Vous êtes sur la page 1sur 492

Louis Bayard

Un œil bleu pâle


Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Jean-Luc Piningre

Collection
NÉO
dirigée par Hélène Oswald

le cherche midi
Titre original : The Pale Blue Eye
© Louis Bayard, 2006
© le cherche midi, 2007, pour la traduction française.
23, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris.

Ce livre est une œuvre de fiction. Toutes les références à des


personnages, événements, établissements, organismes et lieux réels
sont uniquement destinées à susciter une impression d’authenticité –
leur utilisation restant fictive. Tous autres personnages, événements et
dialogues sont dus à l’imagination de l’auteur et ne peuvent être tenus
pour réels.
Pour A. J.

« Le chagrin qui nous lie aux morts est le seul dont nous
refusions de divorcer. »

Washington Irving,
Essais et croquis
Mitoyen de rayonnants vergers circassiens,
Coulait un ruisseau tacheté de ciel -
Une eau d’éclats de lune agitée de ciel noir.
Avec d’agiles vierges qui, d’une moue incertaine,
Juraient obéissance à Athéna.
Tremblant, j’y trouvai Leonore perdue,
Criant à déchirer les nues.
Horrifié, torturé, je dus m’abandonner
À la vierge à l’œil de cérule -
La goule à l’œil céruléen.
Le testament de Gus Landor

Le 19 avril 1831

Dans deux ou trois heures… Il est difficile de savoir… Disons que dans
quatre heures au maximum… je serai mort.
Je trouve utile de le préciser, car cela apporte un certain éclairage à la
situation. J’éprouve depuis peu, par exemple, un grand intérêt pour mes
doigts. Pour cette lamelle des stores aussi, celle qui est un peu de travers en
bas. Derrière la fenêtre, une tige rebelle de la glycine, qu’on dirait échappée
de sa souche, oscille comme une corde de pendu. Je ne l’avais jamais
remarquée. Autre chose : le passé ressurgit avec toute la force du présent.
Les gens qui peuplèrent ma vie se pressent en masse à mon chevet
Comment font-ils pour ne pas se télescoper ? Je me le demande. Je vois
devant la cheminée un conseiller municipal d’Hudson Park ; juste à côté,
ma femme, en tablier de ménagère, ramasse les cendres pour les mettre
dans la corbeille. Et qui la regarde faire, sinon mon chien, ce bon vieux
retriever du Newfoundland ! Ensuite, dans le couloir : ma mère ! Elle qui
n’entra jamais dans cette maison, puisqu’elle est morte quand j’avais onze
ans. Et voilà qu’elle repasse mon costume du dimanche.
Une chose paraît curieuse, cependant : mes visiteurs ne s’adressent pas
la parole. Ils obéissent, semble-t-il, à un protocole assez strict. Dont je ne
comprends pas les règles.
Cela dit, tout le monde ne les respecte pas. Cela fait une heure qu’un
certain Claudius Foot me rebat les oreilles avec son histoire. Il hurle. Je l’ai
arrêté il y a quinze ans pour l’attaque du courrier de Rochester. Une
épouvantable injustice… Il avait trois témoins pour affirmer qu’au même
moment, ou à la place, il dévalisait celui de Baltimore ! Et il était fou de
colère ! Libéré sous caution, il avait quitté la ville pour y revenir six mois
plus tard. Mais il avait attrapé le choléra et, à bout de forces, s’était jeté
sous les roues d’un taxi à chevaux. Seule la mort avait réussi à interrompre
sa logorrhée. Et aujourd’hui il recommence.
Il y a foule, croyez-moi. Selon mon humeur, selon l’angle des rayons du
soleil dans le salon, j’y prête plus ou moins attention. Par moments, je dois
admettre que j’aimerais mieux communiquer avec les vivants. Ils se font
rares, ces temps-ci. Patsy ne passe plus dire bonjour… Le professeur
Pawpaw est toujours à La Havane en train de mesurer ses crânes. Je ne vois
d’ailleurs pas ce qui pourrait le faire revenir. Il ne me reste que son
souvenir, de vieilles conversations qui défilent dans mon esprit. Un soir, par
exemple, nous discutions de l’âme. Je n’étais pas certain d’en avoir une ; lui
si. C’aurait pu être amusant de l’écouter, mais il se prenait vraiment trop au
sérieux. Il faut dire que personne, jusque-là, ne m’avait entraîné si loin sur
cette pente hasardeuse, pas même mon père (pasteur itinérant, trop soucieux
de l’âme de ses ouailles pour s’occuper de la mienne). Et je n’arrêtais pas
de répéter :
— Bon, bon, tu as peut-être raison.
Alors Pawpaw redoublait de ferveur, arguant que j’éludais simplement la
question, en l’attente d’une confirmation empirique. Je lui demandai donc :
— Faute d’une confirmation de ce genre, que puis-je dire d’autre que
« Tu as peut-être raison » ?
Nous divaguâmes ainsi un moment, jusqu’à ce qu’il m’assène :
— Landor, le jour viendra où ton âme se tournera vers toi et se
présentera de la façon la plus empirique – à l’instant précis où elle te
quittera. Tu essaieras de la retenir, bien sûr ! Mais cela ne servira à rien !
Regarde-la plutôt maintenant qui ouvre ses ailes d’aigle et part aux Indes
agrandir son aire.
Non, il ne manquait pas d’imagination ! Un rien extravagant, quoi. En ce
qui me concerne, j’adhère mieux au réel qu’à la métaphysique. J’aime les
données palpables, la bonne soupe du quotidien. C’est pourquoi les faits et
leurs conséquences formeront la trame de ce récit, comme ils formèrent
celle de ma vie.
Une nuit, alors que j’étais à la retraite depuis un an, ma fille m’entendit
parler dans mon sommeil. Elle se rendit dans ma chambre où elle s’aperçut
que j’interrogeais un suspect mort depuis deux décennies. Je lui disais sans
arrêt : « Cela ne collera jamais, vous le comprenez vous-même, n’est-ce
pas, monsieur Pierce ? » Ce gaillard avait coupé sa femme en morceaux,
puis il les avait servis aux chiens de garde d’un entrepôt de Battery. Dans
mon rêve, ses yeux étaient rouges de honte ; il était navré de me faire perdre
mon temps. Je me rappelle lui avoir déclaré : « Cela n’aurait pas été vous,
ç’aurait été un autre. »
Eh bien, c’est ce rêve-là qui m’en fit prendre conscience : on ne laisse
pas comme ça son métier derrière soi. On a beau se réfugier dans les
Hudson Highlands, se cacher derrière une tonne de livres, devenir anonyme,
marcher avec une canne… le métier finira toujours par vous retrouver.
J’aurais pu fuir. Un peu plus loin dans la nature. C’est vrai, j’aurais pu.
Franchement, je ne saurais expliquer pourquoi je me suis laissé entraîner.
Ou alors ces événements n’eurent lieu que pour une seule raison : afin que
lui et moi puissions nous rencontrer.
Mais rien ne sert de spéculer. J’ai une histoire à raconter, il y a ces vies
perdues, ce sont des gens auxquels je n’avais pas accès, alors je laisse à
l’occasion parler d’autres personnes, mon jeune ami en particulier. Il est
l’esprit qui habite ce récit Quand je tente de me représenter qui sera le
premier à me lire, c’est son visage que je vois. Ses doigts effleurent les
lignes et les colonnes, son regard fait le tri dans mes notes.
Oui, je sais : on ne peut choisir qui nous lira. Mais je me réjouis qu’un
inconnu – pas encore né, pour autant que je sache – trouvera ces lignes. Eh
bien, Lecteur, je te les dédie.
Et je deviens donc mon propre lecteur. Pour la dernière fois. Voulez-
vous mettre une autre bûche dans la cheminée, s’il vous plaît, monsieur le
Conseiller ?
Et donc ça recommence.
Le récit de Gus Landor
1

Mon engagement dans l’affaire de West Point date du 26 octobre 1830.


Je faisais ce matin-là ma promenade – plus tardivement que d’habitude –
dans les collines autour de Buttermilk Falls. C’était l’été indien, je m’en
souviens bien. Même les feuilles mortes dégageaient de la chaleur. Une
chaleur qui s’élevait entre mes semelles et bordait d’un liseré d’or la brume
autour des fermes. Je parcourais le long ruban des collines avec pour seuls
compagnons le crissement de mes bottes, les aboiements du chien de Dolph
van Corlaer et, je suppose, le bruit de ma respiration. J’avais grimpé assez
haut et j’allais vers le promontoire de granite qu’on appelle Shadrach’s
Heel. En reprenant mon souffle avant les derniers mètres, j’avais passé un
bras autour d’un peuplier quand retentit le son du cor, à quelques kilomètres
au nord.
Ce son-là m’était familier – on ne peut vivre près de l’Académie sans le
connaître. Pourtant ce matin-là, il résonna curieusement à mes oreilles, et
pour la première fois j’y prêtai attention. Comment cet instrument pouvait-il
se faire entendre aussi loin ?
D’une façon générale, ce genre de chose me laisse indifférent Et je ne
prendrais pas la peine de vous ennuyer avec cela, si ce n’était pour mieux
vous faire part d’un état d’esprit particulier. Par une journée ordinaire,
voyez-vous, je ne me serais pas attardé là-dessus ; je n’aurais pas rebroussé
chemin avant d’arriver au sommet ; j’aurais repéré ces traces de roues
beaucoup plus vite.
Deux ornières, sept centimètres de profondeur, trente de longueur,
aperçues en redescendant. Mais elles n’étaient qu’un élément parmi tant
d’autres : entre un aster, par exemple, ou un vol d’oies en chevron dans le
ciel. Chaque chose se fondant dans un tout, je ne me préoccupai d’aucune,
je ne cherchai pas (ce qui est tout de même bizarre chez moi) à déterminer
l’enchaînement des causes et des effets. D’où ma surprise lorsque au retour,
en apercevant ma maison du haut de la dernière butte, je remarquai devant
le perron un phaéton auquel était attelé un cheval bai.
Un jeune artilleur était assis sur le siège du conducteur. Je connais bien
la hiérarchie militaire, et j’avais déjà repéré l’autre homme adossé au
véhicule – impeccable dans son uniforme, prêt à poser pour un portrait. De
l’or partout : boutons dorés, cordon doré sur son shako, pommeau doré sur
son épée. Il faisait de l’ombre au soleil, cet homme. J’établis un lien avec le
cor entendu plus tôt : d’abord la musique, puis l’image. Et je commençai –
c’est aujourd’hui plus clair dans mon esprit – à me détendre, tel un poing
qui redevient cinq doigts et la paume de la main.
J’avais cet avantage : l’officier ne savait rien de ma présence. Cette
journée paisible influait certainement sur son système nerveux. S’adossant
au cheval, il se mit à jouer avec les rênes, les balançant de droite et de
gauche, comme l’animal sa queue. Les paupières mi-closes, en dodelinant
légèrement de la tête…
Cela aurait pu durer un certain temps – moi qui le regardais, lui qui ne le
savait pas – si une tierce partie n’était venue nous interrompre. Une vache.
Grosse, débraillée, avec de longs cils. Faisant irruption d’un bosquet de
sycomores, elle arracha d’un seul coup de langue, un seul, une bonne
vingtaine de trèfles. Puis, sans perdre un instant, elle entreprit de tourner
autour du phaéton – avec un certain à-propos. Elle semblait penser que
l’officier avait de trop bonnes raisons de s’immiscer en ces lieux. Lequel
officier recula, craignant peut-être de la voir charger, tandis que, d’une main
incertaine, il cherchait le pommeau de son épée. Pour éviter un massacre
(lequel des deux en sortirait vivant ?), je me décidai à intervenir. En
quelques enjambées facétieuses, je rejoignis la placette et criai :
— Elle s’appelle Hagar !
Ils sont bien entraînés, ces officiers. À ne pas faire volte-face, par
exemple. Car il tourna lentement la tête vers moi, le reste de son corps
suivant par à-coups.
— Du moins répond-elle à ce nom, ajoutai-je. Elle a surgi un jour, peu
après mon emménagement. Elle n’a jamais voulu me dire comment elle
s’appelait, alors je lui ai trouvé ce sobriquet.
Le militaire parvint à afficher un vague sourire :
— Un bel animal, monsieur, me dit-il.
— Une vache républicaine. Elle va et vient selon son bon plaisir.
Aucune obligation ne nous lie l’un à l’autre.
— Bien. Alors vous… Je pensais que si…
— Oui, si toutes les femmes étaient comme elle, ce serait parfait, bien
sûr.
Ce jeune officier était moins jeune que je ne le croyais. Pour autant que
je pusse dire, il était dans la belle moitié de la quarantaine : il avait donc dix
ans de moins que moi, mais lui était toujours à faire le garçon de courses. Et
cette course-là ne devait pas être n’importe laquelle : il la portait comme un
étendard.
— Êtes-vous bien Augustus Landor, monsieur ?
— Oui.
— Lieutenant Meadows, pour vous servir.
— J’en suis ravi.
Par deux fois, il se racla la gorge.
— Monsieur, je suis là pour vous informer que le colonel Thayer
souhaite s’entretenir avec vous.
— À quel sujet ? demandai-je.
— Je ne suis pas autorisé à vous le dire, monsieur.
— Non, bien sûr. Est-ce relatif à votre profession ?
— Je ne suis pas auto…
— Alors, puis-je savoir quand cet entretien doit avoir lieu ?
— Tout de suite, monsieur. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Je dois l’avouer : la beauté de cette journée ne se révéla dans toute son
évidence qu’à ce moment précis. Il y avait dans l’air quelque chose de
fumeux, pourrait-on dire. Qualité si rare pour une fin d’octobre. Un pic-vert
tapait un message codé à mon intention sur l’écorce d’un érable gris :
« Reste chez toi ! »
J’indiquai ma maison du bout de ma canne.
— Me permettez-vous d’abord de vous proposer un peu de café,
lieutenant ?
— Non, je vous remercie, monsieur.
— Je peux faire frire un peu de jambon, aussi ?
— Non, j’ai déjà mangé, merci.
Je me retournai. Fis un pas vers la porte.
— Je suis venu dans la région pour ma santé, lieutenant.
— Je vous demande pardon ? fit-il.
— Mon médecin prétendait que c’était ma seule chance d’atteindre un
âge avancé. Comme quoi il me fallait de l’altitude. Les Highlands, donc.
Quitter la ville, quoi.
— Hm.
Ces yeux bruns qu’il avait : sans expression, aussi plats que son nez.
— Alors me voici, poursuivis-je. L’image de la santé.
Il hocha la tête.
— Penseriez-vous comme moi, lieutenant, qu’on attache trop
d’importance à la santé ?
— Je n’en sais rien. Vous avez peut-être raison, monsieur.
— Êtes-vous diplômé de l’Académie, lieutenant ?
— Non, monsieur.
— Ah. Vous vous êtes donc élevé à la force du poignet. De grade en
grade, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Je n’ai pas fait d’études supérieures non plus, lui dis-je. Le pastorat
n’était pas ma vocation, alors à quoi bon ? C’est du moins ce que pensait
mon père, comme d’ailleurs la plupart des pères, à l’époque.
— Ah.
Il est toujours utile de se le rappeler : les règles propres de
l’interrogatoire sont inopérantes lors d’une conversation normale, car celui
qui parle se met ici en situation de faiblesse par rapport à l’autre. Mais je
n’étais pas, à l’instant, en état d’inverser les rôles. Je me contentai d’un
petit coup de pied sur la roue du phaéton.
— En voilà un beau carrosse, dis-je, pour un seul voyageur.
Puisque c’était moi.
— Le seul qu’il nous restait, monsieur. Nous ne pouvions savoir si vous
aviez un cheval.
— Et si je décidais de ne pas venir, lieutenant ?
— Comme vous voudrez, monsieur Landor, la décision vous appartient.
Ce pays est une république, vous êtes un citoyen libre.
Pays… libre… disait-il.
Mon pays, c’était ici : Hagar, à quelques mètres à droite ; la porte de
mon cottage, que j’avais laissée entrouverte ; à l’intérieur, plusieurs
messages chiffrés, frais arrivés de la poste, une tasse de café froid, deux
stores vénitiens en piteux état, un chapelet de pêches séchées et, près de la
cheminée, un œuf d’autruche qu’un épicier de 4th Ward1 me donna il y a
des années ; à l’arrière, mon cheval, un rouan plus très jeune, attaché à un
palis cerné de bottes de foin. Répondant au nom de Horse.
— Belle journée, dis-je, pour une promenade en voiture.
— Oui, monsieur.
Je le regardai.
— L’inaction finit par peser, c’est une réalité. De plus, le colonel Thayer
nous attend. Mais est-il bien réel, votre colonel Thayer ?
— Vous pouvez utiliser votre cheval, répondit le lieutenant, un rien
désespéré. Si vous préférez.
— Non.
Le mot resta suspendu. Nous étions comme deux serre-livres autour du
silence. Hagar poursuivait sa ronde autour du phaéton.
— Non, répétai-je finalement. J’aime autant vous accompagner,
lieutenant.
Je regardai mes pieds pour leur demander confirmation.
— À la vérité, dis-je, un peu de compagnie me fera du bien.
Voilà ce qu’il voulait entendre. Car n’a-t-il pas sorti un petit escabeau de
l’habitacle ? Ne l’a-t-il pas calé contre le véhicule, n’a-t-il pas tendu son
bras pour m’aider à monter ? Un bras pour ce bon vieux Landor ! Je posai
un pied sur l’échelon du bas, je tentai de grimper mais, fatigué après cette
longue promenade, je n’avais plus de forces dans les jambes. Je m’affalai
donc sur l’escabeau, et le lieutenant dut me pousser à l’intérieur. Je m’assis
sur le solide banc de bois, et il monta après moi.
Alors je dis, en retrouvant mes marques :
— Lieutenant, vous voudrez peut-être prendre la route de la poste, pour
le retour. Celle de la ferme Hoesman est un peu dure, à cette époque, pour
vos pauvres roues.
Tout se passa comme espéré. Il se figea un instant. Pencha la tête sur le
côté.
— Navré, lui expliquai-je. J’aurais pu vous le dire plus tôt. Vous aurez
sans doute remarqué ces trois grands pétales de tournesol sur le harnais de
votre cheval. Évidemment, c’est Hoesman qui cultive les plus beaux, dans
le coin – ils ont toujours l’air prêts à vous sauter dessus. Et cette trace jaune,
là, sur le flanc de la voiture ? C’est la couleur de son maïs. Paraît-il qu’il se
sert d’un engrais spécial – à base d’os de poulet et de fleurs de forsythia.
Enfin, c’est ce que les gens racontent C’est que les Hollandais ne sont pas
très loquaces, n’est-ce pas ? Au fait, lieutenant, votre famille habite toujours
Wheeling ?
Il ne me regardait plus. Je savais cependant que j’avais fait mouche. Il
me suffisait de voir ses épaules avachies, de l’entendre frapper sur le toit.
Le cheval se lança vers le haut de la colline, l’élan me précipita en arrière,
et je me surpris à penser que, s’il n’y avait pas eu cette paroi derrière moi,
je serais tombé par terre… Je voyais la scène très clairement dans mon
esprit. Une fois atteint le sommet de la butte, le phaéton poursuivit au nord.
J’aperçus rapidement par la fenêtre la placette devant chez moi, où Hagar,
lasse d’attendre des explications, s’en allait également. Pour ne plus jamais
revenir.
Le récit de Gus Landor
2

Toutn. Tou-tou-tou-toum. Toum. Tou-tou-tou-toum.


Après avoir cheminé une heure et demie, nous nous trouvions à huit
cents mètres du camp quand les tambours se firent entendre. Comme des
palpitations dans l’air, un pouls régulier, réverbéré d’un à-pic au suivant.
Baissant les yeux, je vis que mes propres pieds suivaient le rythme des
percussions sans me demander mon avis. Je pensai : « Voilà comment ils
obtiennent l’obéissance. Ils s’immiscent jusque dans vos veines. »
L’effet était certainement le même chez mon compagnon, le lieutenant
Meadows, qui maintenait ses yeux fixés devant lui. Je lui posai quelques
questions auxquelles il ne répondit que vaguement Et jamais il ne changea
de position, même quand notre véhicule, cahotant sur un gros rocher,
manqua de faire un tonneau. Pendant tout le trajet, l’officier avait gardé
l’allure d’un bourreau sur le chemin de la potence. Et parfois, il est vrai, ce
phaéton avait eu quelque chose d’une charrette des condamnés (je n’avais
toujours pas les idées très claires), en route vers la foule vengeresse massée
devant la guillotine…
Puis ce fut le bout d’une longue ascension, et les terres s’évanouirent à
l’est pour révéler l’Hudson aux mille flots vitreux et opalins. La brume
matinale avait une teinte de beurre, de l’autre côté la rive montait droit vers
le ciel, et chaque montagne se fondait dans un bleu uniforme.
— Nous sommes presque arrivés, monsieur, promit l’officier.
Eh bien, l’Hudson ne vous laisse pas indifférent : il vous réveille. Et
donc, en arrivant en vue du plateau de West Point, quand l’Académie
émergea de son manteau de forêt, je me sentais de nouveau prêt à tout.
J’examinai les lieux avec l’œil d’un touriste. Nous y étions ! Ici, l’hôtel de
M. Cozzen, une grosse masse de pierre grise, ceinte par une véranda,
dominée à l’ouest par les ruines de Fort Putnam. Et, plus haut encore, les
muscles bruns d’autres collines, couvertes d’arbres, couronnées par le ciel.
Il était trois heures moins le quart lorsque nous atteignîmes le poste de
garde.
— Halte ! cria-t-on. Qui va là ?
— Lieutenant Meadows, répondit mon cocher. L’escorte de monsieur
Landor.
— Avancez et faites-vous reconnaître.
La sentinelle gagna le flanc du véhicule. Jetant un coup d’œil au-dehors,
j’eus la surprise de trouver un gamin. Il salua son lieutenant, puis il
m’aperçut, s’apprêta à recommencer pour moi, mais sa main s’arrêta à mi-
chemin lorsqu’il comprit que j’étais un civil. Alors la main retomba,
frémissante, sur le pli du pantalon.
— Est-ce un soldat ou un élève-officier, lieutenant ?
— Un soldat.
— Mais les élèves montent bien la garde, parfois ?
— Après les classes, oui.
— Le soir, alors ?
Il me regarda. Pour la première fois depuis que nous étions partis.
— Le soir, oui.
Nous traversions maintenant le parc de l’Académie. J’allais dire nous
étions entrés, mais cela serait impropre du fait qu’on ne sortait vraiment de
nulle part. Oui, il y a bien des bâtiments – du bois, de la pierre, du stuc –,
mais ils paraissent seulement tolérés par une nature prête à les engloutir
chaque instant. Enfin nous accédâmes à un endroit où il n’était plus du tout
question de nature : le champ de manœuvre. Vingt hectares de terre grêlée,
parsemés de touffes d’herbe vert clair ou dorée, et de cratères. Avec
l’Hudson au bout qui, caché derrière les arbres, poursuit sa course vers
l’ouest.
— La « Plaine », m’annonça ce bon lieutenant.
Étant voisin, j’en connaissais évidemment le nom, mais aussi l’usage. La
Plaine est ce terrain balayé par les vents où les élèves de l’Académie
doivent devenir des soldats.
Où étaient-ils, ces soldats ? Je voyais au plus deux canons démontés, un
mât, un obélisque blanc, et une vague frange d’ombre que le soleil de midi
n’avait pas encore nettoyée. Notre phaéton cahotait sur un dur chemin de
terre, et il n’y avait personne ici pour se rendre compte de notre présence.
Même les tambours s’étaient tus. West Point devait s’être repliée sur elle-
même.
— Où sont tous les élèves, lieutenant ?
— Aux cours de l’après-midi, monsieur.
— Et les officiers ?
Il marqua un temps puis m’informa que, un grand nombre de ceux-ci
étant également enseignants, on les trouverait dans les quartiers
d’instruction.
— Et les autres ?
— Je suis au regret de ne pouvoir vous renseigner, monsieur Landor.
— Je me demandais si on n’avait pas donné l’alerte avant notre
arrivée…
— Il ne m’appartient pas de…
— Alors peut-être saurez-vous m’indiquer où je dois m’entretenir avec
votre chef ? En privé, me semble-t-il ?
— Je pense que le capitaine Hitchcock sera également présent.
— Et le capitaine Hitchcock… ?
— … est le commandant de l’Académie, monsieur. Le second dans la
hiérarchie après le colonel Thayer.
Voilà ce qu’il voulut bien me révéler. Il fallait obéir aux ordres, rien de
plus, rien de moins. Il me conduisit tout droit aux quartiers de l’état-major,
où il me laissa au parloir. Le domestique personnel de Thayer m’y attendait.
Un dénommé Patrick Murphy, autrefois soldat, aujourd’hui (j’allais
l’apprendre plus tard) principal espion de Thayer, et comme la plupart des
espions : la gaieté incarnée.
— Monsieur Landor ! Je ne doute pas que, par une aussi belle journée,
votre voyage fut agréable. Voudriez-vous me suivre ?
S’il souriait de toutes ses dents, on ne voyait pas ses yeux. Il m’escorta
jusqu’au bas de l’escalier, ouvrit la porte du grand chef et m’annonça
comme l’aurait fait un valet de pied. Je me retournai pour le remercier, mais
il avait disparu.
Je devais également apprendre que Sylvanus Thayer mettait un point
d’honneur à conduire ses affaires depuis la cave – pour faire plus « peuple »
en quelque sorte. Je dirai seulement qu’il faisait noir comme dans un four,
là-dedans. Les soupiraux étaient bouchés, les bougies ne semblaient éclairer
qu’elles-mêmes. Et donc ma rencontre officielle avec le colonel Thayer eut
lieu sous le couvert des ténèbres.
Mais je brûle les étapes. Le premier à se présenter fut le commandant
Ethan Allen Hitchcock. C’est ce gars-là, Lecteur, qui s’appuie la corvée de
diriger jour après jour le corps des élèves-officiers. Thayer propose,
Hitchcock dispose, dit-on. Et quiconque a affaire à l’Académie aura d’abord
affaire à Hitchcock, qui s’élève comme une digue contre les flots pressants
de l’humanité – pour laisser Thayer bien au sec, resplendissant comme un
soleil.
Bref, Ethan Allen a l’habitude de rester dans l’ombre. C’est d’ailleurs
ainsi qu’il m’apparut : une main tendue baignée de lumière, le reste dans la
conjecture. Je dus attendre qu’il se rapproche pour voir dans sa totalité cet
impressionnant personnage (on dit qu’il ressemble – physiquement – à son
célèbre grand-père). Le genre de gaillard qui mérite son uniforme. Ventre et
torse plats, des lèvres qui paraissent sans cesse comprimer un objet dur,
comme un galet ou une graine de pastèque. Des yeux marron tachés de
mélancolie. Saisissant ma main dans la sienne, il me parla d’une voix
étonnamment douce, sur le ton d’un visiteur dans une chambre d’hôpital :
— La retraite a l’air de vous réussir, monsieur Landor.
— Je vous remercie. Elle réussit surtout à mes poumons.
— Puis-je vous présenter au colonel ?
Un carré de lumière sale : une tête penchée sur un bureau en cerisier.
Cheveux châtains, menton rond, pommettes hautes et saillantes. Ni la tête ni
le corps ne sont faits pour l’amour. Non, l’homme assis à cette table
façonnait son image pour l’offrir à l’œil froid de la postérité. Et c’était un
dur travail – car regardez cette maigreur, même dans ce veston bleu, ces
épaulettes dorées, ce pantalon jaune, cette baïonnette posée tranquillement
devant lui.
Mais il s’agit en fait d’impressions ultérieures. Assis comme je l’étais
dans cette pièce sombre, sur un fauteuil fort bas, devant un bureau surélevé,
je ne voyais en fait que sa tête, nette et bien droite, et la peau de son visage
qui, tel un masque, commençait à tomber. Une tête haut perchée qui me
regardait, qui parlait, et qui me dit :
— Tout le plaisir est pour moi, monsieur Landor.
Non, excusez-moi, je me trompe. En réalité, elle disait :
— Puis-je vous faire apporter du café ?
Oui, c’est bien ça.
À quoi je répondis :
— J’aimerais autant une bière.
Silence. On en prit peut-être ombrage. Je me demandai : « Le colonel
Thayer ne boit-il jamais d’alcool ? »
Mais Hitchcock fit appeler Patrick, et Patrick fit appeler Molly, et Molly
partit à la cave (une autre, évidemment), et Sylvanus Thayer n’eut besoin
pour ça que d’un doigt de la main droite.
— Je pense que nous nous sommes déjà rencontrés, dit-il.
— Oui, chez M. Kemble. À Cold Spring.
— C’est bien cela. M. Kemble vous tient en haute estime.
— Très aimable de sa part, dis-je en souriant. J’ai été amené à prêter
main forte à son frère, voilà tout. Cela fait bien longtemps, maintenant.
— Il m’en a parlé, dit Hitchcock. Une affaire de spéculateurs fonciers.
— Oui, le genre de chose qui dépasse l’entendement Ces gens de
Manhattan qui cherchent à vendre des terres qu’ils ne possèdent même pas !
Comment cela peut-il exister ?
Hitchcock rapprocha sa chaise et posa sa bougie sur le bureau de Thayer,
près d’un casier en cuir rouge.
— Selon M. Kemble, dit-il, vous êtes une figure légendaire de la police
new-yorkaise.
— Légendaire ? Mais à quel point de vue ?
— Eh bien, un honnête homme, pour commencer. Ce qui est déjà
remarquable dans ce milieu, je suppose.
Thayer baissa lentement les paupières, d’un air de dire : « Bien joué,
Hitchcock. »
— La légende et l’intégrité ne font pas nécessairement bon ménage,
répondis-je. Il me semble plutôt qu’en matière d’honnêteté, il faudrait
chercher un modèle auprès de vous-même, monsieur Hitchcock, ou de
M. Thayer…
Le regard du commandant se fit plus dur – conscient, sans doute, que
tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute…
— Mais quels brillants états de service ! reprit Thayer. On vous doit
l’arrestation des principaux chefs des Daybreak Boys, non ? Le racket ! Une
plaie pour le commerce, vraiment.
— On pourrait dire ça.
— Vous avez démantelé le gang des Shirt Tails.
— Cela n’a duré qu’un temps. Il s’est reformé ensuite.
— Si ma mémoire est bonne, poursuivit Thayer, vous avez dénoué une
affaire de meurtre à laquelle personne ne comprenait rien. Concernant une
jeune prostituée à Hoboken. Dans le quartier des Elysian Fields. Ce n’était
pas votre secteur, pourtant ?
— La victime appartenait au mien. Il s’est trouvé que l’assassin aussi.
— J’ai appris également que vous êtes fils de pasteur, monsieur Landor.
Originaire de Pittsburgh ?
— Entre autres.
— Arrivé à New York à la fin de l’adolescence. Vous vous êtes insurgé
contre Tammany Hall2 , si je ne m’abuse. Mais ce n’était pas votre tasse de
thé, la politique, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai d’un signe de tête. J’en profitai ensuite pour planter mon
regard dans celui de mon interlocuteur.
— Nombreuses compétences, disait-il. Vous déchiffrez les codes secrets,
vous savez contenir les émeutes, faire preuve de diplomatie, avec les
communautés religieuses notamment… Et vous êtes un maître de…
l’interrogatoire sans violences.
— Puis-je vous demander, colonel ?
— Quoi donc ?
— Avez-vous un sous-main, en creux ? C’est là que vous cachez vos
notes ?
— Je ne vous suis pas, monsieur Landor.
— Je vous demande pardon, c’est moi qui n’arrive pas à suivre. Enfin,
j’ai l’impression d’être un de vos élèves ! Un de ceux qui arrivent ici,
évidemment intimidés… Et aussitôt vous leur rappelez leur matricule
complet puis, je suppose, combien de blâmes on leur a infligés, et pour
finir, histoire d’accuser le coup, vous évaluez l’état de leurs dettes. Avec ça,
ils doivent repartir en vous prenant pour Dieu le père…
Je me penchai pour poser mes deux mains sur le plateau du bureau.
— Alors, dites-moi, je vous prie. Qu’y a-t-il d’autre dans cet invisible
sous-main, colonel ? À mon sujet, bien sûr. On n’a sans doute pas oublié
que j’étais veuf. Cela doit se voir d’emblée, de toute façon : je n’ai pas
acheté une chemise, ni une paire de chaussettes, depuis cinq ans. Il y a belle
lurette que je ne mets plus les pieds à l’église. Et… Ah, dit-on aussi que
j’avais une fille ? Qu’elle est partie un jour sans laisser de traces ? Je me
sens un peu seul, le soir. Cependant, j’ai une vache. Fort aimable, ma foi –
vous parle-t-on de ma vache, colonel ?
À cet instant, la porte s’ouvrit sur le domestique qui apportait ma bière
sur un plateau. Une bonne stout bien mousseuse. Elle devait sortir des
profondeurs de la cave, car la première gorgée diffusa dans mon corps un
frisson de fraîcheur.
Pendant ce temps, Thayer et Hitchcock renchérissaient de leur mieux :
— Je suis navré pour vous, monsieur Landor…
— Cela n’est vraiment pas de chance…
— Nous ne voulions pas être indiscrets…
— Ni vous manquer de respect…
Je levai la main :
— Gentlemen, non ! C’est moi qui vous dois des excuses. (Je pressai
mon verre froid contre ma tempe.) Poursuivez, je vous prie.
— Êtes-vous bien sûr, monsieur Landor ?
— Il est vrai que je suis un peu affaibli, aujourd’hui, cependant je serais
heureux de… Enfin, bon, dites-moi ce dont il s’agit, je vais faire de mon
mieux pour…
— Vous ne préférez pas une…
— Non, je vous remercie.
Hitchcock se leva, signe qu’il reprenait les choses en main.
— C’est que nous avons besoin d’avancer avec précaution, maintenant.
J’espère que nous pouvons compter sur votre discrétion.
— Bien sûr.
— Nous avons d’abord voulu évaluer votre carrière pour être certains
que vous soyez l’homme de la situation.
— Alors peut-être faudrait-il en parler, de cette… « situation » ?
— Nous sommes à la recherche de quelqu’un – un citoyen au-dessus de
tout soupçon, tenu par le secret professionnel – pour mener une enquête sur
un sujet sensible. Au bénéfice de l’Académie.
Son attitude était la même, pourtant quelque chose avait changé. Peut-
être avaient-ils soudain conscience qu’ils demandaient de l’aide à un civil –
moi, en l’occurrence – et cela se traduisait-il chez eux par un effet
semblable à celui de ma première gorgée de bière ?
— Eh bien, répondis-je, avançant pour ainsi dire à pas de loup, cela
dépend, n’est-ce pas ? Du genre d’enquête qu’on me propose. Et de ma
capacité à… à…
— Nous n’avons aucun doute sur vos capacités, jeta Hitchcock. En
revanche, l’enquête à conduire pose problème. Il s’agit d’une affaire
extrêmement compliquée et, je dois ajouter, d’une nature des plus délicates.
Donc, avant d’aller plus loin, il me faut recevoir l’assurance que rien de tout
cela ne transpirera au-dehors.
— Capitaine, dis-je, vous savez bien quelle existence je mène. Je n’ai
personne à qui parler sinon mon cheval Horse, qui est la discrétion
incarnée, je vous le promets.
Ce qu’il sembla prendre pour une déclaration solennelle, puisqu’il
regagna son siège, délibéra avec ses genoux, releva la tête et lâcha :
— C’est à propos d’un de nos élèves.
— Je m’en serais douté.
— Un dénommé Fry, troisième année, originaire du Kentucky.
— Leroy Fry, ajouta Thayer, qui baissa les yeux.
Sans doute avait-il aussi en sous-main trente pages de notes sur ce Fry.
Hitchcock s’arracha à nouveau de son fauteuil, passa sous la lumière et
disparut. Scrutant l’obscurité, je le retrouvai adossé au mur derrière son
supérieur.
— Bien, dit-il. Allons-y sans détour : Leroy Fry s’est pendu hier soir.
J’eus alors l’impression d’être entraîné dans une vaste plaisanterie –
dont c’était le début ou peut-être la fin. En tout état de cause, la meilleure
chose à faire était de voir où cela nous menait.
— J’en suis navré, messieurs, vraiment navré.
— Votre compassion nous…
— C’est une épouvantable affaire !
— Pour toutes les parties concernées, observa Hitchcock, qui avança
d’un pas. Pour ce jeune homme d’abord, pour sa famille…
— J’avais rencontré ses parents, dit Sylvanus Thayer. Je dois avouer,
monsieur Landor, que leur apprendre la nouvelle est une des tâches les plus
ingrates qui m’aient été confiées.
— Naturellement.
— Inutile de préciser, fit Hitchcock (et j’ai senti ici pointer quelque
chose), que l’Académie se serait volontiers passée de cette pénible histoire.
— Voyez-vous, rien de la sorte ne s’est jamais produit en ces lieux.
— Pour l’amour du ciel, non ! renchérit Hitchcock. Et, autant que
possible, il n’est pas question que ça recommence.
— Eh bien, gentlemen, leur répondis-je. Ce n’est pas nous qui avons pris
cette décision, n’est-ce pas ? Je veux dire, allez savoir, jour après jour, ce
qui traverse l’esprit d’un homme de cet âge ? Car, demain…
Je me grattai la tête avant de reprendre :
— Demain, ce pauvre diable ne serait peut-être pas passé à l’acte. Il
aurait pu être vivant, demain. Alors qu’aujourd’hui… eh bien, il est mort,
donc ?
Hitchcock s’avança encore, prit appui sur le dossier de sa chaise à
barreaux droits.
— Il faut comprendre notre situation, monsieur Landor. Nous sommes
entièrement responsables de ces jeunes gens. Nous nous substituons, en
quelque sorte, à leurs parents. Mais notre devoir est d’en faire des
gentlemen, des soldats, et nous n’y allons pas par quatre chemins. En ce
sens, pour ainsi dire, nous les poussons. Cela étant, nous estimons qu’il est
certaines limites à ne pas dépasser.
— De leur côté, ils savent qu’ils peuvent venir nous trouver – moi, le
capitaine Hitchcock, un instructeur ou un aspirant… En cas de problème
physique ou moral grave, bien entendu.
— Pas de signe avant-coureur, c’est cela que vous voulez dire ?
— Exactement.
— Eh bien tant pis ! Affirmai-je (un peu trop légèrement, sans doute). Je
suis certain que vous faites de votre mieux. On ne peut peut-être pas en
demander plus.
Ce qu’ils ruminèrent un instant. Je repris la parole :
— Gentlemen. Je crois deviner – mais je crois seulement – que nous
arrivons aux raisons de ma présence ici. Car je ne sais toujours pas quelles
sont vos intentions. Ce garçon s’est pendu, cela regarde la police locale,
n’est-ce pas ? Pas un commissaire à la retraite qui a des poumons fatigués et
une mauvaise circulation.
Je vis le torse d’Hitchcock se soulever et retomber.
— Malheureusement, dit-il, cela n’est pas tout, monsieur Landor.
Suivit encore un long silence, plus lourd que le précédent. Je regardai les
deux hommes tour à tour, en attendant que l’un des deux se décide à
poursuivre. Hitchcock inspira profondément avant de lâcher :
— La nuit dernière – entre deux heures et demie et trois heures du
matin –, quelqu’un a enlevé le corps du jeune Fry.
J’aurais dû reconnaître ce battement particulier – pas celui des tambours,
non : celui de mon propre cœur.
— Enlevé, dites-vous ?
— Apparemment, il y a eu confusion quant aux rôles assignés aux uns et
aux autres, concéda Hitchcock. Le soldat affecté à la garde du corps a dû
quitter son poste, pensant qu’on l’appelait ailleurs. Et, lorsqu’il a découvert
son erreur – je veux dire, lorsqu’il est revenu à son poste –, le cadavre avait
disparu.
Je posai mon verre par terre le plus soigneusement du monde. Mes yeux
se fermèrent d’eux-mêmes, mais un bruit, subitement, les fit rouvrir. Je dus
me rendre à l’évidence : c’était celui de mes mains que j’étais en train de
frotter l’une contre l’autre.
— Qui a enlevé le corps ? demandai-je.
Pour la première fois, la voix suave et chaude du capitaine Hitchcock
trahit quelque rudesse.
— Si nous le savions, s’exclama-t-il, nous n’aurions pas eu besoin de
vous envoyer chercher, monsieur Landor !
— Dans ce cas, pouvez-vous me dire si le corps a été retrouvé ?
— Oui.
Le capitaine revint se tapir contre le mur, montant une garde de son
cru… Puis : encore un silence.
— Quelque part dans le camp ? risquai-je.
— Près de la glacière, confirma Hitchcock.
— Et l’a-t-on rapporté ?
— Oui.
Il allait en dire plus, mais il se ravisa.
— Eh bien, fis-je, il y a certainement quelques mauvais farceurs dans
cette Académie. Que des jeunes gens s’amusent avec des cadavres, cela
n’est pas si rare. Estimez-vous heureux qu’ils ne poussent pas le vice
jusqu’à creuser des tombes.
— Une farce, monsieur Landor ? Cela va bien au-delà.
Hitchcock prit appui au bord du bureau de Thayer et, tout officier qu’il
est – aguerri, expérimenté –, il se mit à bafouiller dans les airs :
— Celui ou ceux qui ont emporté le corps du jeune Fry ont perpétré…
un acte… un acte unique de… de profanation… et cela… cela ne peut…
Pauvre homme. Il aurait continué ainsi jusqu’à la fin des temps, à
tourner autour du pot. Laissons à Sylvanus Thayer le privilège de frapper la
cible. Raide dans son fauteuil, une main sur son casier en cuir, l’autre
fermée sur la tour du jeu d’échecs, il inclina la tête et asséna comme le
classement mensuel de ses recrues :
— On a volé le cœur de l’élève-officier Fry.
Le récit de Gus Landor
3

Quand j’étais petit, on n’allait à l’hôpital que si on croyait y mourir, ou


parce qu’on était si pauvre qu’on se fichait de mourir. Mon père,
presbytérien, se serait plutôt fait baptiste que me laisser y partir, mais peut-
être aurait-il changé d’avis s’il avait vu celui de West Point. Il avait à peine
six mois d’existence quand j’y entrai. Les planchers et la menuiserie étaient
impeccables, les murs blanchis à la chaux, les lits et les sièges lessivés à la
Javel. Une vague odeur de mousse végétale flottait dans l’air.
En d’autres circonstances, il y aurait eu là deux infirmières bien propres
pour nous accueillir, nous montrer peut-être le système d’aération ou la
salle d’opération. Pas aujourd’hui. Une de ces dames avait été renvoyée
chez elle pour cause d’évanouissement subit ; quant à l’autre, fidèle au
poste, elle était trop choquée pour nous dire un seul mot. Nous regardant
sans nous voir, elle s’assura d’abord que nous n’étions pas suivis par un
plein régiment. N’en trouvant pas derrière nous, elle hocha la tête et nous
escorta jusqu’à la salle B-3 en haut de l’escalier. Nous passâmes devant un
fourneau et un établi de forgeron. Alors elle s’arrêta. Puis elle retira le drap
qui couvrait le cadavre de Leroy Fry.
— Maintenant, vous voudrez bien m’excuser, dit-elle.
Elle referma la porte derrière elle, comme le ferait une maîtresse de
maison pour laisser les messieurs discuter entre eux.
Lecteur, je pourrais chercher mes mots pendant cent ans et rester
incapable de vous décrire ce spectacle.
Laissez-moi procéder par étapes.
Froid comme un glaçon, le corps de Leroy Fry était étendu sur le
matelas de plume d’un lit en fer.
Une main posée sur son entrejambe, l’autre repliée sur elle-même.
Il avait les yeux entrouverts comme si le tambour venait de sonner le
réveil.
La bouche de travers, la lèvre supérieure ourlée sur deux incisives
jaunâtres.
Le cou mauve et violet, parcouru de traces noires.
Son torse…
Enfin, ce qu’il restait de son torse était rouge. Pas d’un rouge uniforme,
non : de plusieurs rouges, selon les endroits où il avait été écorché ou
simplement ouvert. Je pensai d’abord qu’il avait servi de jouet à une force
surnaturelle. Un sapin lui était… – non, trop petit. Un météorite avait
traversé les nuages, puis…
En revanche, il n’était pas complètement évidé. Ç’aurait peut-être été
mieux. Car, dans ce cas, on n’aurait pas eu besoin de voir ces rabats de peau
imberbe, ni ces côtes fracassées, ni, plus à l’intérieur, ces couches d’une
matière anonyme et rosâtre. Ni encore ces poumons ratatinés au-dessus du
diaphragme, ni même ce foie d’un brun chaud et vigoureux. Mais on
voyait… tout. Tout sauf l’organe qui n’était plus là, et dont, en quelque
sorte, l’absence vous sautait aux yeux.
Je suis fort gêné d’avouer que je me livrai aussitôt à différentes
spéculations que, Lecteur, je vous aurais épargnées en d’autres
circonstances. Mais il me semblait bien que, de ce pauvre Leroy Fry, il ne
restait qu’une question. Une unique question, posée par le rictus de sa
poitrine trouée, par les teintes verdâtres de sa pâle peau glabre…
Qui ?
Un curieux élancement me fit comprendre qu’à cette question, je devais
trouver une réponse. Quels que soient les dangers encourus, il me fallait
savoir qui avait pris le cœur de Leroy Fry.
Et, donc, je traitai cette question comme j’en ai l’habitude. En en posant
d’autres. Pas au vent, non, mais à l’homme qui se dressait à un mètre de
moi – le Dr Daniel Marquis, chirurgien de West Point. Il nous avait suivis
dans cette salle et me regardait avec des yeux timides, avides, et injectés de
sang : il n’attendait que ça.
— Dr Marquis, comment fait-on pour…
J’indiquai le cadavre sur le lit.
— … en arriver là ?
Il se passa une main sur le visage. Ce que je pris pour de la fatigue, mais
je me trompais. C’est plutôt qu’il masquait son excitation.
— Pour ce qui est d’inciser, me dit-il, ce n’est pas très compliqué. Un
scalpel ou un couteau affûté font l’affaire.
Le bon docteur s’emballait Se plaçant devant le corps, il commença à
manipuler une lame invisible.
— Ce qui est réellement compliqué, c’est d’atteindre le cœur. Il faut
dégager le sternum, les côtes, et ces os-là, sans être aussi costauds que les
vertèbres, ça n’est quand même pas de la roupie de sansonnet. On ne peut
pas taper dessus à coups de marteau pour les briser, parce qu’on risque
d’endommager le cœur.
Ses yeux ne quittaient plus le cratère ouvert dans le torse de l’élève-
officier Fry.
— Donc, la question qui se pose, continua-t-il, est de savoir où couper.
La première solution consiste à s’attaquer directement au sternum…
Son invisible lame fendit l’air : zzzzip !
— … mais ça n’est pas pratique, en vérité, parce que, après, il vous faut
de toute façon écarter les côtes. Et, même avec un pied-de-biche, ça n’est
pas une partie de plaisir. Non, la bonne solution, c’est de faire un trou
circulaire. C’est d’ailleurs ce qu’on a fait Directement dans la cage
thoracique, et alors on enlève ce qu’on peut du sternum.
Il recula d’un pas, comme pour évaluer le résultat.
— À vue de nez, le type s’est servi d’une scie, dit-il.
— Une scie ?
— Une scie chirurgicale, pourquoi pas ? J’en ai bien une ici. Ou plus
simplement une scie à métaux. Mais, croyez-moi, c’est ardu. Parce qu’on
doit scier en continu, et éviter de faire rentrer la lame à l’intérieur. Tenez,
venez donc jeter un coup d’œil aux poumons, là. Vous voyez ces entailles ?
Deux ou trois centimètres, voyez ? Il y en a d’autres sur le foie.
Involontaires, bien sûr. C’est qu’on ne voulait surtout pas toucher au cœur,
alors on a débordé de l’autre côté.
— C’est diablement intéressant, ce que vous dites là, docteur. Et qu’est-
ce qui s’est passé ensuite, à votre avis ? Une fois qu’on a eu votre trou
circulaire ?
— Oh, à partir de là, tout est beaucoup plus simple. On détache le
péricarde – je veux dire, la membrane qui enveloppe l’épicarde et qui sert à
maintenir le cœur.
— Oui…
— Puis on sectionne l’aorte… L’artère pulmonaire… Il faut traverser la
veine cave, mais ça ne prend que quelques minutes. Avec un bon couteau,
ça va tout seul !
— Mais le sang ne jaillit pas, docteur ?
— Non, pas si la mort date de quelques heures. Tout dépend des étapes
précédentes. Si le gaillard est allé vraiment vite, il a peut-être trouvé encore
un peu de sang. Mais j’ai bien l’impression quand même que, à ce stade des
choses… le cœur était vide.
Ce qu’il annonça avec une apparente satisfaction.
— Et ensuite ?
— Oh, maintenant, c’est presque fini, dit le chirurgien. Vous avez un
petit paquet propre entre les mains. C’est assez léger, vous savez. La plupart
des gens ne s’en doutent pas. Un peu plus gros que le poing, trois cents
grammes environ, pas plus. C’est parce que c’est creux.
Il se tapota la poitrine pour mieux se faire comprendre.
— Donc, docteur… Mais j’espère que je ne vous embête pas, avec mes
questions ?
— Pas le moins du monde.
— Alors dites-nous quelques mots au sujet de l’individu qui a fait ça,
s’il vous plaît. En supposant qu’il soit bien outillé, qu’est-ce qu’il lui faut
d’autre ?
Une légère confusion se lut dans ses yeux lorsqu’il les détacha du
cadavre.
— Hm, laissez-moi réfléchir. Hm, il faut une certaine force physique,
comme, je suppose, vous l’avez compris.
— Ça ne peut donc pas être une femme ?
Il s’esclaffa :
— Oh, de cette sorte-là, je n’en ai pas rencontré beaucoup !
— Quoi encore ?
— Ah, de la lumière en quantité ! Pour réussir une telle opération de
nuit, on a besoin d’être très éclairé. Je ne serais pas surpris de trouver de la
cire dans le thorax.
Et de se précipiter à nouveau sur le corps. J’en fus réduit à tirer ce
monsieur vers moi par la manche.
— Et du point de vue médical, docteur ? (Je le gratifiai d’un grand
sourire.) Noue homme a certainement, comme vous, fait de brillantes
études, confirmées par de longues années de pratique ?
— Non, non, pas forcément, m’assura-t-il, pris d’une brusque timidité. Il
faut savoir ce qu’on cherche, oui, comment y parvenir. À quel endroit
couper. Posséder quelques rudiments d’anatomie, sans doute. Mais il n’est
pas nécessaire d’être médecin. Encore moins chirurgien.
— Il faut être fou à lier, oui ! tonna soudain le capitaine Hitchcock.
Son intervention subite me fit, je l’avoue, sursauter. J’en étais presque
venu à croire que le Dr Marquis et moi (en sus de ce pauvre Leroy) étions
seuls dans la pièce.
— Enfin, il faut être fou, quoi ? insistait le capitaine. Et ce forcené court
toujours, prêt à commettre d’autres méfaits. Et je… vous ne trouvez pas ça
exaspérant, vous ? De le savoir en liberté ?
C’était en définitive un grand sensible, notre Hitchcock. Il cachait un
cœur tendre sous une austère façade. Un cœur, cependant, qu’on pouvait
consoler. Le colonel Thayer y pourvut : une petite tape amicale sur l’épaule
de son subordonné direct, et celui-ci se détendit un peu.
— Allons, Ethan, lui dit Thayer.
Pour la première fois – mais non la dernière –, j’eus l’impression qu’ils
formaient une sorte de couple. Qu’on ne se méprenne pas sur mon propos :
tout simplement, ces deux célibataires étaient liés par un pacte muet, fluide,
peut-être tacitement renouvelé. À une exception près, comme je devais
l’apprendre. Trois ans auparavant, ils avaient consommé le divorce, leurs
avis divergeant sur la question de savoir si les commissions d’enquête de
West Point violaient le code de la justice militaire. Mais cette séparation fut
brève. Douze mois passèrent, au bout desquels Thayer rappelait son
capitaine. La plaie était cicatrisée. Tout cela se sentait dans cette tape
amicale. Sauf ceci : Thayer restait le chef. Toujours et en tout lieu.
— Je suis sûr que nous partageons la même exaspération, dit-il. N’est-ce
pas, gentlemen ?
— Oui, le capitaine a le mérite d’exprimer notre sentiment commun,
approuvai-je.
— D’ailleurs, nous sommes réunis dans cette salle, poursuivit Thayer,
pour trouver les indices qui nous mèneront au coupable. Est-ce votre
opinion aussi, monsieur Landor ?
— Parfaitement, colonel.
À demi apaisé seulement, Hitchcock s’assit sur l’un des lits vides et se
mit à contempler une des fenêtres. Nous lui laissâmes le temps de recouvrer
ses esprits. Je me rappelle avoir compté les secondes : une, deux…
— Docteur, dis-je finalement avec mon plus aimable sourire. Peut-être
pourriez-vous évaluer combien de temps a pris cette sinistre opération ?
— Difficile à dire, monsieur Landor. Il y a des années, voyez-vous, que
je n’ai plus pratiqué de dissection. Encore moins de ce… de ce genre.
Voyons, je pourrais vous répondre… Étant donné les circonstances,
certainement plus d’une heure. Une heure et demie, sans doute.
— Une heure et demie, et pour l’essentiel à manier la scie ?
— En effet.
— Ils étaient peut-être deux ?
— Dans ce cas, à condition d’être chacun équipé d’un outil, ils ont pu
faire deux fois plus vite. Mais un troisième ne servirait à rien. À moins
que… à moins qu’il ne les aide en tenant une lanterne.
Une lanterne, tiens. Voilà, inexplicablement, le sentiment que j’avais
devant ce Leroy Fry : l’impression qu’il était éclairé par quelqu’un. Une
impression que j’attribuai au fait qu’il semblait me regarder. Ou du moins
braquait-il ses yeux vers moi. Et quand je dis ses yeux, il vaudrait mieux
parler du blanc, les pupilles s’étant réfugiées sous les paupières.
Me rapprochant du lit, je les lui fermai pour de bon avec un pouce de
chaque main. Comme mues par un ressort, elles se rouvrirent aussitôt. Ce
que je faillis ne pas voir, puisque j’examinais les traces qu’il portait au cou.
Contrairement à ce que je pensais au début, il y en avait plusieurs. Non pas
un trait unique, mais un véritable entrelacs – presque un tissage, au dessin
inquiétant. Bien avant que le nœud bloque la trachée-artère, la corde avait
creusé et tiré çà et là.
— Capitaine Hitchcock, dis-je, je sais que vos hommes ont organisé des
recherches, mais après quoi exactement ? Un fugitif ? Ou un cœur ?
— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’ils ont passé les environs au
peigne fin, et qu’ils ont fait chou blanc.
— Bien.
Il avait les cheveux blond paille, ce Leroy Fry. De longs cils presque
blancs. Des cals à la main droite, de belles ampoules au bout des doigts, dus
au maniement du fusil. Et une verrue entre deux orteils. La veille, il vivait
encore.
— Quelqu’un peut-il me rappeler, demandai-je, où le corps a été
retrouvé ? Sans son cœur, je veux dire ?
— Près de la glacière.
— Dr Marquis, je crains de devoir à nouveau faire appel à vos
connaissances. Si, pour une raison ou une autre, vous étiez dans l’obligation
de conserver un cœur, comment vous y prendriez-vous ?
— Eh bien, il me faudrait d’abord une sorte de récipient. Une boîte,
quoi, pas très grande.
— Oui ?
— Ensuite, je l’envelopperais dans quelque chose. De la gaze, par
exemple. Du papier journal, faute de mieux.
— Poursuivez.
— Après quoi, je le placerais dans… dans…
Il s’interrompit, porta une main devant sa bouche.
— Dans de la glace, conclut-il.
Hitchcock se releva.
— Voilà autre chose, dit-il. Cela ne suffit pas de voler le cœur de Leroy
Fry. Il faut en plus que ce fou le mette dans la glace.
Je haussai les épaules, tendis les bras en ouvrant les mains.
— Ça n’est qu’une possibilité.
— Mais bon sang, pour quoi faire ?
— Cela, mon capitaine, je ne pourrais le dire. Je viens d’arriver.
La pauvre infirmière était revenue et semblait impatiente de nous retirer
le Dr Marquis, pour un motif qui aujourd’hui m’échappe. Je me rappelle
seulement l’expression de regret qu’afficha le médecin : il ne voulait pas
partir.
Nous n’étions donc plus que Thayer, Hitchcock et moi. Et Leroy Fry.
Soudain retentit le tambour qui appelait les élèves au défilé du soir. Je
repliai mes mains et mes bras.
— Eh bien, gentlemen, dis-je. Il faut voir les choses en face. C’est un
sacré casse-tête que nous avons là. J’en reste moi-même interdit. Et il y a
une chose que je ne m’explique pas : pourquoi n’en avez-vous pas référé
aux autorités militaires ?
Un long silence s’ensuivit. Aussi continuai-je :
— Voilà certainement une chose qui les regarde davantage que moi.
— Monsieur Landor, répondit Sylvanus Thayer. Voudriez-vous faire
quelques pas avec moi ?
Nous n’eûmes pas besoin d’aller très loin. Au bout du couloir, puis
demi-tour, et encore une deuxième et une troisième fois. Cela avait tout
d’une manœuvre militaire. Thayer, que je dominais d’une tête, marchait
d’un pas rigide et cadencé.
— Monsieur Landor, nous sommes dans une situation fort délicate.
— Je n’en doute pas.
— L’Académie… commença-t-il, un peu trop ouvertement.
Il changea de ton, reprit plus bas :
— L’Académie, comme vous le savez peut-être, existe depuis moins de
trente ans. J’en suis le directeur depuis quinze, environ. Et je peux affirmer
sans me tromper que ni elle ni moi ne saurions prétendre encore à une
quelconque pérennité.
— C’est sûrement une affaire de temps.
— Disons que, comme toute jeune institution, nous comptons quelques
amis estimables. Mais de puissants détracteurs aussi.
Baissant la tête, je risquai :
— Le président Jackson appartiendrait plutôt à la deuxième catégorie,
n’est-ce pas ?
Thayer me jeta un regard en biais :
— Ce n’est pas à moi de dire qui est de notre côté ou pas. Mais nous
portons un poids démesuré sur les épaules. Nous avons beau former
d’excellents officiers, honorer notre pays de toutes les manières possibles,
les attaques continuent de pleuvoir.
— Quelle sorte d’attaques, colonel ?
— Oh… (Il leva les yeux au ciel.) On nous taxe souvent d’élitisme, pour
commencer. Comme quoi nous aurions un faible pour les enfants de
familles aisées. Si seulement les critiques savaient combien de nos élèves
sont de simples fermiers, des fils de mécaniciens ou d’artisans. Nous
sommes les petites lettres de l’Amérique, monsieur Landor.
Ça sonnait gentiment dans ce couloir : les petites lettres de l’Amérique.
— Que vous reproche-t-on d’autre, colonel ?
— De consacrer trop de temps à former des techniciens et pas assez de
soldats. De fonctionner sur des crédits que nous volerions aux troupes.
Le visage du lieutenant Meadows se présenta à mon esprit.
Thayer continuait de marcher au pas, en rythme avec le tambour qu’on
martelait dehors.
— Et je ne parlerai pas, poursuivit-il, de ceux qui s’opposent tout
bonnement au principe d’une armée permanente.
— Je me demande bien ce qu’ils veulent mettre à la place.
— Les milices du vieux temps, apparemment. Les gamins du village qui
jouent au petit soldat, affreusement mal organisés, avec des uniformes de
fortune.
— Les milices n’ont pas mis fin à la dernière guerre, que je sache. Ce
furent plutôt des hommes comme le général Jackson.
— Je me réjouis que nous soyons du même avis, monsieur Landor. Il
n’en reste pas moins que l’uniforme continue de faire horreur à un grand
nombre d’Américains.
— C’est la raison pour laquelle nous n’en portons pas, lui expliquai-je.
— « Nous » ?
— Oui, pardon. Je veux parler des commissaires de police, comme moi.
Vous aurez beau chercher, vous n’en verrez jamais un seul qui se trahisse
par ses vêtements. C’est commun, à New York, chez les représentants de la
loi. Eh non, les gens n’aiment pas l’uniforme, c’est vrai.
Je n’avais pas eu l’intention d’ouvrir cette parenthèse, toutefois le
propos, confraternel à sa façon, toucha une corde sensible chez mon
interlocuteur. Pour autant, qu’on n’aille pas imaginer Sylvanus Thayer en
train de sourire – jamais de ma vie je ne le vis sourire. Disons simplement
qu’on arrivait parfois à l’adoucir.
— Monsieur Landor, il serait malhonnête de ma part de vous cacher
certaines choses. Que la plupart de ces reproches me sont adressés
personnellement. Qu’on me qualifie de tyran. De despote. De barbare – un
terme qui a leurs faveurs.
Cela dit, il s’arrêta net pour que le mot fasse son effet.
— Oui, donc, vous êtes dans de beaux draps, colonel ? Je me mets à
votre place… Si l’on devait apprendre que vos élèves supportent mal
cette… cette discipline austère que vous leur infligez… Et même que
certains en viennent au suicide…
— La nouvelle s’est déjà répandue, lâcha-t-il, froid comme un astre
éteint. Je ne pouvais l’empêcher, et je ne peux non plus empêcher les gens
de l’interpréter comme ils veulent Mon unique préoccupation est de faire en
sorte, pour l’instant, que certaines instances ne mettent pas leur nez dans
cette affaire.
Je le regardai :
— Certaines instances à Washington ?
— Exactement.
— Parmi ceux qui s’opposent à l’existence de cette Académie. Qui
seraient trop heureux de profiter de l’occasion pour la voir disparaître une
bonne fois ?
— En effet.
— Si vous réussissez à montrer que vous gardez le contrôle de la
situation – parce que vous avez quelqu’un sur l’affaire –, vous pourrez leur
tenir tête un moment ?
— Pas bien longtemps.
— Mais si je ne trouve rien, colonel ?
— Alors je devrai faire mon rapport au commandant du génie, qui en
référera ensuite au général Eaton. Et nous attendrons la sentence.
Nous venions de nous arrêter devant la porte de la salle B-3. Nous
entendions, en bas, l’infirmière qui trottait et le Dr Marquis qui traînait les
pieds. À l’extérieur, le chant aigu du fifre. Dans la salle elle-même : rien.
— Qui l’eût cru ? dis-je. Que la mort d’un homme puisse être aussi
lourde de conséquences ? Jusqu’à mettre votre carrière enjeu, peut-être ?
— À défaut d’autre chose, laissez-moi vous convaincre de ceci,
monsieur Landor. Ma carrière n’est rien. Si j’étais sûr que l’Académie
poursuivrait sa mission quelles que soient les circonstances, je la quitterais
demain matin sans hésiter.
Hochant la tête aussi amicalement que possible, il ajouta :
— C’est un don, chez vous, d’inspirer les confidences, monsieur
Landor ? Sûrement utile, dans votre métier.
— Cela dépend, colonel, cela dépend. Mais dites-moi : pensez-vous
sérieusement que je sois votre homme ?
— Si je ne le pensais pas, je ne serais pas là à discuter avec vous.
— Et vous êtes décidé à aller jusqu’au bout ? Tout au bout ?
— Même au-delà si nécessaire, dit Sylvanus Thayer.
Je souris et regardai, au fond du couloir, l’oculus devant lequel un rayon
de soleil illuminait une traînée de poussière en suspension.
Thayer plissa les paupières :
— Comment dois-je interpréter votre silence, monsieur Landor ? Est-ce
un oui ou un non ?
— Ni l’un ni l’autre, colonel.
— Est-ce une question d’argent ?
— J’ai suffisamment d’argent.
— Autre chose alors ?
— Rien où vous puissiez intervenir, lui répondisse aussi aimablement
que possible.
Il se racla la gorge – un petit bruit sec, sans plus, mais qui en disait long
sur ce qu’il cachait.
— Monsieur Landor, dit-il finalement, qu’un élève-officier perde la vie
si jeune, qui plus est de son propre fait, c’est déjà difficile à supporter. Mais
qu’on commette ensuite un acte innommable sur un corps sans défense, cela
dépasse le tolérable. C’est un crime contre la nature, c’est un coup de
couteau au cœur de…
Il s’interrompit, mais trop tard, c’était dit.
— … au cœur de cette institution. Si c’est l’œuvre d’un exalté de
passage, alors soit, j’en réfère à l’autorité divine. Mais si cet acte a été
perpétré par l’un des nôtres, alors je n’aurai de cesse de découvrir le
coupable pour qu’il soit exclu de ces lieux. Il partira les fers aux pieds ou
sans entraves, cela n’a pas d’importance, mais il doit être renvoyé dans les
plus brefs délais. Pour le bien de l’Académie.
Cela dit, il poussa un court soupir et baissa la tête.
— Voici votre mission, monsieur Landor, si vous l’acceptez. Démasquer
l’auteur de ce crime. Et nous aider à faire en sorte qu’une telle chose ne se
reproduise jamais.
Je l’observai encore un long moment Puis je retirai ma montre de ma
poche et donnai un coup d’ongle sur le verre :
— Il est cinq heures moins dix, dis-je. Je vous propose de nous retrouver
ici même à six heures. Est-ce trop vous demander ?
— Non, cela me va.
— Bien. Je vous promets que vous aurez ma réponse.
J’avais en tête de faire une petite promenade tout seul – comme à mon
habitude –, toutefois l’Académie n’approuva pas ce projet. Non, il me
fallait une escorte, je vous prie. Une tâche qu’on confia une fois de plus au
lieutenant Meadows. Si les bras lui étaient tombés, quelqu’un avait dû les
lui recoudre : il était de meilleure humeur que tout à l’heure. En d’autres
termes, on lui avait épargné le spectacle de Leroy Fry sans son cœur.
— Où souhaitez-vous vous rendre, monsieur Landor ?
Je tendis le bras en direction du fleuve :
— Vers l’est, lui répondisse. L’est, ça ira très bien.
Mais pour y parvenir, il fallait bien sûr traverser la Plaine, qui n’était
plus du tout déserte – mais alors plus du tout Car c’était l’heure de la revue
du soir. Les élèves-officiers de l’Académie militaire des États-Unis s’étaient
rassemblés par compagnie : quatre bouillonnantes formations. La fanfare,
dirigée par un individu armé d’une badine à glands et d’un béret rouge qui
lui tombait sur le front comme un foie flasque, jouait les dernières mesures
d’une marche, tandis que le Stars and Stripes dégringolait en froufroutant
comme un mouchoir de midinette.
— Aarmes aa-lépol’ ! hurla l’adjudant.
Aussitôt deux cents fusils se mirent en place dans un fracas de métal et,
en moins d’une seconde, tous les élèves eurent l’œil rivé sur le canon de
leur arme. L’officier brandit son sabre, claqua des talons et cria :
— ‘mi-tour adratte… !
Suivi par (du moins me sembla-t-il) :
— Gratte !
En fin de quoi, de fait, les élèves-officiers s’étaient tous tournés vers leur
droite, prêts à affronter l’ennemi.
Ah, c’était du spectacle : des mottes volaient sur le gazon vert pâle, les
derniers rayons de soleil ricochaient sur le fil des baïonnettes. Et ces jeunes
gens en uniforme fuselé, au col serré, avec leurs plumets resplendissants au-
dessus de la tête.
— ‘mi-tour adratte… ! Gratte !
Ils n’ignoraient plus maintenant ce qui était advenu de Leroy Fry, la
rumeur alimentant les faits et vice versa.
Capable d’absorber la violence du coup sans trop de peine, l’ordre
instauré par Thayer démontrait sa solidité. L’espace jusque-là réservé à Fry
était occupé par un autre – le vide était comblé. Personne n’aurait deviné
qu’un élément avait disparu. Oh, un observateur entraîné aurait remarqué
un temps de retard ici, un pied qui traînait là. Voire un faux pas en chemin.
Mais cette compagnie-là était après tout formée d’élèves de première année.
D’hommes-enfants qui, un mois plus tôt, labouraient encore les champs, qui
avaient à trouver leur rythme… d’ailleurs tous emportés par celui de la
fanfare.
— Soldat, sortez du rang !
Oui, Lecteur, un spectacle fascinant, à la fin d’une journée d’octobre, au
soleil couchant, tandis que les collines se paraient du même bleu, du même
gris que les uniformes, et qu’un merle moqueur, quelque part, se mettait à
siffler… Un œil pouvait voir pire. D’autres que moi, d’ailleurs, prenaient le
temps d’y assister. Une bordée de touristes, devant le bureau de
l’intendance. Dames en manches gigot, messieurs en gilet gris sous une
redingote bleue… l’air de vrais vacanciers. Sans doute arrivés le matin
même par le bateau de Manhattan, ou peut-être étaient-ce des Anglais en
route pour le Northern Tour. Ils semblaient faire partie du spectacle.
— ‘cadémie ‘litaire des ‘tats-Unis, W’Point, ‘York, ‘gt-six ‘tobre ‘zui
cent trente ! ‘xième comp’nie, rapport !
Et qui donc se trouvait au milieu des spectateurs ? Sylvanus Thayer,
évidemment. Un cadavre n’allait tout de même pas interrompre son
programme. On aurait juré qu’il n’avait pas quitté son poste de la journée.
Inébranlable, cet homme. Loquace à l’occasion, muet quand il fallait,
prêtant une oreille attentive aux questions des messieurs, prêt à divulguer
quelque précieux détail aux dames, jamais en reste. Je croyais l’entendre :
« Madame Brevoort, je me demande si vous avez perçu l’influence de
l’Europe dans la manœuvre en cours. On la doit à Frédéric le Grand.
Napoléon l’a ensuite perfectionnée pendant sa campagne du Nil… Oh, et
avez-vous reconnu ce jeune homme de la compagnie B ? C’est Henry Clay
Junior. Si, si, le fils du grand Clay lui-même. Il était premier de sa classe,
mais il s’est fait devancer par un fils de paysan. Du Vermont… Comme je
vous le disais : les petites lettres de l’Amérique, madame Brevoort…»
Menée par des sergents disciplinés, la troupe s’en allait maintenant au
pas redoublé vers le haut de la colline. La fanfare avait disparu devant eux,
les spectateurs se retiraient, et le lieutenant Meadows m’interrogea :
voulais-je rester ou reprendre notre promenade ?
— Marchons, lui dis-je.
Et donc nous repartîmes et fîmes un petit bout de chemin jusqu’à Love
Rock.
Le fleuve était là, trois cents mètres plus bas. Disparaissait presque sous
les bateaux – navires de charge en route vers le canal de l’Érié, steamers
retournant leurs passagers vers la grande ville. Skiffs, canoës, pirogues,
baignés de teintes géranium, brûlant sous le couchant. J’entendis, non loin,
le canon tonner sur le champ de manœuvres : un gros boum, suivi par cent
échos sur les flancs des collines. Le fleuve roulait vers l’est, roulait vers
l’ouest, roulait vers le sud. J’étais là comme une île au milieu, et si l’on
m’avait fait remonter l’histoire, j’aurais parlé aux Indiens ; ou à Benedict
Arnold qui, jadis, s’était trouvé précisément à cet endroit ; ou je me serais
joint à ceux qui avaient tiré une immense chaîne en travers de l’Hudson
pour empêcher les Anglais de pénétrer plus avant dans les terres…
Et si j’avais eu une âme plus perméable, j’aurais réfléchi davantage à
Dieu ou au destin – car Sylvanus Thayer venait de me demander une chose.
De sauver l’honneur de l’Académie militaire des États-Unis et, par là
même, de reprendre des fonctions, de retrouver un rôle auquel j’avais
pourtant renoncé solennellement.
Sans doute des forces supérieures s’étaient-elles mises en mouvement…
Je ne parlerai pas d’intervention divine, mais d’une intervention quand
même.
Eh bien, mes pensées ne sont pas si profondes. Car voici où elles me
menèrent : à Hagar, la vache. Soyons honnête : j’aurais aimé savoir où elle
était partie. Vers le fleuve ? Les plateaux ? Se cacher dans une grotte sous
une cascade ? Se réfugier dans un lieu connu d’elle seule ?
Voilà donc ce qui me préoccupait : où était-elle passée ? Reviendrait-
elle ?
À six heures moins dix exactement, je me détournai de l’Hudson et
récupérai le lieutenant Meadows à l’endroit précis où je l’avais laissé. Les
mains derrière le dos, le regard fixe, impénétrable, tout à sa mission.
— J’ai terminé, lieutenant.
Cinq minutes plus tard, il m’avait escorté jusqu’à la salle B-3. Le corps
de Leroy Fry y était toujours, recouvert d’un drap rêche. Thayer et
Hitchcock étaient là eux aussi, en position de « repos », comme après la
parade. Devant la porte, j’étais prêt à leur dire : « Gentlemen, je suis votre
homme. »
Et j’ai dit autre chose. Avant même que je m’en rende compte :
— Voulez-vous que je retrouve le cœur de Leroy Fry ? Ou que je trouve
d’abord qui a pendu cet homme ?
Le récit de Gus Landor
4

