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Lars Muhl

Le Chercheur

O'Manuscrit

Flammarion

All rights reserved

Copyright Lars Muhl 2008

English translation copyright Watkins Media Ltd 2012

Pour la traduction française :


© Flammarion, 2017
ISBN Epub : 9782081412163

ISBN PDF Web : 9782081412170

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 9782081408739

Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

« J’avais toujours su qu’un être était plus que sa simple identité.


J’avais toujours su que la véritable personne se trouvait quelque part
derrière les défenses ou les écrans protecteurs procurés par les titres, les
carrières et les emplois.
J’avais toujours su qu’en dernier recours, quelles que fussent nos
conditions de vie et notre position sociale, tout paraissait étrangement
illusoire, une fois replacé dans la perspective de l’éternité. »
Dans ce récit initiatique, premier opus de la trilogie O’ Manuscrit, Lars
Muhl nous révèle son chemin philosophique et son réveil spirituel nés de
sa rencontre avec un Voyant, à Montségur, dans les Pyrénées françaises.
Par une écriture simple et sincère, l’auteur guide le lecteur, comme lui-
même le fut par le Voyant, et nous emporte dans son aventure stimulante et
remarquable issue de sa propre expérience et où se mêlent histoire et
ésotérisme au pays des Cathares. Laissez-vous emporter par le merveilleux
de ce parcours au cœur de la spiritualité en dehors de l’espace et du temps.
Prenez le train pour ce voyage mystique et partez à la quête de vos propres
réponses et à la rencontre vraie avec vous-même.
Lars Muhl est un auteur danois de renommée internationale, un orateur et
un guérisseur. Il figure régulièrement dans le top 100 des personnes les
plus influentes spirituellement de The Watkins review, au côté du Dalaï
Lama, de Deepak Chopra, de Paulo Coelho ou encore de Nelson Mandela.
Le Chercheur

O'Manuscrit
Ceux qui dansent sont souvent réprouvés par ceux
qui ne peuvent entendre la musique.
1

C 'était un jour glacial de février. L'un de ces jours où la gare centrale de


Copenhague était rien moins qu'accueillante. Je tirai mes valises en haut des
escaliers pour échapper au vent froid qui soufflait depuis le quai et, assez
délibérément, ignorai les mendiants et les sans-abri qui, installés sur de vieux
journaux, agitaient leur tasse à café bleue en direction des passants. Mon propre
budget était plus que restreint ; de plus, la tête me tournait. Je me sentais nauséeux.
Je n'étais absolument pas moi-même. Que n'avais-je pas compris pour avoir, à un
degré aussi effrayant, perdu mon équilibre intérieur ? Et juste à présent, alors que je
m'apprêtais à entamer ce qui serait sans doute le voyage le plus important de ma vie.
Je bus une bouteille d'eau minérale à la cafétéria et dénichai un coin où je pus
m'asseoir sans trop être dérangé, afin de me remettre. Je disposai d'environ deux
heures avant le départ du train de nuit pour Cologne. Quoique j'eusse l'impression
d'être parvenu fort loin déjà, je demeurai là, tel un novice abandonné. Sans succès,
j'avais tenté de vendre le récit de mon voyage à un grand journal, deux jours
auparavant. Cependant, comment auraient-ils pu comprendre qu'un périple en train
vers le sud de l'Espagne était probablement plus exotique, aujourd'hui et à notre
époque, qu'un voyage en avion à destination de l'Antarctique, pour la simple raison
qu'il prenait plus de temps ? Les employés de l'agence DSB ne s'y étaient pas
trompés. C'était le premier voyage du genre qu'ils vendaient depuis des années.
« Êtes-vous sûr ? » demanda la femme, avec un étonnement teinté d'une légère
curiosité, lorsque je réservai mon billet.
Je préférai éviter de me lancer dans une grande explication sur le fait que j'avais,
des années auparavant, cessé de prendre l'avion, mais ne pus m'empêcher de sourire
en songeant que j'étais paradoxalement sur le point d'entreprendre un périple en train
de quarante-huit heures vers l'Espagne afin, en principe, de m'envoler. Certes, pas en
avion, mais néanmoins…
L'odeur grasse et caractéristique du plat du jour – viande, choux, sauce et pommes
de terre –, mêlée à beaucoup trop de fumée et de nicotine, révulsait mon estomac, et
je dus me concentrer pour ne pas vomir. J'avais froid en dépit de la chaleur, la sueur
coulait sur mon front et je tremblais si fort que je dus tenir la bouteille à deux mains.
Je bus un peu d'eau et m'efforçai de penser à autre chose.
« Mais n'êtes-vous pas Lars Muhl ? » Une voix bien trop optimiste perça à travers le
brouhaha des assiettes et des couverts. Je levai les yeux et acquiesçai
automatiquement. Un homme me tendit une serviette en papier et un stylo : « Pouvez-
vous me donner un autographe ? »
Il sourit à la jeune fille qui se tenait près de lui et paraissait être sa fille. J'étais sur
le point d'être malade pour de bon. Des gouttes de sueur glissèrent le long de mon
visage lorsque j'attrapai le stylo pour écrire mon nom, tout en me levant de mon
siège. Puis je courus aussi vite que possible vers les toilettes.
Lorsque je revins, l'homme et sa fille avaient disparu. C'était le premier autographe
que je donnais depuis une éternité. À la table voisine, une femme d'âge mûr, agrippée
à sa bière forte, me lança un regard noir et désapprobateur, et j'eus quasiment
l'impression de l'entendre penser : « Bon sang, mais pour qui vous prenez-vous ? »
Eh bien, c'était ce que j'aurais voulu savoir moi-même. Je fermai les yeux et tentai de
me concentrer sur l'instant présent. Mais curieusement, mes pensées revinrent
automatiquement en arrière. Au jour où ma carrière de chanteur avait définitivement
pris fin et où j'avais entrepris mon voyage. À tout ce qui s'était passé avant
MAINTENANT.

J'avais toujours su qu'un être était plus que sa simple identité. J'avais
toujours su que la véritable personne se trouvait quelque part derrière les
défenses ou les écrans protecteurs procurés par les titres, les carrières et les
emplois. J'avais toujours eu conscience qu'aussi connus, aussi riches ou
célèbres que nous puissions être, il n'y avait, à travers le monde, jamais
assez de fans, d'argent ou d'attention pour combler le vide et adoucir la
peine que tout ce ramdam entraînait avec lui. J'avais toujours su qu'en
dernier recours, quelles que fussent nos conditions de vie et notre position
sociale, tout paraissait étrangement illusoire, une fois replacé dans la
perspective de l'éternité.
J'étais, depuis mon enfance, familier d'une autre réalité. Entre l'âge de dix
et douze ans, j'avais vécu chaque soir, avant de m'endormir, d'étranges et
douloureuses expériences de kundalini qui avaient eu pour conséquence
que, durant cette période-là, j'avais à peine dormi. Comme je ne pouvais
partager ces expériences avec personne, je devenais de plus en plus
introverti et incapable de vivre normalement. Je trouvais les situations
sociales difficiles à gérer et ne réussissais pas à l'école. Cette situation,
cependant, ne m'empêchait pas d'avoir mes propres lectures. À l'âge de
quinze ans, je reçus par courrier le livre du soufi Hazrat Inayat Khan,
Gayan, Vadan, Nirtan. Je ne sais qui l'avait envoyé. Mais cet ouvrage fut
une révélation et m'incita à lire d'autres œuvres de Khan. Le problème,
toutefois, était que tout ce que je lisais et étudiais se rapportait, sous une
forme ou une autre, à ce que je connaissais de l'autre réalité et contrastait
vivement avec l'ensemble de mon apprentissage scolaire. Lorsque je quittai
finalement l'école en 1966 pour me lancer dans le tourbillon de la vie en
tant que musicien, j'eus l'espoir qu'ainsi serait éliminée une fois pour toutes
cette réalité qui avait provoqué en moi un si terrible sentiment de solitude et
dont personne ne semblait se soucier.
Lorsqu'en 1969, le destin emmena le groupe dans lequel je jouais en
Israël où nous devions tourner durant un peu plus de deux mois, je pus
croire que ma tentative avait réussi. Nous nous produisîmes devant des
soldats dans les camps d'été de l'armée, devant des étudiants à l'université,
et devant des jeunes dans des clubs ou des discothèques. Les drogues
étaient plus ou moins inévitables, mais hélas, également interdites à cette
époque en Israël. Aussi, lorsque nous fûmes arrêtés en possession de
cannabis et d'amphétamines, au cours d'une descente à l'hôtel, nous fûmes
contraints de passer une semaine dans la célèbre prison préventive de Jaffa,
tout près de Tel-Aviv. Un banc de pierre pour dormir, un robinet d'eau
froide pour se laver, un trou au centre de la cellule pour soulager les besoins
naturels et une forme de communication très primitive entre prisonniers et
gardiens, furent donc nécessaires pour m'éveiller de mon sommeil magique.
Durant une promenade, l'un de mes collègues de prison me désigna les
trous de deux mètres sur deux creusés dans le sol où étaient enfermés les
fous, les meurtriers et les violeurs, chacun dans sa fosse, avec une grille
métallique au-dessus de la tête : un four brûlant la journée, un Frigidaire
glacial la nuit. Chaque fois qu'un prisonnier passait et crachait ou jetait une
pierre aux misérables créatures, celles-ci répondaient par des hurlements
inarticulés et hystériques, par le bruit infernal des chaînes martelées contre
la grille métallique. Il était dur d'accepter qu'au même moment, l'astronaute
américain Neil Armstrong posait le pied sur la Lune et déclarait : « Un petit
pas pour l'homme, un grand pas pour l'humanité. » Tout d'abord, je ne
compris pas. Que cela signifiait-il ? S'agissait-il d'une plaisanterie cosmique
ou de la façon dont les êtres civilisés accueillaient la dualité ultime divisant
la vie en noir et en blanc, en paradis et en enfer ?
Ce fut comme si tout ce qui se produisit durant ces trois mois en Israël
avait simplement aiguisé ces sens psychiques que j'avais, jusqu'alors,
désespérément tenté de dissimuler. Était-ce dû à l'environnement chargé de
passé et d'histoire, avec ses mythes et ses traditions religieuses ? Je ne sais,
mais je commençai à avoir parfois des visions de l'ancien temps, à entendre
des voix venues d'un monde étrange et pourtant familier. De plus, pour la
première fois de ma vie, je rencontrai un être qui avait vécu les mêmes
expériences que moi. Simon. Un garçon juif de treize ans qui, lui aussi,
connaissait cette réalité.
Un jour, alors que nous étions assis sur notre terrasse face à la rue, il est
passé. Tandis qu'il approchait, et quoiqu'il fût encore loin, je sus
immédiatement qui il était. Parvenu au niveau de la terrasse, il s'arrêta. Il
me reconnut également. Je l'invitai à boire un thé et, dès cet instant, nous
nous retrouvâmes presque quotidiennement. Un jour, il me fit don d'un
collier avec un pendentif sur lequel il avait réalisé un travail de filigrane,
composé d'un globe contenant un morceau de cèdre et auquel était attaché
un cône en forme de spirale. Le globe symbolisait la Terre, le petit morceau
de cèdre, le ginkgo biloba du roi Salomon, l'arbre cosmique, qui possédait
un pouvoir magique. La spirale représentait le cycle éternel de la mort et de
la renaissance, et la transformation de la matière en esprit. À l'instant où je
compris, un immense « oui » résonna en moi, et ce fut comme une
bénédiction.
La rencontre avec Simon – combinée aux expériences psychiques – me
fit penser que j'avais désormais trouvé le lieu auquel j'appartenais, et dans
mon euphorie, j'oubliai les réalités de ma vie. Sans doute, l'adage selon
lequel une chaîne n'a que la force de son maillon le plus faible contient-il
une part de vérité puisqu'un jour, je découvris que le collier et le pendentif
avaient disparu. Ce fut comme un mauvais présage. Et cependant, comme
un éveil supplémentaire. Un éveil, cette fois, au fait incontournable qu'il
était temps de rentrer à la maison. Immédiatement avant mon départ, j'eus
ma première expérience de hors-corps.
Et voilà qu'une trentaine d'années plus tard, je me retrouvai assis dans la
gare centrale de Copenhague, éprouvant, mais autrement, la sensation de
n'être pas dans mon corps – disons, pas à ma place, plutôt. Par quoi avais-je
été appelé ici ? Était-ce par le temps – mon temps –, enfin sur le point
d'atteindre au point d'éternité où les extrémités se rejoignent, où deux
réalités n'en forment plus qu'une ?
Chaque vie est un voyage, et la mienne ne faisait pas exception. Mais
étais-je parvenu à une impasse ou bien le voyage touchait-il à sa fin ? Du
point de vue de ce qui constitue traditionnellement une vie réussie, la
mienne paraissait être à maints égards un échec. Pendant plus de trente ans,
j'avais mené un combat perdu d'avance en entreprenant une carrière de
musicien, puis de chanteur. J'avais obtenu d'honnêtes résultats et cependant,
chaque fois qu'ils prenaient un tour sérieux, quelque chose me tirait dans la
direction opposée, loin des projecteurs, des promotions et des
responsabilités superficielles. Ce quelque chose semblait, au fil du temps,
empiéter toujours plus sur ma réalité.
Désormais, c'était avec distance que je regardais tout cela. Que je
considérais le mensonge avec lequel je m'étais trahi moi-même et qui
m'avait maintenu dans un état finalement devenu insupportable, pour la
simple raison qu'il me rendait malade. Trop longtemps, j'avais cru qu'il était
possible d'avancer dans deux directions opposées. Faire partie de la scène
musicale avec tout ce que cela supposait, et simultanément, vivre
paisiblement en contemplation, à l'instar de quelque mystique. Être lié à un
monde statique, unifié, strictement intellectuel et matériellement centré,
alors que dans le même temps, je redécouvrais véritablement et apprenais à
connaître cette autre réalité, cachée et totalement différente : ce n'était tout
simplement pas possible. Alors que je me trouvais sur scène, sous la grande
tente du festival de Roskilde, en 1991, une question me frappa subitement,
au beau milieu d'une chanson : « Que fais-tu là ? » Je pus soudain me voir
moi-même de l'extérieur, je pus m'entendre parler au public, m'efforçant de
recouvrer mon sang-froid avec un piètre « euh, euh, euh », de reprendre
contact avec la réalité du festival, laquelle était en train de disparaître dans
un brouillard de bière et d'ivrognerie dépourvu de sens. C'était absolument
irréel, et bien sûr impossible puisqu'on ne peut abandonner le navire une
fois parti. Le soir même, je décidai d'arrêter la tournée, et cette année-là, je
quittai ma ville natale pour m'installer sur une petite île.
« Le train de 6 h 45 pour Cologne arrivera au quai numéro 3 dans trente minutes »,
annonça une voix métallique à travers les haut-parleurs.
Je vérifiai l'heure sur ma montre. J'avais la sensation d'être une île au milieu d'un
océan brumeux de dîneurs attablés à la cafétéria. Le lieu se remplissait. J'achetai une
autre bouteille d'eau minérale. La nausée et le vertige étaient en train de disparaître.
Dans le hall d'arrivée, frigorifiés et frissonnants sur leurs bancs, les mendiants
tentaient de se réchauffer. Aucun passant n'y prêtait attention. De manière générale,
on eût dit que nul ne remarquait quoi que ce soit. Le manteau boutonné, les yeux
ailleurs. Chacun semblait se suffire à lui-même. À quoi pensaient-ils ? Où allaient-ils ?
Qu'en était-il de moi ? Ne me suffisais-je pas à moi-même ? Ma capacité à participer
à des activités sociales s'était-elle améliorée depuis que je m'étais retiré sur l'île ? À
peine ! Mais je l'avais fait parce qu'il le fallait.

Nombreux étaient ceux que j'avais entendus exprimer le souhait d'être


assez fortunés pour se retirer dans quelque lieu champêtre idyllique et se
concentrer sur eux-mêmes. Mais ce n'était absolument pas mon cas. Je
n'étais pas riche. Au contraire. L'état de renoncement matériel provoqué par
l'effondrement de ma carrière aurait donné des cauchemars à la plupart des
citoyens nantis. Le processus par lequel j'étais passé relevait à la fois
paradoxalement d'un dépouillement existentiel et d'une dépression.
Une fois installé sur l'île, mû par l'idée de remettre de l'ordre dans ma vie,
je me tournai naturellement vers l'écriture. Je pris peu à peu conscience de
l'importance du langage dans le changement qui était le mien, et après la
parution de mon premier livre, d'autres suivirent. Ma fascination pour les
premiers écrits taoïstes et bouddhiques évolua vers une étude comparée
approfondie de la religion, des mystiques chrétiens, du soufisme et des
divers mouvements occultes et écoles hérétiques chrétiennes. Plus tard,
j'entrepris d'étudier par moi-même l'araméen, cette langue que Yeshoua
(Jésus) est censé parler. Une pratique quotidienne de différentes formes de
quiétude et de méditation n'eut pour autre effet que de m'éloigner plus
encore de mon ancienne vie. Quelque chose pourtant persistait en moi, qui
m'incitait à m'accrocher vainement à un vestige réduit et obstiné de ma
carrière diversifiée dans le showbiz.
Jusqu'au jour où des circonstances m'aidèrent à prendre la décision
devant laquelle j'hésitais. Au cours de l'enregistrement de Mandolina, qui
s'avéra être mon dernier album, la maison de disques m'informa subitement
qu'à la suite de la fusion avec une multinationale, elle mettait un terme à nos
engagements (avant même que ceux-ci n'entrent véritablement en vigueur)
pour des raisons qui me restent inconnues. Ce qui signifiait que le contrat
que nous venions tout juste de signer et qui comprenait un autre album était
désormais nul et non avenu. La maison de disques n'accepta qu'en
rechignant que je finisse ce que j'avais entrepris. Bien qu'il n'ait pas été
vraiment gâché, le travail parut en grande partie inachevé. Ce fut
extrêmement frustrant à tous égards.
Les maisons de disques cessèrent de me considérer avec sympathie. Mes
chansons n'ayant pas donné les retombées commerciales escomptées, je
n'eus, d'un jour à l'autre, plus de revenus.
Était-ce là un élément propre à l'ironie du destin, ou était-ce l'effet d'une
industrie toujours plus commerciale qui s'efforçait de débarrasser le marché
du disque des ultimes substances étrangères ? Je ne pus m'empêcher de
songer à une conversation surprise un jour entre deux directeurs de maison
de disques, l'un ayant sèchement remarqué que hormis le fait de devoir
travailler avec des artistes, le marché musical était assez intéressant.
Une étape importante de ma vie semblait avoir pris fin. Comme cela.
Dans un claquement de doigts. Ce ne fut que plus tard que je compris qu'on
ne vous pardonne pas aisément de délaisser les feux de la rampe, alors que
la plupart des artistes ont le sentiment que ce sont ces feux-là qui, à des
degrés divers, constituent leur gagne-pain. Mon problème, cependant, était
que je n'appartenais pas à ce monde. Dès lors, ma dégringolade s'accéléra.
L'intervalle entre les appels s'allongea et pour finir, le téléphone cessa
définitivement de sonner. Lorsque je réalisai que je n'avais plus moi-même
qui appeler, je débranchai la prise et annulai mon abonnement. J'étais là où
je voulais être. N'était-ce pas ce que j'avais voulu ? Et lorsque ma situation
économique sembla passer de l'acceptable au plus que précaire, sans doute
avais-je atteint le point de non-retour. Sans doute étais-je en train de réaliser
qu'il était temps de prendre soin de mon vrai moi. Comprenais-je enfin que
la vie était trop courte pour la consacrer à de simples trivialités ?
« Le train pour Cologne arrivera quai 3 dans quelques minutes. »
Je me baissai pour prendre ma valise et fus pris de vertiges. Mais alors que je
traversais le hall d'arrivée, une légère sensation électrique parcourut ma colonne
vertébrale. C'était comme un courant fragile diffusant lentement son énergie à travers
tout mon corps, faisant disparaître jusqu'à la plus petite trace de vertige. Je lançai
une pièce de vingt couronnes dans un gobelet de café et gagnai le quai 3 où le train
attendait.
2

J e plaçai ma valise sur la couchette du haut. Celle-ci était garnie d'une couverture
de laine usée et d'un drap qui dégageait une indéfinissable mais très puissante odeur
de désinfectant.
Le wagon-lit de seconde classe est réservé à ceux qui voyagent léger. Tout y a été
créé à partir d'une image ascétique et réduite du monde. Les dimensions de la
couchette, du lavabo et des toilettes signalent que le voyage ne constitue qu'une
courte étape, un intermède discret, pourtant souligné par la longue succession
d'arrivées et de départs, de bonjours et d'au revoir, d'absences et d'attentes, de
baisers et d'accolades, de larmes et de tristesse, auxquels on assiste tout au long du
périple et qui marquent les arrêts éphémères de tout déplacement en train, de toute
vie. Paradoxalement, c'est aussi la preuve que l'homme et sa vie forment plus qu'un
ensemble aléatoire de qualités instables et d'influences imprévisibles.
La vie est l'expression d'une unité, aussi fragmentée puisse-t-elle paraître. Il m'a
fallu de nombreuses années pour comprendre cela. Ce ne fut pas avant d'avoir vu ma
vie se restreindre et se limiter que j'éprouvai le besoin d'un espace plus vaste. Ce ne
fut pas avant d'avoir perdu tout ce que je croyais être important et sans quoi il me
semblait inimaginable de vivre, tout ce qui en réalité rend la vie impossible et
compliquée – ce ne fut pas avant que je perçusse combien la vie pouvait être
magnifique et illimitée dans toute sa simplicité. Cette prise de conscience pourtant ne
se fit pas sans douleur.
Le pressentiment de l'existence d'une autre réalité, plus ouverte et plus libre – le
fait qu'une note de musique puisse, par exemple, avoir la forme d'une pyramide, ou
que le pardon puisse advenir à une vitesse plus grande que celle de la lumière –,
exigeait d'être brûlé sur le bûcher d'une époque anesthésiée, faite de silence
assourdissant et de moquerie condescendante, croyez-moi !

Lorsque le train se mit en marche dans un grincement, le wagon-lit était au complet.


Sur la couchette en face de la mienne, un homme d'affaires, vêtu d'un pyjama rayé
bleu et blanc, achevait sa toilette du soir avec beaucoup de difficulté et selon un rituel
soigneusement planifié. Au-dessous de lui, un Allemand corpulent luttait avec une
valise tout aussi corpulente. Sur la couchette du bas, deux jeunes gens de
Copenhague échangeaient des canettes de bière et de mauvaises plaisanteries,
cependant que sur le lit au-dessous du mien, un homme âgé ronflait bruyamment. Je
me laissai aller peu à peu et commençai à flotter au-dessus des wagons-lits, dans la
nuit claire, glaciale et étoilée, vers des tunnels inconnus et les trous noirs d'univers
étrangers, revenant à cette année où je fus acculé dans le recoin le plus éloigné du
labyrinthe, du cul-de-sac misérable qu'était ma propre vie.

Ce fut au cours de cette année-là que je sombrai dans la nuit noire de


l'âme. La chute se produisit au travers d'une série d'attaques qui se
traduisirent physiquement par une souffrance atroce à l'arrière de mon cou,
des nausées et la perte de toute énergie qui finirent par me contraindre à
rester au lit des jours durant. Ce fut comme d'être pris dans un no man's
land entre le conscient et l'inconscient, entre un état de veille et de sommeil,
une sensation métallique. Comme d'être enfermé dans une chambre de
torture presque hermétiquement close, où tout était lourd et lent et éclaté.
Chaque pensée disparaissait dans une stupeur léthargique, presque avant
d'avoir émergé. L'idée de se lever pour prendre un verre d'eau semblait si
insurmontable que le plus souvent je renonçais. De temps à autre, lorsque je
reprenais connaissance, je parvenais à songer que ce devait être l'enfer,
avant de plonger de nouveau dans des ténèbres insondables. La seule fois
où j'avais eu une expérience similaire, c'était en 1992, lorsque j'avais
entrepris mon premier livre, écrit dans une sorte de transe identique à celle-
ci.
Deux mois durant, je demeurai dans la même pièce, vivant de café et
d'aspirine, tapant inlassablement sur ma vieille machine à écrire ou gisant
inconscient sur mon lit, tout aussi vieux. Le jour et la nuit avaient disparu
dans un brouillard monotone que, seule, mon écriture transformait en une
sorte d'euphorie, un état irréel et psychosomatique qui ne cessa que lorsque
j'eus mis le point final au livre.
Puis les douleurs revinrent et me rendirent incapable de travailler pendant
des périodes de plus en plus longues. Les multiples visites chez des
médecins, des spécialistes ou des thérapeutes utilisant les médecines
parallèles, les nombreux examens à l'hôpital, n'eurent absolument aucun
effet. Une fois, je demeurai quasiment inconscient dans mon lit durant près
de deux semaines, ne parvenant à manger ou boire que des biscuits et de
l'eau. Nul ne réussit même à trouver la raison de mon état lorsqu'un jour, je
m'évanouis chez mon voisin et que je dus passer le reste de la journée à
l'hôpital, sous oxygène et sous perfusion. Plus le temps passait, plus j'avais
le sentiment qu'il me fallait abandonner la musique puisqu'elle avait abouti
à cette autre chose. La crise que je vivais était totale. Au terme de deux
années dans cet état, je n'avais plus envie de vivre.

Et puis, survint l'inévitable. Il se produit au moins une fois dans la vie de


tout homme, même si on ne le remarque pas. L'état dans lequel nous nous
trouvons est tel que nous disparaissons trop aisément dans le no man's land
de la douleur et de l'égocentrisme, où tout se perd, où tout est immuable.
Mais le temps était venu parce que j'étais prêt, parce que je n'avais nulle
autre façon d'en sortir, nul lieu où aller. Fut-ce un signe ou un ange ? Pour
moi, ce fut un ange. Qui vint sous la forme d'une collègue appartenant à
cette famille qui s'élargissait progressivement et restait néanmoins fort
petite et invisible. Elle me donna le numéro de téléphone qui allait tout
bouleverser.
« Appelle le Voyant et laisse-le t'aider », dit-elle avant de disparaître dans
les airs. Je restai là, regardant alternativement le trou dans l'air laissé par
l'ange et le morceau de papier qu'elle avait pressé dans ma main.
« Uniquement entre huit heures et neuf heures du matin », était-il précisé
entre parenthèses, juste après le numéro de téléphone.
Le Voyant ?
Ce soir-là, je déambulai longuement sur l'allée Frederiksberg avant de
regagner l'hôtel Weber et de me coucher, épuisé.
Au cours de la nuit, je fis un rêve. Je marchais le long d'une route déserte.
Celle-ci s'arrêtait abruptement et je me retrouvais au bord d'un précipice,
plongeant mon regard dans l'Univers. Une note continue presque inaudible,
mais profonde et très belle, soulignait le calme. Le bruit de la matière.
Le bruit qui tient tout ensemble. Émouvant et indicible. Je m'entendis parler
en araméen : « Nebwey sibyanak aykana d'shmeya aph b'arab. » Je me
souviens. « Il en sera sur la terre comme au ciel. » Je comprends à présent
ce que ces mots signifient véritablement. Laissons advenir sur terre ce qui
est écrit entre les étoiles. Dévoilons la lumière universelle en chacun de
nous, conformément aux lois de l'Univers.
Il était huit heures et demie lorsque je m'éveillai. De nouveau, j'éprouvai
aux abords de ma conscience cette sourde sensation métallique. Il fallut un
certain temps avant que je ne me souvienne de ce qui s'était passé le jour
précédent. Puis je me rappelai le rêve, l'ange et le numéro de téléphone. Je
me levai, pris d'un léger vertige, et entrepris de fouiller les poches de ma
veste et de mon pantalon. Rien. Panique. Ce fut comme si j'avais déjà
compris ce que je risquais de perdre si cela me filait entre les doigts. Enfin.
Dans la poche de ma chemise, le bout de papier. Je composai le numéro et
retins mon souffle. J'attendis et attendis. Une succession de notes
changeantes me permit de suivre le lent basculement de la ligne de l'hôtel
vers celle de la compagnie de téléphone. J'étais sur le point de raccrocher
lorsque enfin, je fus mis en relation, juste pour entendre que la ligne était
occupée. Tout le trac du monde au creux de l'estomac. Il était presque neuf
heures, j'attendis et essayai de nouveau.
Toujours occupé. Neuf heures dix, connexion. Je demeurai assis, pensant
à la tonalité qui résonnait dans la maison d'un inconnu, à cet inconnu qui
avait décidé de ne pas répondre à cette tonalité. Je laissai sonner un temps
puis raccrochai.
De retour sur l'île, mon état s'améliora et je repris mon rythme habituel
qui alternait entre le travail sur l'araméen, lequel retenait désormais toute
mon attention, et des périodes de vertige. Plusieurs fois, je fus tenté
d'appeler à nouveau le numéro mais, pour une raison ou une autre, je
remettais à plus tard.
À mesure que j'entrais plus avant dans la langue araméenne, un monde
absolument nouveau s'ouvrait à moi. En 1989 déjà, le Dr Edith R. Stauffer,
de Psycho Synthesis International, m'avait envoyé la copie d'un extrait
araméen du Nouveau Testament, le manuscrit Khabouris. Lequel démontre
clairement la capacité de l'araméen à exprimer une psychologie
transpersonnelle, et ce, à un degré tel que la syntaxe peut décrire
simultanément les corrélations qui existent entre la pensée, la prise de
conscience, la perception, la raison, le pouvoir de rêver, la structure de
l'esprit, la compréhension, les attitudes et comportements humains.
L'araméen ne distingue pas entre le mental, le physique, l'émotionnel et le
spirituel. Entre la cause et l'effet. Ce qui veut dire que chaque mot, chaque
idée, est totalement neutre dans sa racine, mais qu'ils sont activés grâce aux
suffixes « -ta » ou « -oota ». Ce fut pour moi une découverte
révolutionnaire qui donna soudain aux mots de Yeshoua une force et une
signification nouvelles plus profondes que ce que j'avais lu dans la version
grecque du Nouveau Testament. Et peu à peu, il m'apparut que non
seulement le sens, mais aussi le son de ces mots produisaient un effet au
niveau physique autant que spirituel.
Je n'avais alors nulle idée de l'importance que revêtiraient ces études pour
moi plus tard. Au cours de cette période durant laquelle j'étudiais
principalement le Leshana Aramaya 1, j'eus une crise si sévère un matin que
je pus à peine sortir du lit. Je sus pourtant que c'était maintenant ou jamais.
Le petit morceau de papier avec le numéro de téléphone était punaisé sur le
mur de mon bureau. Tous mes doutes, tout mon trac avaient disparu lorsque
je soulevai le combiné et composai le numéro.

La Nuit
Masque réalisé par Ana Maria Galmez, 1989 – Photo : Jan Jul

« Oui », dit une voix claire, précise et neutre.


Je me présentai.
« Que puis-je pour vous ? poursuivit la voix.
— J'aimerais prendre un rendez-vous, répondis-je.
— Il faudra attendre six mois avant que je puisse vous prendre. Quel est
votre problème ? »
J'expliquai mon état aussi bien que possible.
« Un instant, je vais voir ce que je peux faire. »
La sensation sonore me donna l'impression qu'il avait posé le combiné.
J'écoutai le bruit du silence dans la pièce, à l'autre bout de la connexion, une
sorte de bruit doux, blanc, qui semblait se poursuivre indéfiniment. Je ne
sais combien de temps je restai assis ainsi, mais subitement, la voix fut de
retour :
« Vous vous porterez bien jusqu'à ce que nous nous rencontrions. »
Il me donna l'adresse et raccrocha.
Submergé, je demeurai longtemps assis, le combiné à la main, avant de
parvenir à le remettre en place. Mes pensées vagabondèrent à travers les
champs qui s'étendaient de l'autre côté de la fenêtre. Soudain, ce fut comme
si je recevais un coup de marteau et je sus que je devais retourner au lit
avant de m'évanouir. J'eus juste la force de penser que le Voyant n'était
qu'un autre charlatan avant de m'enfoncer dans un sommeil profond et sans
rêves.
Une voix éclata dans le couloir : « Cologne dans une demi-heure. »
J'ouvris les yeux. Sur la couchette en face, je n'aperçus que les bagages
parfaitement ordonnés de l'homme d'affaires. Un dense nuage parfumé d'after-shave
et de dentifrice m'indiqua qu'il était levé depuis un moment déjà. Je regardai ma
montre. Il était six heures et demie. Le vieil homme, qui avait bruyamment ronflé
durant la nuit, était également levé. L'Allemand avait dû descendre à Hambourg
puisque ses bagages et lui avaient disparu. Les deux jeunes gens de Copenhague
dormaient toujours profondément. Je m'habillai allongé et mis mes chaussures.
L'homme d'affaires était dans le couloir, impeccable et fumant un cigare. Il y avait la
queue devant la salle de bains. Lorsque ce fut finalement mon tour, je décidai de ne
pas l'utiliser en découvrant son état. Quelqu'un avait bouché les toilettes avec du
papier avant, apparemment, de faire ses besoins dans le lavabo. Le sol était une
mare d'urine et la puanteur était incroyable. La douche n'était pas en meilleur état. Je
fis mes valises et restai là à regarder l'animation autour de moi, ne pouvant
m'empêcher de me demander laquelle de ces élégantes personnes avait témoigné
d'un tel égocentrisme qu'elle avait, littéralement, traité les autres comme des
excréments.

La gare centrale de Cologne était, si possible, plus froide et plus inhospitalière


encore que celle de Copenhague. La circulation y était dense partout. Des gens à
divers degrés d'endormissement se rendaient à leur travail. J'avais juste le temps
d'aller rapidement aux toilettes et de boire un café avant de gagner le train pour Paris.
Assis à la table d'un bar, je me demandai pourquoi nous étions si pressés que nous
ne remarquions même pas ce qui se passait autour de nous. D'ici à cinquante ans,
tous ces gens auraient disparu ou se retrouveraient dans des maisons de retraite, à
songer à leur vie active, alors que la gare continuerait simplement d'être envahie par
la foule, à cette différence près qu'il s'agirait d'une autre foule. Et lorsque celle-ci
aurait à son tour disparu, une autre lui succéderait. La scène survivrait à ses acteurs,
ses figurants, ses stars, dans un perpétuel changement d'équipes, l'une chassant
l'autre. Avance, avance, ne lève pas les yeux, ne regarde pas en arrière, comme si
nul n'osait s'arrêter de peur de perdre la face, de finir comme les sans-abri installés
dans le coin ou le mendiant sur son banc. Sans doute valait-il mieux s'accrocher à
l'illusion d'un confort matériel éternel, et tout oublier jusqu'au jour où chacun de nous
devrait partir. Une fuite perpétuelle devant l'heure de vérité.

