à l’air des pièces de bois de l’épave
et, ensemble, avec le directeur du projet, ils avaient établi les grandes lignes
d’un plan qui permettrait de sortir la coque de l’eau, d’en prélever tous les
éléments et de les transporter sans dommage jusqu’aux installations de
conservation de l’UMI, dans un délai de deux semaines. Il jeta un coup d’œil
au ciel et vit que les nuages commençaient à s’accumuler, tandis qu’il
éprouvait sur son visage la brise du début de l’après-midi. Tout était
suspendu à la météo. À cet égard, ils dépendaient autant du bon vouloir des
dieux que les marins de l’Antiquité. Mais il avait les meilleurs dans son
équipe, et il savait qu’il pouvait leur faire confiance pour prendre les bonnes
décisions et faire avancer le projet quelles que soient les intempéries que la
nature choisirait de leur opposer.
Il se pencha pour entrer dans la tente qui servait de centre d’opérations et
posa son carnet sur la table centrale installée sur des tréteaux. À un bout de
celle-ci, un jeune homme de grande taille s’installait avec ses papiers et son
ordinateur portable, qu’il venait de sortir de sa voiture quelques instants
auparavant. Il avait les cheveux ébouriffés et portait des lunettes. Jack lui
sourit, et ils se serrèrent la main.
« J’étais au café, et je t’ai vu arriver, mais j’ai pensé que tu voudrais peut-
être aller dire d’abord bonjour à Rebecca. »
Le jeune homme remonta ses lunettes sur son nez, paraissant légèrement
nerveux.
« Je n’ai pas vraiment eu l’occasion encore. Je voulais d’abord tout
préparer ici.
— Est-ce qu’on te verra dans l’eau, cette fois-ci ?
— En principe, oui. Comment est-elle ?
— Chaude. La combinaison est à peine nécessaire.
— Dans la bouche de Jack Howard, ça veut dire “froide”. Tu es bien
comme ta fille. On dirait qu’elle est insensible au froid. Je pense que j’ai
fait une erreur en demandant à Costas de m’apprendre à plonger dans la mer
Rouge. Cela m’a rendu frileux. »
Amusé, Jack sourit. Jeremy Haverstock était membre à part entière de
l’équipe de l’UMI depuis que, il y avait presque huit ans, il était arrivé de
Stanford détenteur de la prestigieuse bourse Rhodes pour travailler avec
Maria à l’institut de paléographie d’Oxford. Depuis, il avait achevé sa
thèse, publié les premiers volumes de documents concernant leurs deux plus
importantes découvertes de manuscrits, la bibliothèque médiévale secrète
de la cathédrale de Hereford et la bibliothèque perdue de l’empereur Claude
de la villa des Papyrus à Herculanum. Il était devenu récemment directeur
adjoint de l’institut. Il s’était aussi rapproché de façon intéressante de
Rebecca, un processus progressif qui avait accompagné la transformation
de l’adolescente en femme, et que Jack, perplexe, faisait mine d’observer
avec indifférence.
Le rabat se souleva et Rebecca entra, tout en finissant de croquer une
pomme. Elle lança le trognon dans une poubelle et s’essuya la bouche.
« Est-ce que Costas est arrivé ?
— Il arrive dans une demi-heure, lui répondit Jack. Il a appelé pour dire
qu’il était coincé dans les embouteillages.
— Ah, au fait, bonjour, dit-elle à Jeremy. C’est gentil d’avoir appelé. »
Jeremy toussa, tout en jetant un coup d’œil à Jack.
« Oui… Désolé. J’ai été vraiment pris par cette traduction.
— D’accord. J’espère au moins qu’elle est bonne. On parlera plus tard. »
Elle se tourna vers Jack.
« On a vraiment besoin de Costas pour qu’il nous trouve ce fragment de
poterie qui comporte une inscription. Il y a plus de deux cents seaux à côté,
tous pleins de tessons d’amphores portant des inscriptions peintes, et les
gens de la conservation ont déjà bien assez à faire avec tout ce qui arrive de
nouveau.
— Il dit qu’il peut la trouver immédiatement.
— Costas est vachement important, non ? On dirait qu’il a toujours la
clef pour résoudre les problèmes, même s’il n’en a pas conscience lui-
même.
— C’est exactement à cette conclusion que je suis arrivé aussi.
— Je n’avais pas compris que c’était Costas qui avait découvert la plaque
sur le Clan Macpherson la semaine dernière. Je dirais qu’il compte comme
archéologue à part entière, maintenant.
— Je ne suis pas sûr qu’il aimerait t’entendre dire ça. Tu sais, c’est
l’ingénieur, le dur à qui on ne la fait pas. L’immigrant grec élevé dans les
rues dangereuses de New York. L’homme rationnel qui laisse les idées aux
intellos comme nous.
— Moi, je pense que cela lui ferait plaisir, même s’il se peut qu’il ne le
montre pas, protesta Rebecca. De toute façon, pour obtenir un doctorat
du MIT, il faut effectivement avoir quelques idées. En fait, il est
probablement le plus intelligent de nous tous. Et si tu veux mon avis, il a
peut-être l’air dur, mais en réalité, c’est un tendre. D’oncle Costas et
d’oncle Hiemy, Costas est le premier à verser sa larme lorsqu’il y a des
petits enfants autour d’eux.
— Puisque tu parles d’oncle Hiemy, comment va Maurice ?
— À l’heure du déjeuner, j’ai eu de nouveau Aysha au téléphone à
Carthage. Elle a insisté auprès de Maurice pour qu’il t’appelle. Il a trouvé
quelque chose d’intéressant en creusant sur le site du port, mais il a décidé
de ne pas te déranger jusqu’à ce que tu aies retrouvé tes marques ici, après
l’expédition sur le Deep Explorer. Elle dit que cela va requérir toute ton
attention.
— Pourquoi attendre ? dit Jack. Maurice ne m’appelle que lorsqu’il y a
quelque chose de bien.
— Laisse-le prendre contact avec toi. Souviens-toi que c’est sa première
fouille depuis l’Égypte et il vaut mieux lui laisser conduire les choses à son
rythme. Lorsqu’il sera prêt, il le fera.
— Tu as sans doute raison. Tu l’as vu plus que moi ces derniers temps et
tu connais son état d’esprit.
— Cela fait presque un mois qu’ils travaillent sur la fouille de Carthage.
Il lui a fallu beaucoup de temps pour oublier sa frustration et se remettre du
choc qu’il a reçu lorsqu’ils ont dû quitter l’Égypte l’année dernière. Tout ce
qui est arrivé depuis avec les extrémistes rend son retour là-bas de plus en
plus improbable.
— Penses-tu qu’il va trouver des traces de la présence des Égyptiens à
Carthage ? demanda Jeremy en levant le nez de son écran. Ce sont les
Phéniciens qui ont fondé la ville, au début du IXe siècle avant Jésus-Christ,
c’est bien ça ?
— Ça, c’est ce que nous disent les historiens romains, répondit Jack, et
jusqu’à présent l’archéologie ne les a pas contredits. S’il y a eu une
quelconque présence égyptienne, il est plus probable qu’il se soit agi de
marchands ou de correspondants commerciaux dans un avant-poste dirigé
par les Cananéens, ancêtres des Phéniciens. Il semble qu’ils aient été
chargés du commerce maritime à la fin de l’âge de bronze, tout comme
l’étaient leurs descendants à l’époque de l’épave que nous avons trouvée
ici. Si Maurice trouve effectivement des artefacts égyptiens, cela ne signifie
pas nécessairement qu’il s’agissait d’un comptoir égyptien permanent.
— Aysha dit qu’il est comme toi : quand il a une intuition, il n’est pas
satisfait tant qu’il n’a pas creusé son trou jusqu’à la roche, dit Rebecca.
— Je m’en souviens bien. À l’époque, nous étions en pension ensemble,
et nous faisions le mur pendant les week-ends pour creuser sur une partie du
site de la villa romaine du coin. Ce n’était pas une chose à faire, mais on a
quand même tout enregistré méticuleusement, et à la fin, nous l’avons
publié. Je n’oublierai jamais comme je faisais le guet pour voir si le
propriétaire n’arrivait pas pendant que le derrière de Maurice émergeait
d’un trou dans la terre. Je l’avais surnommé l’homme-taupe.
— Il ne pouvait certainement rien trouver d’égyptien là-bas, remarqua
Jeremy.
— Mais si, justement. Il se trouvait que la villa avait été construite au
IIe siècle pour un centurion à la retraite qui était un fidèle du culte d’Isis,
auquel les soldats romains étaient très attachés. Je revois encore
l’expression de joie incroyable de son visage lorsqu’il a émergé de son trou
en serrant contre sa poitrine une statuette en faïence d’Anubis. C’est comme
ça qu’il a attrapé le virus de l’égyptologie. Cet été-là, il s’est enfui grâce à
l’argent qu’une tante d’Allemagne lui avait laissé. On n’a plus entendu
parler de lui jusqu’à ce qu’on le retrouve dans la vallée des Rois où il avait
été embauché par un directeur de fouilles américain qui n’avait jamais
rencontré un garçon de dix-huit ans avec une connaissance aussi
encyclopédique de l’Égypte ancienne. En réalité, il avait seize ans, pas dix-
huit, et pour le faire rentrer chez lui, il y eut presque un incident
international. Mais après ça, sa détermination est restée la même.
— Le problème, à propos de son idée des Égyptiens à Carthage, intervint
Jeremy, c’est de savoir si c’est une intuition ou s’il prend ses désirs pour des
réalités. Pour un homme qui ne pense qu’à explorer des trous, le fait
d’imaginer qu’il pourrait avoir à terminer sa carrière en étudiant des
artefacts dans les musées doit être assez insupportable. Je comprends ce qui
le pousse à vouloir trouver les Égyptiens partout où il creuse.
— Au moins, Jacob est avec lui », dit Rebecca.
Jeremy la regarda, étonné.
« Lanowski ? Tu plaisantes ! Je croyais qu’il était à une de ces
conférences sur les nanotechnologies en Californie. En train de prononcer la
conférence inaugurale sur la résistance à la pression des polymères utilisés
pour les combinaisons de plongée, ou quelque chose du genre. Costas et lui
ont passé des nuits à en parler il y a quelques semaines.
— Il a annulé ça dès qu’Aysha l’a invité à venir les rejoindre, répondit
Rebecca. Je crois qu’elle a pensé que ce serait bon pour Maurice. Depuis
qu’oncle Hiemy a appris que Jacob était passionné d’égyptologie, ils en
arrivent à ne plus pouvoir se passer l’un de l’autre. Et ils viennent tous les
deux d’être pères, ce qui fait qu’ils peuvent échanger à propos de leurs
difficultés et des problèmes qu’ils rencontrent avec leurs jeunes enfants.
— Petits enfants, petits soucis, grands enfants, grands soucis », remarqua
Jack.
Rebecca lui jeta un regard noir, et il se tourna vers Jeremy.
« Au fait, qu’as-tu trouvé au sujet de la plaque ? »
Rebecca toussa et leva la main.
« Avant ça, je veux te montrer quelque chose. Une chose qui vient de ma
zone de fouille, que j’ai trouvée hier. J’ai attendu pour t’en laisser la
primeur, papa. »
Jack lui sourit. Un instant, il crut voir Elizabeth, la mère de sa fille, assise
devant lui, avec ses yeux et ses cheveux noirs, la peau mate qu’elle devait à
ses ancêtres napolitains. Cela le ramena à la dernière fois où il l’avait vue
sur l’antique site d’Herculanum, avant son assassinat par la mafia presque
huit ans auparavant. Mais dans les yeux de Rebecca, il voyait aussi une
détermination à toute épreuve dont il savait qu’elle lui venait à cent pour
cent des Howard, une volonté inébranlable d’aller jusqu’au bout malgré les
difficultés, de suivre la piste à laquelle elle s’était attachée aussi loin qu’elle
le pouvait, de ne jamais abandonner. Il se pencha, attrapa un crayon et le
tapota sur la table, tout en acquiesçant de la tête.
« D’accord. Quelle est ta trouvaille ? »
Elle se dirigea vers une étagère qui se trouvait derrière elle et y prit avec
précaution un grand plateau couvert d’un linge qui servait à ranger les
objets mis au jour, puis le posa sur la table en face d’elle.
« Papa, les défenses d’éléphant que tu as découvertes, c’était super,
vraiment super. Félicitations, au fait. Du coup, j’ai pensé que ce que j’ai
trouvé pourrait t’intéresser. Je l’ai récupéré dans le réservoir d’eau douce
dans la tente de conservation juste pour te le montrer, mais je vais l’y
remettre en vitesse, dès qu’on aura fini. »
Elle souleva le tissu et prit un objet d’environ cinquante centimètres de
long, enveloppé de papier à bulles. Jack vit l’extrémité d’une défense qui en
dépassait. La zone de fouille de sa fille se trouvait à l’opposé de la sienne
dans la cale du bateau, et cela montrait qu’il y avait encore plus d’ivoire
entreposé sous les amphores qu’il ne l’avait imaginé. C’était une cargaison
d’une valeur inestimable. Elle déballa l’objet, se pencha pour le lui tendre :
c’était une longue défense droite et spiralée.
« Elle doit avoir été brisée lors du naufrage, dit la jeune fille. La partie
inférieure se trouve toujours in situ. En tout, elle fait plus de deux mètres de
long, plus que ta taille. Et il y en a une autre, près de l’endroit où j’ai trouvé
celle-ci. »
Jack regarda, étonné. Ce n’était pas ce qu’il avait imaginé. Il s’exclama :
« Eh bien, que le diable m’emporte ! Ce n’est pas de l’ivoire d’éléphant.
C’est du narval !
— J’ai envoyé des photos au département de biologie marine à l’UMI, et
ils l’ont confirmé. Ils m’ont dit aussi qu’un autre fragment brisé que j’ai
trouvé à côté provenait d’un morse.
— Le narval et le morse, dit Jeremy. Ce ne sont pas vraiment des
animaux qui viennent d’Afrique, il me semble.
— Il y a autre chose. (Elle reprit la défense, la replaça soigneusement sur
le plateau et tendit à Jack quelque chose d’autre, un autre objet enveloppé
dans du papier à bulles, plus petit.) Ouvre-le. »
Jack fit ce qu’elle lui disait et resta bouche bée. Il y avait à l’intérieur un
fragment de la taille de son poing d’une matière translucide de couleur
ambrée. Il le souleva dans la lumière et vit les insectes qui y étaient
prisonniers.
« De l’ambre, dit-il, en l’examinant sur toutes ses faces. C’est l’un des
fragments les plus gros que j’aie jamais vus. Étonnant.
— Cela vient de la Baltique, probablement la partie orientale. Il y en a
d’autres, sans doute qu’il y en avait au départ la valeur d’un panier plein.
J’ai envoyé un échantillon au laboratoire pour qu’ils l’analysent. Ils sont
hyperexcités parce que l’analyse génétique de ces moustiques peut révéler
des choses extraordinaires, surtout s’ils y trouvent du sang provenant
d’espèces animales géantes disparues. Mais ce qui me fascine le plus,
personnellement, c’est ce que ces découvertes, le narval, le morse et
l’ambre, peuvent révéler sur le périple de notre navire.
— C’étaient peut-être des marchandises précieuses acquises en
Cornouailles par les marchands phéniciens pour les vendre dans le Bassin
méditerranéen », suggéra Jeremy.
Jack réfléchissait à toute vitesse :
« Il est certain qu’il devait y avoir un marché pour ce genre de produits
exotiques dans le Bassin méditerranéen, et il est possible que ces objets
aient constitué des trophées qu’ils avaient l’intention de rapporter à
Carthage, pour prouver qu’ils étaient allés plus loin au nord que quiconque
venant de la Méditerranée l’avait jamais fait. Mais il peut y avoir une autre
explication. Si on pense au reste du chargement, il n’y a rien qui vienne des
îles Britanniques. Nous avons devant nous un chargement prêt à être
échangé avec les marchands d’étain, et non pas le résultat de la transaction
avec eux. Si le navire avait été sur le point de reprendre la mer après avoir
réalisé ses transactions, sans doute n’aurai-je même pas repéré l’épave du
tout, car la plupart des marchandises que nous avons trouvées auraient été
échangées et le seul chargement visible aurait consisté en morceaux de
minerai d’étain, ce qui constituait un véritable trésor pour les Phéniciens,
mais aurait été quasiment invisible sur le fond.
— Ces découvertes montrent que le navire n’est pas arrivé ici en
provenance directe de la Méditerranée », remarqua Rebecca.
Jack soupesa le bloc d’ambre et l’examina.
« Je pense que cela montre que le navire a d’abord fait route vers la
Baltique, puis a mis le cap quelque part très au nord, à un endroit où ils ont
acquis les défenses de narval et de morse. Pour moi, c’est la preuve qu’ils
ont fait le tour des îles Britanniques avant d’aborder dans Mount’s Bay, et
de terminer leur course sur la route qui les menait vers les marchands
d’étain. Ce navire a fait naufrage en arrivant dans Mount’s Bay, sur le
rivage où les mineurs britanniques apportaient et vendaient leur minerai
d’étain, et non pas en repartant.
— Ce bâtiment n’était pas seulement celui d’un marchand, mais celui
d’un explorateur, suggéra Rebecca.
— Oui, et qui avait toujours en tête l’idée de commercer, approuva Jack.
Si j’étais un Phénicien digne de ce nom, chargé de marchandises provenant
de la Méditerranée et à la recherche d’étain, je considérerais aussi l’ambre
et les défenses offerts par les peuples maritimes des contrées nordiques
comme des articles de troc. Ici, chez les Britons de Cornouailles, ces
marchandises provenant de contrées inhospitalières situées à des centaines
de kilomètres de distance devaient avoir été considérées comme aussi
exotiques que chez les populations méditerranéennes et aussi prisées.
— Papa, tu me dis toujours que l’histoire est écrite par des hommes à
forte personnalité et que les préhistoriens qui travaillent sur de longues
périodes perdent souvent de vue l’influence que des individus
charismatiques et motivés peuvent avoir sur l’innovation technologique, sur
la colonisation et l’exploration. Lorsque j’ai vu cet ivoire et que j’ai pensé
au voyage fantastique qu’ils avaient dû entreprendre, j’ai immédiatement
pensé à Himilcon et Hannon. »
Jack lui rendit le bloc d’ambre et l’observa tandis qu’elle l’emballait
soigneusement, puis recouvrait le paquet et l’ivoire, et replaçait le tout sur
l’étagère. Elle se rassit et se tourna vers Jeremy.
« Tu ne dis rien. Qu’est-ce que tu en penses ? »
Jeremy orienta l’écran de son portable de façon à ce que les deux autres
puissent le voir.
« Je ne peux qu’ajouter ce que donnent les sources littéraires. Vous devez
reconnaître cette page du codex Palatinus Graecus 386 qui se trouve dans
la bibliothèque de l’université d’Heidelberg. C’est le plus ancien fragment
de quelque importance du Périple d’Hannon, qui a été relié avec le Périple
de la mer Érythrée, et constituait le guide des commerçants romains du
Ier siècle après Jésus-Christ pour la mer Rouge et l’océan Indien. Un moine
byzantin du Xe siècle après Jésus-Christ a décidé de réaliser une petite
encyclopédie de tous les voyages d’exploration de l’Antiquité qui étaient
parvenus à sa connaissance, en copiant les fragments de manuscrits
originaux qui l’intéressaient et qui sont maintenant perdus. Le Périple
d’Hannon est habituellement daté du VIe ou Ve siècle avant Jésus-Christ, et,
selon mon estimation, il s’agirait plutôt de la partie la plus ancienne de la
fourchette, c’est-à-dire la première moitié du VIe siècle avant Jésus-Christ. Il
a été rédigé en phénicien punique, mais la version de Heidelberg est une
traduction en grec. L’expédition et celle de son frère Himilcon sont
mentionnées par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle du Ier siècle
après Jésus-Christ, ainsi que par plusieurs auteurs plus récents, ce qui
confirme que le Périple d’Hannon n’était pas une simple invention d’un
moine du Moyen Âge. Il s’agit prétendument d’un récit de première main
de l’exploration d’Hannon le long de la côte ouest de l’Afrique, mais celle-
ci se termine brutalement lorsqu’il fait demi-tour avant d’atteindre la pointe
sud de l’Afrique.
— C’est comme si un éditeur avait tracé un trait rouge en travers d’un
texte, sans vraiment prendre en compte le sens de l’histoire, constata Jack.
Cela ne semble pas véridique.
— Peut-être qu’il existait une relation complète, mais qu’elle n’a jamais
été officialisée, dit Rebecca.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Jeremy.
— Je veux parler de secrets commerciaux, répondit-elle. Si tu découvres
quelque chose de bien et que tu veux dissuader les gens de le trouver aussi,
tu écris un récit avec précisément cet objectif.
— Pline dit qu’Hannon a réussi à atteindre l’Arabie, dit Jack. C’est une
source assez fiable, et il est possible qu’il ait lu le rapport complet.
— Et Himilcon ? demanda Rebecca.
— C’est beaucoup moins clair, affirma Jeremy. Pline est le premier à le
citer, et il dit que, lorsque Hannon partit faire le tour de l’Afrique, Himilcon
a été envoyé au nord pour explorer les côtes les plus éloignées de l’Europe.
Un certain nombre d’historiens ont émis l’hypothèse qu’ils étaient frères.
Avienus, un auteur romain du IVe siècle après Jésus-Christ, mentionne de
nouveau Himilcon et indique qu’il a fait un voyage vers les Oestrymnides,
les « îles occidentales », sa façon de désigner une contrée connue des
premiers explorateurs grecs et phéniciens sous le nom de Cassitérides, les
îles de l’étain. L’expédition était pleine de dangers, de monstres marins et
de brouillard. Avienus nous fait croire que sa source est un récit fait par
Himilcon en personne, que l’on a perdu, et c’est aussi ce que nous dit
implicitement Pline l’Ancien. Mais il n’y a pas trace de tablettes rédigées
sur ce sujet à Carthage, ce qui est étrange, car faire le tour par la mer des
îles Britanniques aurait été un exploit tout aussi fameux que celui
d’Hannon.
— Le secret commercial était probablement trop précieux pour qu’on
laisse filtrer quoi que ce soit sur cette expédition, puisqu’il y avait une telle
demande pour l’étain provenant des îles Britanniques, suggéra Rebecca.
— Ou peut-être qu’Himilcon n’a pas survécu pour se vanter de son
succès, dit Jack. Un récit partiel, qui n’a pas été vraiment cru, est peut-être
parvenu par l’intermédiaire d’autres membres de sa flotte qui auraient
survécu, en supposant que son vaisseau n’avait pas été le seul à partir. Mais
en l’absence du grand homme capable de vendre son histoire, sans le
Christophe Colomb, le Jean Cabot ou le Vasco de Gama, même les plus
fascinants hauts faits des explorateurs pouvaient échouer à trouver leur
public.
— Il est donc possible qu’Himilcon ait péri dans un naufrage, conclut
Rebecca en fixant Jack. Un naufrage sur les côtes de Cornouailles.
— L’idée m’a traversé l’esprit. »
Ils entendirent à l’extérieur une voix familière dire bonjour aux plongeurs
et, quelques instants plus tard, Costas apparut à l’entrée de la tente. Il tenait
à la main un énorme sandwich, portait un vieux sombrero en paille, la
chemise hawaïenne qui était sa marque distinctive et un bermuda
multicolore. Il salua de la main, prit une bouchée à pleines dents et
contourna la table pour prendre place. Il avait la démarche chaloupée qu’il
partageait, Jack l’avait constaté, avec ses cousins de l’île grecque sur
laquelle il était né, et qu’il avait héritée de générations de pêcheurs et de
cueilleurs d’éponges qui travaillaient sur de petits bateaux. Costas tira une
chaise en plastique entre Jeremy et Rebecca, et s’assit. Jack trouva qu’il
paraissait particulièrement grisonnant aujourd’hui, car il ne s’était pas rasé
depuis au moins une semaine, mais il avait l’air satisfait qu’il arborait
toujours après quelques jours de travail ininterrompu dans le laboratoire
d’ingénierie de l’UMI. Il mordit de nouveau dans son sandwich et inspecta
les taches grasses qui couvraient ses avant-bras.
« Désolé, dit-il, j’ai mis ma tenue de plage, mais j’ai oublié de me laver.
— Super sandwich, remarqua Rebecca. Une spécialité new-yorkaise en
Cornouailles. C’est une bonne idée, de goûter la cuisine locale.
— Elle a l’habitude de me les préparer, au café, dit-il en déglutissant. Je
la préviens la veille, et elle se procure ce qu’il faut. Je vais harponner du
poisson frais pour elle sur l’épave du vapeur en guise de paiement. Ça
marche.
— Tâche de faire attention au requin, dit Jack.
— Il n’aime pas le poisson plat, moi, si. Je lui laisse les autres. C’est ce
qui s’appelle travailler en harmonie avec la nature.
— Tu as appris ça dans les rues malfamées du Bronx ? » lui demanda
Jeremy.
Costas reprit une bouchée.
« J’ai appris à pêcher au harpon avec mes oncles quand nous rentrions en
Grèce pour les vacances, lorsque j’étais enfant.
— Ça, c’était lorsque tu n’étais pas en train de siroter un gin tonic près de
la piscine, sur la plage arrière du yacht de soixante mètres de ton père ?
— C’était une autre sorte d’apprentissage. J’apprenais à profiter de la vie.
Et puisqu’on en parle, on se fait un barbecue sur la plage ce soir ?
— Ça dépend de la façon dont on avance ici, dit Jack. Il se peut qu’on
doive partir cet après-midi. »
Costas grogna, fourra le reste du sandwich dans sa bouche et s’essuya les
mains sur son bermuda, tout en regardant l’écran du portable de Jeremy où
s’affichait la transcription du Périple d’Hannon. Il le lut tout en finissant sa
bouchée et faillit s’étrangler. Il revint à sa lecture, tout en avalant avec
difficulté.
« Écoutez-moi ça », dit-il, et il lut :
Au fond de ce golfe il y avait une île pareille à l’autre dont nous
avons parlé, laquelle contenait un lac ; celui-ci renfermait à son
tour une autre île, habitée par des hommes sauvages ; mais la
plupart d’entre eux étaient des femmes aux corps velus, que nos
interprètes appelaient Gorilles. Nous ne pûmes pas attraper les
hommes : ils s’enfuirent tous dans les montagnes et se défendirent
avec des pierres. Quant aux femmes, nous en prîmes trois, qui
mordirent et griffèrent leurs conducteurs, et ne voulurent pas les
suivre. Nous les tuâmes, et nous leur ôtâmes la peau, que nous
apportâmes à Carthage. Car nous ne pûmes pas aller plus loin,
faute de provisions.

Il leva les yeux, faussement sérieux.


« Des femmes velues qui mordaient et griffaient ? Ils étaient restés
combien de temps en mer, ces types ? Ils devaient être vraiment désespérés.
— C’était probablement dans la région du Sénégal actuel, répondit Jack.
Cela faisait donc peut-être plusieurs mois qu’ils avaient quitté le détroit de
Gibraltar, plus s’ils avaient fait escale pour commercer et établir des avant-
postes comme l’implique le texte. Il s’agit du Périple d’Hannon le
Carthaginois, qui a longé les côtes de l’Afrique de l’Ouest.
— C’étaient vraiment des gorilles ?
— C’est le mot exact en grec, répondit Jeremy. En réalité, c’est une des
raisons qui permettent de penser que le document est authentique. Ce que
nous avons ici est une traduction grecque de l’inscription originale
qu’Hannon a fait graver à Carthage après son retour, au début du VIe siècle
avant Jésus-Christ. Au siècle suivant, l’historien grec Hérodote avait
connaissance du Périple d’Hannon, car il décrit une manière de faire du
troc le long de la côte d’Afrique de l’Ouest qui ressemble beaucoup à un
autre passage du Périple et pour lequel Hérodote ne pouvait pas posséder
d’autre source, car il n’y avait pas eu de nouvelles explorations de cette côte
après Hannon. Un voyageur grec se trouvant à Carthage a probablement fait
une copie et l’a montrée à Hérodote. Sans cela, le terme gorille aurait été
inconnu des Grecs et il doit avoir été copié sur l’inscription originale. C’est
une transcription de ngo diida, les mots de la langue kikongo pour désigner
un animal puissant qui se frappe lui-même avec violence. Cela veut dire
qu’Hannon doit avoir emprunté le terme aux Africains qu’il a rencontrés.
— Pas sympa de sa part de les avoir tués et dépecés, remarqua Rebecca.
— C’est fascinant, dit Jack, parce que c’est en fait la première occurrence
que nous avons d’un spécimen naturel rapporté d’une exploration. Des
hommes comme Joseph Banks sur l’Endeavour ou Charles Darwin sur le
Beagle n’auraient pas fait autre chose. Pline l’Ancien nous dit que les peaux
des gorilles étaient toujours exposées à Carthage lorsque les Romains ont
mis la ville à sac en 146 avant Jésus-Christ. »
Costas sortit une canette de Coca d’une poche de son bermuda et l’ouvrit
bruyamment, puis but longuement.
« D’accord, l’histoire des gorilles est peut-être vraie, mais je ne crois pas
à la dernière phrase, disant qu’ils sont rentrés à Carthage.
— On était justement en train de parler de ça, dit Jeremy. Ça ne colle pas
avec le reste de l’histoire.
— Je ne peux pas me prononcer là-dessus, affirma Costas. Mais lorsque
j’étais dans la Navy, nous avons été déployés le long de cette côte, et là, je
connais les vents et les courants. Les Phéniciens étaient censés être de
grands navigateurs, pas vrai ? Cela n’aurait servi à rien d’essayer de lutter
contre le courant des Canaries et les vents dominants de Nord-Ouest.
Hannon aurait continué, passé la pointe sud de l’Afrique et remonté la côte
est.
— C’est ce que dit Pline, qu’il a atteint la côte de l’Arabie, confirma
Rebecca.
— Tiens, à propos de faire le tour de l’Afrique par la mer, jette un coup
d’œil à ça, intervint Costas en tapant quelque chose sur le clavier du
portable, puis en l’orientant pour que Jack puisse le voir. Notre navire de
chasseurs d’épaves favori, le Deep Explorer, a maintenant doublé le cap de
Bonne-Espérance. Lanowski a fait suivre cette image.
— Lanowski ? Depuis Carthage ?
— Il est à lui tout seul un centre de contrôle et de commandement. Il ne
se déplace jamais sans être relié au programme Landsat.
— Tu sais autre chose ?
— Il y a environ une heure, il a pris le cap nord-nord-est, et fait route à
vingt-cinq degrés à la vitesse de quinze nœuds et maintient ce cap à une
cinquantaine de kilomètres de la côte.
— Cela signifie qu’il se dirige vers le nord de l’océan Indien.
— La corne de l’Afrique. As-tu idée de ce qui pourrait l’attirer là ? C’est
sacrément chaud là-bas, et je ne parle pas seulement de la température. Les
pirates, les missiles iraniens. Je ne suis pas sûr d’avoir envie d’y être en ce
moment.
— Je suis resté quelques instants seul dans la salle des cartes du Deep
Explorer, juste avant notre plongée, dit Jack. Je n’y ai pas trop pris garde à
ce moment-là, car toute l’attention se concentrait sur le Clan Macpherson,
et nous pensions qu’ils resteraient sur place pendant des semaines pour
tenter de mener à bien leur chasse au trésor. Mais à en juger par les cartes
qui s’y trouvaient, c’est leur prochaine destination.
— Une autre épave de la Seconde Guerre mondiale ? On dirait que c’est
leur spécialité.
— Ils ont à Londres un chercheur excellent, Collingwood, le type qui les
a mis sur la piste du Clan Macpherson. Nous étions dans le même college à
Cambridge et il préparait un doctorat sur les convois alliés pendant la
guerre. Sa faiblesse de caractère et sa naïveté m’ont frappé, et il n’a jamais
réussi à obtenir un poste. Il gagne donc sa vie où il peut. Il se trouve que je
l’ai rencontré aux Archives nationales hier, au moment où nous demandions
la même boîte de dossiers déclassifiés de l’Amirauté. Nous avons eu ensuite
une conversation empruntée, au café. Je suis certain qu’il se trouvait là à la
suite de l’échec du projet sur le Clan Macpherson après notre plongée. Je
lui ai demandé s’il voulait bien contribuer à mon rapport au gouvernement
sur l’épave en y ajoutant d’autres preuves documentaires, puis je l’ai amené
à ce qui m’intéressait en lui posant des questions qui paraissaient
innocentes. Il se trouvait qu’il venait de rentrer le matin même d’une
consultation des Archives allemandes sur les U-Boots et il était tout excité
au sujet de sortes de vacances tous frais payés dans l’océan Indien d’ici
quelques jours. En voyant cette image satellite, je ne serais pas étonné qu’il
s’agisse d’un petit tour sur le Deep Explorer. J’ai eu l’impression qu’il avait
été mandaté pour trouver des informations sur tout chargement de valeur
qui aurait sombré, particulièrement avec des U-Boots.
— Ils vont se trouver dans une situation très difficile, surtout après
l’échec du Clan Macpherson, car ils ne sont pas rentrés dans leurs frais,
remarqua Costas. Cela coûte des milliers de dollars chaque jour pour faire
naviguer un navire comme le Deep Explorer, et leurs investisseurs vont
hurler. Il va probablement chercher n’importe quoi de monnayable, pas
seulement de l’or.
— Landor a toujours travaillé sur le fil du rasoir, dit Jack. Mais s’il se
dirige vers la corne de l’Afrique, peut-être qu’il va trop loin, cette fois-ci.
— Landor ? s’étonna Rebecca. Tu veux dire le type qui était à l’école
avec Maurice et toi ? Je croyais qu’il était en prison quelque part en
Amérique du Sud.
— Je n’ai pas eu le temps de t’en parler avant qu’on nous appelle, lui
répondit Jack. Il est directeur d’exploitation pour le compte de la société
Deep Explorer Incorporated, c’est sa dernière incarnation en date. Il
rebondit toujours.
— Pas étonnant que tu aies dû serrer les dents pour aller là-bas et
accomplir cette plongée. Il est paralysé à la suite d’un accident, c’est ça ?
— Oui, un sale truc, un accident médullaire, dit Jack. Ça s’est produit sur
une épave de la Première Guerre mondiale, en Écosse, il y a deux ans, il
cherchait un chargement de barres d’argent. Il a poussé le bouchon un peu
trop loin, est descendu trop profond et a pris un risque avec sa réserve d’air.
— Ça me rappelle quelqu’un, remarqua Rebecca d’un air narquois.
— Le spécialiste en médecine hyperbare qui l’a soigné m’en a parlé. Il
avait le choix entre manquer d’air sous l’eau et mourir, ou faire surface trop
rapidement, en sachant qu’il allait en prendre un coup. Il plongeait seul
depuis un Zodiac, sans navire d’assistance, et le temps que le pilote du
bateau l’amène à la chambre de décompression à Oban, le mal était fait. Il
ne peut même pas effectuer une plongée de dix minutes à dix mètres de
profondeur sans risquer un accident fatal et il n’a pas plongé depuis.
— Si sa passion de la plongée ressemblait quelque peu à la tienne, je
peux imaginer l’effet que ça lui fait.
— Cela l’a rendu dur, amer. Je ne le reconnais plus. »
Jack s’interrompit, réfléchit un instant.
« Pendant un an environ, lui et moi avons été inséparables, obsédés par la
plongée tous les deux. J’ai effectué ma toute première plongée en eau libre
avec lui et je me souviens encore de mon exaltation. Mais quand Maurice
est arrivé à l’école, j’ai trouvé en lui quelqu’un avec qui je pouvais aussi
partager mon intérêt pour l’archéologie. Landor et moi nous sommes
éloignés l’un de l’autre. Il était charismatique, mais rebelle, et il avait
toujours un côté sombre, destructeur. Il a abandonné les études et il est parti
se perdre en Afrique, où il a d’abord travaillé pour une organisation
humanitaire, puis comme une sorte de mercenaire, pour se mettre enfin à la
chasse aux trésors. Pendant longtemps, j’étais mal à l’aise à son sujet, je me
sentais coupable de l’avoir laissé tomber et de m’être détourné de lui à
l’école. Une fois, lorsque j’étais étudiant et qu’il était venu me voir, j’ai
accepté de plonger avec lui de nouveau, sur une épave de galion qu’il avait
trouvé au large de la Colombie. Puis la guerre du Golfe a éclaté et j’ai été
appelé comme réserviste de la marine. J’ai appris ensuite qu’il moisissait
dans une prison de Bogota. Mais il a toujours eu le don d’attirer des
investisseurs crédules. Il a fait fortune, a tout perdu, a tout regagné, et ainsi
de suite. Je suis le parrain de son fils, qui vivait avec sa mère après que
Landor l’avait quittée, mais le père et le fils ne se sont jamais reparlé
depuis. J’ai gardé mes distances avec lui sur le Deep Explorer, mais je n’ai
pas aimé ce que j’y ai vu. Peut-être que j’ai accepté cette plongée avec le
Deep Explorer à cause de mon vieux sentiment de culpabilité vis-à-vis de
lui, et il le savait. Mais une fois que je me suis trouvé là-bas, que je l’ai vu
debout au bastingage du navire et qu’il n’a rien fait pendant que Costas et
moi nous luttions pour embarquer sur le Zodiac, je me suis rendu compte
que je ne lui devais rien. »
Costas demanda :
« Est-ce que ce chercheur t’a donné des indications sur leur objectif ? »
Jack inspira profondément et secoua la tête.
« Il a été très discret. Mais si nous avons raison et qu’ils se dirigent vers
la côte somalienne, nous pourrions fureter un peu et chercher à savoir s’il se
trouve dans le voisinage des vaisseaux alliés ou des U-Boots ayant
transporté des chargements précieux. Et je pourrais aussi parler avec un ami
que j’ai connu lorsque j’étais dans la marine, qui est actuellement le
commandant de la force opérationnelle combinée 150, la flottille alliée
antipiraterie qui croise devant le Bahreïn. Je peux au moins l’avertir de
l’arrivée de Landor et de ce qui pourrait se passer.
— Je vais avoir un peu de temps après avoir plongé, pendant que
j’attends la livraison pour le labo d’ingénierie, intervint Costas. Je peux
faire des recherches sur Internet.
— Tout en maintenant le contact avec Lanowski. J’aimerais être tenu au
courant de l’avancée du Deep Explorer. Demande-lui de m’envoyer les
données sur ma messagerie aussi.
— Il pourrait sans doute s’introduire dans le système de la CIA et
ordonner une frappe de drone, si tu veux.
— Ne me soumets pas à la tentation, répondit Jack. Alors, Jeremy, où en
étions-nous ? »
Jeremy prit une enveloppe format A4 et le regarda.
« Il est temps de te dire ce qu’il en est de cette plaque de bronze trouvée
sur le Clan Macpherson. »
Costas finit son Coca, souffla bruyamment et écrasa la canette sous son
pied.
« Et tu n’as pas encore vu mon fragment de poterie avec son inscription.
J’ai trouvé le seau où il est entreposé avant de venir ici, et la conservatrice
va l’apporter dès que je l’appellerai. »
Jack se pencha, tendu par l’expectative.
« D’accord. Montrez-nous ce que vous avez trouvé. D’abord la plaque. »
Jeremy fit glisser l’enveloppe dans sa direction.
« Il y a dedans un plan fixe déflouté de la vidéo prise avec ton casque à
l’intérieur du Clan Macpherson, accompagné de ma traduction. Tu te
souviens de ce que nous disions à propos d’Hannon le Carthaginois, et de la
question de savoir s’il avait, oui ou non, fait le tour de l’Afrique ? Attends-
toi à une surprise. »
10

J ack regarda avec étonnement la photo que Jeremy avait posée devant lui,
où figuraient la plaque de bronze du Clan Macpherson avec, au-dessous,
la traduction que Jeremy en avait faite.
« Tu en es sûr ? lui demanda-t-il en relisant le texte, osant à peine croire
ce qu’il avait sous les yeux.
— Absolument certain, répondit Jeremy. Il s’agit du premier alphabet
punique, pratiquement identique à celui des Phéniciens du Levant, qui se lit
de droite à gauche. Tu vois la graphie primitive de la lettre A, couchée sur le
côté. On peut exclure toute possibilité qu’il s’agisse d’un faux, car nous
avons là les caractères distinctifs des lettres beth, teth et mem, l’équivalent
des lettres grecques bêta, thêta et mu, qu’on ne peut trouver par ailleurs que
sur les tessons de poteries de notre épave phénicienne. Grâce aux pièces de
monnaie lydiennes et aux poteries grecques du chargement, qui sont
datables, nous savons que celles-ci sont du début du VIe siècle avant Jésus-
Christ. Nous avons effectué une comparaison complète entre les lettres
alphabétiques primitives de la plaque et celles des inscriptions trouvées
dans l’épave, et nous avons conclu avec certitude qu’elles étaient
contemporaines. La date la plus vraisemblable de la plaque et de l’épave se
situe à l’époque des explorations d’Hannon et Himilcon, dans les
années 580 ou 590 avant Jésus-Christ. »
Jack lut, lentement et à haute voix, la traduction de Jeremy :

Hannon le Carthaginois a érigé ceci au point le plus méridional des


contrées libyennes, au-delà des Colonnes d’Hercule, d’abord à la
tête de cinquante navires et maintenant d’un seul, avant de partir
vers le rivage lointain avec son chargement à l’endroit convenu sur
la montagne nommée le Char de Feu. Il dédie cette plaque à Baal
Hammon.

Jeremy se pencha et désigna du doigt la photo.


« Et là, on voit ce symbole grossièrement gravé, à la fin, qui ressemble à
un hiéroglyphe égyptien représentant deux hommes stylisés portant une
boîte posée sur des poteaux entre eux. Cela ressemble certainement à un
pictogramme. Je n’ai pas encore demandé à Maurice s’il en a vu un comme
ça en Égypte, mais je vais le faire, maintenant qu’il a presque terminé sa
fouille à Carthage et qu’il va avoir plus de temps pour établir des
comparaisons.
— C’est exactement ce que j’ai trouvé sur mon tesson de poterie,
intervint Costas. Je pense que Jenny, de la tente de conservation, vient de le
laisser à l’extérieur. »
Il se leva, fonça dehors et revint quelques secondes plus tard avec un
seau plein d’eau. Il y plongea la main et en sortit un fragment d’amphore,
qu’il sécha soigneusement avec sa chemise et posa sur la table entre Jeremy
et lui.
« On voit que les lettres n’ont pas été peintes, mais formées par grattage,
cela les différencie déjà des autres inscriptions sur les amphores.
Maintenant, si tu regardes attentivement, tu peux tout juste y discerner ce
pictogramme. Tu as vu ? »
Jeremy remonta ses lunettes sur son nez, se pencha et examina la poterie.
Il leva la tête, les yeux dans le vague, puis scruta de nouveau les
inscriptions.
« Mon Dieu ! dit-il dans un souffle.
— Occupons-nous d’abord de la plaque, dit Jack, toujours concentré sur
la photo. As-tu sous la main le texte du Périple d’Hannon ? »
Jeremy s’éclaircit la gorge, les yeux toujours fixés sur le fragment de
poterie.
« Oui, bien sûr. »
Il se tourna vers l’écran de son portable, pianota et l’orienta vers Jack.
« C’est le manuscrit d’Heidelberg.
— Il mentionne une montagne appelée Char des Dieux, vers la fin.
— Voici le passage », lui montra Jeremy en hochant la tête.
La crainte nous fit encore quitter promptement ces parages. Après
avoir navigué quatre jours, nous aperçûmes, la nuit, les côtes
couvertes de flammes. Au milieu, il y avait un feu immense, plus
grand que les autres, qui semblait toucher les étoiles. Le jour, nous y
distinguâmes une montagne très élevée, que l’on appelait le Char
des Dieux.

Jack le regarda.
« Est-ce que le Char des Dieux et le Char de Feu pourraient être la même
chose ?
— Oui, j’en suis sûr. Souviens-toi, le texte d’Heidelberg est une copie
faite plus de mille cinq cents ans après la traduction grecque, qui peut avoir
été elle-même copiée de traductions plus anciennes, donnant à chaque fois
la possibilité de fautes et d’erreurs. Dans l’Ancien Testament, « Char du
Seigneur », ou « Char de Dieu » correspond à la traduction usuelle de
l’hébreu au grec du moyen de transport dans lequel le dieu israélite apparaît
dans le livre d’Ézéchiel. Il est possible que les moines, dans le scriptorium,
imprégnés de la Bible comme ils l’étaient, aient vu le mot grec signifiant
« char » et aient inséré l’expression biblique qui leur était familière, se
contentant, comme référence au feu, des autres images de ce passage
évoquant les flammes. Mais avec l’indice que nous donne la plaque, qui est
rédigée en phénicien et date de l’époque d’Hannon, nous pouvons être sûrs
que l’expression originale était celle que je traduis par « Char de Feu ».
— Il y a tout de même un problème géographique, objecta Jack, en
réfléchissant. Dans le texte d’Heidelberg, le char apparaît sur la côte ouest
d’Afrique, juste avant la contrée des gorilles. Généralement, on fait
correspondre l’image de rivières de feu à un volcan en activité qu’Hannon a
dû voir dans la région du Sénégal moderne. Et cependant le texte de la
plaque indique qu’elle a été érigée à des centaines de kilomètres au sud, au
cap de Bonne-Espérance, et que le char se trouvait au-delà, quelque part sur
la côte est de l’Afrique.
— C’est pour cette raison que la plaque change la donne, dit Jeremy avec
conviction. Elle suggère que ce passage à propos des feux dans le texte
d’Heidelberg est un regroupement, qui combine le volcan du Sénégal avec
une chose redoutable qui va survenir, quelque chose qu’Hannon a choisi de
ne pas raconter avec exactitude lorsqu’il est retourné à Carthage et a rédigé
son Périple. »
Jack hocha la tête lentement.
« Et pourtant, c’était une chose qu’il pouvait mettre à profit pour embellir
sa description de la région volcanique, en la rendant plus terrifiante, comme
si quiconque se rendrait à cet endroit pénétrerait indûment dans le royaume
des dieux.
— Exactement. (Jeremy se tourna vers Rebecca.) Tout à l’heure, tu as
évoqué la question des secrets commerciaux des explorateurs qui feraient
état de leur réussite tout en évitant soigneusement d’en divulguer trop, pour
s’assurer de ne pas révéler leur itinéraire à leurs rivaux. Eh bien, je pense
que nous avons ici la preuve que le Périple d’Heidelberg est une version
tronquée de la vérité, réalisée à l’instigation d’Hannon lui-même, qui a
décidé de ne pas raconter toute l’histoire lorsqu’il la fait connaître au
monde lors de son retour à Carthage.
— Et que fais-tu alors de l’affirmation de Pline selon laquelle il a
effectivement atteint l’Arabie ? » demanda Rebecca.
Jeremy haussa les épaules.
« Peut-être que plusieurs de ses marins survivent avec lui et n’arrivent
pas à garder le secret. Ou bien Hannon lui-même en vieillissant n’a plus
rien à perdre et il est alors important pour lui de dire la vérité sur ce qu’il a
accompli, pour que les noms d’Hannon et Himilcon demeurent en bonne
place dans les annales de l’exploration. Les tablettes du Périple restent
intactes, sacrées, dans le temple de Baal Hammon, mais la rumeur s’étend
et devient vite une vérité admise parmi les marins carthaginois, des hommes
qui ont dû vénérer la mémoire d’Hannon, exactement comme leurs
successeurs l’ont fait pour Vasco de Gama ou le capitaine Cook. Lors du sac
de Carthage par les Romains, l’histoire se raconte toujours et survit avec
assez d’autorité pour que Pline l’évoque comme un fait dans son Histoire
naturelle. »
Costas leva la main.
« Mais je vois un autre problème. Il n’y a rien de volcanique sur la côte
est de l’Afrique qui correspondrait à la description.
— Il n’y a pas besoin de chercher des volcans, répondit Rebecca en
secouant la tête. Lorsque j’étais en Éthiopie il y a deux ans avec mon école
pour travailler avec l’organisation humanitaire, nous nous levions à l’aube
pour voir les premiers rayons du soleil sur les crêtes montagneuses du
plateau. Pendant la saison sèche, lorsque le vent soulève la poussière, cela
crée un effet de lumière remarquable, une sorte d’ondulation sur l’horizon,
à l’ouest, au moment où le soleil éclaire les sommets. C’est à un endroit
bien défini, où il y a une ligne de crêtes orientée au nord-ouest, que l’on
peut le mieux voir ce phénomène lumineux, au moment où le soleil illumine
progressivement la crête du sud au nord, pendant quelques secondes.
Lorsque la visibilité est bonne, cela permet de voir les montagnes au loin, à
travers la plaine depuis la mer, j’imagine que pour un marin de l’Antiquité,
cela pourrait ressembler à un char poursuivant sa course à travers le ciel, un
Char de Feu.
— Peux-tu localiser cet endroit avec précision ? lui demanda Jack en la
regardant intensément.
— Certainement. Il s’agit des sommets qui dominent le plateau de
Magdala, où le roi éthiopien Téwodros a livré son dernier combat contre les
Britanniques lorsqu’ils ont envahi l’Abyssinie en 1868. Tu devrais savoir
ça, papa.
— Bien sûr que je le sais. Notre ancêtre, le colonel des Royal Engineers,
a hérité d’un de ses camarades officiers en Inde d’une boîte contenant des
objets en rapport avec cette campagne. Mon père ne m’en a parlé que très
peu de temps avant sa mort, et elle faisait partie d’une longue liste d’autres
documents appartenant à la famille qu’il n’avait pas eu le temps de
répertorier. Il semble qu’il y ait un journal rédigé à la main et une sorte de
tissu, un morceau de tapisserie ou quelque chose de ce genre, qui a été
rapporté de cette campagne. Ces archives sont restées en désordre ces
dernières années car le nouveau bâtiment conçu pour les accueillir sur le
campus était en construction, mais il est sans doute temps que je m’y
plonge. Mon père m’a toujours dit qu’ils n’étaient pas là-bas uniquement
pour faire la guerre, mais aussi pour retrouver la piste d’antiquités
bibliques.
— Il y a autre chose qui m’intrigue, cependant, dit Rebecca. Je
comprends bien pourquoi Hannon a pu abréger son histoire lorsqu’il a été
de retour à Carthage. Les magistrats, ou je ne sais qui d’autre, avaient
probablement donné des ordres stricts pour qu’il ne parle pas de sa
circumnavigation. Qui sait l’or et les autres richesses qui pouvaient se
trouver en Afrique de l’Est. Mais alors, pourquoi vendrait-il la mèche sur
une plaque qu’il érige au cap, en disant exactement où il va ?
— Il était sans doute dans un autre état d’esprit à ce moment-là, répondit
Costas. On peut lire cette plaque presque comme l’ultime note d’un journal
intime : “Nous étions cinquante navires, et il n’en reste qu’un maintenant.”
J’ai doublé plusieurs fois le cap de Bonne-Espérance lorsque j’étais dans la
Navy, et je peux te dire que, sur un bâtiment tout simple muni d’une voile
carrée, cela aurait été une affaire plutôt terrifiante. Il ne savait pas s’il
reviendrait. Il était loin de penser aux secrets commerciaux. À cet endroit,
face à cette perspective redoutable, tout ce qui importait était de laisser une
trace de ce qu’il avait accompli, et peut-être une indication pour ceux qui
pouvaient l’avoir suivi afin qu’ils sachent ce qui lui était arrivé.
— Tu veux dire ce qui était arrivé à son chargement, remarqua Jack.
“L’endroit convenu” prouve que quiconque lui avait confié ce chargement
avait en tête une destination précise, la montagne appelée le Char de Feu.
— Si ce lieu se situait en Éthiopie, il pouvait figurer sur les cartes des
Anciens, non ? dit Rebecca. Les Égyptiens avaient entendu parler du pays
de Pount, au sud, et des explorateurs à la recherche d’ivoire et d’or devaient
connaître la richesse de la vie sauvage et l’or que l’on pouvait trouver sur
les hautes terres éthiopiennes. Peut-être que quelqu’un possédait un trésor
qu’il voulait faire partir subrepticement dans un endroit secret quelque part
aux limites du monde connu, mais avec la possibilité de le récupérer.
— Et assez important pour qu’il soit transporté à sa destination lors d’une
expédition qui ferait tout le tour du continent africain », remarqua Costas.
Jack contempla le pictogramme figurant les deux hommes avec la boîte.
Une idée était en train de prendre forme dans son esprit, quelque chose de
presque trop incroyable pour l’envisager.
« Le début du VIe siècle a été une période très agitée en Terre sainte, au
Moyen-Orient, dit-il. Nabuchodonosor, roi de Babylone, avait conquis les
anciennes terres phéniciennes de Canaan, et Carthage était devenue la
nouvelle capitale du monde phénicien. C’est exactement le moment où on
s’attendrait à ce que Carthage envoie des navigateurs réputés comme
Hannon et Himilcon dans de grands voyages d’exploration vers l’ouest,
pour asseoir la domination carthaginoise sur un monde nouveau où ils
n’auraient pas à affronter les vieilles puissances du Moyen-Orient, qui était
alors une région aussi difficile que de nos jours.
— Et Nabuchodonosor a fait quelque chose d’autre, n’est-ce pas, papa ?
ajouta Rebecca doucement. Souviens-toi, l’année dernière, je travaillais au
mont du Temple, et nous étions en train de creuser dans les différentes
strates. Il a détruit le temple et a obligé les Juifs à s’exiler. Quelque chose a
disparu, n’est-ce pas ? Un immense trésor, le plus important, le plus sacré
des Juifs. Alors, voilà ce que je pense. Comme les Phéniciens fuyaient leur
terre natale pour se rendre à Carthage, à qui leurs cousins du royaume de
Juda pouvaient-ils faire le plus confiance pour leur confier ce trésor qu’aux
meilleurs navigateurs du monde, à des hommes comme Hannon ? Ils
pourraient le mettre en sécurité loin de ce baril de poudre qu’était le
Moyen-Orient et lui faire faire ce périple extraordinaire jusqu’à l’endroit
désigné, où il pourrait demeurer caché jusqu’à ce que le moment vienne de
le récupérer ! »
Jack contemplait le pictogramme, l’esprit en ébullition. Jeremy se tourna
vers lui.
« Je pense que maintenant il faut que nous examinions le fragment
d’amphore de Costas. »
Ce dernier se pencha en avant, très intéressé.
« Est-ce que tu arrives à le lire ? »
Jeremy le prit et l’orienta vers la lumière.
« L’inscription a été faite en grattant la face externe du fragment. Cela a
été fait à la hâte, mais c’est très net. C’est du phénicien, il n’y a aucun
doute, et cela appartient à la même période que les fragments peints
provenant de l’épave et que la plaque. Entre autres similitudes, elle
comporte la même lettre A couchée. »
Costas suggéra :
« S’agit-il d’une autre référence au contenu des amphores, comme les
inscriptions peintes ? »
Jeremy secoua la tête avec solennité.
« Sur ces amphores, les marques ont été faites lorsqu’elles ont été
remplies, ou bien sur le quai. En conséquence, lorsque nous avons des
fragments cassés comportant ces repères, provenant d’amphores brisées lors
du naufrage, elles constituent un puzzle géant, dont chaque pièce comporte
une partie de l’inscription. Votre fragment est totalement différent, et il est
unique jusqu’à présent sur l’épave. C’est une inscription complète, resserrée
pour être contenue dans l’espace disponible, réalisée en grattant un
fragment déjà brisé. Elle a été faite par quelqu’un qui a ramassé un tesson
brisé et a utilisé ce qui lui est tombé sous la main, peut-être une bague, ou
un couteau. »
Jack prit le fragment dans la main de Jeremy et l’inspecta.
« Il se peut qu’une amphore se brise de temps en temps, c’est normal au
cours d’un voyage, et on peut balayer les saletés qu’on évacue par les
dalots. Mais je ne crois pas que ce fragment provienne de ce genre
d’incident. Au cours d’une expédition comme celle-ci, qui imposait que le
chargement soit arrimé aussi bien que possible pour éviter la casse, où tout
devait être prévu pour éviter le pire et en ordre impeccable, tout objet cassé
devait être jeté par-dessus bord. Et comme la présentation du chargement
devait être d’une importance primordiale pour le commerce, ils ne tenaient
pas du tout à inviter des commerçants à bord pour qu’ils voient des dalots
puants et sales. Je parie donc que ce fragment appartient à une amphore qui
s’est brisée au tout dernier moment avant le naufrage.
— C’est cohérent avec le manque de netteté des incisions, répondit
Jeremy, en reprenant la poterie et en la montrant du doigt. Elles semblent
avoir été gravées par quelqu’un qui était violemment secoué et qui savait
peut-être qu’ils ne s’en sortiraient pas.
— Une bouteille à la mer », commenta Rebecca.
Jeremy approuva de la tête.
« Cela correspond avec ce que dit l’inscription, en réalité.
— Continue », dit Jack en se penchant.
Jeremy plaça le tesson au centre de la table et, tout en parlant, pointa du
doigt les différents caractères.
« Il y a dix mots sur quatre lignes. Le premier mot est Chimilkat, qui est
évidemment le nom de celui qui a écrit. Le deuxième mot signifie “a fait
ceci”, comme le latin fecit. La première ligne dit donc : “Chimilkat a écrit
ceci.” »
Jack, abasourdi, le regarda fixement.
« Tu es sûr de ce nom ?
— Tu peux le lire toi-même.
— Chimilkat est le nom phénicien que les Grecs ont rendu par Himilcon.
— Exact. »
Costas les regarda tous les deux.
« Himilcon le navigateur ? »
Jeremy désigna le fragment de nouveau.
« La deuxième ligne contient également deux mots. Le premier signifie
“faire le tour”, mais dans un sens nautique : “faire le tour par la mer”. Le
second constitue la transcription phénicienne du mot que nous connaissons
du grec Cassitérides, les îles Britanniques. La ligne signifie donc : “fit le
tour des Cassitérides par la mer”. »
Costas reprit :
« “Himilcon, qui a écrit ceci, fit le tour des Cassitérides par la mer.”
— C’est déjà assez incroyable, ajouta Jeremy. Mais la troisième ligne dit
quelque chose d’encore plus étonnant. Le même mot, qui signifie “faire le
tour par la mer” apparaît, quoique avec un suffixe indiquant le futur,
quelque chose qui va se produire. Il y a deux autres mots que vous pouvez
sans doute reconnaître car ils figurent sur la plaque : le mot pour Afrique et,
c’est incroyable, le mot qui signifie “Char de Feu”, la montagne. Ensuite, il
y a un nom, à peine visible, puis un autre mot. »
Jack prit le tesson, l’orienta pour mieux le voir.
« Mon Dieu, dit-il dans un souffle, c’est “Hannon”.
— Et le dernier mot de la ligne indique leur lien de parenté. Ils sont
frères. »
De nouveau, Costas reprit :
« “Himilcon, qui a écrit ceci, fit le tour des Cassitérides par la mer.
Hannon, son frère, est parti pour faire le tour de l’Afrique, jusqu’au Char de
Feu.”
— Il y a encore le pictogramme à la fin et les deux mots qui figurent au-
dessous, dit Jeremy. Le dessin est assez clair, mais il a dû effectuer les
incisions dans ses derniers moments. Une barre oblique s’est transformée en
sillon qui descend jusqu’en bas du tesson, comme si elle avait été faite au
moment précis du naufrage.
— C’est très émouvant, dit Rebecca. Deux frères, séparés par la moitié
du globe, qui envoient au monde le même message, tous les deux dans des
conditions difficiles. Hannon grave ce pictogramme sur une plaque de
bronze au cap de Bonne-Espérance, comme s’il voulait s’assurer que
quiconque le suivrait connaîtrait son objectif. Il est vrai qu’il n’était pas
confronté à la même terreur immédiate qu’Himilcon, mais il se demandait
certainement s’il survivrait. Quant à Himilcon, ce pictogramme est la
dernière chose qu’il inscrira jamais, et il le sait. Ce qu’il y a de plus vital
pour lui est de laisser ce message à la postérité. Quoi que cela puisse
représenter, cela a dû être quelque chose d’incroyablement important. Et il
pense à son frère dans ses derniers moments. »
Jeremy approuva de la tête, puis se pencha vers Jack, en le regardant
intensément.
« Et maintenant, les deux derniers mots. Prépare-toi pour l’une des
révélations les plus extraordinaires de ta carrière d’archéologue. »
11

J ack scruta le fragment de poterie antique et sentit son pouls s’accélérer.


