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Le Chercheur
O'Manuscrit
Flammarion
O'Manuscrit
Ceux qui dansent sont souvent réprouvés par ceux
qui ne peuvent entendre la musique.
1
J'avais toujours su qu'un être était plus que sa simple identité. J'avais
toujours su que la véritable personne se trouvait quelque part derrière les
défenses ou les écrans protecteurs procurés par les titres, les carrières et les
emplois. J'avais toujours eu conscience qu'aussi connus, aussi riches ou
célèbres que nous puissions être, il n'y avait, à travers le monde, jamais
assez de fans, d'argent ou d'attention pour combler le vide et adoucir la
peine que tout ce ramdam entraînait avec lui. J'avais toujours su qu'en
dernier recours, quelles que fussent nos conditions de vie et notre position
sociale, tout paraissait étrangement illusoire, une fois replacé dans la
perspective de l'éternité.
J'étais, depuis mon enfance, familier d'une autre réalité. Entre l'âge de dix
et douze ans, j'avais vécu chaque soir, avant de m'endormir, d'étranges et
douloureuses expériences de kundalini qui avaient eu pour conséquence
que, durant cette période-là, j'avais à peine dormi. Comme je ne pouvais
partager ces expériences avec personne, je devenais de plus en plus
introverti et incapable de vivre normalement. Je trouvais les situations
sociales difficiles à gérer et ne réussissais pas à l'école. Cette situation,
cependant, ne m'empêchait pas d'avoir mes propres lectures. À l'âge de
quinze ans, je reçus par courrier le livre du soufi Hazrat Inayat Khan,
Gayan, Vadan, Nirtan. Je ne sais qui l'avait envoyé. Mais cet ouvrage fut
une révélation et m'incita à lire d'autres œuvres de Khan. Le problème,
toutefois, était que tout ce que je lisais et étudiais se rapportait, sous une
forme ou une autre, à ce que je connaissais de l'autre réalité et contrastait
vivement avec l'ensemble de mon apprentissage scolaire. Lorsque je quittai
finalement l'école en 1966 pour me lancer dans le tourbillon de la vie en
tant que musicien, j'eus l'espoir qu'ainsi serait éliminée une fois pour toutes
cette réalité qui avait provoqué en moi un si terrible sentiment de solitude et
dont personne ne semblait se soucier.
Lorsqu'en 1969, le destin emmena le groupe dans lequel je jouais en
Israël où nous devions tourner durant un peu plus de deux mois, je pus
croire que ma tentative avait réussi. Nous nous produisîmes devant des
soldats dans les camps d'été de l'armée, devant des étudiants à l'université,
et devant des jeunes dans des clubs ou des discothèques. Les drogues
étaient plus ou moins inévitables, mais hélas, également interdites à cette
époque en Israël. Aussi, lorsque nous fûmes arrêtés en possession de
cannabis et d'amphétamines, au cours d'une descente à l'hôtel, nous fûmes
contraints de passer une semaine dans la célèbre prison préventive de Jaffa,
tout près de Tel-Aviv. Un banc de pierre pour dormir, un robinet d'eau
froide pour se laver, un trou au centre de la cellule pour soulager les besoins
naturels et une forme de communication très primitive entre prisonniers et
gardiens, furent donc nécessaires pour m'éveiller de mon sommeil magique.
Durant une promenade, l'un de mes collègues de prison me désigna les
trous de deux mètres sur deux creusés dans le sol où étaient enfermés les
fous, les meurtriers et les violeurs, chacun dans sa fosse, avec une grille
métallique au-dessus de la tête : un four brûlant la journée, un Frigidaire
glacial la nuit. Chaque fois qu'un prisonnier passait et crachait ou jetait une
pierre aux misérables créatures, celles-ci répondaient par des hurlements
inarticulés et hystériques, par le bruit infernal des chaînes martelées contre
la grille métallique. Il était dur d'accepter qu'au même moment, l'astronaute
américain Neil Armstrong posait le pied sur la Lune et déclarait : « Un petit
pas pour l'homme, un grand pas pour l'humanité. » Tout d'abord, je ne
compris pas. Que cela signifiait-il ? S'agissait-il d'une plaisanterie cosmique
ou de la façon dont les êtres civilisés accueillaient la dualité ultime divisant
la vie en noir et en blanc, en paradis et en enfer ?
Ce fut comme si tout ce qui se produisit durant ces trois mois en Israël
avait simplement aiguisé ces sens psychiques que j'avais, jusqu'alors,
désespérément tenté de dissimuler. Était-ce dû à l'environnement chargé de
passé et d'histoire, avec ses mythes et ses traditions religieuses ? Je ne sais,
mais je commençai à avoir parfois des visions de l'ancien temps, à entendre
des voix venues d'un monde étrange et pourtant familier. De plus, pour la
première fois de ma vie, je rencontrai un être qui avait vécu les mêmes
expériences que moi. Simon. Un garçon juif de treize ans qui, lui aussi,
connaissait cette réalité.
Un jour, alors que nous étions assis sur notre terrasse face à la rue, il est
passé. Tandis qu'il approchait, et quoiqu'il fût encore loin, je sus
immédiatement qui il était. Parvenu au niveau de la terrasse, il s'arrêta. Il
me reconnut également. Je l'invitai à boire un thé et, dès cet instant, nous
nous retrouvâmes presque quotidiennement. Un jour, il me fit don d'un
collier avec un pendentif sur lequel il avait réalisé un travail de filigrane,
composé d'un globe contenant un morceau de cèdre et auquel était attaché
un cône en forme de spirale. Le globe symbolisait la Terre, le petit morceau
de cèdre, le ginkgo biloba du roi Salomon, l'arbre cosmique, qui possédait
un pouvoir magique. La spirale représentait le cycle éternel de la mort et de
la renaissance, et la transformation de la matière en esprit. À l'instant où je
compris, un immense « oui » résonna en moi, et ce fut comme une
bénédiction.
La rencontre avec Simon – combinée aux expériences psychiques – me
fit penser que j'avais désormais trouvé le lieu auquel j'appartenais, et dans
mon euphorie, j'oubliai les réalités de ma vie. Sans doute, l'adage selon
lequel une chaîne n'a que la force de son maillon le plus faible contient-il
une part de vérité puisqu'un jour, je découvris que le collier et le pendentif
avaient disparu. Ce fut comme un mauvais présage. Et cependant, comme
un éveil supplémentaire. Un éveil, cette fois, au fait incontournable qu'il
était temps de rentrer à la maison. Immédiatement avant mon départ, j'eus
ma première expérience de hors-corps.
Et voilà qu'une trentaine d'années plus tard, je me retrouvai assis dans la
gare centrale de Copenhague, éprouvant, mais autrement, la sensation de
n'être pas dans mon corps – disons, pas à ma place, plutôt. Par quoi avais-je
été appelé ici ? Était-ce par le temps – mon temps –, enfin sur le point
d'atteindre au point d'éternité où les extrémités se rejoignent, où deux
réalités n'en forment plus qu'une ?
Chaque vie est un voyage, et la mienne ne faisait pas exception. Mais
étais-je parvenu à une impasse ou bien le voyage touchait-il à sa fin ? Du
point de vue de ce qui constitue traditionnellement une vie réussie, la
mienne paraissait être à maints égards un échec. Pendant plus de trente ans,
j'avais mené un combat perdu d'avance en entreprenant une carrière de
musicien, puis de chanteur. J'avais obtenu d'honnêtes résultats et cependant,
chaque fois qu'ils prenaient un tour sérieux, quelque chose me tirait dans la
direction opposée, loin des projecteurs, des promotions et des
responsabilités superficielles. Ce quelque chose semblait, au fil du temps,
empiéter toujours plus sur ma réalité.
Désormais, c'était avec distance que je regardais tout cela. Que je
considérais le mensonge avec lequel je m'étais trahi moi-même et qui
m'avait maintenu dans un état finalement devenu insupportable, pour la
simple raison qu'il me rendait malade. Trop longtemps, j'avais cru qu'il était
possible d'avancer dans deux directions opposées. Faire partie de la scène
musicale avec tout ce que cela supposait, et simultanément, vivre
paisiblement en contemplation, à l'instar de quelque mystique. Être lié à un
monde statique, unifié, strictement intellectuel et matériellement centré,
alors que dans le même temps, je redécouvrais véritablement et apprenais à
connaître cette autre réalité, cachée et totalement différente : ce n'était tout
simplement pas possible. Alors que je me trouvais sur scène, sous la grande
tente du festival de Roskilde, en 1991, une question me frappa subitement,
au beau milieu d'une chanson : « Que fais-tu là ? » Je pus soudain me voir
moi-même de l'extérieur, je pus m'entendre parler au public, m'efforçant de
recouvrer mon sang-froid avec un piètre « euh, euh, euh », de reprendre
contact avec la réalité du festival, laquelle était en train de disparaître dans
un brouillard de bière et d'ivrognerie dépourvu de sens. C'était absolument
irréel, et bien sûr impossible puisqu'on ne peut abandonner le navire une
fois parti. Le soir même, je décidai d'arrêter la tournée, et cette année-là, je
quittai ma ville natale pour m'installer sur une petite île.
« Le train de 6 h 45 pour Cologne arrivera au quai numéro 3 dans trente minutes »,
annonça une voix métallique à travers les haut-parleurs.
Je vérifiai l'heure sur ma montre. J'avais la sensation d'être une île au milieu d'un
océan brumeux de dîneurs attablés à la cafétéria. Le lieu se remplissait. J'achetai une
autre bouteille d'eau minérale. La nausée et le vertige étaient en train de disparaître.
Dans le hall d'arrivée, frigorifiés et frissonnants sur leurs bancs, les mendiants
tentaient de se réchauffer. Aucun passant n'y prêtait attention. De manière générale,
on eût dit que nul ne remarquait quoi que ce soit. Le manteau boutonné, les yeux
ailleurs. Chacun semblait se suffire à lui-même. À quoi pensaient-ils ? Où allaient-ils ?
Qu'en était-il de moi ? Ne me suffisais-je pas à moi-même ? Ma capacité à participer
à des activités sociales s'était-elle améliorée depuis que je m'étais retiré sur l'île ? À
peine ! Mais je l'avais fait parce qu'il le fallait.
J e plaçai ma valise sur la couchette du haut. Celle-ci était garnie d'une couverture
de laine usée et d'un drap qui dégageait une indéfinissable mais très puissante odeur
de désinfectant.