Était-ce cette heure-là qui m'avait enfin rattrapé ? Le jour où j'avais


simplement cru avoir appelé un autre charlatan. Si l'on m'avait dit que je
mourrais pendant mon sommeil, je l'aurais accepté comme une solution
raisonnable. Mais il ne devait pas en être ainsi. Une demi-heure plus tard, je
m'éveillai à un monde nouveau. Immédiatement, je sentis que tout avait
changé mais je pus à peine y croire. M'étais-je réellement éveillé à une vie
nouvelle ? Le cauchemar qui avait duré plus de deux ans avait-il réellement
pris fin ?
Pour la première fois, j'éprouvai une sensation proche de la paix. Mais si
la douleur avait disparu, je ne l'avais pas oubliée. Parallèlement, je ressentis,
je crois, un profond sentiment de gratitude. Mes pensées revinrent à la voix
du téléphone. Elle avait aisément percé mon armure, libérant en moi un
point douloureux qui était resté fermé trop longtemps. Après l'amélioration
miraculeuse de mon état, le point était à présent ouvert et vulnérable,
attendant que je prenne conscience de ma capacité à soigner la blessure. Je
vis la beauté et la laideur de la douleur. Je vis qu'elle était bestiale autant
qu'humaine. Je vis que je pouvais m'en occuper comme on s'occupe d'un
animal domestique. La nature de la douleur est aussi impitoyable qu'un chat
peut sembler l'être, lorsqu'il joue avec une souris juste avant de la tuer. Mais
tout comme il est impossible à l'animal d'être mauvais, puisqu'il se contente
de suivre son instinct naturel, la douleur se conforme à ses lois jusqu'à ce
que nous comprenions que ces lois sont non pas statiques, mais souples, et
que celui qui la subit, peut guérir et se transformer. En 639 déjà, Jean
Climaque écrivait : « Un homme frappé d'une sentence de mort ne
s'intéresse pas au répertoire théâtral. »
Je commençai à comprendre le rôle que la douleur avait joué dans ma
vie. Je commençai à comprendre combien, à un niveau autre que celui de la
raison, elle avait ouvert mes yeux à la souffrance des autres. Je commençai
à comprendre que la douleur, quelle qu'elle soit, est un outil qui sert une
cause plus élevée, puisque à long terme, elle mine toute forme de jugement,
toute forme d'indifférence, qu'en fait, elle taille très littéralement en pièces.
D'une façon extrêmement efficace, elle transforme l'apitoiement sur soi et
l'égoïsme en compassion et en attention. Voir et réaliser cela tout à la fois
avec mon corps et avec mon âme ne fut pas possible avant que la douleur
disparaisse, et je le devais à une personne que je ne connaissais pas et que je
n'avais jamais rencontrée.
Certaines dispositions caractéristiques en moi s'évanouirent peu à peu.
Durant tout le temps où j'avais habité sur l'île, je m'étais mis à vivre les
manifestations extérieures telles que la nature, la forêt, la mer et les
éléments, de manière plus intense, ce qui m'avait ouvert les yeux sur cette
même nature – les éléments – en moi. Je ne voyais personne pendant de
longues périodes. Non que je voulusse m'isoler ou refuser la compagnie des
autres, mais parce que c'était nécessaire pour trouver ma voie à travers ce
qui, trop longtemps, était resté dissimulé derrière une carrière placée sous
les projecteurs. J'avais expérimenté une forme nouvelle de simplicité, si
puissante parfois que j'avais le sentiment d'être sur le point de me dissoudre.
J'entrepris d'apprendre à concentrer mes pensées. Je m'exerçai à les
contrôler, à les ignorer ou à les laisser libres. S'abandonner à la tentation de
les laisser libres apparaissait presque effroyablement facile. Juste disparaître
dans le silence. Cet état ne me permettait pas de fonctionner plus aisément.
Par ailleurs, je savais qu'il n'y avait pas de retour en arrière possible. Si,
d'une certaine façon, c'était inquiétant, en revanche, je sentais que la
gratitude sous-jacente se transformait en une réalité profonde éprouvée à un
degré dont j'avais toujours su qu'il existait et qui, désormais, m'offrait une
forme nouvelle d'ouverture. Cela s'est produit, simplement. Comme cela.
Comme une vieille abeille d'été qui voltige près de la vitre en un lent
mouvement, consciente de sa fin proche. Non qu'elle ne puisse passer par la
fenêtre. Mais pourquoi le devrait-elle ? Il lui est possible de tout voir à
travers le panneau transparent. Je n'étais pas une abeille, mais une part en
moi connaissait le cycle de ces insectes. Cela s'est produit un jour que je me
promenais dans la forêt. Subitement, je volai au-dessus d'une clairière avant
de parvenir au sommet d'un arbre. Je restai là, avec la sensation d'être hors
du temps. Dans l'Univers. Au centre. Je vis combien la vie pouvait être
belle. Sans nulle agitation, sans nul filtre. Mais j'eus bientôt la sensation que
je ne pouvais demeurer trop longtemps dans cette ouverture. Pas en tant
qu'être humain. Parce qu'alors, nous pourrions nous perdre en oubliant notre
but, et être incapables de retrouver notre chemin.
Rester assis à la cime de l'arbre sans penser à rien, c'était comme de se
trouver dans une pièce intime. Sans doute y avait-il une ouverture
puisqu'une lumière chaude et douce y pénétrait. Les ombres qui surgissaient
devenaient compréhension, n'étaient plus obstacles désormais. Je demeurai
là paisiblement. Sans effort. Sans désir. Je sentais les murs se dissoudre et
disparaître, tel un voile qui se retire. Tout arrivait d'un seul et même
mouvement. Rien d'autre n'existait. Je me trouvais au milieu, j'étais une part
de tout cela, aussi léger qu'un frémissement. J'ouvris lentement les bras. La
lumière tombait sur moi et m'inondait, telle une pluie scintillante qui me
remplissait de quelque chose. Au-delà des mots. Le silence comme part de
la vérité. « Certitude » est l'unique mot qui puisse en rendre compte. Je
m'immergeai dans la certitude où tout est uni, ce lieu d'où nous venons et où
nous sommes chez nous. Il n'y avait ni intérieur, ni extérieur, ni je veux, ni
je dois, juste cette certitude tranquille. Au loin, j'aperçus mon ancien moi
usé, suspendu à un arbre en forme de croix. Nulle douleur. Nul pathétisme.
Nulle culpabilité. Nul péché. Nulle honte. Tout était unité. Dans la lumière.
Ici ! À cet instant, j'eus conscience qu'une vieille abeille d'été était en train
de mourir sur le rebord de ma fenêtre. Je glissai au bas de l'arbre. Je voyais
tout. La vie coulait en moi sans entrave. Je fis le tour de la forêt, mes larmes
jaillissant librement.
Telle était donc la liberté. À présent, je l'avais vue. J'avais été en elle.
Mais l'espace d'un éclair seulement. J'étais en extase, quoique d'une façon
étrange, paisible, en dépit de mon cœur qui battait fort dans ma poitrine. Pas
un instant je ne doutai d'avoir été au centre de mon être, absolument
dépouillé de ces grands ou petits besoins qui se succèdent inlassablement et
nous rendent généralement aveugles.
Après quelques jours de paix, j'éprouvai subitement un sentiment de
désorientation qui évolua en tristesse. À mesure que la réalité tangible se
rapprochait, l'abîme profond qui séparait les deux états devint
douloureusement clair, et il était difficile de voir comment ceux-ci
pourraient jamais s'unir.
Ce fut à cette époque que l'ultime vestige d'intérêt pour ce cirque
superficiel qu'était le showbiz disparut. Je n'avais tout simplement pas la
force d'en faire partie. Il en était ainsi depuis longtemps déjà, mais ce fut à
cet instant-là seulement que j'en pris physiquement conscience. Les années
de solitude sur l'île, sans journal, ni radio, ni télévision, m'avaient aidé à
faire confiance aux principes fondamentaux de la vie. Il fut, désormais, plus
facile de se débarrasser de tous les masques. Plus facile de voir que le pur et
le vulnérable en moi, dont j'avais pensé à tort que c'était là des erreurs ou
des faiblesses qu'il fallait cacher, constituaient en réalité les uniques et
véritables conditions préalables à mon existence. Le fait d'avoir longtemps
vécu en dehors m'avait privé de toutes les échappatoires qui occupent
habituellement l'être humain. De l'expérience de ma propre vie, je savais
que bien trop souvent, j'avais pris part à cette chasse nerveuse et sans fin
aux substituts destinés à adoucir ma vie et à m'empêcher de la contempler.
Toujours, nous avions entendu dire que pour mettre fin à la douleur, il fallait
presque littéralement quitter le lieu où nous nous trouvions à tel instant.
Que la fête était ailleurs. Cette vision a, plus ou moins, constitué le lieu de
naissance de toute la structure sociale du monde occidental. Ce principe-là a
permis de maintenir l'illusion qu'il était moralement acceptable de
poursuivre une croissance et une surproduction illimitée de biens sans
nécessité, de rechercher un divertissement engourdissant. Et je compris que
les illusions en apparence signifiantes étaient elles-mêmes considérées –
peut-être d'abord et avant tout – comme un divertissement. Et que si cela
rendait l'illusion plus acceptable, ce n'en était pas moins un alibi
supplémentaire.
J'avais, bien sûr, profondément conscience de n'être pas le seul à réaliser
cela. Il me fallait sortir de ces crises qui se produisent lorsque soudain, le
tapis de nos vieilles habitudes est retiré de sous nos pieds. Qu'adviendrait-il
si je n'étais pas censé vivre de ma musique ? Qu'étais-je si je n'étais pas un
chanteur ? Ce fut effrayant de se retrouver subitement sans revenus.
Effrayant de ne savoir où trouver l'argent pour payer le loyer du mois
prochain. D'autant plus effrayant que l'importance que cette forme de
sécurité avait prise dans ma vie devenait d'une clarté absolue. Que la peur
de perdre le peu que je possédais avait plané au-dessus de ma vie, la guidant
telle une force invisible. Ce fut cette année-là que je pris la décision de tout
abandonner. Cette année-là parut l'album qui allait marquer la fin de ma
carrière. La sensation de chute dans l'estomac – le vaste trou dans le cœur.
Le jour de la sortie de l'album, j'allai sur la plage pour regarder l'éclipse
solaire qui avait été annoncée, et ce fut une expérience extraordinaire pour
moi de voir qu'aussi loin que portât mon regard, tous les rochers, petits ou
grands, se tenaient dressés, comme pointant vers le soleil. Un signe ? Peut-
être un signe que la nuit touchait à son terme.
Je courus de toutes mes jambes. La voix du haut-parleur venait juste d'annoncer
que le train pour Paris allait partir dans quelques minutes. Je hissai les valises par la
porte et parvins à sauter à bord à l'instant où les roues se mettaient à tourner.
3

En six mois, les derniers vestiges volèrent en éclats. L'état de


claustrophobie intimement lié au monde d'autrefois était à présent remplacé
par une apesanteur ouverte et riche d'enseignement, de celle qui nous saisit
aux abords d'un abîme ancien, alors que nous contemplons l'univers avec la
conscience nette que d'ici une minute ou deux, nous avancerons d'un pas
pour disparaître dans l'azur. Ces six mois parurent une éternité. Jamais je
n'avais été aussi pauvre, et jamais je ne m'étais senti aussi riche. Par
instants, le passé revenait, m'obligeant à un long voyage en forme de
montagnes russes. Un accord pour l'écriture d'une comédie musicale fut
annulé sans avertissement, et si la dernière porte qui s'ouvrait pour moi sur
le monde de la musique venait de se refermer à grand fracas, c'était
visiblement loin d'être le fruit du hasard. À la même époque, je reçus une
lettre du journal pour lequel, de temps à autre, j'écrivais des articles
littéraires. Ils avaient le regret de m'informer qu'ils n'avaient plus besoin de
mes services. Je me sentis à tous égards persona non grata. Durant cette
période, comprendre et accepter que mon temps, en tant que chanteur, avait
pris fin et qu'il ne reviendrait pas puisque ce travail dans le domaine de la
musique n'avait jamais été, en somme, qu'une illusion, continua à être
difficile. Désormais, il me fallait aussi réaliser que je ne pouvais me
permettre de croire que j'étais écrivain, uniquement parce que quelques-uns
de mes manuscrits avaient été publiés. C'était là la source possible d'une
terrible souffrance : admettre que je n'étais rien, pis encore, accepter que je
ne serai rien – je serai, tout simplement.
Bientôt cependant, il apparut très clairement que le fait d'être ne relevait
pas d'une simple pratique, qu'il me fallait en faire l'apprentissage. À ma
peur de l'abîme, se mêlait désormais ma fascination pour lui. Je me
rapprochai précautionneusement du bord. Je commençai à comprendre.
Tout ce que j'avais cru être une conspiration contre moi n'était qu'un mirage
créé par mes propres projections, je m'en apercevais à présent. En les
laissant advenir, j'avais réduit tout l'univers en miettes. Par commodité et
pour mon propre bien, j'avais rejeté sur les autres chacune de mes défaites,
défaites que je refusais presque avec complaisance de voir en moi. Je devais
désormais apprendre à fonctionner dans l'espace vide qui demeurait. Au
cours de ce processus, je réalisai qu'en dépit de nos règles, de nos systèmes,
de notre volonté de paix et de tolérance, nous ne réussissons généralement
qu'à créer du chaos, du bruit, de la pollution. Nous arrivons dans ce monde
à grand renfort de cris et nous nous contentons de le parcourir, laissant
derrière nous, à l'instant de repartir, un infini désordre.
Lâcher prise constitua une forme d'art. Chaque jour offrait son lot de
renoncements exigeants. Les voiles se levaient l'un après l'autre, et avec
eux, mes préjugés les plus persistants. Une par une, je laissai derrière moi
les fausses croyances qui m'avaient enfermé dans un étau durant la majeure
partie de ma vie. J'en vins même à délaisser la tristesse et la honte. Lorsque
enfin, arriva le jour que j'attendais, il ne restait plus grand-chose de celui
que j'avais cru être autrefois. Ce jour du rendez-vous avec le Voyant.
Une fine bruine tombait sur Store Kongensgade, tandis que je marchais
dans un état de confusion. Pourtant, je me souviens de tout. Un couple avec
des chaussures bateau assorties, tirant leur vélo. Une mère avec une
poussette rouge, son teint aussi transparent qu'un parchemin, les cris
déchirants de l'enfant. Deux policiers traversant la rue, dont l'un semblait
avoir pleuré. Un vieil homme montant dans un bus à un arrêt, sa main
courbe pleine de sagesse et de mort. Une jeune fille sur une bicyclette verte
allant dans la direction opposée, les yeux ardents, les fesses posées sur la
selle joliment moulées dans un jean. Un coursier à vélo. Un taxi qui venait
d'emboutir l'arrière d'une voiture, le verre brisé du feu arrière, les voix
colériques et l'hystérie trop longtemps réprimée. Le sourire mystérieux et la
démarche paresseuse d'une femme, peut-être parce qu'elle venait juste de
quitter le lit de son amant. La porte verte de la maison face au
commissariat. La sensation de sécheresse dans ma bouche.
J'ouvris la porte et m'engageai dans un escalier qui avait conservé l'odeur
du passé, celui d'une maison luxueuse abritant une famille aisée. Fort loin
au-dessus, j'entendis des bruits de pas qui montaient. Je suivis. Une porte
s'ouvrit, se referma, et durant un bref instant, je perçus des voix qui
s'exprimaient dans une langue étrangère. L'écho de mes propres pas. Sur un
palier, un cactus tenace, dans un pot de terre desséchée. À l'étage supérieur,
j'appuyai sur la sonnette et contemplai le carré noir laissé par la plaque.
Quelque part dans l'immeuble, j'entendis le bruit d'une chasse d'eau, des
voix étouffées s'achevant en un brouhaha confus et assourdi qui se noya
dans le flot sonore des voitures dans la rue. Je pressai de nouveau la
sonnette. L'entendis résonner dans une pièce, quelque part dans
l'appartement. Nulle réaction. Je lus de nouveau la note : « Deuxième à
gauche. » Je regardai ma montre. Trois heures moins deux minutes. Je
patientai. Essayai de nouveau. Nul bruit. Trois heures passées de cinq
minutes. Au-dessous, la porte d'entrée se referma avec un claquement. Des
pas légers qui montaient. Se rapprochaient. Je me tournai, pour rencontrer
une paire d'yeux noirs. Elle me tendit une enveloppe. Je la pris et fus sur le
point de parler, mais ses chaussures dansèrent le flamenco sur les marches
dévalées à toute allure. Je contemplai l'enveloppe. Mon nom était écrit
dessus. Je suivis alors la danseuse de flamenco. À l'instant où je gagnai la
rue, j'eus tout juste le temps de voir les fesses moulées dans le jean
enfourcher une selle verte et disparaître dans la circulation. Derrière moi,
j'entendis la serrure de la porte se refermer dans un cliquetis. Un vent froid
tourna l'angle et balaya la lourde odeur de diesel. J'ouvris l'enveloppe et en
sortis une feuille de papier : « Librairie Le Gaulois, Montségur-Village,
n° 19, 30 septembre, 7 h 00. » Tel était le laconique message, signé « Crede
et Vicisti – C. de M. ».
La pluie avait cessé. Au-dessus des toits de la ville, le soleil était en train
de disparaître derrière un nuage noir. Devant une boulangerie, un critique
célèbre, des cernes sombres sous les yeux, mangeait un petit pain. De l'autre
côté de la rue, une mère réprimandait sa petite fille qui sautait joyeusement
dans une flaque. À l'abri des fenêtres de son appartement, un poète était
peut-être, à cet instant, en train de mettre en mots tout cela. Crede et
Vicisti ! « Crois et vaincs ! » Je marchai vers Kongens Nytorv.
Le train était bondé d'hommes d'affaires en costume Hugo Boss qui, un ordinateur
sur les genoux, parlaient dans leur téléphone portable. On eût dit qu'ils sortaient d'un
tableau de Magritte. Je gagnai ma place près de la fenêtre et regardai le paysage
morne, ponctué de villages tout aussi lugubres, qui s'étendait au-dehors. Des fils
électriques parsemés d'artificielles perles de verre incolore s'étiraient entre des
pylônes qui formaient de véritables forêts toujours plus chaotiques et impénétrables à
mesure que nous approchions de Bruxelles. Je ne pus m'empêcher de penser que
ces lignes symbolisaient, d'une certaine façon, les énergies de la finance et de la
politique qui fusionnaient ici en un fleuve constitué de toutes les attentes qui avaient
chaviré, avant de s'échouer dans l'excès d'administration et la bureaucratie, de même
que Bruxelles évoquait la banlieue d'une métropole qui n'existait absolument pas. Une
utopie ? Un rêve ? Un cauchemar ?
Un mouvement nerveux et frénétique parcourait le compartiment dans lequel, avec
une inépuisable monotonie, sonnaient les mêmes valses, les mêmes marches
musicales numériques des téléphones portables. Certains hommes-Magritte avaient
été remplacés par d'autres hommes-Magritte qui faisaient de leur mieux pour paraître
tout aussi importants que leurs prédécesseurs. Cette réalité-là ne tolérait nulle
hésitation. Apparemment, la gare centrale de Bruxelles était aussi propre et nette de
toute racaille sociale que la conscience européenne était pleine de rutilantes
oppressions. C'était, à mesure que le train pour Paris progressait dans un bruit de
ferraille, à travers la forêt de lignes électriques, le rappel que cette conception de la
sécurité qui nous est jetée en pâture est, en réalité, identique au mensonge qui crée
seulement des perdants et des malades.

Debout dans Kongens Nytorv, la note du Voyant à la main, je pris la


décision de franchir le pas fatidique en direction de l'abîme. En fait, j'eus
vraiment la pensée que sa voix m'appelait vers le bord. Me fiant au dicton
qui affirme que celui qui ne possède rien n'a rien à perdre, je consacrai les
mois suivants à préparer mon voyage.
Je connaissais alors deux ou trois choses sur Montségur. Je savais qu'il
s'agissait d'une petite ville et d'une montagne pourvue d'une forteresse, dans
la partie française des Pyrénées. Je n'ignorais pas l'histoire des cathares, ces
bons hommes du sud de la France, brûlés pour hérésie sur les bûchers de
l'Inquisition, au pied de Montségur, à l'époque où la croisade des albigeois
atteignait son point culminant, en l'an 1244.
Les cathares se considéraient comme les véritables chrétiens. Leur savoir
reposait en partie sur des idées primitives chrétiennes, gnostiques, juives et
islamiques qui, en des points décisifs, différaient de celles de l'Église
romaine. Le pain quotidien correspondait pour eux au pain spirituel, et les
femmes aussi bien que les hommes pouvaient être prêtres, perfecti, à
l'intérieur de leur communauté. Le célèbre moine Bernard de Clairvaux fut
envoyé pour prêcher contre les hérétiques. Il constata toutefois que leurs
offices et leurs mœurs étaient plus chrétiens que ne l'étaient ceux de sa
propre église. Il reconnut également qu'il lui était impossible de relever la
moindre faute contre les parfaits des cathares. Ceux-ci se contentaient de
pratiquer ce qu'ils prêchaient. Le mouvement cathare reçut un large soutien
dans la population du Languedoc, soutien qui, risquant de gagner la France
tout entière, ne fut pas du goût du pape Innocent III, lequel lança la croisade
dite « des albigeois » qui aboutit au massacre de Montségur.
La légende veut que le Saint-Graal ait été en possession des cathares qui
auraient réussi à le mettre en sûreté avant de se rendre aux bourreaux de
l'Inquisition. Elle ne dit pas en revanche ce qu'était réellement le Graal.
Selon l'opinion généralement admise, il s'agirait de la coupe utilisée par
Yeshoua durant la Cène et dans laquelle, par la suite, Joseph d'Arimathie
recueillera le sang du Christ en croix. La légende affirme aussi que le Graal
s'est trouvé, à une certaine époque, en Espagne où le maître soufi maure
Kyot de Tolède écrira à son sujet 1. Si le premier vrai récit sur le Graal est
dû à Chrétien de Troyes, au XIIe siècle, l'ouvrage le plus célèbre est le
poème épique de Wolfram von Eschenbach, Parzival, dans lequel apparaît
la légende du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde.
Bien plus tard, en 1929, un berger de Montségur rapportera un conte
transmis de génération en génération par les descendants des cathares : « Au
temps où les murailles de Montségur étaient debout, les Purs y conservaient
le Saint-Graal. Le château était en danger, les armées de Lucifer
assiégeaient ses murs, elles voulaient avoir le Graal pour le réinsérer dans la
couronne de leur prince, d'où il était tombé sur terre lors de la chute des
anges. Alors, au moment le plus critique, une colombe blanche arriva du
ciel et fendit de son bec le Thabor. Esclarmonde, sa gardienne, jeta le joyau
sacré dans la montagne, qui se referma. Ainsi fut sauvé le Graal. Lorsque
les diables entrèrent dans le château, ils arrivèrent trop tard. Dans leur
fureur ils envoyèrent au bûcher tous les Purs, au camp des crémats 2. »
Les cathares, soit deux cent cinq hommes, femmes et enfants, choisirent
de leur plein gré de mourir sur le bûcher. Une tradition orale veut qu'ils
aient promis de revenir sept cents ans plus tard.

Tôt, le matin du 29 septembre, je pris le train à Aarhus pour le sud de la


France. À quatre heures et demie, le lendemain, je descendis à la petite gare
de Foix. À l'instant où je posai le pied à terre, dans un épais brouillard, je
compris que la réalité qui était la mienne serait changée à jamais. Je
demeurai immobile, le temps de trouver mes repères dans le silence. Il me
sembla apercevoir une forme humaine qui se mouvait à la lisière de la
lumière froide, irréelle, projetée par une unique lampe, et aussitôt disparue
dans l'obscurité au bout du quai. Je n'en fus, cependant, pas certain. Je
n'étais, somme toute, sûr de rien. La salle d'attente était vide et je ne vis âme
qui vive lorsque je sortis dans la ville endormie. L'unique chose vivante
paraissait être cette brume blanche, fantomatique, par une déchirure à
travers laquelle j'aperçus ce qui ressemblait à un pont. Je marchai dans cette
direction en songeant qu'elle devait conduire au centre-ville. Le bruit
tumultueux de l'eau m'assura que je prenais le bon chemin. À peine avais-je
avancé pourtant qu'une lumière blanche s'alluma soudain devant moi et
m'aveugla. Il y eut ensuite le son d'une portière qui s'ouvrait. Je m'écartai de
la lumière et distinguai vaguement une personne derrière le volant d'une
voiture. Celle-ci me fit signe d'approcher.
« Voulez-vous que je vous dépose ? » demanda une voix, dans un bel
anglais. C'était une femme. Je me penchai vers l'intérieur de la voiture et
murmurai : « Oui, merci. »
« Il n'y a pas de bus à cette heure-ci », dit-elle. Je m'assis avec hésitation,
plaçai ma valise sur les genoux et fermai la portière. À la faible lueur du
tableau de bord, j'entrevis ce qui semblait être un sourire. Puis elle démarra
et s'enfonça dans la nuit. Les phares dansaient dans le brouillard, donnant
l'impression d'être à bord d'un vaisseau spatial au milieu d'un univers
inconnu. Aucun de nous ne parlait et je sentais qu'il n'était nul besoin de
mots. Ils n'étaient pas nécessaires. Et pour la première fois depuis fort
longtemps, je me sentis absolument détendu et étrangement libre. Je ne sais
combien de kilomètres nous fîmes. J'aurais pu continuer ainsi pour
l'éternité. Le temps semblait s'évanouir, se dissoudre dans le brouillard. Je
notai, cependant, que nous montions, un virage en épingle après l'autre,
comme si la voiture trouvait d'elle-même le chemin. Le voile, soudain, se
déchira. Une vue saisissante apparut tandis que nous émergions du
brouillard. La lumière de la pleine lune me permit alors de voir à quelle
hauteur nous étions parvenus. Au-dessous, des cimes perçaient à travers les
nuages, et juste en face, se dressait la silhouette d'un impressionnant piton
rocheux. On eût dit une gigantesque pierre runique.
« Montségur », dit-elle.
Je perçus un net sentiment de fierté dans sa voix
« C'est là que vous descendez. »
Elle désigna une petite route qui serpentait à travers les rochers.
« Il vous suffit de la suivre. »
Légèrement confus, je parvins tout juste à dire merci et au revoir, tandis
qu'elle redémarrait. Ce ne fut qu'en voyant la voiture disparaître à un
tournant, plus loin, alors que je me tenais dans ce paysage lunaire et
fantomatique, que je réalisai qu'elle n'avait pas demandé où je me rendais.
Comment savait-elle que j'allais à Montségur ?
Et que faisais-je réellement ici, alors que j'aurais pu rester au chaud dans
mon lit, sur l'île ? Une personne normale ne considérerait-elle pas ce projet
comme une folie ?
L'air était aussi pur et froid que la lumière de la lune. Je frissonnai et
commençai à marcher. Normal ou fou – quelle importance ? Existait-il
quelqu'un qui puisse définir l'un par rapport à l'autre ? La route ondulait
entre les pierres. Grimpant, et grimpant encore. Parfois, je marchais
littéralement au bord de l'abîme. Loin au-dessous, un tapis d'un blanc
laiteux s'étendait sur la vallée. Montségur se trouvait devant. Par instants,
j'apercevais la forteresse au sommet du piton, sous la clarté de la lune. La
route semblait suivre une crête qui encerclait le mont. Quelque chose remua
dans les buissons. Des bruits d'animaux troublés par mes pas, lesquels se
répercutaient en écho dans l'air glacé. Je marchais probablement depuis près
d'une heure lorsque le chemin bifurqua, quittant la crête pour se rapprocher
de la montagne. Au-dessous, le village de Montségur baignait dans une
lumière irréelle, évoquant le décor d'un film d'aventure. D'où j'étais, il
m'apparut qu'il n'existait que cette route qui conduisait au village. Ce n'était
visiblement pas un lieu par lequel on ne faisait que passer. Soit on y avait
des affaires, soit il n'était nul besoin de faire l'effort d'emprunter cette route
qui s'enroulait autour de la montagne. J'entrepris de descendre. Après trois
quarts d'heure de virages serrés, je finis par quitter le mont avant de
parcourir la dernière ligne droite.
La maison était située au premier coin de rue, juste à l'entrée du village,
et il était impossible de la manquer grâce à l'enseigne placée au-dessus de la
boutique : Libraire « Le Gaulois ». Vue depuis le chemin, elle donnait
l'impression de ne posséder qu'un étage. Elle semblait entièrement close.
Bordée par une longue série de maisons appuyées les unes aux autres, une
route continuait vers le bas, quittant le village et longeant la montagne. Une
autre, également bordée de maisons bâties les unes contre les autres sur des
terrasses en pente, descendait en tournant vers un autre mont. Je contournai
la maison et vis qu'elle s'étendait sur deux étages et demi. Quelques pas plus
loin se dressait un portail à moitié ouvert. Une plaque en émail craquelé
portant un chiffre « un » incliné, suivi d'un « neuf », était accrochée au mur,
sous une lampe sans ampoule. Le portail ouvrait sur un jardin situé à
l'arrière de la maison. Je montai les marches. Vu de ce côté-ci, le lieu
semblait plus accueillant. Une fenêtre aux volets ouverts, une série de
portes-fenêtres closes. Je remarquai alors, à droite de celles-ci, une autre
porte. Je frappai et tournai la poignée.
La porte s'ouvrit dans un long grincement. Une fois à l'intérieur, je restai
immobile afin de m'habituer à l'obscurité. Il régnait une faible odeur
d'eucalyptus et de rose. Un imperméable était suspendu à une patère. Dans
un angle, un bâton et des chaussures de marche. Une volée de marches au
bout du vestibule. Au-dessus, une horloge sur laquelle je vis qu'il était sept
heures passées. Je m'éclaircis la gorge. Tentai d'articuler à voix assez haute
un « salut », et attendis dans la pénombre. Par la porte ouverte d'une pièce
voisine, je vis un rayon de lune briller à travers la fenêtre. L'unique bruit
provenait du bourdonnement électrique d'un Frigidaire. Je découvris un
interrupteur près de l'encadrement. C'était une vraie cuisine campagnarde
française, avec une vaste table au centre. Près de l'évier, se trouvaient une
assiette et un verre, dans l'égouttoir, des couteaux et des fourchettes. Nul
autre signe de vie. Je retournai dans le vestibule et découvris une porte
donnant sur une pièce dont l'aspect général évoquait une salle à manger. La
lumière filtrait par les fenêtres des portes battantes. Une vaste cheminée en
était le point de mire naturel. Deux épées croisées étaient accrochées au
mur. Au milieu s'étendait une table de réfectoire pourvue de bancs de
chaque côté. Au-dessus de la porte, une croix cathare accompagnée d'une
colombe blanche. Je revins dans le vestibule et montai les escaliers. Sur le
palier, j'aperçus un rai de lumière sous l'une des quatre portes, disposées
deux par deux de chaque côté d'un long couloir. Je frappai. Attendis. Nulle
réaction. J'ouvris la porte. La fenêtre était entrouverte, et ici aussi, la lune
étirait ses bras pâles qui éclairaient la pièce. Celle-ci était vide, à l'exception
d'un unique matelas. Une note était posée sur la couette. « Prat dels crémats,
12 heures. » Ma fatigue était telle que j'eusse pu dormir dans un buisson
épineux, et mes hésitations quant à savoir si je devais me déshabiller ou pas
avant d'aller au lit furent de courte durée. La dernière chose dont je me
souvins, ce fut le matelas sur lequel s'écrasa mon visage. Puis tout devint
noir.
L'arrivée du train en gare du Nord fut un grand soulagement. J'étais excédé par les
hommes-Magritte et les valses numériques. J'avais quasiment huit heures devant moi
avant de me rendre à la gare d'Austerlitz où je devais prendre le train de nuit pour
Madrid. Quoique l'air fût frais, les premières odeurs du printemps parisien se faisaient
sentir. Dehors, le soleil était pâle et bas sur le boulevard de Denain où j'avais
l'habitude de fréquenter la brasserie La Consigne. Si vous ne disposez que de
quelques heures à Paris, La Consigne est le lieu idéal pour les passer. Tous types de
Parisiens semblent s'y donner rendez-vous, depuis le maquereau à la retraite, au nez
de boxeur, et la blonde décolorée, en grande conversation devant deux grands
Pernod à une table du fond, jusqu'aux adolescentes aux yeux surchargés d'eye-liner,
avec des cheveux nattés, le nombril à l'air, du café, des clopes, une moue aux lèvres
et un regard éloquent, sur la terrasse vitrée face au boulevard. Au centre de la salle,
le fluide remue-ménage de la mi-journée – des employés de bureau, des
commerçants, un touriste isolé, occupés à déjeuner de moules ou de soupe de
poisson, de gâteau au chocolat ou de crème de fromage maison, avant que n'arrive le
groupe suivant.
Je trouvai une table au milieu du remue-ménage et commandai des sardines au
gingembre avec un verre de pastis. À l'arrière-plan, Jacques Brel chantait : Je ne sais
pas pourquoi la pluie / Quitte là-haut ses oripeaux / Que sont les lourds nuages gris /
Pour se coucher sur nos coteaux / Je ne sais pas pourquoi le vent / S'amuse dans les
matins clairs / À colporter les rires d'enfants / Carillons frêles de l'hiver / Je ne sais
rien de tout cela / Mais je sais que je t'aime encore.
Et mes pensées dansaient entre les phrases de Brel, comme mues par un très
ancien souvenir qui ne pouvait être libéré qu'à présent. Parce que je connaissais
cette pluie et ses oripeaux, et les épais nuages dans le ciel, parce que ce ciel était en
moi. Je ne sais pas pourquoi la route / Qui me pousse vers la cité / A l'odeur froide
des déroutes / De peuplier en peuplier / Je ne sais pas pourquoi le voile / Du
brouillard glacé qui m'escorte / Me fait penser aux cathédrales / Où l'on prie pour les
amours mortes / Je ne sais rien de tout cela / Mais je sais que je t'aime encor'. Parce
que je savais que je m'étais assis dans cette brasserie et que j'avais, tant de fois
auparavant, contemplé ces visages. Si ce n'était là, alors ailleurs, dans un lieu
semblable. Je savais que j'étais venu ici et que j'avais, tant de fois, écouté ces voix
parlant de défaites et de mensonges, de baises frénétiques, d'infidélité et de jalousie
que, probablement, mon propre cœur en était devenu distant et dur. Et je croyais
avoir laissé tout cela derrière moi. Peut-être enfin, étais-je en quête d'une autre sorte
d'avenir, inutilisé, neuf. Et puis, c'est advenu. Je ne sais pas pourquoi la ville /
M'ouvre ses remparts de faubourgs / Pour me laisser glisser fragile / Sous la pluie
parmi ses amours / je ne sais pas pourquoi ces gens / Pour mieux célébrer ma défaite
/ Pour mieux suivre l'enterrement / Ont le nez collé aux fenêtres / Je ne sais rien de
tout cela / Mais je sais que je t'aime encor'.
Peut-être enfin, comprenais-je aujourd'hui que tous ces destins n'étaient pas
uniquement des histoires qui se produisaient dans un monde fictif, en dehors de moi.
Tous, ils étaient moi. Les masques et les personnages. Les rues et les villes. Les
mendiants et les gares. Les chansons et le vent. Le désir. Je ne sais pas pourquoi
ces rues / S'ouvrent devant moi une à une / Vierges et froides, froides et nues / Rien
que mes pas et pas de lune / Je ne sais pas pourquoi la nuit / Jouant de moi comme
guitare / M'a forcé à venir ici / Pour pleurer devant cette gare / Je ne sais rien de tout
cela / Mais je sais que je t'aime encor'.
Tout ce qu'enfin, je pensais avoir oublié – le souvenir du désir –, m'avait rattrapé.
Alors, dans le silence qui succéda à la voix rauque et endurcie de Brel, à l'extrême
bord de ce parc d'attractions qu'était le monde, au terminus de toutes choses, je
délaissai les parures artificielles puisque je ne faisais que voyager et passer, et sans
doute, n'avais-je besoin de me souvenir de rien d'autre. Je ne sais rien de tout cela,
mais je sais que je t'aime encor'.

La Maison
4

J'émergeai de mon rêve au bruit de la pluie qui battait contre les carreaux.
L'eau ruisselait dans la gouttière et s'écoulait en chantant dans les
canalisations, à l'extérieur. Une lumière grise se déplaçait paresseusement
sur le plafond fendillé. Dans un coin, un petit clown de porcelaine souriait,
à jamais assis dans une éternité couleur crème. Dans mon rêve, je donnais
un concert à l'intention de mes collègues de l'asile psychiatrique où j'avais
été admis. J'avais construit le piano sur lequel je me produisais avec des
conques et l'avais accordé avec une louche. Lorsque je jouais, les notes se
métamorphosaient en gouttes d'eau, la musique en pluie, ce qui avait le don
de vous rendre extralucide si vous en receviez dans les yeux. Le concert fut
interrompu juste avant le final parce que le professeur venait de réaliser que
personne n'avait écrit la pièce que je donnais. Puis je me réveillai.
Je demeurai au lit, espérant percevoir des bruits de vie, mais n'entendis
que la pluie. Je finis par me lever et descendre les escaliers. Il n'était pas
tout à fait onze heures. Dans un couloir situé derrière la salle à manger, il y
avait des toilettes et une salle de bains. Je pris une douche dont j'avais grand
besoin. Puis je dénichai une bouilloire dans la cuisine et mis de l'eau à
chauffer. On avait posé du pain frais sur la table. Dessous, il y avait une
carte de la région. Une ligne rouge indiquait la route jusqu'à « prat dels
Crémats ». Dans le Frigidaire, je découvris un morceau de fromage de
chèvre. Je coupai quelques tranches de pain, fis du thé et notai que
l'égouttoir était vide. Dans le vestibule, le pardessus et les bottes étaient
toujours là. Je ne fus pas surpris de découvrir qu'ils m'allaient parfaitement.
Je rabattis la capuche sur ma tête et sortis sous la pluie battante.
Le village était comme fantomatique. Nombre de maisons étaient
fermées pour l'hiver, bien que de la fumée sortît de plusieurs cheminées,
avant de se fondre dans les nuages gris. Un chat mouillé se léchait dans un
cabanon ouvert. Le bruit d'un marteau se répercutait sur la paroi rocheuse,
dans l'air froid. Des artisans installaient un nouveau toit sur une maison
bâtie à flanc de montagne. Une vieille Citroën garée sur une corniche
perdait de l'huile qui se mêlait à la pluie, formant des traînées violettes sur
le bitume. Un chien aboya dans le voisinage. Je dépassai le cimetière et
m'avançai sur la route tournoyante par laquelle j'étais arrivé.
Le trajet dura environ vingt minutes. Je commençai à ressentir les
rigueurs de la nuit passée. Chaque pas était douloureux. J'atteignis le
parking situé au pied de la montagne : un escalier de granit montait vers des
buissons et quelques arbres. D'après la carte, c'était l'unique voie conduisant
à la forteresse. Il avait cessé de pleuvoir. Alors que je passais entre les
fourrés, je sentis soudain quelque chose de froid sur mon visage. Une
impulsion ? La présence d'une puissance invisible ? Un murmure ? Donne-
moi ton cœur ! Un éclat de lumière entre les arbres. Une douce vibration
devant moi. Un mouvement dans les airs. Je m'arrêtai, fermai les yeux et
pris une profonde inspiration. J'avais la sensation d'être porté par des mains
invisibles. Je pénétrai dans l'espace découvert. Prat dels Crémats !
Un homme se tenait au milieu du pré, face à moi. Il était trop loin pour
que je puisse discerner ses traits. Mais j'eus l'absolue certitude qu'il
s'agissait du Voyant. Derrière lui, la montagne attendait. Au sommet, la
forteresse attendait. Dans la forteresse… ?
Ce fut comme si toutes les régions du monde convergeaient vers le
personnage qui se tenait au milieu. Telle une force centripète rassemblant
tout dans son tourbillon. J'avais cessé de prêter attention à mes pas, et sentis
pourtant que je flottais dans sa direction. Je distinguais à présent son visage.
Son béret. Sa barbe blanche. Le sourire mystérieux. Les yeux ! Les yeux
qui m'aspiraient à l'intérieur de la puissance du centre éternel. Et à cet
instant, je sus qu'il n'y aurait nul retour en arrière, que tout était exactement
comme cela devait être.
« Provoquez-vous toujours autant d'agitation lorsque vous arrivez
quelque part ? » demanda-t-il avec un sourire, en frappant de son bâton le
sol devant lui.
« On aurait pu penser que vous étiez attendu. »
Il fit un mouvement des bras :
« Bienvenue au Prat. C'est ici que deux cent cinq hommes, femmes et
enfants sont volontairement montés sur le bûcher. Pouvez-vous le
concevoir ? »
Il désigna la forteresse.
« Ce qui se trouve là-haut est important. Mais pas tant que vous ne
comprendrez pas ce qui est arrivé ici, en bas. »
Il pointa le sol devant lui. Je l'observais. Il était impossible de déterminer
son âge. Peut-être 60, peut-être 100 ans. Ses mouvements, pourtant, étaient
aussi souples que ceux d'un jeune homme. Une aura de calme l'entourait
comme s'il était lui-même une montagne. Toutes mes tensions, tous mes
doutes s'évaporèrent comme la rosée matinale. Il y avait, dans sa voix, une
franchise qui me procurait un sentiment de sécurité. Une sollicitude qui
pénétrait directement en vous, jusqu'au cœur de votre être. Qui semblait
rétablir tout ce qui était bouleversé, qui en retirait tout ce qui ne devait pas
s'y trouver.
« Pourquoi suis-je là ? » m'entendis-je demander. La question resta
suspendue dans l'air, comme un oiseau abattu en plein vol. Il savait que je
connaissais la réponse, avant même de l'interroger.
« Ce n'était qu'une question de temps avant que nous nous rencontrions,
dit-il. Ce temps est venu, et c'est ici que cela doit se produire. »
Il me regarda, et mes yeux se fondirent dans les siens. Cela semblait
absolument irréel. J'avais la sensation de contempler un univers infini où le
temps n'existait plus. Ces yeux noirs étaient de lumineuses galaxies
voyageant depuis des temps immémoriaux pour venir se manifester ici,
dans un pré, au sud de la France. Tout cela dura l'espace d'un instant. Un
instant, pourtant, qui avait duré une éternité. Comme de jeter un regard, et
que ce regard embrasse tout. Je distinguai un reflet dans ses yeux et réalisai
que c'était le mien. Derrière moi, un immense feu de joie lança ses flammes
vers le ciel.
« Que s'est-il passé ? demandai-je.
— Une décision a été prise. C'est la perception traditionnelle de la mort
qui brouille notre compréhension. Nous ne voyons que la peur sur le visage
de ceux qui sont poussés vers les flammes, nous n'entendons que le
hurlement des condamnés. Mais là ne se trouve pas l'essentiel. Les cathares
ont fait un choix. Ils auraient pu retourner dans leurs villages et vivre leur
vie comme auparavant, s'ils avaient accepté de renoncer à ce qu'ils savaient
être vrai, puis de se convertir à l'Église de Rome. Mais ils ont refusé. Ils ont
choisi le bûcher. Visiblement, ils détenaient un savoir qui allait au-delà de
ce que la vie et la mort signifient traditionnellement. »