Jeremy suivait du doigt les caractères à demi effacés de l’inscription. Il
s’éclaircit la gorge et leva les yeux vers Jack, le visage tendu d’excitation.
« Les deux mots qui figurent sous le pictogramme sont “Aaron
Habberit”, qui sont les mêmes en phénicien et en hébreu.
— “Aaron Habberit” répéta Jack, la voix enrouée par l’émotion. L’Arche
d’alliance, l’Arche du témoignage. Eh bien, que le diable m’emporte. Tout
coïncide, le sens du pictogramme est clair. »
Costas s’appuya au dossier de son siège, ferma les yeux et se mit à
réciter :

Et Beseleél fit l’Arche en bois d’acacia


Sa longueur était de deux coudées et demie
Et une coudée et demie en était la largeur
Et une coudée et demie sa hauteur
Et il la revêtit d’or pur au-dedans et au-dehors
Et fit une corniche d’or tout autour
Et il fondit pour elle quatre anneaux d’or
Qu’il fit mettre aux quatre coins
Deux anneaux sur un côté
Les deux autres sur l’autre côté.
Et il fit deux poteaux de bois d’acacia
Il les recouvrit d’or
Et il fit passer les poteaux dans les anneaux sur les côtés de l’Arche
pour la porter

« Ancien Testament, livre de l’Exode, chapitre 37, versets 1 à 5, ajouta


Jeremy. Quelle mémoire !
— C’est l’avantage d’une éducation stricte dans la religion orthodoxe
grecque, répondit Costas. Les seules choses qui m’intéressaient vraiment
étaient les histoires de trésors, et je les ai apprises par cœur. Cela fait
longtemps que je veux trouver l’Arche d’alliance, bien avant de rencontrer
Jack. Tout ça est incroyablement passionnant. »
Jeremy pianota sur le clavier de son ordinateur et fit apparaître une photo
en noir et blanc. Il orienta l’écran de façon à ce que tous puissent la voir.
« Vous reconnaissez ça ?
— C’est le trésor dans la tombe de Toutankhamon, comme il est apparu à
Howard Carter lorsqu’il y a pénétré pour la première fois en 1923, dit
Rebecca. C’est ce qu’on appelle le coffre d’Anubis, fait de bois d’acacia
recouvert d’or – le bois appelé sittim dans la Bible – pourvu de portants de
presque trois mètres de long. Le coffre est orné de corniches, ses faces sont
décorées comme les façades d’un palais avec des hiéroglyphes, et il est
surmonté de cette terrifiante statue d’Anubis grandeur nature, le dieu-chacal
des morts, gardien de la chambre funéraire et du matériel d’embaumement
du pharaon. C’est ça que l’on a trouvé dans le coffre : des linges et des
objets sacrés destinés au processus de momification. C’était en fait une
sorte de trésor portable.
— Tu connais vraiment ton égyptologie sur le bout des doigts, constata
Jeremy.
— J’ai passé beaucoup de temps avec Maurice et Aysha. Être avec
Maurice équivaut à vivre dans un musée virtuel consacré à l’Égypte
ancienne.
— J’ai sorti cette image parce que le coffre d’Anubis est ce qui
correspond le mieux, archéologiquement, à la description de l’Arche
d’alliance, dit Jeremy après s’être éclairci la gorge. Il y a un grand nombre
de similitudes évidentes, comme la forme, le fait qu’il soit fait en bois
recouvert d’or, et équipé de poteaux pour le transporter. Ils datent également
de la même époque, si on pense, comme Maurice, que le pharaon du livre
de l’Exode est Akhenaton, le père présumé de Toutankhamon. »
Costas le regarda d’un air interrogateur.
« Alors, ce que tu suggères, c’est que, lorsque les Israélites
commencèrent à penser à un coffre sacré pour les Tables de la Loi, ce type
de coffre, qu’ils avaient dû voir transporté lors de processions, constituait
un modèle évident pour eux.
— Exactement, répondit Jeremy. De nombreux Israélites de l’époque de
l’Exode vivaient probablement en Égypte depuis des générations et, en tant
qu’esclaves, leur propre culture pratique avait dû être fortement réduite.
Même s’ils méprisaient sans doute la religion égyptienne et les pharaons,
lorsqu’il leur fallut concevoir un réceptacle, leur créativité a dû être nourrie
par les trésors qu’ils avaient vus autour d’eux en Égypte.
— Il y a un autre facteur, dont Maurice parle tout le temps, ajouta
Rebecca. Regardez comment on utilise les mots. Quand nous appelons une
caisse “coffre sacré”, nous lui donnons une autre dimension, une autre
force, le pouvoir de protéger ce qui est à l’intérieur. Dans le cas du coffre
d’Anubis, il s’agissait du matériel sacré d’embaumement, dans le cas de
l’Arche, il s’agissait des deux tables sur lesquelles étaient inscrits les Dix
Commandements. Les Égyptiens étaient passés maîtres dans l’art
d’invoquer tout ce qu’ils pouvaient pour protéger leurs objets sacrés.
Anubis était le chacal noir qui hantait les cauchemars de tous. Sur cette
photo, on voit encore le linceul qui couvrait le corps de l’animal lorsqu’on
l’a trouvé. Il y en avait probablement plusieurs qui devaient également lui
recouvrir la tête. Les gens savaient ce qu’il y avait au-dessous, ils le
craignaient, mais on leur disait sans doute que s’ils soulevaient le linceul, la
colère du dieu s’abattrait sur eux. Les personnages qui se trouvaient sur le
dessus de l’Arche selon les récits de la Bible, les soi-disant chérubins, qui
étaient probablement une paire de créatures ailées au corps de lion comme
le Sphinx, avaient tout à fait le même rôle, et on devait également couvrir
l’Arche de linceuls ou de peaux, de façon très similaire.
— Livre des Nombres, chapitre IV, dit Costas. L’Arche devait être
recouverte de peaux et d’un tissu bleu, et la toucher signifiait la mort.
— Rebecca a raison, dit Jack. Maurice et moi nous disputons souvent à
propos de l’extension de l’influence égyptienne autour de la Méditerranée
antique, mais dans le cas présent, je suis d’accord avec lui. À l’époque du
plus grand développement du commerce égyptien en Méditerranée, pendant
le Nouvel Empire, à la fin du deuxième millénaire avant Jésus-Christ, qui a
été l’époque de l’Exode, il ne faut pas s’étonner de voir les artefacts
égyptiens copiés par les autres peuples. Et n’oubliez pas la proximité de la
Phénicie avec le royaume de Juda, aussi bien sur le plan géographique que
culturel. Le dieu phénicien Baal Hammon présentait des ressemblances
avec l’ancien dieu de Judée, et nous savons que le concept d’un seul dieu
dominant peut être associé étroitement au culte du dieu-soleil Aton sous
Akhenaton. Même les Phéniciens occidentaux devaient ressentir cette
influence. Hannon et Himilcon devaient être en liaison étroite avec leur
terre d’origine, et comme on peut le déduire de notre découverte d’ivoire
d’éléphant sur notre épave, il est possible même qu’ils aient eux-mêmes
remonté le Nil pour trouver des marchandises. Rien d’étonnant, lorsqu’ils
en sont venus à inscrire un pictogramme de l’Arche, que celui-ci ait
beaucoup ressemblé à un hiéroglyphe égyptien, en partie parce que l’Arche
elle-même a une forme égyptienne. »
Jeremy orienta de nouveau l’ordinateur vers lui et pianota sur le clavier.
« Il y avait deux autres points de comparaison qui m’ont frappé pendant
que je regardais ces objets égyptiens. Le premier est l’association avec des
montagnes. Nous savons que Moïse a reçu les Dix Commandements sur
une montagne, et on nous dit que l’Arche devait être cachée dans une grotte
au sommet d’une montagne. Eh bien, Anubis était aussi connu comme le
dieu de la montagne, tepy djouef, “celui qui se tient sur sa montagne”. Le
second point concerne les peaux d’animaux. Je me souvenais de la
référence de Pline aux peaux de gorille rapportées par Hannon, suspendues
et exposées à son retour à Carthage. En examinant les autres objets trouvés
dans le trésor de Toutankhamon, j’ai vu ces deux étranges sculptures dorées
représentant des peaux d’animaux décapités attachées à des poteaux, qui
font partie du fétiche imy-out. Cela aussi était associé au culte d’Anubis.
— Est-ce que tu suggères qu’il y a un lien entre le tombeau de
Toutankhamon et les peaux de gorille ? demanda Costas, incrédule.
— C’est, comme Jack le disait, l’influence de l’Égypte qui a étendu ses
tentacules en s’introduisant par le Proche-Orient, en passant par Canaan et
Juda, et par les Phéniciens. Il se peut qu’en dehors de l’Égypte le fétiche
imy-out ait perdu beaucoup de sa signification, mais l’image et son
symbolisme ont pu subsister, même sous la forme d’un vague souvenir de
son pouvoir, d’un reste de la crainte inspirée par Anubis. Et il peut y avoir
eu également un sens plus pratique. Hannon avait probablement reçu l’ordre
d’exposer les peaux en guise de message secret signifiant qu’il avait
accompli sa tâche, adressé aux prêtres et aux prophètes de Juda qui avaient
sans doute gardé en mémoire les pratiques cultuelles égyptiennes, depuis
l’époque de l’Exode.
— Ce n’est probablement pas à des peaux de gorille qu’ils songeaient,
objecta Costas.
— Cela n’avait sans doute pas d’importance du moment qu’ils les ont
vues et ont su qu’elles avaient été utilisées pour couvrir l’Arche.
— Et le lien avec l’Éthiopie, avec la montagne appelée le Char de Feu,
dans tout ça ? demanda Costas.
— J’ai entendu parler de l’Arche lorsque j’étais en Éthiopie, par les
anciens du village dans les montagnes, dit Rebecca. Et les Namgeni, un
peuple Lemba d’Afrique du Sud, se targuèrent d’avoir eu l’Arche en leur
possession, de l’avoir transportée au cœur de la montagne et de l’avoir
cachée dans une grotte. Les Lembas l’appelaient Ngoma Lungundu, la voix
de Dieu.
— On dirait que tu ne t’es pas contentée de faire de l’humanitaire, lors de
ce voyage, remarqua Costas.
— Ben oui, je suis la fille d’un archéologue.
— Je me souviens de cette histoire, dit Jeremy. J’ai participé une fois à
un séminaire à Oxford qui portait sur l’analyse des chromosomes Y des
Lembas, et celle-ci a révélé que les échantillons appartenant à un des clans
possédaient les mêmes haplotypes que ceux de certains peuples sémites du
Levant. Il y a eu beaucoup de discussions à propos des tribus perdues
d’Israël et quelques spéculations plutôt hasardeuses. Bien sûr, cela ne me
serait jamais venu à l’esprit à l’époque, mais un ADN sémitique pouvait être
phénicien, et pas juif.
— L’équipage d’Hannon a peut-être fait ami-ami avec les femmes
autochtones, au cap, suggéra Costas. Ça les aurait changés des gorilles. Et
elles étaient probablement plus faciles à attraper.
— Si notre plaque de bronze a été érigée sur les terres des Lembas au
cap, est-ce qu’il n’est pas plus probable qu’ils auraient veillé sur elle ?
suggéra Rebecca. Il se peut qu’ils aient vu Hannon au moment où il la
mettait en place et faisait des offrandes à Baal Hammon, chose qu’il a pu
effectuer d’une façon plus ostentatoire pour essayer d’empêcher les
autochtones de la détourner de son usage.
— Puis ils la déplacent et la cachent lorsqu’ils voient qu’elle est
menacée, enchaîna Costas. Cela a pu se produire deux mille ans plus tard,
lorsque, de nouveau, des navigateurs en provenance de la Méditerranée
arrivent au cap.
— Tu veux parler de Bartolomeu Dias en 1488 ? dit Rebecca.
— Et ensuite, quelqu’un met la main dessus pendant la Seconde Guerre
mondiale et la dissimule dans un chargement d’or sur un vaisseau marchand
britannique en 1943 », conclut Costas.
Jack demanda en regardant fixement ce dernier :
« Qui, à notre connaissance, fouinait à la recherche d’antiquités juives à
ce moment-là ? »
Costas lui lança un regard sombre :
« Je pense à certains individus peu recommandables dont nous avons déjà
croisé la route. »
Jack, l’esprit toujours absorbé par le passé, examina la photo sur l’écran.
« On ne devrait pas non plus exclure une connexion directe entre le
royaume de Juda et l’Éthiopie, dit-il. Rappelez-vous que l’ancien royaume
chrétien d’Aksoum fut fondé dans la région de l’Éthiopie, et peut-être
qu’une présence juive l’a précédé. Il est possible que certains Juifs, à la
suite de la conquête de Jérusalem par Nabuchodonosor, se soient enfuis vers
le sud à la recherche de la Terre promise. Possible aussi qu’il ait été trop
dangereux pour eux de prendre l’Arche et les autres objets sacrés du
Temple, car ils couraient le risque d’être appréhendés par les Babyloniens
en se dirigeant vers le sud pour traverser l’Égypte, ou suivis par des
brigands dans l’étendue incontrôlée du désert, au sud. Peut-être n’étaient-ils
qu’un petit groupe des individus les plus courageux, qui avaient été chargés
de trouver un endroit sûr pour cacher les trésors. Et alors, une fois cela fait,
quelques-uns seraient retournés et auraient organisé le transport de l’Arche
par mer, en faisant le tour complet de l’Afrique. Ce qui m’inspire toutes ces
hypothèses, ce sont ces mots : “à l’endroit convenu”, inscrits sur la plaque.
Il semble clair que le Char de Feu désignait un lieu réel et qu’il est possible
qu’Hannon ait été attendu sur place par un comité de réception.
— Et le peuple lemba, comment l’introduis-tu dans ton scénario ?
demanda Rebecca.
— Il faut ajouter une hypothèse supplémentaire, répondit Jack. Si
Hannon est arrivé au cap avec une flotte réduite à un unique bâtiment, cela
veut dire que, outre les naufrages, il a probablement eu aussi un problème
de maladie. Le Périple indique que, tout en descendant la côte ouest de
l’Afrique, ils effectuaient des reconnaissances à l’intérieur des terres. À
chaque fois qu’ils le faisaient, ils ont dû être exposés à de nouvelles
maladies potentiellement mortelles, contre lesquelles ils n’étaient pas
immunisés. Il suffit de se reporter à cette époque malheureuse où les
maladies sévissaient à bord des navires des premiers explorateurs européens
pour imaginer le scénario. Si Hannon a rencontré au cap des peuplades
robustes, amicales, et persuadées que les Phéniciens sont en quelque sorte
des envoyés des dieux, il se peut qu’il en ait recruté quelques-uns pour
l’accompagner pendant la dernière partie du voyage. Déjà, il devait avoir
besoin d’hommes forts pour transporter l’Arche depuis le rivage jusqu’aux
montagnes. Et une fois leur tâche accomplie, il se peut qu’ils aient quitté
Hannon et ce qui restait de son équipage et poursuivi la route par voie de
terre jusqu’à Carthage, pour ensuite rentrer chez eux au sud par leurs
propres moyens.
— Emportant avec eux l’histoire du transport de l’Arche jusqu’à une
grotte dans les montagnes, ajouta Rebecca.
— Ainsi que quelques coutumes juives que les chercheurs ont identifiées
parmi leurs croyances, intervint Jeremy. Les réfugiés juifs qui formaient le
comité d’accueil ont peut-être tenté de les convertir, pour qu’ils restent
impressionnés par la nature sacrée de leur mission et convaincus de la
nécessité du secret.
— Tout cela est cohérent avec l’hypothèse de la présence de l’Arche dans
cette église éthiopienne, n’est-ce pas ? remarqua Costas en se penchant en
avant. Il est possible que sa cachette dans les montagnes ait été révélée à un
moment ou à un autre au cours de l’histoire récente et qu’elle ait été
transportée là secrètement par ceux à qui on en avait confié la sécurité.
— C’est exactement le genre de chose que le roi Téwodros d’Abyssinie
aurait faite, celui qui a combattu les Britanniques en 1868, affirma Jack. La
connaissance du sommet montagneux où l’Arche avait été placée a pu
filtrer d’une façon ou d’une autre et parvenir aux oreilles d’un quelconque
aventurier faisant partie de l’expédition britannique envoyée contre lui. Il y
avait là des hommes comme Stanley, qui a été aussi connu, plus tard, que
Livingstone. Peut-être qu’il y a eu des raisons cachées à cette expédition.
— Tu trouverais peut-être la réponse à cette question dans ces documents
du XIXe siècle que tu as », suggéra Rebecca.
Jack la regarda intensément, l’esprit en ébullition.
« C’est une des sources que j’ai l’intention d’exploiter. L’autre consiste à
trouver ce qui pouvait bien se passer en 1943, bon sang. Ce qui est arrivé au
Clan Macpherson cache une histoire cruciale, et j’ai besoin d’aller jusqu’au
fond de ce mystère. »
Il se redressa sur son siège, regarda l’heure à sa montre.
« Tu as fait un travail formidable, Jeremy. Et Costas aussi, en trouvant le
fragment de poterie. C’est vraiment incroyable.
— Bon, dit Costas en se levant. Si on a fini ici, il est temps de plonger. »
Jeremy regarda Jack, hésitant :
« Jack, puis-je t’emprunter ta combinaison étanche ? Nous avons à peu
près la même taille. »
Jack secoua la tête.
« Désolé, je n’ai apporté que ma combinaison humide. Tu vas devoir
braver les eaux glacées de l’Atlantique Nord.
— Certains d’entre nous n’ont même pas besoin de combinaison du tout,
dit Rebecca en lançant à Jeremy un regard de défi. Tu devrais peut-être
rentrer à l’institut retrouver ton chocolat chaud et ta bouteille d’eau.
— Pas question, rétorqua Jeremy. Je veux voir ces marques de
charpentier sur les membrures. Je tiens à observer toutes les inscriptions de
ce site, jusqu’à la dernière.
— Eh bien, dit Costas, en montrant l’ouverture de la tente, on y va ?
— On y va », répondit Rebecca avec détermination.
Elle regarda Jeremy éteindre son ordinateur et rassembler ses papiers
dans sa mallette.
« Papa, tu veux toujours qu’on soit de retour ici à seize heures ? »
Jack acquiesça de la tête.
« D’ici là, j’ai quelques coups de fil à passer. Quand je suis allé à Kew,
j’ai rencontré une amie du musée impérial de la Guerre qui est un expert
des dossiers du renseignement. Elle m’a dit qu’il y avait une vieille dame,
présente à Bletchley Park en 1943, qui pourrait laisser filtrer des
informations sur ce qui s’est passé avec notre convoi. Nos chances sont
peut-être minces, mais cela vaut le coup d’essayer. Si j’arrive à organiser
une visite, j’aimerais que nous y allions tous. D’après ce qu’on m’a dit, elle
a une sacrée personnalité.
— Je suis obligée de rester ici, papa. Je prends la relève du directeur du
site la semaine prochaine, pendant qu’il s’absente.
— Alors, ce sera avec Costas et Jeremy. Il paraît qu’elle apprécie les
hommes. »
Tous se levèrent et se dirigèrent vers l’entrée de la tente. Costas hésita un
instant, puis se retourna, en montrant le fragment de poterie.
« Rebecca a raison, Jack. C’était une bouteille à la mer. Ce type,
Himilcon, devait savoir qu’aucun de ses contemporains ne trouverait jamais
ce tesson, et il pensait à l’avenir, à une époque lointaine où d’autres
pourraient retrouver sa piste. Il l’a laissée pour nous. Pour toi. »
*

Jack était de nouveau seul, comme lorsqu’il était arrivé sur le site, le
matin. Il prit les deux objets, la photo de la plaque et le fragment de poterie
sur lequel se trouvait l’inscription. C’étaient deux messages du passé,
fragmentaires, laissés aux deux extrémités du monde connu il y avait plus
de deux mille cinq cents ans. Il pensa à Hannon et Himilcon. L’un dressé à
l’extrême pointe de l’Afrique, tandis que les vagues se brisaient et que le
vent hurlait, et parvenant cependant, on ne sait comment, à survivre à son
expédition. L’autre, après avoir accompli un exploit de navigation tout aussi
important, mais victime des éléments juste au moment où la terre semblait
si accessible. Ces deux hommes étaient sans aucun doute déterminés à jouir
de la gloire qui leur revenait pour ce qu’ils avaient accompli, mais pour
chacun le principal public était probablement l’autre. C’est ce qui avait
poussé l’un à survivre à l’épreuve malgré les difficultés, dans l’espoir de
retrouver son frère, et l’autre à consacrer ses derniers instants à gratter la
poterie pour inscrire un message qui ne pouvait avoir été destiné qu’à des
gens appartenant à un futur éloigné. Ceux-là pourraient alors dire au monde
ce que lui aussi avait fait et ériger un monument sur l’avant-port de
Carthage, où il s’attendrait à ce qu’il y en ait un également en l’honneur de
son frère, les deux hommes égaux par leur stature et leur réussite, célébrés
côte à côte jusqu’à la fin des temps.
Jack souleva le tesson, imagina Himilcon dans ces derniers instants.
L’histoire de la marine à voile abondait en images terrifiantes de marins
drossés à la côte, sachant fort bien ce qui risquait d’arriver, mais refusant
d’y croire jusqu’à l’ultime moment. Il se souvint de l’image du bateau qui
lui était apparue lorsqu’il avait découvert ces éléments en bois sur le site de
l’épave. Quelque part, au-delà du promontoire qui se trouvait en face de lui,
dans une mer déchaînée et face à une mort inévitable, un homme avait
gratté pour inscrire ces mots, des mots assez importants pour être son
message ultime, à son frère, au monde, et qui révélaient un secret
extraordinaire. Hannon, lui aussi, avait ressenti la nécessité de le graver
pour la postérité, sur sa propre inscription, érigée à l’extrême pointe de
l’Afrique, à plus de onze mille kilomètres de là.
Il posa la photo et le fragment de poterie, et sortit son téléphone. Un
secret était destiné à être gardé pour toujours, mais le temps qui s’écoulait
ébranlait si souvent cette résolution. L’inclination naturelle de l’homme
était de briser le pacte, de façon à laisser quelque chose pour l’avenir, une
chose placée au cœur de tant de ses interrogations. Et c’était le moment de
lever un voile, qui avait dissimulé l’une des entreprises les plus secrètes de
l’histoire. Il se souvint de ce que Costas avait dit à propos de « certains
individus peu recommandables dont nous avons déjà croisé la route ». Ce
n’était pas seulement l’aventure extraordinaire des services de
renseignement et de contre-espionnage alliés dont il devait percer les
secrets, mais aussi ceux d’une organisation nazie, qui avait recruté en son
sein des archéologues, que ce soient des illuminés ou les plus irréductibles
fanatiques, une organisation qui aurait été ridicule si son objectif n’avait pas
été d’aider à justifier et à mettre en route le pire crime contre l’humanité
jamais commis au cours de l’histoire.
Il respira à fond, appela un numéro enregistré et écouta la sonnerie. Il
entendit une voix de femme sortie tout droit des années 1940.
« Bonjour, mademoiselle Hunter-Jones, je suis le professeur Jack Howard
et je vous appelle depuis l’Université maritime internationale. Je pense que
notre amie commune, le professeur Gordon du musée impérial de la guerre
a dû vous contacter et vous expliquer que je fais des recherches sur un
navire marchand coulé pendant la guerre au large des côtes d’Afrique de
l’Ouest. J’ai écouté le témoignage que vous avez enregistré le mois dernier
pour elle et le projet du musée sur la vie à Bletchley, et j’ai trouvé cela
passionnant. J’aimerais vraiment beaucoup que vous acceptiez de parler de
quelques-uns des aspects de votre travail à Bletchley Park au début de 1943,
ce qui m’aiderait dans mes recherches. Nous sommes confrontés à un
mystère dans le domaine archéologique, et j’espère que vous allez pouvoir
nous aider à l’élucider. »
TROISIÈME PARTIE
12

Au large de Madagascar, Afrique de l’Est, de nos jours.

L ’homme se pencha pour lutter contre le souffle du rotor et s’éloigna de la


piste d’atterrissage pour se diriger vers le pont principal du navire. Il
tenait sa mallette serrée contre sa poitrine et, de l’autre main, maintenait ses
lunettes en place. Un membre de l’équipage l’attendait pour le guider et ils
longèrent, sur le pont avant, les installations permettant de lancer les robots
sous-marins télé-opérés et tout l’appareillage qui permettait d’effectuer la
chasse aux épaves. Le navire taillait sa route en tanguant fortement sur une
mer de plus en plus démontée et le marin le fit s’écarter du bastingage où
les embruns provenant de la vague d’étrave fouettaient le pont. Ils
montèrent bruyamment l’échelle métallique puis empruntèrent la coursive
qui menait à la passerelle, dont le marin ouvrit la porte et où il lui fit signe
d’entrer. L’homme laissa tomber sa mallette, enleva ses lunettes et les
essuya sur sa chemise. L’avant du bateau s’enfonça brusquement, une
nouvelle vague énorme se brisa sur l’étrave et il faillit perdre l’équilibre. Un
officier coiffé d’une casquette au logo de la compagnie, et portant sur
l’épaule les quatre galons d’argent de capitaine, quitta le poste de
commandement pour l’accueillir.
« Bienvenue sur le Deep Explorer, professeur Collingwood. M. Landor
vous attend dans la salle des cartes. Par ici, s’il vous plaît. »
Collingwood ramassa sa mallette et le suivit vers la porte située à
l’arrière de la passerelle, en vacillant de nouveau lorsque le bateau piqua du
nez encore une fois. Le capitaine ouvrit la porte et le fit entrer, puis la
referma derrière eux. Là, ils n’entendaient plus les embruns fouetter les
vitres de la passerelle, mais ils sentaient le bâtiment vibrer et gémir sous
leurs pieds en fendant puissamment les vagues. Le visiteur rétablit son
équilibre et regarda autour de lui. Outre le capitaine, deux hommes étaient
présents : Landor, qu’il connaissait pour l’avoir rencontré plusieurs fois à
Londres avant le projet du Clan Macpherson, et quelqu’un qu’il ne
reconnut pas, plus jeune, sec et musclé, qui mâchait du chewing-gum,
portait un survêtement, tenait un fusil d’assaut contre sa poitrine et
paraissait somalien. Collingwood, déconcerté, fixa l’arme, puis Landor, qui
se leva et vint en boitant lui serrer la main.
« Professeur Collingwood, vous connaissez déjà le capitaine, et voici le
Boss. Il est notre contact dans le nord de la Somalie, où il possède un
chalutier de pêche. Ne vous faites pas de souci pour la kalachnikov, c’est un
outil de travail dans cette région, n’est-ce pas, Boss ? »
Le Boss cracha son chewing-gum dans une corbeille, prit une poignée de
feuilles vertes dans sa poche et les fourra dans sa bouche, les calant sous
une joue.
« On peut le dire comme ça, mon vieux. »
Landor se tourna de nouveau vers Collingwood.
« Vous buvez quelque chose ? »
Collingwood tituba de nouveau.
« Non, pas cette fois-ci.
— Dans ce cas, on se met au travail tout de suite. Dès votre appel, il y a
trois jours, avec les infos sur l’U-Boot, j’ai fait le pari de prendre cette
route. Vous avez intérêt à ne pas vous être trompé. »
Collingwood s’assit lourdement sur une chaise près de la table à cartes au
centre de la pièce, y posa sa mallette et l’ouvrit.
« Au cours de toutes mes années de recherche, je n’ai jamais eu de piste
aussi excitante que celle-ci. »
Landor se rassit en face de lui et se pencha en avant, en le regardant
intensément.
« Il me faut tous les renseignements que vous détenez, et quand je dis
tous, c’est bien tous. Nous sommes à seulement quarante-huit heures des
eaux territoriales de la Somalie et il nous faut être prêts à frapper vite et à
partir d’ici aussi rapidement que possible. Cette fois-ci, nous n’allons pas
attendre une inspection de ces rigolos des Nations unies comme pour le
Clan Macpherson.
— Est-ce là la raison de la présence de votre ami ? demanda
Collingwood en désignant le Somalien. Il est là pour détourner l’attention ?
— Il s’appelle le Boss.
— Oui, c’est ça. (L’homme cracha un jet de jus vert dans la corbeille.)
Appelez-moi le Boss. Je vous appelle l’Anglais. On n’a pas besoin d’autres
noms. »
Collingwood le regarda, ne sachant que penser, puis se tourna vers
Landor.
« Entendu. Le Boss. J’ai compris. » Il agrippa sa mallette pour
l’empêcher de glisser sur la table, puis en sortit une liasse de papiers et un
dossier qu’il lui tendit.
« Voici les copies de tous les documents originaux que j’ai exhumés des
Archives allemandes sur les U-Boots, ainsi que la synthèse et l’analyse que
j’en ai fait. C’est tout ce que j’ai. »
Landor plaça les documents en une pile nette devant lui, puis posa les
mains dessus.
« D’accord. Dites-moi rapidement l’essentiel. D’abord, l’U-Boot. »
Le navire piqua brutalement du nez et Collingwood avala péniblement sa
salive en s’agrippant à la table.
« Il s’agit de l’U-409. C’était un bateau de transport top secret de type Xb
conçu pour être utilisé dans le commerce des matières premières et de l’or
entre les nazis et le Japon impérial. Il a été lancé en novembre 1942 et
déployé pour la première fois quatre mois plus tard. Il a effectué deux
missions avec succès, au nez et à la barbe des Britanniques et des
Américains, en dépit du fait qu’au moins un agent du renseignement
allemand du B-Dienst pensait que les Alliés avaient cassé le code d’Enigma
et étaient sur la piste du commerce secret. Par chance, l’agent n’a pas été
cru, sinon la bataille de l’Atlantique aurait pu tourner à la catastrophe pour
les Alliés au milieu de 1943. Et il faut ajouter que, si les Allemands avaient
cessé d’utiliser Enigma, un certain nombre des U-Boots cachés qui ont été
interceptés et détruits par les Alliés grâce aux renseignements d’Ultra
auraient pu mener à destination des cargaisons qui auraient changé l’issue
de la guerre.
— Vous faites référence aux chargements dont vous m’avez parlé au
téléphone. En êtes-vous sûr ?
— Nous savions déjà que les U-Boots de ce programme secret servaient
à transporter du minerai d’uranium au Japon. Dieu merci, celui-ci n’a
jamais été utilisé, sauf l’unique chargement capturé sur un U-Boot par les
Américains et qui servit probablement pour le projet Manhattan, le
programme de la bombe A. Mais le risque était là en permanence, la
possibilité terrifiante que les Allemands ou les Japonais fabriquent une arme
nucléaire. Et ce risque, avec les matériaux qui n’ont jamais été retrouvés,
demeure aujourd’hui. La seule différence est que ce n’est pas le même
ennemi et que leur valeur est bien plus grande maintenant que nous savons
comment l’uranium peut être utilisé aussi pour faire des bombes sales. Une
cargaison d’uranium qui valait l’équivalent de deux tonnes d’or à l’époque
vaudrait dix fois plus maintenant et un certain nombre de clients potentiels
en ont les moyens.
— Ça, c’est mon affaire, pas la vôtre, répondit Landor sèchement. Sinon,
je ne serais pas ici sur le point de m’aventurer avec mon navire dans une
zone de guerre potentielle. Contentez-vous de me parler de cet U-Boot.
— D’après mes informations, la dernière fois qu’on a entendu parler d’U-
409, tout à la fin de la guerre, il se dirigeait vers la corne de l’Afrique au
large de la Somalie, avec autant d’or qu’il pouvait en transporter, plus un
chargement secret, très probablement du minerai d’uranium. Si l’on en croit
le bordereau d’expédition sur lequel les Américains ont mis la main, il
n’avait pas été traité et avait été scellé à l’intérieur de cubes de plomb pour
protéger des radiations. On ne trouve pas trace de son naufrage. Il a disparu
sans laisser de traces.
— Et vous êtes sûr de l’existence de cette base secrète d’U-Boots sur
l’île ?
— Elle a été construite juste avant la guerre à l’instigation de
l’Ahnenerbe, la soi-disant Société pour la recherche et l’enseignement sur
l’héritage ancestral créée par Himmler. En soi, c’était déjà une chose
étrange. Je peux seulement présumer que l’Ahnenerbe avait l’intention d’y
entreposer les artefacts provenant de leurs folles expéditions autour du
monde pour trouver des trésors perdus, d’en faire une sorte de relais pour
leur permettre de mettre en place un moyen de les rapporter en Allemagne.
On peut imaginer que le commandant de l’U-409 avait déjà effectué des
transports pour l’Ahnenerbe un peu plus tôt au cours de la guerre et en
connaissait les coordonnées. Il avait dû alors s’en souvenir comme d’un
endroit idéal pour dissimuler son butin. C’était mieux que de se rendre aux
Alliés ou de poursuivre sa route jusqu’au Japon, puisque les nazis avaient
capitulé. J’ai la conviction que c’est là qu’il est allé.
— Quelle est votre source ?
— Comme je vous l’ai dit au téléphone : un témoignage oral d’un
ancien SS membre de l’Ahnenerbe, qui s’est rendu après la guerre et a tout
révélé à un Américain au cours d’un interrogatoire, en échange de la
promesse qu’il ne serait pas exécuté pour d’autres crimes.
Malheureusement pour lui, la promesse n’était pas valide car il avait
travaillé pour les Einsatzgruppen, les groupes d’intervention SS qui
liquidaient les Juifs en Ukraine. Mais heureusement pour nous sa mort a
signifié que l’histoire s’est arrêtée là jusqu’à ce que je la découvre. Tout
rapport de ce genre concernant du transport d’uranium était considéré
comme tellement secret qu’on n’en gardait jamais aucune trace écrite. Si
j’en connais l’existence, c’est uniquement parce que j’ai parlé avec l’ancien
agent du renseignement naval qui menait les interrogatoires, qui est mort il
y a dix ans environ. Je n’ai discuté de cette histoire avec personne, et c’est
seulement la semaine dernière que j’ai pu faire le lien avec l’U-409, après
ma visite aux Archives allemandes sur les U-Boots. »
Landor souleva le dossier.
« Pour la dernière fois, vous m’assurez que personne d’autre n’a
connaissance de ceci ? »
Le bâtiment tangua, et Collingwood, blanc comme un linge, s’agrippa à
la table. Il secoua la tête.
« Écoutez, je ne me sens pas très bien. Il faut peut-être que je boive
quelque chose. Un peu d’eau. »
Landor ouvrit un tiroir derrière lui, y mit le dossier et le ferma à clef. Il se
retourna vers Collingwood en s’appuyant nonchalamment sur le dossier de
son siège et lui sourit aimablement.
« Ce n’est pas de l’eau qui vous aidera. Ce qu’il vous faut, c’est quitter ce
bateau.
— Jack Howard vous passe le bonjour, au fait. Il dit que vous êtes de
vieux amis. »
L’attitude de Landor changea brusquement.
« Jack Howard ? Comment ça ? Vous lui avez parlé ?
— Je l’ai rencontré aux Archives nationales hier. »
Landor le regarda, furieux.
« Qu’est-ce que vous voulez dire, vous l’avez rencontré ?
— Tout à fait par hasard. Je rencontre des gens tout le temps là-bas. Lui
et moi nous avions demandé la même boîte de dossiers sur les convois pour
l’étudier. Nous avons dû décider entre nous deux qui allait la consulter en
premier. Il regardait le dossier sur le Clan Macpherson.
— Pourquoi, nom de Dieu ? s’exclama Landor. Le Clan Macpherson,
c’est de l’histoire ancienne. Lui et son comparse Kazanzakis ont fait ce
qu’ils ont pu pour que ça le soit. J’ignore comment, mais ils ont saboté
l’épave pendant leur plongée et je n’ai pas cru un mot de leur histoire à
propos de munitions instables qui ont explosé. Ça me paraît louche que
l’épave ait justement été détruite et se soit abîmée au fond au moment où ils
se trouvaient là. Je n’aurais jamais dû donner mon accord pour cette
inspection. Howard m’a laissé tomber une fois de trop, et maintenant il a
une énorme dette vis-à-vis de moi.
— Je ne suis pas au courant de tout cela, dit Collingwood. Mais
souvenez-vous que Jack est un archéologue et un historien, pas un chasseur
de trésors. S’il essayait d’aller au fond des choses en consultant les
archives, ce n’était pas parce qu’il cherchait de l’or.
— Je sais parfaitement quel genre d’homme est Howard. C’est quelqu’un
qui m’a déjà coûté bien trop cher. Comme nous n’avons pas récupéré d’or
sur le Clan Macpherson, toute l’opération Deep Explorer est compromise.
C’est à cause de lui que nous sommes ici sans moyens et à bout de
ressources.
— Il ne faisait rien d’autre que d’essayer de recoller les morceaux. Il va
devoir faire un rapport au gouvernement britannique et au nouveau comité
des Nations unies à propos de l’identification de l’épave comme sépulture
de guerre. C’est de cela que Kazanzakis et lui sont venus s’assurer avec
vous là-bas, et il a l’intention de terminer le travail correctement. En fait, il
m’a demandé de me joindre à eux pour y contribuer avec ce que je trouverai
sur l’attaque du convoi afin d’étoffer le rapport. Nous avons préparé notre
thèse en même temps à Cambridge, et il connaît la qualité de mon travail.
J’ai accepté de me rendre sur le campus de l’UMI pour collaborer avec un de
leurs chercheurs.
— Vous avez accepté quoi ? »
Collingwood était déconcerté.
« J’ai pensé que cela ferait bon effet. Que mon nom figure sur le rapport
ferait penser que nous avions mené une collaboration fructueuse, comme si
Deep Explorer avait fait tout ce qu’il pouvait pour faciliter les choses à
l’UMI. Cela équivaudrait à un certificat de bonne conduite et ainsi il serait
moins probable que l’on interfère avec ce que vous faites la prochaine fois.
— Je n’ai pas besoin d’un certificat de bonne conduite. Pas si cela induit
le risque que Howard obtienne des renseignements de la part de mon équipe
sur le lieu où je suis susceptible de me rendre pour ma prochaine opération.
Je sais exactement ce qu’il est en train de faire. Il vous utilise. »
Landor, furieux, frappa violemment la table de la main, fixa la carte puis
se leva et se dirigea en boitillant vers Collingwood qu’il fixait d’un regard
noir.
« Lui avez-vous dit quoi que ce soit au sujet de notre nouvelle
opération ? Que vous veniez nous rendre visite ? »
Collingwood hésita un instant, indécis, puis secoua la tête.
« Non, je ne pense pas.
— Vous ne pensez pas. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Il ne m’a rien demandé.
— Non, il n’allait certainement pas vous demander quelque chose. Lui
avez-vous dit que vous veniez juste de consulter les archives des U-
Boots ? »
Le visage de Collingwood s’éclaira.
« Oui, lorsqu’il m’a proposé de collaborer pour le rapport. Nous
regrettions tous les deux le peu de documents détenus par les Archives
nationales sur les U-Boots, et il m’a demandé si je m’étais rendu aux
Archives allemandes. Je lui ai dit que j’y étais allé plusieurs mois
auparavant pour effectuer des recherches sur l’U-515 et le convoi d’Afrique
de l’Ouest qui ont précédé la découverte du Clan Macpherson par le Deep
Explorer.
— Et est-ce que vous lui avez aussi dit que vous vous y étiez rendu il y a
quelques jours, après qu’ils avaient effectué leur plongée, Kazanzakis et
lui ? »
Collingwood, de nouveau, parut perplexe.
« Pourquoi pas ? Je venais d’arriver le matin même de Düsseldorf par
avion et j’étais venu directement depuis Heathrow jusqu’à Kew. Jack a vu
mon badge des Archives allemandes et il m’a dit qu’il envisageait d’y aller
lui-même. Je lui ai donné les coordonnées de l’archiviste qui s’était occupé
de moi là-bas. Ils vous aident vraiment de façon très efficace, et je savais
qu’ils seraient flattés d’être contactés par Jack Howard. »
Landor, au comble de l’irritation, leva les bras en l’air, puis les laissa
retomber.
« Ce qui signifie que, maintenant, Jack sait que je vous ai envoyé aux
archives des U-Boots après l’échec total de l’expédition sur le Clan
Macpherson. Il ne lui en faut pas plus pour s’interroger sur notre prochaine
destination et nous surveiller grâce à Landsat. Il a un Américain qui s’en
charge pour lui, le fondu de nouvelles technologies aux cheveux longs qui a
vraiment l’air d’un attardé sur leurs films de l’UMI. Ce qui fait que Jack sait
que nous sommes arrivés sur cette côte, et il va en tirer les conclusions qui
s’imposent. Il aura deviné que c’est grâce à une nouvelle piste que vous
avez trouvée en visitant les archives des U-Boots. »
Le capitaine se tourna vers lui :
« Il n’y a probablement aucune raison de s’inquiéter. Nous nous trouvons
dans les eaux internationales, et il ne peut rien faire contre nous avec les
ressources qu’il a sous la main. Seaquest, le vaisseau de l’UMI le plus
proche, est à au moins quatre jours de mer dans le détroit de Palk près du
Sri Lanka. Et même si Howard a des amis en Somalie, je ne pense pas que
nous ayons à nous faire du souci. Les quelques navires de patrouille que
possède la marine somalienne ne quittent pratiquement jamais le port et ils
ne semblent pas avoir le courage d’affronter qui que ce soit. En plus, la
situation se détériore avec l’Iran, et la Force opérationnelle combinée 150
contre la piraterie va certainement être occupée ailleurs. Nous devrions
avoir les mains libres. »
Collingwood regarda Landor.
« Je n’ai fait que ce que vous vouliez. Je vous ai trouvé quelque chose
qui a beaucoup plus de valeur que le Clan Macpherson. Vous allez pouvoir
compenser vos pertes facilement et repartir riches. »
Landor le fixa froidement.
« Vous avez raison. Vous m’avez dit tout ce que j’avais besoin de savoir.
(Puis, s’adressant au capitaine). Le professeur Collingwood a un avion à
prendre. Pouvez-vous réduire la vitesse pour un décollage d’hélico ? »
Le capitaine acquiesça de la tête et se dirigea vers la passerelle. Landor
regarda le Boss, lui indiqua la porte d’un brusque signe de tête, et les deux
hommes suivirent le capitaine, puis refermèrent la porte en laissant
Collingwood seul. Après quelques instants de conciliabules, Landor rouvrit
la porte et fit signe à Collingwood de le suivre.
« Bon, l’hélico a mis son moteur en route et est prêt à vous emmener.
Notre ami pirate vous accompagne parce qu’il doit retourner à son village
pour la prochaine phase de notre opération.
— C’est un pirate ! Vous ne me l’aviez pas dit.
— La kalachnikov, c’est comme le pavillon noir à tête de mort. Mais
nous le payons plus qu’il ne gagnerait à enlever quiconque parmi nous pour
demander une rançon. Ne le provoquez pas, c’est tout. »
Collingwood ferma sa mallette, puis hésita.
« À propos de mon paiement. Cinquante pour cent à la conclusion du
contrat, les cinquante restants lorsque vous rentrez en possession de la
marchandise. C’était ce que nous étions convenus. J’estime vous avoir
fourni la marchandise. »
Landor ne répondit pas tout de suite. Puis il le prit par l’épaule pour le
guider vers la passerelle.
« Je vais faire mieux que cela. Je vais vous faire profiter d’un
pourcentage sur l’or, dix pour cent, la même chose que le capitaine et le
directeur d’exploitation, Macinnes. Est-ce que cela vous semble équitable ?
Ça va faire de vous un millionnaire. Notre banquier vous contactera à votre
retour en Angleterre. Bon vol. »

Vingt minutes plus tard, Collingwood était assis à côté du Boss sur le
siège arrière du Lynx qui s’éloignait bruyamment du Deep Explorer. Le
souffle du rotor arrachait des embruns à la surface de la mer. Puis il gagna
de l’altitude, de la vitesse, et s’éloigna rapidement en vrombissant, pour
laisser le navire loin derrière lui. Il n’y avait pas assez de casques pour
permettre à tout le monde de communiquer, et le Boss et lui ne portaient
que des casques de protection pour les oreilles. Il regarda au-dehors, tout en
serrant sa mallette contre sa poitrine, et vit qu’ils se dirigeaient toujours
vers l’est et l’océan Indien. Il se tourna vers le Boss en tapotant contre son
casque. Le Boss le souleva et Collingwood lui cria dans l’oreille :
« Nous allons dans la mauvaise direction. La côte africaine est à l’ouest,
et nous nous dirigeons vers l’est. »
Le Boss écoutait de la musique en marquant la mesure. Il sortit son
écouteur de son oreille.
« Hein ? dit-il. Non, c’est la bonne direction. (Il montra les vagues.) Très
dangereux. L’Anglais. Très dangereux. »
Collingwood souleva son casque, en s’efforçant de comprendre malgré le
vrombissement du rotor.
« Que voulez-vous dire ?
— Très dangereux, beaucoup requins. Pas pêcheurs venir ici, pas marine,
pas Américains, pas Obama, pas Anglais, pas personne.
— Je comprends, cria Collingwood. Un endroit très dangereux. Alors il
est temps pour le pilote de faire demi-tour.
— Hé, l’Anglais. (Le Boss le rudoya avec le canon de sa kalachnikov.)
Tu sais nager ?
— Pas très bien, en fait. Il serait temps que j’apprenne.
— Oui, l’Anglais. Tu apprends. Tu vas apprendre maintenant. »
Il se pencha, détacha le harnais de Collingwood et le poussa rudement.
« Debout, maintenant. »
Effrayé, Collingwood le regarda.
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? Qu’est-ce que vous faites ? »
Le Boss posa le doigt sur la détente et visa la poitrine de Collingwood.
« Je veux dire, debout. »
Collingwood obéit et chercha des prises tout en vacillant dans l’espace
réduit. Sa mallette tomba et glissa vers la porte. Il se précipita pour
l’attraper et faillit tomber avec elle dans le vide. Furieux, il se retourna vers
le Boss.
« Pourquoi avez-vous fait cela ? J’avais tout là-dedans, toutes mes notes,
et c’est englouti dans la mer.
— Oui, la mer, répéta le Boss en crachant sur lui un jet de salive verte et
en l’avertissant d’un geste du doigt. Très dangereux. Trop de requins. »
Collingwood tapa de toutes ses forces contre la vitre qui séparait le
compartiment passager et le cockpit, mais le pilote resta imperturbable et
continua à regarder devant lui. Collingwood se tourna de nouveau vers le
Boss en se tenant à la main courante au-dessus de la porte, tandis que le
vent faisait claquer l’étoffe de ses vêtements.
« Bon, ce petit jeu a assez duré. Ça suffit comme ça.
— Oui, l’Anglais. Ça suffit comme ça. »
Il leva son arme et tira une seule balle dans la poitrine de Collingwood.
Le sang lui gicla dans le dos et se pulvérisa dans le souffle du rotor.
Collingwood, pétrifié par le choc, incapable de respirer, sentit que ses
membres devenaient insensibles. Puis ce fut le trou noir et il tomba et
s’enfonça en tournoyant dans l’obscurité.
13

Herefordshire, Angleterre.

C ostas et Jeremy pénétrèrent dans la maison de retraite par l’entrée


principale, suivis de Jack. C’était un manoir géorgien en briques rouges
environné d’un magnifique parc au sein de la campagne vallonnée du
Herefordshire. À l’ouest, les Malvern Hills étaient visibles à l’horizon. Il
leur avait fallu deux bonnes heures par la route depuis l’institut de
paléographie à Oxford, mais cela avait été l’occasion de relire encore le
Périple d’Hannon et d’examiner attentivement la traduction que Jeremy
avait faite de la plaque de bronze de l’épave. L’excitation de Jack avait
encore grandi pendant le trajet, car il savait qu’ils étaient maintenant sur la
piste d’une histoire plus remarquable qu’il n’aurait jamais pu l’imaginer
moins d’une semaine auparavant, lorsque Costas et lui avaient aperçu ces
symboles sous l’eau. Les nouveaux éléments qu’ils avaient découverts sur
les expéditions d’Hannon et Himilcon changeraient l’histoire des premières
explorations et il ne pouvait guère espérer plus. Et cependant, le
pictogramme et les deux mots gravés au-dessous leur apprenaient qu’une
histoire encore plus extraordinaire les attendait derrière ces expéditions.
Cela leur ouvrait la perspective de découvrir ce qui était réellement arrivé à
l’un des plus importants trésors perdus de l’Antiquité. Pour Jack, le mystère
le plus profond se trouvait non pas dans le lointain passé, mais dans les
jours les plus sombres de la Seconde Guerre mondiale. Lorsqu’ils avaient
tourné pour prendre l’allée, il avait croisé les doigts, en espérant envers et
contre tout que ce qu’ils entendraient ce jour-là leur fournirait la clef pour
découvrir ce mystère, une explication de ce que Costas et lui avaient trouvé
sur l’épave du Clan Macpherson, et son lien avec l’expédition d’un marin
phénicien et son chargement étonnant, il y avait plus de deux mille cinq
cents ans.
Il respira à fond, en se remémorant sa conversation téléphonique avec la
dame qu’ils étaient sur le point de rencontrer, et pénétra dans le bâtiment.
La réceptionniste leur demanda leur nom et leur indiqua le bel escalier qui
menait au premier étage.
« Elle vous attend. Elle a cherché des informations à votre propos sur
Internet. Attendez-vous à beaucoup de questions. Jenny va vous conduire. »
Ils suivirent l’infirmière, montèrent l’escalier, prirent un couloir
encombré de chariots pour les repas et de brancards, et sur lequel donnaient
des portes des deux côtés.
« C’est l’heure du déjeuner, leur expliqua la jeune fille. Louise a déjà pris
le sien. Tout cela l’excite beaucoup. Sa famille lui rend souvent visite, ses
enfants, ses petits-enfants et ses arrière-petits-enfants, mais quand on arrive
à son âge, on n’a plus beaucoup de vieux amis encore en vie.
— Comment va-t-elle ? demanda Jack. Je veux dire, sa santé ?
— Elle a des hauts et des bas. Aujourd’hui, elle est dans son fauteuil
roulant, avec une perfusion. Il ne faut pas la fatiguer, c’est important. Mais
elle a l’esprit vif. Et, autant que je vous le dise, dit-elle en baissant la voix
jusqu’au chuchotement, elle aime vraiment les hommes. »
Elle les fit entrer par la porte ouverte de ce qui avait été autrefois une
chambre d’apparat dont les larges fenêtres garnies de volets donnaient sur
les Malvern. D’un côté se trouvait le lit et de l’autre un bureau avec un
ordinateur. Entre les deux, l’espace était occupé par des étagères où
s’amoncelaient objets et photographies encadrées. Une vieille dame était
installée dans un fauteuil roulant et regardait par la fenêtre. Elle portait une
jupe aux couleurs gaies et un pull jacquard. Son poignet gauche était relié à
une perfusion. L’infirmière s’effaça et désigna les trois hommes.
« Louise, vos visiteurs sont là. Je viendrai vous voir d’ici cinq minutes
pour m’assurer que tout va bien. »
Elle les laissa, et Louise se retourna. Ses cheveux d’argent étaient coiffés
à la mode des années quarante et elle était encore très belle. Elle actionna
un bouton sur son accoudoir et le fauteuil se dirigea vers la table basse au
centre de la pièce.
« Vous savez, j’ai presque cent ans, dit-elle en leur décochant un sourire.
Toutes mes amies du pensionnat sont mortes et il ne doit pas y avoir
beaucoup de survivants parmi mes camarades de Cambridge non plus. On
est encore quelques-uns de l’époque de la guerre, bien sûr, qui sont devenus
de vieux débris comme moi. Et cependant, il y a des moments, ajouta-t-elle
en examinant les trois hommes sous toutes les coutures, où j’ai l’impression
de n’avoir pas plus de vingt-trois ans. »
Elle s’exprimait avec l’accent affecté de son époque et de son milieu
social. Jack sourit en lui tendant la main.
« Je suis enchanté de faire votre connaissance. Je suis Jack Howard et je
vous présente le professeur Costas Kazanzakis et le professeur Jeremy
Haverstock, qui sont américains tous les deux. Ce sont des collègues.
— Ah, des Américains, dit-elle en leur serrant la main à tour de rôle.
Nous avions des Américains avec nous à Bletchley, vous savez. Ils étaient
tellement plus civilisés que nos gars, au moins au départ, ils mouraient
moins d’envie de nous trousser les jupes. Ce n’est pas que cela me
dérangeât trop, mais il y avait tant de nos jeunes gens qui avaient été au
front avant d’être affectés à Bletchley et qui en étaient hantés, qui
s’attendaient toujours à être fauchés à tout instant. Ces premiers Américains
avaient un peu plus de temps pour nous faire la cour. Êtes-vous mariés, les
uns et les autres ? »
Elle regarda Costas interrogativement, et celui-ci toussa, gêné.
« Hem, pas encore, madame.
— Appelez-moi Louise, pas madame. Et pourquoi pas ? Vous seriez un
bon parti pour la femme qu’il faut. Je me suis renseignée à votre propos sur
le site de l’UMI, vous savez. Il y a certainement une fille quelque part qui va
craquer pour ce style hawaïen. C’est ce qui est arrivé à cet Allemand,
malgré son short, avec sa femme égyptienne adorable, et même à celui
qu’on dirait sorti tout droit de Star Trek, comment s’appelle-t-il ?
— Ça doit être Lanowski, le professeur Jacob Lanowski, répondit Costas.
— Je trouve qu’il est charmant. Eh bien ?
— Une fois qu’on a quitté la plage, c’est terminé, constata Costas,
désabusé. Je veux parler de là où je prends mes vacances. Les histoires
d’amour et le laboratoire d’ingénierie ne font pas très bon ménage, je
trouve. Trop de graisse et d’huile.
— Ce n’est pas ça qui m’a arrêtée à Bletchley. Comme je travaillais sur
cette saleté de Bombe, j’en étais couverte. Vous devriez faire plus
d’efforts. »
Costas toussa de nouveau, tout en jetant un coup d’œil à Jack.
« Oui, madame. Heu, je veux dire Louise.
— Et vous, jeune homme ? demanda-t-elle à Jeremy.
— Pas encore, moi non plus, répondit celui-ci. En fait, j’ai une petite
amie. Il se trouve que c’est Rebecca, la fille de Jack. Nous sommes
probablement fiancés.
— Fiancés ! C’est la première fois que j’entends parler de ça, s’exclama
Jack.
— Comment peut-on être probablement fiancé ? » lui demanda Costas.
Mal à l’aise, Jeremy remonta ses lunettes sur son nez.
« Eh bien, on ne peut pas dire que ce soit facile. C’est, disons, plutôt
difficile de la coincer.
— C’est parce que personne ne coince ma fille. C’est une Howard.
— Personne ne peut vous coincer non plus, il me semble, remarqua
Louise en regardant Jack. J’ai lu deux de vos ouvrages sur vos aventures
sous-marines. Ils sont là-bas, sur la table. On y voit beaucoup Costas, et
Jeremy aussi, ainsi que Maurice et Aysha, et ce charmant jeune homme de
Star Trek. Mais dans un des livres, il y a pas mal de photos d’une femme, et
dans l’autre, une femme différente. Il y en a une qui semble être originaire
d’Asie centrale, et l’autre espagnole. Katya et Maria.
— C’est un peu difficile à expliquer, là aussi, répondit Jack en se grattant
le menton.
— Non, pas du tout. Vous hésitez. Il faut que vous vous décidiez. Les
femmes aiment qu’on les choisisse.
— Oui, elle n’attend que ça, c’est bien vrai, approuva Costas en hochant
la tête.
— Vous voyez ! »
Ses yeux pétillaient malicieusement. Elle leur montra les trois sièges qui
avaient été placés près de la table en face d’elle.
« Maintenant que nous avons traité cette question, mettons-nous au
travail. Que puis-je faire pour vous ? »