Le 27 octobre 1830

C’était un caroubier. À une centaine de mètres du Débarcadère Sud. Un


caroubier noir, maigre, esseulé, parcouru de sillons profonds, garni de
longues gousses d’un rouge sombre. Semblable à tous les caroubiers qui
constellent les Highlands. À l’exception de cette liane qui pendait à une
branche.
Enfin, je crus que c’était une liane, imbécile que je suis. Pour ma
défense, plus de trente-deux heures s’étaient écoulées depuis l’événement
en question, et la corde avait commencé, pour ainsi dire, à se fondre dans le
décor. En vérité, je me serais attendu à ce que quelqu’un l’ait décrochée.
Mais on avait été au plus vite : une fois le corps retrouvé, on l’avait coupée
au niveau du cou, si bien que la partie supérieure était toujours là, muscle
effilé enveloppé de rosée. Le capitaine Hitchcock était là aussi, qui la saisit
entre ses mains. Un coup d’essai, puis il tira franchement, comme si une
cloche d’église était reliée à l’autre extrémité. Il y alla de tout son poids, ses
genoux fléchirent, et je me rendis compte qu’il était épuisé.
Rien d’étonnant à cela. Après une nuit blanche, il avait été convoqué aux
quartiers de Sylvanus Thayer pour le petit déjeuner. À six heures et demie
du matin. Je n’étais pas beaucoup plus frais, après ce que j’appellerais une
longue soirée à l’hôtel de M. Cozzen.
Comme tant d’autres choses ici, cet hôtel était au départ une idée de
Thayer. Les passagers de la navette, venus admirer West Point, avaient
après tout besoin d’un endroit où se reposer avant de repartir le lendemain.
Et donc l’État américain, toujours bien avisé, avait décidé d’édifier un
établissement ad hoc à proximité de l’Académie. C’est ainsi que, chaque
jour de l’été, d’émerveillés touristes du monde entier se prélassaient sur les
bons matelas de plumes de Mme Cozzen, plus neufs encore que les
installations militaires.
Je n’avais bien sûr rien d’un touriste, cependant ma maison se trouvait
assez loin, et d’incessants allers et retours auraient été pénibles. C’est
pourquoi on me réserva une chambre à l’hôtel, pour une durée
indéterminée. La fenêtre donnait sur Constitution Island. Les volets
bloquaient toute intrusion lumineuse : des étoiles comme de la lune. Dormir
là faisait l’effet de plonger dans une fosse et, le matin, le son du tambour
semblait provenir d’une lointaine galaxie. Sans me lever, j’avais laissé le
soleil glisser un rayon rougeoyant au bas des volets. Dans l’obscurité
délicieuse, je m’étais demandé si je n’avais pas raté ma vocation.
Puis, contrairement aux régiments, j’étais resté au lit une dizaine de
minutes et je m’étais habillé sans hâte. Loin de me précipiter à l’appel, je
m’étais enveloppé d’une couverture et j’étais parti tranquillement vers le
débarcadère. Quand je m’étais finalement présenté aux quartiers de Thayer,
celui-ci – lavé, rasé, en uniforme – avait déjà lu quatre journaux du matin.
Assis devant une platée de biftecks, il n’attendait que moi et Hitchcock pour
faire justice à ceux-ci.
Nous avions tous trois mangé en silence, bu le vigoureux café de Molly.
Puis, repoussant nos assiettes, nous nous étions calés sur nos sièges – alors
j’avais fait part de mes intentions à mes interlocuteurs :
— Tout d’abord, gentlemen, si cela ne vous dérange pas, j’aimerais
disposer de mon propre cheval. Puisque je vais résider un certain temps
dans votre hôtel.
— Pas trop longtemps, espérons-nous, avait jeté Hitchcock.
— Pas trop longtemps, non, mais à toutes fins utiles, il serait bon que
j’aie Horse près de moi.
Ils avaient promis de le faire chercher et de lui trouver une place dans les
écuries. Je les avais ensuite informés que je souhaitais, chaque dimanche,
me retirer dans mon cottage. À quoi ils avaient répondu que, étant un civil
et non un soldat, je pouvais quitter mon poste à tout moment, pourvu qu’ils
en soient prévenus et qu’ils sachent où je me rendais.
— Enfin, leur avais-je dit, je désire avoir toute liberté de manœuvre.
— Comment faut-il le comprendre, monsieur Landor ?
— Pas de protection l’approchée. Pas de lieutenant Meadows, sauf le
respect que je lui dois. Pas d’escorte pour m’accompagner aux latrines
toutes les trois heures, ni pour me border le soir. Cela ne fonctionnera pas,
gentlemen. Je suis une espèce solitaire, j’ai besoin d’avoir les coudées
franches, faute de quoi je m’irrite facilement.
Eh bien, ils avaient répondu que c’était impossible. Expliqué que West
Point, comme toute enceinte militaire, faisait l’objet d’une surveillance
constante. Ils avaient prêté serment devant le Congrès, il fallait garantir la
sécurité de tous leurs visiteurs… éviter toute relation compromettante…
Mais nous avions trouvé un terrain d’entente. On me permettrait d’aller
à ma guise en dehors du camp proprement dit – l’Hudson m’appartenait…
On délivrerait des instructions aux sentinelles, on me munirait des mots
d’ordre adéquats. Mais, une fois à l’intérieur, j’aurais obligatoirement une
escorte, et je ne devrais en aucun cas adresser la parole à un élève en
l’absence d’un représentant de l’Académie.
Tout compte fait, cela aurait été une agréable causette… s’ils n’avaient
pas, à leur tour, imposé quelques conditions. J’aurais dû m’y attendre,
mais… l’ai-je déjà précisé : je n’étais pas au mieux de ma forme.
Monsieur Landor, vous ne devez souffler mot de cette enquête à
personne, ni à l’intérieur, ni au-dehors de l’Académie.
Jusque-là…
Monsieur Landor, vous deviez fournir chaque semaine un rapport
détaillé avec vos découvertes et vos conclusions. Vous devrez être prêt à
rendre compte de vos progrès à tout officier qui vous le demandera.
J’en serai ravi, leur avais-je dit.
Puis Ethan Allen Hitchcock s’était grossièrement essuyé la bouche, raclé
la gorge et il avait solennellement hoché la tête :
— Il y a une dernière condition, monsieur Landor.
Il avait eu l’air franchement mal à l’aise. J’en avais été désolé pour lui
jusqu’à ce que j’apprenne de quoi il s’agissait Après quoi, je ne fus plus
jamais désolé pour lui.
— Nous aimerions que, pendant votre enquête, vous renonciez…
— … sauf cas particulier, bien sûr, modéra Thayer.
— … à toute boisson alcoolisée.
Du coup, la situation avait pris un jour entièrement nouveau – un jour,
sinon des semaines ou des mois. Car s’ils savaient ça, cela impliquait qu’ils
avaient mené leur enquête – qu’ils avaient tiré les vers du nez aux voisins,
aux collègues, aux clients de Benny Havens. De toute évidence, cela n’était
pas un travail de quelques heures. Une conclusion s’imposait donc :
Sylvanus Thayer me tenait depuis longtemps à l’œil. Bien avant que je
puisse lui servir à quelque chose, il avait envoyé ses éclaireurs collecter
toutes sortes d’informations à mon sujet. Et j’étais là, assis devant lui, à
avaler la nourriture qu’il me servait – en même temps que les termes de son
contrat. J’étais à sa merci.
J’aurais été d’humeur plus combative, j’aurais nié en bloc. J’aurais pu
leur dire que je n’avais pas bu une goutte d’alcool depuis trois jours – et
c’était la vérité vraie. Mais je m’étais brusquement souvenu que c’est
exactement le genre de chose que racontaient les Irlandais du Garnet
Saloon. « Trois jours, disaient-ils toujours. Trois jours que j’ai pas levé le
coude. » Ils ressuscitaient plus vite que le Christ, disaient-ils. Comme
c’était amusant.
— Gentlemen, leur avais-je affirmé, dans le cadre de nos opérations, je
serai aussi sobre qu’un prêtre méthodiste.
Ils n’avaient pas insisté. À y repenser maintenant, je me demande s’ils
ne craignaient pas surtout que je montre le mauvais exemple à leurs jeunes
recrues, pour qui, évidemment, il n’était pas question de toucher un goulot.
Ni d’aborder d’autres plaisirs – du lit, de la table de poker. Ni échecs, ni
tabac. Ni musique, ni littérature. J’eus parfois mal au cœur en pensant à tout
ce qu’ils ne pouvaient pas faire.
— Nous n’avons pas encore évoqué votre rémunération, avait dit le
capitaine Hitchcock.
— Elle ne sera pas nécessaire.
— De toute évidence, une compensation est prév…
— C’est dans l’ordre des choses, avait appuyé Thayer. Lorsque vous
étiez commissaire…
Oui, oui, un commissaire est payé à la commission. Soit on trouve
quelqu’un qui vous paie – la ville, la famille –, soit on fait un autre métier.
Quoique, à l’occasion, on sache oublier cette contrainte. Ce qui m’était
arrivé une fois ou deux, à mon grand regret.
— Gentlemen, leur avais-je dit en repliant ma serviette (je l’avais
accrochée à mon cou). J’espère que vous ne le prendrez pas mal, car je vous
tiens en très haute estime, mais, lorsque cette affaire sera réglée, je ne vous
demande rien d’autre que de me laisser tranquille. Vous me donnerez, de
temps en temps, des nouvelles de votre santé.
Je leur avais souri pour bien montrer que mes intentions étaient saines,
et ils m’avaient souri aussi puisque je leur épargnais un investissement non
négligeable. Ils m’avaient qualifié de bon Américain, de je ne sais plus quoi
d’autre, bien qu’il me semble avoir entendu le mot principes. Parangon,
également. Puis Thayer était parti vaquer à ses activités, et nous avions,
Hitchcock et moi, pris la direction du caroubier, où le fier capitaine, épuisé,
tirait maintenant sur la corde du pendu.
Un de ses élèves se tenait à moins de trois mètres. Epaphras Huntoon, un
troisième année, ancien apprenti tailleur de Géorgie. Grand, avec des
épaules de taureau. Il paraissait impressionné par sa propre carrure, pensai-
je, car il faisait tout pour se minimiser. Affichait un front rêveur, parlait
d’une voix de ténor trempée dans le sucre. Ce pauvre garçon avait eu le
malheur de tomber sur le corps de son camarade Fry.
— Monsieur Huntoon, lui dis-je, croyez bien que je suis navré. Cela dut
être un choc affreux pour vous.
Il hocha la tête d’un air irrité, comme si je l’arrachais à une conversation
intime. Puis il sourit, voulut parler, et s’aperçut qu’il n’y arrivait pas.
— S’il vous plaît, insistai-je. Si vous pouviez me rappeler ce qui s’est
passé… Vous étiez de garde, lundi soir ?
C’était ce qu’il fallait faire : y aller pas à pas.
— Oui, m’sieur, répondit-il. J’ai rejoint mon poste à neuf heures trente.
Jusqu’à minuit et alors M. Ury m’a relevé.
— Ensuite ?
— Je suis reparti au corps de garde.
— Qui se trouve ?
— Aux Quartiers Nord.
— Et votre poste… était où ?
— Numéro 4, m’sieur. Près de Fort Clinton.
— Bien… souris-je en regardant autour de moi. J’admets que je ne
connais pas très bien les lieux, monsieur Huntoon. Toutefois, l’endroit où
nous sommes à présent semble éloigné du chemin qui relie Fort Clinton aux
Quartiers Nord.
— C’est vrai, m’sieur.
— Pourquoi ce détour, alors ?
Il jeta un bref regard vers Hitchcock, qui l’observa un instant avant de
déclarer d’une voix morne :
— N’ayez crainte, monsieur Huntoon. Cela restera entre nous.
Soulagé, le jeune homme s’ébroua en quelque sorte, puis me regarda
avec un demi-sourire.
— Bien, monsieur. Il y a que… parfois, quand je suis de faction…
j’aime bien passer par le fleuve.
— Passer ?
— Plonger un pied, ou une main. Ça m’aide à m’endormir, m’sieur.
J’pourrais pas expliquer pourquoi.
— Il n’y a rien à expliquer, monsieur Huntoon. Dites-moi cependant
comment vous êtes arrivé au fleuve.
— J’ai suivi le chemin vers le Débarcadère Sud, m’sieur. Cinq minutes
pour descendre, dix minutes pour remonter.
— Et ensuite, arrivé au fleuve ?
— Oh, j’y suis même pas arrivé, m’sieur.
— Pourquoi donc ?
— C’est qu’j’ai entendu quelque chose, m’sieur.
Le capitaine Hitchcock hocha la tête et, d’une voix qui trahissait sa
lassitude, demanda :
— Qu’avez-vous entendu ?
Un son, voilà ce que nous dit ce jeune homme. Une branche qui craque,
le vent qui se lève, ou peut-être rien du tout, il ne savait pas. Il l’avait
comme sur le bout de la langue, mais chaque fois ça lui échappait…
— Jeune homme, lui dis-je, posant une main sur son épaule. Voyons, je
vous en prie, il ne faut pas vous mettre dans ces états. Je comprends que
vous ayez du mal à vous concentrer… avec toute cette agitation, ces allers
et retours… Il y a de quoi être perturbé. Sans doute ferais-je mieux de vous
demander pourquoi ce bruit vous a attiré ?
Cela parut le rassurer et il se calma un instant.
— J’ai pensé que c’était un animal, m’sieur.
— Quel genre d’animal ?
— Je sais pas exactement, je… Je me suis dit qu’il était peut-être tombé
dans un piège… C’est que j’aime beaucoup les animaux, m’sieur. Les
chiens en particulier.
— Donc, vous avez réagi comme un bon chrétien, monsieur Huntoon.
Vous vouliez secourir une créature du bon Dieu.
— C’est p’têt’ ben c’que j’ai pensé faire. Je voulais juste remonter la
colline, qu’est quand même un peu raide, et j’étais prêt à repartir lorsque…
Il s’interrompit.
— Lorsque vous avez vu…
— Non, m’sieur.
Il reprit son souffle et :
— J’ai rien vu du tout.
— Et comme vous ne voyiez rien, vous avez…
— Ben, j’avais comme qui dirait l’impression qu’il y avait quelque
chose. Ou quelqu’un. Alors j’ai dit : « Qui va là ? » J’ai fait mon devoir,
quoi. Comme on répondait pas, j’ai épaulé mon fusil et j’ai dit :
« Présentez-vous avec le mot d’ordre. »
— Et toujours pas de réponse ?
— Exact, m’sieur.
— Alors, qu’avez-vous fait ?
— J’ai encore avancé de quelques pas. Mais je le voyais pas.
— Qui ça ?
— L’élève Fry.
— Et comment l’avez-vous trouvé ?
Il prit quelques secondes pour assurer sa voix.
— Je l’ai frôlé.
J’éclaircis tout doucement la mienne :
— Ah. Une drôle de surprise, monsieur Huntoon, non ?
— Une surprise, non, m’sieur, parce que je savais pas ce qui se passait,
au début. Mais quand j’ai compris, ah, ça oui, j’étais drôlement surpris.
J’ai souvent pensé depuis que, si Epaphras Huntoon était passé un mètre
plus loin au nord ou au sud, jamais il ne serait tombé sur Leroy Fry. Car il
faisait un noir d’encre, cette nuit-là. Le ciel était nuageux avec un maigre
ongle de lune, et Huntoon n’avait que sa lanterne pour éclairer son chemin.
Oui, un mètre de plus ou de moins, et il ne se serait rendu compte de rien.
— Ensuite, monsieur Huntoon ?
— Eh bien, j’ai eu un mouvement de recul.
— Ça paraît naturel.
— Et ma lanterne, que j’avais à la main… Elle est tombée.
— Tombée ? Ou vous l’avez lâchée ?
— Hm… Oui, lâchée, c’est possible, je sais pas.
— Et après ?
Il redevint silencieux. Du moins ses cordes vocales se turent. Car le reste
de son corps s’exprimait follement. Il mâchonnait dans le vide, ses orteils
dansaient, une main tripotait sa tunique, et l’autre les boutons au-dessus du
pli du pantalon.
— Monsieur Huntoon ?
— Je ne savais pas exactement quoi faire, m’sieur. C’est que j’étais pas à
mon poste, alors j’étais pas sûr qu’on m’entende si j’appelais du renfort.
Alors, voilà, je suis parti en courant.
Il baissa les yeux. Il ne m’en fallut pas plus pour l’imaginer détalant à
travers bois, repoussant les branches sur son passage… le bruit de l’acier,
du cuivre, qui s’entrechoquaient sous sa cape, les soubresauts de sa
cartouchière…
— J’ai filé droit aux Quartiers Nord, finit-il d’une petite voix.
— Au rapport, donc ?
— Oui, m’sieur.
— Et à qui ?
— À l’élève-officier de garde, m’sieur. Il est parti chercher le lieutenant
Kinsley, qui était notre officier du jour. Alors ils m’ont envoyé trouver le
capitaine Hitchcock, et on est tous revenus à…
Il braqua sur Hitchcock un regard implorant : MAIS DITES-LUI,
CAPITAINE !
— Monsieur Huntoon, repris-je. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient,
j’aimerais que nous revenions un petit peu en arrière. Au moment où vous
avez découvert le corps. Si cela n’est pas trop pénible, du moins ?
Le front plissé, les dents serrées, il hocha la tête.
— D’accord, m’sieur.
— Bon garçon. Donc je voulais vous demander : avez-vous entendu
autre chose, à cet instant précis ?
— Rien d’inhabituel. Les chouettes, m’sieur. Ou peut-être un crapaud…
— Il n’y avait personne ?
— Non, m’sieur. M’enfin, je faisais pas attention.
— On peut supposer que… après l’avoir « frôlé », vous n’avez pas
retouché au corps ?
Il jeta un coup d’œil nerveux au caroubier.
— Impossible, m’sieur. J’avais bien vu ce que c’était.
— Un réflexe intelligent, monsieur Huntoon. Maintenant, peut-être
pourriez-vous me dire…
Je m’arrêtai un instant pour le dévisager.
— Pourriez-vous me dire dans quel état il était, Leroy Fry ?
— Ah, il était pas bien, m’sieur.
Pour la première fois, j’entendis le rire du capitaine Hitchcock : une
espèce de gloussement creux… Qui dut l’étonner lui-même. Et qui
présentait cet avantage : je n’eus pas besoin de l’imiter.
— Je n’en doute pas, soufflai-je. Difficile de paraître en bonne forme
dans une telle position. Et à propos de position, ou plutôt de posture…
Comment se présentait-il, ce corps ?
Huntoon se tourna franchement vers l’arbre et l’examina – ce qu’il
n’avait peut-être pas encore fait, allez savoir ? Il laissa ses souvenirs
remonter à la surface.
— La tête… fit-il lentement La tête pendait mollement sur le côté.
— Oui ?
— Et le reste du corps… était plié en deux, m’sieur.
— Comment cela ?
— Euh…
Il battait des paupières, se mordillait les lèvres…
— Il était pas droit, quoi. Il avait le dos… Un peu comme s’il voulait
s’asseoir. Sur une chaise ou… dans un hamac, par exemple…
— Il était comme ça parce que vous lui êtes rentré dedans ?
— Non, m’sieur, parole d’honneur : je l’ai à peine effleuré. Il n’a jamais
bougé d’un pouce.
— Bien. Continuez. Que vous rappelez-vous d’autre ?
— Les jambes.
Il en leva une.
— Il avait les jambes écartées, m’sieur. Et, euh… allongées devant lui.
— Je ne vous suis pas, monsieur Huntoon. Vous dites qu’il avait ses
jambes devant lui ?
— Ben oui, c’est qu’elles étaient par terre, m’sieur.
Je fis quelques pas jusqu’à l’arbre et me plaçai sous la corde coupée.
Elle me chatouillait presque la clavicule.
— Capitaine Hitchcock, dis-je. Avez-vous une idée de la taille de ce
Leroy Fry ?
— Oh, la moyenne, ou un peu plus grand. Quatre ou cinq centimètres de
moins que vous, monsieur Landor.
Epaphras Huntoon avait encore les yeux fermés quand je le rejoignis.
— Très bien, monsieur, ce que vous m’apprenez est intéressant. Vous
voulez donc dire que ses pieds, ou peut-être ses talons…
— Oui, m’sieur.
— … étaient posés par terre. Est-ce que j’ai bien compris ?
— Oui, m’sieur.
— Je confirme, dit Hitchcock. C’est comme ça que je l’ai trouvé aussi.
— Et, monsieur Huntoon, combien de temps s’est écoulé entre le
moment où vous avez aperçu Leroy Fry et celui où vous l’avez revu ?
— Pas plus de vingt minutes, je dirais. Une demi-heure tout au plus.
— Sa posture a-t-elle changé, entre-temps ?
— Non, m’sieur. Pas que j’aie remarqué, en tout cas. C’est qu’il faisait
drôlement noir.
— Une dernière question, et après je ne vous embête plus. L’aviez-vous
reconnu. Leroy Fry, en le voyant là ?
— Oui, m’sieur.
— Et à quoi l’aviez-vous reconnu ?
Le sang afflua dans ses joues et il répondit la bouche de travers.
— Eh bien, m’sieur, la première fois, j’ai levé ma lanterne. Comme ça.
Et c’était bien lui.
— Vous l’avez reconnu tout de suite ?
— Oui, m’sieur.
À nouveau cette grimace.
— M’sieur, quand j’étais bleu-bite, Fry m’a rasé la moitié du crâne.
Juste avant l’appel du dîner. Bon Dieu, ce que j’ai morflé…
Le récit de Gus Landor
5

Lazare ayant commencé à puer au bout de quelques jours, pourquoi


Leroy Fry aurait-il fait autrement ? Toutefois, lui, personne ne se proposait
de le ressusciter dans un avenir proche. En outre, sa famille n’étant pas
attendue avant trois semaines, la direction de l’Académie avait comme un
problème. Soit on l’enterrait sans tarder – dans ce cas les parents seraient
furieux –, soit on le gardait sur terre au risque d’une décomposition
avancée. On en débattit un moment et on choisit la deuxième solution.
Seulement, la glace était encore très demandée, et le Dr Marquis fut obligé
de recourir à une pratique qu’il avait observée maintes fois lorsqu’il était
carabin à l’université d’Edimbourg. À savoir que, pour conserver le
cadavre, il l’immergea dans un bain d’alcool.
C’est donc dans ce dernier que le capitaine Hitchcock et moi-même
retrouvâmes le jeune Fry. Tout nu, dans une caisse de sapin pleine d’alcool
éthylique. Pour lui fermer la bouche, on avait coincé un bout de bois sous sa
mâchoire ; et pour qu’il reste au fond, on lui avait bourré les côtes de
charbon. Son nez, cependant, persistait à trouer la surface, et ses paupières
refusaient de se fermer. Il flottait là-dedans, l’air plus vivant que jamais,
comme si une vague, bientôt, devait le rapporter sur terre.
La caisse avait été calfatée, mais pas suffisamment, de sorte qu’on
entendait goutter sur le tréteau. D’agressives vapeurs s’élevaient autour de
nous, et je pensai que, dans les jours à venir, c’est ce que je trouverais de
plus proche de l’ivresse.
— Capitaine, dis-je. Vous êtes-vous déjà promené au bord de l’océan ?
Il me répondit que oui, à plusieurs occasions.
— Je n’y suis allé qu’une fois, continuai-je, et je me souviens d’une
petite fille – elle devait avoir huit ans – qui bâtissait une cathédrale sur le
sable. En tout point remarquable, d’ailleurs, avec un cloître, plusieurs
clochers… un luxe de détails que je ne saurais vous rapporter. Elle avait
tout prévu – sauf la marée. Et elle avait beau travailler vite, les vagues
arrivaient de toute façon plus vite. Une heure plus tard, cette belle chose
qu’elle faisait n’était plus qu’une série de mamelons ensablés.
Je fis un geste de la main qui signifiait : table rase.
— Brave petite, poursuivis-je. Et sensée. Elle n’a pas versé une larme. Je
pense parfois à elle quand j’échafaude mes constructions – intellectuelles,
s’entend. Ces réalités simples, voyez ? Vous édifiez quelque chose
d’intéressant et, d’un instant à l’autre, il ne reste qu’un tas de bosses. Vos
fondations, en quelque sorte. Malheur à celui qui oublie d’en poser.
— Bien, des fondations, et alors ? me dit Hitchcock.
— Réfléchissons un peu. Nous sommes partis dans l’idée que Leroy Fry
souhaitait en finir avec la vie. Ce qui me paraît une excellente fondation
pour la suite. Pour quelle raison, autrement, un jeune homme se pendrait-il
à un arbre ? D’accord, il était déprimé, c’est une vieille histoire. Mais que
fait-on, dans ce cas ? On laisse un mot d’adieu, voilà ce qu’on fait. Pour
expliquer son geste à ses parents, à ses amis. Leur soutirer un peu d’une
attention qu’on n’a pas eue de son vivant. Alors…
J’ouvris les paumes de mes mains.
— Où est-il, ce mot d’adieu, capitaine ?
— Nous n’en avons pas trouvé.
— Humm. Bon, tant pis, tous les suicidés n’écrivent pas. Dieu sait
combien j’en ai vu se lancer subitement dans le vide en passant sur le pont.
Bien, donc notre Leroy Fry fonce tout droit vers la première falaise… Ah,
non, non, attendez une seconde, il décide plutôt de se pendre. De préférence
dans un endroit où on ne le retrouvera pas tout de suite. Il ne veut pas
déranger, peut-être… (Je marquai un temps.)… Enfin, voilà, ça y est, il y a
cet arbre, là, un bel arbre bien solide, il notre sa corde sur la branche… Oh,
mais il est un peu distrait, l’élève Fry, trop distrait pour vérifier si la corde
est à la bonne hauteur…
Avant de poursuivre, je fis un pas devant moi, puis un autre.
— … cependant il voit qu’il a toujours les pieds par terre. Bon,
d’accord, il faut enlever de la longueur, recommencer… Et puis non, il veut
en finir tellement vite qu’il tire encore sur ses jambes…
Je joignis le geste à la parole.
— …jusqu’à ce que la corde fasse son travail.
Je regardai le sol d’un air perplexe.
— Mais c’est que ça prend du temps… de se briser la nuque sans être
suspendu à un arbre… sans pendaison, quoi…
Hitchcock finit par objecter :
— Vous avez dit vous-même qu’il n’était pas dans son état normal. Donc
il faut partir du principe que son comportement n’était pas rationnel ?
— Oh là. Croyez-en mon expérience, capitaine, il n’y a rien de plus
rationnel qu’un homme décidé à se suicider. Qui veut la fin veut les
moyens. J’ai vu un jour une femme se tuer devant moi. Elle s’était
représenté la chose jusqu’au moindre détail. Et, lorsqu’elle est passée à
l’acte, on aurait cru qu’elle faisait ça de mémoire. Parce qu’elle avait mille
fois imaginé la scène.
Alors il répondit :
— Cette femme dont vous parlez, était-ce…
Non. Non, il ne dit pas cela. En fait, il ne dit rien du tout pendant un
petit moment. Il tournait autour du cercueil, ses bottes laissaient des traces
sur le parquet ciré.
— Peut-être était-ce un coup d’essai… et qui a mal tourné ?
— À en croire notre témoin, capitaine, ce n’est ni l’un ni l’autre. Si
Leroy Fry avait réellement voulu en finir, il avait les moyens de le faire.
Hitchcock continuait de tourner en rond.
— La corde… La corde s’est peut-être dénouée après qu’il s’est pendu.
Ou bien Huntoon l’aura heurté plus fort qu’il ne veut bien se rappeler. Il
peut y avoir toutes sortes de…
Eh oui, il bataillait, il bataillait : c’était son caractère. D’autres l’auraient
trouvé admirable ; moi, il commençait à me donner le tournis.
— Regardez ça, lui dis-je.
Je me débarrassai de ma veste en feutre, retroussai mes manches et mis
les deux mains dans le bain d’alcool. D’abord réfrigérant, l’effet était
aussitôt contredit par une sensation de brûlure. Et cela aussi : la curieuse
impression d’avoir la peau qui fond et durcit en même temps. Ce qui
n’empêchait pas mes mains d’agir, et je relevai la tête de Leroy Fry vers la
surface. Raide comme les tréteaux sous le cercueil, le reste du corps suivit
le mouvement. Je dus le soutenir pour l’empêcher de repartir au fond.
— Le cou, dis-je. Ça m’a tout de suite frappé. Voyez ? Ça n’est pas net
du tout. La corde a fouillé de haut en bas, parce qu’elle cherchait une prise.
— Comme si…
— Comme s’il s’était débattu. Regardez ici aussi : les doigts.
Que j’indiquai d’un signe du menton. Après une courte hésitation, le
capitaine Hitchcock retroussa ses manches à son tour et se pencha sur le
cadavre.
— Vous y êtes ? La main droite. Le bout des doigts.
— Des ampoules.
— Voilà. Et des ampoules toutes fraîches, apparemment. Je pense qu’il
s’est… agrippé à cette corde, pour la détacher de son cou.
Nous gardions les yeux rivés sur la bouche de Fry, comme pour la forcer
à s’ouvrir et révéler son secret. Une bizarre coïncidence voulut que, à
l’instant même, une voix puissante emplit la pièce – ni la mienne, ni celle
d’Hitchcock. Une voix si puissante que nous retirâmes nos mains. Aussitôt
le corps s’affaissa dans le cercueil avec un sinistre glouglou.
— Puis-je savoir ce qui se passe, ici ?!
Nous devions offrir un curieux spectacle au Dr Marquis : deux
profanateurs en bras de chemise, penchés sur un cadavre en plein jour…
— Docteur ! m’écriai-je. Ravi de vous revoir. Nous aurions bien besoin
d’un avis médical.
— Gentlemen, bafouilla-t-il. Tout cela… ne me paraît pas…
réglementaire…
— Ça ne l’est certainement pas. Je me demandais si vous voudriez bien
tâter le crâne de M. Fry ?
Il sembla évaluer le bien-fondé de la chose. Au bout de quelques
secondes, il décida de jouer le jeu et de suivre la piste que nous lui offrions.
Il grimaça lorsqu’il saisit le crâne entre ses mains, puis sa grimace
s’évanouit, remplacée par une grande sérénité : cet homme retrouvait son
élément.
— Alors, docteur ?
— Attendez… Hm… Hm… Oui. Un genre de contusion, à cet endroit.
— Vous voulez dire une bosse ?
— Oui, une ecchymose, quoi.
— Décrivez-nous cette bosse.
— C’est au niveau du pariétal. Sans être trop précis… d’une
circonférence de sept centimètres, peut-être ?
— Et l’épaisseur, à peu de chose près ?
— Pas tout à fait un centimètre…
— Ah. Et quelle serait la cause de cette bosse, docteur ?
— Comme toutes les bosses : un objet contondant qui vient heurter le
crâne. Je ne peux vous en dire plus sans bien l’examiner.
— Mais l’ecchymose… date d’avant ou après la mort ?
— Après, c’est peu probable. Un bleu, une ecchymose, doivent leur
couleur au sang extravasé – le sang qui est sorti des vaisseaux. Quand le
sang ne circule plus – a fortiori s’il n’y a plus de cœur…
Là, le Dr Marquis eut la bonne idée de ne pas éclater de rire.
— … il ne peut y avoir de bleu, de bosse, ou d’ecchymose.
Lentement, et comme de mauvais gré, nous reprîmes une allure
civilisée : nos manches leur place le long des bras, et le veston par-dessus.
— Eh bien, gentlemen, que savons-nous exactement ? leur demandai-je
en faisant craquer les articulations de mes doigts.
Faute d’une réponse de leur part, je dus en fournir une.
— Nous avons ici un jeune gars qui n’informe personne de son désir de
mourir. Qui ne laisse pas de lettre derrière lui. Qui meurt, semble-t-il, les
pieds par terre. Nous trouvons sur son crâne des traces de contusion,
comme dit le Dr Marquis. Des ampoules au bout de ses doigts, le cou
cisaillé par la corde… Je vous pose la question : est-ce là le portrait d’un
homme qui veut sciemment rejoindre son créateur ?
Je revois encore Hitchcock tripoter ses galons, comme doutant de son
propre rang.
— Que s’est-il passé, alors, selon vous ?
— Oh, je ne peux faire qu’une hypothèse. À savoir que votre élève Fry a
quitté sa chambrée entre, approximativement, dix heures et onze heures
trente ce soir-là. Il sait, bien sûr, qu’en faisant cela, il s’expose à… S’il vous
plaît, monsieur Hitchcock, quelle sanction encourt-il ?
— Sortir du quartier des élèves après la retraite du soir ? Un blâme.
— Un blâme ? Eh bien, il prend le risque, n’est-ce pas ? Pourquoi ?
Parce qu’il a besoin de regarder couler le fleuve, comme le charmant
M. Huntoon ? Éventuellement. Peut-être se trouve-t-il parmi vos élèves un
escadron secret d’amoureux de la nature. Toutefois, en ce qui concerne
M. Fry, j’ai plutôt l’impression qu’il a un genre de course à faire. Plus
exactement, qu’il veut rejoindre quelqu’un.
— Et ce quelqu’un… ? répéta le Dr Marquis, sans aller jusqu’au bout de
sa phrase.
— Admettons pour l’instant que ce soit la personne qui lui a donné un
coup sur le crâne. Qui lui a passé la corde au cou. Et qui lui a tiré dessus.
Je reculai d’un pas, fis un sourire au mur, puis me retournai :
— Ça n’est bien sûr qu’une hypothèse, gentlemen.
— Je pense que vous parlez par euphémismes, me dit le capitaine
Hitchcock, plein de colère contenue. Vous ne pouvez émettre une telle
hypothèse sans y croire un peu.
— Sans doute, lui dis-je. Cependant, demain, la marée reviendra et
l’océan effacera tout… woush !
Silence – à peine interrompu par l’alcool qui gouttait sur les tréteaux, et
Hitchcock qui traînait ses bottes sur le plancher… Le capitaine reprit
finalement la parole, d’une voix plus crispée de mot en mot.
— Monsieur Landor, vous nous mettez un second mystère sur les bras,
alors que jusque-là il n’y en avait qu’un. À vous entendre, nous devons non
seulement découvrir qui a volé le cœur de ce pauvre Fry, mais aussi qui l’a
tué avant.
— À moins, dit le Dr Marquis, qui nous regarda timidement l’un et
l’autre, que ces deux mystères n’en fassent qu’un.
Je ne me serais pas attendu à ce que cette suggestion vienne de lui, mais
ce fut le cas. Un nouveau silence s’ensuivit, d’une tonalité différente.
Comme si nous avions le sentiment de nous élever dans la montagne en
suivant chacun un sentier distinct.
— Eh bien, docteur, déclarai-je, ce pauvre garçon est ici la seule
personne qui pourrait nous le dire.
Leroy Fry vacillait légèrement dans son cercueil – raide comme une
planche et les yeux entrouverts. Je savais que bientôt le cadavre perdrait de
sa rigidité, que le cartilage commencerait à fondre… et peut-être alors son
corps nous révélerait-il quelque chose.
Puis je remarquai – pour la deuxième fois, devrais-je préciser – le poing
fermé de sa main gauche.
— Veuillez m’excuser, s’il vous plaît.
C’est à peu près ce que j’ai dû dire, toutefois j’étais à peine plus
conscient de mes gestes que de mes paroles. Une chose était sûre : il fallait
que je l’ouvre, cette main.
Et comme la présenter à la lumière impliquait de tirer le corps, je me
contentai de travailler sous la surface. Mes deux compagnons ne comprirent
ce que j’entreprenais qu’en entendant craquer le pouce de Leroy Fry. Même
amorti par le liquide alcoolisé, c’était un son assez brutal, comparable à
celui d’un poulet dont on tord le cou.
— Monsieur Landor !
— Oui, quoi ?
Les autres doigts se brisèrent plus facilement. Ou peut-être savais-je
maintenant user de la force nécessaire.
Clac. Clac. Clac. Clac.
Une fois l’étau desserré, je trouvai dans la main de Leroy Fry une
minuscule boulette, jaunâtre, froissée, trempée. En réalité, un bout de
papier.
Le temps que je le lève à la lumière, et j’avais de part et d’autre un
médecin et un capitaine qui lurent avec moi, comme trois élèves en classe
de latin ânonnent ce que leur professeur aligne au tableau noir :

ENS ME RETRO
II H
ARCADAIRE
HE TO

— Ça n’est peut-être rien du tout, dis-je en refaisant une boulette du


papier, que je fourrai dans ma poche.
Je sifflai alors longuement, puis, scrutant tour à tour le visage de mes
compagnons, je leur demandai :
— Dois-je remettre ce poing dans l’état où je l’ai trouvé ?

Pendant ce séjour à l’Académie, je ne fus pas constamment traité comme


un prisonnier. Il y eut des occasions, au cours des semaines suivantes, où le
soldat qui me faisait escorte s’éloignait brièvement, voire me permettait de
faire un petit détour. On me lâchait la bride une minute ou deux, et, me
retrouvant seul au milieu de West Point, j’écoutais les messages que
m’adressait mon corps : la frange qui, sous le vent, s’agitait sur mon front,
le gémissement de mon poumon gauche, la douleur dans ma hanche… et,
couronnant le tout, ces battements répétés que j’avais perçus le premier jour
dans le bureau de Thayer. Autant de sensations dont je me réjouissais, car
elles signifiaient que je n’étais pas encore anéanti par l’ordre militaire – et
combien d’élèves, sinon d’officiers, pouvaient en dire autant ?
Laissez-moi, Lecteur, revenir au moment où un certain Pr Church nous
interrompit, le capitaine et moi-même (nous avions laissé le Dr Marquis
procéder à quelques réparations sur la dépouille du jeune Fry), alors que
nous nous rendions au bureau du directeur. Ce Pr Church avait un grief à
présenter personnellement à Hitchcock. Les deux hommes se retirant
ensemble, je poursuivis tranquillement mon chemin jusqu’à me trouver
dans le jardin de Thayer : petit, mais fort seyant avec ses rhododendrons,
ses asters, un chêne sur lequel serpentaient quelques rosiers grimpants.
Fermant les yeux, je m’assis presque sans m’en apercevoir sur le banc en
cuivre. Seul.
Sauf que je ne l’étais pas. Car une voix s’insinua dans mon dos. Une
voix pressée et comprimée.
— Veuillez m’excuser…
Alors je me retournai et le trouvai. À moitié caché derrière un poirier de
Saint-Michel. Et aussi irréel qu’un farfadet – car n’avais-je pas vu (ou
entendu) les élèves de l’Académie marcher au pas pour petit-déjeuner,
déjeuner et dîner ? Marcher au pas vers leurs salles de classe, leurs dortoirs,
et procéder ainsi jusqu’à la revue ? Marcher au pas vers leurs lits, dormir au
pas, se réveiller au pas ? J’en étais venu à penser que ces garçons suivaient
toujours un officier, un instructeur, qui leur imposait la cadence. Aussi
l’idée que l’un d’eux puisse sortir du rang avec une mission de son cru (plus
urgente que tremper un orteil dans le fleuve Hudson) me paraissait aussi
étrange que voir des jambes pousser sur un caillou.
— Pardonnez-moi, monsieur, êtes-vous bien Augustus Landor ?
— Oui.
— Élève-officier Poe, pour vous servir.

Commençons par ça : il était trop vieux. Du moins comparé aux élèves


de sa classe, la première. Ces garçons avaient encore des guirlandes d’acné
sur les joues, ils avaient de grandes mains mais le torse creux, et ils
sursautaient facilement, comme si le bâton du maître d’école claquait
toujours dans leurs oreilles. Ce Poe n’était pas comme eux : ses boutons
s’étaient cicatrisés depuis longtemps, et il se tenait droit comme un officier
corseté.
— Enchanté, monsieur Poe.
Deux mèches de cheveux noirs pendaient, raides, sous son grotesque
képi de cuir (une casserole à l’envers), encadrant des yeux gris-noisette,
bien trop grands pour ce visage-là. En revanche, ses dents étaient petites et
fort jolies – de celles qu’on verrait aisément orner le collier d’un chef
cannibale. De fines dents, assorties à sa carrure, car il était maigre comme
un clou, léger – excepté son front que la casserole ne parvenait pas à
contenir. Un front pâle et massif, gonflant son enveloppe de peau, telle la
proie de l’anaconda qui dessine une protubérance dans le cou de celui-ci.
— Monsieur, dit-il, si je ne me trompe, on vous a chargé de résoudre
l’histoire extraordinaire de l’élève Fry.
— En effet.
Bien que la nouvelle ne fût pas encore officielle, il ne servait à rien de le
nier. De toute évidence, ce jeune homme ne s’attendait pas à ce que je le
fasse. Il semblait pourtant hésiter, tant et si bien que je me sentis obligé de
lui demander :
— Que puis-je pour vous, monsieur Poe ?
— Monsieur Landor, pour préserver l’honneur de cette institution, et le
mien aussi, il m’appartient de vous soumettre certaines des conclusions que
je viens de tirer.
— Des conclusions… ?
— À propos de l’affaire*3 Fry.
Ce disant, il releva le menton. Je me rappelle avoir pensé que
l’expression en elle-même – « l’affaire Fry » – supposait, en effet, que son
locuteur relevât le menton ! Exactement comme il le fit.
— Je les écouterais avec le plus grand intérêt, monsieur Poe.
Il se préparait à poursuivre, mais il s’interrompit pour inspecter les lieux,
à gauche puis à droite. Pour s’assurer, je suppose, qu’on ne nous épiait
pas – ou plus probablement que je lui accordais toute mon attention.
Quittant enfin le tronc d’arbre qui lui servait de paravent, il se dressa
entièrement devant moi… puis il se pencha (avec un soupçon d’excuse dans
le geste) et me souffla à l’oreille :
— L’homme que vous cherchez est poète.
Il n’avait pas plus tôt lâché cela qu’il mit la main à la visière, s’inclina,
et fila au pas de charge. Quand je le reconnus plus tard, il s’était fondu sans
effort dans le flot des élèves qui se dirigeaient vers le réfectoire.

Pour la plupart, toutes nos premières rencontres restent nimbées de


brume. Il faut attendre que l’une ou l’autre revête une importance cruciale
pour que nous tentions de déceler, en nous les remémorant, les ferments
qu’elles portaient en elles… Bien que, pour être honnête, cet homme, cette
femme nous fussent apparus comme le fruit des circonstances, et que leur
visage fût commun. Toutefois, en ce qui concerne ce monsieur, ma première
impression n’a fait que se confirmer par la suite. Pour la simple raison que,
chez lui, rien n’était ordinaire. Et ne le serait jamais.
Le récit de Gus Landor
6

Le 28 octobre 1830

Le lendemain même, je rompis mon vœu d’abstinence. Et, comme toutes


les rechutes, celle-ci prit à revers les meilleures intentions du monde. Je me
dirigeais vers chez moi afin d’y récupérer quelques affaires, lorsque soudain
se présenta sur mon chemin le perron de Benny’s Red House,
l’établissement de M. Havens. C’est donc que le sort voulait que j’y
entrasse. Car n’avais-je pas la bouche sèche comme un os ? N’y avait-il pas
une belle botte de foin au fond, pour Horse ? Et des civils à l’intérieur ?
D’ailleurs, en passant la porte, je ne pensais pas du tout y boire un verre.
Oui, manger une galette de sarrasin de Mme Havens, peut-être. Avec un
citron pressé étendu d’eau fraîche. Mais Benny venait de préparer son
célèbre flip – le fer brûlant sortait à peine de son bain d’œufs et d’ale… Une
odeur de caramel crépitait dans l’air… Le feu frémissait dans l’âtre…
Alors, sans y faire attention, je m’assis subitement au comptoir, et la dame
découpait sa dinde rôtie, et Benny versait le flip tout frais dans le pichet en
étain, et je me retrouvais dans mon élément.
Là, à ma droite : Jasper Magoon, l’ancien rédacteur adjoint du New York
Evening Post. Comme moi, Jasper avait quitté la ville pour des raisons de
santé, et il était maintenant, à peine cinq ans plus tard, à moitié sourd et
complètement aveugle. Réduit à supplier les gens de lui lire les dernières
nouvelles à l’oreille gauche. La foire des francs-maçons… Les nécrologies
de la semaine… La recette du double sirop de salsepareille…
Dans un coin : Asher Lippard, un pasteur épiscopalien qui avait failli se
noyer au large de Malte et qui, taraudé par le remords, était devenu l’un des
fondateurs de la Société américaine de tempérance… et puis les regrets
avaient pris le pas sur les remords, et il était de nouveau dévoué à la
bouteille. Ses rapports avec elle étaient réguliers comme l’onction dans les
rites catholiques.
À la table, plus loin : Jack de Windt, en procès depuis des lustres contre
Fulton, au motif que celui-ci aurait inventé le bateau à vapeur avant lui. Une
légende locale pour deux raisons au moins : il payait tout en kopecks russes,
et il ne soutenait que les perdants aux élections. Porter en 17, Young en 24,
Rochester en 26. Si un navire était en train de couler quelque part, de Windt
le saurait avant tout le monde, disait-on. Mais il était gai comme un pinson,
et il vous expliquait avec plaisir qu’il se proposait de trouver le passage du
Nord-Ouest – dès que Fulton lui aurait réglé son dû, évidemment. Il
cherchait déjà des chiens de traîneau.
Et il y avait Benny lui-même, le taulier de ces moutons sans laine. Petit,
bientôt la quarantaine, une bouche de vieil homme sous des yeux jeunes, et
cette tignasse noire en désordre et en sueur. Un homme qui avait sa fierté :
certes, il servait des bateliers et des fainéants, mais il portait chaque jour
une chemise empesée et un nœud papillon. Et quoique, au dire de tous,
Benny eût toujours vécu dans la vallée de l’Hudson, son anglais
d’Amérique était parfois teinté d’une gouaille bien irlandaise.
— Je t’ai jamais parlé, Landor, du père de Jim Donegan ? C’était le
bedeau du village. C’est lui qui préparait les morts avant les enterrements, il
leur mettait le costume du dimanche, il leur nouait la cravate…
Quand mon pote Jim arrivait pas à nouer la sienne, qu’il appelait son
dabe au secours, le vieux lui disait : « Allonge-toi là sur le lit, mon gars.
Voilà. Et ferme les yeux, veux-tu ? Ouais, et tu croises les bras sur la
poitrine, tant que tu y es. » Sans blague, c’est comme ça qu’il habillait ses
drôles. Lui-même, il y arrivait pas debout. S’il avait un trou dans la culotte,
c’était pareil. Parce que, le cul des morts, on le regarde jamais, pas vrai ?
La Red House n’avait pas à sa carte les cocktails raffinés des bons
saloons de Manhattan. Il y avait du whiskey, du bourbon, du rhum, de la
bière, et puis voilà. Et si d’aventure quelqu’un avait déjà son compte, on lui
servait un peu de root-beer déguisée en bourbon. Cela dit, n’allez pas en
conclure, Lecteur, que Benny était aussi ordinaire que son établissement.
Son épouse et lui seront les premiers à vous dire, non sans une once
d’orgueil, qu’ils sont les seuls citoyens américains à s’être vu interdire tout
accès à West Point Parce qu’on les aurait surpris, quelques années plus tôt,
à introduire du whiskey dans le camp.
— Si vous voulez mon avis, le Congrès devrait nous donner une
médaille, claironne Benny. Les soldats ont besoin de coups de gnôle comme
leurs fusils de cartouches.
Les élèves-officiers, qui ont tendance à penser la même chose, prennent
parfois le risque d’entrer à la taverne lorsqu’ils ont subitement le gosier trop
sec. Et, s’ils ne peuvent vraiment pas, il y a toujours Patsy, la serveuse, pour
faire passer un chargement de leur côté à la nuit tombée. Certains préfèrent
même ce système, car Patsy ne rechigne pas, disent-ils, à ajouter à la note
des prestations plus intimes. Il n’est pas impossible (les paris sont toujours
ouverts) qu’au moins deux douzaines d’élèves-officiers lui doivent leur
initiation aux mystères féminins. Mais comment en être sûr ? Patsy parle de
tout sauf de la chose, et il est fort possible aussi qu’elle aime se couler pour
ainsi dire dans le moule. Qu’elle joue la servante au grand cœur, tout en se
regardant elle-même jouer… À la vérité, je la verrais plutôt se donner à un
seul, et on peut être sûr que celui-là ne la ramènera pas…
La voici donc, qui fait irruption hors de la cuisine avec ses yeux noirs et
ses jupons de batiste, son bonnet trop étroit, ses hanches un peu trop larges
(au goût de certains).
— Mon ange ! m’exclamai-je, avec quelque sincérité.
— Gus, fit-elle, d’une voix aussi plate que la table de Jack.
Lequel gémit :
— Oooh, c’est que je meurs de faim, mademoiselle Patsy.
— Mm, répondit-elle. Mm.
Elle posa une main sur ses yeux et repartit à la cuisine.
— Quelque chose la chagrine ? demandai-je.
— Il ne faut pas lui en vouloir, Landor, dit notre aveugle Jasper. Elle a
perdu un de ses petits chéris.
— Sans blague ?
— Tu as dû en entendre parler, fit Benny. Un certain Fry. M’a laissé un
jour une couverture écossaise pour ses deux whiskeys. C’était pas la sienne,
évidemment. Voilà que ce pauvre diable s’est pendu l’autre soir…
Coup d’œil à droite, coup d’œil à gauche, puis il se pencha vers moi en
chuchotant aussi fort que possible :
— Paraît qu’une meute de loups lui a arraché le foie…
Benny se redressa et finit soigneusement d’essuyer la chope qu’il avait
en main.
— Pourquoi je te dis ça, Landor ? Tu y étais toi-même, à West Point.
— Mais d’où tiens-tu cela, Benny ?
— J’ai écouté l’engoulevent…
Plus les villes sont petites, plus les rumeurs vont vite. Buttermilk Falls
est minuscule, ses habitants eux-mêmes un tantinet plus petits que la
moyenne. S’il n’y avait ce colporteur – un géant – qui passe deux fois l’an
avec sa vaisselle en étain, je serais le grand homme du coin.
— C’est que ça cause, les engoulevents, fit Jasper, qui hochait une tête
maussade.
— Dis-moi, Benny, répondis-je à celui-ci. Tu le connaissais bien, ce
Fry ?
— Je lui ai parlé une fois ou deux, c’est tout. Le pauvre, il s’en sortait
pas, avec sa géométrie.
— Ouais, dit Jack, comme si c’était pour ça qu’il avait besoin de toi…
Il était prêt à en rajouter, toutefois Patsy revenait de la cuisine avec une
assiette pleine de muffins, et nous nous réfugiâmes dans un silence honteux.
J’attendis qu’elle fût à portée de bras pour effleurer le sien.
— Je suis navré, Patsy. Je ne savais pas que ce Fry était…
— Jamais de la vie, coupa-t-elle. Ça n’est pas ce que tu penses. M’enfin,
il avait envie, donc ça me fait quand même quelque chose, tiens !
— Dis-nous tout, l’implora Jasper, haletant presque. Pourquoi as-tu
refusé ses faveurs ?
— C’était pas sa faute si je préfère les bruns, moi. Les rouquins, ça va
sur le caillou, seulement en dessous, ça me plaît moins. C’est que j’ai des
principes, figure-toi.
Elle posa son plat, baissa les yeux en fronçant les sourcils.
— Qu’est-ce qui a bien pu lui passer par la tête pour en arriver là ?
Pauvre gamin, incapable de faire ça correctement.
— De faire quoi « correctement » ? relevai-je.
— Enfin, Gus, il a pas serré la corde à la bonne hauteur ! Ils disent qu’il
a mis trois heures avant d’y passer.
— « Ils », Patsy ? Qui ça, « ils » ?
Elle réfléchit un instant avant de revoir son affirmation à la baisse.
— Lui dit-elle, en désignant quelqu’un au fond de la salle.
Car, tout au fond, du côté opposé à l’âtre, se trouvait ce soir-là un jeune
élève-officier. Son fusil calé derrière lui contre le mur. Sa casserole en cuir
posée sur la table, juste au bord. Ses cheveux noirs collés par la sueur. Son
visage pâle, gonflé, penché dans la pénombre.
Combien d’infractions au règlement cela représentait-il ? Quitter le
camp sans autorisation… se rendre dans un lieu où l’on sert des boissons
alcoolisées… y entrer dans le but d’en consommer… Évidemment, bien
d’autres élèves avaient enfreint ces règles, mais toujours la nuit, quand leurs
chiens de garde étaient couchés. C’était la première fois que j’en voyais un
chez Benny en plein jour.
Il ne me vit pas venir, le première année Poe. Il ne me vit pas arriver du
tout. Était-il dans une transe, plongé dans une rêverie, je ne sais. Je restai
bien là une minute entière à attendre qu’il relève la tête. J’allais repartir
quand de vagues sons parvinrent brusquement à mes oreilles : des mots,
peut-être des incantations ?
— Bonjour, dis-je.
Il se redressa brusquement ; ses yeux énormes tournèrent dans leurs
orbites.
— Oh, c’est vous ! cria-t-il.
Sa chaise manqua de tomber lorsqu’il se leva, saisit ma main et la pressa
vigoureusement.
— Bonté divine ! Asseyez-vous. Oui, faites-moi l’honneur de vous
asseoir ! Monsieur Havens, un verre pour mon ami !
— Et sur le compte de qui, on peut savoir ? grommela Benny.
Ce que le jeune homme n’entendit sans doute pas, puisqu’il me fit signe
de me rapprocher et me dit dans un souffle :
— Ce M. Havens, là…
— Qu’est-ce qu’il dit sur moi, Landor ?
M. Poe s’esclaffa et mit ses mains en porte-voix devant sa bouche :
— Monsieur Havens est le seul personnage sympathique de ce trou
perdu !
— Ça me va droit au cœur… répondit l’intéressé.
Autant le dire : Benny était adepte du double langage. Il fallait être un
habitué pour en saisir tout le sens – le propos et son commentaire
(implicite) apparaissaient en même temps. Poe n’étant pas un habitué, il
suivit son impulsion et répéta plus fort :
— … dans ce trou à rats plein de rapaces et de… philistins ! Le seul,
l’unique individu sympathique, et Dieu me transforme en statue de sel si je
mens !
— Vous allez me faire pleurer si vous continuez, monsieur Poe.
— Et sa charmante épouse, poursuivit le jeune homme. Et Patsy…
adorable Patsy, la Hébé des Highlands !
Ravi de sa métaphore, il leva son verre à la santé de son inspiratrice.
— Vous en avez bu combien, là ? lui demandai-je d’une voix qui,
malheureusement, me fit penser à Sylvanus Thayer.
— Me rappelle pas, dit-il.
Quatre verres vides étaient alignés devant son coude droit. Il me surprit
à les compter.
— Je n’ai pas descendu tout ça, je vous assure, monsieur Landor. Il se
trouve que Patsy ne débarrasse pas les tables aussi souvent qu’elle le
devrait. C’est qu’elle est affligée, aujourd’hui.
— Vous me paraissez un peu… liquide, monsieur Poe.
— Vous voulez parler, je suppose, de cette constitution fragile qui est la
mienne et que je déplore. Un verre et je n’ai plus tous mes esprits. Deux, je
titube comme un pugiliste. C’est une incapacité physique, corroborée par
plusieurs médecins éminents.
— C’est bien regrettable, monsieur Poe.
Il accepta ma remarque d’un hochement de tête courtois.
— Alors, avant de tituber complètement, peut-être pourriez-vous me dire
une chose ?
— J’en serais fort honoré.
— Qui vous a révélé dans quelle posture le corps de Leroy Fry a été
retrouvé ?
La question sembla l’insulter.
— Mais enfin, c’est Huntoon, bien sûr. Il le crie sur les toits. Allez
savoir, il va peut-être bientôt se faire pendre, lui aussi…
— Se faire pendre ? répétai-je. Vous n’insinuez quand même pas que
Leroy Fry a été pendu par d’autres mains que les siennes ?
— Je n’insinue rien du tout, monsieur Landor.
— Alors expliquez-moi. D’où tirez-vous que l’arracheur de cœur est un
poète ?
Nous partions dans un autre registre, et cela requit toute son attention. Il
repoussa son verre, tira sur les manches de sa tunique.
— Monsieur Landor, le cœur est un symbole ou il n’est rien. Enlevez le
symbole, qu’est-ce qu’il vous reste ? Un muscle, un poing, sans plus
d’intérêt esthétique qu’une vessie. Voler le cœur d’un homme est un geste
symbolique. Et qui mieux qu’un poète manipule les symboles ?
— Ce serait un poète affreusement littéral, à mon sens…
— Oh, ne me dites pas, monsieur Landor… ne niez pas que cet acte
barbare ait éveillé en vous des résonances profondes et littéraires. Dois-je
vous faire part de mes propres associations d’idées ? J’ai d’abord pensé au
Pèlerinage de Childe Harold4 : « Ce cœur brisé vivra brisé. » Puis à la jolie
chanson de John Suckling : « Je t’en supplie, rends-moi mon cœur, puisque
je ne peux avoir le tien. » Plus surprenant ensuite, vu mon peu d’intérêt
pour l’orthodoxie religieuse… Mais j’en reviens souvent à la Bible : « Ô
Dieu ! crée en moi un cœur pur… Ô Dieu ! tu ne dédaignes pas un cœur
brisé et contrit. »
— Alors c’est peut-être un fanatique religieux que nous recherchons,
monsieur Poe.
— Ha ! (Il frappa du poing sur la table.) Une façon d’affirmer son credo,
vous voulez dire ? Faisons un tour par l’étymologie : le latin credere, croire,
provient du grec kardia, qui veut dire cœur, n’est-ce pas ? En anglais, nous
traduisons credo par « je crois », alors que c’est littéralement « je mets mon
cœur » ou « je place mon cœur dans quelque chose ». Ce qui ne revient pas
à refuser le corps, ni à le transcender, mais plutôt à l’exproprier.
L’expression d’une foi séculière.
Il s’adossa à sa chaise avec un sourire sinistre et conclut :
— Ce qu’en d’autres termes on appelle la poésie.
Peut-être aperçut-il la moue que je fis à cet instant, car il parut
s’interroger… Tout aussi soudainement, il s’esclaffa et se tapa sur le front :
— J’ai omis de vous le dire, monsieur Landor ! Je suis moi-même poète.
D’où le cheminement de ma pensée. C’est plus fort que moi, voyez-vous ?
— C’est d’ordre médical, également ?
— Oui, dit-il sans ciller. Il faudra que je lègue mon corps à la science.
Je me doutai alors que c’était un formidable joueur de poker, capable de
bluffer jusqu’au dernier moment.
— Je n’ai guère le temps de lire de la poésie, admis-je.
— Bien sûr. Quand on est américain…
— Car vous êtes, monsieur Poe… ?
— Un artiste. Donc apatride.
Cela aussi semblait lui plaire. Il laissa ses mots virevolter en l’air,
comme un doublon.
— Eh bien, dis-je en me relevant. Je vous remercie beaucoup. Vous
m’êtes d’un grand secours.
— Oh.
Il attrapa mon bras, me fit rasseoir (quelle force dans ces doigts si fins)
et déclara :
— Il faudra que vous examiniez de plus près un élève du nom de
Loughborough.
— Et pourquoi, monsieur Poe ?
— À la revue d’hier soir, j’ai remarqué qu’il se trompait dans ses pas.
Qu’il confondait « à gauche » avec « demi-tour à gauche ». Cela révèle un
esprit perturbé. Il paraissait encore troublé ce matin au petit déjeuner.
— Et que sommes-nous censés apprendre ?
— Eh bien, si vous le connaissiez, vous sauriez que c’est un véritable
Cassandre, toujours à jacasser. Personne ne l’écoute, cependant, pas même
ses bons amis. Et voilà qu’aujourd’hui il a cousu sa bouche.
Pour donner plus de poids à ses affirmations, il couvrit son visage d’un
invisible voile, se perdant dans ses pensées comme, certainement, le
Loughborough dont il parlait. Cela ne dura pas longtemps et ses yeux
reprirent leur éclat, comme illuminés de l’intérieur.
— J’aurais peut-être dû vous signaler que, il y a un certain temps,
Loughborough partageait sa chambrée avec Fry. Puis ils se sont fâchés, sans
que l’on sache précisément pourquoi.
— Je pourrais m’étonner que cela soit arrivé à vos oreilles ?
Il haussa mollement les épaules.
— Quelqu’un sans doute me l’aura répété. Sinon, je ne vois pas
comment. On se confie facilement à moi, monsieur Landor. Je descends
d’une longue lignée de chefs francs. Des gens en qui on a placé de grandes
espérances depuis le tout début de la civilisation… Toujours à bon escient,
d’ailleurs.
Une fois de plus, il releva le menton avec cet air de défi que j’avais
remarqué plus tôt dans le jardin du directeur. Cet homme serait venu à bout
des plus méprisants de ses congénères…
— Vous voudrez m’excuser, monsieur Poe, lui dis-je. Je ne suis pas
encore habitué aux horaires de votre Académie, mais j’ai quand même bien
l’impression qu’on vous attend quelque part.
Il me décocha un regard sauvage, comme si je venais de l’extraire d’un
sommeil fiévreux. Il repoussa son verre et sauta sur ses jambes.
— Quelle heure est-il ? fit-il, le souffle coupé.
— Hm, voyons… dis-je en sortant mon oignon de ma poche. Trois
heures et… vingt-deux minutes.
Pas de réponse.
— De l’après-midi, ajoutai-je.
Quelque chose recommençait à briller dans ses yeux gris.
— Monsieur Havens, annonça-t-il. Je vous réglerai la prochaine fois.
— Mais oui, il y a toujours une prochaine fois, monsieur Poe.
Aussi tranquillement que possible, il remit sa casquette en cuir, ajusta
ses boutons cylindriques en laiton, saisit son fusil. L’enchaînement fut
rapide : cinq mois d’entraînement avaient fait leur œuvre. En revanche,
marcher droit était une autre affaire. Il traversa la salle prudemment, comme
s’il franchissait un ruisseau et, arrivé au seuil de la porte, se redressa, sourit
et dit :
— Ladies. Gentlemen. Je vous souhaite un bon après-midi.
Et il fila.

Je ne sais pas ce qui me poussa à en faire autant. J’aimerais croire que


son état me préoccupait, mais il est plus probable que je désirais connaître
la suite de son histoire. Et donc je le talonnais lorsque, arrivé sur le perron,
je perçus un bruit de bottes régulier qui approchait à grande vitesse.
Avant de descendre les marches, Poe se retourna vers moi avec un demi-
sourire et posa un doigt sur sa bouche. Puis il alla se cacher derrière un
orme pour voir précisément ce qui se présentait.
Le crépitement familier du tambour précédait les silhouettes en uniforme
qui apparurent, encadrées par les arbres. Deux rangées d’élèves en
procession arrivaient en haut de la colline. À les voir, ils s’étaient ébranlés
tôt le matin pour une bonne journée de marche. Déjà si épuisés – courbés,
un lourd sac aux épaules – qu’ils ne jetèrent pas l’ombre d’un regard vers
nous. Et leur progression était lente. La queue du cortège atteignait l’autre
côté de la route quand Poe, se lançant à leur poursuite, réduisit
progressivement la distance qui les séparait. Cinq mètres… trois mètres, et
il trouva sa place naturellement – comme un gland dans le feuillage – à la
fin de la file. Celle-ci partait, sous une cascade de feuilles rousses, à l’assaut
d’une nouvelle colline. Rien ne le distinguait maintenant de ses camarades,
sinon une allure légèrement plus raide, et le signe de la main qu’il
m’adressa, presque imperceptible, avant de disparaître pour de bon.
Je les observai encore un instant, incapable de le détacher, lui, de mon
esprit. Et regagnai la taverne à temps pour entendre le révérend Lippard :
— Je me serais engagé dans l’année, moi, si j’avais su qu’on biberonnait
si gentiment chez eux.
Le récit de Gus Landor
7

Le 29 octobre 1830

Il était dans l’ordre des choses d’interroger ensuite les proches


compagnons de Leroy Fry. On les aligna donc dans le couloir, devant la
porte du mess – de jeunes hommes sans joie, les lèvres grasses après le
déjeuner. À mesure qu’ils entraient, Hitchcock leur rendait leur salut et
ordonnait :
— Repos !
Alors ils serraient leurs mains dans leur dos, et leurs mâchoires sous le
nez. Si c’est cela, le « repos », Lecteur, ne vous reposez pas. Ils avaient
besoin d’une minute ou deux pour comprendre que j’étais celui qui posait
les questions – et gardaient de toute façon les yeux rivés sur leur supérieur.
Une fois l’entretien terminé, c’est à celui-ci encore qu’ils demandaient :
— Ce sera tout, mon capitaine ?
Oui, leur répondait-il. Ils saluaient de nouveau et ressortaient au pas. En
moins d’une heure, une douzaine d’élèves défila ainsi devant nous. Une fois
le dernier parti, Hitchcock se tourna vers moi et déclara :
— J’ai peur que nous ayons perdu notre temps.
— Mais pourquoi ?
— Personne ne sait exactement ce qu’a fait Fry avant de mourir.
Personne ne l’a vu quitter la caserne. Nous n’avons pas quitté notre point de
départ.
— Hm. Quelqu’un voudrait-il aller me rechercher M. Stoddard ?
Lequel revint en se tortillant comme une alose. Un troisième année,
originaire de Caroline du Sud, fils d’un planteur de sorgho. Il avait sur la
joue un nævus violet, presque noir, et d’exécrables états de service : plus
d’une douzaine de blâmes, et deux mois à tirer pour finir son année. C’est
plutôt un renvoi qui l’attendait.
— Capitaine Hitchcock, demandai-je. Si l’un ou l’autre de ces jeunes
gens voulait bien nous donner quelques informations utiles sur les derniers
moments de Leroy Fry, peut-être pourrions-nous, disons, fermer les yeux
sur d’éventuelles infractions au règlement…
Hitchcock hésita, et accepta néanmoins.
— Eh bien, monsieur Stoddard, repris-je, je craignais que vous ne nous
ayez pas encore tout dit…
Eh non, il n’avait pas tout dit. Il semblait que, le soir du 25 octobre, il
fût revenu tard d’une autre chambrée. La retraite avait sonné depuis une
bonne heure lorsqu’il s’était faufilé dans l’escalier des Quartiers Nord, où il
avait entendu quelqu’un descendre. Il avait pensé au lieutenant Locke, qui
faisait sans doute une ronde de nuit. Tapi de son mieux contre le mur,
Stoddard avait écouté les pas approcher…
Inutile précaution : cela n’était que Leroy Fry.
— Comment saviez-vous que c’était lui ?
Il ne le savait pas. Cependant Fry, frôlant au passage l’épaule de son
camarade, s’était exclamé d’une voix aiguë :
« Qui est là ? »
« C’est moi, Leroy. »
« Julius ? Il y a des officiers, dans le coin ? »
« Non, la voie est libre. »
Fry avait poursuivi son chemin, et Stoddard, sans deviner bien sûr qu’il
ne verrait plus son ami, était directement monté se coucher. Il avait dormi
jusqu’à ce qu’on batte le réveil.
— Une information fort précieuse, monsieur Stoddard, lui dis-je.
Qu’allez-vous pouvoir y ajouter ? M. Fry vous a-t-il fait une impression
quelconque ?
Ah, il faisait tellement noir dans cet escalier qu’il n’était en mesure de
rien affirmer.
— Portait-il quelque chose de particulier ? Un rouleau de corde, par
exemple ?
Il n’avait rien remarqué. Il faisait sombre… vraiment très sombre…
Non, attendez, dit-il. Il y avait bien quelque chose. Il avait finalement
demandé à Fry :
« Mais où vas-tu à une heure pareille ? »
Voici ce que Fry avait répondu :
« Une affaire personnelle, ça presse. »
Un genre de plaisanterie, voyez. Quand les élèves veulent se soulager le
soir – sans utiliser leur pot de chambre –, ils filent en vitesse aux latrines et,
s’ils rencontrent un officier, il suffit de lui dire : « Mes besoins personnels,
sergent. » C’est toléré, à condition qu’ils regagnent leur chambrée au plus
vite. Mais Fry avait formulé la chose différemment.
Une affaire personnelle.
— Et comment l’avez-vous compris, monsieur Stoddard ?
Il n’avait rien compris d’anormal. Fry avait à peine chuchoté, ça n’avait
été qu’un murmure.
— Mais enfin, « une affaire personnelle » ?
Sans doute l’était-elle, en effet. Ou peut-être Fry se moquait-il de lui.
— Ah, il semblait de bonne humeur ?
Relativement, oui. Enfin, on n’aurait pas dit qu’il allait se faire péter le
caisson, quoi. Mais on ne peut jamais savoir, n’est-ce pas ? Stoddard avait
bien eu un oncle qui avait commencé à se raser en sifflotant Hey, Betty
Martin, et qui, d’une minute à l’autre, s’était tranché la gorge avec ledit
rasoir. Le cou, donc, encore blanc de mousse.
Bien, c’était tout ce que l’élève Julius Stoddard avait à révéler. Il nous
quitta avec une pointe de regret… doublée d’une sorte d’orgueil timide. Ses
condisciples avaient aussi donné cette impression. Cela les flattait d’être
associés à leur camarade Fry. Non que ce dernier eût démontré des qualités
particulières – simplement parce qu’il était mort.
Hitchcock attendit que son élève sortît et, sans quitter la porte des yeux,
il posa la question qui lui brûlait les lèvres :
— Comment aviez-vous deviné, monsieur Landor ?
— Vous voulez parler de Stoddard, capitaine ? Eh bien, ses épaules…
Vous l’aurez certainement remarqué : lorsqu’on interroge ces jeunes gens en
présence de leurs officiers, ils ont tendance à se raidir. Au-delà de toute
mesure, je veux dire.
— Bien sûr. Nous appelons ça « le-cul-raide-à-la-revue ».
— Évidemment, une fois que l’épreuve est terminée, on voit leurs
épaules se relâcher. Sauf chez M. Stoddard. La première fois, il a quitté
cette pièce comme il y était entré.
Hitchcock posa une seconde sur moi son élégant regard brun. Ses lèvres
hésitaient à sourire. Puis il dit, presque trop sérieusement :
— Devons-nous rappeler d’autres élèves, monsieur Landor ?
— Rappeler, non. Mais j’aimerais m’entretenir avec un certain
Loughborough, s’il vous plaît.
Cela prit un peu plus de temps. Le déjeuner terminé, Loughborough se
trouvait en classe de sciences naturelles et de philosophie expérimentale
quand tomba l’appel. Comme il était debout devant le tableau noir, il crut
que le Ciel lui venait en aide. Il dut cesser d’y croire lorsqu’on le fit entrer
dans le mess et qu’il aperçut le capitaine, bras croisés sur la table… Puis il
me vit et je me demande bien ce qu’il pensa alors ? C’était un gars du
Delaware, aux jambes et aux bras courts, de petits beignets à la place des
joues, et des yeux d’obsidienne, luisants, qui semblaient regarder en dedans
plutôt qu’au-dehors.
— Monsieur Loughborough, lui dis-je. Vous étiez le camarade de
chambrée de M. Fry, je crois bien.
— Oui, monsieur. En première année.
— Vous vous êtes disputés par la suite ?
— Oh ! Je n’appellerais pas ça une dispute, monsieur. Disons que nous
souhaitions emprunter des voies différentes.
— À cause de quoi ?
Un sillon se creusa sur son front.
— Oh, rien de… ça s’est fait tout seul, quoi.
Il plissa les paupières quand retentit la voix du capitaine.
— Monsieur Loughborough. Si vous détenez des informations
concernant Leroy Fry, vous êtes prié de les divulguer séance tenante.
J’admets que j’étais désolé pour ce garçon. Si c’était réellement un
moulin à paroles, comme le prétendait Poe, il devait beaucoup souffrir
d’être à court de mots.
— Eh bien voilà, monsieur, dit-il. Quand j’ai su ce qui lui était arrivé, un
curieux incident m’est revenu à l’esprit.
— Cet incident, quand s’est-il produit ?
— Il y a longtemps, monsieur. Cela fait deux ans.
— Pas si longtemps que ça. Allez-y.
Alors il déclara :
— Allez vous faire voir, je dirai rien !
Non, pas du tout. Voici en réalité ce qu’il nous apprit :
— Cela s’est passé un soir de mai.
— De mai mille huit cent vingt-huit ?
— Oui, monsieur. Je m’en souviens parce que ma sœur m’avait écrit
pour me dire qu’elle allait se marier avec Gabriel Guild, et la lettre est
arrivée ici une semaine avant la cérémonie, et je devais lui répondre chez
mon oncle à Dover, parce que je savais qu’elle passerait chez lui une
semaine après la noce, qui avait lieu la première semaine de juin…
— Merci, monsieur Loughborough (il avait retrouvé l’inspiration).
Venons-en à l’incident lui-même, voulez-vous ? Dites-nous en quelques
mots ce qui s’est produit ce soir-là.
La tâche était assignée : il pouvait filer droit.
— Leroy a fichu le camp.
— Où ça ?
— Je ne sais pas, monsieur. Il m’a seulement demandé de le couvrir de
mon mieux.
— Il est revenu le lendemain matin ?
— Oui, monsieur. Mais il a manqué à l’appel et il s’est fait pincer.
— Il ne vous a jamais dit où il était passé ?
— Non, monsieur. (Il jeta un regard en biais à Hitchcock.) Il paraissait
tout de même un peu gêné, par la suite.
— Gêné ?
— Je ne dis que ça, parce que même s’il était timide au premier abord,
c’était pas si dur de le faire parler une fois qu’on le connaissait un peu.
Seulement, là, il ouvrait plus la bouche, ce qui n’est pas si grave, sauf qu’il
était gêné rien qu’à me regarder. Je lui ai demandé plein de fois si je l’avais
vexé ou quelque chose, et il disait que non, j’y étais pour rien. Alors je lui ai
demandé – puisqu’on avait été très copains – la faute à qui c’était.
— Et il ne vous l’a pas dit ?
— En un mot comme en cent : non. À part un soir, c’était en juillet, il a
lâché que… qu’il fréquentait des gars un peu louches.
Je répétai après lui :
— Des gars un peu louches ? C’est le terme qu’il a employé ?
— Oui, monsieur.
— Il ne vous a pas dit en quoi ils étaient louches ?
— Non, monsieur. Je lui ai rappelé, bien sûr, que s’il se passait des
choses pas régulières, il était tenu de les signaler.
Là-dessus, l’apprenti soldat décocha un sourire à Hitchcock, pour
approbation, mais celui-ci ne broncha pas.
— Ces « gens », étaient-ce d’autres élèves, monsieur Loughborough ?
— Il ne l’a jamais précisé. Mais je pense que oui, monsieur. À part les
autres élèves, je vois pas qui on peut fréquenter ici. À moins que Leroy,
évidemment, soit allé voir du côté des bombardiers.
Je côtoyais West Point depuis assez longtemps pour savoir qu’on
appelait « bombardiers » un régiment d’artilleurs logé à l’Académie avec
les élèves-officiers. Ces derniers les considéraient comme une jolie fille de
fermier considère une vieille mule : nécessaire, mais sans rien d’attrayant.
Quant aux bombardiers, ils les trouvaient bien dorlotés, les petits coqs de
Thayer.
— Donc, monsieur Loughborough, malgré tous vos efforts, vous n’avez
pas réussi à en savoir plus. Et, le temps passant, vous avez… emprunté des
voies différentes, dites-vous ?
— C’est ainsi, monsieur. Il évitait la chambrée, on n’allait plus se
baigner ensemble. Il ne venait même plus au bal. Et puis il s’est mis avec
les bigots, pendant un moment.
Je voyais les mains d’Hitchcock, sur son bureau, glisser toujours plus
loin l’une de l’autre.
— Voilà qui est curieux, dis-je. Il s’est rapproché de la religion ?
— Euh… pour autant que je sache, il a toujours eu la foi, monsieur.
Mais j’ai pas l’impression que ça ait duré très longtemps, avec eux. Ça
l’ennuyait quand même d’aller à la messe. M’enfin, après, il fréquentait
d’autres gars, moi je faisais partie de ceux d’avant, et, et… voilà, c’est
comme ça, monsieur.
— Ces autres gars ? Vous connaissez leurs noms ?
Cinq noms, il n’en trouva pas plus, et ces cinq-là étaient dans le groupe
que nous venions d’interroger.
Loughborough répéta plusieurs fois qui ils étaient, tartinant ses portraits
d’anecdotes sans intérêt… Quand finalement Hitchcock leva une main pour
demander :
— Pourquoi ne vous êtes-vous pas présenté plus tôt ?
Interrompu au milieu d’une phrase, le jeune homme balbutia :
— Eh bien, mon capitaine, parce que… je pensais que ça manquait
d’intérêt. Et c’est bien vieux, tout ça.
— Nous vous remercions tout de même, monsieur Loughborough, dis-
je. S’il vous revient en mémoire quelque chose d’intéressant, n’hésitez pas,
cette fois.
Le troisième année me salua, claqua des talons devant Hitchcock et se
dirigea vers la porte. Il s’arrêta avant de sortir.
— Oui ? dit l’officier.
— Mon capitaine, j’ai une question en tête depuis un moment. Rapport à
la morale, et ça me turlupine.
— Oui ? répéta Hitchcock.
— Quand un gars se rend compte qu’un de ses copains a du tracas, et
que le copain finit dans un drôle, euh… d’état. Enfin, bon, mon dilemme,
c’est : est-ce que le premier gars doit se sentir responsable ? Il peut se dire
que, s’il avait été plus attentif, alors le copain serait peut-être encore là, et
tout serait pour le mieux, quoi ?
Hitchcock se pinça le lobe de l’oreille.
— Selon moi, monsieur Loughborough, dans cette hypothèse, votre
gaillard a la conscience tranquille. Puisqu’il a fait tout son possible.
— Merci, mon capitaine.
— Autre chose ?
— Non, mon capitaine.
Loughborough avait presque un pied dans le couloir quand Hitchcock
tira à bout portant :
— La prochaine fois que vous vous présenterez à un officier, monsieur
Loughborough, vous voudrez bien boutonner votre tunique jusqu’en bas.
Vous avez un blâme.
Selon le gentlemen’s agreement qui me liait à l’Académie, j’étais censé
tenir des réunions régulières avec Hitchcock. Seulement, cette fois-là,
Thayer demanda à participer.
Nous le retrouvâmes dans son salon privé. Molly nous apporta des petits
pains de maïs et des friands ; Thayer servit le thé ; l’horloge à balancier
comptait les secondes ; les rideaux, rouge bordeaux, gardaient le soleil
dehors. L’horreur, Lecteur.
Vingt bonnes minutes s’écoulèrent avant qu’on n’osât aborder le sujet
qui nous concernait Puis on me posa de vagues questions sur les progrès de
mon enquête. Enfin, à quatre heures quarante-sept précisément, Thayer
reposa sa tasse de thé et joignit ses mains sur ses genoux.
— Monsieur Landor, dit-il. Pensez-vous toujours que Leroy Fry ait été
assassiné ?
— Je le pense.
— Le moment approche-t-il où nous découvrirons le meurtrier ?
— Je ne le saurai qu’à ce moment-là.
Il réfléchit un instant. Puis, après avoir picoré trois miettes de son petit
pain :
— Êtes-vous toujours d’avis que les deux crimes soient liés ? Le
meurtre et la mutilation ?
— Eh bien, à ce propos, j’affirmerai seulement qu’on ne peut voler le
cœur d’un homme que s’il vous laisse le prendre.
— Ce qui veut dire ?
— Colonel, quelle est selon vous la probabilité que, par une même nuit
d’octobre, ce pauvre Leroy Fry ait été la victime de deux individus
distincts ?
De toute évidence, Thayer s’était déjà posé la question. L’entendre,
cependant, par ma bouche était une autre affaire. Je vis ses commissures
s’enfoncer de chaque côté de la sienne.
— Bon, dit-il, plus calme. Vous partez du principe qu’un seul homme a
commis les deux crimes.
— Un homme et son complice, peut-être. Mais disons un seul, pour
l’instant. Il faut bien commencer par quelque chose.
— Et, sans l’apparition de M. Huntoon, cet homme aurait aussitôt
arraché le cœur de Fry ?
— On peut le supposer.
— Il en aurait donc été empêché – arrêtez-moi si je vais trop loin –, c’est
pourquoi il aurait ensuite pris le risque de dérober le corps à l’hôpital, afin
de poursuivre son œuvre malsaine ?
— Supposons-le aussi.
— Cet homme dont on parle, peut-il être l’un de nous ?
Hitchcock se leva brusquement et se planta devant moi comme s’il
voulait m’empêcher de prendre la fuite.
— C’est que nous aimerions savoir, le colonel et moi, si d’autres élèves
sont susceptibles de tomber dans les grilles de ce fou.
— Cela précisément, je ne pourrais vous le dire. J’en suis bien désolé.
Ce qu’ils acceptèrent sans trop ciller. Ils eurent presque l’air de me
plaindre – tant j’étais ignorant Après s’être resservi du thé, ils passèrent à
des questions de moindre importance. Par exemple, qu’avais-je fait de la
boulette de papier délogée du poing de Leroy Fry ? (Je leur dis que je
travaillais dessus.) Souhaitais-je m’entretenir avec les membres du corps
enseignant ? (Oui, tous les professeurs qui l’avaient eu dans leur classe.) Et
d’autres élèves encore ? (Oui, tous ceux qui l’avaient connu.)
Le salon fut bientôt plongé dans un silence mortel, ponctué par le tic-tac
de la pendule. Nos bouches n’avaient plus rien à dire, et j’entendis mon
cœur qui s’agitait au fond de ma poitrine. Tchou-poum, tchou-poum.
— Vous ne vous sentez pas bien, monsieur Landor ?
J’essuyai les gouttes de sueur qui perlaient à mes tempes.
— Gentlemen, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’ai un service à
vous demander.
— Nous vous écoutons, monsieur Landor.
Ils pensaient sans doute que j’avais besoin de prendre l’air, ou de me
passer un linge frais sur la figure. Voici ce que je leur révélai :
— Je souhaiterais prendre un de vos élèves comme assistant.
Je savais, en le disant, que j’exagérais. Dès le début de nos relations,
Thayer et Hitchcock avaient soigneusement tracé une frontière entre le
camp des civils et le camp des militaires. Et voilà que j’étais prêt à saper
leurs efforts, et oh, ce qu’ils le prenaient mal ! Les têtes se relevèrent, les
tasses claquèrent sur les soucoupes, ils commencèrent à égrener un long
chapelet d’arguments tout aussi rationnels les uns que les autres… je dus
couvrir mes oreilles de mes mains pour qu’ils arrêtent.
— S’il vous plaît, gentlemen ! Tâchez de me comprendre ! Ces
fonctions d’assistant n’auront rien d’officiel. Je cherche quelqu’un qui soit
en position d’écouter, d’observer ce que font ses condisciples. Une taupe, si
vous préférez. Et de mon point de vue, moins on le saura, mieux cela sera.
Hitchcock me dévisageait d’un regard brûlant. Il dit soudain de sa voix
douce :
— Quelqu’un qui vous serve d’espion, en quelque sorte ?
— Qui nous serve d’espion. Cela ne devrait pas entacher l’honneur des
armées, quand même ?
Ils résistaient encore. Hitchcock prêtait une attention démesurée à sa
tasse de thé. Thayer brossait sans cesse quelque récalcitrante peluche sur sa
manche bleue.
Je quittai mon siège et, d’un pas vigoureux, partis à l’autre bout de la
pièce.
— Gentlemen, j’ai à cause de vous les mains liées. Je n’ai pas le droit de
circuler librement parmi vos élèves, je ne peux leur parler sans votre
autorisation, on m’interdit ceci, on m’interdit cela. Et même si je le
pouvais… (Je levai la main pour repousser une objection de Thayer.) Même
si je le pouvais, où cela me mènerait-il ? À défaut d’autre chose, ces jeunes
gens savent garder leurs secrets. Et sauf le respect que je vous dois, colonel,
vos méthodes en sont la cause. Donc, pour percer ces secrets, il me faut l’un
d’entre eux.
Le croyais-je vraiment ? J’ai parfois constaté que, dès lors qu’on les
exprime, nos croyances peuvent passer pour la réalité. Au moins Thayer et
Hitchcock étaient-ils pour l’instant muets.
Fort lentement, ils se rangèrent à mon avis. Je ne sais plus lequel des
deux fit un geste le premier, bien que timidement, mais ils y vinrent. Je les
assurai que notre précieuse recrue ne manquerait ni aux revues, ni aux
manœuvres, qu’elle remplirait comme d’habitude toutes ses obligations,
que ses études n’en seraient pas affectées. Je leur expliquai que l’intéressé
gagnerait au change, qu’il acquerrait une expérience précieuse dans le
renseignement, laquelle se révélerait fort utile par la suite. Médailles,
rubans… tout un avenir radieux !
Oui, ils en convinrent. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils étaient
enthousiastes mais, quelques minutes plus tard, ils commencèrent à
catapulter des noms comme des balles de croquet. Clay Junior, peut-être ?
Ou bien Du Pont ? Ou encore Kibby, qui était la discrétion incarnée, voire
Ridgely, aux ressources insoupçonnées…
J’avais repris ma place et, affichant un sourire laiteux, je me penchai
vers eux, un petit pain de maïs en main.
— Que diriez-vous de l’élève Poe ? leur demandai-je.
Je crus d’abord, à leur silence, qu’ils n’en reconnaissaient pas le nom. Je
me trompais.
— Poe ?!