Ses mots assourdis me parvenaient directement. Provoquant en moi le


souvenir. J'avais moi-même été autrefois attaché sur un bûcher et environné
de flammes. Pour cette raison, je savais que le bûcher n'était que la
manifestation extérieure des limites liées à la condition mortelle. Que la
douleur, et le passage d'un état à un autre, ne durent qu'un bref instant. Qu'il
en existait une autre signification.
« C'est à présent à votre tour de prendre une décision. C'est pour cela que
vous êtes venu. Durant vingt ans, vous avez étudié. Vous avez pensé et
écrit. Vous connaissez tous les mystiques, toutes les différentes traditions. À
plusieurs reprises, vous avez entraperçu l'autre réalité. Mais jusque-là, c'est
toujours resté à l'état de brèves expériences. Vous ne saviez quoi en faire. Il
est grand temps que vous fassiez votre choix. Vous pouvez encore revenir
au confort de la fascination spirituelle et religieuse qui est la vôtre.
Probablement, apprendrez-vous à être heureux au fil du temps. Mais encore
une fois, vous pouvez aussi vous mettre à collectionner des timbres. »
Tout près, un oiseau poussa un cri strident.
« Vous pouvez aussi choisir de prendre le chemin. »
La Montagne

Il désigna le sentier qui disparaissait entre les buissons avant de grimper


le long de la montagne.
« Si vous choisissez cela, vous choisissez le bûcher. »
Il hésita, avant de poursuivre d'un ton plus paisible :
« Je peux vous mettre sur la voie et vous montrer les possibilités qui sont
en vous. Vous donner les moyens de votre liberté. Mais avant de choisir,
vous devez savoir que si vous me suivez maintenant, il vous faudra être prêt
à tout réapprendre. Ne croyez pas que marcher sur le chemin soit comme de
vivre une vie sans difficultés. Bien au contraire. »
Pour la première fois, il détourna son regard. Un gouffre parut s'ouvrir
entre nous. C'était à moi de choisir, à moi seul. Il pivota et se mit en
marche. Je le regardai, tandis que des pensées tournoyaient dans mon esprit.
Il s'arrêta cinquante mètres plus loin. Je sentais presque les flammes. Je me
disais que tout ceci paraîtrait absurde si je tentais de le raconter. Des
étincelles jaillirent dans l'air. Il y en avait partout. On eût dit des anges, elles
dansaient au-dessus de la tête du Voyant. Tout l'espace en était empli.
Soudain, le doute me saisit. Tous les récits que j'avais lus sur les mystiques
mettaient en garde contre cette sorte d'expérience, estimant qu'elle était
l'œuvre du diable – illusions créées pour faire croire à ceux qui les vivaient
qu'ils avaient vu une chose divine ; qu'au pire, cela les rendait arrogants,
leur donnait le sentiment d'être supérieurs aux autres.
On eût dit un feu d'artifice. Et au milieu de toutes choses se tenait le
Voyant, un insondable sourire aux lèvres. Illusions ou non, je fis un pas en
avant.
« C'est ici que vous rencontrerez peut-être Prat, la gardienne de la
nature », dit-il lorsque je fus près de lui.
« Elle est devant vous et dit qu'elle vous a attendu longtemps. Votre
temps est venu, et vous devez avoir conscience qu'il vous faut accepter
votre tâche et la mener jusqu'à son terme. Elle dit qu'elle est votre
gardienne. »
Il s'écarta. Mon regard plongea dans l'espace. J'essayai de le scruter mais
en vain. Elle n'était pas là. Je fermai les yeux. Fis un immense effort. Où
étaient les anges à présent ? Le calme était complet. Je désirais ardemment
ouvrir les yeux et me dissoudre parmi les merveilleux feux d'artifice autour
de moi, mais je me contraignis à rester là et à observer les ténèbres. Je ne
sais combien de temps je demeurai ainsi. Mes pensées partaient en tous
sens. C'était comme de dévaler une longue colline abrupte à vélo, sans
savoir si les freins fonctionnaient. Puis j'abandonnai également le vélo qui
disparut sous moi et je me retrouvai flottant à l'intérieur d'une forme d'éveil
différente. Je crus apercevoir devant moi la silhouette d'une jeune fille, mais
ce fut vague, et l'image s'évanouit avant que je puisse la fixer. À l'instant de
son évanouissement, je sentis une fraîcheur, semblable à celle dont j'avais
fait l'expérience lorsque je marchais à travers les buissons. J'ouvris les yeux
et regardai autour de moi. Le Voyant avait disparu, de même que les feux
d'artifice. Je vis un personnage plus haut sur la montagne. C'était lui. Il
attendait, avec cette même attitude agile, alerte, détendue, le bâton posé
devant lui, mais cette fois, cinq cents mètres plus loin. Impossible ! Je me
mis en route. Le sentier débutait en ligne droite. Dépouillé et escarpé, il
présentait une surface sableuse et instable qui rendait la marche plus
difficile encore. J'étais complètement épuisé lorsque je parvins près de lui.
« Comment êtes-vous arrivé ici aussi vite ? » demandai-je, hors d'haleine.
Mais la question qui me consumait portait plutôt sur la raison de ma
présence en cet endroit. Il contempla un moment prat dels Crémats, au-
dessous de nous. Puis il me regarda. Ignorant ma demande, il répondit en
lieu et place à ce qui occupait mon esprit.

« Vous êtes ici pour mettre les pieds là où personne n'ose se rendre. C'est
votre tâche que de voyager à l'intérieur de l'inconnu, de pénétrer le mystère
de l'éternité en l'homme, de faire advenir de nouvelles possibilités et d'écrire
sur tout cela une fois chez vous. Vous êtes, si vous voulez, une sorte
d'explorateur. »
Il avait vu juste en moi. Sans doute aurais-je dû me sentir effrayé, mais
tel ne fut pas le cas. Cela paraissait plutôt naturel.
« Mais il vous faut encore réfléchir à certaines choses et les mettre
derrière vous, avant de pouvoir voyager librement. »
Il avança parmi les buissons et en retira un sac à dos qu'il me tendit.
« Mettez-le. »
Je le regardai d'un air interrogateur.
« Faites simplement ce que je vous dis », dit-il avec un sourire
encourageant.
Légèrement perplexe, je pris le sac et entrepris de l'installer sur mon dos.
Il se baissa et ramassa une pierre. De la taille d'un poing.
« Cette pierre symbolise votre réticence à accepter votre juste place dans
la vie. »
Il glissa la pierre dans le sac et se pencha pour en saisir une autre, qu'il
me montra.
« Celle-ci représente vos doutes à l'égard des autres. »
Il se baissa une nouvelle fois.
« Celle-ci, la relation à vos parents que vous n'avez pas clarifiée. »
Puis une autre encore.
« Celle-ci, la relation aux femmes que vous n'avez pas clarifiée. »
Il chercha ensuite soigneusement, avant de trouver ce qu'il voulait. Il me
la présenta, elle était un peu plus grosse que les autres :
« Celle-ci représente tous vos soucis sans importance, ni nécessité. »
Elle fut ajoutée aux autres, et je sentis les lanières qui sciaient mes
épaules. Il se pencha une nouvelle fois et prit une pierre plus grande encore
que la précédente :
« Celle-ci vaut pour toutes les erreurs que vous avez commises et tous les
défauts que vous sentez sont toujours en vous. »
Je dus me pencher pour compenser le poids qui tirait en arrière et fus sur
le point de protester lorsqu'il me tendit encore quelques pierres :
« Il en reste seulement trois à venir. Elles représentent la culpabilité et la
peur de la vie qui s'expriment en vous sous la forme de la lâcheté, de
l'arrogance et de la complaisance. »
Une à une, il les plaça sur les autres, pesant soigneusement chacun de ses
mots. Je sentais la colère bouillir en moi. Que savait-il de tout cela ? C'était
précisément ce sur quoi j'avais le sentiment d'avoir intensément travaillé.
J'eus le désir profond de mettre un terme à ce cirque et de partir. Au lieu de
quoi, je serrai les dents, me penchai obstinément en avant pour mieux
agripper les lanières du sac qui était à présent fort lourd. Tout au fond de
moi, je savais qu'il avait raison.
« Maintenant, concentrez vos pensées sur le fardeau que vous avez sur
les épaules. Pensez à chacune des pierres et à ce qu'elles symbolisent.
Chacune d'elles appartient à ce qui vous retient enchaîné et restreint votre
liberté. Elles représentent tout ce qui vous empêche d'avancer librement,
d'accomplir ce que vous êtes venu accomplir.
« Avant de venir à Montségur, vous avez travaillé sur ces questions à un
niveau intellectuel, mais vous étiez incapable de les abandonner. Telle est la
raison de votre maladie. Vous devez aborder vos problèmes avec une plus
grande vérité. Vous allez à présent les porter pour la dernière fois.
Ensemble, nous allons gravir la montagne pour trouver le lieu où vous
laisserez partir tout cela. »
Il se tourna et commença à grimper. Je le suivis.
Le chemin se rétrécit. Plus haut, il se mit à serpenter entre des rochers,
des broussailles et des buissons. Les pierres sur lesquelles nous marchions
étaient glissantes à cause de la pluie, et je devais me concentrer sur chacun
de mes pas. Devant moi, le Voyant poursuivait l'ascension en donnant
presque l'impression de flotter, cependant que mes propres bottes
devenaient de plus en plus lourdes. Par endroits, le sentier avait été
quasiment effacé par la pluie et je devais me serrer contre la paroi rocheuse,
tout en maintenant mon équilibre de corniche en corniche. À d'autres, il
s'élargissait de nouveau, offrant aux pieds une voie plus sûre et plus stable.
Mon fardeau ne cessait de gagner en réalité. Je penchais tant en avant à
présent que j'en vins presque à ramper. Je transpirais abondamment.
Comme le Voyant l'avait promis, j'éprouvais désormais physiquement tous
les poids psychologiques de ma vie. Parce que je les emportais sur la
montagne, chaque défaut, chaque doute et chaque projection acquérait une
réalité qui me forçait à les contempler. Parce qu'ils sciaient assez
littéralement mes épaules, courbaient mon dos, faisaient vaciller mes
jambes, il était impossible désormais de les refouler. Et tandis que je
rampais, je commençais à comprendre la signification de cette tâche en
apparence vaine. Je me sentis soudain responsable de toutes ces maladies. Il
devint subitement important à mes yeux qu'elles fussent apportées en un
lieu sûr, quel que fût ce lieu. Lorsque nous nous arrêtâmes enfin sur une
large saillie, j'étais trempé de sueur et étourdi.
« Cela suffit pour aujourd'hui », dit le Voyant.
Je fus sur le point d'enlever mon sac à dos, mais il m'arrêta.
« Attendez – venez ici pour profiter de la vue. »
Je m'approchai du bord. La falaise tombait à pic. La vallée qui s'étendait
au-dessous évoquait un conte de fées. De l'autre côté, émergeaient les cimes
enneigées de la partie espagnole des Pyrénées. Un aigle monta en flèche
dans le ciel. Le paysage cathare s'étirait somptueusement de tous côtés,
aussi loin que portait le regard. J'apercevais la forteresse, très haut au-
dessus de nous. Elle se trouvait encore à une grande distance. Il tendit la
main par-dessus mon épaule, vers le sac à dos, et en retira une pierre qu'il
me tendit :
« Maintenant, prenez votre complaisance. Tenez-la dans votre main.
Sentez-la. Qu'en attendez-vous ? Elle est absolument sans importance.
Oubliez-la ! Jetez-la ! »
Il désigna le bord. Je fermai les yeux, la serrant et éprouvant sa surface
lisse. Son poids. Je compris soudain ce qui l'avait nourrie et pour quelle
raison j'avais senti la nécessité de me cacher derrière elle.
« Votre complaisance a désormais rempli son but. Elle réapparaîtra sous
une forme nouvelle, mais vous serez capable de la reconnaître et de savoir
quoi en faire. Aujourd'hui, vous décidez d'y renoncer pour toujours. Vous
avez fait un choix. »
Le Chercheur

J'ouvris la main et laissai la pierre tomber. Elle heurta une saillie


rocheuse et disparut dans le gouffre profond.
« Et voici votre arrogance. »
Il me la tendit. Celle-ci aussi était lisse et froide. Ronde comme une
balle. Je la plaçai contre ma joue, à la manière d'un lanceur de poids. Je la
bénis, puis l'envoyai à jamais dans le néant.
« Votre lâcheté. »
Il me présenta une grosse pierre sèche, aux arêtes émoussées,
encombrante. Informe image d'infamie qui rendait hommage à mes
sentiments tout aussi informes de culpabilité et de peur qui avaient
provoqué un tel chaos.
« Vous l'avez fait disparaître en trouvant, avant tout, le courage de la
porter jusqu'ici. Vous pouvez la laisser partir à présent. »
Je la laissai tomber.
« Voici tous vos défauts. »
C'était une grande pierre chaude, tout à la fois anguleuse et ronde. Elle
était à sa place dans ma main, et il en émanait une sensation agréable.
« Ce sont ces défauts qui sont la raison de votre présence ici, aujourd'hui.
Sans eux, vous n'auriez vécu aucune expérience, vous n'auriez rien appris.
Ils méritent une large reconnaissance. Mais désormais, vous êtes trop grand
pour eux et vous devez les abandonner. »
Je demeurai un long moment, la pierre dans la main. En un sens, elle
incarnait tout ce qui, jusque-là, avait été un facteur de stabilité dans ma vie.
Mais elle m'avait aussi offert l'agréable possibilité de fuir. Je l'embrassai et
la jetai par-dessus bord. Elle décrivit une jolie courbe dans l'air avant de
disparaître.
« Vos soucis sans importance, ni nécessité. »
La pierre était froide, avec des arêtes dures. Elle aussi incarnait la fuite et
la peur. Je pris de l'élan et la lançai de toutes mes forces.
« Votre relation bancale aux femmes », fit-il avec un sourire.
Je réalisai alors que la pierre présentait une forme plutôt phallique. Sorte
de métaphore crue du problème, presque littéralement gravé dans la roche.
Je la tins à bout de bras. C'était drôle. Drôle à hurler. Je ne pus m'empêcher
de rire, et nous rîmes tous deux, cependant que des larmes roulaient sur nos
joues.
« Un pseudo-comique ! » déclara-t-il, tandis que j'embrassai le phallus
pétrifié et, sans cesser de rire, l'envoyai dans l'abîme.
Je savais, bien sûr, que tout ceci était, en réalité, plus sérieux. Mais nos
rires le replaçaient, en un sens, dans une perspective plus juste. Il m'apparut
clairement que mon attitude envers les femmes reposait sur une voie ou une
force en moi que je n'avais pas encore identifiée. Une fois encore, le Voyant
semblait être capable de lire dans mes pensées.
« Demain, vous rencontrerez peut-être Prat. Alors, vous saurez », dit-il,
avant d'attraper une autre pierre :
« Cette pierre représente votre relation non clarifiée à vos parents. »
Je la saisis et, quoiqu'elle fût cabossée et comportât des cicatrices, elle
formait une œuvre d'art chaude et parfaite.
« Il vous faut à présent leur pardonner chacun des défauts que vous leur
avez, en toute conscience, reprochés, en espérant qu'en retour, ils vous
pardonnent vos accusations muettes et vos rejets. »
Ces mots pénétrèrent directement dans mon cœur. Soudain, tout
m'apparut assez clairement. Mes parents, les circonstances qui les avaient
incités à agir. Leur incessant combat pour construire une vie qui s'accorde à
leurs attentes, à chacune des normes selon lesquelles ils pensaient devoir
vivre. Toutes leurs défaites et toutes leurs déceptions. Et au milieu de cela,
leurs attentions et leur volonté obstinée d'y arriver, en dépit de tout. J'ouvris
la main et regardai la pierre glisser le long de la paroi jusqu'à être hors de
vue.
« Enfin, ces deux-là. Votre relation aux autres et votre attitude face à
votre tâche présente. »
Je pris une pierre dans chaque main et les comparai en les soupesant.
Leur poids était identique. Les conserver serait une perte de temps. Je les
laissai choir simultanément et écoutai l'écho tandis qu'elles heurtaient la
falaise, plus bas.
« Eh bien, c'est terminé », dis-je, avant de contempler la vallée.
Le calme était absolu. Seul, entre les parois rocheuses, le vent faisait
entendre son murmure semblable au bruit d'une conque qu'on tient contre
l'oreille. Le bruit du ciel et de la liberté. L'impossible s'était produit. Non
seulement je me sentais libéré et soulagé, mais pour la toute première fois,
je n'éprouvais nulle culpabilité à vivre ces sensations. Il ne s'agissait pas
d'une farce. C'était sérieux. Cela fonctionnait. Grâce au poids physiquement
manifesté de mes problèmes, que je pouvais modifier ou rejeter, le
sentiment de libération et de soulagement a pu atteindre mon moi intérieur.
Peu importait comment je considérais cela, peu importaient les excuses qui
me venaient à l'esprit, il était impossible de nier que, de façon absolument
concrète, j'avais désormais fait la paix avec des aspects extrêmement
éprouvants de mon passé. Malgré les douleurs lancinantes dans mes
articulations et mes muscles, j'étais empli d'un bien-être que je n'avais
jamais connu jusque-là. Je me tournai pour présenter mes remerciements,
simplement pour découvrir qu'il était parti. J'écoutai. Mais n'entendis que le
vent et le silence. Je crus, sans en être sûr, apercevoir une minuscule
silhouette aux abords de prat dels Crémats, tout en bas. En temps normal,
j'aurais juré qu'il était impossible qu'il fût allé aussi loin. À présent,
cependant, je ne savais que croire.
La descente de la montagne fut aussi longue et ardue que l'avait été la
montée, et lorsque j'atteignis enfin le village, la nuit tombait. J'étais
totalement épuisé. On avait allumé la lumière dans la cuisine. Je m'effondrai
littéralement sur une chaise et demeurai un long temps avant de me sentir
de nouveau moi-même. Je parvins tout juste à manger un peu de pain et de
fromage de chèvre. Je ne me souviens pas comment je me suis retrouvé au
lit.
5

L e métro, sous la gare du Nord, ressemblait à une mer silencieuse en perpétuel


mouvement. Surgissant inlassablement, un fleuve continu d'êtres humains partait à
l'assaut des escaliers ou les dévalait, s'écoulait entre les billetteries et les tourniquets,
se divisait en rivières prenant différentes destinations : Bobigny-Pablo Picasso, Place
d'Italie, Porte de Clignancourt, Porte d'Orléans, Orly ou Aéroport Charles de Gaulle.
Me rappelant le moindre détail de mon périple vers Montségur, six mois auparavant,
je suivis le courant, et les panneaux, qui conduisaient au quai en direction de la Place
d'Italie. De tous côtés, le masque du désespoir, des yeux baissés et inexpressifs, des
regards brefs, muets, hantés. Des légions de bottes et de chaussures martelant les
couloirs glaciaux, les uns sur la droite, les autres sur la gauche, d'autres encore droit
devant. Le dernier et long passage avant le quai était noir de monde. Noir d'individus
morts derrière leurs yeux. J'étais l'unique personne vivante en vue. Six mois
auparavant, parce que mon âme aussi était noire, j'aurais marché au même rythme.
Aujourd'hui, je m'écartai du flot, me pressai contre le mur et demeurai là. Sans doute
pour rompre, ou mettre en évidence, le symbolisme apparent.
Se tiennent par la main / Et marchent en silence / Dans ces villes éteintes / Que le
crachin balance / Le sol que leur pas / Pas à pas fredonné / Ils marchent en silence /
Les désespérés. Qui d'autre que Jacques Brel eût pu écrire cette chanson pour le film
Les Désespérés ?
Ils ont brûlé leurs ailes / Ils ont perdu leurs branches / Tellement naufragés / Que la
mort paraît blanche / Ils reviennent d'amour / Ils se sont réveillés / Ils marchent en
silence / Les désespérés. Je me demandai si Brel avait consciemment créé cette
image. Savait-il, parce qu'il s'était lui aussi pressé, un jour, contre ce mur, que la
mort, ici, dans le métro à Place d'Italie, était assez littéralement blanche ?
Et je sais leur chemin / Pour l'avoir cheminé / Déjà plus de cent fois / Cent fois plus
qu'à moitié / Moins vieux ou plus meurtris / Ils vont terminer / Partent en silence / Les
désespérés.
Le train était bondé. Des gens debout et assis – quasiment les uns sur les autres.
La sonnerie du départ retentit et je fus aspiré à l'intérieur, avant que les portes ne se
referment dans un glissement. Des visages détournés. Des yeux abaissés. Des yeux
fermés. L'odeur des vêtements et de l'argent. La peau et la colère. La pauvreté et le
sexe. La violence et le désir. Le balancement du train. Gare de l'Est, Jacques
Bonsergent, République. Telle une rivière ne cessant de s'écouler. À Oberkampf, un
entrelacs d'affluents, l'ultime chute du solitaire, la main de fer de la déception, la
danse perdue d'avance, l'ombre traversant le long refrain de l'oubli. Richard-Lenoir,
Bréguet-Sabin, Bastille. Strophe après strophe – le chant interminable et insensé de
l'homme. Ou était-ce le chant bref et indéfiniment repris du destin à notre intention ?
Un étranger en transit sortit à gare d'Austerlitz, avant d'aller boire un café et un verre
de pastis à Saint-Germain-des-Prés. Ils marchent en silence les désespérés.

Il plut toute la matinée. Je m'éveillai alors qu'il faisait encore sombre. En


bas dans la cuisine, j'allumai une bougie et m'assis pour contempler la
naissance du jour. Probablement comprenais-je enfin qu'être n'était possible
que si vous acceptiez qu'il ne s'agissait pas d'être quelque chose en
particulier. Que c'est là véritablement la plus belle façon d'exister qui soit.
Que renoncer à une quête éternelle de reconnaissance et de légitimation est
une condition décisive pour parvenir à la paix. Être capable de se tenir hors
de vue, donc de ne pas être remarqué par les autres. Être capable de
s'installer tranquillement dans une obscurité inconnue, loin de l'attention des
autres. Être capable de se concentrer sur soi, sans devenir égocentrique,
puis d'ouvrir sa conscience à un niveau qui puisse contenir autre chose que
son propre moi, lequel est persuadé d'être le maître du monde. Un état dans
lequel les idées de subjectivité et d'objectivité commencent à se dissoudre.
Tout ce que le Voyant m'avait aidé à abandonner sur la montagne avait
ouvert sur autre chose. Chacun, me dit-il, peut se dresser pour affirmer
publiquement une éthique noble, une moralité joliment tournée. Dire une
chose et en faire une autre appartient au mensonge, au maquillage
psychologique, acceptés par l'humanité. Pourtant, quelles pensées, quelle
morale guident cette même personne dans la solitude et sans public ? Est-il
réellement possible de vivre sans être vu, ni entendu ?
Ce à quoi j'avais renoncé sur la montagne avait permis l'émergence d'un
état dans lequel il devenait possible d'éprouver de la satisfaction juste en
restant assis, inaperçu, dans le crépuscule, à écouter la bienheureuse
monotonie de la pluie. Sans nul autre besoin que de demeurer là. Peut-être
était-ce, entre autres, ce sur quoi le Voyant m'avait demandé de réfléchir et
d'écrire. Simplement parce que sinon, nul ne saurait que cela existe. Sans
doute n'était-ce, en apparence, pas grand-chose. Probablement rien. Rien de
très fascinant. Rien qui ne puisse être acheté ou vendu. Pour cette raison
précisément, cependant, c'était peut-être important – la possibilité de
trouver la paix en ne faisant rien. Non pas nécessairement comme un état
d'être permanent, mais comme un état à partir duquel il était possible
d'atteindre à quelque chose d'essentiel. Peut-être était-ce la maison ? Peut-
être était-ce le village, ou la montagne ? Peut-être était-ce dans un autre
temps, ou en dehors du temps ? D'une certaine façon, j'avais toujours vécu
ici, toujours su que cela existait, parce que cette possibilité avait toujours
été là, en moi. De même avec le Voyant. Quoique je n'eusse passé qu'une
journée avec lui, j'avais le sentiment de l'avoir toujours connu. Que ma
rencontre avec lui se soit produite aujourd'hui seulement n'était que
l'expression parfaite d'un instant prédit par un antique, quoique intemporel
manuscrit andalou.
En sortant de la douche, et alors que je me séchais, je crus entendre des
sons provenant de la cuisine, suivis par le bruit de la porte d'entrée qui se
refermait. Je m'enveloppai rapidement d'une serviette et courus vers la porte
vitrée du grand vestibule. Juste à temps pour voir une femme disparaître
derrière le portail du jardin. De retour à la cuisine, je découvris sur la table
un paquet contenant un pain fraîchement cuit et du fromage de chèvre. Le
conte de fées semblait, manifestement, sans fin.
Dehors, le vent se mit à souffler. Je préparai le petit déjeuner et entrepris
d'écrire dans mon journal. Les volets grinçaient sur leurs gonds. Je venais
d'écrire deux ou trois pages, lorsque je sentis cet étrange vent froid sur mon
visage. Je levai les yeux, mais il n'y avait personne. À cet instant, l'un des
volets se referma sur la fenêtre dans un grand claquement, laissant la
cuisine dans l'obscurité. Immobile sur ma chaise, j'écoutai attentivement,
mais l'unique son perceptible était le vent jouant avec les volets ouverts de
ma chambre, à l'étage. J'eus cependant la sensation que quelqu'un était dans
la pièce. À tâtons, je cherchai les allumettes sur la table et heurtai ma tasse,
renversant le thé. En me levant pour prendre les allumettes qui, je le savais,
se trouvaient sur le fourneau, je fis basculer ma chaise. J'allumai une bougie
et réussis à sauver mon journal juste avant qu'il ne soit détrempé. Je
sursautai lorsque je le vis. Il était assis au bout de la table, à la lisière du
cercle de lumière, son subtil sourire aux lèvres.
« Comment êtes-vous entré ? » demandai-je, bouche bée.
Sans doute avais-je l'air ridicule puisqu'il eut grand-peine à retenir son
rire. Je pris un torchon et essuyai la table.
« Disons que je voulais tester votre élégance, dit-il, avant de poursuivre :
Je désirais une tasse de café et pensais qu'en raison du temps, vous auriez
peut-être envie de vous rendre sur la montagne. »
Il se leva et, dans une tasse, versa de l'eau bouillante sur du café
instantané. Nous entendions, dehors, les éléments en furie. Je songeai que si
cette maison, ce village, voire la région tout entière, n'existaient pas dans
une autre réalité, alors, ils pourraient autant ne pas exister du tout.
« Ne vous inquiétez pas. C'est plus réel que vous ne l'imaginez. »
Une fois de plus, il avait lu dans mes pensées, et une fois de plus, il ne
répondait pas à la question que je lui avais posée.
« Mais comment est-ce possible que vous soyez soudainement apparu
dans la cuisine, sans faire de bruit, ni être vu ? »
Cette fois, je n'allais pas le laisser se tirer d'affaire. Il hésita, avant de
déclarer : « C'est une question d'équilibre. Mais vous le saurez bientôt. »
Il ouvrit la fenêtre et repoussa les volets. Une lumière grise envahit la
cuisine.
« Vous avez déjà commencé à réfléchir sur cet aspect. Vous vous
demandez à quel point vous êtes capable simplement d'être, de ne rien faire.
Une part de vous estime que c'est juste, cependant que l'autre proteste
vigoureusement. Il y a en vous un petit homme qui pressent qu'il ne peut
vivre sans déverser dans sa vie une abondante activité, aussi intense que
nerveuse. Comme cette activité doit avoir un autre but que celui de
simplement combler ses besoins, le petit homme s'invente une série de buts
positifs vers lesquels tendre. Mais ces buts ne sont rien d'autre qu'un alibi
pour continuer à fuir et maintenir un haut degré de consommation. Bien sûr,
il croit également important d'aider les pauvres du tiers-monde, d'abolir la
guerre, et tout le reste. C'est l'une des raisons pour lesquelles il est si
occupé. Il ne réalise pas que c'est précisément sa propre surconsommation
qui provoque indirectement la plupart des guerres. Ni qu'elle capte la
plupart des ressources qui auraient pu, sinon, profiter au tiers-monde. »
Il rinça sa tasse et la posa sur le plateau. J'avais le sentiment qu'il me
fallait réagir et éprouvai l'étrange besoin de me faire l'avocat du diable :
« Ce n'est pas possible de juste s'asseoir et se contenter d'être, et de tout
délaisser.
— Ce n'est pas possible ? »
Il se tourna vers moi et me regarda dans les yeux.
« Mais qui fera tourner la roue, et d'où viendront les choses ? demandai-
je.
— Attendez de voir. »
Nous roulâmes dans sa voiture, une Chrysler Vision vert foncé. Je ne pus
m'empêcher de penser que cela aussi constituait une forme d'extravagance,
et fus sur le point de faire un commentaire. Mais il me devança.
« Bon, je suis désolé, dit-il. Je suis probablement un romantique, mais du
genre réaliste. Vous ne voyez que l'objet. Vous ne voyez que la marque de la
voiture. Aujourd'hui, cette voiture est la nôtre. Demain, une autre personne
pourrait la conduire. Elle fait partie de ma maison depuis deux ou trois mois
maintenant. Pour celui qui travaille en altitude, elle est utile. »
Il sourit et poursuivit : « C'est une question d'équilibre. À n'importe quel
instant, être capable de renoncer. Ne pas accepter de s'attacher à quoi que ce
soit. Être capable de faire la part des choses. Être souple. »
Le trajet ne prit que dix minutes. Il gara la voiture entre quelques
buissons. Le vent avait cessé, mais le ciel était noir, donnant l'impression
que les vannes pouvaient s'ouvrir d'un instant à l'autre.
« Vous feriez mieux de prendre ceci », déclara-t-il en me tendant un
bâton noir, orné d'un motif entrelacé.
« Aujourd'hui, nous irons un peu plus loin. »
Il ne perdait pas de temps.
« Aujourd'hui, je veux vous montrer Prat, et nous ne pouvons qu'espérer
qu'elle voudra également vous voir. Je passerai dans les fourrés avant vous,
et vous suivrez immédiatement. Lorsqu'un léger frisson électrique parcourra
votre colonne vertébrale, vous saurez qu'elle est là.
« Mais vous ne pourrez pas la voir. À cet instant, vous devrez vous dire
que vous voulez être “isogyne”, dans un équilibre entre la part masculine et
la part féminine. Vous comprenez ? Il est important que vous compreniez.
L'isogynie est, en quelque sorte, un état neutre. Ne soyez pas effrayé si vous
avez le sentiment de commencer à vous dissoudre. Une fois parvenu dans
les fourrés, restez immobile et concentrez-vous jusqu'à devenir isogynique.
C'est un saut spirituel. Une icône. Dans l'état d'isogynie, vous n'êtes plus
obligé d'être un homme ou une femme, vous êtes libre de n'être ni l'un, ni
l'autre, d'être à la fois les deux et aucun d'eux. Cela n'a rien à voir avec
l'androgynie ou le sexuel. C'est un état magnifique. Ouvert, libre,
transcendant, souple. Il ne vous suffit pas de l'imaginer, vous devez
l'incarner. À partir de là, je vous ferai savoir comment continuer.
Comprenez-vous ? »
Il plongea son regard directement en moi. La lumière jouait dans ses
yeux noirs. J'acquiesçai. Il se tourna et marcha vers les fourrés. Il paraissait
soudain fort sérieux, ce que je n'avais pas noté jusque-là. Lorsqu'il fut hors
de vue, je suivis sa trace.
Les ronces se refermèrent autour de moi. Les branches semblaient
vivantes. Je marchais les yeux fermés, aussi concentré que possible. Mes
pensées, cependant, étaient en désordre, partant dans un sens, puis un autre.
Je ne cessais de répéter : je suis isogynique, je suis isogynique. Une
bourrasque de vent souffla sur les buissons. Je m'arrêtai, pris de doute.
Était-ce elle ? Un mouvement ? Un murmure ? Donne-moi ton cœur ! On
eût dit un impalpable contact. Je reconnus cette touche légère comme une
plume. Dans une succession de mouvements rapides, je fus dépouillé de
chacune de mes strates intérieures. Instinctivement, je tentai de résister,
mais en vain. Ce fut aussi fugace que l'ultime goutte d'eau aspirée par la
bonde de la baignoire. Vous l'apercevez, mais vous n'êtes pas assez rapide
et, à l'instant où vous posez le bouchon, elle a disparu. En un éclair, je
compris que je n'étais ni la baignoire, ni l'eau qui s'en écoulait. J'étais le
vide de la baignoire, cet espace vide et ouvert que l'eau emplissait peu
auparavant.
Il se tenait au centre de l'espace découvert. Exactement comme le jour
précédent. Je demeurai à la lisière et attendis un signe. Le vent avait cessé.
Un silence hypnotique régnait alentour. Puis les lignes commencèrent à
converger vers lui. Tout d'abord lentement, dans un mouvement fluide, puis
de plus en plus vite, sans bruit. Une fois de plus, j'eus la sensation de flotter
en m'approchant de lui.
« Très bien », dit-il, alors que je me tenais devant lui, plongeant le regard
dans un univers infini.
Outre son sérieux, je sentais à présent sa grande détermination.
« Écoutez très attentivement, s'il vous plaît. Je n'ai pas l'intention de
répéter. Il y a tant à vous montrer ici. Prat me dit que vous lui êtes
parfaitement connu. Vous êtes un promeneur solitaire. Vous avez été mal
compris et mal traité. Vous ne le voulez plus. Vous êtes ici, meurtri et
désorienté. Mais si tel n'était pas le cas, vous ne seriez pas venu. Il existe un
lien entre toutes choses. Vous êtes, à l'instant même et visiblement sans
difficulté, entré et sorti de l'état d'isogynie. Votre temps est venu. Parcourir
le chemin dans sa totalité ne dépend que de vous, et de vous seul. Prat me
dit que vous en avez aujourd'hui l'occasion, mais qu'il vous faut la saisir
immédiatement si vous êtes sérieux. Il se pourrait que vous n'en ayez pas
d'autre. »
Les galaxies brillaient. Je pouvais sentir son regard qui m'entraînait
jusque dans le vide de l'espace. Puis il s'écarta. Je demeurai là, les yeux
fermés, mais eus aussitôt la sensation que ce n'était pas juste. Lorsque je les
rouvris, elle se tenait en face de moi. Prat. La quintessence de la
compassion. L'essence de la féminité sous toutes ses formes et à tous les
âges. Cet être universel m'apparut sous les traits d'une jeune fille sur son
trône. La force féminine. La gardienne du Graal, Esclarmonde ? Elle se
dressa, marcha vers moi et me prit dans ses bras. Elle prit mon cœur et
l'emplit de tendresse. Une forme de tendresse dont j'ignorais l'existence.
Voici ton cœur ! Je vis un moineau posé sur le sol, devant moi. Il sautilla
d'avant en arrière pendant un instant, puis s'envola. Elle était partie.
Tout cela ne dura qu'un bref moment. Cependant, je ne fus pas surpris de
constater, comme la fois précédente, que le Voyant avait déjà parcouru la
première partie, abrupte, du sentier. Il agita la main dans ma direction. Je
commençai à songer combien il serait utile que j'apprenne aussi à voler.
Nous entreprîmes l'ascension. Quoique je n'eusse plus de sac à dos
chargé de pierres, l'escalade restait épuisante. Parfaitement droit, le Voyant
marchait devant moi sans effort, et je me concentrai sur le talon de ses
bottes pour réussir à garder le rythme. En me redressant un instant, j'aperçus
des nuages noirs suspendus au-dessus de nous. Des éclairs surgissaient çà et
là, et le tonnerre se faisait entendre de plus en plus fort. Nous étions à mi-
chemin lorsque la pluie tomba, et il semblait qu'il n'y eût nul endroit où
s'abriter. Le Voyant m'indiqua que nous devions poursuivre, mais plus loin,
il s'écarta du sentier et se fraya un chemin sous une corniche dissimulée par
des buissons.
« Nous pouvons nous abriter ici », dit-il en s'ébrouant.
Nous nous assîmes sur deux pierres et admirâmes le paysage qui s'étirait
devant nous. La pluie tombait à verse lorsqu'il rompit le silence :
« Avez-vous faim ? »
Avant que je puisse répondre, il pointa le doigt derrière moi et j'aperçus,
entre des roches, deux bouteilles d'eau et une boîte en métal remplie de
biscuits.
« Elles sont très prévoyantes – les Nornes », déclara-t-il lorsque je lui
tendis une bouteille et quelques biscuits.
« Les Nornes ? »
Je dus avoir l'air assez stupide, à en croire le sourire désormais familier
qui étira ses lèvres.
« Ne les aviez-vous pas remarquées ? » répliqua-t-il en buvant au goulot.
Je regardai tout autour mais ne vis personne. Il rit bruyamment et je fis
une nouvelle tentative.
« Urd, Verdandi, Skuld ? » demandai-je.
Il acquiesça. Naturellement, il connaissait les trois déesses du Destin de
la mythologie nordique, le Passé, le Présent, le Futur. Les Nornes qui
tissent, mesurent et coupent le fil de la vie pour chaque individu. Mais que
faisaient-elles ici ?
« Qui, croyez-vous, apporte le petit déjeuner à d'étranges fugitifs venus
visiter un lieu aussi lointain que Montségur ? me taquina-t-il. Ou vient à la
rencontre d'étranges personnages qui, comme vous, descendent à la gare de
Foix en pleine nuit ? Ou cache entre des pierres des provisions à l'intention
de deux fous comme nous, partis dans la montagne pendant un orage ? »
Il fit un grand geste des bras et redevint sérieux.
« Urd dit que votre passé recèle de nombreuses peurs. Votre vie est
marquée par un profond sentiment d'abandon et de solitude. Vous n'avez
réussi à vous sentir chez vous nulle part. Ni ici, ni là. Verdandi dit que vous
avez désormais quitté la spirale de brume pour manifester enfin vos vraies
qualités. »
Ses yeux étaient comme des aiguilles.
« Skuld dit que vous êtes prêt à accomplir votre tâche dans le futur parce
que vous savez travailler dans la solitude et en secret. Elle dit aussi qu'il
vous faut vous retirer si on vous pousse trop loin, si on outrepasse vos
barrières intimes. Vous êtes ici pour offrir de nouvelles possibilités. Il est
toutefois important que vous travailliez librement et sans aucune limite de
quelque sorte que ce soit. »
Il acheva de vider sa bouteille et se leva. La pluie avait cessé, l'air était
frais et léger.
« Je me réjouis de n'avoir à raconter tout cela à personne », dis-je en le
suivant.
« Qui dit que vous ne le ferez pas ? » Il s'approcha du rebord et
contempla la vallée. Puis il frotta ses mains l'une contre l'autre, avant
d'indiquer d'un geste la reprise de l'ascension. Le sentier était plus glissant
encore après la pluie, et nous ne progressions que lentement. Je réfléchissais
à ce qu'il venait de dire. Comment pourrais-je bien raconter tout cela ?
Nombreux seraient ceux qui penseraient que j'avais perdu l'esprit. D'un
autre côté, en quoi cela importait-il ? En l'état actuel des choses, je serais
presque à coup sûr rejeté. Pourquoi alors devrais-je en tenir compte, sinon
simplement pour être bien considéré d'autrui ? La vie n'était-elle pas trop
courte pour se taire et dissimuler ?
Nous grimpâmes péniblement, avant de nous reposer sur une saillie
rocheuse, un peu plus haut. Il se tourna vers moi :
« C'est ici que se trouve l'Oracle. Ici que vous pouvez poser votre
question et recevoir vous-même la réponse. Et sachez-le dès à présent : je
poserai la même question et nous verrons si la réponse sera la même. »
Il me fit avancer.
« Vous devez poser votre question à voix haute et claire. »
Je fis un pas en avant, les yeux fermés, et fus sur le point de commencer
lorsqu'il m'interrompit :
« Non, vous devez ouvrir vos yeux. C'est important. »
J'ouvris les yeux, me tins immobile et tentai de me concentrer. Puis je
remarquai un aigle qui s'élevait dans les airs devant moi. Il était en quête
d'une proie. Je demandai alors :
« Dans quelle direction dois-je poursuivre à présent ? »
Je n'avais pas réellement réfléchi à la question. Elle avait comme surgi de
mon esprit. Je suivis l'aigle des yeux. Il tournoyait sans cesse, prêt à fondre.
L'intensité qui l'entourait, était palpable. Entièrement concentré sur sa tâche,
il ne ferait bientôt plus qu'un avec sa proie ; alors, il plongea, et à cet
instant, je reçus la réponse. Tel un éclair.
« Avez-vous reçu la réponse ? demanda-t-il.
— Je pense », répliquai-je.
Il approuva d'un air satisfait :
« Bien, voici ma version. »
Il regarda droit devant lui pendant un moment, avant de reprendre :
« Il vous faut voyager seul et sans bagage inutile. À cette étape-ci du
périple, vous ne devez rendre visite à personne, pas même à ceux qui
pensent comme vous. Le processus de dissolution dont vous avez fait
l'expérience ces dernières années arrive à son terme. Vous devez désormais
voyager librement, travailler en silence et développer votre force de pensée.
Il vous faudra écrire sur cela plus tard. »
Je fus totalement confondu. C'était exactement la réponse que j'avais
reçue. Peut-être pas précisément dans les mêmes termes, mais il n'y avait
aucun doute quant au contenu. Il regarda le ciel, toujours noir et menaçant.
Et déclara :
« Nous n'irons pas plus loin aujourd'hui. Demain, nous franchirons une
nouvelle étape en allant plus haut. »
Je levai les yeux vers la forteresse. Puis aperçus l'aigle. Celui-ci fila dans
l'air, accomplit un cercle et se posa sur un arbre, situé sur une corniche non
loin de nous. Il tenait quelque chose. Un moineau.