Vingt minutes plus tard, Jack s’adossa à son siège, après avoir raconté à
Louise leur plongée au large de la Sierra Leone. Il avait posé sur la table
basse deux grandes photos de l’épave. Sur l’une, on voyait le nom du
bâtiment, Clan Macpherson, peint à la proue, et sur l’autre le trou béant
causé par l’explosion de la torpille. Il ne lui avait pas encore montré la
torpille britannique intacte qu’ils avaient trouvée à l’intérieur de la coque,
ni l’or. Il se demandait encore quel type d’information elle pouvait détenir
et il ne voulait pas trop la presser de questions.
Elle avait été captivée par les images.
« Fascinant. Je suis heureuse que mon amie Fan ne puisse pas les voir.
Elle se sentait personnellement responsable de la mort des hommes de ce
convoi. »
Jack leva les yeux. C’était le genre de chose qu’il attendait.
« Était-elle aussi à Bletchley ?
— Nous l’appelions la hutte des opérations spéciales. Capitaine de
frégate Ian Bermonsey.
— Vous travailliez ensemble ? demanda-t-il prudemment.
— Pas exactement, répondit-elle en secouant la tête. Mais nous
partagions le même cantonnement, cependant. Fan a toujours cru que je
faisais quelque chose de terriblement mystérieux, mais en réalité je ne
faisais rien d’autre que ce que je lui ai dit : il s’agissait de superviser les
Wrens, le personnel féminin de la marine qui faisait fonctionner les
Bombes. C’était un travail sale et bruyant, et cela sentait mauvais. Les
ordinateurs, à l’époque, n’étaient pas comme maintenant. Ce n’était pas
évident pour une fille choyée comme moi, mais vous savez, on se
débrouillait tous avec ce qu’on nous disait de faire. C’était la guerre.
— Ainsi, de vous deux, Fan était plus mathématicienne que vous ?
— Pas du tout. Nous avions toutes les deux obtenu nos diplômes avec les
meilleures notes. Dans une certaine mesure, c’était le hasard qui décidait où
on vous affectait à Bletchley. Ils avaient besoin de gens intelligents partout,
même pour graisser la Bombe. Mais Fan était exceptionnelle, c’était une
statisticienne hors pair. Et elle avait eu un vrai métier avant la guerre, elle
enseignait les maths à l’école. Pour ma part, j’avais réintégré la société
londonienne après Cambridge et je courais le risque de devenir une tête de
linotte. Vraiment, Bletchley était ce qu’il pouvait m’arriver de mieux. On
pourrait prétendre que j’ai tiré le mauvais numéro en étant affectée à la
Bombe, mais coopérer avec les Wrens a probablement été exactement ce
qu’il me fallait.
— Est-ce que vous vous souvenez du 30 avril 1943, le jour où le Clan
Macpherson a été coulé ?
— Oui, je m’en souviens bien. Il faisait anormalement froid. On ne
voyait pas encore l’été se profiler à l’horizon. Ce soir-là, Fan est rentrée à
notre cantonnement très contrariée par quelque chose, mais naturellement
elle ne pouvait pas en parler. Je savais que c’était dans sa hutte que l’on
décidait de la suite à donner aux messages décryptés que l’on transmettait à
l’Amirauté. Ils ont peut-être essayé sans succès de changer la route du
convoi. Il y a eu deux combats cette nuit-là, je me souviens : un au milieu
de l’Atlantique et un au large des côtes d’Afrique de l’Ouest. Plus tard, j’ai
vu sur sa table de nuit qu’elle avait noté les noms des bâtiments de ce
convoi qui avaient été perdus et qu’elle avait souligné celui du Clan
Macpherson. Jusque-là, je n’avais jamais vu Fan pleurer. C’était étrange.
Elle avait tellement de cran, d’habitude. Je suppose que nous avons tous un
point de rupture. Cela ne s’est jamais reproduit. »
Jeremy ouvrit sa tablette, qu’il avait apportée.
« Avez-vous le Wi-Fi ici ?
— Je ne leur aurais pas permis de m’installer ici si cela n’avait pas été le
cas.
— D’accord. J’ai ici les statistiques concernant les deux convois de cette
nuit-là. ONS-5, celui de l’Atlantique Nord, faisait route de Liverpool à
Halifax, composé de quarante-deux bâtiments plus seize bateaux d’escorte,
avec en face d’eux un total de quarante-trois U-Boots répartis en deux
groupes. Au cours de la bataille qui s’ensuivit et qui a duré une semaine,
treize vaisseaux marchands ont été coulés contre sept U-Boots coulés et six
endommagés. Le convoi africain était le TS-37, qui allait de Takoradi en
Sierra Leone, ce qui constituait une étape assez courte sur la route entre
Le Cap et le Royaume-Uni. Sept navires marchands coulés par l’U-515, un
des bilans les plus lourds de la guerre pour un U-Boot opérant seul. Pas de
perte d’U-Boot. »
Jack réfléchit un moment.
« Le soir du 30 avril, lorsque Fan est rentrée désespérée, c’était avant que
ces pertes aient effectivement eu lieu. Ce qui la travaillait, c’était peut-être
qu’elle savait qu’une décision avait été prise de ne pas agir en fonction des
messages décryptés par Ultra ce jour-là. Je vois pourquoi ce genre de
décision peut avoir été pris pour le convoi ONS-5. La lettre S signifie qu’il
s’agissait d’un convoi lent, et changer sa route aurait été long et compliqué.
Même si à Bletchley ils avaient entre les mains des messages donnant la
position des U-Boots, comme il y en avait une quarantaine dans les parages,
il y avait le risque d’envoyer tout de même le convoi sur une autre meute
d’U-Boots.
— Il faut aussi penser au contexte général, ajouta Jeremy. À ce stade de
la guerre, les corvettes qui servaient d’escorte étaient devenues très
efficaces pour envoyer les U-Boots par le fond. La flotte de Dönitz perdait
déjà plus de bâtiments qu’elle ne pouvait en remplacer. Comme les gens du
renseignement à Bletchley ont pu le prévoir, le combat du convoi ONS-5 a
été extrêmement rude et a provoqué de lourdes pertes, mais s’est révélé être
l’une des batailles décisives de la guerre.
— Ce que tu dis, c’est qu’ils voulaient que ce combat ait lieu, intervint
Costas. Qu’ils estimaient que les pertes des navires marchands du convoi
étaient le prix à payer pour que l’affrontement entre la marine et les U-
Boots ait lieu. Si elle savait cela, pas étonnant que la jeune fille ait été
bouleversée.
— Il est plus difficile d’expliquer la décision de ne pas sauver l’autre
convoi, le TS-37, celui auquel appartenait le Clan Macpherson, dit Jack. Il
n’y avait qu’un U-Boot, c’était une route éloignée, à l’écart du théâtre
principal des opérations, et sur laquelle peu d’attaques avaient eu lieu. Si
l’on tient compte de ces éléments, on aurait pu penser qu’on ne risquait pas
beaucoup d’éveiller les soupçons des Allemands en agissant sur les
informations données par un message décrypté.
— On peut imaginer qu’ils n’avaient pas d’information d’Ultra montrant
la position de l’U-515 avec suffisamment de précision, suggéra Jeremy. Ou
bien leur commandant de bord effectuait une patrouille silencieuse, en
cherchant sa proie. Parfois, les commandants des U-Boots faisaient ça,
quand ils ne voulaient pas que Dönitz leur mette des bâtons dans les roues.
J’ai lu pas mal de choses là-dessus ces jours-ci. »
Jack fit la moue.
« Je serais d’accord avec toi, sauf que la fille semble avoir été
bouleversée justement à propos de ce convoi en Afrique de l’Ouest et du
Clan Macpherson, ce qui semble indiquer qu’ils auraient pu changer la
route de ce convoi aussi. »
Pendant leur discussion, Louise avait tenté d’atteindre péniblement un
cadre contenant une photo de groupe sur l’appui de fenêtre. Jeremy se hâta
de se lever pour l’aider et le plaça sur la table de façon à ce que tous
puissent voir.
« Voilà, dit-elle. C’est la seule photo que j’ai de Bletchley. En réalité, elle
n’a pas été prise à Bletchley, car on n’y faisait quasiment aucune photo,
mais on y voit un groupe de cryptographes de Bletchley, membres d’un club
d’échecs, de retour à Cambridge juste après la guerre. C’étaient quelques-
uns de nos gars.
— On a l’impression que ceux de cette bande ne sont pas du tout votre
genre, à en juger par leur apparence, remarqua Jeremy, tout en remontant
ses lunettes et en rejetant ses cheveux en arrière. Je veux dire, côté cœur. »
Costas examina attentivement la photo, puis inspecta le jeune homme.
« Tu peux parler. La seule chose qui te manque est un nœud papillon. Tu
pourrais faire partie du groupe, toi aussi.
— Vous seriez surpris, intervint Louise en pointant le doigt sur la photo.
Celui-là était un vrai séducteur, une fois que vous lui aviez appris les
ficelles. Il est devenu mon mari.
— Ah, dit Jeremy.
— Vous n’avez jamais pris son nom ? demanda Jack.
— J’étais trop indépendante pour ça. C’est aussi à cause du travail que
j’avais après la guerre. On ne pouvait pas montrer qu’on était mariée pour
ne pas courir de risques. Je ne peux pas vraiment en dire plus.
— J’ai compris, dit Jack. Nous voulons que vous soyez à l’aise pour nous
parler librement, sans vous forcer.
— Cependant, Jeremy a raison. Il fallait bien prendre ce qu’on avait sous
la main. Les cryptographes pouvaient être assez maladroits, mais il faut
savoir que l’alternative, c’étaient ces pauvres hommes en uniforme qui
avaient été blessés ou traumatisés, ou des sous-mariniers épuisés, ce genre
de cas. Bermonsey avait été l’un d’entre eux.
— Le connaissiez-vous personnellement ? demanda Jack.
— Peu après son arrivée, je l’ai invité à boire un verre dans un pub près
de notre cantonnement, c’était je crois au début de l’automne 1942. J’avais
connu sa sœur à Londres avant la guerre et elle m’avait demandé de garder
un œil sur lui. Il était très tendu, peu loquace. Cela paraît dur, mais c’est
pour cela que l’arrivée des Américains nous a apporté une telle bouffée
d’air frais, à nous autres filles.
— Est-ce qu’il arrivait à Fan de parler de lui ?
— Il avait le béguin pour elle, vous savez. Il ne s’est jamais rien passé à
Bletchley, il était bien trop professionnel, mais je m’en suis rendu compte.
Bien sûr, ils se sont mariés après la guerre.
— Ah, dit Jack. Êtes-vous restés en contact ?
— J’étais témoin à leur mariage. C’était au registre d’état civil de
Southampton la veille de leur départ par bateau, fin 1947. Il avait
démissionné de la marine et ils allaient démarrer une nouvelle vie au
Canada. C’était souvent le cas des gens de Bletchley. Je veux parler du
départ, pas du mariage. Nous étions tous censés sortir de là le dernier jour
quand cela a été fermé et retourner à nos vies civiles sans jamais en parler.
Curieusement, cela n’a pas été un gros problème pour les cryptographes,
comme mon futur mari, car Bletchley représentait pour eux une sorte de
poste spécial prolongé d’enseignant-chercheur. Ils repartaient ensuite dans
leurs universités et continuaient à faire à peu près les mêmes choses. Pour
nous, c’était différent. J’aurais bien aimé pouvoir dire à mes enfants
lorsqu’ils ont grandi que j’avais fait quelque chose pour l’effort de guerre.
— Maintenant, ils doivent le savoir », dit Costas.
Elle hocha la tête.
« Je leur ai dit lorsque toute cette histoire d’Alan Turing a été rendue
publique. Mais, à part le fait que je travaillais sur la Bombe, je ne leur ai
révélé aucun détail. Nous avions juré de garder le secret.
— Où Fan et Bermonsey sont-ils allés ? demanda Jack.
— En Colombie-Britannique. Je suis allée lui rendre visite là-bas il y a
environ vingt ans, après le décès de Ian. Ils avaient été instituteurs tous les
deux. Nous avons passé une semaine merveilleuse ensemble, nous sommes
allées voir les baleines. Je ne m’étais pas rendu compte qu’elle était malade,
elle aussi. Elle est morte peu de temps après mon retour.
— Je suis désolé d’apprendre ça », dit Costas.
Jack se pencha en avant.
« Vous a-t-elle jamais parlé du travail dont elle et Ian étaient chargés à
Bletchley ? Cela pourrait aider à élucider le mystère du Clan Macpherson. »
Elle lui jeta brusquement un regard acéré.
« Comme je vous l’ai dit, nous avions juré de garder le secret.
— Bien sûr. »
Elle s’interrompit, regarda la photo sur la table pendant un instant. Ses
mains tremblaient légèrement.
« Mais la réponse est oui. Je ne vous l’ai pas dit lorsque nous nous
sommes parlé au téléphone, parce que je voulais savoir à qui j’avais affaire.
C’est la raison pour laquelle je voulais que vous veniez ici. (Elle s’adressa à
Costas.) Il y a une petite clef dans une boîte d’allumettes qui se trouve dans
le tiroir du haut de ce bureau à côté de vous. Prenez-la et ouvrez le tiroir du
bas avec. »
Costas fit ce qu’elle lui demandait. Il prit la clef et ouvrit le tiroir qui
contenait quelques carnets soigneusement rangés et une petite pile
d’enveloppes.
« Je ne conserve pas beaucoup de papiers, comme vous pouvez le voir.
C’est quelque chose qui m’est resté de l’époque de Bletchley. Mais il y a
une enveloppe en papier kraft avec mon nom et mon adresse et un timbre
canadien. Fan me l’a envoyée juste après ma visite.
— La voilà, dit Costas. Voulez-vous que je l’ouvre ?
— Passez-la-moi, s’il vous plaît. »
Elle prit l’enveloppe et en sortit une lettre de trois pages tapée à la
machine. Elle s’interrompit et regarda Jack.
« Que savez-vous de l’Ahnenerbe ?
— C’est le département de l’héritage culturel de Himmler, qui était basé
en Bavière, au château de Wewelsburg. Nous sommes tombés sur eux
plusieurs fois, enfin, je veux dire, sur ce qu’ils ont laissé. Ils avaient été sur
la piste de deux ou trois objets qui nous intéressaient.
— La Menorah, dit Costas.
— Le candélabre sacré en or des Juifs, ajouta Jeremy en la regardant.
Volé par les Romains lorsqu’ils mirent à sac le temple de Jérusalem, il a
ensuite disparu.
— Je connais la Menorah, dit-elle. En tout cas, tout le monde sait que
Harald Hardrada de Norvège l’a trouvée dans sa cachette à Constantinople
et l’a volée. Il l’avait emportée avec lui lorsqu’il a échoué dans sa conquête
de l’Angleterre en 1066. Puis il lui a fait traverser l’Atlantique pour arriver
dans la colonie viking du Vinland, puis plus bas dans le Yucatán au
Mexique où il avait un compte à régler avec les Mayas. Personne ne sait
alors ce qui est advenu du chandelier. Il a probablement été fondu par les
Mayas et a fait partie de l’or volé par les Espagnols cinq cents ans plus tard.
Sans doute perdu lors d’un de ces naufrages dans les Caraïbes. (Elle lança
un coup d’œil malicieux à Jack.) Est-ce exact, professeur Howard ? »
Jack montra du doigt un de ses romans sur la table.
« Je vais même vous le dédicacer, si vous voulez.
— C’est une histoire géniale, approuva Costas en souriant. L’une de mes
préférées. Et je peux en témoigner car j’y étais. Je me suis retrouvé
prisonnier d’un iceberg en cherchant un navire viking.
— Alors, je vais vous demander de me le dédicacer aussi. »
Jack sourit, puis reprit son sérieux.
« Pourquoi mentionnez-vous l’Ahnenerbe ? »
Elle se mit à tousser et parut fragile tout à coup. Elle tendit la main en
direction de la table derrière elle. Jack vit la petite bouteille d’eau et se hâta
de l’attraper pour lui passer, après lui avoir dévissé le bouchon. Elle but une
gorgée, puis la posa sur l’emplacement prévu à cet effet sur l’accoudoir de
son fauteuil. Sa main tremblait fortement.
« Vous savez, nous ne connaîtrons jamais vraiment tous les détails de ce
qui s’est passé à Bletchley. À mesure que nous disparaissons, les secrets
partent avec nous. Mais lorsque Fan m’écrivit cette lettre, elle avait décidé
de me dire tout ce qu’elle savait sur cette opération-là. Elle a ouvert la voie
pour que quelqu’un puisse l’emprunter. Peut-être que c’était pour vous.
— Pouvez-vous nous la lire ?
— Que l’un d’entre vous la lise. Je n’ai plus une très bonne vue. Fan
tapait toujours ses lettres à la machine, et c’est donc facile à lire. »
Elle tendit la lettre à Costas, qui se trouvait près d’elle, puis se tourna
vers Jack, les yeux brillants, tout à coup.
« Vous avez demandé pourquoi l’Ahnenerbe. Vous allez être étonné. »
14

Île du Prince Rupert, Colombie-Britannique,


le 11 juillet 1997

Ma chère Louise,
Nous avons vraiment passé de bons moments la semaine dernière, tu
ne trouves pas ? Nous parlions toujours de voyager ensemble après
la guerre, et nous l’avons fait, finalement. C’était si triste que Ian ne
soit plus là pour en profiter avec nous, mais il est vrai que nous
avions toujours voulu une sortie « entre filles » et, du coup, nous
avons pu parler un peu plus de Bletchley. Avec Ian, cela aurait été
impossible, car il était hanté par la guerre, surtout pendant sa
maladie, à la fin. Il avait des cauchemars où il voyait les hommes de
l’un des bateaux qu’il avait coulés avec son sous-marin en
Méditerranée nager vers lui désespérément, et il ne pouvait pas leur
porter secours.
Je sais que cela a été frustrant pour toi, mais tu as eu de la chance
de travailler seulement sur la Bombe (si c’est vraiment tout ce que
tu faisais…). Au moins, tu n’avais pas à prendre en compte, aussi
directement que moi, les vies humaines. Après avoir été affectée à la
hutte des opérations spéciales, j’ai pu voir comment on utilisait les
messages décryptés concernant les U-Boots. Parfois, ils sauvaient
des vies, et parfois nous choisissions de ne pas en tenir compte si
nous pensions que cela pouvait générer des soupçons chez les
Allemands. Si je peux te dire cela, c’est parce que je sais que tu dois
l’avoir déjà deviné. Tu as vu à quel point j’étais bouleversée parfois.
Je considérais que ces hommes sur les vaisseaux marchands étaient
ma responsabilité et je pense toujours à eux chaque jour, à ceux que
je n’ai pas pu sauver et à la douleur de tous ces enfants, qui ont
grandi sans connaître leur père. Beaucoup ont vécu toute leur vie
avec cette ombre constamment sur eux.
Pourtant, je ne révélerai jamais à quiconque sur quels critères nous
prenions ces décisions. Toi et moi, nous avions juré de garder le
secret, et la fidélité à notre parole est indissociable de ce que nous
sommes. D’une certaine façon, cette fidélité m’a aidée à vivre avec
tout cela, car je pense que ce que nous avons fait à Bletchley, la
façon dont nous l’avons fait, pourrait encore sauver des vies dans
une guerre future. Cependant, après ton départ la semaine dernière,
j’y ai réfléchi et j’ai décidé de te parler d’une opération qui n’a plus
aucune conséquence sur la sécurité nationale. Elle était imbriquée
dans une autre opération, un de ces secrets gigognes de Bletchley, et
je suis sûre que tu comprendras que je ne puisse rien révéler de ce
qui se trouvait encore à l’arrière-plan.
L’opération s’appelait ARK, c’est-à-dire Arche. C’était le nom de
code utilisé par le B-Dienst. Leur service de renseignement de la
marine s’intéressait à toutes les opérations navales allemandes, et il
s’agissait de l’une d’entre elles, bien qu’elle fût tout à fait hors
normes. Lorsque ce nom était apparu à Bletchley dans les messages
décryptés par Ultra, on a pensé que c’était un nom de code pour
désigner une nouvelle patrouille de U-Boots, une nouvelle meute.
Les lignes de patrouille qui cernaient le convoi ONS-5, à la fin du
mois d’avril 1943, par exemple, étaient baptisées de noms
d’oiseaux : MEISE, mésange bleue, et SPECHT, pivert. Mais alors un
agent du renseignement de l’armée de terre affecté à la hutte 8
l’identifia sur un message décrypté par Colossus, qui provenait du
centre de communication du haut-commandement allemand à
Berlin, et remonta ainsi jusqu’à l’Ahnenerbe. Les SS du château de
Wewelsburg avaient leur propre cellule de communication dont les
messages étaient relayés par le haut-commandement. Comme
Colossus avait cassé le code Lorenz, nous pouvions les décrypter.
Nous avons détecté que les messages qui avaient pour nom de code
ARK provenaient d’un agent nazi qui s’était installé à Durban en
Afrique du Sud avant la guerre. Ils concernaient une opération de
l’Ahnenerbe consistant à faire passer quelque chose incognito en
Allemagne sur un navire allié. Le premier message a été décrypté
vers la fin mars 1943.
Comme tu le sais sans doute, la plupart des expéditions de
l’Ahnenerbe étaient des tentatives pour prouver l’existence d’une
civilisation aryenne antérieure, pour alimenter les fantasmes nazis
concernant la suprématie de la race aryenne. Même au sein de
l’Ahnenerbe, nombreux étaient ceux qui trouvaient cela absurde,
mais y voyaient un prétexte utile pour dissimuler la recherche, plus
plausible, des trésors juifs de l’Antiquité, perdus ou cachés à travers
le monde. Ils s’intéressaient en tout premier lieu à l’Arche
d’alliance. La trouver, la rapporter en Allemagne et l’exposer à
Berlin aurait été le symbole ultime de domination sur les Juifs.
C’était cela qui, en ce qui concernait l’Ahnenerbe, préoccupait le
plus les gens chargés du renseignement chez nous, et cela jusqu’aux
plus hautes instances. Churchill ne s’intéressait pas beaucoup aux
fantasmes sur la suprématie de la race aryenne, mais il s’inquiétait
beaucoup de l’antisémitisme et de la façon dont Hitler et ses
acolytes l’utilisaient pour susciter et renforcer les credo nazis. Lors
de l’une de ses visites à Bletchley, Churchill nous a dit que la
découverte d’un seul objet provenant du temple de Jérusalem et le
fait de le porter en triomphe à Berlin seraient l’équivalent de la
perte de deux ou trois divisions de l’armée contre les nazis, tant cela
aurait d’effet sur le moral de leurs militaires. On commençait aussi
à savoir quelles étaient les horribles conséquences de
l’antisémitisme nazi. En 1943, nous étions au courant des massacres
de masse des Juifs perpétrés par les Einsatzgruppen SS dans l’Est, et
les rapports sur les camps de la mort en Pologne devenaient de plus
en plus crédibles.
À ce moment-là de la guerre, les Américains étaient bien sûr les
maîtres du jeu. Le lobby juif américain avait joué un rôle
déterminant pour pousser Roosevelt à s’engager contre Hitler
comme il l’a fait. Peu de gens se rendent compte à quel point
Churchill a influencé ces gens lors de ses premières visites aux
États-Unis et à quel point il leur a été reconnaissant. Pour nous, qui
appartenions au renseignement allié, échouer à empêcher un objet
essentiel à l’identité juive d’être emporté en Allemagne nazie aurait
été un choc terrible. Hitler aurait présenté cela comme un immense
succès, égal à celui de l’empereur romain pendant le défilé
triomphal du butin pris au Temple à travers Rome après le sac de
Jérusalem. Il l’aurait utilisé pour essayer d’humilier et de rabaisser
le peuple juif. Imagine la scène au Reichstag, les SS défilant au pas
de l’oie en portant l’Arche exactement comme les légionnaires que
l’on voit avec la Menorah sur l’arc de Titus à Rome, puis la
dégradation et la destruction de l’Arche. Cela aurait été horrible. À
ce stade de la guerre, Churchill avait pris de nombreuses décisions
qui, dans l’intérêt général, exigeaient le sacrifice des vies de nos
hommes, qu’ils le sachent ou non, et ARK devait être l’une d’entre
elles.
Nous ne saurons sans doute jamais si l’Arche a jamais été vraiment
trouvée par les agents de l’Ahnenerbe. Mais notre renseignement
était assez sûr pour que nous le signalions à nos agents en Afrique
du Sud. Les agents nazis étaient souvent maladroits et facilement
repérables et nous avions découvert ceux de Durban bien avant le
début de la guerre. Les nôtres comprirent que quelque chose avait
été chargé clandestinement à bord du vaisseau marchand
britannique Clan Macpherson lors de son escale dans le port de
Durban à la mi-avril 1943. Après son appareillage, deux jours
seulement avant qu’il ne soit coulé, nous avons mis la main sur un
des agents nazis et nous l’avons soumis à un interrogatoire. Il nous
révéla que cela faisait partie d’une opération complexe dans
laquelle était impliquée une autre cellule nazie à Bombay, que nous
n’avions pas détectée auparavant. Un mois plus tôt, le Clan
Macpherson y avait fait escale et y avait embarqué une nouvelle
équipe de marins indiens. Il y avait parmi eux six anciens cipayes de
l’armée indienne qui avaient rejoint les Japonais en Birmanie pour
s’enrôler dans l’Armée nationale indienne contre les Britanniques.
Nous savons maintenant que les nazis, aidés par les Japonais, ont
recruté un certain nombre de ces nationalistes indiens pour mener à
bien leurs infâmes desseins. Il s’en est fallu de peu qu’ils ne
réussissent celui-ci, et d’autres encore. Les six hommes étaient des
militaires aguerris entraînés au combat à mains nues, dont la
mission consistait à tuer les servants des canons, à s’emparer
d’armes et à prendre le contrôle du poste de commandement. Nous
connaissions la position choisie pour cette attaque grâce à un
message décrypté par Enigma qui mentionnait l’opération ARK.
C’était à mi-chemin entre Takoradi et la Sierra Leone, lorsque le
navire ferait route au sein du convoi TS-37. Les traîtres devaient
ralentir le navire de façon à ce qu’il soit à la traîne en queue de
convoi et signaler aux navires de l’escorte qu’ils avaient des
problèmes de machines. Cela permettrait à l’U-515 de l’identifier
par rapport aux autres bâtiments lors de l’attaque du convoi. Le
capitaine de l’U-515 avait l’ordre de frapper autant de navires que
possible, de façon à concentrer toute l’attention de l’escorte sur la
menace qui pesait sur le cœur du convoi et sur le sauvetage des
survivants. L’U-Boot devait alors se laisser dépasser, rejoindre le
Clan Macpherson et récupérer son précieux chargement ainsi que
les six hommes. Après avoir pris ses distances, il devait torpiller le
bâtiment et mitrailler tout membre de l’équipage qui aurait survécu.
Il devait alors retrouver au milieu de l’Atlantique un U-Boot de
ravitaillement, l’U-409, qui devait à son tour prendre à son bord le
chargement et l’emporter sur la base de sous-marins de Lorient sur
la côte française. Le précieux chargement se trouverait alors en
territoire nazi et serait expédié à Berlin par avion.
Ian a pu me dire tout cela car Churchill en personne l’avait choisi
pour faire partie à Bletchley d’une équipe dont les attributions
englobaient l’opération ARK. Les renseignements acquis grâce à
Enigma étaient, comme tu le sais, classés ULTRA>, pour ultra-top
secret. Cette équipe travaillait à un niveau supérieur de
confidentialité et n’a jamais eu de nom. Les seuls autres membres de
cette équipe étaient le capitaine de vaisseau Pullen, dont tu te
souviens certainement, Alan Turing, un autre cryptographe, et moi.
J’ai été recrutée par Ian juste avant l’attaque du TS-37, de sorte que
j’étais avec lui lorsqu’il a passé ce coup de téléphone qui a décidé
du destin du Clan Macpherson, bien que cela n’ait pas été celui que
les nazis avaient prévu pour lui. Lorsque Churchill m’avait parlé au
cours d’une de ses visites secrètes à Bletchley, un mois plus tôt, il
avait déjà fait son enquête sur moi, à mon insu.
Je t’ai parlé d’une chose qui se trouvait encore à l’arrière-plan, le
plus secret du domaine de compétence de notre équipe, dont Ian et
moi nous étions mis d’accord pour ne jamais parler. L’opération
contre l’Ahnenerbe était un des éléments gigognes de cet arrière-
plan dans lequel elle se trouvait imbriquée étroitement. Tout ce que
je peux dire est que, à cause de cet arrière-plan, nous avions déjà
mis en place une série de sous-marins chasseurs-tueurs spécialisés
au large des côtes d’Afrique de l’Ouest, et que l’un d’entre eux était
au large de la Sierra Leone. Lorsque nous avons eu connaissance
du plan ARK grâce à l’interrogatoire de l’agent nazi de Durban, il
était trop tard pour avertir le Clan Macpherson. Comme nous ne
connaissions pas l’identité des six hommes, il aurait été impossible
pour le commandant de réagir efficacement et, pire encore, cela
aurait pu alerter le B-Dienst que nous étions sur leurs traces et que
nous avions peut-être cassé le code d’Enigma. C’est Churchill en
personne qui a pris la décision ultime. Notre sous-marin suivrait le
convoi sans se faire repérer, attendrait qu’un bâtiment s’en détache
et le torpillerait alors. L’U-515 serait à ce moment en train
d’attaquer le gros du convoi au nord, et tout le monde n’y verrait
que du feu. L’histoire compterait le Clan Macpherson au nombre
des victimes de l’U-515 lors de cette nuit terrible. Quelle qu’ait été
la nature du trésor, que cela ait été l’Arche ou non, il serait perdu à
jamais. En outre, une autre petite victoire serait remportée contre
les nazis, à l’insu du monde et enfouie au plus profond de la
mémoire de gens qui l’emporteraient presque tous dans la tombe.
Et c’est ce qui s’est produit. Le Clan Macpherson a sombré à
environ cinq heures quarante au matin du 1er mai. La mutinerie des
six hommes fut attribuée à des marins séditieux influencés par le
mouvement nationaliste indien, alors que, parallèlement, les
matelots indiens embarqués sur d’autres navires marchands
britanniques refusaient de servir dans l’Atlantique Nord. Pour plus
de sécurité, des officiers du renseignement de la marine vinrent par
avion à Freetown pour rencontrer les survivants et leur faire jurer le
secret pour des raisons de sécurité nationale. Ils ont expliqué que si
la mutinerie venait aux oreilles des nazis, ceux-ci l’utiliseraient
pour leur propagande, ce qui aurait probablement pour effet
d’accroître la rébellion chez les matelots indiens et risquait de
tourner au désastre en cette période critique de la bataille de
l’Atlantique. Le commandant du Clan Macpherson, qui a survécu au
torpillage, a accepté d’abonder dans ce sens, et d’écrire à la
division du commerce de l’Amirauté une lettre pour critiquer la
faiblesse de l’escorte du convoi, dans le but de détourner toute
attention indésirable sur les circonstances du naufrage du Clan
Macpherson, et sur la raison pour laquelle il se serait attardé en
queue de convoi.
Des mois plus tard, Ian m’a dit ce que le commandant du Clan
Macpherson avait donné comme information sur ce qui était arrivé
aux mutins. C’est un récit qui n’a jamais été mis par écrit et n’a
jamais fait partie des documents officiels. La première torpille de
notre sous-marin a ouvert une brèche sur le flanc de notre bâtiment
mais ne l’a pas fait couler. Une seconde torpille avait été tirée, mais
s’était logée dans la coque sans exploser. Notre bâtiment ne pouvait
pas s’attarder plus longtemps après cela pour envoyer d’autres
torpilles, par crainte qu’il ne soit vu et identifié pour ce qu’il était,
britannique et non pas allemand. Entre-temps, la majorité de
l’équipage avait pris place dans des canots de sauvetage, en
laissant les six mutins à bord. Le commandant et ses officiers
conférèrent et décidèrent de retourner à bord du navire, avec
l’intention affichée de le sauver, mais en fait pour tenter de finir le
travail et de le saborder, sachant que, sinon, la victoire des mutins
serait connue et constituerait un beau coup de propagande pour
l’ennemi. Parmi les officiers mécaniciens, quatre se portèrent
volontaires pour retourner à bord et ouvrir les vannes. Lorsque le
bateau alla par le fond, ils sombrèrent avec lui et les six mutins.
Nous ne saurons jamais si les mécaniciens virent la torpille qui
n’avait pas explosé. Mais ces marins civils finirent le travail pour
nous en coulant leur propre bâtiment.
Lorsque tu m’as vue bouleversée ce soir du 30 avril, Louise, ce
n’était pas seulement parce que je savais que le Clan Macpherson
était condamné. C’était aussi parce que cette opération avait scellé
le destin des autres navires du convoi qui ont été torpillés par l’U-
515. Ce matin-là, Ian avait dirigé la conférence habituelle pour
décider quels messages d’Enigma décryptés la nuit précédente
déclencheraient une action de notre part. Il s’agissait de décider
quels convois nous pouvions tenter de sauver et dans quelle mesure
nous pouvions « repousser les limites », comme on le formulerait
aujourd’hui, sans laisser les Allemands soupçonner que nous avions
cassé le code d’Enigma. Nous avons pris la décision de ne pas
intervenir pour le convoi ONS-5 mais de modifier la route du TS-37.
Ce que j’ignorais, jusqu’à ce que Ian m’emmène dans son bureau
pour téléphoner à l’Amirauté, c’était qu’il ne s’agissait que d’une
mascarade. Il était impliqué, et j’allais l’être aussi pour le restant
de la guerre, dans quelque chose de si secret que même les autres
personnes de notre hutte, où pourtant tout était très top secret, ne
pouvaient en être informées. Elles verraient le lendemain que le TS-
37 avait été touché, mais penseraient simplement que c’était un
manque de chance. Parfois, les changements de route ne
fonctionnaient pas. Mais ce que nous avons fait ce jour-là, ce que
nous avons choisi de ne pas faire, a coûté des centaines de vies, et
cela m’empêche toujours de dormir la nuit.
Les pertes encourues sur le convoi ONS-5, c’est autre chose. Je peux
vivre avec ça. Nous n’aurions probablement pas pu intervenir avec
succès de toute façon et le combat qui a suivi s’est révélé
déterminant pour la bataille de l’Atlantique. Mais le TS-37, c’était
différent. Nous connaissions son probable point de rencontre avec
l’U-515 et nous aurions pu sauver ces navires. Je connais tous les
noms par cœur : Corabella, Bandar Shahpour, Kota Tjandi, Nagina,
City of Singapore, Mokambo, et, bien sûr, Clan Macpherson. Tu
peux aller voir le Mémorial de la marine marchande près de la Tour
de Londres et tu y verras les noms de ces hommes, y compris les
quatre ingénieurs. Tout ce que j’espère, c’est que le fait d’empêcher
les nazis de mettre la main sur ce trésor, quel qu’il ait été, qui a
sombré avec le Clan Macpherson, valait de sacrifier leurs vies.
Voilà, je t’ai dit ce que j’ai pu. Il y a peut-être encore une piste à
suivre. Des plongeurs trouveront probablement l’épave du Clan
Macpherson un jour. C’est incroyable ce que l’on découvre
maintenant dans les profondeurs de l’océan, même si les images me
donnent parfois des cauchemars. Lorsque je vois ces tombes dans la
mer, tout me revient de ce que nous faisions réellement à Bletchley.
Nous avons peut-être apporté notre contribution pour gagner la
guerre, mais c’était loin d’être toujours ces moments d’euphorie
qu’on voit dans les films. Et le pauvre Alan, je le vois encore courir
la nuit sur la route de nos cantonnements en dehors de Bletchley, et
il nous dépassait en souriant. Pas toi ? Si je ferme les yeux, je revois
encore cette image.
Bien affectueusement,
Fan
15

L ouise reprit la lettre à Costas, puis leur montra une note manuscrite tirée
de la même enveloppe.
« Ceci était joint à la lettre de Fan. C’est plus personnel. C’est là qu’elle
me dit qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre. »
Elle replaça la note et la lettre dans l’enveloppe, puis se tourna vers Jack,
en le regardant avec enthousiasme.
« Eh bien ? Avait-elle raison ? Y a-t-il une piste à suivre ? »
Jack se pencha en avant, s’appuya sur les coudes, l’esprit en ébullition.
« C’est une histoire incroyable. Ce que je peux faire maintenant, c’est
vous montrer trois autres photos de l’épave du Clan Macpherson. Je ne l’ai
pas fait jusqu’à présent tant que nous ne savions pas où tout cela allait nous
mener. »
Il prit son classeur sur la table, en sortit une nouvelle page A4 imprimée
et la lui tendit. On y voyait une masse de métal tordu couvert de rusticles et
de concrétions marines, avec au centre un objet long et cylindrique reposant
sur les débris. C’était la vision extraordinaire qu’avait eue Jack lorsqu’il
avait suivi Costas à l’intérieur de la coque engloutie au large de la Sierra
Leone, une semaine auparavant.
« C’est une torpille, dit Louise, dont la main tremblait légèrement. Je vois
son hélice.
— Elle est à l’intérieur de la coque et n’a pas explosé. Regardez ce qui
est marqué dessus, maintenant.
— Je vois des chiffres et des mots, en anglais. C’est une torpille
britannique.
— Une Mark VIII, plus précisément, intervint Costas. Elle est sous-
marine plutôt qu’aérienne, et bien plus grosse. Nous avons déjà conclu que
le sous-marin qui l’a lancée doit en avoir envoyé deux presque
simultanément, et que celle-ci est entrée par la brèche pratiquée dans la cale
par l’explosion de la première. Nous ne comprenions pas comment un U-
Boot pouvait être en possession de torpilles britanniques. La lettre de Fan
résout ce mystère pour nous.
— Et la deuxième photo ? »
Jack la sortit, puis s’interrompit.
« Les deux suivantes sont un peu floues. Lorsque je suis arrivé à cette
partie de l’épave, nous ne pouvions plus rester que quelques minutes à
l’intérieur de la coque. Nous l’avons échappé belle. »
Elle montra ses livres sur la table.
« Rien de nouveau à cela, n’est-ce pas ?
— Je n’avais plus qu’à dévisser le détonateur de la torpille. Et tout se
serait bien passé, se justifia Costas.
— Non, cela ne se serait pas bien passé, rétorqua Jack fermement.
Rebecca n’aurait plus de père. Et les copains qui jouent avec toi au volley
t’auraient attendu en vain sur la plage. »
Il se tourna vers Louise.
« En pénétrant dans la coque, l’ogive s’était presque détachée de la
torpille. C’est la raison pour laquelle vous pouvez voir ces marques sur sa
base. En tripotant le détonateur, mon équipier de plongée que voici a
déstabilisé la torpille, ce qui a provoqué sa chute à travers l’épave où elle
est restée, avec l’ogive dirigée vers le bas, juste retenue par quelques
filaments de rouille. Un effleurement accidentel, un remous provoqué par
une palme, et boum !
— Je pensais que vous deux faisiez toujours équipe ? » demanda-t-elle,
une lueur d’amusement dans le regard.
Costas hocha la tête avec enthousiasme.
« C’est moi qui y vais lorsqu’il y a des explosifs à désamorcer, et Jack y
va lorsqu’il est question d’archéologie. Ça, c’est du travail d’équipe ! »
Jack le regarda de travers.
« Dans ce cas, ton travail d’équipe nous a menés derrière une crête
rocheuse juste à temps avant l’explosion de la torpille, qui a fait glisser
l’épave entière au-delà de la falaise jusque dans l’abîme.
— Alors, tout ceci a disparu ? demanda Louise en montrant la première
photo.
— Eh bien, c’est toujours là, si on veut, répondit Costas. Sauf que c’est à
presque deux mille mètres de fond, éparpillé sur la pente de l’immense
falaise au bord de laquelle se trouvait l’épave. »
Jack lui passa la deuxième photo.
« Y compris ce que vous voyez ici. »
Elle regarda fixement l’image prise par l’appareil fixé sur le casque de
Jack, les mains tremblantes.
« Fichtre ! dit-elle à voix basse. Elles étaient donc vraiment à bord. Des
barres d’or.
— C’est à cause d’elles, en tout premier lieu, que nous effectuions cette
plongée, comme je vous l’ai expliqué au téléphone. Un chercheur qui
travaillait pour une compagnie de chasseurs d’épaves que nous étions en
train d’inspecter avait mis la main sur un connaissement, rédigé à
l’évidence à Durban par un employé trop scrupuleux qui avait dû le classer
avant que les gens de la sécurité qui supervisaient la cargaison puissent le
voir et le détruire. Ce papier montrait que le Clan Macpherson était à
Durban pour y charger une cargaison d’or sud-africain.
— Il y a beaucoup de barres sur cette photo.
— Cela représente environ cinq cents millions de livres en devises
actuelles.
— Fichtre ! La compagnie de chasseurs d’épaves n’a donc certainement
pas trop apprécié votre petite escapade.
— Pas trop apprécié, effectivement, bien que nous ne leur ayons pas dit
que nous avions vu l’or. À part un petit cercle de quelques personnes à l’IMU
et ceux d’entre nous qui se trouvent dans cette pièce maintenant, personne
d’autre n’a vu cette photo ou ne sait ce que nous avons trouvé. Pour la
compagnie de chasseurs d’épaves, nous avons fait chou blanc et l’explosion
est un accident malheureux dû à des munitions instables de la Seconde
Guerre mondiale. C’est ça, en général, la vie de chasseur d’épaves, on va
d’une déception à l’autre.
— Vous pouvez me faire confiance, assura Louise, les yeux pétillants de
malice. Je suis une fille de Bletchley. Garder des secrets, ça me connaît. »
Jack la regarda attentivement.
« Je pense à ces agents nazis de Durban dont Fan parle dans sa lettre.
Dans un port important comme Durban, on peut penser que leur travail
quotidien devait consister à espionner les arrivées et les départs des navires
et leur chargement. Il a dû être difficile pour les autorités de dissimuler
l’arrivée d’une si grande quantité d’or provenant des mines.
— Que veux-tu dire par là ? demanda Jeremy.
— Ce que je pense, c’est qu’il se peut qu’il y ait encore quelque chose
d’un peu plus compliqué qu’il n’y paraît. Quelque chose de plus que ce que
Fan a pu dire dans sa lettre. À Bletchley, les secrets étaient comme des
poupées gigognes, non ? À chaque fois qu’on révèle quelque chose à propos
du fonctionnement de cet endroit, on a l’impression qu’on est dirigé vers
une autre opération. On ouvre un emballage et on trouve un autre emballage
au-dessous. »
Costas le regarda avec intérêt.
« Tu veux dire que l’histoire du Clan Macpherson ne se résume pas à
l’Ahnenerbe et à des antiquités ? Si tu veux mon avis, on est en train de
parler d’un braquage. Le braquage de l’or par les nazis.
— Un braquage, d’accord, mais qui cadre avec l’arrière-plan, l’opération
que Fan et Bermonsey ont juré de ne jamais révéler. Une opération qui
aurait causé bien plus de souci à Churchill que des antiquités juives
perdues. La toute première raison pour laquelle il y avait un sous-marin
britannique stationné au large du Sierra Leone.
— Vas-y, continue, dit Costas.
— Vous voulez parler du programme Yanagi, dit Louise à voix basse.
— Vous connaissez ce programme ? demanda Jack en se tournant vers
elle. Vous savez en quoi il consiste ?
— C’est moi qui ai repéré le message décrypté.
— Je suis étonné. Je ne devrais pas l’être, bien sûr, sachant ce qui se
passait à Bletchley. Mais vous m’avez certifié que vous aviez travaillé
uniquement sur la Bombe.
— Oui, dans la hutte où se trouvait la Bombe. Une fois que la machine
était mise en route et fonctionnait, cliquetait et crachait, il pouvait se passer
des heures pendant lesquelles il n’y avait pas grand-chose à faire. Et
finalement, quelqu’un de la hutte 8 a décidé que l’esprit le plus
mathématique, parmi ceux qui travaillaient à la Bombe, devrait se mettre au
cribbing 9 et essayer de trouver dans le code des structures qui pourraient
correspondre à des mots dont on savait qu’ils devaient se trouver là. J’ai
repéré le mot japonais Yanagi sur l’un des messages décryptés et ai transmis
l’information. Mon père a été attaché commercial de la Grande-Bretagne au
Japon lorsque j’étais enfant, et je connais un peu le japonais. Je savais que
ce mot signifiait “saule pleureur”, mais je n’avais pas la moindre idée,
jusqu’après la guerre, que “Yanagi” était le nom de code du programme
japonais d’échanges avec l’Allemagne nazie.
— Est-ce que Fan connaissait votre rôle dans cette affaire ?
— Je ne lui en ai jamais parlé. J’avais juré le secret absolu. On craignait
que les Soviétiques n’eussent mis la main sur les machines à crypter des
Japonais en Mandchourie et, après la guerre, on n’a jamais plus parlé de
tout ce qui était en rapport avec le décryptage du code japonais. J’étais
encore dans le circuit, à ce moment-là, vous savez.
— Non, je ne savais pas. Je pensais qu’après Bletchley c’était fini.
— Pour Fan, oui, mais pas vraiment pour moi.
— Le programme Yanagi. Qu’est-ce qu’ils échangeaient ? » demanda
Costas.
Jeremy pianota sur le clavier de son ordinateur et parcourut des yeux le
résultat de sa recherche.
« L’Allemagne envoyait principalement de la technologie : des armes et
des plans, des verres optiques, des équipements radar, des moteurs d’avions,
et ainsi de suite. Il y a eu un échange de scientifiques et d’ingénieurs. Ah, et
un leader nationaliste indien, qui a voyagé de Berlin à Tokyo. Le Japon
expédiait principalement des matières premières : caoutchouc, tungstène,
étain, zinc, quinine, opium, café. Ah, voilà ! Le 26 avril 1943, transfert d’un
sous-marin japonais à un U-Boot. C’est seulement quatre jours avant le
torpillage du Clan Macpherson. Deux tonnes d’or.
— Sacrebleu ! s’exclama Costas. Où ça ?
— Au large du Mozambique. Le chargement a été transféré du I-29
japonais à l’U-180 allemand pour être transporté jusqu’à la base de Lorient
sur la côte ouest de la France puis en Allemagne. »
Jack se dressa sur son siège et dit lentement :
« Deux tonnes d’or. Et nous pensons qu’il y avait quatre tonnes d’or sur
le Clan Macpherson. Regardez les dates. L’U-180 aurait doublé le cap de
Bonne-Espérance et serait arrivé au large des côtes d’Afrique de l’Ouest
précisément à temps pour retrouver l’U-515 après son attaque du convoi.
— Quelle est ton idée ? lui demanda Costas.
— J’ai compris ! s’exclama Jeremy qui regardait fixement son écran.
L’U-180 était un U-Boot de transport de type 9D1. Cela veut dire qu’il
transportait du fret. L’U-515 peut avoir été chargé de s’emparer de l’or du
Clan Macpherson, mais c’était un sous-marin d’attaque, il ne transportait
pas de fret, et il était logique qu’il transborde l’or dès que possible sur un
U-Boot spécialisé conçu pour ce genre de chargement et posté à proximité.
— Et une fois le transbordement terminé sans encombre, ajouta Jack en
hochant la tête, l’U-180 quitte l’U-515 et fait route vers Lorient sans être
détecté, avec à son bord une quantité d’or incroyable : six tonnes ! Deux
tonnes proviennent du Japon, et les quatre tonnes restantes peuvent être
considérées comme un butin japonais, puisque le braquage a été mené sur le
Clan Macpherson par des agents japonais.
— Oh, attendez ! s’écria Jeremy, concentré sur l’écran tout en faisant
glisser ses doigts sur le pavé tactile. Je pense que j’ai peut-être vu l’arrière-
plan. Ce que Fan ne pouvait pas nous révéler.
— Vas-y », lui intima Jack.
Jeremy s’éclaircit la gorge.
« Tout à l’heure, je vous ai dit que la plupart des envois allemands
semblaient être constitués de produits manufacturés, de technologie de
pointe. Eh bien, ce n’était pas toujours dans ce sens-là. Lorsque le sous-
marin U-235 à long rayon d’action a appareillé pour le Japon en
décembre 1944, il transportait effectivement des échantillons de la dernière
technologie militaire, parmi lesquels un avion de combat Me-262 en pièces
détachées, mais aussi une demi-tonne de pechblende.
— Seigneur ! s’exclama Jack et s’enfonçant de nouveau dans son siège.
Évidemment. Cela explique tout ce mystère à Bletchley. L’or était destiné à
ça.
— De l’uranium pour quoi faire ? » demanda Jeremy.
Jack pinça les lèvres.
« En avril 1943, le projet Manhattan était loin d’être abouti, et on se
préoccupait certainement beaucoup d’une éventuelle recherche qui pourrait
être menée par des physiciens en Allemagne et au Japon. À ce moment-là,
l’Allemagne commençait à subir de plein fouet l’offensive de
bombardements de la RAF et de l’aviation américaine. Dans le Pacifique, les
Américains n’avaient pas encore pris possession d’îles suffisamment
proches du Japon pour l’atteindre facilement avec les bombardiers US
disponibles à cette époque-là. Il était plus sûr de parier sur le Japon pour la
recherche et le développement, et les Allemands ont même pu instaurer une
sorte de collaboration scientifique. Sans doute n’ont-ils jamais été près de
fabriquer une bombe nucléaire, mais l’oxyde d’uranium aurait pu être
utilisé pour fabriquer une bombe radioactive, une bombe sale. Si quelques
bombes de ce genre avaient été transportées par mer jusqu’en Europe et
avaient équipé les V2, Hitler aurait pu exterminer la population de Londres.
Cette horrible éventualité devait véritablement ronger Churchill.
— Et cela explique pourquoi une flottille de sous-marins alliés était en
embuscade au large des côtes d’Afrique de l’Ouest, ajouta Costas. Ils
espéraient attraper ces sous-marins de transport japonais et allemands. »
Jack se tourna vers Louise.
« Certains des officiers américains que vous observiez avec intérêt à
Bletchley étaient probablement là aussi en réalité pour surveiller cela de
près. Roosevelt a dû être tout aussi horrifié par cette éventualité que
Churchill.
— C’est fascinant, murmura-t-elle. On ne connaissait même pas le projet
Manhattan, naturellement. Pourtant, je me souviens d’avoir entendu, au
pub, certains de nos gars de Cambridge parler d’amis physiciens qui avaient
disparu et étaient partis en Amérique. Ce n’est qu’après Hiroshima et
Nagasaki que nous en avons compris la raison. »
Jeremy reprit, en s’adressant à Jack.
« Et si on retournait au Clan Macpherson ? On est en train de parler d’un
braquage vraiment audacieux. Les nazis adoraient les films de gangsters de
Hollywood, non ? C’est un vol perpétré en haute mer digne d’Al Capone.
Des agents entraînés par les Japonais se rendent maîtres du navire, chargent
l’or sur l’U-Boot et l’expédient en Allemagne pour payer des matières
premières essentielles, et probablement un chargement d’uranium.
— Et pendant ce temps-là, poursuivit Jack en hochant la tête, des sous-
marins britanniques, informés du programme Yanagi par des messages
d’Enigma décryptés, sont déployés le long de la côte africaine, prêts à
fondre sur les U-Boots à long rayon d’action à destination ou en provenance
du Japon.
— Et le sous-marin qui a torpillé le Clan Macpherson a été détourné de
cette mission, mais en réalité, en envoyant l’or par le fond, il a contribué à
cette même mission.
— Le prétexte avancé étant la présence du trésor de l’Ahnenerbe sur le
bâtiment, mais le but était en fait de couler aussi l’or, précisa Jack. C’est
vraiment étonnant. Si notre interprétation est juste, Fan n’a fait que soulever
une partie du voile qui cache bien autre chose. »
Louise prit la troisième photo de l’épave du Clan Macpherson que Jack
avait sortie pour lui montrer.
« Bonté divine ! Est-ce que c’est ça ? Dissimulé au milieu des barres
d’or ? »
Elle posa la photo sur la table, et Jack se pencha pour la regarder.
« C’est une découverte incroyable. Jeremy est sûr que ce sont des
caractères phéniciens et qu’ils ont un rapport avec l’expédition de
l’explorateur carthaginois Hannon autour de l’Afrique au début du VIe siècle
avant Jésus-Christ. Nous pensons que les Phéniciens érigeaient des repères
en différents endroits de leur route, exactement comme les Portugais, deux
millénaires plus tard. Ce n’est pas exactement comme de planter un
drapeau, mais cela indique aux suiveurs potentiels, qu’ils soient colons ou
commerçants, s’ils sont sur la bonne voie. Ce qui nous enthousiasme
vraiment à propos de la lecture qu’a faite Jeremy du texte, c’est que cela
montre qu’Hannon s’apprête à poursuivre vers le nord et suggère que cette
plaque a été érigée au cap de Bonne-Espérance. La version médiévale qui
nous reste du Périple d’Hannon s’arrête quelque part sur la côte ouest, non
loin du sud du Sénégal, et ceci est le premier indice montrant qu’il est
parvenu plus loin et a probablement fait le tour de l’Afrique par la mer,
ainsi que beaucoup, comme moi, le suspectaient.
— Si on admet que la plaque est authentique », dit Louise.
Jeremy orienta son écran pour lui montrer sa traduction de ce qu’on
pouvait discerner du texte.
« Nous avons étudié cela hier. Je suis sûr que ces lettres n’ont pas pu être
falsifiées ou copiées. Elles sont du même style que des lettres que nous
avons trouvées sur des amphores appartenant à une épave phénicienne en
Cornouailles. J’ai fait une contre-analyse et j’ai recréé le texte de la plaque
avec des caractères tirés des inscriptions de l’épave. Cela donne quelque
chose de quasiment identique.
— C’est ça, dit-elle en tapant dans ses mains. Vous avez utilisé les
inscriptions trouvées en Cornouailles comme un crib. Exactement comme
nous le faisions à Bletchley.
— Ma directrice de thèse, le professeur Maria de Montijo, qui est une
amie de Jack, m’a fait travailler sur toutes les méthodes de décryptage de
code de Bletchley lorsque je suis arrivé à Oxford pour étudier la
paléographie antique. Elle m’a dit que cela exercerait mon esprit et ne
manquerait pas de m’être utile un jour ou l’autre.
— Mais quel est donc le rapport avec l’Arche d’alliance ? »
Jeremy zooma sur l’image et lui en pointa un détail du doigt.
« Regardez ce symbole à la fin. Il n’est pas phénicien. C’est un
hiéroglyphe, et très probablement une dérivation de l’égyptien. C’est plus
exactement un pictogramme. »
Elle regarda attentivement le petit dessin des deux hommes transportant
le coffre, puis se renfonça dans son siège, en faisant un large sourire.
« Eh bien, voilà qui est vraiment satisfaisant. Tout s’agence parfaitement.
— Vous pouvez répéter ? demanda Jeremy.
— En fait, j’ai déjà vu cette image quelque part. »
Jeremy la regarda, ébahi.
« Vous avez déjà vu cette image quelque part ?
— Pas l’original. J’ai vu le dessin qu’en avait fait quelqu’un qui l’a vu.
— Allez-y, continuez. »
L’infirmière entra et contrôla la perfusion de Louise.
« Encore dix minutes, pas plus, prévint-elle. Votre kiné vient à quatorze
heures. »
Louise fit un geste irrité de la main.
« Je n’ai pas le temps. À quoi ça sert, à mon âge ? Ce qui est important,
c’est de faire travailler mes méninges, et cela fait des lustres que je ne les ai
pas sollicitées à ce point.
— Nous avons presque terminé, intervint Jack. Cette visite a été
merveilleuse.
— Eh bien, moi, je n’ai pas fini. Fan a dit ce qu’elle avait à dire dans sa
lettre, et maintenant, c’est mon tour. »
L’infirmière se tourna vers Jack et lui parla à voix basse. Il acquiesça de
la tête, et elle les quitta. Il se retourna vers Louise.
« Je vous en prie, continuez.
— Tout en cherchant la lettre de Fan après votre appel, j’ai réfléchi à
propos de ce qu’elle dit à la fin. Au sujet de la piste à suivre. Je ne peux pas
vraiment traîner mes bottes ici ou là comme Indiana Jones, mais je peux
faire quelques recherches par moi-même. »
Elle leur montra l’ordinateur qui se trouvait à l’autre bout de la pièce.
« Vous voyez, je me suis mise au goût du jour, depuis la Bombe. Mes
petits-enfants m’ont demandé comment diable on se débrouillait sans
Internet. Eh bien, à Bletchley, on s’en serait méfiés absolument. C’est un
milieu propice aux erreurs et à la désinformation. Ce qu’on a envoyé
comme intox aux Allemands et la façon dont on l’a fait, les pirates
informatiques d’aujourd’hui peuvent aller se rhabiller. Mais chut ! N’en
dites pas un mot. »
Elle manœuvra son fauteuil pour le placer devant le clavier et se mit à
taper. Quelques instants plus tard, un document scanné apparut sur l’écran.
« Par chance, l’original de ce que je voulais était accessible en ligne.
C’est un extrait des transcriptions des procès de Nuremberg. Je voulais
vérifier l’histoire de Fan, pour voir si je pouvais avancer un peu plus loin.
— Vous ne croyiez pas son récit ? demanda Jeremy.
— Elle, je la croyais. Mais ce que chacun dit possède la même fiabilité
que ses sources. Vous êtes paléographe, si je ne me trompe ? Alors, vous
êtes confronté à ce problème. Il y a toutes ces erreurs de copie, ces
modifications et ces ajouts délibérés qui sont reproduits au fil du temps et
finissent par être communément admis, exactement comme ce que l’on
trouve partout sur Internet. Retournez toujours aux sources primaires.
Vérifiez, croisez vos informations. Ce sont les règles cardinales de la
collecte de renseignements.
— Effectivement, approuva Jeremy.
— Ce que vous voyez est la fin du rapport d’interrogatoire, daté du
17 mai 1947, d’un certain Ernst Schnafel, ancien Obersturmbannführer
des SS. Il ne s’agit pas des SS de l’armée, les Waffen-SS, mais de ceux qui
dirigeaient les camps de concentration et les Einsatzgruppen, les escadrons
de la mort, sur le front de l’Est. Un sinistre individu dans un lot de types
peu recommandables. Avant cela, il avait travaillé pour l’Ahnenerbe, il
faisait l’homme de main pour les archéologues lors de leurs expéditions et il
rudoyait les autochtones qui leur faisaient obstacle. Je connais ces détails
parce que Ian Bermonsey avait fait partie à Nuremberg de l’équipe qui
menait les interrogatoires pour la marine, peu de temps avant de
démissionner pour partir au Canada avec Fan. Il en a parlé lorsque nous
nous sommes vus à Southampton pour leur mariage, et il avait mentionné ce
type immonde et ses liens avec l’Ahnenerbe. Ian était archéologue amateur,
en quelque sorte, car il avait étudié les auteurs de l’Antiquité à l’université
avant de s’enrôler dans la marine au début des années trente. La
transcription de l’interrogatoire montre que Schnafel a effectivement
mentionné l’époque où il travaillait pour l’Ahnenerbe, et plus précisément
lors d’une expédition à laquelle avaient participé des agents en Afrique du
Sud. À ce moment, la transcription montre qu’il a commencé à s’énerver
parce que le responsable de l’interrogatoire n’avait pas du tout l’air de
vouloir accepter cette information comme monnaie d’échange, et il s’est
refermé comme une huître. Il avait apparemment déjà été interrogé par un
officier américain au moment où il avait été capturé, en 1945, mais je n’ai
trouvé trace de cela nulle part. Une fois l’interrogatoire terminé à
Nuremberg, l’homme est resté seul avec Bermonsey pendant une demi-
heure pour éclaircir quelques points concernant les mouvements de la
Kriegsmarine dans la Baltique à la fin de la guerre, car c’est là qu’il avait
été fait prisonnier. Cette nuit-là, Schnafel s’est suicidé dans sa cellule. C’est
vraiment dommage. Je veux dire qu’il est dommage qu’il ait échappé à la
pendaison, mais aussi qu’il n’en ait pas dit plus.
— Est-ce que c’est comme cela que Fan a connu le nom de code Ark ?
— Ian a dû obtenir ça de l’Allemand au cours de cette dernière demi-
heure, après le départ du sténographe officiel. Comme il avait parlé
d’agents en Afrique du Sud, il est évident que c’était cela qu’il était sur le
point de révéler au responsable de l’interrogatoire lorsqu’il a commencé à
s’énerver.
— Rien d’autre ?
— Non, pas en ce qui concerne Schnafel. Mais j’ai eu une idée de génie.
Je me suis souvenue que j’avais entendu parler de quelqu’un qui avait
travaillé au château de Wewelsburg, le quartier général de Himmler pour
l’Ahnenerbe. Pas un des SS, mais une fille, une civile, qui avait été dactylo.
Presque tout ce qu’elle avait tapé à la machine a été détruit délibérément par
les SS lorsque les Alliés se rapprochaient du château, mais elle a dit ce dont
elle se souvenait à l’agent de renseignement de l’unité américaine qui a
finalement pris Wewelsburg en avril 1945. Il n’y avait rien qui ait une
valeur stratégique, et presque tout consistait en comptes rendus
d’expéditions que l’Américain qui l’interrogeait a trouvé trop tirées par les
cheveux pour les croire, des trucs à la Indiana Jones, carrément. Ce qui fait
que l’officier n’a pas fait de transcription de l’entrevue, mais seulement un
bref rapport. C’est une de mes amies des anciens services de renseignement
ouest-allemands qui est tombée dessus lorsqu’on lui a confié l’archivage de
ce qui restait des dossiers provenant de Wewelsburg concernant
l’Ahnenerbe. Je lui ai dit ce que je savais de l’interrogatoire de Schnafel
mené par Bermonsey.
— Vous aviez des amis appartenant au renseignement ouest-allemand ?
lui demanda Jeremy.
— Oui, je vous ai dit que je ne me suis pas contentée de travailler à
Bletchley. C’était une autre guerre, d’autres secrets. Le fait d’avoir étudié le
russe à l’université, en même temps que les maths, a aidé. »
La lampe rouge de son moniteur se mit à clignoter et l’alarme à sonner.
« Ah, zut ! s’exclama-t-elle, irritée. Ce machin est en train de me dire que
j’ai besoin de médicaments. Je vous prie vraiment de m’excuser. »
L’infirmière entra dans la pièce, alla jusqu’à elle, lui prit le pouls,
examina ses yeux, puis brancha un nouveau tube sur l’aiguille enfoncée au
niveau de son poignet et le fixa au moyen d’un adhésif.
« Il est temps que vous partiez, dit-elle en s’adressant à Jack. Elle a
besoin de se reposer.
— Pas question, rétorqua Louise. Je ne me suis pas amusée à ce point
depuis Bletchley. De plus, je ne suis pas “elle”, je suis “Louise”.
— Oui, Louise. Je m’excuse. Cinq minutes alors, pas plus. »
Jack acquiesça de la tête, et elle sortit. Il se pencha en avant.
« Et où avez-vous donc vu ce pictogramme ?
— Au cours de son interrogatoire à Wewelsburg, la fille a réalisé
sommairement plusieurs dessins, et ce symbole en faisait partie. Elle a
déclaré que, juste après son arrivée à Wewelsburg, fin 1942, elle avait été
affectée comme dactylo auprès du professeur Pieter Ritter, un archéologue
qui travaillait pour l’Ahnenerbe. J’ai fait une recherche sur lui. Il semble
qu’il ait été un des plus sains d’esprit du groupe, un authentique savant, et il
semble aussi qu’il en ait payé le prix, probablement parce qu’il n’avait pas
hésité à critiquer certaines des absurdités, car il a disparu au début de 1944
et on ne l’a jamais revu. En tout cas, tout ce que l’agent qui avait mené
l’interrogatoire a noté, c’est qu’il avait été responsable d’un programme
baptisé Ark, et que cela concernait la chasse que menaient les nazis pour
retrouver l’Arche d’alliance perdue.
— Il y a autre chose ? demanda Jack.
— La fille avait reçu une bonne éducation, elle était étudiante en histoire
à l’université d’Heidelberg avant la guerre, et ce dont elle se souvenait peut
être pris au sérieux. Elle a dit à l’agent que l’Arche avait été en Éthiopie. Ce
n’est pas une grosse surprise, car les Éthiopiens, de nos jours, croient
qu’elle est cachée dans une église à Aksoum, comme vous le savez
certainement. Mais elle a dit aussi qu’elle avait été découverte au milieu du
XIXe siècle par le roi Téwodros d’Abyssinie, dans une grotte des étendues
montagneuses sauvages de Magdala. Elle a dit que certains, au sein de
l’expédition britannique contre Téwodros en 1868, connaissaient
l’emplacement de l’Arche et avaient bien l’intention de la découvrir eux-
mêmes. Parmi eux se trouvait le journaliste Henry Stanley.
— Mais cette expédition avait pour but de sauver des otages
britanniques, dit Jack en la regardant, étonné.
— Tout ce que je sais, c’est ce que l’Américain a choisi d’écrire, ce qu’il
a estimé plausible, avant de refermer le dossier. On était encore en guerre,
et son travail en tant qu’officier du renseignement de son bataillon
consistait à collecter tout ce qu’il pouvait comme information stratégique
sur les positions et les futurs mouvements des Allemands, et pas ce qu’il a
dû considérer, et c’est bien compréhensible, comme les absurdités de
l’ordre du conte de fées de l’Ahnenerbe.
— Ainsi, nous ignorons s’ils y sont allés et l’ont cherchée là-bas ? »
demanda Costas.
Jack inspira profondément.
« Mais pour continuer, nous avons cette plaque. Dans les années qui ont
précédé la guerre, les archéologues de l’Ahnenerbe ont passé l’Afrique du
Sud au peigne fin pour y trouver des artefacts. Certains Africains du Sud
d’origine boer n’avaient pas forcément beaucoup de sympathie pour les
Britanniques, et il y avait beaucoup d’autochtones pauvres qui ont pu se
laisser persuader de se séparer d’objets qui n’avaient plus de sens culturel
pour eux. Imaginons que la plaque tombe de cette façon entre les mains de
l’Ahnenerbe, peut-être grâce à l’aide d’un voyou comme Schnafel. La
guerre a commencé et le problème est de trouver un moyen de la rapporter
en Allemagne sans qu’elle soit repérée. L’occasion se présente finalement
en 1943 avec l’expédition de ce chargement d’or et le plan qui consiste à
l’embarquer sur un U-Boot. Il se peut que les archéologues de l’Ahnenerbe
aient pu progresser dans la traduction du phénicien et ils peuvent aussi bien
avoir reconnu le pictogramme pour ce qu’il était. Avant cela, aidés par
quelque information que nous n’avons pas, venant peut-être de Stanley, il se
peut qu’ils soient allés en Abyssinie pendant qu’elle était sous le contrôle de
leurs alliés italiens et soient parvenus à Magdala. Nul ne sait ce qu’il se sera
passé alors. »
L’infirmière revint et resta plantée là, les bras croisés. Jack rassembla les
photos et se leva, imité par Costas et Jeremy.
« Je vous remercie infiniment, Louise. Quoi qu’il arrive maintenant, vous
avez joué un rôle très important dans cette histoire.
— C’est parti ? dit-elle en désignant les livres. Vous voyez, je les ai
vraiment lus. Comment disent mes petits-enfants, déjà ? Je gère. »
Jack lui décocha un large sourire.
« Vous gérez. Et oui, c’est parti.
— Faut-il vraiment que vous me quittiez déjà ? Vous n’avez même pas
bu une tasse de thé. Laissez-moi vous en offrir. »
Jack lut sur son visage la force de son désir, sa frustration.
« Nous allons vous garder dans la boucle. Je vous enverrai toutes les
infos par mail. »
Elle se pencha pour prendre quelque chose dans le sac suspendu à son
fauteuil et brandit un téléphone.
« Les textos, c’est mieux. Vous pouvez aussi m’envoyer des photos. Et
des vidéos.
— C’est promis. Et nous viendrons vous voir lorsque tout sera fini.
— J’aimerais tellement venir avec vous. »
Jack se pencha et l’embrassa sur les deux joues. Elle sourit en levant la
tête vers lui et dit :
« Oh, j’aime ça. »
Costas en fit autant, ainsi que Jeremy.
« C’est mon jour de chance. Vous savez, je ne crois pas avoir été
embrassée par autant d’hommes en un seul jour depuis la guerre. Cela me
rappelle… Il y avait un garçon que je retrouvais derrière la hutte de la
Bombe, qui n’était pas mon futur mari, je le crains. Un jour, j’avais mis du
rouge à lèvres et il a oublié de l’essuyer. Il en a entendu de toutes les
couleurs, de la part de son supérieur. Il compromettait la sécurité de la hutte
en contant fleurette à une fille d’une autre hutte, ou quelque chose
d’absurde de ce genre. Je ne l’ai jamais revu, mais il y avait une longue file
d’attente. Salut ! »

Dix minutes plus tard, Jack accélérait sur l’étroit chemin pavé qui
conduisait du manoir à la route principale. Il était coupé de grilles destinées
à empêcher le bétail de passer et traversait des prairies où s’égaillaient
moutons et vaches.
« Mon travail est tout tracé, dit-il. Vous vous souvenez que j’ai discuté
avec Rebecca de la documentation d’Abyssinie datant de 1868 dans les
archives Howard ? Elle contient un manuscrit d’un certain capitaine
Edward Wood, officier avec mon ancêtre aux Royal Engineers, mais il y a
aussi, entre autres, une correspondance de Henry Stanley, l’explorateur. J’y
ai vraiment jeté un coup d’œil attentif pour la première fois avant de quitter
la Cornouailles hier et ça a l’air vraiment captivant. Je veux m’y plonger
sérieusement ce soir et reconstituer toute l’histoire, remonter de 1943
à 1868, m’immerger complètement. Ça me passionne vraiment, parce que
j’aime ces sauts dans le temps avec un fil conducteur inattendu qui les relie.
Mais le plus important, c’est que je pense que nous avons de bonnes
chances d’y trouver du matériel qui nous aidera à avancer de façon
déterminante dans notre quête.
— Tu es en train de nous dire que tu as la sensation ? dit Costas.
— Oui, j’ai la sensation.
— Alors, ça me suffit.
— Toi aussi, tu vas avoir de quoi faire, lui dit Jack.
— Y a pas tant besoin que ça d’ingénieurs en submersibles en haut des
montagnes d’Éthiopie, si c’est là que tu penses aller.
— Je veux dire que pendant que je serai à la bibliothèque, toi, tu vas te
charger de l’épave phénicienne.
— Qu’est-ce que tu veux dire, me charger ?
— Je veux dire te charger, comme archéologue.
— Tu plaisantes. C’est tout juste si j’arrive à épeler le mot.
— Peut-être, mais après toutes ces années, tu peux gérer, exactement
comme l’a dit Louise. De toute façon, Jeremy va donner un coup de main.
— Moi ? s’étonna Jeremy en levant le nez de sa tablette. Je trouve que la
mer, en Angleterre, est un peu fraîche. Mais si vous voulez un coup de main
dans l’océan Indien, je pourrais me laisser convaincre.
— J’ai besoin que tu restes sur le site au cas où on mettrait au jour
d’autres inscriptions. Et au cas où Costas aurait besoin d’aide pour bien
orthographier ce mot. »
Le téléphone de Jeremy se mit à vibrer.
« Est-ce que Rebecca sera là ? De toute façon, je croyais que c’était elle
qui prenait le relais sur le site.
— Tu devrais le savoir. Il paraît que vous êtes fiancés. En tout cas, je vais
avoir besoin de l’aide de Rebecca avec la documentation abyssinienne.
Peut-être que c’est elle qui t’appelle.
— Non, c’est un texto de Maurice. (Jeremy croquait dans une pomme
tout en essayant de lire le texte à l’écran pendant que la voiture les secouait
en passant sur une grille.) On dirait qu’il n’est pas très content parce que tu
ne réponds pas au téléphone. C’est tout. »
Jack jeta un coup d’œil sur son portable. Il n’y avait pas de nouveaux
messages écrits ou vocaux, seulement des appels manqués. Son pouls
s’accéléra. Cela voulait dire que Maurice tenait à lui parler
personnellement, et habituellement cela signifiait un gros coup. Il se souvint
que Rebecca lui avait dit qu’il lui gardait quelque chose qu’il avait trouvé à
Carthage. Il arrêta la voiture dans l’herbe, sur le bas-côté, avant d’arriver à
la route principale, et se hâta de le rappeler. Une voix familière lui répondit,
jura en allemand tandis que le téléphone paraissait avoir pris son envol, puis
donna des instructions d’une voix forte en français. Tout cela sur fond
sonore mêlé et cacophonique de muezzin appelant à la prière et de
rugissement d’engins de travaux publics. Jack appuya sur le bouton du
haut-parleur.
« Maurice, c’est toi ? Costas et Jeremy sont avec moi. Dis-nous ce que tu
as trouvé. »
QUATRIÈME PARTIE
16

Magdala, hauts plateaux d’Abyssinie, avril 1868.