Leurs objections étaient presque trop nombreuses pour les considérer


toutes. Prenons d’abord celle-ci :
Poe était un première année qui n’avait passé aucun examen. Ensuite :
s’il n’était pas ici depuis bien longtemps, il s’était déjà fait remarquer pour
indiscipline. (Un frémissement, là.) Il avait manqué à la revue de sa classe,
à la parade du soir, à la relève de la garde. Il avait fait preuve, en plusieurs
occasions, d’une certaine insolence. Son nom était apparu le mois dernier
sur la liste des récidivistes… dans le peloton de tête, même… Il était
actuellement classé…
— Soixante et onzième, lâcha Thayer. Sur une classe de quatre-vingts.
Préférer un simple première année, instable, inexpérimenté, à d’autres
élèves supérieurs par leur rang, leurs résultats et leur comportement
reviendrait à donner un très mauvais exemple… à créer un précédent… sans
précédent…
Je les écoutai jusqu’au bout – ils insistaient, ces militaires – puis, une
fois qu’ils eurent terminé, je répondis :
— Gentlemen, laissez-moi vous rappeler une chose. De par sa nature
même, cette mission ne peut être confiée à quelqu’un d’un rang plus élevé.
Les élèves de dernière année – enfin, ils sont sous votre autorité directe,
n’est-ce pas ? Au rapport, comme vous dites. Donc, si j’avais un secret à
confier, ce n’est pas eux que j’irais voir. Je leur préférerais un… Poe.
Thayer fit alors un geste étrange : il tira tellement fort sur le bord de ses
paupières qu’il découvrit la peau rouge en dessous.
— Monsieur Landor, dit-il, c’est tout à fait contraire au règlement.
— Ce qui nous lie n’est pas très réglementaire non plus ?
J’ajoutai, un rien abrupt :
— C’est Poe qui m’a parlé de ce Loughborough. Parce qu’il a un sens
aigu de l’observation. Une certaine forfanterie de langage, aussi. Mais j’ai
l’esprit de discernement.
La voix d’Hitchcock, étouffée, stupéfaite :
— Vous croyez réellement que ce Poe a les qualités requises ?
— Foncièrement, je n’en sais rien. Il semble avoir certaines dispositions.
Voyant la moue dubitative de Thayer, je précisai :
— Et s’il ne les a pas, ces qualités, eh bien on prendra un de vos Clay,
ou Du Pont, et on fera affaire.
Hitchcock avait les mains devant la bouche, de sorte que, lorsqu’il parla,
on avait l’impression qu’il voulait ravaler ses mots :
— D’un point de vue strictement scolaire, Poe est assez doué. Même
Bérard le trouve intelligent.
— Ross aussi, admit Thayer, maussade.
— On peut également avancer que, comparé aux autres novices, il n’est
pas complètement immature. Sans doute ses états de service lui confèrent-
ils quelque assurance.
Et donc, cet après-midi-là, j’appris enfin quelque chose.
— Poe a servi dans l’armée ? demandai-je.
— Oui, trois ans, semble-t-il, avant d’arriver ici.
— Je suis un peu surpris, gentlemen. Il s’est présenté comme un poète !
— Oh, c’en est un, dit Hitchcock avec un sourire triste. J’ai l’honneur de
posséder deux de ses recueils.
— Sont-ils intéressants ?
— Pour ce qui est de la rime, oui, mais pour la raison… Et pour autant
que j’en puisse juger avec mes pauvres facultés intellectuelles… Il a dû
avaler des doses massives de Shelley à un âge précoce…
— S’il n’avalait que ça… marmonna Thayer.
Vous m’excuserez, Lecteur, d’avoir pâli à cette dernière remarque. Car à
peine vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis que j’avais vu l’élève
Poe quitter en titubant la taverne de Benny Havens. Je n’aurais donc pas été
surpris que Thayer ait posté ses espions autour de celle-ci, derrière chaque
tronc et sous chaque branche.
— Au moins cette affaire de poésie n’est pas une faribole, dis-je plus
rapidement. Je trouve qu’il ne manque pas d’imagination, ce M. Poe. Il sait
se rendre intéressant.
— Un intrigant, renchérit Hitchcock. Trois personnes l’ont entendu dire
qu’il serait le petit-fils de Benedict Arnold.
Délirant ! Suffisamment pour qu’un éclat de rire jaillisse du fond de ma
gorge, perturbant la moiteur de ce salon feutré. Raconter ce genre de chose
ici… À la fin du siècle précédent, Arnold avait tenté de prendre le
commandement du fort de West Point pour le livrer aux Britanniques… Il y
serait arrivé si l’on n’avait pendu le commandant André, associé à son
entreprise. Ah, il fallait un certain aplomb de la part de Poe !
Ce n’était sûrement pas avec cela qu’on s’attirait les grâces de Sylvanus
Thayer. Je vis ses lèvres rétrécir, ses yeux bleus se figer comme la glace
tandis qu’il se tournait vers son subordonné :
— Vous oubliez le plus extravagant : il se prend pour un tueur.
Un silence assez long suivit. Une grimace à la bouche, Hitchcock
hochait la tête en regardant le parquet.
— Il vaudrait mieux ne pas le croire, dis-je. Je l’ai vu, ce jeune
homme… il serait incapable d’attenter aux jours de… d’un…
— Si je le croyais, lâcha Thayer, il n’aurait pas été admis à l’Académie
militaire des États-Unis, je vous le garantis.
Il but les dernières gouttes amères de sa tasse de thé.
— Monsieur Landor, la question est de savoir si vous, vous le croyez.
La tasse lui échappa des mains, rebondit sur ses genoux et il se pencha
pour la ramasser. Étouffant un bâillement, il poursuivit :
— Si vous tenez tant à vous assurer ses services, vous pourrez peut-être
la lui poser.
Le récit de Gus Landor
8

Le 30 octobre 1830

Le terrain étant déblayé, il ne restait plus qu’à reprendre contact avec ce


M. Poe. Hitchcock voulait l’emmener dans les combles pour une séance
secrète. Moi, je préférais le rencontrer au vu de tous pour que rien ne
transparaisse de nos intentions. Ainsi donc, le samedi matin, je me rendis
avec Hitchcock, sans nous être annoncés, au premier cours de sa classe,
donné par un certain Claudius Bérard.
Français de naissance, ce M. Bérard était un prince de l’évasion. Jeune
homme au temps de Napoléon Ier, il s’était soustrait au service militaire par
des moyens civilisés : il avait engagé quelqu’un pour le remplacer. L’idée
s’était révélée excellente jusqu’à ce que, dans un moment d’inadvertance, le
remplaçant prenne en Espagne un boulet de canon dans la figure. Alors
M. Bérard avait été rappelé sous les drapeaux. Futé, il avait disparu sans
demander son reste et, arrivé de l’autre côté de l’Atlantique, s’était
improvisé professeur de français, d’abord au Dickinson College puis – mais
si – à l’Académie militaire des États-Unis. Fuyez tant que vous voudrez,
l’armée finira par vous rattraper. Dans ce cas, avait-il dû penser, autant
effectuer son service dans les Hudson Highlands, devant ces jeunes
Américains qui se feront un plaisir de massacrer la langue de Molière.
Pourtant, n’était-ce pas une épreuve plus pénible, et de loin, que celles
auxquelles il avait échappé ? Bref, M. Bérard était un homme qui doutait, et
un point d’interrogation dansait toujours dans ses pupilles, quand le reste de
son corps était parfaitement immobile.
Cela ne l’empêcha pas de se lever, promptement, lorsque le capitaine
entra. Sur leurs bancs sans dossier, ses élèves aussitôt l’imitèrent. Hitchcock
leur fit signe de se rasseoir, me montra le banc libre à côté de la porte.
M. Bérard se renfonça dans son fauteuil et, sous des paupières veinées
de bleu, jeta un regard méprisant au pauvre première année qui, isolé au
milieu de la salle, lorgnait sur un in-quarto relié de cuir rouge.
— Continuez, monsieur Plunkett, dit le Français.
Et le malheureux étudiant de repartir dans cette prose aussi
broussailleuse qu’exotique :
— Il arriva à une auberge où il mangea un solide repas de pain et de
poison.
— Ah, monsieur Plunkett, dit son instructeur. Cela ne serait pas
comestible, même pour vous. Fish se dit poisson, voyez-vous, pas poison.
Le susnommé rectifia et se préparait à continuer quand la main blanche
et boudinée du maître l’en empêcha.
— Il suffit. Reprenez place, je vous prie. La prochaine fois, vous feriez
bien d’étudier un peu mieux vos prépositions. Votre note sera 1,3.
Trois autres victimes se cassèrent après lui les dents sur l’ouvrage en
question et furent notées respectivement 2,5 ; 1,9 ; et 2,1. Suivies par deux
condisciples qui, au tableau noir, s’échinèrent sur les conjugaisons, sans
trop de résultat. Aucun ne parlait un mot de français. S’ils apprenaient cette
langue, c’était pour comprendre des ouvrages de stratégie militaire, et ces
pauvres garçons se demandaient sûrement pourquoi ils perdaient leur temps
avec le pain et le poison, au lieu d’étudier l’Art de la guerre du général
Jomini. S’il revenait à M. Bérard de plaider pour Voltaire et Lesage, il
semblait trop las pour cela. Une fois seulement, dix minutes avant la fin du
cours, il jugea bon de se réveiller. À savoir que, joignant les deux mains, il
haussa légèrement le ton :
— Monsieur Poe, je vous prie.
Tout au fond de la classe, une tête se redressa, suivie d’un corps qui se
mit au garde-à-vous.
— Monsieur Poe, voulez-vous, s’il vous plaît, nous traduire le passage
suivant du chapitre II de Gil Blas de Santillane ?
En trois pas, M. Poe alla se placer au milieu de la pièce – devant Bérard,
ses camarades autour de lui, et sous l’œil du capitaine. Il était maintenant le
centre d’intérêt et ne l’ignorait pas. Il rouvrit l’ouvrage, se racla la gorge –
deux fois – et commença :
— On me prépara des œufs. Pendant qu'on les accommodait, j’engageai
la conversation avec la serveuse, que je n'avais point encore regardée. Elle
avait une allure charmante…
Aussitôt, deux choses apparurent nettement D’abord, son niveau de
français était bien supérieur à celui des autres. Ensuite, il voulait que sa
traduction de Gil Blas fit date pour les générations à venir.
— Il s’approcha de moi d’un air avenant : Seigneur écolier, me dit-il, je
viens d’apprendre que vous êtes le seigneur Gil Blas de Santillane, la
fierté – ou dirons-nous plutôt – l’ornement d’Oviedo et le phare – non,
pardon – le flambeau de la philosophie.
Il se prenait si bien au jeu – mâchant ses mots, les mains en
mouvement – que je mis un certain temps à voir que Bérard changeait
d’expression. Il souriait, certes, toutefois la dureté féline de son regard me
fit penser qu’un piège venait de se refermer. J’eus bientôt la confirmation
souhaitée quand les premiers gloussements idiots retentirent sur les bancs.
— Est-il bien possible que vous soyez ce savantissime, ce bel esprit dont
la renommée est si grande en ce pays ? Vous ne savez pas, poursuivit-il en
s’adressant à l’hôte et à l’hôtesse, vous ne savez pas ce que vous possédez.
Les ricanements redoublaient. On se gaussait.
— Vous avez un trésor dans votre demeure !
Ici on se donnait un coup de coude. Là on se mordait le poignet.
— Vous voyez dans ce gentleman la huitième merveille du monde !
On haletait, on s’esclaffait, mais Poe, loin de se décourager, couvrait
d’une voix puissante les autres autour de lui.
— Puis, se tournant de mon côté, et jetant ses bras autour de mon cou :
Excusez mes transports, ajouta-t-il, je ne suis point maître…
Lorsqu’il s’interrompit enfin, ce fut pour restituer avec force les derniers
mots du passage :
— … de la joie absolue que me procure votre présence !
Bérard souriait gentiment pendant que ses élèves couinaient, voire
hurlaient franchement. Avec un tel chahut, le toit serait bientôt tombé sur
leurs têtes si le capitaine Hitchcock n’avait émis un léger toussotement –
court, furtif, à peine audible à mes oreilles. Le silence revint
instantanément.
— Merci, monsieur Poe, dit Bérard. Comme d’habitude, vous êtes bien
au-dessus de la traduction littérale. Je vous suggère cependant, à l’avenir, de
laisser les fioritures à un Smollett, par exemple. Je reconnais quand même
que vous avez saisi l’essence de ce passage. Votre note sera 2,7.
Poe ne répondit rien. Il restait là, au centre de la pièce, le regard brûlant,
la mâchoire de travers.
— Allez vous rasseoir, monsieur Poe.
Ce qu’il fit, d’un pas lent et raide, sans se soucier de personne.
Une minute plus tard, les tambours battaient le rassemblement pour le
déjeuner. Aussitôt les élèves repoussèrent leurs ardoises, firent claquer leurs
shakos et se levèrent. Hitchcock attendit que la file s’engage dans le couloir
pour ordonner :
— Monsieur Poe, je vous prie.
Ce dernier se figea si vite que son camarade derrière lui dut faire un pas
de côté pour éviter la collision.
— Mon capitaine ?
Les paupières plissées, il nous dévisageait en tripotant la visière noire de
sa casserole. Ses mains étaient couvertes de craie blanche.
— Pourrions-nous nous parler un instant, s’il vous plaît ?
La bouche parfaitement droite, Poe approcha en regardant le dernier
élève qui passait la porte.
— Vous pouvez vous rasseoir.
Hitchcock, je le remarquai, avait pris une voix particulièrement douce en
lui indiquant un des bancs. Peut-être est-il difficile de s’adresser sèchement
à quelqu’un qui vous a confié deux recueils de sa poésie.
— M. Landor requiert deux minutes de votre temps, dit le capitaine.
Vous éviterez la formation du déjeuner, et vous viendrez au réfectoire quand
il vous libérera. Avez-vous encore besoin de moi, monsieur Landor ?
— Non, je vous remercie.
— Eh bien, au plaisir, gentlemen.
Je ne m’y attendais pas : voilà que le bon capitaine se retirait. Bérard le
suivit au-dehors, nous laissant seuls dans la petite salle au plancher
recouvert de sciure. Assis sur nos bancs, nous regardions droit devant nous,
comme des quakers au culte.
— Voue interprétation était fort courageuse, dis-je finalement. Dans les
deux sens du terme.
— Courageuse ? Je faisais simplement ce qu’on me demandait.
— Je parierais gros que vous connaissez Gil Blas depuis longtemps.
Je vis du coin de l’œil sa bouche s’étirer peu à peu.
— Vous jubilez, monsieur Poe.
— Je pense à mon père, rien de plus.
— Poe Senior ?
— Allan Senior, dit-il. Cette brute mercantile. Il m’a surpris un jour –
oh, il y a des années – à lire Gil Blas dans son salon. Voulait savoir
pourquoi je perdais mon temps avec ces sornettes. Et je me retrouve
maintenant… (D’un geste, il désigna la pièce et au-delà.)… chez ces
messieurs du génie, où un Gil Blas est roi.
Il agita ses doigts sous un bref sourire, puis :
— Évidemment, la traduction de Smollett ne manque pas de charme,
mais il en rajoute tant et plus, n’est-ce pas ? Si j’en trouve le temps cet
hiver, je rédigerai ma propre version. Et j’offrirai le premier exemplaire à
M. Allan.
J’arrachai une chique de tabac dans ma blague et la fourrai dans ma
bouche. Son goût fort et sucré jaillit contre ma joue en faisant frémir mes
dents noires.
— Au cas où un de vos camarades vous poserait la question, voudrez-
vous bien lui dire que je vous interroge comme les autres ? Qu’il s’agit de
vos relations avec M. Fry ?
— Il n’y a pas eu de relations, je ne le connaissais pas.
— On m’aura induit en erreur, dans ce cas, ce qui est fort malheureux.
Alors nous aurons préféré en rire, vous et moi, et nous nous serons quittés
bons amis.
— S’il ne s’agit pas de m’interroger, qu’est-ce donc ?
— Une proposition. De travail.
Il me regarda droit dans les yeux. Sans un mot.
— Avant de poursuivre, lui expliquai-je, je suis censé vous informer
que – voyons… – « cet exercice particulier fera l’objet d’une évaluation au
même titre que l’ensemble de vos activités scolaires ». Oh, et « au cas où
vous ne seriez pas à la hauteur de cette mission, vous pourriez en être relevé
sans préavis ».
Je l’observai une seconde avant d’ajouter :
— Voilà ce que le colonel Thayer et le capitaine Hitchcock voulaient
vous faire comprendre.
Leurs noms produisirent l’effet escompté. J’ai l’impression que, la
première année, la plupart des élèves s’estiment indignes de l’attention de
leurs supérieurs – Poe comme les autres, même avec ses prétentions. Leur
point de vue change par la suite, lorsqu’ils se rendent compte que c’est
exactement le contraire.
— Il faut également prendre en compte que vous ne serez pas payé. On
vous interdira de vous vanter d’avoir été choisi. Vos camarades ne devront
rien savoir de cette mission avant qu’elle arrive à son terme, sinon bien
après. Ils vous maudiraient d’ailleurs si on les mettait au courant.
Il afficha un sourire paresseux. Ses yeux gris étincelaient.
— Une telle offre est irrésistible, monsieur Landor. Continuez.
— Monsieur Poe, quand j’étais commissaire à New York, il n’y a pas si
longtemps, j’avoue que j’utilisais toutes sortes d’informations. Pas celles
qu’on lit dans les journaux, non, celles que les gens vous apportent. Des
gens pas nécessairement fréquentables. Pas de ceux qu’on inviterait à dîner
ou au théâtre. Pas de ceux avec qui on se montre en public. Non : c’était
pour la plupart des criminels endurcis – des voleurs, des receleurs, des
fripouilles. Des gens qui, pour trois cents, vendraient à la criée leurs
parents, leurs enfants – qui s’inventeraient même des mères qu’ils n’ont
pas. Seulement, je ne connais pas un seul policier qui travaille sans ces
gens.
Le menton posé sur ses mains jointes, Poe m’écoutait attentivement.
Puis, prononçant distinctement chaque syllabe, comme si l’écho allait les
lui renvoyer, il répondit :
— Vous voulez me transformer en indicateur.
— En observateur, monsieur Poe. Ce que vous êtes déjà.
— Et je suis censé observer quoi ?
— Cela, je ne peux vous le dire.
— Comment cela ?
— Parce que je ne le sais pas moi-même, pour l’instant.
Me relevant, je me dirigeai vers le tableau noir.
— Me permettez-vous de vous raconter une histoire ? Quand j’étais
petit, mon père m’avait emmené dans l’Indiana assister à un rassemblement
religieux. Dans un sens, il cherchait certaines informations, lui aussi. C’était
la nuit, il y avait de très jolies filles qui sanglotaient, qui gémissaient, qui
hurlaient à se briser les cordes vocales. Ce raffut qu’elles faisaient ! Le
prédicateur – un beau gentleman respectable – arrivait à les mettre dans un
tel état qu’elles finissaient par s’écrouler comme des quilles, ou comme des
arbres sous la foudre. Je m’étais dit qu’elles avaient bien de la chance qu’on
leur tende les bras, à ce moment-là, parce qu’elles ne regardaient pas où
elles tombaient. Toutes sauf une, différente des autres. Avant de s’évanouir,
elle avait jeté un coup d’œil sur le côté. Elle voulait savoir, voyez-vous, qui
allait la rattraper. Et qui était l’heureux élu ? Eh bien, le bon prédicateur,
évidemment ! Qui l’accueillait, les bras ouverts, dans le royaume de Dieu !
Je passai une main sur la surface râpeuse du tableau.
— Six mois plus tard, le pasteur se cavalait avec elle. Non sans avoir
pris soin, d’abord, de tuer sa femme. La bigamie lui étant bien sûr interdite.
Ils se sont fait pincer à quelques kilomètres de la frontière canadienne.
Personne ne les soupçonnait d’être amants. À part moi, je suppose… mais
je ne le savais pas, je l’avais seulement vu. Sans comprendre encore ce que
je voyais.
Me retournant, je trouvai Poe qui m’observait avec un sourire glacial.
— Et à cet instant-là, dit-il, une vocation est née.
J’étais sensible à cela : quand je leur parlais en tête à tête, les autres
élèves me témoignaient un respect et une admiration analogues à ceux
qu’ils éprouvaient pour le capitaine Hitchcock. Poe jamais. Dès le début,
nos relations prirent un aspect… non pas familier – familial conviendrait
mieux.
— Puis-je vous poser une question ? lui dis-je. Quand vous avez repris
votre place dans la file, l’autre jour…
— Oui ?
— Cet élève en queue du cortège, qui marchait seul. C’est un ami à
vous, un camarade de chambrée, peut-être ?
Il ne répondit pas tout de suite.
— De chambrée, oui.
— Je m’en doutais. Parce qu’il s’est tourné vers vous, voyez-vous,
quand vous l’avez rejoint. J’ai eu comme l’impression qu’il vous attendait.
Est-ce un de vos intimes, monsieur Poe, vous doit-il quelque chose ?
Il renversa la tête en arrière et fixa le plafond.
— Les deux, admit-il avec un soupir. Je lui rédige ses lettres.
— Ses lettres ?
— Jared, c’est son nom, a une amoureuse dans son trou perdu de
Caroline du Nord. Ils sont fiancés, projettent de se marier quand il sera
diplômé. Cela viendrait-il à se savoir, Jared risquerait l’exclusion.
— Pourquoi lui écrivez-vous ses lettres, alors ?
— Oh, il est à moitié illettré. Il ne reconnaîtrait pas un complément
d’objet même s’il lui mordait le nez. En revanche, monsieur Landor, il a
une jolie écriture. Je lui torche quelques billets doux*, et il se contente de
les recopier.
— Et elle croit que c’est lui ?
— Je prends toujours soin d’insérer une phrase maladroite et quelques
fautes d’orthographe. C’est une sorte d’exercice de style, quoi.
Je m’assis à côté de lui sur son banc.
— Comprenez-vous, monsieur Poe ? J’ai appris une chose très
intéressante aujourd’hui. Pour la seule raison que j’ai vu un individu tourner
la tête vers vous. De la même façon que vous aviez surpris Loughborough à
se tromper dans ses pas.
Il grogna en regardant ses bottes. Puis, comme s’il parlait tout seul :
— On se sert d’un élève pour en attraper un autre.
— Sauf que, pour l’instant, nous ne savons pas si le criminel est un
élève. Mais cela serait bien utile d’avoir quelqu’un dans la place. Et je ne
connais personne qui ferait ça aussi bien que vous. Ni qui aimerait autant se
montrer à la hauteur.
— Jusqu’où puis-je aller, dans ce cas ? Je me contente d’observer ?
— À mesure que nous avancerons, nous saurons mieux ce que nous
cherchons, et vous à quel endroit regarder. Entre-temps, j’ai quelque chose
à vous soumettre. Un bout de papier avec un message incomplet. Voudriez-
vous tenter de déchiffrer ça ? Bien sûr, ajoutai-je, vous devez travailler dans
le plus grand secret. Être aussi précis que possible. On n’est jamais trop
précis.
— A-ha.
— C’est indispensable, d’être précis.
— Hum.
— Et maintenant, monsieur Poe, c’est le moment de me dire oui ou non.
Il se leva, ce qu’il n’avait pas fait pendant tout l’entretien. Alla à la
fenêtre et regarda au-dehors. Je ne sais quels sentiments s’opposaient dans
son esprit, mais je peux affirmer ceci : il savait que, plus longtemps il
garderait cette posture, plus elle ferait effet.
— Oui, dit-il au bout d’un moment.
Il se retourna vers moi avec un sourire tordu :
— C’est un honneur paradoxal, monsieur Landor, mais un honneur tout
de même de vous servir d’espion.
— En tant que chef des services secrets, je suis également très honoré,
répondis-je.
Nous nous serrâmes spontanément la main. Ce fut d’ailleurs l’un des
rares gestes de courtoisie que nous nous autorisâmes sur une longue période
de temps. Et nous relâchâmes prestement cette étreinte, comme si nous
avions déjà enfreint quelque règle.
— Bien, dis-je, je suppose que vous aimeriez déjeuner. Pourquoi ne
nous retrouverions-nous pas demain après la messe ? Pensez-vous être
capable de vous rendre à l’hôtel de M. Cozzen sans que personne ne vous
remarque ?
Il hocha plusieurs fois la tête puis, sans un mot, ajusta sa tunique, coiffa
son shako, prit la direction de la porte.
— Puisse encore vous demander quelque chose, monsieur Poe ?
Il fit un pas en arrière.
— Évidemment.
— Est-il vrai que vous soyez un tueur ?
Se retournant, il afficha un sourire ironique que je n’allais pas oublier de
sitôt. Imaginez, Lecteur, une rangée de dents étincelantes, dansant le long
de ses gencives comme un corps de ballet sur scène.
— Il faudrait être plus précis que cela, monsieur Landor. Beaucoup plus
précis.
Lettre de Gus Landor
à Henry Kirke Reid

Le 30 octobre 1830

Monsieur Henry K. Reid


Détective privé
712 Gracie Street
New York, État de New York.

Mon cher Henry,


Je sais, je n’ai pas donné de nouvelles depuis perpète. Navré. Depuis
notre installation à Buttermilk Falls, je me promets de faire un saut à New
York pour te rendre visite, mais les journées passent, les bateaux remontent
et descendent le fleuve, et Landor reste à quai. Cela viendra peut-être.
Entre-temps, j’ai un travail à te confier. N’aie aucune crainte, j’ai bien
l’intention de te payer, et comme ma demande est urgente, je te paierai
largement.
Si tu l’acceptes, ta mission consiste à réunir autant d’informations que tu
le pourras au sujet d’un certain Edgar A. Poe. Récemment domicilié à
Richmond. Actuellement élève de première année à l’Académie militaire
des États-Unis, après un séjour dans l’armée. Est également l’auteur de
deux recueils de poésies, publiés semble-t-il dans l’indifférence générale. Je
ne dispose pour l’instant que de ces éléments. Je veux donc que tu me
trouves le reste – tout : antécédents familiaux, éducation, emplois, liaisons,
etc. S’il a fait l’imbécile quelque part, débrouille-toi pour le savoir.
Entre autres et surtout : a-t-il jamais été inculpé ? De meurtre, par
exemple.
Comme indiqué, il s’agit de faire vite. Adresse-moi un rapport complet
dans un délai de quatre semaines, et je t’en serai éternellement
reconnaissant… Je me porterai garant de toi à la porte de saint Pierre…
(Inutile de me rendre la pareille !)
Comme d’habitude, tous tes frais sont les miens.
Mon bon souvenir à Rachel ! Profite de ton prochain courrier pour me
parler de cette affaire d’« omnibus » qui menace de défigurer les rues. Ce
que j’entends ici et là laisse clairement indiquer que ce sera la fin, et des
taxis, et de la civilisation. Je t’en supplie, rassure-moi. Je peux me passer de
la civilisation, mais des taxis, tout de même…
Ton dévoué,
Gus Landor.
Lettre à Gus Landor

Le 30 octobre 1830

Cher Monsieur Landor,


Je laisse cette lettre pour vous à votre hôtel en prévision de notre rendez-
vous de demain.
Votre attachement à la précision – en toute chose ! – me pousse à
exhumer un de mes sonnets, que vous trouverez peut-être pertinent. (Je
n’oublie pas, bien sûr, que vous n’avez guère le temps de lire de la poésie –
si, si, je m’en souviens.)

Science ! Vraie fille des Temps Anciens,


Qui transformes toute chose de ton regard perçant !
Vautour ailé des réalités mornes,
Que t’acharnes-tu donc sur le cœur du poète ?
Pourquoi t’aimerait-il, te jugerait-il sage ?
Toi qui sur son chemin te dresses alors
Que, d’une aile indomptée, il s’élève
Pour glaner ses joyaux dans les cieux étincelants ?
Science, n’as-tu point arraché Diane à son char ?
N’as-tu poussé l’Hamadryade hors de son bois
Pour qu'elle se réfugiât sur quelque étoile plus belle ?
N’as-tu point délivré la Naïade du déluge,
L'Elfe du vert gazon, et ne m'as-tu ôté
Le rêve de l’été sous le tamarinier ?
Je me remémore volontiers ces vers quand la géométrie sphérique et
l’algèbre de Lacroix menacent de m’étouffer. (Devrais-je les récrire, je
changerais peut-être le vert de l’avant-dernier… vers, pour un autre
adjectif : vif ? vigoureux ?)
Autant vous avertir, monsieur Landor : j’ai une nouvelle composition à
vous montrer. Bien qu’elle soit inachevée, j’espère que vous trouverez le
temps de la lire et qu’elle profitera pleinement à notre enquête.
Votre fidèle serviteur,
E. P.
Lettre à Edgar Poe,
élève de première année

Le 31 octobre 1830

Monsieur Poe,
J’ai lu votre poésie dans la plus grande joie et – vous voudrez bien
m’excuser – le plus profond ahurissement. Je crains que ces histoires de
Naïade et d’Hamadryade ne dépassent mon entendement. Je regrette
vivement que ma fille ne soit plus là pour me servir de traductrice.
Romantique convaincue, elle connaissait Milton en long, en large et, si j’ose
dire, à l’envers.
J’espère toutefois que mes insuffisances ne vous décourageront pas et
que vous m’apporterez d’autres poèmes, quel que soit leur rapport avec les
choses qui nous concernent. Comme tout le monde, je tiens sûrement à
m’améliorer et ceux qui m’aident seront toujours les bienvenus.
En ce qui concerne la Science, je vous implore toutefois de ne rien
désigner sous ce terme qui se rapporte à moi.

Bien à vous,
G. L.

P.-S. Je vous rappelle aimablement que nous avons rendez-vous cet


après-midi après l’office. Ma chambre porte le numéro 12.
Journal de Poughkeepsie
Colonne des « Brèves »

Le 31 octobre 1830

À l’école de jeunes filles – Les cours de Mme Putnam ont repris le 30


août dans son établissement de White Street. Les trente élèves de la classe
d’anglais, supervisée directement par Mme Putnam, ont été réunis. Il reste
des places en français, musique, dessin et calligraphie. Tous les professeurs
sont de premier ordre.
Comble de l’horreur – Une vache et un mouton appartenant à M. Elias
Humphreys, de Haverstraw, ont été retrouvés vendredi dans un état
pitoyable, la gorge tranchée. M. Humphreys indique qu’un fou a ouvert la
poitrine de ces deux animaux pour en retirer le cœur. Ne restait à la place
qu’un trou béant. L’auteur de ces voies de fait n’a pas été identifié. Une
autre vache appartenant à M. Joseph L. Roy, voisin de M. Humphreys,
aurait subi le même sort. Cette dernière information n’a pu être vérifiée.
Taxe de navigation - Les recettes collectées par les différents canaux de
l’État s’élevaient au 1er septembre à 514 000 $, soit 100 000 $ de plus que
l’année dernière à la…
Le récit de Gus Landor
9

Le 31 octobre 1830

— Des bovins, des ovins ! hurlait le capitaine en brandissant son journal


comme un sabre. Voilà qu’il s’en prend au bétail, maintenant ! Ce forcené
va-t-il sacrifier toute la Création ?
— Euh, dis-je, mieux vaut les vaches que vos élèves.
Hitchcock avait les narines épatées d’un taureau furieux.
Comme il devait être charmant d’être sous ses ordres.
— Je vous en prie, capitaine, ne vous emportez pas. Nous ne pouvons
être sûrs qu’il s’agisse du même homme.
— Ça serait quand même une coïncidence extraordinaire !
— Réjouissons-nous au moins qu’il daigne sévir ailleurs.
Les sourcils froncés, Hitchcock glissait un doigt nerveux sur le fourreau
de son épée de parade.
— Haverstraw n’est pas si loin du camp, dit-il. En un peu plus d’une
heure, un de nos élèves s’y rend ! Bien plus vite s’il nous vole un cheval !
— En effet, approuvai-je. C’est d’un accès aisé pour vos jeunes recrues.
Sans doute voulais-je réellement provoquer ce bon soldat, ce digne
Américain, sinon pourquoi aurais-je ajouté :
— Ou même un officier ?
J’eus pour toute récompense un regard froid et un hochement de tête.
Suivis par une série de questions rapides. Avais-je inspecté la glacière ?
Oui. Qu’y avais-je trouvé ? De la glace. Beaucoup. Quoi d’autre ? Ni cœur,
ni indice d’aucune sorte.
Fort bien, avais-je consulté les instructeurs ? Oui. Que m’avaient-ils
appris ? Ils m’avaient donné les notes obtenues par Leroy Fry en mesurage
et en minéralogie, ils m’avaient confié qu’il aimait les rondelles de pommes
de terre frites et fumées. Avec leurs spéculations, on aurait pu combler
toutes les grottes des Appalaches. Le lieutenant Kinsley m’avait conseillé
d’observer la position des étoiles. Le professeur Church se demandait si
j’avais entendu parler des pratiques sacrificielles chez les druides. Le
capitaine MacKay, chef intendant, m’avait assuré que le vol d’un cœur
humain était un rite d’initiation chez certaines tribus séminoles (quelques-
unes d’entre elles survivant encore).
Hitchcock avala cela entre ses lèvres ourlées, puis régurgita le tout d’un
lent soupir.
— Permettez-moi de vous dire, monsieur Landor, que mon inquiétude
ne cesse de croître. D’abord un jeune homme, ensuite ces deux quadrupèdes
imbéciles. Il doit y avoir un lien entre eux, et je n’en trouve aucun. Malgré
tous mes efforts, je ne comprends pas ce qu’on pourrait faire de tous ces…
— … tous ces cœurs. C’est en effet très curieux. Figurez-vous que mon
jeune ami Poe y voit l’œuvre d’un poète.
— Alors peut-être, dit Hitchcock, tirant ses manches l’une après l’autre
d’un geste sec, serait-il sage de suivre le conseil de Platon et de bannir les
poètes. À commencer par votre Poe.

Il faisait frais et ce dimanche n’en finissait pas. Assis tout seul dans ma
chambre d’hôtel, j’avais relevé le battant de la fenêtre et, en me penchant un
peu, j’apercevais Newburgh puis, au-delà, la chaîne des Shawangunk. Les
nuages s’effilochaient comme un vieux col de chemise, le soleil dessinait un
couloir de lumière sur l’Hudson, et le vent, par à-coups, dévalait les ravins,
imprimant sur les flots de petits tourbillons.
Et tiens, le Palisado n’était pas en retard ! Parti quatre heures plus tôt de
New York, il approchait du débarcadère de West Point. Les passagers
s’étaient rassemblés sur chaque pont, collés comme des amants, accoudés
aux balustrades, tapis sous les marquises. Chapeaux roses, ombrelles
turquoise, plumes d’autruches d’un violet profond – Dieu n’aurait su
composer une palette aussi harmonieuse.
Coup de sifflet, suivi d’un jet de vapeur tandis que les débardeurs
prenaient place le long des passerelles. J’aperçus la minuscule yole qu’on
mettait à l’eau. Bien que chargée de valises et de visiteurs, elle semblait
trembler comme une feuille sous la brise. C’étaient là de nouveaux touristes
pour le royaume de Sylvanus Thayer. Je m’avançai pour mieux voir à quoi
ils ressemblaient…
Et me rendis compte qu’ils me regardaient aussi.
Mais si, ils tendaient le cou vers moi, leurs jumelles de théâtre braquées
sur ma fenêtre. Je quittai mon fauteuil et reculai d’un pas pour les ôter de
mon champ de vision. Pourtant j’eus l’impression qu’ils me poursuivaient
dans ma chambre, et j’étais prêt à refermer fenêtre et persiennes quand
j’aperçus la main – une main humaine, toute seule – qui cherchait un appui
sur le rebord !
Je ne criai pas. Je pense n’avoir même pas bougé. Je me rappelle
seulement avoir été la proie d’une vive curiosité, comparable à celle
qu’éprouve le fantassin en découvrant le boulet de canon qui, une seconde
plus tard, va lui fracasser le crâne. Debout au centre de la pièce, je vis une
deuxième main – jumelle de la première – s’accrocher au cadre. Percevant
ensuite un grognement de taupe, je restai immobile, sans oser respirer,
tandis qu’une casserole en cuir, légèrement de travers, apparaissait au-
dehors. Suivie par une frange humide de cheveux noirs, deux iris d’un gris
intense, deux narines dilatées par l’effort. Ah, et, oui, deux charmantes
rangées de dents, aussi.
Le première année Poe, à mon service.
Sans un mot, il hissa son torse sous le battant relevé… marqua un temps
pour reprendre son souffle… tira ses jambes à l’intérieur, et s’effondra
finalement par terre comme une masse. Il se redressa aussitôt, rangea ses
mèches sous son shako et me gratifia d’une de ces courtes révérences qu’il
affectionnait.
— Veuillez m’excuser d’être en retard, dit-il en haletant. J’espère ne pas
trop vous avoir fait attendre.
J’avais les yeux rivés sur lui.
— Eh bien, nous avions rendez-vous, poursuivit-il. Juste après la messe,
non ?
J’allai à la fenêtre me rendre compte. L’hôtel faisait trois étages, et, au-
dessous, la pente abrupte se terminait trente mètres plus bas sur la rive
rocailleuse du fleuve.
— Espèce d’imbécile ! lui dis-je. Fieffé crétin !
— Vous avez insisté pour me voir en plein jour, monsieur Landor. Quel
autre moyen avais-je de me soustraire aux regards ?
— De vous soustraire aux regards ?
Je baissai brutalement la fenêtre à guillotine.
— Mais tous les regards étaient braqués sur vous, dans ce vapeur en
bas ! Escalader la façade d’un hôtel ! Je ne serais pas étonné qu’on ait déjà
alerté la garde !
Je me plaçai devant la porte au cas où, d’un instant à l’autre, les
bombardiers arriveraient en tempête. Mais personne ne vint, et je sentis peu
à peu ma colère se dissiper (ce qui me déçut un tantinet). J’arrivai
seulement à grommeler :
— Vous auriez pu vous tuer.
— Oh, ça n’est pas si haut, allons, dit-il, tout à fait sérieux. Je ne
voudrais pas me vanter, monsieur Landor, mais vous devez savoir que je
suis un excellent nageur. À l’âge de quinze ans, j’ai parcouru douze
kilomètres dans le fleuve James, sous le soleil brûlant d’un mois de juin, et
contre un courant de cinq kilomètres-heure. À côté de ça, Byron et sa
trempette dans l’Hellespont, c’était de la gnognote.
Il essuya son front, puis s’affaissa dans le rocking-chair au dossier
fuselé, à côté de la fenêtre. Alors il tira sur ses doigts, l’un après l’autre,
jusqu’à faire craquer ses phalanges – un son d’ailleurs analogue à celles de
Leroy Fry quand je les brisai.
— Mais dites-moi, je vous prie, demandai-je en m’asseyant au bout du
lit. Comment pouviez-vous savoir, de l’extérieur, quelle chambre était la
mienne ?
— Je vous avais vu d’en bas. J’ai bien sûr tenté d’attirer votre attention,
mais vous étiez absorbé par quelque chose. Cela étant, j’ai le plaisir de vous
annoncer que j’ai réussi à déchiffrer votre message codé.
Poe fouilla dans son manteau, en sortit le bout de papier midi par un
séjour prolongé dans l’alcool. Il le déplia soigneusement, l’étala sur le lit et,
accroupi par terre, glissa son index sur les rangées de lettres :

ENS ME RETRO
II H
ARCDAIRE
HE TO

— Aimeriez-vous suivre le fil de mon raisonnement, monsieur Landor ?


(Je n’eus pas le temps de répondre.) Commençons par le message lui-
même. Que pouvons-nous en dire ? C’est un message manuscrit, donc à
l’évidence personnel. Leroy Fry l’avait sur lui au moment de sa mort ; on en
déduira qu’il y avait de quoi le faire sortir de ses quartiers, ce soir-là.
Comme il n’en subsiste qu’un fragment, le reste ayant été arraché, on
présumera que ce qui manque aurait permis d’identifier l’expéditeur.
L’emploi des majuscules, assez grossières, corrobore cette volonté
apparente d’anonymat Où cela nous mène-t-il ? Était-ce une sorte
d’invitation ? Ou serait-il plus exact d’appeler cela un… piège ?
Sa voix était retombée avant ce dernier mot, pour lui donner l’effet
voulu, comme au théâtre. Preuve qu’il s’amusait bien.
— Gardons cela à l’esprit et revenons à ce mystérieux bout de papier. Il
semble que nous n’ayons qu’un mot entier, le ME de la première ligne.
Débutons par celui-ci. La question se pose de savoir quel mot se terminant
par ENS peut être ici suivi d’un pronom personnel. Un mot comme
« encens », « guet-apens », « contresens » ? Non, justement, cela n’a pas de
sens. Ce ME est certainement un complément d’objet, direct ou indirect, et
donc le complément d’un verbe, pas d’un nom.
Il ouvrit sa main, comme si le verbe en question était imprimé dans sa
paume.
— Maintenant, comme nous avons ce ENS, tâchons de voir s’il s’agit
bien d’une désinence verbale. Il n’y en a pas cinq cents, de cette sorte…
Certains verbes du troisième groupe, comme tenir, venir… ont en effet
pareille désinence à l’impératif, deuxième personne du singulier. Admettons
que l’expéditeur demandait à Fry de faire quelque chose, et que cet
expéditeur le tutoyait Ce qui nous donne, non pas « tiens » – car l’accord
exigerait que cela soit « tiens-moi » –, mais « viens me ». Alors, « viens
me » quoi ? Le RETRO nous induirait fatalement en erreur, puisque c’est
une forme latine, qui veut dire « en arrière ». Non, c’est un autre verbe, et le
dictionnaire en comporte assez peu, comme « rétrograder »,
« retrousser »… moi, je dirais « retrouver », tout simplement.
Il se leva et commença à faire les cent pas autour du lit.
— « Viens me retrouver. » C’est par conséquent un rendez-vous, et cette
ligne maintenant définie éclaire la suivante. Ces deux bâtons sont
équivoques, car s’agit-il de deux I romains, ou de deux L mal tracés ? C’est
le H qui va nous renseigner. Dans l’hypothèse toujours où le message est
arrivé ce soir-là, il s’agit de l’heure du rendez-vous. À savoir onze heures.
Il frappa dans ses mains et me refit une révérence.
— Et voilà, monsieur Landor. La solution de notre petite énigme*. Que
je vous soumets respectueusement.
Il attendait quelque chose. Des applaudissements ? Une prime ? Une
salve en son honneur ? Souriant, je me contentai de récupérer le bout de
papier.
— Oh, c’est excellent, monsieur Poe. Un travail de premier ordre. Je
vous remercie.
— C’est moi qui vous remercie, dit-il. Je me suis agréablement diverti,
grâce à vous.
Il reprit place dans le rocking-chair, cala son pied botté sur le rebord de
la fenêtre et ajouta :
— Bien que cela fût assez bref.
— Tout le plaisir est pour moi. Vraiment, j’apprécie votre… Ah, mais
dites-moi une chose…
— Oui ?
— Vous avez eu moins de chance avec les dernières lignes,
apparemment ?
Il rejeta la question d’un geste de la main.
— Non, je ne suis arrivé à rien avec les autres. ARCADAIRE, arcade, je
ne vois pas ce que cela peut désigner dans ce contexte. Il n’y a pas d’arcade
dans le camp. Quant à la dernière, HE TO, cela ne peut pas vouloir dire
« chez toi », puisqu’il manquerait le Z à la fin du premier mot. J’ai été
obligé de déclarer forfait, monsieur Landor.
— Hm.
J’ouvris le tiroir de la table de chevet, en sortis un bloc de papier écru et
un crayon.
— Votre orthographe est-elle si bonne que cela, monsieur Poe ?
Il se redressa une seconde.
— Oh oui. De grandes autorités en la matière l’ont déclarée parfaite.
Notamment le révérend John Bransby de Stoke Newington.
Voyez-vous, Lecteur ? Il ne savait pas dire oui ou non, comme on fait
simplement. Tout devait être lesté de références, d’agréments, d’avis
autorisés… et qui était-ce, ce John Bransby ? De Stoke Newington ?
— J’en déduis que vous n’avez pas ce problème fort courant chez nous
tous…
— À savoir ?
— À savoir que nous en faisons, des fautes. Surtout lorsque les sons se
ressemblent. Par exemple, le son « air »… peut s’écrire « ère »… et on a
aussi le verbe errer : j’erre, tu erres, il erre…
Baissant la tête sur notre papier, Poe haussa les épaules.
— Certes, quantité de gens se laissent piéger par ces homophonies,
monsieur Landor. Mon camarade de chambrée commet chaque jour ces
fautes-là par dizaines. Du moins le ferait-il s’il écrivait lui-même ses lettres.
— Alors qu’adviendrait-il si notre rédacteur ressemblait plus à votre
camarade qu’à vous-même ?
D’un coup de crayon, je barrai le AI d’ARCADAIRE, et le remplaçai
par un E.
— Vous parliez d’un rendez-vous, monsieur Poe ? Dans ce cas, encore
faudrait-il en préciser le lieu… En général, on amène le lieu avec une
préposition : « à », par exemple.
Plissant les yeux, il examina le texte à nouveau, pour déclarer quelques
secondes plus tard, d’une voix émerveillée :
— Ah ! A.
— Mais oui, bien sûr. Ou bien la forme contractée « au ». Viens me
retrouver quelque part, à quelque chose, au quelque chose, non ?
Silencieux, Poe posait un œil morne sur nos hiéroglyphes.
— Nous avons donc ce curieux ARCADAIRE. Vous qui êtes poète,
monsieur Poe, trouvez-moi quelque chose qui rime – je crois même pouvoir
dire, malgré mon inculture, que cela serait une rime riche. Quelque chose
qui rime avec « arcadaire », et qui se trouverait, bien sûr, à proximité du
camp ?
Il regarda par la fenêtre, comme si la réponse se trouvait dehors. Peut-
être y était-elle, car il répondit :
— Le débarcadère !
— Le débarcadère… Oui, monsieur Poe, c’est un excellent choix.
Retrouve-moi à 11 h au débarcadère. Ah, mais n’y en a-t-il pas deux, de ces
débarcadères ? Gardés l’un et l’autre par le deuxième régiment d’artillerie,
non ? Pas très intime, comme lieu de rendez-vous, hein ?
Il y réfléchit un instant. M’examina en douce avant de se risquer à
poursuivre :
— Il y a une crique, dit-il enfin. Pas loin du Débarcadère Nord. C’est là
que M. Havens livre sa bistouille.
— Sa… où Palsy apporte ses bouteilles, vous voulez dire. Ah, ça doit
être un endroit isolé. Vos camarades connaissent-ils son existence ?
Haussement d’épaules :
— Tous ceux qui ont introduit en douce de la bière ou du whiskey dans
le camp savent où c’est, oui.
— Eh bien, nous l’avons maintenant, la solution de notre petite énigme :
Viens me retrouver à 11 heures à la crique du débarcadère. Ensuite, il
tomberait sous le sens que cet obscur HE TO de la dernière ligne soit une
formule d’insistance, comme « dépêche-toi ». Oui, ça ira très bien pour
l’instant. Leroy Fry reçoit l’invitation. Il se sent obligé de l’accepter.
D’après le témoignage de M. Stoddard, il l’accepte même avec plaisir,
pourrions-nous avancer. Il plaisantait, n’est-ce pas, en parlant d’un besoin
« assez pressant », non ? Cela vous inspire-t-il quelque chose, monsieur
Poe ?
Ses lèvres s’arrondirent vaguement. Un de ses sourcils s’éleva dans les
hauteurs de son front comme un cerf-volant dans le ciel.
— Je penserais à une femme, admit-il.
— Ah. Oui. Une femme. Voilà une hypothèse qui paraît diablement
intéressante. Évidemment, le message étant rédigé en majuscules, comme
vous dites, il est difficile de déterminer avec certitude si cette écriture est
féminine ou masculine, n’est-ce pas ? Toujours est-il que Leroy Fry est
certainement parti ce soir-là dans l’idée qu’une femme l’attendait à la
crique, près du Débarcadère Nord. Et pour autant qu’on sache, peut-être
bien qu’elle y était.
M’allongeant sur le lit, je calai un oreiller sous ma tête et regardai le cuir
éraflé de mes pauvres bottes.
— Eh bien, poursuivis-je, il faudra résoudre ce problème-là un autre
jour. Cela étant, monsieur Poe, j’aimerais… Je veux dire, je vous suis très
reconnaissant de l’aide que vous m’avez apportée.
Si je m’attendais à ce qu’il accepte mes remerciements et qu’il prenne
gentiment congé… Mais en réalité, non, je m’attendais à tout sauf à ça.
— Vous saviez, dit-il tranquillement.
— Je savais quoi, monsieur Poe ?
— Vous aviez trouvé l’explication. Depuis longtemps.
— J’avais une idée, sans plus.
Il resta silencieux un long moment, et je me demandai s’il n’allait pas
m’échapper complètement. Peut-être était-il énervé que je remporte la
manche. Peut-être m’accuserait-il de l’avoir tourné en ridicule (n’est-ce pas
ce que tu fis, Landor ?). Peut-être décidait-il déjà de mettre un terme à notre
association ?
Rien de tout cela. Il avait quand même escaladé la façade de l’hôtel ;
l’exercice l’avait davantage fatigué qu’il ne le laissait paraître. Immobile
dans le rocking-chair – il ne se balançait même pas –, il se contenta de
répondre à mes remarques, mais cette fois simplement, sans hâbleries ni
exagérations. Nous passâmes ainsi une heure, parlant peu au départ, et puis,
à mesure que ses forces revenaient, de plus en plus de Leroy Fry.
À la mort de quelqu’un, il m’est souvent arrivé de regretter que les
personnes les plus enclines à vous rapporter des informations étaient celles
qui le connaissaient le plus mal – ou qui ne l’avaient connu que les derniers
mois de sa vie. Je pense depuis toujours que, pour accéder aux mystères
d’un homme, il faut revenir à ce jour où, à l’âge de six ans, il pisse dans sa
culotte devant son institutrice, sinon au moment où il trouve le chemin de
ses parties intimes… ces petites choses honteuses, en quelque sorte, qui en
appellent par la suite de plus grandes.
Les camarades de Leroy Fry à l’Académie étaient au moins d’accord sur
un point : il était taciturne et il fallait souvent lui arracher les mots. Je
répétai à Poe ce que Loughborough m’avait appris : après avoir fréquenté
« des gars un peu louches », Fry avait cherché à se rapprocher de la
religion. Nous nous demandâmes alors quel autre réconfort il était allé
trouver le soir du 25 octobre.
Puis nous abordâmes d’autres sujets… divers et variés… et je ne
pourrais vous dire lesquels parce que, vers deux heures de l’après-midi, je
m’endormis. Voilà qui était fort bizarre. Je discutais avec mon invité –
certes, j’étais légèrement pris de paresse – et d’une minute à l’autre, je me
retrouvai dans une pièce sombre où je n’avais encore jamais mis les pieds.
Un oiseau, ou une chauve-souris, battait des ailes derrière les rideaux ; je
sentis le jupon d’une femme effleurer ma main ; puis le froid engourdit mes
phalanges ; quelque chose me piquait les narines ; une liane qui pendait au
plafond me chatouillait la tonsure ; et j’eus bientôt l’impression que ce
n’était plus une liane, mais une main.
Je me réveillai avec un hoquet… et le trouvai qui m’observait : le
première année Poe, à mon service. Il semblait attendre quelque chose, la
chute d’une plaisanterie ou la fin d’une histoire.
— Oh, navré, bafouillai-je.
— Mais de quoi ?
— Je ne sais ce qui m’a…
— Ne vous en faites pas, monsieur Landor, je dois moi-même me
contenter d’à peine quatre heures de sommeil chaque nuit. Avec parfois des
conséquences désastreuses. Un soir, je suis tombé comme un mort alors que
j’étais de garde, et je me suis comporté une heure durant comme un vrai
somnambule. Il s’en est fallu de peu que je ne tire sur un de mes camarades.
— Eh bien, dis-je en me relevant. Avant que j’en vienne moi aussi à tirer
sur eux, je ferais mieux de me mettre en route. Je veux rejoindre mon
domicile avant la nuit tombée.
— Je vous y rendrais volontiers visite.
Il parlait doucement sans me regarder. Comme s’il se moquait
éperdument que j’accepte ou pas.
— Je serais heureux de vous y recevoir, dis-je. (j’entrevis le sourire qui
se dessinait sur ses lèvres.) Maintenant, monsieur Poe, si vous aviez
l’obligeance de sortir par la porte et de prendre ensuite l’escalier, vous
épargneriez à un vieil homme d’inutiles inquiétudes.
Il se redressa lentement et le rocking-chair bascula derrière lui.
— Pas si vieux que ça.
Je souris à mon tour : mes joues rosirent, j’en suis certain. Qui aurait cru
que la flatterie fît effet ?
— Vous êtes bien aimable, monsieur Poe.
— Ce n’est pas de l’amabilité, je vous assure.
J’avais pensé qu’il s’en irait, mais il avait d’autres desseins. Il fouilla
encore dans son manteau et, à nouveau, en ressortit quelque chose : un autre
bout de papier. Plus élégant que le précédent : une feuille entière, très
proprement pliée. L’ouvrant, il révéla une jolie écriture cursive et déclara
d’une voix malgré lui chevrotante :
— Si c’est vraiment une femme que nous cherchons, monsieur Landor,
il ne serait pas impossible que je l’aie aperçue.
— Sans blague ?
C’était chez lui – je devais l’apprendre assez tôt – un trait
caractéristique. Lorsqu’il était en proie à quelque excitation, il ne
s’exprimait plus qu’avec un filet de voix, presque un marmonnement, sinon
un grésillement, voilé et pas toujours intelligible. Cette fois-là, cependant,
j’en perçus nettement chaque mot.
— Le lendemain de la mort de Leroy Fry, sans que je sache rien encore
de celle-ci, je me suis réveillé et j’ai aussitôt composé les premiers vers
d’un poème – des vers qui parlent d’une mystérieuse dame et d’une obscure
mais profonde détresse. En voici quelques-uns.
J’admets avoir tout d’abord résisté. Il m’avait déjà soumis sa poésie et je
me croyais insensible à ses charmes. Il fallut qu’il insistât, je suppose. Je
pris donc la feuille qu’il me tendait et je lus :

Mitoyen de rayonnants vergers circassiens,


Coulait un ruisseau tacheté de ciel -
Une eau d’éclats de lune agitée de ciel noir.
Avec d’agiles vierges qui, d’une moue incertaine,
Juraient obéissance à Athéna.
Tremblant, j’y trouvai Leonore perdue,
Criant à déchirer les nues.
Horrifié, torturé, je dus m’abandonner
À la vierge à l’œil de cérule -
La goule à l’œil céruléen.

— Bien sûr, c’est inachevé, me dit-il.


— Je vois.
Je lui rendis son papier.
— Et quel lien y a-t-il, selon vous, entre ce poème et Leroy Fry ?
— La violence sous-jacente, l’idée d’une… d’une épreuve épouvantable.
Une femme inconnue. Et le moment où ça s’est produit, monsieur Landor.
Cela ne peut pas être un accident.
— Vous auriez pu écrire cela n’importe quel autre matin en vous
réveillant, non ?
— Si mais… tel n’est pas le cas.
— Je croyais que…
— Ce que je veux dire, c’est que cela m’a été dicté.
— Par qui ?
— Ma mère.
— Allons bon, dis-je, d’une voix où le rire menaçait d’éclater. Mais
certainement ! Mettons votre mère à contribution. Elle apportera un
éclairage précieux aux circonstances de cette mort, bien sûr !
Je me rappellerai toujours son regard, ses yeux écarquillés par la
surprise. Comme si j’avais oublié une chose aussi évidente que mon propre
nom.
— Elle est morte, monsieur Landor. Cela fait bientôt dix-sept ans.
Le récit de Gus Landor
10

Le 1er novembre 1830

— Non, un peu plus par là… Oui, là… Non, encore… Oh oui, c’est bon,
Gus… Mmm…
Pour percer les mystères du beau sexe, rien ne vaut les conseils des
intéressées. J’ai été marié quelque trente ans à une femme qui, à cet égard,
ne donnait pour indications que de vagues sourires. Bien entendu, c’étaient
des temps où un homme n’en demandait pas plus. En revanche, Patsy… Eh
bien, avec elle, malgré mes quarante-huit ans, je me sens un peu comme ces
élèves-officiers qui n’en finissent pas de lui faire les yeux doux. Elle me
guide. M’enfourche sans plus de cérémonie qu’un muletier son âne, et me
prend tout entier à l’intérieur d’elle. Il y a quelque chose d’une marée dans
ses mouvements, d’une mer dont les vagues sont là depuis toujours. C’est
pourtant quelqu’un de bien terrien : une grande fille aux hanches solides,
avec une ample poitrine, un large bassin, des bras couverts de poils noirs.
J’ai parfois l’impression, quand je l’enlace – oh ne serait-ce qu’un
moment –, que cette cuisse, ce ventre doux et duveteux sont bien à moi et
qu’on ne me les retirera pas. Il n’y a, dirais-je, que dans ses yeux – ces
adorables grands yeux caramel –, oui là, quelque chose qui ne m’appartient
pas.
Lecteur, je vous dois un aveu. C’est pour Patsy que j’étais si impatient
de quitter Poe ce dimanche-là. Elle et moi avions prévu de nous retrouver à
mon cottage à six heures et, selon son humeur du moment, elle resterait ou
pas. Ce soir-là, elle préféra rester. Quand je me réveillai cependant, vers
trois heures du matin, la paillasse était tassée contre moi : l’autre côté du lit
était vide. Allongé dans la semi-lumière de la lampe de chevet, je tendis
l’oreille… et bientôt j’entendis :
Scrouch… crouch…
Le temps que je sorte du lit, elle avait déjà ramassé les cendres dans la
cheminée, nettoyé celle-ci, et, calée contre le chevalet de charpentier qui
sert de table à la cuisine, elle s’escrimait sur les dépôts calcaires de la
bouilloire. Elle avait enfilé la première nippe qu’elle avait trouvée – ma
chemise de nuit – et, dans la lumière bleutée de la petite pièce, ses seins de
crème, tressautant dans l’échancrure, ressemblaient à des étoiles. Et ses
aréoles où perlait la sueur… au soleil de minuit.
— Tu n’as presque plus de bois, dit-elle. Et ta brosse est fichue.
— Je t’en prie, ne fais pas le ménage…
— Tes cuivres, j’abandonne. Complètement oxydés… Va falloir que tu
engages quelqu’un.
— Arrête, arrête.
— Gus, continua-t-elle d’une voix chantante en brandissant ma brosse
fichue. Tu ronfles à réveiller les morts. Soit je rentrais chez moi, soit je
mettais un peu d’ordre. Cette cuisine est un foutoir, ne me dis pas le
contraire. Mais ne t’inquiète pas, ce n’est pas demain que je m’installe.
Le refrain habituel : ce n’est pas demain que je m’installe. Comme si
c’était l’objet de mes craintes – il pouvait m’arriver bien pire.
— Tu aimes peut-être vivre avec les souris et les araignées… Les gens
les préfèrent dehors, en général. Et si Amelia était là…
L’autre refrain.
— Si elle était là, elle ferait la même chose que moi, tu le sais bien.
C’était si étrange de l’entendre dire ça, comme si ma femme et elle
étaient de vieilles connaissances qui poursuivaient un objectif commun.
J’aurais sans doute dû m’indigner que Patsy invoque mon épouse par son
petit nom, qu’elle se serve d’elle aussi facilement (une ou deux heures,
deux ou trois fois par mois). Mais je ne peux m’empêcher de penser
qu’Amelia aurait aimé cette jeune femme, son ardeur, son calme, son
discernement. Patsy réfléchit soigneusement avant de prendre position. Et
Dieu sait si, souvent, les nôtres s’alignent.
J’allai dans ma chambre chercher ma boîte de tabac à priser. Patsy
fronça les sourcils quand elle me vit revenir avec.
— Combien il t’en reste ? me demanda-t-elle.
Elle en préleva une pincée, bascula la tête en arrière tandis que la
poudre, liquéfiée, s’infiltrait dans ses sinus. Elle garda la pose un instant,
respira profondément et poussa un soupir.
— Je t’ai dit, Gus, que tu n’as bientôt plus de cigares ? Et la cheminée
refoule à nouveau. Tu as aussi des écureuils dans le cellier.
Je m’adossai au mur et me laissai glisser jusqu’à la position assise.
C’était comme plonger dans un lac. Le carrelage étant gelé, la sensation
d’un froid cuisant gagna mes vertèbres l’une après l’autre.
— Puisqu’on ne dort pas, Patsy…
— Oui ?
— Parle-moi de ce Leroy Fry.
Elle s’essuya le front d’un geste rapide du bras. À la lumière des
bougies, je devinais sans la voir la sueur qui tapissait son menton, sa
clavicule, les veines bleutées de sa poitrine…
— Oh, tu m’as sûrement déjà entendue en parler…
— Comme si je m’y retrouvais, moi, dans tous tes soupirants…
— Oh, dit-elle, un peu renfrognée. Il n’y a rien à raconter. Il ne m’a
jamais adressé la parole, encore moins touchée. Il osait à peine me regarder,
voilà quoi. Il venait parfois le soir avec Moses et Tench, et ils racontaient
toujours les mêmes histoires, les mêmes plaisanteries. Ils étaient là pour ça.
Il avait un drôle de rire, comme un gazouillis, comme le cri du roitelet. Il ne
buvait que de la bière. De temps en temps, je levais les yeux vers lui, parce
que je sentais qu’il m’observait. Et aussitôt il se détournait, très vite. Tu
vois, comme ça, Gus. Un peu comme un pendu qui…
La brosse s’immobilisa sur la bouilloire. Patsy avait les lèvres pincées.
Trop tard : le mot était lâché.
— Excuse-moi, fit-elle. Tu comprends ce que je veux dire.
— Mais oui.
— Je n’ai jamais vu quelqu’un s’empourprer aussi vite. Il était très
blond, aussi.
— Puceau ?
L’œillade assassine qu’elle me lança…
— Ce que j’en sais, moi ?! On ne peut pas deviner pour les hommes,
hein ?
Elle se tut un instant, puis :
— Je l’aurais bien vu avec une vache, plutôt. Une grosse vache
maternelle, possessive, avec d’énormes mamelles.
— Tais-toi, lui dis-je. Si tu continues, Hagar va finir par me manquer…
Elle entreprit d’essuyer la bouilloire avec un torchon en coton. Par
gestes vifs, circulaires, et j’observais ses mains, la peau gonflée à certains
endroits par le savon et les frictions. Les mains d’une vieille femme au bout
de jeunes bras, nus et fermes.
— Fry allait sans doute retrouver quelqu’un, la nuit où il est mort, lui
dis-je.
— Quelqu’un ?
— Un homme, une femme, difficile de savoir.
Sans relever la tête, elle répliqua :
— Tu vas me poser la question, Gus ?
— La question… ?
— De savoir où j’étais le…
— Le vingt-cinq au soir ?
— Le vingt-cinq…
Maintenant elle me fixait.
— Non, je n’allais rien te demander.
— Bon, ben tant mieux.
Elle baissa les yeux, fourra le torchon dans la bouilloire, lui donna un
sérieux tournemain, puis, s’essuyant le visage une fois de plus, déclara :
— J’ai passé la nuit chez ma sœur. Elle a de nouveau ces migraines
épouvantables, et quelqu’un doit s’occuper du bébé, le temps que la fièvre
retombe… Et comme son mari est un bon à rien… Enfin bref, voilà où
j’étais.
Elle hocha sévèrement la tête, puis :
— C’est là-bas que je devrais être cette nuit aussi.
Mais si elle était là-bas, elle ne serait pas ici, et alors… quoi ? Attendait-
elle que je le dise ?
Je prisai une autre pincée de tabac. Une sensation de netteté envahit mon
esprit. Dans cet état, on peut bien donner voix à ses pensées, quand même ?
Par une nuit d’automne, à une jeune femme à moins de deux mètres de soi ?
Oui, mais quelque chose de sec, de dur, me barrait le cerveau. Je ne savais
ce que c’était, et soudain une image s’imposa : celle des deux mains
agrippées au rebord de la fenêtre, tout à l’heure dans ma chambre d’hôtel.
— Patsy, lui dis-je. Que sais-tu de ce gaillard, là… Poe ?
— Eddie ?
Quelle ne fut pas ma surprise ! Mon « monsieur Poe » réduit à ce
charmant diminutif ! Je me demandai si, avant Patsy, quelqu’un l’en avait
déjà affublé.
— Un petit bonhomme triste, répondit-elle. Très bien élevé. De très jolis
doigts, tu as remarqué ? Il parle comme un livre et il ne lui faut que deux
verres pour être saoul comme une grive. Et lui, il l’est, puceau, si tu veux
mon avis.
— C’est sûr qu’il est un peu bizarre.
— Parce qu’il est puceau ?
— Non.
— Parce qu’il est pochetron ?
— Non ! Je veux parler de ses lubies, de ses chimères… ses
superstitions. Écoute ça, Patsy. Il me montre un poème, sous prétexte qu’il
serait lié à la mort de Leroy Fry. Et il prétend que sa mère le lui a dicté
pendant son sommeil. Sa mère qui est morte depuis longtemps.
— Sa mère…
— Qui, là-haut dans les cieux, a sûrement mieux à faire que murmurer
des vers à l’oreille de son fils. Pour autant qu’il y en ait, des cieux,
d’ailleurs.
Elle se redressa. Reposa la bouilloire sur le comptoir en bois. Cacha
fièrement ses seins sous les pans de ma chemise de nuit.
— Si ça ne valait rien, je suis bien certaine qu’elle ne lui aurait rien dit
du tout.
Se moquait-elle de moi ? Elle était brusquement si grave que j’en eus
l’impression.
— Oh, Patsy, lui dis-je. Non, je t’en prie, pas toi.
— Je parle tous les jours à ma mère, Gus. Je n’en faisais pas autant de
son vivant. Sur le chemin, avant d’arriver ici, on bavardait gaiement, toutes
les deux.
— Doux Jésus.
— Elle voulait savoir à quoi tu ressemblais. Alors je lui ai dit : « Oh, il
n’est plus tout jeune, et il raconte des tas de sottises, mais il a de bonnes
grosses mains, maman, et de belles côtes. J’adore lui tâter les côtes. »
— Et elle… Quoi ? Elle t’écoute ? Et elle répond, je suppose…
— Parfois. Quand j’en ai vraiment besoin.
Je bondis sur mes jambes. Le froid m’avait gagné jusqu’au bout du
menton, et je déambulai dans la cuisine en me frictionnant les bras.
— Les gens que nous aimons ne partent jamais vraiment, dit-elle, pleine
d’assurance. Tu devrais le savoir mieux que…
— Je ne vois personne d’autre ici. Toi si ? Pour autant que je sache, nous
sommes seuls.
— Non, tu ne le crois pas, Gus. Ose me dire qu’elle n’est pas ici.
Le ciel avait cette nuit-là des teintes brûlées, d’un violet profond, où se
perdaient les collines. Seule une minuscule tache de lumière à la ferme de
Dolph van Corlaer rappelait leur présence. Et quelque part un coq, réveillé
trop tôt, poussait un long cri éraillé.
— C’est drôle, dis-je. Moi qui ne m’étais jamais habitué à dormir à
deux. On a toujours un coude dans la figure et une mèche de cheveux dans
la bouche. Qui ne nous appartiennent pas, bien sûr. Les années ont passé, et
maintenant c’est dormir tout seul qui me dérange. Je n’ai pas repris
possession de mon lit. Je reste sagement de mon côté en essayant de ne pas
trop tirer les couvertures.
Je posai les deux mains sur le carreau de la fenêtre.
— Enfin, dis-je encore, il y a un moment qu’elle n’est plus là.
— Je ne parlais pas d’Amelia, Gus.
— L’autre n’est plus là non plus.
— C’est toi qui le dis.