Girl on Throne
Thomas Gotsch, 1894

Nous dînâmes chez Gilbert. Gilbert était le propriétaire de l'hôtel Costes,


petit établissement tenu par sa famille depuis des générations. Modeste,
avec quelques chambres à l'étage et quelques tables dans le restaurant,
l'hôtel était dirigé selon des principes fort simples : Mauricette, la femme de
Gilbert, à la cuisine, et Gilbert lui-même au service, chaque jour et huit
mois par an. Satisfaction totale, sinon, c'est de l'argent gaspillé.
À l'une des tables, deux couples d'âge mûr mangeaient de la truite. Une
odeur de vinaigre et d'anis. Une vieille radio jouait un air de cabaret ancien
et éraillé, interrompu par une voix cherchant à se frayer un chemin depuis
des temps oubliés. Nous fûmes accueillis à bras ouverts. Gilbert prit les
deux mains du Voyant, les serra et les secoua à plusieurs reprises, cependant
que paroles et rires emplissaient la pièce. Il appela Mauricette dans la salle
afin qu'elle puisse elle aussi nous accueillir. À peine étions-nous assis à une
table, que deux verres de pastis et une carafe d'eau furent placés devant
nous. Le Voyant leva son verre vers moi :
« Un tel accueil est rare, même pour les amis les plus proches. »
Nous bûmes.
Mauricette et Gilbert savent ce que simplicité et sobriété veulent dire.
Vous pouvez avoir de la viande et des légumes, ou bien du poisson et des
légumes, ou encore simplement des légumes. Tel est le menu. D'une absolue
simplicité. Huit mois durant. L'essence même du respect. Dont ils
témoignent en faisant en sorte que chacun se sente chez soi. Grâce à la
qualité de la nourriture et aux prix très raisonnables. Les produits de base
viennent tous de la région. D'abord et avant tout, c'est une façon de vivre, le
commerce est secondaire.
Nous trinquâmes une nouvelle fois. Gilbert, derrière sa table, aussi
rayonnant qu'un soleil. Nul ne put douter que ce soir-là, il accueillait un
invité extrêmement important et estimé.
Gilbert servit du poisson. Le Voyant avait rapporté du vin de Don César,
en Espagne. Il donna plusieurs bouteilles à Gilbert. D'autres convives
arrivèrent. La musique de cabaret éraillée éclatait dans la salle avec la force
d'une fête foraine pleine de brouhaha et de bruits. Mauricette apparut et
l'éteignit. Dès qu'elle eut disparu, Gilbert alluma de nouveau. Ils rirent et
trinquèrent.
Le Voyant dit : « Toute perfection a son défaut. Nul système n'est
infaillible. Les grandes vérités elles-mêmes n'ignorent pas le petit
mensonge ! »
Il désigna son assiette : « Ici, même le poisson peut voler. »
6

S ous la bruine, je traversai le Jardin des Plantes en direction du boulevard Saint-


Germain. Je me demandai si j'avais le temps de passer par le 14 rue de l'Abbé-de-
l'Épée, où l'auteur danois Herman Bang avait vécu lorsqu'il avait fait de Paris son
second foyer. Je connaissais l'endroit pour m'y être rendu plusieurs fois déjà, mais
décidai finalement d'ajourner. Peut-être parce que soudain, et sans raison apparente,
je m'étais reconnu dans les chansons de Brel. Quoique proches à maints égards des
écrits de Bang, celles-ci appartenaient à un autre temps. Ou bien, peut-être, avais-je
perdu le lien particulier qui me reliait à ces écrits parce que je lisais en ce moment les
œuvres complètes de Georges Simenon. Peut-être étais-je en train de descendre
dans une mémoire plus profonde, qui n'avait pas nécessairement à voir avec Paris
mais qui, pour des motifs inconnus, ne pouvait ressurgir qu'ici. Ces sortes de
situations, je les vivais depuis l'enfance, sans jamais savoir, pourtant, à quel instant
elles se produiraient. C'était comme une déchirure dans le temps, une ouverture sur
une autre réalité ou un univers parallèle. Enfant, j'avais fait l'expérience de la
transcendance qui m'avait emmené vers d'autres époques. J'avais vu des personnes
décédées revenir à la vie. J'avais vu se dérouler devant moi des événements passés
ou futurs, dont je n'avais réalisé que bien plus tard la nature. J'avais éprouvé comme
mienne la souffrance d'autres personnes, simplement en les regardant. Souvent, j'en
avais perçu les causes. Au gré de ces ouvertures, je m'aventurais fréquemment sans
être remarqué, hors du temps, à l'intérieur d'autres mondes. J'étais incapable de dire
ce qui provoquait ces souvenirs, ce qui créait ces ouvertures. Ce pouvait être une
personne, des yeux, une bouche, une odeur ou un bruit. Ce pouvait être un objet, une
lettre ou la façon dont la pluie tombait. Ce pouvait être un lieu, une rue, une maison
ou la manière dont la lumière brillait. Ce pouvait être un mot, une chanson, ou la
façon dont deux personnes se croisaient. Il arrivait que je fusse en train de marcher
dans la rue lorsque, subitement, se présentait à moi le choix de poursuivre dans la
même direction ou de répondre à une impulsion soudaine qui m'amenait à franchir
une porte donnant sur une cour, ou à grimper dans un bus partant dans le sens
contraire. Avec les livres, il en avait toujours été ainsi : si je ne venais pas à eux, en
revanche, eux venaient à moi. Dans une librairie, par exemple, il m'arrivait de marcher
droit vers une étagère et d'en retirer exactement l'ouvrage dont, à ce moment-là,
j'avais besoin. Et si, en apparence, ce n'était pas d'emblée le cas, je pouvais être
quasi sûr qu'il contiendrait, à une page ou une autre, la référence à celui qui m'était
nécessaire. À d'autres instants, les livres semblaient littéralement me tomber dessus,
ou me parvenaient par courrier. Jamais je n'avais considéré cet état de fait comme
particulièrement inhabituel. Cela faisait simplement partie de ces choses dont on ne
parlait pas. Peu à peu, j'appris à garder tout cela pour moi. Rien de plus
embarrassant que de voir à la télévision une personne courber des fourchettes ou
arrêter une horloge par le simple pouvoir de la pensée. Que cette personne cherchât
à bouleverser les deux inventions les plus importantes faites par l'homme, des outils
pour se nourrir et indiquer le temps, était étrange. Je supposais que nul n'avait vu
cette même personne redresser des fourchettes ou remettre en marche une horloge.
Cet art de la mise en scène avait pour conséquence que ceux qui possédaient des
capacités identiques les minimisaient ou demeuraient silencieux à leur propos.
Ce fut à Montségur que, pour la première fois, le Voyant me montra comment ces
déchirures dans le temps constituaient des issues de secours pratiques, par
lesquelles j'avais la possibilité de disparaître chaque fois que la réalité se faisait trop
pressante. Elles pouvaient être également liées aux périodes durant lesquelles j'étais
malade. Il m'indiqua de quelle façon ces failles, qui conduisent habituellement au plan
astral inférieur, avaient au contraire la capacité de se transformer en ouvertures sur la
réalité présente, ouvertures qui, en quelque sorte, nous entraînaient vers l'intérieur
des choses, telles qu'elles étaient maintenant, et non pas à l'extérieur, loin d'elles. En
affinant et en intensifiant mon attention chaque fois qu'elles se produiraient, je finirais
par maîtriser ces situations. Ainsi, je serais enfin capable de développer la vision et
l'état de résonance internes qui sont la condition préalable à un déplacement libre à
travers d'autres dimensions. Mais en l'état actuel des choses, je n'avais guère le
sentiment de maîtriser quoi que ce fût.
Puis cela arriva. Je déambulais le long d'une rue étroite du cinquième
arrondissement, non loin de l'immeuble où Bang avait habité. Je remarquai un bar
algérien et sentis qu'il m'attirait. C'était l'un de ces cafés autrefois si nombreux sur la
rive gauche, et désormais remplacés par des bistrots et des boutiques plus à la mode.
Un éclairage minimal, de la musique arabe, des meubles rudimentaires, avec une
odeur d'encens, de chiche-kebab et de cannabis. Dans la pénombre, derrière le bar,
je distinguai tout juste une rangée de dents blanches, découvertes par un sourire, et
commandai un pastis. Lorsque mes yeux s'habituèrent à la faible lumière, je l'aperçus.
Dans le miroir derrière le comptoir, assis à l'une des tables. Le Voyant. Je me
retournai. La salle était vide, tout autant que le miroir. Pourtant, c'était son sourire
caractéristique. Je sirotai mon pastis et fermai les yeux. Puis je pris conscience que
ce bar possédait quelque chose qui appartenait au passé, à un autre lieu. Quelque
chose qui ressemblait à un bazar, avec un vaste jardin. Je savais que c'était quelque
part en Espagne. Je sortis dans la chaleur torride et la lumière éblouissante. La rue
grouillait de monde, mais mon attention fut attirée par deux hommes en grande
conversation dans le jardin. Il y avait en eux quelque chose d'étrangement familier. Ils
paraissaient être absorbés l'un par l'autre. Je m'approchai jusqu'à pouvoir entendre
leurs voix, et quoique je ne fusse pas capable de comprendre le langage qu'ils
parlaient, il me restait le secours des yeux. Je réalisai que l'un d'eux était un érudit,
l'autre, un chanteur itinérant. L'érudit avait le teint pâle et les yeux bleus. Le chanteur
était hâlé, avec des yeux bruns. Soudain, celui-ci regarda dans ma direction. L'autre
me remarqua aussi. D'abord, ils parurent surpris, avant de sourire. L'homme brun leva
le bras, comme pour me faire signe, mais son compagnon l'arrêta. Quelque chose
dans ses yeux m'incita à faire demi-tour. Je commençai à courir. Entre les marchands,
les charmeurs de serpents et les diseurs de bonne aventure. Je revins au bar, une
porte claqua. J'ouvris les yeux. Un homme au teint hâlé venait de laisser la porte se
refermer derrière lui, avant de disparaître dans une arrière-salle située de l'autre côté
du comptoir. Je bus mon pastis et réglai. Il me restait une heure avant le départ de
mon train, à la gare d'Austerlitz.

Le vent était retombé, et il avait cessé de pleuvoir. J'étais sorti de mon


sommeil à plusieurs reprises au cours de la nuit, mais sans doute m'étais-je
rendormi puisque je m'éveillai en entendant mon nom. Lorsque j'ouvris les
yeux, le Voyant se tenait sur le pas de la porte.
« Quelle heure est-il ? demandai-je, un peu confus, en attrapant ma
chemise.
— Quelques heures après l'élégance ou cinq minutes avant l'absurdité.
C'est à vous de décider. »
Je me levai. Il avait mis de l'eau à chauffer et posé du pain sur la table
pendant que j'étais sous la douche. Il m'observa tandis que je prenais mon
petit déjeuner.
« Si vous voulez être en lien avec la réalité, vous devez connaître le
temps véritable. Lorsque vous le connaîtrez, vous serez toujours à l'heure.
Ni cinq minutes avant, ni cinq minutes après, mais à l'instant même où une
situation donnée aura la plus grande chance de réussir. »
Il versa de l'eau chaude dans ma tasse et poussa à travers la table le pot
de café instantané.
« Le temps est venu pour vous de remplacer la théorie par la pratique.
Essayez d'observer l'une de vos pensées. Elle semble surgir de nulle part, et
avant que vous n'en preniez conscience, une autre a pris sa place. Tel est ce
qui se produit, et vous n'y pouvez rien. Si votre « Je » est une pensée, alors,
qui pense ? »
La question vibrait entre nous.
« À l'instant où votre “Je” s'est dissous, qui en faisait l'expérience ? »
Je me sentis soudain parfaitement éveillé parce que c'étaient là des
questions que je m'étais maintes fois posées, sans approcher ne serait-ce que
la plus modeste réponse.
« C'est pour cette raison que nous devons quitter le plan du
comportementalisme. On ne peut nier le “soi”. Mais il nous faut
comprendre qu'il existe un “soi” uniquement relié au monde et un autre
“Soi” plus élevé, illimité et en parfait équilibre avec tous les plans de la vie.
Tandis que le petit “soi” est occupé à compter l'argent et organiser l'avenir,
établissant des stratégies et soutenant une carrière, faisant des courses et
consommant, s'inquiétant et recherchant la légitimité, le “Soi” élevé ne
s'intéresse qu'à être. Tandis que le petit “soi” éprouve la nécessité
d'accomplir toutes ces activités pour fonctionner, le “Soi” élevé est, parce
qu'il est libre de tout bagage excessif. C'est la raison pour laquelle certains
réalisent parfois qu'il existe deux mondes différents. Cette expérience n'est,
bien sûr, qu'un début, mais c'est un stade que vous avez dû franchir il y a
longtemps. Lorsque vous perdez la notion du temps, c'est tout simplement
parce que vous n'êtes pas présent. La plupart d'entre nous estiment qu'en
s'investissant beaucoup et en se concentrant jusqu'à épuisement, alors, ils
gagneront. Pourtant, c'est absolument l'inverse. Il vous faut d'abord vous
détendre et lâcher prise. Il vous faut avoir le désir de laisser les choses être,
de ne pas saisir les opportunités. Aussi évidentes puissent-elles paraître.
Puis vous devez apprendre à affiner votre attention sans nul effort. De la
sorte, vous exercerez votre capacité à être véritablement présent. Cette
présence-là est le prolongement d'une intuition plus profonde. Ne la
confondez pas avec l'approche traditionnelle de l'intuition féminine. La
véritable intuition ressemble plus, si vous voulez, à une sorte
d'omniprésence et d'omniscience. C'est grâce à la certitude que ce “Soi” est
capable d'être.
— Quelle sorte de savoir est-ce là ? De quoi s'agit-il réellement ?
— Si nous considérons uniquement le comportement, nous découvrons
bientôt que tout ce que nous accomplissons et recherchons est fondé sur la
peur. Aussi longtemps que nous en restons à ce niveau et que nous refusons
de voir qu'il en existe d'autres, nous penserons et agirons essentiellement à
partir de la peur jusqu'à la fin de notre vie. Cette peur repose sur le fait que
le petit soi a conscience qu'il n'y a pas assez de tout pour tout le monde,
qu'il faut empêcher le vol grâce à des murs épais et se prémunir contre
toutes sortes de menaces, que la guerre éclatera si nous ne nous réarmons
pas, etc. La connaissance que possède le vrai Soi repose sur la confiance. Il
sait que son origine est universelle. Puisque ni la propriété, ni le statut ne
l'intéressent, il n'y a rien à perdre. Le vrai Soi sait d'où il vient, pourquoi il
est là et où il va. Si, au milieu de tout le tumulte, vous perdez ce savoir,
vous ne pourrez le retrouver qu'en renonçant à ce que le petit soi aime et
vénère. »
Les mots s'ordonnaient à la manière des cartes dans un jeu de patience
qui venait juste de s'achever. Je sentais cependant qu'il avait laissé une
chose de côté. Que derrière les phrases, il y avait davantage. Une chose plus
profonde, et qui pouvait se révéler si décisive, si irrévocable, qu'elle ne
pouvait, ni ne devait être dite.
La phrase immortelle de Shakespeare résume bien cela : « Être ou ne pas
être, telle est la question. » Ces mots ont malheureusement perdu de leur
puissance au fil du temps, et nous avons oublié leur signification véritable.
Il se leva, indiquant par là qu'il était temps de se mettre en route. Dehors,
le soleil avait désormais dépassé le sommet de la montagne. De la vapeur
commençait à s'élever de la terre mouillée, et une journée claire paraissait
s'annoncer. Sur les contreforts, les ouvriers avaient presque fini de poser les
tuiles sur le toit d'un bâtiment. Deux chats léchaient un rayon de soleil qui
tombait sur eux. Une lumière dorée baignait le village.
« Il semble que ce soit un bon jour pour prendre son envol », déclara le
Voyant, tout en manœuvrant la voiture entre les buissons, avant de la garer
sur le parking.
Nous marchâmes à travers les broussailles. Le sentiment de dissolution
que j'avais éprouvé les jours précédents, je le vivais à présent comme un
état neutre et naturel, apparu à l'instant où je murmurai le mot « isogyne ».
Nous nous rendîmes directement au centre de la prairie de Prat. Puis le
Voyant se tourna vers moi et demanda :
« Qui êtes-vous ? »
La question était directe et me surprit. J'hésitai. En croyant être dans un
état pur et neutre, je m'étais leurré, et réalisai aussitôt que c'était là plutôt
l'expression d'un manque de responsabilité, indiquant que je n'étais pas
véritablement présent. Mes pensées tournoyaient. Un concept suivait l'autre,
mais je ne parvenais pas à décider lequel convenait le mieux ici. Comment
voulais-je me montrer ? Qui voulais-je être ? Et tandis que ces questions me
préoccupaient, je compris qu'elles étaient exactement ce pourquoi je ne
pouvais pas répondre à sa demande lorsqu'il m'avait éveillé ce matin. Je
voyais désormais toutes les idées prétentieuses que j'avais forgées à mon
sujet. Chacun des masques derrière lesquels je m'étais dissimulé défila
devant moi, sur un écran intérieur, semblable à un film dont la bobine se
dévidait à toute allure. Jusqu'à la lumière blanche du projecteur. Rien ! Sans
attendre ma réponse, il poursuivit :
« Que voulez-vous ? »
Je savais que si ma réponse était « rien », elle ne serait pas vraie, et il ne
l'ignorerait pas. J'avais également conscience qu'il n'avait pas posé la
question dans le but d'obtenir une réponse. Il les connaissait déjà. C'était
simplement une façon de m'aider à affiner ma vigilance. Tout se produisait
si vite. Je notai comment ma capacité à penser clairement prenait vie grâce
à son intervention. En sa présence, tout arrivait sans retard et aisément.
Avant même de parvenir à formuler une réponse, je compris que toutes
étaient liées à cette peur fondamentale qu'il avait évoquée précédemment. Il
n'y avait rien à ajouter.
Nous entreprîmes l'ascension. Sur la première partie du chemin, droite et
escarpée, je marchais avec détermination et, penché en avant, plantais mon
bâton dans la terre poudreuse. Avançant d'un pas léger, le Voyant se tenait
droit, sa canne à l'épaule. À l'instant où je m'en aperçus, j'eus aussitôt
conscience que cela faisait partie de son projet, qu'il entendait me montrer
que tout n'était qu'une question d'attitude sur le plan aussi bien physique,
que mental et spirituel. C'était une façon de m'indiquer que je devais me
redresser et retrouver ma dignité. Nul besoin de rendre tout ceci plus
difficile que nécessaire.
Je me redressai et sentis aussitôt la souplesse de mon dos. Nous passâmes
la première corniche. L'air était lumineux, l'espace infini. Le soleil éclairait
directement le flanc de la montagne. Le Voyant, qui menait à nouveau,
intensifia le rythme. Une fois encore, je ne vis plus que le talon de ses
bottes. Gauche, droite, gauche, droite. Je transpirais, et bien vite, notai que
j'avais relâché ma posture. Lorsque nous atteignîmes la deuxième corniche,
ma concentration avait disparu, et alors que nous montions vers la
troisième, des pensées surgirent soudain, dont je compris qu'elles devaient
venir de lui. La maladie vient de la résistance ! La résistance au
changement ! Au-dessus de l'abîme, l'aigle monta en flèche. Il m'était à
présent difficile de garder le rythme. Mon souffle était court et haletant, mes
jambes aussi pesantes que du plomb. Je retirai ma veste et la jetai par-
dessus mon épaule. Lorsque nous atteignîmes le quatrième rebord, je fus
persuadé qu'il allait s'arrêter. J'étais à bout. Mais il poursuivit sans un mot. Il
se trouvait à présent à plus de dix mètres devant moi, et je ne continuais que
parce que je ne souhaitais pas qu'il me vît jeter l'éponge. En principe, il
aurait pu être mon père.
Le chemin ne cessait de grimper, et grimper encore, passant entre des
broussailles et des rochers, et soudain, le Voyant fut hors de vue. Je me
dépêchai autant que je pus. Abandonnez votre résistance ! J'avançai, moitié
rampant, moitié marchant. Lorsque je contournai l'angle derrière lequel il
avait disparu, je ne vis personne. Je poursuivis. Mes poumons étaient
semblables à deux soufflets remplis de sable. Lorsque, enfin, j'émergeai des
buissons qui envahissaient cette partie du chemin, je l'aperçus qui attendait,
plus haut. Sa vue me redonna des forces. Il se tenait au bord d'une saillie.
J'approchais lentement. Mes jambes se dérobaient sous moi. Tout était
calme. Silencieux. J'éprouvais seulement cette sensation de flottement qui
m'avait déjà envahi au prat dels Crémats. « Venez ! » Il m'appela vers le
bord. Je n'avais plus le contrôle de mes mouvements. Quelque chose surgit
du plus profond de ma mémoire. L'abîme s'étendait à présent sous mes
yeux. Mon estomac était noué. Un énorme gouffre s'ouvrait devant moi, et
quelque part dans les ténèbres, je sentis ma panique. Lâchez prise
maintenant. La voix était calme et précise. Je me tenais juste au bord. Je
suis avec vous. Mon estomac se contracta. Montrez-moi votre vrai Moi. Il
prit ma main. Maintenant ! Je fermai les yeux et fis un pas en avant. Ma
main pressait la sienne. On eût dit deux fils électriques qui se touchaient.
Deux flammes libérées de la cire et de la mèche qui fusionnaient pour n'en
former plus qu'une.
La flamme brûlait, vive et lumineuse, dans le ciel d'un bleu limpide.
Flottement. Deux personnes sur la corniche. Le fil d'argent qui nous relie à nous-mêmes. Suite
infinie d'idées et de mots qui, tels des dominos, tombent les uns sur les autres, et se consument
dans l'air aussi loin que porte le regard. Lisez-les.

J'ouvris les yeux et vis que je me tenais à un pas de l'abîme.


« Qu'était-ce ? »
Il sourit. Mais d'un sourire inhabituel, étincelant. Sa vue rendit ma
question insignifiante. Il avait également retiré sa veste. Sur son front,
j'aperçus des gouttes de sueur. Il paraissait quelque peu changé, ou peut-être
était-ce ma façon de considérer chaque chose qui s'était modifiée. Une
tonalité grave, différente, résonnait à présent. Plus pure. Riche d'un humour
nouveau, qui allait bien au-delà des jeux de mots ou de la licence. Entre
nous n'existait plus désormais aucune distance. En une fraction de seconde,
les deux flammes devinrent une. La montée avait été ardue et exténuante.
Le transfert proprement dit, sans surprise, paisible et facile. Tout ce à quoi
j'avais réfléchi, tout ce qui était quasiment devenu une sorte de passe-temps
existentiel, ou une cachette commode, tout ce qu'à ce jour, j'avais compris à
un niveau intellectuel et émotionnel, ne constituait qu'une ombre de la
réalité qu'il venait de me montrer. Tout cela n'avait pris qu'un bref instant.
Désormais, je savais qu'en chacun de nous se trouve plus d'une seule
solution. Que nous avons le choix, que nous devons vouloir effectuer ce
choix. Qu'immédiatement à côté de la peur ou de l'inquiétude, du malheur
ou de la haine, de l'affirmation de soi ou de la tricherie, de l'envie ou de la
cupidité, existe toujours une autre façon d'être, indivise et englobante,
simple et entière. Une flamme qui brûlera toujours, aussi petite fût-elle et en
tant que telle, placée dans le recoin le plus reculé.
Sur le chemin du retour, le Voyant marcha devant moi. Je ne pouvais
m'empêcher de le regarder. De son aisance souple émanaient présence et
attention. Jamais jusque-là je n'avais rencontré un être tel que lui. Il
appartenait à un autre monde. Et cependant, il y avait en lui quelque chose
de très familier. La pensée me vint qu'il avait pénétré subitement dans ma
vie à une époque où tout était sombre et déstructuré. Si ce n'était là un
exemple de synchronisation parfaite, quelle sorte d'intervention divine
pouvait alors en être responsable ? Pourquoi moi ? Pourquoi cette
montagne ?
Nous fîmes une courte pause sur une corniche, un peu plus bas. Nous
regardâmes en silence la vallée et la montagne. Une vue immense,
saisissante, inexplicable, qui parvenait chaque fois à me surprendre de
façon différente.
Nous arrivâmes au village juste à temps pour rendre visite à la librairie
locale, Le Gaulois, qui donnait sur la rue. Le propriétaire, Thierry Salles,
proposait du vin en l'honneur du dernier jour de vente de la saison. La petite
pièce était remplie de livres. Je marchai vers une étagère et en retirai un
ouvrage. Massacre à Montségur, de Zoé Oldenbourg. Sur le contrefort, les
ouvriers rangeaient leurs outils. Devant l'une des maisons, une femme âgée
ôtait le linge d'un étendoir instable. Le soleil étirait ses longs rayons dorés
sur les Pyrénées. Nous le regardâmes tous trois disparaître. Non loin de
nous, un enfant rit. Je me tenais là, avec la sensation que la vie commençait.
Le train de nuit pour Madrid quitta Paris à 19 h 45. J'étais monté dans le mauvais
wagon et longeai le couloir du train, à la recherche de ma couchette. Les rideaux du
compartiment étaient baissés. J'ouvris et entrai. Un homme mince était recroquevillé
dans un coin. Il portait un tee-shirt Nike, un pantalon taché, en fine gabardine, et une
veste courte en similicuir. Je fis un signe de tête et plaçai ma valise sur le sol entre
les sièges. Sur le mur, une pancarte indiquait que nous n'étions pas autorisés à
installer les lits. L'équipe s'en chargerait à vingt-deux heures. Je m'assis dans le coin
situé en diagonale de l'homme mince. Âgé d'une trentaine d'années, il était sous-
alimenté. Ses cheveux gras et sa barbe de plusieurs jours parlaient d'eux-mêmes. Il
n'était visiblement pas espagnol et n'avait pas l'air français non plus. Il batailla avec le
sac placé près de lui, sur le siège. Lorsqu'enfin, la fermeture Éclair s'ouvrit, une odeur
épicée de salami emplit le compartiment. Il fouilla à l'intérieur et finit par trouver ce
qu'il cherchait. Sur la tablette près de la fenêtre, il posa une bouteille de vodka
entière.
« De l'Ukraine, dit-il, dans un anglais écorché. Vous voulez ? »
Ma première réaction fut de décliner l'offre, mais quelque chose en lui rendait ce
refus difficile. J'acquiesçai avec hésitation. Déjà, il vidait le gobelet sous sachet
destiné au brossage des dents et rempli d'eau désinfectée, afin d'y mettre la vodka.
Je protestai en voyant qu'il l'emplissait entièrement, mais il me coupa la parole :
« Vodka d'Ukraine, meilleure du monde. »
Il vida un autre gobelet et le remplit de vodka.
« Vodka ukrainienne bien meilleure que vodka russe. Vodka russe très mauvaise. »
Il leva son gobelet et toucha le mien. Puis l'avala d'un seul trait. Je sirotai le mien.
« Boire, boire », dit-il béatement.
Il remplit à nouveau son verre. Ses mouvements et toute son attitude m'indiquaient
qu'il avait un problème. Je pris une plus grande gorgée, dans une tentative ratée pour
paraître poli, ce qui me fit tousser et tout recracher.
« Boire, boire ! » cria-t-il.
En dépit de son sourire, je voyais à son regard vitreux qu'il n'était pas heureux.
« Où allez-vous ? demandai-je.
— Madrid. Semaine dernière, je suis parti Ukraine. Je suis allé Allemagne, je suis
allé Paris. Paris, je suis resté deux jours. Maintenant, je vais Madrid. Ami avoir bar à
Madrid. Lui être riche. »
Je ne pus m'empêcher de me demander comment il avait réussi à rester deux jours
à Paris, à cette époque-ci de l'année. Il n'avait pas l'air d'avoir les moyens de s'offrir
un hôtel. D'un autre côté, je ne souhaitais pas l'embarrasser en lui posant la question.
« Ukraine et Europe, amies – oui ! »
Il leva son gobelet et le vida. Les effets de l'alcool se faisaient à présent ressentir. Il
se pencha à l'oblique vers moi :
« Europe, kaput. Les Noirs pas bons. Partout des Noirs et des Asiatiques. Pas
bons. »
Les coins de sa bouche s'abaissèrent avec condescendance, soulignant son
mépris.
« Ukraine et Europe, bonnes, oui. Les Blancs, bons, oui ! »
Il remplit un autre verre, contrôlant avec peine ses mouvements. Le temps s'étirait
avec pesanteur. Il en versa encore, et nous levâmes nos gobelets. Je m'efforçai de
rendre chacune de mes gorgées convaincante, mais cela n'avait guère d'importance.
Ne remarquant plus rien, il entrait dans une colère croissante contre le monde qu'il
accusait du malheur qui avait frappé le pays d'où il venait. Si une personne lui avait
offert un brassard avec une croix gammée, cela n'aurait sans doute coûté à l'un et à
l'autre qu'un verre de vodka. Il était extrêmement difficile de l'apprécier. Subitement,
je le vis. Je vis au-delà des strates de déception, de maltraitance, de douleur,
d'infériorité et de haine. Nul besoin d'un diplôme de psychologie pour le percevoir.
Mais il y avait autre chose.
Il a cinq ans. Avec sa grande sœur, il est penché sur sa mère qui est au sol, dans une position
maladroite. Ils essaient de la réveiller. Plus tard, un voisin vient les aider, mais la mère ne se
réveille pas. Il marche dans la rue principale du village où il vivait, il y a de nombreuses années.
La rue est vide. Toutes les maisons sont vides. Partout, une lumière grise. Dans un enclos,
quelques voitures garées devant un édifice gris. Une centrale électrique. Il marche jusqu'à l'autre
bout du village. Il se tient devant la porte d'un jardin qui conduit à une grande maison en bois,
décrépite. Un orphelinat. La nuit. Il court vers une haute barrière. Usine. Un chien le pourchasse.
Derrière lui, un garde dans une mare de sang. Le butin n'atteint pas même la moitié du salaire
d'une journée. Il marche dans la rue d'une ville. Il fait froid et les gens sont occupés. Dans un
square où l'on peut tout acheter, il échange son manteau chaud contre une élégante veste en cuir
qui lui donnera l'air plus respectable, en Europe.
Lorsque le steward vint faire les préparatifs pour la nuit, il dormait déjà pesamment.
Sa tête avait basculé sur sa poitrine, et il bavait. Le gobelet s'était renversé et un filet
de vodka courait sur le sol. J'essuyai son visage, lui ôtai sa veste et réussis à le
mettre au lit. Alors que je bordais la couverture autour de lui, il ouvrit les yeux et
marmonna : « Ukraine, meilleur endroit du monde. »
Loin dans les ténèbres, j'aperçus une lumière. La flamme n'était pas très claire,
mais elle était là.
7

Jour après jour, nous nous rapprochions du sommet de la montagne.


Simultanément, le Voyant m'aidait à aller toujours plus loin et à franchir la
limite du concevable. Chaque jour, nous répétions les mêmes pas, et je
sentais grandir ma capacité à me centrer et me concentrer, je sentais
s'intensifier l'impression d'être présent. À mesure que le temps passait, il
devenait évident que tout ce qu'il accomplissait participait d'un but plus
élevé et s'inscrivait dans un plan plus vaste. En sa compagnie, la vie
devenait l'instrument d'un changement, dont nous explorions chaque touche.
Ce processus de purification et de prise de conscience était semblable à une
symphonie. Ou pour le dire avec ses mots :
« Comment se mouvoir sans avoir la volonté d'abandonner tout ce qui
bloque le passage ? L'homme est un instrument qui, pour jouer
harmonieusement, doit être accordé. »
Lorsqu'il estimait qu'une journée s'était particulièrement bien passée,
nous la célébrions chez Gilbert, au Costes. Nous dansions sur les ruines de
toutes les misères auxquelles nous avions, pour ainsi dire, accordé un repos
définitif. C'était une façon de témoigner du respect envers tout ce qui,
désormais, avait rempli son but.
Le soir précédant le dernier jour de travail, nous dressâmes la table dans
la salle à manger et allumâmes un feu. Je préparai un repas simple. Le
Voyant posa sur la table une bouteille de Don César. Dehors, la pluie
commençait à tomber. Des rafales de vent faisaient claquer les volets contre
le châssis des fenêtres.
« Nous en avons fini avec cette étape. Vous avez trouvé la voie. Ce n'est
cependant qu'un début. Un mode de vie totalement nouveau commence ici
pour vous. Ainsi que je vous l'ai dit le premier jour, la vie ne sera désormais
pas plus facile. Mais vous saurez pourquoi les problèmes surgissent et vous
disposerez des outils qui vous permettront de les dépasser, si telle est votre
volonté. Demain, nous monterons jusqu'à la forteresse. Vous n'aurez plus de
tests à passer. Vous verrez simplement ce qui vous attend. Le puits de
l'Âme, la porte du Temps et le Graal. Considérez cela comme le
couronnement ultime du travail que vous avez accompli jusqu'ici. »
Je ressentais de la tristesse à l'idée de devoir quitter cet homme et ce lieu.
Jamais auparavant je n'avais éprouvé avec une telle intensité le sens de la
vie. Sans doute était-ce parce que j'avais rencontré un être qui osait prendre
tout cela au sérieux. Qui transformait en unité et en spiritualité ce qui était
fragmenté et physique. La vie était mouvement. Un conte de fées. Le
Voyant me montrait qu'il existait une voie, un but et une façon de le vivre
pleinement. Il leva son verre :
« Buvons à la santé des Nornes. À Urd, Verdandi et Skuld. Elles ont été
ici vos anges gardiens. Elles ont fait du bon travail. »
Le vent se leva, enfla et se mit à murmurer sous les portes et entre les
fentes. Dans la salle à manger éclairée par la lumière vacillante des
chandelles et du feu, les ombres exécutèrent leur danse finale. La paix était
au-delà du temps.
Le train arriva à Madrid-Chamartín peu avant neuf heures. Sur le quai, Nikolaï
paraissait plus pâle et plus malade encore sous l'éclat vif du soleil. Il jeta un œil
autour de lui d'un air légèrement désorienté, comme s'il espérait rencontrer quelqu'un,
et à l'instant où nous nous séparâmes, tenta de gagner un peu de temps. Je le
regardai disparaître dans la foule. Puis je passai près d'une demi-heure à essayer de
trouver le métro pour Atocha, d'où je devais prendre le train afin de poursuivre jusqu'à
Málaga. Déjà, je sentais l'odeur de mon Espagne. Cet étrange pays hétéroclite vers
lequel je ne cessais de revenir depuis la première fois où j'y avais mis les pieds,
vingt-cinq ans auparavant.
Petit déjeuner à Atocha Renfe. Œufs frits et pain grillé. Agitation et lumière. Conversation avec
une jeune Italienne qui me demande si je peux lui donner de la monnaie pour un café. Elle est en
route pour Séville afin de tenter sa chance là-bas, comme danseuse. Un large sourire de façade.
Triste et solitaire. Me dit qu'il n'y a pas d'avenir en Italie. Sans racine et sans paix, et bien trop
jeune pour être déjà une réfugiée existentielle. Je lui offre le petit déjeuner, et un soutien moral.
Nous sommes-nous reconnus parce que nous étions tous deux des réfugiés ?
Quelle sorte d'avenir espérait-elle trouver ici qu'elle ne pouvait avoir ailleurs ? Puis je
me souvins d'Italica, au nord de Séville, première ville bâtie par les Romains en
Espagne. C'est là que fut édifié le plus grand amphithéâtre après celui de Rome. Là
que les combats de gladiateurs atteignirent une cruauté telle que Marc Aurèle finit par
les interdire. Ceux qui vont mourir te saluent ! C'était par ces mots que les gladiateurs
accueillaient les empereurs et les consuls avant de se jeter dans la mêlée. Elle agita
la main, sourit vaillamment et disparut en direction de Séville. À midi et quart,
j'entrepris la dernière étape de ce voyage.