L edecapitaine Edward Gillespie Wood du régiment des sapeurs et mineurs


l’armée de Madras se trouvait, muni de sa lunette d’approche, sur une
plate-forme rocheuse et contemplait le large col qui séparait sa position du
grand plateau de granite de Magdala, à un peu plus de cinq cents mètres à
l’est. C’était une vision extraordinaire, à l’issue d’une expédition
extraordinaire. Depuis plus de deux mois qu’ils avaient quitté leur base
d’opérations de Senafe, ses sapeurs et lui avaient effectué les
reconnaissances à l’avant du gros de la troupe. Ils avaient établi des cartes,
pris des photographies et tracé la route qui avait été taillée dans la roche
pour permettre aux animaux de passer. Ils avaient trouvé sur leur chemin
presque tous les obstacles physiques que pouvaient rencontrer les hommes :
cuvettes salées torrides sur la côte, forêts de genévriers quasiment
impénétrables sur les contreforts de la montagne, ravins et défilés terrifiants
où pleuvaient les roches, et des pentes constituées d’éboulis, presque
infranchissables. Cela avait été une course d’obstacles qui ne faisait
qu’empirer, semblait-il, à mesure qu’ils s’élevaient pour accéder au haut
plateau de Magdala, un cul-de-sac qui par lui-même rendait la forteresse
presque imprenable. Jour après jour, l’armée qui les suivait avait progressé,
sans relâche, pied à pied, et, à mesure qu’ils avançaient, les crêtes rocheuses
devenaient plus hautes, les ravins plus profonds. Et finalement, à presque
cinq cents kilomètres de la mer, ils avaient atteint l’éperon rocheux sur
lequel il se tenait maintenant. Il leva sa lunette d’approche et la braqua sur
l’entrée de la forteresse. Les fortifications crénelées en briques de terre crue
n’étaient guère impressionnantes, comparées à l’aspect grandiose de
l’endroit, avec ses hautes falaises à pic, ses immenses éboulis vertigineux et
ses pentes escarpées de tous les côtés du plateau, excepté là où se trouvait le
col, en face de lui. Il n’avait jamais rien vu de pareil, hormis l’antique
forteresse de Massala en Terre sainte. C’était aussi un lieu que l’armée d’un
empire puissant avait assiégé, y avait acculé l’ennemi à une résistance
désespérée où toute tentative de fuite était inexorablement vouée à l’échec.
Il abaissa sa lunette d’approche pour voir les troupes retranchées à la
limite du col et enregistra tous les détails, de son œil exercé d’ingénieur.
C’était l’avant-garde d’une force de presque douze mille hommes. Il y avait
avec eux des centaines de mules provenant d’Inde et d’Égypte, des
douzaines de chameaux d’Arabie qui continuaient à s’ébrouer et à piétiner à
cause du fracas de la bataille, quinze éléphants, et les canons Armstrong
qu’on s’apprêtait à utiliser pour essayer d’ouvrir une brèche dans la
muraille de la forteresse. Tout cela avait fait le chemin depuis la mer,
grognant, mugissant et suant, pendant des jours étouffants et des nuits
glacées, à travers des défilés montagneux chaque fois plus vertigineux
jusqu’à n’être plus à la fin qu’une mince fissure, le ciel à peine visible, tout
juste assez large pour laisser passer les éléphants. Lorsqu’ils avaient atteint
les hauts plateaux, les difficultés n’avaient pas cessé pour autant, car ils
avaient souvent été obligés de descendre des centaines et des centaines de
mètres entre chaque plateau, pour commencer ensuite une nouvelle
ascension qui poussait hommes et bêtes jusqu’aux limites de leur résistance
physique. Et, toujours, le cauchemar de l’approvisionnement. Ils avaient
trouvé en chemin de l’herbe, de l’orge, de la viande et du bois, mais pas en
quantité suffisante, ce qui signifiait qu’un train continu de mulets portant
des provisions serpentait derrière eux tout au long des centaines de
kilomètres difficiles, en faisant des allers-retours entre eux et la côte,
refaisant sans fin le même voyage exténuant.
L’odeur du champ de bataille commençait à se répandre dans l’air de
façon désagréable. La puanteur sulfureuse de la poudre avait laissé place à
une odeur douceâtre et écœurante dont il savait qu’elle ne ferait que
s’accentuer. Il s’étonnait encore de la rapidité avec laquelle les corps laissés
sur un champ de bataille se décomposaient. Déjà, les vautours avaient
commencé à déchiqueter les cadavres. Un jour de plus dans cette chaleur et
la puanteur deviendrait intolérable. Cela ne faisait que quelques heures que
l’infanterie disciplinée du général Napier s’était alignée devant les
Abyssiniens avec ses Snider-Enfield, des armes à chargement par la culasse
capables de tirer un coup toutes les six secondes, contre des boucliers et des
lances. Le combat n’avait duré que quelques minutes et avait fait plus de
sept cents morts et encore plus de blessés. Les survivants avaient été
repoussés à l’intérieur de la forteresse à la pointe des baïonnettes. Devant
un tel amoindrissement des forces du roi Téwodros, il était devenu possible
d’envisager un tir de barrage de l’artillerie et un assaut de l’infanterie.
C’était une tactique venue tout droit de l’époque médiévale que Wood
n’aurait jamais imaginé voir appliquer réellement.
Après avoir lutté pour remonter la pente avec le matériel photographique,
un jeune sapeur atteignit enfin la plate-forme et s’y débarrassa de son
fardeau, à bout de souffle et inondé de sueur. Il avait la peau tannée par le
soleil et par la poussière qui semblait s’infiltrer par tous les pores, et
s’immiscer dans toutes les parties imaginables du corps, à l’intérieur et à
l’extérieur. Wood lui offrit sa gourde et le jeune homme la prit avec
reconnaissance, but à satiété, puis la lui rendit. Wood lui dit :
« Excellent travail, Jones. Maintenant, il faut installer la machine pendant
qu’il y a assez de lumière.
— Il fait trop chaud, bon Dieu, répondit Jones, en se laissant aller contre
un rocher. Et je peux à peine respirer.
— C’est l’altitude. Nous sommes à plus de trois mille mètres. Il y a
environ vingt-cinq pour cent d’oxygène en moins ici par rapport au niveau
de la mer.
— En bas, au camp, ils disent que ce vieux fou de roi Téwodros a de l’or
ici, des tonnes, dit Jones en montrant le plateau devant eux.
— Nous sommes ici pour sauver des missionnaires, Jones, pas pour piller
de l’or.
— Parlez pour vous, monsieur, sauf votre respect. Je ne vais pas quitter
cet endroit oublié de Dieu sans une rétribution pour mes peines. De toute
façon, je ne me suis pas engagé pour sauver des missionnaires, ou qui que
ce soit d’autre.
— Et pourquoi donc vous êtes-vous engagé, Jones ?
— Eh bien, monsieur, je me suis engagé dans les sapeurs pour apprendre
des choses. (Il montra l’appareil photographique.) Pour apprendre la
photographie, monsieur.
— Justement, c’est le moment d’employer utilement cette connaissance
en installant cet appareil. »
Jones se remit péniblement debout et se mit en devoir d’ouvrir la caisse
contenant l’appareil et d’installer le trépied. Wood reprit sa longue-vue,
observa soigneusement le plateau, puis l’abaissa et regarda le champ de
bataille. Il pensa à ce que Jones avait dit. Ils auraient pu aussi bien être ici
pour voler de l’or, si l’on prenait en compte l’absurdité de la véritable
raison. Le roi éthiopien Téwodros avait pris les otages parce que la reine
Victoria n’avait pas répondu à sa demande d’armes pour défendre ses
frontières. Il avait réclamé des armes à la reine, qui lui avait envoyé
personnellement en cadeau un revolver et lui avait naïvement laissé croire
que les armes dont il avait besoin pour son armée viendraient ensuite.
Téwodros était un monstre sadique, qui faisait volontiers preuve d’une
cruauté bestiale, cela ne faisait aucun doute. Une semaine auparavant, Wood
et ses sapeurs étaient tombés sur des otages de Téwodros, des autochtones,
le fils et la fille d’un chef local, dont la loyauté avait connu des hésitations,
et à qui il avait fait couper les mains et les pieds, pour les attacher autour de
leurs cous. Jetés en travers de la colonne britannique en signe de
provocation, ils formaient un spectacle pitoyable, et Wood, par humanité,
les avait achevés tous deux d’une balle. Cependant, une part de lui-même
éprouvait une légère pitié pour le roi, perché là-haut dans son nid d’aigle,
sans aucune chance d’en échapper, ni aucun espoir maintenant de s’en sortir
honorablement, avec les scribouilleurs de la presse écrite présents pour
s’assurer que le monde entier serait bientôt au courant de son ignominie.
Eux-mêmes étaient là pour sauver des missionnaires, ce qui était sans aucun
doute une cause humanitaire, et même noble. En réalité, ils étaient aussi là
pour taper sur les doigts d’un allié qui avait voulu s’approcher trop près du
soleil, avait été trop arrogant et s’était attendu à ce que Sa Majesté
britannique réponde à son appel. Il scruta le champ de bataille, vit la nuée
sombre dont il savait qu’elle était constituée des millions de mouches qui
commençaient à grouiller sur les corps. C’était une tape sur les doigts qui
avait déjà coûté la vie à plus d’un millier d’Abyssiniens en tout, aux
cadavres desquels s’ajouteraient certainement, avant que l’affaire soit
terminée, beaucoup d’autres qui pourriraient au soleil.
Un homme de petite taille, bien mis, habillé en civil mais coiffé d’un
casque colonial et portant à la ceinture un revolver Colt, escalada la pente et
vint se planter à côté de Wood, un carnet à la main. Il parcourut des yeux le
champ de bataille et dit, dans un curieux accent teinté à la fois de gallois et
d’américain :
« Quelle vision effrayante ! Je n’ai rien vu de semblable depuis la bataille
de Shiloh en 1862, pendant la guerre de Sécession.
— Eh bien, monsieur Stanley, vous devriez pouvoir ajouter à votre
description votre souvenir personnel des sensations de la guerre et en tirer
un beau compte rendu pour les journaux. »
Wood, pour sa part, se souvenait d’autres batailles qu’il avait vues dix
ans auparavant, en Inde, pendant la révolte des cipayes. L’odeur douceâtre
et écœurante avait évoqué pour lui des images d’horreur de femmes et
d’enfants massacrés, de combats sans merci, de mutins pendus et réduits en
pièces par les canons. Ce qu’il gardait en mémoire, ce n’était pas seulement
le carnage de la guerre, mais aussi la rapidité choquante avec laquelle le
vernis de la civilisation s’était craquelé. Il avait vu comment les femmes qui
venaient d’Angleterre, les memsahibs, celles-là même qui avaient essayé de
créer l’illusion de Wimbledon ou de Kew dans les cantonnements, n’avaient
quasiment plus l’apparence d’êtres humains : en loques, sales, amaigries,
elles avaient perdu leur maintien et plongé dans l’hébétude de la folie. Il
n’avait pas oublié la puanteur des corps crasseux mêlée à celle des
cadavres, les nuages de mouches attirées autant par les vivants que par les
morts, une pestilence venue du cœur de l’enfer. Peu importait la cause de la
guerre, le ressort qui avait poussé les hommes à la déclencher, le résultat
était toujours le même. Dix ans plus tôt, l’ordre établi avait été bouleversé
de façon terrifiante et impitoyable à travers tout un continent qui paraissait
inattaquable. Ici, il s’agissait d’une affaire ridicule, de quelques
missionnaires pris en otage et des illusions d’un roi pitoyable. Mais en
regardant maintenant le champ de bataille, Wood y voyait peu de
différences avec les scènes auxquelles il avait assisté dix ans auparavant.
C’étaient les mêmes blessures hideuses, la même rage et la même détresse,
la même odeur de peur et d’adrénaline, la même soif de sang longtemps
après que les raisons de la guerre avaient été oubliées dans l’épuisement et
la lutte désespérée pour la survie.
Un nouveau venu les rejoignit après avoir escaladé la pente, un officier
dont Wood savait qu’il faisait partie de l’état-major de Napier, mais qu’il ne
connaissait pas personnellement. Un soldat montait péniblement derrière
lui, chargé d’un grand carnet à dessins, d’une chaise pliante et d’une
sacoche.
« Baigbie, état-major de l’armée de Bombay, dit le nouveau venu en
tendant la main. Je vous ai souvent vus, vous et vos hommes, devant nous,
mais je crois que nous n’avons pas été présentés. Wood, c’est bien ça ? »
Ils échangèrent une poignée de main et Wood montra le chargement du
soldat.
« Je vous ai déjà vu en train de peindre vos aquarelles. Si je suis bien
informé, l’Illustrated London News les a publiées et je vous prie d’accepter
mes félicitations. Il me semble que vous, M. Stanley et moi, nous sommes
tous venus sur cette plate-forme avec la même intention d’enregistrer nos
impressions sur cet endroit, bien que, je le crains, mes photographies ne
soient de nature plus prosaïque et destinées à rejoindre les archives de
l’école du génie militaire.
— Avez-vous tenté de développer des photos par ici ?
— Oui, j’ai essayé, mais sans succès. Cela m’agace considérablement, en
fait. J’ai essayé avec une photo prise il y a deux mois dans la baie
d’Annesley avant le débarquement du gros de l’armée, pendant que ma
compagnie était occupée à construire des pontons de débarquement sur ces
infernales plaines salées. En immergeant une poutre dans l’eau, juste au
bord, nous avons découvert la charpente et les planches d’une épave, très
ancienne il me semble, avec un œil peint à la proue et les lettres d’un
alphabet, que je pense phénicien, gravées dans le bois. Quelques-uns de ces
morceaux de bois avaient déjà été sortis de l’eau et réemployés par mes
sapeurs comme soutènement, et je crains que ce qu’il en est resté n’ait déjà
été détruit pour le même usage.
— Vous vous intéressez aux antiquités ?
— J’ai pris une permission l’an passé pour faire un voyage à Jérusalem et
visiter toute la Palestine.
— Alors, vous devez savoir ce qu’on dit à propos de cet endroit, dit
Baigbie en indiquant la forteresse d’un geste de la tête, au sujet du trésor du
roi Téwodros. »
Jones écoutait avec beaucoup d’intérêt.
« Vous voyez, monsieur, c’est ce que je vous disais. De l’or.
— Le sapeur Jones ici présent aimerait beaucoup remplir ses poches de
butin, remarqua Wood.
— Tout comme deux mille autres soldats britanniques et indiens qui
campent en bas. Après ce qu’ils ont enduré, ils estiment qu’ils méritent un
bonus.
— Ce n’est que trop vrai, monsieur, acquiesça Jones. Un bonus. Pour
tous mes efforts.
— Vous n’aurez rien si vous n’installez pas cet appareil avant le coucher
du soleil.
— À vos ordres. »
Baigbie regardait son ordonnance déplier son trépied de toile et ouvrir la
sacoche, puis disposer les pinceaux et les tubes de peinture.
« Ce qu’ils disent, poursuivit-il, c’est que parmi ses trésors se trouvent
des objets israélites de l’Antiquité, apportés ici par les tribus perdues de
l’Exode lorsqu’elles ont fui les Babyloniens après le sac de Jérusalem.
— Des rumeurs propagées par la soldatesque, sans aucun doute, observa
Wood.
— Hier soir, Napier avait dans sa tente un chef local, un de ceux qui l’ont
aidé. Il y avait avec lui un prêtre et celui-ci a affirmé qu’il y avait dans
l’église de Magdala une tapisserie montrant une procession abordant le
rivage chargée de l’Arche d’alliance. Il affirme que la tapisserie est
extrêmement ancienne, plus encore que le vieux royaume d’Aksoum.
— On ne veut pas un quelconque morceau de tissu, grommela Jones, on
veut de l’or.
— Je pense que nous aurons chacun notre part, affirma Baigbie. Napier a
dit à tout le monde de mettre en commun ce qu’ils trouveront, puis il va
organiser des enchères sur place. Les recettes seront partagées entre tous les
hommes de l’expédition, selon leur grade.
— On dit qu’il y a aussi des manuscrits anciens dans l’église, ajouta
Wood. Tout ce que j’espère, c’est que le premier à y pénétrer sera quelqu’un
de sensé et qu’il empêchera leur destruction.
— Je n’en verrai pas grand-chose, remarqua Jones avec regret. Un
photographe n’a pas vraiment un grand rôle à jouer dans la première vague
de l’attaque. Ce sont ceux qui y participeront qui auront la chance de mettre
la main sur les objets les plus intéressants. Et ce que je peux vous dire, c’est
qu’ils n’apporteront pas tout ce qu’ils auront trouvé à une quelconque vente
aux enchères sur le terrain, peu importent les ordres. »
Baigbie sortit une pipe et du tabac, la bourra et l’alluma, et dit, tout en
contemplant la scène sinistre au-dessous d’eux :
« Vous savez, après la révolte, je pensais que je ne verrais plus jamais une
chose pareille. En tout cas, j’espérais que ce ne serait pas le cas.
— Où étiez-vous ? lui demanda Wood.
— La force d’intervention d’Inde centrale, sous le commandement de sir
Hugh Rose.
— Et moi dans le détachement de Sangar, sous le commandement de
Whitlock. Je comprends ce que vous voulez dire.
— J’avais un très bon ami dans la cavalerie légère. En campagne, nous
partagions la même tente. Nous avions tous les deux l’intention de
démissionner après la guerre et je devais le retrouver sur l’élevage de
moutons de son père en Nouvelle-Zélande, pour commencer une nouvelle
vie. En définitive, je ne l’ai jamais fait et je suis resté dans l’état-major du
corps. Mais j’en avais assez de la guerre. »
Stanley leva les yeux de ses notes.
« À dire vrai, je n’ai jamais beaucoup aimé la guerre, moi non plus. J’ai
quitté le pays de Galles pour refaire ma vie en Amérique, mais le malheur a
voulu que j’arrive au mauvais moment. Je me suis installé à La Nouvelle-
Orléans juste quand tout a éclaté là-bas. Je crois bien être le seul à avoir eu
l’honneur de servir dans l’armée des Confédérés, où j’ai reçu mon baptême
du feu à Shiloh, dans l’armée de l’Union après avoir été fait prisonnier et
obligé de retourner ma veste, et ensuite dans la marine de l’Union et là, je
dois avouer que j’ai déserté. Vraiment, je n’ai pas retiré la moindre gloire
militaire d’aucune de ces malheureuses aventures. C’est le journalisme qui
m’a sauvé, puis je me suis découvert un goût pour l’exploration.
— Moi aussi, j’avais bien envie de devenir explorateur, et cette
expédition m’a au moins confirmé dans ce désir, dit Wood. Pendant ma
prochaine permission, je suis bien décidé à me rendre au nord de
l’Afghanistan pour suivre le fleuve Oxus 10 jusqu’à la mer d’Aral. Je veux
voir s’il reste des traces de l’expédition d’Alexandre le Grand. »
Baigbie pointa le tuyau de sa pipe sur Jones.
« Et vous ?
— Moi, monsieur ? Le sapeur Jones pourrait devenir le caporal Jones, et
le caporal Jones pourrait devenir le sergent Jones. Ça, c’est au cas où le
butin de la forteresse ne me transforme pas en roi Jones. »
Tous sourirent et Wood montra le ciel.
« Regardez, le soleil est de nouveau entouré de ce cercle brun, c’est la
corona.
— En bas, au camp, ils disent que c’est un présage de sang, dit Jones. Ils
disent que le roi Téwodros le voit aussi et sait qu’il annonce sa fin.
— C’est un phénomène atmosphérique, provoqué par la poussière qui
s’élève. La prochaine fois que nous avons un de ces orages terriblement
violents, il partira.
— Ou la prochaine fois que nous provoquons un orage, vous voulez dire.
Demain, lorsque nous allons prendre cette place. »
Une des filles du pays, qu’ils employaient pour porter les messages,
arriva du quartier général en grimpant la pente en courant et donna à Wood
un bout de papier. Il le lut, leva les yeux, réfléchit un instant, le signa pour
en accuser réception et le rendit à la fille. Il la regarda partir, fasciné comme
toujours par la longue foulée élégante et la capacité de ces filles à courir
vite, même à ces altitudes, sans s’essouffler.
« Quelque chose d’intéressant ? demanda Stanley.
— Cela venait de Napier, répondit Wood. Apparemment, il n’a pas
d’autre ingénieur sous la main pour pratiquer la brèche. Ils ne pensent pas
que les canons Armstrong pourront percer les murailles et ils veulent qu’on
monte là-bas une charge explosive. On dirait que j’ai touché le gros lot. Je
prends une photographie et je vais me présenter au quartier général.
— Bonne chance, lui dit Baigbie. C’est bien la peine de faire tout le
chemin jusqu’ici rien que pour se faire tuer.
— Écoutez bien ce qui se dira, lui dit Stanley, et rapportez-moi une
bonne histoire. »
Wood enfouit sa tête sous le drap noir que Jones avait installé, mit au
point l’appareil et cadra la scène. Privée du ciel et des éléments humains,
l’image était sinistre, dépouillée, presque dénuée de végétation ou d’une
quelconque manifestation de vie. Les parois des ravins étaient de hautes
falaises de grès, escarpées et érodées par le ruissellement de l’eau, très
différentes des montagnes de la frontière de l’Inde qui lui étaient familières.
Ici, l’érosion provoquée par l’eau donnait au paysage une sorte de beauté
ondoyante, un côté presque voluptueux, mais celle-ci était fragile et
éphémère, car les pentes et les sentiers pouvaient à tout moment être
emportés par les pluies torrentielles fréquentes dans cette région. C’était
cela qu’il voulait photographier, ce n’était pas vraiment Magdala. Il
introduisit l’étui contenant la plaque, enleva le couvercle qui obturait la
lentille pendant trois secondes puis le remit en place. Il sortit de sous le drap
noir et fit un signe de tête à Jones pour qu’il commence à démonter
l’appareil.
Il contempla de nouveau le campement et le champ de bataille, en
pensant à ce qui les attendait. Dès le début, cela avait été une guerre
d’ingénieurs, une guerre de logistique et de transport, où il avait fallu établir
des cartes et faire des reconnaissances, les plus ardues dont il ait jamais fait
l’expérience. Ils avaient construit des jetées, des routes et des voies ferrées,
installé des systèmes de condensation au bord de la mer pour produire de
l’eau douce. Ils avaient effectué des triangulations, des mesures,
photographié, avaient fait sauter des rochers et franchi des rivières et des
ravins. Pour la première fois, il avait estimé avoir utilisé tout ce qu’il avait
appris lorsqu’il était jeune officier, presque comme si cette campagne avait
été conçue pour mettre en valeur les compétences de l’ingénieur. Mais ce
qu’on venait de lui demander de faire serait différent, c’était une chose à
laquelle aucun entraînement, aussi approfondi fût-il, n’aurait pu le préparer.
Il s’agissait de progresser centimètre par centimètre, de trouver une voie
d’accès à une redoute en essuyant les tirs de l’ennemi, d’installer des
explosifs et de les mettre à feu, de remplacer la pioche et la truelle par la
baïonnette et le revolver. Il sortit son revolver de son étui, en vérifia le
cylindre, pensant avec plaisir qu’ils avaient remplacé le vieux modèle
Adams à balles rembourrées qu’il avait utilisé pendant la révolte par une
nouvelle version à cartouches, plus efficace et bien plus rapide à recharger.
Ils avaient appris une chose lors de cette mutinerie, c’était que les hommes
rendus fous par le fanatisme étaient très difficiles à abattre, ils se relevaient
et continuaient d’avancer. Et avec les Abyssiniens, c’était encore pire, ils
avaient un courage obstiné, suicidaire qu’ils avaient montré lors de la
bataille ce matin-là, un courage qui les avait fait charger encore et encore
devant un feu meurtrier, jusqu’à ce que presque aucun d’entre eux ne reste
debout.
Il replaça le revolver dans son étui, s’agenouilla et aida Jones à remballer
l’appareil photographique, puis lui posa une main sur l’épaule.
« Ah ! Jones.
— Oui, monsieur ?
— On dirait que vous serez peut-être aux premières loges pour le butin,
en définitive. Je vais avoir besoin de quelqu’un pour porter les explosifs,
puis pour me couvrir pendant que je les mets en place. Ça fait longtemps
que vous n’avez pas utilisé une baïonnette ? »
17

L everscapitaine Edward Wood fit basculer le poids de son corps légèrement


la droite et se cala contre le rocher qui surplombait le précipice,
pour éviter de glisser le long de la pente. Il posa son revolver sur une pierre
et sortit sa montre de sa poche pour vérifier l’heure, puis reprit vivement sa
position. Il était quatre heures moins le quart de l’après-midi et l’attaque
principale devait avoir lieu à quatre heures. Auparavant, les hommes
chargés de l’assaut étaient censés avoir détruit la porte en bois épais et le
porche en pierre du Koket-Bir, l’entrée de la forteresse, en utilisant les
tonneaux de poudre qui auraient déjà dû lui avoir été apportés. Jones et lui
avaient déjà essuyé la première canonnade des Britanniques : une salve
lancée par les canons Armstrong et les mortiers de huit pouces installés sur
le col, qui avait tout pulvérisé, accompagnés des canons de montagne et de
la batterie de fusées navales placés derrière sur la crête. Les balles se
fracassaient contre le parapet et la pente escarpée devant eux, et les
arrosaient d’une pluie de fragments, dans un crépitement assourdissant. Il
avait d’abord semblé plus agréable, au début de l’attaque, d’être chargés de
la mission de reconnaissance, que de se joindre péniblement au gros de
l’expédition à travers les montagnes. Mais au cours de l’heure précédente,
on aurait dit que Jones et lui en avaient éprouvé les effets négatifs, car ils se
trouvaient au point le plus dangereux de l’assaut contre une forteresse
naturelle extraordinaire et un roi dément à qui il ne restait certainement
aucun espoir, et qui ne devait plus rechercher que sa propre destruction.
Un courant ascendant fit remonter l’air du précipice au-dessus de la crête
rocheuse et apporta avec lui une odeur immonde de putréfaction. Wood se
pencha, jeta un coup d’œil à la pente vertigineuse et vit l’amoncellement de
corps étalés en bas du ravin. Il y en avait des centaines, et tous étaient
amputés des bras et des pieds. La veille, Téwodros, dans un accès de furie,
avait ordonné que tous ses prisonniers abyssiniens soient mutilés et
précipités depuis le plateau par-dessus le bord de la falaise. Plusieurs de ces
corps avaient déjà gonflé sous l’effet de la chaleur et s’étaient éventrés,
produisant cette horrible puanteur. Il sortit sa longue-vue de poche et
observa une plate-forme située devant lui à une centaine de mètres, qui
surplombait une falaise à pic d’au moins trois cents mètres de hauteur.
Parmi les membres désarticulés, enflés, il avait vu quelque chose bouger.
Quelqu’un vivait encore. Il pensa prendre le fusil de Jones et achever le
pauvre diable, comme il l’avait fait pour les deux pitoyables malheureux sur
la route une semaine auparavant. Mais s’il le faisait, il risquait de révéler sa
position aux quelques tireurs d’élite qui restaient à Téwodros sur les
remparts. Il n’était plus temps de montrer de la pitié, que ce soit pour les
victimes ou celui qui leur avait infligé ces horreurs. Il ne désirait plus
qu’une chose : que cette journée appartienne au passé et que l’ennemi soit
défait.
« Qu’est-ce que nous faisons ici, monsieur ? demanda Jones, manqué de
peu par une balle qui lui siffla aux oreilles. Je veux dire, pourquoi est-ce
que nous essayons de prendre cet endroit ?
— Pour l’amour du ciel, mon vieux, ce n’est vraiment pas le moment,
s’exclama Wood, tout en regardant au-dessus du rocher, ce qui lui permit de
repérer l’homme armé du mousquet sur le parapet. Donnez-moi plutôt votre
fusil. »
Jones le lui passa et s’appuya de nouveau contre la paroi en levant les
yeux au ciel.
« Après tout, le vieux Téwodros a relâché les otages européens hier. C’est
bien pour ça qu’on est venus ici, non ? Et on dirait bien que les otages
abyssiniens ont été tous exterminés. Je dirais même plus, cette puanteur
nous le confirme. Ça empeste carrément. Si vous voulez savoir ce que j’en
pense, monsieur, il est temps qu’on prépare notre paquetage pour rentrer à
la maison.
— Vous avez changé de discours. Hier, il n’était question que de butin.
— Ça, c’était avant qu’ils commencent à me tirer dessus. »
Une balle de mousquet ricocha sur un rocher à côté d’eux, et Jones
s’affala à plat ventre, les mains sur son casque. Wood ouvrit la culasse du
fusil, vérifia qu’il y avait une balle dans la chambre et la referma, puis
amena doucement l’extrémité du canon le long du rocher jusqu’à viser en
direction du parapet. Avec la baïonnette, cela allait être difficile de faire
mouche, mais ils étaient suffisamment proches du parapet pour que cela
vaille la peine d’essayer. Il arma le chien, posa le doigt sur la détente et
attendit, sachant que l’homme utilisait une vieille arme à chargement par la
bouche qu’il mettait au moins une minute à recharger. Comme prévu, il
reparut quelques secondes plus tard et pointa son fusil au-dessus du parapet.
Wood visa rapidement et tira. Le recul de l’arme le fit glisser le long de la
pente. Il vit l’homme tituber en avant, le sang couler de sa poitrine, puis il
s’effondra sur le parapet, la tête en avant et les bras pendants, tandis que son
mousquet tombait bruyamment sur les rochers en dessous et que le coup
partait. La fumée dégagée par l’arme remonta aux narines de Wood, avec
son parfum de soufre, bienvenu après l’horrible puanteur qui venait du
ravin. Il se redressa, rendit son arme à Jones.
« À partir de maintenant, c’est votre travail. Vous être censé être là pour
assurer ma couverture.
— À vos ordres. »
Jones fouilla nerveusement dans la boîte de cartouches fixée à sa
ceinture, et Wood se retourna sur le dos pour observer les troupes qui se
rassemblaient en bas de la pente pour donner l’assaut. L’expédition était
beaucoup mieux armée, mais, même ainsi, ils avaient eu de la chance. La
veille, le combat au niveau du col avait emporté les meilleurs parmi les
guerriers de Téwodros, et presque toute son artillerie avait été abandonnée
sur la pente pendant la retraite. S’il avait choisi de ne pas affronter les
Britanniques en terrain découvert mais d’occuper une des crêtes rocheuses
un peu plus haut le long de l’escarpement et de s’y retrancher, il aurait pu
déverser sur eux un feu meurtrier et leur aurait infligé beaucoup plus de
pertes. Les Abyssiniens avaient fait preuve d’une bravoure extraordinaire,
mais Téwodros n’était pas un tacticien. La forteresse qui se dressait
maintenant, menaçante, au-dessus de Wood, aurait dû être imprenable, mais
la défense des Abyssiniens avait été terriblement affaiblie par la perte de la
plupart des mousquets et des fusils dans la cuvette. Jamais auparavant ce roi
n’avait combattu une armée européenne, et il avait consacré trop d’efforts à
montrer sa grandeur et ses richesses, ce qui suffisait d’habitude pour
soumettre ses chefs de tribu récalcitrants. Quelque part là-haut se trouvait la
plus grande de ses folies, un mortier aux dimensions monstrueuses appelé
Sébastopol, qui avait été tiré et hissé depuis les plaines jusqu’ici au nord.
Même si ses canonniers arrivaient à introduire le boulet d’une demi-tonne
dans la bouche de l’engin, la quantité de poudre nécessaire pour l’envoyer à
une distance intéressante suffirait pour en pulvériser le fût. C’était le côté
burlesque de sa folie, quoique, en cet instant, toute envie d’en rire cédât
devant la cruauté meurtrière dont témoignait l’horreur étalée au grand jour
dans le ravin au-dessous.
Wood observa le régiment choisi pour l’assaut, le 33e régiment à pied,
qui se mettait en formation en bas de la pente : sept cents et quelque
hommes répartis en dix compagnies, avec ceux qui étaient placés sur les
flancs disposés en tirailleurs, tous, la baïonnette au canon. Ils portaient
l’uniforme kaki et le casque colonial blanc en liège que l’on étrennait pour
cette campagne et qui était préférable, et de loin, à l’ancien uniforme de
combat rouge. Devant eux, le bataillon qui devait mener l’assaut progressait
parmi les rochers. Il y avait une trentaine d’hommes du 33e accompagnés
d’Indiens enturbannés de son propre régiment, les sapeurs et mineurs de
l’armée de Madras. Quelques minutes plus tard, l’officier du génie qui
commandait le bataillon escalada la pente, essoufflé et dégoulinant de
sueur, jusqu’à sa position.
« Le Mesurier, des sapeurs de Bombay, dit-il en reprenant son souffle.
J’ai de mauvaises nouvelles, je le crains. La fille qui portait l’ordre de
monter ici les tonneaux de poudre et les échelles de siège a été tuée par un
des mousquets de Téwodros. Nous ne les aurons tout simplement pas à
temps pour l’assaut.
— Au nom du ciel, s’irrita Wood, puis il se souvint de la fille qu’il avait
observée hier lorsqu’elle avait apporté le message du général Napier.
Il espéra que ce n’était pas elle qui avait été touchée. Un autre officier les
rejoignit, un officier subalterne du 33e, et Wood vit alors que le reste du
groupe d’assaut se trouvait en ordre dispersé parmi les rochers juste au-
dessous d’eux, dans l’attente des ordres. Il se tourna vers les deux officiers
et leur montra le parapet.
« Est-ce que vous voyez cet endroit, un peu plus loin que ce corps qui
pend, à environ dix mètres sur la droite ? Un homme de grande taille
pourrait se mettre debout sur cette saillie de roche au-dessous du mur et se
hisser, ou bien y pousser un homme plus petit. Au sommet du mur, il y a
une haie d’épines et de pieux qui semble assez méchante, mais je pense que
c’est faisable. Si nous n’avons pas la possibilité de faire sauter la porte pour
rentrer, c’est peut-être notre seule chance d’accéder là-haut. »
L’officier d’infanterie suivit son regard et hocha la tête.
« Je pense que j’ai juste les hommes qu’il nous faut. (Il se retourna et
siffla.) Soldat Bergin et tambour Magner. Montez, et vivement. »
Deux soldats sortirent de derrière les rochers et escaladèrent la pente,
puis sautèrent sur la plate-forme à côté de Wood, leurs armes prêtes à faire
feu. Un des deux était très grand, et l’autre, très petit. Le grand fronça le
nez.
« Voilà une puanteur du tonnerre de Dieu, monsieur, dit-il avec un accent
irlandais prononcé. Sauf votre respect.
— Oh que oui, dit l’autre, avec un accent tout aussi fort, la main en
protection sur le nez. Vraiment dégoûtant, c’est bien vrai.
— Eh bien, plus vite vous accomplirez la mission que je vais vous
donner, plus vite vous y échapperez, répondit l’officier. Vous voyez ce point
bas sur le parapet devant nous ? Nous allons le prendre d’assaut. Vous,
Bergin, vous allez vous mettre debout sur le rocher, et vous, Magner, vous
allez monter sur ses épaules. Vos baïonnettes sont-elles bien aiguisées ?
— Comme un rasoir, monsieur. Nous les avons passées à la meule hier
soir.
— C’est bien. Parce que vous allez en avoir besoin pour vous frayer un
passage en taillant dans cette haie au sommet. Vous avez compris ? Si vous
arrivez à passer, vous aurez une médaille.
— À vos ordres », répondirent les deux hommes, sans manifester le
moindre enthousiasme.
L’officier dit quelques mots rapides à un sergent qui l’avait rejoint et se
trouvait derrière lui. Le sergent salua et se laissa glisser en bas de la pente.
Le reste du bataillon commença à quitter ses positions pour progresser vers
le haut. L’officier se retourna vers Wood.
« La moitié de mes hommes ainsi que tous les sapeurs vont aller vers la
porte, comme cela avait été prévu initialement, et ils vont essayer de trouver
une façon de la contourner. D’ici, on a l’impression qu’elle a été bloquée
par-derrière avec un tas de rochers, et votre poudre n’aurait sans doute pas
pu faire grand-chose de toute façon. Le reste de mon bataillon se rassemble
ici. Je suppose que votre sapeur et vous allez vous joindre à nous ?
— Je ne manquerais ça pour rien au monde, grommela Jones, tout en
resserrant la fixation de sa baïonnette sur le canon de son fusil. C’est
exactement pour ça que je me suis engagé.
— Parfait. En réalité, je ne vois plus aucun ennemi sur le parapet. Il est
possible qu’ils se soient retranchés derrière la deuxième enceinte, celle qui
mène à la forteresse. Si nous gardons notre sang-froid et que nous ne tirons
que si c’est absolument nécessaire, nous pourrions bénéficier d’un effet de
surprise, entendu ? »
Wood et Le Mesurier acquiescèrent de la tête. Wood vérifia que son
revolver était bien chargé et s’accroupit.
« Je suis l’officier le plus gradé ici, et ce doit être à moi de mener
l’assaut. »
L’officier d’infanterie hocha la tête, leva le bras et le maintint en l’air
pour signaler à ses hommes d’avancer. Il tenait son propre revolver, prêt à
tirer. Wood se redressa, à genoux, regarda au-dessus du rocher et posa la
main sur l’épaule de Jones.
« Allez, Jones. Vous êtes avec moi. Allons-y. »

Dix minutes plus tard, égratigné, écorché, Wood émergeait du buisson


d’épines au sommet du parapet. Bergin et Magner avaient ouvert la voie
assez facilement, mais ils n’avaient pas eu le temps de peaufiner, et il restait
de nombreuses épines vicieuses à éviter. Il se laissa retomber de l’autre
côté, se mit à l’abri près des deux soldats, et attendit pendant que Jones les
rejoignait en grognant et en jurant. Devant eux s’étendait, entre les deux
murs, une soixantaine de mètres de terrain découvert presque entièrement
accidenté et rocheux comme la pente en dessous, mais plus plat. Le mur
intérieur lui-même avait d’évidence été construit pour des raisons
ostentatoires plutôt que défensives. Téwodros ne s’était sans doute pas
attendu à ce qu’un quelconque attaquant parvienne aussi loin. Wood
inspecta le terrain, le revolver au poing, prêt à tirer, et chercha les quelques
ultimes défenseurs abyssiniens qu’ils pensaient y trouver. La chute
imminente de la forteresse ne faisait plus aucun doute maintenant, mais la
veille, ils avaient tous été témoins de la bravoure suicidaire des Abyssiniens
sur le champ de bataille et ils ne voulaient prendre aucun risque.
L’officier du 33e se glissa près de Wood, tout un côté du visage égratigné
et ensanglanté. À cet instant, ils entendirent le souffle d’un obus qui arrivait
et une détonation assourdissante, à environ vingt mètres sur leur droite.
Trois Abyssiniens qui s’étaient dissimulés à cet endroit furent projetés en
l’air comme des poupées de chiffon, leur cou et leurs membres désarticulés,
tandis que des tronçons de chair giclaient dans toutes les directions.
L’officier se tourna vers l’homme qui avait franchi la haie derrière lui.
« Hissez les couleurs maintenant, hurla-t-il. Au parapet ! »
Il se justifia auprès de Wood :
« Je ne suis pas censé faire cela tant que nous n’avons pas pris la
forteresse, mais cela peut empêcher les nôtres de nous tirer dessus. »
Le soldat obéit en levant la hampe qu’il portait et en déployant les
couleurs du 33e, une croix de Saint-Georges entourée d’une couronne en
son milieu, avec l’Union Jack dans un angle. Ils attendirent pendant
quelques minutes, tendus, mais aucun autre obus ne fut tiré. Les yeux de
tous étaient fixés sur le bout de terrain où le premier avait explosé, près du
sentier qui menait de la porte extérieure à l’intérieur. Soudain, un
Abyssinien se dressa, un sabre à la main, en criant et en poussant des
youyous, suivi d’un autre. Les deux furent tués instantanément par balle.
L’officier dit à Wood :
« Très bien. Une bonne vieille charge à la baïonnette devrait finir de nous
nettoyer ça. »
Il tira son sabre et lança un cri de ralliement pour ses hommes. On
entendit la détonation d’un pistolet en face, et il chancela en arrière, car la
balle lui avait éraflé le front. La douzaine d’hommes du 33e qui avait réussi
à franchir la muraille se leva et chargea, en criant et en proférant des jurons.
Wood les suivit de près. Deux autres Abyssiniens apparurent en brandissant
leurs armes. L’un des deux fit feu avec un pistolet à silex dont le projectile
frôla l’oreille de Wood en sifflant, puis il chancela en arrière et tomba.
Wood entendit un chapelet de jurons irlandais au moment où Bergin fonçait
sur le corps qui se tortillait pour le finir à la baïonnette. Un autre soldat se
lança fougueusement à l’attaque du second. Il laissa tomber son fusil et
attrapa l’homme par les oreilles et lui cogna la tête encore et encore contre
un rocher, tout en hurlant à s’en rendre aphone. Wood constata que ces
hommes étaient bien vêtus et étaient plutôt des chefs que des simples
soldats. C’était le dernier carré fidèle à Téwodros. Le reste de l’armée
semblait s’être évanoui. Le soldat qui avait écrasé la tête de l’ennemi lui
arracha le brocart en or de sa tunique. D’autres étaient en train de dépouiller
les corps, et plusieurs brandissaient des boucliers et des poignards comme
trophées. Wood regarda plus bas, en direction de la porte principale, et vit
qu’un accès avait été trouvé en contournant les blocs de rochers et que les
premiers éléments du gros de la troupe étaient déjà rentrés, baïonnettes
brillant au soleil. La fin de toute résistance et la chute de Magdala n’étaient
plus maintenant qu’une question de minutes.
Il rejoignit le sentier qui menait à l’entrée intérieure. Et vit qu’aucune
porte n’en barrait l’accès. Au-delà du porche, il discerna les toits de chaume
des maisons construites sur le plateau. Jones et lui s’y aventurèrent, ne
s’attendant guère maintenant à d’autres démonstrations de résistance, mais
tout en restant sur leurs gardes. Soudain, un homme apparut devant eux. Il
avait surgi d’une anfractuosité de la roche et tenait à la main un pistolet
dont le canon était dirigé vers le bas. Wood lui visa la poitrine de son arme,
mais il avait reconnu son visage et ne tira pas. La cape recouverte d’or, les
cheveux nattés, la barbe frisée et la tunique blanche lui étaient familières
grâce aux illustrations qui ornaient les journaux du monde entier depuis
maintenant des mois. Seuls les yeux étaient différents : non pas grands
ouverts en une sorte de caricature de la folie, mais ceux d’un homme à la
dérive, qui ne savait plus qui il était et avait perdu tout ancrage dans la
réalité. Il regarda Wood, en tenant toujours son pistolet au côté, et s’adressa
à lui en anglais.
« Votre reine m’a détruit. Mais vous n’aurez pas notre plus grand trésor.
Il n’est plus ici et ne vous appartiendra jamais. »
Il leva le pistolet, l’introduisit dans sa bouche et fit feu. Des fragments
d’os et de cervelle jaillirent à l’arrière de son crâne et il s’effondra sur le
sol. Wood resta pétrifié quelques instants et vit le sang qui s’écoulait et
formait rapidement une flaque autour de la tête de l’homme, puis il se
baissa et ramassa l’arme, dont le canon était encore fumant. Elle était
finement décorée, la platine était gravée, la crosse ornée d’incrustations
d’argent, et le nom du roi figurait sur la plaque portant ses armoiries. Il
comprit qu’il faisait partie de la paire que la reine Victoria avait envoyée à
Téwodros en cadeau, et qu’il venait d’être témoin de l’usage que celui-ci en
avait fait contre lui-même, dans un geste d’une ironie grotesque, au cours
du dernier acte de guerre désespéré contre celle qui avait été sa bienfaitrice.
Wood, brusquement dégoûté, le laissa tomber près du corps. Le dernier acte
de cette guerre ne serait pas son premier geste de pillage. Quelqu’un d’autre
voudrait mettre la main dessus, c’était une chose certaine, mais pour
l’instant, il y avait des trésors plus précieux à mettre à l’abri.
L’officier du 33e le rejoignit. Il avait la tête enveloppée d’un bandage. Il
contempla le cadavre, puis il s’adressa au soldat qui le suivait de près :
« Allez voir notre interprète abyssinien. Dites-lui de crier que Téwodros
est mort. Cela devrait mettre un point final à tout ceci. »
Quelques instants plus tard, le fils du chef qui avait accompagné le
groupe d’assaut dans ce but se mit à crier, d’une voix aiguë, perçante, dont
les échos ricochaient sur les murs, en répétant la même incantation encore
et encore. Wood dépassa le corps, pénétra dans la forteresse et se retrouva
au milieu d’un groupe de huttes au toit de chaume. Devant lui se trouvait la
gueule béante de Sébastopol, l’énorme mortier que Téwodros avait hissé là
à un coût inestimable en vies et en énergie. Il ne l’avait cependant jamais
utilisé une seule fois et le fût gigantesque restait là, témoin muet de la
futilité de l’entreprise. Il vit à sa gauche un groupe d’Abyssiniens
squelettiques dont les boucliers et les lances étaient posés sur le sol devant
eux. D’autres sortaient des huttes et s’avançaient dans leur direction en
laissant tomber leurs armes et en mettant les mains en l’air. Wood fit un
signe à Jones qui, le fusil levé, leur fit rejoindre les autres à la pointe de sa
baïonnette. Le reste des attaquants arrivait en déferlant par l’entrée
principale. Le sergent ordonna à plusieurs d’entre eux de remplacer Jones
pour garder les prisonniers. Le porte-étendard apparut avec les couleurs,
qu’il avait portées depuis le parapet, et se mit en devoir de monter sur le
point le plus haut qu’il pouvait atteindre au-dessus de l’entrée, pour être sûr
qu’elles seraient clairement visibles du gros de l’armée en dessous. En
voyant le rouge, le blanc et le bleu palpiter dans la brise, Wood sut que ça y
était, que tout avait été terminé à l’instant où Téwodros avait mis le pistolet
dans sa bouche.
Il analysa rapidement la situation. Des soldats du 33e avaient été blessés,
ainsi que des sapeurs, comme l’officier qui avait été éraflé par la balle de
pistolet, mais, et c’était à peine croyable, il semblait qu’ils avaient pris une
des plus formidables forteresses naturelles connues sans un seul tué. C’était
une chose au moins pour laquelle ils pouvaient être reconnaissants. Les
sapeurs avaient reçu officiellement l’ordre, lorsqu’ils prendraient Magdala,
de détruire les canons, miner les portes et brûler tout ce qui pouvait brûler :
les huttes, le palais, les entrepôts, et de n’épargner que l’église. Cependant,
Wood se trouvait là en tant qu’officier de reconnaissance, pas en tant que
commandant d’une compagnie de sapeurs, et, pendant quelques minutes
essentielles avant l’arrivée du gros de l’armée, il pouvait peut-être limiter la
profanation dont il savait qu’elle allait se produire. Il se tourna vers
l’officier du 33e qui l’avait rejoint.
« Toujours en tant qu’officier le plus gradé, j’ordonne que vous mettiez
immédiatement… un poste de garde autour de l’église pour empêcher le
pillage.
— Oui, je comprends, répondit l’officier en hochant la tête. Mais ça ne
marchera pas.
— Je suis bien obligé d’essayer. »
L’officier ordonna à son sergent de prendre une section de huit hommes,
de traverser l’esplanade jusqu’au bâtiment au toit de chaume surmonté
d’une croix que l’on voyait à l’autre bout. Ils partirent aussitôt suivis par
Wood et Jones, à environ vingt mètres derrière eux. Une fois qu’ils eurent
atteint l’église, le cœur de Wood se serra lorsqu’il vit ce qu’il se passait :
l’officier avait eu raison, évidemment. Les soldats posèrent leurs armes
immédiatement et y entrèrent, sourds aux remontrances du sergent qui resta
seul à l’extérieur. Jones passa son fusil à Wood, courut devant et pénétra
également à l’intérieur, ignorant le sergent. Déjà, des soldats s’égaillaient
sur tout le plateau avec des brandons allumés et mettaient le feu aux toits de
chaume les uns après les autres. Le feu prenait d’abord de façon hésitante,
puis les flammes crépitaient, se propageaient avec le vent et atteignaient le
bâtiment adjacent. Wood comprit qu’il n’y avait aucun moyen de sauver
l’église de cette destruction, malgré les ordres du général Napier, et que cela
ne servait à rien d’essayer. Tout ce qu’il lui restait à faire, c’était de se
joindre à la mêlée et de tenter de sauver ce qu’il pouvait.
Il atteignit l’entrée, rengaina son revolver et posa le fusil de Jones avec
les autres. Trois soldats sortirent, chargés de brassées d’objets d’or, d’argent
et de laiton : des croix et des calices, des écus et des couronnes, des
vêtements sacerdotaux couverts de broderies et d’or. Un jeune garçon se
tenait à la porte, en pleurs, apparemment insensible aux bousculades que lui
infligeaient les soldats dans leur hâte à s’enfuir avec leur butin. Wood
parvint à se faufiler à l’intérieur et sentit immédiatement la fumée. Au-
dessus de lui, une partie du chaume de la toiture était déjà en feu et les
flammes se propageaient à vue d’œil. Un soldat avait visiblement fait du
zèle avec son brandon enflammé. Il s’empara de rouleaux de manuscrits, les
passa à quelqu’un qui se précipita avec vers la sortie, puis il regarda autour
de lui pour voir s’il en trouvait d’autres. La fumée se répandait en épaisses
volutes et le prenait à la gorge. Une des poutres de la charpente s’effondra
sur l’autel, où elle écrasa un coffre de métal et mit le feu aux tapis de jonc
sur le sol. Il se rendit compte que Jones n’était pas là, puis il vit que les
soldats remontaient avec leur butin à travers un trou dans le sol,
apparemment une sorte de crypte. Il s’accroupit au bord de l’ouverture et
cria :
« Tout le monde dehors. L’église brûle. Tout le monde dehors tout de
suite. »
Deux soldats émergèrent avec difficulté de l’escalier taillé dans la roche.
Ils essayaient de porter à deux un grand triptyque peint, mais ils le
laissèrent tomber. Une deuxième poutre dégringola du plafond, entraînant
dans sa chute la croix de bronze ornementée qui se trouvait sur le toit. Un
des soldats se précipita pour s’en saisir, mais se recula brusquement après
s’être brûlé la main et partit en titubant vers la sortie, aidé de son camarade.
Jones apparut derrière eux, portant des rouleaux de papier qu’il perdait en
montant péniblement les marches. Un des rouleaux tombés était plus gros
que les autres, et Wood s’en saisit, aida de sa main libre Jones à terminer
son ascension, puis le poussa vers la sortie juste au moment où une
troisième poutre s’effondrait. Ils avancèrent en trébuchant et en toussant
jusqu’à l’air libre. Wood tenait toujours le rouleau et Jones en avait gardé
quelques-uns, tout ce qu’il avait pu sauver. Wood reprit le fusil de Jones, le
dernier qui restait à l’extérieur, et poussa Jones encore plus loin, hors de
portée des flammes qui débordaient maintenant du toit. Au bout de vingt
mètres, ils s’arrêtèrent près d’un acacia rabougri, et tous deux, hors
d’haleine, se mirent à genoux et commencèrent à tousser. Wood regarda son
compagnon attentivement.
« Je n’imaginais pas que je dirais cela, Jones, mais je m’attendais à ce
que vous alliez directement au trésor, et au lieu de cela, il semble que vous
ayez rendu un service désintéressé à l’humanité. »
Jones laissa tomber sa brassée de rouleaux par terre et se mit à les
compter.
« Ce n’est pas tout à fait ce que vous croyez, monsieur, mais merci quand
même. Hier soir, au quartier général, lorsque l’on a su quel allait être notre
rôle au cours de l’attaque, M. Holmes, l’archéologue, celui qui vient
souvent vous parler, m’a pris à part pour me demander si je voulais sauver
des rouleaux pour lui, car il savait que nous serions parmi les premiers à
parvenir ici. Il vous l’aurait bien demandé à vous, monsieur, mais il a pensé
que cela pourrait vous gêner. Il a promis de me payer sur-le-champ, sans
poser de questions, cinq shillings par rouleau, et pas besoin de les mettre
dans le pot commun pour la vente aux enchères. J’ai ici vingt rouleaux, ce
qui fait cinq livres, monsieur, et qui n’est pas mal pour une dure journée de
travail, vous ne trouvez pas ? Il les veut pour le British Museum. »
Wood toussa, puis secoua la tête.
« Eh bien, je suis heureux que vous y gagniez quelque chose. Vous avez
quand même fait une bonne action. Dieu sait combien ont été perdus dans
cet embrasement. »
Jones rassembla de nouveau son chargement et se leva.
« Je dois y aller maintenant. Deux gars du 33e sont déjà partis, avec les
autres rouleaux que j’ai réussi à sortir avant votre arrivée. Je leur ai promis
un pourcentage sur les bénéfices. Aucun des soldats ne pensait que ces
vieux parchemins et ces vélins puissent avoir la moindre valeur, ce qui fait
que personne ne devrait les ennuyer pendant qu’ils descendent. Mais je dois
les rejoindre pour donner le nom de M. Holmes au cas où on leur
chercherait noise de quelque façon.
— Et ensuite, vous devez rapporter l’appareil photographique. Je veux
prendre quelques clichés de l’entrée et des murs de soutènement. Il est trop
tard pour photographier quoi que ce soit de valeur à l’intérieur de la
citadelle, puisque tout s’en va en fumée, mais nous allons prendre ce que
nous pourrons.
— Je serai au bas de la pente dans une heure, monsieur. Merci, monsieur.
J’enverrai l’argent à ma pauvre mère, à la maison, à Bristol. Elle sera
tellement reconnaissante, vous ne pouvez pas savoir.
— Très bien, Jones. J’attends son petit mot de remerciement avec
impatience. Et, cette question mise à part, vous devez prendre votre fusil.
Sinon, vous aurez vraiment des difficultés. »
Jones regarda son arme, puis les rouleaux. Il soupira, laissa tomber les
rouleaux, passa le fusil en bandoulière sur son épaule et rassembla de
nouveau laborieusement les parchemins. Il se mit en marche
maladroitement, en laissa tomber un, faillit les perdre presque tous en se
penchant pour le ramasser, puis il parut se souvenir de quelque chose. Il
s’arrêta, se retourna et dit :
« Monsieur ?
— Qu’y a-t-il ?
— Celui que vous avez. Le gros. »
Wood regarda le rouleau qu’il avait ramassé.
« Je ne crois pas que vous ayez assez de place pour l’emporter.
— Peut-être, monsieur, si c’est possible, vous pourriez le montrer à
M. Holmes ? Peut-être qu’il en donnera un meilleur prix, puisqu’il est plus
gros.
— N’allez pas trop loin, Jones. Souvenez-vous que ce que vous faites ici
s’appelle désobéir aux ordres du général Napier. Si quelqu’un s’en aperçoit,
cette vente aux enchères sur le théâtre des opérations va se transformer en
cour martiale sur ce même théâtre des opérations pour un certain sapeur
Jones, qui ne deviendra jamais le caporal Jones ni le sergent Jones, et
certainement pas le roi Jones. Et maintenant, exécution.
— À vos ordres, monsieur. Merci, monsieur. Au bas de la pente dans une
heure. »
Wood le regarda se précipiter pour descendre le chemin en compagnie
d’autres soldats qui luttaient pour transporter leur propre butin. Il se mit
debout et examina le rouleau qu’il avait gardé. Il vit tout de suite qu’il ne
s’agissait pas en réalité d’un parchemin mais d’une sorte de tapisserie qui
avait été roulée. Il dénoua le lien de cuir et l’ouvrit à l’ombre de l’arbre, de
façon à mieux en discerner le dessin. Manifestement très ancienne, les
couleurs étaient passées, une antiquité impressionnante. Elle représentait
une scène sans doute biblique, avec deux hommes portant entre eux un
coffre de la taille d’une cantine de marin, recouvert d’un tissu, derrière eux,
un autre homme à l’allure patriarcale, avec une barbe noire tressée. Il était à
son tour suivi d’un groupe de cavaliers, dont l’un portait un lasso ou un
fouet et des cheveux longs. Il leva les yeux et vit que le jeune garçon qui
était debout à l’entrée de l’église le regardait. C’était sans doute le fils du
prêtre, et il se pouvait qu’il connaisse la signification de cette scène. Peut-
être bien que c’était un objet pour Holmes, pour le British Museum. Holmes
et lui étaient devenus quasiment amis lorsque Wood avait eu l’occasion, au
cours des quelques semaines précédentes, de quitter l’avant-garde pour
passer un peu de temps avec l’état-major de l’expédition. C’était lui qui
avait donné l’idée à Wood de préparer sa propre expédition archéologique
en Asie centrale, une chose qu’il était bien décidé à faire pendant sa
prochaine permission. Pour une fois, ce serait sans le contexte sombre de la
guerre, de la mort et de la destruction, ce serait pour l’amour du savoir et la
gratification de la découverte.
Il se détourna du jeune garçon, roula la tapisserie et vit la silhouette
menue de Stanley qui montait le sentier dans sa direction. Le casque
colonial de travers, il tenait dans sa main crispée son carnet de notes et son
crayon. Il lui dit :
« Monsieur Stanley. Nous nous retrouvons. Vous avez vu le corps de
Téwodros ? Il a mis fin à ses jours. Je l’ai vu de mes yeux. »
Stanley était couvert de poussière et paraissait secoué. Il était pâle.
« Il n’y a rien pour racheter ce qui s’est passé ici. Rien d’honorable,
vraiment. »
Wood réfléchit un instant puis montra le carnet de Stanley.
« Cela fera une bonne histoire. Vos lecteurs la boiront comme du petit-
lait. C’est tout. »
L’odeur âcre du chaume en flammes commençait à masquer la puanteur
de la misère et de la mort qui s’était répandue sur l’endroit. Bientôt, lorsque
les régiments faisant partie de l’expédition seraient retournés dans leurs
cantonnements en Inde, le produit de tout ce pillage serait dissipé comme le
font les soldats, dans les bordels et les tavernes de Mhow, de Nowshera et
de Peshawar, et disparaîtrait comme s’il n’avait jamais existé. Bien avant
cela, d’ici quelques heures, les restes encore fumants de Magdala seraient
éteints et noyés sous les pluies torrentielles de la fin de l’après-midi et le
lieu apparaîtrait lavé, le souvenir de ce jour serait charrié le long des
talwegs creusés dans les flancs de la montagne, et dévalerait en bas des
ravins et jusqu’à la mer.
Il sortit son mouchoir et l’enroula autour de la tapisserie, en évitant
soigneusement d’en souiller aucune partie. En baissant les yeux, il constata
que sa veste d’uniforme était éclaboussée de sang qui n’était pas le sien et il
se rendit compte que ce devait être celui de Téwodros. Il cligna des yeux en
direction du soleil et vit que l’étrange couronne brune était toujours là,
menaçante et de mauvais augure. Il se souvint des paroles de Téwodros au
sujet de son plus grand trésor et se demanda ce qu’il avait voulu dire. Il
plaça la tapisserie sous son bras. Au moins, il avait réussi à sauver quelque
chose. Il regarda une dernière fois l’église en flammes, d’où des volutes de
fumée noire s’élevaient en tourbillonnant vers la corona. Puis il salua
Stanley de la tête et s’en alla.
18

Magdala, centre de l’Éthiopie, de nos jours.