Le wagon-lit de seconde classe est réservé à ceux qui voyagent léger. Tout y a été
créé à partir d'une image ascétique et réduite du monde. Les dimensions de la
couchette, du lavabo et des toilettes signalent que le voyage ne constitue qu'une
courte étape, un intermède discret, pourtant souligné par la longue succession
d'arrivées et de départs, de bonjours et d'au revoir, d'absences et d'attentes, de
baisers et d'accolades, de larmes et de tristesse, auxquels on assiste tout au long du
périple et qui marquent les arrêts éphémères de tout déplacement en train, de toute
vie. Paradoxalement, c'est aussi la preuve que l'homme et sa vie forment plus qu'un
ensemble aléatoire de qualités instables et d'influences imprévisibles.
La vie est l'expression d'une unité, aussi fragmentée puisse-t-elle paraître. Il m'a
fallu de nombreuses années pour comprendre cela. Ce ne fut pas avant d'avoir vu ma
vie se restreindre et se limiter que j'éprouvai le besoin d'un espace plus vaste. Ce ne
fut pas avant d'avoir perdu tout ce que je croyais être important et sans quoi il me
semblait inimaginable de vivre, tout ce qui en réalité rend la vie impossible et
compliquée – ce ne fut pas avant que je perçusse combien la vie pouvait être
magnifique et illimitée dans toute sa simplicité. Cette prise de conscience pourtant ne
se fit pas sans douleur.
Le pressentiment de l'existence d'une autre réalité, plus ouverte et plus libre – le
fait qu'une note de musique puisse, par exemple, avoir la forme d'une pyramide, ou
que le pardon puisse advenir à une vitesse plus grande que celle de la lumière –,
exigeait d'être brûlé sur le bûcher d'une époque anesthésiée, faite de silence
assourdissant et de moquerie condescendante, croyez-moi !
La Nuit
Masque réalisé par Ana Maria Galmez, 1989 – Photo : Jan Jul
La Maison
4
J'émergeai de mon rêve au bruit de la pluie qui battait contre les carreaux.
L'eau ruisselait dans la gouttière et s'écoulait en chantant dans les
canalisations, à l'extérieur. Une lumière grise se déplaçait paresseusement
sur le plafond fendillé. Dans un coin, un petit clown de porcelaine souriait,
à jamais assis dans une éternité couleur crème. Dans mon rêve, je donnais
un concert à l'intention de mes collègues de l'asile psychiatrique où j'avais
été admis. J'avais construit le piano sur lequel je me produisais avec des
conques et l'avais accordé avec une louche. Lorsque je jouais, les notes se
métamorphosaient en gouttes d'eau, la musique en pluie, ce qui avait le don
de vous rendre extralucide si vous en receviez dans les yeux. Le concert fut
interrompu juste avant le final parce que le professeur venait de réaliser que
personne n'avait écrit la pièce que je donnais. Puis je me réveillai.
Je demeurai au lit, espérant percevoir des bruits de vie, mais n'entendis
que la pluie. Je finis par me lever et descendre les escaliers. Il n'était pas
tout à fait onze heures. Dans un couloir situé derrière la salle à manger, il y
avait des toilettes et une salle de bains. Je pris une douche dont j'avais grand
besoin. Puis je dénichai une bouilloire dans la cuisine et mis de l'eau à
chauffer. On avait posé du pain frais sur la table. Dessous, il y avait une
carte de la région. Une ligne rouge indiquait la route jusqu'à « prat dels
Crémats ». Dans le Frigidaire, je découvris un morceau de fromage de
chèvre. Je coupai quelques tranches de pain, fis du thé et notai que
l'égouttoir était vide. Dans le vestibule, le pardessus et les bottes étaient
toujours là. Je ne fus pas surpris de découvrir qu'ils m'allaient parfaitement.
Je rabattis la capuche sur ma tête et sortis sous la pluie battante.
Le village était comme fantomatique. Nombre de maisons étaient
fermées pour l'hiver, bien que de la fumée sortît de plusieurs cheminées,
avant de se fondre dans les nuages gris. Un chat mouillé se léchait dans un
cabanon ouvert. Le bruit d'un marteau se répercutait sur la paroi rocheuse,
dans l'air froid. Des artisans installaient un nouveau toit sur une maison
bâtie à flanc de montagne. Une vieille Citroën garée sur une corniche
perdait de l'huile qui se mêlait à la pluie, formant des traînées violettes sur
le bitume. Un chien aboya dans le voisinage. Je dépassai le cimetière et
m'avançai sur la route tournoyante par laquelle j'étais arrivé.
Le trajet dura environ vingt minutes. Je commençai à ressentir les
rigueurs de la nuit passée. Chaque pas était douloureux. J'atteignis le
parking situé au pied de la montagne : un escalier de granit montait vers des
buissons et quelques arbres. D'après la carte, c'était l'unique voie conduisant
à la forteresse. Il avait cessé de pleuvoir. Alors que je passais entre les
fourrés, je sentis soudain quelque chose de froid sur mon visage. Une
impulsion ? La présence d'une puissance invisible ? Un murmure ? Donne-
moi ton cœur ! Un éclat de lumière entre les arbres. Une douce vibration
devant moi. Un mouvement dans les airs. Je m'arrêtai, fermai les yeux et
pris une profonde inspiration. J'avais la sensation d'être porté par des mains
invisibles. Je pénétrai dans l'espace découvert. Prat dels Crémats !
Un homme se tenait au milieu du pré, face à moi. Il était trop loin pour
que je puisse discerner ses traits. Mais j'eus l'absolue certitude qu'il
s'agissait du Voyant. Derrière lui, la montagne attendait. Au sommet, la
forteresse attendait. Dans la forteresse… ?
Ce fut comme si toutes les régions du monde convergeaient vers le
personnage qui se tenait au milieu. Telle une force centripète rassemblant
tout dans son tourbillon. J'avais cessé de prêter attention à mes pas, et sentis
pourtant que je flottais dans sa direction. Je distinguais à présent son visage.
Son béret. Sa barbe blanche. Le sourire mystérieux. Les yeux ! Les yeux
qui m'aspiraient à l'intérieur de la puissance du centre éternel. Et à cet
instant, je sus qu'il n'y aurait nul retour en arrière, que tout était exactement
comme cela devait être.
« Provoquez-vous toujours autant d'agitation lorsque vous arrivez
quelque part ? » demanda-t-il avec un sourire, en frappant de son bâton le
sol devant lui.
« On aurait pu penser que vous étiez attendu. »
Il fit un mouvement des bras :
« Bienvenue au Prat. C'est ici que deux cent cinq hommes, femmes et
enfants sont volontairement montés sur le bûcher. Pouvez-vous le
concevoir ? »
Il désigna la forteresse.
« Ce qui se trouve là-haut est important. Mais pas tant que vous ne
comprendrez pas ce qui est arrivé ici, en bas. »
Il pointa le sol devant lui. Je l'observais. Il était impossible de déterminer
son âge. Peut-être 60, peut-être 100 ans. Ses mouvements, pourtant, étaient
aussi souples que ceux d'un jeune homme. Une aura de calme l'entourait
comme s'il était lui-même une montagne. Toutes mes tensions, tous mes
doutes s'évaporèrent comme la rosée matinale. Il y avait, dans sa voix, une
franchise qui me procurait un sentiment de sécurité. Une sollicitude qui
pénétrait directement en vous, jusqu'au cœur de votre être. Qui semblait
rétablir tout ce qui était bouleversé, qui en retirait tout ce qui ne devait pas
s'y trouver.
« Pourquoi suis-je là ? » m'entendis-je demander. La question resta
suspendue dans l'air, comme un oiseau abattu en plein vol. Il savait que je
connaissais la réponse, avant même de l'interroger.
« Ce n'était qu'une question de temps avant que nous nous rencontrions,
dit-il. Ce temps est venu, et c'est ici que cela doit se produire. »
Il me regarda, et mes yeux se fondirent dans les siens. Cela semblait
absolument irréel. J'avais la sensation de contempler un univers infini où le
temps n'existait plus. Ces yeux noirs étaient de lumineuses galaxies
voyageant depuis des temps immémoriaux pour venir se manifester ici,
dans un pré, au sud de la France. Tout cela dura l'espace d'un instant. Un
instant, pourtant, qui avait duré une éternité. Comme de jeter un regard, et
que ce regard embrasse tout. Je distinguai un reflet dans ses yeux et réalisai
que c'était le mien. Derrière moi, un immense feu de joie lança ses flammes
vers le ciel.
« Que s'est-il passé ? demandai-je.
— Une décision a été prise. C'est la perception traditionnelle de la mort
qui brouille notre compréhension. Nous ne voyons que la peur sur le visage
de ceux qui sont poussés vers les flammes, nous n'entendons que le
hurlement des condamnés. Mais là ne se trouve pas l'essentiel. Les cathares
ont fait un choix. Ils auraient pu retourner dans leurs villages et vivre leur
vie comme auparavant, s'ils avaient accepté de renoncer à ce qu'ils savaient
être vrai, puis de se convertir à l'Église de Rome. Mais ils ont refusé. Ils ont
choisi le bûcher. Visiblement, ils détenaient un savoir qui allait au-delà de
ce que la vie et la mort signifient traditionnellement. »
« Vous êtes ici pour mettre les pieds là où personne n'ose se rendre. C'est
votre tâche que de voyager à l'intérieur de l'inconnu, de pénétrer le mystère
de l'éternité en l'homme, de faire advenir de nouvelles possibilités et d'écrire
sur tout cela une fois chez vous. Vous êtes, si vous voulez, une sorte
d'explorateur. »
Il avait vu juste en moi. Sans doute aurais-je dû me sentir effrayé, mais
tel ne fut pas le cas. Cela paraissait plutôt naturel.
« Mais il vous faut encore réfléchir à certaines choses et les mettre
derrière vous, avant de pouvoir voyager librement. »
Il avança parmi les buissons et en retira un sac à dos qu'il me tendit.
« Mettez-le. »
Je le regardai d'un air interrogateur.
« Faites simplement ce que je vous dis », dit-il avec un sourire
encourageant.
Légèrement perplexe, je pris le sac et entrepris de l'installer sur mon dos.
Il se baissa et ramassa une pierre. De la taille d'un poing.
« Cette pierre symbolise votre réticence à accepter votre juste place dans
la vie. »
Il glissa la pierre dans le sac et se pencha pour en saisir une autre, qu'il
me montra.
« Celle-ci représente vos doutes à l'égard des autres. »
Il se baissa une nouvelle fois.
« Celle-ci, la relation à vos parents que vous n'avez pas clarifiée. »
Puis une autre encore.