Le vent s'était tu et la pluie avait cessé. À présent, le brouillard


s'épaississait dans la vallée. À mesure que j'avançais entre les fourrés, le
sentiment de certitude propre à l'état naturel s'affirmait. Nul souci, nulle
difficulté. Dans le pré, il me demanda d'avancer seul à la rencontre de Prat.
Elle attendait déjà. Voici un carré. Dirige-toi vers les angles et à chacun,
attribue une qualité. Rassemble ensuite celles-ci à l'intérieur de ta propre
force, au centre. Une à une, elles vinrent en partant du coin supérieur droit
et en se déplaçant dans le sens des aiguilles d'une montre. Attention. Force.
Courage. Compassion. Se dissolvant d'un seul mouvement, elles se
rencontrèrent en un point unique : Silence !
Nous parcourûmes côte à côte la première partie ardue du chemin.
J'avançai d'un pas léger, le bâton sur l'épaule. Nous progressâmes lentement
vers le haut, je marchai en tête. Sur la première corniche, je me retournai.
Quoique je m'y fusse peu à peu habitué, je fus encore surpris de constater
qu'il avait disparu. Il me fallait grimper seul.
L'air était empli d'oracles. Un homme marche sur une longue route. Il est
perdu. Lorsqu'il rencontre un autre être humain, il est très heureux. Les
Nornes étaient là. Les visions surgissaient par intermittence du brouillard.
Un mot d'encouragement ne coûte rien, le prix d'une aide modeste n'est pas
nécessairement élevé. Je traversai l'espace vide, sans rien dans les mains, et
eus les larmes aux yeux.
Elles étaient partout. Elles donnaient vie aux arbres, aux buissons. Le
plus petit caillou sur le sentier devenait une étoile dans l'Univers. Je
connaissais chaque tournant, chaque rocher. Mon souffle s'accordait
harmonieusement à la forme de la montagne. De pic en pic, de corniche en
corniche, je grimpais avec aisance.
J'avais dépassé tous les endroits déjà connus. Vers la fin, le sentier
rétrécissait, de plus en plus semblable à un labyrinthe. Me frayant un
chemin hors des fourrés, j'aperçus la forteresse dans la brume. Le Voyant
attendait à l'extérieur. Ainsi devait-il en être.
« Parfait, dit-il. Parfait. »
Ses mots firent vibrer une corde dans mon esprit, aussi claire que le son
d'une cloche.
« Je vais à présent vous montrer le puits de l'Âme. Le pont entre la vie et
la mort. Sur les parois de ce puits, vous apercevrez de nombreuses images
de votre vie. Par instants, vous distinguerez un carré noir. Un jour, lorsque
cet état vous deviendra familier, vous pourrez y entrer et remplacer le carré
noir par une fenêtre. Vous l'ouvrirez et la rendrez aussi brillante que l'or.
Vous la franchirez et poursuivrez toujours plus avant votre chemin.
Aujourd'hui cependant, je me contenterai de vous montrer le puits pour que
vous puissiez en avoir une idée. Mettez-vous là. »
Je fis un pas devant lui. Cela ne dura qu'un instant, sans aucun effet
spectaculaire.
Je suis dans un passage souterrain dont les murs n'ont rien de particulier. Plusieurs scènes,
personnes et lieux apparaissent au travers d'une unique et indescriptible image. Une lumière dorée
tombe d'en haut. Cela n'a nulle forme. Tous les lieux ne sont qu'un lieu. Toutes les images ne sont
qu'une image. Je m'élève à grande vitesse vers le haut du puits et viens au monde avec un bruit
semblable à celui d'un bouchon sautant hors de la bouteille.

Les Nornes avaient préparé pour nous de l'eau et des biscuits. Je regardai
la forteresse. Elle n'était pas très grande. Il semblait quasiment impossible
que deux cent cinq personnes aient pu vivre là si longtemps. Il se leva et
m'appela vers la porte de la forteresse.
« Voici la porte du Temps. Vous devez vous tenir à l'intérieur. »
Je fis comme il me le demandait.
« C'est l'ouverture dépourvue de forme par laquelle la totalité du temps
devient éternité. Le passé, le présent et l'éternité, tous ne font plus qu'un. Il
n'y a pas de division.
« Tout est dans le même instant. Si vous entrez dans l'acceptation, alors,
vous serez toujours la personne que vous étiez censée être. »
Le Château vu depuis la porte du Temps

Le ton de sa voix vibrait. L'écho se mêla au silence et devint infini, telle


la réverbération de l'instant unique qui contient tout. « Vous n'avez pas été
enfermé par le temps. C'est vous qui l'avez dissous. » Je pénétrai dans la
cour. Elle était presque pentagonale. L'atmosphère irréelle était soulignée
par le brouillard dense. Je me sentis attiré vers le centre de la cour. J'étais
face à la tour, au nord. À ma gauche, se dressait la porte du Temps que je
venais juste de franchir. De l'autre côté, à ma droite, une porte plus modeste
donnait vers l'est. Je voulus voir ce qui se trouvait de l'autre côté, mais fus
incapable de bouger. J'étais fermement retenu sur place par une force
inexplicable. Toute résistance était impensable. Je délaissai mes pensées et
restai tranquille.
Le Graal, dans la forme de pensée fondamentale perçue par le Voyant

Alors que je me tenais ainsi, une femme voilée franchit la grande porte.
Elle s'approcha à pas feutrés, légèrement penchée en avant comme si elle ne
voulait pas déranger. Elle passa près de moi et, conservant son attitude
gauche, me regarda avec un sourire indéfinissable. Elle était sans âge.
Poursuivant de son même pas feutré, elle me salua en silence et disparut par
la petite porte. Peu après, répétant la même pantomime, une autre femme
surgit du brouillard, bientôt suivie d'une autre encore.
« Rapprochez-vous. »
C'était le Voyant. Je m'avançai.
« Je vais à présent vous montrer le Graal. Ou plutôt, sa forme spirituelle
essentielle. Vous serez capable de le voir et de le toucher, mais c'est à vous
qu'il appartient de le percevoir dans la forme variable qu'il possède à
l'instant même. Sa forme essentielle, cependant, reste toujours identique,
vous le verrez d'ici peu. Il est vrai que les cathares l'ont possédé. Nul n'est
parvenu à le leur prendre puisqu'il n'existait pas physiquement, il s'agissait
d'un pur esprit. D'une forme élevée de conscience. »
Il tendit les bras devant lui comme pour faire surgir quelque chose de
terre. Il guida ma main dans l'air à l'endroit précis où il venait de dessiner la
sculpture invisible. Il n'y eut pas de mots, juste une confirmation. « Vous
pouvez le faire. Faites-le ! »
Alors que nous demeurions ainsi, nous entendîmes soudain des voix
féminines qui chantaient. Dans un angle de la forteresse, les trois femmes
de tout à l'heure se tenaient par la main. D'autres formes humaines
apparurent dans le brouillard. Un modeste groupe composé de cinq
touristes, vêtus de pardessus et portant des appareils photo. Les Nornes me
firent signe d'approcher. Tous, nous nous prîmes par la main. Puis nous
commençâmes à chanter :
« O Signore, fati me, un instrumentum, della tua pacem. »
Les voix se fondirent en une seule note, semblable à celle d'une cloche
qui aurait été frappée, il y a de cela une éternité. Je reconnus les mots de la
prière de saint François d'Assise. Le Voyant se tenait au milieu de la cour.
Autour de lui, une faible lumière fluorescente était visible. Immobiles, nous
écoutâmes en silence la note qui enveloppait la forteresse, avant que le
chant ne s'affaiblisse et disparaisse. Quel motif nous avait amenés ici ? Je le
compris subitement, alors que nous nous présentions. L'une des femmes
venait de Roumanie, l'autre de Suède, la troisième d'Angleterre. L'un des
hommes était américain et juif, l'autre italien. Tous travaillaient à Bruxelles.
Je regardai le Voyant. Il se dressait dans le brouillard, devant la porte du
Temps, souriant mystérieusement.
Le soir, nous traversâmes le département de l'Ariège jusqu'à Villeneuve-
d'Olmes afin de dîner au Castrum, connu pour sa cuisine et son service. Ici
aussi, le Voyant fut accueilli en grande pompe. Nous étions les seuls
convives. Nous fûmes placés à une table somptueusement dressée, au centre
de la salle. Derrière le Voyant, une jeune et belle serveuse attendait.
Derrière moi, son frère jumeau. Le maître d'hôtel ouvrit le menu, donnant le
signal aux deux serveurs qui, comme par enchantement, versèrent le vin que
nous avions commandé. Tous trois travaillaient au même rythme. Nul
mouvement inutile, une coordination parfaite et harmonieuse entre chacun
d'eux. Anticipant le moindre désir, ils le comblaient presque avant que nous
en ayons nous-mêmes conscience.
« J'aime beaucoup venir ici. C'est un exemple de synchronisation et de
précision dont il est impossible de jamais se lasser. »
La belle jeune femme servit le premier plat et le Voyant eut un signe de
tête approbateur. Lorsqu'elle se pencha pour verser le vin, il murmura en
aparté une galanterie qui la fit rougir. Se tournant vers moi, il déclara :
« À partir de maintenant, vous devez vous exercer à devenir invisible. De
la sorte, vous vous débarrasserez des ultimes vestiges de traumas passés
dont vous n'avez su vous défaire ici. Efforcez-vous, autant que possible,
d'éviter la publicité. Évitez d'accorder inutilement votre attention au monde,
retirez-vous plutôt dans votre sanctuaire intérieur où vous vous préparerez.
Il vous faut affiner votre sens de la précision et de la synchronisation. Vous
devez apprendre à pénétrer dans le flux cosmique de la vie. La
concentration et l'attention sont deux choses différentes. La concentration
sépare et exclut. L'attention considère chaque chose comme un tout, sans
résistance, ni réserve. L'instinct diffère de l'intuition. Et l'intuition n'est pas
identique à intuition ! Une fois rentré chez vous, des événements se
produiront. Lorsque vous verrez des occasions matérielles vous échapper,
ne désespérez pas. Pensez à ce vieil adage selon lequel si, dans la grotte
d'une montagne, vous avez ne serait-ce qu'une seule pensée noble et
désintéressée, alors, celle-ci formera des vibrations qui se propageront à
travers tout l'Univers, accomplissant ce qui doit et peut être accompli. »
Il leva son verre. J'avais tant à lui demander.
« Mais comment parviendrais-je à intégrer tout ce que vous m'avez
montré ? Comment l'emploierais-je dans ma vie quotidienne ?
— Ne vous inquiétez pas à ce sujet. Tout fusionnera en une synthèse plus
haute. »
Nous trinquâmes, et vint le temps du plat principal. Le Voyant était au
meilleur de sa forme. Le flirt qu'il avait entrepris avec la jeune serveuse
devint danse des yeux et gestes imperceptibles, mot soigneusement choisi et
contact involontaire, dans un équilibre constant entre innocence et
sensualité. C'était d'une beauté saisissante que d'observer sa virtuosité à
montrer à la jeune femme combien il l'appréciait, sans jamais basculer dans
la maladresse. L'instant, au contraire, s'en trouvait placé dans une
perspective splendide. Magnifié par un sens exact du temps. Les yeux de la
serveuse irradiaient, ses mouvements devenaient de plus en plus gracieux.
Tout avait acquis une signification nouvelle. Tout était ce qu'il devait être.
Soudain, quelque chose fendit l'air. J'eus un choc. Cela arriva si vite. D'un
seul mouvement. Par-dessus la table et sans renverser le moindre verre. Le
Voyant. Jusqu'à ce jour, j'ignore comment cela se produisit, mais
subitement, il fut là, près de moi, l'index pointé sur ma poitrine.
« Laissez-moi vous rappeler ce que je vous ai enseigné. Soyez attentif.
Dansez ! Même lorsque vous êtes assis tranquillement. Soyez présent. Ici !
Maintenant ! »
Avant que j'eusse repris mes esprits, il était de nouveau assis sur sa
chaise. Derrière lui, la serveuse se contenait à grand-peine. Avec son
élégance coutumière, il lui dit quelques mots. Puis, incapable de se retenir
plus longtemps, la jeune femme partit d'un rire incontrôlable. Et ce fut
l'avalanche. En une fraction de seconde, les bonnes manières volèrent en
éclats et tout fut absorbé par le rire. Mais comme par magie, tout redevint
normal. Les serveurs disparurent, avant d'apporter peu après le dessert. Le
Voyant leva son verre :
« Revenez en Andalousie l'année prochaine, et nous commencerons le
vrai travail ! »
Le lendemain matin, il me conduisit à Foix. Nous bûmes un pastis dans
un café, sur la grand-place. Nous étions tous deux silencieux. Devant la
gare, nous nous serrâmes la main. Je voulus dire quelque chose et
marmonnai un « merci », sans parvenir à trouver d'autres mots.
« Nous nous verrons en Espagne », murmura-t-il.
Puis il pivota et marcha en direction de la ville, sans se retourner.
Assis dans le train qui me ramenait chez moi, je fouillai dans le sac à la
recherche de mon journal intime et découvris une enveloppe. Je l'ouvris et y
vis un grand anneau d'argent. Une inscription était gravée dessus. « Crede et
Vicisti. » À l'intérieur de l'anneau, il y avait mon nom.
Une fois rentré, la vie se révéla aussi difficile que le Voyant l'avait prédit.
J'eus une série de rêves nocturnes dont le dernier se passait dans le château
d'un baron – j'y prends conscience que je suis celui que je suis, puis, d'un
calife, je reçois un tapis tissé à la main. Des lettres arabes y sont brodées,
qui m'indiquent que j'ai réussi l'examen.
Après ce rêve, j'eus le sentiment que je n'étais plus en accord avec mon
ancienne réalité. Sans cesse, je devais me remémorer l'inscription gravée
sur l'anneau : « Crois et tu vaincras. » Loin de me rapprocher du monde, je
sentais que je m'en éloignais davantage. De nouveau, je me retrouvais dans
le vide. Ma situation financière continuait d'être un désastre. Toutes mes
activités tournées vers l'extérieur et liées au travail aboutissaient à un échec.
Ce n'était que lorsque je marchais dans la forêt que le monde redevenait un
tout. Par moments, je faisais l'expérience d'une simplicité fondamentale si
intense que je demeurais là jusqu'à la fin de la journée. Je restais assis, le
dos contre un tronc d'arbre, à la lisière de la forêt et face à la plage, écoutant
la mer et regardant les nuages qui dérivaient lentement dans le ciel. Alors, je
commençais à comprendre les profondes strates intérieures auxquelles le
Voyant m'avait donné accès. Je saisissais que le temps des arbres, de la mer,
des nuages, correspondait au rythme du cœur et du souffle, en totale
opposition avec le cadre temporel auquel l'être humain avait habituellement
recours. J'avais la capacité d'être, simplement. Mais pouvais-je vivre avec
cela ? Voilà qui ressemblait à un paradoxe insoluble, jusqu'au jour où je me
souvins enfin :
« Cet état n'est pas ce qui vous permettra de vivre. Vous serez cet état et
vous écrirez sur lui. » Tels avaient été ses mots.
« Ainsi tout prendra sa place. Ce qui doit arriver, arrivera. »
Lorsque, trois semaines plus tard, je dirigeai un atelier de trois jours
portant sur le processus créatif et destiné aux compositeurs ou auteurs-
compositeurs, je fis l'expérience d'une dimension nouvelle qui me venait de
Montségur. Le dernier jour du stage, alors que dans ma chambre d'hôtel je
rédigeais des commentaires à l'intention de chacun des participants, des
images surgirent soudain dans mon esprit, que je couchai immédiatement
sur le papier. Le lendemain, j'expliquai à l'équipe que je n'étais pas certain
de la signification de ces images et qu'il ne fallait pas en tenir compte si
elles ne faisaient aucun sens. Si toutefois c'était le cas, je voulais bien en
être informé. Il s'avéra que certaines de ces images, tout comme certains des
commentaires, étaient d'une précision telle qu'ils allèrent droit au cœur de
l'espace intime de la personne concernée.
À l'évidence, l'inspiration venait de la présence de la personnalité du
Voyant. Je sentis qu'il voulait me montrer qu'en acceptant de se mettre et de
mettre nos propres souhaits de côté, il était possible de devenir le miroir
sans tache d'autrui. Je fis par moi-même l'expérience de voir les participants
sous un jour clair, dépourvu de toute forme d'évaluation ou de jugement.
Enseignant ou étudiant, quelle différence ?
Son inspiration se fit également sentir dans ma vie quotidienne. Durant
les quelques mois qui précédèrent mon cinquantième anniversaire, je
commençais à avoir des rêves nocturnes qui semblaient être en lien avec
mon passé. Ces rêves étaient si intenses qu'ils m'affectèrent tous plusieurs
jours durant. Au début, je ne compris pas ce qu'ils tentaient de me dire. Puis
je me réveillai un matin après avoir rêvé que je rencontrai le Voyant.
« Reconnaissez vos erreurs, dit-il avec son sourire familier.
— Je pensais l'avoir fait à Montségur, objectai-je.
— Eh bien, ce n'était sans doute pas suffisant. »
Ses mots interpellèrent immédiatement ma conscience. Et je compris que,
tout comme durant le séjour à Montségur, il me fallait m'en remettre
directement à eux. Cependant, combien de temps encore devrait se
poursuivre cette purification ?
« Aussi longtemps que nécessaire », l'entendis-je déclarer.
« Soyez toujours prêt à démasquer les raisons du petit soi. C'est la seule
façon d'agir avec elles. »
Les jours suivants, je cherchai dans mes souvenirs des épisodes ou des
actes sur lesquels je n'étais pas revenu et qui jusque-là étaient restés cachés
dans les ténèbres de l'oubli. Dès qu'ils surgissaient, je les notai par écrit.
Des pages entières de situations où j'avais blessé quelqu'un, agi pour des
motifs purement égoïstes. Chacun de mes mensonges. Noir et blanc. Le
petit vol « innocent » commis des années auparavant. La remarque
assassine. L'attitude antipathique. Les manipulations indignes. Les femmes.
Tout. Il était choquant de voir ce que recelaient encore les coins et recoins
de mon esprit, ce qu'au fil du temps, j'avais ignoré ou réprimé avec un
haussement d'épaules. À présent, il me fallait une nouvelle fois comprendre
tout cela. C'était gênant ; plus encore, c'était une douleur nue, inévitable.
Les documents de toute une vie – courrier, notes, bouts de papier,
photographies, etc. – furent, pour la plupart, enfermés dans des boîtes en
carton. Ce n'était pas exactement ce qu'on appelle une fête d'anniversaire. Je
choisis plutôt de faire un feu de joie dans le jardin. À midi pile, mon
minable et glorieux passé partit en fumée.
« Es-tu sûr de ce que tu fais ? demanda l'un de mes amis qui passait par
là.
— Hormis ceci, rétorquai-je, je ne suis sûr de rien du tout. »
Le jour même, je reçus une lettre avec l'en-tête suivant : 25 Gammel
Kongevej, 26 septembre 1905.
Cher…
Non, je suis désolé, je ne peux plus proposer de réciter quoi que ce soit, désormais. Le rideau
est tombé – le rideau de fer. C'est tellement triste de ne plus pouvoir être d'aucune aide. Mais
c'est fini.
Avec mes amicales salutations,
Herman Bang.

Lorsqu'il écrivit cette lettre, Herman avait quarante-huit ans. Je lus et


relus les phrases. La célèbre écriture en pattes de mouche ressortait sur le
papier jusqu'à en devenir lisible.
Assis près de la fenêtre, il regarde le lac St Goergen, de l'autre côté de la
rue. Le vent se lève. Pourquoi écrire encore ? Ici ? Vertige. Sur sa main, une
tache de soja qu'il retire avec difficulté. La vérité ? La tache de la honte ne
peut être retirée du cœur. Voyager. Oui, voyager. Partir. À jamais. N'être
rien du tout. Une mouche fatiguée bourdonne dans les pièces si paisibles de
Gammel Kongevej, il y a quatre-vingt-dix-neuf ans.
C'était un jour glacial de février. L'un de ces jours où la gare centrale de
Copenhague était rien moins qu'accueillante. Je tirai mes valises en haut des
escaliers pour échapper au vent froid qui soufflait depuis le quai et, assez
délibérément, ignorai les mendiants et les sans-abri qui, installés sur de vieux
journaux, agitaient leur tasse à café bleue en direction des passants. Mon propre
budget était plus que restreint et, de plus, la tête me tournait. Je me sentais
nauséeux. Je n'étais absolument pas moi-même. Que n'avais-je pas compris pour
avoir, à un degré aussi effrayant, perdu mon équilibre intérieur ? Et juste à présent,
alors que je m'apprêtais à entamer ce qui serait sans doute le voyage le plus
important de ma vie.
8

L es rails chantèrent au moment où le train aborda une courbe à grande vitesse,


avant de disparaître dans l'obscurité. Je sortis brièvement de mon assoupissement
lorsque ma tête heurta la vitre. Peu après, le soleil de l'après-midi se mit à danser
dans le compartiment. Nous avions quitté Sierra de Almijara et entamions la dernière
ligne droite pour Málaga. Un périple de quarante-huit heures touchait à sa fin.
Désormais, j'allais m'embarquer pour une autre sorte de voyage. Je fermai les yeux et
plongeai dans le bercement du train. Dans le langage dépourvu de mots. Dans le trou
noir de la mémoire. Dans le Patio de los Leones. Dans le chanteur qui, s'appuyant
pour la première fois contre les piliers de la cour des Lions de l'Alhambra, à Grenade,
pour y être immortalisé, conduisit avec assurance le photographe à travers la
résidence de l'empereur. Dans le Mexuar. Dans le Jardin des Myrtes et le Salón de
los Embajadores qu'il adorait. Qu'est-ce qui m'avait attiré en Espagne alors ? Qu'est-
ce qui ne cessait de m'y faire revenir ? Derrière tout ceci, je crus apercevoir le Voyant
et son sourire familier, comme inscrits en filigrane sur le voile qui se levait lentement.
Une abeille d'été en train de mourir sur le rebord de la fenêtre. Une mouche en train
de bourdonner dans un appartement de Gammel Kongevej. L'ancienne route du Roi ?
Roi de… quoi ? Un être éphémère cherchant à quitter le monde du spectacle ? Store
Kongensgade. La route du Grand Roi. Alhambra et Montségur. Mémoire. Sans doute,
n'était-ce pas un hasard si les lignes se rencontraient en Andalousie pour s'y
transformer et devenir le fil rouge de leur propre histoire. De quelle sorte de manuscrit
s'agissait-il ? Qui en était l'auteur et où était-il caché ?

La reproduction tridimensionnelle en papier mâché du Guernica de


Picasso était toujours accrochée au-dessus de l'accès à la ligne du littoral,
exactement comme lors de ma dernière visite. Le Voyant attendait au bar,
sous l'une de ces horloges invisibles réalisées par les surréalistes, tout au
bout de la gare.
« Alors, avez-vous retrouvé votre élégance ? » me dit-il avec un sourire,
comme pour indiquer que le temps n'avait ici aucun effet.
Je le regardai, légèrement surpris, et fus sur le point de lui demander ce
que cela signifiait.
« La gare centrale de Copenhague, poursuivit-il.
— Oh », répliquai-je, en me tenant sur une jambe, les bras ouverts à la
Edie Sedgwick.
J'avais heureusement tout oublié des vertiges et de la nausée. De
l'impulsion électrique le long de ma colonne vertébrale. Telle avait donc été
sa façon de m'accueillir !
Sa voiture était garée à l'extérieur. Nous roulâmes le long de la côte, sur
cette autoroute surnommée, fort à propos, « route de la Mort ». Je ne pus
m'empêcher de m'interroger sur les raisons qui l'avaient poussé à s'installer
ici, au milieu d'un cloaque touristique, parmi les odeurs de friture, le
plastique, les taudis en béton. Je ne le lui demandai pas.
« Je vis en Suisse. Je vis en Italie. Je vis sur Alpha du Centaure. Sur
Omega du Centaure. Quelle différence ? Je vis partout et nulle part. Pour le
moment, je suis ici. Laissez-moi vous raconter quelque chose. Il y a
quelques années, j'ai rencontré un homme qui avait passé dix ans en prison.
Pour ne pas perdre la tête durant sa détention, il s'est mis à étudier. Il a lu
tout ce qui lui tombait sous la main, les philosophes, les ouvrages de
sciences naturelles, les textes sacrés anciens, vraiment tout. Je crois qu'il a
également suivi un cursus de philosophie. Parallèlement, il tenait un compte
précis des jours, des semaines, des mois et des années. Il était convaincu
qu'au moment où il ferait son retour dans la société, le monde aurait changé.
Lorsque enfin le jour arriva et qu'avec impatience il franchit la porte de la
prison, vêtu de son costume, il réalisa que le sentiment de liberté tant
attendu tardait à se manifester. Plusieurs semaines de fêtes n'y changèrent
rien. Il comprit simplement qu'il avait eu une idée illusoire et de la “liberté”,
comme s'il s'agissait juste d'être hors des murs de cette prison, et de
l'“emprisonnement”, comme si c'était simplement le fait d'être à l'intérieur.
Il pouvait aller où il voulait. Mais il était toujours prisonnier, esclave de ses
propres attentes comme de celles des autres, des préjugés, des projections,
des habitudes, des rêves et des désirs. Avoir acquis tant de savoir pendant
dix ans, n'avait rien changé au simple fait qu'il ne se sentait absolument pas
libre. »
Il sortit de l'autoroute.
La maison donnait sur un jardin, dans les vieux quartiers de la ville. Les
cloches de l'église sonnèrent les vêpres. Le soleil disparut derrière les
immeubles, et les clients qui se tenaient devant les cafés rentrèrent à
l'intérieur. Dans le jardin, un garçon tournait sur sa mobylette dépourvue de
silencieux, une fille assise à l'arrière. Un vendeur de loto unijambiste
regardait son reflet dans la fontaine et s'apprêtait à emballer ses affaires,
cependant que de la rue principale, s'élevait un concert de Klaxon, noyés
sous une brume d'essence. Une belle doña d'âge mûr, vêtue de noir, salua le
Voyant lorsque nous traversâmes le jardin. Les balcons débordaient de
géraniums. Il souleva son chapeau de paille blanc. Une brise douce dans un
vieux figuier. L'entrée se trouvait un peu plus bas, sur Don Quixote. Nous
prîmes l'ascenseur jusqu'au cinquième étage. Simplement meublé,
l'appartement comprenait cinq pièces et donnait sur la ville et la
Méditerranée. Je défis ma valise dans la chambre d'amis et préparai le
magnétophone. Nous bûmes de l'eau et un unique pastis sur la terrasse, face
au jardin. Nous entendions Ben Webster jouer. Tout prenait un aspect plus
profond, plus clair et précis. J'avais l'impression de rentrer à la maison.
« Nous commencerons demain. Nous serons occupés durant les quelques
jours à venir. Au moment où se terminera mon heure de consultation, à neuf
heures, vous verrez comment je travaille, comment les énergies travaillent.
Après le déjeuner, vous pourrez poser toutes les questions qui vous
paraissent nécessaires. De même que durant le séjour à Montségur, nous
devrons abolir toutes les limites. Avez-vous apporté un casque de
protection ? »
Il faisait sombre lorsque nous sortîmes dîner. Les rues étaient
littéralement bordées de restaurants. Les serveurs allaient et venaient sans
répit. Nous étions hors saison. Pourtant, un écœurant parfum d'huile solaire
persistait encore légèrement, et à celle du menu pour touristes se mêlait
l'odeur du sel de la Méditerranée et du vent du désert. Nous mangeâmes
chinois.
Le Voyant au travail dans son bureau

Le premier client appela à huit heures exactement. La porte du bureau du


Voyant était entrouverte. Il écouta, dit quelques mots que je ne compris pas,
puis plaça le combiné sur sa table de travail. Je découvrais à présent cette
sorte de silence que j'avais perçue à l'autre bout du fil et qui m'était apparue
comme un bruit blanc. Il leva sa main et la laissa planer au-dessus d'une
chose que je ne parvins pas à identifier. Il demeura assis dans cette position,
un long moment. Il prit ensuite le combiné, prononça quelques mots et
raccrocha. Les appels venaient de loin, ou de près. Il parla en anglais et en
allemand, puis en français et en italien. Cela dura une heure. Chaque fois
qu'il raccrochait, la sonnerie reprenait ; je me glissai dans la cuisine pour
préparer du thé et des tartines grillées. Lorsqu'il sortit du bureau, il avait
l'air tendu. Ailleurs. Nous prîmes notre petit déjeuner debout.
« Quelque chose vous tracasse ? demandai-je.
— Eh bien, un ambassadeur italien a eu une attaque en Extrême-Orient.
C'était sa femme. Je lui ai dit que je ne pourrais le guérir facilement. Il y a
plusieurs années, j'ai conseillé à cet homme de prendre sa retraite, mais il
n'a jamais voulu m'écouter. À chaque attaque, sa femme me téléphone parce
que c'est plus rapide que de faire appel aux urgences. Mais un jour, moi non
plus, je ne pourrai plus l'aider. Il s'accroche à la vie du bout des doigts. S'il
sombre cette fois-ci, il n'y aura pas de retour. Je lui ai déjà administré un
traitement, mais il lui en faut un autre. »
Je le suivis dans son bureau. Il s'y mit aussitôt. Levant sa main et la
laissant planer au-dessus de la table.
« Que faites-vous ? demandai-je.
— Je visualise une image de lui, avant de lui envoyer les énergies
nécessaires. Je vois que l'une des valvules du cœur ne fonctionne pas
correctement. Sa circulation sanguine n'est pas très bonne non plus. Je
vérifie à présent tous les autres organes et m'aperçois qu'il y a un problème
avec sa digestion. De manière générale, il y a un déséquilibre. Il semble
qu'il ait besoin d'un traitement global. Organes, circulation sanguine,
chakras et aura. Vous allez me suivre. »
Il me fit signe de rester tranquille. Sur la table devant lui, la sculpture du
Graal reflétait la lumière. Je me concentrai et tentai de percevoir sa réalité.
Il n'était pas là. Son regard portait très loin. Ses yeux voyaient ce que
d'autres ne pouvaient distinguer. Les galaxies se mouvaient dans des univers
inconnus. Je demeurai immobile, le dos droit. Je crus discerner de
minuscules éclats de lumière dans l'air. Je sentis des impulsions électriques.
Je fermai les yeux.
Derrière un fin halo de lumière grise, une chose bleuâtre apparut et se mit
à briller sur le pourtour.
Une pensée en forme de lumière. Le Voyant est penché au-dessus d'un homme corpulent, sur un
lit de camp. Il travaille dans un état de concentration et de détermination extrêmes. Le souffle de
l'homme est très faible. La lumière change, devient bleue. Il place le cristal là où se trouvait le
cœur, et ferme.
« Îkhal ! »
Fini. Activé. La réinstauration de l'état originel. Il souffle sur ses mains, les déplace au-dessus du
corps malade.
« Ephatah ! » Instantanément, il ouvre la circulation sanguine, les chakras et l'aura. Puis il
murmure quelque chose à l'homme endormi. Une longue ligne se déroule, devient infinie. Une vie
tout entière, qui ne dure pourtant qu'un instant.

« C'est fait ! »
J'ouvris les yeux. Le Voyant se tenait debout.
« Avez-vous pu suivre ? »
Je tremblais encore.
« C'était comme l'éternité, et pourtant, comme un instant unique.
— Eh bien, nous travaillons avec des énergies puissantes. »
Il semblait plus détendu à présent. Il sourit avec soulagement.
« Notre ami peut repartir pour un tour. Ce pourrait bien être le dernier. Je
ne suis pas certain qu'il y en ait d'autres. Je l'ai dit à sa femme. C'est à lui de
décider.
— Que lui avez-vous murmuré ?
— Je n'ai rien murmuré. Si tel est ce que vous avez perçu, alors, vous
vous trouviez sur le plan psychique ou astral. Puisqu'il m'était impossible ici
de proposer de bouche à oreille un choix au client, j'ai transféré cette
proposition directement dans le soin lui-même. Avec un peu de chance, elle
se manifestera et se traduira par une autre façon de vivre, une autre attitude.
Mais parfois, il est plus facile de déplacer un rocher qu'un être humain. Les
dieux eux-mêmes luttent en vain contre ce type d'inertie. »
Il paraissait surpris de la façon dont j'avais vécu cette expérience.
« Il est bien que vous soyez capable de percevoir les choses à un niveau
psychique/astral, cependant, je souhaiterais que vous puissiez avoir une
vision claire. Si tel avait été le cas, vous auriez vu l'image de l'incarnation
du client. Vous auriez vu que la cause de son état actuel couvre une période
de temps plus longue que celle de sa vie. De même, vous auriez
immédiatement perçu le lien qui existe entre son cœur affaibli et l'étoile
Rigel, dans la constellation d'Orion, et vous auriez su que c'était là que vous
deviez chercher de l'aide. Vous auriez compris ce qui relie le micro- et le
macrocosme. Lorsque nous traitons les maladies physiques, c'est un
avantage que d'opérer sur le plan céleste. Quoique cela reste limité. Le
niveau astral a tendance à être instable, ce qui est aussi une contrainte. Le
plan astral et le plan mental sont, dans une certaine mesure, liés à la sphère
personnelle. Il existe pourtant une zone plus élevée que ces trois plans, une
zone universelle, créative, qui annihile toutes les limites. Pour parvenir à
une vision claire, il est absolument nécessaire de pouvoir renoncer à tout ce
qui est lié à vous. Dans cet état, il n'existe pas d'image, au sens où nous
entendons habituellement ce mot. À notre façon de voir linéaire et
horizontale, se substitue une sorte de concentration circulaire et verticale,
qui est immédiate. Vous avez un long chemin à parcourir, qu'il serait bien
d'entamer dès maintenant et de la façon qui convient. Ce soir, je vous
montrerai un exercice simple mais efficace, que vous pourrez utiliser.
À présent, je vous emmène dans les montagnes au-dessus de Tolox, où nous
déjeunerons plus tard. »
Le village était situé à une cinquantaine de kilomètres, sur les hauteurs.
Nous roulâmes un long moment dans une sorte de réalité virtuelle,
semblable aux coulisses d'un décor en carton, composée de complexes
touristiques hâtivement construits les uns après les autres, çà et là
interrompus par des terrains de golf ou des hôtels tout aussi stéréotypés et
bâtis à la va-vite. Lorsque nous commençâmes à monter, les horreurs
architecturales cédèrent enfin la place aux champs d'agrumes ou
d'amandiers en fleur. Les virages en épingle se firent plus rudes, la route
plus cahoteuse. Nous parvînmes à mille huit cents mètres d'altitude et
parcourûmes la dernière partie de la route, faite de gravier. Le Voyant gara
la voiture et nous entreprîmes de grimper le long du sentier. Comme à
Montségur, nous passâmes par les points d'initiation. Pour que je ne les
oublie pas, disait-il ! J'avais le sentiment qu'autre chose était en jeu. Nous
nous assîmes plus haut. Je déballai mon magnétophone et nous abordâmes
les questions du jour. Une fois fait, nous restâmes assis tranquillement, à
regarder la vue infinie.
Je prenais lentement conscience que c'était là l'une des qualités du Voyant
que j'appréciais le plus. Être présent, sans mot, sans attente, sans nul
jugement. Dans ces instants-là, j'avais le sentiment que, par le seul fait de sa
présence, il était capable de communiquer ses pensées ou ses visions.
Tourner son regard vers l'extérieur équivalait alors à tourner son regard vers
l'intérieur. Cette forme de transmission dénuée d'effet spectaculaire vous
faisait évoluer de façon quasi imperceptible et silencieuse. Je sentais alors
que mon corps se détendait complètement. Chaque fibre, chaque muscle,
chaque cellule trouvait sa juste place. De cet état apaisé naissait une
vigilance empathique, qui percevait les êtres et les choses tels qu'ils étaient,
avec leur propre mérite. Il n'était plus question d'acceptation puisqu'il n'y
avait rien à accepter. Chaque chose était ce qu'elle était. C'était là un
langage depuis longtemps oublié. Le Voyant me montrait comment la
communication entre les êtres, au travers des mots parlés ou écrits, n'était le
plus souvent qu'une tentative désespérée pour se raccrocher à une
personnalité illusoire, une identité teintée de préjugés, de peur, de vanité.
Un tel langage, qui ne laissait nulle place à l'écoute et se repliait sur soi, qui
excluait et ne vivait que sur un système d'attaque et de défense, était selon
lui pauvre et inhumain. Si ceux qui pratiquaient ce langage possédaient un
sens indéniable des reparties et la capacité d'écrire sans fin, ils n'étaient
pourtant doués que pour perpétuer et transmettre sans cesse des limites.
Cette perpétuation des limites constituait précisément l'une des principales
raisons pour lesquelles la révolution que tous attendaient ne se produisait
pas. Il ne jugeait pas. Simplement, il observait et travaillait à ouvrir les
barrières chaque fois qu'il en rencontrait. Seule, la dissolution totale du bruit
mental permettrait de transmettre une immobilité paisible, comprise comme
une forme de communication capable de transformer les êtres. Une
attention restreinte empêcherait d'entrer dans cet état. L'accès au
transpersonnel, et au niveau qui lui correspondait, pouvait paraître difficile
en ceci qu'il imposait l'obligation d'appréhender l'être humain dans sa
totalité. Il ne suffisait pas d'être un peu enceinte. Soit vous l'étiez, soit vous
ne l'étiez pas. Et la différence paradoxale entre l'un et l'autre état tenait
simplement à la décision prise par la personne endormie d'ouvrir les yeux,
de se réveiller, de devenir consciente de sa situation. Qu'une décision en
apparence aussi simple puisse sembler si complexe, venait de ce qu'elle
impliquait de renoncer à presque tout ce que nous avions appris et conquis,
et que nous avions, par erreur, interprété comme un véritable
accomplissement.
Toutes ces réflexions, le Voyant me les présenta sur la montagne. Sous la
forme d'une pensée unique, sans mots, sans jugement.
Alors que nous revenions vers la voiture, il s'arrêta subitement.
« Le sentez-vous ? »
Je m'immobilisai aussitôt. Il pointa son doigt vers les ombres qui
s'étendaient juste au-devant, puis au loin. Derrière nous, le soleil dardait ses
rayons inclinés. Je portai mon regard vers l'horizon, avant de le ramener sur
le flanc de la montagne. Et je vis. Les ombres se mouvaient. La montagne
se mouvait. La Terre se mouvait. Et nous nous tenions sur elle. C'était une
expérience magnifique. En l'espace d'un instant, je réalisai que nous nous
trouvions sur un globe qui avançait majestueusement. Tournant autour d'un
soleil, dans une galaxie, à l'intérieur d'un univers. Le silence. Les nuages.
L'herbe. Les ombres. La pulsation. Le souffle. Unité. Gravitation. Le
murmure de l'Univers dans le vent.
« Plutôt émouvant, n'est-ce pas ? » déclara-t-il avec un sourire.
Nous descendîmes vers Tolox et eûmes notre « siesta » à la bodega
locale. Après le déjeuner, nous reprîmes notre travail de questions-réponses.
Puis nous parlâmes de l'art et du rôle des artistes :
« Lorsque les artistes reçoivent quelque chose de l'Univers, ils sont
capables de le métamorphoser en beauté. Pas une beauté au sens ordinaire,
mais une beauté au sens universel, de sorte que la puissance s'exprime au
travers de l'œuvre. Tous ou presque, cependant, sont piégés par leur
égotisme. Par conséquent, l'art ne joue pas le rôle qui devrait être le sien. Le
plus souvent, les artistes sont de petits enfants qui aiment à s'amuser, sans
comprendre la puissance de ce avec quoi ils jouent. Et plus il est
personnifié, moins l'art est art. Alors, les artistes ne sont plus les porte-
parole de l'Univers. Les dons qu'ils reçoivent ne leur sont pas donnés pour
leur intérêt propre.
« Un bon écrivain, poète, peintre, musicien, cinéaste, chanteur ou
danseur, se fait l'interprète du langage universel, du langage sensible, des
mots, des images ou de la musique qui émeuvent. Ce qui est en jeu, ce n'est
pas leur inspiration, ou un don qui leur est fait, mais quelque chose qu'ils
ont obligation d'interpréter et de transmettre. Alors, la beauté apparaît. Le
Voyant voit – et fait bouger. Le peintre travaille à partir de l'universel, non
de lui-même ou pour lui-même, non plus que pour l'argent. Léonard de
Vinci était extraordinaire. Il avait cette capacité de transformer les choses
dans un esprit identique à celui avec lequel il les recevait. Il se faisait
l'ambassadeur de visions. C'était une sorte de clairvoyance. Il comprenait
que sa mission était de développer une forme de prophétie. »
À l'évidence, c'était un aspect qu'il entendait souligner.
« Il n'existe pas d'art véritable en dehors de celui qui consiste à voir et
écouter à un niveau extrêmement sensible. À être réceptif aux impulsions
cosmiques. Un artiste doit chercher à aiguiser sa conscience et son intuition,
afin de discerner et libérer l'humain et le cosmique, à l'intérieur même de
l'insignifiance la plus extrême, du banal, du superficiel et du médiocre.
Jamais il ne doit se noyer dans la simple reproduction. La tâche de l'artiste
est la transformation. Malheureusement, fort peu sont prêts à renoncer à
leurs ambitions personnelles, à leur égotisme, aux stratégies qui empêchent
systématiquement d'accéder à un niveau de conscience plus élevé. »
La nuit tomba avant que nous n'arrivions à la maison.
Il plaça une bougie devant moi.
« Cette leçon nous ramène directement au début. Elle concerne
uniquement la concentration. Rien d'autre. Asseyez-vous devant la bougie.
Détendez-vous et concentrez-vous sur votre respiration naturelle. Ne forcez
rien. Portez votre attention sur chacune des étapes du souffle qui entre et qui
sort ; sur la courte pause qui se produit au moment du passage entre
l'intérieur et l'extérieur. Éprouvez la coexistence avec le monde, avec
l'Univers. Les énergies qui traversent votre respiration et vous relient à l'air
et l'atmosphère, à l'Univers et au cosmos. À présent, regardez la flamme et
concentrez-vous sur la mèche elle-même, puis sur la lumière visible et
enfin, sur l'aura de chaleur qui irradie de la flamme. Maintenant, fermez les
yeux et visualisez ces trois dimensions de la lumière dans votre champ de
vision intérieur. Amenez la flamme en vous et laissez-la éclairer votre
espace le plus intime. Sentez comment vous fusionnez. Vous êtes un. La
flamme est vous, et vous êtes la flamme. Éprouvez sa fragilité. Le moindre
souffle d'air peut l'éteindre. Mais ne cherchez pas à la contrôler. Plus tard,
lorsque vous maîtriserez cette leçon, vous pourrez lui permettre de
s'étendre, et de retourner, en quelque sorte, au début. »
Il rassembla ses mains, avant de les ouvrir en dessinant la forme des ailes
d'un papillon.
« Dans cet exercice, en même temps que vous regardez la flamme, vous
devez tenir compte de la conscience qui la voit aussi. »
Lorsque je m'endormis, des milliers de flammes dansaient devant mes
yeux. Dans le rêve que je fis plus tard, elles n'en formèrent plus qu'une.
9