U nmaison
peu plus de vingt-quatre heures après avoir quitté Louise dans la
de retraite, Jack se trouvait sur le plateau de Magdala, dans les
hautes terres de l’Éthiopie centrale, le site de la dernière bataille du roi
Téwodros contre les Britanniques en 1868. Un peu plus tôt dans l’après-
midi, il avait minutieusement inspecté le col qui se trouvait en face pour
chercher des traces de la bataille, et il y avait trouvé trois cartouches
oxydées de Snider-Enfield à l’emplacement des positions britanniques. En
remontant la pente, il avait découvert la pointe cassée d’une baïonnette là
où les Abyssiniens avaient dû faire retraite sous la charge adverse. C’était
une journée d’été magnifique, la végétation verdissait le plateau et les
ravins, ce qui n’était pas le cas à la période de l’année 1868 où avait eu lieu
le siège. Il lui était donc difficile de recouper ce qu’il voyait maintenant
avec le paysage désolé des photographies prises par les Royal Engineers
juste avant l’assaut. Mais ce qui lui avait fait prendre conscience de la
réalité du siège était le monstre en bronze de sept tonnes qu’il avait
maintenant devant lui, le mortier que Téwodros avait baptisé Sébastopol,
après la guerre de Crimée de la décade précédente. Il n’avait jamais servi et
était resté sur le plateau depuis lors, à moitié enterré et quasiment oublié. Il
rappelait que Téwodros, lui aussi, avait entrepris une tâche herculéenne, en
hissant ce monstre à travers toutes ces montagnes, en taillant la route devant
lui tout en luttant pour atteindre Magdala avant l’arrivée des Britanniques.
En lisant les récits de 1868, on aurait pu croire qu’une sorte de force
surnaturelle avait été à l’œuvre pour empêcher les deux protagonistes
d’atteindre le plateau, mais depuis qu’il avait vu par lui-même et éprouvé le
terrain, Jack savait qu’il ne s’agissait de rien de plus que du défi écrasant
lancé par la nature, un catalogue d’obstacles physiques qui, si l’on voulait
refaire l’une ou l’autre des deux expéditions, en ferait une entreprise
monumentale, même aujourd’hui.
« Jack, le patriarche est prêt à te recevoir maintenant. »
Un homme mince au corps sec et nerveux, à la chemise ornée du logo de
l’UMI, venait vers lui. Il portait un paquet de la taille et de la dimension d’un
grand cadre que Jack avait rapporté d’Angleterre. Zahid était archéologue et
représentant de l’UMI dans la corne de l’Afrique. Il avait fait ses études en
Grande-Bretagne, avait participé aux fouilles en Égypte avec Maurice et
Aysha, s’était énormément investi sur les fouilles de l’ancien site d’Aksoum
en Éthiopie, et s’était récemment installé à Mogadiscio pour apporter son
aide à la réouverture du Musée national de Somalie après des années de
guerre civile. Jack ne l’avait jusqu’alors rencontré que brièvement, mais
avait eu le plaisir de faire plus ample connaissance avec lui ce matin-là
pendant leur vol de deux heures en hélicoptère au-dessus des montagnes
depuis l’aéroport d’Addis-Abeba. Il était sérieux et enthousiaste, aimait
profondément son pays, et, grâce à ses nombreux contacts, ils avaient pu
organiser non seulement cette rencontre à Magdala, mais aussi l’étape
suivante du voyage, qui leur permettrait de retrouver Costas à l’aéroport de
Mogadiscio le soir même et de se rendre le lendemain au quartier général de
la marine somalienne. C’était un programme serré, car le Deep Explorer se
trouvait maintenant à proximité des eaux territoriales de la Somalie, mais la
présence inattendue du patriarche pour une visite de routine à l’église
éthiopienne de Magdala constituait une occasion à ne pas manquer, surtout
si l’on tenait compte de l’objet extraordinaire contenu dans le paquet que
Jack avait pu emporter avec lui.
Il prit un dernier cliché du mortier, un gros plan sur la marque du fondeur
près de la culasse. La vision du vert-de-gris sur le bronze lui fit penser à
l’image incroyable que Maurice lui avait envoyée, représentant Lanowski à
côté de la statue de Baal au fond de la tranchée à Carthage. Elle n’avait
cessé de l’obséder depuis leur communication téléphonique après leur visite
à la maison de retraite. La peau de gorille était encore plus étonnante. Il
rangea son appareil dans la vieille sacoche kaki qu’il portait sur l’épaule et
suivit Zahid sur le sentier qui conduisait à l’église. Il était satisfait d’avoir
eu le temps de reconstituer ce qu’avait fait le capitaine Wood pendant les
dernières heures de l’assaut au cours de cette journée de 1868. Pendant que
Zahid s’était hâté pour annoncer leur arrivée au patriarche, Jack avait pris
son temps pour parcourir le chemin qui donnait accès à la plate-forme
rocheuse où l’hélicoptère avait atterri. Il avait traversé le champ de bataille
et remonté le chemin parsemé de rochers, longé le précipice où avaient été
trouvés les corps des otages abyssiniens. Près de l’entrée de la forteresse, le
Koket-Bir, maintenant en ruines, il était passé près de l’endroit où le soldat
Bergin et le tambour Magner avaient gagné leur Victoria Cross, où on
distinguait toujours sur les murs l’impact des balles. Puis, sur l’esplanade, il
avait trouvé la pierre qui marquait l’endroit où Téwodros s’était tué et où
les Britanniques avaient procédé à la crémation de son corps après avoir
pillé tout ce qu’ils avaient pu dans sa citadelle et ses églises.
Personne n’avait ouvert le journal de Wood depuis que le trisaïeul de
Jack l’avait rapporté en Angleterre dans les années 1880, et sa découverte
dans les archives familiales avait été une source d’intense excitation. Après
l’avoir lu, Jack avait reconstitué ce qu’il avait pu de la vie de Wood de ses
dernières années après l’Abyssinie jusqu’à sa mort brutale du choléra
en 1879. Il avait été particulièrement fasciné à la lecture du livre écrit par
Wood à propos de l’expédition qu’il avait entreprise en 1875 avec le prince
russe Constantin, pour descendre le cours de l’Amou-Daria jusqu’à la mer
d’Aral. Il y avait fait des découvertes archéologiques que Jack avait
l’intention d’approfondir lorsqu’il en trouverait le temps. La même boîte
d’archives contenait un autre objet extraordinaire, dont la vision, lorsqu’il
l’avait déroulé, lui avait coupé le souffle. Il l’avait aussitôt apporté au
département de conservation de l’UMI qui le lui avait rendu, stabilisé et
encadré, juste avant le départ de son vol. C’était cet objet qui avait fait de la
présence du patriarche de l’Église orthodoxe d’Éthiopie une circonstance si
opportune et qui faisait battre le cœur de Jack plus vite tandis qu’il suivait
Zahid en direction du bâtiment circulaire au toit de chaume surmonté d’une
croix à l’extrémité ouest de l’esplanade.
« Il sait qui vous êtes et connaît bien l’UMI, lui expliqua Zahid. Il a fait un
doctorat de théologie à la Sorbonne et parle anglais mieux que moi. Il
comprendra rapidement de quoi il retourne. »
Zahid souleva le rideau qui tenait lieu de porte et fit entrer Jack. Un
Éthiopien âgé portant une tunique blanche et un calot sur la tête était assis
sur une chaise basse au centre de l’église. Il portait accrochée autour du cou
une croix de métal finement ouvragée. À sa gauche se trouvait une table
basse, et derrière lui un autre homme en tunique blanche se tenait debout,
certainement son assistant. Le patriarche lui tendit la main et Jack s’avança
pour la lui serrer.
« Professeur Howard, je m’excuse de rester assis. J’éprouve un grand
plaisir à faire la tournée de ces églises éloignées une fois par an, mais je ne
suis plus la gazelle de printemps que j’étais autrefois. »
Jack s’assit sur le tabouret qui avait été placé en face, et Zahid en
approcha un autre pour s’asseoir à côté de lui.
« Cette église est très paisible, remarqua Jack. J’en aime la simplicité.
— Il est vrai que ce n’est pas exactement Westminster Abbey. La plupart
des choses qui se trouvaient ici n’y sont plus. L’église d’origine a été
détruite lorsque les Britanniques ont pris Magdala en 1868.
— Avant de prendre l’hélicoptère pour venir ici, Zahid m’a emmené en
voiture voir l’église Sainte-Marie-de-Sion et la chapelle de la Tablette.
— Allez-vous me demander si vous pouvez voir l’Arche d’alliance ? Est-
ce la véritable raison de votre présence ici ? Cela me décevrait.
— Je n’ai aucune justification valable pour demander à la voir, répondit
Jack en secouant la tête. Comment cela me serait-il possible, alors que, pour
des millions de croyants, le temps de la révélation n’est pas encore venu ?
Ce serait merveilleux de la voir de mes yeux, de la toucher de mes mains,
mais ce serait faire injure à ceux pour qui la dissimulation immuable de
l’Arche, son mystère, est ce qui leur donne l’espoir. »
Les yeux du patriarche se mirent à briller.
« Alors, vous n’êtes pas comme les autres archéologues, qui sont venus
me poser cette question.
— C’est parce que la plupart d’entre eux ne sont pas de véritables
archéologues. Beaucoup sont des chasseurs de trésors, des opportunistes,
qui cherchent à écrire un livre qui se vendra bien et veulent faire un coup
médiatique. Un véritable archéologue voit dans les artefacts tels que
l’Arche quelque chose de transcendant, un sens qui dépasse leur présence
physique. Et, sachant que le fait de révéler cet objet au monde pourrait faire
voler ce sens en éclats, si vous êtes archéologue, vous devez être capable de
vous arrêter, de tracer une ligne dans le sable.
— Et cependant, en tant qu’archéologue, cette quête vous attire
irrésistiblement.
— Oui, la quête de la vérité, le désir de découvrir ce qui s’est passé. Ma
ligne dans le sable m’arrête devant la chapelle de la Tablette.
— Alors, je pense que nous pouvons nous entendre, professeur Howard.
— Zahid vous a mis au courant de l’histoire qui m’a mené jusqu’ici, du
journal de l’officier britannique qui était présent au siège de Magdala
en 1868. Je souhaite maintenant offrir à l’Église et au peuple d’Éthiopie
quelque chose qui a été pris ici même ce jour-là. »
Jack fit un signe de tête à Zahid qui lui passa le paquet. Jack en sortir une
image encadrée d’environ un quart de mètre carré et la présenta au
patriarche pour qu’il la voie.
« Nous avons trouvé ceci avec le journal de l’officier. Il a noté qu’il avait
l’intention de la faire parvenir à Richard Rivington Holmes, qui est devenu
plus tard sir Richard, le conservateur du British Museum qui a accompagné
l’expédition d’Abyssinie. Il l’aurait sans doute fait s’il n’était pas mort
brutalement du choléra à Bangalore en 1879. Dans le coin en bas à droite,
se trouve une note écrite de sa main disant qu’elle a été prise dans l’église
de Magdala, celle dans laquelle nous nous trouvons, le jour de l’assaut final,
le 13 avril 1868. »
Le patriarche l’examina, puis fit signe à son assistant de s’approcher. Les
deux hommes se mirent à parler en éthiopien de façon animée, en faisant
des gestes en direction de l’image encadrée, puis le patriarche se tourna vers
Jack.
« C’est une redécouverte étonnante pour nous. Savez-vous ce que c’est ?
— C’est une tapisserie de laine. Nous avons pu en faire une datation au
carbone 14 au laboratoire de l’IMU à partir d’un échantillon prélevé dans un
angle, qui indique le IVe siècle après Jésus-Christ, l’époque du royaume
d’Aksoum. Mais l’image de l’homme à la barbe tressée paraît bien plus
ancienne. De l’époque sassanide peut-être, quelque chose qui coïnciderait
mieux avec l’art mésopotamien de la première moitié du premier millénaire
avant Jésus-Christ. Mais ça, c’est en faisant abstraction de l’image de deux
hommes noirs de grande stature qui marchent devant lui et de ce qu’ils
portent. D’après ce que j’en suis arrivé à croire maintenant, cela signifie
que cette image représente un événement historique réel datant du début du
VIe siècle avant Jésus-Christ.
— La mémoire de cette tapisserie a été transmise au sein de l’Église,
mais j’osais à peine imaginer qu’elle puisse encore exister, dit le patriarche.
Selon la tradition, l’homme à la barbe tressée était phénicien et avait
apporté l’Arche par bateau. »
Jack se pencha et désigna un groupe de cavaliers que l’on voyait derrière
l’homme, où se trouvait clairement une femme aux longs cheveux bruns et
brandissant un fouet.
« Savez-vous qui sont ces gens ?
— On dirait qu’ils le poursuivent, mais ce n’est pas le cas. En fait, ils le
protègent contre les bandits de la côte et viennent à son secours. D’après la
tradition, les prophètes Jérémie et Ézéchiel avaient confié à un seigneur de
la guerre appartenant à une tribu d’origine juive de la région la mission de
protéger le Phénicien et de l’escorter jusqu’à la grotte dans la montagne
avec son chargement. Elle, c’est Yusuk As’ar, ce qui signifie “celle qui se
venge”. Il y a eu d’autres femmes guerrières juives tout au long de
l’histoire, la mère de Dhu Nuwas du Yémen au VIe siècle après Jésus-Christ,
la reine juive berbère Dihya en Afrique du Nord un siècle plus tard, mais
Yusuk As’ar a sans doute été la plus féroce de toutes, un fléau pour les
Babyloniens et les maraudeurs qui hantaient cette côte.
— Un de mes collègues, ajouta Zahid en hochant la tête, qui est un expert
de ces traditions, pense que c’est même probablement elle qui a inspiré les
histoires de Makeda, la reine légendaire qui a épousé le roi Salomon de
Juda. Les traditions peuvent avoir été élaborées à partir de faits historiques
datant de cette époque. »
Jack rendit la tapisserie à Zahid et se pencha vers son interlocuteur avec
passion.
« On connaît bien le pillage qui s’est produit après la mort de Téwodros.
Je m’intéresse également à une autre période au cours de laquelle l’Éthiopie
a été profanée par des étrangers. Savez-vous si l’Ahnenerbe des nazis est
venue ici pour s’emparer d’artefacts ?
— La domination fasciste entre 1936 et 1941 fut une période noire pour
nous, répondit le patriarche en pinçant les lèvres. Le pillage a été effectué
en partie au grand jour, comme celui de l’obélisque antique provenant
d’Aksoum qui se trouve toujours à Rome. Mes prédécesseurs ont fait de
leur mieux pour dissimuler les trésors de l’Église éthiopienne. Vous avez vu
la chapelle de la Tablette et vous avez donc un peu d’expérience dans ce
domaine. Mais beaucoup d’objets de moindre importance ont disparu.
— Pas seulement des églises et des monastères, mais aussi des musées,
ajouta Zahid. Nous avons essayé d’établir un inventaire il y a quelques
années. L’essentiel n’a jamais reparu, de sorte que nous pensons que cela a
été mis à l’abri quelque part et qu’ils ne l’ont jamais récupéré, peut-être
parce que cela n’avait pas été emporté avant que les soldats de Mussolini
soient chassés du pays en 1941. À partir de ce moment-là, cela aurait été
difficile de rapporter quoi que ce soit en Italie ou en Allemagne.
— Tu parles de l’Allemagne. Cela signifie-t-il que l’Ahnenerbe est
effectivement venu ici ? »
Le patriarche resta silencieux un moment, puis hocha la tête gravement.
« Ce que je vais vous dire, je ne l’ai jamais confié à personne. Oui, ils
sont venus ici, dans ce village, sur cette plate-forme. Le prêtre qui est ici
maintenant était très jeune à l’époque et s’en souvient, mais il est toujours
tellement choqué par ce qui est arrivé que je crains qu’il ne refuse de vous
en parler. Trois Allemands sont venus, deux se disaient archéologues, et un
troisième était une sorte de voyou appartenant aux SS, une espèce que les
Éthiopiens avaient appris à connaître sous le régime fasciste. Ils sont restés
longtemps ici, à prendre des mesures, à creuser, à aller de hutte en hutte
pour interroger les gens. Le prêtre, alors adolescent, avait reçu pour suivre
sa vocation l’enseignement d’un Allemand à Addis-Abeba de sorte qu’il
pouvait comprendre une partie de ce qu’ils disaient. Il semble qu’ils aient
été à la recherche de ce qui avait pu être laissé par les Britanniques en 1868.
Ils avaient de grands espoirs de trouver un trésor. Eux aussi étaient à la
recherche de l’Arche d’alliance.
— Ont-ils trouvé quelque chose ? »
Le Patriarche montra le sol de l’église.
« Il y avait une cavité ici, en dessous, qui a été comblée depuis. Pendant
des siècles, elle avait été utilisée pour entreposer les biens de valeur
appartenant à l’Église. Lorsque les soldats britanniques y pénétrèrent, ils la
mirent à sac, y prirent la tapisserie, parmi de nombreux autres objets, mais
ils n’ont pas vu la chambre scellée au fond. Malheureusement, les nazis ont
fait leur travail à fond et ont sondé tous les murs, ce qui leur a permis de
découvrir finalement une cavité. Il s’y trouvait le seul grand trésor que les
nazis nous ont pris, dont nous avions gardé le secret pendant des siècles,
une perte dont nous n’avons jamais parlé jusqu’à ce jour. »
Il se tourna vers son assistant et lui dit quelques mots. Celui-ci se pencha
et tira d’une vieille malle en bois incrustée dans le sol derrière le siège du
patriarche un volume in-folio à la couverture de cuir usée. Il le posa sur les
genoux de celui-ci et l’ouvrit. Le parchemin craquait tandis qu’il en tournait
les pages. Lorsqu’il en eut feuilleté une douzaine, le patriarche leva la main
et l’homme arrêta de les tourner et se recula. Le vieil homme orienta le
volume de façon à ce que Jack le voie, et lui expliqua :
« Voici une illustration ancienne de cet objet, effectuée au XVIe siècle.
Mais c’est ce qu’ils ont volé. »
Jack se leva pour mieux voir et examina attentivement l’image, une
peinture aux tons passés, reproduisant une inscription en lettres noires sur
un fond doré. Pendant un moment, il pensa qu’il était victime d’une
hallucination. Il se rassit, abasourdi. Il lui fallut quelques instants pour
rassembler ses idées.
« Comme vous pouvez le constater, l’artefact était une plaque de bronze
comportant une inscription ancienne. Elle nous a été apportée au XVIe siècle
par les Lembas, un peuple d’Afrique du Sud, qui avaient auparavant veillé
sur elle pendant des siècles. Ils l’ont déplacée de leur propre terre à cause de
l’arrivée des Portugais, de crainte qu’elle ne soit découverte et volée, en
même temps que d’autres objets de valeur. Ils l’ont transportée jusqu’à nous
depuis si loin car, selon leur tradition, c’étaient eux-mêmes qui avaient
monté l’Arche ici jusqu’au sommet des montagnes, pour la mettre en
sécurité dans la grotte creusée à même la roche. Ils pensaient que le
meilleur endroit se trouvait ici même. Selon leur tradition, elle avait été
érigée sur le cap à l’extrême sud par le marin qui avait apporté l’Arche
depuis le nord, et qui les avait pris à son bord pour qu’il les aide à
accomplir cette tâche.
— Le Phénicien, l’homme à la barbe tressée de la tapisserie, dit Jack, au
comble de l’excitation. Il s’appelait Hannon. Sans jeter un coup d’œil de
plus à cette peinture, je peux vous dire qu’il y a en bas un pictogramme
sommaire figurant deux hommes portant ensemble une caisse posée sur des
poteaux, qui est certainement une représentation de l’Arche. Je le sais, car il
y a un peu plus d’une semaine j’ai vu la plaque elle-même, et j’en étais plus
proche que je ne le suis de vous en ce moment.
— Mais où donc avez-vous pu la voir ?
— À environ cent vingt mètres de fond, à l’intérieur d’une épave datant
de la Seconde Guerre mondiale, au large de la côte d’Afrique de l’Ouest.
C’est la vue de cette plaque qui m’a mis sur cette piste, à l’origine. Nous
l’avons trouvée à l’intérieur d’un chargement de barres d’or embarqué en
Afrique du Sud, et nous avions de bonnes raisons de penser qu’il s’agissait
d’un butin de l’Ahnenerbe. Et maintenant, nous savons où ils l’avaient
trouvée. Brusquement, toutes les pièces du puzzle se mettent en place.
— Est-il possible de la voir ?
— Vous n’allez pas tarder à en voir les images, diffusées massivement
dans le monde entier, associées à quelques découvertes incroyables dont
notre collègue Maurice Hiebermeyer vient juste de me parler depuis son
chantier de fouilles à Carthage. Une des choses qu’il a trouvées,
étonnamment, est une peau de gorille, exactement comme celles rapportées
à Carthage et décrites par Hannon dans son Périple. Le plus incroyable,
c’est que la face interne elle était parsemée de poussière d’or qui
correspondait à l’emplacement d’une caisse. Je pense qu’il ne peut s’agir
que d’une couverture pour l’Arche, qui a été enlevée ici, en haut de la
montagne, après que l’Arche a été emportée et cachée, peut-être à
l’intérieur de la cavité dans cette église, ici même.
— C’est possible, admit le patriarche en refermant le volume. Peut-être
qu’on transmettra aussi cette histoire un jour, qui contera comment un trésor
était resté ici pendant tous ces siècles, pendant deux millénaires entiers
avant d’accueillir la plaque qui a été emportée en secret et transportée
jusqu’à l’endroit où elle attend maintenant.
— Sans doute, dit Jack en acquiesçant de la tête. Mais pour l’instant,
nous avons effectué un tour presque complet, avec notre voyage, tout
comme nous savons maintenant qu’Hannon a dû le faire, en faisant le tour
de l’Afrique par la mer, en venant ici, en rapportant les peaux à Carthage,
fidèle au marché qu’il avait conclu avec ceux qui lui avaient confié leur
chargement sacré. »
Le patriarche posa l’in-folio sur la table à côté de lui.
« Avant votre départ, je veux vous donner quelque chose. »
Il fit un signe en direction de son assistant, qui lui passa un paquet. Il en
enleva l’emballage, d’où il sortit un objet d’environ deux centimètres sur
trois, couvert d’un tissu bleu, qu’il lui tendit en enveloppant de ses mains
celle de Jack qui tenait l’objet.
« Vous ne pourrez pas ouvrir ceci. C’est fait en acacia, le bois que l’on
appelle sittim dans la Bible. Beaucoup d’Éthiopiens en possèdent un. C’est
un tabot, une table des Commandements. C’est notre Arche, et je vous la
donne. »
Il enleva ses mains et Jack se leva, en rangeant soigneusement le tabot
dans son sac.
« Je vous suis très reconnaissant. Merci de nous avoir reçus aujourd’hui.
Vous nous avez aidés à reconstituer une histoire incroyable, une des plus
extraordinaires à laquelle j’aie jamais participé.
— La tapisserie sera un des objets les plus précieux du Musée national
d’Addis-Abeba, ajouta Zahid. Elle rejoindra d’autres artefacts qui avaient
été pillés en 1868 et sont en cours de restitution. Nous allons l’emporter
avec nous dans l’hélicoptère.
— Où vous rendez-vous maintenant ? demanda le patriarche. Zahid m’a
dit qu’il se peut que des troubles se préparent dans la corne de l’Afrique.
Vous allez devoir être très prudents si vous allez en Somalie. »
Jack le regarda d’un air déterminé.
« En suivant l’Arche, nous avons trouvé une autre piste, qui implique un
chasseur de trésors particulièrement malsain, il est possible qu’il s’y trouve
une cache de butin datant d’il y a soixante-dix ans et peut-être également
des matières premières destinées à de terribles armes de destruction.
— Qui parle ? Jack Howard l’archéologue, ou Jack Howard l’ancien
commando de marine ? Zahid m’a un peu raconté votre parcours.
— Les deux, répondit Jack en lui offrant sa main. J’ai eu grand plaisir à
m’entretenir avec vous.
— Si vous êtes sur la piste de ces nazis, vous allez peut-être trouver en
chemin quelques-uns de ces autres artefacts provenant de nos musées et de
nos églises. Il vous sera sans doute possible alors de nous les restituer ?
— Ce serait avec grand plaisir. »
CINQUIÈME PARTIE
19

Somalie, corne de l’Afrique, de nos jours.

V ingt-quatre heures plus tard, à quelques minutes près, Zahid arrêta leur
jeep devant un ensemble de bâtiments clôturés dans les faubourgs de
Mogadiscio. D’un côté, ils voyaient la plaine côtière broussailleuse et de
l’autre, l’étendue azurée du nord de l’océan Indien. Jack était assis à côté de
lui et Costas à l’arrière. Ils étaient allés le chercher à l’aéroport deux heures
auparavant, à l’arrivée de son vol en provenance d’Angleterre. La clôture
était renforcée de rouleaux de barbelés et des marines somaliens armés de
kalachnikovs y patrouillaient par deux. Une de ces patrouilles s’était déjà
approchée du véhicule, leurs armes prêtes.
« C’est le nouveau centre opérationnel de commandement, expliqua
Zahid tout en coupant le moteur et en détachant sa ceinture de sécurité. Il
est utilisé comme base d’entraînement pour les marines, mais on voit une
ou deux vedettes dans le port. Ils ont renforcé les mesures de sécurité parce
qu’ils ont dû repousser récemment deux attaques de la part des extrémistes
shebab, une fusillade depuis un véhicule, puis une attaque kamikaze à la
bombe. Restez là pendant que je m’occupe des formalités. »
Il ouvrit la portière, leva les mains en l’air pour montrer aux marines
qu’elles étaient vides, puis descendit de voiture, pour leur permettre
d’encercler le véhicule et de le fouiller. Ils firent signe à Jack et à Costas
d’en faire autant. Un officier prit les papiers de Zahid et les passeports de
Jack et de Costas, et les examina attentivement sur le capot de la jeep. Il
prononça quelques mots dans une radio, puis demanda à Zahid de le suivre.
Les deux disparurent dans le poste de garde à l’entrée du complexe. Ils
reparurent quelques minutes plus tard, Zahid paraissant plus détendu, et
l’officier fit signe à Jack et Costas d’entrer à l’intérieur. En retournant à la
jeep, Zahid leur dit rapidement :
« Je vous laisse tous les deux ici pendant que je vais m’occuper de
quelque chose. Vous allez rencontrer le commandant de la base, le capitaine
Ibrahim, l’officier qui est juste en dessous du chef de la marine somalienne.
C’est quelqu’un de bien, l’un des meilleurs. Ensuite, le lieu où nous nous
rendrons dépendra de ce que nous parviendrons à apprendre ici. Appelez-
moi lorsque vous aurez terminé. »
Jack hocha la tête, et ils se reculèrent pour éviter la poussière causée par
le démarrage brutal de la jeep. Deux des marines les escortèrent pour passer
près du poste de garde et se diriger vers un groupe de bâtiments qui
jouxtaient le quai.
« Étonnant, dit Costas en montrant le bateau maintenant clairement
visible en face d’eux. C’est une vieille vedette porte-missiles Osa II
d’intervention rapide datant de l’ère soviétique. La dernière fois que j’en ai
vu une, elle fonçait sur mon navire devant les côtes du Koweït pendant la
guerre du Golfe.
— Je me souviens bien de ces vedettes, répondit Jack, tout en suivant le
marine à l’entrée de l’un des bâtiments. Pendant que tu étais dans la salle
des machines de ta frégate, j’avais remonté le Chatt-el-Arab avec mon
équipe pour placer des explosifs sous trois de ces bâtiments.
— Quand je pense qu’on était si près, mais on ne se connaissait pas
encore à ce moment-là.
— Le monde était différent. Il y avait peut-être une guerre, mais au
moins, à cette époque-là, on pouvait naviguer près de la corne de l’Afrique
sans être attaqué par des pirates. »
Ils entrèrent dans une salle de conférences aux murs couverts de cartes de
l’Amirauté britannique et uniquement meublée d’une table.
« Asseyez-vous ici, dit sèchement le marine en leur désignant les chaises
placées de l’autre côté de la table.
— Vous voulez dire : Asseyez-vous ici, monsieur, dit un officier somalien
qui était entré derrière eux. Je vous présente le capitaine de vaisseau Jack
Howard, officier réserviste de la marine britannique, et le capitaine de
frégate Kazanzakis, réserviste de la marine des États-Unis.
— Je suis terriblement désolé, s’excusa le marine, confus, en regardant
Jack. C’est mon mauvais anglais. Je ne voulais pas vous manquer de
respect, monsieur.
— Il n’y a pas de problème, répondit Jack en souriant, puis il se pencha
pour serrer la main de l’officier. Capitaine Ibrahim ? Merci de nous recevoir
si rapidement.
— C’est un plaisir pour moi. »
Il serra la main de Costas et ils s’assirent. Deux jeunes officiers l’avaient
suivi et prirent des sièges à sa droite et à sa gauche. Ibrahim avait la
silhouette mince d’un homme en bonne forme, une barbe parsemée de gris
taillée avec soin et il portait deux rangées de décorations sur sa chemise.
Jack les regarda, intrigué.
« Operational Service Medal du Royaume-Uni et Distinguished Service
Cross ? »
Ibrahim hocha la tête.
« Après mes études en Angleterre et le collège naval de Dartmouth, j’ai
servi douze ans dans la Royal Navy avant de revenir ici. Mon père était
somalien et diplomate à Londres, et ma mère était anglaise. J’étais en
Afghanistan avec le SBS, les forces spéciales de la marine.
— Ah, intervint Costas, c’est là qu’était Jack. On parlait justement du
bon vieux temps.
— Mon expérience n’a rien à voir avec l’Afghanistan, protesta Jack en
agitant la main comme s’il voulait chasser l’idée. Je ne suis resté qu’une
seule année dans le service actif.
— Vous avez beau dire cela, nous avons beaucoup entendu parler de
vous, rétorqua Ibrahim. Un des premiers-maîtres instructeurs du SBS avait
été avec vous pendant la guerre du Golfe. Ils utilisent toujours votre
opération, lorsque vous avez remonté le Chatt-el-Arab, comme modèle pour
montrer comment amener nuitamment à pied d’œuvre avec une
embarcation gonflable une équipe de plongeurs pour une mission de
démolition.
— C’est de l’histoire ancienne. (Jack montra la fenêtre, à travers laquelle
étaient visibles trois vedettes.) Quel est l’état de la marine somalienne
aujourd’hui ? »
Ibrahim lui jeta un regard désabusé.
« Vous venez de la voir. Nous avons en tout cinq de ces vedettes ainsi que
deux bâtiments de recherche et de sauvetage. Vous devez évidemment
reconnaître la vedette porte-missiles de classe Osa. C’est ceux-là mêmes
que vous combattiez pendant la guerre du Golfe, avec quelques
modifications. Le missile P-15 Termit antinavire est une relique de la guerre
froide, bien sûr, mais il reste fiable. Ils ont toujours dans le nez une grande
quantité de carburant qui reste inemployée, même après un vol de longue
durée, et elle agit comme une bombe incendiaire pour compléter l’action de
la charge explosive de l’ogive. Cela veut dire qu’on obtient quelque chose
comme un mélange du vieil obus de 400 mm qu’on tirait depuis les
cuirassés avec une bombe au napalm. Vous mettez ça dans un chalutier
pirate, et c’est terminé pour eux.
— Guidage par infrarouge et radar ? demanda Costas.
— Exact. Nous venons tout juste de terminer la modernisation. Cela
augmente la portée du missile de plus de dix milles nautiques.
— Avez-vous déjà procédé à des interceptions ? »
Ibrahim secoua la tête.
« Vous arrivez au moment où nous redevenons vraiment opérationnels. Il
y a quelques années, la marine n’existait pas, car elle avait été démantelée il
y a plus de vingt ans lors de l’effondrement du pays. C’est à ce moment-là
qu’a vraiment commencé le problème de la piraterie. Aujourd’hui encore,
nous sommes à peine efficaces comme garde-côtes, avec nos trois mille
kilomètres de rivage à patrouiller.
— Quel est le rayon d’action de vos navires ? demanda Costas.
— Mille huit cents milles nautiques à quatorze nœuds. Les deux
bâtiments qui ne sont pas ici sont basés plus au nord sur la corne de
l’Afrique, de façon à ce que nous puissions rallier n’importe quelle partie de
la zone d’exclusion économique dans les douze heures. Nous ne possédons
pas assez de navires pour être capables de répondre aussi rapidement que
nous le voudrions à un appel de détresse provenant d’un bâtiment
marchand, mais c’est mieux que rien. Depuis notre base du Nord, nous
avons effectué des patrouilles communes avec la marine yéménite dans la
mer Rouge et autour de l’île de Socotra.
— À part les missiles, de quelles armes sont-ils équipés ? demanda
Costas.
— Deux canons jumeaux AK-230 de 30 mm, qui peuvent tirer chacun
deux mille coups. Là encore, c’est de l’équipement soviétique, mais nous
l’entretenons avec soin, et il fonctionne.
— Comment se présente la situation en ce qui concerne la piraterie en ce
moment ? demanda Jack. Le commandant actuel de la Force opérationnelle
combinée 150 à Bahreïn est un vieil ami, mais je voulais assurer la liaison
avec vous avant de le contacter. »
Ibrahim s’enfonça dans son siège.
« Au cours des dernières années, la CTF-150 a gardé le contrôle et le
nombre d’incidents a été réduit considérablement. Mais la nouvelle
administration américaine est en train de repenser son rôle dans la guerre
contre le terrorisme, il y a une focalisation sur le regain de tension avec
l’Iran et sur la nécessité d’une plus grande présence navale en Méditerranée
pour y combattre le terrorisme, et la corne de l’Afrique ne présente plus le
même intérêt qu’auparavant. Nous avons appris à nos dépens qu’une fois
qu’un problème semble résolu et que d’autres se retrouvent sous les feux de
l’actualité, la volonté politique de soutenir les nations pour poursuivre leur
engagement s’évapore littéralement.
— Il se passe trop de choses, tout simplement, remarqua Jack.
— La crise des réfugiés qui se poursuit en Méditerranée, enchaîna
Ibrahim en hochant la tête, la guerre au Moyen-Orient qui appelle de plus
en plus d’acteurs, le conflit avec les terroristes en Libye, notre propre
combat contre les shebab dans le sud du pays. Et pendant ce temps, les
ressources que les villages côtiers somaliens tirent de la pêche se sont de
nouveau terriblement réduites, et les navires-usines étrangers ont
recommencé à franchir la limite de nos eaux territoriales, chose contre
laquelle nous sommes relativement impuissants, étant donné le petit nombre
de nos patrouilleurs. Le résultat, c’est que nos pêcheurs en sont réduits au
désespoir et ont de nouveau tendance à accepter l’argent qu’on leur propose
pour aller attaquer les navires marchands étrangers, et le problème de la
piraterie a repris de l’ampleur. Rien qu’au cours des six derniers mois nous
avons eu huit attaques, et des millions payés en rançons. Naturellement, les
hommes qui se chargent du sale boulot en voient à peine la couleur.
— Il y a toujours un donneur d’ordres, remarqua Jack d’un air sombre.
Qui est derrière tout ça ?
— Les organisations terroristes, répondit Ibrahim en faisant la moue,
considèrent la côte somalienne avant tout comme un terrain de recrutement
pour des fantassins. Je ne parle pas des attaques suicides à la bombe, des
fanatiques, mais de chair à canon, de mercenaires peu rétribués que l’on
trouve à foison et que l’on peut facilement remplacer. Ce sont ces hommes
que nous tuons lorsque nous nous attaquons aux terroristes, tout autant que
les recrues occidentales naïves et les djihadistes purs et durs.
— Les extrémistes ne sont donc pas réellement intéressés par les
opérations de piraterie. »
Ibrahim secoua la tête négativement.
« Les quelques millions de dollars qu’ils pourraient tirer des rançons ne
représenteraient rien pour eux, comparés aux sommes énormes qu’ils
récoltent en contrôlant la fourniture du pétrole au Moyen-Orient et en
Libye. Ils savent que si nous détectons qu’ils s’investissent dans la piraterie,
la réaction occidentale pourrait leur être préjudiciable. Ce ne serait pas une
guerre militaire avec frappes de drones, mais une guerre informatique : la
fermeture de comptes bancaires, le gel des transactions. À moins de se faire
payer les rançons en liquide, ceux qui les exigent doivent révéler des détails
bancaires à un niveau ou à un autre pour être payés, et c’est leur talon
d’Achille. La plupart des organisations terroristes ont élaboré des montages
financiers astucieux et évitent soigneusement cet écueil. Même leur activité
de recrutement au sein des villages est difficile à repérer, car ils emploient
les agents qui enrôlent aussi pour la piraterie. Quelques centaines de dollars
changent de main, quelques jeunes gens de plus disparaissent et se
retrouvent, soit en mer, soit dans les camps d’entraînement terroristes du
nord, et certains ne reviennent jamais. Peu à peu, les communautés de
pêcheurs sont vidées de leurs forces vitales. C’est devenu le mode de vie,
ici.
— Et qui donc tient les cordons de la bourse pour les pirates ? » demanda
Costas.
Ibrahim lui lança un regard sombre.
« Des consortiums d’investissement occidentaux, des opérateurs de fonds
spéculatifs, qui œuvrent en utilisant un si grand nombre de couches de
complexité financière qu’il est impossible de les retrouver. Il n’est pas
question d’un cerveau démoniaque, mais seulement de quelques courtiers
très satisfaits d’investir de l’argent chez des marchands d’armes qui
commercent avec des régimes despotiques ou des trafiquants de drogue et
font grimper leurs prix lorsqu’ils ont un monopole. On cherche à
comprendre comment un enfant-soldat peut tirer sur ses propres voisins en
Centrafrique, comment une mère peut mourir faute de soins parce qu’elle
n’a pas de quoi payer les médicaments, ou comment le corps criblé de
balles d’un pirate peut flotter près des côtes somaliennes, ou encore la
terreur d’un otage dans une vidéo de rançon. Le véritable coupable est
l’investisseur ordinaire qui vit dans la prospérité en Occident, où on a peine
à imaginer ces réalités. Il confie son argent à un courtier et lui demande un
certain taux de rendement. Pour ceux qui transmettent l’argent le long de la
chaîne qui conduit à la réalité des faits, cela ne change rien, qu’il s’agisse
de recherche pétrolière ou minière, ou d’industrie pharmaceutique,
d’armement ou de piraterie, et la moralité n’a pas vraiment grand-chose à
voir là-dedans. On peut ajouter à cette liste le problème de surpêche que
nous connaissons. Grâce au courant dont nous bénéficions, nous devrions
avoir les eaux les plus poissonneuses de toute l’Afrique, et cependant nos
pêcheurs sont parmi les plus pauvres. Pourquoi ? Parce que des sociétés de
pêche étrangères soutenues par des investisseurs occidentaux ont profité de
l’anarchie qui régnait en Somalie pour envoyer dans nos eaux territoriales
des gros chalutiers et des navires-usines, car ils savaient que nous n’avions
aucun moyen de faire respecter nos droits. La conséquence est que notre
stock halieutique est décimé et commence seulement à se reconstituer. Plus
les investisseurs occidentaux engrangent de bénéfices, plus nos populations
tombent en dessous du seuil de pauvreté. Telle est la réalité du capitalisme
et du tiers-monde.
— On constate plus ou moins la même chose avec les chasseurs de
trésors, ajouta Jack. Les investisseurs qui les financent par l’intermédiaire
du même style de consortiums sont souvent des gens corrects qui sont
probablement atterrés lorsqu’ils voient des images de destruction de sites
antiques par des terroristes, et qui apprécient beaucoup la visite des musées
avec leurs enfants. Peu d’entre eux soupçonnent que leur argent sert à
financer le pillage et la destruction injustifiée de sites archéologiques. »
Ibrahim hocha la tête, songeur, puis se redressa et regarda sa montre.
« Que puis-je donc faire pour vous ? Zahid est un vieil ami, et, bien sûr,
je voulais faire la connaissance du fameux Jack Howard. Mais vous n’êtes
pas venu ici pour combattre les pirates. »
Jack sortit son téléphone, chercha une photo et fit passer l’appareil sur la
table.
« Que savez-vous de ce bâtiment ? »
Ibrahim y jeta un coup d’œil.
« Le Deep Explorer. Zahid m’a dit que vous étiez sur sa piste. Cela fait
trois jours que nous le surveillons, depuis qu’il est apparu sur nos écrans. Il
est la propriété d’une société de chasseurs de trésors qui porte le même nom
et qui est spécialisée dans la recherche d’épaves. Naturellement, vous devez
tout savoir sur eux.
— Costas et moi, nous formions il y a quinze jours l’équipe mandatée par
les Nations unies pour contrôler une épave de la Seconde Guerre mondiale
sur les côtes de la Sierra Leone, qu’ils avaient l’intention de saccager.
Disons que les choses ne se sont pas passées exactement comme ils
l’espéraient. Je connais personnellement leur patron et ce qui le motive,
c’est un type nommé Landor. Notre propre suivi satellite à l’UMI nous a
permis de voir qu’après le Sierra Leone ils s’étaient dirigés vers Le Cap
pour arriver jusqu’ici. Avez-vous pu déterminer la raison de leur présence ?
— Ils sont restés en dehors des eaux territoriales et ils sont donc au-delà
de notre juridiction. Lorsque nous avons détecté la présence du Deep
Explorer, nous avons procédé aux vérifications d’usage et tout semble en
ordre, son identification, les compétences de l’officier, tout est correct du
point de vue administratif. Il n’y avait aucune raison de se faire du souci.
Jusqu’à hier matin. »
Jack le regarda fixement.
« Continuez. »
Ibrahim désigna un des officiers assis à côté de lui, un jeune homme
barbu dont la tenue était impeccable.
« Je vais plutôt laisser le lieutenant Ahmed raconter la suite. C’est lui qui
s’est chargé de l’opération. »
L’officier se leva avec raideur et dit, dans un anglais parfait :
« Tout d’abord, professeur Howard, permettez-moi de vous dire
l’immense plaisir que j’ai à vous rencontrer. Je suis passionné de plongée et
j’ai suivi toutes vos aventures avec beaucoup d’intérêt, ainsi que celle du
professeur Costas, ajouta-t-il en saluant ce dernier. Si je peux vous être utile
en quoi que ce soit, particulièrement sous l’eau, je vous serais reconnaissant
de me le faire savoir.
— J’apprécie beaucoup et je n’y manquerai pas, dit Jack en souriant.
Dites-nous maintenant de quoi il retourne. »
Ahmed désigna la carte placée sur le mur.
« Hier matin, à onze heures environ, quatre membres de l’équipage du
Deep Explorer ont débarqué dans ce village sur la côte nord-est de la
Somalie à bord d’un Zodiac. Nous avons des informateurs dans tous les
villages côtiers, de sorte que nous avons été tenus au courant de tout ce
qu’il s’est passé. Ils ont recruté l’une des plus connues bandes de pirates. Ils
se sont baptisés eux-mêmes badaandita badah, les “sauveurs des mers”,
que leur chef a abrégé en Badass Boys. Contrairement aux Somaliens qui
n’ont pas eu d’autre choix que la piraterie parce qu’ils n’avaient pas
d’emploi, les Boys sont des voyous de Mogadiscio et de l’intérieur des
terres, d’anciens hommes de main des villes qui n’ont jamais connu que la
guerre. Leur chef, qui a vécu son adolescence aux États-Unis et se fait
appeler le Boss, vient tout juste de se faire libérer de prison. À chaque fois
qu’il est incarcéré, il arrive à sortir sur une erreur de procédure et nous
pensons que c’est parce que les agents des investisseurs occidentaux le
soutiennent financièrement et offrent des pots-de-vin à la justice. Avec ses
Boys, il a organisé la capture d’une demi-douzaine de navires depuis un an,
qui ont rapporté plusieurs millions de rançon. C’est également un sadique
violent, responsable de plusieurs meurtres, y compris parmi ses propres
troupes lorsqu’il y en a un qui lui déplaît.
— Je n’arrive pas à croire que les gens du Deep Explorer se mêlent de
piraterie, remarqua Costas en secouant négativement la tête. Ils n’ont guère
de scrupules, mais ça, ce serait carrément de la folie.
— Ils ont recruté les pirates comme hommes de main, mais nous croyons
que leur objectif n’a rien à voir avec la piraterie. »
Ahmed se rassit, rapprocha son siège de la table et se pencha vers Jack en
le fixant avec un grand intérêt.
« Avec mon club, nous avons exploré les fonds sous-marins de toute la
côte somalienne depuis que les choses se sont calmées par ici et nous
connaissons l’emplacement de nombreuses épaves. Plusieurs d’entre nous
s’intéressent particulièrement aux épaves de la Seconde Guerre mondiale, et
nous avons effectué des recherches approfondies à leur sujet, y compris
dans des sources documentaires provenant d’observateurs italiens,
allemands et alliés qui étaient basés dans cette région. Il n’y en a pas
beaucoup le long de cette côte car elle se trouvait éloignée des principaux
théâtres d’opérations, mais le plus mystérieux, c’est ce que nous avons
trouvé sur l’U-Boot U-409, de type Xb. »
Jack le regarda avec étonnement.
« Que savez-vous à son sujet ?
— On l’a vu pour la dernière fois le 26 mai 1945, presque trois semaines
après la fin de la guerre avec les nazis. Sa dernière position connue se situe
près de la côte sud de la Somalie où il a été repéré par un Liberator de
l’aviation américaine qui effectuait une patrouille de routine depuis Aden.
On a supposé qu’il faisait surface avec l’intention de se rendre, mais il a
plongé après avoir vu l’avion et il n’a jamais plus refait surface.
— Quelle était sa route ? »
Ahmed pointa une règle sur la carte.
« Selon le journal de bord du Liberator, l’U-Boot se dirigeait à environ
deux cent trente degrés. D’après sa position à ce moment-là, cela indique
qu’il se dirigeait droit sur l’archipel de Socotra.
— Sait-on autre chose à son propos ? demanda Jack, vivement intéressé.
— Très peu de chose, répondit Ahmed en secouant la tête. C’est comme
s’il avait été effacé de l’histoire.
— Dans ces moments-là, intervint Ibrahim, il y avait des U-Boots qui
emmenaient des nazis en fuite avec leurs possessions dans des endroits sûrs,
non ? Est-ce que ce n’est pas comme cela que certains ont atteint
l’Amérique du Sud ?
— La partie nord-ouest de l’océan Indien ne semble pas vraiment
constituer un emplacement favorable pour l’instauration d’un nouveau
Reich, remarqua Ahmed.
— Est-ce que les sous-marins de transport de type Xb n’étaient pas
utilisés pour le commerce secret entre l’Allemagne et le Japon ? lui
demanda Costas.
— C’est exactement ce que j’étais en train de penser, s’exclama Jack, en
se souvenant de ce que Louise leur avait dit deux jours auparavant. L’or en
échange de matières premières et de technologie. L’U-235 est un exemple
sur lequel on possède des informations : il a été capturé à la fin de la guerre
dans l’Atlantique Nord, avec un chargement d’armes, de fournitures
médicales, de lentilles optiques, même un avion de chasse à réaction Me-
262 en pièces détachées, tout cela destiné au Japon en échange d’or.
— S’il y a de l’or à la clef et que les chercheurs du Deep Explorer ont eu
vent de cela, alors cela suffit largement à expliquer leur présence ici »,
affirma Ibrahim.
Jack réfléchit intensément. Il se souvint de sa rencontre avec
Collingwood aux Archives nationales et de ce que celui-ci lui avait laissé
supposer à propos de nouveaux éléments pour le Deep Explorer et Landor
permettant de trouver quelque chose dans ces eaux. Tout commençait à se
mettre en place.
« L’U-235 transportait quelque chose d’autre, n’est-ce pas, Jack ? » lui dit
Costas à voix basse.
Il sentit une main glacée lui enserrer l’estomac et il eut peine à avaler sa
salive.
« Oui, répondit-il. Cela a été classé secret pendant des années après la
guerre, dissimulé par les agents des services secrets américains qui l’ont
déchargé après sa capture. Il transportait cinquante cubes de plomb
d’environ vingt-cinq centimètres étiquetés U-235, ainsi que des cylindres de
plomb recouverts d’or portant la même inscription. Il faut juste préciser
qu’U-235 n’est pas la désignation d’un U-Boot.
— Il s’agit de l’uranium 235, expliqua Ahmed, de l’oxyde d’uranium.
— Environ six cents kilos, suffisamment pour produire quatre kilos
d’uranium après traitement, précisa Jack. On pense que les Américains qui
ont mis la main dessus l’ont envoyé secrètement pour l’utiliser dans le
cadre du projet Manhattan, et qu’il est même possible qu’il ait servi à
fabriquer les bombes de Hiroshima et de Nagasaki : terrible ironie du sort,
si l’on considère qu’à l’origine il avait été destiné à être utilisé par les
Japonais. Cette quantité aurait représenté environ dix pour cent de la
matière fissile nécessaire pour faire une de ces bombes. Non raffiné, il peut
être utilisé par quiconque possède quelques connaissances dans le domaine
de la fabrication des bombes pour faire des douzaines de bombes sales,
assez pour irradier des villes dans le monde entier.
— Dieu tout-puissant, murmura Ibrahim. C’est horrible car cela en fait
un enjeu considérable.
— Landor ne s’abaisserait pas à cela, je pense ? s’interrogea Costas. Les
seuls preneurs possibles seraient les terroristes. »
Jack lui jeta un regard sombre.
« Je ne pense pas qu’il lui reste le moindre soupçon de moralité. »
Costas tapota la carte.
« Ce que je ne comprends toujours pas, c’est la destination de l’U-Boot.
Y avait-il des bases de ravitaillement dans cette zone ? »
Ahmed se pencha vers lui et lui expliqua, en le fixant attentivement :
« Comme cette côte s’est trouvée sous contrôle italien au début de la
guerre, il semble concevable qu’ils aient pu construire un abri sous-marin
secret pour leurs bâtiments à long rayon d’action. Nous avons eu une
révélation lorsque, avec mon club, j’ai plongé à la hauteur du village de
Bereeda à la pointe nord-est de la Somalie, éloignée de seulement cinquante
milles marins des îles les plus proches de l’archipel de Socotra. Un vieux
pêcheur qui connaissait notre intérêt pour les épaves de la Seconde Guerre
mondiale nous a dit que, au cours de l’été précédant la guerre, il avait vu un
cargo italien jeter l’ancre près de l’une des îles et y décharger du matériel
lourd. Le navire est resté sur place, et des hommes ont continué à travailler
sur l’île pendant plusieurs mois après cela, puis ils ont disparu. On ne voyait
pas grand-chose du résultat de leurs efforts, excepté une petite base navale
de garde côtière, d’où lui et les autres pêcheurs avaient été écartés sans
ménagement lorsqu’ils s’en étaient trop rapprochés. Il n’était jamais
retourné sur l’île après la guerre car la pêche n’était plus rentable. »
Costas regarda Jack.
« Qu’est-ce qui peut bien conduire un commandant d’U-Boot à
dissimuler son bateau dans un abri secret situé loin de la route entre
l’Atlantique et le Japon, après la fin de la guerre avec l’Allemagne ?
— Il faudrait lui poser la question, répondit Jack. Qu’est-ce qui pourrait
amener un commandant d’U-Boot à poursuivre la livraison de son
chargement au Japon ? Les commandants d’U-Boot n’étaient pas tous des
nazis fervents, et à cette époque, la plupart d’entre eux ne voulaient
probablement que la fin de la guerre. Et même pour ceux qui étaient nazis,
ce n’était pas le grand amour avec les Japonais, et cela ne les intéressait pas
beaucoup de soutenir leur cause après la défaite de l’Allemagne.
— Alors, tu veux dire qu’il a trouvé un refuge pour voir venir, un abri
secret éloigné de la zone de guerre ?
— Probablement plus que cela. S’il transportait aussi un chargement
d’or, lui et son équipage auraient pu tirer quelque chose de la guerre, après
tout.
— En supposant qu’ils n’aient pas été irradiés, remarqua Costas. C’est
peut-être pour ça que tous les poissons sont morts. »
Jack se tourna vers Ahmed.
« Pouvons-nous parler à ce pêcheur ? »
Ahmed jeta un coup d’œil à Ibrahim.
« Il a disparu il y a deux jours. Son bateau se trouve toujours dans le port
et sa femme dit que des hommes sont venus le chercher dans la nuit. Cela
arrive hélas assez souvent par ici, mais il y a eu un incident particulier
pouvant expliquer ce cas-ci. Depuis que le Deep Explorer est arrivé dans les
parages il y a quelques jours, on a beaucoup questionné les habitants tout le
long de la côte sur la localisation d’épaves. Les gens qui posent les
questions sont les mêmes qui agissent habituellement comme recruteurs
pour les pirates ou les terroristes, et nous pensons qu’ils ont été payés par
quelqu’un qui a abordé depuis le navire. Un d’entre eux interrogeait des
pêcheurs dans le village de Bereeda la veille de la disparition du vieil
homme. »
Jack souffla avec force.
« Savez-vous où se trouve l’île ?
— Près des îles de Samhah et Darsah, répondit Ahmed en les indiquant
du doigt sur la carte. Elles font partie de l’archipel qui s’étend entre l’île de
Socotra et la côte somalienne. C’est une île inhabitée, bien qu’elle soit
normalement sous contrôle yéménite. Nous n’avons pas encore eu la
possibilité de nous y rendre. »
Jack s’adressa à Ibrahim.
« Admettons que nos amis du Deep Explorer aient connaissance de ces
informations sur l’U-409. Comment pensez-vous qu’ils vont jouer la
partie ? »
Ibrahim réfléchit quelques instants, puis montra la carte.
« Le Deep Explorer se trouve ici, à environ deux jours de navigation de
Socotra. Nous savons qu’ils ont employé les Badass Boys, dont la base se
trouve environ aux deux tiers de la côte vers le nord, à environ une centaine
de milles nautiques de l’île. Les Boys effectuent leurs attaques de piratage à
partir d’un chalutier qui fait office de navire ravitailleur pour les
embarcations légères et rapides utilisées pour aborder les vaisseaux
marchands. Peut-être qu’en l’occurrence le Deep Explorer joue le rôle de
bâtiment ravitailleur pour le chalutier qui va faire le travail. Le chalutier
serait beaucoup moins repérable, ce qui n’est pas sans importance au
moment où les Iraniens commencent à effectuer des sorties aériennes
hostiles dans ce secteur. »
Jack réfléchissait à plein régime. S’il existait une base secrète d’U-Boots
sur l’île, se pouvait-il également qu’elle ait été utilisée par l’Ahnenerbe
pour y entreposer les artefacts volés au cours de leurs expéditions dans le
nord-est de l’Afrique, dans des lieux comme Magdala ? Il aurait été
cohérent de transporter les objets jusqu’en Allemagne par U-Boot, projet
qui aurait pu être reporté indéfiniment au moment où les couloirs maritimes
étaient sous le contrôle des Alliés. Il scruta la carte, vit l’île de Socotra et le
groupe d’îles plus petites à l’ouest, à mi-chemin entre la corne de l’Afrique
et la côte d’Arabie. Il leva les yeux vers Ibrahim.
« Vous m’avez dit que vous aviez de bons rapports avec la marine
yéménite ? »
L’officier acquiesça de la tête.
« Le problème, c’est qu’ils sont à peu près aussi bien équipés que nous,
et ont du fil à retordre avec leur propre guerre civile et la situation
iranienne.
— Je vais en parler à mon ami qui commande la Force opérationnelle
combinée 150. Mais j’imagine qu’ils ne pourront réagir qu’en cas de
menace imminente ou d’incident. Ce que nous pouvons leur affirmer
maintenant avec certitude ne sera pas suffisant pour justifier l’envoi d’un
navire de guerre alors qu’ils sont soumis par ailleurs à une grande tension.
Notre propre bâtiment de recherche, le Seaquest, se dirige par ici aussi vite
que possible depuis le Sri Lanka où il travaille à notre projet en cours, mais
cela va prendre plusieurs jours, et je ne veux pas le risquer dans ces eaux
sans la protection de la CTF-150, surtout avec la menace croissante d’attaque
aérienne de la part des Iraniens. »
Ibrahim se redressa sur son siège.
« Alors, nous n’avons pas le choix. C’est une situation qui demande une
action directe. Je vais autoriser le déploiement de nos propres forces.
— Combien de temps au minimum vous faut-il pour nous conduire sur
cette île ? »
Ibrahim jeta un coup d’œil à l’autre officier assis à côté de lui.
« Le capitaine de vaisseau Fazahid et moi allons mettre au point les
détails de l’opération. Mon plan consisterait à envoyer une des deux
vedettes lance-missiles basées au nord-est du pays, celle qui sera la plus
proche de l’île. Nous vous transporterons là-bas par hélicoptère avec une
section de marines pour rejoindre le navire et être prêt à monter à son bord
d’ici douze heures. Je prendrai moi-même le commandement de ce
bâtiment. Même si nous dépassons le chalutier, nous devons travailler en
supposant que les pirates peuvent déjà se trouver dans l’île et qu’il pourrait
y avoir une épreuve de force. Les Badass Boys… on dirait une blague, mais
je peux vous assurer qu’ils ne plaisantent pas. Ce sont des combattants
endurcis qui viennent de Mogadiscio et ont participé à de nombreuses
atrocités avant d’être recrutés dans la bande. Ils n’ont aucune pitié, et nous
ne ferons preuve d’aucune pitié avec eux. Avec ces gens-là, quand on tire,
c’est pour tuer. »
Jack se leva, sortit son téléphone et jeta un coup d’œil à ses messages.
« Zahid nous attend à l’extérieur. Il faut que je le mette au courant et que
je contacte l’UMI. Ensuite, je dois faire une visite à l’ambassade de Grande-
Bretagne. »
Ahmed se leva également en prenant sa casquette.
« Si nous cherchons un abri sous-marin creusé dans la roche, il va être au
moins en partie submergé. J’imagine que nous pourrions avoir besoin d’un
peu d’équipement de plongée.
— C’est toujours une bonne idée, répondit Jack. Vous pouvez vous
concerter avec Costas à ce sujet. Et il a parlé de la possibilité de
radioactivité. Nous aurons besoin de combinaisons NBC juste au cas où. Il
en faut suffisamment pour les marines et l’équipage également. »
Ahmed acquiesça de la tête et Ibrahim se leva lui aussi.
« Rendez-vous ici à dix-huit heures, prêts à partir. Nous vous équiperons,
et vous pourrez manger au mess. Et, avant que vous ne partiez, autre chose :
êtes-vous armés ?
— Zahid l’est, mais pas nous.
— À Mogadiscio, vous devez être sur vos gardes. Cette ville grouille de
kidnappeurs et d’informateurs. Quelqu’un doit déjà vous avoir remarqué et
passé le mot, et vos amis du Deep Explorer sont probablement au courant.
Si ce vieux pêcheur a pu être enlevé en plein jour, c’est la même chose pour
vous. Nous ne tenons pas du tout à ce que Jack Howard soit enlevé pour en
tirer une rançon ou, plus vraisemblablement, qu’on trouve son cadavre
flottant sur la côte avec une balle dans la tête. Le caporal ici présent va vous
escorter à l’armurerie en sortant d’ici et vous fera attribuer des armes de
poing et des tenues de protection. Ne faites à Mogadiscio que ce qui est
absolument indispensable et revenez ici aussitôt que possible. Deux de mes
marines vont vous accompagner dans le véhicule de Zahid.
— Entendu, répondit Jack. Merci. »
Ibrahim lança à Jack un regard déterminé et lui serra la main.
« Ce sera un plaisir de travailler avec vous.
— Pour moi aussi », assura Jack en la lui serrant fermement.
Costas finit de rédiger au crayon une liste des équipements nécessaires et
la passa à Ahmed.
« Il ne faut rien négliger. Nous assumerons tous les frais et ensuite nous
vous offrirons, à vous et à votre club, la plongée de votre vie lorsque le
Seaquest arrivera et que tout cela sera terminé.
— Une excellente perspective, répondit Ahmed, rayonnant. J’ai hâte de
les mettre au courant. »
Costas gratta son menton mal rasé et regarda Jack attentivement.
« On dirait que ça recommence. C’est parti ? »
Jack empocha son téléphone et inspira profondément.
« C’est parti. »
20