« Celle-ci, la relation aux femmes que vous n'avez pas clarifiée. »
Il chercha ensuite soigneusement, avant de trouver ce qu'il voulait. Il me
la présenta, elle était un peu plus grosse que les autres :
« Celle-ci représente tous vos soucis sans importance, ni nécessité. »
Elle fut ajoutée aux autres, et je sentis les lanières qui sciaient mes
épaules. Il se pencha une nouvelle fois et prit une pierre plus grande encore
que la précédente :
« Celle-ci vaut pour toutes les erreurs que vous avez commises et tous les
défauts que vous sentez sont toujours en vous. »
Je dus me pencher pour compenser le poids qui tirait en arrière et fus sur
le point de protester lorsqu'il me tendit encore quelques pierres :
« Il en reste seulement trois à venir. Elles représentent la culpabilité et la
peur de la vie qui s'expriment en vous sous la forme de la lâcheté, de
l'arrogance et de la complaisance. »
Une à une, il les plaça sur les autres, pesant soigneusement chacun de ses
mots. Je sentais la colère bouillir en moi. Que savait-il de tout cela ? C'était
précisément ce sur quoi j'avais le sentiment d'avoir intensément travaillé.
J'eus le désir profond de mettre un terme à ce cirque et de partir. Au lieu de
quoi, je serrai les dents, me penchai obstinément en avant pour mieux
agripper les lanières du sac qui était à présent fort lourd. Tout au fond de
moi, je savais qu'il avait raison.
« Maintenant, concentrez vos pensées sur le fardeau que vous avez sur
les épaules. Pensez à chacune des pierres et à ce qu'elles symbolisent.
Chacune d'elles appartient à ce qui vous retient enchaîné et restreint votre
liberté. Elles représentent tout ce qui vous empêche d'avancer librement,
d'accomplir ce que vous êtes venu accomplir.
« Avant de venir à Montségur, vous avez travaillé sur ces questions à un
niveau intellectuel, mais vous étiez incapable de les abandonner. Telle est la
raison de votre maladie. Vous devez aborder vos problèmes avec une plus
grande vérité. Vous allez à présent les porter pour la dernière fois.
Ensemble, nous allons gravir la montagne pour trouver le lieu où vous
laisserez partir tout cela. »
Il se tourna et commença à grimper. Je le suivis.
Le chemin se rétrécit. Plus haut, il se mit à serpenter entre des rochers,
des broussailles et des buissons. Les pierres sur lesquelles nous marchions
étaient glissantes à cause de la pluie, et je devais me concentrer sur chacun
de mes pas. Devant moi, le Voyant poursuivait l'ascension en donnant
presque l'impression de flotter, cependant que mes propres bottes
devenaient de plus en plus lourdes. Par endroits, le sentier avait été
quasiment effacé par la pluie et je devais me serrer contre la paroi rocheuse,
tout en maintenant mon équilibre de corniche en corniche. À d'autres, il
s'élargissait de nouveau, offrant aux pieds une voie plus sûre et plus stable.
Mon fardeau ne cessait de gagner en réalité. Je penchais tant en avant à
présent que j'en vins presque à ramper. Je transpirais abondamment.
Comme le Voyant l'avait promis, j'éprouvais désormais physiquement tous
les poids psychologiques de ma vie. Parce que je les emportais sur la
montagne, chaque défaut, chaque doute et chaque projection acquérait une
réalité qui me forçait à les contempler. Parce qu'ils sciaient assez
littéralement mes épaules, courbaient mon dos, faisaient vaciller mes
jambes, il était impossible désormais de les refouler. Et tandis que je
rampais, je commençais à comprendre la signification de cette tâche en
apparence vaine. Je me sentis soudain responsable de toutes ces maladies. Il
devint subitement important à mes yeux qu'elles fussent apportées en un
lieu sûr, quel que fût ce lieu. Lorsque nous nous arrêtâmes enfin sur une
large saillie, j'étais trempé de sueur et étourdi.
« Cela suffit pour aujourd'hui », dit le Voyant.
Je fus sur le point d'enlever mon sac à dos, mais il m'arrêta.
« Attendez – venez ici pour profiter de la vue. »
Je m'approchai du bord. La falaise tombait à pic. La vallée qui s'étendait
au-dessous évoquait un conte de fées. De l'autre côté, émergeaient les cimes
enneigées de la partie espagnole des Pyrénées. Un aigle monta en flèche
dans le ciel. Le paysage cathare s'étirait somptueusement de tous côtés,
aussi loin que portait le regard. J'apercevais la forteresse, très haut au-
dessus de nous. Elle se trouvait encore à une grande distance. Il tendit la
main par-dessus mon épaule, vers le sac à dos, et en retira une pierre qu'il
me tendit :
« Maintenant, prenez votre complaisance. Tenez-la dans votre main.
Sentez-la. Qu'en attendez-vous ? Elle est absolument sans importance.
Oubliez-la ! Jetez-la ! »
Il désigna le bord. Je fermai les yeux, la serrant et éprouvant sa surface
lisse. Son poids. Je compris soudain ce qui l'avait nourrie et pour quelle
raison j'avais senti la nécessité de me cacher derrière elle.
« Votre complaisance a désormais rempli son but. Elle réapparaîtra sous
une forme nouvelle, mais vous serez capable de la reconnaître et de savoir
quoi en faire. Aujourd'hui, vous décidez d'y renoncer pour toujours. Vous
avez fait un choix. »
Le Chercheur
Girl on Throne
Thomas Gotsch, 1894
Les Nornes avaient préparé pour nous de l'eau et des biscuits. Je regardai
la forteresse. Elle n'était pas très grande. Il semblait quasiment impossible
que deux cent cinq personnes aient pu vivre là si longtemps. Il se leva et
m'appela vers la porte de la forteresse.
« Voici la porte du Temps. Vous devez vous tenir à l'intérieur. »
Je fis comme il me le demandait.
« C'est l'ouverture dépourvue de forme par laquelle la totalité du temps
devient éternité. Le passé, le présent et l'éternité, tous ne font plus qu'un. Il
n'y a pas de division.
« Tout est dans le même instant. Si vous entrez dans l'acceptation, alors,
vous serez toujours la personne que vous étiez censée être. »
Le Château vu depuis la porte du Temps
Alors que je me tenais ainsi, une femme voilée franchit la grande porte.
Elle s'approcha à pas feutrés, légèrement penchée en avant comme si elle ne
voulait pas déranger. Elle passa près de moi et, conservant son attitude
gauche, me regarda avec un sourire indéfinissable. Elle était sans âge.
Poursuivant de son même pas feutré, elle me salua en silence et disparut par
la petite porte. Peu après, répétant la même pantomime, une autre femme
surgit du brouillard, bientôt suivie d'une autre encore.
« Rapprochez-vous. »
C'était le Voyant. Je m'avançai.
« Je vais à présent vous montrer le Graal. Ou plutôt, sa forme spirituelle
essentielle. Vous serez capable de le voir et de le toucher, mais c'est à vous
qu'il appartient de le percevoir dans la forme variable qu'il possède à
l'instant même. Sa forme essentielle, cependant, reste toujours identique,
vous le verrez d'ici peu. Il est vrai que les cathares l'ont possédé. Nul n'est
parvenu à le leur prendre puisqu'il n'existait pas physiquement, il s'agissait
d'un pur esprit. D'une forme élevée de conscience. »
Il tendit les bras devant lui comme pour faire surgir quelque chose de
terre. Il guida ma main dans l'air à l'endroit précis où il venait de dessiner la
sculpture invisible. Il n'y eut pas de mots, juste une confirmation. « Vous
pouvez le faire. Faites-le ! »
Alors que nous demeurions ainsi, nous entendîmes soudain des voix
féminines qui chantaient. Dans un angle de la forteresse, les trois femmes
de tout à l'heure se tenaient par la main. D'autres formes humaines
apparurent dans le brouillard. Un modeste groupe composé de cinq
touristes, vêtus de pardessus et portant des appareils photo. Les Nornes me
firent signe d'approcher. Tous, nous nous prîmes par la main. Puis nous
commençâmes à chanter :
« O Signore, fati me, un instrumentum, della tua pacem. »
Les voix se fondirent en une seule note, semblable à celle d'une cloche
qui aurait été frappée, il y a de cela une éternité. Je reconnus les mots de la
prière de saint François d'Assise. Le Voyant se tenait au milieu de la cour.
Autour de lui, une faible lumière fluorescente était visible. Immobiles, nous
écoutâmes en silence la note qui enveloppait la forteresse, avant que le
chant ne s'affaiblisse et disparaisse. Quel motif nous avait amenés ici ? Je le
compris subitement, alors que nous nous présentions. L'une des femmes
venait de Roumanie, l'autre de Suède, la troisième d'Angleterre. L'un des
hommes était américain et juif, l'autre italien. Tous travaillaient à Bruxelles.
Je regardai le Voyant. Il se dressait dans le brouillard, devant la porte du
Temps, souriant mystérieusement.
Le soir, nous traversâmes le département de l'Ariège jusqu'à Villeneuve-
d'Olmes afin de dîner au Castrum, connu pour sa cuisine et son service. Ici
aussi, le Voyant fut accueilli en grande pompe. Nous étions les seuls
convives. Nous fûmes placés à une table somptueusement dressée, au centre
de la salle. Derrière le Voyant, une jeune et belle serveuse attendait.
Derrière moi, son frère jumeau. Le maître d'hôtel ouvrit le menu, donnant le
signal aux deux serveurs qui, comme par enchantement, versèrent le vin que
nous avions commandé. Tous trois travaillaient au même rythme. Nul
mouvement inutile, une coordination parfaite et harmonieuse entre chacun
d'eux. Anticipant le moindre désir, ils le comblaient presque avant que nous
en ayons nous-mêmes conscience.
« J'aime beaucoup venir ici. C'est un exemple de synchronisation et de
précision dont il est impossible de jamais se lasser. »
La belle jeune femme servit le premier plat et le Voyant eut un signe de
tête approbateur. Lorsqu'elle se pencha pour verser le vin, il murmura en
aparté une galanterie qui la fit rougir. Se tournant vers moi, il déclara :
« À partir de maintenant, vous devez vous exercer à devenir invisible. De
la sorte, vous vous débarrasserez des ultimes vestiges de traumas passés
dont vous n'avez su vous défaire ici. Efforcez-vous, autant que possible,
d'éviter la publicité. Évitez d'accorder inutilement votre attention au monde,
retirez-vous plutôt dans votre sanctuaire intérieur où vous vous préparerez.