« Posez votre question à tous les univers. »


La voix venait de la flamme. À l'intérieur de cette flamme, un visage. Un
philosophe grec. Le visage se modifia, prit une physionomie romaine. La
mèche disparut. Seule demeura la flamme pure. Son aura était parfaitement
dorée et claire, son centre, d'un bleu froid. Elle brûlait nettement dans l'air.
Un nouveau visage apparut. C'était le Voyant.
« Maintenant, vous êtes présent », dit la voix.
Puis je m'éveillai.
Je me levai et me préparai en vue du travail de la journée, lequel débutait
par une heure d'immobilité. Le Voyant était déjà assis dans sa pièce de
consultation. Ses yeux n'étaient qu'à demi ouverts. Ils ne voyaient rien. Ils
voyaient tout. Au-dehors, un orage enflait. Sur un balcon, de l'autre côté de
la rue, un parasol s'était retourné, avant d'être projeté par-dessus bord. Je
m'installai dans le salon et tentai de me frayer un chemin vers le silence
intérieur, mais le bruit provenant de la rue me dérangeait constamment. Puis
je remarquai un tableau sur le mur. Une vieille gravure figurant Marc
Aurèle. À côté, était accrochée une petite peinture. Elle représentait un
intérieur plongé dans une demi-pénombre. Dans un coin de la pièce, on
distinguait un personnage, faiblement éclairé. Une sensation diffuse me
poussa à me lever pour étudier la scène de plus près. Planté devant la toile,
je vis qu'il s'agissait d'un édifice mauresque. Des fenêtres cintrées et closes
étaient bordées de frises faites de carreaux ornés de rubans entrelacés,
montrant des étoiles à douze branches. Entre ces fenêtres, apparaissait une
porte. Au-dessus de cette porte, des bandeaux décoratifs réalisés en
calligraphie. Le personnage qui se tenait dans l'angle paraissait être une
femme, vêtue de la robe traditionnelle et couverte d'un voile. Souvenirs.
Le premier client appela à huit heures exactement. Chaque fois que la
communication prenait fin, un nouveau patient se manifestait. Je nettoyai la
cuisine et préparai le petit déjeuner afin que celui-ci soit prêt dès que le
Voyant aurait achevé ses consultations de la journée. Lorsqu'il s'assit à
table, devant une tasse de café, l'énergie vibrait en lui.

L'Être Isogyne

« Aujourd'hui, je vais vous parler de guérison. Lorsque j'évoque le fait


d'être prêt à se rendre dans l'Univers pour y trouver une réponse, vous devez
comprendre que l'homme lui-même est une partie de cet Univers. Dès lors
que nous nous ouvrons aux énergies cosmiques, nous avons affaire à une
attention duelle. Une attention dirigée à la fois vers l'intérieur et vers
l'extérieur. Les choses sont unies. Ce qui est à l'intérieur est identique à ce
qui est à l'extérieur. Physiquement, mentalement et spirituellement. Lorsque
vous parvenez à l'harmonie avec les lois universelles, vous remplissez votre
mission. Il s'agit d'un niveau qui englobe tout, où l'on ne peut parler
d'espace extérieur sans inclure l'espace intérieur. Ce qui se trouve au-delà de
l'homme. Lorsque je soigne, je rends la liberté à la personne traitée. Telle
est la situation, dans toute sa simplicité. Je m'efforce de débarrasser cette
personne de la notion de pouvoir. De la débarrasser des critères de réussite,
de tout ce qui paralyse un être humain. De la sorte, il m'est possible, peut-
être, d'éliminer les maladies du corps et de l'esprit. Mais pour faire évoluer
autrui, je dois évoluer moi-même. Je dois être capable de voir les
connexions et la signification profonde. Posez la question : “Que puis-je
faire ?” Ainsi, vous vous donnerez la possibilité d'être disponible. Sans
limites. C'est la seule façon véritable d'être présent. Tel est le prérequis de la
vision. En tournant le dos à la réalité sous-jacente, vous tournez, de fait, le
dos à vos qualités les plus remarquables. Si je vois que je peux évoluer –
alors, j'ai une responsabilité. Si je ne vois pas, alors, je suis irresponsable.
Quelle que soit la question, nous pouvons la poser aux galaxies, et elles
nous répondront.
« Ne pas utiliser ce potentiel, est attristant. C'est si fondamental, si
simple, que la plupart ne savent pas de quoi je parle. Mais si l'homme
savait, si l'homme savait seulement le lien qui existe entre les choses et
l'influence qu'elles ont sur leur propre destinée. Vous imaginez ? »
Lentement, la lumière se répandait sur le mur derrière lui. Les bruits de la
rue s'affaiblirent, avant de disparaître entre les mots.
« Il se pourrait, en tant que bouddhiste pratiquant, que vous ayez à
tourner le dos momentanément au bouddhisme, afin de parvenir au juste
niveau. Il se pourrait, en tant que chrétien, que vous ayez à tourner le dos au
christianisme, afin de faire un avec l'énergie du Christ, libéré de tout
dogme. Peut-être que celui qui cherche sa voie à la fois dans l'islam et le
judaïsme, devra regarder au-delà de la religion afin de connaître la véritable
puissance derrière Allah et Elohim. Oui, peut-être que nous devrons être
prêts à renier toute idée fondamentaliste sur Dieu ou le divin, afin de
pouvoir reconnaître l'énergie fondamentale de la façon la plus pure qui
soit. »
Toute la personne du Voyant rayonnait de sensibilité et de compassion.
« Imaginez qu'il n'y ait plus de pouvoir. Plus de limites. Vous possédez en
vous chaque forme de pensée, chaque chose, tout. Vous n'êtes pas un
organisme statique. La condition préalable à la vision, c'est de ne se
raccrocher à rien. De comprendre, de savoir que tout bouge. Il n'existe pas
de réponse définitive. Il y a deux façons de vivre – consciemment et
inconsciemment. La plupart d'entre nous vivent à un niveau inconscient.
Robots englués, morts-vivants capables de mener une carrière et d'avoir une
famille, mais qui fondamentalement, ressemblent à des zombies dépourvus
du moindre choix. Être présent consciemment signifie ouvrir les yeux, et
voir. Dès l'instant où vous concentrerez votre attention dans la bonne
direction, les énergies seront avec vous. Elles ont besoin de vous. Besoin de
vos formes de pensée. Vous devenez un serviteur conscient. Vous dites : “Je
suis présent, je suis disponible.” C'est le premier pas vers la guérison. Telle
est la façon dont vous communiquez avec l'Univers. De pures formes de
pensée. Vous voyez ? »
Il leva sa main et dessina dans l'air le chiffre huit à l'horizontale. Puis il
continua à faire tourner un doigt en rond jusqu'à ce qu'un courant électrique
lumineux apparaisse. C'était saisissant. Cela se mouvait.
« Vous voyez. La réaction. Les images. Croyez-vous que tout cela vienne
de nulle part ? L'Univers doit avoir accès à l'homme, et là est tout le
problème – l'accès. Vous serez reconnu par elles. C'est une matière
génétique, cosmique. C'est absolument sans complication. Regardez – le
voyez-vous ? »
Il traça dans l'air un trait de lumière qui palpitait.
« Mouvement, mouvement, mouvement. Voyez comme c'est simple,
comme cela devient beau. »
C'était proprement incroyable. J'éprouvais une aisance semblable à celle
que j'avais ressentie à Montségur, et je compris qu'il était possible de
suspendre la gravité.
« Tout est si simple. Les étoiles, les galaxies. Elles sont composées des
mêmes minéraux que nous. Des mêmes éléments fondamentaux. Elles sont
notre famille. Demandez-leur tout. Mais pas : “Aidez-moi, aidez-moi !”
Cette attitude impérieuse ne fonctionne pas. Voyez la beauté qu'il y a à
prendre la direction opposée. Me voici. Je suis disponible. Alors, des choses
se produisent. C'est la liberté. Nulle supercherie ici. En tant que voyant et
guérisseur, nous ne disons pas, voilà à quoi cela ressemble, voilà comment
sont les choses. Nous offrons un choix. Le choix de la liberté. Lorsque je
traite quelqu'un à distance, j'active ou je libère simplement ce savoir du
bien-être dont le client a perdu le souvenir. J'aide à opérer ce choix que la
plupart des êtres humains ne parviennent pas à faire pour eux-mêmes.
J'active les options. Dans ce lien, les distances ne comptent pas. Cela
demande de l'élégance. C'est une responsabilité que je prends sur moi. Ma
tâche, c'est de rétablir l'harmonie entre un organe malade et l'Univers. Un
être fermé ne vaut rien pour personne, ni pour l'Univers. Je m'efforce de
transformer les façons de pensée, le karma et le but de la vie. À cet instant-
là, je dois me dissoudre, dissoudre ce qui est moi, tout. Je suis un voyageur.
Un ambassadeur de l'immobilité sereine. Je demande mon chemin à
quarante-huit univers et je reçois les réponses. Telle est la façon dont se
passent mes consultations depuis trente-cinq ans.
— Pourquoi tombons-nous malades ?
— Par une accumulation de formes de pensée non résolues. Pas
simplement dans le contexte d'une vie, mais d'une incarnation à l'autre. Ce
n'est pas nécessairement la pensée mauvaise qui provoque l'effondrement,
mais la somme de toutes les pensées mauvaises de la personne. De même
que ce n'est pas une unique tranche de salami pleine de nitrite qui tue la
personne, mais la somme de tous les aliments contenant du nitrite qui rend
malade. Une attitude unilatérale, fermée, engendre les maladies. »
Le téléphone sonna. Le Voyant se rendit dans le bureau pour répondre. Il
revint une demi-heure plus tard.
« C'était une femme qui appelait d'Allemagne. Son mari est mort hier.
Elle veut que je le guide de l'autre côté. Ce que je ne peux faire avant
demain, puisqu'il est préférable que trois jours se passent afin de permettre
aux corps supérieurs d'être pleinement libérés. C'est un voyage qui requiert
une préparation.
— Comment est ce voyage ?
— Beau. La mort n'est pas la mort. C'est la libération de tout ce que vous
avez pensé durant le temps de la vie. Voilà ce qu'est la mort.
— Hier, je vous ai vu soigner à distance l'ambassadeur italien, et prendre
des cristaux de lumière dans l'Univers, que s'est-il passé alors ?
— Les différents univers contiennent certains éléments des maladies
auxquelles sont confrontés les êtres humains durant le processus de
perfectionnement terrestre, et c'est pour cette raison que l'on peut y voir une
image en miroir de la personne. Au cours de son voyage et au fil de ses
incarnations sur Terre, l'homme doit passer par un ensemble de souffrances,
un peu comme des maladies infantiles cosmiques. Une sorte de purification.
Ainsi que je l'ai déjà dit, j'essaie de réveiller les qualités assoupies du client.
J'utilise les formes de pensée, ou les énergies de l'Univers, si vous préférez.
Je me déplace à l'intérieur de la Création. C'est une forme d'énergie très
belle, constamment en mouvement. Dans le cas qui nous occupe, la
Création dans la ceinture d'Orion. La Création recourt à des neutrinos qui
véhiculent des quantités d'énergie extrêmement faibles et possèdent cette
étrange propriété de circuler à travers la totalité du corps ou de la planète, et
d'en ressortir sans avoir été modifiés. Ce sont les porteurs de l'énergie
créatrice. Parce que ce sont des formes de pensée, il est possible de les
arrêter. De même que la méditation est une sorte de relaxation, il s'agit
plutôt ici d'une sorte de processus menant à la prise de conscience. Nous ne
faisons pas le vide en nous pour demeurer vides, mais pour que la puissance
nous emplisse. La création dont je vous parle se produit chaque jour.
Chaque jour, elle est présente en tant que possibilité. C'est ce qui en fait la
beauté. Puis vient le Constructeur. La pensée vraie contenant toutes les
autres pensées. Nous la portons en nous. Enfin, l'Accomplisseur entre en
action.
— Cela fait penser au Père, au Fils et au Saint-Esprit. »
Il acquiesça.
« L'Accomplisseur ou le Saint-Esprit, le souffle conscient, cosmique, est
une option toujours présente, partout où il y a des créatures vivantes. Mais
tant qu'il n'est pas activé, il ne fonctionne pas. Chaque être contient cette
dimension, est environné par elle. Elle est en dehors du temps et de l'espace.
Et pourtant, toujours présente, partout. Nous devons simplement être prêts à
la recevoir. C'est ce que je fais. Je réveille les êtres et je les active. Aucune
difficulté. Mais il ne faut jamais oublier que l'éthique est première. L'être
illimité porte en lui une éthique pure et cristallisée, mobile au sens où elle
se renforce à mesure que nous surmontons les contraintes mentales. Elle
n'entre pas systématiquement en jeu ; mais elle devient une possibilité
extrêmement claire. Qui exige un choix. S'abstenir de toute pensée de
puissance en est la condition nécessaire. Tout comme elle conditionne
nécessairement l'accès à l'illimité. Il est extrêmement important de le
comprendre. Cela vaut pour toutes les situations, grandes ou petites. Et
celui qui s'inscrit dans le pouvoir est toujours plus limité que celui qui est
soumis. Parce que celui qui veut contrôler les autres, finit
immanquablement par perdre le contrôle de lui-même. Renoncer aux
limites peut même paraître menaçant, parce que celles-ci sont fermement
installées, parce qu'elles sont devenues une habitude. Cela demande du
courage. L'éthique est toujours en nous et tous, fondamentalement, nous
savons ce qui est juste ou erroné. Elle sous-tend ce qui est premier ; par là,
j'entends le comportement. En renonçant à l'éthique, en l'abandonnant, nous
commettons une erreur. C'est alors que les maladies apparaissent. Par
conséquent, les maladies sont une erreur. Une erreur, cependant, qu'il est
possible de corriger. »
Je ressentais son énergie directement. Une fois de plus, j'en éprouvais
l'effet relaxant, qui permettait à chaque atome de mon corps de trouver sa
place.
« Pour corriger les erreurs, vous devez communiquer de la façon la plus
pure et la plus directe possible. Les récits passés ou les réponses que vous
recevez ne correspondent pas toujours à vos attentes, mais n'oubliez pas que
l'énergie pure est neutre. Elle n'est ni bonne, ni mauvaise. Ces notions
n'existent pas dans le contexte qui nous occupe. Ce qu'on entend
habituellement par le fait d'être neutre n'est pas ici un concept adapté.
« La neutralité universelle est une énergie active. Cependant, elle ne se
rattache pas à des idées émotionnellement chargées. Elle n'est ni
sentimentale, ni religieuse. Chaque personne possède en elle ses propres
récits passés. Vos questions se situent dans le microcosme. Une copie de
vos récits passés se trouve dans l'Univers. Vos réponses apparaissent dans le
macrocosme. Réponses, questions. Vous vous situez quelque part entre les
deux, au centre du pont qui relie l'un à l'autre, au point d'équilibre entre
l'inspiration et l'expiration, entre l'expansion et la contraction, c'est là que se
trouve le “vous”, ici et maintenant. Et maintenant. Et maintenant. Le voyez-
vous ? C'est un mouvement éternel. »
Les particules de lumière dansaient autour de lui. Puis il claqua des
doigts et elles disparurent aussi vite qu'elles étaient arrivées.
« L'existence de la génétique cosmique est aussi banale que celle de la
génétique physique. Plus vous vous élevez, plus il y a de sensibilité. Ne
croyez pas que la création ne soit pas sensible. Elle l'est. Sur un plan
cosmique aussi bien qu'intellectuel. Toutes les énergies majeures sont
vulnérables. C'est ce qui fait leur grandeur. Le constater peut se révéler
assez effrayant. De même avec les êtres humains. L'homme doit trouver sa
force dans la vulnérabilité. En la reconnaissant, et non pas en la mettant en
avant dans un acte défensif. De la sorte, l'homme peut renverser les murs.
Se libérer. Devenir lui-même sensible, augmenter la vitesse de la vibration
et se transformer en un être cosmique. »
Il ressemblait à une antique fleur de lotus. Une fleur que je regardais
s'ouvrir dans une extrême lenteur les pétales. Avec majesté et poésie, il
déployait sa fragilité, illuminé par un éclat doré, et je compris que c'était là
un instant spontané d'où jaillissait une joie pure. Il ouvrit ses mains en un
geste d'accueil : « Tel est le bonheur. L'expérience totale de l'être,
l'expérience totale du MAINTENANT ! Comme vous le voyez, cela n'est en
rien comparable au fait de gagner à la loterie ou de posséder une nouvelle
voiture. C'est absolument différent. Il est important de comprendre cette
différence. C'est ici que vous trouverez la réponse à chaque maladie, pour
chaque guérison. Le bonheur est l'état profond et global qui advient lorsque
nous reconnaissons tout notre être. La prise de conscience amène la
certitude. Et la certitude, c'est savoir que nous sommes liés à l'Univers. Et
l'Univers est MAINTENANT, et MAINTENANT est le bonheur. Le
bonheur est guérison. »
Il est impossible de décrire les sensations qui me traversaient. Une
énergie entièrement nouvelle et libre, une puissance paisible et étincelante
faite de dimensions abyssales, peut-être cette création qu'il venait juste
d'évoquer. Elles emplissaient mon souffle et le renouvelaient à chaque
respiration. Je comprenais tout juste que ce qu'il m'avait montré à
Montségur n'avait été qu'un préliminaire nécessaire, un prérequis
thérapeutique menant à des strates supérieures de conscience. C'était à
présent que débutait une introduction décisive à la réalité cachée. C'était à
présent que je commençais à ressentir en moi ce feu dont il m'avait parlé, et
je compris qu'il me fallait cesser de fuir, ne serait-ce que parce qu'il
n'existait nul endroit où se dissimuler encore. Je compris qu'il n'y avait rien
dont nous puissions avoir peur. Que ce qui serait dévoré par les flammes,
n'était que le vestige de tout ce qui m'avait enfermé dans des habitudes
éculées. J'avais confondu fuite et mouvement. Il fixa l'air devant lui un long
moment, avant de déclarer :
« À travers chacune de vos incarnations, vous avez été présent sous
certaines conditions. Jamais vous n'avez voulu être ici. Vous avez été ici
sans y être. Vous avez aperçu une montagne et vous l'avez escaladée.
Parvenu au sommet et comprenant combien c'était artificiel, vous avez dit :
“N'était-ce que cela ? Ce n'est pas pour moi.” Depuis lors, tout n'a été que
désapprentissage. Vous n'avez pratiquement pas d'argent. Vous ne voulez
plus chanter. Vous ne voulez pas être ici. Vous avez tout abandonné et
n'avez cessé de vous retirer toujours plus du monde. Vous êtes
véritablement entré dans cet état dit de la petite mort, dans lequel vous
n'êtes ni mort, ni vivant. Je connais toutes vos recherches. Tous vos livres.
Tout cela est en train de s'épanouir maintenant. Telle est la raison pour
laquelle nous sommes en ce lieu. Nous abordons le troisième principe qui
s'appelle : vous êtes ! À l'instant même où vous le comprendrez, des choses
se produiront. Vous êtes celui qui fait se mouvoir l'Univers. Non pas
l'inverse. Vous avez été entraîné dans les bas-fonds de l'existence. Vous
n'avez jamais eu le droit de dire ce que vous apportiez, votre immense
savoir accumulé, tout ce que vous savez être vrai. Désormais, nous
empruntons l'autre chemin et maintenant, vous allez en parler. C'est la
raison de notre rencontre. Vous avez trouvé la véritable montagne. »
Sa voix m'entraînait toujours plus avant dans la prise de conscience.
« Ce jour-là, dans la gare de Copenhague, votre élégance a entièrement
perdu son équilibre. Elle a subitement disparu. Vous étiez incapable de vous
arracher à vous-même. Vous aviez peur de voyager seul. Littéralement et
métaphoriquement. Mais vous vouliez venir jusqu'ici. Sans doute aucun.
Votre voyage à travers l'Europe était le message envoyé par votre corps à
l'Univers, affirmant qu'en dépit de toutes les difficultés, vous vouliez
réellement être en ce lieu. Que pour la première fois de votre vie, vous avez
le souhait sincère d'être présent en tant qu'être humain. »
Il se leva.
« Allons déjeuner. »
Le vent du désert soufflait à travers la ville, projetant tuiles et pots de
fleurs dans la rue quasi vide. Nous marchâmes jusque dans les vieux
quartiers et trouvâmes un restaurant donnant sur un petit jardin, où le vent
ne parvenait pas à s'immiscer. Le Voyant demanda une carafe d'eau. Je ne
pus m'empêcher de songer à la nature de la pression qu'il avait
probablement éprouvée en tant que guérisseur, durant toutes ces années. La
responsabilité qu'il avait endossée pour des milliers de personnes, dont la
plupart n'étaient venues jusqu'à lui qu'après que les médecins avaient
renoncé, et qu'ils n'avaient nul autre endroit où aller.
« Le moment est venu. Il est là. Il nous faut abolir ce qui est ancien.
Oublier tout ce qui concerne le fait de gagner de l'argent pour demain. C'est
absolument sans importance. Dès l'instant où vous pensez que vous allez
gagner de l'argent, vous vous limitez vous-même. Oubliez cela. Ce n'est pas
ainsi que cela fonctionne. C'est ce que l'on entend dans le milieu new age,
vous savez : l'argent est une énergie-chakra, faites votre premier million-
aura avant votre voisin, et ainsi de suite. Contraintes. Imposture. Et chaque
fois que vous avez le sentiment d'avoir progressé, vous êtes heureux, et c'est
bien. Mais si vous vous reposez trop longtemps sur vos lauriers, vous êtes
pris au piège. Cela ne marche pas. C'est non pas le gain qui compte, mais
l'effort. Non pas la réponse, mais la question. Non pas la récompense, mais
l'action. Aucun de mes talents ne vaut quoi que ce soit parce qu'ils ne me
sont pas imputables à moi, en tant que personne. Tout ce qui importe, c'est
que nous soyons disponibles, prêts à tout questionner. Il est possible que
nous n'aboutissions pas à une conclusion nouvelle, que nous n'ayons pas de
réponse nouvelle, mais nous en retirerons une conscience nouvelle. Une
conscience bien plus globale. Pour cela, nous ne recevrons aucune médaille,
aucune récompense, aucun prix Nobel. Ce n'est, tout simplement, pas
essentiel. C'est la raison pour laquelle nous ne nous y sommes pas attardés.
L'homme pense au profit, avant même d'avoir accompli sa tâche. Du coup,
son travail en devient par trop limité. L'homme est prêt à vendre une
conscience nouvelle en échange d'un résultat, d'une coupe, d'argent, de
prestige, de tout. Cela ne fonctionne pas. La vie est un flux libre. Restreint
par des ambitions personnelles, le monde devient plus petit. Si les êtres
humains comprenaient combien ils sont reliés à toute chose, ils agiraient et
construiraient leur vie différemment. Il n'existe aucun mot qui puisse
décrire ce qui se produit lorsque l'univers revient vers nous, lorsqu'il dit :
“Enfin, quelqu'un qui croit.” L'expérience qu'on peut agir pour l'Univers,
donc pour d'autres personnes. Qu'on peut faire évoluer quelqu'un d'autre.
Pas sur un plan sentimental, ni personnel. Absolument pas – ne croyez pas
cela. Mais véritablement, faire évoluer. Tout, alors, devient incroyablement
beau et simple. Et nous faisons l'expérience de ce que signifie réellement
l'intuition. De ce que sont réellement les grandes choses. Il n'est assurément
pas question de gagner de l'argent. En aucun cas. Le plus essentiel dans le
développement d'une personne, c'est ce qu'elle est et ce qu'elle peut faire, à
partir d'un point de vue universel. Ces critères de réussite sont radicalement
différents de ceux que l'on pratique aujourd'hui. C'est une forme nouvelle de
liberté. Donnez-moi un lieu où je puisse être, et je ferai évoluer l'Univers.
Telle est ma vie depuis longtemps. Mes difficiles années de guérisseur
touchent presque à leur terme. Je dois à présent aider là-bas. D'ici là,
voyons ce que nous pouvons faire de vous. »
Le serveur nous apporta des sardines et une salade. Mon cerveau était
comme un immense filet plein à craquer, à l'intérieur duquel mes pensées
tournaient en tous sens. Depuis Montségur, je savais que le Voyant ne
prononçait aucun mot superflu, que tout faisait sens et devait être considéré.
Je savais, par les multiples expériences que j'avais vécues auprès de lui,
qu'il libérait les tensions et les pensées bloquées, qu'il rendait
l'incompréhensible soudainement compréhensible, que ce qui était flou
devenait clair, évident, transparent. Il communiquait en silence les pensées
les plus complexes, cependant que les règles plus simples, les plus
essentielles étaient exprimées au travers de phrases lumineuses,
littéralement, qui se matérialisaient en terre, en feu, en air et en eau. Alors,
peu à peu, je commençais à comprendre une partie de ce qu'il entendait
lorsqu'il disait que l'Univers et nous avions des éléments en commun. Mais
une chose était de savoir ce que je pouvais saisir de ses propos. Une autre
était tout ce à quoi il se contentait de faire allusion, et qui ne se lisait
qu'entre les lignes. C'était là où la logique et l'intellect échouaient. Là où il
fallait être attentif. Tout en secouant la tête, il me montrait encore et encore
les obstacles majeurs qui m'empêchaient de comprendre ce qu'il disait, et
qui tenaient à mes trop bonnes manières, à mon esprit sec et à l'arrogance
qui en découlait. Fort heureusement, sa patience à mon égard était illimitée.
Après le déjeuner, nous rentrâmes à l'appartement. Au bout d'une heure de
silence, nous reprîmes les questions et les réponses. Ses réponses
conservaient leur simplicité, et il me laissait choisir les sujets que nous
devions aborder. L'après-midi s'acheva par un exercice de respiration.
« L'Univers a la forme d'une pyramide. Le triangle équilatéral est la
matrice fondamentale de toute chose. Durant des milliards et des milliards
d'années, l'Univers s'est étendu sous cette forme. Puis vient un bref silence.
Puis une inspiration. Exactement comme la respiration. Expansion et
contraction, inspiration et expiration. En découvrant d'autres univers, j'ai
éprouvé l'importance de la liberté de mouvement. Aller au-delà de l'Univers
signifie être illimité. C'est ce que devrait être notre respiration. Notez,
cependant, le court silence qui s'installe entre in- et expiration. C'est à cet
instant que l'ensemble des problèmes trouvent leur résolution. À l'instant où
ils se fondent dans le MAINTENANT ! »
Au-dehors, le vent s'était arrêté. J'étais dans la cuisine, en train de
préparer un repas simple, comme j'en avais l'habitude. Le Voyant arriva,
avec une bouteille de Don César. Après dîner, une fatigue plaisante
m'envahit. À l'arrière-plan, nous entendions jouer le groupe du Rat Pack,
mené par Frank Sinatra. Nulle entrave. Le jour s'achevait, et je ne sais ce
qui me poussa à demander :
« Nous sommes-nous rencontrés dans une autre vie ? »
La question ne parut pas le moins du monde le surprendre. Il réchauffait
son verre entre les mains, comme s'il s'agissait de brandy.
« Nous nous sommes rencontrés à un niveau de compréhension
particulier. Tous deux avons toujours été conscients que, bien que nous
vivions sur terre, il existait autre chose à quoi nous avions accès. Des
souvenirs très purs que, malheureusement, nous n'avons pas eu les moyens
d'utiliser jusqu'à présent. C'est d'une incroyable beauté, mais cela s'est aussi
révélé extrêmement difficile à mettre en œuvre et nous a conduits par des
chemins différents vers le lieu où nous sommes aujourd'hui, à cet instant
même, dans ce salon. L'accès au plan universel a fait de nous des êtres
timides, dont la présence ici était en quelque sorte inadaptée. Des êtres
solitaires puisque au fil de la plupart de nos incarnations, nous n'avons pu
transformer l'universel au niveau terrestre. Lorsque d'une vie à l'autre, nous
nous retrouvons isolés, avec notre savoir et nos idées, un profond sentiment
de solitude surgit en nous en tant que terriens. Ce qui s'est avéré difficile
pour tous les deux. Et guère agréable, mais il semble désormais que les
choses commencent un peu à se cristalliser. Une ouverture apparaît.
D'autres formes de conscience. Ma très grande chance aujourd'hui est
d'avoir eu l'autorisation de recourir pleinement à mes capacités. Il semble
donc que j'approche de la fin. La sortie est tout près. Je sais ce qu'elle est,
quoiqu'elle soit difficile à décrire. C'est là où vous intervenez. Autrement,
c'est dans l'interaction avec mes clients que je trouve mon propre langage.
Rien n'est plus beau. Les clients et leur guérison sont la garantie que je suis
présent et que mon métier est juste. Tel est le fondement de mes études et de
mes recherches. Qui m'incitent à faire évoluer les êtres. Mon travail est sans
cesse réfuté ou confirmé. Lorsque j'agis hors des univers et que je suis
accepté par les énergies, j'obtiens la permission de les ramener sur Terre et
de les y utiliser. De les modifier. Et parce que je peux les transformer de
façon tangible, par exemple, en guérissant autrui, elles s'ouvrent pour moi à
un niveau personnel. Au terme de toutes mes incarnations, je sais désormais
que je suis autorisé à être là.
— Qui êtes-vous ? D'où venez-vous ? »
Un sourire étira lentement ses traits, avant de s'évanouir comme une
ombre. J'eus la sensation de le voir changer de personnalité en un éclair.
J'en fus surpris. Subitement, il n'était plus celui que je connaissais. Sa voix
n'avait-elle pas changé aussi ?
« Je suis d'un temps d'avant les débuts. Je transcende. Ce fut pour moi un
choc certain lorsque, pour la première fois, je commençai à comprendre en
tant que Voyant quelques-unes de mes formes de pensée précédentes, et que
je réalisai combien j'avais mésusé de mon pouvoir. Jusqu'à ce que j'en
prenne conscience et que je l'accepte. Alors, j'ai pu avancer. Je me suis
trouvé dans une pièce où vingt-quatre énergies étaient également présentes,
chacune avec sa propre forme de pensée. J'étais la vingt-cinquième énergie
et en possédais deux. Qu'apparemment, je ne contrôlais pas. Quoi qu'il en
soit, une terrible erreur s'est produite. Ce que je modifiai par la suite. Telle
est la raison pour laquelle je suis aujourd'hui sur le chemin de la sortie. J'ai
été puissance. À présent, je suis liberté. »
Les deux dernières phrases restèrent suspendues dans l'air, semblables à
deux serpents entrelacés. Une impulsion soudaine me fit désigner les deux
gravures que j'avais contemplées plus tôt, dans la journée. C'était plus
qu'une sensation. Ces toiles appartenaient au texte invisible qu'il fallait lire
entre les lignes.
« Quel lien ces deux tableaux ont-ils avec vous ?
— Lorsque je lis les Méditations de Marc Aurèle, des formes de pensée
très familière apparaissent. Ce que j'ai découvert, il y a quelques années. Je
me sens proche de cette forme de pensée, et il est possible qu'il s'agisse là
d'une incarnation précédente. Je ne dis pas que j'étais cet homme,
cependant, j'ai une connaissance très intime de la forme de pensée “Marc
Aurèle”. Je l'éprouve même dans mon corps. Le grand sentiment de
dichotomie qu'il ressentait. Cet empereur, contraint de financer d'inévitables
guerres pour préserver l'Empire romain, et s'absorbant simultanément dans
la méditation. Mais cela est mon expérience, que je garderai pour moi-
même. »
À côté des deux autres toiles, je désignai l'intérieur mauresque.
« Vous le saurez très bientôt. Je veux dormir à présent. Demain, nous
avons une journée chargée. Bonne nuit. »
Je ne parvenais pas à dormir, malgré mon complet état d'épuisement.
Tous ses propos, tous les exercices que nous avions effectués, se mêlèrent et
tourbillonnèrent follement dans ma tête, jusqu'à ce que lentement, tout
disparût dans une lumière douce qui s'assombrit peu à peu. J'étais en train
de perdre pied. Alors, je me laissai aller et glissai dans la réalité des songes.
Une paix parfaite y régnait. L'intérieur mauresque, le personnage en blanc.
Je ne sais ce qui m'incita à agir de la sorte. Peut-être le mince rai de lumière
qui filtrait de sous la porte. Je ne sais non plus ce qui se passa, mais
subitement, je fus devant la porte que j'ouvris. Les gonds grincèrent. La
porte était lourde et résistait comme si elle n'avait pas bougé depuis
longtemps. Je l'ouvris en grand. Le bruit venant de l'extérieur était
assourdissant, la lumière du soleil aveuglante. Un vaste jardin, occupé par
des étals. J'avançai sous le soleil brûlant et tentai de me repérer. Je me sentis
submergé et paniquai presque. Puis je commençai à courir.
10