D eux heures
somalienne,
après avoir quitté le quartier général de la marine
Jack se trouvait à l’ambassade de Grande-Bretagne à
Mogadiscio dont le bâtiment était entouré d’un imposant dispositif de sûreté
et situé à l’intérieur du périmètre de sécurité de l’aéroport international. Il
portait le gilet pare-balles qu’on leur avait fourni à l’armurerie navale en
même temps que les armes de poing, mais en entrant, une heure auparavant,
il avait enlevé son casque et confié le Beretta à la sentinelle des Royal
Marines. Il regarda l’Union Jack qui claquait au-dessus de l’entrée et
éprouva la chaleur du soleil sur son visage. Comme la marine somalienne,
l’ambassade avait été fermée lorsque la ville était tombée dans l’anarchie
en 1991 et avait été réouverte sur ce site différent quelques années
auparavant seulement. L’époque où des clans rivaux avaient fait de
Mogadiscio un champ de bataille sans lois et l’endroit le plus dangereux au
monde était révolue, mais la guerre contre les extrémistes shebab y
demeurait larvée et la violence des bandes bouillonnait sous la surface, tout
juste réprimée par la présence militaire de l’Union africaine. Cela signifiait
que, dans de nombreux quartiers de la ville, les gens vivaient pratiquement
confinés. En chemin, par trois fois, ils avaient entendu des fusillades,
reconnu le claquement caractéristique des kalachnikovs, et Zahid avait
conduit comme un fou entre les points de contrôle. Comme tant de ses
compatriotes qui essayaient actuellement de sauver la Somalie, il avait fui
Mogadiscio en 1991, lorsqu’il était adolescent, pour aller vivre en Occident,
mais il était revenu depuis assez longtemps pour connaître les dangers que
l’on courait à se déplacer dans une ville où l’anarchie risquait toujours de
s’installer.
Jack se dirigea vers l’entrée et récupéra son casque et le Beretta auprès de
la sentinelle. Il en vérifia le magasin avant de le remettre dans son étui de
ceinture. Il avait dû effectuer cette visite à la représentation diplomatique
pour expliquer la raison de leur présence en Somalie à l’ambassadrice et
pour définir un éventuel programme d’aide aux communautés de pêcheurs
avec un haut fonctionnaire britannique du développement international qui
se trouvait en visite. Pendant ce temps, Zahid et Costas s’étaient rendus au
Musée national pour livrer un manuscrit en arabe qui venait du département
de restauration de l’UMI et que Costas avait apporté. Ils avaient déposé Jack
à l’ambassade et avaient foncé avec la jeep, Zahid toujours au volant et les
deux marines somaliens à l’arrière. Ils étaient partis depuis une heure et ne
devaient pas tarder à revenir. Jack vérifia son téléphone et n’y trouva que le
texto que Costas lui avait envoyé il y avait dix minutes, pour l’informer
qu’ils avaient quitté le musée. Jack voulait retourner à la base navale pour
que Costas puisse se mettre en rapport avec Ahmed et vérifier entièrement
l’équipement de plongée qu’ils avaient demandé. Il se sentait nerveux et
avait hâte d’agir. Il ne pensait déjà plus qu’à la longue traversée en vedette
qu’ils avaient prévue pour la nuit en direction de l’île. Il était à la fois excité
et inquiet de ce que leur réservait la suite des événements.
Il entendit une nouvelle fusillade dans la ville, bien plus rapprochée cette
fois-ci que les précédentes. Cela se passait tout près de l’enceinte de
l’aéroport. Les longues rafales de kalachnikov furent suivies par une
succession de coups de feu isolés tirés par une arme de poing, puis ce fut le
silence. Le sergent des marines posté en sentinelle lança, dans le micro qu’il
portait à l’épaule :
« Fusillade en limite extérieure. Alerte rouge. Je répète, alerte rouge. »
Quatre des marines s’installèrent immédiatement en position couchée
derrière les sacs de sable de chaque côté de l’entrée, prêts à tirer. Un autre,
muni d’un fusil à lunette, sortit en toute hâte du poste de garde et prit
position derrière une butte dix mètres plus loin, près des barbelés. Le
sergent jeta un coup d’œil à Jack.
« Ce genre de fusillade arrive en général environ deux fois par mois sur
le périmètre de l’aéroport. Nous redoutons surtout une attaque suicide avec
une voiture pleine d’explosifs qui franchirait le périmètre de sécurité et se
dirigerait vers nous. »
Ils entendirent encore quatre coups de feu, tirés plutôt par une arme de
poing que par un fusil, suivis d’une nouvelle rafale de kalachnikov. Jack
avait compté les tirs de pistolet. Cela en faisait quinze, ce qui correspondait
à un chargeur de Beretta. Il sentit brusquement son estomac se nouer sous le
coup de l’anxiété. Son téléphone sonna. C’était Costas, à peine audible.
« Jack, je suis O.K. Zahid a été touché. On en a éliminé autant qu’on
pouvait. Je crois qu’ils vont m’emmener. Je… »
Il y eut un fort grésillement, puis le silence.
Jack s’adressa au sergent :
« Il faut que vous m’emmeniez là-bas. Ce sont mes amis. »
Le sergent hocha la tête et ordonna, en pointant du doigt deux autres
marines dans la guérite :
« Anderson, Bailey. Avec moi. »
Il courut jusqu’à la jeep qui était garée derrière la guérite, suivi par Jack
et les deux hommes. Ils montèrent, les deux marines à l’arrière et Jack à
l’avant. Le sergent démarra en trombe, passa l’entrée et s’engagea sur la
route d’accès, en faisant crisser les pneus dans le virage proche du
périmètre de l’aéroport. Tout en conduisant, il avait envoyé un message
radio au commandant du détachement de l’Union africaine qui assurait la
sécurité de l’aéroport, et la grille était déjà ouverte. Il s’y arrêta, se pencha à
la portière et dit quelques mots à l’officier kényan responsable, puis
démarra sur les chapeaux de roues.
« En fait ce n’était pas une attaque de terroristes sur l’aéroport. On dirait
que c’était dirigé précisément contre vos amis. Un contrat de meurtre ou
d’enlèvement. Ça a l’air grave. »
Ils prirent un autre virage, sortirent en trombe de l’enceinte et se
retrouvèrent dans les rues de la ville, puis la jeep stoppa dans un crissement
de pneus. Une scène de carnage s’étalait devant eux. Le véhicule tout
terrain de Zahid était étrangement bloqué et ne reposait que partiellement
sur l’asphalte. De la fumée s’échappait en volutes épaisses de son moteur et
ses pneus avaient tous été crevés. Tout autour, six corps gisaient dans des
flaques de sang, dont deux étaient ceux des marines somaliens qui
accompagnaient Zahid, tandis que les autres étaient clairement ceux des
attaquants. De nombreuses douilles jonchaient le sol, mais toutes les armes
avaient été ramassées et on voyait des marques de pneus sur le sang et sur
un des corps. Jack vit Zahid dans la jeep, du côté qui lui était opposé. Il était
appuyé sur une portière criblée d’impacts de balles.
« Attendez, dit-il au sergent. Il y en a un qui est encore vivant. »
Il dégaina son Beretta, ouvrit la portière et sortit. Il courut au véhicule.
Zahid s’affala lourdement sur le sol, resta assis un instant, puis tomba sur
les coudes en se tordant sur le côté. Jack s’agenouilla près de lui et le blessé
ébaucha faiblement un geste du bras.
« Ils ont pris Costas. Pas les shebab. Badass Boys. Je les avais vus dans
le village de pêcheurs. Le Boss était avec eux. Ils sont partis dans une
Toyota, en direction du nord. »
Jack vit que la balle avait pénétré dans la poitrine de Zahid sous son bras
gauche, à un endroit qui n’était pas protégé par le gilet pare-balles. Le jeune
homme toussa, cracha du sang, puis se laissa aller en arrière. Un flot
écarlate s’échappa de sa blessure, ainsi que de son nez et de ses lèvres, et se
répandit sous lui. Jack, à genoux, lui soutint la tête pour essayer de le
soulager. Son visage était livide, et il toussa et cracha encore du sang, plus
faiblement cette fois-ci.
« Jack, murmura-t-il, le souffle rauque, dans mon portefeuille. »
Jack tâta rapidement la poche à fermeture à glissière du pantalon de
treillis qu’il portait et en sortit le portefeuille, qu’il ouvrit. Zahid leva un
bras faiblement et en sortit à moitié une photo, avec difficulté, puis son bras
retomba. Jack la sortit complètement et la lui montra.
Zahid, les yeux regardant dans le vide, au-delà de Jack, chuchota de
façon à peine audible :
« Je n’arrive pas à la voir. Ma femme et ma fille. Je vous ai parlé d’elles.
Je voulais vous les présenter. »
Son visage se figea. Tout était fini. Ses yeux restèrent à moitié ouverts et
sa mâchoire s’affaissa. Jack lui enleva son écharpe ensanglantée et lui en
voila le visage, puis il se releva et regarda autour de lui. Une foule
s’assemblait déjà, les enfants avaient l’expression figée de ceux qui étaient
habitués à ce genre de scène, l’esprit déjà ailleurs. Une voiture de police
arriva en dérapant sur le bitume, et il aperçut deux véhicules blindés de
l’Union africaine qui venaient du poste de garde de l’entrée et fonçaient
vers eux. La police penserait qu’il s’agissait d’une attaque des shebab, toute
la zone serait bientôt bouclée, et des barrages routiers seraient établis
partout. S’il ne partait pas immédiatement, il risquait d’être pris au piège
pendant des heures. Jack savait qu’il n’avait pas le temps de faire du
sentiment, mais seulement de réagir avec sang-froid, de façon chirurgicale.
Costas ne resterait en vie qu’aussi longtemps qu’il serait utile au
commanditaire des kidnappeurs, et cela risquait de ne pas être au-delà de
leur arrivée dans l’île et de leur découverte de l’abri des U-Boots.
Il s’écarta du corps de Zahid, garda le portefeuille avec la photo et courut
jusqu’à la jeep, où les marines étaient restés postés, prêts à tirer. Il sauta sur
le siège passager et demanda au sergent :
« Il faut que vous me conduisiez au centre de commandement de la
marine. Vous savez où c’est ?
— Oui, monsieur. Nous les aidons à entraîner leurs marines.
— Il faut que je m’y rende immédiatement.
— Il faudrait que j’en obtienne l’autorisation. »
Jack lui montra la carte d’identité de la marine qu’il avait utilisée à
l’ambassade et qui était toujours autour de son cou.
« Vous savez qui je suis ?
— Oui, monsieur.
— Alors, vous avez toutes les autorisations qu’il vous faut.
— Oui, monsieur. »
Le sergent passa la première et démarra en trombe, prit son virage sur les
chapeaux de roues, puis fonça sur la route principale parallèle au rivage,
dans la direction du quartier général de la marine.
« Nous ne pouvons pas utiliser les gyrophares et les sirènes, car cela fait
de nous des cibles pour les shebab, expliqua-t-il, tout en rétrogradant pour
dépasser une charrette tirée par un âne. Heureusement, il n’y a pas de
limitation de vitesse. »
Un flot d’adrénaline coulait dans les veines de Jack, et ses mains
tremblaient. Il sortit son téléphone et choisit le numéro, qu’il avait
préenregistré, du capitaine Ibrahim. Ce dernier décrocha aussitôt, et Jack le
mit rapidement au courant de la situation.
« Voici ce que j’aimerais que vous fassiez. Nous accomplissons la
mission comme prévu. Vous envoyez le navire de patrouille en direction de
l’île, avec un contingent de la marine à bord. Nous ne pouvons pas savoir
avec certitude si c’est là qu’ils ont emmené Costas, mais si les ravisseurs
sont bien ceux que Zahid nous a indiqués, alors il y a de bonnes chances
pour qu’ils l’emmènent en voiture le long de la côte et l’embarquent ensuite
sur le chalutier. Mais je voudrais d’abord faire un petit détour, si vous
pouvez m’y aider. La force somalienne de défense possède un ou deux
hélicoptères “Huey”, si je ne me trompe ? J’aimerais qu’on me dépose à
bord du Deep Explorer. Je voudrais dire un mot à quelqu’un qui se trouve à
bord. Et peut-être voudrez-vous suivre le développement en envoyant une
équipe pour les intercepter avec votre second navire de patrouille. Je crois
bien que le Deep Explorer va changer de route et se diriger vers les eaux
territoriales somaliennes, sans autorisation et avec des intentions pas très
claires. Vous n’aurez même pas besoin d’invoquer les lois internationales
pour les arraisonner. »
Il donna à Ibrahim le numéro d’immatriculation de leur jeep de façon à
prévenir les gardes postés devant le quartier général de la marine, puis il
remit son téléphone dans sa poche et regarda la route, tout en se raidissant à
cause des nids-de-poule et des bosses. Ils arriveraient dans dix minutes,
peut-être moins. Il avait, de façon presque irréelle, tous les sens en éveil,
comme s’il voyait les gens qu’ils dépassaient au ralenti, ce qui lui donnait
tout le temps de les examiner attentivement pour déterminer s’ils
constituaient des menaces. Il savait que c’était l’effet de l’afflux
d’adrénaline, un mécanisme de défense naturel. Il pensa à Zahid. Il tenait
toujours serrée dans sa main la photo, sur laquelle le sang séchait déjà.
Zahid avait prévu de passer chez lui sur le chemin du retour cet après-midi,
pour qu’ils puissent faire la connaissance de sa femme et de sa fille. Ils
avaient évoqué les épreuves et les joies de la paternité, et Jack lui avait
parlé de Rebecca. Il irait leur rendre visite lorsque tout cela serait terminé.
Pour l’instant, une seule chose dominait ses pensées, la seule chose qu’il
devait accomplir. Le venger.

Quatre heures plus tard, Jack contemplait l’océan Indien depuis la porte
de l’hélicoptère UH-1N Twin Huey au moment où la coque rouge bien
reconnaissable du Deep Explorer apparut. Son sillage indiquait qu’il
continuait à faire route de toute sa vitesse vers le nord, en direction de
Socotra, précisément ce qu’avaient révélé les images du satellite de
surveillance. Il se pencha en avant, à côté du tireur posté là. Son casque le
protégeait du bruit assourdissant du rotor, tandis que la visière donnait à la
mer une teinte verte irréelle. Il se remémora la dernière fois où il avait vu le
Deep Explorer, deux semaines auparavant, après avoir été récupéré, en
compagnie de Costas, par un Lynx de l’armée britannique. C’était après leur
plongée sur le Clan Macpherson, et il avait alors regardé la silhouette du
bateau disparaître derrière eux.
Il se souvint de ce qu’il avait éprouvé alors. Son soulagement était
tempéré par la sensation désagréable qu’il éprouvait toujours après ses
rencontres avec Landor. Celui-ci, grâce à la connaissance intime qu’il avait
de Jack, et aux conférences de presse qui montraient si habilement ses
opérations sous un jour archéologique légitime, lui avait toujours paru avoir
une longueur d’avance. Il était comme un criminel se jouant d’un détective
qui n’avait jamais les preuves nécessaires pour procéder à son arrestation.
Au cours de sa carrière, Jack avait eu affaire à des ennemis intraitables, des
seigneurs de la guerre qui contrôlaient sans scrupules le commerce des
antiquités, des sadiques mus par une idéologie perverse, mais avec Landor,
c’était différent, plus complexe. Archéologues et chasseurs de trésors ne
pouvaient que s’opposer, car leurs motivations étaient radicalement
différentes, et l’aspect moral de l’archéologie ne faisait aucun doute.
Cependant, pour Jack, l’aspect personnel, la vieille amitié et la passion de la
plongée qu’il avait partagée avec lui lors de leurs années de formation
l’avaient toujours empêché de s’opposer frontalement à Landor, et celui-ci
le savait. Parfois, il lui semblait que ce dernier était son double, une version
parallèle de lui-même vivant dans un univers dépourvu de morale et
d’idéaux, mais avec cette passion partagée qui avait fait de Landor
quelqu’un à part parmi ceux qu’il avait côtoyés dans le passé.
Cette fois, pourtant, c’était différent. Landor était allé trop loin. Sa soif de
richesse et son amertume, son désespoir d’avoir échoué à sortir de l’eau l’or
du Clan Macpherson l’avaient conduit dans des eaux trop profondes pour
lui. Jack était persuadé qu’il avait ordonné à la bande d’enlever Costas afin
de se servir de lui comme monnaie d’échange pour tenir Jack à distance
jusqu’à ce qu’ils trouvent l’U-Boot et l’île. Il avait toujours su qu’un jour
Landor ferait une erreur qui le mènerait à sa perte, quelque chose de plus
gros que les petits ennuis qu’il avait connus avec les gouvernements dans le
passé, mais il n’aurait jamais imaginé que l’enjeu serait aussi personnel.
Pendant presque tout le vol, il avait fait son possible pour ne pas penser à
l’endroit où se trouvait Costas à présent et à ce qui pouvait lui arriver. Il
avait toujours sous les ongles le sang de Zahid, et dans sa poche la photo de
sa femme et de sa petite fille. Une chose était sûre : le Landor qu’il croyait
connaître était très différent de celui qu’il s’apprêtait à affronter maintenant.
Le soldat arma sa mitrailleuse Browning calibre 50 et la pointa sur le
Deep Explorer tout en faisant dépasser le canon, de façon à ce qu’on puisse
la voir d’en bas. Le pilote manœuvra adroitement l’hélicoptère au-dessus du
pont arrière du bâtiment en se laissant tomber à une quinzaine de mètres
tout en adoptant son cap et sa vitesse. Le soldat en charge de l’hélitreuillage
fixa le harnais de Jack au treuil et leva le pouce au moment où la lumière
au-dessus de la porte passa au vert. Jack sauta, sentit le souffle du rotor, et
se retrouva quelques secondes plus tard sur le pont arrière du navire. Il n’y
avait pas eu de formalités, pas d’appel pour indiquer leurs intentions. Le
Deep Explorer se trouvait juste à la limite extérieure de la zone d’exclusion,
de sorte que les Somaliens n’avaient aucun droit d’intervenir. Mais on
s’encombrait peu de détails juridiques en haute mer lorsqu’un bâtiment se
trouvait sous la menace d’une mitrailleuse capable de réduire en pièces le
pont et tout membre d’équipage en vue, sans parler du potentiel de
destruction des deux tubes lance-roquettes sous la carlingue. Landor avait
embauché des mercenaires qui gagnaient leur vie en attaquant des bateaux
sans défense dans les eaux internationales. Maintenant, le vent avait tourné,
et il allait récolter la tempête qu’il avait semée.
Jack enleva son casque, décrocha les mousquetons et repoussa le filin
loin de lui tandis que le militaire en charge de l’hélitreuillage le remontait
en l’enroulant. Le Huey reprit de la vitesse et passa au-dessus de la proue
dans un vacarme assourdissant. On voyait clairement le tireur casqué équipé
de sa mitrailleuse posté à la porte latérale. Jack savait exactement où se
diriger et il grimpa rapidement les marches jusqu’à la passerelle, en
bousculant plusieurs membres de l’équipage qui se relevaient après s’être
mis à l’abri du souffle du rotor. Il ouvrit la porte coulissante qui donnait
accès au poste de pilotage et pénétra à l’intérieur. Le commandant était à la
barre, et regardait l’hélicoptère, un micro à la main. Jack referma la porte
bruyamment et l’homme se retourna et le vit.
« Où est Landor ? » demanda Jack sèchement.
L’homme hésita, examina Jack comme s’il réfléchissait à la meilleure
façon de réagir, puis s’empara rapidement d’un téléphone.
« Si vous téléphonez, ils tireront, l’avertit Jack en lui montrant
l’hélicoptère. Votre bâtiment sera saisi et vous emménagerez dans une
cellule puante à Mogadiscio pendant que je ferai tout ce qui est en mon
pouvoir pour empêcher toute tentative de vous faire relâcher. »
Le capitaine garda dans les mains le téléphone et le micro pendant un
instant encore, puis les posa. Il fit un signe de tête en direction de la salle
des cartes à l’arrière de la passerelle.
« M. Landor n’est pas là, mais Macinnes est ici. Vous pouvez traiter
n’importe quelle question avec lui. »
Jack lui désigna la barre.
« Changez de cap et mettez à trois cent vingt degrés.
— Mais cela va nous faire rentrer dans les eaux territoriales
somaliennes. »
Jack lui montra de nouveau le Huey.
« Faites ce que je vous dis, ou bien il va vider un de ces tubes lance-
roquettes sur votre gouvernail et votre hélice, et vous dériverez de toute
façon vers le rivage avec le courant. »
Le capitaine pinça les lèvres, mais resta derrière la barre et fit ce qu’il lui
demandait. Jack vérifia le cap, puis sortit de sa poche plusieurs liens de
plastique.
« Mettez les mains derrière le dos. »
Il emprisonna le poignet de l’homme dans un lien qu’il attacha, au moyen
d’un autre, à une rampe.
« Toutes mes excuses pour le plastique, dit-il. L’officier de marine
somalien qui va venir à bord d’ici une demi-heure environ, lorsque vous
entrerez dans les eaux territoriales et que votre bateau sera saisi, a de vraies
menottes. »
Jack ouvrit la porte de la salle des cartes. Il n’y avait pas trace de Landor,
mais Macinnes, le directeur des opérations qu’il avait vu pour la dernière
fois sur les côtes de la Sierra Leone, était assis confortablement dans un
fauteuil derrière la table à cartes. Il tapait un numéro sur son téléphone, puis
il le porta à son oreille et essaya de nouveau.
« On appelle ça des contre-mesures électroniques, lui expliqua Jack
froidement. Pas de communications possibles depuis ou en direction de ce
bâtiment pendant que l’hélicoptère est là. C’est la marine somalienne. »
Macinnes posa le téléphone, s’appuya sur le dossier de son siège et croisa
les mains derrière sa tête.
« Ainsi, nous nous retrouvons, professeur Howard. La marine
somalienne ? C’est une plaisanterie. Nous sommes dans les eaux
internationales, et ils ne peuvent rien faire. M. Landor est parti avec notre
propre hélicoptère pour passer un accord avec le gouvernement somalien et
leur proposer un pourcentage de tout ce que nous trouverons, comme nous
le faisons habituellement. Par expérience, nous savons que cela fonctionne
en général dans les trous perdus du tiers-monde comme celui-ci. L’officier
de marine qui est responsable de cette opération minable va être viré.
Maintenant, foutez-moi le camp de ce bateau et rentrez chez vous.
— Il est question de meurtre. Le meurtre de trois citoyens somaliens,
dont deux étaient des marines, et le troisième, un fonctionnaire du service
des musées. Cela donne à la marine somalienne le droit de procéder à une
arrestation.
— Vous ne jouez pas dans votre cour ici, Howard. Vous devriez vous
contenter de faire joujou avec vos fouilles de gamin et vos petits bouts de
poterie. Vous êtes chez les grands, ici.
— Oui, exactement. Si vous aviez le moindre sens de la navigation, vous
auriez remarqué que le bâtiment a changé de cap, maintenant. Dans un
quart d’heure, vous aurez pénétré dans les eaux territoriales somaliennes.
Cela signifie que vous et tous les autres occupants allez être arrêtés pour
complicité de meurtre. Prochaine escale : prison centrale de Mogadiscio.
J’ai entendu dire que c’était un endroit charmant pour les Occidentaux
accusés d’interférer dans les affaires de ce pays. »
Macinnes se leva, en colère, en repoussant brutalement son fauteuil.
« C’est scandaleux. Laissez-moi passer. Il faut que je voie le
commandant. »
Menaçant, il s’approcha de Jack qui dégaina son Beretta et le visa.
« Un pas de plus, et je tire. »
Macinnes ricana avec mépris et essaya de le repousser.
« Dégagez. Vous n’avez pas les couilles pour ça. »
Jack le repoussa à son tour, le mit en joue et lui tira une balle tout près de
l’oreille, une détonation assourdissante qui le fit reculer et vaciller sous
l’effet de la douleur. Jack le poussa du pied dans le fauteuil, tout en le
maintenant en joue.
« Je sais que Landor n’est pas en train de rencontrer quelqu’un à
Mogadiscio, parce que le commandant de la marine a expliqué au ministre
de la Justice son implication dans les meurtres et qu’il serait arrêté aussitôt.
En réalité, il se trouve loin de Mogadiscio. Il est parti faire un tour dans une
île avec vos nouveaux amis, n’est-ce pas ? Pour l’instant, cela ne
m’intéresse pas. Je peux m’occuper de lui plus tard. Tout ce que je veux
savoir c’est : où est le professeur Kazanzakis ? »
Macinnes tenait son oreille gauche et le sang lui coulait le long de la
main. Il regarda Jack et s’esclaffa.
« Ce pauvre type ? Je m’étonne que vous vous souciiez de lui. Pendant
cette plongée sur les côtes du Sierra Leone il a montré qu’il était un des
types les plus incompétents que j’aie jamais vus. Tout cet équipement soi-
disant sophistiqué qui ne fonctionne pas. Mais quand notre petit doigt nous
a dit que vous alliez venir en Somalie, probablement pour nous poursuivre
encore, nous savions que votre comparse le clown vous accompagnerait. Et
voilà qu’il se pointe. Si vous voulez savoir ce que j’en pense : vous êtes
bien débarrassé de lui ! »
C’en était trop. Si Landor savait qu’ils se trouvaient en Somalie, il n’y
avait pas de doute quant au commanditaire de l’enlèvement. Il se souvint de
sa dernière entrevue avec Macinnes, obligé de faire profil bas et d’endurer
ses commentaires sarcastiques après leur embarquement sur le Deep
Explorer afin d’effectuer leur inspection pour le compte des Nations unies.
Cette fois, c’était Jack qui menait la danse. Brusquement, il s’élança en
avant, fit tourner le siège d’un coup de pied et attrapa l’homme par la peau
du cou. Il le mit brutalement debout et le plaqua contre la bibliothèque qui
se trouvait derrière. Il le frappa en plein visage aussi fort qu’il le put, le
laissa tomber puis le ramassa. Le sang coulait de son nez et jusqu’à son
menton. Il lui colla le Beretta derrière l’oreille en appuyant le plus fort
possible, tout en lui serrant la gorge avec son autre main.
« Je ne crois pas avoir entendu votre réponse. Où est le professeur
Kazanzakis ? »
21

L el’impression
chalutier tangua de nouveau rudement dans la houle et Costas eut
douloureuse que les vibrations de la coque se répercutaient
dans chacun de ses os. Au cours des dernières heures, il avait appris à
s’adapter aux mouvements du bateau, il se tendait lorsque celui-ci
s’enfonçait dans un creux, puis se relaxait au moment où il remontait sur la
vague. Le moteur ronflait dans la montée, et vibrait et tremblait dans la
descente. Par deux fois, il avait piqué du nez et perdu le rythme, ce qu’il
avait payé d’une secousse terriblement douloureuse. Il savait qu’il lui serait
impossible de dormir tant que la mer resterait agitée, mais ils étaient
probablement plus qu’à mi-chemin et le reste du trajet était une question
d’endurance. Il se doutait qu’ils se dirigeaient vers l’île proche de Socotra,
celle qu’Ahmed avait identifiée comme étant l’emplacement de l’abri de
l’U-Boot. Ils avaient pris la mer depuis un village de pêcheurs à plusieurs
heures au nord de Mogadiscio et ils devraient rallier l’île peu de temps
après le lever du jour. Tout ce qu’il fallait, c’était tenir pendant le reste de la
nuit, rester en éveil et apprendre tout ce qu’il pouvait en se basant sur le
bruit et l’odeur, et saisir la moindre occasion qui se présenterait pour
triompher de ses ravisseurs et s’échapper.
Il changea légèrement de position, en appuyant les pieds contre le
support du moteur, et son épaule gauche contre une des membrures en bois
de la coque, en essayant de trouver un meilleur angle pour ses poignets. Ils
les lui avaient menottés derrière le dos avec un câble, et cela faisait
plusieurs heures maintenant qu’il tentait de le sectionner, en l’appuyant de
toutes ses forces, à chaque secousse de la coque, contre un morceau de
métal qui dépassait en dessous de lui. Ils lui avaient mis un bandeau sur les
yeux en le sortant sans ménagement de la Toyota dans le village et il
pouvait seulement deviner ce qu’il y avait autour de lui. Il savait qu’il se
trouvait sur un gros bâtiment de pêche, très probablement le chalutier que le
capitaine Ibrahim avait décrit, le bateau de ravitaillement de la bande de
pirates. Il avait compris qu’il s’agissait d’un bateau de pêche à cause de
l’épouvantable puanteur qui l’avait assailli lorsqu’il avait été poussé dans la
cale à travers l’écoutille, et des entrailles de poisson mêlées au gazole,
humides et gluantes, et qui glissaient sous ses pieds au gré des mouvements
de roulis et de tangage du bateau. Cela, combiné au parfum d’aisselles
dégagé par les membres d’équipage, lui avait soulevé le cœur et l’avait fait
vomir, mais, dès que le moteur avait démarré, il avait été asphyxié par les
gaz d’échappement du diesel et l’odeur âcre de l’huile surchauffée. Tout ce
qu’il pouvait sentir maintenant, c’était la nausée au fond de sa gorge,
provoquée par les gaz du diesel ou par le sang du tabassage, il n’aurait su le
dire. Il avait l’impression d’être un montagnard dans la zone de la mort,
conscient qu’il pouvait bien respirer tout ce qu’il voulait, il n’y aurait
jamais assez d’oxygène à cet endroit pour qu’il reste en vie. Il avait
désespérément besoin d’air, et vite.
Le moteur toussa, eut des ratés, s’arrêta pendant un moment, puis
repartit. Au-dessus de lui, quelqu’un ouvrit le panneau et sauta dans la cale.
À sa puanteur, il reconnut son ravisseur, son tortionnaire. Il serra les dents,
car il savait ce qui l’attendait. Lorsque le coup arriva, il fut quand même
surpris par sa violence, qui envoya sa tête sur le côté. Il sentit que sa bouche
se remplissait à nouveau de sang. Une main lui serra brutalement la
mâchoire, et il reconnut l’odeur de l’haleine, mélange de tabac refroidi, de
khat et de marijuana.
« Hé, Anglais, dit l’homme avec un fort accent. Je t’apporte de l’eau.
— Je ne suis pas anglais, répondit Costas d’une voix rauque. Pour la
dernière fois, je suis américain.
— Pas d’Américain ici », le provoqua l’homme.
Costas sentit qu’il appuyait l’extrémité d’un canon sous son menton.
« Pas ambassade d’Amérique. Pas George Bush, pas Obama, pas Clinton.
Personne t’aide, Anglais. »
Costas fit un effort pour soulever la tête.
« Votre moteur, dit-il. Il marche pas. Kaput. Je peux le réparer. Je suis
ingénieur. »
Il entendit le son d’un briquet et une profonde inhalation. Puis il sentit la
fumée. Ils n’avaient vraiment pas besoin ici, dans la cale, d’une étincelle
qui les ferait tous exploser : lui-même, son ravisseur drogué, les autres qui
se trouvaient au-dessus, sur le pont.
« Le moteur, essaya-t-il de nouveau en parlant plus fort. Il est kaput, fini.
Je peux le réparer. »
Il sentit qu’on appuyait rudement le goulot d’une bouteille sur ses dents,
en meurtrissant ses gencives. Il but autant qu’il put, en essayant de faire
abstraction du goût cuivré de son propre sang. La bouteille fut renversée
pendant qu’il buvait, et presque toute l’eau fut répandue sur lui. Il entendit
l’homme inhaler de nouveau et lui psalmodier tout contre l’oreille, en
exhalant la fumée :
« Pas George Bush, pas Obama, pas Clinton. Personne t’aide, pas de
rançon. Bientôt, c’est toi kaput, Anglais. »
Le moteur eut de nouveau des ratés. Sur le pont, quelqu’un cria, et
l’homme dit en somalien quelques mots rapides. L’autre répondit avec
colère, et il y eut un échange animé. L’homme parut s’incliner et s’adressa
de nouveau à Costas.
« D’accord, Anglais. Le Boss veut que tu regardes le moteur. Tu
regardes. Tu me dis quoi faire. Pas blague, sinon toi kaput, tu
comprends ? »
Costas fit jouer ses poignets pour essayer de les dégourdir. Il n’avait
aucun moyen de savoir jusqu’à quel point il avait entamé le lien, mais il
savait qu’il avait au moins pratiqué une entaille dedans. Il sentit qu’on lui
enlevait le bandeau, puis une douleur fulgurante à l’œil gauche au moment
où il cessa d’être compressé. Il se souvint qu’il avait reçu un coup à la tête
après la mort des marines et de Zahid, puis pensa à ses souvenirs confus des
événements lorsqu’il avait repris conscience un peu plus tard dans le
véhicule des attaquants. Il cligna des yeux, incapable de voir quoi que ce
soit avec son œil enflé, puis il vit son ravisseur pour la première fois, qui
l’observait méchamment dans l’obscurité. Il était squelettique, avait les
yeux et les joues creux, les dents jaunes. Il était impossible de lui donner un
âge, sans doute bien plus jeune qu’il ne paraissait. Il portait un maillot de
corps crasseux et Costas vit sur une de ses épaules le tatouage
caractéristique des Badass Boys qu’Ibrahim leur avait montré, un oiseau
stylisé surmonté d’un croissant, avec, au-dessous, environ une douzaine de
scarifications boursouflées indiquant combien de meurtres il avait commis.
Il tenait une kalachnikov dont la crosse métallique était repliée et le canon
dirigé sur le ventre de Costas. Il se pencha vers lui, montrant des yeux
embrumés et les quelques touffes de poils qui lui hérissaient le menton. Il
prit une dernière bouffée au minuscule mégot de son joint et l’envoya
promener d’une pichenette dans les fonds, ce qui produisit une vive flamme
bleue en mettant le feu au gazole qui avait suinté là. Il empoigna Costas par
les cheveux et le fit avancer sur les genoux jusqu’au moteur, en pointant son
arme sur sa tête.
« Maintenant, Anglais, tu répares, O.K. ? »
Costas fit mine d’examiner soigneusement le moteur, puis se redressa sur
un genou, tout en désignant la poupe d’un signe de tête.
« Il faut que je regarde l’arbre de l’hélice, là-bas. »
L’homme se recula légèrement et Costas commença à se remettre debout,
en équilibre précaire à cause du roulis du bateau, courbé du fait de la faible
hauteur du plancher du pont. Le bâtiment fut secoué violemment par une
nouvelle vague et Costas sut qu’il tenait sa chance. Il tira brutalement sur
ses poignets et parvint à briser le câble. Dans le même mouvement il
ramena ses bras en avant et frappa violemment l’homme à la tête, ce qui le
déséquilibra et le fit chuter rudement sur une des membrures. Il serra sa
jambe gauche, grimaçant de douleur, et son arme tomba au fond de la cale.
Costas plongea pour s’en emparer mais fut stoppé net par un coup brutal sur
la tête. Il sentit une violente douleur au cou et s’affala sur les genoux, puis il
leva les yeux et vit dans un brouillard le Boss qui se tenait debout devant
lui, prêt à tirer avec sa kalachnikov, une cigarette éteinte pendue aux lèvres.
« Pas si vite, mon vieux, pas si vite. Est-ce que mon gars n’a pas été
gentil avec toi ? »
Il pointa son arme sur l’homme et lui tira une rafale de dix balles qui lui
lacéra la poitrine et lui fit exploser la tête comme une pastèque. Costas
regarda, horrifié, assourdi par le bruit, puis se laissa tomber en arrière en
essuyant de sa bouche le sang qui l’avait éclaboussé. Le Boss sourit de
toutes ses dents recouvertes d’or.
« Tu vois ? Plus de problèmes. »
Il sortit sa cigarette de sa bouche et envoya un jet de salive teintée de
khat sur le cadavre.
« Il y en a plein d’autres, là où je l’ai trouvé. »
Il renifla ostensiblement.
« Mon vieux, ça pue là-dedans. T’as besoin d’un peu d’air frais. »
Costas roula sur lui-même et étudia l’homme. Il l’avait écouté pendant
des heures, d’abord dans la Toyota, puis à travers l’écoutille lorsqu’elle était
ouverte, mais c’était la première fois qu’il le voyait. Lui aussi était jeune,
mais mieux nourri, et paraissait plus intelligent et plus malin que l’autre,
avec des yeux moins embrumés par les drogues. Il s’exprimait dans un
anglais bizarre, qui semblait inspiré des films ultraréalistes de Hollywood
des dernières années, mettant en scène des gangs, mais il pouvait l’avoir
appris au cours d’un séjour aux États-Unis ou au Canada. Il s’assit à côté du
corps, posa la kalachnikov sur ses genoux et offrit sa cigarette à Costas.
Comme celui-ci refusait, il se pencha vers lui pour l’examiner et dit, sur un
ton exagérément surpris et méprisant :
« J’inspecte ma marchandise et je ne suis pas satisfait de ce que je vois. »
Il extirpa un briquet de la poche du mort, l’alluma sous le menton de
Costas et inventoria ses ecchymoses en secouant la tête.
« Je vois pas pourquoi quelqu’un paierait une rançon pour toi, vieux.
— Si vous me tuez, votre commanditaire du Deep Explorer ne sera pas
très satisfait, vous ne croyez pas ? Et mes amis de la marine somalienne non
plus. »
Le Boss regarda Costas, en adoptant une expression de stupeur
exagérément forcée, puis renifla et cracha à ses pieds. Il éclata d’un rire
brusque, aigu, en se tapant sur les cuisses, puis se tut et frappa la poitrine de
Costas avec sa main qui tenait la cigarette.
« Tu essaies de me faire peur, vieux ?
— Je vous dis ce qu’il en est, tout simplement.
— C’est moi qui vais te dire ce qu’il en est, rétorqua le Boss en se
penchant vers lui, le visage convulsé. Cet homme, Landor ? Il est ici
maintenant, là-haut. Il n’est pas comme les autres, il nous comprend, il sait
ce qui nous fait kiffer. Vous êtes tous pareils, Américains, Anglais, vous
venez ici en pensant que vous pouvez nous faire travailler pour vous et, au
moindre bobo, vous partez la queue entre les jambes. La marine
somalienne. Laisse-moi rire, vieux. Et tu sais quoi ? Il va me payer, oui.
Mais lui et moi, on s’est mis d’accord. Une partie de ce qui se trouve sur
cette île est à moi. Ce que nous allons trouver maintenant.
— Vous devriez faire attention. C’est peut-être quelque chose d’un peu
trop difficile à gérer pour vous. »
Le Boss se redressa, les yeux fixes, serrant son arme tellement fort que
les articulations de ses mains en étaient blanches.
« Tu recommences ? Tu recommences ?
— C’était juste pour vous prévenir gentiment. »
Costas savait ce qui allait arriver. Il l’avait provoqué, mais de toute façon
cela allait venir à un moment ou à un autre, et il voulait juste en finir.
Lorsque le coup l’atteignit, il fut de nouveau projeté au fond de la coque et
ressentit une douleur fulgurante derrière les yeux qui l’aveugla. Puis il ne
sentit plus rien.

Jack pilotait le Zodiac, en baissant le levier des gaz à chaque fois que le
bateau s’élevait au sortir d’un creux, puis en accélérant de nouveau au
moment de la retombée de l’autre côté de la vague, s’appliquant à maintenir
une vitesse constante. Plutôt que d’utiliser le grand Zodiac à coque rigide de
la vedette, il avait opté pour le pneumatique de quatre mètres qui possédait
un moteur hors-bord de quarante chevaux. Cela lui permettait de se
maintenir le plus bas possible sur l’eau et de réduire les chances d’être
repéré par l’équipage du chalutier. S’il avait essayé de survoler le clapot, le
bruit de l’hélice lorsqu’elle émergeait de l’eau entre les vagues aurait pu les
trahir. Il s’agissait d’approcher sans être détectés, et ils avaient jusqu’ici
suffisamment bien progressé pour atteindre leur cible avant l’aube.
Il s’assit au fond du bateau, le dos contre un des boudins et les pieds
posés sur le réservoir d’essence. Il tenait la barre d’une main et la main
courante de l’autre. Le lieutenant Ahmed s’était placé en position accroupie
à l’avant, le plus avancé possible de façon à ce que son poids empêche
l’embarcation de déjauger quand elle s’élevait au-dessus de chaque crête.
Aussitôt que Jack, sur le Deep Explorer, avait extorqué à Macinnes la
confirmation que Costas se trouvait bien à bord du chalutier, Ahmed s’était
porté volontaire pour la mission. Jack avait compris la nécessité d’être deux
sur le bateau, ce qui doublait la puissance de feu. La mission consistait à
sauver Costas, mais s’attaquer aux pirates relevait également de la
responsabilité de la marine somalienne. Ahmed constituait le fer de lance de
leur nouvelle force d’intervention rapide, et il avait été entraîné sur la base
des SEALS de la marine américaine à Quantico. Dans le cadre du plan qu’ils
avaient établi avec le capitaine Ibrahim contre le chalutier, les compétences
en plongée d’Ahmed seraient en outre fort utiles.
Ils se trouvaient maintenant à deux milles nautiques devant la vedette et à
moins d’un demi-mille du bateau de pêche, tous les trois se dirigeant sur
une seule ligne vers la petite île à l’ouest de Socotra. Jack jeta un coup
d’œil derrière eux, en réduisant encore plus les gaz pour atténuer la
phosphorescence de leur sillage, heureux que l’agitation de la mer soit un
atout pour les dissimuler. Il tira la barre vers lui pour aborder de face une
méchante vague, puis, lorsqu’ils l’eurent franchie, la repoussa pour
reprendre son cap, tout en essayant de rester le moins repérable possible au
cas où quelqu’un sur le chalutier serait chargé de faire le guet. Tout était le
plus noir possible : leur combinaison, leur visage, c’était une nuit sans lune,
et il restait encore plus d’une heure avant l’aube. Jack vérifia mentalement
une fois de plus la liste de leur équipement. Ils portaient tous les deux une
petite bouteille de trois litres qui leur permettrait de rester environ vingt
minutes sous l’eau, et elles étaient équipées de détendeurs de secours, de
sorte qu’ils avaient chacun deux embouts. Outre les bouteilles, ils
emportaient dans des sacs à dos des petites palmes et des masques de
volume réduit, et Jack aurait aussi un équipement supplémentaire. Ils
portaient autour de la taille des ceintures avec des étuis pour des pistolets
Beretta 9 mm, des chargeurs supplémentaires, des grenades à fragmentation
et incapacitantes. Jack avait aussi emporté un pistolet de détresse. Ahmed
était armé d’un pistolet-mitrailleur MP-5 et portait une cartouchière
contenant des chargeurs supplémentaires autour de la poitrine, car son rôle
consisterait à assurer un tir de couverture pour permettre à Jack de trouver
Costas et de l’extraire.
Ils n’avaient maintenant plus d’autre choix que de continuer, en espérant
qu’ils avaient bien synchronisé leur action et de prier pour que personne ne
les voie depuis le chalutier. Une heure plus tôt, un drone lancé depuis la
vedette avait vu l’annexe rapide du chalutier se détacher et partir devant, en
direction de l’île, avec à son bord un homme blanc qui ne pouvait être que
Landor, ainsi qu’au moins une douzaine d’autres membres de la bande. Cela
signifiait qu’il y aurait un comité de réception pour attendre Jack et Ahmed
s’ils l’atteignaient effectivement, mais, à ce stade de l’opération, il était
encore trop tôt pour y penser. La conséquence immédiate était une
réduction de l’effectif à affronter sur le chalutier lui-même et une
probabilité de succès légèrement plus élevée s’ils arrivaient effectivement à
mettre pied à bord. Leur plan était risqué, mais ils n’avaient pas trouvé
d’autre moyen de neutraliser le chalutier sans faire connaître leur présence à
l’avance, ce qui risquait de réduire encore plus les chances de récupérer
Costas vivant.
Jack avait essayé de ne pas penser à cette éventualité, s’interdisant
d’imaginer le pire. Costas n’avait de valeur aux yeux de Landor qu’aussi
longtemps qu’il pensait que sa capture dissuadait Jack de le suivre dans
l’île. Landor lui-même avait peut-être eu les yeux plus gros que le ventre et
pouvait se trouver en danger. Le chef de la bande était, de l’avis général,
rusé, assez roublard pour deviner que la valeur de ce qui se trouvait dans
cette île devait être bien plus grande que le paiement que lui avait promis
Landor. Ce dernier pouvait lui avoir offert un pourcentage, mais cette
démarche, en soi, pouvait avoir été considérée comme un signe de faiblesse,
comme si Landor était aux abois. Ce qui paraissait certain, c’était que
Costas devait présenter peu d’intérêt pour eux comme otage à rançonner et
que sa vie n’aurait plus aucune valeur à l’instant où l’un d’entre eux verrait
le Zodiac approcher. Même si Costas n’était pas tué immédiatement, Jack
savait qu’il y aurait peu de chance de pouvoir négocier avec la bande, dont
la plupart des membres étaient probablement rendus déments par les
drogues. Leur chef pouvait bien être roublard et rusé, c’était aussi un
psychopathe impitoyable. Jack ne se souciait plus maintenant que de
Costas, avec la certitude que, sans leur intervention, il mourrait. S’il était
encore en vie.
Il regardait obstinément droit devant lui et apercevait la forme sombre du
chalutier à chaque fois que le bateau pneumatique se trouvait sur la crête
d’une vague. Plus loin il commençait à deviner l’île, au ras de l’horizon. Il
jeta un coup d’œil à sa montre et hocha la tête à l’intention d’Ahmed. Ils
savaient qu’Ibrahim, depuis la vedette, devait les observer à la jumelle, et
que le plus gros Zodiac était équipé et prêt à appareiller avec des marines
somaliens pour assurer la prochaine étape de l’intervention. Il observa
Ahmed. Accroupi à l’avant, prêt à agir, il serrait son MP-5 contre lui pour le
protéger des embruns. Dans moins d’une heure, ils connaîtraient l’issue.
Jack s’accroupit à côté du tableau arrière, vérifia son équipement de sa main
libre, afin de s’assurer que les tuyaux de son détendeur s’enroulaient bien
autour de son cou pour éviter qu’ils ne s’accrochent quelque part, et
contrôla l’emplacement de l’étui de son arme. Il se remémora ce qu’ils
avaient fait à Zahid, son expression dans ses derniers moments, et ce
qu’Ibrahim lui avait dit de leurs adversaires, qu’ils n’étaient pas des
pêcheurs ayant pour seul recours la piraterie, mais des voyous sadiques de
l’intérieur des terres, des meurtriers, des tortionnaires et des violeurs. Il
sentit l’adrénaline l’envahir, et son corps se tendit. Il serait sans pitié.
22