Pas la peine de discuter. Ma fille était partie, que Patsy le veuille ou non.
Autant qu’on pût dire, elle n’avait d’ailleurs jamais été là. Quant à moi, à
cette époque, je me souvenais plutôt de ce qui se rattachait à elle – par
exemple, que ma femme s’excusait de ne pas m’avoir donné un garçon. Je
la rassurais toujours par une formule du genre : « Je préférais une fille, tu
sais bien. » Qui mieux qu’elle habitait le silence ? Par une soirée calme
comme celle-ci, quand mes idées m’emmenaient ailleurs – ce que Mattie
appelait « mes humeurs de célibataire » –, je relevais subitement les yeux…
et elle était là, à l’autre bout de la pièce. Ma fille. Mince et droite, les joues
écarlates d’être restée longtemps trop près de la cheminée. Elle recousait
une manche, ou elle, euh… écrivait à sa tante, ou elle souriait en repensant
à une page d’Alexander Pope. Dès que mes yeux la retrouvaient, ils ne
voulaient plus la quitter.
Et plus je la regardais, plus j’avais le cœur brisé, car j’avais déjà
l’impression de la perdre. Je la perdais depuis le jour où, pour la première
fois, j’avais pris dans mes bras ce bébé rouge et braillard. Finalement, rien
n’avait pu l’empêcher de se perdre elle-même. Ni l’amour. Ni rien.
— Il n’y a qu’Hagar qui me manque en ce moment, dis-je à Patsy.
J’aimerais bien un peu de crème dans mon café.
Elle m’étudia attentivement – comme on examine un acte notarié…
— Gus, tu le bois toujours noir, ton café.
Le récit de Gus Landor
11

Le 3 novembre 1830

Quatre heures de l’après-midi à West Point serait presque un instant


magique. Les cours sont terminés, les élèves-officiers profitent, avant le
défilé du soir, d’une pause dans la longue marche de la journée, et ils s’en
servent usuellement pour assiéger la population féminine. À quatre heures
sonnantes, un régiment de jeunes femmes, parées de séduisants atours roses,
rouges et bleus, déambule déjà le long de Flirtation Walle5 . Cinq minutes
plus tard débarque la horde des « gris », dont chaque représentant offre son
bras à une demoiselle rose ou bleue et, si les choses sont avancées – disons
qu’ils se voient depuis un jour ou deux –, alors peut-être verrez-vous l’un
d’eux échanger un bouton de sa tunique contre une mèche de cheveux. On
prête serment pour l’éternité. On verse des larmes. Tout est terminé en une
demi-heure. C’est d’une efficacité redoutable.
… et cela présentait un intérêt particulier cet après-midi-là. Ces jeunes
gens se trouvant là et pas ailleurs, j’étais parfaitement seul à l’entrée nord
de la glacière, devant une Plaine déserte. Une brise constante entraînait les
feuilles mortes, et la lumière, crue et violente les jours précédents, venait de
s’adoucir sous les brumes naissantes. Et il n’y avait vraiment personne.
Puis j’entendis un froufrou… une brindille qui se brisait… un bruit de
pas solitaire…
— Parfait, dis-je en me retournant. Vous avez eu mon message.
Sans répondre, le première année Poe contourna la glacière, ouvrit
brusquement la porte et s’engouffra à l’intérieur, relâchant au passage un
courant d’air froid.
— Monsieur Poe ?
Un long chuchotement éraillé émergea des ténèbres :
— Personne ne m’a suivi ?
— Voyons, que je… Non.
— Vous êtes sûr ?
— Oui.
Il consentit à se rapprocher de l’entrée. Seuls les contours de son visage
apparurent à la lumière. Le nez. Le menton. Le haut glacier de son front.
— Votre comportement m’étonne, monsieur Landor. Vous exigez le plus
grand secret, et vous criez mon nom en plein jour.
— Navré, mais impossible de faire autrement.
— Et si quelqu’un me reconnaissait ?
— Bonne remarque. Dans ce cas, peut-être vaudrait-il mieux que vous
vous remettiez à l’escalade.
Je lui indiquai le toit de chaume rond de la glacière, qui se détachait sur
le ciel comme la pointe écrasée d’une flèche. En tournant sur lui-même, Poe
renversa la tête pour suivre la direction de mon doigt, et se retrouva
finalement à l’extérieur, les paupières plissées sous le soleil.
— Ça n’est pas si haut, lui dis-je. Un peu plus de quatre mètres, sans
doute. Vous êtes si bon grimpeur.
— Mais… dans quel but ? murmura-t-il.
— Je pourrais même vous faire la courte échelle ? Vous vous
accrocherez au chambranle, par exemple ? De là, vous devriez sans peine
atteindre la corniche…
Il me regarda comme si je parlais à l’envers.
— À moins que votre dernière ascension vous ait laissé sans forces. Ce
que je comprendrais, bien sûr.
Quel choix avait-il ? Il posa son shako par terre ; se frotta les mains ;
m’observa, les sourcils froncés ; hocha la tête et dit :
— Je suis prêt.
Sa petite taille lui permettait de bien adhérer au mur de pierre, et il ne
glissa qu’une fois, presque arrivé à la corniche. Mais son pied droit tint bon
et il réussit à se hisser tout en haut. Trente secondes plus tard, il était
accroupi sur l’arête du toit. Une gargouille.
— Me voyez-vous d’où vous êtes ? lui demandai-je.
Kssst.
— Pardonnez-moi, je ne vous entends pas, monsieur Poe.
— Oui, arriva la réponse, mi-chuchotement, mi-sifflement.
— N’ayez crainte. Nous sommes parfaitement seuls et, si quelqu’un
m’entend, on en conclura que je suis fou, ce qui… Pardon, que dites-vous,
monsieur Poe ?
— Dites-moi ce que je fais là, je vous prie.
— Ah. Oui ! Eh bien, vous dominez la scène du crime.
Je délimitai en marchant un carré d’environ cinq mètres de côté. Puis je
rectifiai :
— Du deuxième crime. C’est ici qu’on a arraché le cœur de ce pauvre
Leroy Fry.
Je me tenais précisément au nord-nord-est de rentrée de la glacière. Les
quartiers des officiers se trouvaient au nord-ouest, ceux des élèves à l’ouest,
les Académies au sud, le poste de garde de Fort Clinton à l’est. Notre
homme avait fait preuve d’intelligence : il avait choisi l’unique
emplacement où il était sûr d’accomplir son macabre travail sans être vu.
— Comme c’est étrange, avouai-je. J’ai exploré tout le tour de cette
glacière. J’ai cherché à quatre pattes, et j’ai sali au moins deux paires de
pantalons. Mais jusqu’à aujourd’hui, il ne m’a pas effleuré l’esprit
d’adopter un autre point de vue. Je veux dire, de prendre de la hauteur.
Soit de me placer au même endroit. Que lui – je veux dire l’homme qui
avait déchiré la chair de Leroy Fry, brisé ses os, glissé ses mains dans les
viscères puants d’un corps privé de vie.
— M’entendez-vous, monsieur Poe ?
— Oui.
— Parfait. Maintenant j’aimerais que vous regardiez autour de moi, et
que vous me disiez, s’il vous plaît, si vous apercevez des trous par terre. À
savoir des marques, qu’on aurait pu laisser, dans l’herbe ou ailleurs. Les
traces d’un bâton, ou d’une pierre, qu’on aurait enfoncés dans le sol, par
exemple.
Il y eut un long silence. Si long que j’allais répéter lorsqu’un long
sifflement parvint à mes oreilles.
— Je suis navré, monsieur Poe, je…
— Votre pied gauche.
— Mon pied… gauche… Ah. Oui, je vois.
Une empreinte, en effet. Pas très large. Sept centimètres de tour, peut-
être. Je sortis de ma poche un gros galet blanc et brillant – j’en avais
ramassé une quantité le matin même sur la rive du fleuve –, je le posai dans
la petite crevasse, et je m’en éloignai.
— Eh bien voilà, dis-je. Vous comprenez tout l’intérêt d’étudier les
choses depuis le Ciel. Je n’aurais certainement pas repéré cette marque avec
mes yeux de… simple mortel. Maintenant, en voyez-vous d’autres à peu
près de la même taille ?
Ce fut laborieux, hésitant. Il lui fallut cinq bonnes minutes pour se
mettre réellement à l’œuvre, et pas mal de temps pour découvrir,
successivement, de nouveaux trous. Plusieurs fois il changea d’avis et me
demanda de déplacer le galet que je venais juste de poser. Et comme il
s’entêtait à s’exprimer par chuchotements, suivre ses directives revenait à
avancer dans le noir avec une luciole pour tout guide.
Puis il redevint silencieux. Et, brusquement, m’envoya chercher dans
une direction imprévue, à quelques pas du périmètre que j’avais tracé.
— Nous quittons la scène du crime, monsieur Poe.
Il insista pour que je marque d’une pierre l’endroit qu’il désignait.
Insista encore pour que j’agrandisse progressivement ledit périmètre, ce qui
me paraissait tout à fait absurde. Mes réserves de galets diminuaient, et un
sentiment désagréable s’emparait de moi à mesure que je m’écartais de la
zone que j’avais nettement délimitée.
— Il y en a encore, monsieur Poe ? lui demandai-je d’une voix lasse.
Une bonne demi-heure venait de s’écouler… Ma petite gargouille
répondit que oui, il y avait encore une marque. Pour d’étranges raisons,
celle-ci fut la plus difficile à trouver. Trois pas vers le nord… cinq pas vers
l’est… non, six pas vers l’est… non, vous êtes trop loin… là… non, pas là,
ici ! Ses murmures éraillés me suivaient à la trace comme un moucheron…
jusqu’à ce qu’enfin je repère cette fameuse marque, que j’y insère mon
galet, que je m’entende déclarer avec un soulagement non feint :
— Vous pouvez revenir sur terre, monsieur Poe.
Il commença à redescendre, sauta les derniers trois mètres et atterrit en
pliant les genoux dans l’herbe. Alors il retourna se fondre dans les ténèbres
de la glacière.
— Vous disiez l’autre jour, monsieur Poe, que vous voyiez dans ce
crime – à savoir le vol d’un cœur – quelque chose de biblique. Je dois
admettre que j’avançais déjà dans cette voie. Sans me rapporter précisément
à la Bible – non, je n’irais pas jusque-là… Néanmoins je ne peux
m’empêcher de trouver à cette affaire un caractère religieux.
J’aperçus le mouvement de ses mains dans l’obscurité.
— Oui, poursuivis-je, je dirais même que ça sent l’encens d’un bout à
l’autre. Leroy Fry s’acoquine avec une bande de gaillards louches, et que
fait-il ensuite ? Il tombe dans les bras des bigots. À quoi pense Thayer
devant son cadavre ? À un fanatique religieux. Partons donc du principe que
nous baignons là-dedans, et demandons-nous quelles traces il reste de cet
affreux méfait. S’est-il agi d’un rite, d’une cérémonie ? Pour laquelle des
pierres, des bougies, ou ce qu’on voudra, auraient été placées selon
certaines règles ?
Poe avait joint ses mains : de douces mains de prêtre.
— Dans ce cas, continuai-je, si de tels objets ont été utilisés, il est
évident qu’on les a retirés à la fin. Pour ne pas laisser d’indices. Certes,
mais les empreintes ? Cela aurait pris du temps de les effacer, un temps
précieux, compté, puisqu’on avait déjà envoyé une escadre faire des
recherches. Sans oublier qu’il fallait vite le mettre à l’abri, ce cœur tout
frais. J’en conclus alors que notre homme a récupéré tout son fourbi, sans se
préoccuper des traces, des empreintes, en un mot des trous.
Je souris à l’intention des mains dans la glacière.
— Et voilà ce que nous faisons aujourd’hui, monsieur Poe. Nous
mettons nos yeux en face de ces trous.
Je promenai un regard sur mes petits galets blancs qui, dans l’herbe pâle,
ressemblaient à de minuscules pierres tombales. Puis je sortis un carnet et
un crayon de ma poche et, marchant de l’un à l’autre, je commençai à
évaluer les distances qui les séparaient. J’en fis le dessin sur la page
ouverte, qui fut bientôt constellée de petits points.
— Alors, ces trous ? murmura Poe depuis ses glaciales profondeurs.
C’est seulement en la lui tendant, cette page, que je vis réellement,
pensé-je, ce qu’elle représentait :

— Un cercle, dit-il.
En effet. Un cercle de trois mètres de diamètre, selon mon estimation.
Bien plus grand que le corps étendu de Leroy Fry. On en aurait mis six
comme lui, là-dedans.
— Oui, mais les pierres à l’intérieur du cercle… dit Poe, le visage
penché vers le dessin. Je ne vois pas ce que ça peut être.
Nous examinâmes encore mon diagramme, en essayant de rattacher les
points du centre à ceux de la circonférence. Rien n’y faisait. Plus je les
étudiais, plus ils semblaient me fuir… jusqu’à ce que mon regard se pose
sur les galets eux-mêmes.
— Hm, dis-je. Mais c’est évident.
— Quoi ?
— S’il manquait quelques points sur la circonférence – comprenez-
vous ? – alors on peut parier qu’il nous en manque aussi à l’intérieur du
cercle. Voyons…
Je posai la page arrachée sur la couverture de mon carnet, et reliai entre
eux les points les plus proches les uns des autres. Je continuais ainsi, sans
prendre encore conscience du résultat, quand j’entendis Poe s’exclamer :
— Un triangle !

— En effet, dis-je. D’après ce qu’on m’a rapporté, je pense que Leroy


Fry se trouvait au centre de ce triangle. Quant à notre homme, il était… il
était…
Où ?
Des années plus tôt, la famille d’un maréchal-ferrant de Five Points6
m’avait demandé d’élucider les causes du décès de cet homme (ça leur avait
coûté plusieurs vies d’économies). Le pauvre avait été tué à coups de
massue, et marqué avec un de ses propres fers. Il avait un U sur le front,
rouge et en relief, comme si un cheval l’avait foulé. Je me rappelle avoir
passé un doigt sur la brûlure en me demandant quelle sorte d’individu avait
bien pu lui faire ça. En relevant les yeux, j’avais vu – non, je ne dirais pas
cela – j’avais imaginé le meurtrier à la porte, le fer rouge fumant à la main,
et dans ses yeux un regard !… fou de rage et d’angoisse, je suppose, mais
avec un peu de timidité aussi, comme s’il se croyait indigne que je
l’aperçoive. Eh bien, l’assassin, quand nous l’avons arrêté, ne ressemblait
pas à l’image que je m’en étais faite. En revanche, le regard était le même.
Il n’en changea pas jusqu’à la potence.
Je dois à cette affaire-là de croire, eh bien, aux images. Toutefois,
Lecteur, cet après-midi-là près de la glacière, d’image il n’y avait point.
Personne à la porte. Ou peut-être est-il plus simple de dire que, s’il y avait
quelqu’un, il changeait sans arrêt de posture et de forme… Il se multipliait.
— Eh bien, tout cela m’est fort utile, monsieur Poe. Je pense qu’on vous
attend à la revue, maintenant, et moi, c’est le capitaine Hitchcock qui…
Me retournant, je le trouvai agenouillé par terre, tête baissée, à
grommeler comme un corbeau.
— Qu’y a-t-il, monsieur Poe ?
— J’ai remarqué cela depuis le toit. Mais ce n’est pas ce qu’on
cherchait, donc…
Il ne termina pas sa phrase.
— Je ne vous suis pas tout à fait, monsieur Poe.
— Des traces de brûlé ! Allons, vite !
Il arracha une nouvelle page de mon carnet, l’étala sur l’herbe et
entreprit de la noircir au crayon, à grands traits qui, rapidement,
recouvrirent toute la feuille – enfin, non, pas toute. Car, lorsqu’il la releva à
la lumière, voici ce qui apparut, tel un message dessiné du doigt sur une
fenêtre embuée :

— On dirait… SHJ, lut Poe. Société des…


Oh, oui, nous énumérâmes toutes les « sociétés » qui nous vinrent à
l’esprit. Les services. Les systèmes. Les sauriens. Nous consacrâmes un
temps fou, à quatre pattes, à nous creuser la tête.
— Attendez ! s’écria-t-il soudain.
Plissant les paupières, il reprit d’une voix très grave :
— Si chacune de ces lettres est écrite à l’envers, peut-être la somme
l’est-elle aussi ?
J’arrachai aussitôt une nouvelle page et marquai en grands caractères qui
en occupèrent toute la surface :

— Jésus-Christ, dit Poe.


Il était temps de retrouver la position assise, et j’en profitai pour frotter
mes genoux endoloris. Pour prélever aussi dans ma blague un bout de tabac
à chiquer.
— Le monogramme du Christ, renchéris-je. Une inscription commune
de l’ancien temps. C’est peut-être la première fois que je la vois écrite à
l’envers.
— À moins, dit Poe, qu’on ait voulu invoquer quelqu’un d’autre que le
Christ. Son ennemi intime, par exemple.
Le cul dans l’herbe, je mâchonnais ma chique. Poe regardait les nuages
défiler. Un merle sifflait, une rainette coassait dans un arbre. Tout avait
changé.
— Vous savez, dis-je finalement. J’ai un ami qui pourrait se révéler utile.
Poe me jeta un rapide regard oblique.
— Ah vraiment ?
— Oh oui. Un grand spécialiste des symboles, des… rituels, de toute
cette sorte de choses. Doté d’une collection impressionnante d’ouvrages
consacrés aux… aux…
— Aux sciences occultes, termina-t-il pour moi.
Je mâchonnai encore quelques instants en pensant que c’était, oui,
l’expression convenable.
— Un garçon fascinant, expliquai-je. Je veux dire mon ami le professeur
Pawpaw.
— Quel nom extraordinaire !
J’appris à Poe que Pawpaw était indien de naissance, plus exactement à
moitié indien, avec, euh, un quart de sang français et Dieu savait le reste. Il
me demanda si Pawpaw était réellement professeur. Eh bien, c’était un
érudit, lui répondis-je, sans le moindre doute, et très prisé des dames de la
haute société. Mme Livingstone lui avait un jour donné douze dollars en
argent en échange d’une heure de son temps.
— J’espère que vous pourrez le payer, alors, me confia Poe avec un
nonchalant haussement d’épaules. C’est que je suis très endetté. M. Allan
ne daigne pas m’envoyer d’espèces pour mes instruments de
mathématiques.
Je lui dis de ne pas s’inquiéter, cela serait pour moi. Puis je lui souhaitai
une bonne journée et regardai sa mince silhouette se diriger (sans grande
hâte) vers la Plaine.
En revanche, ce que je ne lui dis pas (et cette pensée ne me fit-elle pas
éclater de rire sur le chemin du retour ?), c’est que j’avais déjà trouvé le
moyen de rémunérer le professeur. Puisque je lui apportais le crâne vivant
d’Edgar Poe.
Le récit de Gus Landor
12

Le 4 novembre 1830

Le cottage du professeur Pawpaw se trouve dans l’arrière-pays, à une


lieue du mien environ, au sommet d’un coteau. Pour y accéder, il faut donc
monter dur, puis, le sentier étant envahi par les herbes, attacher son cheval à
un arbre et se frayer un chemin à travers de jeunes cèdres. C’est un plaisir,
cela fait, d’accéder à une petite terrasse où flotte l’odeur du jasmin et du
chèvrefeuille. Il y a aussi un poirier mort, couvert d’un long manteau de
bignones en fleur et, oscillant sous les arbres, des cages en osier pleines de
merles moqueurs, de loriots, de goglus, de canaris, qui n’arrêtent pas de
chanter du crépuscule au lever du soleil. Leurs piaillements ne sont pas à
proprement parler harmonieux mais, à condition d’y prêter attention assez
longtemps, on distinguera peut-être quelques phrases musicales. Ou l’on
choisira de ne plus y penser (ce choix-là ayant la préférence de Pawpaw).
Si j’avais écouté Poe, nous serions partis le soir même. Je dus lui
expliquer que la route était impraticable dans le noir. Je souhaitais en outre
que nous soyons annoncés. C’est pourquoi une estafette à cheval nous avait
précédés la veille, munie du message que je destinais au professeur.
Le lendemain matin au réveil, Poe mâchonna un bâton de craie, puis il
alla présenter sa langue blanche au Dr Marquis. Celui-ci le renvoya dans sa
chambre avec de la poudre de calomel et il rédigea une note pour le
dispenser de cours. Poe se dirigea plutôt vers la réserve de bois, se glissa
entre les planches mal ajustées de la palissade, et me retrouva derrière le
poste de garde, où il grimpa sur Horse derrière moi. Nous quittâmes
Buttermilk Falls par la haute route.
Le matin était froid et nuageux. Pourtant, une impression de chaleur
semblait se dégager des arbres, des vallons, des lits de mousse, des pâles
corniches de granite, des étangs tapissés de feuilles mortes. Le sentier
s’élevait rapidement dans la rocaille, et Poe me rebattait l’une ou l’autre
oreille avec l’abbaye de Tintern, le sublime de Burke, la nature est le
véritable poète de l’Amérique, monsieur Landor, et plus il parlait, plus
j’étais soucieux. Je le détournais de ses occupations et j’étais bien conscient
qu’Hitchcock et ses officiers mettaient un point d’honneur à inspecter
chaque jour les quartiers des élèves. Malheur à celui qui se faisait porter
pâle et ne répondait pas si on frappait à sa porte.
Mais au lieu d’évaluer les conséquences de mon acte, je racontai à mon
équipier ce que je savais du professeur Pawpaw.
Sa mère était une squaw huronne, son père un marchand d’armes
canadien-français. Il avait été enlevé très jeune par une tribu d’indiens
wyandots, lesquels furent massacrés presque aussitôt par de hardis Iroquois.
Seul survivant, Pawpaw fut recueilli par un chiffonnier d’Utica, qui le
baptisa, lui donna un prénom chrétien et une éducation religieuse : messe
matin et soir, prières et cantiques avant le coucher, soixante-dix versets de
la Bible par semaine. (À tous égards, j’ai moi aussi reçu une éducation très
stricte, sauf que Pawpaw, lui, avait le droit de jouer aux cartes.) Au bout de
six ans, le chiffonnier fut atteint de scrofule. Le garçon atterrit chez un très
charitable titan du textile, qui disparut rapidement en lui laissant une rente
annuelle de six mille dollars. Pawpaw s’empressa de reprendre son nom
indien et alla s’installer dans un immeuble de pierre de Warren Street, où il
rédigea des monographies sur des sujets aussi divers que l’alcoolisme, la
manumission, l’herbe aux poules – et la phrénologie. Au sommet de sa
gloire, il se retira dans les Highlands. Il ne communique plus aujourd’hui
avec le monde extérieur que par la poste, il se lave deux fois par an, et il
considère son passé avec une certaine ironie. On rapporte qu’un jour, alors
qu’on le traitait de « noble sauvage », il aurait répondu : « Pourquoi me
salir avec votre noblesse ? »
Voyez-vous : cet enfant du catéchisme a besoin de provoquer. C’est
peut-être pour cela que, en prévision de notre arrivée, il avait ce jour-là
accroché un crotale mort au-dessus de sa porte, et répandu des os de
grenouille dans l’allée. Ceux-ci craquèrent doucement sous nos pieds, et
nous étions courbés sur nos semelles en essayant de les en déloger lorsque
Pawpaw, petit et le torse bombé, apparut sur le perron d’un air absent,
comme s’il n’était sorti que par souci météorologique. Et nous de le
regarder, car Pawpaw est fait pour qu’on le regarde : il est lui-même sa
cause et son effet. La première fois que j’étais venu, il m’avait reçu paré de
ses plus beaux atours de sauvage – jusqu’au silex à la pointe des flèches.
Aujourd’hui, pour des raisons qui m’échappent – peut-être lui échappaient-
elles aussi –, il s’était déguisé en vieux paysan hollandais. Chemise et
pantalon écossais, boucle de ceinture en étain, et les chaussures les plus
énormes que j’aie jamais vues – on aurait pu mettre un homme entier dans
chacune. Deux petites ombres au tableau, quand même : cette griffe d’aigle
en pendentif autour de son cou, et le trait d’indigo qui reliait sa tempe droite
à l’arête de son nez (une nouveauté, ça).
Je vis qu’il comprenait peu à peu et, de fait, ses yeux se mirent à luire.
— Oooh ! s’exclama-t-il.
Il fonça droit sur Poe, le prit par le bras et l’escorta sur le perron.
— Tu avais raison ! cria-t-il à mon intention. Il est tout à fait
remarquable ! Un organe d’une taille vraiment appréciable !
Il l’entraîna au pas de course à l’intérieur. Ce qui me laissa le temps de
déambuler dans l’entrée, d’admirer à nouveau la peau de bison, la chouette
effraie empaillée, les harnais et fléaux accrochés aux murs comme des
reliques dans un musée. Je les rejoignis ensuite dans le salon, où des
pommes rôtissaient en crépitant dans l’âtre. Avec sa peau cuivrée et son nez
en forme de patate, Pawpaw se dressait devant Poe, qu’il avait installé dans
un fauteuil Duncan Phyfe sans même lui offrir un cordial. Il se frottait les
mains en découvrant deux rangées de dents noires, avec bon nombre de
trous au milieu.
— Jeune homme, lui demanda-t-il, auriez-vous l’obligeance d’ôter votre
casquette ?
Non sans hésiter un instant, Poe retira sa casserole, qu’il posa par terre
sur l’épais tapis.
— Vous ne souffrirez aucunement.
J’en aurais peut-être douté si je n’avais connu Pawpaw. Car, lorsqu’il
déroula son mètre autour du crâne de mon jeune associé, ses mains
tremblaient comme celles d’un homme qui, pour la première fois, trousse
un jupon.
— Cinquante-sept centimètres et demi, dit-il. Moins grand que j’aurais
cru. Le plus impressionnant tient donc aux proportions. Combien pesez-
vous, monsieur Poe ?
— Soixante-cinq kilos.
— Et vous mesurez ?
— Un mètre soixante-huit. Et demi.
— Oh, et demi ? Fort bien, jeune homme. J’aimerais maintenant tâter
votre occiput. Voyons, ne faites pas cette mine. C’est bien sûr indolore. À
moins que vous ne craigniez de laisser votre âme dans mes pauvres doigts.
Il suffit que vous restiez immobile. Pensez-vous y arriver ?
Trop intimidé pour même hocher la tête, Poe battit simplement des
paupières. Le professeur inspira par deux fois avant d’appliquer ses mains
fiévreuses sur ce scalp encore vierge. Alors il relâcha un maigre souffle
entre ses lèvres grises.
— Amativité… modérée, dit-il, psalmodiant.
Pendant que ses doigts fouillaient dans les mèches noires, il tendit
l’oreille vers le crâne de Poe, tel un paysan devant un terrier de
spermophiles.
— Habitativité… réduite, dit-il ensuite plus fort Adhésivité : totale.
Facultés intellectuelles : vastes – non, très vastes…
Sourire de Poe.
— … besoin de reconnaissance : important.
Là, c’est moi qui sourit.
— … philogéniture : minime.
Et ainsi de suite, Lecteur : la prudence, la bienveillance, l’espoir… Tout
un caractère, défini trait par trait : le crâne forcé de livrer ses secrets. De les
révéler au monde entier, devrais-je même dire, puisque Pawpaw criait
comme un commissaire-priseur dans une salle d’enchères ; puis notre
baryton s’essouffla et je sus que l’examen touchait à sa fin.
— Monsieur Poe, vous avez les bosses7 d’un déraciné. Les parties de
votre crâne qui correspondent aux instincts animaux – je veux dire
l’occipital et le bas des pariétaux – sont un petit peu sous-développées. En
revanche, la circonspection et la combativité sont extrêmement bien
représentées. Votre caractère est marqué par des oppositions violentes et,
j’en suis presque certain, fatales.
Poe, un rien vacillant, se tourna vers moi.
— Monsieur Landor, vous ne m’aviez pas dit que M. Pawpaw était un
voyant.
— Répétez ! aboya le professeur.
— Vous… vous ne…
— Allez, allez.
— … m’aviez pas dit que…
— Richmond ! beugla Pawpaw.
Abasourdi, Poe bégaya :
— C’est… c’est vrai… Je suis de…
— Si je ne me trompe, ajoutai-je, il a vécu quelques années en
Angleterre.
Le pauvre écarquillait les yeux.
— Le révérend John Bransby de Stoke Newington, expliquai-je. Une
haute autorité en matière d’orthographe.
Pawpaw frappa dans ses mains :
— Ah, très bien. Excellent, Landor ! Cette touche britannique s’accorde
si bien avec les notes boisées du Sud américain. Mais laissez-moi
poursuivie, que puis-je encore dire de ce jeune homme ? C’est un artiste.
Avec des mains pareilles, je ne vois rien d’autre.
— Un artiste amateur, corrigea Poe en rougissant.
— Et il est aussi…
Pawpaw s’interrompit avant de braquer un index sur le visage du jeune
homme et de lui asséner :
— … orphelin !
— C’est également exact, admit Poe à voix basse. Mes parents – mes
vrais parents – sont morts dans un incendie. Au théâtre de Richmond en
1811.
— Mais que faisaient-ils donc dans un théâtre ? gronda Pawpaw.
— Ils étaient comédiens, répondit Poe. De très bons comédiens.
Renommés.
— Pff, renommés… répéta le professeur, qui se détourna avec une mine
dégoûtée.
Un malaise s’installa. Poe dans son fauteuil, en proie à tous les
ressentiments ; Pawpaw qui faisait les cent pas dans la pièce, sans doute
pour calmer le jeu ; et moi qui attendais. Les meilleures choses ayant une
fin, je décidai de briser le silence :
— Professeur, je me demandais s’il ne serait pas temps d’en venir à ce
qui nous préoccupe.
— Soit, dit-il, les sourcils froncés.
Mais d’abord il prépara du thé. Qu’il nous servit dans une théière en
argent cabossée. Ce breuvage avait tout du goudron : ça vous piquait la
langue, ça vous collait aux amygdales. J’en bus trois tasses l’une après
l’autre, comme de petits verres de whiskey. Quel choix avais-je ? Pawpaw
n’achetait jamais d’alcool.
— Alors donc, professeur, qu’allons-nous faire de cela ?
Je sortis de ma poche le diagramme que j’avais dessiné avec l’aide de
Poe – le triangle dans son cercle – et je l’étalai sur la table de Pawpaw. En
fait de table, c’était une malle-cabine recouverte d’une feuille de métal.
— Eh bien, commença-t-il, tout dépend de celui qui parle. Consultez un
Grec de l’Antiquité, voire un alchimiste, ils vous diront que le cercle est un
ouroboros, symbole d’unité éternelle. Allez voir les grands sages du Moyen
Âge (grimace ironique de Pawpaw), ils vous répondront que le cercle
représente en même temps la création et le vide vers lequel elle tend. (Il
reposa les yeux sur le papier.) Toutefois ceci ne peut être qu’un cercle
magique.
Mon regard croisa celui de Poe.
— Si, si, poursuivit notre érudit. J’en ai vu un de cette sorte dans Le
Véritable Dragon rouge. Et si j’ai bonne mémoire, le sorcier doit se
placer… là… dans le triangle.
— Le sorcier tout seul ? relevai-je.
— Oh, il peut y avoir plusieurs assistants dans le triangle. Un cierge à
chaque bord, et devant lui – ici, par exemple – un brasero. Des clartés
partout, comme une fête de lumière.
Je fermai les yeux pour tenter d’imaginer cela.
— Les gens qui prenaient part à ces cérémonies… dit Poe. Étaient-ce
des chrétiens ?
— Souvent, oui. Il y a une magie noire, il y a une magie blanche. Vous
avez bien, sur votre dessin, l’inscription chrétienne…
Son doigt s’arrêta sur le JHS inversé, et l’on aurait pu penser que les
lettres lui parlaient, car, retirant précipitamment sa main, il se redressa et
recula de deux pas. Puis il lâcha d’un air revêche :
— Bon sang, Landor, et tu me laisses radoter ! Mais je n’ai pas toute la
journée, moi ! Allez, venez, tous les deux.
Difficile de décrire sa bibliothèque : il faut le voir pour le croire. C’est
une petite pièce sans fenêtre, d’un peu plus de quatre mètres dans un sens
comme dans l’autre, entièrement consacrée aux livres : in-folio, in-quarto,
in-douze de parchemin… debout ou les uns sur les autres, débordant des
rayons, étalés sur le sol. Et encore ouverts, pour nombre d’entre eux, sur la
dernière page lue.
Pawpaw fouillait déjà dans ses étagères. Il ne lui fallut qu’une minute
pour repérer sa proie et la plaquer au sol. Un volume massif, relié de cuir
noir, aux fermoirs de métal. Il lui donna une petite tape et un panache de
poussière s’éleva entre ses doigts.
— De Lancre, dit-il. Tableau de l’inconstance des mauvais anges et
démons. Lisez-vous le français, monsieur Poe ?
— Bien sûr*, répondit celui-ci.
Délicatement, Poe ouvrit l’ouvrage à la première page. Se racla la gorge,
bomba le torse. Se prépara à déclamer.
— S’il vous plaît, dit Pawpaw. Je ne supporte pas qu’on me fasse la
lecture. Mettez-vous dans le coin, là, et lisez en silence.
Évidemment, il n’y avait pas de fauteuil dans l’angle, ni aucune sorte de
meuble. Avec un timide sourire, Poe s’assit sur un coussin de brocart, et le
professeur, d’un air grave, m’invita à l’imiter. Préférant m’adosser aux
étagères, je sortis de ma blague une petite tresse de tabac.
— Parle-moi de ce De Lancre, là.
Pawpaw croisa les bras autour de ses chevilles, posa le menton sur ses
genoux.
— Pierre De Lancre, dit-il. Un redoutable chasseur de sorcières. Il en a
arrêté et exécuté six cents au Pays basque au XVIe siècle. Tout ça en quatre
mois. Il est aussi l’auteur de ce remarquable volume que M. Poe est en train
de consulter. Un pur délice. Oh, mais attends ! Où ai-je été élevé ?
Il se releva, passa la porte et revint cinq minutes plus tard avec une
assiettée de pommes cuites – celles qui rôtissaient dans l’âtre à notre
arrivée. Elles étaient méconnaissables : boursouflées, esquintées, suintantes.
Pawpaw parut vexé que je décline.
— Comme tu voudras, dit-il avant d’en enfourner une entière.
— Où en étions-nous ? Ah oui, De Lancre… le livre que j’aurais aimé
pouvoir te donner, Landor, c’est Le Discours du diable, d’un certain Henri
Le Clerc. Lui a réussi à en exterminer sept cents, des sorcières. Mais il se
distingue du lot en ce qu’il s’est converti au milieu de sa vie. Un peu
comme Paul sur la route de Damas, sauf que Le Clerc est pour ainsi dire
parti dans l’autre sens. Vers les ténèbres…
Une goutte de jus de pomme lui coulait sur le menton. Il l’essuya du
bout du doigt.
— Le Clerc a été arrêté et condamné au bûcher à Caen en 1603. On dit
qu’il tenait dans ses bras le volume dont je te parle, relié d’une peau de
loup. Tandis que les flammes s’élevaient, il aurait récité une prière pour
son… son dieu, et le livre serait tombé. Des témoins ont juré qu’il a disparu
instantanément, comme si quelqu’un ou quelque chose l’avait tiré tout en
bas du brasier.
— Ah, je vois pourquoi…
— Cela n’est pas tout, Landor. Après sa mort, le bruit a couru qu’il
laissait derrière lui deux ou trois exemplaires du même ouvrage, en tout
point identiques. On n’en a jamais formellement identifié aucun mais, au fil
des siècles, de nombreux amateurs de sciences occultes se sont juré de les
retrouver.
— Dont toi, je suppose ?
Il fit la grimace :
— Je n’y tiens pas particulièrement. Mais je comprends leur obsession.
Il paraît que Le Clerc avait trouvé un remède contre plusieurs maladies
incurables. Et même la recette de l’immortalité.
Je sentis alors sur ma main un infime courant d’air. Examinant celle-ci,
je découvris une fourmi qui se promenait sur mes phalanges.
— Je crois que je vais manger une de tes pommes, dis-je à Pawpaw.
Croyez-moi, c’était succulent La croûte noire se détachait comme un
bout de papier, l’intérieur était merveilleusement fondant, sucré sans être
écœurant. Le professeur me regardait d’un air de dire : « Mais tu en
doutais ? »
— Peut-être, suggérai-je, devrions-nous voir où notre ami en est de sa
lecture ?
Quelques minutes s’étaient écoulées seulement depuis que nous l’avions
laissé dans son coin, toutefois Poe était resté si immobile qu’une légère
couche de poussière recouvrait déjà son uniforme. Il ne releva pas la tête à
notre approche. Je dus regarder par-dessus son épaule ce qu’il était en train
d’étudier.
C’était une gravure qui occupait deux pages de front : elle représentait
une fête. De vieilles sorcières à la poitrine tombante chevauchant de grands
béliers velus. Des diables ailés emportant dans le ciel des nourrissons
vivants. Des squelettes en bonnet, des diables dansant la gigue, et, trônant
au milieu dans un fauteuil doré, le maître de cérémonie : un bouc fort
distingué, dont les cornes crachaient le feu.
— Remarquable, n’est-ce pas ? dit Poe. On a du mal à en détacher ses
yeux. Oh, professeur, me permettez-vous de lire un court extrait ?
— Si vous y tenez vraiment.
— Voici la description que donne De Lancre du sabbat Pardonnez-moi si
je tâtonne en traduisant : « Nul n’ignore dans la fraternité des… mauvais
anges que, au banquet des… des sorciers, on consommera avant tout
certains aliments, à choisir parmi ces animaux impurs que les chrétiens
refusent de manger…
Je m’approchai malgré moi.
— … mais aussi des cœurs d’enfants non baptisés…
Poe s’arrêta, regarda le professeur, puis moi, et finit avec un sourire :
— … et encore des cœurs de pendus. »
Le récit de Gus Landor
13

Du 4 au 6 novembre 1830

Poe et moi n’échangeâmes pas un mot sur le chemin du retour. Il ne


jugea utile de reprendre la parole qu’en mettant pied à terre, à quelque cinq
cents mètres du poste de garde.
— Monsieur Landor, dit-il, comment allons-nous faire avancer notre
enquête, maintenant ? Mes réflexions m’amènent à croire que, s’il nous faut
localiser cette clique de…
Il hésita une seconde.
— … de satanistes, eh bien… Peut-être devrions-nous chercher du côté
de ceux que leur présence est susceptible d’affoler. Leurs antagonistes, pour
ainsi dire.
Je méditai cela et répondis, méfiant :
— Les chrétiens donc ?
— Oui, les chrétiens. Même de l’espèce la plus fervente qui soit.
— Vous ne voulez pas parler du révérend Zantzinger ?
— Mon Dieu, pas Zantzinger ! s’écria Poe. Vous lui mettriez le diable
sur les genoux qu’il ne le verrait pas ! Non, je pensais plutôt aux bigots du
camp.
Je dus admettre que c’était parfaitement raisonné. Fry s’étant joint un
moment à un groupe de volontaires qui, trouvant la chapelle de West Point
trop épiscopalienne à leur goût, prônait des voies plus directes vers le
Seigneur.
Jusqu’alors, évidemment, Poe ne leur avait témoigné que du dédain.
— Seulement, aujourd’hui, je crois de notre intérêt que nous en passions
par eux, avec votre permission…
— Bien sûr. Mais comment allez-vous…
— Oh, laissez-moi m’occuper de cela, dit-il d’une voix traînante. Pour
l’instant, nous avons surtout besoin, vous et moi, de pouvoir communiquer
sans trop de difficulté. En ce qui me concerne, c’est relativement simple : je
n’ai qu’à passer discrètement à votre hôtel et glisser un message sous votre
porte. En revanche, de votre côté, je vous dissuaderais d’en faire autant
dans mes quartiers, car mes camarades sont d’une indiscrétion diabolique.
Je vous suggère plutôt le jardin de Kosciusko, savez-vous où c’est ? Il s’y
trouve une source naturelle et, au sud de celle-ci, une roche qu’on dit ignée,
un peu branlante, assez grande pour cacher un bout de papier dessous, à
condition de le plier plusieurs fois. Placez vos missives sous celle-ci le
matin et je prendrai la peine de les relever entre… quoi ? Qu’avez-vous à
rire, monsieur Landor ?
En fait, je me sentais comme libéré. Aucun informateur à mon service ne
s’était encore jamais attaché à ses fonctions avec tant d’intuition, et j’étais
impatient de vanter à quelqu’un les talents de M. Poe… À Hitchcock, faute
de mieux, que je retrouvai le lendemain en fin d’après-midi dans le salon de
Thayer (lequel, telles les divinités, brillait par son absence), où nous bûmes
du café allongé de crème épaisse, en dégustant des galettes de maïs et des
huîtres fumées. De la cuisine de Molly flottait jusqu’à nous une odeur de
rôti, et le capitaine me parla de ses lectures du moment – Les Mémoires de
Napoléon dictées à Montholon, me semble-t-il. Tout cela était fort léger,
fort élégant, même si cette élégance masquait de vives tensions. Car le
commandant du génie venait de demander un compte rendu complet de mes
investigations, lesquelles devaient être transmises au ministre de la Défense,
et le président lui-même avait, disait-on, prêté attention à l’affaire. Or,
quand le président prête attention à quelque chose, on peut affirmer sans se
tromper que le monde va s’effondrer, et il devient opportun de l’en
empêcher. Voici ce qui sourdait derrière ces amabilités : un tic-tac analogue
à celui de la pendule, qui brusquement sonna cinq heures, sous nos pieds,
dans le bureau en bas.
J’étais réellement navré pour Hitchcock et je l’assistai de mon mieux. Je
lui dis ce que je savais, ce que je ne savais pas et ce que je supposais. Je lui
parlai même de Pawpaw, dont certaines bizarreries, il est vrai, n’ont rien
pour rassurer un esprit militaire. J’essayais donc de me montrer à la hauteur
de mes engagements, lorsque je vis Hitchcock se lever, regarder une vitrine
pleine d’insignes guerriers, et je compris alors que mon travail ne faisait en
réalité que commencer.
— Donc, monsieur Landor, au vu de ces quelques trous dans le sol, vous
voilà persuadé qu’une société satanique – est-ce bien ainsi qu’il faut
l’appeler ?
— Pourquoi pas.
— … qu’une société, ou un culte, est à l’œuvre à proximité de West
Point. Peut-être même dans l’enceinte de l’Académie.
— C’est en effet possible.
— Et vous êtes également convaincu qu’un individu…
— Ou un groupe.
— … ou un groupe d’individus serait la proie de croyances médiévales,
de je ne sais quelles absurdités…
— Continuez, je vous prie.
— … en vertu desquelles Leroy Fry aurait été assassiné, son cœur
arraché, tout cela pour les besoins d’un rituel saugrenu. Est-ce bien cela que
vous voulez me dire, monsieur Landor ?
— Écoutez, capitaine, répondis-je avec un sourire aimable. Vous me
connaissez mieux que cela. M’avez-vous déjà entendu affirmer
catégoriquement quoi que ce soit ? Je vous rapporte seulement que nous
avons là une série d’événements éventuellement liés les uns aux autres. Une
succession d’empreintes, sur la scène du crime, qui ont peut-être une
signification occulte, et des indications très spécifiques – occultes
également – qui pourraient se rapporter au crime en question.
— Et vous en déduisez…
— Je n’en déduis rien du tout. Je dis seulement que Leroy Fry a été
sacrifié de telle sorte que son cœur puisse servir à un genre particulier
d’adorateurs.
— « Servir », « un genre particulier d’adorateurs »… de doux
euphémismes, monsieur Landor !
— Si vous préférez les qualifier de sauvages assoiffés de sang, ne vous
gênez pas, capitaine. Cela ne nous apprendra rien sur leur identité, ni sur
l’existence de plus vastes desseins, s’il en est.
— Mais si nous devons croire que ces… « événements » sont bien « liés
les uns aux autres », monsieur Landor, alors il semblerait que le même
groupe soit à l’origine des deux crimes.
— Une hypothèse que le Dr Marquis a prononcée le premier.
Était-ce l’ennui, le désespoir, qui me réduisit ainsi à me prévaloir de
lui ? Car en fait, Hitchcock se moquait bien du Dr Marquis : il ne cherchait
qu’à infirmer mes conclusions, avec la détermination d’un pic-vert sur un
tronc d’arbre : pic, pic, pic, et ainsi de suite, jusqu’à ce que je déclare :
— Allez vous-même à la glacière, capitaine. Dites-moi que je me
trompe. Dites-moi qu’il n’y a ni lettres tracées au sol, ni empreintes, ni
trous. Dites-moi que, réunis, ils ne représentent pas les formes que je vous
ai décrites, et je ne vous ennuierai plus avec mes théories. Vous pourrez
même vous trouver un autre souffre-douleur.
Il avait fallu recourir à la menace pour le calmer. Et pour me calmer
également. Je repris la parole d’une voix plus douce :
— Je ne sais à quoi vous vous attendiez, capitaine. Celui ou ceux qui ont
arraché le cœur de Leroy Fry étaient quand même froidement déterminés,
non ?
En réalité, Lecteur, notre problème était le suivant : Hitchcock avait un
rapport à rédiger et, pour ce rapport, il lui fallait des mots. Nous
enchaînâmes donc d’autres questions et d’autres réponses pour étoffer son
argumentation, nous convînmes ensemble du vocabulaire adéquat, et nous
eûmes bientôt tout ce que requérait le commandant du génie – pour l’instant
du moins. Et, comme c’était là l’unique raison de ce rendez-vous, je me
félicitais de pouvoir enfin m’en soustraire et je me préparais à prendre
congé… quand je commis l’erreur de mentionner mon jeune ami.
— Poe ! s’exclama le capitaine.
C’est que, voyez-vous, il s’était à peine habitué à ce que je fasse appel à
lui. Mais que Poe devienne un collaborateur actif – que, fort de nos
dernières découvertes, je propose de l’utiliser encore – cela, Hitchcock ne
l’avait pas prévu. Le voilà qui se relevait, me rebattait de nouveau les
oreilles avec le cadre légal, les parents, ses responsabilités, son mandat du
Congrès, etc. Jusqu’à ce que m’apparaisse la substantifique moelle de ses
propos, et que je me rende compte de ceci : il avait peur.
— Capitaine, lui affirmai-je. Tout se passera bien.
Maintenant que j’y pense, c’est le genre de chose que ma fille me disait
autrefois, même dans les circonstances les plus abominables. Je me
demandai si j’étais aussi peu convaincant qu’elle l’avait été.
— Enfin, arguait Hitchcock, les joues plissées derrière les commissures,
cette société dont vous parlez… s’ils existent vraiment, ces gens-là, il ne
faudrait pas les prendre à la légère !
— Certainement pas. Voilà pourquoi j’ai seulement besoin des
informations que me rapporte M. Poe. Ses fonctions commencent et
s’arrêtent là. Je ne l’exposerai à aucun risque. Cette partie-là est pour moi.
Ah, ces militaires et leurs plumes empesées ! Non, ce n’est pas un civil
qui leur dira quoi faire, même s’il est président de la République (surtout
s’il est président de la République). Et de résister, et de résister, jusqu’à ce
que j’annonce finalement :
— Écoutez, capitaine. J’ai bien dit à M. Poe, en termes non équivoques,
qu’il n’était pas question qu’il se mette en danger… Qu’il coure l’ombre
d’un danger…
Ce que je n’avais pas fait, mais j’en avais l’intention. Profitant de cette
brèche ouverte dans la conversation, j’ajoutai :
— Du reste, la poursuite de ses études reste sa préoccupation essentielle.
— Tant qu’il a la santé…
Il y eut comme un frisson dans l’air.
— La santé ?
— Il vient d’être malade… Je ne doute pas que vous lui souhaitiez un
prompt rétablissement, lâcha Hitchcock.
— J’ai cru comprendre qu’il se portait mieux.
— Je suis ravi de l’apprendre.
— Je lui ferai part de vos inquiétudes, alors.
— Oui, faites… Faites-lui part de mes inquiétudes…
Nous quittâmes ensemble les quartiers de la direction. Hitchcock garda
longuement ma main dans la sienne avec un air de profond scepticisme.
— À ma connaissance, monsieur Landor, aucun enseignant, officier ou
soldat n’a à ce jour constaté l’existence de pratiques sataniques à West
Point. Pourquoi M. Poe découvrirait-il ce qui a échappé à tout le monde ?
— Parce que personne n’a regardé où il faut. Parce que personne n’a les
dons d’observation de M. Poe.

Après chacun de mes entretiens avec le capitaine, je mettais un point


d’honneur à me rendre devant le corps de Leroy Fry à l’hôpital militaire. Je
ne suis pas sûr de mes raisons. Je crois, avec le recul, avoir voulu tester mes
capacités de résistance. Car, quelque temps auparavant, le Dr Marquis avait
commencé à lui injecter du nitrate de potassium, un produit plus souvent
utilisé pour conserver le jambon ou le saucisson. L’effet était manifeste : le
cadavre verdissait de jour en jour, la salle empestait la viande avariée, et les
mouches proliféraient dans une exaltation voluptueuse.
En revanche, Fry était en bien meilleur état quand je rêvai de lui cette
nuit-là. Certes, la corde était toujours enroulée autour de son cou, mais son
torse avait retrouvé un aspect normal ; il ne portait plus le gris uniforme des
élèves, remplacé par la tunique bleue des officiers ; il tenait dans une main
un bout de charbon, dans l’autre une cage avec des oiseaux bleus ; et
lorsqu’il ouvrait la bouche, il chantait comme eux. Derrière, une femme
chantait aussi, en même temps que lui, d’une voix cassée et très aiguë. Du
début à la fin, les tambours de l’Académie battaient la cadence et j’en avais
un dans la poitrine en me réveillant. Les couleurs de mon rêve étaient
encore presque visibles dans le noir.
Cela n’était que mon imagination, Lecteur, rien de plus. J’en parle
seulement pour donner une idée du mal que j’avais à dormir correctement.
Le sommeil s’obtenait de haute lutte et se perdait facilement à West Point.
J’ai parfois pensé que mon séjour là-bas avait pris la forme d’un fil qui se
déroule sans jamais s’arrêter, la nuit se fondant dans le jour, et
réciproquement, sans délimitation. Du moins à ce stade des choses.
Quand je me levai le lendemain, un mot m’attendait sous la porte. Pas de
nom, pas de formule de politesse… Toutefois, en l’apercevant je n’eus
aucun doute sur l’expéditeur. Il aurait pu l’écrire de la main gauche, j’aurais
su tout pareil.
Monsieur Landor, j’ai fait une découverte de la plus haute importance.
Cinq centimètres plus bas, en plus petit mais non moins urgent :
Puis-je vous rendre visite chez vous ? Demain ?
Le récit de Gus Landor
14

Le 7 novembre 1830

Je fus moi-même un nouvel arrivant, Lecteur. J’imagine donc ce que


c’est de découvrir mon cottage, comme le fit Poe ce dimanche après-midi-
là. D’abord, il faut traverser deux fois le ruisseau. En arrivant sous les
hautes branches du tulipier, on aperçoit la petite cheminée carrée et ses
briques sommaires, puis le toit de bardeaux gris, à la vieille mode, posé aux
quatre coins sur ses pignons. La maison paraît alors moins grande qu’on ne
l’aurait cru. Sept mètres de long et cinq de large, c’est un bloc compact.
Une vigne s’élève presque jusqu’au toit. Il n’y a pas de sonnette ; on doit
frapper. Si personne ne répond, faites comme chez vous.
Ce que fit Poe ; il entra comme si je n’étais pas là. Non qu’il fût impoli,
car il ne l’était pas, mais parce qu’il avait besoin de voir. Pourquoi l’endroit
comptait-il autant à ses yeux, je ne sais, mais lorsqu’un élève-officier
décide de vous consacrer son dimanche après-midi – le seul moment de la
semaine où il recouvre sa liberté –, on s’abstient de l’interroger.
Filant en ligne droite d’un objet à l’autre, il passa un doigt sur les stores
vénitiens, sur les pêches desséchées sur leur ficelle, s’arrêta un instant sur
l’œuf d’autruche qui décore un coin de l’âtre. Plus d’une fois une question
se dessina sur ses lèvres, mais aussitôt quelque objet déroutant le menait
plus loin.
Certes, je ne reçus que peu de visiteurs ici, mais je crois me rappeler
qu’aucun n’examina mon intérieur aussi minutieusement. J’en étais mal à
l’aise. Je ressentais le besoin de m’excuser pour le désordre, voire
d’expliquer comment chaque chose était arrivée là, et pourquoi.
Normalement, monsieur Poe, ces poteries devraient être pleines de
fleurs. Ma femme prenait grand soin des géraniums et des pensées. Et ce
tapis tout crotté ? Il était si beau avant que mes bottes ne le mettent dans
cet état. Il y avait de la mousseline blanche à toutes les fenêtres, et, si, il y
avait bien un abat-jour italien sur la lampe de verre dépoli, et je ne sais
plus comment la soie s'est déchirée…
Et Poe de décrire des cercles, et des cercles… Jusqu’à ce qu’il n’y ait
plus rien à voir. Alors il alla à la fenêtre, entrouvrit les stores du bout des
doigts et laissa son regard filer, du pieu où était attaché Horse, vers la saillie
rocheuse à l’est, le précipice au-dessus de l’Hudson, les crêtes hérissées de
Sugarloaf, de North Redoubt…
— C’est très joli, murmura-t-il à la vitre.
— Vous êtes trop aimable.
— Et plus propre que je m’y attendais.
— J’ai quelqu’un qui passe de temps en temps.
Cela sonnait si curieusement à mes oreilles : quelqu’un qui passe de
temps en temps. J’eus brièvement en tête l’image de Patsy en train
d’astiquer les casseroles dans la cuisine au milieu de la nuit, ses seins de
neige perlés de sueur…
Poe s’accroupit alors devant la cheminée pour regarder un grand vase de
marbre. Dieu sait ce qu’il pensait trouver là-dedans – du petit bois ? des
fleurs ? des cendres ? En tout cas pas ça, je suis sûr. Il siffla en dégageant
l’objet : un pistolet à silex de 1819, calibre 54, à canon lisse de 25 cm.
— De l’engrais pour les plantes ? demanda-t-il, sec comme une poignée
de sable.
— Un souvenir, rien de plus. La dernière fois qu’il a servi, Monroe était
président. Je n’ai pas de balles, mais il y a encore de la poudre, si vous avez
envie de faire un peu de bruit.
Allez savoir, peut-être m’aurait-il pris au mot si autre chose n’avait attiré
son attention.
— Des livres, monsieur Landor ?
— Eh bien oui, il m’arrive de lire.
Ce n’était pas ce qu’on pourrait appeler une bibliothèque – trois rangées
d’ouvrages divers, pas plus, mais tous à moi. Poe glissait son doigt sur les
reliures.
— Swift ! Voilà qui me paraît très indiqué. Ce lamentable Cooper…
L’Histoire de New York de Knickerbocker, ça doit être dans toutes les… oh,
et Waverley ! Je me demande si je supporterais une deuxième lecture.
Puis, en se penchant vers l’étagère :
— Comme c’est intrigant : John Davys, Essai sur l’art du déchiffrement.
Et ici le Dr Wallis, et encore Jean Trithème. Toute une section sur la
cryptographie.
— Un passe-temps de retraité. Inoffensif, je suppose.
— S’il y a une chose dont je ne vous accuserais pas, monsieur Landor,
c’est d’être inoffensif… Bien, voyons. Phonétique, linguistique, ça coule de
source… Histoire naturelle de l’Irlande. Géographie du Groenland. Vous
êtes un vrai explorateur… Ah !
Il saisit un volume bleu sur l’étagère la plus haute et se retourna aussitôt
vers moi, l’œil brillant.
— Vous êtes démasqué, monsieur Landor.
— Oh ?
— Vous m’avez fait comprendre que vous ne lisez pas de poésie.
— Je n’en lis pas.
— Byron ! s’écria-t-il, en brandissant le recueil jusqu’au plafond. Et,
vous m’excuserez de le remarquer, mais ces pages ont l’air bien cornées,
monsieur Landor. Nous aurions plus d’atomes crochus que je ne le pensais.
Que préférez-vous, dans tout ça ? Don Juan ou… Manfred ? J’ai une sorte
de prédilection puérile pour Le Corsaire…
— Veuillez reposer ce livre, je vous prie. Il appartient à ma fille.
Je m’étais efforcé de parler d’une voix égale, mais le ton m’avait trahi,
car il s’empourpra vivement. Le livre ouvert lui échappa des mains –
maladroit qu’il était, ce jeune Poe – et libéra une chaînette en cuivre, qui
atterrit sur le parquet avec un petit ping ! L’air s’empara du son et le répéta.
Décomposé, Poe s’agenouilla, ramassa la chaîne, la recueillit dans sa
paume et me la tendit.
— C’est…
— … à ma fille aussi.
Je le vis déglutir, gêné. Puis je le regardai pendant qu’il insérait la
chaînette entre deux pages, avant de remettre le recueil à sa place. Il frotta
ses mains l’une contre l’autre, puis se dirigea vers mon canapé en érable, et
s’assit plutôt sur le fauteuil en rotin.
— Votre fille n’est plus là ?
— Non.
— Peut-être est-elle…
— Elle s’est enfuie. Il y a déjà un moment.
La boule de nerfs de ses mains se joignait et se disjoignait.
— Avec quelqu’un, dis-je. Vous voulez savoir si elle s’est enfuie avec
quelqu’un. Eh bien, oui.
Il haussa les épaules, baissa la tête.
— Quelqu’un que vous connaissiez ? demanda-t-il au bout d’un
moment.
— Vaguement.
— Et elle ne reviendra pas ?
— C’est peu probable.
— Alors nous sommes tous les deux seuls au monde.
Ce qu’il dit avec un demi-sourire, comme s’il essayait de se rappeler une
plaisanterie.
— Vous n’êtes pas seul, vous, répondis-je. Vous avez votre M. Allan à
Richmond.
— Oh ! Il fait encore des siennes, semble-t-il. Il aurait eu deux jumeaux,
récemment. Et il va bientôt se remarier – pas avec la mère de ceux-ci, hélas.
Aucune importance, je ne suis presque plus rien pour lui.
— Mais votre mère, elle est toujours là ? dis-je en évitant de paraître
ironique – sans succès. Enfin, elle vous parle toujours, au moins ?
— Parfois, oui, je le crois. Quoique jamais directement.
Il ouvrit ses mains devant lui :
— Je ne peux me souvenir d’elle, monsieur Landor. Je n’avais pas trois
ans quand elle est morte. Mais mon frère, qui en avait quatre, m’a parlé
d’elle, oui. De son port de tête, notamment. Oh, et de son parfum à la
poudre d’iris.
Alors, Lecteur, une chose étrange se produisit. Sous forme,
essentiellement, d’un changement de pression atmosphérique – et, en ce qui
me concerne, oculaire. J’étais absolument sûr qu’une tempête se préparait…
juste au-dessus de mon front. J’avais des fourmillements sur la peau, les
poils des narines hérissés…
— Vous disiez qu’elle était actrice ? Fis-je d’une petite voix.
— Oui.
— Chanteuse, peut-être, également ?
— Oh, oui.
— Comment s’appelait-elle ?
— Eliza. Eliza Poe.
Troublant ! Le sang qui battait dans mes tempes. Sans douleur,
cependant, et presque sans désagrément. Simplement un avertissement de
ce qui allait suivre. Quelque chose en moi s’y préparait, le désirait.
— Continuez…
— Je ne sais par quoi… (Ses yeux balayèrent la pièce.) Commençons
par le commencement, peut-être : elle était anglaise. Petite fille lorsqu’elle
est arrivée en Amérique, avec sa mère. C’était en 1796, elle s’appelait
encore Eliza Arnold. Elle a débuté avec des rôles de gamine, puis elle est
passée aux ingénues, et enfin elle a eu son nom en haut de l’affiche. Oh, elle
jouait partout : à Boston, à New York, à Philadelphie… Un public captivé,
des applaudissements frénétiques… Elle a interprété Ophélie, sur la fin…
Juliette, Desdémone. Elle faisait tout : la farce, le mélodrame, les tableaux
vivants. Rien ne lui faisait peur.
— À quoi ressemblait-elle ?
— Elle était ravissante, m’a-t-on dit. J’ai un petit portrait d’elle, je vous
le montrerai à l’occasion. Très menue, mais avec une jolie silhouette, des
cheveux noirs…
Il se mit à tripoter ses mèches.
— … et de grands yeux…
Il se surprit à écarquiller les siens. Puis il fit un sourire malicieux.
— Veuillez m’excuser. Quand je parle d’elle, c’est plus fort que… C’est
parce que je lui dois ce qu’il y a de bon en moi – mes actes, ou mes idées.
Je le crois sincèrement.
— Elle s’appelait bien Eliza Poe ?
— Oui.
Il eut une expression inquiète.
— Quelque chose vous chagrine, monsieur Landor ?
— Pas vraiment. Je l’ai vue sur scène, une fois. Il y a des années de cela.

Un aveu, Lecteur. Je n’ai pas lu beaucoup de bons livres. J’ai rarement


fréquenté l’opéra, j’ai assisté à peu de concerts, à encore moins de
conférences. Je n’ai jamais dépassé la ligne Mason-Dixon8 . Mais je suis
allé au théâtre – maintes et maintes fois. Dès que je pus choisir parmi tous
les péchés que mon père m’interdisait, ce fut celui sur lequel je jetai mon
dévolu. Ma femme dirait un jour que la scène était la seule maîtresse qu’elle
redoutât de me voir prendre. Je rapportais les programmes à la maison
comme une coquette collectionne les éventails. Et la nuit, pendant
qu’Amelia ronflait doucement à mon côté, je revoyais mentalement tout le
spectacle, depuis le jongleur aux bâtonnets de feu jusqu’aux grandes
tragédiennes, en passant par les ménestrels grimés en Noirs. Mon bref
séjour sur terre m’aura donné l’occasion d’applaudir Edwin Forrest et le
cheval qui danse sur trois pattes ; Madame Alexander Drake et une
danseuse burlesque au pseudonyme de Zuzina la Hittite ; John Howard
Payne et une fille capable d’enrouler sa jambe autour de sa tête, puis de se
gratter le nez du bout de l’orteil. Je les connaissais tous par leur nom,
comme si nous avions lié connaissance dans les tavernes alentour. Et
aujourd’hui, il vous suffit d’en mentionner un seul pour qu’il m’évoque
aussitôt, par association, toute une atmosphère : les sons, le spectacle, les
senteurs… car il n’est rien de comparable à un théâtre de New York par un
après-midi de novembre, quand les odeurs de la cire chaude, de la poussière
des charpentes, des écorces de cacahuètes engluées de salive, de la laine
mouillée par la sueur… forment en se mêlant une drogue puissante.
Eh bien, voilà ce qui arriva quand j’entendis le nom d’Eliza Poe. En une
seconde, je me retrouvai, vingt et un ans plus tôt, dans un fauteuil
d’orchestre à cinquante cents, au huitième rang. Park Street Theatre. C’était
l’hiver, et il faisait un froid de gueux, là-dedans. Dans le poulailler tout en
haut, les filles de joie grelottaient dans leurs châles. Pendant la
représentation, ce soir-là, deux rats sautèrent par-dessus mes bottes ; une
femme, dix rangées derrière moi, ouvrit son corsage pour donner le sein à
son bébé braillard ; et un incendie se déclara brièvement sous les bancs du
fond. Je m’en aperçus à peine : je regardais la pièce. Le titre devait être
Tékéli ou le Siège de Montgatz. Un mélodrame sur des patriotes hongrois.
Je ne me souviens presque pas de l’intrigue : des vassaux turcs, des amants
maudits, je crois, des bonshommes en chapka qui s’appelaient – ah ! –
Georgi et Bogdan, des femmes qui déambulaient sur les planches en gilet
magyar, avec de longues tresses de cheveux artificiels qu’elles traînaient
derrière elles comme des balais. Mais je me rappelle très bien l’actrice qui
jouait la fille du comte Tékéli.
Ce qui vous frappait d’abord, c’est qu’elle était vraiment minuscule –
ces épaules, ces poignets si minces, cette voix de fifre… Elle était bien trop
frêle, se disait-on, pour les tâches cruelles qui l’attendaient. Je la revois
traverser la scène en courant et se jeter dans les bras de l’acteur dodu qui
jouait son amant – c’était comme s’il allait l'avaler. Jamais un théâtre
n’aurait paru aussi terrifiant pour une jeune femme.
Et pointant, au fil de la pièce, je sentais quelque chose d’intrépide se
dégager d’elle, quelque chose qui la grandissait en même temps que les
autres autour, de sorte que son amant grassouillet devenait l’amant de sa
vision – et que l’intrigue, avec ses ramifications, ne portait plus que sa
marque. Sa conviction emportait tout, je n’avais plus peur pour elle et,
d’une certaine façon, j’aspirais constamment à retrouver sa présence dès
qu’elle quittait la scène. Je devais partager ce sentiment d’admiration car,
dans la salle, des vagues de murmures accompagnaient ses retours, et même
de petits cris au moment de sa mort (comme Juliette, elle s’effondrait sur le
corps sans vie de son amant). Puis, quand le rideau tomba sur ce pauvre
vieux Tékéli – regrettant amèrement ses crimes devant une Hongrie libre –,
je ne fus pas surpris du tout que ce fût le seul membre de la troupe à être
rappelé.
Elle se plaça devant le rideau ; une lumière orange dansait sur ses bras et
ses cheveux ; et elle sourit. Je me rendis compte alors qu’elle était moins
jeune que je ne l’avais cru. Elle avait un visage émacié, ridé, la peau comme
rétrécie sur les mains, les coudes couverts d’eczéma. Elle avait l’air bien
trop lasse pour un bis. Ses yeux étaient presque sans expression, comme si
elle avait oublié où elle était. Mais elle hocha la tête à l’intention du chef
d’orchestre dans la fosse et, deux mesures à peine lui servant de prélude,
elle se mit à chanter.
Sa voix était aussi minuscule qu’elle. Bien trop menue pour une salle
aussi grande que celle de Park Street. Mais cela jouait en sa faveur, car tout
le monde se tut pour mieux l’entendre – même les catins au paradis
cessèrent de jacasser – et du fait que cette voix nous arrivait nue, sans
artifice aucun, elle portait peut-être davantage qu’un organe plus ample.
Eliza Poe resta parfaitement immobile puis, lorsqu’elle eut fini, elle fit une
courte révérence, sourit encore, et donna à comprendre par quelques
mimiques qu’elle ne reviendrait plus. Au moment de partir, elle recula
brusquement d’un pas, comme si une rafale de vent venait de s’engouffrer
dans son jupon. Elle se redressa aussitôt – laissant accroire que le geste,
calculé, faisait partie du jeu – et elle regagna prudemment les coulisses,
avec un petit signe de la main avant de disparaître.
J’aurais dû m’en douter aussitôt : elle allait bientôt mourir.
Sans répéter tout cela à mon jeune ami, je lui rapportai seulement les
moments décisifs – pleurs et hourras. Mais jamais n’eus-je moi-même
public plus captivé. Assis en transe à mes pieds, il regardait pratiquement
les mots sortir de ma bouche. Puis il m’interrogea avec la constance d’un
inquisiteur. Il voulait tout entendre à nouveau, me demandait des détails
dont je ne pouvais me souvenir : la couleur du costume de scène, le nom
des autres interprètes, les dimensions de l’orchestre.
— Et la chanson ? dit-il, haletant presque. Vous me la chanteriez ?
Non, je n’en étais sans doute pas capable. Après tout, plus de vingt ans
avaient passé. J’étais vraiment navré, mais non.
Et cela importait peu : Poe la chanta lui-même, assis au milieu du salon.

Comme les chiens criaient à la porte,


Je suis allée voir au jardin
Les demoiselles et leurs béguins,
Mais moi, je n’ai d’amours que mortes…

Oh là là, que vais-je devenir ?


Mon Dieu, comment vais-je finir ?
Où est-il, mon charmant époux ?
Quand me dira-t-il ses mots doux ?
Quand me dira-t-il ses mots doux ?