Il vous faut affiner votre sens de la précision et de la synchronisation. Vous
devez apprendre à pénétrer dans le flux cosmique de la vie. La
concentration et l'attention sont deux choses différentes. La concentration
sépare et exclut. L'attention considère chaque chose comme un tout, sans
résistance, ni réserve. L'instinct diffère de l'intuition. Et l'intuition n'est pas
identique à intuition ! Une fois rentré chez vous, des événements se
produiront. Lorsque vous verrez des occasions matérielles vous échapper,
ne désespérez pas. Pensez à ce vieil adage selon lequel si, dans la grotte
d'une montagne, vous avez ne serait-ce qu'une seule pensée noble et
désintéressée, alors, celle-ci formera des vibrations qui se propageront à
travers tout l'Univers, accomplissant ce qui doit et peut être accompli. »
Il leva son verre. J'avais tant à lui demander.
« Mais comment parviendrais-je à intégrer tout ce que vous m'avez
montré ? Comment l'emploierais-je dans ma vie quotidienne ?
— Ne vous inquiétez pas à ce sujet. Tout fusionnera en une synthèse plus
haute. »
Nous trinquâmes, et vint le temps du plat principal. Le Voyant était au
meilleur de sa forme. Le flirt qu'il avait entrepris avec la jeune serveuse
devint danse des yeux et gestes imperceptibles, mot soigneusement choisi et
contact involontaire, dans un équilibre constant entre innocence et
sensualité. C'était d'une beauté saisissante que d'observer sa virtuosité à
montrer à la jeune femme combien il l'appréciait, sans jamais basculer dans
la maladresse. L'instant, au contraire, s'en trouvait placé dans une
perspective splendide. Magnifié par un sens exact du temps. Les yeux de la
serveuse irradiaient, ses mouvements devenaient de plus en plus gracieux.
Tout avait acquis une signification nouvelle. Tout était ce qu'il devait être.
Soudain, quelque chose fendit l'air. J'eus un choc. Cela arriva si vite. D'un
seul mouvement. Par-dessus la table et sans renverser le moindre verre. Le
Voyant. Jusqu'à ce jour, j'ignore comment cela se produisit, mais
subitement, il fut là, près de moi, l'index pointé sur ma poitrine.
« Laissez-moi vous rappeler ce que je vous ai enseigné. Soyez attentif.
Dansez ! Même lorsque vous êtes assis tranquillement. Soyez présent. Ici !
Maintenant ! »
Avant que j'eusse repris mes esprits, il était de nouveau assis sur sa
chaise. Derrière lui, la serveuse se contenait à grand-peine. Avec son
élégance coutumière, il lui dit quelques mots. Puis, incapable de se retenir
plus longtemps, la jeune femme partit d'un rire incontrôlable. Et ce fut
l'avalanche. En une fraction de seconde, les bonnes manières volèrent en
éclats et tout fut absorbé par le rire. Mais comme par magie, tout redevint
normal. Les serveurs disparurent, avant d'apporter peu après le dessert. Le
Voyant leva son verre :
« Revenez en Andalousie l'année prochaine, et nous commencerons le
vrai travail ! »
Le lendemain matin, il me conduisit à Foix. Nous bûmes un pastis dans
un café, sur la grand-place. Nous étions tous deux silencieux. Devant la
gare, nous nous serrâmes la main. Je voulus dire quelque chose et
marmonnai un « merci », sans parvenir à trouver d'autres mots.
« Nous nous verrons en Espagne », murmura-t-il.
Puis il pivota et marcha en direction de la ville, sans se retourner.
Assis dans le train qui me ramenait chez moi, je fouillai dans le sac à la
recherche de mon journal intime et découvris une enveloppe. Je l'ouvris et y
vis un grand anneau d'argent. Une inscription était gravée dessus. « Crede et
Vicisti. » À l'intérieur de l'anneau, il y avait mon nom.
Une fois rentré, la vie se révéla aussi difficile que le Voyant l'avait prédit.
J'eus une série de rêves nocturnes dont le dernier se passait dans le château
d'un baron – j'y prends conscience que je suis celui que je suis, puis, d'un
calife, je reçois un tapis tissé à la main. Des lettres arabes y sont brodées,
qui m'indiquent que j'ai réussi l'examen.
Après ce rêve, j'eus le sentiment que je n'étais plus en accord avec mon
ancienne réalité. Sans cesse, je devais me remémorer l'inscription gravée
sur l'anneau : « Crois et tu vaincras. » Loin de me rapprocher du monde, je
sentais que je m'en éloignais davantage. De nouveau, je me retrouvais dans
le vide. Ma situation financière continuait d'être un désastre. Toutes mes
activités tournées vers l'extérieur et liées au travail aboutissaient à un échec.
Ce n'était que lorsque je marchais dans la forêt que le monde redevenait un
tout. Par moments, je faisais l'expérience d'une simplicité fondamentale si
intense que je demeurais là jusqu'à la fin de la journée. Je restais assis, le
dos contre un tronc d'arbre, à la lisière de la forêt et face à la plage, écoutant
la mer et regardant les nuages qui dérivaient lentement dans le ciel. Alors, je
commençais à comprendre les profondes strates intérieures auxquelles le
Voyant m'avait donné accès. Je saisissais que le temps des arbres, de la mer,
des nuages, correspondait au rythme du cœur et du souffle, en totale
opposition avec le cadre temporel auquel l'être humain avait habituellement
recours. J'avais la capacité d'être, simplement. Mais pouvais-je vivre avec
cela ? Voilà qui ressemblait à un paradoxe insoluble, jusqu'au jour où je me
souvins enfin :
« Cet état n'est pas ce qui vous permettra de vivre. Vous serez cet état et
vous écrirez sur lui. » Tels avaient été ses mots.
« Ainsi tout prendra sa place. Ce qui doit arriver, arrivera. »
Lorsque, trois semaines plus tard, je dirigeai un atelier de trois jours
portant sur le processus créatif et destiné aux compositeurs ou auteurs-
compositeurs, je fis l'expérience d'une dimension nouvelle qui me venait de
Montségur. Le dernier jour du stage, alors que dans ma chambre d'hôtel je
rédigeais des commentaires à l'intention de chacun des participants, des
images surgirent soudain dans mon esprit, que je couchai immédiatement
sur le papier. Le lendemain, j'expliquai à l'équipe que je n'étais pas certain
de la signification de ces images et qu'il ne fallait pas en tenir compte si
elles ne faisaient aucun sens. Si toutefois c'était le cas, je voulais bien en
être informé. Il s'avéra que certaines de ces images, tout comme certains des
commentaires, étaient d'une précision telle qu'ils allèrent droit au cœur de
l'espace intime de la personne concernée.
À l'évidence, l'inspiration venait de la présence de la personnalité du
Voyant. Je sentis qu'il voulait me montrer qu'en acceptant de se mettre et de
mettre nos propres souhaits de côté, il était possible de devenir le miroir
sans tache d'autrui. Je fis par moi-même l'expérience de voir les participants
sous un jour clair, dépourvu de toute forme d'évaluation ou de jugement.
Enseignant ou étudiant, quelle différence ?
Son inspiration se fit également sentir dans ma vie quotidienne. Durant
les quelques mois qui précédèrent mon cinquantième anniversaire, je
commençais à avoir des rêves nocturnes qui semblaient être en lien avec
mon passé. Ces rêves étaient si intenses qu'ils m'affectèrent tous plusieurs
jours durant. Au début, je ne compris pas ce qu'ils tentaient de me dire. Puis
je me réveillai un matin après avoir rêvé que je rencontrai le Voyant.
« Reconnaissez vos erreurs, dit-il avec son sourire familier.
— Je pensais l'avoir fait à Montségur, objectai-je.
— Eh bien, ce n'était sans doute pas suffisant. »
Ses mots interpellèrent immédiatement ma conscience. Et je compris que,
tout comme durant le séjour à Montségur, il me fallait m'en remettre
directement à eux. Cependant, combien de temps encore devrait se
poursuivre cette purification ?
« Aussi longtemps que nécessaire », l'entendis-je déclarer.
« Soyez toujours prêt à démasquer les raisons du petit soi. C'est la seule
façon d'agir avec elles. »
Les jours suivants, je cherchai dans mes souvenirs des épisodes ou des
actes sur lesquels je n'étais pas revenu et qui jusque-là étaient restés cachés
dans les ténèbres de l'oubli. Dès qu'ils surgissaient, je les notai par écrit.
Des pages entières de situations où j'avais blessé quelqu'un, agi pour des
motifs purement égoïstes. Chacun de mes mensonges. Noir et blanc. Le
petit vol « innocent » commis des années auparavant. La remarque
assassine. L'attitude antipathique. Les manipulations indignes. Les femmes.
Tout. Il était choquant de voir ce que recelaient encore les coins et recoins
de mon esprit, ce qu'au fil du temps, j'avais ignoré ou réprimé avec un
haussement d'épaules. À présent, il me fallait une nouvelle fois comprendre
tout cela. C'était gênant ; plus encore, c'était une douleur nue, inévitable.
Les documents de toute une vie – courrier, notes, bouts de papier,
photographies, etc. – furent, pour la plupart, enfermés dans des boîtes en
carton. Ce n'était pas exactement ce qu'on appelle une fête d'anniversaire. Je
choisis plutôt de faire un feu de joie dans le jardin. À midi pile, mon
minable et glorieux passé partit en fumée.
« Es-tu sûr de ce que tu fais ? demanda l'un de mes amis qui passait par
là.
— Hormis ceci, rétorquai-je, je ne suis sûr de rien du tout. »
Le jour même, je reçus une lettre avec l'en-tête suivant : 25 Gammel
Kongevej, 26 septembre 1905.
Cher…
Non, je suis désolé, je ne peux plus proposer de réciter quoi que ce soit, désormais. Le rideau
est tombé – le rideau de fer. C'est tellement triste de ne plus pouvoir être d'aucune aide. Mais
c'est fini.
Avec mes amicales salutations,
Herman Bang.
« C'est fait ! »
J'ouvris les yeux. Le Voyant se tenait debout.
« Avez-vous pu suivre ? »
Je tremblais encore.
« C'était comme l'éternité, et pourtant, comme un instant unique.
— Eh bien, nous travaillons avec des énergies puissantes. »
Il semblait plus détendu à présent. Il sourit avec soulagement.
« Notre ami peut repartir pour un tour. Ce pourrait bien être le dernier. Je
ne suis pas certain qu'il y en ait d'autres. Je l'ai dit à sa femme. C'est à lui de
décider.
— Que lui avez-vous murmuré ?
— Je n'ai rien murmuré. Si tel est ce que vous avez perçu, alors, vous
vous trouviez sur le plan psychique ou astral. Puisqu'il m'était impossible ici
de proposer de bouche à oreille un choix au client, j'ai transféré cette
proposition directement dans le soin lui-même. Avec un peu de chance, elle
se manifestera et se traduira par une autre façon de vivre, une autre attitude.