V ingt minutes plus tard, Jack manœuvra pour insérer le Zodiac dans le
sillage du chalutier, qui ne se trouvait plus qu’à moins de cinq cents
mètres devant eux. Il discernait une faible lumière dans le poste de pilotage
mais toujours aucune trace de mouvement. Comme leur annexe était partie
chargée d’hommes en direction de l’île, il était impossible de savoir
combien de pirates étaient restés à bord, mais ils avaient évalué l’effectif à
au moins une demi-douzaine, et peut-être le double. Ahmed sortit la crosse
rétractable de son MP-5, s’assura en tirant le levier d’armement qu’il y avait
bien une balle dans la chambre et la posa sur son épaule, de sorte que le
réducteur de son dépassait la hauteur du boudin. Son rôle consisterait à
supprimer quiconque apparaîtrait au bastingage du pont arrière. Le
réducteur de son réduirait la possibilité que le bruit alerte les autres. Ils
étaient entrés dans la phase critique de l’opération, à portée de tir du
chalutier. Si les pirates tiraient une seule balle dans le bateau pneumatique,
la partie serait terminée, et ils perdraient instantanément tout espoir de
sauver Costas.
Ils étaient très proches maintenant, à moins de deux cents mètres. Jack se
concentrait pour se maintenir dans le sillage, en chevauchant la vague qui
naissait à l’arrière du bâtiment. Si son attention faiblissait, ne serait-ce
qu’un instant, le Zodiac pourrait être propulsé à l’extérieur et se retrouver
sur le côté, bien visible. Pour y retourner, il lui faudrait remettre les gaz, ce
qui attirerait également l’attention. Ils se rapprochèrent en suivant le
bouillonnement phosphorescent derrière l’hélice du chalutier. Jack se tendit,
récapitulant ce qu’il ferait une fois qu’Ahmed aurait sauté à bord. Il lui
faudrait s’assurer que le Zodiac ne soit pas repoussé au large, il devrait le
maintenir tout contre la coque de façon à pouvoir essayer de monter à bord
lui aussi. Sans personne pour tenir la manette des gaz afin de garder le
Zodiac en bonne position, il n’aurait qu’une fraction de seconde pour sauter,
le temps de trouver ce qu’il pourrait comme prise avant que le pneumatique
ne soit emporté par les vagues en tournoyant, hors de contrôle.
Dans la faible lueur qui précédait l’aube, il pouvait maintenant se faire
une meilleure idée de l’état du bâtiment : la coque rouillée, les treuils pour
les chaluts à la poupe, qui n’avaient probablement pas été utilisés depuis
des mois, le poste de pilotage au-dessus de la cabine. Jack n’avait jamais
encore rencontré de pirates, mais Ibrahim et Ahmed lui avaient donné tous
les renseignements dont il avait besoin et il savait à peu près à quoi il devait
s’attendre. Des otages relâchés après le paiement de leur rançon avaient
déclaré que les Badass Boys étaient continuellement sous l’empire des
drogues, ce qui rendait leur comportement imprévisible et plus dangereux.
Il était persuadé de sentir la marijuana à travers les gaz d’échappement du
diesel qui les enveloppaient maintenant. Cela signifiait que Costas était
encore plus en danger, avec le risque qu’un des pirates décide de
l’assassiner sur un caprice, mais cela impliquait aussi que ses gardiens
étaient moins en éveil, plus faciles à combattre avec succès. Jack se
chargerait de descendre et de le chercher pendant qu’Ahmed contrôlerait
toute tentative de résistance sur le pont. Il vérifia que l’étui contenant le
Beretta sur sa hanche droite était fermé. Il connaîtrait bien assez tôt la
nature de la résistance en question.
Ils n’étaient plus maintenant qu’à cinquante mètres. Soudain, un des
pirates apparut au bastingage à l’arrière. Il avait du mal à se tenir debout,
une kalachnikov se balançait au bout de son bras, et il était en train de
fumer un joint. Sans hésiter, Ahmed saisit son MP-5 et tira une rafale de cinq
balles. L’homme bascula au-dessus du garde-fou et tomba dans le sillage.
Ils virent son corps passer rapidement à côté d’eux. Les coups de feu
avaient été à tout juste audibles, à peine plus qu’une quinte de toux, mais
l’arme de l’homme était tombée avec fracas, et une des balles d’Ahmed
avait ricoché bruyamment sur quelque chose de métallique derrière lui
avant de se perdre au loin. Un autre homme apparut, clairement alerté par le
bruit, et Ahmed réédita son tir. Cette fois-ci, l’homme s’écroula sur le pont.
Jack accéléra brutalement. C’était maintenant ou jamais. Ahmed jeta
le MP-5 en bandoulière sur son dos et prit un cordage muni d’un grappin
dans un seau placé à l’avant du bateau. Le Zodiac heurta brutalement
l’arrière du chalutier, rebondit, puis se maintint, moteur rugissant. Ahmed
lança le grappin, vérifia qu’il s’accrochait au bastingage arrière et sauta. Il
heurta violemment la coque en se hissant au-dessus de la vague de sillage.
Jack laissa une distance s’installer entre les deux bâtiments, manœuvra pour
sortir le Zodiac du sillage, puis pour revenir sur le flanc bâbord du chalutier,
ce qui le fit rebondir contre la coque. Il entendit au-dessus de lui le fracas
de la fusillade au moment où Ahmed vidait le chargeur de son MP-5 devant
lui, puis le son des ricochets et du verre brisé. Il s’accroupit au fond du
bateau tout en tenant le levier des gaz d’une main et son propre grappin de
l’autre. Il repoussa la barre à fond, lança son grappin puis sauta à son tour,
ce qui le fit s’aplatir contre le flanc du bâtiment, juste au moment où une
rafale assourdissante de kalachnikov déchirait le pneumatique. Un des
boudins explosa le Zodiac se retourna et fut entraîné dans le sillage en
tourbillonnant.
Il s’agrippa au cordage, le visage fouetté par les embruns, le corps à
moitié immergé. Il rassembla toutes ses forces et se hissa jusqu’au niveau
du pont, puis leva sa jambe gauche jusqu’à ce que son pied accroche un des
poteaux du bastingage. Il se plaça contre le garde-fou et inspecta le pont. À
deux ou trois mètres de lui gisait le corps de l’homme qui avait tiré avec la
kalachnikov. Des petites rigoles de sang se formaient autour de lui le long
des rainures entre les planches du pont. Ahmed avait déjà progressé, au-delà
de l’écoutille principale, et était accroupi derrière les treuils, le canon de
son MP-5 dirigé vers le poste de pilotage. Jack vit le panneau de l’écoutille,
par où l’on faisait descendre normalement les poissons pour les stocker
dans des compartiments réfrigérés aménagés dans la cale. Si Costas se
trouvait quelque part, c’était là. Il regarda de nouveau devant en direction
d’Ahmed. À ce stade, la discrétion n’était plus nécessaire, l’essentiel était
de faire vite.
« Je suis juste derrière toi, hurla-t-il. Je vais descendre par l’écoutille.
Couvre-moi.
— Bien reçu et O.K. »
Ahmed laissa tomber le chargeur à moitié vide de son arme et en
introduisit un nouveau.
« Quand tu voudras. »
Jack tendit les muscles de ses bras et focalisa son regard sur le sommet
du bastingage, pour évaluer avec précision son déplacement. Il inspira
profondément et hurla : « Ahmed. Go ! » Ahmed tira une longue rafale en
arrosant de gauche à droite, qui fit éclater en mille morceaux ce qui restait
des vitres du poste de pilotage. Jack se hissa par-dessus le bastingage,
retomba de l’autre côté, dégaina son Beretta et rampa jusqu’au panneau de
l’écoutille dont il tira la poignée. Quelque part, une kalachnikov entra en
action et des balles partirent dans toutes les directions, ricochèrent sur le
métal des machines et projetèrent un peu partout des échardes arrachées aux
planches du pont. Jack se baissa, se protégeant la tête de ses mains et
regarda en direction d’Ahmed, qui avait sorti une grenade incapacitante et
était en train de la dégoupiller. Il hurla : « Attention, ça va péter ! » Ils
s’étaient mis d’accord pour ne pas utiliser des grenades à fragmentation tant
qu’ils n’étaient pas certains de l’endroit où Costas était retenu prisonnier,
mais une grenade de ce type pourrait au moins leur donner un peu de temps.
Jack mit ses mains sur ses oreilles et regarda Ahmed lâcher le manche et
lancer la grenade dans le poste de pilotage. Une seconde plus tard, il y eut
une explosion assourdissante, suivie de quelques instants de silence, puis
d’une agitation : des voix aiguës donnaient des ordres en somalien. Ahmed
cria :
« Je peux à peine comprendre ce qu’ils disent. Je pense qu’ils sont trois et
qu’il y en a un en bas. Il doit garder Costas. Il faut que tu descendes,
maintenant. »
Il tira une nouvelle longue rafale sur le poste de pilotage, et Jack se
redressa pour se mettre à genoux. Il voyait maintenant l’île distinctement à
travers le bastingage, à moins d’un demi-mille. Le Beretta au poing, il saisit
fermement la poignée avec sa main libre. Elle céda brutalement et il souleva
le panneau en restant derrière celui-ci pour se protéger. Une série de coups
de feu fut tirée depuis l’intérieur, et deux balles déchirèrent le bois à
seulement quelques centimètres de sa poitrine. Il laissa tomber le panneau
sur le pont, vit à ce moment son assaillant et tira sur lui une demi-douzaine
de balles. Les impacts déséquilibrèrent l’homme qui retomba en bas de
l’échelle. Jack suivit, toujours prêt à tirer, balayant de son arme l’espace
sombre où il essaya de discerner quelque chose.
« Costas, hurla-t-il. Costas. Est-ce que tu es là ? »
Il tendit l’oreille et n’entendit que le bruit du moteur et le bris des vagues
à l’extérieur sur la coque. Il descendit jusqu’au bas de l’échelle et
s’aventura dans la cale où il pataugea dans les entrailles de poisson en
essayant de garder son équilibre malgré les mouvements du bateau. Il
appela de nouveau, mais il n’y eut toujours pas de réponse. Puis il vit un
corps étendu sur le dos entre les membrures de la coque, dont la tête était
une bouillie impossible à identifier. Qui que ce soit, il avait été tué quelque
temps auparavant, car le sang avait séché et une nuée de mouches tournait
autour. La blessure à la tête évoquait une exécution. Il se sentit soudain très
mal. Peut-être qu’ils arrivaient trop tard. Il regarda de plus près, vit des
vêtements qu’il ne connaissait pas, la peau brune. Il entendit un
gémissement un peu plus loin et s’accroupit à côté du corps, arme au poing.
Il s’avança doucement et vit alors la chemise hawaïenne, froissée et
ensanglantée, et le visage tuméfié.
« Costas ! Tu m’entends ? C’est Jack. On est venus te libérer. »
Costas ouvrit un œil. L’autre était noir et gonflé de sang.
« Ah, enfin ! grommela-t-il. J’ai été frappé à la tête. Par le type là-bas
avec le tatouage.
— D’accord. Il est hors de combat. Quelqu’un d’autre ici en bas ?
— Personne de vivant.
— Il faut qu’on parte d’ici. Est-ce que tu peux bouger ? »
Costas cligna des yeux péniblement. Jack prit une bouteille à moitié
remplie d’eau qui se trouvait à côté de lui et la porta aux lèvres de son ami,
tout en lui maintenant la tête. Ce dernier avala bruyamment, secoua la tête,
fit la grimace, puis prit appui sur les coudes.
« D’accord, Jack. Sors-moi de cet enfer. »
Jack s’accroupit à côté de lui, souleva un des bras de Costas pour le poser
sur ses propres épaules et l’aida à se mettre debout. Il s’affaissa sur le côté
et Jack le rattrapa, le maintint droit.
« On va grimper à l’échelle et sortir par le panneau d’écoutille. Ahmed
est là-haut et nous nous sommes débarrassés de presque tout l’équipage. On
dirait que le Boss a déjà abordé avec quelques-uns de ses gars.
» C’est lui que je veux, dit Costas en chancelant. Montre-moi où il est.
— Pas tout de suite. Pour l’instant, on va aller nager. Des amis à nous se
préparent à faire sauter ce bateau et il faut qu’on s’en aille.
— Tu as sur le dos une bouteille de trois litres avec un détendeur de
secours, articula péniblement Costas en vacillant sur le côté. Du coup,
j’avais deviné. Ma ceinture à outils préférée. Il y a quelque chose pour moi
dedans ?
— Minute, papillon ! Il faut d’abord qu’on te sorte d’ici. »
Il cria par l’ouverture :
« Ahmed, je l’ai trouvé. On sort maintenant.
« Bien reçu, lui cria Ahmed. Je vous couvre. »
Jack entendit le crépitement familier du MP-5. Il poussa Costas devant lui
sur l’échelle, puis le dépassa d’un bond pour achever de le hisser depuis le
haut. Il l’aida à se réceptionner et ils s’avancèrent d’un pas hésitant vers le
bastingage arrière.
« Ça va me faire du bien de nager, murmura Costas. Ça m’éclaircira les
idées. Exactement ce qu’il me faut pour régler son compte à ce type. Et
c’est ce que je vais faire. »
Ahmed quitta à reculons sa position pour se placer à côté d’eux. La côte
était maintenant dangereusement proche, seulement à deux cents mètres
environ, et le moteur fonctionnait toujours à plein régime. Ahmed sortit de
sa musette la seconde grenade et la dégoupilla.
« Cette fois-ci, elle est à fragmentation. Attention, ça va péter ! »
Il la lança et Jack poussa Costas derrière le treuil bâbord en se bouchant
les oreilles. L’explosion, assourdissante, ouvrit une brèche dans le côté
gauche du poste de pilotage. De gros débris de bois enflammés se mirent à
pleuvoir bruyamment sur le pont autour d’eux.
« Il en reste peut-être encore un ou deux, dit Ahmed. Il faut qu’on s’en
aille, maintenant. »
Jack se tourna vers Costas et lui expliqua :
« Une vedette somalienne commandée par le capitaine Ibrahim est à
l’approche. Dès qu’ils verront cette fusée de détresse, ils vont envoyer sur
ce chalutier un missile P-15 Termit. Tu m’entends ? »
Costas le regarda, soudainement moins étourdi, et il hocha la tête.
« Ça me paraît être un bon plan. »
Une rafale de mitrailleuse explosa brutalement, tirée depuis ce qu’il
restait du poste de pilotage. Une balle érafla l’avant-bras gauche de Costas
et une autre arracha de la main de Jack le pistolet lance-fusées qui partit
comme une toupie vers l’arrière du bateau. Il plongea pour le rattraper, juste
à temps. Ahmed braqua son MP-5 sur les ruines du poste de pilotage, vida le
reste de son chargeur, en inséra rapidement un autre, qu’il déchargea
également dans un long crépitement. Il laissa tomba son arme, empoigna
Costas et hurla : « Go ! » juste au moment où une autre rafale provenant du
poste de pilotage explosait. Jack leva le bras à la verticale, fit feu, puis se
précipita derrière les deux autres. Tous trois sautèrent au-dessus du
bastingage du pont arrière et fendirent en même temps la surface de l’eau,
tandis que, de tous côtés, les balles sifflaient. Il les entraîna sous l’eau, en
nageant le plus vigoureusement possible. Il s’arrêta au bout de quelques
mètres, détacha rapidement un détendeur et passa l’embout à Costas, ce qui
permit à celui-ci de respirer, puis d’aider Jack à procéder à la même
opération. Ahmed en faisait autant, à quelques mètres d’eux. Ils
équilibrèrent la pression dans leurs oreilles et s’enfoncèrent plus
profondément. Non sans peine, Jack détacha son sac à dos, l’ouvrit, et passa
à Costas un masque et des palmes. Il sortit les siens et abandonna le sac.
Puis il mit son masque en y injectant de l’air pour en faire sortir l’eau. Il vit
que Costas en avait déjà fait autant. Tous deux enfilèrent leurs palmes et
s’éloignèrent en toute hâte du bâtiment dont ils voyaient l’ombre au-dessus
d’eux. Ahmed les suivait de près, sachant que chaque seconde comptait. Ils
étaient dans l’eau depuis moins d’une minute lorsqu’une onde de choc les
projeta violemment en avant, tandis que la surface s’embrasait d’une lueur
rouge. Jack regarda derrière lui et put tout juste discerner la silhouette
désarticulée du chalutier en train de s’abîmer au fond et les corps des
hommes de main qui pirouettaient en s’en éloignant, nimbés d’un linceul
sanglant pour ceux qui venaient juste d’être tués par le missile.
Costas lui tapa sur l’épaule et lui montra le sang de sa blessure au bras,
qui se diffusait dans l’eau en formant des volutes, puis il fit le geste de
mordre avec sa main. Jack examina la plaie. C’était une méchante estafilade
plutôt qu’une blessure grave, mais il inspecta les récifs autour d’eux. Costas
avait raison : le sang diffusé dans l’eau attirerait irrésistiblement les requins,
et ils s’attaqueraient d’abord aux vivants avant de s’occuper des morts. Ils
n’étaient qu’à une centaine de mètres du rivage rocheux de l’île, mais cela
suffirait à épuiser les réserves de leurs bouteilles. D’un geste impérieux, il
désigna la pente, et Costas et Ahmed lui firent tous deux le signe « O.K. ».
Ils n’avaient pas de gilet stabilisateur ni de ceinture lestée, et ils devaient
lutter pour compenser la tendance naturelle de leurs corps à couler ou à
flotter – Jack était celui qui avait le plus tendance à couler, tandis que pour
Costas c’était décidément l’inverse, Ahmed étant le seul à être proche de
l’équilibre. Au bout de cinq minutes d’efforts, Costas se détacha du
détendeur de secours de Jack pour se brancher sur celui d’Ahmed, car il
savait que le bloc de Jack devait être presque vide. Ils s’étaient maintenus à
environ huit mètres de profondeur, à l’abri de la houle, mais à mesure que le
fond s’élevait, ils furent obligés de remonter aussi et se retrouvèrent
ballottés par les flots en mouvement. Il y avait moins de bouquets de coraux
là où il y avait peu de fond qu’en eau profonde mais ils pouvaient se blesser
sur une quantité d’affleurements de calcaire déchiqueté, sans parler des
nombreux oursins aux piquants hérissés qui semblaient les menacer un peu
plus à chaque fois que le ressac les aspirait vers le fond.
Ils n’avaient pas adapté de manomètre sur leur bouteille pour se charger
le moins possible mais Jack savait qu’il respirait ses dernières réserves
d’air, et il chercha au milieu des vagues un point où aborder. Ahmed et
Costas se trouvaient à sa droite, et ce dernier lui fit signe énergiquement de
les suivre. On voyait le sang couler de son bras. Un requin des récifs à la
nageoire caudale tachée de blanc apparut sous eux. Il nageait en larges
cercles. Il fut rejoint par un deuxième requin. Jack se tendit. Là où se
trouvaient de petits requins, on était sûr d’en voir apparaître de plus gros. Il
ne leur manquait plus que de servir de pâture au moment où ils étaient si
proches du but. Il nagea avec détermination en direction de Costas, en se
maintenant à deux mètres de la surface. Il aperçut devant lui une ouverture
entre deux saillies rocheuses et le point sur le rivage dont il savait qu’il
devait être l’objectif de Costas et d’Ahmed, un endroit au-delà duquel les
eaux seraient moins agitées et où ils pourraient faire surface sans être vus. Il
aspira à fond sur son détendeur, sachant qu’il ne lui restait que quelques
inspirations, mais il ne faiblit pas. S’il émergeait maintenant, alors qu’il se
trouvait encore à une dizaine de mètres du rivage, il risquait d’être projeté
contre les rochers avant d’atteindre ce passage et aussi d’être vu par ceux de
la bande qui avaient abordé sur l’île et étaient peut-être à la recherche de
survivants du chalutier.
Il s’enfonça en direction de l’entrée recouverte de galets de la cavité,
inspira une dernière bouffée de sa bouteille, puis fonça derrière les deux
autres, en suivant la paroi protectrice de l’ouverture tout en se rapprochant
de la surface. À mesure de sa remontée, il vidait l’air de ses poumons pour
éviter l’embolie. Il creva la surface, cracha son embout, prit quelques
inspirations profondes et regarda autour de lui, tout en palmant
vigoureusement pour maintenir sa tête hors de l’eau. Le soleil s’était élevé
au-dessus de l’horizon à l’est et inondait les rochers de lumière, faisant
scintiller l’eau de mille feux. Ils se trouvaient dans une petite mare, une
étroite avancée de la mer, environnée de rochers de plusieurs mètres de
hauteur qui les protégeaient. Les galets y formaient une sorte de plage. Ses
deux compagnons sortaient déjà de l’eau, et il les suivit en se hissant sur la
plage où il s’assit, toujours dans quelques centimètres d’eau. Il arracha son
masque et ses palmes, détacha les sangles de son bloc, qu’il abandonna à
côté de lui. Il se mit ensuite à ramper en direction de Costas, qui était
couché, immobile, le soleil éclairant son visage. Jack, dégoulinant, le
regarda attentivement, et lui ouvrit son œil en bon état, pour voir sa pupille.
« Hé, qu’est-ce que tu fais ? protesta Costas, à moitié endormi. Je me
relaxe sur la plage.
— Je vérifiais juste les signes de traumatisme. Ça a l’air d’aller. Rien de
cassé ?
— Quelques dents. Peut-être la mâchoire. Rien de trop grave. »
Jack ouvrit la fermeture éclair du petit sac fixé à sa ceinture, en sortit un
flacon de poudre coagulante et en parsema la blessure, puis enveloppa
celle-ci dans un pansement de secours qu’il fixa avec une épingle à
nourrice. Ahmed arriva en rampant depuis l’autre extrémité de la crique,
d’où il avait inspecté leur environnement.
« O.K., dit-il à voix basse en s’accroupissant. À environ trois cents mètres,
il y a deux types armés de kalachnikovs en train d’examiner les fragments
d’épave qui sont arrivés sur le rivage. Un autre fait des allées et venues en
gesticulant et en parlant au téléphone. Je pense que c’est le chef de la
bande, le Boss. Je n’ai pas vu trace de leur annexe rapide, mais je crois que
l’entrée de l’abri sous-marin ne doit pas être loin, et que c’est là qu’elle doit
se trouver. Je vois où nous devons aller. »
Jack regarda Costas attentivement.
« Si tu ne t’en sens pas capable, tu peux monter la garde ici pendant
qu’on pénètre à l’intérieur. Si tout se passe comme prévu, une vedette de
marines somaliens devrait aborder dans moins d’une heure.
— Est-ce que tu as établi la liaison avec eux ? » demanda Costas à
Ahmed.
Ahmed fit non de la tête.
« Trop risqué d’utiliser la radio. Ils pourraient intercepter nos
communications. Mais j’ai placé une balise de localisation sur ce rocher au-
dessus de nous, et ils peuvent se repérer avec. Cette crique sera l’endroit
idéal pour le débarquement de leur Zodiac. »
Jack leva le bras pour sortir de son sac à dos un paquet étanche, qu’il
tendit à Costas. Celui-ci l’ouvrit et y trouva un second Beretta dans son étui.
« C’est sympa d’y avoir pensé, Jack.
— Qu’est-ce que tu m’as dit, déjà, il y quelques jours ? L’entraide entre
copains. On se protège l’un l’autre.
— Allez, dit Costas en se mettant debout, chancelant. (Il s’ébroua et fit
glisser la culasse pour introduire une balle dans la chambre.) Le magasin est
plein ?
— Il est plein. Il y en a deux autres dans l’étui. »
Costas fixa l’étui à la ceinture de son short, rabaissa l’arme et
s’interrompit.
« Je voulais te demander, pour Zahid. La dernière fois que je l’ai vu, il
avait pris une balle dans la poitrine. »
Jack le regarda en secouant la tête tristement. Costas acquiesça
lentement.
« C’est ce que je pensais. Pas question que je reste les bras ballants. Il y a
quelqu’un ici à qui j’ai deux mots à dire.
— Moi aussi », renchérit Jack.
Il fixa les galets. Pour la première fois, depuis aussi loin que remontaient
ses souvenirs, l’idée de rencontrer Landor ne le remplissait pas
d’appréhension, ne le mettait pas mal à l’aise, avec ce vieux sentiment de
culpabilité. En voyant ce qu’ils avaient fait à Costas, tout cela s’était
envolé. Maintenant, il n’avait plus qu’une idée : entrer dans ce repaire et en
finir, mettre Landor hors d’état de nuire.
Costas regarda Ahmed.
« Paré à y aller ? »
Ahmed tira sur la culasse de son arme.
« Paré à y aller.
— D’accord, dit Jack. Allons-y. »
23

A hmed prit la tête et s’avança à l’intérieur de l’île en passant au-dessus de


la barrière rocheuse qui entourait la crique. Costas était derrière lui et
Jack fermait la marche. Avant de partir, Jack avait fait prendre à son ami
une barre énergétique qu’il avait apportée dans une poche fixée à sa
ceinture, et ils avaient de nouveau vérifié qu’il ne présentait pas de signes
de traumatisme crânien. Le médecin de la base navale, adjoint de deux
infirmiers, se trouvait à bord de la vedette pour s’occuper des éventuels
blessés. Il existait en outre un dispositif médical d’évacuation par
hélicoptère sur un bâtiment auxiliaire de la flotte française, équipé d’un
bloc opératoire complet, et intégré à la flotte de la Force opérationnelle
combinée, qui croisait au large des côtes yéménites. L’ami de Jack qui
dirigeait la Force lui avait proposé de détourner un avion de surveillance
Orion P-3 des forces aériennes australiennes au-dessus de l’île. Cela faisait
partie des tâches confiées à la patrouille antipiraterie entre Oman et la corne
de l’Afrique, dont la mission avait récemment été redéfinie pour faire face à
la menace d’intrusion navale de la part de l’Iran. Le capitaine Ibrahim le
leur avait déconseillé, jusqu’à ce qu’ils soient certains que Costas était sain
et sauf. Comme les terroristes, les bandes de pirates ne se laissaient pas
facilement intimider par la puissance militaire occidentale. En effet, ils
avaient vu son rôle fluctuer au gré des changements politiques et savaient
que la Force d’intervention pouvait se voir restreindre dans sa capacité
d’agir par des règles d’engagement contraignantes. Il se pouvait que la vue
d’un avion ne fasse que renforcer la méfiance des pirates et n’ait pour seul
résultat qu’un déchaînement de violence encore plus incontrôlable. Ibrahim
pouvait demander l’assistance de la Force d’intervention une fois que ses
marines seraient engagés dans le combat et sous le feu de l’adversaire,
mais, jusqu’à ce que le détachement de débarquement aborde avec le
Zodiac, ils étaient seuls tous les trois. Pour le moment, leur priorité
consistait à trouver le repaire sous-marin de l’U-Boot et à sécuriser ce qu’il
contenait avant qu’aucun dégât puisse être fait, surtout s’il s’y trouvait des
matières radioactives potentiellement létales.
Ahmed leur fit signe de s’arrêter et ils s’accroupirent au milieu des
affleurements rocheux en regardant autour d’eux. Une légère brise soufflant
de l’est s’était levée, leur apportant l’odeur de brûlé de l’épave du chalutier.
Jack voyait l’île dans sa totalité pour la première fois. C’était un îlot
rocheux désolé long de moins d’un kilomètre, presque plat et quasiment
dépourvu de végétation. La mer et le vent avaient érodé la roche, sa surface
était une succession irrégulière de fissures et de ravines, ce qui avait
l’inconvénient de ralentir leur progression, mais l’avantage de leur offrir de
quoi se dissimuler à l’approche de leur cible. Plus loin, à l’endroit où
Ahmed avait aperçu un peu plus tôt les deux hommes qui inspectaient les
traces de l’épave, commençait une autre crique semblable à celle qu’ils
venaient de quitter, mais bien plus vaste et plus profondément avancée dans
les terres. Aucun autre endroit ne semblait plus indiqué pour l’amarrage de
l’annexe du chalutier, et il y avait gros à parier que c’était là que se trouvait
le repaire de l’U-Boot. Ahmed leur fit signe d’avancer et Jack acquiesça. Ils
continuèrent en rampant, prêts à tirer, et, quelques minutes plus tard, ils
avaient atteint le bord de la crique. Ils s’abritèrent derrière un bloc rocheux,
à environ vingt mètres du rivage.
« Il faut qu’on s’introduise là-dedans, et vite, dit Ahmed. S’ils découvrent
notre présence, ils vont s’y retrancher, et ça peut traîner des jours et des
jours. Mais depuis l’intérieur, on peut les prendre comme le feraient des
furets avec des rats. »
Brusquement, deux hommes sortirent de nulle part, sur le terrain
accidenté, à environ trente mètres du fond de la crique. Ahmed prit ses
jumelles de poche de sa ceinture, observa pendant un moment, puis les
rangea.
« Je pense que l’entrée de l’abri est là. Mais ça va être un peu difficile
pour nous trois de le prendre d’assaut. C’est toujours le même problème :
dès qu’ils sauront qu’on est à l’extérieur, ils peuvent le rendre pratiquement
imprenable. »
Jack examina la crique.
« Qu’est-ce qu’il te restait comme air dans ta bouteille ?
— Je n’en étais pas encore à avoir du mal à respirer, mais il ne reste
certainement pas plus de quelques petites minutes.
— J’ai une idée. Nous pensons que l’U-Boot se trouve à l’intérieur de cet
abri, on est d’accord ? Il doit y avoir un chenal sous-marin suffisamment
grand pour qu’il puisse passer. Si j’arrive à y pénétrer à la nage, je pourrais
provoquer la surprise. »
Ahmed réfléchit quelques instants.
« D’accord. On fait ça. »
Il recula en restant baissé et revint une minute plus tard muni de son
équipement de plongée et du masque et des palmes de Jack.
« Il me reste deux grenades à fragmentation. Je peux t’en donner une, et
nous gardons l’autre. Dès que nous entendrons la tienne exploser, nous
lancerons la nôtre en bas dans l’entrée. »
Jack s’équipa rapidement, vérifia son Beretta et descendit la pente
rocheuse en direction de la crique. Soudain, un pirate armé d’une
kalachnikov apparut à quelques mètres devant lui. L’homme eut à peine le
temps de comprendre ce qui lui arrivait que trois orifices apparurent dans
son dos, d’où le sang jaillit aussitôt, et il s’écroula. Jack jeta un coup d’œil
derrière lui et vit le Glock d’Ahmed muni de son silencieux qui dépassait
d’un rocher, un filet de fumée sortant du canon. Il atteignit le bord de l’eau,
s’y glissa, mit son masque, enfila ses palmes et plongea en plaçant l’embout
du détendeur dans sa bouche. Il se mit à nager rapidement en direction du
fond de la crique. Comme il s’y attendait, il y avait du fond, dix-huit mètres
d’après sa montre de plongée, et sur une assez grande largeur pour
permettre le passage d’un sous-marin. Il se dirigea vers la tache sombre
dont il savait qu’elle devait marquer l’entrée de l’abri, en palmant
discrètement sous le surplomb rocheux, tout en espérant qu’aucun des
hommes n’avait repéré ses bulles. Il n’avait en face de lui qu’un trou noir et
aucune certitude de réussir. Il doutait avoir assez d’air pour entrer puis sortir
si le passage était bouché. Mais maintenant, il n’avait plus le choix, et il
continua en se guidant de la main dans l’obscurité contre une des parois
rocheuses.
À mesure que la bouteille se vidait, sa respiration devenait plus difficile,
mais il essayait de garder son sang-froid, de continuer à nager calmement et
régulièrement. Quelques secondes plus tard, il vit une tache de lumière
verte, puis elle s’éclaircit, et il put mieux distinguer ce qui se trouvait autour
de lui. Il se rendit compte que la masse énorme qui était apparue à sa droite
était un sous-marin, dont il voyait maintenant clairement le gouvernail et
l’hélice. Il n’eut pas le temps de s’en étonner car il n’avait quasiment plus
d’air. Il distingua une tache iridescente au-dessus de lui et monta vers elle.
Il ôta son embout en crevant la surface tout en essayant de faire le moins de
bruit possible. Il se trouvait au bord d’un quai taillé dans la roche, sur un
côté d’un bassin conçu pour abriter deux sous-marins. Une rangée
d’ampoules installées du côté opposé de la cavité procurait un éclairage
artificiel, et il entendait le ronronnement d’un générateur d’électricité. En
jetant un coup d’œil au sous-marin, il put avoir la certitude qu’il s’agissait
d’un U-Boot, rouillé mais intact, encore équipé de son canon à l’avant. Sur
le kiosque, sa dénomination peinte en lettres noires était toujours visible : U-
409. Ahmed avait vu juste. Cela faisait plus de soixante-dix ans que le
bateau se trouvait là, depuis la fin de la guerre, avec à l’intérieur un
chargement qui pouvait se révéler aussi létal aujourd’hui qu’il aurait pu
l’être à l’époque si le sous-marin avait atteint la destination prévue.
Il se hissa sur le quai, se débarrassa de ses palmes et de son masque, et
commença à enlever les sangles de son bloc. Soudain, quelqu’un cria sur la
plate-forme au-dessus de lui, et il s’arrêta, pétrifié. La détonation d’une
arme à feu résonna dans la cavité et une balle percuta la roche juste derrière
lui. Il sortit rapidement son Beretta, visa et tira cinq coups. L’homme
s’affaissa. Il se redressa et courut se mettre à l’abri derrière un mur de
soutènement de béton. Quatre hommes arrivèrent à la rescousse et il vit par
où ils étaient passés en descendant un escalier creusé dans la pierre, qui
devait indiquer l’entrée. Ils s’y trouvaient tous maintenant, en position
accroupie, à environ quinze mètres. Il sortit la grenade, la dégoupilla et la
lança dans leur direction, puis se jeta à terre, en se bouchant fermement les
oreilles. Il sentit la détonation plus qu’il ne l’entendit, une onde de choc qui
lui parcourut tout le corps. Il resta où il était, en espérant et en priant pour
l’arrivée de la seconde grenade provenant d’Ahmed. Quelques secondes
plus tard, elle explosait et projetait dans sa direction une pluie de fragments
de rocher provenant de l’entrée. Il se releva juste au moment où Ahmed et
Costas apparaissaient en haut de l’escalier. Ils progressèrent dans un déluge
de coups de feu pour achever ceux des pirates qui étaient encore vivants.
Jack les rejoignit en courant et vit Ahmed changer le chargeur de son Glock,
tandis que Costas s’engageait prudemment sur une passerelle en direction
du pont de l’U-Boot. Jack traversa une scène de carnage à l’endroit où la
grenade avait explosé et le rejoignit à côté du kiosque. Costas lui fit un petit
signe de bienvenue de la tête et murmura :
« Le Boss n’était pas avec eux. Et Landor non plus. Le Boss s’intéressait
vraiment beaucoup à ce qu’il pensait pouvoir trouver dans l’U-Boot, et je
suppose qu’il est là. »
Jack approuva de la tête et observa Ahmed, qui faisait le tour du bassin,
l’arme au poing. Il suivit Costas en haut de l’échelle, puis dans le kiosque,
après avoir rengainé son pistolet pour descendre les marches. En bas,
Costas mit un doigt sur ses lèvres et alluma une lampe frontale que lui avait
donnée Ahmed. Ils s’avancèrent ensemble silencieusement jusqu’au fond du
poste central et continuèrent en direction des tubes lance-torpilles à l’avant.
Costas sortit autre chose qu’Ahmed avait apporté : un petit compteur
Geiger, qu’il activa et dont il se mit à balayer le pont. Lorsqu’ils
s’approchèrent des tubes, le bip-bip s’accéléra. L’un d’eux était ouvert, et
ils virent qu’il était rempli de cubes de plomb étiquetés U-235. L’estomac de
Jack se contracta.
« Est-ce que c’est dangereux ? lui chuchota-t-il.
— C’est un peu élevé, mais pas de quoi se faire du souci tant que nous ne
nous attardons pas. Comme tu peux le constater, quelqu’un vient d’ouvrir
ce tube. Je crois bien que nous avons de la compagnie, par ici. »
Ils firent demi-tour et se dirigèrent vers le kiosque. Un peu plus loin, Jack
discerna une lueur vague dans l’obscurité et il entendit du bruit. Ils
avancèrent doucement, passèrent près du périscope et du poste de veille,
tous les sens en éveil. Brutalement, un coup de feu éclata, puis un
deuxième. Jack se glissa rapidement dans la cabine du commandant.
Horrifié, il vit un squelette effondré sur la table, les restes moisis d’un
uniforme d’officier de la Kriegsmarine en guise de linceul, un pistolet
Luger dans la main. Nul ne savait ce qu’il s’était passé ici, mais il était
certain que le commandant n’avait pas eu une mort paisible. Il lui manquait
une grande partie du crâne. Ils entendirent un autre coup de feu, et Jack
suivit Costas qui s’enfonçait dans la coursive. Ce dernier fit signe à Jack et
lui montra son Beretta.
« Il est enrayé, chuchota-t-il. Et là, devant, c’est le Boss. Je reconnais son
odeur. On dirait qu’il a complètement perdu la tête et qu’il parle tout seul,
mais il a toujours sa kalachnikov. Il me faut une arme. »
Jack pensa au Luger qu’il avait vu dans la cabine du commandant. Il lui
avait semblé en bon état, et il y avait des chances pour qu’on puisse encore
s’en servir. Il inspecta la coursive, puis se redressa doucement, repartit en
arrière et pénétra dans la cabine. Il s’approcha du squelette, lui desserra les
phalanges crispées sur le pistolet et ôta la peau momifiée qui collait à la
crosse. Absorbé par sa survie, il ne lui vint même pas à l’esprit que ce qu’il
faisait était répugnant. Il inspecta rapidement le Luger. Il avait été bien
huilé et ses parties métalliques étaient légèrement décolorées, mais il n’y
avait pas de signe évident de rouille. Il appuya sur le verrou de la crosse, en
sortit le chargeur et vit qu’il contenait encore des balles. Il n’avait pas le
temps de les éjecter et de les compter, mais les deux qu’il pouvait
apercevoir lui donneraient au moins une chance de se battre, en y ajoutant
celle qui se trouvait dans la chambre. Il tira le levier et sentit d’abord une
résistance, puis réussit à l’ouvrir complètement, éjecta la douille qui se
trouvait dans la chambre. Il actionna le levier plusieurs fois pour l’assouplir,
inséra une balle dans le magasin, repoussa celui-ci à sa place et arma le
pistolet avec le levier en le laissant repartir en avant d’un coup sec. Il
ressortit dans la coursive, donna le Beretta à Costas et garda le Luger.
« Douze balles, lui chuchota-t-il. Fais attention.
— Il est pour moi », lui répondit Costas en lui indiquant d’un signe ce
qui était devant lui.
Ils continuèrent à suivre la coursive, arme au poing. Le Boss était assis
contre le panneau qui fermait l’entrée du compartiment suivant, la
kalachnikov sur les genoux. Il tenait une bouteille de cognac poussiéreuse à
moitié vide portant l’emblème nazi et un joint lui pendait aux lèvres.
« Hé, Landor, mon vieux, t’en a mis du temps, dit-il sans regarder, en
agitant la bouteille, tout en aspirant une bouffée. Où t’étais ?
— Pas Landor, répondit froidement Costas, en pointant le Beretta sur la
tête de l’homme. Anglais, tu te souviens ? »
Le Boss le regarda d’un œil vague, puis agita la bouteille.
« Ah, Américain, oui. Assieds-toi. Bois un coup. »
Jack vit avec inquiétude qu’à côté de lui étaient empilés plusieurs des
cubes de plomb, et, sous un morceau de tissu, il aperçut quelque chose
d’autre, le jaune pâle d’une barre d’or.
« Où est Landor ? demanda-t-il d’un ton sec.
— Eh ? (Ses yeux roulèrent.) Qui êtes-vous ? Il est parti me chercher
d’autres barres d’or. Pour faire ma part. Après on va se tirer d’ici, trouver un
hélicoptère pour nous emmener. C’était quoi tous ces coups de feu dehors ?
Y a eu du bruit.
— Allez, Costas, viens, on s’en va d’ici, dit Jack. Il a perdu la tête et ça
pue.
— Hé, pas si vite, Anglais. »
Le Boss sortit prestement un Glock et visa Costas. Jack appuya sur la
détente de son Luger et fit feu. Costas tira trois balles avec son Beretta. Le
Boss s’affaissa en arrière, les yeux mi-clos, le sang coulant de sa poitrine.
« C’est pour Zahid, dit Costas à voix basse. Et pour mon œil au beurre
noir. »
Ils entendirent un piétinement au-dessus de leurs têtes, puis Ahmed leur
cria :
« Jack. Costas. Je pense avoir trouvé ce que nous cherchons. »
Ils se hâtèrent vers la sortie en direction du kiosque et remontèrent
l’échelle, puis suivirent Ahmed sur le pont et enfin sur le quai, de l’autre
côté de l’U-Boot.
« Là-haut », leur dit-il en leur montrant une échelle de métal rouillé qui
menait à un balcon à environ trois mètres de haut. Il était construit
solidement et donnait accès à une ouverture taillée dans la roche. Ils
entendirent un bruit provenant de l’entrée principale, de l’autre côté, et tous
trois se retournèrent, prêts à tirer. Un marine somalien descendait
prudemment, son arme pointée devant lui, suivi de deux autres. Ahmed
siffla et se montra, puis désigna Jack et Costas. D’autres marines entrèrent
et commencèrent à se déployer tout autour de l’abri, pour sécuriser le
périmètre, donnant des coups de pied dans les corps des pirates en passant
près d’eux. Jack se tourna vers Ahmed.
« Il ne manque plus qu’un de ces sales types. Mais où diable est
Landor ? »
Ahmed lui montra le balcon.
« Allons voir là-haut. »
Jack escalada l’échelle métallique jusqu’au palier et s’effaça à l’angle de
l’ouverture pour scruter l’intérieur, pistolet au poing. Devant lui, encastrée
dans la roche, il y avait une porte de métal, dont le verrou était ouvert. Un
symbole de la taille d’une main était gravé dessus. Il l’examina en
réfléchissant à toute vitesse. Il s’agissait d’une épée pointe en bas inscrite
dans une boucle. Tout autour, on pouvait lire les mots « Deutsches
Ahnenerbe ». Il se retourna vers Costas qui l’avait rejoint sur le balcon,
suivi de près par Ahmed.
« On dirait une chambre forte. »
Costas se rapprocha et balaya la porte avec le faisceau de sa lampe
frontale. Il la poussa avec son épaule, mais rien ne bougea.
« Je ne pense pas que tu aies emporté du C5 dans ta ceinture ?
— Moi, non, mais Ahmed, si.
— Juste un avertissement. Cette porte devrait normalement être
cadenassée et verrouillée de l’extérieur. Je présume qu’elle possède une
sorte de loquet à l’intérieur également. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a
probablement quelqu’un là-dedans. »
Ahmed passa à Costas un paquet enveloppé de plastique qui ressemblait
à de la pâte à modeler et une paire de détonateurs en forme de crayons.
Costas se mit aussitôt au travail en insérant une partie de l’explosif dans un
interstice de la porte, puis en fichant un des détonateurs dedans.
« O.K. Je règle le retardateur sur trente secondes. On doit dégager d’ici.
Prêts ? »
Ils se reculèrent rapidement et s’abritèrent derrière le rocher, de chaque
côté de l’entrée. Costas regarda sa montre.
« Attention, ça va péter ! »
Ils se bouchèrent les oreilles et se plaquèrent contre la paroi rocheuse.
Quelques secondes plus tard, la charge explosa violemment et envoya une
pluie de débris qui cliquetèrent sur le balcon et jusque sur l’U-Boot en
dessous. Ils attendirent que la poussière retombe, puis Costas s’introduisit
de nouveau dans l’ouverture, suivi par les deux autres. Le métal était
déformé, mais la porte était encore intacte. Jack et Costas se saisirent
chacun d’une des fixations du cadenas et tirèrent de toutes leurs forces, ce
qui permit d’entrouvrir la porte légèrement. Une fois qu’elle fut
suffisamment écartée, Costas passa derrière et la poussa, tout en toussant à
cause de la poussière, jusqu’à ce qu’elle s’ouvre entièrement et qu’ils
puissent regarder à l’intérieur.
Au début, Jack ne vit pas grand-chose, car la lampe frontale de Costas ne
pouvait pas éclairer très loin et la poussière n’était toujours pas retombée.
Puis, quand elle fut dissipée, la vision lui coupa le souffle. Ce qu’ils avaient
pris pour une entrée étroite était en réalité une vaste chambre où
s’empilaient des centaines de barres d’or, du sol au plafond, une cache qui
devait représenter plus qu’un seul chargement de l’U-Boot. Au-delà des
empilements d’or, il y avait une porte ouverte, qui menait à une autre pièce,
où l’on pouvait tout juste discerner, de chaque côté, des étagères et des
casiers contenant des objets. À cet instant, Jack vit un homme émerger de la
poussière et foncer dans sa direction. C’était Landor. Il frappa violemment
Jack au niveau de l’estomac, l’entraînant sur le balcon contre le garde-fou
au-dessus de l’eau. Costas et Ahmed, stupéfaits, avaient sorti leurs armes,
mais ne pouvaient qu’assister à la scène sans intervenir, de crainte de
toucher Jack. Landor l’empoigna et lui pointa un couteau sous la gorge.
« C’est notre dernière confrontation, Jack. Tu m’as fait perdre cet or sur
le Clan Macpherson, mais tu ne vas pas me faire perdre celui-ci. »
Jack leva les yeux et sentit la poigne de Landor comme un étau, se
souvint que c’était ce dernier qui remportait toujours les épreuves de lutte à
l’école. Cela ne servait à rien de se débattre, d’autant plus qu’avec la lame
d’acier appuyée sur son cou, le moindre mouvement pouvait lui être fatal. Il
vit qu’Ahmed visait la tête de son assaillant avec son Glock, mais c’était
trop risqué. Landor lança sèchement :
« Dis à tes amis de laisser tomber leurs armes. »
Ahmed et Costas les posèrent sans hésiter sur le balcon et se reculèrent.
« C’est moi, Anatoly, dit Jack, qui sentait la pression de la lame sur sa
gorge tout en parlant. Tu te souviens lorsque nous avons plongé dans la
carrière ? C’est incroyable qu’on s’en soit sortis avec l’équipement qu’on
avait. J’avais bloqué ma valve contre cette poutre, et nous avons partagé le
même embout pendant toute la remontée. Et toi, tu as laissé tomber la seule
torche qu’on avait. Et le lendemain, on y est retournés et on a tout
recommencé. C’était le bon temps.
— Ne cherche pas à m’amadouer, Jack. Plonger ne signifie plus rien pour
moi. Mais je me souviens que tu m’as laissé tomber pour aller gratter la
terre avec Hiebermeyer.
— C’est faux. J’ai cessé de te fréquenter à cause de ce que tu devenais.
De ce que tu es devenu maintenant.
— Tu ne vas pas t’en sortir comme ça. Pas cette fois-ci.
— Vas-y alors, fais-le. »
Jack se tendit. Dans cet instant où tout pouvait basculer, il sut qu’il avait
eu raison, que Landor ne pourrait pas accomplir ce geste. D’un mouvement
rapide de son coude gauche, Jack le frappa violemment à l’abdomen, ce qui
lui fit lâcher le couteau et se plier en deux contre la balustrade, entraînant
Jack avec lui. Ahmed et Costas récupérèrent aussitôt leurs armes, et
essayèrent de viser Landor. Jack se retourna, attrapa son ennemi par le
menton, tout en luttant pour garder son équilibre.
« On dirait que nous allons plonger de nouveau ensemble, après tout, dit-
il en faisant un signe de tête en direction de l’eau à côté de l’U-Boot, et il
me reste environ une minute d’air dans cette petite bouteille sur mon dos. »
Landor, en équilibre instable, lui lança un regard paniqué, tout en
essayant de l’agripper à la gorge et ne trouvant que les tuyaux de son
détendeur.
« Tu connais mon état physique. Tu sais que je pourrais souffrir d’un
accident médullaire.
— C’est à toi de choisir. Tu peux rester ici et te faire tirer dessus ou bien
tenter ta chance et plonger. »
Ils se penchèrent un peu trop tous les deux et, soudain, ils tombèrent et se
retrouvèrent dans l’eau près de l’U-Boot. Ils en avaient percuté la surface
accrochés l’un à l’autre et descendirent de quelques mètres, ainsi
entremêlés. Puis soudain Landor se détacha et nagea rapidement à l’aide de
ses bras vers le fond obscur de la cavité, tandis que sa jambe faible restait
inerte et à la traîne. Jack saisit un des embouts de son détendeur et plongea
derrière lui. Sans masque, l’eau était trouble, mais il voyait Landor au fond,
qui regardait vers le haut et soufflait l’air qui restait dans ses poumons, les
bras écartés.
Landor avait choisi d’aller trop profond pour qu’il lui soit possible de
refaire surface tout seul sans se noyer. Mais Jack le connaissait
suffisamment bien pour savoir qu’il n’avait pas l’intention de se suicider. Il
se jouait de lui, une fois de plus, et Jack n’avait pas d’autre choix que
d’entrer dans le jeu. Landor savait que Jack ne le laisserait pas mourir, pas
comme ça, pas sous l’eau alors qu’il y avait une possibilité de le sauver.
Cela serait aller à l’encontre de tout leur entraînement de l’époque où ils
étaient copains, de tout ce qu’ils avaient appris pendant tous ces mois, il y
avait tant d’années et qui était profondément ancré en eux. Il ne voulait pas
se suicider, mais la profondeur était suffisante pour que, lorsqu’il lui
donnerait de l’air de sa bouteille, un autre accident de décompression
s’ensuivrait, qui nécessiterait des soins médicaux. Landor avait dû se douter
qu’ils avaient du personnel médical avec eux et qu’un bâtiment de la CTF-
150 devait être en route, équipé probablement de l’unique chambre de
décompression à des kilomètres à la ronde, ce qui obligerait les médecins à
l’y envoyer. Landor savait que la partie était jouée, qu’il ne s’en tirerait plus
maintenant en emportant l’or, et il cherchait une échappatoire. S’il était
indemne lorsqu’il serait fait prisonnier par les Somaliens, il croupirait dans
une prison à Mogadiscio, mais s’il était évacué pour des raisons sanitaires
sur un bâtiment dans les eaux internationales, il aurait peut-être une chance
de s’échapper. En effet, cela donnerait aux juristes du Deep Explorer la
possibilité d’entrer en lice et à lui-même de recommencer une fois de plus à
jouer ce jeu.
Tout cela traversa l’esprit de Jack au moment où il plongea vers le fond.
Il sortit le deuxième embout du détendeur et en testa la valve, prêt à le
présenter. Landor le regardait, les yeux grands ouverts, terrifié soudain en
se demandant s’il s’était trompé dans son calcul. Il se saisit de l’embout, se
mit à respirer frénétiquement, et une nuée de bulles monta au-dessus de lui.
Jack savait qu’il ne leur restait plus que quelques secondes d’air et il tira
Landor par le bras pour remonter à la surface. Landor résista tout en
respirant de façon accélérée, car il savait que plus il absorberait d’air sous
pression, plus il avait de chances d’avoir un accident médullaire. Jack sentit
que sa respiration devenait difficile et il se débarrassa du détendeur de
secours tout en repoussant Landor. Cette fois-ci, Landor commença à
remonter avec vigueur, en chassant de l’air de ses poumons, Jack juste
derrière lui. Ils émergèrent en même temps et reçurent en plein visage le
faisceau des projecteurs installés par les marines somaliens qui se tenaient
sur le quai, parés à tirer. Costas et Ahmed s’étaient accroupis au bord, prêt à
les aider. Jack fit le signe O.K. et vit que Landor était plié en deux, luttant
pour garder la tête hors de l’eau.
« Mettez-le sous oxygène pur, dit-il en voyant un infirmier parmi les
marines. Et évacuez-le. »

Une demi-heure plus tard, Jack se trouvait de nouveau à l’entrée de la


chambre forte de l’Ahnenerbe. Il s’était débarrassé de sa bouteille et de sa
ceinture à outils et avait bu plusieurs poches d’eau que lui avait données
l’infirmier de la marine, ce qui lui avait permis de se remettre rapidement
de son affrontement avec Landor. Il se concentrait maintenant totalement
sur ce qu’il avait devant lui. Le spectacle offert par la pièce située derrière
la salle aux lingots était étonnant, l’une des visions les plus extraordinaires
que lui avait offertes sa carrière d’archéologue. La cavité éclairée par leurs
lampes frontales était petite, de la dimension d’une chambre modeste, mais
regorgeait, du sol au plafond, d’artefacts anciens, comme s’ils avaient mis
au jour le tombeau d’un Toutankhamon moderne. Sur une série d’étagères à
sa gauche, Jack reconnut immédiatement des objets d’origine abyssinienne,
des croix en or ouvragées dont la forme indiquait clairement qu’elles étaient
éthiopiennes, des calices et des coupes, une couronne en or incrustée
d’émeraudes et de rubis. Sur les rayonnages de l’autre côté, il identifia des
œuvres qui avaient disparu des musées et des églises de Somalie et
d’Éthiopie à l’époque de l’occupation fasciste, et dont la liste figurait dans
un rapport que Zahid lui avait montré.
« Félicitations, Jack, commenta Costas. On dirait qu’on a trouvé un bon
filon.
— C’est fantastique, répondit Jack. Quand j’ai lu le récit que le capitaine
Wood a laissé de son expérience en Abyssinie en 1868, j’ai cherché à
localiser tous les trésors dont on savait qu’ils avaient été pillés à Magdala.
On ne sait pas grand-chose de la vente aux enchères organisée par le
général Napier, et beaucoup d’objets ont disparu chez des particuliers sans
laisser de trace. Mais ce qu’on a devant nous montre que certaines des
pièces manquantes, dont on pensait qu’elles avaient été pillées à ce
moment-là, ont été récupérées des années plus tard en Abyssinie par les
nazis.
— Tu m’as dit que le patriarche avait parlé de la chambre secrète située
sous l’église de Magdala et t’avait dit que les hommes de l’Ahnenerbe
avaient consacré des jours et des jours à passer l’endroit au peigne fin. Ils
ont peut-être trouvé des caches secrètes que les Abyssiniens avaient réussi à
dissimuler aux Britanniques. »
Jack prit la couronne dans ses mains et soupira, pensif :
« J’aurais aimé que Zahid puisse voir cela. Il aurait été si heureux.
L’Éthiopie et la Somalie vont de nouveau intéresser les archéologues.
— Avoir trouvé ces trucs et les restituer aux musées est le plus grand
hommage que tu peux rendre à Zahid. Sans lui, nous ne serions pas arrivés
jusqu’ici. »
Jack se fraya un passage au milieu du mobilier exotique et des autres
artefacts étalés sur le sol jusqu’à une lourde malle en bois placée dans
l’angle opposé de la pièce. Il leva le couvercle et découvrit une vision à
couper le souffle.
« Je n’ai jamais rien vu de pareil à part dans les films de Hollywood. »
Costas le rejoignit, se mit à genoux à côté de lui et en resta bouche bée.
La malle était remplie de pièces d’or et d’argent. Il y en avait des milliers,
de toutes les formes et de toutes les tailles. Jack y plongea les mains, y
pêcha ce qu’il pouvait et les ressortit, provoquant une pluie d’or. Il inspecta
ce qu’il restait.
« Incroyable. Il y a là beaucoup de pièces mises en circulation par le
sultanat de Mogadiscio au Moyen Âge, des pièces d’or du royaume
d’Aksoum datant des IVe et Ve siècles, dont la plupart sont des émissions
officielles. Regarde celle-ci : on peut lire l’inscription « Basileus
Axomitus », le roi des Aksoumites. On dirait que l’Ahnenerbe a mis la main
sur un certain nombre de trésors. Mais il y a aussi beaucoup d’autres
monnaies, égyptienne, arabe, indienne, des dinars en or, des pièces de
l’Empire romain byzantin aux effigies de Théodora et de Justinien.
Quelques-unes ont été percées de trous, ce qui signifie qu’elles ont été
réutilisées comme bijoux, ce qui se pratique beaucoup en Inde. On dirait
que l’Ahnenerbe a écumé toute la région de l’océan Indien pour trouver ça,
qu’ils ne se sont pas contentés de la corne de l’Afrique. Cela ouvre une
fenêtre fantastique sur le commerce dans l’océan Indien pendant l’Antiquité
et cela va occuper les numismates pendant les années à venir. Sans parler du
fait que cela va constituer une pièce maîtresse pour une exposition dans un
musée. »
Ahmed apparut à la porte et leur annonça, se penchant dans l’ouverture :
« Ça y est, nous avons tout sécurisé. Landor est sous bonne garde en
attendant son évacuation dans un hôpital militaire sûr de Mogadiscio. Nous
ne le laisserons pas sortir du pays. Le capitaine Ibrahim a communiqué par
radio pour nous dire qu’une seconde vedette est en route, ainsi qu’une
frégate de la CTF-150, avec une équipe formée au maniement de l’uranium.
Et les Badass Boys sont complètement éliminés. Ils ont tous été tués. Nous
passons tout au peigne fin au cas où il y aurait d’autres munitions à
désamorcer laissées par les nazis. »
Costas se redressa brusquement, en laissant tomber la pièce d’or qu’il
tenait à la main.
« Des munitions à désamorcer ? J’en suis.
— Pas question, intervint Jack. Il faut que tu m’aides ici. »
Ahmed vit soudain ce que Jack était en train de faire et s’exclama :
« Par Allah le miséricordieux ! C’est incroyable. On dirait que vous avez
de quoi faire ici aussi. »
Costas, toujours en position accroupie, se balança en fredonnant
doucement :
« Ho-ho, et une bouteille de rhum. »
Jack, les bras toujours à moitié enfouis dans l’or, le regarda.
« Où tu vas, là ? Il n’en est pas question une seconde. Nous ne sommes
pas des pirates.
— Tu t’es vu ? Dommage que je n’aie pas d’appareil photo. Jack Howard
passé du côté obscur… »
Jack, gêné, enleva ses mains précipitamment et se débarrassa de quelques
pièces qui y étaient restées collées.
« C’est une découverte remarquable, murmura-t-il. Nous devons les
nettoyer et les mettre dans des poches de plastique. »
Mais Costas poursuivit :
« Tous les pirates n’étaient pas mauvais, non ? Je veux dire, Robin des
Bois était une sorte de pirate, et il prenait aux riches pour donner aux
pauvres. Et tu ne peux pas dire que tous tes ancêtres marins étaient des
modèles de vertu. Il devait y avoir parmi eux un Barbe Noire, tu ne crois
pas ? Tu dois avoir un tout petit peu du pirate en toi.
— J’aime bien l’idée de le donner aux pauvres. C’est à eux qu’iront
toutes ces barres d’or, là derrière. Et en ce qui concerne ce coffre, son
contenu, lorsqu’il sera de nouveau dans les musées des pays auxquels il
appartient, il enrichira beaucoup plus de vies que simplement la mienne.
— Tu es en train de me dire que, à genoux là, les bras enfouis dans l’or
jusqu’aux coudes, tu n’as pas senti vibrer le pirate qui est en toi, juste un
peu ? »
Jack jeta un regard circulaire à la pièce, à tous les trésors qu’elle
renfermait, soudain submergé par l’enthousiasme à la pensée de tout ce
qu’ils avaient découvert, aux merveilles qu’il pourrait bientôt révéler au
monde. Il se tourna vers Costas, les yeux brillants.
« Le pirate qui est en moi ? Qu’est-ce que tu vas chercher là ? »
Costas lui donna une grande claque sur l’épaule.
« Je pense que tu es un cas désespéré. »
Jack mit le bras autour des épaules de son ami, fatigué mais au comble du
bonheur.
« Tu me connais. Je suis archéologue, un point, c’est tout. »
Épilogue