L’air me revint lorsqu’il atteignit la coda, la tonique succédant à la


dominante, étirée après une montée dans les aigus – très émouvant. Poe lui-
même devait le savoir, car il allongea les trois syllabes de la fin. Il chantait
d’une bonne voix de baryton, qu’il n’embarrassait pas de fioritures comme
lorsqu’il parlait. Il semblait presque découvrir les notes au fur et à mesure.
La dernière s’étant éteinte dans sa gorge, il releva la tête et dit :
— Ce n’était pas sa tonalité, j’ai dû en changer.
Puis, très ému :
— Quelle chance avez-vous eue, monsieur Landor, de pouvoir l’écouter.
J’avais eu, en effet, de la chance, je le confirmai. Ce que j’aurais fait,
même dans le cas contraire. J’ai pour devise de ne jamais m’immiscer entre
un homme et sa défunte maman.
— Comment était-elle sur scène ? demanda-t-il.
— Oh, pleine de charme.
— Vous ne dites pas ça pour…
— Non, non, elle était exquise. Très jeune fille, très… fraîche, très
agréable.
— C’est ce qu’on m’a répété. J’aurais tant aimé la voir moi-même.
Il posa son menton sur ses mains.
— C’est tout de même extraordinaire, monsieur Landor, que le destin
nous rapproche de cette manière. J’en viendrais presque à croire que vous
n’avez assisté à ce spectacle qu’afin de m’en rendre compte un jour.
— Ce qui est fait.
— Oui… Grâce à Dieu, oui…
Les yeux baissés, il se tordait les mains, les doigts…
— … Vous savez ce que c’est, monsieur Landor, de se retrouver ainsi
démuni, misérable… De perdre l’être qui vous est le plus cher.
— Oui, sans doute, admis-je d’une voix égale.
— Je me posais la question, dit-il avec un sourire bienveillant. Voudriez-
vous me parler d’elle ?
— D’elle ?
— Votre fille. J’aimerais en savoir plus, si cela ne vous dérange pas.
C’était une bonne question : est-ce que cela me dérangeait ?
Il y avait si longtemps qu’on ne me demandait plus ce qui me
dérangeait… Je n’aurais pas su dire qui, en dernier lieu, s’en était
préoccupé… Et donc – parce qu’il avait posé la question si gentiment, parce
que nous étions entre nous, parce que, dans la cheminée, le feu n’était plus
qu’un murmure, et que le fond de l’air se rafraîchissait, mais aussi, je
suppose, parce que nous étions un dimanche après-midi, le jour où elle était
le moins inaccessible… Donc je me mis à parler.
Sans me soucier de chronologie. Je parcourus les années sans ordre, en
rebondissant sur les souvenirs. Le jour où elle était tombée d’un arbre au
cimetière de Greenwood. Et soudain je la revoyais, tranquillement assise au
marché de Fulton. Déjà, toute jeune, on pouvait la laisser en pleine
agitation, et elle ne bronchait pas, ne se plaignait jamais – absolument
certaine qu’on viendrait la chercher. Et là encore, essayant la robe qu’on lui
achetait chez Arnold Constable pour son treizième anniversaire et, oh, oui,
mangeant une crème glacée chez Contoit, ou embrassant Jerry Thomas, le
barman du Metropolitan Hôtel.
Ses jupons faisaient toujours un bruit particulier, semblable à nul autre –
tel un ruisseau sur des galets. Elle marchait la tête légèrement baissée,
comme si elle vérifiait que ses lacets étaient bien noués. Seuls les poètes
parvenaient à la faire pleurer ; les hommes presque jamais. Quand
quelqu’un lui parlait de travers, elle le fixait droit dans les yeux, pour
essayer de comprendre, peut-être, l’épreuve effroyable qu’il avait subie…
Elle était douée pour les dialectes – d’Irlande, d’Italie, et au moins trois
patois germaniques –, Dieu sait où elle avait appris tout ça… Dans les rues
de New York, probablement. Elle aussi aurait pu faire carrière sur les
tréteaux, si elle ne s’était pas autant… repliée sur elle-même. Oh, et elle
avait cette drôle de façon de tenir son porte-plume, le poignet serré autour
de la tige, comme une lance. Jamais nous ne réussîmes à lui faire adopter
une autre posture, et pourtant elle se plaignait de crampes à la main.
Et son rire, ai-je parlé de son rire ? C’était quelque chose de si intime – à
peine un souffle d’air dans ses narines –, avec peut-être un léger
tremblement de la mâchoire, un raidissement dans le cou. Ah, il fallait être
attentif pour s’apercevoir qu’elle riait, ou l’on ne se rendait compte de rien.
— Vous ne m’avez pas dit son nom.
— Son nom ?
— Oui.
— Mattie.
À nouveau, ma voix me trahit. Mais au lieu de me taire, je continuai à
bredouiller.
— Elle s’appelle… Mattie.
Je posai un bras contre mes yeux embués et retins un petit rire nerveux.
— Toutes mes excuses, monsieur Poe, je ne dois pas être dans mon
assiette.
— N’en dites pas plus, offrit-il courtoisement, si vous n’y tenez pas.
— Ça suffira peut-être pour l’instant.
Oui, c’était difficile. J’aurais pu faire comme si rien ne s’était passé,
mais Poe n’en voyait pas l’utilité. Il avait pris bonne note de mes propos et
s’adressait à moi comme s’il me connaissait depuis toujours.
— Je vous remercie vivement, monsieur Landor.
Il y avait dans le ton une miséricorde absolue. Je n’eus de cesse de me
demander ce qu’il me pardonnait. Mais au moins, j’étais sûr d’une chose :
ma gêne se dissipait sensiblement.
— C’est moi qui vous remercie, monsieur Poe.
Je hochai la tête. Puis je bondis sur mes pieds à la recherche d’un peu de
tabac à priser.
— Bon ! lançai-je dans mon dos. C’est bien beau, ces parlotes, mais
nous avons complètement oublié que vous aviez une mission. Vous dites
avoir trouvé quelque chose ?
— Mieux que ça, monsieur Landor : quelqu’un.

Le vendredi soir, juste après le défilé, avant l’appel du réfectoire, Poe


avait abordé un des guides du groupe de prière – un deuxième année du
nom de Llewellyn Lee. D’une voix basse et implorante, il avait demandé à
se joindre à eux lors de leur prochaine assemblée, pour ne pas attendre la
messe du dimanche, trop lointaine. Le Lee en question avait aussitôt
rassemblé quelques-uns des « frères » pour une discussion impromptue
devant les affûts à canons.
— Une bien triste chapelle, monsieur Landor. Si je devais leur faire part
de mes vrais sentiments pour l’Église, ils me banniraient sur-le-champ. J’ai
dû faire preuve d’une docilité et d’une déférence qui ne me ressemblent
guère.
— J’en suis bien conscient, monsieur Poe.
— J’avais toutefois la chance de mon côté. Ces gens sont des bigots,
donc d’une crédulité sans limite. C’est pourquoi ils n’ont pas rechigné à
m’inviter à leur prochaine assemblée. Je les ai en outre informés que,
m’étant rapproché quelque temps plus tôt d’un certain condisciple, j’avais
ardemment besoin d’un conseiller spirituel – eh bien, voilà qui a aussitôt
piqué leur intérêt, cela va sans dire. « Veuillez vous expliquer », me
demandèrent-ils. Je leur annonçai alors, d’une voix angoissée, que l’élève
en question m’avait fait certaines propositions. Des propositions d’un genre
assez sombre et, à ce qu’il me semblait, pas des plus orthodoxes. À leur
insistance, je dus avouer qu’il y avait de quoi saper les bases mêmes de la
foi… car il était question de m’initier à des pratiques ésotériques et
mystérieuses, d’origine fort ancienne.
(Est-ce bien ainsi qu’il leur présenta les choses ? Je n’ai pas de raison
d’en douter.)
— Et donc, ils ont mordu, monsieur Landor. D’homme à homme, ils ont
voulu savoir qui était cet infortuné condisciple. Je leur ai répondu, bien sûr,
que ces confidences m’avaient été faites à titre personnel. Que l’honneur
m’interdisait de révéler l’identité de leur auteur. « Oui, oui, nous
comprenons », dirent-ils. Mais, une minute plus tard, ils revenaient à la
charge : « Qui ça ? Qui était-ce ? »
Ses yeux pétillaient au souvenir de la scène.
— Je n’ai pas cédé d’un pouce. Ils ne m’arracheraient pas un mot, leur
dis-je, dussé-je m’attirer les foudres du Seigneur. Cela ne serait pas
convenable, cela serait indigne d’un militaire, d’un gentleman ! Ce petit jeu
a duré un moment jusqu’à ce que l’un d’eux, à bout d’arguments, finisse par
lâcher : « C’est Marquis ? »
Poe avait maintenant un sourire féroce aux lèvres. Il était fier de lui,
indéniablement, et qui le lui aurait reproché ? Ce n’est pas tous les jours
qu’un bizut tient la dragée haute aux élèves de fin d’études.
— Et alors*, monsieur Landor ! Grâce à ma petite ruse, à leur piètre
endurance… nous disposons à présent d’un nom.
— C’est tout ce qu’ils vous ont confié ? Un nom ?
— C’est qu’ils ne pouvaient pas. Celui qui a craché le morceau a
aussitôt été réduit au silence.
— Je ne comprends pas bien. Pourquoi ont-ils mentionné le Dr Marquis,
alors que vous parliez expressément d’un condisciple ?
— Mais non, pas le docteur Marquis. Il s’agit d’Artemus Marquis.
— Artemus ?
Il sourit plus franchement encore. Deux belles rangées d’émail dentaire
parfaitement réjouissantes.
— Le fils unique de Marquis. Il est en dernière année. Réputé amateur
de magie noire.
Le récit de Gus Landor
15

Du 7 au 11 novembre 1830

Dès lors, Poe avait une nouvelle mission : trouver le moyen de se


rapprocher d’Artemus Marquis, apprendre tout ce qu’il pouvait à son sujet,
me tenir régulièrement au courant. Toutefois, au seuil de cette nouvelle
aventure, mon jeune espion blêmit.
— Monsieur Landor, sauf le respect que je vous dois, c’est impossible.
— Et pourquoi ?
— Oh, indiscutablement, j’ai… ma petite renommée ici, mais rien ne me
porte à croire que je sois connu de M. Marquis. Même si nous défilons au
pas dans la même unité, nous n’avons aucune relation commune. Je ne suis
qu’un première année, issu d’un rang social qui ne paraît guère favorable à
un tel rapprochement…
Non, non, m’assura-t-il, cela n’irait pas. Tirer les vers du nez à quelques
bigots, c’était une chose ; mais tout à fait une autre de s’assurer la confiance
d’un quatrième année.
— Je suis bien sûr que vous trouverez un biais, lui dis-je. Vous ne
manquez pas de charme quand vous le voulez vraiment.
— Mais que dois-je chercher exactement ?
— Ah, j’ai bien peur de ne pas le savoir, monsieur Poe. La première
étape consisterait à entier dans les bonnes grâces de ce Marquis. Cela fait,
vous n’auriez plus qu’à ouvrir les yeux et les oreilles.
Comme il ergotait encore, je lui posai une main sur l’épaule et affirmai :
— Monsieur Poe, s’il est quelqu’un capable de mener cette tâche à bien,
c’est vous.
Il le crut probablement. Sinon, comment aurais-je pu laisser passer une
semaine sans demander de ses nouvelles ? J’avoue cependant que, voyant le
jeudi soir arriver, je commençai à douter du succès de notre entreprise. De
fait, j’en étais déjà à préparer ma défense contre des accusations
qu’Hitchcock ne manquerait pas de me porter, quand j’entendis un bruit
sourd derrière la porte de ma chambre d’hôtel.
Le temps que je l’ouvre, et le couloir était désert. En revanche, une
enveloppe m’attendait, enveloppée d’un papier marron des plus ordinaires.
Moi qui escomptais tout au plus quelques bribes de renseignement, le
plus sommaire des témoignages ! Non, Poe me gratifiait d’un vrai
manuscrit ! Des pages, encore des pages ! Dieu sait quand il avait trouvé le
temps d’écrire tout cela. En outre, sans échapper à la férule de l’inflexible
Thayer : réveil à l’aube, manœuvres du matin, repas à horaires fixes,
exercices, classes, études, défilés, et retraite à neuf heures trente. Les
élèves-officiers ne dorment jamais plus de sept heures par nuit. Vu le
rapport que Poe me rendait de la semaine écoulée, il avait dû rogner sur ses
maigres quatre heures habituelles de sommeil.
Je lus tout d’une traite. Et je n’en fus pas peu ébloui, notamment parce
que, comme tous les récits, celui-ci en disait autant sur l’auteur que sur le
sujet abordé.
Rapport d’Edgar A. Poe
à Augustus Landor

Le 11 novembre 1830

Vous voudrez bien trouver ci-joint un bref compte rendu de mon enquête
à ce jour.
Vous noterez que je m’efforce d’être aussi factuel que possible (la
précision, monsieur Landor !) et d’éviter toute envolée susceptible de vous
contrarier. Si parfois mon style est bordé de lyrisme, soyez assez aimable
pour me le pardonner. N’y voyez aucune présomption avantageuse,
seulement le réflexe d’un poète, incapable d’arracher son âme à son intime
vocation.
Je crois vous avoir fait part des défis insurmontables qu’il me fallait
affronter pour me lier d’amitié avec cet Artemus. En effet, je passai la
meilleure partie du dimanche soir et du lundi matin à considérer le
problème. Pour arriver finalement à cette conclusion : pour m’insinuer dans
les bonnes grâces du jeune M. Marquis, il était nécessaire d’en passer par
une démonstration publique qui me vaudrait sa sympathie, voire, si je ne
m’abuse, quelque sombre compassion de sa part.
C’est pourquoi, sans perdre de temps, je me rendis à l’hôpital à peine les
tambours avaient-ils battu le réveil du lundi matin. Là on m’autorisa à
consulter directement le Dr Marquis. Cet excellent gentleman voulut savoir
de quoi je souffrais. Je lui répondis que j’avais mal au cœur. « Des vertiges,
tiens ? s’écria-t-il. Laissez-moi tâter votre pouls… C’est qu’il est rapide…
Fort bien, monsieur Poe, gardez aujourd’hui la chambre et récupérez.
L’infirmière va vous donner des sels. Demain, je veux vous voir remuer,
galoper, prendre de l’exercice. Il n’y a rien de tel ! » Armé de mes sels et
d’un mot d’excuse, je me présentai au lieutenant Joseph Locke qui, assisté
de plusieurs élèves-officiers, supervisait la formation du petit déjeuner.
Force était de remarquer qu’Artemus Marquis se trouvait parmi eux.
Quelques mots sur son allure, monsieur Landor. Mince, bien de sa
personne, il doit mesurer environ un mètre soixante-quinze, avec des yeux
verts comme des noisettes fraîches et une tignasse brune si bouclée que les
barbiers de l’Académie sont impuissants à la dompter. Fier de son rang de
quatrième année, il arbore depuis peu une moustache qu’il taille fort
soigneusement. Ses lèvres, qu’il a charnues et bien roses, dessinent
constamment une sorte de sourire. Il est considéré comme un très beau
garçon, et une âme mieux disposée que la mienne verrait aisément en lui
quelque réincarnation du bien-aimé Byron.
Après avoir lu la note du docteur, le lieutenant Locke affichait une moue
renfrognée. Sachant que j’avais attiré l’attention – celle en particulier du
jeune Marquis –, j’en profitai pour annoncer que, en sus de mes vertiges,
j’étais la proie d’un profond abattement.
— D’un profond abattement ? se récria Locke.
— Oui, caractérisé, répondis-je.
Sur quoi, quelques-uns des élèves les plus sagaces commencèrent à
émettre de petits rires. D’autres, mécontents d’être retardés, choisirent
d’exprimer leur courroux en termes moins équivoques :
— Mais quelle mauviette, celui-là ! Allez, au boulot, papa !
(Je dois, à mon grand regret, éclairer l’usage de ce dernier substantif. Je
fais souvent figure d’aîné parmi mes condisciples – ce qui ne devrait rien
avoir d’étonnant, puisque j’ai vécu davantage que la plupart. À titre de
comparaison, mon camarade de chambrée, M. Gibson, est à peine âgé de
quinze ans. Une rumeur calomnieuse circula même un temps, selon laquelle
l’Académie avait au départ accepté la candidature de mon fils, dont j’aurais
hérité suite au décès précoce de cet hypothétique jeune homme.) L’élève-
adjudant mit cependant un terme à ces singeries idiotes, et je puis affirmer
avec plaisir que, pour l’ensemble, les gars de ma compagnie se contentèrent
d’assister à la scène sans commentaire. J’inclus d’ailleurs Artemus Marquis
parmi ceux-ci.
En revanche, le lieutenant Locke était de plus en plus contrarié. J’eus
beau lui faire valoir que mon état de santé était des plus inquiétants, il ne
voulut rien savoir et m’enjoignit de prendre garde, faute de quoi il me
dénoncerait. Protestant de mon innocence, je le priai de vérifier auprès du
médecin, s’il le désirait. Alors, tout en parlant, monsieur Landor, je commis
un geste très imprudent : fort de la présence d’Artemus Marquis dans le
groupe, je fis à celui-ci un clin d’œil, rapide bien qu’au vu de tous.
Marquis fils aurait-il été mieux disposé envers son père, il se serait
aussitôt froissé, ce qui aurait réduit à néant tout espoir de l’amadouer. Vous
me demanderez, dans ce cas, pourquoi trouvai-je utile de courir un si grand
danger ? C’est que, voyez-vous, je m’étais dit qu’un homme aussi enclin à
bafouer l’orthodoxie religieuse serait également disposé à mépriser
l’autorité parentale. Je n’avais, a priori, pas de raison d’en être sûr,
toutefois mon raisonnement fut bientôt étayé par la moue amusée qu’afficha
le jeune homme. Ce dernier renchérit même :
— C’est parfaitement exact, mon lieutenant. Mon père affirme n’avoir
encore jamais rien vu de la sorte.
Ravi de la tournure que prenaient les choses, je décidai d’aller plus loin
dans la transgression. Tandis que le lieutenant s’apprêtait à tancer Artemus
pour son impertinence, je prétendis que mes malaises étaient toujours plus
prononcés pendant le culte – cela d’une voix assez forte pour que tout le
monde m’entende. Et de poursuivre sur ma lancée :
— Je vais devoir éviter la messe au moins trois dimanches de suite !
Je vis Artemus qui portait une main à sa bouche – pour cacher sa
stupéfaction ou son hilarité, je ne sais, car le lieutenant Locke revenait à la
charge. D’une voix sépulcrale, il condamna mes « grossières impudences »
et avança qu’une heure ou deux de service de garde – supplémentaires, cela
va de soi – me « guériraient de cette habitude ». Retrouvant alors dans sa
poche le carnet qui ne le quitte jamais, il me décerna un blâme, et un
deuxième, par la même occasion, pour mes bottes mal cirées.

(Monsieur Landor, je dois ici interrompre mon récit et vous implorer


instamment d’intervenir en ma faveur auprès du capitaine Hitchcock. Je
n’irais pas au-devant de si graves remontrances si je n’avais à l’esprit
l’intérêt supérieur de l’Académie. Ce ne sont pas tant les blâmes qui me
gênent, mais ces heures de garde supplémentaires entraveraient
considérablement la poursuite de notre enquête – au détriment, de surcroît,
de ma santé.)

Le lieutenant Locke m’ordonna de regagner immédiatement mes


quartiers, en précisant que je ferais mieux de m’y trouver lors de la ronde
matinale des officiers. Je le pris au mot et me trouvai précisément dans mes
appartements, numéro 20 Quartiers Sud, lorsqu’on frappa à la porte peu
après dix heures. Quelle ne fut pas ma surprise, monsieur Landor, de voir
apparaître le capitaine Hitchcock en personne ! Me mettant immédiatement
au garde-à-vous, je vérifiai avec un certain soulagement que mon shako et
ma tunique étaient bien suspendus à leurs patères, et que ma couche était
correctement rangée. Pour quelque raison, le capitaine poursuivit son
inspection au-delà du temps généralement imparti, visitant soigneusement
l’entrée puis la chambrée proprement dite, et il se crut même obligé de
commenter l’état de ma brosse à chaussures. Cela fait, il s’enquit de ma
santé, d’un ton que je qualifierais d’extrêmement ironique… et comment
vont ces vertiges ? Je ne lui fournis bien sûr qu’une réponse aussi évasive
que possible. Puis il m’enjoignit, à l’avenir, de ne plus provoquer le
lieutenant Locke. Je l’assurai que je n’en avais jamais eu l’intention.
Apparemment peu convaincu, il prit alors, enfin, congé.
Je consacrai le reste de ma journée à de stériles études : algèbre et
géométrie des sphères, qui ne présentent cependant, ni l’une ni l’autre,
aucune difficulté insurpassable ; puis à traduire un passage somme toute
banal de L’Histoire de Charles XII de Voltaire. J’avais tant soif de
diversion, l’après-midi, que je cédai à l’appel des Muses. Je ne parvins
malheureusement à composer que quelques vers, assiégé que je suis par le
souvenir d’un autre poème – dicté, celui-là, par une invisible présence à
laquelle je me suis déjà référé.
Mes sombres ruminations furent interrompues avant le début de la soirée
par le bruit d’un caillou sur la vitre de ma fenêtre. Je bondis aussitôt de ma
chaise et allai ouvrir le battant, pour trouver, à mon grand étonnement,
Artemus Marquis sur le terrain de rassemblement en bas.
— Poe, c’est vous ?
— Oui.
— On se tape la cloche ce soir. Onze heures. Le 18 aux Quartiers Nord.
Et il repartit tranquillement sans attendre de réponse.
Moi, j’étais stupéfait de le voir crier à tue-tête. Déjà, qu’un élève de
dernière année invite un bleubite à certaines activités illicites à une heure
indue… Mais que, en plus, il le crie sur les toits ! J’en étais réduit à penser
qu’on peut agir impunément à West Point (ou du moins le croire) lorsqu’on
est le fils d’un membre éminent du corps enseignant.
Je vous fais grâce, monsieur Landor, des innombrables stratagèmes qui
me permirent de quitter mes quartiers après la retraite. Disons seulement
que les deux condisciples avec qui je partage ma chambrée ont le sommeil
assez lourd – et que, d’un pas léger et l’esprit en éveil, je réussis à me
présenter aux occupants du 18 Quartiers Nord, quelques minutes avant
l’heure prévue.
À l’intérieur, les fenêtres étaient masquées par des couvertures.
Quelqu’un avait dérobé du pain et du beurre à la cuisine, des pommes de
terre au mess des officiers, un poulet dans une basse-cour aux alentours, et
l’on avait cueilli un panier de pommes rouges tachetées dans le verger de
De Kuiper, le fermier.
Je passai naturellement pour une curiosité – un petit nouveau étant
rarement admis dans le cercle des « grands ». L’un d’entre eux, cependant,
ne manqua pas de signifier son désaccord : un certain Randolph Ballinger,
dernière année, originaire de Pennsylvanie, ne ratait pas une occasion de se
moquer. « Eh, p’pa ! Parle-nous français ! » « Alors, le petit Eddie, on n’est
pas au lit ? » « Il est grand temps de le remplir, ce pot de chambre* » (Je
n’ai pas besoin de vous rappeler que, en français, pot se prononce comme
mon nom de famille). Comme personne ne semblait disposé à suivre son
exemple, je me demandai pourquoi il me traitait ainsi. Plusieurs indices
m’aidèrent finalement à comprendre que ce Ballinger est le camarade de
chambrée d’Artemus. J’en conclus qu’il s’était intronisé gardien en chef du
cercle de ses proches – une fonction qu’il semble exercer avec le zèle d’un
Cerbère.
Serais-je venu de mon propre chef, monsieur Landor, je lui aurais rendu
la monnaie de sa pièce. Mais, compte tenu de mes responsabilités, envers
vous comme envers l’Académie, je n’avais d’autre choix que de me mordre
la langue. À mon grand soulagement, les autres paraissaient, eux,
déterminés à compenser le préjudice qui m’était infligé. À commencer par
Artemus, qui témoigna un intérêt non feint pour mon humble histoire
personnelle. Apprenant que j’avais publié deux recueils de poèmes – non
que j’eusse fourni spontanément de telles informations (à moins d’y être
réellement contraint, je garde pour moi l’opinion de Mme Sarah Josepha
Haie, qui fit l’apologie de certains de mes vers, preuve à ses yeux d’un
talent remarquable) – apprenant donc quelle était ma vocation, Artemus
exigea aussitôt quelque récitation. Que pouvais-je faire, monsieur Landor,
sinon accéder à sa demande ? En vérité, la seule difficulté consistait à
choisir un poème qui convînt à l’occasion. Al Aaraaf, déjà un rien abstrait
pour le profane, est de toute façon inachevé et, si l’on a parfois loué la
strophe finale de Tamerlan, il me fallait à l’évidence quelque chose de plus
léger dans ce contexte. J’admis donc avoir composé quelque panégyrique
du lieutenant Locke. Je venais de comprendre que, au fil des années,
plusieurs camarades d’Artemus – celui-ci y compris – avaient été dénoncés
pour mauvaise conduite par le fulminant officier. Ils faisaient donc un
public tout trouvé pour mon brin de rimaillerie (au risque de me vanter,
j’avoue l’avoir improvisé sur place) :

John Locke fut un grand philosophe,


Notre Joe Locke n’est qu’un sous-chef, une cloche !
Bref si le premier a droit à la postérité,
L’autre se contente de « dénoncer ».

Ce qui libéra des rires chaleureux et des acclamations enthousiastes. On


me complimenta au-delà de toute mesure, et on me pria d’inventer de
semblables libelles au sujet d’autres officiers et instructeurs. J’obtempérai
de mon mieux et me risquai même à imiter quelques-uns de nos spécimens
les plus pittoresques. De l’avis général, je rendis particulièrement justice au
professeur Davies – son portrait tout craché, me dit-on – puis, quand je
singeai cette manie qu’il a de se pencher en criant : « N’est-ce pas,
monsieur Marquis ? »… ah, jamais vous n’entendîtes pareils rugissements !
Seule voix acide dans ce concert d’exclamations : celle du susnommé
Ballinger. Je ne me rappelle pas la lettre exacte de ses remarques, mais il
semble que l’une d’elles tenait au fait que je ferais mieux de distraire
quelques dames de Saratoga9 , au lieu de gaspiller mes précieux talents dans
un endroit pareil. La chance voulut qu’Artemus, intervenant lui-même,
m’épargnât de lui rétorquer quelque chose de mon cru. Car, haussant les
épaules, il déclara :
— Il n’y a pas que Poe. On se fait tous suer, ici.
À quoi l’un de nos joyeux drilles répondit que la seule bonne raison
d’avoir intégré l’Académie était « toutes ces pépées qu’on pouvait
rencontrer ». Ce qui déchaîna des rires plus joyeux et violents encore
qu’auparavant. Étant vous-même un homme, monsieur Landor, vous ne
trouverez guère surprenante la tournure que prit ensuite la conversation. Il
ne s’est plus agi que des apparitions de la gent féminine aux alentours de
West Point Et à voir ces pauvres hères savourer le moindre détail relatif à
celle-ci, on aurait pu penser qu’ils n’avaient pas contemplé une dame
depuis deux décennies au moins.
Finalement, l’un d’eux suggéra qu’Artemus « sorte son télescope ». Je
crus d’abord à une métaphore particulièrement malheureuse, mais l’on
dégagea de fait un vrai télescope – quoique de proportions modestes – de
son abri dans la cheminée. Artemus ne mit guère de temps à l’installer sur
un trépied devant la fenêtre, puis à le braquer dans la direction du sud-sud-
ouest. Grâce à quelques questions adroites, j’appris qu’au cours de ses
explorations nocturnes, quand il n’était encore qu’un première année, il
avait repéré quelque lointaine demeure, dans laquelle, disait-on, certaine
jeune femme serait passée à moitié nue devant sa fenêtre. Ni Artemus ni
Ballinger n’avait aperçu celle-ci ou celle-là à l’époque, ni même depuis, et
pourtant, à la seule idée de profiter d’un spectacle aussi improbable, tout le
groupe vint en file indienne coller son œil à l’appareil.
Je fus le seul à décliner, et mes réticences suscitèrent de nouvelles
railleries de la part du sieur Ballinger et, à cette occasion, d’un ou deux
autres. Je ne me sentis toutefois nullement obligé de récuser leurs
grotesques accusations et, ces jeunes gens voyant leurs efforts récompensés
au mieux par mes joues empourprées, ils mirent rapidement un terme à leur
verbiage. Il se pourrait même que mes rougeurs me valussent les bonnes
grâces de l’hôte de la soirée car, une fois ces divertissements terminés,
Artemus mit un point d’honneur à m’inviter mercredi soir à une partie de
cartes.
— Vous serez des nôtres, n’est-ce pas, monsieur Poe ?
Cela formulé sur un ton de nature à étouffer toute objection dans l’œuf.
Le silence qui s’ensuivit démontrait clairement qu’Artemus a sur sa bande
l’ascendant d’un roi, lequel assoit d’autant mieux son autorité qu’il porte sa
couronne avec légèreté…

Si j’avais accepté l’invitation du jeune Marquis, je devais cependant


résoudre un problème d’ordre financier. Pour des raisons trop longues à
énumérer, mes vingt-huit dollars d’allocation mensuelle sont déjà presque
épuisés. Je pensai brièvement à vous emprunter de l’argent, monsieur
Landor, et finalement ce fut l’aimable intervention de mon camarade de
chambrée Tarheel qui me tira d’affaire. Arrivant au moment critique*, celui-
ci préleva pour moi deux dollars sur ses réserves personnelles (en sus de
trois autres que, me rappela-t-il sournoisement, il m’avait prêtés en
octobre), de sorte que le mercredi soir, mes billets en poche, je grimpai
hardiment l’escalier du 18 Quartiers Nord, dont je retrouvai les occupants.
Artemus se déclara ravi de me revoir et, sur un ton directorial quoique
charmant, m’annonça à ceux de ses gars qui n’avaient pu nous rejoindre
l’avant-veille. Ces présentations étaient presque superflues, mes libelles et
ma réputation de satiriste ayant déjà fait le tour du réfectoire et du terrain de
manœuvres. Toutefois, les arrivants n’avaient de cesse que j’en compose de
nouveaux pour leurs propres ennemis. (Je crains que le capitaine Hitchcock
ne figure parmi ceux-ci. Je ne me souviens pas du quatrain qu’il m’a
inspiré ; il me reste seulement la rime finale, qui était un rien
« loufoque »…) À un égard au moins, cette réunion se distinguait de la
précédente : un élève avait apporté – ce qui est bien sûr interdit – une
bouteille d’un bon petit tord-boyaux de Pennsylvanie (grâce aux
prévenantes attentions de la divine Patsy). Rien que de la voir (je veux dire
la bouteille) me réchauffait le sang.
On jouait, monsieur Landor, à l’écarté – de longue date un de mes jeux
préférés, que je pratiquais beaucoup quand j’étais étudiant à l’université de
Virginie. Vous ne serez pas étonné d’apprendre, je pense, qu’au bout du
deuxième tour je menais déjà la partie – au grand dam de Ballinger qui,
exalté par l’alcool, omit d’annoncer son roi de trèfle et ne put de la sorte
emporter le pli. Je n’aurais pas demandé mieux que de le plumer tout au
long de la soirée, mais il n’était pas la seule victime de mes feintes,
Artemus étant l’autre. Vu la fréquence de ses bougonnements, je dus
comprendre qu’il ne perdait pas pour la première fois, et que cela ne serait
probablement pas la dernière non plus. Si son irritation allait croissante,
mon inquiétude aussi. Après tous les risques encourus pour gagner son
affection, je n’allais tout de même pas laisser pourrir le fruit de mes efforts
par une dérisoire partie de cartes. Et donc, monsieur Landor, tournant le dos
à mon orgueil, j’ouvris à Artemus les bras bienveillants de l’amitié : je
m’arrangeai pour qu’il remporte la donne et finis la soirée avec trois dollars
et douze cents de dettes.

(Monsieur Landor, je dois ici encore interrompre mon récit et vous prier
de toute urgence de pourvoir à ces dettes, contractées au bénéfice entier et
exclusif de l’Académie. M. Allan tiendrait-il ses promesses, je ne serais pas
obligé de mendier ainsi, mais je ne conçois pas d’autre issue à ma gêne
actuelle.)

Croyez-moi, cher Monsieur, cela n’est pas une mince affaire de renoncer
à une poignée d’espèces sonnantes et trébuchantes, aussi modeste soit-elle.
Toutefois mes « pertes » (comme les appellerait un non-initié) inspirant une
pitié sans borne à mes condisciples, à Artemus plus spécialement, ceux-ci
se retrouvaient mieux disposés encore à mon égard. Il était temps,
visiblement, de passer à l’étape suivante de notre plan. C’est ainsi que,
furtivement, délicatement, je glissai le nom de Leroy Fry dans la
conversation.
Je leur divulguai que vous, monsieur Landor, m’aviez interrogé avec
l’impression fortuite que j’aurais été l’ami intime de Fry. Ce qui occasionna
un débat passionné sur votre personne. Sans entrer dans le détail, permettez-
moi d’affirmer que vous jouissez auprès de ces jeunes gens d’une réputation
comparable à celle d’un Napoléon Bonaparte ou d’un George Washington.
L’un d’entre eux assurait que vous aviez obtenu les aveux complets d’un
criminel en vous raclant tout bonnement la gorge devant lui ; un autre
soutenait que vous aviez démasqué un meurtrier après avoir reniflé
l’empreinte de son pouce sur un bougeoir. De l’avis d’Artemus, cependant –
je dois tout de même le signaler –, vous seriez plutôt un gentleman fort
modéré, plus apte à pêcher les coquilles Saint-Jacques que les coquins. (Si
l’allitération est trop puérile pour susciter le rire, monsieur Landor,
réjouissez-vous au moins de cette appréciation erronée.)
La discussion porta surtout ensuite sur ce malheureux Fry. Selon le
témoignage d’un des présents, le pauvre garçon ne s’était jamais classé
parmi les meilleurs d’aucune discipline – incapable, par exemple, de manier
proprement un théodolite –, de sorte que sa mort serait l’unique exploit qui
lui permît de se distinguer. En outre, une étoile si terne au firmament de
l’Académie était jugée incapable d’attenter aux jours de quiconque, et
encore moins aux siens – voici le consensus le plus large qu’il se put
recueillir à son sujet. Oui, monsieur Landor, l’opinion générale veut
toujours qu’il se soit suicidé. Curieusement, on pense aussi qu’il se rendait
ce soir-là à quelque rendez-vous galant. Comment concilier ces deux
perspectives ? Eh bien, cela dépasse mon entendement, bien qu’un
troisième année ait émis l’hypothèse que Fry s’était pendu par désespoir, la
galante en question lui ayant opposé une fin de non-recevoir.
— Mais qui aurait voulu le recevoir, celui-là ? s’exclama un autre.
La remarque souleva des rires bruyants, parmi lesquels on perçut la voix
souriante de Ballinger :
— Et ta sœur, Artemus ? Il n’en pinçait pas joliment pour elle ?
Un silence menaçant s’empara de la pièce, car il semblait bien que
Ballinger portait atteinte à l’honneur d’une dame, un affront propre à exiger
de tout gentleman digne de ce nom qu’il se lève et demande aussitôt
réparation. J’étais sur le point d’intervenir moi-même quand Artemus
m’arrêta en posant une main sur ma manche. Il émanait de lui une étrange
sérénité, et je l’entendis dire, non sans une certaine appréhension de ma
part :
— Allez, Randy, tu étais plus proche de Fry que n’importe qui d’autre
ici.
À quoi Ballinger répliqua sur le même ton :
— Je l’étais quand même moins que toi, non, Artemus ?
Le jeune Marquis s’abstenant de riposter, le silence revint – un silence si
entier et si plein d’anxiété que personne n’osait plus prendre la parole.
Alors Artemus nous surprit en lâchant un rire convulsif, en quoi Ballinger
l’imita bientôt Ce n’était pas une de ces franches rigolades qui vous
réjouissent le cœur ; non, monsieur Landor, c’était un rire totalement
hystérique, de ceux qui fusent lorsque les nerfs sont tendus à l’extrême.
Pour imprévue qu’elle fût, sa réaction nous permit de retrouver l’humeur
festive qui avait animé le début de la soirée. Toutefois, personne ne se
risquait maintenant à évoquer encore le spectre de Leroy Fry et, minuit
étant largement passé, nous nous cantonnâmes à quelques propos banals
que nos esprits las purent égrener sans danger.

Peu avant une heure, il m’apparut que, les participants s’éclipsant un à


un, nous ne formions plus qu’un groupe de quatre. Je m’apprêtai alors à
prendre congé. Artemus se leva avec moi et offrit – non, non : exigea à
proprement parler – de me raccompagner jusqu’à mes quartiers. Le
lieutenant Case, expliqua-t-il, avait pris l’habitude récente d’arpenter les
couloirs avec des caoutchoucs aux pieds pour tromper notre vigilance. Il
aurait ainsi réussi, en l’espace d’une semaine seulement, à consigner cinq
élèves, à disperser plusieurs tambouilles, et à confisquer six pipes d’écume.
À moins d’accepter son escorte, je risquais de me faire « pincer sévère »,
m’informa-t-il.
Je le remerciai avec effusion, en l’assurant cependant que je préférais
encourir de tels risques tout seul.
— Eh bien alors, bonne nuit, monsieur Poe, me dit-il.
Il referma sa main sur la mienne et ajouta :
— Venez dimanche prendre le thé chez mon père. Quelques autres de
nos gars seront de la partie.

La suite des événements, je le crains, n’est qu’indirectement liée à


Artemus. Je dus débattre en mon for intérieur de l’opportunité de vous en
faire part. Me rappelant cependant que j’ai pour mission de tout vous
rapporter, je poursuis.
Je me rendis compte assez tôt que l’escalier des Quartiers Nord était
plongé dans une obscurité quasi impénétrable. Alors que je tâtonnais vers le
rez-de-chaussée, mon talon buta malheureusement sur une contremarche, et
j’aurais dévalé la cage la tête la première s’il n’y avait eu cette applique,
juste au-dessus de ma tête, à laquelle je me rattrapai.
M’accrochant soigneusement à la rampe, je poursuivis sans encombre
jusqu’en bas et j’allais saisir la poignée de la porte quand une intuition
terrifiante m’arrêta. Malgré mes facultés embrumées, je sentais bien qu’il y
avait quelqu’un, tapi dans l’ombre souveraine.
Aurais-je eu une lanterne à ma disposition, j’aurais su rapidement
apaiser mon angoisse. Hélas ! ma vision étant diminuée, je ne pouvais
compter que sur mes autres sens, qui, obéissant au principe de
compensation, se trouvaient maintenant en état d’hyperesthésie. Il parvenait
à mes oreilles un bruit sourd, terne et pourtant rapide, en quelque sorte
comparable à celui d’une montre enveloppée dans du coton. J’avais en
même temps la sensation distincte et irréductible d’être épié – guetté – telle
la proie d’une bête sauvage dans les ténèbres de la jungle.
Il va me tuer. Voici la pensée nue qui m’assaillit. Et pourtant je ne
pouvais dire devant qui je tremblais, ni pourquoi l’invisible présence s’en
prendrait à moi. Glacé dans le noir complet, j’en étais réduit à attendre ma
Mort – dans l’affliction et le désespoir qui caractérisent tous les condamnés.
Le silence se fit long et obstiné ; j’allais cette fois peser contre la porte
quand je sentis une main se refermer sur ma gorge, tandis qu’une autre
s’abattait sur ma nuque en un mouvement parfait de constriction.
Dois-je ajouter que, si je ne sus me mettre en position de défense, je le
devais moins à la force de l’agresseur qu’à l’effet de surprise ? En vain, oui,
en vain me débattis-je – jusqu’à ce qu’il retire ses mains, aussi vite qu’elles
étaient apparues. Alors je me laissai choir avec un cri aigu.
Prostré, à terre, je contemplai deux pieds nus qui, dans cette obscurité
infernale, brillaient d’une pâleur mystérieuse. Alors du ciel vint cette
insinuation hargneuse :
— Regardez-moi c’te gonzesse… souffla la voix.
Cette voix ! C’était l’odieux, l’arrogant Ballinger, et qui m’invectivait !
Pantelant, il ne bougea pas de quelques secondes. Puis, me laissant dans
une agitation contenue et – je l’avoue – ivre de rage, il s’engagea à pas lents
dans l’escalier. Monsieur Landor, de telles blessures, de telles insultes sont
intolérables, même au nom d’une justice supérieure. Croyez-moi, le jour
viendra où l’agneau dévorera le lion – où le chasseur lui-même sera évincé !
Aristote a bien défini dix catégories, monsieur Landor, et je fais défaut à
certaines car, je le vois, j’oubliais la dernière remarque d’Artemus. J’allais
le quitter pour de bon lorsqu’il déclara :
— J’aimerais que vous rencontriez ma sœur.
Le récit de Gus Landor
16

Du 11 au 14 novembre 1830

Eh bien, c’est sa version des choses… Évidemment, on n’est jamais sûr


de ce que les gens nous disent, n’est-ce pas ? Cet échange avec le lieutenant
Locke, par exemple : contrairement à ce que prétend Poe, je suis prêt à
parier qu’il ne réussit pas aussi bien son coup, ni avec autant de
désinvolture. Et cette idée de laisser Artemus l’emporter à l’écarté. Je sais
d’expérience que les jeunes gens ne jouent pas aux cartes… Ce sont plutôt
elles qui se jouent d’eux. Bon, je veux bien qu’on me donne tort…
Je dois avouer que, dans ce rapport ampoulé, ce sont les mystérieuses
tirades d’Artemus et de Ballinger – d’ailleurs, je les relis sans cesse – qui
paraissent le moins ambiguës :
« Tu étais plus proche de Fry que n’importe qui d’autre. »
« Je l’étais quand même moins que toi, non…»
Ces mots : proche, plus ou moins proche. D’où la question que je me
suis posée : et s’il s’agissait d’une distance… physique ? Dans un langage
codé, s’amusaient-ils de s’être trouvés tout près du cadavre de Leroy Fry ?
Cela n’était certes qu’un soupçon, mais j’étais d’humeur à suivre les
pistes. Et donc, avant le déjeuner, je tins à me rendre au réfectoire.
Lecteur, vîtes-vous jamais des orangs-outans libérés de leurs chaînes ?
Voici l’image que vous pourriez avoir à l’esprit en entrant dans cette
cantine. Imaginez des centaines de jeunes gens affamés en train de rejoindre
leur table, au pas et en silence. Imaginez-les au garde-à-vous devant leur
chaise, attendant ces deux simples mots : « Prenez place ! » Écoutez ensuite
les meuglements qu’ils poussent en se jetant sur les plats et les aliments. Ils
avalent leur thé brûlant, leur pain sans le découper, ils s’arrachent comme
de la charogne leurs pommes de terre bouillies, engloutissent en un clin
d’œil des pièces entières de boucherie. Vingt minutes de rage simiesque, et
l’on ne sera pas surpris qu’ici, plus qu’en tout autre lieu, des bagarres
éclatent fréquemment – pour une portion de lard aux haricots, rien d’autre.
Le seul étonnement tient au fait qu’ils ne dévorent pas en plus leurs tables,
les chaises sur lesquelles ils s’assoient, avant de traquer le personnel et le
surveillant de salle.
Tout cela pour dire qu’on ne me prêta aucune attention, ou presque,
quand j’arrivai là-dedans. Ce qui me permit de parler tranquillement à l’un
des employés, un Noir fort intelligent qui, en dix ans de service ici, avait vu
et appris quantité de choses. Capable de vous indiquer qui avait l’habitude
de barboter du pain, du bœuf ; qui savait découper la viande et qui manquait
de manières ; qui prenait régulièrement ses repas chez Mama Thompson ; et
qui mangeait les conserves et les biscuits de l’échoppe. Bien plus
perspicace que cela, il savait aussi prédire sans erreur lesquels obtiendraient
leur diplôme (un petit nombre) et lesquels resteraient sous-lieutenants
honoraires jusqu’à la fin de leur vie.
— César, lui demandai-je, auriez-vous la bonté de me montrer quelques-
uns de ces jeunes gens ? Discrètement, bien sûr, je ne voudrais pas
déranger.
À tout hasard, je le priai d’abord de localiser Poe. Il le repéra tout de
suite : affalé devant sa platée de mouton, il pignochait dans ses navets.
J’énumérai ensuite quelques noms sans importance, des élèves dont je
connaissais l’existence sans jamais leur avoir parlé. Enfin, feignant une
semi-indifférence, je lui dis :
— Tiens, et le fils du Dr Marquis. Où est-il, celui-là ?
— Ah, c’est un des chefs de table, répondit César. Là-bas, dans l’angle à
droite.
Je l’aperçus alors, pour la première fois, alors qu’il avalait une cuillerée
de pudding. Raide comme un Prussien, avec un profil de médaille, et plus
cintré encore que son uniforme. Contrairement aux autres chefs de table,
toujours prêts à se lever pour aboyer leurs avertissements, il dominait la
bande de goinfres autour de lui comme Poe l’avait précisément remarqué :
sans en avoir l’air. J’en vis deux qui se disputaient le privilège de servir le
thé. Sans même intervenir, Artemus se voûta sur son siège et se contenta de
les regarder avec une belle indolence. Il leur laissa toute liberté puis, sans
un signe et sans un bruit, il la leur reprit brusquement – car n’arrêtèrent-ils
pas de se chamailler aussi vite qu’ils avaient commencé ? Et ne lui jetèrent-
ils pas un coup d’œil d’animaux soumis avant de se remettre à manger ?
La seule personne à qui il s’adressât était en réalité son voisin de gauche.
Un guerrier blond – un solide gaillard aux mâchoires carrées, qui parlait la
bouche pleine, les joues gonflées comme des branchies, avec un cou si gros
qu’il semblait lui avaler les oreilles. Dénommé (le grand César m’en
informa aussitôt) Randolph Ballinger.
On aurait pu les examiner des pieds à la tête, les observer mille fois à
cette même table, sans jamais rien trouver à redire. Ils avaient la voix claire
et masculine. Un ton dégagé, des sourires candides. Rien de menaçant sous
le coude. Ils riaient de bon cœur de leurs plaisanteries respectives. Ils se
levèrent quand le moment exigea de se lever, sortirent au pas quand il fut
temps de sortir. Il n’y avait rien – sinon le fait, peut-être, qu’Artemus porte
beau – pour les distinguer de leurs pairs.
Cependant ils étaient différents, mes nerfs me le disaient. Et je le
ressentais encore en imprimant leurs visages dans ma mémoire.
Artemus. Oui, Artemus. Pourquoi n’aurait-il pas arraché le cœur de
Leroy Fry ?
Cela paraissait si évident que je n’arrivais pas tout à fait à le croire. Fils
de chirurgien, les instruments et manuels de son père à portée de main – et
le cerveau dudit père. Qui était mieux pourvu que lui pour mener à bien une
tâche aussi délicate dans un environnement aussi hostile ?
J’oubliais presque : le moment vint, dans cette cantine, où Artemus
Marquis tourna la tête vers moi, très lentement, et croisa mon regard.
Aucune gêne visible. Aucun besoin de rassurer qui que ce fût Deux yeux
verts comme la collerette d’une noisette. Parfaitement impassibles.
À cet instant précis, je sus qu’il m’opposait sa volonté. Qu’il me défiait.
C’est du moins l’idée qui me perturbait quand je ressortis du réfectoire,
sous un soleil violent qui faisait voler des mouches devant ma rétine. Chez
les artilleurs, un bombardier astiquait le canon en cuivre d’une pièce de dix-
huit ; un autre poussait une brouettée de troncs de sapin vers la remise à
bois. Le long de la colline qui s’élève abruptement devant le débarcadère,
un cheval remontait une charrette vide. Elle crépitait comme des brassées
de pois dans un boisseau.
J’avais un mot pour Poe dans ma poche – Bien joué ! Je veux en savoir
plus sur ce Ballinger. Ouvrez le cercle… – que j’apportais à notre cachette
du jardin de Kosciusko. Il y a peu à dire de celui-ci, Lecteur. Ce n’est
qu’une petite terrasse creusée dans la rocaille au-dessus de l’Hudson…
quelques gros cailloux empilés, un court tapis de verdure, les têtes
intrépides d’un ou deux chrysanthèmes… et, oui, comme avait indiqué Poe,
une source claire jaillissant dans un bassin de pierre… Sur cette pierre est
gravé le nom du grand colonel polonais qui édifia les fortifications de West
Point. Il serait venu s’isoler dans ce coin perdu après ses longues années de
service. On aurait plus de mal à y parvenir aujourd’hui – pendant les mois
chauds, les touristes grouillent ici –, mais par un après-midi de novembre, à
condition de choisir son heure, on peut encore y apprécier les sensations
qu’aimait ce Kosciusko.
C’est du moins ce qu’avaient présumé les deux personnes que j’aperçus
sur leur banc, un banc de pierre également. Un homme et une femme.
Celle-ci était frêle, avec une taille de demoiselle et un visage presque aussi
jeune. C’est à peine si la peau s’était affaissée au bas de la mâchoire. Elle
souriait d’une oreille à l’autre – d’un sourire effrayé qui ne la retenait pas de
parler à son compagnon. Un compagnon qui était le Dr Marquis.
Je ne le reconnus pas tout de suite, toutefois je ne l’avais encore jamais
vu – ni qui que ce fût, à vrai dire – dans telle posture. Je ne parviendrai
peut-être pas à rapporter toute l’étrangeté de la chose. Il avait les pouces
dans les oreilles. Non pour se soustraire au bruit, plutôt comme on ajusterait
un chapeau sur son chef. Ses autres doigts enserraient sa tête à la manière
d’une toque de loutre et, d’un instant à l’autre, il les déplaçait légèrement,
en quête d’un meilleur confort. Puis ses yeux me découvrirent et ne me
lâchèrent plus – de grands yeux nervurés, tremblants, qu’on aurait crus en
train de chercher une excuse.
— Monsieur Landor, dit-il en se levant. Puis-je vous présenter ma
délicieuse épouse ?
Vous savez ce que c’est, Lecteur. Il arrive que, en l’espace d’une
seconde, un individu semble grandi par ceux qu’il porte en lui. J’observai
cette obligeante personne, toute coulante d’attentions, et brusquement elle
s’emplit de son homme, de son fils et d’une vaste garde-robe de secrets –
contenus dans un minuscule corps d’oiseau.
— Mon Dieu, monsieur Landor, fit-elle d’une voix nasale et douce, j’ai
tant entendu parler de vous. Ravie de faire votre connaissance, vraiment.
— Je le suis non moins. Tout le… le plaisir est pour moi, lui dis-je.
— Mon mari m’a appris que vous étiez veuf.
La remarque, inattendue, me coupa le souffle.
— En effet, réussis-je à répondre.
Je regardai le médecin en attendant qu’il… qu’il quoi ? Qu’il rougisse
peut-être ? Ou qu’il détourne les yeux ? Mais un vif intérêt se lisait dans
ceux-ci, et ses grosses lèvres fendues répétaient par avance les mots à dire.
— Toutes mes condoléances, balbutia-t-il. Cela va sans… sans d… Mais
puis-je savoir si… Monsieur Landor, cela est-il récent ?
— Cela quoi ?
— Votre épouse… rappelée à Dieu. Était-ce…
— Cela fait trois ans. Nous n’étions établis ici que depuis quelques
mois.
— Une affection subite, alors.
— Je ne dirais pas subite.
Ses paupières surprises battirent la chamade.
— Oh, je… je…
— Elle a souffert le martyre avant de disparaître, docteur. Son Dieu
aurait été mieux avisé de la rappeler plus tôt.
Voilà qui allait plus loin qu’il ne souhaitait. Se tournant vers le fleuve, il
lui adressa, faute de mieux, ses consolations.
— Vous devez… vous sentir bien seul, marmonnait-il. Et euh… mais si
vous…
Mme Marquis intervint alors, souriante comme un soleil :
— Ce que mon mari veut dire, c’est que nous serions flattés de vous
recevoir. Ce serait un honneur de vous compter parmi nos invités.
— Et je serais fort heureux d’accepter. En fait, j’allais vous en faire la
demande.
Je ne saurais dire quelle réaction j’attendais, en tout cas pas celle-là : son
visage – chaque partie de son visage s’ouvrit, comme sous l’action des fils
cachés au-dessus d’une marionnette. Puis elle crissa – oui, je pense que
crisser est le verbe qui convient – et ses paroles n’étaient pas sorties de sa
bouche qu’elle semblait les régurgiter.
— La demande ? Oh, rusé petit diable. Mais quel démon vous êtes !
Baissant la voix, elle ajouta :
— Vous êtes aussi ce gentleman qu’on a chargé d’une enquête sur la
mort de M. Fry, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Comme c’est intéressant. Nous étions justement en train d’en parler,
mon mari et moi. Oui, il vient de me confier que, malgré ses efforts (elle lui
pinça un biceps) héroïques, le corps du malheureux Fry se trouvait dans un
état trop avancé pour rester exhibé. On l’a donc retiré aux regards pour
ménager les susceptibilités, voyez-vous.
Je le savais déjà. La nouvelle du décès avait tardé à atteindre les parents,
et l’on avait décidé de fermer une bonne fois la boîte en sapin. Avant d’y
pourvoir, le capitaine Hitchcock m’avait demandé si je voulais y jeter un
dernier coup d’œil.
J’avais dit oui. Pourquoi, je n’en sais absolument rien.
Après s’être gonflé, le cadavre avait rétréci. Il flottait dans ses propres
eaux, stagnantes ; bras et jambes étaient noirs et crémeux ; et les vers, qui
s’en repaissaient, grouillaient dans toutes les cavités, laissant le reste aux
coléoptères nécrophages, à peine éclos, et qui, s’agitant sous la peau,
faisaient croire à des muscles régénérés.
Je remarquai aussi ses paupières, où la lymphe avait semblé se
concentrer sur le tard. Ses yeux jaunes s’étaient fermés au bout de dix-huit
jours.
Et j’étais là, dans le jardin de Kosciusko, à regarder ceux de
M Marquis, bruns, brillants et démesurément ouverts.
me

— Oh, monsieur Landor, disait-elle. Mon mari est fort éprouvé par toute
cette affaire. Il y a tant d’années qu’il n’a plus vu de telles boucheries.
Depuis la guerre, je pense. Me trompé-je, Daniel ?
Daniel hocha gravement la tête avant de passer lentement un bras autour
de la taille minuscule de sa dame, comme pour bien établir ses droits sur
ce… ce trophée, ce petit roitelet de femme aux poches de calicot et aux
yeux de chiffon.
Je marmonnai que j’étais sur le point de rentrer, mais les deux
compagnons insistèrent pour me raccompagner chez M. Cozzen. Et donc,
sans avoir laissé mon message pour Poe, je me les coltinai jusqu’à l’hôtel,
madame accrochée à mon bras, et le bon docteur derrière nous.
— Vous ne m’en voudrez pas, j’espère, monsieur Landor, si je prends
appui sur vous ? Ces mules me serrent tellement les pieds. Quelles tortures
le beau sexe s’inflige-t-il au nom des dernières modes.
Elle parlait comme une belle du fort à son premier bal. Aurais-je été
jeune élève-officier auxdites festivités, je lui aurais… répondu :
— Je vous assure que votre parure ne laisse pas indifférent.
Elle me regarda comme si je venais de prononcer le commentaire le plus
étrange. Mais je dois me souvenir que les jeunes femmes vous regardent
ainsi quand vous êtes un jeune homme, non ? Alors sa bouche émit le rire le
plus singulier que j’aie jamais entendu, aigu, répétitif, découpé en segments
égaux – quelque chose comme des stalactites gouttant dans une vaste grotte.
— Ah, monsieur Landor, si je n’étais pas… C’est bien tout ce que je
puis dire : si je n’étais pas…

Le samedi soir, je rentrai à mon cottage où Patsy m’attendait. Parmi tant


de plaisirs promis, il en est un dont j’étais impatient : elle allait me
permettre de dormir. Je pensais, voyez-vous, qu’après nos étreintes
chamelles, je quitterais enfin l’état indécis de veille et de somnolence dans
lequel j’étais plongé. Mais j’avais oublié à quel point elle me réveillait,
tandis qu’elle s’épuisait elle-même. Une fois terminé avec moi, la tête posée
sur ma poitrine… elle se faufilait au pays des rêves, n’est-ce pas ?… Et
moi ? Je restais allongé, encore enflammé par ses charmes, émerveillé par
son épaisse chevelure d’ébène, la force, la robustesse de celle-ci – de vrais
cordages marins.
Et quand je lui refusais mes pensées, je voyais celles-ci repartir toutes
seules à West Point. La retraite du soir avait probablement sonné et, dans le
camp, la lune aurait posé ses marques en tout lieu. Depuis la fenêtre de mon
hôtel, j’aurais vu les derniers steamers de l’année repartir au sud, laissant
mille scintillements dans leur sillage. Et les pentes des montagnes pleines
d’ombres marbrées… les ruines de Fort Clinton rougeoyant comme la
braise d’un cigare…
J’entendis la voix de Patsy, voilée par le sommeil.
— Tu vas me dire, Gus ?
— Te dire quoi ?
— Où tu en es de ton enquête. Tu m’en parles, ou il faut que je…
Me prenant par surprise, elle posa une jambe sur moi. Me poussa tout
doucement et attendit que je l’imite.
— J’ai peut-être oublié de t’expliquer une chose. Je suis un homme âgé.
— Pas si vieux que ça.
Exactement ce que Poe m’avait répondu quelque temps plus tôt. Pas si
vieux que ça.
— Qu’as-tu découvert, Gus ?
Se laissant retomber sur le côté, elle se gratta gentiment le ventre.
À proprement parler, je ne voulais rien lui dire. J’avais promis une
discrétion totale à Thayer et Hitchcock. Mais comme j’avais déjà brisé un
vœu – celui de rester sobre –, cela m’était plus facile de continuer. Sans
besoin d’autres encouragements, je mentionnai les traces visibles autour de
la glacière, notre visite au professeur.
Pawpaw, et la rencontre de Poe avec le mystérieux fils Marquis.
— Artemus, murmura-t-elle.
— Tu le connais ?
— Mais bien sûr. Ce qu’il est fringant. On souhaiterait presque qu’il
meure jeune, non ? Pour ne jamais le voir vieillir d’une journée…
— Je m’étonne que tu n’aies pas…
Elle me regarda durement :
— Tu veux te faire du mal, Gus ?
— Non.
— Bien.
Elle hocha vigoureusement la tête, puis :
— Je ne l’aurais pas cru brutal, celui-là. Toujours si pondéré.
— Oh, je ne sais pas, ce n’est peut-être pas lui qu’on cherche, mais il
a… quelque chose de particulier. Comme toute la famille, d’ailleurs.
— Explique-toi.
— Je suis tombé hier sur son père et sa mère, par hasard, alors qu’ils
s’entretenaient tous deux, et leur façon de réagir… Oui, je sais, ça peut
sembler puéril, mais… je leur ai trouvé un air coupable.
— Toutes les familles le sont, dit Patsy. Toutes coupables de quelque
chose.
Je me rappelai mon père. Plus précisément la verge avec laquelle il me
tannait régulièrement le cuir. Jamais plus de cinq coups à chaque fois –
poursuivre ne servait à rien. Et le bruit suffisait – entre le cri et le coup de
sifflet –, plus épouvantable que le choc sur la peau. À ce jour, j’ai encore
des sueurs en y repensant.
— Tu as raison, admis-je. Mais il y a des familles plus coupables que
d’autres.

Je trouvai quelque repos cette nuit-là. Le lendemain soir, revenu chez


M. Cozzen, je m’endormis à peine ma tête toucha l’oreiller. Pour être
réveillé brusquement à minuit moins dix par un léger toc-toc à la porte.
— Entrez, monsieur Poe, lui dis-je sans me lever.
Cela ne pouvait être personne d’autre. Il ouvrit très lentement et resta sur
le palier, comme encadré de noir, hésitant à faire un seul pas à l’intérieur.
— Voilà, dit-il avant de poser une nouvelle enveloppe par terre. Un
nouvel épisode.
— Merci, répondisse. J’ai hâte de vous lire.
Peut-être hocha-t-il la tête. Impossible de savoir : il ne s’était pas muni
d’une chandelle, et j’avais éteint ma lampe.
— Monsieur Poe, j’espère que vous n’êtes pas… Cela m’ennuie, voyez-
vous, que vous négligiez vos études.
— Non, dit-il. Elles ne font que commencer.
Long silence.
— Dormez-vous mieux ? demanda-t-il finalement.
— Oui, je vous remercie.
— Ah, vous avez de la chance. Moi, le sommeil me fuit.
— J’en suis vraiment navré.
Nouveau silence, plus long encore.
— Eh bien, bonne nuit, monsieur Landor.
— Bonne nuit.

Malgré l’obscurité, j’en avais reconnu les symptômes. L’amour. L’amour


venait d’arracher le cœur de l’élève de première année Edgar Allan Poe.
Rapport d’Edgar A. Poe
à Augustus Landor

Le 14 novembre 1830

Il est malaisé de concevoir, monsieur Landor, la ferveur avec laquelle


j’anticipais de prendre le thé, ce dimanche après-midi, au domicile de M. et
Mme Marquis. Après ma dernière rencontre avec Artemus, j’étais
intimement persuadé que l’observer dans ses pénates, pétri de confort et de
chaleur douillette, serait la méthode par laquelle, mieux que toute autre, je
semis amené à le proclamer coupable ou innocent Et, serait-il assez fin pour
éviter de se compromettre dans le logis de son enfance, j’étais alors
déterminé à extorquer de ses parents quelques propos involontaires,
susceptibles de m’éclairer davantage qu’ils ne le pussent deviner.
La résidence familiale est une de ces bâtisses de pierre qui bordent le
versant ouest de la Plaine – la rue porte le bucolique sobriquet de
Professors’ Row10 . Rien ne distinguerait en vérité leur demeure des autres,
si ce n’est cette broderie sur la porte qui nous dit : « Bienvenue aux Enfants
de la Patrie ». Contrairement à ce que j’aurais attendu, ce ne fut pas la
gouvernante qui m’ouvrit, mais bien le Dr Marquis lui-même. Je ne pourrais
dire s’il savait quelles libertés j’avais récemment prises en son nom,
toutefois l’appréhension que m’inspirait son teint rougeaud fut
immédiatement balayée par la question qu’il posa. En effet, et d’un ton fort
soucieux, il me demanda si mes vertiges avaient disparu. Je lui fis part de
ma guérison complète, et alors il s’exclama avec un sourire d’une infinie
gratitude : « Ah ! Voyez-vous, monsieur Poe, quels bienfaits l’on retire d’un
petit peu d’exercice ! »
Si je ne connaissais encore l’excellente Mme Marquis, j’avais eu vent de
certaines médisances dont elle est victime, selon lesquelles elle serait d’un
tempérament instable, et de surcroît fort tendu. Je dois opposer mes propres
observations à ce jugement, car loin de lui trouver le caractère d’une
hystérique, je fus en tout point enchanté par ses dispositions. L’on nous
présenta et, dès lors, son visage ne fut plus à mon égard qu’un sourire
rayonnant. Qu’un humble première année comme moi suscitât pareille
réaction, voilà qui ne cessa de m’ébahir. Et je fus plus surpris encore
d’apprendre qu’Artemus lui avait parlé de moi en termes usuellement
réservés aux grands Génies.
Deux de ses proches condisciples s’étaient également joints pour
l’occasion. L’un d’eux est M. George Washington Upton, un distingué
élève-capitaine originaire de Virginie. Le second – et sa présence m’accabla
aussitôt – n’était autre que le belliqueux Ballinger. Me rappelant cependant
mes devoirs envers Dieu et mon pays, je résolus d’ignorer son
comportement mesquin, sa lâche agression, et le saluai avec une sympathie
de circonstance. Mais d’autres stupéfactions m’attendaient ! Ce Ballinger
avait soit totalement changé son fusil d’épaule, soit – ce qui est plus
probable – on l’avait prié de me traiter avec déférence. Je me contenterai
d’ajouter que sa conversation resta courtoise, légère, et désormais conforme
à l’étiquette d’un gentleman.
Compte tenu des menus pathétiques composés par M. Cozzen pour la
cantine de l’Académie, je nourrissais les plus grandes réserves quant à la
collation qu’on allait nous servir. Mais je ne devais pas être déçu sur ce
point. Les biscuits de maïs et les gaufres étaient de premier ordre, et les
poires, je le vérifiai avec délices, généreusement arrosées de brandy. Le
Dr Marquis se révéla le plus aimable des hôtes et tira un plaisir tout
particulier à nous montrer un buste qu’il possède de Galien, ainsi que
plusieurs monographies, aussi curieuses qu’intrigantes, dues à ce grand
médecin de l’Antiquité grecque. Mlle Marquis – Mlle Lea Marquis, la sœur
d’Artemus – joua du piano-forte en faisant preuve d’une convenable
dextérité, et chanta même un florilège de ces mièvreries romantiques qui
sont la honte de notre culture moderne – elle les exécuta toutefois de
manière ravissante. (Il faut reconnaître que sa voix de contralto était
poussée à rude épreuve par les tonalités choisies. Son interprétation de,
notamment, From Greenland’s Icy Mountains aurait pu être exquise si elle
l’avait transposée une quarte ou une quinte plus bas.) Artemus, qui avait
insisté pour que je prenne place à son côté pendant le récital, me jetait à
intervalles réguliers un regard interrogateur, comme pour s’assurer de mon
admiration pour Lea. Une admiration mitigée seulement par la nécessité de
suivre ses incessants commentaires : « N’est-elle pas merveilleuse ?… Un
talent inné, savez-vous. Elle joue depuis l’âge de trois ans… Oh, jolie, cette
roulade, hein ? » Un regard et une ouïe moins attentifs que les miens
auraient de même perçu l’attachement profond qu’éprouve ce jeune homme
pour sa sœur aînée. Et par certains signes manifestés lors des interludes, par
certains sourires destinés aux seuls yeux d’Artemus, il devint évident que
cette affection était pleinement réciproque, qu’il existait de fait entre eux
une sorte de sympathie – de complicité fraternelle – que je n’eus
personnellement jamais le bonheur de connaître (élevé comme je le fus dans
une maisonnée à l’écart de celle où grandirent mon frère et ma sœur).
Monsieur Landor, vous avez sûrement participé à moult réceptions de ce
genre, en vertu de quoi vous n’ignorez pas que, lorsqu’un récitant termine,
on attend généralement d’un autre qu’il comble la brèche. Et donc,
Mlle Marquis ayant quitté le piano-forte, son frère et sa mère m’exhortèrent
à grands cris d’offrir à l’assemblée un échantillon de mes modestes vers.
J’avoue que, m’attendant à cette éventualité, j’avais pris la liberté d’en
sélectionner quelques-uns, rédigés au camp l’été dernier, et intitulés Stances
à Hélène. Je n’aurai pas la vanité de vous les recopier intégralement (ni
d’escompter piquer votre intérêt, vous le Grand A-Poétique !). Je vous
indiquerai toutefois que, dans le style lyrique, c’est ce que je crois avoir fait
de mieux, mais aussi que l’Hélène dont il s’agit est diversement comparée à
des barques nicéennes, à la Grèce, à Rome, aux Naïades, etc. Et encore que,
lorsque j’atteignis le vers final – « Ah ! Psyché ! de ces régions issue qui
sont Terre Sainte ! » – mes efforts furent récompensés par de pénétrants
murmures, confinant au halètement.
— Diable ! s’écria Artemus. Ne vous avais-je pas dit que cet animal est
un prodige ?
Mais Lea paraissait affectée et, attendri comme je l’étais par la
sollicitude que lui témoignait son frère, je pris soin de lui demander
discrètement si, par malheur, mon humble offrande avait heurté sa
sensibilité. Elle me rassura aussitôt avec un bon sourire et un hochement de
tête dénué de toute ambiguïté.
— Non, monsieur Poe, c’était fort gracieux. Bien que je sois un peu
triste pour cette pauvre Hélène.
— Cette pauvre Hélène ? Comment cela, « pauvre » ?
— Eh bien, prisonnière de cette « niche », le jour et la nuit « Comme
une statue », disiez-vous ? Mais quel ennui pour elle, sincèrement ! Mon
Dieu, c’est moi qui vous heurte, maintenant Veuillez accepter mes excuses.
Je pensais simplement qu’une jeune femme solide comme Hélène aimerait
sortir de cette « croisée » de temps à autre. Se promener un peu dans les
bois, bavarder avec ses amis, même aller au bal, à l’occasion, si elle avilit
envie de danser.
Je répondis qu’Hélène – celle de ma vision, du moins – n’avait pas
besoin de se promener, ni de danser, car elle possédait un bien plus
précieux : l’Immortalité, que lui avait conférée Éros.
— Oh, dit-elle avec un doux sourire, je n’imagine pas qu’une femme
souhaite devenir immortelle. Peut-être souhaite-t-elle seulement qu’on la
fasse rire. Peut-être souhaite-t-elle une simple caresse…
Elle n’avait pas plus tôt lâché ces mots qu’un léger rose colora ses joues
de marbre clair. Elle se mordit la lèvre… se hâta de détourner la
conversation… vers un terrain plus neutre… et elle finit… eh bien,
monsieur Landor, par me parler de moi. Un rien intriguée par mes allusions
à une « mer parfumée », à ce « voyageur las et défait », elle se demandait
s’il se pouvait déduire que j’avais moi-même parcouru le monde. Ah, sa
logique, lui dis-je, était inattaquable… En quelques mots, je lui dépeignis
mes périples maritimes, mais aussi mes pérégrinations sur le continent
européen, avec Saint-Pétersbourg pour ultime destination. Ultime, car les
difficultés que j’y trouvai étaient d’une nature si complexe et détournée que,
sans l’intervention de dernière minute du consul des États-Unis, je ne m’en
serais jamais extirpé. (Passant près de nous à ce moment-là, Ballinger
s’enquit de savoir si l’impératrice Catherine m’avait elle-même servi
d’avocat Vu le ton, sardonique, je dus conclure que ses bonnes dispositions
n’étaient qu’une façade passagère.) Mlle Marquis écouta mon récit avec un
air des plus ouverts et une inlassable attention, m’interrompant à peine
lorsqu’il lui manquait un détail pour ceci ou cela et, d’un bout à l’autre, elle
manifesta un intérêt si pur et si constant pour ma misérable existence
que… – enfin bon, monsieur Landor, j’avais oublié à quel point il est
délicieux de s’épancher auprès d’une jeune femme. C’est pourtant, à mon
avis, un de ces émerveillements qu’on ne vénère pas assez.
Mais je vois que je n’ai pas pris la peine de décrire Mlle Marquis. Était-ce
Bacon, lord Verulam, pour qui : « Il n’y a pas de beauté exquise sans une
certaine étrangeté dans les proportions » ? Car Mlle Marquis serait là pour
confirmer cette judicieuse remarque. Sa charmante bouche, pour ne citer
qu’elle, est de forme irrégulière – le tour glorieux de la lèvre supérieure, un
peu courte, l’air doucement, voluptueusement reposé de l’intérieur : le
triomphe de toutes les choses célestes ! Son nez a peut-être une tendance
presque imperceptible à l’aquilin, cependant ses narines, harmonieusement
arrondies, rivalisent de perfection avec les gracieux médaillons hébraïques.
Certes, ses joues ont tendance à rougir, mais elle a le front haut et pâle. Et
puis cette chevelure d’un noir de corbeau, lustrée, luxuriante, naturellement
bouclée.
Comme vous m’enjoignez d’observer une honnêteté scrupuleuse en
toute chose, il me faut ajouter qu’un observateur extérieur la situerait un
nuage après la fleur de l’âge. En outre, il émane de sa personne une certaine
tristesse*, dans laquelle (mais peut-être m’aventurai-je trop loin) se
devinent bien des espoirs brisés, bien des promesses fanées. Pourtant,
comme cette mélancolie lui sied, monsieur Landor ! Les effusions de mille
écervelées prétendument mariables ne m’y feraient pas renoncer. Quand
tant d’insipides femelles se présentent à l’autel, à peine échappées du foyer
paternel, qu’une perle si pure soit confinée dans ce dernier, voilà qui me
dépasse. Le poète aura sans doute raison d’affirmer : « Mainte fleur
épanche à regret / Son parfum doux comme un secret / Dans les solitudes
profondes11 ».