Mais parfois, il est plus facile de déplacer un rocher qu'un être humain. Les
dieux eux-mêmes luttent en vain contre ce type d'inertie. »
Il paraissait surpris de la façon dont j'avais vécu cette expérience.
« Il est bien que vous soyez capable de percevoir les choses à un niveau
psychique/astral, cependant, je souhaiterais que vous puissiez avoir une
vision claire. Si tel avait été le cas, vous auriez vu l'image de l'incarnation
du client. Vous auriez vu que la cause de son état actuel couvre une période
de temps plus longue que celle de sa vie. De même, vous auriez
immédiatement perçu le lien qui existe entre son cœur affaibli et l'étoile
Rigel, dans la constellation d'Orion, et vous auriez su que c'était là que vous
deviez chercher de l'aide. Vous auriez compris ce qui relie le micro- et le
macrocosme. Lorsque nous traitons les maladies physiques, c'est un
avantage que d'opérer sur le plan céleste. Quoique cela reste limité. Le
niveau astral a tendance à être instable, ce qui est aussi une contrainte. Le
plan astral et le plan mental sont, dans une certaine mesure, liés à la sphère
personnelle. Il existe pourtant une zone plus élevée que ces trois plans, une
zone universelle, créative, qui annihile toutes les limites. Pour parvenir à
une vision claire, il est absolument nécessaire de pouvoir renoncer à tout ce
qui est lié à vous. Dans cet état, il n'existe pas d'image, au sens où nous
entendons habituellement ce mot. À notre façon de voir linéaire et
horizontale, se substitue une sorte de concentration circulaire et verticale,
qui est immédiate. Vous avez un long chemin à parcourir, qu'il serait bien
d'entamer dès maintenant et de la façon qui convient. Ce soir, je vous
montrerai un exercice simple mais efficace, que vous pourrez utiliser.
À présent, je vous emmène dans les montagnes au-dessus de Tolox, où nous
déjeunerons plus tard. »
Le village était situé à une cinquantaine de kilomètres, sur les hauteurs.
Nous roulâmes un long moment dans une sorte de réalité virtuelle,
semblable aux coulisses d'un décor en carton, composée de complexes
touristiques hâtivement construits les uns après les autres, çà et là
interrompus par des terrains de golf ou des hôtels tout aussi stéréotypés et
bâtis à la va-vite. Lorsque nous commençâmes à monter, les horreurs
architecturales cédèrent enfin la place aux champs d'agrumes ou
d'amandiers en fleur. Les virages en épingle se firent plus rudes, la route
plus cahoteuse. Nous parvînmes à mille huit cents mètres d'altitude et
parcourûmes la dernière partie de la route, faite de gravier. Le Voyant gara
la voiture et nous entreprîmes de grimper le long du sentier. Comme à
Montségur, nous passâmes par les points d'initiation. Pour que je ne les
oublie pas, disait-il ! J'avais le sentiment qu'autre chose était en jeu. Nous
nous assîmes plus haut. Je déballai mon magnétophone et nous abordâmes
les questions du jour. Une fois fait, nous restâmes assis tranquillement, à
regarder la vue infinie.
Je prenais lentement conscience que c'était là l'une des qualités du Voyant
que j'appréciais le plus. Être présent, sans mot, sans attente, sans nul
jugement. Dans ces instants-là, j'avais le sentiment que, par le seul fait de sa
présence, il était capable de communiquer ses pensées ou ses visions.
Tourner son regard vers l'extérieur équivalait alors à tourner son regard vers
l'intérieur. Cette forme de transmission dénuée d'effet spectaculaire vous
faisait évoluer de façon quasi imperceptible et silencieuse. Je sentais alors
que mon corps se détendait complètement. Chaque fibre, chaque muscle,
chaque cellule trouvait sa juste place. De cet état apaisé naissait une
vigilance empathique, qui percevait les êtres et les choses tels qu'ils étaient,
avec leur propre mérite. Il n'était plus question d'acceptation puisqu'il n'y
avait rien à accepter. Chaque chose était ce qu'elle était. C'était là un
langage depuis longtemps oublié. Le Voyant me montrait comment la
communication entre les êtres, au travers des mots parlés ou écrits, n'était le
plus souvent qu'une tentative désespérée pour se raccrocher à une
personnalité illusoire, une identité teintée de préjugés, de peur, de vanité.
Un tel langage, qui ne laissait nulle place à l'écoute et se repliait sur soi, qui
excluait et ne vivait que sur un système d'attaque et de défense, était selon
lui pauvre et inhumain. Si ceux qui pratiquaient ce langage possédaient un
sens indéniable des reparties et la capacité d'écrire sans fin, ils n'étaient
pourtant doués que pour perpétuer et transmettre sans cesse des limites.
Cette perpétuation des limites constituait précisément l'une des principales
raisons pour lesquelles la révolution que tous attendaient ne se produisait
pas. Il ne jugeait pas. Simplement, il observait et travaillait à ouvrir les
barrières chaque fois qu'il en rencontrait. Seule, la dissolution totale du bruit
mental permettrait de transmettre une immobilité paisible, comprise comme
une forme de communication capable de transformer les êtres. Une
attention restreinte empêcherait d'entrer dans cet état. L'accès au
transpersonnel, et au niveau qui lui correspondait, pouvait paraître difficile
en ceci qu'il imposait l'obligation d'appréhender l'être humain dans sa
totalité. Il ne suffisait pas d'être un peu enceinte. Soit vous l'étiez, soit vous
ne l'étiez pas. Et la différence paradoxale entre l'un et l'autre état tenait
simplement à la décision prise par la personne endormie d'ouvrir les yeux,
de se réveiller, de devenir consciente de sa situation. Qu'une décision en
apparence aussi simple puisse sembler si complexe, venait de ce qu'elle
impliquait de renoncer à presque tout ce que nous avions appris et conquis,
et que nous avions, par erreur, interprété comme un véritable
accomplissement.
Toutes ces réflexions, le Voyant me les présenta sur la montagne. Sous la
forme d'une pensée unique, sans mots, sans jugement.
Alors que nous revenions vers la voiture, il s'arrêta subitement.
« Le sentez-vous ? »
Je m'immobilisai aussitôt. Il pointa son doigt vers les ombres qui
s'étendaient juste au-devant, puis au loin. Derrière nous, le soleil dardait ses
rayons inclinés. Je portai mon regard vers l'horizon, avant de le ramener sur
le flanc de la montagne. Et je vis. Les ombres se mouvaient. La montagne
se mouvait. La Terre se mouvait. Et nous nous tenions sur elle. C'était une
expérience magnifique. En l'espace d'un instant, je réalisai que nous nous
trouvions sur un globe qui avançait majestueusement. Tournant autour d'un
soleil, dans une galaxie, à l'intérieur d'un univers. Le silence. Les nuages.
L'herbe. Les ombres. La pulsation. Le souffle. Unité. Gravitation. Le
murmure de l'Univers dans le vent.
« Plutôt émouvant, n'est-ce pas ? » déclara-t-il avec un sourire.
Nous descendîmes vers Tolox et eûmes notre « siesta » à la bodega
locale. Après le déjeuner, nous reprîmes notre travail de questions-réponses.
Puis nous parlâmes de l'art et du rôle des artistes :
« Lorsque les artistes reçoivent quelque chose de l'Univers, ils sont
capables de le métamorphoser en beauté. Pas une beauté au sens ordinaire,
mais une beauté au sens universel, de sorte que la puissance s'exprime au
travers de l'œuvre. Tous ou presque, cependant, sont piégés par leur
égotisme. Par conséquent, l'art ne joue pas le rôle qui devrait être le sien. Le
plus souvent, les artistes sont de petits enfants qui aiment à s'amuser, sans
comprendre la puissance de ce avec quoi ils jouent. Et plus il est
personnifié, moins l'art est art. Alors, les artistes ne sont plus les porte-
parole de l'Univers. Les dons qu'ils reçoivent ne leur sont pas donnés pour
leur intérêt propre.
« Un bon écrivain, poète, peintre, musicien, cinéaste, chanteur ou
danseur, se fait l'interprète du langage universel, du langage sensible, des
mots, des images ou de la musique qui émeuvent. Ce qui est en jeu, ce n'est
pas leur inspiration, ou un don qui leur est fait, mais quelque chose qu'ils
ont obligation d'interpréter et de transmettre. Alors, la beauté apparaît. Le
Voyant voit – et fait bouger. Le peintre travaille à partir de l'universel, non
de lui-même ou pour lui-même, non plus que pour l'argent. Léonard de
Vinci était extraordinaire. Il avait cette capacité de transformer les choses
dans un esprit identique à celui avec lequel il les recevait. Il se faisait
l'ambassadeur de visions. C'était une sorte de clairvoyance. Il comprenait
que sa mission était de développer une forme de prophétie. »
À l'évidence, c'était un aspect qu'il entendait souligner.
« Il n'existe pas d'art véritable en dehors de celui qui consiste à voir et
écouter à un niveau extrêmement sensible. À être réceptif aux impulsions
cosmiques. Un artiste doit chercher à aiguiser sa conscience et son intuition,
afin de discerner et libérer l'humain et le cosmique, à l'intérieur même de
l'insignifiance la plus extrême, du banal, du superficiel et du médiocre.
Jamais il ne doit se noyer dans la simple reproduction. La tâche de l'artiste
est la transformation. Malheureusement, fort peu sont prêts à renoncer à
leurs ambitions personnelles, à leur égotisme, aux stratégies qui empêchent
systématiquement d'accéder à un niveau de conscience plus élevé. »
La nuit tomba avant que nous n'arrivions à la maison.
Il plaça une bougie devant moi.
« Cette leçon nous ramène directement au début. Elle concerne
uniquement la concentration. Rien d'autre. Asseyez-vous devant la bougie.
Détendez-vous et concentrez-vous sur votre respiration naturelle. Ne forcez
rien. Portez votre attention sur chacune des étapes du souffle qui entre et qui
sort ; sur la courte pause qui se produit au moment du passage entre
l'intérieur et l'extérieur. Éprouvez la coexistence avec le monde, avec
l'Univers. Les énergies qui traversent votre respiration et vous relient à l'air
et l'atmosphère, à l'Univers et au cosmos. À présent, regardez la flamme et
concentrez-vous sur la mèche elle-même, puis sur la lumière visible et
enfin, sur l'aura de chaleur qui irradie de la flamme. Maintenant, fermez les
yeux et visualisez ces trois dimensions de la lumière dans votre champ de
vision intérieur. Amenez la flamme en vous et laissez-la éclairer votre
espace le plus intime. Sentez comment vous fusionnez. Vous êtes un. La
flamme est vous, et vous êtes la flamme. Éprouvez sa fragilité. Le moindre
souffle d'air peut l'éteindre. Mais ne cherchez pas à la contrôler. Plus tard,
lorsque vous maîtriserez cette leçon, vous pourrez lui permettre de
s'étendre, et de retourner, en quelque sorte, au début. »
Il rassembla ses mains, avant de les ouvrir en dessinant la forme des ailes
d'un papillon.