Tout était paisible lorsque je m'éveillai. Mon réveil indiquait cinq heures
et demie. Je restai au lit à écouter le silence. Puis je me souvins du rêve et
tentai de retrouver ce qui s'était passé après que j'eus pénétré dans le marché
andalou. Qu'est-ce qui m'avait incité à courir ? Où m'étais-je enfui ?
Je quittai le lit et me rendis sur le balcon, dans cet entre-deux qui sépare
la nuit du jour et dont la lumière crue donne à toute chose l'aspect
grumeleux de la pâte d'amandes. Par une ouverture entre les maisons,
j'apercevais, sur une mer Méditerranée à la teinte vert clair, les vagues d'un
blanc vaporeux qui massaient silencieusement et inlassablement la plage
d'une pâleur fantomatique. Quelque part, non loin, une femme chantait,
répétant encore et encore la même note à la manière d'une mélopée
envoûtante et lancinante, comme pour avertir les habitants toujours
endormis d'un destin qu'ils ne contrôlaient pas et qui, en ce matin singulier,
prenait l'apparence d'une grande ombre courbée flottant désespérément à
travers les rues, incapable de trouver le chemin pour rentrer chez elle. Dans
cette voix brûlait un feu. Un feu qui affirmait irrévocablement que le chant
était plus ancien que le langage. Une fois encore, je me tenais au bord d'une
mémoire infinie, sans savoir si elle était mienne, si elle appartenait à
l'éternité, ou s'il ne s'agissait que d'un autre mirage andalou qui virevoltait
dans le vent, derrière le voile engourdissant de l'oubli. Je rentrai pour
prendre part à la première leçon paisible de la journée.
Le téléphone sonna à huit heures exactement. Le Voyant était
profondément concentré. Je me trouvais dans la cuisine, mais avais reçu
pour consigne de ne pas préparer de petit déjeuner, ni de thé ou de café.
Aujourd'hui était un jour de jeûne. Seule l'eau était permise. Il semblait
qu'une journée difficile s'annonçât. Il avait prévu de consacrer l'essentiel de
l'après-midi à accompagner l'Allemand de l'autre côté. Au préalable, il
insistait pour que je reçoive les instructions de la journée. Lorsqu'il revint
de ses consultations, il était pâle. Je me tenais prêt avec le verre d'eau salée
qu'il avait réclamé. Je songeai à lui proposer de prendre la matinée, afin de
préserver son énergie pour la suite, mais compris qu'il n'était pas nécessaire
de formuler cette proposition à voix haute. Quoi qu'il en soit, il l'ignora.
« Le mouvement des sphères intérieures dont je parle est absent de l'être
humain depuis bien trop longtemps. L'homme peut être intellectuel,
spirituel, politique, artistique, extrêmement instruit, riche, ou tout ce que
vous voudrez. Ces catégories vous indiquent seulement la nature des limites
avec lesquelles vit la personne, elles ne vous disent pas ce qu'elle est.
Lorsque tel dirigeant, tel professeur, vient à moi, qu'il est en train de mourir
et n'a nulle part ailleurs où aller, il apparaît très clairement que ces titres, ces
médailles et toutes ces ambitions participent souvent de la maladie. Je dois
alors effectuer quelques corrections radicales. À cet instant, chaque vaine
projection externe forme un contraste saisissant avec l'essentiel, avec ce qui
compte vraiment, à l'instar de ce qu'est réellement, au fond d'elle-même,
cette personne. La libération véritable ne peut intervenir avant ce temps-là.
Cependant, voyez-vous, peu nombreux sont ceux qui veulent en prendre
conscience. Ils s'accrochent à leurs médailles, à l'évaluation illusoire de leur
propre soi, à la manière d'un naufragé qui s'agrippe au navire en train de
sombrer. »
Il m'observait. Les bruits venus de la rue paraissaient irréels, comme
issus d'un autre monde. Il poursuivit :
« C'est pourquoi vous devez connaître la puissance de la pensée. Les
pensées ont des conséquences. Les pensées créent des formes. S'ils
s'intéressent à la pollution ou aux gaz à effet de serre, les êtres humains en
oublient que l'afflux de pensées polluantes est bien plus important et bien
plus nocif que la quantité de ces gaz à effet de serre. En nous entourant de
tant de couches de pensées polluantes, nous avons créé un bouclier qui nous
empêche de communiquer de façon pure avec l'Univers. En revanche, nos
vieilles et inutiles formes de pensée ne cessent de nous être retournées,
encore et encore. Cela finit par constituer un cercle vicieux. Le mouvement
s'oriente dans la mauvaise direction en ce qu'il se contente de corriger le
degré des effets néfastes, ce qui est la conséquence de toutes ces formes de
pensée non résolues et négatives qui limitent notre capacité à voir. C'est ce
que nous devons changer. Un immense travail parallèle nous attend, sur un
plan à la fois personnel et collectif. Soyez vigilant quant à vos motifs.
Soyez prêt, en restant autant que possible impartial, à vous demander pour
quelle raison vous faites ceci ou cela. Rappelez-vous que tout ce que vous
accomplissez, toute pensée, toute action, sera suivie d'une réaction. Peut-
être ne la distinguerez-vous pas, mais soyez assuré que quelqu'un, quelque
part, l'apercevra, et que vous devrez en dernier recours en affronter les
conséquences. Rares sont ceux qui en sont conscients. Telle est la raison
pour laquelle un être peut, sa vie durant, agir en fonction de sa conception
des bonnes intentions, sans savoir qu'au final, celles-ci aboutiront à des
résultats négatifs. De manière générale, les êtres humains ne réfléchissent
guère à leurs actions. Donc, voici la règle numéro un : ayez conscience de
vos motifs. Règle numéro deux : renoncez à toute forme de pouvoir. Dès
lors que vous abandonnerez toute ambition fondée sur Je veux cela ! C'est à
moi !, les portes s'ouvriront. Vous avancerez alors immanquablement dans
le véritable flux universel. Il est douloureux de constater les limites
qu'entraînent les idées de l'homme sur la joie, l'argent et le prestige.
Toujours, l'abondance sera présente dans l'Univers, mais à quoi sert-elle si
l'être humain rate les chances qui se présentent à lui en refusant de les voir ?
L'Univers est à l'affût des pensées de l'homme. Telle est notre option. Elle
n'exige que notre ouverture d'esprit. En dépit de son mode de vie raffiné,
l'homme réagit toujours de façon primitive, mais avec une étroitesse telle
que, sans en avoir conscience, il passe à côté de cette ouverture dont je
parle. Parce qu'il projette ses formes de pensée non résolues sur son
environnement, il voit des ennemis partout. L'Univers est à la recherche
d'amis. L'Univers est neutre. Pur, vivant, en mouvement. Il contient tout.
Par conséquent : renoncez à tout ce qui exige le pouvoir. Alors, l'Univers
s'ouvrira. »
Il se leva et fit un signe de tête désinvolte en direction de l'intérieur
mauresque que j'avais visité dans mon rêve :
« Je vois qu'il y a déjà une ouverture. »
Il se rendit dans la cuisine pour y prendre plus d'eau.
Je remarquai alors à cet instant ce que je n'avais pas vu jusque-là.
Quelque chose avait changé. Quelque chose manquait. La femme en blanc
avait disparu. Je me levai pour regarder le tableau de plus près et laissai
mon doigt glisser sur la toile, à l'endroit où s'était tenu le personnage. Je
m'aperçus que la porte était maintenant entrouverte et qu'un rayon de
lumière tombait sur le carrelage andalou, au premier plan. J'eus un vertige.
Avais-je oublié de refermer correctement la porte ? Ceci n'avait été qu'un
rêve. Ou bien ? Avais-je perdu mon chemin et n'étais-je pas encore rentré ?
Avant qu'il ne revienne de la cuisine, je m'assis sur le canapé. Il eut son
sourire familier.
« On dirait que vous avez besoin d'eau. »
Il prit une grande carafe et en servit, avant de reprendre sa conférence :
« L'idée de Dieu est la métaphore d'une conscience supérieure, d'une
forme d'énergie supérieure dont tous nous faisons partie. Par conséquent,
nous sommes tous des dieux, ou les enfants de Dieu, si vous préférez. Nous
sommes créés pour faire évoluer autrui. Ce qui, toutefois, dépend
évidemment du fait que nous connaissions nos vraies origines, notre vraie
mission. Le moment est venu de renoncer à nos vieux concepts. Aux
mythes éculés. Au temps usé. Le moment est venu d'abandonner derrière
nous les pesantes formes de pensée pour recevoir en retour des vibrations
plus rapides. Ce qu'en partie, nous obtiendrons en purifiant nos formes de
pensée actuelles, en changeant ce qui est ancien. Nous venons de la matière
fondamentale, nous avons été créés à partir de la matière primordiale
incarnée. Laquelle est partout mais trouve ses origines en dehors de
l'Univers.
— De quoi est faite la matière ?
— De la conscience. La pure conscience. Elle contient un amour
inconditionnel, parfait et dépourvu d'émotion. De la forme d'énergie qui est
au-dessus des autres formes d'énergie.
— Vous m'avez montré comment cela fonctionnait, mais lorsque j'essaie
moi-même d'activer les énergies, rien ne se produit. J'ai des doutes, des
failles, ou que sais-je encore, que je ne peux maîtriser seul. Comment puis-
je contrôler le processus par moi-même ?
— Premièrement, en renonçant à votre désir de contrôle. C'est pour cette
raison que, sans cesse, je reviens aux exercices et aux idées les plus
fondamentales. Si vous pensez que les leçons croissent en difficulté, vous
êtes dans l'erreur. C'est le travail de base qui est le plus ardu parce que,
comme tout ce que la plupart d'entre nous évitent, cela requiert plus de
renoncement, plus de concentration, plus de patience, plus de courage, plus
de force et plus d'humour que ce dont la majorité d'entre nous sommes
capables. Il n'existe pas de raccourci vers le paradis. Il n'existe pas de
solutions qui soient plus faciles ou plus simples que celles-ci. Si seulement
les êtres humains le comprenaient. Et lorsque, enfin, nous le comprenons, je
veux dire lorsque nous le comprenons véritablement, alors c'est la chose la
plus simple qui soit. Parce que c'est universel. Cosmique. Et c'est ce à quoi
tendent les exercices. Libérer l'homme cosmique universel de tous les
traumas, de toutes les névroses, projections et autres inutiles bagages que
nous transportons avec nous. Vous commencez à comprendre. C'est la
raison pour laquelle vous êtes ici aujourd'hui. En dépassant les schémas
anciens, vous dépassez également le temps. Le temps et l'espace sont des
formes de pensée. Le temps ne s'étend pas nécessairement. Il n'est pas
nécessairement horizontal. Et le concept d'espace correspond à la belle mais
impossible tentative de l'homme de circonscrire et stabiliser quelque chose.
Imaginez qu'il existe sept niveaux, auxquels correspondent chaque fois sept
étapes, imaginez ensuite que le niveau de vibration s'intensifie à chacune de
ces étapes, tandis que, parallèlement, le temps tel que nous le connaissons
se désintègre. Comme vous en avez fait l'expérience à Montségur, lorsque
nous avons éprouvé le temps en passant par la porte du Temps. Essayez de
vous rappeler la pesanteur qui vous accablait avant de commencer, et
comment, jour après jour, vous avez ressenti une légèreté toujours plus
grande, comment les vibrations se sont faites toujours plus rapides. C'est là
que vous avez vécu la désintégration du temps. Lorsque vous retournez à
votre routine quotidienne, il vous est difficile d'être présent. Cependant,
c'est un équilibre que vous devez apprendre. L'art d'être ici. Ce peut être un
travail très difficile que de rester ancré lorsqu'on entreprend de lâcher prise,
de laisser aller. Au septième niveau, le temps n'existe pas. Alors, vous êtes.
Un homme transcendé. »
Nous déambulâmes sur la promenade. Le vent avait cessé. Une pluie fine
s'était mise à tomber. Nous passions devant des hôtels plus déprimants les
uns que les autres. Parvenus au bout, nous restâmes longtemps à regarder la
mer. Au loin, nous aperçûmes ce qui semblait être un petit navire, soulevé
par les vagues, puis plongeant dans un creux, avant de réapparaître, un
instant plus tard. Je me rappelai l'histoire de ce globe-trotter qui, venant à
manquer de charbon au beau milieu de l'océan, dut alimenter la chaudière
de son bateau à vapeur avec le bois de la coque. Ce voyageur, était-ce moi ?
me demandai-je. Nous rebroussâmes chemin vers la ville. Le Voyant était
silencieux et je savais qu'il se préparait en vue de la tâche qui l'attendait. Je
sentais pourtant que l'instant était important, comme tous ceux auxquels il
prenait part. Nous marchions sur un rythme identique. J'avais le sentiment
d'appartenir à un cycle plus vaste. À un souffle commun qui formait un
cercle, à une zone libre, à une ouverture où les énergies s'écoulaient
librement. Même le simple fait de marcher devenait une action de l'Univers.
Nous arpentâmes la ville, encore et encore. La traversant, la contournant,
revenant par des rues et des quartiers inconnus. Avec mon troisième œil, je
vis le globe-trotter sur son bateau, lequel se réduisait désormais à quelques
planches qui les maintenaient à grand-peine à flot, lui et le moteur à vapeur.
La dissolution du soi ?
Nous nous arrêtâmes devant l'arène de la ville, Plaza de Toros. À la suite
du Voyant, je franchis la porte et longeai le couloir qui menait au cirque.
Nul être vivant en vue. Les gouttes de pluie dessinaient de fines taches en
pointillé sur la poussière de l'arène, d'un jaune sombre. Comme si c'était là
la chose la plus naturelle du monde, il ouvrit une petite porte et pénétra dans
l'amphithéâtre de la mort.
« Venez », dit-il en avançant.
Le son de sa voix se répercuta à travers l'enceinte vide. Je le suivis. Il
s'arrêta au centre de l'arène.
« Si vous vous tenez là, je vous laisse le champ libre. »
Je le regardai sans comprendre. Je n'avais pas la moindre idée de ce dont
il parlait. Il se dirigea vers une barrière située de l'autre côté de l'arène. Une
chose pesait de tout son poids contre cette barrière. Une chose qui émettait
des bruits troublants. Je ne pus m'empêcher de sourire. Je refusai tout
simplement d'aller au bout de ma pensée. Quoiqu'il puisse se révéler
imprévisible et qu'avec lui, je dusse toujours m'attendre à l'inattendu, il
n'était pas possible qu'il en fût ainsi. Je le vis retirer des anneaux de fer les
chaînes qui entravaient la barrière et pousser celle-ci lentement le long de la
balustrade. Je fixai l'ouverture noire et eus la sensation de voir bouger
quelque chose. Je ne pus le croire. Tout autour de moi, l'arène disparut et je
me retrouvai, flottant dans un espace jaune.
Un énorme taureau, d'un noir luisant, se tenait sur le seuil. Je fus sur le point d'appeler le Voyant,
mais cela n'avait désormais plus aucune importance. Il n'était plus visible. Je restai figé sur place.
Mon cerveau fonctionna à toute vitesse. Sans réfléchir, j'évaluai mes chances. Arriverais-je à
escalader la barrière, ou bien ce géant était-il plus rapide que je ne le pensais ? Si je restais
parfaitement immobile, se retiendrait-il d'attaquer ? La situation était parfaitement irréelle.
Follement ridicule. Défiant tout entendement. On eût presque dit un dessin animé dépourvu du
texte rédempteur qui met la folie en perspective. Le taureau fit un pas en avant. Je voyais
désormais parfaitement sa masse. Un animal magnifique qui, dans cette situation et dans un esprit
humain, devenait subitement le mal incarné. À présent, il avait senti mon odeur. Je frissonnai.
Soudain, plus rien ne compta. Montségur, le Graal, le Voyant et ses jeux. À cet instant, j'aurais
tout donné pour être hors d'ici et sauver ma peau. Le taureau baissa la tête et gratta les gravillons
avec l'une de ses pattes avant. Je regardai autour de moi désespérément, à la recherche du Voyant,
mais celui-ci avait disparu. Puis il s'élança. Je vis les naseaux grands ouverts qui soufflaient, je vis
les graviers pulvérisés par les sabots qui martelaient le sol, y laissant des signes secrets et
essentiels. Tout se déroula avec lenteur. Je distinguais chacun des muscles souples et bandés sur le
cou du taureau, qui se prolongeaient sur son vaste poitrail où la sueur formait une carapace
d'écume blanche. Mon hurlement resta coincé dans la gorge. Je fermai les yeux. Puis, réagissant,
je détournai le corps, bien trop lentement cependant. À l'instant où je voulus partir, mes
chaussures dérapèrent sur les graviers. Alors, j'entendis dans ma tête une voix qui s'exprimait sans
mots : « Marche vers moi. N'aie pas peur. Marche vers moi ! » J'ouvris les yeux. Des milliers
d'années de représentations imaginaires foncèrent sur moi, grondant et soufflant, yeux enflammés
et cornes abaissées. MAINTENANT ! MAINTENANT ! J'avançai d'un pas. Le taureau me
traversa. Je ne sentis rien.

Je me retournai pour voir où il était passé, mais il avait disparu, telle la


rosée du matin. Dans l'auditorium, une personne solitaire applaudissait.
« Olé. »
C'était le Voyant.
« Olé. »
Je m'effondrai lentement sur le sol de l'arène. Parmi les traces de pluie,
seules les empreintes de pas du Voyant et les miennes étaient visibles.
Nous nous assîmes sous l'auvent d'un bar, près de l'arène. Le Voyant
demanda de l'eau et du sel. Je sentais qu'il était beaucoup plus attentif à mes
réactions qu'à l'accoutumée.
« Il y a de cela plusieurs années en Italie, Yeshoua vint à moi sous sa
forme de pensée. Il me dit : “Pourquoi ne m'avez-vous pas aidé ?” C'était si
simple et si pur, si dépouillé de toute forme d'accusation et de jugement que
je pleurai. Voyez-vous, j'étais parfaitement conscient de ce qu'il voulait dire.
C'était sa façon de me rappeler tous les grands échecs qui avaient été les
miens au fil des ans. Ce n'était pas une accusation, plutôt une purification.
À cet instant, je compris comment, en pensant que c'était à lui de s'en
charger, je lui avais alors tourné le dos. Yeshoua était à la fois un surhomme
et une force exacerbée. Ses énergies et ses formes de pensée étaient si pures
que par sa seule présence, il faisait advenir les choses. Il était pur.
Complètement pur. Lorsqu'il se montra à moi, je vis qu'il savait : il savait
que j'avais compris, mais que je ne l'avais pas encore aidé. Je réalisai alors
que le problème ne venait pas de Yeshoua, ou du Christ, mais de l'Église et
du christianisme. Lesquels ont tout déformé. C'est à nous de l'aider, pas à
lui de venir à notre secours. Il porte l'énergie pure. Voilà pourquoi. Yeshoua
n'a pas de message en tant que tel à délivrer. Il était juste pur. Tel était son
unique message. Il ne possédait aucun talent spécifique proprement dit,
mais les choses advenaient autour de lui parce qu'il était pur. De même,
était-il purement isogyne. Un exemple à suivre. Ecce homo. Regardez –
voilà ce que l'homme peut être. Le Christ est une conscience universelle,
cosmique. Le Christ est un choix. Le Christ est l'accès de l'homme à la vie
terrestre, la porte de la conscience. La conscience du Christ est en chacun
de nous. Tout comme le Graal. »
Il saupoudra son verre de sel et but.
« Il y a plusieurs années également, j'ai vu apparaître Adolf Hitler sous sa
forme de pensée. Il demandait à être compris. Il avait interprété de façon
erronée sa mission, qu'il avait pourtant menée à terme. Vous rappelez-vous
que, dans l'un de vos livres, vous rapportez une expérience similaire lors
d'un rêve où Hitler est venu à vous en requérant votre aide ? C'est
simplement un petit garçon, un orphelin. Une victime lui-même. Une partie
de son histoire s'est anéantie en vous. Une partie de sa forme de pensée s'est
purifiée à travers vous. Tous, nous prenons part à la cruauté du monde.
Même lorsque nous pensons que cela ne nous concerne pas. Tous, nous
portons en nous un Yeshoua et un Hitler. À un moment ou à un autre,
chacun doit s'arrêter pour affronter ses propres échecs, ses propres cruautés.
Sinon, ceux-ci seront tout simplement transmis. Cela doit prendre fin
quelque part. Cela doit prendre fin à l'endroit où le pardon commence. Tous
les dictateurs du monde, quel que soit leur nom, tous les concepts dont nous
avons décidé qu'ils s'identifiaient au mal, à l'instar du taureau aujourd'hui,
ne sont que l'expression de nos projections. Cela ne fait pas sens. Cela ne
justifie rien, et ne parle de rien d'autre que de notre héritage commun.
Chacun de nous prend part à la cruauté. Cette part, vous l'avez prise et vous
y avez répondu aujourd'hui. Vous êtes passé de la peur à la liberté. »
En revenant le long de la promenade, nous contemplâmes la mer. Les
vagues s'étaient calmées. On ne voyait plus nulle part le petit bateau.
Après une heure de repos, le Voyant se prépara à guider le défunt dans le
Puits de l'Âme. Je le suivis dans son bureau. Comme à son habitude, il
débuta sans hésitation. Je savais qu'il me fallait être complètement éveillé,
que mon attention totale était requise si je voulais avoir le moindre espoir
d'être présent jusqu'au bout. Le Voyant laissa l'une de ses mains planer au-
dessus du bureau. Je fermai les yeux. En moi, la mer était comme un sol
ciré impeccablement lustré par un souffle éternel. L'expiration se déversa
dans le néant, redonnant vie aux reliefs du monde, aux lignes et aux formes
de chaque chose. Elle emplit le vide de sons et de présence, pour des siècles
et des siècles. À la fin des ténèbres, la lumière naquit. Dans le vide
magnifique, l'éternel MAINTENANT. Alors, l'inspiration ramena avec elle
le temps infini, comblant l'espace avec la mémoire et une vie nouvelle. Une
mer de lumière dorée. Le souvenir de l'état initial. Le son dense de
l'Univers. Le principe harmonique de toutes les notes.
Un homme solitaire, grand et courbé, attend sur la plage. C'est le défunt. Il disparaît presque
derrière le brouillard dense et semble désorienté, effrayé. Compassion brûlante pour cet être. Je
veux l'appeler, lui dire qu'il n'est nulle raison d'être effrayé, le soutien va venir. Puis un doigt se
pose sur ma bouche pour m'intimer le silence. À travers la brume, un bateau s'approche. Le
Voyant se tient droit dessus. Il dit au défunt des mots que je n'entends pas et l'aide à monter à
bord. Ils s'évanouissent dans le brouillard. J'entends alors une note nouvelle résonner. Une voix
psalmodie, Îkhal – Ephatah. Îkhal – Ephatah ! La voix devient plus claire. Je reconnais la tonalité
insistante, la couleur vert clair semblable à celle de la mer, la pâleur semblable à celle de la plage,
la sensation de picotement semblable à celle de la pluie sur la peau, la mélopée envoûtante
semblable au chant de la femme que j'avais entendu ce matin.

J'ouvris les yeux. Le Voyant était profondément concentré. Je réalisai


alors que la voix de la femme venait de l'extérieur. Je m'efforçai de la
refouler, de trouver mon chemin à travers le brouillard pour revenir dans la
mémoire du vaste souffle, mais en vain. J'abandonnai et me glissai hors du
bureau.
Deux heures plus tard, le Voyant avait achevé son travail. Il était pâle
mais visiblement soulagé.
« Avez-vous suivi ? » demanda-t-il.
J'expliquai ce qu'avait été mon expérience, et il approuva d'un signe de
tête bienveillant.
« Il y a du progrès. Votre vision est plus claire que la dernière fois. Je vais
tenter d'expliquer le processus de la façon aussi précise que possible avec
des mots. »
Il but le verre d'eau salée que j'avais préparé pour lui.
« Il est important que le défunt repose en paix soixante-huit heures après
sa mort, de sorte à ce qu'il se dépouille de tous ses éléments corporels. À ce
moment-là, vous êtes prêt à circuler dans le puits. Avant de partir, je
demande s'il y a quelque chose d'inachevé, quelque chose qui n'a pas encore
été accompli et accepté, et qui ne peut donc être résolu. Ce n'est pas un
processus aisé. Il exige beaucoup de soin, d'empathie et d'équilibre. Sur les
murs du Puits de l'Âme, nous apercevons les images de la vie qui vient de
s'achever. Nous nous arrêtons pour contempler celles qui retiennent
l'attention, celles qui représentent les conflits et les épreuves de cette
incarnation. Je demande au défunt s'il comprend ces scènes, s'il est capable
de comprendre les motifs qui l'ont poussé à agir dans chacune de ces
situations. Lorsqu'il en appréhende le sens, je lui demande s'il est prêt à
renoncer. Seules les choses importantes sont représentées dans le puits. Plus
nous remontons, au fil de notre travail, moins il y a d'images. À l'intérieur
du puits, la sensation d'espace existe et n'existe pas, tout à la fois. C'est
particulièrement difficile à décrire. Vous en avez fait vous-même
l'expérience à Montségur. C'est en quelque sorte une galerie de
photographies, à l'intérieur de laquelle vous vous tournez pour regarder les
images. Un peu à la manière d'une holographie. Dès lors que le processus
de prise de conscience prend fin et qu'il est devenu acceptation, nous
surgissons dans une lumière intense et fabuleuse, juste avant d'atteindre les
niveaux spirituels. C'est là que le Collectionneur attend, sous une forme de
pensée ronde comme une balle, prêt à recueillir tout ce que vous n'avez pas
apporté, tout ce qui n'a pas été racheté. Lorsque j'accompagne le défunt,
nous abordons généralement ceci en cours de route. Nous rectifions les
images non résolues et nous neutralisons tous les obstacles. Si vous n'êtes
pas aidé, si, avant de mourir, vous ne savez pas ce qui se passe dans le Puits
de l'Âme, vous pouvez ne pas comprendre les images présentées et ne pas
accomplir ce qui doit être accompli afin de continuer. Chaque image est
recueillie par ce que j'appelle le Collectionneur. C'est là que nous
rencontrons une lumière plus vive que le soleil, mais dont la douceur nous
autorise à la regarder. Là que vous découvrez les deux piliers lumineux –
les gardiens – dont la hauteur est égale à celle d'un être humain. Le voyage
se poursuit alors dans les sphères spirituelles. Nous n'y apportons pas les
images. Nous n'en avons pas besoin. Au contraire. Par la suite, au moment
de revenir vers le plan de la Terre, nous croisons de nouveau le
Collectionneur, nous plongeons dans un autre Puits de l'Âme où nous nous
confrontons aux images qui n'ont pas été résolues au cours de la vie
précédente. Nous les emportons avec nous dans la nouvelle incarnation, où
elles nous influenceront d'une façon ou d'une autre. Si nous comprenons
cela ici, nous pouvons nous exercer, c'est-à-dire nous demander chaque jour
s'il y a une chose que nous aurions dû faire et que nous n'avons pas faite, ou
s'il y a une chose que nous avons faite et que nous n'aurions pas dû faire. En
ce qui me concerne, observer mes propres images afin de les corriger
constitue une partie de mon labeur quotidien, et mon espoir constant est
d'être en harmonie avec les principes universels et la mission pour laquelle
je suis ici. C'est ce qui m'assure d'être précis dans le travail que j'effectue
avec autrui. Et le besoin d'ajustement est permanent. Tout est en perpétuel
mouvement, si bien que les images rectifiées le matin peuvent requérir
d'être corrigées le soir. C'est proprement incroyable de constater combien il
en faut peu pour que la balance penche d'un côté ou de l'autre. La
conséquence du battement d'ailes d'un papillon sur le temps qu'il fera de
l'autre côté de la planète illustre parfaitement mon propos. Lorsque toutes
nos images ont été rachetées, notre incarnation sur Terre prend fin. Le
niveau terrestre constitue une école. Il s'agit ici d'un processus de
purification au cours duquel il nous faut apprendre à travailler
consciemment ensemble dans cet Univers, afin de pouvoir agir de même
par la suite dans les autres.
— D'où vient l'homme ?
— La Terre est un foyer qui se situe à mi-chemin. L'homme vient de
l'Univers. Le processus d'évaluation porte, en premier et en dernier recours,
sur la conscience et la connaissance. Aujourd'hui, nous sommes sur Terre,
mais nous appartenons à la matière primordiale, la conscience universelle,
la forme de pensée éternelle. »
Le Voyant se coucha tôt. Longtemps, je demeurai devant l'intérieur
mauresque, avant d'aller au lit à mon tour. Il n'y avait nulle trace du
personnage blanc. La porte était toujours entrouverte.
11