Cet entretien ne dura sans doute guère plus de dix ou quinze minutes,
toutefois combien de domaines avons-nous abordés ensemble ! Je ne
saurais vous en rapporter l’éventail entier (encore faudrait-il que je me les
rappelle tous), car j’étais sous le charme d’une mélodie presque magique :
la modulation, la netteté et la placidité de la voix de Lea. Si, en tant que
femme, elle est moins versée dans les sciences morales, physiques et
mathématiques qu’un homme, elle tient cependant un français aussi courant
que le mien et, à mon grand étonnement, sa connaissance des langues
classiques court bien au-delà de l’élémentaire. Ayant manié à son propre
bénéfice le télescope d’Artemus, elle avait toute compétence pour évoquer
avec précision une étoile de sixième grandeur, proche de la grande étoile de
la Lyre.
Plus encore que ses capacités cognitives, ce qui me frappa, me subjugua,
est son intelligence naturelle, cette faculté d’accéder droit au cœur de tout
sujet, aussi abstrus soit-il. Je me rappelle avec quelle lucidité elle m’écouta
parler de Cosmologie. À son instigation, je lui annonçai que l’Univers était
selon moi un éternel « revenant », un rien qui surgissait du Néant Matériel,
prenait brièvement forme pleine avant de s’affaisser à nouveau dans le
vide – le cycle se répétant ad infinitum. L’Âme de même : un résidu de
divinité, sujet à ses phases propres d’annihilation cosmique et de
renaissance éternelle.
Chez toute autre femme, monsieur Landor, j’aurais conçu que mes
spéculations n’engendrent que du dégoût En revanche, je ne décelai chez
Mlle Marquis aucune trace de révulsion : un certain amusement plutôt. À son
expression narquoise, on aurait cru que je m’étais surtout livré à quelque
gymnastique dangereuse et compliquée, cela sans meilleure raison que d’en
avoir relevé le défi.
— Vous devriez prendre garde, monsieur Poe. Toutes ces dissolutions
finiront par vous dissoudre vous-même. Naturellement, si votre souhait est
de flirter avec… le néant matériel, dites-vous ? Alors il vous faudra aussi
flirter avec le néant spirituel !
— Oh, le soldat Poe ne flirte jamais !
On mesurera à quel point nous étions mutuellement absorbés. La
présence d’Artemus nous avait entièrement échappé, et sans cette brusque
interruption… D’un autre côté, je considère comme très possible qu’il ait
délibérément voulu nous déconcerter – qu’il n’ait approché à pas de velours
que dans cette intention. Car cette facétie lui permit d’empoigner les deux
bras de Lea, qu’il maintint derrière son dos pendant que, gentiment, il lui
plantait la pointe du menton dans l’épaule.
— Eh bien parle, ma sœur. Que penses-tu de mon petit protégé ?
Elle se dégagea d’un air courroucé.
— Un protégé ? dit-elle. Je pense que M. Poe est bien au-dessus de ça.
Un grand désarroi se lisait sur le visage d’Artemus – il ne s’attendait pas
à ce qu’elle le disputât. Mais l’exquise Mlle Marquis répugnant à fâcher
quiconque, elle lui pardonna vite son crime d’un court éclat de rire.
— Et il ne se laissera pas corrompre par des gens de ton espèce ! lâcha-t-
elle.
Ce qui eut pour effet de les plonger tous deux dans le plus inextinguible
des rires. De fait, leur hilarité était d’une nature si dévorante et
communicative que, loin de m’en croire l’objet, je m’esclaffai, quoique plus
modérément, avec eux. Les ruses de Thalie ne m’ayant point dépossédé de
mes esprits, je sus cependant discerner que Lea s’interrompit bien avant son
frère, à qui elle décocha un regard aussi vif que pénétrant – lui-même,
toujours possédé par la Comédie, ne s’en rendit pas compte. Je pense qu’à
cet instant Lea scrutait jusqu’au fond de son âme, prête à découvrir quels
huiles et pigments coloraient cette étrange toile. Cependant, y trouva-t-elle
le réconfort ou la désolation, cela seul un métaphysicien pourrait le dire. Je
me contenterai de rapporter que, si la gaieté lui revint aux yeux, celle-ci
paraissait maintenant empreinte d’une certaine retenue.
Le destin ne me fournit pas de nouvelle occasion de converser avec
M Marquis. Artemus m’avait défié de le battre aux échecs (un passe-
lle

temps normalement interdit à l’Académie), tandis que Ballinger et Upton


priaient Lea de leur consacrer un récital à part, bientôt noyé dans la
cacophonie de leurs propres vocalises. Le Dr Marquis nous contemplait
depuis les remparts de son fauteuil à bascule, pendant que son épouse
brodait sans conviction sur son canevas. Duquel, soudain, elle s’arracha
furieusement ! prétextant une migraine des plus effrayantes, et nous priant
de l’excuser pour aller se réfugier dans sa chambre à coucher. Avec un doux
reproche, le docteur tenta de lui faire différer son congé, et alors elle
s’écria :
— Je ne vois pas en quoi cela t’importe, Daniel – à toi comme à
quiconque, d’ailleurs !
Et elle s’élança hors de la pièce.
Après ce départ si abrupt, les invités ne tardèrent pas à murmurer leurs
regrets et à céder au rituel obligatoire des au revoir. Un rituel
sommairement abrégé, en ce qui me concerne, par Artemus qui pressa
vigoureusement ma main avant de convoquer Ballinger et Upton pour qu’ils
le raccompagnent à ses quartiers. Cette précipitation me laissait cruellement
perplexe, car il n’était dans ce cas plus possible de prendre congé
civilement (le Dr Marquis s’étant rendu au chevet de son épouse affligée).
Je dus donc procéder moi-même. Tandis que j’attendais dans l’entrée que la
gouvernante me rapporte ma cape et mon shako, je sentis soudain les yeux
de Ballinger se glisser furtivement vers moi – avec une inimitié si criante
que j’en restai pantois. Dieu merci, j’avais encore suffisamment d’esprit
pour deviner que ce regard ne me concernait qu’à moitié. Me retournant
vers le salon, j’y découvris l’autre bénéficiaire. D’un air absent,
Mlle Marquis exécutait devant son piano-forte un thème fort simple dans le
registre des aigus.
Ballinger avait eu beau rejoindre Artemus dehors, sa malveillante
expression me dévisageait encore, tel quelque opiniâtre fantôme, et le sens
profond de la chose s’imposa rapidement à mon esprit : le gaillard était
jaloux – oui, jaloux ! et dans une fureur noire, même ! – à l’idée qu’on pût
me laisser seul avec Mlle Marquis. Ce qui m’inspira – ô douce béatitude ! –
la conclusion suivante… plus qu’un concurrent, il voyait en moi un rival !
Quelle ironie suave et seyante, monsieur Landor, car en me traitant de la
sorte, Ballinger me donna le courage de me voir moi-même sous ce jour.
Faute de quoi, à cet instant, je n’aurais jamais eu la force d’adresser un mot
à Lea. Non, j’aurais plutôt tenu tête à une horde de Séminoles… je me
serais jeté dans les rugissants abysses du Niagara… Mais, sûr maintenant de
la menace que je représentais, ne fût-ce que pour les torves pupilles de
Ballinger, je réunis assez de témérité pour…
— Mlle Marquis, je crains d’être d’une grossièreté folle en sollicitant de
votre si gracieuse personne un entretien demain après-midi. Il n’est pourtant
rien, rien au monde, qui ravirait autant mon cœur.
Ces mots avaient à peine quitté mes lèvres qu’une culpabilité dévorante
m’envahit. Qu’un simple première année (pas un gamin, non, monsieur
Landor) fit preuve d’une telle présomption face à une femme si séduisante
et belle – comment ne pas y voir quelque injurieuse insolence ? Et
cependant j’avais la sensation que vous – vous avant tout – me pressiez de
le faire. Car si nous nous proposons de sonder les profondeurs du
mystérieux Artemus, quelle meilleure sonde que sa sœur bien-aimée, dont
l’estime, selon, le fait voguer ou chavirer ? Quoi qu’il en soit, bien
conscient de mes insuffisances, j’attendais les dures remontrances qu’elle
était habilitée à me faire.
Son attitude, cependant, trahit un sentiment fort différent Avec cet
ironique sourire qui lui est propre – il commençait à m’être relativement
familier – ainsi qu’une lueur dans le regard, elle me pria de lui indiquer si
nous nous rencontrerions à Flirtation Walk, à Gee’s Point, ou un autre de
ces lieux isolés qui ont la faveur des élèves enamourés. Je bafouillai :
— Pas un de ceux-là.
— Eh bien où, monsieur Poe ?
— Je pensais plutôt au cimetière.
Malgré sa surprise, considérable, elle se reprit rapidement et braqua sur
moi un œil si sévère que j’en faillis blêmir.
— J’ai déjà un engagement demain, dit-elle. Mais je vous retrouverai
mardi après-midi à quatre heures trente. Vous aurez quinze minutes de mon
temps. Au-delà de quoi, je ne puis rien promettre.
Nul besoin de promesse, c’étaient quinze minutes de plus que je n’aurais
osé espérer. Il me suffisait de savoir que, avant quarante-huit heures,
j’aurais le bonheur renouvelé de sa présence.

En parcourant ces lignes, monsieur Landor, je m’aperçois que je donne


maintes fois l’impression d’être envoûté par les si nombreux charmes de
Mlle Marquis. Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. Si je suis
convaincu de ses qualités, je le suis plus encore de la nécessité de mener
notre enquête. En faisant plus ample connaissance avec Lea, je réussirai
avant tout à réunir les informations relatives au caractère et aux tendances
de son frère, qui, en définitive, serviront cette Justice que nous appelons de
nos vœux.

Oh, toujours à propos de Mlle Lea Marquis – j’allais presque oublier une
chose qui, pour être un détail, n’en est pas moins fascinante et curieuse. Ses
yeux, monsieur Landor, ses yeux ! Ils sont d’un bleu exquis et résolument
pâle.
Le récit de Gus Landor
17

Les 15 et 16 novembre 1830

En décidant de faire affaire ensemble, le capitaine Hitchcock et moi


avions considéré un large éventail de possibilités. Nous avions pensé à ce
que nous ferions si le ou les criminels étaient des élèves de l’Académie ou
des soldats. Nous avions même envisagé le cas où l’assassin de Leroy Fry
ferait partie du corps enseignant. Mais que cela puisse être le fils d’un
professeur, non, nous n’avions pas prévu cela.
— Artemus Marquis ?
Nous étions cette fois assis dans les quartiers privés du capitaine. Un
terrier de célibataire, miteux même pour un militaire, avec ses plumes d’oie
desséchées, son horloge de marbre fêlée, et cette doucereuse odeur de
pourri incrustée dans les rideaux de brocart.
— Artemus, répéta Hitchcock. Bon Dieu, je le connais depuis des
années.
— Vous vous portez garant de lui ?
Je ne lui avais à ce jour, et je le savais, posé de question aussi
impertinente. Si Artemus était admis ici, c’était bien évidemment qu’on se
portait garant de lui. Un député américain ne l’avait-il pas recommandé,
pour commencer ? Il avait réussi son examen d’entrée ; il subissait depuis
bientôt quatre ans la discipline de fer d’un certain Sylvanus Thayer ; et, sauf
accident catastrophique, il allait se présenter au brevet cet été. C’étaient là
des faits qui, parlant d’eux-mêmes, valaient toutes les cautions.
Curieusement, ce n’est pas Artemus qu’Hitchcock choisit de défendre. Il
vola plutôt au secours de son père. M’apprit que le Dr Marquis avait été
touché par une balle de mousquet à la bataille de Lacolle Mills. Que le
colonel Pike l’avait félicité personnellement pour la façon dont il y avait
soigné les blessés. Qu’il officiait à West Point depuis de longues années
maintenant Que jamais un soupçon de scandale ne l’avait effleuré…
— Capitaine, dis-je, sentant la moutarde me monter au nez comme à
chaque fois qu’il me traitait de haut. Je ne crois pas avoir parlé du
Dr Marquis. Ai-je prononcé son nom ?
Eh bien, il tenait simplement à me faire savoir qu’Artemus Marquis était
issu d’une bonne famille, d’une famille honorable, et que l’associer à de
tels actes était… était inconcevable. Eh si, Lecteur, il allait de nouveau
réciter sa tirade… lorsqu’une chose, revenant à la surface, le laissa un
instant muet.
— Il y a bien eu un incident, dit-il enfin.
Je restai parfaitement immobile sur mon siège.
— Oui, capitaine ?
— Je m’en souviens maintenant, c’était il y a quelque temps, juste avant
qu’Artemus soit un de nos élèves. À propos du chat de Mlle Fowler.
Il fouilla sa mémoire.
— Je ne me rappelle plus dans quelles circonstances ce chat-là avait
disparu, dit-il, mais je sais que ça s’est terminé bizarrement.
Je devinai :
— Dissection ?
— Vivisection. Oui, j’avais complètement oublié ça. Et c’était… (Il
ouvrit de grands yeux étonnés). Enfin, le Dr Marquis avait assuré à
Mlle Fowler que son chat était déjà mort quand on l’a… euh, découpé. Et il
était très perturbé par cette histoire.
— Artemus a-t-il jamais dit que c’était lui ?
— Non, bien sûr que non.
— Vous aviez des raisons de le soupçonner ?
— Je le savais intelligent, c’est tout. Pas malveillant, d’aucune manière,
mais facétieux, oui.
— Avec un père médecin.
— Un père médecin, en effet.
Manifestement agité, le capitaine s’écarta un peu de la lumière des
chandelles. Je le voyais rouler quelque chose – une bille ? une boulette
d’argile ? – dans sa main.
— Monsieur Landor, dit-il, il n’est pas question pour l’instant
d’incriminer qui que ce soit. Pour commencer, j’aimerais savoir ce qui,
selon vos découvertes, lie Artemus au meurtre de Leroy Fry.
— Bien peu, en vérité. Fry était en troisième année, Artemus en
quatrième, je ne vous l’apprends pas. Rien n’indique qu’ils aient jamais
sympathisé ou fraternisé. Ils ne prenaient pas leurs repas ensemble, ils n’ont
pas été placés dans les mêmes groupes. Sauf plus ample informé, n’ont
jamais défilé, ni assisté de conserve à l’office. J’ai à ce jour interrogé
plusieurs dizaines d’élèves, et aucun n’a encore associé leurs noms.
— Et Ballinger ?
— C’est plus ouvert de ce côté, concédai-je. Selon plusieurs
témoignages, Fry et Ballinger s’étaient liés un moment. On les a vus, l’été,
il y a deux ans, en train de démonter les tentes sur la tête des bizuts. Tous
deux furent membres aussi, quoique assez brièvement, de cette Société…
oh, flûte… Amaza… Amazo…
— Amosophique. La Société Amosophique.
— Oui, c’est cela. Fry, assez taciturne, goûtait moins ce genre de débats
que Ballinger, et il a préféré partir. Après quoi, personne ne se souvient de
les avoir vus ensemble.
— Est-ce tout ?
Je faillis en rester là, mais quelque chose dans sa voix – comme s’il
battait en retraite – m’incita à poursuivre.
— Une dernière chose en commun, mais ce n’est peut-être qu’une
rumeur. Enfin, Fry aurait eu, comme Ballinger, un faible pour la sœur
d’Artemus. Oui, d’après ce que j’entends, Ballinger se croit bien placé
parmi ses soupirants.
— Mlle Marquis ? s’étonna Hitchcock, un sourcil froncé. Voilà qui me
paraît peu probable.
— Ah bon ?
— Demandez aux épouses de nos professeurs. Mlle Marquis a l’art et la
manière d’éconduire nos élèves, même les plus hardis.
Sauf un, pensai-je, et j’en souris au fond de moi-même. Qui aurait
imaginé que mon petit poulet prendrait ici de l’avance sur les coqs ?
— A-ha ! m’exclamai-je. Serait-elle orgueilleuse, cette petite ?
— Tout à fait le contraire, m’assura-t-il. D’une modestie maladive,
même. On en viendrait à croire qu’elle ne se regarde jamais dans un miroir.
Ses joues rosirent très légèrement Cet homme n’était donc pas insensible
aux appels de la chair, finalement.
— Qu’est-ce qui la pousse à un tel isolement, alors ? Une timidité
excessive ?
— Elle, timide ! Parlez-lui de Montesquieu à l’occasion, et vous
vérifierez vous-même… si l’excès réside dans la timidité… Non,
Mlle Marquis a toujours été une énigme. Qui a nourri de brûlantes
conversations dans certains cercles… Quoique beaucoup moins maintenant
qu’elle a atteint l’âge avancé de vingt-trois ans. Son surnom est devenu plus
célèbre qu’elle, dois-je ajouter avec regret.
En d’autres circonstances, la décence lui aurait dicté de ne pas aller plus
loin. Cependant, il avait piqué ma curiosité et, ce voyant, m’obligea.
— Elle porte malgré elle le sobriquet de Vieille Fille affligée.
— Pourquoi « affligée », capitaine ?
— Je crains de ne pas pouvoir vous le dire.
En souriant, je croisai les bras sur la poitrine et répondis :
— Il m’a semblé comprendre que vous pesiez vos mots. J’en déduis que
vous n’emploieriez pas vainement le verbe pouvoir, s’il s’agissait de
vouloir… par exemple.
— En effet, je choisis soigneusement mes mots, monsieur Landor.
— Fort bien, lui dis-je, gai comme une averse au printemps. Dans ce
cas, revenons-en à nos préoccupations immédiates. Des préoccupations qui
devraient nous mener, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, dans les
quartiers d’Artemus.
Oh, le sourire sinistre qu’il afficha ! Car il allait me le proposer et je
l’avais devancé.
— Voulez-vous que nous les visitions tôt demain matin ? lui suggérai-je.
Dix heures vous conviendrait-il ? Ah, capitaine – s’il était possible de
garder tout cela entre nous…

Il faisait un froid du diable, cela je m’en souviens. Les nuages étaient


bas, marbrés comme de la glace, et les bâtiments de pierre des Quartiers
Nord et Sud, à angle droit l’un de l’autre, ne servaient qu’à affûter ce vent
dur, entêté, morne, qui nous arrivait de l’ouest. Il n’y avait que lui et nous
sur le terrain de rassemblement, nous qui tressaillions sous ses coups
comme des poissons accrochés à leur ligne. Nous mettions cependant au
point notre petite expédition.
— Capitaine, lui dis-je. Si cela ne vous fait rien, j’aimerais d’abord
inspecter la chambrée de M. Poe.
Il ne chercha pas à savoir pourquoi. Peut-être était-il las, après tout, de
me tenir tête. Peut-être entretenait-il aussi divers soupçons au sujet d’un
jeune homme qui avait ma faveur et qui se drapait si aisément dans le
mythe. Ou peut-être voulait-il simplement se préserver du froid.

Mon Dieu, qu’elle était minuscule, cette chambre où le première année


Poe et ses deux camarades passaient leurs nuits et une partie de leurs
journées ! Chambre n’est pas le mot qui convient – un carton à chapeau.
Frigorifique, noir de suie, et une odeur digne d’un ventre de baleine. Il y
avait deux chandeliers au mur, une caisse pour le bois à brûler, une table,
une chaise droite, une lampe, un miroir. Pas de châlit, non, pas de ça chez
les moines du sieur Thayer : on dormait sur un étroit grabat qu’il fallait
rouler chaque matin avec sa couverture. Oh, c’était nu, gris, triste,
impersonnel – qui voudrait de ça ? Il n’y avait rien au numéro 22 Quartiers
Sud pour vous dire qu’un des occupants avait nagé dans le fleuve James,
qu’il écrivait des poèmes, qu’il avait vécu à Stoke Newington, ni qu’il se
distinguait de quelque manière des deux centaines de gamins que
l’Académie humiliait pour en faire des hommes.
Eh bien, je suppose que, contre toute attente, l’âme parvient à survivre.
Balayant rapidement la pièce du regard, je m’approchai du coffre de Poe,
l’ouvris et découvris – maintenue sous le couvercle lui-même – une gravure
représentant Byron. Comme une lettre d’amour, insaisissable et envoûtante.
Je sortis d’une pochette un tout petit ballot enveloppé de crêpe noir. Ce
dernier se dégagea de lui-même pour révéler le minuscule portrait d’une
jeune femme en robe Empire, coiffée d’un bonnet à rubans. Il y avait dans
ses yeux immenses et doux une dame aux frêles épaules qui pleurait la
jeune fille qu’elle n’était plus. C’était presque douloureux. Elle ressemblait
d’assez près à l’actrice qui m’avait ému sur cette scène de Park Street, tant
d’années auparavant, en chantant Où est-il, mon charmant époux ?
J’en avais la gorge serrée, et ce sentiment m’était familier – proche de
celui, je m’en aperçus, qui m’étreignait lorsque je pensais trop longtemps à
ma fille. Je me rappelai ce que Poe m’avait dit, assis dans mon salon :
« Alors nous sommes tous les deux seuls au monde. »
En soupirant, je refermai le coffre et le loquet.
— Il fait son ménage comme il faut, dit Hitchcock à contrecœur.
Vrai. Si c’est bien ce qu’il voulait, le première année Poe pouvait
continuer à faire son ménage pendant trois ans et demi – trois ans et demi
de grabats roulés, de cols boutonnés, de bottes cirées. Et pour
compensation… Quoi ? Un poste aux limites du Far West où, entre deux
attaques contre les Indiens, il réciterait ses vers aux militaires, à leurs
épouses neurasthéniques et leurs filles anémiées ? Oh, quel personnage
ferait-il dans ces salons – d’étroits tombeaux en vérité, même s’ils laissent
passer la lumière.
— Capitaine, lui dis-je, je n’ai pas le cœur de continuer.
Les pièces des Quartiers Nord, au moins, étaient plus grandes – sept
mètres et demi sur six –, privilège des dernière année, et le seul à ce que je
pus voir. S’il faisait moins froid dans la chambrée d’Artemus, elle était plus
désolante encore que celle de Poe : grabats rapiécés, couvre-lits élimés,
murs cloqués, avec des traces de suie aussi, et un air qui irrite les narines.
Comme elle était orientée à l’ouest, il y faisait si sombre en milieu de
matinée que nous étions réduits à craquer des allumettes pour regarder dans
les coins. C’est ainsi que je trouvai le télescope d’Artemus, replié, entre le
seau d’eau et le pot de chambre. Aucune trace de réjouissances privées : ni
cartes, ni boustifaille, ni pipe, ni odeur de fumée (il y avait cependant des
miettes de tabac à priser sur le rebord de la fenêtre).
— La réserve de bois, dit Hitchcock, je commence toujours par elle.
— Je vous en prie, capitaine, faites.
Surprise ! Il n’y trouva tout d’abord que du bois. Ah si, un vieux billet
de loterie de chez Cuming’s Truly Lucky, puis un bout de mouchoir en
mousseline, et un sachet de sucre de canne à moitié vide. J’étais sur le point
de l’empocher quand j’entendis un bruit derrière nous.
Un cliquètement, semblable à celui d’un loquet qu’on referme. Et
ensuite un son beaucoup plus discret.
— Capitaine, j’aurais comme l’impression que nous étions attendus.
Le soleil s’étant enfin hissé au-dessus des montagnes, d’heureux flots de
lumière jaune et crue se déversèrent dans la pièce humide et froide. C’est
d’ailleurs cette lumière qui, plus que toute autre chose, me permit de
comprendre ce qui se tramait dans notre dos.
— Que se passe-t-il ? s’écria Hitchcock.
Il me tendait comme une offrande un petit ballot, enveloppé dans du
papier brun, qu’il venait de dégager du coffre à bois. En vain, car je m’étais
déjà jeté sur la porte.
— Fermée à clef, dis-je.
— Poussez-vous ! cria-t-il.
Il posa le ballot, prit son élan, et donna deux coups de pied sur le battant.
Il frémit mais il résista. Deux autres : même résultat. Nous nous y mîmes à
deux, martelant le bois à grands coups de bottes. Et malgré le tintamarre que
nous produisions, on percevait toujours ce bruit derrière.
Un bruit à nul autre pareil. Un curieux crépitement, un peu comme une
bougie qui refuse de s’éteindre.
Autre chose, maintenant : une lueur, qu’on voyait trembloter par une
fissure dans le bois.
Hitchcock réagit le premier. Il attrapa une malle qu’il projeta
violemment contre la porte. Elle céda un petit peu – de quoi nous redonner
espoir. Nous empoignâmes donc ladite malle et, combinant nos forces,
recommençâmes ensemble. Cette fois le battant se détacha du cadre,
ouvrant une fente de sept ou huit centimètres, suffisante pour passer le bras.
Le capitaine donnant un dernier coup de pied, le loquet se décrocha, la porte
s’ouvrit avec une plainte et nous bondîmes dans le couloir où nous attendait
une boule noire, grosse comme un melon, avec une longue tresse de fil qui
se consumait à grande vitesse.
Hitchcock s’en empara et, en trois enjambées, rejoignit une fenêtre qu’il
ouvrit brutalement. Il vérifia qu’il n’y avait personne en bas, et il lança la
bombe dans le terrain de rassemblement.
Elle atterrit dans l’herbe où elle continua de dégager ses fumées.
— Reculez, monsieur Landor !
J’en fus aussi incapable que lui. Nous observâmes la mèche qui se
réduisait sans cesse – qui aurait cru que le feu avait une telle distance à
parcourir ? C’était comme lire un livre par-dessus l’épaule de quelqu’un,
lorsqu’on va plus vite que lui et qu’il tarde à tourner la page.
Quand enfin elle arriva au bout ce fut pour ne pas conclure. La lueur
incandescente s’éteignit peu à peu, et puis… plus rien. Ni explosion, ni
nuage de soufre – le silence. Quelques lianes et boucles de fumée, les coups
sourds de mon cœur infidèle. Et la pensée, cuisante comme une brûlure,
qu’une fois de plus quelqu’un menait la danse à notre insu.
Bientôt toute fumée fut dissipée et la bombe dormait dans le jardin.
Alors le capitaine Hitchcock partit chercher le petit ballot qu’il avait trouvé
auparavant, et, lentement, aussi soigneusement qu’on démailloterait une
momie de pharaon, il dépaqueta la chose.
Dans le papier brun était enveloppé un cœur. Suintant de rouille. Cru
comme la vie.
Le récit de Gus Landor
18

Le 16 novembre 1830

La chance voulut, supposée, que le Dr Marquis n’eût pas l’idée de nous


demander où nous avions trouvé ce cœur, quand nous le lui apportâmes à
des fins d’identification. Il était bien trop enthousiaste : bon sang, un cœur !
Encore enveloppé d’endocarde et de péricarde ! Là, douillettement posé sur
un lit de fer forgé dans la salle B-3… comme celui de Leroy Fry
auparavant. Vu les doigts frémissants qu’il tendait vers lui, cela aurait pu
être une richissime bourgeoise de Park Avenue. Et il claquait la langue, se
raclait la gorge…
— La décomposition n’est pas trop avancée, jaugea-t-il finalement. On a
dû le conserver dans un endroit frais.
— Ça, pour faire frais, il y faisait frais, dis-je en me rappelant la froide
chambrée d’Artemus.
Les paupières plissées, le médecin contourna lentement le lit en se
grattant le menton.
— Hmm, marmonna-t-il. Oui, gentlemen. Je comprends pourquoi vous
avez pensé à un homme. Presque identique, n’est-ce pas ? Les oreillettes,
leurs orifices, les ventricules, les valvules, les artères, tout est là où il faut,
hm.
— Mais ?
Nous croisâmes son regard brillant.
— La taille, gentlemen. C’est sa taille qui le trahit. Ce petit freluquet (il
passa soigneusement ses deux mains sous le paquet ouvert) fait bien deux
kilos cinq, je parie.
Alors qu’un cœur humain pèse rarement plus de trois cents grammes.
— Pas plus gros qu’un poing, dis-je, me souvenant de notre précédente
conversation dans cette même pièce.
— Parfaitement, répondit-il, rayonnant.
— Alors éclairez-nous, je vous prie, intervint Hitchcock. Si cela n’est
pas un cœur humain, à quelle créature appartenait-il ?
Notre docteur suspendit deux sourcils au-dessus de ses yeux.
— Hm, oui, c’est un peu déconcertant. Trop gros pour un mouton. Une
vache, c’est ce qui s’en approche le plus. Oui, j’en suis presque certain : une
vache.
Son visage s’éclaira subitement.
— Inutile de vous dire que cela me rappelle ma jeunesse, tout ça. Enfin,
revoir un spécimen de ce genre ! Combien de cœurs de vache ai-je
disséqués pendant mes études à Édimbourg ! Et le Dr Hunter qui répétait
tout le temps : « Si vous n’arrivez pas à reconnaître un cœur de vache,
n’essayez rien avec les hommes ! »

Le capitaine Hitchcock avait les paupières affaissées. La voix lasse


comme de l’eau de lessive.
— Haverstraw, dit-il platement. Cela doit être un de ces cœurs
d’Haverstraw.
Comme je ne répondis pas aussi vite qu’il aurait voulu, il releva les
rideaux qui lui servaient de paupières et me jeta un regard furibond.
— Vous ne vous rappelez pas ? Les deux animaux mutilés dont on
parlait dans le journal, il y a quinze jours ? L’un d’eux était une vache, si je
ne m’abuse.
— Je m’en souviens fort bien. Mais ce n’est qu’une hypothèse parmi
tant d’autres.
Un soupir s’échappa lentement de ses mâchoires serrées.
— Monsieur Landor, ne pourriez-vous pas, pour une fois, dire quelque
chose de définitif ? Pour une fois seulement, ne pourriez-vous parler du
membre permanent de l’équation ?
En vérité, je compatissais. Nous étions maintenant assis dans son
bureau, avec cette odeur de moisi et le martèlement des tambours en arrière-
fond. Nous possédions enfin une pièce à conviction, pourtant nous n’étions
pas plus avancés qu’au début Peut-être même allions-nous à reculons.
Mais ce cœur ? me demanderez-vous. Enfin, c’était une preuve, non ?
Eh bien, pour autant qu’on sût, personne n’avait vu Artemus le cacher dans
sa caisse à bois ; comme Hitchcock le fit justement remarquer, n’importe
qui aurait pu s’en charger à sa place. Les chambrées n’étaient jamais
fermées à clef. De même, n’importe qui aurait pu bloquer le loquet de la
porte avec un bout de bois pour nous empêcher, le capitaine et moi, de
quitter les lieux.
Mais la bombe ? Quand même plus difficile à faire, ça ? Eh bien non. La
poudrière était mal gardée, presque jamais la nuit et, en outre, cette boule
noire n’était pas chargée.
En revanche, quelqu’un – quelqu’un avait allumé la mèche. Il y avait eu
quelqu’un dans le couloir pendant qu’Hitchcock et moi visitions la
chambrée d’Artemus, entre dix heures trente et dix heures trente-cinq.
Et voilà le plus détestable : Artemus avait un alibi, puisqu’il était en
classe de neuf heures à midi – d’ailleurs assis à côté de Ballinger, captivé
par les tactiques d’infanterie et d’artillerie. Leur instructeur jura qu’aucun
élève n’avait quitté la salle, même pour une demi-seconde.
Nous étions revenus au point de départ, à tous égards sauf un : il était
pratiquement impossible qu’un individu extérieur à l’Académie ait pu
accéder aux quartiers d’Artemus, précisément entre dix heures trente et dix
heures trente-cinq. Toutes les sentinelles affirmèrent n’avoir vu personne
entrer dans l’enceinte ni ce matin-là, ni la veille au soir. Même si un
inconnu avait réussi à éviter les postes de garde, sa présence – en plein jour,
dans un secteur très fréquenté de West Point – ne serait pas passée
inaperçue.
Donc, derrière le rideau de fumée, malgré les différents obstacles,
écueils et embarras, une conclusion s’imposait : l’ennemi – ou les
ennemis – était à l’intérieur.
Vous comprenez, Lecteur, pourquoi je compatissais à la douleur du
capitaine. C’est qu’il avait nourri des espoirs, voyez-vous. Il n’avait eu
jusque-là qu’une victime parmi ses élèves. On n’avait plus parlé de bétail
mutilé dans les journaux locaux. Il y avait tout lieu de croire que l’assassin
pervers de Leroy Fry était parti terroriser d’autres communautés. Qu’il
fallait plaindre, bien sûr, mais qui se trouvaient hors des préoccupations
immédiates d’Ethan Allen Hitchcock.
Cela s’était imposé dans les dix secondes qu’il avait mises à ramasser la
bombe et à la jeter par la fenêtre.
— Une chose m’échappe, disait-il maintenant. Si Artemus est bien notre
homme, pourquoi a-t-il placé ce cœur dans son coffre à bois ? C’est
parfaitement stupide. Il sait que nous inspectons régulièrement les
chambrées. Il y avait mille cachettes plus adaptées.
— À moins que… dis-je.
— Que quoi ?
— À moins que cela soit quelqu’un d’autre qui l’ait mis là.
— Dans quel but ?
— Eh… pour compromettre Artemus, évidemment.
Il me dévisagea longuement.
— Fort bien, dit-il enfin. Mais alors… pourquoi poser une bombe – une
bombe non chargée, qui plus est – devant sa porte ? Alors qu’il étudiait en
classe ?
— Pour lui fournir un alibi.
De profondes fossettes se creusèrent de chaque côté de sa bouche.
— Vous suggérez donc, monsieur Landor, que… que quelqu’un, quelque
part, tente de protéger Artemus, pendant qu’un autre s’entend à le faire
accuser ?
Il fit un étau de ses mains, passa la tête à travers. Puis il reprit :
— Et lui-même, Artemus, quel jeu joue-t-il, là-dedans ? Bon Dieu, voilà
bien le… la situation la plus anarchique qu’il m’ait jamais été donné de…
Lecteur, je ne voudrais pas vous donner du capitaine l’image d’un
simple d’esprit C’était, chacun aurait pu vous le dire, un homme instruit.
Aussi à l’aise chez Kant que chez Bacon. Adepte de Swedenborg et, si vous
pouvez le croire, un alchimiste aussi. Je pense toutefois qu’il préférait se
consacrer à la réflexion à des moments choisis, dans la tranquillité de ses
quartiers personnels. Mais, en ce qui concernait l’Académie, il aimait que
les choses tournent rond : selon des lois reconnues, sans ingérence d’aucune
sorte, qu’elle fût humaine ou pas.
— Fort bien, dit-il à nouveau. J’accepte que nous ne puissions rien
avancer de certain, dans un sens comme dans l’autre. Que proposez-vous,
dans ce cas ?
— Que nous fassions ? Mais rien du tout, capitaine.
Sans doute trop crispé pour répondre, il se contenta de me regarder.
— Monsieur Landor, dit-il d’une voix calme et trompeuse. On a trouvé
un cœur dans les quartiers des élèves. On a menacé de faire exploser une
bombe sur un citoyen et un officier des États-Unis, et vous m’annoncez
qu’il ne faut rien faire ?
— Eh bien, nous ne pouvons pas mettre Artemus aux arrêts, nous savons
cela. D’ailleurs, nous ne pouvons arrêter personne. Je crains donc d’ignorer
ce que nous pourrions faire, sinon demander à l’intendant de réparer la
porte d’Artemus.
D’un geste doux, il aligna une de ses plumes d’oie desséchées sur le
bord de son bureau, et je vis ses yeux dériver peu à peu vers la fenêtre. À
cet instant, tandis que la lumière de fin d’après-midi brillait inégalement sur
son profil, j’eus l’impression de sentir sur mes épaules le poids qui
l’oppressait.
— Nous attendons les parents de M. Fry d’un jour à l’autre, dit-il. Je ne
soulagerai pas leur peine, je ne l’adoucirai pas, je ne nourris aucune illusion
à ce sujet. Mais j’aimerais être capable de les regarder l’un et l’autre dans
les yeux, de leur jurer solennellement qu’un autre élève ne subira pas le
même sort que leur fils. Du moins tant que je tiendrai les rênes de cette
institution.
Il posa ses deux mains sur son bureau. M’observa longuement.
— Pourrai-je leur faire cette promesse, monsieur Landor ?
Un filet de quelque chose – peut-être de la salive imprégnée de
nicotine – ruisselait au coin de ma bouche. J’essuyai ça.
— Capitaine, lui dis-je. Rien ne vous empêche de le leur promettre.
Mais, par mesure de précaution, ne les regardez pas dans les yeux à ce
moment-là.

Imaginez un lévrier debout sur ses membres postérieurs, vous aurez une
idée de la taille et du poids du soldat Horatio Cochrane. Il avait de petits
yeux tristes, une peau de bébé, on pouvait compter ses vertèbres sous sa
chemise et il était un peu voûté, comme l’arc avant le départ de la flèche. Je
l’interrogeai dans la boutique du cordonnier où il revenait faire réparer sa
botte droite, pour la dixième fois peut-être depuis le début de l’année. Le
trou qui béait entre la pointe et la semelle ne ressemblait à rien tant qu’à une
bouche édentée. Une bouche qui parlait en même temps que le soldat
Horatio Cochrane. Et qui se taisait avec lui. Cette botte était, de fait, ce
qu’il avait de plus expressif. Rien ne brillait dans cette face aplatie de
gamin.
— Soldat, lui dis-je, j’ai cru comprendre que vous gardiez le corps de
Leroy Fry, le soir où on l’a retrouvé pendu ?
— Oui, m’sieur, répondit-il.
— C’est fort étrange, soldat… J’ai compulsé toute cette… (Je
m’esclaffai doucement.)… toute cette fichue paperasse, voyez-vous, toutes
ces dépositions, ces déclarations sur l’honneur, concernant la nuit du
25 octobre. J’ai un petit problème avec ce que j’ai lu, et j’espérais que vous
pourriez m’aider.
— Ah, si je peux, m’sieur, avec plaisir.
— C’est fort aimable à vous, vraiment je… Bien, si on commençait par
passer les événements en revue. Quand on a rapporté le corps de M. Fry de
l’hôpital, vous étiez posté à la salle, voyons… B-3 ?
— Oui, m’sieur.
— Et que vous a-t-on demandé de faire, exactement, à la salle B-3 ?
— J’étais chargé de surveiller le corps, pour qu’il ne lui arrive rien.
— Je vois. Il n’y avait donc que vous et… M. Fry ?
— Oui, m’sieur.
— L’avait-on recouvert, ce corps ? D’un plaid, semble-t-il ?
— Oui, m’sieur.
— Et quelle heure était-il, soldat ?
Il marqua un temps, puis :
— Je dirais qu’il devait être une heure quand on m’a posté là.
— S’est-il passé quelque chose tant que vous étiez de garde ?
— Tant que… Non, rien jusqu’à deux heures et demie, non. J’ai été
relevé à deux heures et demie.
Je lui souris. Puis je souris à sa botte, qui me sourit également.
— « Relevé », dites-vous. C’est justement à cet endroit-là que j’ai un
petit problème, voyez-vous. Parce que vous avez déposé deux fois, soldat.
Selon votre première déclaration… Suis-je bête, je ne l’ai pas avec moi,
enfin… Quand vous avez déposé la première fois, alors que le corps de Fry
venait de disparaître, vous disiez avoir été relevé par le lieutenant Kinsley.
Enfin un signe de vie : le deuxième classe Cochrane serra brièvement les
mâchoires.
— Oui, m’sieur.
— Ce qui me paraît fort curieux, parce que le lieutenant Kinsley n’a pas
quitté le capitaine Hitchcock un seul instant, cette nuit-là. L’un et l’autre me
l’ont confirmé. J’en déduis que vous avez dû vous rendre compte de votre
erreur, soldat, parce que dans votre deuxième déposition, le lendemain –
veuillez me pardonner encore si je me trompe –, je crois que vous parlez
seulement du « lieutenant » : « J’ai été relevé par le lieutenant ».
Imperceptible agitation le long du cou.
— Oui, m’sieur.
— Peut-être maintenant comprenez-vous mon embarras. Je ne suis pas
certain de savoir qui vous a relevé, dis-je avec un nouveau sourire. Alors,
sauriez-vous m’éclairer, soldat ?
Une narine frémit.
— C’est que j’saurais pas dire, m’sieur.
— Au fait, je vous donne ma parole que tout cela restera entre nous.
Vous n’aurez pas à subir les conséquences de vos actes, quels qu’ils soient.
— Bien, m’sieur.
— Vous comprenez cependant que le colonel Thayer m’a donné tout
pouvoir pour conduire cette enquête ?
— Oui, m’sieur.
— Bien, alors recommençons, voulez-vous ? Qui a pris votre relève,
soldat ?
Un minuscule filet de sueur à la racine des cheveux.
— J’peux pas vous dire, m’sieur.
— Et pourquoi ?
— Parce que… parce que… j’ai jamais su son nom.
Je l’étudiai un instant.
— Le nom de cet officier, c’est ça ?
— Oui, m’sieur.
Et voilà qu’il baissait la tête ! Le blâme attendu si longtemps allait
tomber comme un couperet.
— Fort bien, dis-je avec toute la douceur possible. Alors, pourriez-vous
me répéter ce que vous a dit cet officier ?
— Il m’a dit : « Merci, soldat, ça sera tout. Vous allez au rapport chez le
lieutenant Meadows. »
— Un peu curieux, comme ordre, non ?
— Si, mais c’était ferme. « Rompez ! », qu’il a dit.
— Ah, mais c’est fort intéressant Parce que le lieutenant Meadows, si je
ne m’abuse, est logé tout près de l’hôpital. Au sud de celui-ci, non ?
— C’est exact, m’sieur.
Bien à l’écart, de la glacière, me rappelai-je aussi. À quelques bonnes
centaines de mètres.
— Que s’est-il passé ensuite, soldat ?
— Eh bien, j’ai filé en vitesse chez le lieutenant. Ça ne m’a pas pris plus
de cinq minutes. Mais il dormait, le lieutenant Meadows, alors j’ai frappé à
sa porte jusqu’à ce qu’il descende. Et il m’a affirmé qu’il n’avait pas besoin
de moi. Il ne m’avait pas demandé.
— Il ne vous avait pas fait chercher ?
— Non, m’sieur.
— Et alors vous…
— Alors je suis reparti à l’hôpital, m’sieur. Pour vérifier les ordres.
— Et quand vous êtes revenu à la salle B-3, qu’y avez-vous trouvé ?
— Rien, m’sieur. Enfin, j’veux dire que le corps était plus là, quoi.
— Combien de temps est-il resté sans surveillance, ce corps ?
— Oh, pas plus d’une demi-heure, m’sieur.
— Quand vous avez compris qu’il avait disparu, qu’avez-vous fait ?
— J’ai couru tout droit voir l’officier de garde, m’sieur, et il a référé au
capitaine Hitchcock.
Le cordonnier s’était mis à donner des coups de marteau dans la pièce à
côté. Avec un rythme lent et régulier, comme les tambours du réveil. Sans
m’en rendre compte, j’étais déjà debout.
— Bon, soldat, je n’ai pas l’intention de vous causer de nouveaux
problèmes. Mais j’aimerais bien en savoir plus sur l’officier qui vous a
ordonné de quitter votre poste. Vous ne l’avez pas reconnu ?
— Non, m’sieur. Ça fait seulement deux mois que je suis là, alors…
— Pourriez-vous me dire à quoi il ressemble ?
— C’est qu’il faisait noir comme dans un four, là-dedans. Il n’y avait
qu’une chandelle, et elle était… à côté de M. Fry, quoi. Quoique l’officier…
lui aussi, il avait une chandelle, mais il gardait la tête dans l’ombre.
— Vous n’avez pas vu son visage ?
— Non, m’sieur.
— Comment saviez-vous que c’était un officier, dans ce cas ?
— Le galon, m’sieur. À l’épaule. Ça, la chandelle l’éclairait bien.
— Fort judicieux de sa part. Et il n’a pas donné son nom ?
— Non, m’sieur. Un officier, j’attends pas qu’il dise son nom, moi.
Du coup, je me représentai très nettement la scène. Le corps de Fry
enveloppé dans sa couverture. Le soldat intimidé. L’officier jouant de
l’épaule, parlant d’une voix lointaine…
— Et sa voix, soldat ? Comment parlait-il, cet officier ?
— Il n’a pas dit grand-chose, m’sieur…
— Aiguë ? Grave ?
— Plutôt aiguë. Enfin, pas une voix grave, quoi.
— Sa corpulence ? Il était grand ?
— Moins grand que vous, m’sieur, je dirais. Cinq ou six centimètres de
moins, peut-être.
— Mince ? Costaud ?
— Plutôt mince. C’est difficile à dire.
— Vous sauriez le reconnaître ? En plein jour.
— J’en doute, m’sieur.
— Et la voix, vous pourriez ?
Il se gratta l’oreille, comme pour la ressusciter entre ses doigts.
— Peut-être, admit-il. Mais c’est pas sûr, m’sieur. Bon, je veux bien
essayer.
— Entendu, je vais voir si on peut arranger ça, soldat. J’étais prêt à
repartir quand je remarquai, contre le mur derrière lui, deux énormes piles
de vêtements. Caleçons, vareuses, culottes… De là venaient ces odeurs de
sueur, de moisi, d’herbe…
— Eh bien, soldat, vous en avez du linge !
Il inclina la tête.
— Oh, c’est celui de l’élève Brady, m’sieur. Et l’autre tas, c’est à l’élève
Whitman. Ils me paient pour faire leur lessive, une fois par semaine.
Je dus prendre un air perplexe, car il ajouta aussitôt :
— Un soldat vit pas sur sa solde, m’sieur. C’t’une misère, ce qu’il nous
donne, l’Oncle Sam.
Dans l’agitation continue de cette journée, pas un instant je n’avais
pensé à Poe. Toutefois, rentrant tard à l’hôtel après une longue promenade
autour du fort, je trouvai son enveloppe brune devant ma porte.
Aussitôt un sourire se dessina sur mes lèvres. Mon petit coq ! Qui
n’avait cessé de travailler. Et dur ! Sans qu’il le sache – sans que je le sache
moi-même –, il nous emmenait au cœur des choses.
Rapport d’Edgar A. Poe
à Augustus Landor

Le 15 novembre 1830

Avez-vous remarqué, monsieur Landor, comme le crépuscule est


prompt – et précoce – à étendre son voile dans les Highlands ? L’astre roi,
semble-t-il, prend à peine le temps de monter sur son trône qu’aussitôt il
s’en sauve, laissant l’obscurité s’abattre comme le Jugement dernier – et la
nuit exercer sa cruelle tyrannie. Pourtant, ici et là, le prisonnier peut voir sa
peine commuée et, relevant la tête, observer la sphère pleine du soleil au
départ, le lavis glorieux dont il teinte – délicieuse effusion – les crevasses et
tourelles de Storm King et de Cro’ Nest. Nul autre instant du jour ne saurait
revêtir l’Hudson d’autant de splendeurs… L’Hudson, ce profond et puissant
torrent qui, par ses rugissements, invite l’imagination à parcourir ses ravins
et ses ombres.
Et nul autre séjour n’offre meilleur point de vue sur ce tableau divin que
le cimetière de West Point. Vos pas vous y ont-ils déjà mené, monsieur
Landor ? C’est un petit enclos à quelque huit cents mètres de l’Académie,
planté haut sur la rive, camouflé par les arbres et les buissons. Qui pense à
sa dernière demeure, monsieur Landor, ne pourrait trouver mieux. Une allée
ombragée court vers l’est, avec d’intéressants panoramas sur l’enceinte
militaire. Au nord, une vallée alluviale, ceinte d’une rocaille revêche,
débouche sur ses fertiles cousines de Dutchess et de Putnam.
Deux fois sacré – par Dieu et la Nature –, ce cimetière donne
l’impression d’une telle solitude, d’un tel silence que, même bien disposé
envers son Créateur, on repousserait sans cesse le moment de son trépas.
Mes réflexions, en revanche, avaient pour seul objet une personne bien
vivante. Celle qui habite mon sommeil et mes veilles. Celle dont l’arrivée
imminente accaparait tous les ressorts de mon esprit.
Quatre heures avaient sonné, monsieur Landor, et elle n’était pas là.
Cinq, dix minutes s’écoulèrent encore – toujours sans elle. Une âme moins
confiante aurait désespéré, toutefois je décidai d’attendre toute la soirée, si
nécessaire, par dévouement à votre personne et à notre cause. Enfin ! Ma
montre indiquait précisément quatre heures et trente-deux minutes quand
ma garde fut récompensée par un bruit léger – de soyeux froufrous – et un
aperçu sommaire de son bonnet jaune pâle.
Il n’y a pas si longtemps, monsieur Landor, j’aurais vigoureusement nié
qu’une idée fût capable de naître dans un cerveau humain sans le
truchement de la parole. Mais c’était sans connaître Mlle Marquis ! Sa noble
et gracieuse prestance ! L’aisance tranquille de sa démarche et
l’incompréhensible légèreté, l’élasticité de son pas ! Et l’éclat de ses
pupilles, plus profondes que le puits de Démocrite – tant d’aspects de son
être qui dépassent le langage. La plume doit renoncer dans ma main
incertaine. Je pourrais rapporter que Mlle Marquis arrivait essoufflée de son
ascension ; qu’elle s’était composé un chignon extravagant ; qu’elle avait
distraitement enroulé le cordon de son réticule autour de l’index. Mais que
signifierait tout cela, monsieur Landor ? Comment restituer les impensables
pensées qui s’élèvent des abysses du cœur ?
Faute de mots assez vastes pour l’événement, je ne sus bredouiller que
des propos dérisoires :
— Je craignais que le froid vous eût fait renoncer.
Sa réponse fut tout aussi succincte.
— Mais non, dit-elle. Comme vous pouvez le voir.
Je discernai très vite que ses façons n’étaient plus celles de notre
précédente entrevue. Comment se méprendre, en effet, sur cette voix froide
et sèche, sur ce menton d’albâtre, chagrin et mécontent, et sur le refus
calculé, lisible dans ses yeux – mais quels yeux ! –, de rencontrer les miens.
Chacun de ses mouvements, chacune de ses intonations révélait finalement
une obligation satisfaite sous la contrainte.
Monsieur Landor, j’avoue ma quasi-ignorance des choses de la Femme.
Je ne voyais comment abattre le mystérieux rempart érigé entre nous ; je ne
pouvais augurer des raisons qui poussaient Lea à honorer un engagement
auquel, à l’évidence, elle répugnait. Pour sa part, elle n’en finissait plus de
tripoter son réticule et de tourner autour du Cadet Monument.
En contemplant son unique colonne, je considérai ceux qui (comme
Leroy Fry) furent emportés à l’aube de leurs utiles fonctions ; je m’attardai
sur les cèdres vert foncé, droits comme des sentinelles postées dans ce
verger morbide ; sur les tombes d’un blanc de neige, précaires abris pour
ceux qui, à l’apogée de leur beauté virile, furent exclus des manœuvres du
Vivant Vanité des vanités et… tout empreint d’émotion, j’eus l’audace de
me confier à ma rebelle amie, dans l’espoir de ranimer quelques bribes de
conversation. Las, mes remarques ne me valurent qu’un air pincé.
— Oh, dit-elle, mais cela manque terriblement de poésie, tout cela. Quoi
de plus prosaïque que ce thanatos, en vérité ?
Je lui répondis que, tout au contraire, je considérais la Mort – celle, en
particulier, d’une femme ravissante – comme l’ultime objet de la poésie, et
le plus exaltant aussi. Pour la première fois depuis son arrivée, Mlle Marquis
me faisait l’honneur d’une attention soutenue – mais elle fut soudain prise
d’un rire paroxystique, plus angoissant encore que sa froideur passée, et qui
n’était pas sans rappeler certaine hilarité en présence de son frère. Son corps
entier en était secoué ! Alors, essuyant une larme amusée au bord de ses
paupières, elle murmura :
— Et comme cela vous va bien…
— Quoi donc ? lui demandai-je.
— Cette morbidité. Mieux encore que votre uniforme. Voyez, vous êtes
tout empourpré, et vos pupilles brillent d’une indéniable lueur !
Hochant la tête comme devant un prodige, elle ajouta :
— Je ne vois qu’Artemus pour vous battre à ce jeu-là.
Je n’avais beau connaître ce gentleman que depuis peu, lui répondis-je,
je ne le savais pas familier des lointains territoires de la Mélancolie.
— Il consent cependant, dit-elle songeuse, à séjourner longuement sous
nos latitudes. Vous savez, monsieur Poe, on peut danser un certain temps
sur des tessons de verre. Mais pas infiniment.
Je rétorquai que, si l’on ne connaissait que cette sensation-là – qu’on
s’était habitué, depuis sa tendre enfance, à marcher sur lesdits tessons –,
alors ils feraient l’effet du plus doux des gazons. Une observation qui, je me
flattai de le vérifier, occupa ses pensées un bon moment, au bout duquel elle
me confia encore, quoique un ton plus bas :
— Oui, bien des choses vous rapprochent, vous deux.
Profitant de cet infinitésimal changement d’attitude, je m’efforçai
d’attirer son attention sur divers points d’intérêt, susceptibles de flatter un
œil curieux : la proximité du débarcadère et de la batterie de siège ; l’hôtel
de M. Cozzen ; les ruines du vieux Fort Clinton, battues par un demi-siècle
de tempêtes et de vents glaciaux. Mon énumération ne produisit qu’un court
haussement d’épaules. (À la réflexion, monsieur Landor, j’aurais dû
m’attendre à ce qu’une personne élevée ici, comme Mlle Marquis, considérât
ces choses comme les fées qui, dans leurs palais de diadèmes, ne se
préoccupent pas plus de leurs trésors que des ajoncs dans la lande.) Sans
plus nourrir l’espoir d’arracher quelque joie à ce malencontreux rendez-
vous, je résolus d’endurer bravement mes souffrances. Et de papoter,
monsieur Landor. Quel courage faut-il pour échanger d’insignifiants propos
dans telle adversité ! Je m’enquis de la santé de Mademoiselle. Louai ses
goûts vestimentaires. Remarquai que le bleu lui seyait à merveille. Lui
demandai si elle avait eu récemment le privilège de quelques réunions
mondaines. Et – si ! – croyait-elle que l’hiver avait solidement installé ses
rigueurs ? À cette dernière question – d’une totale banalité, mais l’innocuité
me dictait sa loi ! –, Mlle Marquis se tourna vers moi, folle furieuse, les
dents serrées et des poignards dans le regard.
— Nous n’allons quand même pas… Est-ce que… Monsieur Poe,
pensez-vous réellement que je sois venue ici pour discuter du temps qu’il
fait ? Je vous assure, j’en ai fini de cela. Pendant bien des années – trop
d’années, monsieur Poe –, j’ai été une de ces « dames de quatre heures »,
qui attendent à Flirtation Walk. Vous les avez vues, je n’en doute pas. Vous
avez certainement donné votre bras à l’une d’elles. Là, on en parle, du
temps qu’il fait, et des promenades en bateau, et des dîners dansants… C’en
est considérable ! Avant peu – car la rapidité est essentielle –, ces jeunes
gens professeront un amour éternel. Peu importe qui le clame, évidemment,
car cela n’aboutit à rien. Lorsqu’un élève s’en va – et ils s’en vont toujours,
n’est-ce pas, monsieur Poe ? –, un autre le remplace, et puis voilà.
J’aurais pensé qu’une tirade aussi véhémente atteindrait sa conclusion
d’elle-même, du moins qu’elle apaiserait un tant soit peu la colère de son
auteur. Mais aucunement, monsieur Landor : Mlle Marquis continuait,
alimentait sans cesse le feu de sa rage !
— Ah, mais vous avez encore tous vos boutons, monsieur Poe ! N’avez-
vous donc pas arraché celui qui borde votre cœur pour l’échanger contre
une mèche de votre maîtresse ? En d’autres temps, j’ai tant donné les
miennes que c’est un miracle si je ne suis pas chauve. J’ai entendu tant de
serments que, s’ils avaient été tenus, j’aurais plus de maris que Salomon eut
d’épouses. Mais faites, je vous en prie. Déclarez-moi votre amour éternel,
qu’on puisse rentrer chez nous. La belle affaire !
Sa fureur finit par se dissiper, quoique lentement et par paliers. Passant
une main sur son front, Mlle Marquis se détourna, et murmura alors avec des
accents d’une écrasante tristesse :
— Pardonnez-moi, je deviens abjecte et je ne vois pas pourquoi.
Je n’avais nul besoin d’excuses, lui dis-je, l’assurant que son bien-être
était mon seul souci. Je ne sais si mes paroles lui furent d’un quelconque
réconfort ; elle n’en cherchait cependant pas. Les minutes s’écoulèrent
ensuite comme des journées. Oh oui, monsieur Landor, cette situation était
particulièrement délicate, et il me manquait le courage d’y mettre fin – mais
je pris alors conscience d’un net changement d’attitude chez Mlle Marquis,
qui s’était soudain mise à frissonner.
— Vous avez froid, mademoiselle.
Elle hocha la tête ; nia le fait ; et néanmoins elle grelottait. Je lui
proposai de revêtir ma cape. Elle ne daigna pas me répondre. Je réitérai
mon offre. Elle gardait le silence. Et maintenant elle tremblait vraiment,
tandis que son visage exquis trahissait une indicible épouvante. Je m’écriai :
— Mademoiselle Marquis !
Mon cri plaintif dut se fondre dans ceux, enfiévrés, de ses chimères, et
l’aurais-je poussé dans une lointaine caverne qu’elle n’y aurait pas
davantage prêté attention, tant elle était perdue dans la contemplation d’une
horreur profonde, intime et pourtant manifeste. L’effroi étant, par sa nature,
un trouble aussi contagieux que certaines maladies, je sentis bientôt mon
propre cœur redoubler ses battements, mes propres membres se raidir,
jusqu’à me convaincre peu à peu – aidé en cela par la terreur panique de
Mlle Marquis – que nous n’étions pas seuls… qu’un autre individu se
trouvait là aussi, et d’une perversion telle que nos âmes étaient en péril…
Tournant les talons, je scrutai l’horizon le plus proche et le plus lointain
pour débusquer l’incarnation du malin qui semblait tellement oppresser ma
charmante amie. Tout à cette subite monomanie, je scrutai chaque tombe,
examinai chacun des cèdres d’un côté et de l’autre, contournai plusieurs
fois le Cadet Monument. Non, il n’y avait personne, monsieur Landor !
Rassuré, quoique nullement apaisé par cette découverte, je revins vers
M Marquis… pour découvrir qu’elle n’était plus à l’endroit où je l’avais
lle

laissée. Elle avait disparu.


L’urgence qui m’anima alors était si entière et extrême que je ne me
considérai plus comme un être distinct, ou de quelque façon disjoint de
celui qui manquait. Je ne pensai pas un instant au risque de me présenter en
retard à la revue du soir. J’aurais même renoncé à tous les défilés, devoirs et
exercices pour, une seule fois encore, revoir le doux visage séraphique de
Lea. Je m’élançai d’arbre en arbre, de tombe en tombe ; courus le long de
l’allée ombragée ; inspectai tous les troncs et toutes les souches ; fouillai le
gazon et la mousse, les prés et les ruisseaux… Je criai son nom aux
rainettes et aux merles gris ; je le confiai au vent d’ouest, au soleil déclinant
et aux montagnes elles-mêmes. Aucun ne répondit. En proie à la plus vive
angoisse, je me rendis – vous imaginez au prix de quels efforts – jusqu’à
l’à-pic au bord du cimetière, d’où ma voix se perdit sur la pente escarpée en
bas de laquelle je redoutais, chaque seconde, d’apercevoir un corps sans
vie, brisé sur la rocaille.
Je désespérais foncièrement de la retrouver, monsieur Landor, quand,
finalement, devant un massif de rhododendrons – à cinquante mètres à
peine de l’endroit où je l’avais quittée –, je distinguai, sous un entrelacs de
rameaux presque nus, un unique pied, chaussé d’une botte de femme.
Sondant la broussaille du regard, je m’aperçus que ce pied était relié à une
jambe, la jambe à un torse, et ce torse à une tête – composant au total la
forme inerte et pâle de Mlle Lea, prostrée sur ce carré de sol dur, pierreux,
ingrat.
Je m’agenouillai devant elle et restai immobile, le souffle coupé. Ses
yeux étaient révulsés de la manière la plus alarmante, ses iris bleus s’étant
réfugiés sous la voilure de ses paupières. Un filet de salive était apparu à la
commissure de ses lèvres tendres et voluptueuses, et sa personne entière
souffrait de tremblements si étendus et prononcés que je craignis pour sa
vie !
Elle ne disait mot, et je… Non, pour rien au monde je n’aurais moi-
même articulé un son… Enfin – enfin ! – je vis que cette curieuse fièvre
paraissait retomber. J’attendis encore et ma vigilance fut récompensée par
une lente inspiration, par le battement presque imperceptible de ses cils, par
le doux frémissement de sa narine. Elle ne se mourait pas. Et ne se mourrait
pas.
Son visage, cependant, était d’une effrayante pâleur, son chignon
mirobolant s’était défait, ses boucles de jais amassées sur son front dans une
folle confusion. Mais ses yeux, monsieur Landor. Ses yeux bleu pâle qui
pénétraient les miens, avec une ferveur, un abandon – oh, trop, trop de
chaleur. Étant de nature organique, ces altérations-là, pensai-je, n’avaient en
soi rien de préoccupant. En revanche, il ne se pouvait nier que sa mise
portait la trace d’une intervention externe, humaine – ou je dirais plutôt
inhumaine. Monsieur Landor, sa robe était déchirée à l’épaule. Des ongles
avaient brutalement écorché ses poignets ; le sang suait encore sur les
éraflures. Une main bestiale avait imprimé un bleu sur la tempe droite – un
attentat à la quiétude spirituelle de son noble front.
— Mademoiselle Marquis ! m’écriai-je.
Aurais-je mille ans, monsieur Landor, et posséderais-je tous les mots
sans compter, je ne pourrais décrire le sourire dont elle para alors son visage
de martyre.
— Navrée de vous causer tous ces ennuis, me dit-elle. Pourriez-vous me
raccompagner à la maison ? Mère s’inquiète parfois quand je tarde à rentrer.
Le récit de Gus Landor
19

Le 17 novembre 1830

Je ne peux en vouloir à Poe de ne pas connaître les symptômes. Il


n’avait pas de pasteur dans sa famille, voyez-vous, et les pasteurs sont des
médecins de choix pour cette affection-là. Même mon père, pourtant plus
enclin à doucher les âmes qu’à les soulager – même lui trouvait qu’on
faisait un peu trop souvent appel à ses services. Je me rappelle en particulier
une famille de fermiers, habitants d’une proche vallée. Chaque fois que leur
gamin avait le haut mal, « le mal sacré », ils arrivaient au galop chez nous
avec son corps arqué, secoué de tremblements, et c’est un miracle qu’ils
exigeaient. Jésus n’en avait-il pas accompli un pour ce garçon, dans Marc
9 : 17-30 ? Alors le révérend Landor y parviendrait peut-être lui aussi ?
Mon père essayait toujours. Posant une main sur l’enfant pris de
convulsions, il ordonnait aux esprits de se retirer, et tout portait à croire
qu’ils lui obéissaient – sauf qu’ils revenaient le lendemain ou la semaine
suivante. Après quelque temps, les gens cessèrent de nous importuner.
Possédé, voilà le terme qu’employait mon père. Mais possédé de quoi ?
me demandais-je. Je ne voyais que l’absence. Une coquille vide, désertée
par celui qui y vivait.
Évidemment, je n’avais pour tout diagnostic que le récit de Poe. Mais si
Lea Marquis était bien atteinte de ce que je pensais, alors, elle avait
brusquement toutes les raisons d’être cette vieille fille affligée. Et, bien que
je ne l’eusse pas rencontrée, je dois avouer que j’en étais fort chagrin pour
elle. Combien de temps encore son corps tiendrait-il sous le coup de cette
lourde sentence ?
Les mots de Poe me revinrent à l’esprit comme un souffle d’air froid :
La Mort d’une femme ravissante est l’ultime objet de la poésie, et le plus
exaltant…
Ce que je ne pouvais, non plus, effacer de mon esprit. En outre, je me
rendais à un enterrement.
Car on inhumait ce jour-là Leroy Fry. L’avait-on enveloppé d’un linceul,
je ne sais, car son cercueil ne fut pas ouvert du moment où les six
bombardiers le hissèrent hors du corbillard à celui où il fut recouvert de
terre.
Poe avait au moins raison sur un point : il n’était meilleure ultime
résidence que le cimetière de West Point. Ni meilleur moment pour s’y
installer qu’un de ces matins de novembre où le brouillard danse comme de
l’écume entre vos jambes, où le vent siffle sur les tombes, agite les
ronces… et déverse sur les croix blanches une averse écarlate de feuilles
mortes, les dernières de l’année.
À moins de trois mètres de la fosse, j’écoutais le tambour assourdi pour
l’occasion, j’observais la procession des étendards et des plumets noirs. Je
me rappelle les brancards de bois qui craquèrent sous la bière, les cordes
qui crissèrent quand on la descendit. Mais aussi le bruit sec des mottes de
terre sur cette caisse de sapin nue : on aurait cru que, s’élevant entre les
herbes, il provenait du sol. Le reste est maintenant flou dans ma mémoire.
Le père de Leroy Fry, par exemple : je dus le voir, mais je ne m’en souviens
pas. En revanche, je revois très bien Mme Fry, voûtée, ses taches de rousseur
sous le crêpe noir, ses yeux et ses oreilles de biche, ses membres frêles et
ses joues rondes, qui étaient gonflées et roses. Elle toussait de courtes
bouffées d’air, comme des rafales de plomb. Elle essuyait sans cesse les
larmes que ses yeux lui refusaient – ses poignets creusant des tranchées
rougeâtres autour de chaque narine. Et elle ne semblait prêter attention à
rien, surtout pas au sermon du révérend Zantzinger. Il s’était résumé à cela :
un long défilé de soldats gueulards dans un fracas de sabots ferrés.
Après l’inhumation, je ne rêvai plus jamais de Leroy Fry. Ou alors je
rêvais du matin au soir, et du soir au matin. Car les chevaux, emportant
derrière eux ce corbillard vide, n’avançaient-ils pas à vitesse réduite ? Et
l’aumônier – enfin, il mit bien plus d’une heure à gratter ces salissures sur
sa manche ? Et, quand les bombardiers eurent tiré leurs salves au-dessus de
la tombe, pourquoi les montagnes nous retournaient-elles sans cesse les
détonations ? Le bruit était celui d’un cyclone immobile entre deux fronts.
Et comment, finalement, expliquer cela : la mère de Leroy Fry qui se
dressait devant moi. Balafrée de soleil, dans l’étau du chagrin.
— Vous êtes bien M. Landor ?
Impossible de s’y soustraire. Oui… oui, j’étais…
Elle hésita un long moment. Ne sachant quelles convenances respecter,
peut-être. En temps ordinaire, elle ne se serait jamais directement adressée à
un homme comme elle le faisait là.
— C’est vous qui êtes chargé de…
— Oui, c’est moi.
Elle hocha énergiquement la tête, sans croiser mon regard. Je fis comme
elle, car j’étais incapable de dire ce qu’on attendait de moi : combien j’étais
désolé, quelle perte terrible c’était… pour vous, pour nous tous… Rien de
la sorte ne voulant sortir de ma bouche, je fus grandement soulagé de la voir
se taire et fouiller plutôt son réticule, dont elle retira un minuscule carnet, à
la reliure de toile et aux bords dorés.
— Je voudrais que vous preniez ceci, dit-elle en me fourrant l’objet dans
les mains.
— Qu’est-ce, madame Fry ?
— Le journal de Leroy.
Mes doigts se refermèrent dessus, se rouvrirent à moitié.
— Son journal ?
— Oui, son journal. Je pense qu’il le tenait depuis trois ans, au moins.
— Je ne… (Je m’interrompis.) Pardonnez-moi, je ne sache pas qu’on ait
trouvé rien de tel dans ses affaires.
— Oh non, c’est M. Ballinger qui me l’a donné.
Croisant enfin mon regard, elle ne le quitta plus.
— M. Ballinger ? répétai-je d’un ton égal.
— Mais oui, figurez-vous, dit-elle avec un pauvre sourire aux lèvres.
C’était un bon ami de Leroy et, dès qu’il a appris ce… ce qui s’est passé, eh
bien, il a filé tout droit dans sa chambrée pour voir ce qu’il pouvait faire, et
c’est comme ça qu’il a trouvé son journal, et il savait que personne n’aurait
le droit de l’ouvrir, personne d’autre que sa mère, alors c’est pour ça qu’il
me l’a donné et il a dit : « Madame Fry, je voudrais que vous rapportiez ça
dans le Kentucky, et si vous préférez le brûler, n’hésitez pas, c’est vous qui
choisissez, mais ça ne serait pas bien que quelqu’un d’autre lise ce qu’il y a
dedans. »
C’était sorti d’un trait : les mots se précipitaient les uns à la suite des
autres.
— Oh, c’est sûrement une gentille attention, poursuivit-elle. Mais
écoutez, j’ai bien réfléchi, monsieur Landor. Puisque c’est vous qui
conduisez l’affaire, et que l’armée compte sur vous, comme qui dirait, ça
me paraît normal que vous le gardiez. Qu’est-ce que j’en ferais, moi ?
J’arrive même pas à le lire. Regardez vous-même, c’est tout du charabia, du
galimatias. J’y comprends que couic.
C’était d’ailleurs le but du jeu. Pour se jouer des indiscrets, Leroy Fry
avait utilisé une méthode bien connue. Il avait pris la précaution de
quadriller ses notes. Sur chaque page, il avait couché ses pensées d’abord
de gauche à droite, puis de haut en bas, avec pour résultat un imbroglio de
lettres, de lignes et de colonnes qui en rendait la lecture malaisée, voire
impossible. Lui-même devait avoir eu du mal, parfois, à s’y retrouver. Il
fallait un œil bien entraîné pour démêler ça. Un œil comme le mien.
Lequel, de fait, se mit aussitôt au travail, suivi par mon cerveau, et je
commençais déjà à démêler l’écheveau quand j’entendis la voix de
Mme Fry – je devrais plutôt dire que je la sentis, car elle fit sur mon scalp
l’effet d’une pluie de grésil.
— Il doit être arrêté.
Relevant le nez, je la dévisageai et compris qu’elle ne parlait pas de son
fils. Elle répéta un peu plus fort :
— Il doit être arrêté. C’est une chose, ce que Leroy a fait. Mais personne
n’a le droit de s’en prendre à sa dépouille comme ça. Mon pauvre garçon.
C’est un crime. Même s’ils n’appellent pas ça comme ça, pour moi c’en est
un.
Comment ne pas être de son avis ? Oui, oui, un crime horrible, dis-je,
maladroit, me demandant si je ne devais pas la prendre par le bras et
l’emmener ailleurs…
— Je vous remercie, madame Fry. Votre aide me sera précieuse.
Elle hocha la tête d’un air absent. Se détournant, elle vit le cercueil de
son fiston disparaître sous les pelletées de terre. L’Académie n’avait plus
qu’à marquer la tombe d’une de ces croix immaculées, au blanc étincelant
dans le rouge et l’or de l’automne.
— C’est réussi, comme cérémonie, dit Mme Fry. Vous ne trouvez pas ? Je
disais toujours à Leroy : « L’armée s’occupera de toi, mon gars. » Vous
voyez ? J’avais raison.

Je pensais que ma découverte me vaudrait sans doute des honneurs, mais


je me trompais. Quand je lui présentai la chose, Hitchcock fronça ses
sourcils des grands jours. S’en méfia aussitôt Refusa d’y toucher. Croisa les
bras comme une paire de baïonnettes et me demanda comment je pouvais
être sûr que c’était bien le journal de Fry.
— Eh bien, capitaine, je suppose qu’une mère reconnaît l’écriture de son
fils.
Dans ce cas, pourquoi Ballinger n’aurait-il pas arraché les pages
compromettantes ? Je répondis qu’il n’avait peut-être pas su les identifier.
Non seulement Fry avait quadrillé ses pages d’une écriture microscopique,
mais en outre certains passages étaient rédigés à l’envers, comme en
hébreu, c’est pourquoi le résultat était aussi lisible que le cunéiforme.
Mais voici ce que le capitaine tenait vraiment à savoir : pour quelle
raison Ballinger n’avait-il pas simplement fait disparaître ce carnet ? S’il
contenait quelque révélation que ce fût, à quoi bon prendre des risques ?
À cela je n’avais pas de bonne réponse. Peut-être, avançai-je, n’avait-il
rien à craindre ? Oui, mais avant toute chose, il l’avait subtilisé, ce journal,
alors dans quel but ? Il privait d’un élément essentiel l’enquête menée par
l’Académie, ce qui était passible d’expulsion ou pire. (J’eus toutes les
peines du monde à empêcher Hitchcock d’admonester Ballinger sur-le-
champ.) Finalement, la seule explication que je pus lui fournir était la moins
vraisemblable.
— Je vous écoute, dit le capitaine.
— Eh bien, quoi qu’il y ait là-dedans, Ballinger tient à le faire savoir. Un
jour. À quelqu’un.
— Ce qui implique ?
— Ce qui implique qu’il a peut-être une conscience.
Ha ! s’esclaffa Hitchcock, et de quel droit prenais-je la défense de ce
jeune homme ?…
Certes, je ne le connaissais pas, et le peu que j’avais réuni à son sujet ne
m’en faisait pas un ami. Mais je crois sincèrement que l’âme humaine
aspire à se montrer au jour, même en ce qu’elle a de plus laid. Sinon,
pourquoi – et la remarque vaut également pour moi – se donner la peine de
noircir du papier ?

16 juin. Aujourdui, c’est le dépar d’une grande avanture.

Par cette phrase commence le journal du pendu. Une aventure peut-être,


en tout cas pas pour moi. Du moins au début. Une corvée, plutôt. Le crayon
dans une main, la loupe dans l’autre, je travaillai sans interruption à la
chandelle dont la flamme allait s’amenuisant. Le carnet de Leroy Fry à
gauche, et le mien à droite où je couchais ma transcription. Des nuées de
lettres, à l’envers, à l’endroit, grouillantes et oppressantes. Il me fallait
parfois relever la tête pour les faire reculer, sinon fermer les yeux tout à
fait.
Et combien c’était lent, exaspérant, atroce. J’arrivais seulement au bout
de la deuxième page quand Poe frappa. Si doucement que je faillis ne pas
l’entendre. La porte s’ouvrit au goutte à goutte, et il était là, avec ses bottes
usées, sa cape qu’il venait de déchirer à l’épaule, et une nouvelle enveloppe
qu’il me tendait.
Encore de l’écrit, pensai-je. Je me noie dans l’écrit.
— Monsieur Poe, il ne fallait pas vous précipiter. Je suis très occupé,
comme vous pouvez voir.
— Je n’ai pas eu grand-peine, dit-il à voix basse dans le noir.
— Mais tous ces… toute cette littérature que vous rédigez. Vous allez
vous tuer à la tâche.
— Cela n’a pas d’importance.
Il se laissa tomber à même le plancher et je m’aperçus à la lumière
incertaine des chandelles que, plein d’expectative, il levait la tête vers moi.
— Qu’y a-t-il, monsieur Poe ?
— J’aimerais que vous lisiez.
— Vous voulez dire maintenant ?
— Mais bien sûr.
Il ne se préoccupa nullement de l'autre document, que je tenais sur les
genoux. Il devait s’imaginer que je tuais le temps jusqu’à la livraison de son
nouveau rapport Cela n’était peut-être pas faux.
— Eh bien, voyons… dis-je, saisissant ses pages et les posant
soigneusement sur le carnet. Ça a l’air un peu moins long que la dernière
fois ?
— Sans doute.
— Puisse… accepteriez-vous une goutte de quelque chose ? Vous
devez…
— Non, je vous remercie. J’attendrai simplement que vous ayez fini.
Ce qu’il fit. Assis sur le parquet froid, observant le trajet de chaque mot
de la feuille à mes yeux. Et, quand je le regardais, je le retrouvais dans la
même position, les siens braqués sur moi…
Rapport d’Edgar A. Poe
à Augustus Landor

Le 17 novembre 1830

Mon précédent entretien avec Mlle Marquis avait pris fin sur une note si
abrupte et indécise que je me demandais si mon regard croiserait encore le
sien. Si elle restait pour moi une inconnue, l’éventualité d’être à jamais
détourné d’elle me paraissait intolérable. Et donc, le cœur plus lourd que
jamais, je m’en revins, tel Sisyphe, à repousser ma pierre sur les pentes
abruptes du français et des mathématiques. Quelle âpreté, quelle stérilité se
dégageait des singeries picaresques de Lesage, des envolées logiques
d’Archimède et de Pythagore ! Il paraît qu’un homme à jeun, entièrement
privé de lumière, peut se réveiller après trois jours de léthargie avec
l’impression d’un petit somme. Comme j’échangerais ce destin contre le
mien ! Au joug de chaque nouvelle journée est attelée une caravane de
semaines. Les secondes valent des minutes, les minutes s’écoulent comme
des heures. Des heures ? Ne sont-ce pas des millénaires ?
On sonna le déjeuner – je vivais encore. À quelles fins ? Tout ressort
mental épuisé, je voyais mon chemin parcouru d’ombres mélancoliques.
Mardi soir, entendant le tambour marteler la retraite, je redoutais que cet
intenable abattement, non content d’envahir mes pensées, ne m’engloutisse
tout entier pour ne laisser derrière moi que mon plaid élimé, et le fusil
accroché – solitaire, désolé – au-dessus de mon crâne.
L’aube poignit sur les tambours du réveil. M’arrachant à la toile
arachnéenne du sommeil, je trouvai un de mes camarades, le jeune
M. Gibson, dressé devant ma couche avec un air de jubilation reptilienne.
— Un message pour toi ! s’écriait-il. De la main d’une femme !
De fait, il se trouvait bien une enveloppe avec mon nom inscrit au dos.
Et si : avec ses entrelacs, ses arabesques, cette gracieuse écriture était de
celles que, à l’évidence, on associe au sexe faible. Je n’osais présumer, en
revanche, que cette plume fût celle de… Cependant mon cœur, à grands
coups sourds, hurlait dans cette aurore frigide : « C’est Elle ! C’est Elle ! »
Cela commençait ainsi :

Cher Monsieur Poe,


Aurez-vous l’amabilité de me retrouver ce matin ? Je crois savoir que
vous disposez d’un bref intervalle entre le petit déjeuner et le début des
cours. S’il en est bien ainsi, et s’il vous agrée d’exaucer mon souhait, je
vous attendrai au Fort Putnam. Je promets de ne pas vous garder
longtemps.
Votre attentionnée,
L. A. M.