« Dans cet exercice, en même temps que vous regardez la flamme, vous
devez tenir compte de la conscience qui la voit aussi. »
Lorsque je m'endormis, des milliers de flammes dansaient devant mes
yeux. Dans le rêve que je fis plus tard, elles n'en formèrent plus qu'une.
9
L'Être Isogyne
Tout était paisible lorsque je m'éveillai. Mon réveil indiquait cinq heures
et demie. Je restai au lit à écouter le silence. Puis je me souvins du rêve et
tentai de retrouver ce qui s'était passé après que j'eus pénétré dans le marché
andalou. Qu'est-ce qui m'avait incité à courir ? Où m'étais-je enfui ?
Je quittai le lit et me rendis sur le balcon, dans cet entre-deux qui sépare
la nuit du jour et dont la lumière crue donne à toute chose l'aspect
grumeleux de la pâte d'amandes. Par une ouverture entre les maisons,
j'apercevais, sur une mer Méditerranée à la teinte vert clair, les vagues d'un
blanc vaporeux qui massaient silencieusement et inlassablement la plage
d'une pâleur fantomatique. Quelque part, non loin, une femme chantait,
répétant encore et encore la même note à la manière d'une mélopée
envoûtante et lancinante, comme pour avertir les habitants toujours
endormis d'un destin qu'ils ne contrôlaient pas et qui, en ce matin singulier,
prenait l'apparence d'une grande ombre courbée flottant désespérément à
travers les rues, incapable de trouver le chemin pour rentrer chez elle. Dans
cette voix brûlait un feu. Un feu qui affirmait irrévocablement que le chant
était plus ancien que le langage. Une fois encore, je me tenais au bord d'une
mémoire infinie, sans savoir si elle était mienne, si elle appartenait à
l'éternité, ou s'il ne s'agissait que d'un autre mirage andalou qui virevoltait
dans le vent, derrière le voile engourdissant de l'oubli. Je rentrai pour
prendre part à la première leçon paisible de la journée.
Le téléphone sonna à huit heures exactement. Le Voyant était
profondément concentré. Je me trouvais dans la cuisine, mais avais reçu
pour consigne de ne pas préparer de petit déjeuner, ni de thé ou de café.
Aujourd'hui était un jour de jeûne. Seule l'eau était permise. Il semblait
qu'une journée difficile s'annonçât. Il avait prévu de consacrer l'essentiel de
l'après-midi à accompagner l'Allemand de l'autre côté. Au préalable, il
insistait pour que je reçoive les instructions de la journée. Lorsqu'il revint
de ses consultations, il était pâle. Je me tenais prêt avec le verre d'eau salée
qu'il avait réclamé. Je songeai à lui proposer de prendre la matinée, afin de
préserver son énergie pour la suite, mais compris qu'il n'était pas nécessaire
de formuler cette proposition à voix haute. Quoi qu'il en soit, il l'ignora.
« Le mouvement des sphères intérieures dont je parle est absent de l'être
humain depuis bien trop longtemps. L'homme peut être intellectuel,
spirituel, politique, artistique, extrêmement instruit, riche, ou tout ce que
vous voudrez. Ces catégories vous indiquent seulement la nature des limites
avec lesquelles vit la personne, elles ne vous disent pas ce qu'elle est.
Lorsque tel dirigeant, tel professeur, vient à moi, qu'il est en train de mourir
et n'a nulle part ailleurs où aller, il apparaît très clairement que ces titres, ces
médailles et toutes ces ambitions participent souvent de la maladie. Je dois
alors effectuer quelques corrections radicales. À cet instant, chaque vaine
projection externe forme un contraste saisissant avec l'essentiel, avec ce qui
compte vraiment, à l'instar de ce qu'est réellement, au fond d'elle-même,
cette personne. La libération véritable ne peut intervenir avant ce temps-là.
Cependant, voyez-vous, peu nombreux sont ceux qui veulent en prendre
conscience. Ils s'accrochent à leurs médailles, à l'évaluation illusoire de leur
propre soi, à la manière d'un naufragé qui s'agrippe au navire en train de
sombrer. »
Il m'observait. Les bruits venus de la rue paraissaient irréels, comme
issus d'un autre monde. Il poursuivit :
« C'est pourquoi vous devez connaître la puissance de la pensée. Les
pensées ont des conséquences. Les pensées créent des formes. S'ils
s'intéressent à la pollution ou aux gaz à effet de serre, les êtres humains en
oublient que l'afflux de pensées polluantes est bien plus important et bien
plus nocif que la quantité de ces gaz à effet de serre. En nous entourant de
tant de couches de pensées polluantes, nous avons créé un bouclier qui nous
empêche de communiquer de façon pure avec l'Univers. En revanche, nos
vieilles et inutiles formes de pensée ne cessent de nous être retournées,
encore et encore. Cela finit par constituer un cercle vicieux. Le mouvement
s'oriente dans la mauvaise direction en ce qu'il se contente de corriger le
degré des effets néfastes, ce qui est la conséquence de toutes ces formes de
pensée non résolues et négatives qui limitent notre capacité à voir. C'est ce
que nous devons changer. Un immense travail parallèle nous attend, sur un
plan à la fois personnel et collectif. Soyez vigilant quant à vos motifs.
Soyez prêt, en restant autant que possible impartial, à vous demander pour
quelle raison vous faites ceci ou cela. Rappelez-vous que tout ce que vous
accomplissez, toute pensée, toute action, sera suivie d'une réaction. Peut-
être ne la distinguerez-vous pas, mais soyez assuré que quelqu'un, quelque
part, l'apercevra, et que vous devrez en dernier recours en affronter les
conséquences. Rares sont ceux qui en sont conscients. Telle est la raison
pour laquelle un être peut, sa vie durant, agir en fonction de sa conception
des bonnes intentions, sans savoir qu'au final, celles-ci aboutiront à des
résultats négatifs. De manière générale, les êtres humains ne réfléchissent
guère à leurs actions. Donc, voici la règle numéro un : ayez conscience de
vos motifs. Règle numéro deux : renoncez à toute forme de pouvoir. Dès
lors que vous abandonnerez toute ambition fondée sur Je veux cela ! C'est à
moi !, les portes s'ouvriront. Vous avancerez alors immanquablement dans
le véritable flux universel. Il est douloureux de constater les limites
qu'entraînent les idées de l'homme sur la joie, l'argent et le prestige.
Toujours, l'abondance sera présente dans l'Univers, mais à quoi sert-elle si
l'être humain rate les chances qui se présentent à lui en refusant de les voir ?
L'Univers est à l'affût des pensées de l'homme. Telle est notre option. Elle
n'exige que notre ouverture d'esprit. En dépit de son mode de vie raffiné,
l'homme réagit toujours de façon primitive, mais avec une étroitesse telle
que, sans en avoir conscience, il passe à côté de cette ouverture dont je
parle. Parce qu'il projette ses formes de pensée non résolues sur son
environnement, il voit des ennemis partout. L'Univers est à la recherche
d'amis. L'Univers est neutre. Pur, vivant, en mouvement. Il contient tout.
Par conséquent : renoncez à tout ce qui exige le pouvoir. Alors, l'Univers
s'ouvrira. »
Il se leva et fit un signe de tête désinvolte en direction de l'intérieur
mauresque que j'avais visité dans mon rêve :
« Je vois qu'il y a déjà une ouverture. »
Il se rendit dans la cuisine pour y prendre plus d'eau.
Je remarquai alors à cet instant ce que je n'avais pas vu jusque-là.
Quelque chose avait changé. Quelque chose manquait. La femme en blanc
avait disparu. Je me levai pour regarder le tableau de plus près et laissai
mon doigt glisser sur la toile, à l'endroit où s'était tenu le personnage. Je
m'aperçus que la porte était maintenant entrouverte et qu'un rayon de
lumière tombait sur le carrelage andalou, au premier plan. J'eus un vertige.
Avais-je oublié de refermer correctement la porte ? Ceci n'avait été qu'un
rêve. Ou bien ? Avais-je perdu mon chemin et n'étais-je pas encore rentré ?
Avant qu'il ne revienne de la cuisine, je m'assis sur le canapé. Il eut son
sourire familier.
« On dirait que vous avez besoin d'eau. »
Il prit une grande carafe et en servit, avant de reprendre sa conférence :
« L'idée de Dieu est la métaphore d'une conscience supérieure, d'une
forme d'énergie supérieure dont tous nous faisons partie. Par conséquent,
nous sommes tous des dieux, ou les enfants de Dieu, si vous préférez. Nous
sommes créés pour faire évoluer autrui. Ce qui, toutefois, dépend
évidemment du fait que nous connaissions nos vraies origines, notre vraie
mission. Le moment est venu de renoncer à nos vieux concepts. Aux
mythes éculés. Au temps usé. Le moment est venu d'abandonner derrière
nous les pesantes formes de pensée pour recevoir en retour des vibrations
plus rapides. Ce qu'en partie, nous obtiendrons en purifiant nos formes de
pensée actuelles, en changeant ce qui est ancien. Nous venons de la matière
fondamentale, nous avons été créés à partir de la matière primordiale
incarnée. Laquelle est partout mais trouve ses origines en dehors de
l'Univers.
— De quoi est faite la matière ?
— De la conscience. La pure conscience. Elle contient un amour
inconditionnel, parfait et dépourvu d'émotion. De la forme d'énergie qui est
au-dessus des autres formes d'énergie.
— Vous m'avez montré comment cela fonctionnait, mais lorsque j'essaie
moi-même d'activer les énergies, rien ne se produit. J'ai des doutes, des
failles, ou que sais-je encore, que je ne peux maîtriser seul. Comment puis-
je contrôler le processus par moi-même ?