Il faisait jour lorsque je m'éveillai. Filtrant à travers les rideaux à vastes


mailles, les rayons du soleil dessinaient de vastes arabesques sur le mur. Les
bruits venant de l'extérieur m'indiquèrent que j'avais dormi trop longtemps.
Légèrement confus, je me levai et pris un bain. Le Voyant avait déjà
commencé ses consultations. Lorsqu'il eut terminé, nous prîmes notre
incontournable petit déjeuner, debout dans la cuisine. Toute la matinée, il ne
cessa de me répéter les principes de la guérison à distance. J'éprouvai de la
difficulté à me concentrer, et mes pensées vagabondaient de-ci de-là. Ce qui
eut pour effet de l'amener à intensifier son enseignement. Lorsque l'horloge
sonna midi, ce fut un soulagement.
« Il semble que vous avez besoin de changement. Allons déjeuner. »
Nous roulâmes sur la Carretera de la Muerte en direction de Marbella. Le
Voyant gara la voiture dans un parking à plusieurs niveaux, situé près de
l'un de ces nombreux centres commerciaux fort chics où les prix et les
articles signés par des stylistes auraient pu concourir pour la médaille de
l'insolence. Si la pauvreté matérielle existait à Marbella, elle était
parfaitement dissimulée. Hormis nous deux, l'unique personne dont la
présence ressortait de façon déplacée était une jeune gitane qui marchait
dans la rue principale, vêtue d'une robe à fleurs délavée. Elle était si belle et
se mouvait avec une grâce telle que chacun se retournait pour l'admirer.
Nous allâmes jusqu'à Puerto Banus.
« C'est le lieu de rencontre des plus grandes fortunes. Les Espagnols l'ont
baptisé la cour de récréation des riches. Presque tous sont étrangers, ici. Les
Andalous n'y viennent que pour travailler dans les bars et les restaurants. »
Une impressionnante marina s'étendait à perte de vue, d'immenses
bateaux s'y succédant les uns après les autres. Sur certains d'entre eux, des
membres d'équipage en uniforme, d'origine nord-africaine, étaient occupés
à vernir les mâts, frotter les ponts ou polir les cuivres. Les passerelles
dorées étaient recouvertes d'un tapis rouge. Des voitures valant plusieurs
millions étaient garées côte à côte, sur le quai. Impeccables et bronzés,
vêtus de coûteux habits du dernier chic, des hommes et des femmes
déjeunaient à la terrasse de restaurants trois étoiles. Nous trouvâmes une
table, sous un auvent, devant un petit bar marocain situé aux abords de la
promenade. Le Voyant commanda du pastis et de l'eau.
« Regardez autour de vous. Regardez tous ces yachts. Certains ont la
taille d'un ferry. Regardez les voitures. Tout cela représente de l'énergie.
Cependant, ce sont des formes d'énergie fermées. Elles n'ont aucune valeur
en elles-mêmes. Il ne s'agit que d'argent, d'un fardeau parfaitement inutile.
Rares sont les bateaux qui sortent naviguer. Le plus souvent, ils restent à
quai, simples symboles de la richesse du propriétaire. De même que les
voitures. Voyez cet homme qui sort d'une Ferrari. Ce moment est essentiel
pour ceux qui viennent ici. Parce qu'à cet instant, nous sommes là, qui le
regardons aller de sa voiture au prix inestimable vers un yacht au prix
encore plus inestimable, pour donner un ordre inaudible à l'un des membres
d'équipage en uniforme, à seule fin d'être vu par nous et par les autres. Il ne
va nulle part. Et encore moins naviguer. Il confirme simplement son
insatiable besoin, et le nôtre, de légitimité et de sécurité matérielle. L'ironie,
c'est que ceux qui se trouvent de l'autre côté de la Méditerranée, sur la côte
nord de l'Afrique, veulent, eux, réellement prendre la mer. Ils le veulent au
point de se satisfaire ne serait-ce que d'un vieux canot pneumatique. Chaque
nuit, si jamais ils parviennent jusque-là, ils accostent le long de la Riviera
espagnole, uniquement pour être renvoyés. Ce voyage leur coûte toutes
leurs économies. Ou leur vie. Et dans le même temps, nous sommes assis
ici, à spéculer sur la vie.
— Comment pouvons-nous changer cette situation ?
— Eh bien, cela ne se peut juste ainsi. Il nous faut suivre les lois
universelles. Il nous faut renoncer au sentimentalisme et nous efforcer de
vivre en respectant notre dignité, ou ce qu'il en reste. Ce que nous
considérons comme un privilège social et un dérèglement est lié au karma.
Cela, bien sûr, ne signifie pas que nous devions nous empêcher de réagir
face aux malheurs d'autrui, puisque tel est le défi dharmique qui nous
attend, sachant que nous bénéficions d'une aisance matérielle. Les formes
de pensée de la cupidité constituent la plus grande malédiction du monde
occidental. Par conséquent, il faut également métamorphoser l'argent en un
moyen universel qui incarnera des valeurs réelles, mises au service de
causes justes. On peut faire mauvais usage de tout. Si vous renoncez au
pouvoir de l'argent, si vous refusez d'en faire une obsession, si vous œuvrez
en harmonie avec l'Univers, vous ne manquerez jamais de rien. Au début, il
m'est arrivé de penser, lorsque je facturais mes clients pour les traitements,
que je devais augmenter mes tarifs qui n'étaient pas très élevés. Je me disais
que s'ils pouvaient débourser trois mille pour un vélo, ils étaient prêts aussi
à mettre le prix pour améliorer leur santé. Mais non. J'ai immédiatement
reçu l'ordre d'en haut de ne pas procéder de la sorte. L'argent ne m'était
nécessaire que pour assurer le quotidien. Voilà ce qu'il en était. Dès l'instant
où j'ai accepté ceci, je n'ai jamais eu besoin de rien. Depuis, il en a toujours
été ainsi. C'est de cette façon que j'appréhende l'énergie de l'argent. De cette
façon que cela fonctionne. Abandonnez votre inquiétude à propos de
l'argent. La vie est trop courte pour la gâcher avec de tels soucis. Organisez
votre vie de sorte à ne pas plier sous le fardeau des choses matérielles. Ne
devenez pas l'esclave du besoin de consommer ou des habitudes coûteuses.
Soyez toujours prêt à renoncer aux possessions matérielles. Tout sur Terre
n'est qu'emprunt. Alors, vous conserverez votre capacité de mouvement et
de liberté. »
Du bout du doigt, il repoussa le bord de son chapeau de paille. Nous
commandâmes des aubergines grillées.
« Ainsi, vous ferez un avec la pulsation universelle. Ainsi, vous pourrez
être présent à cent pour cent, sans être écrasé par le poids des futilités. La
belle doña sur laquelle tout le monde s'est retourné dans la rue principale, il
y a une minute, illustre bien ce talent qui consiste à être présent
inconsciemment. De son attitude émanait une aisance incroyable, cependant
que, dans le même temps, elle conquérait le trottoir et l'espace d'une façon
particulièrement concrète et féminine. À l'évidence, sa démarche, le
balancement de ses hanches, sa souplesse, la tenue du dos et le port de la
nuque étaient un hymne au présent. Elle était présente, dans l'instant. Au
moment même où le regard se posait sur elle, les artifices, les illusions, les
accessoires se sont tous désintégrés. Le moindre vêtement griffé, le moindre
bijou de prix, a perdu de sa valeur. Sa seule présence annihilait tout ce qui
était faux. C'était de l'art pur. »
Le serveur apporta des aubergines grillées, parsemées d'ail et de persil
émincés, et arrosées d'huile d'olive. À côté, nous avions du houmous fait
maison, ainsi que des pittas accompagnées de salade fraîche.
« Si vous êtes asservi par l'argent et les contraintes matérielles, et si vous
êtes déprimé, il peut être difficile d'imaginer quelle porte de sortie s'offre à
vous. D'instinct, vous savez que les problèmes en jeu sont nombreux parce
qu'ils impliquent de se confronter à votre fierté personnelle et aux masques
derrière lesquels vous vous dissimulez. Mais ce n'est pas nécessairement
douloureux ou difficile. Pour devenir un être spirituel, il faut de l'humour.
L'humour est élégant. Il transforme et il ouvre. Le sarcasme, en revanche,
pétrifie et ferme. Le sarcasme n'est que le prolongement de la petitesse de
l'homme limité. L'humour vient du cœur. À mes débuts de guérisseur,
j'établissais chaque fois le diagnostic la veille de l'arrivée du client. Un jour,
j'ai détecté un problème à l'ovaire droit. Le lendemain matin, j'ai découvert
que le client était un homme et je me suis littéralement écroulé de rire.
Lorsque j'en ai expliqué la raison au patient, il s'est mis à rire, lui aussi, et je
crois bien que c'est l'unique fois où le problème a été résolu uniquement
grâce à l'humour. Ce fut une expérience particulièrement libératrice et utile.
L'humour est, d'abord et avant tout, la capacité à se considérer sous un jour
désarmant. Se déplacer à travers les univers pour y poser des questions
requiert de l'humour. Et être là requiert de l'élégance. C'est comme une
danse. Une danse cosmique. Plus les sphères sont élevées, plus vous avez
besoin de la danse et de l'humour. C'est de cette façon que vous pouvez être
présent, en bougeant et en dansant.
— Que se passe-t-il au cours de cette danse ?
— Vous abandonnez derrière vous votre personnalité. Il est impossible,
autrement, de communiquer à travers les énergies.
— Donc, vous êtes neutre ?
— Oh, je ne dirais pas cela ainsi. Cela ressemble plus à un état de non-
personnalité. »
Son rire chaleureux attira l'attention sur nous.
« C'est une sensation extraordinaire. Comme d'entrer en contact avec
votre conscience transpersonnelle, de voir cette conscience en même temps
que vous regardez. C'est incroyablement beau, et provoque chaque fois le
rire en moi. Parfois, il me faut véritablement faire un effort. Lorsque je me
heurte à un obstacle, je me dis, d'accord, c'est de l'humour. J'aime cela.
Considéré ainsi, tout ce qui est pesant, tout ce qui est lent, trouve sa
solution, et on en éprouve un tel soulagement. »
Il rayonnait, tel un soleil. Il y avait ici, je le voyais, une ouverture directe
sur son être le plus intime.
« C'est absolument sérieux, mais d'une façon légère et élégante, dansante
et drôle. C'est au-delà des mots et des concepts. Avancer avec les énergies.
Malgré la matière noire, que j'appelle matière complémentaire, l'univers est
plein d'humour et de légèreté. »
Je songeais alors que les propos qu'il venait de tenir ressemblaient aux
paroles d'un mystique chrétien : « Je vois à présent que les yeux par
lesquels je vois Dieu sont les mêmes que ceux par lesquels Dieu me voit. »
Je compris que l'état d'isogynie auquel le Voyant m'avait initié, était sans
doute identique à ce qu'évoquait Yeshoua dans l'Évangile de Thomas 1 :
« Lorsque vous ferez des deux un, et que vous ferez l'intérieur comme
l'extérieur, et l'extérieur comme l'intérieur, et le haut comme le bas, et que
vous ferez du mâle et de la femelle un seul et même être, de façon à ce que
le mâle ne soit plus mâle et que la femelle ne soit plus femelle ; […] c'est
alors que vous entrerez dans le Royaume. »
Le Voyant poursuivit :
« Vous êtes une personne élégante. Vous revendiquez le droit de bouger.
Pour y parvenir, vous savez que vous devez vous extraire de votre
personnalité, autrement dit, de votre ambition d'être quelqu'un dans le
domaine de la musique. De toutes choses extérieures. Si vous vous ouvrez
entièrement et sans compromission aux énergies, il n'y a aucune place pour
une personnalité avant tout guidée par l'ambition matérielle. Il m'a fallu
également du temps pour sortir de moi-même. Cela exige un réel humour.
C'est ainsi que vous devenez un danseur cosmique. Ainsi que vous allez
écrire. Vous n'écrirez pour personne, ni pour obtenir quoi que ce soit. Vous
allez écrire un livre. Sans dire aux êtres humains ce qu'ils sont, simplement,
en leur donnant le choix. Votre mission est d'évoquer les options
disponibles. Sans poser de conditions. Vous voyez ? C'est tout. »
Il devint silencieux, et me lança ce long regard que j'avais si bien appris à
connaître. Il lisait directement en moi. Les galaxies tournaient sur elles-
mêmes.
« Vous n'avez jamais appartenu à personne. Parce que vos pensées étaient
exceptionnelles, vous n'avez pas voulu vous restreindre. Toujours, vous
avez eu conscience que vos observations, semblables à du cristal, vous
donnaient accès à des formes de pensée extraordinaires. Puis l'aversion
envers les opinions d'autrui est apparue. Des opinions que vous ne pouviez
accepter. Devenir quelqu'un de particulier était un combat qui ne vous
intéressait en rien. Au cours des incarnations qui précèdent immédiatement
celle-ci, vous avez été utilisé par les autres. Vos talents ont été exploités.
Jusqu'au jour où vous avez déclaré que vous n'aviez ni argent, ni dignité, ni
quoi que ce soit d'autre. Si nous remontons avant les incarnations, alors, la
situation est un peu plus floue puisqu'il s'agit ici de formes de pensée très
extrêmes. Dans la première image qui vous représente, le temps n'existe
pas. Ce que vous saviez. Le raffinement qui, avant toutes les incarnations,
était le vôtre, n'appartenait pas à la Terre. Toujours, vous avez été un
étranger, ici. Un être subtil qui ne souhaitait pas communiquer. Vous aviez
alors parfaitement conscience que si vous montriez votre potentiel, vous ne
seriez pas compris. Alors, votre solitude n'a cessé de s'accroître au fil des
incarnations. Vous n'étiez pas autorisé à parler. Vous étiez inlassablement en
quête de votre propre langage, mais ce langage n'a jamais été accepté. Nul
ne comprenait. Telle est la raison pour laquelle, sur cette Terre, vous êtes un
infirme. Aujourd'hui, vous avez retrouvé le langage oublié. Le langage qui
permet de bouger. Vous évoluez vers un état d'esprit qui vous donne la
possibilité d'être présent. Bien sûr, vous avez pris des drogues. À votre
place, j'en aurais fait autant, afin de pouvoir trouver le chemin du retour,
afin de pouvoir tout recommencer de nouveau. À chacune de vos
incarnations, vous avez été exploité. Vous avez été un chanteur itinérant, ici,
en Espagne. Dans votre incarnation actuelle, vous avez été un chanteur au
Danemark et vous vous êtes efforcé, sans succès, d'être présent sous cette
forme-là. Vous êtes trop extrême. Trop loin de la pensée courante. Vous
n'êtes pas banal. L'élégance appartient à vos formes de pensée, et rares sont
ceux qui ont été capables de les comprendre et de les accepter. Vous n'avez
jamais été présent. »
Il redemanda du pastis et de l'eau.
« L'homme nouveau sait ce que signifie être une non-personnalité. C'est
ce qui est en jeu lorsque nous sommes prêts à poser la question : “Qui ne
suis-je pas ?” En supposant, bien sûr, que vous savez qui vous êtes et que
vous connaissez les masques derrière lesquels vous vous êtes caché, du
point de vue du comportement comme de la psychologie. L'être véritable ne
peut advenir que du non-être, de la même façon que le son ne peut advenir
que du silence, et la lumière de l'obscurité. L'idée du grand vide de la non-
existence est juste une illusion, tout comme l'est celle de la personnalité,
considérée depuis une perspective universelle. Le vide que vous avez
ressenti lorsque vous vous êtes progressivement défait de votre
personnalité, correspond en réalité à la plénitude à partir de laquelle toute
chose vivante est créée. »
Il marqua une pause, pour s'assurer que je suivais. J'acquiesçai, et il
reprit :
« Le combat que mène une personne dans la première partie de sa vie,
pour accomplir chacun de ses rêves et chacune de ses ambitions dans le but
de devenir quelqu'un, est à la fois beau et émouvant. Mais en un sens, ce
combat est triste aussi, parce qu'il entraîne cette personne loin de son destin.
Les rêves et les ambitions sont aux commandes. S'ils s'accomplissent, ils ne
font qu'engendrer d'autres rêves éphémères. S'ils ne s'accomplissent pas, la
personne se retrouve enchaînée. C'est la raison pour laquelle je recommande
toujours que les jeunes gens comprennent ou dépassent les ambitions du
“Je” avant qu'ils ne soient trop âgés. Cette évolution est, en réalité, la
condition préalable à tout ce dont je parle, à tout ce sur quoi nous
travaillons. La manière la plus efficace de rompre avec ce pouvoir-là, c'est
de dire : “Je ne suis pas !” C'est un immense saut quantique. Imaginez la
liberté de n'être personne et de ne vouloir être personne, vous êtes présent,
simplement, libre de toute exigence et de toute illusion. Ne confondez pas
cela avec la fuite. C'est, au contraire, un état supérieur, un état où votre
conscience s'élargit, une façon parfaite d'être présent. Mon travail me
permet de constater jusqu'à quel point la médecine que nous connaissons ne
fonctionne plus, et j'ai, par conséquent, le sentiment qu'un être humain
nouveau va émerger. Les énergies propres à l'homme ont commencé à
évoluer. C'est ce que me montrent les champs électromagnétiques. Les
énergies de l'Univers se rapprochent toutes. Je suis donc convaincu que la
matière fondamentale jouera un rôle décisif dans la vie des nouveaux êtres
humains, puisqu'elle se retrouve à la fois chez l'homme et dans l'Univers. Il
faut aussi que l'homme découvre une autre façon d'être présent. Il lui faut
transformer les énergies et les formes de pensée anciennes qui se sont
accumulées et le maintiennent prisonnier. Il est si occupé à être ceci ou cela,
afin de pouvoir affirmer qu'il est quelqu'un possédant telle et telle
compétence, quelqu'un qui a fait beaucoup d'argent ou qui a réalisé cette
chose-ci et cette chose-là. Cette focalisation de l'attention sur notre espace
intime, sur nos illusions, sur tous les ornements artificiels, est figée et
restrictive. Dès lors, l'homme en vient à se réduire lui-même à n'être plus
qu'un survivant qui s'accroche à la vie, tel un poids mort. Alors, il ne danse
pas. L'homme doit être prêt à s'aventurer dans l'inconnu, à se risquer là où il
ne peut se dissimuler derrière les projections et les préjugés qui sont les
siens, et au contraire, totalement purifié, se rendre disponible pour accueillir
le principe universel. L'homme est semblable à un transformateur, à un
canal ouvrant sur l'universel, où les énergies sont métamorphosées. Tel est
son destin. Lorsqu'il le comprend, l'homme devient libre et souple, il se mue
en un unique et vaste moment ouvert. »
Il leva son verre pour marquer la fin de la conférence.
« Pastis ! »
De retour à l'appartement, nous mîmes en pratique notre heure de silence.
Je m'installai dans le salon et m'efforçai d'entrer en contact avec ces
énergies concentrées que le Voyant avait activées. Je savais que pour y
parvenir, il fallait préalablement ignorer toutes nos représentations
imaginaires, nos exigences, nos idées préconçues. Il est plus facile, a dit une
fois Oppenheimer, de briser un atome qu'un préjugé. D'après le Voyant,
nous devons distinguer entre le niveau de l'instinct, qui gouverne nos
besoins et notre égocentrisme, et le niveau de l'intuition, dans lequel nous
éprouvons sympathie et compassion. La différence entre les deux tient au
degré de maîtrise des pensées auquel vous parvenez. Lorsque l'heure fut
passée, le Voyant arriva avec une bouteille de vin rouge et un unique verre.
La leçon de l'après-midi débuta et, comme à son habitude, il avait dû lire
dans mon esprit :
« J'ai précédemment parlé de la puissance de la pensée et de son bon
usage. Nous allons maintenant réaliser une expérience qui sera la mise en
pratique de ma théorie. »
Il ôta le bouchon et versa un peu de vin dans le verre posé devant moi.
« Goûtez, je vous en prie. »
Je levai le verre, avalai une gorgée et faillis immédiatement tout
recracher – c'était particulièrement aigre. On eût dit du vinaigre pur. Il
sourit, d'un air taquin.
« Bien, ce n'était peut-être pas le vin que vous espériez. À dire vrai, c'est
un de ces vins bon marché qu'on utilise pour une sorte de marinade dont je
ne connais pas la recette. Cependant, reposez votre verre et laissez-moi voir
si je peux faire quelque chose. »
Je fis comme il le disait. Il s'assit et scruta un long moment le verre.
« À présent, goûtez-le ! »
Je portai le verre à mes lèvres et perçus aussitôt un changement d'odeur.
Je bus. La rondeur et la douceur faisaient songer à un millésime de très
grande qualité.
C'était étonnant. J'avais pourtant cessé d'être surpris par tout ce qui venait
du Voyant. Je me contentai de dire la première chose qui me vint à l'esprit :
« De l'eau en vin, ou du vinaigre en vin !
— Disons plutôt, du vin qui se transforme en vous ! rétorqua-t-il en riant.
— Ce à quoi vous avez assisté là est un processus de raffinement.
Comme vous le voyez, c'était très simple. La pensée est puissante. Vous
pouvez l'appliquer à n'importe quel aliment. C'est ainsi que se bénit un
repas. En lui insufflant de l'énergie. Prendre l'habitude de donner à tout ce
que vous mangez une énergie identique à la vôtre est une bonne idée. De la
sorte, votre corps n'est pas surpris. De la sorte, il n'y a aucune toxine. Le
poison aussi appartient aux pensées. C'est ainsi. Et c'est ce qui permet
d'exercer une influence. Plutôt que de dire des grâces, il peut être utile de
demander à la nourriture que vous allez avaler d'être avec vous. Quelle que
soit cette nourriture. Vous envoyez simplement votre pensée en elle, puis
vous visualisez une couleur bleue comme le gaz. De la sorte, vous vous
assurez que les énergies s'harmonisent avec votre corps. Cette couleur bleue
relève de la sphère physique, des organes. Vient ensuite la sphère
supérieure, spirituelle, de couleur dorée. Telles sont les deux teintes qui,
sans doute aucun, fonctionnent pour l'homme nouveau. Les nuances
anciennes des chakras ont perdu de leur valeur. Le problème est que, si nous
comprenons intellectuellement ce qui est bon ou mauvais pour nous et que
nous pouvons décider de modifier la situation, des siècles d'influence sont
enfermés dans la mémoire du corps, dans la moindre cellule, ce qui peut
engendrer différentes maladies dès lors que nous n'opérons pas les
corrections nécessaires. Il existe deux couleurs parfaitement sûres : le bleu
gaz pour la partie physique, associé à chaque chakra, et le doré pour la
partie spirituelle. Il est possible de les mélanger ou de les alterner. Voyez
alors ce qui se produit. Voyez comment se développent les vibrations. »
Nous consacrâmes le reste de l'après-midi à des exercices de
visualisation. Depuis la neutralisation des acides contenus dans le café et le
soulagement des tensions dans la nuque, jusqu'à la transmission d'un
volume d'énergie important dans les chakras. C'était incroyablement simple
dès lors qu'on prenait ces exercices au sérieux. Inlassablement, le Voyant
soulignait l'importance de se mettre soi-même de côté afin d'être à cent pour
cent relié à la matière, ou à la personne à laquelle vous souhaitiez envoyer
de l'énergie.
« La peur est le concept qui empêche fondamentalement la
communication pure. La peur vient de l'ignorance. Les formes de pensée
inconscientes tendent à devenir incontrôlables, et c'est alors un véritable
déchaînement. La peur est l'expression des limites. Elle peut être aussi un
état primaire contenu dans les archives universelles. Uniquement cependant
lorsque au fil de ses différentes incarnations un individu n'a pas réussi à
annihiler cette forme de pensée. Alors celle-ci se développe, se structure et
échappe à toute maîtrise. C'est une maladie extrêmement répandue à notre
époque. Mais de quoi devons-nous avoir peur ? Quel est le pire qui puisse
nous arriver ? Mourir ? Tous, nous mourrons, ce n'est qu'une question de
temps. Sur le plan cosmique, il peut s'agir d'énergies qui se sont accumulées
sans jamais avoir été traitées. D'énergies qui exigent de l'attention et de
l'aide. Dans le cosmos, il n'existe nul jugement sur l'ombre ou la lumière. Le
Mal et le Bien sont des qualités que nous attribuons aux énergies. Ils ne sont
l'expression ni d'un choix, ni d'un principe. En revanche, ils interagissent
mutuellement. Il arrive que certaines formes de pensée soient liées à une
matière primordiale spécifique qui appartient à un type précis d'étoiles,
lesquelles peuvent alors entrer en interaction avec les êtres humains. Nous
sommes les alter ego des étoiles. »
Nous dînâmes tard. Quoique je fusse fatigué, la sensation que j'éprouvais
était plus proche de la détente. Je ne doutai pas que ce fût là également
l'effet de l'action du Voyant sur moi. Rien d'étrange donc à ce qu'après le
dîner, il suggérât que nous nous rendions dans un club de jazz.
Ce club était situé dans une ruelle du quartier touristique de la ville. Il
était quasiment désert, compte tenu de l'époque de l'année. Seul un couple,
installé au long bar étroit et faiblement éclairé, se regardait passionnément
dans les yeux. Le barman essuyait les verres pour la énième fois. Sur une
estrade au fond de la salle, un pianiste jouait des standards sur un piano à
queue. Nous nous assîmes à une table située près de la sortie. Le Voyant
demanda uniquement de l'eau, qu'il régla toutefois comme s'il s'agissait
d'alcool. Une heure plus tard, la salle accueillait quelque dix à quinze
clients. Le Voyant souriait, sans rien dire cependant. Je ne soupçonnai nulle
espièglerie. Nous étions simplement en train d'écouter de la musique. Une
épaisse fumée régna bientôt dans la salle. L'atmosphère était à la fois
paresseuse et dense. Soudain, il se pencha en avant, par-dessus la table :
« La sensation du présent vous intéresse-t-elle vraiment ? »
La phrase resta suspendue dans l'air, comme menaçante. J'eus le
pressentiment que quelque chose s'annonçait. Si je n'avais su qu'un sens
plus profond se cachait derrière la question, j'aurais éprouvé un sentiment
d'insécurité, comme à Montségur lorsqu'il me mettait au défi par des
demandes similaires.
« Oui » dis-je.
— En êtes-vous certain ?
— Oui !
— Il y a un micro sur le piano. Allumé. Irez-vous le prendre pour chanter
une chanson ? »
Je me sentis comme paralysé. Il pouvait se déplacer à la vitesse de la
lumière, matérialiser des taureaux avant de les faire disparaître, changer le
vinaigre en vin et ainsi de suite. C'était extraordinaire, mais je n'en étais
plus surpris. En revanche, là, c'était aller trop loin. C'était franchir une ligne
qui, soudain, ressortait avec une évidence gênante. De l'autre côté de cette
ligne, se trouvait toute une vie de peur, peur de la scène, peur de n'être pas
assez bon, peur de la compétition, peur de l'échec, peur du petit Je et de sa
non-compréhension de lui-même. Tout ce que je m'étais efforcé de refouler.
J'avais escompté qu'il respecterait le fait que ce sujet ne fût jamais l'objet de
discussions. À présent, et dès lors qu'il en avait fait la suggestion, je savais
que rien ne pourrait empêcher que d'ici à quelques minutes, je me lève, que
je m'avance pour prendre le micro et que je chante pour les personnes
présentes. Je savais que c'était l'unique façon de briser la malédiction de la
peur.
Tout se déroula comme dans un rêve. Lorsque je montai sur scène, le
pianiste était déjà en train de jouer une intro. Je n'étais personne. Juste un
homme qui passait par là. Je pris le micro et, dans le couloir de l'oubli,
chantai My Funny Valentine de Lorenz Hart :
My funny Valentine, sweet comic Valentine, you make me smile with my
heart. Your looks are laughable, unphotographable, yet you're my favourite
work of art. Is your figure less than Greek ? Is your mouth a little weak,
when you open it to speak ? Are you smart ? Don't change a hair for me.
Not if you care for me. Stay, little Valentine, stay ! Each day is Valentine's
day…
12

Each is Valentine's day…


Je posai le microphone sur le piano à queue. Aucune réaction. Les clients
me regardaient avec des yeux vides. Je remerciai le pianiste, descendis de
l'estrade et traversai la salle étroite. Le Voyant n'était plus assis à la table. Je
me dirigeai vers la sortie, poussai la porte et me retrouvai dans la chaleur
brûlante.
Je restai immobile afin de laisser mes yeux s'habituer à la lumière vive du soleil. L'odeur de la
cannelle et des roses se mêlait à la poussière qui dansait et voltigeait dans l'air, au-dessus du
marché très animé. Je me trouvais dans le jardin qui s'étendait devant la maison d'Isathar. La porte
était entrouverte. Je la vis parmi la foule. Elle sourit et me lança un regard empli de confiance et
de passion. Je voulus la prendre dans mes bras et lui faire l'amour immédiatement, mais résistai à
la tentation. Me détournant, j'observai la scène colorée qui s'offrait à mes yeux afin de repérer un
endroit où je puisse chanter. On était venu des quatre coins du royaume maure pour prendre part
aux festivités. Le calife de Grenade, lui-même, avait annoncé son arrivée. Toutes sortes d'artistes
s'y produiraient : diseurs de bonne aventure, dompteurs d'animaux, danseuses, conteurs,
chanteurs, écrivains et calligraphes. Je longeai les étals chargés d'articles et de denrées
extraordinaires : splendides tissus venant de La Mecque, épices du Caire, sabres et épées de
Tolède, objets précieux en or ou en argent, magnifiques manuscrits reliés de Cordoue célébrant la
poésie des prophètes. Puis tout se fondit pour ne faire plus qu'un. Je ne me souviens de rien
d'autre.

Les jours se suivaient, mais ne se ressemblaient pas. Plus le Voyant


m'entraînait loin dans l'Univers, plus je me rapprochai du sol. Cependant, ce
n'était en rien comparable à ce que j'avais tenté d'atteindre auparavant, aussi
près que je fusse parfois parvenu. C'était une façon d'être entièrement
nouvelle. Une sorte de perception différente, une forme d'attention aiguisée
que j'avais jusque-là expérimentées comme des trous dans la réalité. Des
trous dans lesquels j'étais parfois tombé, dans lesquels j'avais cherché
refuge. Grâce au Voyant, ces instants devenaient à présent des outils que je
pouvais consciemment utiliser. Le temps approchait où il faudrait que je
m'approprie tout ce qu'il m'avait enseigné pour l'emporter dans un monde
nouveau. La leçon sur l'être isogyne. Sous la surface, toutefois, persistait
quelque chose d'indéfinissable. Un souvenir. Quelque chose qui, longtemps,
était resté dissimulé derrière un voile impénétrable, et qui était en train
d'apparaître, de se manifester dans les rêves et les visions. Une infinité de
petits ruisseaux s'unissant pour former une rivière qui s'avançait lentement
vers le grand large.
Un matin, je m'éveillai tôt et m'installai sur la terrasse. La pluie venait de
cesser, et l'air était pur et frais. J'étais simplement assis là, me contentant
d'être présent, lorsque je remarquai une goutte suspendue au bord d'un
parasol replié, brillant tel un diamant dans la lumière croissante du matin. Je
m'approchai et vis qu'elle reflétait à cent quatre-vingts degrés tout ce qui
l'entourait. En l'observant, j'aperçus à l'intérieur toute une vie
microscopique. Elle était à elle seule un univers complet, simultanément
relié à un univers plus vaste dont elle renvoyait l'image. D'ici peu, lorsque
le temps serait venu, elle tomberait pour se mêler à l'eau qui formait une
mare au pied du parasol. Alors, la goutte cesserait d'être une goutte. Mais
elle continuerait à exister en tant qu'eau. Au cours de la journée, l'eau
s'évaporerait sous le soleil, pour créer un petit nuage. Le soir, ce nuage se
dissiperait et reviendrait sous forme de rosée ou de pluie. Et le lendemain
matin, il se pourrait que je fusse en train d'observer une goutte perlant sur le
parasol du Voyant. Ainsi en était-il du fonctionnement de cette loi simple
qu'étaient la disparition et la réapparition de tout ce qui est. Le cycle
cosmique. La gravité et la grâce.
Au-dessus de moi, les nuages étaient en train de se déployer. Ces nuages
dont je savais qu'ils contenaient la pluie de la mémoire. Une goutte ici, une
goutte là. La rivière grossissait, devenait de plus en plus majestueuse.
Il avait effectivement rencontré un étranger. Il avait raison à ce sujet. Jamais de sa vie, pourtant, il
n'avait rencontré un étranger tel que celui-ci. Jamais il n'avait entendu quelqu'un parler de choses
inconcevables en des termes aussi simples et aussi compréhensibles. Les mots qui sortaient de la
bouche de cet homme touchaient en lui des cordes sensibles. Exactement là où le sang ruisselait
de toutes ces choses nouvelles et impénétrables qui s'étaient révélées si décisives et qui, pourtant,
d'une façon assez mystérieuse, lui avaient offert l'espoir d'une autre vie, l'espoir qu'il parviendrait
à franchir l'horizon fatal. Les mots de cet homme avaient créé en lui un état de sérénité qu'il
n'avait plus connu depuis son enfance. Telle une mère allaitant son enfant qui, repu et fatigué,
s'endort ensuite dans ses bras.
« Parfait ! dit l'homme. Juste parfait ! »
Il ne se rappelait pas combien de temps il était resté dans cette petite communauté, mais
l'expérience avait été proprement stupéfiante. Il ne comprenait pas. Mais il pressentait.
Des êtres prêts à aider. Des êtres généreux. Sans autres armes que les mots dont ils disposaient. Il
ne comprenait pas, mais il pressentait, et peu après, les douleurs dans sa poitrine disparurent
comme elles étaient venues.
Vint un jour pourtant où il dut poursuivre son chemin, et ils lui parlèrent du paradis qu'il
recherchait et qu'il trouverait peut-être parmi les Maures, à l'Alhambra. Ils lui dirent aussi que ce
paradis si fort désiré serait toujours à sa portée et que pour l'atteindre, il n'avait nul besoin de
voyager. Mais puisqu'il devait en être ainsi, ils lui indiquèrent la direction à prendre. Alors, il
quitta les Pyrénées pour se rendre en terre d'Espagne.

Voici ce que j'écrivais dans l'un de mes livres, trois ans avant qu'un ange
ne me propulsât dans les bras du Voyant. Il y avait plus. Beaucoup plus. Je
commençais à comprendre que ce que j'avais écrit portait non pas seulement
sur ce qui était arrivé, mais aussi sur ce qui allait se produire. Je me souvins
alors des paroles du Voyant qui me recommandait d'être et d'écrire, laissant
entendre, en outre, qu'en accédant au souvenir, il me faudrait réinventer
mon propre langage, qu'il me faudrait apprendre à voir. Je devais trouver
comment être présent, comment revenir à la vie. Ne restait plus alors qu'une
seule question. Si la vie était le papier et si l'homme était la plume, quelle
main devait donc se saisir de la plume pour écrire ?
Un jour, alors que nous déambulions sur la promenade, nous dépassâmes,
le Voyant et moi, les derniers hôtels et les ultimes chantiers aux
appartementos inachevés, pour pénétrer dans un quartier pauvre qui
ressemblait plus ou moins à un bidonville. Le linge pendait aux fils tendus
au-dessus de la rue. Deux prostituées offraient leurs services dans un recoin.
Les chiens erraient en liberté et, derrière les maisons, des cafards de la taille
d'une souris grouillaient entre les tas de détritus. L'odeur douceâtre du
poison pour rats se mêlait à la puanteur caractéristique d'un système d'égout
engorgé. Le gémissement plaintif de l'euro disco et du fandango tombait des
maisons. Une forêt d'antennes et de paraboles obstruait les rayons du soleil,
forçant l'ombre à danser un fandango chancelant et grotesque parmi les rues
étroites. Nous avancions depuis un moment en silence. J'avais le sentiment
de marcher à côté de moi-même – dans un état d'esprit de plus en plus
irréel.
Un homme à la peau sombre traversa la rue et disparut dans un petit bar.
J'entendis de la musique arabe. Les dédales de ce quartier, imprégnés d'une
vie refoulée, évoquaient le labyrinthe censuré de ma mémoire.
« C'est ici que votre mémoire ne cesse de vous ramener, sans que vous ne
sachiez ou voyiez le lien. »
Je ne comprenais pas ce dont il parlait.
« Que voulez-vous dire ? »
Nous pénétrâmes dans un vieux jardin couvert de tables et d'étals
brinquebalants. Le soleil était ardent. Je clignai des yeux pour mieux voir.
Un instant, je crus voir des femmes et des hommes vêtus selon une mode
étrangère, les unes voilées et portant de fluides robes orientales, les autres
enveloppés de capes et de turbans. Le Voyant se fraya un passage parmi la
foule. Je le suivis. Il s'arrêta au milieu du jardin.
« Observez bien cet endroit », dit-il.
Le soleil était à l'aplomb au-dessus de nous. Au même instant, du coin de
l'œil, j'aperçus l'homme de tout à l'heure qui sortait du bar arabe.
Le Voyant pénétrait directement en moi. Les noires galaxies tournaient
dans l'Univers. Quoique sa voix fût claire, elle donnait l'impression de venir
d'une autre époque.
« Nous nous sommes déjà tenus ici, vous et moi. »
La phrase se répercuta dans les couloirs infinis de ma mémoire. Nous
nous sommes déjà tenus ici, vous et moi – nous nous sommes déjà tenus ici,
vous et moi. Quelque chose me fit tourner la tête en direction du bar. Se
reflétant dans un objet brillant, les rayons du soleil m'aveuglèrent. Je
distinguai tout juste une silhouette noire, sur le seuil.
« Longtemps j'ai attendu cet instant. »
La voix se répercuta sur les murs du couloir. Cet instant – cet instant –
cet instant – cet instant ! D'abord, je doutai. Puis je vis que c'était vrai.
L'homme à la peau sombre nous regardait. Une fraction de seconde, mes
yeux croisèrent les siens. Et dans cette fraction de seconde, je vis un désert
brûlant d'étoiles et de solitude. Je vis… C'était impossible. Ce ne pouvait
être. Lentement, il avança vers nous. Je fus sur le point de lui faire un signe,
mais le Voyant saisit mon bras. Tout se figea. Tel un souffle retenu. Telle
une goutte suspendue dans les airs avant de disparaître dans la mer. Puis
l'homme pivota et se précipita vers le bar. Il faillit renverser un étal avant de
disparaître par la porte d'où il avait émergé, peu auparavant. Une jeune
gitane se mit à crier dans sa direction. Je voulus dire quelque chose, mais
les mots restèrent dans ma gorge. Et je la perdis de vue. Le Voyant
m'observait paisiblement. Tout se produisit si vite. La vie continuait autour
de nous. Puis il désigna un éventaire où un homme vendait des articles de
mercerie et de vieux objets, et dit comme si rien ne s'était passé :
« Je suis presque certain que cette boîte en métal contient une chose qui
m'appartient. »
Nous nous dirigeâmes vers l'éventaire. L'homme ouvrit la boîte, en sortit
une vieille pièce d'argent qu'il tendit au Voyant. Ils négocièrent un moment.
Le Voyant paya. Peu après, il me tendit la pièce. On y voyait un homme
couronné de lauriers, un Romain. Je pus à peine en croire mes yeux. Il
s'agissait de Marc Aurèle.
« Il semble que tout doive se rejoindre, ici et maintenant. Il semble que
ceux qui sont là parlent d'une voix plutôt forte – et tous en même temps. Et
que vous ayez vraiment besoin d'un pastis. »
Lorsque nous revînmes à l'appartement, j'étais toujours bouleversé. Sur le
mur du salon, la gravure ancienne de l'empereur Marc Aurèle et l'intérieur
mauresque. La femme en blanc n'avait pas réapparu. Avait-elle jamais
existé ? Était-elle Zoé, l'isogyne, Prat, la gardienne de la nature, Isathar la
gitane, ou l'incarnation des trois ? La mère, la terre-mère, la jeune fille. Le
principe féminin. Les Nornes – Urd, Verdandi, Skuld ? Le double isogyne
présent en chaque être humain ?
Le Voyant plaça une carafe d'eau sur la table.
« Les sexes se trouvent eux-mêmes dans leur moitié cachée. La relation
entre l'homme et la femme fonctionne d'abord et avant tout comme un
miroir, l'un s'incorporant à l'autre pour se rapprocher de l'état isogyne. Du
point de vue universel, l'homme a malheureusement réduit cette relation à
un jeu de cour de récréation, appelé “maman, papa et les enfants”. Les
forces en présence sont bien plus puissantes. Du point de vue des chakras,
l'homme est resté bloqué au niveau du deuxième chakra, lié à la sexualité.
Pourtant, conformément à l'évolution et aux lois cosmiques, l'homme
devrait avoir atteint la forme de pensée correspondant au troisième chakra.
Nous en sommes restés à l'héritage du millénaire précédent. Raison pour
laquelle la sexualité se déchaîne, si bien que l'homme ne peut en maîtriser
l'énergie à laquelle il finit par laisser le contrôle. Un excès d'égotisme en
vient alors à s'exprimer, qui conduit dans la mauvaise direction. L'homme a
fait de la sexualité un divertissement destiné à combattre l'ennui. Notre
culture a épuisé le concept d'amour. Chaque jour, il est détruit par les
médias, les publicités, les chansons, les romans, les films, partout où il est
possible de faire n'importe quoi en toute impunité. Ce n'est pas parce qu'il
est écrit en grosses lettres roses bégayantes qu'il est plus profond, n'est-ce
pas ? À cause de l'obsession qui est devenue la nôtre, nous produisons des
formes de pensée de plus en plus sales qui enchaînent l'homme au lieu de le
libérer, sans doute parce qu'il est si facile de se perdre dans la sexualité.
Mais se perdre n'est pas se transformer. Et tel est le but de l'union entre la
femme et l'homme. »
Je me tourne alors pour regarder Isathar, mais ne peux la voir. Sur un
étal, j'aperçois un manuscrit si remarquablement ouvragé que je reste un
moment à l'admirer. À l'instant où je vais m'en saisir, un sentiment puissant
m'envahit. Une certitude que je ne peux expliquer m'incite à le laisser en
place et à avancer. Guidé par des forces inconnues, je traverse la foule
dans un état d'esprit qui, soudain, modifie tout. Plus loin, deux hommes
sont en train de parler. La réalité qui est la mienne paraît comme anéantie.
Je suis figé sur place. J'ai la sensation de les connaître, mais d'où, je
l'ignore. L'un d'eux alors se tourne et me remarque. Ses yeux incandescents
brillent comme le soleil. Il me désigne. Sont-ce des hommes de
l'Inquisition ? Je sens la panique m'envahir. Je n'ai pas l'intention
d'attendre pour découvrir qui ils sont. Je commence à courir. Vers la
maison d'Isathar. Je ne vois rien. Je me heurte à chaque chose. J'entends
une voix, qui m'appelle par mon nom. La voix d'Isathar ? Entre les murs
frais de la demeure d'Isathar, à l'abri derrière la porte fermée, j'ai grand-
peine à me calmer. Mon cœur bat la chamade. Un bruit sur le seuil. Une
silhouette dans l'entrebâillement. Isathar, Dieu merci. Elle me regarde,
surprise.
« Que s'est-il passé ?
— Rien », répondis-je.
Je ne veux rien dire. Tout oublier. Peut-être mes sens me jouent-ils
simplement un tour ? Elle n'a pas l'air convaincue. Je m'avance, l'enserre.
Elle place ses bras autour de mon cou. Lentement, je défais les bretelles
dissimulées sous le haut de sa robe. Souriant dans l'obscurité, elle me laisse
faire. Je l'embrasse sur la bouche. Qu'il est difficile de dévêtir une femme.
J'effleure ses seins. Laisse mes mains descendre le long de son dos. La voilà
qui apparaît telle que Dieu l'a créée. Brillante. Vibrante. Je laisse tomber
ma cape sur le sol, et tous deux, nous glissons ensemble. Je la serre contre
moi, je l'embrasse et respire cette odeur secrète de cannelle. Comment
pourrais-je jamais oublier cela ? Comment pourrais-je oublier cette
créature qui s'ouvre si généreusement, telle une rose qui éclot ? Je
m'inclinai pour rompre le sceau de la rose. Lentement, nous voyageâmes à
travers une terre primitive, lourde et pleine, nous dirigeant vers des
horizons lointains. Puis le paysage s'agrandit. C'est l'été, nous avançons
sur des terres étrangères, infinies. J'aperçois un garçon et une fille qui se
baignent dans un ruisseau. Le garçon suit la fille vers un lac. Ils se fondent
l'un dans l'autre, deviennent un. Ils s'allongent côte à côte, ils ont vieilli. Ils
sourient, parfaitement conscients de leur mort proche. Je plonge mon
regard dans les yeux brûlants d'Isathar. Elle anéantit toutes mes erreurs,
toutes mes supercheries. Je vois les noires galaxies qui brillent. Je bande
l'arc de la lune bleue avec la flèche du soleil doré. Je renonce et me laisse
tomber. Je chute, éternellement libre, à travers l'Univers intemporel. Vers le
secret de la lumière et de la douleur, dans son être le plus intime… Zoé,
Prat, Isathar…
Sophia – Hokhmah.
Nebwey sibyanak aykana d'shmeya aph b'arah. Laissons advenir sur
Terre ce qui est écrit entre les étoiles. Dévoilons la lumière universelle en
chacun de nous, en harmonie avec les lois de l'Univers. Rien ne sous
séparera plus jamais. À partir de cet instant, je serai toujours libre.
Quelques jours plus tard, le Voyant me conduisit à la gare de Málaga.
Alors que nous attendions sur le quai, il me tendit un paquet, assez lourd.
« Peut-être est-ce la réponse à toutes les questions que vous vous posez
depuis longtemps. »
Les mots se consumèrent dans l'air. Je savais qu'il me voyait tel que
j'étais. Et moi, j'apercevais les galaxies qui flottaient paisiblement dans ses
yeux, portées par le souffle de l'intemporalité. Un souvenir, disparaissant à
l'intérieur d'un grand moment ouvert. Libéré de toute contrainte. Il partit
sans dire au revoir, ni se retourner. Avec son élégance, sa présence dansante,
sa capacité à faire mouvoir. Dans ma gorge, une boule, au coin de l'œil, une
larme. S'il m'avait vu, il aurait déclaré en plaisantant que j'étais sentimental.
Penché à la fenêtre du compartiment, je le vis disparaître dans la foule. Un
ruisseau dans un déluge. Une goutte dans l'océan.
Avec un soubresaut, le train se mit en marche. J'ouvris le paquet. Il
contenait un manuscrit de presque quatre cents pages. Le titre en était
Kansbar, le Protecteur du Graal.
Au-dessous : Alhambra 1001. Suivait une petite introduction. Je
commençai à lire :
« Kansbar n'est pas mon vrai nom. Mais en raison des secrets que l'on a
choisi de me confier, j'ai adopté cet ancien nom persan. Kansbar l'Élu.
Kansbar le Sage. Kansbar le Voyant. Kansbar, le Protecteur du Graal. Je me
fais vieux. Durant de nombreuses années, j'ai cherché celui qui assumerait
ce devoir après moi – en vain. Ce n'est qu'à présent que je me rappelle ce
jour où j'ai rencontré Flégétanis, le chanteur itinérant maure, sur une place
de marché, dans une petite ville de la côte andalouse. Ce manuscrit est pour
lui. C'est l'histoire du Graal. »

Zoé, Prat, Isathar.


Ce qui est caché doit être dévoilé

Je reposai le manuscrit. Une légère sensation électrique parcourut ma


colonne vertébrale. Comme une impalpable tension diffusant lentement son
énergie à travers mon corps. Je vis le soleil disparaître derrière les
montagnes, juste avant que le train ne s'enfonce en grondant dans le tunnel
sans fin de la mémoire. Rukha d'koodsha – malkoota d'shmeya, Rukha
d'koodsha – malkoota d'shmeya, Rukha d'koodsha – malkoota d'shmeya.
Flammarion
Notes

1. NDT : Beginner's handbook of the Aramaic alphabet [Ketava de-


sharvaya di-leshana Aramaya] de Michael J. Bazzi.
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1. Dans son Parzival, Wolfram von Eschenbach évoque Kyot de Provence,
lequel aurait découvert à Tolède un manuscrit arabe retraçant la légende du
Graal et qu'il aurait traduit. Pour le moment, je n'ai pas trouvé trace d'un
maître soufi.
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2. Otto RAHN, La Croisade contre le Graal. Grandeur et chute des
Albigeois, Stock, 1933.
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1. Loggion 22, in Écrits apocryphes chrétiens, trad. C. Gianotto, p. 38-39,
Gallimard, 1997.
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