Je vous le demande, monsieur Landor, qui rejetterait une telle requête ?


La douce urgence de ces mots, la modeste élégance de la calligraphie, la
discrète fragrance de ce papier à lettres…
Comme toujours vain et inconstant, notre maître le Temps voulut bien
dès lors écouler ses heures avec une onirique célérité. Une fois libéré des
miasmes de la cantine, je pris silencieusement congé de mes gris camarades
et, d’un pas résolu, entamai l’ascension de Mount Independence. J’étais
maintenant seul. Seul, oui, et heureux, car pouvais-je douter qu’elle m’eût
précédé dans ce sentier boisé et bordé de fougères ? Léger, je suivais ses
brisées entre les mousses pailletées et les éclats de roche, et j’atteignis sans
peine les remparts effondrés du fort où le malheureux major André passa
ses derniers jours. De si délicates empreintes avaient balisé mon chemin.
Franchissant enfin l’arche couverte de lianes grimpantes, je reconnus,
derrière le bosquet des jeunes cèdres, la silhouette penchée de Mlle Marquis
sur le rebord de granite. Pressentant mon arrivée, elle se tourna vers moi et
afficha spontanément un sourire communicatif. Nulle trace du dérangement
qui l’avait cruellement défigurée lors de notre précédente entrevue : elle
avait de nouveau cette élégance et cette ardeur innées qui m’avaient tant
impressionné à notre première rencontre.
— Monsieur Poe, dit-elle. Je suis si heureuse que vous ayez pu venir.
D’un geste gracieux et léger, elle m’invita à prendre place auprès d’elle,
et je m’exécutai avec alacrité. Elle avait pris la liberté de me faire venir, me
dit-elle, pour me remercier des soins que, la voyant aux prises avec
d’impérieux besoins, je lui avais administrés. Je ne me rappelais pas avoir
fait preuve d’une galanterie excessive, puisque j’avais seulement tenu à la
raccompagner chez elle, toutefois ma bienveillance était, je m’en rendis
compte, plus qu’amplement récompensée. Car, apprenant mon absence au
défilé du soir (cette hydre de Locke m’ayant évidemment dénoncé) et
comprenant qu’elle en était la cause, Mlle Marquis s’était tout de suite portée
au-devant de son père pour l’assurer que, sans mon aimable intervention, il
lui serait sûrement arrivé mal.
Eh bien, le bon Dr Marquis était-il à peine renseigné par sa bien-aimée
fille qu’il s’empressa d’aller plaider ma cause auprès du capitaine
Hitchcock, lui rapportant par le détail mon geste généreux. Grâces soient
rendues à notre chef, car, en sus de m’épargner un blâme, il m’exempta du
service de garde supplémentaire auquel le lieutenant Locke m’avait astreint
et, pour finir, il affirma sans ambages que ma conduite faisait honneur à
l’armée entière des États-Unis.
Ce premier geste en ma faveur ne contentait nullement l’excellent
Dr Marquis. Désirant m’exprimer personnellement sa gratitude, il annonça
qu’il n’entendait meilleure façon d’y procéder que de me recevoir à
nouveau dans ses foyers, comme invité d’honneur, à quelque moment
opportun du plus proche avenir.
Quel retournement de situation, monsieur Landor ! À moi qui
désespérais d’entrevoir à nouveau Mlle Lea, on octroyait une nouvelle
occasion de me réjouir de sa compagnie, et j’avais l’indulgente sollicitude
de ceux-là mêmes qui l’entourent d’une affection… j’allais dire plus grande
que la mienne, mais non… non, cela je ne pourrais le dire.

Comme mentionné plus tôt, l’air était frais de si bonne heure, toutefois
Mlle Marquis, emmitouflée d’une cape et d’une pelisse, ne paraissait pas en
souffrir. Elle pouvait donc prêter une attention soutenue au panorama
déployé devant nous, aux crêtes de Bull Hill et du vieux Cro’ Nest, aux
sommets déchiquetés de Break Neck, s’interrompant parfois pour ajuster la
lanière de ses sandales.
— Euh, dit-elle finalement, comme tout cela paraît dépouillé, ne
trouvez-vous pas ? Je préfère de loin le mois de mars, qui apporte au moins
la promesse d’une renaissance…
Je lui répondis que, selon moi, les Highlands gagnaient au contraire à
être contemplés immédiatement après la feuille d’automne, car l’été
verdoyant et le givre hivernal privaient notre vision d’une grande richesse
de détails. Loin de le révéler, la végétation, lui appris-je, nous masque le
dessein original du Créateur.
Comme je semblais l’amuser, monsieur Landor – d’autant plus, sans
doute, que telle n’était pas mon intention.
— Je vois, dit-elle. Un Romantique…
Avec un large sourire, elle ajouta :
— Il vous plaît de parler de Dieu, monsieur Poe.
J’observai que, eu égard à l’homme et à la nature, il n’était sans doute
loisible d’invoquer entité plus compétente que le Seigneur, et je m’enquis
de savoir si elle concevait autorité plus grande en la matière.
— Oh, dit-elle. Tout cela est si…
Sans finir sa phrase, elle fit un geste de la main, comme pour laisser le
vent emporter la question vers d’autres contrées. Lors de nos brèves
rencontres, je ne l’avais jamais vue si vague dans ses propos, ni si peu
disposée à entretenir le feu de la conversation. Peu désireux, toutefois, de
gâcher sa si belle humeur, je préférai ne pas m’appesantir et me contentai à
mon tour d’apprécier le susdit panorama – sans manquer, en quelques
occasions choisies, d’admirer aussi le remarquable profil de Mlle Marquis,
cela en tout bien tout honneur bien sûr.
Comme ses traits étaient exquis sous le vert pâle et doux de son bonnet !
Et le globe volumineux de ses jupes et de ses jupons ! Les contours
délicieux de ses manches bouffantes mettaient en valeur des mains… des
doigts d’une blancheur qui, pour être délicate, rayonnait de vitalité. Son
parfum, monsieur Landor ! Cette même senteur dont son papier à lettres
était légèrement imprégné – fleurie, sucrée avec quelque chose d’épicé. De
seconde en seconde, cette fragrance me pénétra jusqu’à ce que, au bord du
trouble, je demande à Lea si elle aurait la bonté de m’en indiquer la
provenance. Était-ce de l’eau de rose, de l’ambre gris ?
— Rien de très à la mode, dit-elle. Ce n’est qu’une préparation à la
poudre d’iris.
Cette révélation eut pour effet de me réduire au silence. Pendant
plusieurs minutes, je me trouvai incapable d’émettre le moindre son. S’en
inquiétant finalement, Mlle Marquis me pria de bien vouloir lui expliquer de
quoi il retournait.
— Je vous prie de m’excuser, lui dis-je. Cette essence-là avait la
préférence de ma mère. Longtemps après sa mort, ses vêtements la portaient
toujours.
Cela n’avait été qu’une brève remarque ; je n’avais assurément pas
l’intention d’aborder ce thème-là dans le détail. Mais c’était compter sans la
curiosité et les dons de persuasion de Mlle Marquis. Me « lançant » aussitôt
sur le sujet, elle obtint de moi l’exposé le plus complet que les
circonstances – vous connaissez lesquelles – me permettaient de narrer. Je
lui fis part de la renommée nationale de ma mère, des nombreux
témoignages de son talent hors du commun, de son dévouement héroïque et
pourtant joyeux à son mari et à ses enfants… de sa disparition tragique et
prématurée sur la scène même du Théâtre E… qui l’avait tant de fois
consacrée.
Ma voix tremblait en relatant certains événements, et je n’aurais sans
doute pas eu la force de mener mon récit à son terme si je n’avais trouvé, en
Mlle Marquis, un auditoire d’une compassion sans limite. Je lui dis tout,
monsieur Landor, du moins autant qu’il se pouvait dire en dix minutes
seulement. Je lui parlai de M. Allan, qui, épris de l’orphelin que j’étais
devenu, m’adopta et s’efforça de faire de moi le gentleman que ma mère
aurait souhaité que je fusse. Je lui parlai de son épouse, Mme Allan, qui fut,
jusqu’à son récent décès, comme une seconde mère. Je lui parlai de mes
années en Angleterre, de mes pérégrinations à travers l’Europe, de mes
années de service dans l’artillerie – et plus encore : de mes pensées, de mes
rêves, de mes désirs. Mlle Marquis entendit tout, le meilleur et le pire, avec
une équanimité quasi sacerdotale. Je trouvai incarné chez elle le principe de
Térence : Homo sum, humani nihil a me alienum puto. Et, somme toute
enhardi par tant d’indulgence, j’en vins rapidement à confesser que ma
mère, telle une présence surnaturelle, veillait encore sur mes jours et mes
nuits. Je tiens en vérité fort peu de souvenir d’elle, révélai-je, et pourtant
parvient-elle, avec obstination, à être une sorte de mémoire spirituelle.
Bien que toujours attentif, le regard de Mlle Marquis se fit plus
pénétrant :
— Vous voulez dire qu’elle vous parle ? Et que vous dit-elle ?
Pour la première fois ce matin-là, je sentis poindre en moi certaines
réticences. Combien j’aurais aimé pourtant, monsieur Landor, réciter à Lea
cette strophe mystérieuse – mais impossible. Elle n’exigea toutefois pas
d’éclaircissement. La question restait posée, mais elle n’y pensait plus et
conclut d’un murmure :
— Ils ne nous quittent jamais, n’est-ce pas ? Ceux qui nous précèdent.
J’aimerais savoir pourquoi.
J’hésitai, puis avançai mon point de vue personnel :
— Il m’arrive de penser que les défunts nous poursuivent quand nous ne
les aimons pas assez. C’est que nous les oublions, voyez-vous ; cela n’est
pas volontaire de notre part, mais c’est ainsi. Le chagrin, la douleur vont en
s’amenuisant, cela ne dure qu’un temps, au bout duquel nos morts se
sentent abandonnés. Alors ils nous réclament. Ils veulent retrouver le
chemin de nos cœurs. Pour ne pas mourir deux fois.
« Mais il arrive aussi que nous les aimions trop, continuai-je. En vertu
de quoi ils n’ont pas le droit de s’éteindre, car nous les gardons de toutes
nos forces au fond de nous. Et donc ils ne meurent pas, ne se taisent jamais,
ne trouvent pas le repos.
— Des revenants, dit Lea, les yeux rivés sur moi.
— Oui, sans doute, mais comment revenir si l’on ne part jamais ?
Elle posa une main sur sa bouche, sans que je susse pourquoi – mais à
nouveau elle poussait un rire joyeux.
— Comment se fait-il, monsieur Poe, que je préfère mille fois aborder
avec vous les sujets les plus sombres – elle s’esclaffa encore –, au lieu de
faire comme les autres, celles qui ne discutent jamais que de robes, de
colifichets, de ces artifices qui suffisent à leur bonheur ?
Un rayon solitaire vint éclairer en face le flanc de la montagne.
Indifférente, Mlle Marquis s’en détourna et, se munissant d’un bout de bois
pointu, se mit à tracer des formes abstraites sur notre siège de granite.
— L’autre jour, finit-elle par dire. Au cimetière…
— Faut-il vraiment le mentionner, mademoiselle ?
— Mais voyez-vous, je veux vous en parler. Je veux vous exprimer…
— Oui ?
— … toute ma reconnaissance. Quand j’ai rouvert les yeux, vous étiez
là, voilà.
Elle m’observa à la dérobée, se détourna aussitôt.
— J’ai bien regardé votre visage, monsieur Poe, et j’y ai vu une chose
que je n’aurais jamais cru trouver. Jamais, au grand jamais.
— Et quoi donc, mademoiselle ?
— L’amour.

Ah, monsieur Landor ! Vous ne me croirez vraisemblablement pas si je


vous affirme que je n’ai jamais considéré l’éventualité de tomber amoureux
de Mlle Marquis. Que j’éprouve pour elle une grande admiration, je ne
l’aurais nié. Qu’elle m’intrigue – que dis-je : qu’elle me fascine –, je n’en
fais pas mystère. Mais jamais, monsieur Landor, jamais ne me serais-je
risqué à traduire en ces termes la nature de mes sentiments.
Pourtant sa bouche avait lâché le mot sacré, et dès lors je ne pouvais
plus m’opposer à sa vérité intrinsèque, cette vérité que, avec une exquise
clémence, elle avait libérée de son étroite geôle.
J’aimais, monsieur Landor. Malgré toutes mes objections, j’aimais.
Tout était métamorphosé. Dans un concert d’écailles et de nageoires, des
esturgeons jaillirent à la surface de l’Hudson, tandis que, depuis ses
profondeurs hantées s’éleva peu à peu un chant plus divin que celui de la
harpe éolienne. Je restai immobile, comme au seuil doré du portail des
rêves, le regard perdu sur un paysage ouvert – et ce paysage, c’était elle.
— Je vois que je vous ai troublé, me dit Lea. Il ne faut pas. Vous devez
avoir compris… (Sa voix se brisa, mais elle poursuivit.) Vous devez avoir
vu le même amour dans mon cœur.

Comme il est soudain, ce Génie de l’amour ! Et comme il nous échappe


dès l’instant où il naît ! Nous pouvons bien le chercher jusqu’au Ciel, il ne
se laisse pas saisir. Non, il faudra toujours qu’il nous fuie. Car nous devons
échouer… et plus dure sera la chute…
Bref, je m’évanouis ! Tout scrupule envolé, j’aurais manqué aux cours !
Et, plus encore, j’aurais accepté qu’Atropos en personne (cruelle sœur de
Thémis) coupât la trame de ma vie, tant j’étais heureux – démesurément,
inhumainement heureux…

C’est son visage que je contemplai en recouvrant mes esprits – ses yeux
célestes et merveilleux, brillant d’un éclat sacré.
— Monsieur Poe, dit-elle, je suggère que, lors de notre prochain rendez-
vous, nous restions vous et moi conscients du début à la fin.
J’en convins de bon cœur et fis le vœu de ne plus refermer les paupières
tant que je l’aurais devant moi. Pour sceller notre pacte, je l’implorai
aussitôt de m’appeler par mon nom de baptême.
— Edgar, n’est-ce pas ? Fort bien, Edgar, si vous le souhaitez. Dans ce
cas, vous pouvez m’appeler Lea, je pense.

Lea. Lea ! Quelle charmante rumeur ! Quel doux bourdonnement à mes


oreilles ! Malgré leur brièveté, quel monde de délices ces euphoniques
syllabes m’ouvrent-elles !
Lea. Lea.
Le récit de Gus Landor
20

Le 18 novembre 1830

Le plus étrange était que Poe n’avait rien à ajouter à son récit. Quand
j’en eus fini la lecture, je m’attendais à ce qu’il reprenne les choses où il les
avait laissées. À ce qu’il cite quelque autre poète latin, qu’il verse dans
l’étymologie, qu’il illustre la fugacité de l’amour…
Mais il me souhaita simplement bonne nuit. Et s’évanouit comme un
spectre, non sans m’avoir promis, dès que possible, un nouveau compte
rendu.
Je ne le revis que le lendemain soir – et, sans un caprice du hasard,
j’aurais aussi bien pu ne plus le revoir du tout Poe emploierait sans doute
quelque tenue grandiose, mais c’est aussi simple que ça. J’étais en train de
m’évertuer contre le journal de Fry et c’est bien le hasard qui, à ce moment-
là, voulut que je m’interrompe. Cédant au besoin subit de prendre l’air,
j’ouvris ma porte et m’enfonçai dans un crépuscule charbonneux, en
décrivant de lents cercles avec ma lanterne pour me guider.
La nuit était sèche comme de vieilles aiguilles de pin. Le fleuve ronflait
plus fort qu’à l’accoutumée, et une lune effilée ne demandait qu’à vous
griffer les yeux. La terre semblait à chaque instant se lézarder sous mes pas,
et j’avançais fort prudemment. Je m’arrêtai un moment aux ruines des
anciens quartiers d’artillerie, vers où s’élevaient les senteurs de la Plaine, et
je contemplai la longue pente herbeuse, presque mauve à cette heure.
Brusquement, je me figeai.
Quelque chose remuait plus loin, près d’Execution Hollow.
Tandis que j’approchais, ma lanterne à bout de bras, cette forme étrange
et agitée prit peu à peu des contours plus précis. C’était un homme que je
regardais, un homme à quatre pattes.
De plus loin, on l’aurait cru sur le point de s’affaisser. Toutefois, en
m’approchant encore, je compris que cette posture ne signifiait rien. Car
dessous se trouvait une autre silhouette.
Je n’eus aucun mal à identifier la première. Je l’avais assez observée à la
cantine – ces cheveux filasse, cette masse, ce corps de garçon de ferme
appartenaient à Randolph Ballinger. Accroupi sur son adversaire, il
immobilisait deux bras sous ses grosses jambes, tandis que, du poignet, il
pressait de toutes ses forces sur un cou.
Et qui subissait ces violences ? Pour m’en assurer, je dus tourner autour
d’eux, reconnaître cette tête trop grande, cette fragile ossature de lévrier et,
si, la cape déchirée à l’épaule.
Alors je courus. Une certitude s’imposait : ce combat était inégal :
Ballinger dépassait Poe de quinze bons centimètres, pesait vingt kilos de
plus que lui, et rien ne semblait pouvoir entamer sa détermination. Ce
n’était pas maintenant qu’il allait lâcher prise.
— Arrêtez, monsieur Ballinger !
Dure comme le roc, ma voix avait retenti et l’enveloppait.
Il releva la tête en sursaut, croisa mon regard ; ses yeux brillaient comme
deux billes blanches sous ma lanterne. Sans desserrer pour autant son
étreinte, il répondit avec une rare indifférence :
— Affaires personnelles, monsieur.
Comme un lointain écho des mots de Leroy Fry, qui, d’un ton bien plus
gai, avait dit à Stoddard dans leur escalier : « Une affaire personnelle, ça
presse. »
À en juger par l’air impénétrable de Ballinger, ce front plat et uni, cette
attention studieuse, c’était aussi pressant que nécessaire. Il avait pris une
décision, il l’exécutait, il se passerait de fournir la moindre explication. Le
seul son audible pour l’instant était ce gargouillement dans la gorge de
Poe – un glouglou distordu, liquide, irrégulier, bien pire qu’un hurlement.
— Arrêtez, monsieur Ballinger ! m’écriai-je à nouveau.
Arc-bouté sur son énorme bras, il pressait toujours, arrachant un dernier
souffle aux poumons de Poe, et les cartilages du larynx allaient bientôt
céder…
Je lançai la jambe, et la pointe de ma botte claqua sèchement sur la
tempe de l’agresseur. Il grogna, repoussa la douleur d’un hochement de
tête… et poursuivit son œuvre.
Le deuxième coup l’atteignit au menton et l’étala sur le dos.
— Disparaissez, et vous aurez une chance d’être nommé officier. Restez,
et je vous promets la cour martiale avant la fin de la semaine.
Il s’assit. Se frotta la mâchoire. Regarda droit devant lui comme si je
n’étais pas là.
— Cela s’appelle une tentative d’homicide, monsieur Ballinger. Le
colonel Thayer vous donnera son avis là-dessus, si vous insistez.
C’en était là : ce pauvre imbécile n’avait plus de point de repère.
Comme la plupart des tyranneaux, il savait exercer sa volonté dans un cadre
défini – pas au-delà. Lorsqu’il tenait le plat de viande à la table 8, il en
imposait à sa bande d’affamés. Mais sorti de la cantine, du 18 Quartiers
Nord, du règlement, il n’avait plus rien pour le soutenir.
Donc il partit. Avec le peu de dignité qui lui restait, et bien conscient
qu’il venait d’être maté. Ses pas soulevaient des nuages de fureur.
M’agenouillant, j’aidai Poe à se redresser. À la lueur de ma lanterne, sa
peau avait l’aspect du cuivre virant au vert-de-gris, mais il respirait encore.
— Ça ira ? lui demandai-je.
Il plissa les paupières, essaya de déglutir.
— Ça va très bien, dit-il dans un hoquet Ce n’est pas avec des
attaques… sournoises… lâches… fourbes… de ce genre… qu’on intimide
un Poe. Je descends d’une…
— … longue lignée de chefs francs, je sais. Peut-être pourriez-vous
m’expliquer ce qui s’est passé ?
Il posa un pied chancelant devant lui.
— Je crains que non, monsieur Landor. Je m’étais faufilé hors de ma
chambrée dans l’intention de vous rendre visite… Prudent comme à
l’accoutumée… J’avais pris toutes les précautions utiles… Je ne comprends
pas comment il a réussi à… tromper ma vigilance…
— A-t-il dit quoi que ce soit ?
— Oui, dans sa barbe. Et toujours la même chose.
— Et que disait-il ?
— « On les remet à leur place, les petits merdeux. »
— C’est tout ?
— C’est tout.
— Comment interprétez-vous cela, monsieur Poe ?
Il haussa les épaules – pourtant bref, le mouvement raviva la douleur
dans le plexus pharyngien.
— Pure jalousie, dit-il. Manifestement, le fait que… Lea me préfère à
lui… lui est insupportable. Voilà pourquoi il cherche à m’effrayer. (Un petit
rire hystérique jaillit de ses entrailles.) Mais il n’a pas idée… de ma
détermination. Rien ne pourra m’effrayer.
— Vous pensez qu’il voulait seulement vous faire peur, monsieur Poe ?
— Quoi d’autre ?
— Eh bien, je ne sais pas, dis-je en reposant les yeux sur Execution
Hollow. De mon point de vue, il paraissait assez décidé à vous tuer.
— Ne soyez pas grotesque. Il n’en a pas le courage. Il manque trop
d’imagination.
Lecteur, je lui aurais bien parlé des tueurs que j’avais trouvés sur mon
chemin, dans le temps, parmi les gens les moins imaginatifs qui se puissent
rencontrer. La raison pour laquelle ils étaient si dangereux.
— Monsieur Poe, j’aimerais que vous…
Je fourrai mes mains dans mes poches, envoyai promener une motte de
gazon.
— Je vous ferai tout de même remarquer, lui dis-je, que je compte un
tant soit peu sur vous, maintenant. Il serait regrettable que vous perdiez la
vie pour les beaux yeux d’une femme, aussi exquis soient-ils.
— Ce n’est pas moi qui perdrai la vie, monsieur Landor. Soyez-en
assuré.
— Mais qui alors ?
— Ballinger, répondit-il tout net. Il ne s’interposera plus entre mon cœur
et son objet, car je le tuerai avant. J’en tirerai le plus grand plaisir, et ce sera
l’acte le plus… le plus moral de mon existence.
Prenant Poe par le coude, je l’entraînai sur la pente douce qui menait à
mon hôtel. Je laissai s’écouler une minute avant d’oser :
— Pour ce qui est de la moralité, dis-je d’un ton dégagé, oui, cela
tomberait sous le sens. Mais je conçois moins bien que vous y trouviez du
plaisir.
— C’est que vous ne me connaissez pas, monsieur Landor.
Il avait raison, je ne le connaissais pas. Et c’était ainsi avec lui : je ne sus
jamais de quoi il était capable avant d’être mis devant le fait accompli.
Nous approchions maintenant du perron de M. Cozzen. Poe avait
recouvré une respiration régulière, et son visage un peu de son habituelle
pâleur. Pâleur qui, pour une fois, était synonyme de santé !
— Enfin, je me réjouis d’être arrivé au bon moment.
— Oh, je suppose que j’aurais pris le dessus à un moment ou à un autre.
Mais je vous remercie pour votre soutien.
— Croyez-vous qu’il savait où vous alliez ?
— Comment aurait-il pu ? On ne voyait même pas l’hôtel, d’où nous
étions.
— Selon vous, notre arrangement est donc toujours secret ?
— Il le restera, monsieur Landor. Personne ne doit être au courant, pas
même… (Gagné par l’émotion, il s’interrompit.)… pas même elle.
Reprenant le contrôle de ses pensées, il déclara ensuite d’une voix
claire :
— Vous ne m’avez pas demandé pourquoi je venais vous voir, d’ailleurs.
— Je présume que vous aviez des nouvelles fraîches à m’annoncer.
— Mais parfaitement.
Fouillant ses poches les unes après les autres, il mit une bonne minute à
trouver ce qu’il cherchait : une simple feuille qu’il déplia avec autant de
révérence qu’on découvre un calice.
Que n’avais-je deviné ? La lueur dans son œil devait pourtant suffire.
Mais non… Je saisis son papier en toute innocence, et sa lecture me prit
totalement au dépourvu :

In extremis j’allai me réfugier dans l’ombre somnolente,


Où le Noir me vêtit de sa frigide étole.
Leonore, me diras-tu qui t’a emmenée
Sur ces mornes rivages nus,
Sur ces rives indésirables ?
Dois-je parler ? gémit-elle, apeurée.
Dois-je révéler le supplice des Enfers ?
Et l’aube qui chaque fois me rend
Aux démons qui ravirent mon âme
Et aux diables qui la déchirent ?

Les mots virevoltaient à la lueur de ma lanterne, et je n’en trouvai


d’autres pour leur répondre. J’avais beau me creuser la cervelle, rien n’en
voulait sortir, et voici finalement tout ce que je sus dire :
— C’est beau. Vraiment, monsieur Poe, c’est très beau.
Alors son rire m’emplit les oreilles – un rire plein, enjoué, retentissant.
— Je vous remercie, monsieur Landor. Mère sera ravie de l’apprendre.
Le récit de Gus Landor
21

Du 22 au 25 novembre 1830

Tard ce soir-là, j’entendis frapper à la porte de ma chambre d’hôtel. Pas


timidement à la façon de Poe, non, c’était pressant, comme une injonction.
Au point que je sursautai dans mon lit, prêt à ouvrir – allez savoir ? – à la
trompette du Jugement dernier.
C’était Patsy qui, emmitouflée dans plusieurs vêtements de laine,
soufflait dans le couloir de longs flots de buée :
— Mais fais-moi entrer !
J’attendais qu’elle se dissolve comme par enchantement. Au lieu de quoi
elle pénétra dans la pièce – en trois dimensions, aussi réelle que ma main.
— Je suis allée planquer un peu de bistouille pour les gamins, dit-elle.
— Il n’en reste pas pour moi ?
Je n’affectai guère de nonchalance devant la tentation… Il serait plus
juste de rapporter que je sautai sur cette chère Patsy… qui, angélique, se
laissa faire… qui afficha un air des plus amusés en s’allongeant pour que je
la dévêtisse. C’est de toutes les étapes celle que je préfère : enlever les
couches les unes après les autres – les chaussures, les bas, les jupons.
Chacune se révèle toujours plus prometteuse que la précédente. Et sera-t-
elle encore là, notre chérie, quand il n’y aura plus rien à lui ôter ? Éternelle
question. Vos mains tremblent sur la dernière rangée de boutons…
Mais si, la voici enfin, blanche, luisante, épanouie.
— Mmm, dit-elle quand j’arrivai au dernier. C’est ça, très bien,
exactement.
La suite prit plus longtemps que d’habitude – jamais les ressorts du lit de
M. Cozzen n’avaient autant couiné à chaque coin du sommier – et quand
nous eûmes fini, nous restâmes allongés. J’avais sur la poitrine la joue de
Patsy qui, comme de coutume, s’endormit. Je l’écoutai un instant ronfler
comme le Niagara, puis je relevai délicatement sa tête et me glissai hors du
lit.
Le journal de Leroy Fry m’attendait près de la fenêtre. J’allumai la
chandelle, posai son carnet sur mes genoux, ouvris le mien sur la table, et
recommençai à démêler ce long écheveau de lettres. Je travaillais depuis
plus d’une heure quand je sentis les mains de Patsy sur mes épaules.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, Gus ?
— Oh.
Je posai ma plume, me frottai énergiquement le visage avant de
répondre :
— Des mots.
Elle jouait des phalanges sur mes muscles tendus au-dessus des
clavicules.
— De bons mots ?
— Pas vraiment. Bien que j’apprenne des tas de choses sur les
techniques des artilleurs, sur les fusées Congreve et, mon Dieu, ce que ça
serait formidable d’être resté au Kentucky où il ne fait pas des froids à se
geler la moelle ! Incroyable ce que ça peut être ennuyeux, un journal.
— Pas le mien, dit Patsy.
— Tu… (J’ouvris de grands yeux brillants.) Tu en tiens un ?
Sans répondre tout de suite, elle fit signe que non.
— Mais le mien ne serait pas ennuyeux.
Pourquoi n’en aurait-elle pas un ? me demandai-je. Ne croulais-je déjà
pas sous des écrits de toute sorte ? Poe, ses poèmes et sa prose ; le
professeur Pawpaw et ses cahiers ; le lieutenant Locke et son calepin… on
disait que même le capitaine Hitchcock en tenait un, de journal. Je repensai
au message dans le poing fermé de Leroy Fry, à l’herbe brûlée et aux
empreintes des satanistes, aux nouvelles du matin sur la table de Thayer,
aux bulletins que Blind Jasper gardait sous le coude – tous ces textes,
voyez-vous ? Dont l’accumulation n’ajoutait pas au sens ; qui s’effaçaient
les uns les autres sans qu’aucun gagne en vérité ; et nous nous engouffrions
tous dans ce terrier plein de mots, de bruits de casseroles, et de stridences
qui rappelaient justement les oiseaux de Pawpaw…
Alors oui, pensai-je. Pour l’amour de Dieu, Patsy, tiens donc un journal,
si ça te chante.
— Tu ne veux pas revenir te coucher ? murmura-t-elle à mon oreille.
— Mmm.
J’y réfléchis, je l’admets. J’y réfléchis même sérieusement. Et crétin
comme je suis, je choisis de ne pas bouger.
— Oui, bientôt, répondisse.
Sauf que je m’endormis sur ma chaise. Je ne me réveillai qu’au matin,
Patsy était partie, et je lus ces mots griffonnés sur mon carnet : « Couvre-toi
bien, Gus. Il fait très froid. »

Ça, il fit froid ce mardi-là, d’un bout à l’autre de la journée.


Le mercredi matin, le quatrième année Randolph Ballinger ne revint pas
de son tour de garde.
On lança aussitôt des recherches, auxquelles il fallut renoncer au bout de
vingt minutes à cause de la tempête de neige qui s’abattit sur les Highlands.
Le froid, de fait, était extrême, on n’y voyait goutte, les hommes étaient
trempés, les chevaux et les mules n’arrivaient plus à avancer, on décida
d’en rester là et de repartir dès que le temps le permettrait.
Mais il ne le permit pas. Dure et drue, la neige tomba encore sans arrêt
toute la journée. Elle grésillait sur les toits, crépitait sur les fenêtres,
martelait comme une hystérique les murs et les auvents. Ça dégringolait, ça
chutait, sans rémission, sans changement. Je passai la matinée à écouter la
grêle qui griffait les gouttières comme un chat affamé, pour me rendre
compte finalement que, si je n’enfilais pas mon manteau, j’allais devenir
fou furieux. Il valait mieux affronter la tempête.
C’était le début de l’après-midi, et la terre entière était prisonnière. Le
givre avait recouvert d’une croûte cassante l’obélisque du capitaine Wood,
les canons de dix-huit du terrain d’artillerie, la pompe derrière les Quartiers
Sud, les descentes d’eau le long des maisons en pierre de Professors’ Row.
Le verglas avait agglutiné le gravier des allées, cristallisé les lichens des
rochers, transformé les vastes étendues enneigées en lits de quartz. Les
branches des jeunes cèdres ployaient pour former de blancs wigwams
frissonnant sous les étreintes du vent Rien de plus démocratique que le
givre et le verglas, leur uniforme ne connaît ni le gris ni le bleu, ils
imposent le silence à tout ce qu’ils touchent. Sauf à moi. Moi qui marchais
laborieusement, moi dont les bottes ferraillaient comme une cotte de
mailles, et dont le bruit se réverbérait d’un bout à l’autre de West Point.
Titubant, je revins dans ma chambre où je restai enfermé à somnoler
dans ce crépuscule sans début ni fin. Me réveillant en sursaut vers cinq
heures, je courus à la fenêtre. Plus un flocon ne tombait, le calme était
assourdissant et, derrière les cotons de la brume, je distinguai une pirogue
qui descendait le fleuve, mue par un unique rameur aux bras nus. Je renfilai
en hâte chemise, pantalon et manteau, puis refermai doucement la porte
derrière moi.
Ressortis de leur trou, les élèves formaient déjà les rangs pour le défilé.
Le verglas multipliait le fracas de leurs bottes et je passai inaperçu dans ce
vacarme. Je ne sais pourquoi je me rendis à Gee’s Point. La même idée,
sans doute, qui m’y avait attiré le premier jour, l’impression qu’il fallait –
sinon moi, quelqu’un d’autre – avancer tout droit. Suivre le fleuve vers
quelque endroit inexploré.
J’entendis des pas crisser le long du sentier. Puis une voix douce et
respectueuse :
— Monsieur Landor ?
C’était le lieutenant Meadows. Celui qui, coïncidence, m’avait escorté
en ces lieux la dernière fois que je m’y trouvais. Il se dressait pareillement à
trois mètres derrière moi, légèrement arc-bouté, comme s’il prenait son élan
pour sauter au-dessus d’une douve.
— Bonsoir, lui dis-je. J’espère que vous allez bien.
— C’est le capitaine Hitchcock qui m’envoie, dit-il, sec comme une
plume d’oiseau. Il s’agit de l’élève disparu.
— On a retrouvé M. Ballinger ?
Il ne répondit d’abord rien. À l’évidence, on lui avait enjoint de ne
révéler que le strict nécessaire, toutefois son silence semblait signifier autre
chose. Alors je dis tout bas le mot qu’il retenait :
— Mort.
Il acquiesça, la bouche serrée.
— Pendu ?
Il consentit à hocher la tête.
— Le cœur ? dis-je. Est-ce qu’on a…
Il me coupa brutalement la parole, comme on sépare deux os de poulet :
— Il n’a plus son cœur, non.
Peut-être était-ce le froid qui le fit frissonner, ou avait-il des fourmis
dans les pieds. Ou alors il avait vu le cadavre.
Se levant au-dessus de Breakneck Hill12 , la lune baignait d’une clarté
vaporeuse les à-plats de son visage. Elle mit des reflets dorés dans ses yeux.
— Il y a autre chose, devinai-je. Que vous gardez pour vous.
En d’autres circonstances, il m’aurait chanté son refrain habituel : « Je
ne suis pas autorisé à vous le dire, monsieur. » Mais une voix lui intimait de
parler. Ses lèvres s’ouvrirent, se refermèrent, et il confessa au prix de
grands efforts :
— Un autre crime infâme a été perpétré sur la personne de M. Ballinger.
La formule était grotesque – vide, officielle – pourtant elle semblait le
protéger de la chose en soi. Une chose irrémédiable, c’est pourquoi…
— M. Ballinger, dit enfin le lieutenant Meadows, a été émasculé.
Ce coup-ci, le silence nous enveloppa tous deux, à peine interrompu par
le bruit lointain de la glace brisée sous les semelles des élèves.
— Vous feriez peut-être bien de me montrer ça, dis-je.
— Le capitaine Hitchcock préférerait vous recevoir demain matin. À
cette heure-ci de la journée, il considère qu’il n’y a plus assez de lumière
pour… pour…
— … examiner la scène, terminai-je à sa place. Où a-t-on déposé la
dépouille de M. Ballinger ?
— À l’hôpital.
— Sous bonne garde ?
— Oui.
— À quelle heure votre capitaine veut-il me voir demain ?
— Neuf heures.
— Bon, répondis-je. Il faudrait tout de même un endroit. Puis-je savoir
où ?
Meadows marqua un temps – l’endroit portait un nom et pas n’importe
lequel :
— À Stony Lonesome13 .
Certes, ni la pierre ni la solitude ne manquent à West Point. Au moins,
depuis l’hôtel de M. Cozzen ou depuis Redoubt Hill, on a vue sur le fleuve,
et les fleuves vous parlent de liberté. Mais hasardez-vous jusqu’à Stony
Lonesome où toute trace d’habitation disparaît, et alors vous n’avez plus
pour compagnons que les arbres, les ravins, peut-être le sifflement contenu
d’un ruisseau… et les collines qui vous masquent la lumière. Elles vous
donnent l’impression de vous enfermer. Après deux heures de faction à
Stony Lonesome, dit-on, bien des élèves sont portés à croire qu’ils ne s’en
iront plus.
Si Randolph Ballinger était l’un d’eux, il ne se trompait pas.
Les recherches avaient repris dès la fin de la tempête. Personne n’aurait
pensé que la glace fondrait aussi vite qu’elle s’était étendue. Le vent
dispersait les nuages comme de la paille, et quatre heures avaient à peine
sonné que deux soldats, revenant faire leur rapport au quartier général,
furent stoppés en chemin par un bruit de crémaillère. Un bouleau à
proximité défaisait son manteau de givre et, libérant ses branches, révéla –
blotti dans celles-ci comme le pistil d’un lys – le corps nu de Randolph
Ballinger.
Une enveloppe de glace lui collait les bras aux flancs, et il pivotait
gentiment sur lui-même au gré du vent.
Quand, le lendemain, le lieutenant Meadows me conduisit sur les lieux,
on avait bien sûr détaché le pendu. Les branches qui l’avaient abrité avaient
retrouvé leur hauteur normale, et il restait seulement la corde, qui, tendue
sur toute sa longueur, m’arrivait au niveau de la poitrine. Raide, dure et
légèrement de travers, comme si un aimant exerçait une attraction sur elle.
De la glace fondue tombait autour de nous – sous forme de petits cubes
ou par feuilles entières, aux bords dentelés – et le soleil répandait sur la
terre des vagues d’éblouissement. De sorte que, au bout d’un moment, la
seule chose qu’on pût regarder sans être aveuglé était un massif de
rhododendrons, aux fleurs intactes.
— Mais pourquoi un bouleau ?
Hitchcock m’observa sans répondre.
— Pardonnez-moi, capitaine, je me demandais simplement pourquoi on
a choisi un arbre aussi flexible pour pendre ce garçon. Le chêne ou le
châtaignier ont des branches beaucoup plus épaisses.
— Peut-être plus éloignées du sol, aussi.
— Oui, ça doit simplifier les choses.
Il répéta :
— Les choses.
Une nouvelle manière de fatigue s’était abattue sur le capitaine. De
celles qui vous gonflent les paupières, qui vous allongent les oreilles, qui
vous clouent sur place car vous n’avez d’autre choix que de rester
parfaitement droit. Ou alors vous tombez.
J’aime à penser que je le ménageai ce matin-là. Je lui donnai moult
occasions de se retirer dans ses quartiers, où il aurait eu l’espace de
rassembler ses pensées. Lorsqu’il me priait de répéter une question, je le fis
autant de fois qu’il le souhaitait. En revanche, quand je lui demandai si
Ballinger portait d’autres stigmates que Leroy Fry, il me dévisagea comme
si je m’étais trompé de personne.
— Vous étiez là, lui rappelai-je, lorsqu’on a découvert ces deux
hommes. Je m’enquiers de savoir, voyez-vous, si entre le premier et le
second, vous avez remarqué un changement.
— Ah, dit-il enfin. Euh, non. Pour Ballinger…
Il étudia un instant les branches du bouleau.
— Eh bien, reprit-il, il était bien plus haut dans l’arbre.
— Donc ses pieds ne touchaient pas le sol ?
— Non. (Il retira son couvre-chef puis le remit.) Pas de subterfuge, cette
fois. Ballinger était déjà mutilé quand on l’a retrouvé. Ce qui veut dire
qu’on l’a tué, qu’on l’a charcuté – et qu’il a été pendu ensuite.
— On n’aurait pas pu lui infliger ces blessures…
— Après ? Non. (Il s’anima un peu.) Non, à cette hauteur-là, c’est
pratiquement irréalisable. Impossible de maintenir le corps. (Il tira sur ses
paupières, comme s’il peinait à les garder ouvertes.) Quand on est écorché à
ce point, on ne grimpe pas aux arbres pour se pendre, c’est évident. Il faut
écarter tout de suite l’hypothèse du suicide.
La bouche légèrement entrouverte, il observa le bouleau un long
moment encore. Se ressaisissant, il ajouta :
— Nous sommes à plus de trois cents mètres du poste où il était de
faction. Nous ignorons s’il s’est rendu ici de son plein gré, voire s’il était
encore vivant à ce moment-là. Peut-être a-t-il marché, peut-être l’a-t-on
traîné… La tempête, n’est-ce pas… (Il hocha la tête.)… a brouillé les pistes.
Partout la neige se transforme en boue, et des dizaines de soldats ont fouillé
le coin. Il y a donc toutes sortes d’empreintes, mais rien ne les distingue les
unes des autres.
Posant un bras sur le tronc de l’arbre, il se laissa fléchir d’une petite
trentaine de centimètres.
— Capitaine, lui dis-je. Je suis vraiment navré. C’est une terrible
épreuve, je le comprends.
Je ne saurais expliquer pourquoi, mais je lui donnai une très légère tape
sur l’épaule. Vous connaissez ce geste, Lecteur ; c’est le genre de chose que
font les hommes pour se réconforter – la seule chose dont ils soient
capables, parfois. Hitchcock ne le voyait pas ainsi. Haussant
vigoureusement l’épaule, il tourna vers moi un visage blanc de rage.
— Non, monsieur Landor ! Vous n’avez aucune idée de ce que c’est.
Deux élèves ont été assassinés, sauvagement estropiés, à mon nez, à ma
barbe, pour des raisons qui dépassent l’entendement Et nous ne sommes pas
plus près de démasquer le monstrueux auteur de ces crimes que nous ne
Pétions il y a un mois !
— Allons, capitaine, dis-je, toujours conciliant. Je pense que nous
approchons, au contraire. Le champ d’investigation s’est réduit, les choses
avancent vite. Non, cela n’est plus qu’une question de temps, assurément.
Il se renfrogna, baissa la tête et, les lèvres serrées, souffla d’une voix
basse quoique parfaitement audible :
— Je me réjouis que vous le pensiez.
Je souris. Croisai les bras sur ma poitrine.
— Pourriez-vous m’expliquer ce que vous entendez par là ?
Il me foudroya du regard.
— Monsieur Landor, permettez-moi de vous apprendre que le colonel
Thayer et moi-même doutons sérieusement que vous progressiez en quoi
que ce soit.
— Est-ce bien vrai ?
— Je ne serais que trop heureux de me tromper. Saisissez donc cette
occasion pour vous défendre. Pouvez-vous faire la preuve d’autres
pratiques satanistes ? En quelque endroit de West Point ?
— Non.
— Avez-vous identifié ce prétendu officier qui a convaincu le soldat
Cochrane de laisser le corps de Leroy Fry sans surveillance ?
— Pas encore.
— Cela fait plus d’une semaine que vous avez le journal de M. Fry.
Recèle-t-il quelque indice susceptible de faire avancer notre enquête ?
Je sentais se contracter les muscles de mes paupières.
— Hm, voyons, capitaine. Je sais combien de fois M. Fry se touchait
dans la journée. Je sais qu’il aimait les femmes stéatopyges. Je sais qu’il
détestait le réveil au tambour, la géométrie analytique – et vous-même. Cela
vous convient-il ?
— Je veux dire que…
— Vous voulez dire que je n’ai pas les compétences requises pour
conduire cette enquête. Et peut-être que je ne les ai jamais eues.
— Ce ne sont pas vos compétences que je mets en doute, mais votre
loyauté.
Le bruit était si fugace que je ne réussis pas tout d’abord à le localiser.
Puis je compris : c’était celui de mes dents qui grinçaient.
— Dans ce cas, capitaine, je me vois à nouveau obligé de vous
demander des explications.
Il m’étudia un long moment. Se demandant, peut-être, jusqu’où il
pouvait aller.
— Je vous soupçonne, monsieur Landor…
— Plaît-il ?
— … de protéger quelqu’un.
Je m’esclaffai – faute de trouver une réponse. C’était vraiment trop
drôle, n’est-ce pas ?
Je répétai :
— De protéger quelqu’un ?
— Oui.
Je levai les bras en l’air en m’écriant :
— Et qui ? (Le mot partit fouetter l’orme le plus proche, dont les
branches firent un bruit de crécelle.) Oui, qui pourrais-je bien protéger dans
ce trou misérable ?
— Le moment est peut-être venu de reparler de M. Poe.
Ah, un nœud infime se serra dans mon estomac. Je haussai les épaules,
de l’air de celui qui ne comprend pas.
— Pourquoi cela, capitaine ?
— Pour commencer, dit-il, regardant un instant ses bottes, M. Poe est le
seul élève qui ait menacé d’attenter à la vie de M. Ballinger.
Il releva les yeux à temps pour lire la surprise sur mon visage. Et je dirai
ceci : il n’y avait rien de cruel dans son sourire. C’était plutôt de la
compassion, avec un rien de causticité.
— Croyez-vous vraiment être le seul à qui il se confie, monsieur
Landor ? Pas plus tard qu’hier, au déjeuner, il faisait à ses camarades un
récit épique de sa dispute avec M. Ballinger. Il posait en héros, bien
entendu. À l’en croire, c’était Achille contre Hector. Vous trouverez sans
doute plus intéressante encore la conclusion de l’histoire… Eh bien, s’ils
doivent à nouveau croiser le fer, M. Poe est fermement décidé à trucider
M. Ballinger. L’auditoire n’a décelé aucune ambiguïté dans le propos.
Je me rappelai en effet ce qu’avait dit Poe dans la Plaine. Difficile de se
méprendre : « Je le tuerai… Je le tuerai…»
— Écoutez, dis-je. Cela ne serait pas la première fois que Poe profère
des menaces idiotes. Il… il est coutumier de ces…
— Ce serait en revanche la première fois que ces menaces seraient
mises à exécution. Leur destinataire a été retrouvé mort moins de vingt-
quatre heures après.
Ah, il n’y aurait pas moyen d’enjôler ce garçon : Hitchcock continuerait
de soutenir son opinion, comme des béquilles un blessé grave. Voilà
pourquoi une note de désespoir perça dans ma voix.
— Enfin, capitaine, vous l’avez vu, M. Poe. Sincèrement, pensez-vous
qu’il aurait eu le dessus sur Ballinger ?
— Il y a bien des façons. Avec le concours d’une arme à feu, par
exemple ? En le prenant par surprise ? Nous ferions peut-être mieux
d’oublier Achille et Hector, et de penser à David et Goliath.
J’émis un petit rire et me grattai la tête. « Du temps, pensai-je. Gagnons
du temps. »
— Je veux bien considérer votre hypothèse, capitaine, mais dans ce cas
nous avons un problème. Quelles qu’aient été les relations de Poe et
Ballinger, nous ne sachions pas qu’il en ait eues aussi avec Fry. Ils ne se
connaissaient même pas.
— Mais bien sûr que si !
Pauvre de moi… Je m’étais dit qu’il me servait son unique carte. Alors
qu’il en avait un plein jeu dans la manche de son impeccable tunique bleue.
— J’ai justement appris, poursuivit-il, que Poe et Fry s’étaient eux aussi
querellés, l’année dernière pendant les cantonnements d’été. Il semblerait
que M. Fry, comme le font souvent les quatrième année, ait entrepris de
narguer M. Poe avec deux de ses camarades. Et que M. Poe, apparemment
mal disposé, ait mis M. Fry en joue, avec la baïonnette au canon du fusil ! Il
s’en est fallu d’à peine quelques centimètres pour que M. Fry ne soit
gravement blessé à la jambe. Selon plusieurs témoins, on entendit ensuite
M. Poe déclarer qu’il ne laisserait plus personne – plus personne – s’amuser
à ses dépens.
Ce qu’Hitchcock me laissa méditer quelques secondes. Il ajouta d’une
voix plus douce :
— Je n’irais pas jusqu’à croire qu’il vous en ait fait part, n’est-ce pas ?
Impossible, ce jour-là, de gagner la partie. Je pouvais au mieux espérer
un ajournement.
— Convoquez ses camarades de chambrée, lui dis-je. Demandez-leur si
Poe a quitté ses quartiers le soir où Ballinger a disparu.
— S’ils me répondent que non, qu’est-ce que cela prouve ? Qu’ils ont le
sommeil lourd, rien de plus.
— Alors arrêtez-le, risquai-je d’une petite voix. Arrêtez-le si vous êtes
sûr de vous.
— Comme vous le savez vous-même, monsieur Landor, nous ne
pouvons démontrer sa culpabilité. Il faudrait pour cela une preuve
irréfutable. J’ai peur de n’en pas disposer. Et vous ?
Tandis que nous parlions, une couche de givre se libéra d’un magnolia et
atterrit en trépidant moins de six mètres derrière nous. Le bruit suffit à
effrayer une volée de moineaux dans le chêne blanc voisin. Affolés par les
scintillements de la glace, ils se jetèrent sur nous comme une nuée
d’abeilles.
— Capitaine, dis-je. Vous ne croyez pas vraiment que notre petit poète
soit un assassin ?
— Je m’étonne que vous me posiez la question. Vous êtes quand même
le mieux placé pour y répondre.
Une imperceptible expression aux lèvres, il fit un pas vers moi :
— Oui, dites-moi, monsieur Landor, votre petit poète est-il un assassin ?
Rapport d’Edgar A. Poe
à Augustus Landor

Le 27 novembre 1830

Je tarde à vous écrire, monsieur Landor, et j’en appelle à votre


indulgence – veuillez accepter mes plus plates excuses. Le branle-bas de
combat induit par le meurtre de Ballinger nourrit un tel climat de scandale,
entretient tant de rumeurs et suscite des conjectures si viles que le moindre
de mes mouvements attire le regard attentif de mes pairs et de mes
instructeurs. Serais-je d’une nature plus crédule, j’en viendrais à me
soupçonner moi-même, tant ce beau monde m’observe d’un air étrange.
Ah, quel humain langage rendra l’horreur qui s’empara de moi lorsque
j’appris la disparition brutale de Ballinger ? Voilà ce rustre, ce bourreau,
arraché à son séjour terrestre avec une soudaineté aussi terrifiante
qu’efficace ! Certes, il n’est plus là pour m’infliger ses tourments, mais
j’ose à peine évaluer les conséquences de cette disparition tragique… Car si
notre assassin s’attaque sans vergogne aux intimes des Marquis, comment
l’empêcher demain de s’en prendre également à Artemus, voire – et sachez
que j’en tremble, monsieur Landor ! – à ma propre personne ? Ah, plaise à
Dieu que notre enquête progresse au plus vite…

En attendant, monsieur Landor, l’hystérie collective et agressive du


corps des élèves ne connaît plus de limite. Un grand nombre d’entre eux
parlent de dormir avec leur fusil. Les plus imaginatifs allèguent que les
tortionnaires de Fry et de Ballinger ne sont autres que des incarnations
nomades d’ancestraux esprits indiens, venus venger l’extermination de leurs
tribus par les visages pâles. M. Roderick, un deuxième année
singulièrement faible d’esprit, prétend en avoir surpris un qui, à Flirtation
Walk, affûtait son tomahawk sur la fourche d’un orme rouge.
Le bruit circule que M. Stoddard aurait adressé une requête au colonel
Thayer, le priant d’ajourner le trimestre en cours – et d’annuler les examens
de fin d’année – au motif que les aspirants officiers se trouvent dans
l’impossibilité de consacrer à leurs études l’attention et le zèle qu’elles
supposent, tant ils sont angoissés qu’on attente à leurs jours.
Quel dégoût m’inspirent ces capons, ces couards, leur pusillanimité et
leurs pleurnicheries ! Supporteront-ils jamais l’épreuve du combat, ou
seront-ils aussitôt mis en déroute, aux cris de sauve-qui-peut, à la seule vue
du sang qui gicle ? De qui solliciteront-ils alors un sursis ? Quel sinistre
augure pour l’armée américaine, monsieur Landor…
Nos supérieurs nous ont néanmoins accordé quelques égards. On
annonça au défilé du soir que l’effectif du poste de garde avait été doublé,
et qu’aucun élève ne quitterait désormais l’enceinte militaire sans l’escorte
d’un condisciple. En d’autres circonstances, de telles mesures susciteraient
d’inavouables grognements, puisqu’il nous incombe maintenant de relever
nos factions deux fois plus souvent. Mais l’anxiété est telle dans le corps
que chacun élève l’asservissement au rang de bénédiction, pour peu qu’il
nous soit offert le plus infime gage de sécurité.

Je prends surtout la plume, monsieur Landor, pour vous faire part de


nouvelles observations relatives à Lea et Artemus. Me trouvant cet après-
midi même dans un certain état d’agitation, et disposant en outre de
quelques minutes, je me rendis promptement à la demeure familiale des
Marquis, afin de m’assurer que le sort réservé à Ballinger n’avait pas
exagérément heurté la sensibilité féminine de Lea.
Je frappai à la porte – dont le « Bienvenue aux Enfants de la Patrie »
m’est devenu familier – mais, à ma grande consternation, il n’y avait
personne. Je veux dire personne excepté Eugénie, la bonne. Je considérais
la suite à donner à ma démarche quand le fil de mes pensées fut interrompu
par des voix indistinctes, dont je pris sur moi d’identifier la provenance.
Sauf erreur de ma part, on palabrait au fond du jardin potager. N’hésitant
qu’un bref instant, je rejoignis en quelques pas l’angle de la maison, d’où je
reconnus aussitôt Lea et son frère Artemus qui tenaient une conversation
fort animée.
Celle-ci me parut tant les absorber que je pris le risque de me faufiler –
je crois pouvoir affirmer à leur insu – derrière un pommier sauvage, d’où il
me serait plus aisé d’appréhender la teneur de leurs propos.
Oh, n’allez pas croire que je me livrai sans scrupule à cet acte
d’espionnage perfide à l’encontre de ma bien-aimée. Plus d’une fois je
décidai fermement de les abandonner à leur colloque. Cependant ces bonnes
résolutions se heurtaient aux obligations que j’ai contractées, envers vous
monsieur Landor, comme envers l’Académie. C’est donc en votre nom que
je persévérai. Pour cette raison aussi – et non sous l’emprise d’une
inconvenante curiosité –, j’aurais sans doute regretté que mon arbre ne fût
planté plus près d’eux. En fait de parler, les deux jeunes Marquis
s’efforçaient de contenir leur dialogue dans de brefs chuchotements. Je dis
bien s’efforçaient, car, comme vous le savez, la voix humaine ne se laisse
brider que de fort mauvaise grâce. Quelque principe régulateur la pousse
périodiquement à recouvrer un registre naturel qui, même sans l’ampleur
souhaitée, la rend par fragments, aussi fugaces fussent-ils, intelligible, de
même que l’irruption sporadique d’un mot ou d’une expression familière
dans la bouche d’un étranger révèle le sens de ses paroles à un témoin peu
versé dans sa langue. Il me fut donc permis, tant bien que mal, d’arracher
quelques fils à leur conversation – insuffisamment nombreux toutefois pour
tisser un canevas complet et cohérent.
Entendant Artemus, à plus d’une occasion, se référer à « Randy », mais
affirmer aussi : « Bon Dieu, c’était mon meilleur… mon plus cher ami »,
j’en conclus rapidement qu’ils s’entretenaient des circonstances
dramatiques du décès de M. Ballinger. Je crois utile de préciser que l’on
percevait dans les déclarations d’Artemus un chagrin et un courroux plus
manifestes que dans celles de Lea, dont l’expression est l’image fidèle de
son caractère : par nature plus égal, plus serein – du moins jusqu’à ce que,
en réponse à quelque nouveau chuchotis de son frère, elle s’écriât presque,
d’un ton sévère et solennel, à la limite de l’insistance : « Mais qui
d’autre ? »
« Qui d’autre ? » répéta son frère, élevant le ton en raison directe de sa
sœur.
Leur discussion se perdant subséquemment dans une série de murmures,
les rares vocables qui se détachaient de leur intime sphère se révélaient trop
isolés ou trop communs pour trahir leur réelle signification. Il y eut
cependant un bref échange au cours duquel, l’émotion affleurant derechef,
leurs voix se hissèrent à nouveau – las ! si fugitivement ! – jusqu’au seuil
d’audibilité.
« Tu disais toi-même que c’était un faible, déclarait Lea. Qu’il était bien
capable de…»
« Il aurait pu, en effet. Cela ne…»
S’ensuivirent d’autres paroles indistinctes… chuchotements…
euphémismes et dissimulations… puis Artemus, pour la première fois
depuis que j’assistais à ce conciliabule, s’adressa à sa sœur comme s’il ne
craignait aucunement qu’une oreille indiscrète se trouvât à proximité :
« Ma chérie, lui dit-il. Ma chérie ! »
Toute conversation cessa alors et, levant les yeux, je les vis, à travers
l’entrelacs des branches de mon pommier, tomber littéralement dans les
bras l’un de l’autre.
Qui était le consolateur et qui était consolé, je ne pourrais l’affirmer
avec certitude. Leurs corps formaient un nœud gordien d’où aucun mot –
même un soupir – ne se pouvait échapper. Je rapporterai seulement que,
pour une étreinte somme toute fraternelle, celle-ci me paraissait bien
singulière, de par son intensité comme de par sa durée. Quelque deux ou
trois pleines minutes s’écoulèrent sans qu’ils semblent vouloir la desserrer,
et ils l’auraient certainement prolongée plus avant si un soudain bruit de pas
ne les avait rendus à leurs esprits.
C’était Eugénie, la bonne, qui se dirigeait vers la pompe – non en
service commandé d’espionnage, comme l’on s’en doute, mais astreinte à la
corvée, domestique et commune, de remplir son seau. Je dois remercier la
Providence (ou la morne expression bestiale qu’Eugénie affichait en
s’acquittant de sa tâche) qu’elle ne se fût pas aussitôt aperçue de ma
présence, car, si j’étais invisible aux yeux d’Artemus et de Lea, un seul
regard aurait suffi à leur domestique pour me reconnaître sous mon rideau
de branchages. Cependant celle-ci, insensible à toute autre préoccupation
que les siennes, vaquait aux soins du ménage. Lorsqu’elle atteignit la
destination qu’elle s’était elle-même fixée, Artemus et Lea avaient, pour
autant qu’on pût en juger, disparu. Ne voyant aucun intérêt à rester ainsi
dissimulé, et faute d’une probabilité valable d’assister à d’ultérieurs
échanges, je me retirai subrepticement et pris la direction de mes quartiers,
où je m’absorbai dans de longues méditations – malheureusement stériles –
au sujet de cet étrange colloque.

Serez-vous bientôt « chez vous », monsieur Landor ? Non que je me


laisse gagner par la frénésie qui règne autour de moi ; mais j’avoue être le
jouet de vives appréhensions, pourtant si étrangères à ma nature. Mes
pensées me conduisent et reconduisent sans cesse vers Lea – qui d’autre
que Lea ? Je relis continuellement ce poème – je sais que vous le traitez par
le mépris –, dont les vers annoncent à mon sens de si graves périls. Je prie
avec ferveur l’Esprit à qui je sers, semble-t-il, d’interprète, pour que, me
faisant Œdipe – vite ! vite ! –, il m’aide à résoudre cette nouvelle énigme du
Sphinx. Parle-moi ! Parle-moi, vierge à l’œil de cérule !
Le récit de Gus Landor
22

Du 28 novembre
au 4 décembre 1830

Aussitôt après avoir lu le dernier épisode de Poe, je me rendis au jardin


de Kosciusko pour lui laisser, dans notre cachette sous le rocher, un
message le priant de me rejoindre à mon hôtel, dimanche après la messe. Il
vint, cependant je ne le saluai pas, ne fis pas attention à lui, laissai
simplement le silence s’épaissir entre nous – jusqu’à ce que les
mouvements impatients de ses mains nous devinssent insupportables à l’un
comme à l’autre.
— Peut-être voudriez-vous me dire où vous étiez la nuit du
23 novembre ? lui demandai-je.
— La nuit où Ballinger a été tué ? Eh bien, dans ma chambrée,
évidemment. Où vouliez-vous que je sois ?
— Je présume que vous dormiez.
— Oh ! (Une grimace lui tordit le visage.) Comment pourrais-je dormir,
monsieur Landor ? Quand, chaque minute qui passe, mes pensées me
renvoient à cette exquise personne, plus divine et gracieuse que les houris
de… de…
Peut-être est-ce la façon dont je me raclai la gorge, dont je le fouillai du
regard – toujours est-il qu’il s’interrompit brusquement et me dévisagea
derechef.
— Vous semblez contrarié, monsieur Landor.
— Croyez-vous.
— Y a-t-il… Puis-je me rendre utile ?
— Oui, rendez-vous utile, monsieur Poe. Expliquez-moi, par exemple,
pour quelle raison vous m’avez menti.
Ses joues enflèrent comme des branchies.
— Allons, vous ne pensez pas que…
Je le coupai d’un geste de la main.
— Quand je vous ai proposé de devenir mon assistant, vous avez affirmé
n’avoir jamais eu de relations avec Leroy Fry.
— Euh, c’est… ce n’est pas tout à fait…
— Il a fallu que ce soit le capitaine Hitchcock qui m’en parle. Vous
imaginez mon embarras. En temps normal, voyez-vous, je n’enverrais pas
quelqu’un enquêter sur un crime qu’il risque d’avoir commis lui-même.
— Mais je n’ai pas…
— Avant que je vous renvoie avec perte et fracas, monsieur Poe, je vous
donne une chance et une seule de sauver votre honneur. Dites-moi la vérité :
connaissiez-vous Leroy Fry ?
— Oui.
— Avez-vous eu des mots ?
Légère hésitation.
— Oui.
— Avez-vous tué Leroy Fry ?
La question resta suspendue un long moment avant qu’il paraisse la
comprendre. L’air hébété, il fit signe que non.
Je répétai :
— Avez-vous tué Randolph Ballinger ?
Même signe de tête.
— Et les mutilations, y êtes-vous pour quelque chose ?
— Non ! Que la foudre s’abatte sur moi si…
— Un mort à la fois, je vous prie. Vous ne nierez pas, je suppose, que
vous les avez menacés tous deux ?
— Eh bien, c’est que… pour ce qui est de Ballinger, je… je… (Ses
mains tremblaient légèrement sur ses flancs.) Je distillais mon fiel, voilà. Je
ne pensais pas vraiment ce que je disais. Et, pour Leroy Fry, euh… (Il
gonfla la poitrine comme un pigeon.) Je ne l’ai jamais réellement menacé,
j’ai simplement… fait état de mes prérogatives… d’homme et de soldat.
Chacun est reparti de son côté et j’ai tout oublié.
Je plissai les paupières : comme deux boutonnières.
— Monsieur Poe, il faut admettre que, une fois additionnés, ces
éléments sont des plus troublants. Ces hommes qui ont croisé votre chemin
se retrouvent pendus au bout d’une corde. Avec certains organes qu’on
appelle essentiels retirés à leur corps.
Il bomba à nouveau le torse, mais une pensée subite l’arrêta à mi-course.
La tête légèrement inclinée, il lâcha d’une voix douce et lasse :
— Monsieur Landor, si je devais occire tous ceux qui m’ont injurié et
maltraité dans le peu de temps que j’ai étudié ici, il ne resterait plus guère
qu’une douzaine d’élèves. Et encore le tri serait-il difficile à faire.
Ah, Lecteur, vous connaissez l’affaire. Vous engagez la lutte, la lance
claque sur l’armure et, brusquement, sans prévenir, votre adversaire se
dévêt de sa cuirasse – comme pour dire : « Me voilà » – et vous comprenez
que ça ne sert à rien, ces joutes-là. Quand votre homme a subi toutes les
misères du monde.
Il s’affala dans le rocking-chair. Étudia soigneusement ses ongles. Le
silence revint.
— Si vous voulez savoir, dit-il, on s’est gaussé de moi dès le jour de
mon arrivée. Mes manières, ma personne, mon… mon esthétique, monsieur
Landor, ce que je tiens de plus pur, de plus vrai, tout cela fut traité par le
mépris. Ridiculisé. Aurais-je mille vies que je n’obtiendrais pas réparation
de chaque injure infligée… Les gens de ma sorte… (Un temps.) Les gens
de ma sorte renoncent vite à punir, et se nourrissent de leurs ambitions. Ils
se contentent de s’élever, monsieur Landor. Là seulement se trouve le
réconfort.
Poe m’observait avec une grimace.
— Sans doute, poursuivit-il, ferais-je peut-être mieux de me taire.
Toutefois on peut m’accuser de bien des choses – mes idées folles, mes
excès… Mais cela, non. Je ne suis pas coupable de meurtre.
Ses yeux s’enfonçaient dans les miens, me sondaient comme jamais.
— Me croyez-vous, monsieur Landor ?
Je poussai un profond soupir. Examinai longuement le plafond, puis Poe
et, les mains dans le dos, je fis une fois le tour de la chambre.
— Voilà ce que je crois, monsieur Poe. Je crois que vous devriez prêter
plus d’attention à ce que vous dites et à ce que vous faites. Pensez-vous y
arriver ?
Hochement de tête, presque imperceptible.
— Pour quelque temps encore, expliquai-je, je devrais être capable de
retenir le capitaine Hitchcock et le reste de la meute. Mais si vous me
mentez à nouveau, monsieur Poe, je vous laisse vous débrouiller tout seul.
Ils pourront bien vous mettre les fers, je ne lèverai pas le petit doigt pour
vous, m’entendez-vous ?
Autre hochement de tête.
— Fort bien, dis-je, balayant la pièce du regard. En l’absence d’une
bible, nous allons prêter serment entre nous : Moi, Edgar Allan Poe…
— Moi, Edgar Allan Poe…
— … jure solennellement de dire…
— …jure solennellement de dire…
— … la vérité, toute la vérité, rien que la vérité…
— … la vérité, toute la vérité, rien que la vérité…
— … je le jure devant Landor.
— …je le jure devant… (Rire étouffé.)… devant Landor.
— Voilà, c’est fait. Je vous libère, monsieur Poe.
Il se leva. Fit un petit pas vers la porte, se reprit, se retourna. Un timide
sourire démangeait ses lèvres fines, et ses joues s’empourpraient.
— Si cela ne vous dérange pas, monsieur Landor, pourrais-je rester un
instant ?
Nos regards se croisèrent une fort, fort longue seconde. Trop longue
pour lui : se tournant vers la fenêtre, il balbutia dans l’air glacial.
— Sans raison particulière, expliqua-t-il. Je n’ai rien de… spécialement
pertinent à offrir à votre enquête, mais c’est que… J’en viens à apprécier
votre compagnie plus que celle de quiconque, vraiment… La sienne
exceptée, je veux dire. Alors faute de… À défaut, je serais… (Il hocha la
tête.) Ce sont surtout les mots qui me font défaut, aujourd’hui…
Même chose pour moi, mais cela ne dura pas. Je me rappelle avoir posé
les yeux partout pour échapper aux siens.
— Eh bien, si cela vous fait plaisir, lui dis-je, faussement désinvolte, je
ne vois pas où est le mal. Je suis moi-même souvent privé de compagnie,
ces derniers temps. Peut-être…
Je me dirigeai vers ma petite cachette sous le lit…
— … accepteriez-vous une goutte de Monongahela ?
Impossible de ne pas remarquer la lueur d’espoir qui enflamma son
regard. Le mien devait être pareillement animé. Nous étions deux hommes
qui avaient besoin de soulager leurs maux.
Et c’est ainsi que nous nous rapprochâmes encore : dans l’intimité de
l’alcool. Nous buvions chaque fois qu’il venait, et cette semaine-là il vint
tous les soirs. Quittait sans bruit les Quartiers Sud, traversait la Plaine à pas
de loup, direction mon hôtel. L’itinéraire changeait peut-être mais, lorsqu’il
arrivait à ma chambre, le rituel était le même. Il frappait – un seul coup –
puis poussait la porte d’un geste décidé, comme on poserait l’épaule sur un
rocher pour l’empêcher de tomber. Je lui avais déjà servi son verre, nous
nous asseyions – parfois sur les fauteuils et d’autres fois par terre – et nous
parlions.
Parlions des heures sans nous arrêter. Et presque jamais, dois-je avouer,
de notre enquête. Libérés de ce fardeau, nous abordions tous les sujets,
discutions de tout et de rien. Andrew Jackson avait-il eu tort de recharger
son arme lors de ce lointain duel contre Dickinson ? Poe pensait que oui ; je
prenais la défense de Jackson. Et cet aide de camp de Napoléon qui s’était
suicidé faute d’avoir eu à temps sa promotion ? Poe le trouvait noble ; moi,
imbécile. Quelle couleur convenait le mieux aux brunes ? Pour moi : le
rouge. Pour Poe : l’aubergine (hors de question, pour lui, d’utiliser
« violet »). Les Iroquois étaient-ils plus féroces que les Navahos, et
Mme Drake était-elle meilleure tragédienne que comédienne, et le piano-
forte était-il plus expressif que le clavicorde ?
Un soir, je fus contraint de défendre mon point de vue, selon lequel je
suis dépourvu d’âme. Que cela fût mon avis, je ne m’en rendis compte
qu’au moment où je le dis, mais ces choses-là arrivent lorsque deux
hommes repoussent sans cesse les limites de la nuit : ils avancent une idée,
et ils la développent jusqu’au bout. J’appris donc à Poe que nous étions au
plus des brassées d’atomes précipités les uns sur les autres, qui reculent,
recommencent et s’arrêtent Finalement un jour. Cela et rien d’autre.
À quoi il opposa une série d’arguments métaphysiques. Aucun ne
m’impressionna. Très agité, il se mit à faire de grands gestes avec les
mains :
— Elle est là, je vous dis ! Votre âme, votre anima, elle existe ! Elle
rouille un peu pour cause d’obsolescence, mais… je la vois, monsieur
Lanclor, je la sens !
Il m’avertit ensuite qu’elle se révélerait un jour, me regarderait en face,
et que je comprendrais mon erreur. Ah, seulement, il serait trop tard !
Nous pouvions poursuivre dans cette veine pendant des heures. Il faut
dire que le Monongahela nous déliait la langue. Dans le feu de cette douce
ivresse, je laissais parfois Poe partir dans ses digressions. C’est même avec
une sorte de soulagement que je l’écoutais disserter sur le Beau et le Vrai,
l’hybride transcatégoriel, les Études de la nature de Bernardin de Saint-
Pierre – oh, j’ai mal à la tête rien que d’y repenser, toutefois à l’époque, ça
me décoiffait gentiment, comme un zéphyr.
Je ne sais plus exactement quand cela se produisit, mais le moment vint
où nous cessâmes de nous donner du « monsieur ». Au diable les civilités,
nous devînmes simplement « Landor » et « Poe ». Ce qui donnait
l’impression de deux célibataires endurcis, logés dans des chambres
voisines, deux fous inoffensifs rognant les restes d’une fortune familiale, et
à jamais perdus dans des spéculations de toutes sortes. Comme personne ne
fait jamais cela que dans les livres, je me suis demandé, à la longue, lequel
nous écrivions, lui et moi. Combien de temps cela durerait-il comme ça ?
L’Armée ne viendrait-elle pas mettre son nez dans nos pages ? Les
supérieurs de l’élève Poe n’allaient-ils pas le prendre sur le fait, une nuit,
sur le chemin du retour ? Lui tendre un piège, comme Ballinger l’avait fait
avant eux ? Ou, à tout le moins, lui poser quelques questions ?
Comme d’habitude, Poe traitait ces choses-là par le mépris, toutefois il
m’écouta attentivement quand je lui dis qu’un jeune engagé de ma
connaissance avait cruellement besoin d’argent de poche. Le lendemain
matin, il apporta mes réserves de quarters14 – et ma bénédiction – au soldat
Cochrane, qui, le soir même et jusqu’à nouvel ordre, lui servit d’escorte lors
de ses visites à mon hôtel. Lequel Cochrane démontra, dans l’exercice de
ses fonctions, d’insoupçonnables qualités. Il avait l’agilité du puma, l’œil
du scout indien et, voyant une nuit approcher un élève de garde, il aplatit
Poe dans un creux du sol où, comme deux alligators, ils se tapirent jusqu’à
ce que tout danger fût écarté. Nous voulions toujours lui témoigner notre
gratitude mais, chaque fois que nous lui proposions une goutte de whiskey,
le soldat Cochrane avait du linge à laver.
Vous imaginez bien, Lecteur, qu’à jaboter ainsi soir après soir, Poe et
moi allions un jour ou l’autre épuiser tous les sujets et, par conséquent nous
entreprendre l’un l’autre, tels des cannibales. Je l’implorai donc de me
parler de ses brasses dans le fleuve James, de son service dans les Junior
Morgan Riflemen, de sa rencontre avec La Fayette, de ses études à
l’université de Virginie, de ses aventures sur les mers, du combat pour
l’indépendance de la Grèce auquel il s’était joint. C’était un inépuisable
conteur, ou peut-être que non, finalement car parfois, en guise d’intermède,
il s’enquérait de mon humble histoire. C’est ainsi qu’il me demanda une
nuit :
— Landor, qu’est-ce qui vous a amené dans les High-lands ?
— Ma santé, lui dis-je.
C’était vrai. Le Dr Gabriel Gard, un praticien de Saint John’s Park qui
doit ses revenus à certains invalides jamais complètement morts, avait
diagnostiqué une consomption. Mon seul espoir de vivre encore six mois
consistait, selon lui, à quitter les miasmes new-yorkais, à m’établir à la
montagne, en altitude. D’où les Highlands. Il m’avait parlé d’un spéculateur
foncier de Chambers Street qui, voyant sa dernière heure arriver, avait suivi
son conseil. L’intéressé était maintenant gras comme un moine et, par le
Seigneur interposé, remerciait le bon docteur tous les dimanches, à genoux
dans la chapelle de Cold Spring.
Moi, j’étais plus enclin à mourir à l’endroit où je me trouvais ; c’est mon
épouse qui mena campagne pour ce déménagement Son programme était le
suivant : elle achèterait notre maison sur l’argent de son héritage, et mes
économies couvriraient nos dépenses. Nous trouvâmes donc un cottage près
de l’Hudson, mais c’est Amelia qui, par un méchant caprice du destin,
tomba malade – très malade – et disparut sans y avoir habité trois mois.
— Quand je pense, dis-je, que nous sommes venus ici pour ma santé.
Enfin, le Dr Gard avait malgré tout raison. Je me porte de mieux en mieux,
et aujourd’hui – je me frappai doucement la poitrine – je suis presque guéri.
Il me reste juste quelques petites saletés dans le poumon gauche.
— Oh, dit Poe, sombre comme le goudron. Nous avons tous nos petites
saletés.
— Pour une fois, je suis de votre avis.