— Premièrement, en renonçant à votre désir de contrôle. C'est pour cette
raison que, sans cesse, je reviens aux exercices et aux idées les plus
fondamentales. Si vous pensez que les leçons croissent en difficulté, vous
êtes dans l'erreur. C'est le travail de base qui est le plus ardu parce que,
comme tout ce que la plupart d'entre nous évitent, cela requiert plus de
renoncement, plus de concentration, plus de patience, plus de courage, plus
de force et plus d'humour que ce dont la majorité d'entre nous sommes
capables. Il n'existe pas de raccourci vers le paradis. Il n'existe pas de
solutions qui soient plus faciles ou plus simples que celles-ci. Si seulement
les êtres humains le comprenaient. Et lorsque, enfin, nous le comprenons, je
veux dire lorsque nous le comprenons véritablement, alors c'est la chose la
plus simple qui soit. Parce que c'est universel. Cosmique. Et c'est ce à quoi
tendent les exercices. Libérer l'homme cosmique universel de tous les
traumas, de toutes les névroses, projections et autres inutiles bagages que
nous transportons avec nous. Vous commencez à comprendre. C'est la
raison pour laquelle vous êtes ici aujourd'hui. En dépassant les schémas
anciens, vous dépassez également le temps. Le temps et l'espace sont des
formes de pensée. Le temps ne s'étend pas nécessairement. Il n'est pas
nécessairement horizontal. Et le concept d'espace correspond à la belle mais
impossible tentative de l'homme de circonscrire et stabiliser quelque chose.
Imaginez qu'il existe sept niveaux, auxquels correspondent chaque fois sept
étapes, imaginez ensuite que le niveau de vibration s'intensifie à chacune de
ces étapes, tandis que, parallèlement, le temps tel que nous le connaissons
se désintègre. Comme vous en avez fait l'expérience à Montségur, lorsque
nous avons éprouvé le temps en passant par la porte du Temps. Essayez de
vous rappeler la pesanteur qui vous accablait avant de commencer, et
comment, jour après jour, vous avez ressenti une légèreté toujours plus
grande, comment les vibrations se sont faites toujours plus rapides. C'est là
que vous avez vécu la désintégration du temps. Lorsque vous retournez à
votre routine quotidienne, il vous est difficile d'être présent. Cependant,
c'est un équilibre que vous devez apprendre. L'art d'être ici. Ce peut être un
travail très difficile que de rester ancré lorsqu'on entreprend de lâcher prise,
de laisser aller. Au septième niveau, le temps n'existe pas. Alors, vous êtes.
Un homme transcendé. »
Nous déambulâmes sur la promenade. Le vent avait cessé. Une pluie fine
s'était mise à tomber. Nous passions devant des hôtels plus déprimants les
uns que les autres. Parvenus au bout, nous restâmes longtemps à regarder la
mer. Au loin, nous aperçûmes ce qui semblait être un petit navire, soulevé
par les vagues, puis plongeant dans un creux, avant de réapparaître, un
instant plus tard. Je me rappelai l'histoire de ce globe-trotter qui, venant à
manquer de charbon au beau milieu de l'océan, dut alimenter la chaudière
de son bateau à vapeur avec le bois de la coque. Ce voyageur, était-ce moi ?
me demandai-je. Nous rebroussâmes chemin vers la ville. Le Voyant était
silencieux et je savais qu'il se préparait en vue de la tâche qui l'attendait. Je
sentais pourtant que l'instant était important, comme tous ceux auxquels il
prenait part. Nous marchions sur un rythme identique. J'avais le sentiment
d'appartenir à un cycle plus vaste. À un souffle commun qui formait un
cercle, à une zone libre, à une ouverture où les énergies s'écoulaient
librement. Même le simple fait de marcher devenait une action de l'Univers.
Nous arpentâmes la ville, encore et encore. La traversant, la contournant,
revenant par des rues et des quartiers inconnus. Avec mon troisième œil, je
vis le globe-trotter sur son bateau, lequel se réduisait désormais à quelques
planches qui les maintenaient à grand-peine à flot, lui et le moteur à vapeur.
La dissolution du soi ?
Nous nous arrêtâmes devant l'arène de la ville, Plaza de Toros. À la suite
du Voyant, je franchis la porte et longeai le couloir qui menait au cirque.
Nul être vivant en vue. Les gouttes de pluie dessinaient de fines taches en
pointillé sur la poussière de l'arène, d'un jaune sombre. Comme si c'était là
la chose la plus naturelle du monde, il ouvrit une petite porte et pénétra dans
l'amphithéâtre de la mort.
« Venez », dit-il en avançant.
Le son de sa voix se répercuta à travers l'enceinte vide. Je le suivis. Il
s'arrêta au centre de l'arène.
« Si vous vous tenez là, je vous laisse le champ libre. »
Je le regardai sans comprendre. Je n'avais pas la moindre idée de ce dont
il parlait. Il se dirigea vers une barrière située de l'autre côté de l'arène. Une
chose pesait de tout son poids contre cette barrière. Une chose qui émettait
des bruits troublants. Je ne pus m'empêcher de sourire. Je refusai tout
simplement d'aller au bout de ma pensée. Quoiqu'il puisse se révéler
imprévisible et qu'avec lui, je dusse toujours m'attendre à l'inattendu, il
n'était pas possible qu'il en fût ainsi. Je le vis retirer des anneaux de fer les
chaînes qui entravaient la barrière et pousser celle-ci lentement le long de la
balustrade. Je fixai l'ouverture noire et eus la sensation de voir bouger
quelque chose. Je ne pus le croire. Tout autour de moi, l'arène disparut et je
me retrouvai, flottant dans un espace jaune.
Un énorme taureau, d'un noir luisant, se tenait sur le seuil. Je fus sur le point d'appeler le Voyant,
mais cela n'avait désormais plus aucune importance. Il n'était plus visible. Je restai figé sur place.
Mon cerveau fonctionna à toute vitesse. Sans réfléchir, j'évaluai mes chances. Arriverais-je à
escalader la barrière, ou bien ce géant était-il plus rapide que je ne le pensais ? Si je restais
parfaitement immobile, se retiendrait-il d'attaquer ? La situation était parfaitement irréelle.
Follement ridicule. Défiant tout entendement. On eût presque dit un dessin animé dépourvu du
texte rédempteur qui met la folie en perspective. Le taureau fit un pas en avant. Je voyais
désormais parfaitement sa masse. Un animal magnifique qui, dans cette situation et dans un esprit
humain, devenait subitement le mal incarné. À présent, il avait senti mon odeur. Je frissonnai.
Soudain, plus rien ne compta. Montségur, le Graal, le Voyant et ses jeux. À cet instant, j'aurais
tout donné pour être hors d'ici et sauver ma peau. Le taureau baissa la tête et gratta les gravillons
avec l'une de ses pattes avant. Je regardai autour de moi désespérément, à la recherche du Voyant,
mais celui-ci avait disparu. Puis il s'élança. Je vis les naseaux grands ouverts qui soufflaient, je vis
les graviers pulvérisés par les sabots qui martelaient le sol, y laissant des signes secrets et
essentiels. Tout se déroula avec lenteur. Je distinguais chacun des muscles souples et bandés sur le
cou du taureau, qui se prolongeaient sur son vaste poitrail où la sueur formait une carapace
d'écume blanche. Mon hurlement resta coincé dans la gorge. Je fermai les yeux. Puis, réagissant,
je détournai le corps, bien trop lentement cependant. À l'instant où je voulus partir, mes
chaussures dérapèrent sur les graviers. Alors, j'entendis dans ma tête une voix qui s'exprimait sans
mots : « Marche vers moi. N'aie pas peur. Marche vers moi ! » J'ouvris les yeux. Des milliers
d'années de représentations imaginaires foncèrent sur moi, grondant et soufflant, yeux enflammés
et cornes abaissées. MAINTENANT ! MAINTENANT ! J'avançai d'un pas. Le taureau me
traversa. Je ne sentis rien.
Voici ce que j'écrivais dans l'un de mes livres, trois ans avant qu'un ange
ne me propulsât dans les bras du Voyant. Il y avait plus. Beaucoup plus. Je
commençais à comprendre que ce que j'avais écrit portait non pas seulement
sur ce qui était arrivé, mais aussi sur ce qui allait se produire. Je me souvins
alors des paroles du Voyant qui me recommandait d'être et d'écrire, laissant
entendre, en outre, qu'en accédant au souvenir, il me faudrait réinventer
mon propre langage, qu'il me faudrait apprendre à voir. Je devais trouver
comment être présent, comment revenir à la vie. Ne restait plus alors qu'une
seule question. Si la vie était le papier et si l'homme était la plume, quelle
main devait donc se saisir de la plume pour écrire ?
Un jour, alors que nous déambulions sur la promenade, nous dépassâmes,
le Voyant et moi, les derniers hôtels et les ultimes chantiers aux
appartementos inachevés, pour pénétrer dans un quartier pauvre qui
ressemblait plus ou moins à un bidonville. Le linge pendait aux fils tendus
au-dessus de la rue. Deux prostituées offraient leurs services dans un recoin.
Les chiens erraient en liberté et, derrière les maisons, des cafards de la taille
d'une souris grouillaient entre les tas de détritus. L'odeur douceâtre du
poison pour rats se mêlait à la puanteur caractéristique d'un système d'égout
engorgé. Le gémissement plaintif de l'euro disco et du fandango tombait des
maisons. Une forêt d'antennes et de paraboles obstruait les rayons du soleil,
forçant l'ombre à danser un fandango chancelant et grotesque parmi les rues
étroites. Nous avancions depuis un moment en silence. J'avais le sentiment
de marcher à côté de moi-même – dans un état d'esprit de plus en plus
irréel.
Un homme à la peau sombre traversa la rue et disparut dans un petit bar.
J'entendis de la musique arabe. Les dédales de ce quartier, imprégnés d'une
vie refoulée, évoquaient le labyrinthe censuré de ma mémoire.
« C'est ici que votre mémoire ne cesse de vous ramener, sans que vous ne
sachiez ou voyiez le lien. »
Je ne comprenais pas ce dont il parlait.
« Que voulez-vous dire ? »
Nous pénétrâmes dans un vieux jardin couvert de tables et d'étals
brinquebalants. Le soleil était ardent. Je clignai des yeux pour mieux voir.
Un instant, je crus voir des femmes et des hommes vêtus selon une mode
étrangère, les unes voilées et portant de fluides robes orientales, les autres
enveloppés de capes et de turbans. Le Voyant se fraya un passage parmi la
foule. Je le suivis. Il s'arrêta au milieu du jardin.
« Observez bien cet endroit », dit-il.
Le soleil était à l'aplomb au-dessus de nous. Au même instant, du coin de
l'œil, j'aperçus l'homme de tout à l'heure qui sortait du bar arabe.