T rois jours plus tard, Jack était assis sur le rivage et contemplait les
vagues qui se brisaient sur les rochers de l’île tandis que les lueurs du
couchant coloraient de rose la surface de la mer. Les derniers membres de
l’équipe de la marine qui avaient travaillé dans l’abri sous-marin étaient
partis depuis une demi-heure en leur laissant un dernier Zodiac pour qu’il
puisse quitter les lieux avec les autres lorsqu’ils auraient terminé. Le
Seaquest stationnait à un demi-mille, flanqué de chaque côté par des navires
de guerre de la force antipiraterie, une frégate de la marine royale
canadienne et un destroyer de la marine américaine. Ils constituaient une
présence rassurante, une sécurité contre toute incursion inopportune
pendant qu’ils vidaient l’abri du sous-marin. Une fois l’évacuation de
l’uranium menée à bien et la chambre forte de l’Ahnenerbe vidée, le plan
consistait à faire exploser l’entrée par une équipe de démolition de la
marine et de faire s’effondrer la grotte. Les niveaux de radioactivité
résiduelle dans l’U-Boot ne devraient pas présenter de risque à long terme,
mais le site était une sépulture de guerre, l’endroit où reposaient pour
l’éternité ceux qui y étaient morts en 1945. Tout indiquait que les îles
allaient se trouver sur la ligne de front d’une nouvelle guerre, pas contre les
pirates, mais contre l’Iran et les terroristes qui lui étaient affiliés, de sorte
que les gouvernements somalien et yéménite s’étaient mis d’accord pour
que l’archipel soit déclaré zone interdite jusqu’à ce que la situation
s’améliore.
Jack vit trois silhouettes traverser dans sa direction l’étendue rocheuse
qui le séparait de l’hélistation dégagée au-dessus de l’entrée de l’abri
souterrain. Rebecca et Jeremy étaient arrivés à bord du Seaquest deux jours
auparavant pour aider à l’inventaire et à l’emballage du contenu de la
chambre forte de l’Ahnenerbe, qui devaient commencer le lendemain. Le
Lynx du Seaquest venait de les déposer sur l’île quelques minutes plus tôt,
puis était reparti bruyamment vers le navire. Derrière eux venait un
troisième personnage vêtu d’une tenue de plage hawaïenne bien
reconnaissable. Il avait un bras en écharpe et, de l’autre, maintenait quelque
chose qu’il portait sur le dos. Jack sourit en les voyant et leva la main en
signe de bienvenue. Ils s’approchèrent et s’assirent autour de lui. Costas
laissa tomber son sac sur un rocher plat proche du rivage.
« Le personnel chargé de l’intendance du Seaquest m’a fabriqué un de
ces barbecues portables, et j’ai du véritable charbon de bois. On n’est pas
vraiment sur une plage, mais ça fera l’affaire.
— Qu’est-ce qu’il y a au menu ? » demanda Jack.
Costas ouvrit le sac, en sortit le plateau du barbecue en papier
aluminium, puis un sac humide.
« Du poisson, répondit-il en en répandant le contenu sur le rocher. Du
rouget, de la vieille, du loup. Jeremy les a harponnés cet après-midi. »
Moqueuse, Rebecca regarda Jeremy en ouvrant de grands yeux.
« Je n’étais pas au courant. C’est pas possible. Jeremy manquerait une
boîte de conserve à un mètre.
» Eh ben, si, c’est possible, rétorqua Costas en sortant une boîte
d’allumettes et des assiettes en carton. Cet après-midi, pendant que tu étais
occupée avec ton papa, je l’ai emmené sur le récif derrière l’île, je lui ai
montré le tableau d’identification des poissons, et une heure plus tard, on
rentrait avec la glacière pleine.
— Qu’est-ce que tu as dit il y a quelques jours ? ajouta Jeremy en
considérant Rebecca. Il y a un tas de choses que tu ne sais pas sur moi.
— Je ne peux toujours pas y croire. Je te lance un défi pour demain. On
va pêcher le repas pour toute l’équipe.
— Alors tu vas devoir faire tes preuves. »
Jack sourit et se tourna vers Costas, inspecta son œil gonflé, les coupures
et les hématomes sur son visage.
« Tu es sûr que ça va aller ? T’es pas sorti trop tôt de ton lit d’hôpital ? »
Costas laissa tomber une allumette enflammée dans le charbon de bois
qu’il remua avec un bâton.
« J’ai fait ma propre visite de sortie. Pas question que je reste enfermé là-
dedans. Et toi, comment ça va ?
— J’ai mal au dos à cause des chocs à chaque rebond de ce Zodiac et
c’est pareil pour mon genou droit. Rien qui ne puisse se régler dès que je
serai de nouveau dans l’eau.
— Il faut que vous regardiez les choses en face, tous les deux, vous
commencez à être un peu trop vieux pour ce genre de chose, remarqua
Rebecca tout en s’emparant d’un autre bâton pour remuer le feu. Il ne faut
pas vous formaliser, mais vous savez ce que je veux dire. Il serait peut-être
temps que vous passiez le flambeau à une nouvelle génération. »
Jack se tourna pour regarder Costas, puis tous deux fixèrent Rebecca.
« Il serait peut-être temps que la nouvelle génération retourne à l’école
pour finir ses études, remarqua Jack.
— Je ne parlais pas de la plongée, mais de toutes ces histoires de
commando, poursuivit Rebecca, en les fixant, imperturbable. Vous pourriez
déléguer ça à vos protégés pleins d’avenir, Jeremy, par exemple.
— Ouah, dit Jeremy. Harponner des poissons est une chose, manier la
kalachnikov en est une autre. Je suis un spécialiste des langues anciennes, je
ne m’appelle pas Indiana Jones.
— Puisse-t-il en être ainsi longtemps, dit Jack. Sans ton expertise à
propos des inscriptions phéniciennes, tout aurait tourné autrement. »
Costas posa la grille au-dessus des braises et s’assit près du barbecue.
« Ainsi donc, Jack, nous avons fini par trouver notre or. Nous avons
compensé ce que nous avons perdu sur le Clan Macpherson.
— Tu veux dire ce que tu as perdu. Ce n’est pas moi qui ai essayé de
désamorcer cette torpille.
— Tu ne l’aurais jamais laissé tomber entre les mains de Landor, n’est-ce
pas ?
— C’est vrai. Tu m’as facilité les choses.
— Alors, qu’as-tu l’intention de faire avec cette nouvelle prise ?
— Il reste quelques formalités à effectuer avec les autorités somaliennes
et yéménites, mais personne ne va en revendiquer la propriété ni essayer
d’empêcher la réalisation du plan que j’avais envisagé pour l’or du Clan
Macpherson. Le gouvernement sud-africain est d’accord pour récupérer les
barres et pour y mettre l’estampille des Nations unies. Notre représentant
aux Nations unies a déjà obtenu l’approbation pour la création d’une
nouvelle agence dédiée à la répartition des fonds. Nous pensons en affecter
la moitié à l’Afrique de l’Ouest pour agir contre la misère des enfants et
pour la prévention des maladies. L’autre moitié ira à la corne de l’Afrique
pour aider au développement des communautés de la côte de Somalie.
Qu’en pensez-vous ?
— C’est formidable, papa, s’exclama Rebecca. Je voudrais bien
participer à ça.
— Ce genre d’aide à la Somalie pourrait bien contribuer à prévenir
l’enrôlement des hommes jeunes dans la piraterie, ajouta Costas.
— Pas seulement la piraterie, mais le miroir aux alouettes des
extrémistes, dit Jack. Cette côte est un terrain de choix pour le recrutement,
car il s’y trouve tant de jeunes gens sans emploi et sans but. Hier, j’ai
discuté longuement de cela avec le commandant de la force navale. Trouver
le bon équilibre sera un défi à relever, mais nous envisageons d’associer la
lutte contre la pauvreté, la création d’écoles combinée à des programmes
éducatifs, et d’encourager des initiatives économiques, plus
particulièrement celles qui se concentreront sur le redémarrage des activités
de subsistance. Rien de tout cela ne fonctionnera s’il n’y a pas une
surveillance efficace au large des côtes pour en chasser les chalutiers
étrangers qui ont presque détruit la ressource halieutique locale, principal
facteur d’attraction des hommes vers la piraterie. Nous voulons que les
vedettes fassent la police contre ceux qui viennent de l’extérieur, pas contre
les Somaliens eux-mêmes. Cet or va aider à éradiquer la piraterie de ces
côtes.
— Ainsi soit-il, approuva Costas, tout en levant son bras, ce qui le fit
grimacer. Et un doigt pour les nazis et leurs sales plans. Qui que soient les
anciens propriétaires de cet or, c’est le meilleur emploi qu’on puisse en
faire.
— Et l’Arche d’alliance ? » demanda Rebecca.
Jack ne répondit pas mais se mit à contempler l’océan en direction du sud
vers l’immense côte que les Anciens appelaient les plaines d’Azanie. Elle
s’étendait vers l’île de Madagascar et jusqu’à la pointe de l’Afrique, le cap
où, plus de deux mille cinq cents ans auparavant, un aventurier phénicien
avait érigé une plaque de bronze avec un message extraordinaire pour la
postérité. Il imagina la scène, vit Hannon martelant ce symbole, à la fin,
tandis que le vent hurlait et que la mer se déchaînait plus bas sur la pointe
rocheuse. Pendant un bref instant, il ne vit plus le Seaquest et les deux
navires de guerre, mais un vaisseau phénicien solitaire poursuivant sa route
vaille que vaille le long de cette côte. Il transportait un chargement jusqu’à
une destination secrète pour respecter un accord passé avec un peuple
conscient qu’il ne pourrait pas contempler son trésor le plus sacré pendant
de nombreuses générations. Jack était convaincu que ce qu’il était en train
d’imaginer était une réalité, pas seulement un accès de fantaisie. Il avait vu
la plaque de ses propres yeux, aussi réelle que la poussière d’or sur la peau
d’animal que Maurice avait mise au jour à Carthage. Et il se souvint de
l’instant où il s’était trouvé avec Zahid devant la chapelle de la Tablette à
Aksoum et où il avait senti clairement tout à coup pour quelle raison les
anciens prophètes d’Israël avaient voulu que ce trésor soit caché, et
pourquoi le temps n’était pas encore venu d’en révéler l’emplacement,
même si leurs descendants étaient de nouveau maîtres de la Terre sainte et
pouvaient avoir plus que jamais besoin de la force de leur Alliance.
Costas posa le premier filet sur la grille et ils regardèrent la vapeur
s’élever au-dessus d’eux dans le ciel qui s’obscurcissait.
Costas prit la parole, les yeux fixés sur les braises.
« Je me souviens d’un autre de ces passages de la Bible. Jérémie,
chapitre III, versets 16-17. “Lorsque vous aurez multiplié et fructifié dans le
pays, En ces jours-là, dit l’Éternel, On ne parlera plus de l’Arche de
l’alliance de l’Éternel ; Elle ne viendra plus à la pensée ; On ne se la
rappellera plus, on ne s’apercevra plus de son absence, Et l’on n’en fera
point une autre. En ce temps-là, on appellera Jérusalem le trône de
l’Éternel ; Toutes les nations s’assembleront à Jérusalem, au nom de
l’Éternel.”
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Rebecca.
— Il y a un autre passage dans le deuxième livre des Maccabées, au
chapitre II, poursuivit Costas. Tu ne le trouveras pas dans ta version
officielle, mais elle est canonique pour l’Église orthodoxe grecque. Après
que l’Arche a été enfermée dans une caverne dont l’entrée a été obstruée, le
prophète Jérémie réprimande ceux qui l’ont suivi parce qu’ils veulent la
retrouver. Il leur dit que l’endroit demeurera ignoré jusqu’à ce que Dieu
finalement rassemble son peuple et leur montre sa miséricorde. “Alors le
Seigneur montrerait ces choses, et la majesté du Seigneur apparaîtrait, et il
y aurait une nuée.”
— Je ne suis qu’un modeste archéologue, dit Jack, mais je crois vraiment
au pouvoir symbolique des artefacts, à leur capacité à soutenir l’espoir et le
courage dans les moments d’adversité. Et quelquefois, il se renforce lorsque
cet objet est juste hors de notre portée, qu’il s’agit d’un trésor caché qui
enflamme notre imagination pour toujours. C’est le désir qu’on en a, la
quête qui nous fait avancer et non pas la pensée de le tenir réellement entre
nos mains.
— Et le monde de paix que le prophète espérait, le temps de la
révélation, n’est pas encore arrivé », ajouta Rebecca.
Jack, l’air sombre, hocha la tête.
« Le Moyen-Orient est en ébullition, plus violemment que jamais, même
à l’époque de Nabuchodonosor et de la destruction du Temple, lorsque
l’Arche a été mise secrètement à l’abri. Tous les peuples de la Terre sainte,
quelles que soient leurs croyances, ont besoin de symboles d’espoir pour les
soutenir. L’Arche se trouve là où elle doit être.
— Et Landor ? »
Jack pinça les lèvres et ne répondit pas tout de suite.
« Le capitaine Ibrahim m’assure qu’il va être jugé pour association de
malfaiteurs en vue de meurtre, tentative de meurtre, et aide et soutien à la
piraterie. Ils le tiennent pour responsable de la mort de Zahid et des deux
marines pendant la fusillade lors de l’enlèvement, ainsi que des victimes ici.
— Est-ce que tu penses que ça sera retenu contre lui ?
— J’en doute. Avec ce qui est arrivé maintenant aux Badass Boys, il se
peut que les Somaliens soient incapables de trouver un quelconque témoin
pour dire qu’il a ordonné l’enlèvement. C’est un individu roublard, qui a
beaucoup d’expérience pour couvrir ses agissements, ne laisse aucun écrit,
et réalise ses opérations oralement et en liquide. La société qui gère le Deep
Explorer peut bien couler, Landor, non. Il ne marchera probablement plus,
mais il peut aussi bien diriger ses activités depuis un fauteuil roulant. Il va
passer quelques mois désagréables sous bonne garde dans un hôpital de
Mogadiscio, et ensuite ses avocats vont le faire sortir sur un vice de
procédure et il aura quitté le pays avant qu’on ait le temps de dire ouf. C’est
ce qu’il a fait en Colombie au début de sa carrière et il le refera
certainement tant qu’il ne se mettra pas en travers du chemin de quelqu’un
qui ne plaisante pas, peut-être la mafia russe ou chinoise, et qui lui tirera
une balle dans la nuque.
— Et le Deep Explorer ?
— C’est une perspective plus souriante. Je ne pense pas qu’il y ait la
moindre chance que les membres du consortium d’investissement veuille
revendiquer la propriété de leur navire. Il leur est déjà arrivé de déposer le
bilan et ils ont pris un autre nom, et c’est ce qu’ils vont encore faire
maintenant. Ce matin, Ibrahim et moi nous sommes entretenus par
téléconférence avec l’ambassadrice de Grande-Bretagne à Mogadiscio pour
discuter de la possibilité d’obtenir une aide du Royaume-Uni afin de le
convertir en bâtiment de recherche et de surveillance de la pêche. Il serait
sous le contrôle de la marine somalienne mais aurait également un rôle
scientifique. On le modifierait en prenant pour modèles nos Seaquest et Sea
Venture, et nous pourrions le faire dans notre propre chantier. Je pense que
nous allons obtenir le feu vert.
— C’est la situation de la pêche qui reste le facteur critique, ici, remarqua
Costas.
— J’en ai parlé à l’ambassadrice, répondit Jack en hochant la tête, juste
avant la fusillade qui a tué Zahid. Nous sommes tombés d’accord pour
présenter un solide dossier afin de mettre en place un dispositif d’aide qui
consisterait à envoyer des surplus britanniques à la marine somalienne, à
accroître en même temps le nombre de consultants et à étoffer les
programmes de formation. En installant une nouvelle ambassade, le
Royaume-Uni s’est fortement engagé en faveur de la Somalie, et
l’ambassadrice estime que notre dossier a de bonnes chances d’être
approuvé. Elle pense que les États-Unis se joindront également à nous une
fois qu’ils auront de nouveau ouvert leur représentation à Mogadiscio.
— As-tu contacté la femme de Zahid ? demanda Rebecca.
— Je lui rendrai visite à Mogadiscio dès que nous aurons quitté l’île,
répondit Jack en fixant les braises. Le personnel de l’ambassade les a
entourées vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sa fille et elle. Elles savent
que l’UMI veillera sur elles financièrement aussi longtemps que cela sera
nécessaire, y compris pour l’éducation de sa fille et leur retour en Occident
si elles le désirent. Nous nous occuperons d’elles comme Zahid l’aurait fait
s’il avait vécu.
— Tu sais que Zahid s’est entretenu avec le lieutenant Ahmed, dit Costas.
Pendant environ dix minutes, à l’extérieur du quartier général de la marine,
juste avant que nous partions pour ce fatal trajet en voiture. Ils projetaient
de te proposer l’étoffement de la présence de l’UMI en Somalie, au sein de
laquelle le club d’Ahmed fournirait les plongeurs.
— Ahmed m’en a parlé, et j’ai déjà donné le feu vert. Cela fait aussi
partie du plan concernant le Deep Explorer qui doit servir de base
opérationnelle pour la recherche d’épaves. Cela nous permet d’utiliser une
grande partie de l’équipement existant du bâtiment, tout en l’affectant à
l’archéologie plutôt qu’à la chasse au trésor. J’ai invité Ahmed à passer sa
prochaine permission avec nous en Cornouailles. Si seulement Zahid
pouvait venir avec lui ! Mais c’est formidable de voir quelque chose de bien
sortir de tout ça.
— Il est toujours sur l’île et va bientôt venir nous rejoindre, annonça
Costas. Apparemment, il a quelque chose à te montrer. Il est très excité. »
Rebecca, les mains croisées autour des jambes et la tête sur ses genoux,
demanda à Jack :
« Où est-ce que tu vas aller, après ? »
Jack regarda de nouveau le Seaquest, puis la direction du nord, et observa
un tapis de nuages sombres qui semblait envelopper l’horizon. Quelque part
là-bas, au-delà du rivage de l’Arabie, un maelström destructeur menaçait de
dévorer le berceau même de la civilisation et d’engloutir l’essence même de
l’histoire. Depuis qu’il était rentré d’Égypte après avoir échappé à l’emprise
de l’extrémisme, Jack savait que son destin était de retourner, non pas en
Égypte, mais au bord même du gouffre, à l’endroit où l’on effaçait l’histoire
à jamais. Il ne pouvait rien faire d’autre maintenant, aucune autre quête
n’était aussi importante que d’essayer de protéger de la profanation les
trésors des plus anciennes civilisations. Il ne pouvait plus assister sans rien
faire aux efforts infructueux d’autres pour accomplir cette tâche alors qu’il
savait qu’il avait les capacités et les ressources de faire une différence.
« Tu vas retourner là-bas, c’est ça ? dit Rebecca à voix basse. Dans ce
baril de poudre. »
Jack fixait les braises, regardait Costas retourner le poisson.
« Je ne sais pas. Mais je ne peux pas faire comme si cela n’existait pas.
Aucun d’entre nous ne le peut. »
Il soupira profondément, puis la regarda.
« Et toi ?
— Moi ? »
Rebecca enleva le foulard qu’elle portait et lui lança un regard de défi.
Elle n’avait plus les longs cheveux noirs qu’il connaissait, elle les avait
coupés presque à ras, jusqu’au-dessus des oreilles. Il la regarda fixement,
sidéré, puis un sourire s’ébaucha lentement sur ses lèvres. Il n’avait plus
devant lui une adolescente, mais une jeune femme, forte et prête à tout.
« Je n’en avais pas la moindre idée, dit-il. Ça te va très bien.
— Je ne l’ai pas fait pour ça. Je l’ai fait parce que c’est plus pratique, par
cette chaleur, pour faire ce que Jeremy et moi avons prévu.
— Et qu’avez-vous donc prévu ?
— On a discuté de tout ça à fond avec le capitaine Macleod, sur le
Seaquest. Il est obligé de rester sur place pendant encore au moins cinq
jours, le temps qu’ils finissent de vider l’abri sous-marin. Et les bâtiments
de guerre seront là aussi pour nous protéger, et le responsable yéménite de
Socotra nous a donné son accord.
— Vous allez envahir l’île ? demanda Costas.
— Relevé archéologique approfondi de la côte sud. Nous pouvons mettre
quatre Zodiac à l’eau depuis le Seaquest. Les unités de plongeurs des
bâtiments de guerre en sont ravis, parce que c’est une bonne occasion pour
eux de s’entraîner. Avec cette guerre qui semble se profiler à l’horizon,
quand une occasion comme celle-ci se représentera-t-elle ? Ces îles se
trouvaient pile sur l’une des routes commerciales les plus incroyables du
monde antique, entre la Méditerranée et la mer Rouge d’une part, et d’autre
part l’océan Indien avec le monde auquel il donnait accès. On peut trouver
de tout : des navires marchands grecs, romains, ou arabes du Moyen Âge,
des jonques chinoises, tout ce qu’on voudra. Ce que j’aimerais, c’est un
navire de l’Égypte antique revenant d’Inde chargé des trésors de l’Orient.
Maurice a pensé que ce serait vraiment super.
— Tu lui en as parlé ?
— En fait, c’est lui qui a eu l’idée. Il se trouve qu’il a toujours eu envie
d’explorer Socotra. Un truc à propos d’artefacts datant du Moyen Empire
enterrés ici il y a longtemps par un aventurier britannique, au milieu du
XIXe siècle, je crois.
— Ah oui, dit Jack. Il doit s’agir du capitaine Peter Hall des sapeurs du
Bengale, un des hommes de l’expédition d’Abyssinie en 1868. J’ai
découvert qu’il avait fait une excursion à Socotra dans l’une des lettres de
mon bisaïeul, et j’ai commis l’erreur d’en parler à Maurice.
— En fait, il est malade d’impatience de venir ici, dit Rebecca.
— Maurice vient ici ? »
Rebecca regarda sa montre.
« Il devrait être dans l’avion d’ici une ou deux heures. Il a quasiment fini
à Carthage. Il ne lui reste plus qu’à nettoyer sa tranchée et à la faire
remblayer.
— C’est sympa de ta part de me tenir au courant.
— Toi et Costas, vous pouvez vous joindre à nous si vous voulez… Si
vous n’êtes pas trop vieux pour ce genre de chose, ajouta-t-elle en regardant
Jack avec malice.
— Oh, ça me rappelle, s’exclama Jack en se souvenant tout à coup de
quelque chose. Louise, la fille de Bletchley, en Angleterre. Je dois la mettre
au courant.
— Ne te fais pas de souci pour ça, le rassura Jeremy. Je l’ai gardée dans
la boucle depuis le début. On dirait que je lui plais bien.
— Je vais tout de même l’appeler sur Skype demain, reprit Jack. Elle
nous a fait des confidences sur la guerre, sur son travail à Bletchley et je lui
dois ça. La découverte de l’or constitue un épilogue heureux à l’histoire du
Clan Macpherson et à toute cette opération secrète, et cela fait plus de
soixante-dix ans qu’elle attend ça.
— Elle sera très heureuse d’apprendre ce que tu as l’intention d’en faire,
affirma Jeremy. C’est une revanche sur les nazis. Il y a un tas de gens
comme elle qui se sont totalement investis dans cette lutte à l’époque et
pour qui cette guerre est toujours en cours, tu sais. »

Vingt minutes plus tard, le lieutenant Ahmed traversait l’espace rocheux


qui les séparait de la crique, vêtu d’un treillis de l’armée somalienne, un sac
en plastique dans la main.
« Voilà quelques poissons de plus pour le barbecue, annonça-t-il en le
donnant à Costas. Mes hommes ont fait un peu de chasse au harpon après
leur dernière inspection de la crique.
— Comment cela se présente ? » demanda Jack.
Ahmed s’assit sur un rocher et accepta la bouteille d’eau que lui tendait
Costas.
« Tout ce qui est radioactif se trouve maintenant à bord de la frégate et va
être traité comme déchet. Nous avons préparé le terrain pour l’équipe du
musée qui arrive demain et qui va commencer à vider cette chambre au
trésor. Est-ce que cela vous convient toujours, à toi et à ton équipe ?
— Les conservateurs de l’UMI arrivent ce soir à Mogadiscio et le Lynx du
Seaquest les amènera demain matin, dit Jack en acquiesçant de la tête. Si
tout se passe bien, tous les artefacts seront expédiés par avion et en sécurité
dans un laboratoire à la fin de la semaine.
— Cela va créer beaucoup d’effervescence, dit Ahmed. On dirait que ces
hommes de l’Ahnenerbe volaient en douce tous les objets de valeur qu’ils
pouvaient trouver dans les lieux qu’ils exploraient en Afrique. Un de mes
amis, qui travaille pour le musée, a jeté un coup d’œil sur les registres et il y
a des choses qui ont disparu mystérieusement à l’époque où Mussolini
contrôlait le pays à la fin des années trente, la plupart étant des objets en or
appartenant à l’ancienne civilisation d’Aksoum. Le fait d’installer de
nouveau ces artefacts à l’emplacement qui leur revient aura un effet
extrêmement bénéfique sur le sens de l’identité et la fierté des gens ici, et
c’est une chose dont nous avons vraiment besoin après ces deux décades.
— L’UMI fera tout ce qui est en son pouvoir pour aider, affirma Jack.
— Il y a autre chose. (Ahmed prit dans sa poche un objet emmailloté et
se pencha vers Jack en le regardant intensément.) Tu te souviens du projet
dont je t’ai parlé, d’embaucher des pêcheurs locaux pour rechercher des
épaves pour notre compte, ce qui permettrait de mener à bien un
programme correct de recherche archéologique sous-marine ?
— Ça s’appelle lancer un avis de recherche par radio, commenta Costas
tout en prenant les poissons d’Ahmed et en les disposant à côté de la grille.
C’est toujours le meilleur moyen. Privilégier les ressources de
renseignement locales. »
Ahmed hocha la tête en signe d’assentiment.
« Eh bien, nous avons déjà trouvé quelque chose de très intéressant. Un
des pêcheurs, qui est le petit-fils de celui qui nous a orientés vers cette île,
se rend régulièrement le long de la côte nord de Somalie pour aller en mer
Rouge, jusqu’à l’Érythrée, et à la baie d’Annesley. Un de ses lieux de pêche
favoris se trouve non loin de la ville de Zula, près de l’antique Adulis, le
port d’Aksoum.
— Là où les Britanniques ont débarqué lors de l’expédition d’Abyssinie
en 1868, ajouta Jack.
— Exactement. C’est une zone de plaines salées, et il y a encore des
traces des travaux du génie britannique, des poteaux de jetées et les restes
de voies pavées en bois. À un de ces endroits, il est allé à terre et a vu une
vieille coque qui émergeait de la boue, avec des marques bizarres sur la
proue. Il a pris une photo avec son téléphone et me l’a envoyée. »
Ahmed pianota sur son téléphone et le passa à Jack, qui agrandit l’image
et la regarda attentivement, en la faisant glisser de façon à en voir toutes les
parties. Il murmura :
« Pas de doute, c’est ancien. Très ancien. Construction antique à tenon et
mortaise.
— Ça pourrait être égyptien ? demanda Rebecca en regardant par-dessus
son épaule. Les Égyptiens de l’Antiquité sont allés par bateau à travers la
mer Rouge jusqu’au pays de Pount, et ils ont été à l’origine de cette
technique de construction. Du moins, c’est ce que dit Maurice.
— Pas avec ça sur la proue. »
Jack lui passa le téléphone, et Jeremy et Costas se penchèrent pour
regarder.
« Seigneur ! s’exclama Jeremy, c’est un œil peint. Un œil apotropaïque.
— Il n’y en a pas sur les navires égyptiens, remarqua Jack. Mais en
revanche on en voit sur les bateaux antiques de la Méditerranée, où l’œil est
encore utilisé de nos jours pour chasser le mauvais sort.
— On peut même préciser sur les bateaux phéniciens, ajouta Jeremy en
prenant le téléphone et en grossissant encore l’image. C’est sur les bateaux
phéniciens, c’est une certitude.
— Qu’est-ce que tu vois d’autre ? » demanda Jack.
Jeremy lui tendit l’appareil en lui désignant quelque chose.
« Ça. »
Jack regarda l’image attentivement. Il s’agissait d’un fragment de
bordage juste au-dessous de la proue, à moitié enfoui dans la boue, avec un
symbole à peine visible sur une des planches.
« C’est une marque de charpentier, dit Jeremy. Ça, c’est la lettre
phénicienne A. Tu la vois ?
— Mais qu’est-ce qu’un navire phénicien pourrait bien faire au sud de la
mer Rouge ? demanda Costas en regardant Jack, un demi-sourire sur les
lèvres.
— L’expédition du pharaon Nékao II ? suggéra Rebecca. Est-ce qu’il n’a
pas fait appel à des Phéniciens pour naviguer vers le sud de la mer Rouge et
faire le tour de l’Afrique par la mer ?
— Les Phéniciens sont venus aussi dans l’autre sens, non ? demanda
Ahmed. Ils ont fait le tour par l’ouest. Tu m’as parlé de ta théorie
concernant Hannon. »
Jack, songeur, acquiesça de la tête, tout en réfléchissant à toute vitesse
devant la photo.
« Il se peut qu’il ne soit pas retourné en Méditerranée par la mer, mais il
est rentré à Carthage et je suis persuadé que c’est en passant par ce côté de
l’Afrique.
— Alors, le pêcheur a trouvé autre chose qui va beaucoup t’intriguer. »
Ahmed ouvrit le paquet et en sortit avec précaution un tesson de poterie
couvert de concrétions.
« C’était juste à côté de la coque, pas loin de la surface. Je crois que c’est
un morceau d’amphore. Depuis plusieurs semaines, je consulte votre blog
concernant l’épave phénicienne sur la côte de Cornouailles, et je pense que
je sais reconnaître des lettres phéniciennes quand j’en vois. Je crois pouvoir
lire le premier mot. »
Il passa le fragment à Jack, qui le tint de façon à ce que les autres
puissent le voir. La face interne était couverte de débris laissés par les vers
et de concrétions, et on y distinguait toujours le badigeon de poix. Sur
l’autre face, on discernait des caractères gravés, à coup sûr dans l’Antiquité.
Jack n’en croyait pas ses yeux. Deux mots ; deux frères. L’un était l’homme
qu’il avait suivi dans son aventure autour de la côte d’Afrique, une
expédition extraordinaire avec un chargement tout aussi extraordinaire.
L’autre était parvenu à l’autre extrémité du monde connu, et ils avaient
retracé ses derniers moments dans les eaux de la crique, en Angleterre, là où
Jack avait plongé moins d’une semaine auparavant, et où Costas avait
trouvé le tesson de poterie qu’il avait gravé dans les derniers moments de
détresse lorsque cet homme n’avait de pensées que pour son frère.
« Hannon et Himilcon, dit Rebecca à voix basse. Hannon qui pense à son
frère en quittant ce bateau et se demande s’il le reverra un jour. »
Jeremy sortit une loupe de poche et examina le tesson attentivement en
l’orientant pour qu’il soit éclairé par le feu. Il referma la loupe d’un coup
sec et rendit la poterie à Jack.
« C’est bien ce que je pensais.
— Et tu pensais quoi ? lui demanda Jack.
— On peut à peine le distinguer, mais il y est. Le pictogramme. »
Jack regarda attentivement. Et soudain il le reconnut, le dessin qu’il avait
vu sur la plaque du Clan Macpherson et qui figurait sur le fragment trouvé
sur l’épave de Cornouailles.
« Eh bien, que le diable m’emporte ! s’exclama-t-il en le passant à
Rebecca et en lui montrant le symbole des deux hommes portant la caisse.
C’est incroyable. C’est exactement le même. »
Costas s’approcha et lui serra la main.
« Eh bien, tu n’as pas trouvé l’Arche d’alliance, mais ces salauds de nazis
ne l’ont pas trouvée non plus. Si tu y réfléchis bien, il n’y a rien de tel qu’un
tesson de poterie pour rendre un archéologue heureux.
— Mais si, je l’ai trouvée, répondit Jack et prenant la poterie et en
l’élevant au-dessus de lui. Et tu as raison. Ce tesson est mon or, tout l’or
dont j’ai besoin. (Il sourit à Ahmed.) Je pense que je te dois une place sur la
prochaine fouille importante que nous effectuerons sur une épave, à
condition que tes obligations te le permettent, évidemment.
— Ça me plairait vraiment beaucoup.
— Bon, la bouffe est prête, annonça Costas. Il y a de l’eau et de la bière
pour tout le monde dans le sac. Passez-moi les assiettes, s’il vous plaît. »
Jack saisit une bouteille d’eau et la décapsula. Il saisit une assiette, puis
but longuement en attendant son tour, tout en regardant les étoiles qui
commençaient à apparaître au-dessus de l’horizon. Il pensa à tous ceux
qu’il avait en quelque sorte pris en filature : Hannon et les Phéniciens, les
soldats qui avaient pris d’assaut Magdala en 1868, les hommes du Clan
Macpherson et ceux, à Bletchley Park, qui avaient décidé de leur destin. Un
instant, il eut l’illusion qu’il voyait tout depuis très loin là-haut, ne percevait
de leur feu qu’une minuscule tache rouge, avec la roche nue et l’immensité
de la mer autour d’eux. Il imaginait ces vies vécues autrefois, naviguant
toutes sur des routes qui semblaient avoir convergé en ce lieu.
Il prit une autre gorgée, puis observa Rebecca qui s’asseyait sur le même
rocher que Jeremy avec son assiette pleine. Il tourna de nouveau les yeux
vers la mer, en pensant à la plongée. Macleod lui avait parlé du projet de
Rebecca dès qu’elle lui en avait fait part, mais il l’avait laissé l’élaborer. Il
leur faudrait s’asseoir demain devant les cartes de l’Amirauté pour parler
courants et récifs. Il avait déjà soigneusement étudié l’île pour trouver les
sites de naufrage les plus probables, les lieux les plus proches des routes
maritimes où des navires auraient pu être drossés à la côte. Ils devraient
tenir compte des variations des fonds sous-marins qu’il avait pu constater
au cours de leur plongée précipitée lorsqu’ils s’étaient échappés du
chalutier condamné. Ce qui ressemblait, vu de la surface, à des eaux
littorales faciles, pouvait être en réalité un amas de rochers et de ravins, où
il serait difficile de naviguer et d’établir un relevé systématique. Cela
resterait le projet de Rebecca, mais il s’assurerait qu’ils ne reviendraient pas
les mains vides. Et il se pouvait qu’elle ait raison. Il était possible qu’un
immense trésor soit dissimulé sous ces vagues devant eux, quelque chose
qu’ils pourraient ajouter à la liste déjà longue des futurs projets de l’UMI.
Rebecca tendit son téléphone à Jack.
« Maurice vient de m’envoyer ça. Il voulait que tu le voies. »
Jack regarda la photo, un selfie de Maurice, rayonnant, tenant une
statuette de dieu égyptien.
« Hum, dit Jack. Un shabti, une figurine funéraire. On dirait celle que
nous avons trouvée en fouillant la villa romaine quand nous étions gosses et
qui a déterminé sa vocation d’égyptologue. Je suis content de voir qu’il a
l’air heureux de nouveau.
— Non, dit Rebecca. C’est celle qu’il vient de trouver à Carthage. C’est
pour ça qu’il est si heureux. »
Jack eut un grand sourire.
« Eh bien, que le diable m’emporte. Félicitations, Maurice.
— Elle était au fond du chenal d’accès au port sous la statue en bronze de
Baal et la peau de gorille. Il admet que cela ne prouve rien, qu’il a pu
tomber d’un navire qui passait là, mais il insiste sur le fait que c’est
vraiment la bonne date, le IXe siècle avant Jésus-Christ, pour une présence
égyptienne dans l’ancien comptoir de Carthage. Avec cette découverte, il a
l’impression d’avoir accompli un cercle complet. Il dit qu’à partir de
maintenant il ne se retiendra plus de te dire ce qu’il a trouvé. À partir de
maintenant, il va tout te dire.
— Je retrouve mon vieux Maurice. Je savais qu’il referait surface. »
Costas fit atterrir un poisson dans l’assiette de Jack et poussa un
grognement de satisfaction en contemplant l’amoncellement sur sa propre
assiette. Il poussa Jack du coude pour qu’il lui fasse plus de place sur son
rocher et le regarda attentivement.
« Tu as encore cet air.
— Tu dis toujours ça. J’ai juste réfléchi, c’est tout. »
Costas prit un poisson par la queue et sépara la chair des arêtes, puis
ouvrit une bière.
« Tu ne me demandes rien ?
— À quel sujet ? »
Costas but une autre gorgée.
« Tu sais bien. Comme d’habitude. Sur ce que je vais faire maintenant.
— Au sujet de ton bras.
— Mon bras. Qu’est-ce qu’il y a avec mon bras ?
— L’eau salée lui ferait du bien. Ça nettoierait la plaie. »
Costas fourra du poisson dans sa bouche et agita la main
dédaigneusement.
« C’est juste une égratignure. Je peux enlever ce truc-là dès ce soir.
— C’est simplement que je me demandais…
— Tu te demandais quoi ?
— Tu es prêt à plonger demain ? »
Costas avala une longue lampée de bière, déglutit bruyamment et lui tapa
sur l’épaule, souriant de toutes ses dents.
« Qu’est-ce que tu crois, Jack ? Voilà les meilleures paroles que j’aie
entendues aujourd’hui. Je suis trop impatient. »
Note de l’auteur

« H annon, pendant que la puissance de Carthage florissait, navigua


depuis Cadix jusqu’aux limites de l’Arabie, et mit par écrit l’histoire
de sa navigation. Dans le même temps, Himilcon fut envoyé pour explorer
les parties extérieures de l’Europe. » (Pline, Histoire naturelle, 2, 169)
Le postulat de départ de ce roman m’est venu très tôt dans ma carrière
d’archéologue. Je me trouvais à côté de l’ancien port de Carthage en
Tunisie et je venais juste de plonger pour examiner les vestiges sous-marins
à quelques mètres du rivage. Un an plus tôt, en explorant les passages
souterrains proches du mont du Temple à Jérusalem, je m’étais demandé si,
de tous les trésors cachés à l’époque de la conquête babylonienne du
VIe siècle avant Jésus-Christ, certains pouvaient encore se trouver là.
Ensuite, j’étais descendu le long de la côte d’Israël pour plonger sur le site
du vieux port phénicien de Césarée maritime sur la Méditerranée. À
Carthage, il ne reste rien de la première colonie phénicienne qui ne soit
complètement enfoui, mais, dans les années 1970, des fouilles ont révélé
des vestiges d’une époque punique plus récente – punique étant le terme
utilisé par les Romains pour désigner les Carthaginois –, ce qui m’a permis
d’imaginer la ville à l’époque de la conquête de la Terre sainte par le
Babylonien Nabuchodonosor.
C’est dans ses ports que Carthage révèle le mieux son passé punique.
Leur situation à l’intérieur des terres rappelle de façon frappante le port de
Tyr, situé dans l’actuel Liban, et qui est la cité mère de Carthage. Non loin
de l’endroit où je me tenais se trouvait le Tophet, le site où les Carthaginois
auraient pratiqué les sacrifices d’enfants, qui constituent un autre lien
tangible avec le vieux monde de la Phénicie et de Canaan, avec l’histoire
d’Abraham et Isaac dans la Bible. Je commençai à me poser des questions
sur la force des liens existant au VIe siècle avant Jésus-Christ entre Carthage
et l’ancienne Phénicie, et par extension avec le royaume d’Israël. Après la
prise par les Babyloniens de Tyr et des autres ports phéniciens, et puisque
Carthage était issue de ceux-ci, et était la patrie d’Hannon et Himilcon, les
plus grands navigateurs de l’époque, se pouvait-il que les Israélites se
fussent tournés vers Carthage pour mettre en sûreté leurs trésors ? Se
pouvait-il que le plus inestimable de ceux-ci, Aron Habberit, l’Arche
d’alliance, eût été emporté secrètement par des marins carthaginois pour un
voyage incroyable vers un lieu très éloigné, dans l’attente de la révélation
annoncée par l’Ancien Testament ?

L’existence de l’Arche d’alliance est bien connue par le récit qui en est
fait dans le livre de l’Exode (chap. 25, 10-22) cité au début de ce roman. Le
deuxième livre des Maccabées constitue une autre source biblique,
canonique pour l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe grecque,
même si elle n’est pas reconnue par les traditions juive et protestante. On y
parle de Jérémie sur une montagne, plaçant l’Arche dans une grotte, puis en
scellant l’entrée (Maccabées, II, 2.5). Aucune mention de l’Arche ne figure
dans la littérature profane ancienne qui nous est parvenue, par exemple
celle rédigée par l’encyclopédiste romain Pline l’Ancien, et, de nos jours,
toute discussion ne peut donc être basée que sur les écrits bibliques.
On a évoqué avec beaucoup d’intérêt la possibilité que l’Arche soit
réellement un artefact antique lors de la découverte du coffre sacré
d’Anubis dans la tombe de Toutankhamon en 1922. Il s’agit d’un coffre
portatif recouvert d’or dont la description ressemble beaucoup à celle de
l’Arche et qui date de la même période. Hypothèse d’autant plus plausible
si, comme je le suggère dans mon roman Pyramide, l’Exode de la Bible eut
effectivement lieu sous le règne d’Akhenaton, le prédécesseur immédiat de
Toutankhamon. La différence souvent citée entre Anubis, le chacal assis sur
le coffre, et les deux kerubim en or de l’Arche, peut très bien provenir d’une
erreur de traduction. Le mot « chérubin », utilisé pour désigner un angelot
lorsque l’on parle d’art en Occident, semble être dérivé d’une tradition
rabbinique qui donnait au mot kerubim, de l’hébreu ancien, le sens de
« semblable à un enfant ». Cependant, ce mot, à l’époque de l’Ancien
Testament, désignait plus probablement le lion ou le taureau ailé à visage
humain souvent représenté dans l’art antique du Moyen-Orient, et que l’on
trouve en Égypte sous la forme du sphinx. Anubis, le chacal assis, et les
Kerubim peuvent donc avoir eu la même apparence et le même rôle de
protection du contenu du coffre : matériel funéraire sacré pour le premier, et
Tables de la Loi pour les seconds.
Si un tel artefact, réalisé d’après le modèle des coffres processionnels
familiers aux Israélites, a effectivement survécu aux ravages de
Nabuchodonosor, le lieu où il se trouve depuis le VIe siècle avant Jésus-
Christ reste un mystère. Il existe une théorie selon laquelle l’Arche pourrait
être associée au peuple lemba d’Afrique du Sud, qui affirme avoir porté le
Ngoma Lungundu, la « voix de Dieu », jusqu’à une cachette dans la
montagne. La similitude des patrimoines génétiques des Lembas et des
peuples dont l’origine sémite est avérée lui donne du poids, ainsi que
certaines pratiques et croyances communes aux Lembas et au judaïsme.
Une tradition plus profondément enracinée situe l’Arche en Éthiopie.
L’Église orthodoxe éthiopienne affirme qu’elle est conservée dans la
chapelle de la Tablette de l’église Sainte-Marie-de-Sion à Aksoum. Lorsque
les prêtres gardiens du mont du Temple, au début du VIe siècle avant Jésus-
Christ, virent les Babyloniens à leur porte, et se trouvèrent encerclés de
toutes parts, ils durent considérer les terres situées au sud de l’Égypte
comme l’endroit le plus favorable pour y dissimuler leurs trésors. Elles
étaient en effet éloignées des raids babyloniens et cependant accessibles
lorsque le moment serait venu. Cette « terre promise », qui allait devenir le
premier royaume chrétien d’Aksoum, était bornée au sud par des montagnes
quasi impénétrables qui ont pu fournir exactement le genre de grotte décrite
dans le deuxième livre des Maccabées, et qui ont servi à mettre l’Arche à
l’abri.

Si un tel scénario est exact, il s’ensuit que la décision des prêtres de


Jérusalem de ne pas envoyer leur trésor le plus inestimable par la voie
terrestre du sud, trop périlleuse et soumise aux aléas du brigandage et d’une
possible capture, mais plutôt par la route bien plus longue à travers la
Méditerranée et autour de l’Afrique, ait pu être motivée par la plus grande
sécurité offerte par leurs cousins puniques de Carthage. Ceux-ci étaient en
effet maîtres du commerce maritime et experts dans la manutention de
chargements, et c’étaient des navigateurs phéniciens qui venaient de réussir
la circumnavigation de l’Afrique. Selon Hérodote, qui écrivait au Ve siècle
avant Jésus-Christ, le pharaon égyptien Nékao II avait envoyé un équipage
phénicien avec la mission « d’entrer, à leur retour par les Colonnes
d’Hercule (le détroit de Gibraltar) dans la mer Méditerranée, et de revenir
de cette manière en Égypte » (Histoires, 4, 42). Nékao II a régné
d’environ 610 à 595 avant Jésus-Christ, de sorte que cette expédition a dû
avoir lieu seulement quelques années avant la prise de Jérusalem par
Nabuchodonosor. La réussite de ces Phéniciens peut avoir incité Hannon de
Carthage à tenter d’effectuer sa propre circumnavigation dans l’autre
direction, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, tandis qu’au
même moment Himilcon partait vers les îles Britanniques. La date de ces
fameux voyages de découverte du début du VIe siècle avant Jésus-Christ
coïncide avec la promotion soudaine de Carthage comme centre du monde
phénicien, tant pour ceux qui se trouvaient déjà installés en Méditerranée
occidentale que pour leurs cousins fuyant les Babyloniens, ainsi qu’avec le
besoin éprouvé par les commerçants carthaginois d’affirmer leur suprématie
sur les routes maritimes au-delà des Colonnes d’Hercule, aussi bien au nord
qu’au sud.
La version la plus ancienne qui nous soit restée du Périple d’Hannon est
une copie d’un texte grec effectuée au Xe siècle dans le Codex Palatinus
Graecus, qui se trouve à la bibliothèque de l’université d’Heidelberg. Dans
l’introduction, il est indiqué que le récit punique original était inscrit sur des
tablettes exposées dans le temple de « Chronos », nom donné par les Grecs
à un dieu punique, et qui fait probablement référence au temple de Baal
Hammon à Carthage. Le Périple d’Heidelberg, qui est probablement
incomplet, relate qu’Hannon a fait brusquement demi-tour quelque part près
du Sénégal actuel. L’idée qu’il a finalement effectué la circumnavigation
complète dérive de l’affirmation de Pline selon laquelle il aurait navigué
depuis Cadix « jusqu’aux limites de l’Arabie » (Histoire naturelle, 2, 169).
Pline, qui écrivait au Ier siècle après Jésus-Christ, a eu probablement accès à
une traduction ancienne en grec ou en latin du Périple, peut-être postérieure
à la prise de Carthage par les Romains en 146 avant Jésus-Christ. Dans son
autre mention fameuse de l’expédition d’Hannon, il révèle que les tablettes
s’y trouvaient toujours visibles à cette date, et que les peaux des femelles
qu’il appelle « Gorgones » – les gorillae de la version grecque (un mot
d’origine sud-africaine sans doute reproduit verbatim dans l’inscription
punique) – étaient exposées dans le temple « en témoignage de son
expédition et comme curiosité », et s’y trouvaient toujours lorsque les
Romains avaient pris Carthage (Histoire naturelle, 6, 200).
D’autre part, le Périple d’Himilcon, s’il a jamais existé, ne nous est pas
parvenu, même partiellement. L’unique référence indiquant qu’une telle
œuvre ait pu exister est une remarque de Pline indiquant qu’Hannon
« publia un récit de son voyage, comme le fit Himilcon ». Une
circumnavigation des îles Britanniques aurait été au moins aussi digne
d’être célébrée que le voyage d’Hannon, et si un Périple avait vraiment pu
être consulté du temps de Pline, il paraît surprenant qu’il n’en ait pas
davantage tiré parti. Pour cette raison, j’ai imaginé qu’Himilcon n’a pas en
fait survécu à son voyage, que son frère Hannon l’a attendu en vain à
Carthage jusqu’à ce que tout espoir soit perdu, et que les seules nouvelles
de lui qui finalement parvinrent – dont aucune ne mentionnait une
circumnavigation réussie des îles Britanniques – le furent par ceux qui
avaient quitté l’expédition plus tôt et ne pouvaient rien raconter qui parût
suffisamment intéressant ou digne de foi à Pline, quelques siècles plus tard,
pour qu’il l’inclue dans son Histoire naturelle.

Le chapitre dont le théâtre est Carthage m’a été inspiré par mes propres
expériences lorsque j’ai été codirecteur des fouilles des ports antiques dans
le cadre du projet « Sauvez Carthage » de l’UNESCO et que j’étais professeur
associé postdoctorant à l’université de Cambridge. Tout comme le fait
Hiebermeyer dans le roman, nous avons observé le travail d’une excavatrice
qui creusait profondément dans les sédiments à l’entrée des ports et qui a
finalement révélé le limon gris foncé du chenal. Au cours de ce travail, elle
a mis au jour un squelette, appartenant probablement à un soldat espagnol
du XVIe siècle, que nos étudiants ont baptisé « Miguel ». À l’époque, je me
suis demandé si la partie du front de mer qui bordait le chenal, et qui n’avait
pas été fouillée, aurait pu être l’emplacement d’une entrée monumentale des
ports. Exactement le genre d’endroit où la réussite des grands navigateurs
aurait pu être célébrée, et même éventuellement le site de l’enceinte d’un
temple de Baal Hammon qui aurait abrité les tablettes du Périple et les
peaux de gorille rapportées par Hannon.
Une plate-forme donnant sur le port, plutôt que le Tophet, qui était un
peu plus à l’intérieur des terres, aurait également pu être le lieu où étaient
célébrés des sacrifices propitiatoires d’enfants avant de grandes traversées.
Jusqu’à présent, aucune trace n’a été trouvée du four effroyable décrit par
l’auteur romain Diodore de Sicile (20, 14.6), une « statue de Baal Hammon
en bronze, les mains étendues, paumes en haut et penchées vers le sol en
sorte que l’enfant qui y était placé tombait en roulant dans une sorte de
fosse béante où brûlait un feu ». Cependant, des analyses récentes de
sépultures d’enfants incinérés provenant du Tophet, et suggérant que la
plupart étaient des enfants en bonne santé, et non pas des prématurés ni des
enfants mort-nés, donne un argument solide en faveur de l’image de
sacrifices d’enfants à Carthage telle que la décrivent Diodore et les autres
historiens romains. C’est une chose qui concorderait avec des pratiques
similaires avérées chez les anciens peuples sémitiques du Proche-Orient.

L’une de mes découvertes récentes les plus excitantes a eu lieu dans la


crique de l’église de Gunwalloe en Cornouailles, le site de l’épave
phénicienne fictionnelle dans ce roman. Les tempêtes hivernales avaient
déplacé de grandes quantités de sable et révélé la coque bien préservée du
vapeur SS Grip. Vous pouvez visionner un film de cette plongée sur mon site
Internet, ainsi que des photos de canons trouvés sur d’autres épaves du
voisinage. Au-delà du Grip, il y avait une étendue recouverte de galets
exactement comme celle que voit Jack dans ce roman, et, tout en nageant
au-dessus, j’ai imaginé l’épave que j’ai toujours rêvé de trouver dans ces
eaux : un navire faisant le commerce de l’étain, poussé à la côte par les
vents dominants d’Ouest, comme tant d’autres bâtiments l’ont été au cours
des siècles et qui ont fait naufrage dans la crique. Aucune épave de ce type
n’a encore été trouvée près des côtes britanniques, mais plusieurs navires
phéniciens récemment fouillés dans la Méditerranée donnent une idée des
artefacts que l’on pourrait y mettre au jour. L’une d’entre elles, près de
Carthagène au sud-est de l’Espagne, datant du VIIe ou du VIe siècle avant
Jésus-Christ, renfermait de l’ambre provenant de la Baltique, des lingots
d’étain et d’autres métaux, des artefacts sur lesquels étaient gravés des
caractères phéniciens, et, le plus étonnant de tout, des tronçons de défenses
d’éléphant venant du nord-est de l’Afrique. La vision de ces défenses m’a
rappelé l’ivoire d’éléphant et de rhinocéros d’origine est-africaine que
j’avais eu entre les mains et provenant d’une épave de la fin de l’âge du
bronze sur les côtes de Turquie. Le chargement dont il faisait partie
montrait les relations qu’entretenaient les Cananéens, les Égyptiens et
d’autres commerçants, et suggérait qu’il puisse exister un modèle similaire
pour le commerce à l’époque des Phéniciens, avec des marchandises
recherchées par des hommes comme Hannon et Himilcon jusqu’aux limites
extrêmes du monde connu et au-delà.

J’ai eu l’idée de situer une partie de ce roman dans la Government Code


and Cypher School de l’époque de la guerre à Bletchley Park alors que
j’étais assis dans le bureau reconstitué d’Alan Turing dans la hutte 8 au
cours d’une visite à Bletchley avec ma fille. Le film récemment tourné à
Hollywood, les nombreux livres, les documentaires télévisés, ainsi que la
réhabilitation du site comme attraction touristique ont levé un coin du voile
de mystère qui entourait les opérations du temps de guerre à Bletchley, mais
une grande partie reste peu connue. Je pense en particulier à l’usage que
l’on faisait des renseignements obtenus grâce à ultra, y compris les
décisions difficiles de ne pas intervenir sur toutes les informations
concernant les mouvements des U-Boots de crainte d’alerter les Allemands
sur le fait que le code avait été cassé. Parmi les organisations nazies que
l’on surveillait à Bletchley, se trouvait sans aucun doute l’Ahnenerbe, qui
était la Société pour la recherche et l’enseignement sur l’héritage ancestral
de Himmler et dont un des objectifs consistait à rechercher des trésors juifs
perdus. Une autre a dû être celle qui était responsable des échanges de
matières premières de première qualité et d’or entre le Japon et
l’Allemagne, effectués par les sous-marins japonais et allemands. Les
personnages et la hutte des opérations spéciales dans mon roman sont
fictionnels, de même que la lettre de Fan à Louise au chapitre XIV, mais
mon récit est le plus proche possible du genre de personnes qui travaillaient
à Bletchley, de la procédure utilisée pour transmettre les renseignements à
l’Amirauté et des circonstances de la bataille de l’Atlantique au cours de
ces mois décisifs d’avril et mai 1943.
Ce que j’ai écrit à propos du navire marchand britannique, le Clan
Macpherson, est basé sur les circonstances réelles de son naufrage le
1er mai 1943, lorsqu’il a été torpillé par l’U-515 à environ soixante-quinze
milles nautiques au large de Freetown en Afrique de l’Ouest, en même
temps que six autres bâtiments du convoi TS-37. Personne n’a jamais essayé
de localiser son épave qui pourrait se trouver à la limite extrême du plateau
continental comme je le suggère ici. Les noms des quatre officiers
ingénieurs qui ont sombré avec lui sont inscrits sur le mémorial dédié à la
marine marchande de Tower Hill à Londres, de même que les noms de
milliers d’autres marins civils morts sous les coups de l’ennemi pendant la
guerre. La correspondance du chapitre VII entre l’Amirauté et le
commandant du Clan Macpherson, le capitaine de vaisseau Edward Gough,
O.B.E. et médaille de guerre Lloyd, qui avait déjà vécu deux naufrages, est
citée d’après des lettres privées reproduites en partie dans le livre de
Gordon Holman In Danger’s Hour (1948), qui est l’histoire de la Clan Line
pendant la Seconde Guerre mondiale. On peut trouver un dossier contenant
plus de correspondance à propos du naufrage dans les Archives nationales
(ADM/14944), ainsi que sur mon site Internet.
Mon grand-père, le capitaine Lawrance Gibbins, travaillait comme
officier pour la Clan Line pendant la guerre, et il avait emprunté, quelques
mois seulement auparavant, exactement le même itinéraire que le Clan
Macpherson lors de son dernier voyage, y compris l’étape de convoyage
Takoradi-Sierra Leone. J’ai eu la chance de pouvoir parler avec lui de ses
expériences du temps de guerre et d’utiliser ce témoignage comme base
pour effectuer des recherches sur les bâtiments, les convois et les actions de
son service, dont on peut consulter les résultats sur mon site Internet. J’ai
moi-même plongé sur deux épaves de la Clan Line, le Clan MacMaster, qui
s’est échoué sur l’île de Man en 1923, et le Clan Malcolm, qui a sombré au
large de la péninsule du Lizard en Cornouailles en 1935, non loin de la
crique de l’église de Gunwalloe et de l’épave du Grip. Ces deux bâtiments
de la Clan Line avaient été construits en 1917 et étaient très semblables au
Clan Macpherson, y compris par leur moteur similaire à triple expansion et
leurs dimensions. Je me suis inspiré, pour décrire l’épave des chapitres II
et III, des nombreuses plongées que j’ai effectuées au fil des années, de la
mer Rouge à la Manche, sur des navires marchands de l’époque de la
guerre, y compris un en Méditerranée, dont la coque avait coulé à une
grande profondeur et contenait une torpille non explosée, exactement
comme je le décris.

*
Dans ce roman, la coque antique trouvée dans la baie d’Annesley sur la
mer Rouge, la tapisserie montrant Hannon découverte à Magdala en
Éthiopie, et la chambre souterraine dans l’église sont tous fictionnels,
quoique étroitement inspirés de faits historiques réels. Au cours des
préparatifs de la campagne britannique de 1868 contre le roi Téwodros
d’Abyssinie (Éthiopie), l’officier des Royal Engineers chargé de la
construction du début de la jetée dans la baie d’Annesley, site de la
découverte de la coque fictionnelle, était le capitaine Herbert William Wood
des sapeurs et mineurs de Madras, dont je me suis inspiré pour mon officier
de fiction. Vétéran de la révolte des Cipayes de 1857-1859, Wood se joignit
plus tard au grand-duc Constantin de Russie pour une expédition sur
l’Amou-Daria et en rédigea un compte rendu fascinant intitulé The Shores
of Lake Aral (1876).
À l’époque du décès prématuré de Wood à Madras en 1879, mon
trisaïeul, le lieutenant Walter Andrew Gale, qui m’a servi de modèle pour
l’ancêtre fictionnel de Jack, servait dans les sapeurs de Madras depuis
presque deux ans, et j’ai donc imaginé que Wood avait confié la relation de
son voyage et la tapisserie au jeune officier. La tapisserie est inspirée d’un
véritable tableau sur laine tissée que vous pouvez voir sur mon site Internet
et qui représente un combat où sont impliqués des Axoumites en Éthiopie.
C’est une peinture d’origine égyptienne mais on pense qu’elle a eu pour
modèle une soie sassanide qui a pu être copiée à partir d’une description
beaucoup plus ancienne. Au centre se trouve un homme barbu, le modèle de
mon image d’Hannon sur la tapisserie. Une grande partie du butin prise par
les Britanniques à Magdala, depuis des croix en or et des vêtements
sacerdotaux jusqu’aux armes, aux manuscrits et aux tabots – représentations
des Tables de la Loi – a été vendue aux enchères sur place selon les ordres
du commandant de l’expédition, le général Napier, et les bénéfices répartis
entre les soldats. Des centaines de manuscrits ont été acquis par
l’archéologue de l’expédition, Richard Rivington Holmes (plus tard sir
Richard Rivington Holmes) et se trouvent dans les collections du British
Museum, de la British Library et du château de Windsor, entre autres lieux.
Sur mon site Internet, vous pouvez voir des photos de certains de ces trésors
et lire les explications concernant les démarches en cours pour les restituer
à l’Éthiopie.
Après l’assaut, l’église de Magdala a été gardée par des soldats du
33e régiment à pied, qui avaient été les premiers à pénétrer dans la
forteresse en même temps qu’un groupe de sapeurs parmi lesquels se
trouvait le lieutenant Le Mesurier des sapeurs de Bombay. Mais cette garde
n’a guère limité le pillage, semble-t-il. Deux hommes du 33e régiment à
pied, le soldat Bergin et le tambour Magner, obtinrent des Victoria Cross
pour avoir accompli l’exploit d’escalader le mur de la forteresse. Ce furent
les seules décorations octroyées au cours d’une campagne qui avait été
décidément très inégale. On n’a déploré la perte d’aucun soldat britannique,
tandis qu’au moins sept cents Abyssiniens furent tués et mille deux cents
blessés. À ce chiffre il faudrait ajouter les centaines de meurtres perpétrés
par Téwodros sur son propre peuple – des otages abyssiniens ou d’autres
qui lui avaient déplu – parmi lesquels beaucoup furent horriblement
mutilés, les pieds et les mains coupés. Au nombre des victimes de l’assaut
final, on compte Téwodros lui-même, tué de sa propre main avec un pistolet
dont lui avait fait cadeau la reine Victoria. Il y eut de nombreux récits par
des témoins oculaires de l’assaut de Magdala et du pillage, dont le
Coomassie and Magdala (1874) de Henry Morton Stanley, le Gallois
devenu américain qui devait se rendre célèbre quelques années plus tard en
retrouvant David Livingstone près du lac Tanganyika.
La campagne d’Abyssinie fut une campagne d’ingénieurs, reposant
entièrement sur les officiers des Royal Engineers et leurs sapeurs indiens
qui construisirent des jetées, des voies ferrées et des routes, assurèrent
l’approvisionnement, la cartographie et les communications, ainsi que de
nombreuses autres choses indispensables, comme l’installation de
condenseurs près de la mer pour produire de l’eau douce. Une autre de leurs
fonctions consistait à prendre des photos et ce sont les riches archives
photographiques, dont une grande partie est accessible en ligne, qui donnent
à la campagne d’Abyssinie un intérêt supérieur à celui d’autres de la même
période, surtout par le paysage extraordinaire qu’elles montrent. J’ai
imaginé que l’une de ces photos, du plateau d’Arogye, surplombant la route
de Magdala, avait été prise par le capitaine Wood et le sapeur Jones depuis
leur plate-forme la veille de l’assaut. Parmi les hommes présents, beaucoup
furent frappés et même angoissés par l’environnement spectaculaire dans
lequel ils se trouvaient, et qui ne ressemblait à rien de ce qu’ils avaient déjà
rencontré. L’un d’entre eux, le géographe de l’expédition Clements Robert
Markham (plus tard sir Clements Robert Markham, membre de la Royal
Society) écrivit dans A History of the Abyssinia Expedition (1869) qu’il
avait observé un phénomène céleste, de la même façon qu’un auteur de
l’Antiquité l’aurait fait d’un présage avant une bataille : « Dès le début de
l’après-midi, une auréole brun foncé apparut autour du soleil, comme une
pustule, d’environ 15° de rayon ; des nuages légers passèrent et repassèrent
devant elle, mais elle ne disparut pas jusqu’à ce que l’habituelle averse
torrentielle ne vienne de l’est tard dans l’après-midi. Walda Gabir, le valet
du roi, m’informa que Téwodros l’avait vue en sortant de sa tente ce matin-
là, et qu’il avait remarqué que c’était annonciateur de sang versé. »
Les photographies ne sont pas les seules images à avoir survécu de la
campagne. Un autre personnage historique de mon récit, le colonel Robert
Baigrie de l’état-major de l’armée de Bombay, a peint des aquarelles qui
furent publiées sous forme de gravures dans l’Illustrated London News. Je
connaissais bien son travail avant même de commencer mes recherches
pour ce roman, car, une dizaine d’années auparavant, il avait fait le portrait
de l’un de mes autres ancêtres alors qu’ils étaient tous deux jeunes officiers
pendant la révolte des Cipayes. C’est un de ses tableaux, intitulé À mi-
chemin de Senafe, représentant une crête montagneuse vertigineuse au-
dessus d’une vallée sur la route de Magdala, qui m’a inspiré l’idée que la
montagne appelée « Le Char des Dieux » dans le Périple d’Hannon pouvait
faire référence à une montagne de l’Éthiopie actuelle, et peut-être à
Magdala même, avec la lumière du soleil à l’aube ou au crépuscule qui
aurait littéralement embrasé la paroi.
Vous pouvez voir les tableaux de Baigrie et beaucoup d’autres documents
intéressants sur mon site Internet, ainsi que des photos et des vidéos de mes
plongées, des informations sur des artefacts, des épaves de bateaux et des
textes anciens, ainsi que des liens vers des sources documentaires en ligne
mentionnées dans cette note.

www.davidgibbins.com
www.facebook.com/DavidGibbinsAuthor
Présentation

5 85Babyloniens
av. J.-C. Le monde antique est en plein bouleversement. Les
ont ravagé la Terre Sainte, et Jérusalem est tombée. Les
prêtres du Temple tentent un geste désespéré et se tournent vers les plus
grands navigateurs que le monde ait jamais connus pour sauver leurs
trésors, pour emporter ceux-ci dans des lieux secrets où ils attendront le
moment de la révélation.
Sur un rivage lointain, après le voyage le plus étonnant que quiconque ait
jamais entrepris, un Phénicien nommé Hannon fuit pour sauver sa vie
devant un ennemi terrifiant. Il espère, envers et contre tout, que l’objet
extraordinaire dont il a la charge atteindra à temps la forteresse dans la
montagne, ce lieu que les prophètes appelaient le Char de Feu…
1943. Pendant les jours les plus sombres de la seconde guerre mondiale,
les casseurs de code alliés jouent avec la vie et la mort des navires
marchands et des U-Boots nazis dans l’Atlantique Nord. Pour un petit
nombre d’entre eux, rigoureusement sélectionnés, sous le commandement
direct de Churchill, l’enjeu est encore plus crucial. Il s’agit d’un échange
ultrasecret de matières premières potentiellement dévastatrices entre les
Nazis et les Japonais, qu’il faut empêcher à tout prix. Cependant, même
ceux-là ne savent rien de l’antique objet caché à bord du navire dont ils
viennent de sceller le destin…
De nos jours. L’archéologue sous-marin Jack Howard et son ami Costas,
à la recherche d’or nazi dans une épave posée à l’extrême limite du plateau
continental, entreprennent une des plongées les plus périlleuses de leur vie.
Ce qu’ils ont tout juste le temps d’y apercevoir, dans les minutes qui
précèdent un cataclysme qui manque de peu de les détruire, met Jack sur
une des pistes les plus extraordinaires qu’il ait jamais suivies. Celle-ci va le
mener d’une épave phénicienne proche des côtes d’Angleterre à une
casseuse de code de la seconde guerre mondiale qui a une histoire étonnante
à raconter, et aux ruines de la Carthage antique – où Maurice Hiebermeyer,
le collègue de Jack, a fait l’une des plus étranges découvertes de sa
carrière – et jusqu’au récit d’une expédition victorienne contre un roi
dément dans les montagnes d’Éthiopie. Il rassemble toutes les pièces du
puzzle pour révéler la vérité sur l’un des plus immenses voyages de
découverte de l’Antiquité, dont il aurait eu peine à imaginer le véritable but.
Cependant, rien de tout cela ne l’a préparé à sa rencontre avec la
terrifiante réalité actuelle lorsqu’il se met en quête de la prise de guerre,
dans un lieu de désolation où la vie ne vaut pas plus que la rançon que l’on
peut en obtenir, mais où sa quête le conduit à une autre mission, à un
chargement nazi létal qui ne doit à aucun prix tomber entre les mains des
terroristes. Dans un monde où l’ombre de la guerre est aussi profonde que
lorsque les Babyloniens ravagèrent la Terre Sainte, Jack voit se télescoper
passé et présent comme jamais, dans un affrontement final terrifiant au
cours duquel se joue l’avenir même de l’humanité.
Remerciements

J eéditeurs
remercie chaleureusement mon agent, Luigi Bonomi de ; mes
LBA
Sherise Hobbs de Headline à Londres et Peter Wolverton de
Thomas Dunne Books à New York ; mon précédent éditeur Martin Fletcher
et Ann Verrinder Gibbins pour la poursuite de leur excellent travail sur mes
livres ; les autres membres des équipes de Headline et de Thomas Dunne
Books, en particulier Beth Eynon, Christina Demosthenous et Emma Stein ;
Alison Bonomi et Ajda Vucicevic de LBA ; Nicki Kennedy, Sam
Edenborough, Jenny Robson, Simone Smith et Alice Natali de
l’Intercontinental Literary Agency ; et mes nombreux éditeurs et traducteurs
à l’étranger.
Tout comme pour mes autres romans de cette série, je me suis largement
inspiré de mon expérience personnelle de la plongée et de l’archéologie.
Mon frère Alan m’a accompagné lors de nombreuses plongées effectuées
ces dernières années sur des épaves, et vous pouvez voir ses vidéos et ses
photos sur mon site. C’est Mark Milburn qui m’accompagnait lorsque nous
avons plongé dans la crique de Gunwalloe en Cornouailles et découvert
l’épave du Grip. Nous avons depuis trouvé dans ces eaux des épaves bien
plus anciennes. Les fouilles que j’ai menées à Carthage l’ont été sous les
auspices du musée de Carthage et ont été financées par l’Académie
britannique, la faculté d’études classiques et le Corpus Christi College de
l’université de Cambridge. Je suis très reconnaissant au personnel des
Archives nationales de Kew et à l’archiviste de la Clan Line qui m’ont aidé
dans mes recherches sur les convois dont la route passait au large des côtes
de l’Afrique de l’Ouest. Je dois beaucoup à mon grand-père, le capitaine
Lawrance Wildfred Gibbins, car il m’a parlé des expériences qu’il a vécues
pendant la guerre comme officier de la marine marchande. En ce qui
concerne mes recherches sur la campagne d’Abyssinie, j’ai eu accès aux
ressources de la bibliothèque des Royal Engineers à Chatham, à la
bibliothèque de l’université de Cambridge et aux collections du Bureau de
l’Inde de la British Library. Je suis également reconnaissant au personnel de
la bibliothèque de l’université de Heidelberg de m’avoir permis de voir le
manuscrit original du Périple d’Hannon, datant du Xe siècle. Enfin, je
remercie tout particulièrement ma fille de m’avoir suggéré de visiter
Bletchley Park et d’avoir plongé avec moi sur les côtes de Cornouailles,
exactement comme le fait Rebecca dans ce roman.
Notes

1. Le terme a été inventé par un scientifique travaillant sur l’épave du


Titanic. Ces formations se produisent sur les épaves lorsqu’elles sont
colonisées par des communautés de champignons et bactéries anaérobies
dont le métabolisme est basé sur l’oxydation du fer (NDT – Toutes les notes
sont de la traductrice.)
2. La Government Code and Cypher School (littéralement « école du
chiffre et du code du gouvernement ») (1919-1946) était le bureau anglais
responsable de l’interception et du déchiffrage des communications
étrangères. Installée à Bletchley Park pendant la Seconde Guerre mondiale
elle s’illustra notamment par le décodage des messages cryptés par la
machine Enigma et celle de Lorenz.
3. Les huttes Nissen, baptisées du nom de leur inventeur, un ingénieur
canadien, sont de vastes structures semi-circulaires couvertes de tôle
ondulée et dont les deux extrémités seulement sont en maçonnerie. Elles ont
l’avantage d’être très rapidement construites et économiques, d’où leur
utilisation pendant la Seconde Guerre mondiale.
4. Lord Haw-Haw est le surnom donné à William Joyce, homme politique
et journaliste américain d’origine britannique. Militant fasciste, il devint
pendant la Seconde Guerre mondiale propagandiste de l’Allemagne nazie,
chargé des émissions de radio en langue anglaise. Capturé à la fin de la
guerre, il fut exécuté pour haute trahison.
5. En français dans le texte.
6. Les plongeurs appellent ainsi, de façon imagée, les sorties d’air situées
de part et d’autre de l’embout, car les bulles, en sortant, forment
effectivement comme des moustaches.
7. Les plongeurs ont recours à cette sorte de nage avec les palmes
lorsqu’ils ne veulent pas remuer l’eau des fonds sous-marins, ce qui ferait
remonter les sédiments et réduirait la visibilité. Elle a un autre avantage : il
y a un temps de repos, qui peut être prolongé, entre chaque mouvement, et
c’est exactement ce que Jack fait ici.
8. En architecture navale, une virure est une suite de bordages mis bout à
bout dans le sens de la longueur du navire.
9. Le cribbing est une méthode inventée à Bletchley Park, qui consiste à
comparer messages décryptés, appelés cribs, et messages codés pour y
repérer certaines occurrences, ce qui permet de détecter plus rapidement les
messages concernant un sujet précis et, souvent, sensible.
10. Ancien nom de l’Amou-Daria.

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