Le Voyant pénétrait directement en moi. Les noires galaxies tournaient
dans l'Univers. Quoique sa voix fût claire, elle donnait l'impression de venir
d'une autre époque.
« Nous nous sommes déjà tenus ici, vous et moi. »
La phrase se répercuta dans les couloirs infinis de ma mémoire. Nous
nous sommes déjà tenus ici, vous et moi – nous nous sommes déjà tenus ici,
vous et moi. Quelque chose me fit tourner la tête en direction du bar. Se
reflétant dans un objet brillant, les rayons du soleil m'aveuglèrent. Je
distinguai tout juste une silhouette noire, sur le seuil.
« Longtemps j'ai attendu cet instant. »
La voix se répercuta sur les murs du couloir. Cet instant – cet instant –
cet instant – cet instant ! D'abord, je doutai. Puis je vis que c'était vrai.
L'homme à la peau sombre nous regardait. Une fraction de seconde, mes
yeux croisèrent les siens. Et dans cette fraction de seconde, je vis un désert
brûlant d'étoiles et de solitude. Je vis… C'était impossible. Ce ne pouvait
être. Lentement, il avança vers nous. Je fus sur le point de lui faire un signe,
mais le Voyant saisit mon bras. Tout se figea. Tel un souffle retenu. Telle
une goutte suspendue dans les airs avant de disparaître dans la mer. Puis
l'homme pivota et se précipita vers le bar. Il faillit renverser un étal avant de
disparaître par la porte d'où il avait émergé, peu auparavant. Une jeune
gitane se mit à crier dans sa direction. Je voulus dire quelque chose, mais
les mots restèrent dans ma gorge. Et je la perdis de vue. Le Voyant
m'observait paisiblement. Tout se produisit si vite. La vie continuait autour
de nous. Puis il désigna un éventaire où un homme vendait des articles de
mercerie et de vieux objets, et dit comme si rien ne s'était passé :
« Je suis presque certain que cette boîte en métal contient une chose qui
m'appartient. »
Nous nous dirigeâmes vers l'éventaire. L'homme ouvrit la boîte, en sortit
une vieille pièce d'argent qu'il tendit au Voyant. Ils négocièrent un moment.
Le Voyant paya. Peu après, il me tendit la pièce. On y voyait un homme
couronné de lauriers, un Romain. Je pus à peine en croire mes yeux. Il
s'agissait de Marc Aurèle.
« Il semble que tout doive se rejoindre, ici et maintenant. Il semble que
ceux qui sont là parlent d'une voix plutôt forte – et tous en même temps. Et
que vous ayez vraiment besoin d'un pastis. »
Lorsque nous revînmes à l'appartement, j'étais toujours bouleversé. Sur le
mur du salon, la gravure ancienne de l'empereur Marc Aurèle et l'intérieur
mauresque. La femme en blanc n'avait pas réapparu. Avait-elle jamais
existé ? Était-elle Zoé, l'isogyne, Prat, la gardienne de la nature, Isathar la
gitane, ou l'incarnation des trois ? La mère, la terre-mère, la jeune fille. Le
principe féminin. Les Nornes – Urd, Verdandi, Skuld ? Le double isogyne
présent en chaque être humain ?
Le Voyant plaça une carafe d'eau sur la table.
« Les sexes se trouvent eux-mêmes dans leur moitié cachée. La relation
entre l'homme et la femme fonctionne d'abord et avant tout comme un
miroir, l'un s'incorporant à l'autre pour se rapprocher de l'état isogyne. Du
point de vue universel, l'homme a malheureusement réduit cette relation à
un jeu de cour de récréation, appelé “maman, papa et les enfants”. Les
forces en présence sont bien plus puissantes. Du point de vue des chakras,
l'homme est resté bloqué au niveau du deuxième chakra, lié à la sexualité.
Pourtant, conformément à l'évolution et aux lois cosmiques, l'homme
devrait avoir atteint la forme de pensée correspondant au troisième chakra.
Nous en sommes restés à l'héritage du millénaire précédent. Raison pour
laquelle la sexualité se déchaîne, si bien que l'homme ne peut en maîtriser
l'énergie à laquelle il finit par laisser le contrôle. Un excès d'égotisme en
vient alors à s'exprimer, qui conduit dans la mauvaise direction. L'homme a
fait de la sexualité un divertissement destiné à combattre l'ennui. Notre
culture a épuisé le concept d'amour. Chaque jour, il est détruit par les
médias, les publicités, les chansons, les romans, les films, partout où il est
possible de faire n'importe quoi en toute impunité. Ce n'est pas parce qu'il
est écrit en grosses lettres roses bégayantes qu'il est plus profond, n'est-ce
pas ? À cause de l'obsession qui est devenue la nôtre, nous produisons des
formes de pensée de plus en plus sales qui enchaînent l'homme au lieu de le
libérer, sans doute parce qu'il est si facile de se perdre dans la sexualité.
Mais se perdre n'est pas se transformer. Et tel est le but de l'union entre la
femme et l'homme. »
Je me tourne alors pour regarder Isathar, mais ne peux la voir. Sur un
étal, j'aperçois un manuscrit si remarquablement ouvragé que je reste un
moment à l'admirer. À l'instant où je vais m'en saisir, un sentiment puissant
m'envahit. Une certitude que je ne peux expliquer m'incite à le laisser en
place et à avancer. Guidé par des forces inconnues, je traverse la foule
dans un état d'esprit qui, soudain, modifie tout. Plus loin, deux hommes
sont en train de parler. La réalité qui est la mienne paraît comme anéantie.
Je suis figé sur place. J'ai la sensation de les connaître, mais d'où, je
l'ignore. L'un d'eux alors se tourne et me remarque. Ses yeux incandescents
brillent comme le soleil. Il me désigne. Sont-ce des hommes de
l'Inquisition ? Je sens la panique m'envahir. Je n'ai pas l'intention
d'attendre pour découvrir qui ils sont. Je commence à courir. Vers la
maison d'Isathar. Je ne vois rien. Je me heurte à chaque chose. J'entends
une voix, qui m'appelle par mon nom. La voix d'Isathar ? Entre les murs
frais de la demeure d'Isathar, à l'abri derrière la porte fermée, j'ai grand-
peine à me calmer. Mon cœur bat la chamade. Un bruit sur le seuil. Une
silhouette dans l'entrebâillement. Isathar, Dieu merci. Elle me regarde,
surprise.
« Que s'est-il passé ?
— Rien », répondis-je.
Je ne veux rien dire. Tout oublier. Peut-être mes sens me jouent-ils
simplement un tour ? Elle n'a pas l'air convaincue. Je m'avance, l'enserre.
Elle place ses bras autour de mon cou. Lentement, je défais les bretelles
dissimulées sous le haut de sa robe. Souriant dans l'obscurité, elle me laisse
faire. Je l'embrasse sur la bouche. Qu'il est difficile de dévêtir une femme.
J'effleure ses seins. Laisse mes mains descendre le long de son dos. La voilà
qui apparaît telle que Dieu l'a créée. Brillante. Vibrante. Je laisse tomber
ma cape sur le sol, et tous deux, nous glissons ensemble. Je la serre contre
moi, je l'embrasse et respire cette odeur secrète de cannelle. Comment
pourrais-je jamais oublier cela ? Comment pourrais-je oublier cette
créature qui s'ouvre si généreusement, telle une rose qui éclot ? Je
m'inclinai pour rompre le sceau de la rose. Lentement, nous voyageâmes à
travers une terre primitive, lourde et pleine, nous dirigeant vers des
horizons lointains. Puis le paysage s'agrandit. C'est l'été, nous avançons
sur des terres étrangères, infinies. J'aperçois un garçon et une fille qui se
baignent dans un ruisseau. Le garçon suit la fille vers un lac. Ils se fondent
l'un dans l'autre, deviennent un. Ils s'allongent côte à côte, ils ont vieilli. Ils
sourient, parfaitement conscients de leur mort proche. Je plonge mon
regard dans les yeux brûlants d'Isathar. Elle anéantit toutes mes erreurs,
toutes mes supercheries. Je vois les noires galaxies qui brillent. Je bande
l'arc de la lune bleue avec la flèche du soleil doré. Je renonce et me laisse
tomber. Je chute, éternellement libre, à travers l'Univers intemporel. Vers le
secret de la lumière et de la douleur, dans son être le plus intime… Zoé,
Prat, Isathar…
Sophia – Hokhmah.
Nebwey sibyanak aykana d'shmeya aph b'arah. Laissons advenir sur
Terre ce qui est écrit entre les étoiles. Dévoilons la lumière universelle en
chacun de nous, en harmonie avec les lois de l'Univers. Rien ne sous
séparera plus jamais. À partir de cet instant, je serai toujours libre.
Quelques jours plus tard, le Voyant me conduisit à la gare de Málaga.
Alors que nous attendions sur le quai, il me tendit un paquet, assez lourd.
« Peut-être est-ce la réponse à toutes les questions que vous vous posez
depuis longtemps. »
Les mots se consumèrent dans l'air. Je savais qu'il me voyait tel que
j'étais. Et moi, j'apercevais les galaxies qui flottaient paisiblement dans ses
yeux, portées par le souffle de l'intemporalité. Un souvenir, disparaissant à
l'intérieur d'un grand moment ouvert. Libéré de toute contrainte. Il partit
sans dire au revoir, ni se retourner. Avec son élégance, sa présence dansante,
sa capacité à faire mouvoir. Dans ma gorge, une boule, au coin de l'œil, une
larme. S'il m'avait vu, il aurait déclaré en plaisantant que j'étais sentimental.
Penché à la fenêtre du compartiment, je le vis disparaître dans la foule. Un
ruisseau dans un déluge. Une goutte dans l'océan.
Avec un soubresaut, le train se mit en marche. J'ouvris le paquet. Il
contenait un manuscrit de presque quatre cents pages. Le titre en était
Kansbar, le Protecteur du Graal.
Au-dessous : Alhambra 1001. Suivait une petite introduction. Je
commençai à lire :
« Kansbar n'est pas mon vrai nom. Mais en raison des secrets que l'on a
choisi de me confier, j'ai adopté cet ancien nom persan. Kansbar l'Élu.
Kansbar le Sage. Kansbar le Voyant. Kansbar, le Protecteur du Graal. Je me
fais vieux. Durant de nombreuses années, j'ai cherché celui qui assumerait
ce devoir après moi – en vain. Ce n'est qu'à présent que je me rappelle ce
jour où j'ai rencontré Flégétanis, le chanteur itinérant maure, sur une place
de marché, dans une petite ville de la côte andalouse. Ce manuscrit est pour
lui. C'est l'histoire du Graal. »