Poe, comme je l’ai rapporté, dissertait sur de nombreux sujets, mais


finalement il n’avait qu’Un Sujet : Lea. Comment aurais-je pu lui reprocher
de vouloir en parler ? Je ne me voyais pas lui dire que l’amour est parfois
un exutoire, susceptible de détourner un homme de son devoir. Par ailleurs,
quel intérêt cela aurait-il présenté de lui apprendre la vérité sur l’état de
Mlle Marquis ? Il la découvrirait bien assez tôt, et d’ici à là, n’était-ce pas
aussi bien de lui laisser ses illusions ? Les illusions sont toujours tenaces,
obstinées, et Poe, comme tout jeune amant, se moquait éperdument de
l’expérience des autres – à moins qu’elle ne coïncide avec ses propres
conclusions.
— Avez-vous jamais aimé quelqu’un, Landor ? me demanda-t-il un soir.
Je veux dire, comme moi j’aime Lea ? D’un amour si pur, si inconsolable,
et…
Incapable d’aller plus loin, il entra dans une sorte de transe et je dus
hausser le ton pour être entendu.
— Eh bien, dis-je, en frappant le bord de mon verre, voulez-vous parler
d’amour romantique ? Ou de n’importe quel amour ?
— D’amour, tout simplement, répondit-il. Sous toutes ses incarnations.
— Parce que je pensais à ma fille.
Étrange que son visage se soit présenté le premier. Avant celui
d’Amelia. Avant celui de Patsy. Il était certainement révélateur de quelque
chose – la confiance ? l’ivresse ? – que je m’autorise à m’aventurer sur ce
terrain. Et à m’y sentir en sécurité ! Quelques secondes, du moins.
— Bien sûr, ajoutai-je, ce n’est pas le même sentiment s’il s’agit d’un
enfant. C’est sans réserve, c’est… (Je ne regardais plus que mon whiskey.)
C’est irrépressible, et c’est le destin qui veut…
Poe m’observa quelques instants, se pencha vers moi et, la pointe des
coudes sur les genoux, murmura dans le noir :
— Landor ?
— Oui ?
— Si elle revenait ? Demain ? Que feriez-vous ?
— Je lui dirais bonjour.
— Non, n’éludez pas la question, vous en avez trop dit. Lui
pardonneriez-vous ? Aussitôt ?
— Si elle revenait, je ferais bien plus que lui pardonner, je… oui…
Il eut la délicatesse d’en rester là. Mais il y repensa encore, plus tard
dans la soirée. D’une voix sourde et émue, il déclara :
— Moi, je crois qu’elle reviendra, Landor. Je crois que nous créons
autour de nous des… champs magnétiques pour ceux que nous aimons. De
sorte que, même s’ils partent loin, même s’ils veulent résister à cette force
d’attraction, ils nous reviennent toujours à la fin. Parce qu’ils ne peuvent
s’en empêcher, comme la lune ne peut éviter de graviter autour de la terre.
Et je lui dis – car c’était la seule chose que je trouvai à répondre :
— Merci, monsieur Poe.

Dieu sait comment nous avons tenu à ce rythme, en dormant si peu. Je


récupérais un peu le matin, mais lui se levait à l’aube, sans même trois
heures de repos. Pour mettre la main sur lui, le sommeil devait aller le
chercher. Poe était parfois terrassé au beau milieu d’une phrase. Il donnait
de la gîte, ses paupières chutaient brutalement, son cerveau s’éteignait
comme un cierge… le verre fermement calé dans sa paume. Il pouvait se
réveiller une dizaine de minutes plus tard et retrouver aussitôt le fil de sa
pensée. Un soir que j’étais installé dans le rocking-chair, je le vis
s’endormir par terre alors qu’il récitait À une alouette15 . Bouche ouverte, il
roula sur le côté et, sa tête se posant sur mon pied, il le cloua pratiquement
par terre. D’où mon dilemme : le réveiller ou le laisser là ?
Je choisis le second terme de la proposition.
Les chandelles avaient rétréci, les bûches n’étaient plus qu’un tas de
cendres, les volets étaient fermés… mais il faisait bon dans l’obscurité. Je
pensai que nos paroles nous tenaient chaud, qu’elles entretenaient le feu
dans notre chaudière. En regardant ses traits apaisés, ses cheveux fins et
ébouriffés, je me rendis compte que j’avais aménagé mon emploi du temps
en fonction de lui, ou plutôt de ses visites. Elles faisaient partie de mon
agenda mental, je les anticipais - comme on anticipe le roulement des
saisons, comme on sait que la porte du jardin se bloque souvent, que le chat
s’installe tous les après-midi sous le même rayon de soleil.
Poe se réveilla au bout de vingt minutes. Se redressa, frotta ses yeux
ensommeillés. Offrit un sourire voilé à la pièce.
— Vous rêviez ? lui demandai-je.
— Non. Je réfléchissais.
— Encore ?
— Je pensais que ce serait fantastique de quitter cet endroit ensemble.
Vous et moi et Lea.
— Et pourquoi ferions-nous cela ?
— Oh, peu de choses nous retiennent ici. Je ne prise guère cette
Académie, et sans doute pas plus que vous.
— Et Lea ?
— Elle suivra son amour, n’est-ce pas ?
Je ne répondis pas. Je n’aurais pu nier que j’avais moi-même déjà songé
à partir. Ni qu’il m’était apparu – à peine avais-je trouvé cette gravure de
Byron sous le couvercle de sa malle – que le première année Edgar Poe
serait mieux servi par de nouveaux maîtres.
— Fort bien, dis-je, et où irions-nous ?
— À Venise.
Je levai un sourcil.
— Et pourquoi pas Venise ? poursuivit-il. Ils comprennent les poètes, là-
bas. Si vous n’en êtes pas un, ils en feront un de vous. Je vous assure,
Landor, vous n’y aurez pas vécu six mois que vous imiterez Pétrarque et
que vous composerez des épopées en vers blancs.
— Ah, les citronniers… Il paraît que c’est beau.
Sa vision prenait corps, il se mit à arpenter la pièce.
— Lea m’épousera – que ne le ferait-elle pas ? Nous logerions ensemble
dans un de ces manoirs magnifiques, une de ces bâtisses délabrées, près de
la Ca d’Oro. Et nous vivrions ainsi, tous volets fermés. À lire et à écrire… à
converser sans fin. Des Créatures de la Nuit, Landor !
— Je trouve ça un peu sinistre, moi.
— N’ayez crainte, noble âme, vous trouveriez encore des crimes. Cela
ne manque pas à Venise, où les leurs sont pleins de poésie, de passion ! Le
crime en Amérique n’est qu’anatomie ! (Il joignit les deux mains comme si
sa décision était prise.) Oui, il faut partir d’ici.
— Vous oubliez une chose : nous avons du travail, vous et moi.
Nous avions beau tenter de les ignorer, les affaires de l’Académie
revenaient sans cesse s’immiscer dans les nôtres. Ces ingérences le gênaient
moins que moi. Je me rappelle avec quel air vorace – le rouge aux joues – il
me demanda si j’avais vu le cadavre de Ballinger. Il voulait absolument
savoir à quoi il ressemblait.
Je lui répondis que oui, je l’avais vu, qu’il se trouvait pour l’instant sur
un lit en fer de la salle B-3 de l’hôpital de West Point La neige et le givre
avaient ralenti le processus de décomposition : la peau n’avait que de
vagues reflets bleutés et, si l’on n’avait exposé que la tête, on aurait pu
apprécier la qualité du spécimen, beaucoup plus imposant que Leroy Fry.
Cela mis à part, Ballinger était tout aussi mort, tout aussi vide ; en revanche,
la corde avait davantage creusé son cou, et sa poitrine était encore plus
lacérée, déchirée, déchiquetée que celle de Fry : de la charpie.
Sans parler de cette croûte de sang noir à l’entrejambe, presque occultée
par un pénis – contre toute attente – gonflé. Impossible, cependant, de
l’ignorer. Celui qui avait fait ça n’avait pas eu la tête ailleurs. Il avait à
l’esprit quelque chose d’intimement personnel.
Le récit de Gus Landor
23

Les 4 et 5 décembre 1830

Toute la semaine, Hitchcock m’avait harcelé à propos du journal de


Leroy Fry. N’avais-je encore rien trouvé ? N’y avait-il pas les noms de
quelques élèves douteux ? Quelque piste inexplorée ? Enfin, vraiment rien ?
Pour l’adoucir, je pris l’habitude de lui apporter chaque matin mes
transcriptions toutes fraîches. « Tenez, capitaine », lui disais-je d’une voix
claironnante, en posant mes feuillets sur son bureau. Sans attendre que je
fusse reparti, il se ruait dessus. Il semblait vraiment croire que chaque
nouvel épisode lui apporterait la clef de tous les mystères. Alors que, en
fait, c’était toujours la même chose : litanies, fadaises et démangeaisons
sexuelles. J’en étais presque navré pour lui. Cela ne devait pas le mettre en
joie de voir quelles inanités occupaient le cerveau de ses élèves.
Le samedi soir, Poe resta dans ses quartiers. À force de lui courir après,
le sommeil avait enfin dû réussir à le trouver.
Il commença à neiger juste avant onze heures. Une neige bâtarde,
épaisse et paresseuse. Dans ces circonstances, seule Patsy serait arrivée à
me tirer hors de ma douillette chambre d’hôtel et à me faire patauger dans
cette bouillie. Mais Patsy ne m’avait pas fait chercher. Bon, cela n’avait pas
d’importance, je m’étais assuré les services d’un charmant écossais, j’avais
un bon feu, de quoi manger et du tabac. Oh, j’aurais pu tenir plusieurs jours
ainsi, mais, le lendemain matin, je reçus une invitation.

Cher Monsieur Landor,


Veuillez pardonner cette inexcusable invitation de dernière minute, mais
pourrions-nous vous persuader d’honorer notre humble demeure de votre
présence, pour un modeste dîner, ce soir à six heures ? Le décès de
M. Ballinger jette un voile de noirceur sur notre joyeuse maisonnée et nous
comptons sur vous pour nous réconforter.
En espérant sincèrement vous revoir,
Alice Marquis.

N’attendais-je pas une occasion, justement, de m’infiltrer dans cette


bastide ? N’était-il pas fort probable que, au contact d’Artemus, dans le
douillet « logis de son enfance » (comme disait Poe), mon tableau trouve
l’éclairage – l’étincelle – qui lui manquait ?
Bref, c’était une invitation que je ne pouvais décliner. Et donc, à six
heures moins le quart, j’avais chaussé mes Souvarov et j’allais enfiler ma
pèlerine quand on frappa – un unique coup – à ma porte.
Poe, bien sûr, le cheveu hirsute et enneigé, son enveloppe à la main. Il
me la tendit et repartit sans un bruit le long du couloir. Celui-ci n’aurait pas
eu de bonnes propriétés phoniques, peut-être n’aurais-je pas entendu ce
qu’il dit en disparaissant dans l’escalier.
— Je viens de vivre l’après-midi le plus extraordinaire de ma vie.
Rapport d’Edgar A. Poe
à Augustus Landor

Le 5 décembre 1830

La première Neige, Landor ! Quelle absolue félicité de trouver au réveil


chaque arbre et chaque rocher enveloppés de neige ! Et les flocons
continuent de s’entasser, comme des monceaux de pièces échappées du
porte-monnaie des nuages… Si vous nous aviez vus, moi et mes frères
d’armes… Vous auriez pensé à une foule de galopins aux joues roses à la
sortie de l’école ! Plusieurs membres de notre compagnie se disputèrent
l’honneur de jeter la première boule, et notre petite échauffourée se serait
transformée en une lutte aussi sanglante que la bataille des Thermopyles, si
un vague semblant d’ordre n’avait été rétabli par les commandants des
élèves-officiers, qui intervinrent opportunément.
On nous servit au petit déjeuner plusieurs rations de soupe glacée et, à la
messe dominicale, « Ô toi qui descendis des Cieux » fut accompagné de
fort baptismales averses de poudre blanche. Toutefois ces cris et
réjouissances n’empêchèrent pas quelques sensibilités poétiques de faire
remarquer le… divin silence qui régnait à deux pas de nos minuscules
perturbations. La nuit avait transformé notre petit domaine en royaume des
fées – un royaume de nacre où le lourd piétinement des bottes n’est plus
qu’un modeste pépiement, où de laineuses étreintes étouffent dans leur
blancheur les plus sonores des invectives.
L’office terminé, je me retirai dans mes quartiers où j’allumai un feu
dans l’âtre avant de m’immerger dans Les Aides à la réflexion de Coleridge.
(Lors de notre prochaine rencontre, Landor, il faut que nous parlions des
distinctions qu’établit Kant entre « l’entendement » et « la raison », tant il
m’apparaît clair que nous sommes les irréductibles antagonistes de cette
aporie.) Il devait être une heure dix, environ, lorsqu’on frappa à ma porte de
manière tout à fait inattendue. M’attendant à trouver un officier de ronde, je
cachai aussitôt l’illicite ouvrage sous mon couvre-lit et me mis au garde-à-
vous.
Le porte s’ouvrit progressivement pour révéler – non pas un officier,
mais un cocher. Ah ! mais le mot ne dit rien de son aspect follement
extravagant ! Car ce cocher portait un manteau d’un vert profond, à rayures
écarlates, richement agrémenté d’aiguillettes argentées ; le gilet étant de
même écarlate, comme les hauts-de-chausse, maintenus par des jarretières
de dentelle, elles aussi argentées. Sous ces climats austères, la mise en elle-
même aurait déjà fait de cet homme un spécimen du plus grand exotisme.
Mais il était en outre coiffé d’une toque phénoménale. Du poil de castor, si
cela se peut concevoir, planté sur une chevelure d’ébène si luxuriante qu’on
aurait volontiers pensé à quelque brute gitane, fuyant les lointaines fermes
du cinquième duc de Buccleuch pour filer droit en Amérique offrir ses
services à Daniel Boone.
— Monsieur Poe, dit-il d’une rude voix de ténor où perçait un léger
accent de Mitteleuropa. On m’envoie vous chercher.
— Mais pour aller où ? demandai-je, stupéfait.
Il posa un doigt ganté sur sa lèvre moustachue.
— Vous êtes tenu de venir avec moi.
J’hésitai à obtempérer – qui ne m’aurait imité ? En définitive, je pense
que c’est avant tout la curiosité (laquelle je place, avec la perversité, au rang
des prima mobilia de l’âme humaine) qui me poussa à le suivre.
Nous descendîmes donc au terrain de rassemblement, d’où mon cocher
mit résolument cap au nord. Mes condisciples folâtraient dans la neige et,
comme nous nous frayions un chemin parmi eux, nous ne pûmes éviter les
regards diablement interrogateurs suscités par l’apparition de mon curieux
compagnon. Il aurait été plus impossible encore d’ignorer l’état de
détérioration avancée de mes bottes, qui, immergées toute la matinée dans
les steppes des Highlands, étaient furieusement détrempées. (Fort
lamentablement, j’avais été réduit à vendre à M. Durrie, un bizut comme
moi, les Souvarov assez « chic » que j’avais apportées de Virginie, afin de
m’acquitter d’une dette envers le major Burton.) De peur de subir des
engelures, je priai le cocher de me révéler notre destination. Il ne voulut
dire mot.
À présent cet étrange individu, cheminant dans ses belles dentelles dans
des congères de trente centimètres de haut, disparaissait au coin de l’atelier
du tailleur. Je me hâtai de le rejoindre, éperonné par mille vagues
présomptions – toutes le fruit d’une imagination peu préparée au spectacle
qui m’attendait. Car, lorsque j’arrivai de l’autre côté du bâtiment, mes yeux
se posèrent, ébahis, sur… un traîneau.
C’était un de ces modèles aux flancs courbes, dits « d’Albany », dont les
gracieuses arabesques font penser à un cygne gigantesque. L’énigmatique
cocher saisit les rênes d’une main, me faisant signe de l’autre de prendre
place à son côté. Quelque chose dans son sourire suggestif, dans la
spontanéité, la familiarité peu ordinaire de ses manières – plus
particulièrement encore, dans les mouvements singulièrement squelettiques
de ses longs doigts gantés – me lançait des frissons glacés le long de l’épine
dorsale. J’étais sur le point de croire que Pluton lui-même me faisait
dépêcher vers ses pestilentiels Enfers.
Cours, Poe ! Que ne t’es-tu point enfui ? Mais l’angoisse qui s’emparait
de mon âme était neutralisée par la débordante curiosité que j’évoquai
précédemment, avec pour effet de me paralyser entièrement, tandis que mes
yeux restaient rivés sur cet homme.
— Postillon, lui dis-je, d’une voix sans aménité. Je ne consentirai pas à
faire un pas de plus sans que vous me divulguiez notre destination.
De réponse il ne fut. Ou bien devais-je tenir pour telle les souples
ondulations de ces doigts émaciés, ténus…
— Mais, dites donc, j’insiste ! J’exige de savoir où vous m’emportez !
Enfin les mains cessèrent leur pantomime et, avec un mystérieux sourire,
l’homme entreprit de retirer ses gants et les jeta dans le traîneau. Puis, d’un
geste d’une rare soudaineté, il se défit de sa toque en poil de castor. Je n’eus
pas le temps de recouvrer mes esprits qu’il arrachait en outre sa moustache !
Il n’en fallut pas plus pour démasquer le visage et le corps
ingénieusement dissimulés sous ce costume outré. C’était ma chère et bien-
aimée Lea !
Retrouvant sa mine adorable, barbouillée de gomme arabique, et son
indicible féminité sous cette livrée masculine, mon âme tressaillait de joie.
Une fois encore, Lea me fit signe – ses phalanges non plus comparables aux
griffes cadavéreuses d’un émissaire d’Hadès, mais aux doigts tendres, doux,
sublimes, précieux de la divine Astarté.
Prenant appui sur le patin, je me précipitai sur le siège avec un élan si
absolu que nos corps enthousiastes se carambolèrent Riant gaiement, Lea
tomba à la renverse, serra mes mains dans les siennes et m’attira lentement
au plus près d’elle. Ses paupières refermèrent leurs longs cils de jais. Ses
lèvres – si ravissantes d’être tant irrégulières – s’entrouvrirent…
Mais en cette occasion, je ne me pâmai pas, Landor. Je ne me le permis
point ! N’être séparé d’elle qu’une infime seconde – même pour quelque
séjour dans les grottes les plus cristallines et les plus resplendissantes du
Rêve – non, je ne l’aurais pu endurer.

— Mais où allons-nous, Lea ?


Il ne neigeait plus, son ardente éminence solaire était au zénith et, tout
autour de nous, la terre brillait d’un éclat aveuglant. J’avais recouvré un
usage suffisant de mes facultés pour saisir les trésors d’ingéniosité déployés
par Lea. Elle s’était procuré ce véhicule. Elle s’était pourvue de ce
flamboyant costume. Elle était partie en reconnaissance dans ce décor
sylvestre, idéalement isolé. Devant une telle intelligence – infiniment agile,
astucieuse, stratégique –, que pouvais-je faire, Landor, sinon me résigner à
jouer le rôle du spectateur, et attendre la suite de la revue ?
— Mais où allons-nous ? demandai-je à nouveau.
Aurait-elle répondu le Ciel ou la Géhenne, cela n’aurait rien changé et je
l’aurais suivie.
— N’ayez crainte, Edgar. Nous serons rentrés à temps pour souper. Père
et mère comptent sur notre présence à tous deux, savez-vous.
Ah, n’étais-je pas ceint de l’impérial diadème ? Devant nous se
déployait, non pas un simple après-midi, mais une soirée entière, que nous
allions d’un bout à l’autre passer ensemble.
J’arrête là le récit de cette excursion hivernale, sinon pour rapporter que
le traîneau fit halte sur la colline au-dessus de Cornwall, que les grelots
cessèrent de tintinnabuler sur le harnais du cheval, que Lea lâcha les rênes
et m’accorda le privilège de reposer ma tête sur ses genoux. Alors des
effluves d’iris m’enveloppèrent comme le plus saint encens – mon bonheur
accéda à de nouvelles sphères – au-delà de l’imaginaire – au-delà du
crédible – au-delà de la Vie elle-même.

Je me suis ingénié, Landor, à glisser le sujet de mes défunts condisciples


dans la conversation. À propos de Ballinger, Lea m’enseigna qu’elle l’avait
surtout considéré comme un intime d’Artemus – et qu’elle était, par
conséquent, davantage attristée par le chagrin de son frère que par un
quelconque sentiment de perte. Passer ensuite à Leroy Fry se révéla une
tâche plus délicate. Parmi d’autres éventuelles destinations pour notre
traîneau d’Albany, je suggérai de nous rendre au cimetière, si du moins le
silencieux sanctuaire n’allait pas réveiller de pénibles souvenirs dans la
mémoire de mon cocher. J’ajoutai que la tombe récente de Fry présenterait
peut-être quelque intérêt, pour autant que la neige ne l’eût pas entièrement
recouverte.
— Mais que vous importe ce monsieur, Edgar ?
Pour la cajoler, j’avouai avoir cru comprendre que M. Fry avait été un de
ses soupirants. L’honneur voulait que, étant moi-même devenu innamorato,
je me recueillisse devant le gentleman qui avait prétendu à un sentiment si
élevé pour elle.
Tapant du pied sur la carpette du véhicule, elle haussa les épaules et,
d’un ton détaché, lâcha :
— Il n’aurait certainement pas su pourvoir à mes besoins.
— Qui le saurait ? m’inquiétai-je.
C’était la plus simple des questions, cependant je vis toute trace
d’émotion et de pensée consciente s’évanouir du visage de Lea, faisant de
ce doux canevas une véritable tabula rasa sur laquelle je n’aurais pu graver
la moindre inscription, le moindre caractère.
— Eh bien vous, évidemment, répondit-elle finalement.
Elle donna une légère impulsion aux rênes et, poussant un long rire
enjoué, nous lança sur le chemin de sa demeure, maintenant fort éloignée.

Oh, Landor, cela n’est pas concevable d’Artemus. Cela défie la raison
qu’un parent de Lea – qui partage avec elle tant de traits, en sus des droits
du sang – et qui, d’une petite voix aiguë, récita les mêmes prières sous la
même courtepointe… Qu’il soit capable de brutalités aussi inhumaines,
aussi inimaginables ? Non. Comment deux jeunes pousses d’une même
graine, entrelaçant si tendrement leurs lianes, viendraient à s’élancer vers
des mondes aussi différents… l’une vers la Lumière, l’autre vers les
Ténèbres ? Cela ne se peut, Landor.
Que le Ciel consente à nous aider.
Le récit de Gus Landor
24

Le 5 décembre 1830

Oh, Poe et sa candeur. Comme si les gens tendaient seulement vers


l’ombre ou la lumière, et jamais les deux en même temps. Eh bien, pensai-
je, voilà qui, ce soir, animerait peut-être la conversation. Mais d’abord il
fallait peser ceci : nous allions, lui et moi, dîner à la même table.
J’y réfléchis une bonne partie du chemin et, quand je me présentai au
domicile des Marquis, mon opinion était faite : c’était finalement un bien. À
défaut d’autre chose, j’allais constater par moi-même si mon petit espion
était vraiment un bon observateur.
Atteinte de strabisme, la fille qui m’ouvrit était d’humeur aussi irritée
que sa peau. Pendant que, d’un bras, elle me débarrassait de ma pèlerine et
de mon chapeau, elle s’essuya le nez sur la manche de l’autre. Après les
avoir accrochés au portemanteau, elle repartit en vitesse à la cuisine. Elle
n’avait pas sitôt disparu que Mme Marquis glissait sa tête de lapine dans
l’entrée. Ses traits semblaient figés, comme si on venait de la retirer d’une
congère. Cependant, dès qu’elle me vit donner de grands coups de bottes
sur son paillasson, elle accourut dans sa robe de deuil en crêpe noir, ses
mains flottant devant elle comme des fanions.
— Ah, monsieur Landor, vous êtes un homme courageux, vous au
moins ! Par ce temps, les gens ne pensent qu’à se terrer chez eux. Mais je
vous en prie, entrez. Ne restez pas un instant de plus près de cette porte.
Avec une poigne qui m’étonna, elle me prit le coude pour me conduire à
l’intérieur, et trouva sur son chemin la mince silhouette du première année
Poe, guindé dans son uniforme d’apparat, un demi-sourire aux lèvres. Il
avait dû arriver quelques minutes avant moi et pourtant elle ne paraissait
pas le reconnaître. Elle le contempla même un bon moment avant d’y
parvenir.
— Mais oui, bien sûr ! dit-elle. Monsieur Landor, connaissez-vous
M. Poe ? Ah, vous l’avez rencontré une fois… Une fois seulement ? Mais
c’est beaucoup trop peu. Non, monsieur Poe, ne rougissez pas ! C’est un tel
gentleman, monsieur Landor, avec une oreille musicale, un vrai poète ! Ce
qu’il écrit sur son Hélène, il faut que vous lisiez ça un de ces jours… Mais
où est passé Artemus ? Ah, cette manie d’arriver en retard, ça devient
criminel ! Me voilà seule avec deux charmants messieurs, sans personne
pour les recevoir. Eh bien, nous allons y remédier. Veuillez me suivre, s’il
vous plaît.
M’attendais-je à la voir affligée par la mort de Ballinger ? Sans doute
pas. Je fus toutefois surpris par son pas vigoureux tandis qu’elle nous
menait dans le couloir lambrissé d’un bois de chêne aux panneaux couverts
de broderies – « Dieu bénisse notre maison », « L’oisiveté est la mère de
tous les…», etc. Elle détacha la toile qu’une araignée avait tissée sur
l’horloge de parquet et ouvrit la porte du salon. Ah, ce salon, Lecteur – vous
le devinez sans doute –, un modèle du genre, le rêve de toute famille avec
ses fauteuils American Empire en érable, les pieds avant en console, les
accotoirs à enroulement se terminant en corne d’abondance ; le chiffonnier
à tiroirs ; la vitrine pleine de tigres et d’éléphants en porcelaine ; les
gueules-de-loup et les glaïeuls dans le vase sur le manteau de la
cheminée… et le feu dans celle-ci, assez puissant pour engloutir une ville.
Assise devant, une jeune femme aux joues rouges, brodant sur son tambour.
Une jeune femme dénommée Lea Marquis.
J’allais me présenter quand sa mère lâcha de nouveau mon coude en
s’exclamant :
— Misère ! Mais comment allons-nous placer nos hôtes ? Où ai-je donc
la tête ? Monsieur Poe, auriez-vous la bonté de voir cela avec moi ? Cela ne
nous prendra qu’une minute, vous avez le chic pour ces choses-là… Je vous
en serai éternellement reconnaissante. Merci, du fond du cœur ! Lea,
voudrais-tu…
Voudrais-tu quoi ? Alice Marquis ne le dit pas. Empoignant maintenant
le coude de Poe, elle l’entraîna hors de la pièce.
Ce qui implique que Lea et moi ne fûmes jamais officiellement
présentés. Ce qui explique probablement aussi notre conversation décousue.
Je m’efforçai cependant de lui faciliter la tâche. Je m’installai sur
l’ottomane à distance respectueuse et, me rappelant son aversion pour la
météorologie, évitai toute allusion au temps qu’il faisait. Et quand la source
des mots se tarissait, je me contentais de humer les doux relents humides
qui montaient de mes bottes, d’écouter la plainte des bûches de chêne dans
l’âtre, de contempler l’étole de neige qui parait au-dehors le rebord de la
fenêtre. Et quand cela manquait trop de charme, je reposais mes yeux sur
Lea.
Bête comme je suis, je m’étais fié au portrait de Poe. De toute évidence,
la beauté est dans l’œil de celui qui regarde, parce que… eh bien, elle était
un petit peu voûtée, Lea ; sa bouche, moi je l’aurais qualifiée de… blette ;
bref, elle ne pouvait en rien soutenir la comparaison avec son frère. Elle
avait sa mâchoire, mais celle-ci s’affaissait au bas de son visage ; les
sourcils d’Artemus, légèrement arqués, chez elle paraissaient lourds,
presque carrés. En revanche, ses yeux étaient l’enchantement que Poe avait
rapporté ; et ses traits étaient fins, il est vrai. Un autre point – qu’il n’avait
pas rendu suffisamment : l’étrange et fluide vitalité qui émanait d’elle. Le
plus indolent de ses gestes – et même leur absence – contenait quelque
chose de précis et d’apprêté en même temps, à la manière d’une promesse
irréalisable, quoique sans cesse renouvelée. Ce que j’essaie de dire, je
suppose, c’est qu’il n’y avait en elle aucune trace d’abandon ou de
renonciation.
Peu m’importait qu’elle évitât mon regard, que nos phrases tombassent à
plat. Notre posture, curieusement, était celle d’un vieux couple – comme si
nous nous ignorions l’un l’autre depuis nombre d’années dans un confort
parfait. Au point que je sursautai presque lorsque, enfin, l’on nous
interrompit. Ce n’était ni Poe ni Mme Marquis, mais bien Artemus qui
foulait le plancher, toutes semelles crissantes.
— Femme, dit-il à sa sœur. Va me chercher ma pipe.
— Va la chercher toi-même.
Voici comment ils se saluèrent. Sans un mot de plus. Bondissant de son
fauteuil, Lea se jeta sur lui, le secoua, le pinça, le pétrit. Il fallut que la
servante arrive, sa cloche à la main, pour qu’ils reviennent sur terre. Alors
seulement Artemus me reconnut et me serra la main ; alors seulement Lea
me permit de la prendre par le bras pour l’emmener à la salle à manger.
En quoi Mme Marquis avait eu besoin d’aide pour le plan de table, Dieu
seul le sait. Nous n’étions qu’un petit groupe. Notre hôtesse prit place à un
bout, le Dr Marquis lui faisant face (la tête enfoncée dans les épaules
comme une bête de trait). Lea s’assit à mon côté, Poe à celui d’Artemus. Si
ma mémoire est bonne, le dîner se composait de canard rôti, avec chou,
petits pois, et de la compote de pommes. Il devait y avoir du pain
également, car j’ai un clair souvenir du docteur en train de saucer son
assiette. Je me rappelle aussi que Mme Marquis, avant de commencer à
manger, avait ôté ses gants, centimètre par centimètre, comme si elle se
glissait hors de sa propre peau.
Pendant tout le repas, Poe évita soigneusement de me regarder, de peur,
certainement, que cela fût pris pour quelque connivence et, partant, nous
trahît. Naturellement, il fut bien moins frileux envers Lea. Elle faisait elle
aussi comme si elle ne le voyait pas, sans ignorer vraiment les œillades des
élève-officier, auxquelles elle répondait par d’autres voies : une mimique ou
un imperceptible signe de tête. Non, bien sûr, je n’étais pas assez vieux pour
avoir oublié ces façons.
Heureusement pour eux, mes amoureux avaient ce soir-là d’autres
paravents derrière lesquels se cacher. Le Dr Marquis tenait colloque avec
son morceau de chou, et Artemus fredonnait quelques mesures de…
Beethoven, je crois bien – sans arrêt les mêmes. Cependant, de courant en
contre-courant, une histoire prit utilement tournure : celle d’une famille. Au
fil de mes questions placides, de quelques observations avisées, j’appris que
les Marquis résidaient à West Point depuis onze ans ; qu’Artemus et Lea
avaient fait de ses collines leur paysage intime, qu’ils y avaient ensemble
découvert tant de niches secrètes qu’ils pouvaient, s’ils le désiraient,
s’engager comme espions auprès des Britanniques. De fait, d’avoir été si
longtemps livrés à eux-mêmes, ils avaient noué des liens dont le Dr Marquis
ne savait parler qu’avec crainte et admiration.
— Et voyez-vous, monsieur Landor ? Au jour de décider ce qu’Artemus
allait faire de sa vie, la question ne se posa même pas. « Artemus, lui ai-je
dit. Mon garçon, tu entres à l’Académie et tu sors officier, bon Dieu ! Ta
sœur n’envisage pas autre chose. »
— Je crois qu’il a toujours été libre de faire comme bon lui semble, dit
Lea.
— Et ça continue, assura sa mère, caressant la manche grise de
l’uniforme filial. Ne trouvez-vous pas qu’il est joli garçon, même
exceptionnellement beau ?
— Je… Je dirais qu’à mon sens, vos deux enfants sont bien lotis à cet
égard.
Ma remarque tomba à plat, car elle poursuivit :
— Dans son jeune âge, le Dr Marquis était tout aussi élégant. Je ne vous
fâche pas, Daniel, en disant cela ?
— Un rien tout de même, ma chérie.
— Quelle allure il avait, monsieur Landor ! On aura à l’esprit, bien sûr,
que ma famille fréquentait beaucoup d’officiers, à cette époque. Ma mère
me disait toujours : « Parle avec le sergent, danse au bras du lieutenant,
mais tu ne souriras qu’au plus beau commandant ». Et je ne voyais pas les
choses autrement, je ne voulais rien au-dessous d’un commandant. Voilà
ensuite que nous arrive un jour ce jeune et fringant chirurgien. Débordant
de charme, avec ça. Ce ne sont pourtant pas les femmes qui manquaient,
dans les White Plains, allez savoir pourquoi il m’a choisie. Pourquoi m’as-
tu choisie, mon chéri ?
— Oh ! dit le docteur, dont le rire enfla.
Et quel rire ! Ses mâchoires s’ouvraient et se refermaient, comme
actionnées par un ventriloque.
— Alors, continua notre hôtesse, comme j’en fis part à mes parents, le
D Marquis n’était peut-être pas commandant, mais il avait devant lui un
r

monde de possibilités. Enfin, il avait été l’un des médecins personnels du


général Scott, rendez-vous compte. De plus, l’université de Pennsylvanie le
voulait comme professeur. Seulement, le commandant du génie a tout fait
pour qu’il soit nommé à l’Académie, et nous voilà. L’appel du devoir, n’est-
ce pas ?
De la pointe du couteau, elle traçait distraitement quelques lignes dans
son assiette, puis :
— Évidemment, cela devait être temporaire. Un an, deux ans au plus, et
puis nous retournerions à New York. Mais nous ne sommes jamais revenus,
n’est-ce pas, Daniel ?
Le Dr Marquis dut avouer que non. Son épouse grimaçait comme un
tigre, à moins que ce fût un sourire.
— Nous pourrions toujours, dit-elle. C’est envisageable. Demain la lune
peut aussi se lever à la place du soleil. Les chiens écrire des symphonies.
Tout peut arriver, n’est-ce pas, mon chéri ?
Je dirai ceci de ce sourire : il était toujours là, sans jamais y être
vraiment. C’était une infinité de nuances. Je voyais Poe qui le regardait, les
yeux écarquillés – qui essayait de le suivre, comme on essaierait de suivre
la colonne d’un cyclone.
— Ce n’est pas que je me plaigne, monsieur Landor. On est loin de tout,
c’est vrai, autant vivre au Pérou, mais il arrive, à de rares occasions, qu’on
rencontre des personnes du plus haut intérêt. Vous particulièrement.
— Il est sûr que nous pensons à vous, renchérit Artemus. Constamment.
— Eh ! s’écria sa mère. Monsieur Landor est un homme d’une
intelligence remarquable, une qualité qui fait défaut à tant d’autres en ces
lieux. Je ne parle pas du corps des professeurs, naturellement, mais de leurs
femmes ! Pas une once d’esprit, pas un atome de goût. Une telle absence de
raffinement, de distinction…
— Un manque certain d’éducation, concéda Artemus. Hors West Point
je ne vois pas très bien où elles auraient trouvé mari. Jamais elles ne
franchiraient la porte d’un salon new-yorkais.
Lea fronça les sourcils au-dessus de son canard :
— Vous vous complaisez dans la méchanceté. Elles m’ont rendu service
plus souvent qu’à leur tour, et j’ai passé de charmantes heures en leur
compagnie.
— À tricoter, c’est ça ? lui dit son frère. Du tricot, du tricot, encore du
tricot.
Il bondit sur ses jambes et, croisant ses index comme des aiguilles, une
maille à l’endroit une maille à l’envers, se lança d’une voix traînante dans
une tirade qui – qu’on me le permette – faisait immanquablement penser à
l’une desdites épouses. À savoir Mme Jay.
— « Il faut reconnaître, ma chère, que ce mois d’octobre nous arrive
trop vite et nous fait des misères. Mais si, mais si, voyons, c’est sûr,
regardez Koo-Koo, mon joli perroquet chéri des Açores. C’est qu’il grelotte
dès qu’il ouvre l’œil le matin, ce petit cœur. Je n’aurais jamais dû
l’emmener à cette affaire de musique classique, l’autre soir, il aura pris un
coup de froid avec ce vent…»
— Arrête ! couina Mme Marquis, les deux mains sur la bouche.
— « Ah, je suis sûre qu’il a attrapé des engelures. »
— Oh ! Vilain garnement !
Ainsi récompensé, Artemus se rassit prestement avec un sourire satisfait.
Je laissai un court silence s’installer avant de m’éclaircir la voix pour
avancer d’un ton léger.
— Mme Jay a sûrement d’autres sujets de discussion, depuis quelque
temps.
— Mais quoi, par exemple ? demanda Mme Marquis, riant encore sous
cape.
— Eh bien, la mort de M. Fry, voyons. Celle de votre ami Ballinger,
aussi.
Alors : plus un mot. Que du bruit. Poe qui faisait craquer ses doigts ;
Artemus qui tapotait d’un doigt sur le bord de son assiette ; le croûton goulu
du docteur qui chassait un petit pois dans la sienne.
Puis un sourd ricanement de son épouse, laquelle renversa la tête en
arrière pour déclarer :
— Qu’elle reste à sa place et qu’elle ne s’imagine faire son enquête,
celle-là ! Toute ingérence féminine serait sûrement du plus mauvais effet.
— Oh, j’accepte l’aide de qui veut me la donner, dis-je. Et avec d’autant
plus de facilité que cela ne me coûte rien.
Poe affichait malgré lui l’ombre d’un sourire. Si ténu qu’il était
compromettant, pensai-je. Je décochai aussitôt un regard à Artemus, lequel,
souriant n’avait apparemment rien remarqué et s’amusait d’autre chose.
— Monsieur Landor, dit-il. Quand vous serez venu à bout de votre
mission officielle, j’espère que vous m’aiderez à résoudre une petite
énigme ?
— Une petite énigme ?
— Oui, et des plus étranges ! Pendant que j’assistais aux cours mardi,
quelqu’un a, semble-t-il, tenté d’entrer par effraction dans ma chambrée.
— Trop de gens dangereux sont encore en liberté, fit le Dr Marquis
d’une voie morne.
— Dangereux, père ? Je pense plutôt que certaines personnes ont des
manières un peu cavalières. (Artemus me sourit franchement.) Cela étant, je
ne vois pas de qui il pourrait s’agir.
— Tout de même, mon chéri, je te recommande la plus grande vigilance,
lui dit Mme Marquis. J’insiste.
— Oh, mère, c’était sans doute un de ces vieux tromblons qui n’ont plus
rien à faire de leur vie. Quelque ancien citadin, réfugié dans un cottage des
Highlands, un de ces individus qui vont lamper dans les tavernes peu
fréquentables de la région. Ne croyez-vous pas, monsieur Landor ?
Mme Marquis tressaillit ; Poe gigotait sur sa chaise ; l’air semblait
crépiter au-dessus de la table ; Artemus dut s’en rendre compte comme moi,
car il ouvrit des yeux plus grands que des soucoupes.
— Ah, mais vous êtes également propriétaire d’un cottage, monsieur
Landor ? Dans ce cas, vous voyez certainement de quelle sorte de personne
je veux parler.
— Artemus, grogna Lea, comme un avertissement.
— Vous avez peut-être près de vous des gens qui correspondent de près
à ma description.
— Assez ! hurla la mère.
Alors : plus rien. Nous la regardions tous maintenant, regardions,
impuissants, les commissures des lèvres s’enfoncer dans ses joues, les
veines saillir le long de sa gorge, ses poignets maigrelets se joindre en
tremblant.
— C’est intolérable ! cria-t-elle. Je ne supporte pas que tu parles comme
ça !
L’observant sans curiosité, Artemus répondit :
— Je ne comprends pas pourquoi vous vous emportez, mère.
— Oh non, bien sûr que non, tu ne vois pas ! M’emporter ? Et me laisser
emporter par l’Hudson aussi, hein, pourquoi pas ? Personne ne me suivrait,
emportée par les flots…
Et, pour la première fois, elle sourit à l’envers, la bouche dans son
assiette.
— … personne ne me suivrait, non, n’est-ce pas, Daniel ?
Ils se fixaient maintenant, mari et femme, avec une telle intensité que,
des trois mètres qui les séparaient, il ne restait plus rien. Puis, lentement,
avec un éclat noir dans l’œil, Mme Marquis leva son assiette au-dessus de sa
tête… et la lâcha. Un os de canard s’échappa, la compote de pommes
s’envola, l’assiette éclata en une douzaine de morceaux sur la nappe de lin
rouge.
— Ah ! Voyez ! La porcelaine ne se brise que si on l’approche du feu.
C’est ça, tiens ! Les bons principes d’Eugénie. (Sa voix montait dans les
aigus et elle se mit à frapper sur les fragments de l’assiette, comme pour les
punir.) Je lui en veux terriblement ! Comment peut-elle… et… elle n’est
même pas française ! Bon sang, impossible de trouver une servante
convenable, dans ce pays ! Et ça refuse de revêtir la livrée, et même que
cela soit vous, l’employeur ! Ah, cette fois, nous allons nous expliquer. Je
vais le dire clairement : on ne nous traite pas ainsi !
À notre grande surprise, sa chaise bascula en arrière ; notre hôtesse, déjà
debout, s’arrachait les cheveux et, sans laisser le temps de se lever à un seul
des gentlemen, elle sortit en titubant de la salle à manger, sa serviette de
table collée à sa robe. J’entendis un frémissement de taffetas… un
gémissement… des talons qui claquaient dans l’escalier. Puis tout redevint
silencieux et, l’un après l’autre, nous nous penchâmes sur nos assiettes.
— Vous voudrez bien pardonner mon épouse, dit le Dr Marquis à
personne en particulier.
Ce fut le seul commentaire. Sans aucune sorte d’excuse, d’explication,
ce qui restait du clan reprit couteau et fourchette et se remit à manger. Ces
choses-là ne les choquaient plus. D’innombrables autres dîners avaient
échoué sur le même banc de sable.
Poe et moi, en revanche, avions perdu tout appétit. Sans toucher nos
couverts, nous attendîmes que d’abord Lea finisse, puis Artemus, et enfin le
Dr Marquis, qui se leva et, après s’être distraitement curé les dents à l’aide
d’un canif, pencha la tête vers moi et dit :
— Monsieur Landor, serez-vous assez aimable pour m’accompagner
dans mon bureau ?
Le récit de Gus Landor
25

Marquis referma derrière lui la porte de la salle à manger et se pencha de


nouveau vers moi, l’œil agité, l’haleine chargée d’oignons et de whiskey.
— Ses nerfs, me dit-il. Elle est surmenée. À cette époque de l’année,
toujours. L’hiver, le froid. Le confinement. Vous comprenez, je suis sûr.
Il hocha la tête comme celui qui pense avoir fait son devoir, puis il
m’invita à le précéder dans son bureau – une pièce excessivement étroite,
qui sentait le caramel brûlé. Une seule chandelle se reflétait dans un miroir
au cadre autrefois doré. En haut de l’étagère centrale, Galien, hautain,
fronçait les sourcils. Dans une niche entre les deux autres, était accroché un
antique portrait à l’huile, représentant un clergyman en soutane noire. Juste
au-dessous, se trouvait un coussin – rêche, gris, moisi –, sur lequel était
posé un visage en camée, endormi par quelque intemporelle berceuse.
— Dites-moi, docteur, qui est cette charmante personne ?
— Enfin, bafouilla-t-il, c’est évidemment… mon épouse adorée.
C’étaient en effet les traits d’Alice Marquis qu’on avait confiés à
l’ivoire. Le visage que j’avais vu ce soir, plus de vingt ans après, s’était à
peine relâché. On aurait pensé que, plus qu’autre chose, le temps l’avait
tendu, de sorte que les yeux liquides, ronds, gais, que j’avais devant moi
s’étaient figés pour devenir ceux de tout à l’heure, comme la pâte devient
pain.
— Elle ne fait pas grand cas de sa beauté, n’est-ce pas ? dit le médecin.
Il lui manque cet amour-propre qui est pourtant, comme vous le savez, si
féminin. Ah, mais je ne vous ai pas montré mes monographies !
Enfonçant prestement une main dans l’étagère, il en extirpa une pile de
feuillets jaunis qui relâchèrent dans l’air une poussière poivrée.
— Non, non, s’amusait-il, cela n’est pas rien ! Essai inaugural sur les
phlyctènes et vésicules, qu’on appelle plus communément des ampoules.
Que le Collège des médecins et chirurgiens m’avait prié de leur présenter.
J’en ai une autre sur les fistules anales, qui a fait forte impression à
l’université de… et, ah, mais voilà celle qui a fait ma renommée – toutes
proportions gardées, bien sûr : Des remèdes couramment utilisés pour
soulager la fièvre jaune, également dénommée vomito negro.
— Vos spécialités sont nombreuses, docteur. Vous m’en voyez
impressionné.
— Oh, c’est comme ça qu’il fonctionne, ce bon vieil encéphale. Je glane
ici et là. Mon modus operandi, quoi. Mais ce qu’il faut vraiment que je vous
montre, monsieur Landor, ce sont mes observations sur les recherches du
Dr Rush en matière de maladies mentales. Publiées par le New England
Journal of Medicine and Surgery.
— Voilà qui me passionnerait.
— Vraiment ?
Il faisait une curieuse grimace, comme s’il peinait à me croire. Peut-être
étais-je le premier être humain à exprimer le désir de les consulter, ces
observations.
— Eh bien, elles sont… ah, mais non… c’est que… il me semble les
avoir feuilletées avant de m’endormir, hier soir. Puis-je aller les chercher ?
— J’y tiens.
— Vous êtes sûr ?
— Certain ! Je vais même vous accompagner, si ma présence ne vous
dérange pas.
Il en resta bouche bée, et tendit une main devant lui.
— Mais avec joie, vous me faites un… tel honneur.
Oui, c’est qu’un peu de gentillesse ouvrait de grands horizons, chez ce
Dr Marquis. Je me rappelle le claquement régulier de ses bottes dans
l’escalier –, qui se répercuta dans toute la maison, une de ces demeures que
l’État vous construit à peu de frais. Où ce qui se passe dans une pièce finit
par appartenir à toutes.
Ce qui implique que, depuis son poste de guet de la salle à manger,
Artemus pouvait suivie le bruit de nos pas, savoir exactement à quel
moment nous atteindrions le premier étage. Mais devinerait-il que son père
omettrait de se munir d’une chandelle ? Que le seul éclairage visible depuis
le palier serait celui d’une veilleuse, fixée haut sur le mur d’une petite pièce
aux volets fermés ? Curieux univers que celle-ci, d’ailleurs, figé, desséché,
meublé seulement d’une pendule murale (aux aiguilles arrêtées à trois
heures douze), et des contours indistincts d’un simple lit en cuivre au
matelas nu.
— La chambre de votre fils ? demandai-je de ma voix la plus aimable.
Le bon docteur confirma.
— Une chance que n’ont pas tous les autres. Un abri sûr hors du tohu-
bohu de l’Académie.
— À vrai dire, répondit-il en se grattant la joue, il n’y dort que pendant
ses congés. C’est tout à son honneur. Artemus m’a dit un jour : « Père, si
l’on m’admet à West Point, je vis à West Point. Un soldat ne rentre pas se
coucher le soir chez ses parents. Je veux être traité comme les autres
élèves. »
Marquis se frappa la poitrine en souriant :
— Eh, combien de pères ont la chance d’avoir cette sorte de fils ?
— Peu, en effet.
Une fois de plus, il se pencha vers moi ; une fois de plus, ces acides
relents d’oignon.
— Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur Landor, comme j’ai le
cœur… en joie de le voir devenir un homme. Pas le portrait de son père,
non. Il est fait pour commander, lui, cela crève les yeux. Oui, bien, mais
nous cherchions cette monographie, n’est-ce pas ? Par ici, je vous prie.
Sa propre chambre à coucher se trouvait au fond du couloir. Il s’arrêta –
s’apprêta à frapper –, replia son bras.
— J’avais oublié, murmura-t-il. Ma chère épouse doit se reposer. Je vais
entrer sur la pointe des pieds. Si vous voulez bien m’attendre…
— Mais je vous en prie, docteur, prenez votre temps.
À peine referma-t-il la porte derrière lui que, en trois bonnes enjambées,
je regagnai la chambre d’Artemus où je me cachai. Je décrochai la veilleuse
du mur et, à toute vitesse, j’étudiai le sommier, passai une main sous le
matelas et derrière la tête de lit. La petite lampe à la main, j’examinai les
vestiges de l’enfance, négligemment éparpillés – ce qui m’étonna – sur le
plancher : deux patins de luge, une figurine de cire représentant un homme
avec des clous de girofle à la place des yeux, un cerf-volant rectangulaire
aux armatures brisées, et un vieux manège miniature à manivelle.
« Pas ici. » Je le savais, de toute façon. « Pas ici. » Ma lanterne de
fortune, suivant en quelque sorte le fil de mes pensées, éclaira alors la
penderie à l’autre bout de la pièce.
La penderie. Quel meilleur sanctuaire pour d’intimes secrets ?
Cette autre porte révélait une obscurité si profonde que la veilleuse peina
à la trouer. Des odeurs de bergamote, de frangipane, effleurèrent mes
narines et, comme entortillée autour de celles-ci, une âcre et doucereuse
naphtaline. Puis il y eut un frémissement de satin, d’organdi, de taffetas,
figés par le froid.
Cette penderie servait d’entrepôt à quelque garde-robe féminine inusitée.
Il était fort logique de la conserver là, mais compte tenu des circonstances,
je ne pus m’empêcher d’y voir une nouvelle facétie d’Artemus. (N’avait-il
pas reconstitué mon itinéraire, d’un œil distrait sur le plafond ? Ne savait-il
pas précisément où j’étais arrivé ?) Irrité, j’étendis brusquement un bras et,
à ma grande surprise, ne trouvai ni mur ni rien qui me fasse obstacle.
Derrière, c’était encore l’obscurité.
La veilleuse à la main, je me glissai entre cette masse de frusques et
débouchai dans un espace libre, noir, en forme de losange et où l’air brûlait
Pas d’odeur, pas de formes vestimentaires. Un peu plus – ou un peu moins –
que le vide. Je n’eus qu’à faire un nouveau pas pour que mon front heurte
doucement quelque chose, et je compris ce que c’était : une tringle
horizontale. Sans rien dessus.
Presque sans rien dessus. Courant sur toute sa longueur, mes mains
s’arrêtèrent sur un cintre en bois… tâtonnèrent sur un col plissé…
devinèrent la toile rêche de l’épaule… puis, dessous, une surface laineuse,
humide, divisée en segments.
J’empoignai l’habit, le dégageai et l’éclairai.
C’était un uniforme. Un uniforme d’officier.
Un vrai, ou une très bonne reproduction. Pantalon bleu à passepoil
doré – tunique de même couleur à dessins d’or. Et là, sur l’épaule (je
rapprochai la veilleuse), un rectangle de tissu déchiré, presque invisible. Où
un galon avait jadis été cousu.
Je pensai aussitôt – évidemment 1 – au mystérieux officier qui avait
convaincu Cochrane d’abandonner le corps de Leroy Fry. Au même instant,
ma main, auscultant la tunique, sentit comme une tache épaisse sur le
devant, juste au-dessus de la poitrine : une espèce de substance, vaguement
collante, légèrement râpeuse. Je passai le doigt dessus, et j’allais examiner
celui-ci à la lumière quand j’entendis un bruit de pas.
Quelqu’un venait d’entrer dans la chambre.
D’un souffle, j’éteignis la lanterne. Je restai là, dans l’obscurité moite de
la penderie, l’oreille tendue vers l’invisible présence… qui fit un pas de
plus… encore un…
Et s’arrêta.
Plus rien. J’en étais réduit à attendre. Attendre la suite…
… qui se présenta sous forme d’un nouveau bruit – déchirant le mur de
vêtements devant moi. Le bruit s’étant métamorphosé en chose, une chose
qui, effleurant ma cage thoracique, avait transpercé ma redingote et venait
de la clouer au mur.
Ah, oui. L’accessoire qui manquait à l’uniforme : un sabre.
Au début, il était en quelque sorte plus aisé de sentir sa présence que de
le voir. Toutefois la lame en acier biseauté était si effilée que l’air
s’entrouvrait devant elle comme une paire de rideaux.
J’avais beau me débattre, j’étais prisonnier de ma redingote. Je retirai un
bras d’une manche, puis l’autre. Alors la lame se détacha du mur… pour
revenir aussitôt vers moi, plus rapidement encore que la première fois.
L’esquivant, je la vis frapper le mur à l’endroit, exactement, où mon cœur
se trouvait une seconde plus tôt. Quant à ma redingote, elle encaissait un
coup mortel.
Oui, j’aurais pu crier. Mais je savais ma voix emprisonnée, comme moi,
dans cet espace clos. Elle n’en sortirait pas. Oui, j’aurais pu aussi me jeter
sur l’agresseur. Mais la barricade de toilettes féminines qui me protégeait
réduisait ce dernier au rang de simple possibilité. La moindre erreur
d’appréciation me mettant plus encore à sa merci que je ne l’étais déjà. La
réciproque était d’ailleurs vraie : il ne pouvait se ruer sur moi sans perdre
l’avantage.
Les règles étant fixées, notre petit jeu allait commencer.
La lame se retira… chargea à nouveau… Dzoïng ! lui répondit le mur
alors qu’elle arrachait un carré de plâtre au niveau de ma hanche droite.
Une seconde plus tard, elle jaillissait encore, sondant l’obscurité à la
recherche d’un bout de chair.
Et moi ? Je m’agitais, Lecteur, je m’agitais. Me baissais, me relevais, me
décalais – cible mouvante offerte aux estocades. Dans ma désolation,
toutefois, je m’efforçais d’anticiper la volonté qui animait cette arme.
Le cinquième coup rata mon poignet de peu. Le septième se faufila
comme le vent entre les poils de mon cou. Le dixième échoua sous mon
épaule droite, au niveau des côtes.
Ça allait de plus en plus vite – l’exaspération, certainement, causée par
tant d’occasions manquées. On ne cherchait plus à me tuer, proprement,
nettement, on se résignait à m’estropier. La lame descendait peu à peu,
centimètre par centimètre, oubliant la région de mon cœur pour assaillir
mes jambes. Mes jambes qui, par conséquent, dansaient le quadrille des
Highlands, dansaient pour me sauver la vie.
Cette danse, je le savais, ne pourrait se prolonger indéfiniment Mes
poumons auraient beau vouloir m’alimenter en oxygène, il n’y en aurait
bientôt plus assez dans ce réduit Ce ne fut donc ni par stratégie, ni dans
l’espoir d’un sursis, mais par épuisement pur et simple que je m’effondrai
par terre.
Allongé sur le dos, je voyais la pointe d’acier qui achevait de dessiner
ma silhouette sur le plâtre. Noyé dans mes sueurs froides, je la regardais qui
s’approchait encore. J’avais l’impression qu’on prenait mes mesures –
qu’on ajustait les dimensions de mon cercueil.
Mes yeux se fermèrent malgré moi lorsque, une fois de plus, elle revint
en rugissant, lorsque, une fois de plus, le mur lâcha un cri de protestation.
Et puis… le silence.
J’ordonnai à mes paupières de daigner s’ouvrir, et découvris la lame,
précisément trois centimètres au-dessus de mon œil gauche. Non pas figée,
mais… soumise à des torsions, des secousses furieuses… et elle restait
plantée.
Je compris ce qui s’était passé. La force du coup l’avait fichée, coincée
dans la maçonnerie.
C’était ma dernière, ma seule chance. Me glissant sous l’arme blanche,
je détachai une des robes de la tringle, l’enroulai autour de la lame, et
commençai à tirer. Opposant ma force, ou celles qui me restaient, à
quiconque se trouvait à l’autre bout.
Nous fîmes un instant jeu égal. Pourtant mon adversaire, cramponné au
pommeau, aurait forcément le dessus. Moi, je n’avais que mes mains nues,
et elles faisaient ce qu’elles pouvaient. Pendant de longues secondes, nous
luttâmes ainsi dans le noir – invisibles l’un de l’autre, mais non moins
présents.
La lame finit par se détacher du mur. Libérée de son carcan, elle redevint
l’instrument de l’autre volonté, aveugle, et m’échappa peu à peu… Mes
doigts, mes poignets, mes bras peinaient, fatiguaient… et j’aurais lâché
prise si je n’avais eu cette pensée, qui résonnait dans ma tête comme un
glas : « Si je cède maintenant, je suis foutu. »
Donc je m’accrochai, malgré la douleur qui crépitait dans mes membres,
malgré mon cœur qui se délayait dans mes poumons. Et je tins bon.
Mais au moment où je me crus irrémédiablement perdu, toute résistance
s’évanouit de l’autre côté, et la lame, comme morte, se coula dans mes
mains meurtries telle une offrande du Ciel.
Abasourdi, je ne la quittais plus des yeux, prêt à la voir reprendre vie
d’un instant à l’autre. Mais non. Je restai immobile une minute entière à la
considérer, refusant de la poser, incapable de m’en défaire.
Le récit de Gus Landor
26

L’uniforme sous le bras, traînant la veilleuse et ma redingote derrière


moi, je franchis dans l’autre sens l’épaisse barrière de vêtements. Me
retrouvant dans la semi-obscurité fraîche de la chambre d’Artemus, j’y
cherchai les marques d’un éventuel remue-ménage. En vain : pas une
éraflure sur les murs, pas de d’aces de sang. Pas d’autre bruit que mes
halètements – et celui de ma sueur qui gouttait sur le plancher.
— Monsieur Landor.
Je le reconnus à la voix. Debout dans l’ombre devant la porte, sans
chandelle à la main, il aurait pu passer pour son fils. Sans savoir à quel
témoignage me fier – celui de mes yeux ou celui de mes oreilles – j’hésitai
un court instant.
— Je suis tout à fait navré, docteur, j’ai déchiré ma gabardine, voyez-
vous. (Penaud, je montrai celle-ci par terre, dans un delta de lumière.) Alors
je me suis permis d’en emprunter une à Artemus.
— Mais votre gabardine est…
— Oui, joli travail, hein ? Tout de même, ajoutai-je en brandissant
l’uniforme, j’aurais mauvaise conscience à me faire passer pour un soldat.
Je n’ai d’ailleurs jamais porté les armes…
Bouche bée, Marquis approcha, sans quitter le costume des yeux.
— Mais, dit-il, ça doit être celui de mon frère !
— Votre frère ?
— Oui, mon frère Joshua. Il est mort peu après la bataille de Maguaga.
De la grippe, ce petit malin. Cet uniforme est tout ce qui nous reste de lui.
S’agenouillant, il caressa longuement le tissu, puis il frotta ses doigts les
uns contre les autres sous son nez.
— C’est curieux, dit-il, le bleu a perdu de sa fraîcheur, les épaulettes
sont un rien démodées, mais sinon… Eh, on pourrait croire qu’il est neuf,
non ?
— Je me faisais la même remarque, répondis-je. Ah, mais… voyez ? Il
manque le galon, là.
— Il n’y en a jamais eu, dit-il en fronçant les sourcils. Joshua n’a pas
dépassé le grade de sous-lieutenant.
Les sourcils remontèrent d’un bon centimètre, pendant qu’un filet d’air
s’échappait des narines.
— Quelque chose vous fait rire, docteur ?
— Oui, euh… je repensais à Artemus, quand il se promenait dans la
maison avec cet uniforme.
— Tiens donc ?
— Oh, il n’était pas plus haut que trois pommes, à l’époque. Il fallait
voir ça, monsieur Landor. Les manches étaient trop longues d’au moins
trente centimètres. Et le pantalon, donc ! Il le traînait pratiquement derrière
lui, c’était à se tordre ! (Il me fit une grimace en biais.) Oui, je sais, j’aurais
dû le prier d’avoir plus d’égards pour l’armée américaine, mais où était le
mal, vraiment ? Il n’a pas connu Joshua, voyez-vous, et ce n’est pas parce
qu’on s’amuse avec l’habit qu’on ne respecte pas la fonction, et…
— Une fonction qui est aussi la vôtre, en quelque sorte ? Pas très flatteur
pour vous ?
— Oui, oh… Enfin, peut-être. Il ne… il ne tient pas beaucoup de moi,
Artemus. Tant mieux pour lui, hein ?
— Vous êtes trop modeste, cher monsieur. Après vous avoir vu exercer
toutes ces années, il a bien hérité d’un peu de votre talent ?
Les lèvres gercées se tordirent d’un côté.
— Peut-être, oui, c’est possible. Je dois reconnaître qu’à l’âge de dix
ans, il connaissait par cœur le nom de tous les os et de tous les organes.
Savait déjà se servir d’un stéthoscope. M’a même aidé une ou deux fois à
réduire des fractures. Mais je ne pense pas que cela l’inté…
— Au nom du Ciel ?
Aucun doute, maintenant, sur l’identité de la personne qui, une
chandelle à la main, se dressait devant la porte. La flamme accusait le relief
de ses traits d’oiseau, transformait ses yeux en d’insondables abysses. Alice
Marquis.
— Chérie ! s’exclama son mari. Déjà remise ?
— Oui, une erreur de mes sens abusés. Je craignais une de ces migraines
épouvantables, mais un peu de repos y a suffi, apparemment, et me voilà
tout à fait rétablie. Daniel, je vois que vous enquiquinez M. Landor avec
vos publications. Veuillez rapporter cela où vous l’avez trouvé, et vous,
monsieur Landor, posez-moi quelque part cette tunique ridicule, je suis sûre
que cela ne vous ira pas. Et aurez-vous l’obligeance de m’accompagner en
bas, avant que les autres se demandent où nous avons disparu ? Oh, et,
Daniel, modérez le feu dans la cheminée, voyez comment notre invité
transpire dans cette chaleur !

Deux mètres nous séparaient de la porte du salon quand nous


entendîmes s’élever quelques notes de piano-forte, suivies par des pas
cadencés et un début de rire, aigu et étouffé. On riait ! Par quel miracle ?
Nous dûmes cependant constater l’évidence. Lea, au clavier, venait
d’entamer un quadrille, tandis que Poe et Artemus marchaient en cadence et
en se balançant de droite et de gauche. Et de pouffer, et de s’esclaffer, et de
s’égayer. Comme des anges.
— Oh, Lea, laisse-moi jouer ! s’écria Mme Marquis.
Cette simple injonction suffit. Lea quitta son siège et, rejoignant aussitôt
la petite colonne, plaça ses mains sur la taille d’Artemus et se balança au
même rythme. Fièrement perchée sur le tabouret du piano, Mme Marquis
commença à marteler une valse récemment importée de Vienne, qu’elle
jouait deux fois trop vite, avec une virtuosité effrayante.
Moi, j’étais là à sourire, sans ma redingote, mouillé sous ma chemise, et
à me dire : « Ici se trouve celui ou celle qui a tenté de me tuer : qui est-
ce ? »
Les notes se succédaient toujours plus vite, les bottes malmenaient le
plancher, les rires fusaient de partout – même le Dr Marquis, se laissant
prendre par l’hilarité générale, essuyait une petite larme au coin de son œil.
Soudain l’amertume concentrée dans cette pièce une demi-heure plus tôt
n’était qu’un lointain souvenir, et j’en étais presque à me demander si je
n’avais pas rêvé l’épisode de la penderie.
Curieusement, Mme Marquis renonça à son rôle de boute-en-train aussi
soudainement qu’elle se l’était attribué. Elle plaqua un accord discordant
dont les dissonances, figeant tout le monde, se réverbérèrent aux quatre
coins du salon.
— Veuillez me pardonner, dit-elle, se levant et lissant sa jupe. Je suis
décidément une piètre maîtresse de maison ! M. Landor, qui en a
certainement assez de m’entendre massacrer cette valse, préférerait
sûrement que Lea me remplace…
Lea – deux syllabes qu’elle étirait outre mesure…
— … Leee-aaaa ? Nous feras-tu l’honneur d’une chanson ?
S’il y avait bien une chose dont l’intéressée n’avait pas envie, c’était
cela : chanter. Elle tenta par tous les moyens de s’y dérober, mais sa mère
ne voulait rien savoir. Mme Marquis alla jusqu’à saisir les poignets de sa fille
et la tirer par à-coups, sans ménagement.
— Tu te fais prier, n’est-ce pas ? Fort bien. Dans ce cas, à genoux,
messieurs ! Nous allons l’implorer.
— Mère !
— Des ronds de jambe, alors ? Des courbettes ? Des salamalecs ?
— Non point, fit Lea, tête baissée. Ton plaisir sera le mien…
Mme Marquis répondit par un petit rire de nacre.
— À la bonne heure ! Je dois quand même vous prévenir que les goûts
musicaux de ma fille sont un rien tristes et surannés. Je me permets donc de
suggérer un air tiré du Lady’s Book16 .
— Je crains que M. Poe ne…
— M. Poe sera ravi, n’est-ce pas, monsieur Poe ?
— Ce que Mlle Marquis nous fera la faveur d’exécuter sera un
enchantement pour…
Elle le coupa d’un geste brusque de la main.
— Je m’en serais doutée ! Allons, ne nous fais pas languir un instant de
plus, Lea.
À voix basse, quoique perceptible dans un rayon de cinq mètres, elle
ajouta :
— M. Landor sera ravi lui aussi.
Lea m’étudia alors. Ah oui, elle me dévisagea avec toute l’attention qui
lui avait jusque-là fait défaut. Puis elle plaça la partition sur le pupitre. Prit
place sur le tabouret. Un dernier regard à sa mère – impossible à déchiffrer :
cela n’était ni une supplique, ni de la résistance… peut-être de la curiosité ?
Ou se demandait-elle tout simplement ce qui allait se passer ?
Elle s’éclaircit la voix, commença à jouer. Et à chanter :

Beau Soldat, ne serais-tu qu'une foucade ?


À qui porteras-tu l’estocade ?
Je t’entends au lever du jour
Contre mon cœur battre tambour
Et ra-ta-ta, et ra-ta-ta-ta…

Mme Marquis avait-elle vraiment déniché ça dans le Lady’s Book ?


Curieux. C’était une sorte de chanson qu’on aurait entendue, bien des
années plus tôt, à l’Olympic Theatre, entre un numéro de ballerines
françaises et un autre de comiques grimés au bouchon de liège brûlé. Elle
aurait été interprétée par une Magdalena, ou une Delilah, qu’on aurait
parées de plumes d’autruches à perles bleues, voire, plus osé, d’un costume
de marin. Elles auraient eu les joues aussi rouges que la bouche, les genoux
plus rouges encore, avec des yeux barbouillés de khôl, aussi aguichants
qu’enlaidis.
Au moins Delilah s’y serait-elle donnée avec un peu d’enthousiasme. Je
crois que les galériens d’antan travaillaient avec plus de zèle que Lea n’en
montrait, plantée droite sur son tabouret, les bras plus raides qu’un canon de
fusil. Une fois, une fois seulement, ses mains quittèrent le clavier, comme
prêtes à arrêter. Mais elle se ravisa (ou quelqu’un d’autre la décida), et elle
reprit derechef :
Avec tes ra,
Avec tes ta,
Avec tes ra-ta-ta…

Comme Poe l’avait justement remarqué, Lea était contralto, mais elle
forçait sa voix dans les aigus, de sorte qu’en atteignant les limites de sa
tessiture, cela n’était plus qu’un filet brumeux, un souffle de buée entre ses
lèvres serrées, difficilement audible et pourtant obstiné. Rien ne la ferait
tout à fait taire.

Et ra-ta-ta,
Et ra-ta-ta,
Et ra-ta-ta-ta…

À cet instant, je crois bien avoir pensé aux oiseaux de Pawpaw, à leurs
stridences dans leurs cages de fer. Que n’aurais-je donné – que n’aurions-
nous donné tous, sans doute – en échange de la clef desdites cages. Mais les
couplets se succédaient (il est toujours plus aisé d’invoquer la marée que de
l’endiguer) et, soudain, la voix de Lea bascula. Ses doigts semblaient
animés d’une énergie fantasque, elle commença à fouailler les touches et, à
chaque nouveau coup de fouet, une note quittait la mesure – pour retomber
dans la suivante. Éreinté par ce martèlement, le piano lui-même parut sur le
point de protester, et cependant Lea continuait :

Avec tes ra,


Avec tes ta…

Pour la première fois de la soirée, Poe regardait ailleurs, comme si sa


bien-aimée se trouvait dans le couloir. Artemus malaxait ses joues du bout
des doigts. Quant à Mme Marquis, l’instigatrice de tout cela, elle était transie
de plaisir – ou peut-être d’angoisse. Ses yeux jetaient des éclairs à la ronde.
Sa gorge ondulait sous d’incessantes déglutitions. « Bon Dieu, pensai-je, je
vous en prie…»

Beau Soldat, ne serais-tu qu'une foucade ?


À qui porteras-tu l’estocade ?

Lea chanta trois fois le refrain, le récital dura quatre minutes environ, au
bout desquelles nous nous dressâmes tous, en frappant dans nos mains
comme si notre vie en dépendait. Mme Marquis applaudit plus fort que tout
le monde ; ses pieds dansaient la tarentelle ; et sa voix jaillit avec tant de
violence que son mari dut se mettre un doigt dans l’oreille.
— Oh oui, ma chérie, oui ! criait Alice. N’est-ce pas ? Je regrette
seulement – et je n’en dirai pas plus, plus jamais je n’aborderai le sujet – je
regrette seulement qu’il te manque un peu de cœur quand tu atteins le fa et
le sol. Il ne s’agit pas de monter, mais de s’élancer. (Son bras fendit l’air
comme un sabre.) Ce n’est pas une ascension, plutôt une excursion… dans
ces sonorités-là. Je t’ai déjà expliqué, Lea.
— S’il te plaît, Alice… dit le docteur.
— Pardon, ai-je dit quoi que ce soit de déplacé ?
Comme il ne répondait pas, elle posa un œil interrogateur sur chacun de
nous avant de le braquer sur sa fille.
— Ma chérie, il ne faut rien me cacher. Ai-je été blessante en quelque
manière ?
— Non, lâcha froidement Lea. Je te l’ai déjà dit. Il en faudrait beaucoup
plus pour m’atteindre.
— Eh bien, dans ce cas, pourquoi nous abandonner à la tristesse ?
Pourquoi nous réunir si c’est pour se morfondre ?
Elle recula d’un pas. Les larmes lui montaient aux yeux.
— Et la neige est si belle au clair de lune, poursuivit-elle. Qu’est-ce qui
nous empêche d’être heureux, puisque nous sommes ensemble ?
— Nous sommes heureux, mère, affirma Artemus.
Il n’y avait rien de spécialement gai dans sa voix. C’était le bourdon de
l’obligation, qu’il sonnait pour la millième fois. Cela suffit cependant à
raviver l’humeur de Mme Marquis, qui se révéla alors une infatigable
meneuse de jeux : de dames, de mimes et de devinettes, un vrai tournoi.
Elle exigea ensuite que nous nous bandions les yeux pour goûter le gâteau,
afin de deviner quels arômes Eugénie (la si douce Eugénie !) y avait
dissimulés. Puis ce fut les truffes au chocolat, et nous revînmes au salon, et
le Dr Marquis, pas mauvais musicien lui-même, s’assit au piano-forte où il
interpréta un mélancolique Old Colony Times, tandis qu’Artemus et Lea,
tendrement enlacés, oscillaient en mesure – sous le regard de Poe, assis sur
l’ottomane, qui les contemplait tel un couple de condors… et alors
Mme Marquis daigna de nouveau me prêter attention.
— Monsieur Landor, êtes-vous vraiment repu ? C’est sûr ? Ah, je m’en
félicite. Auriez-vous l’obligeance de vous asseoir près de moi ? Je suis si
contente que vous ayez pu venir. Dommage que Lea ne soit pas au mieux de
sa forme. Je vous promets que, la prochaine fois, vous ne serez pas déçu.
— Je… je ne saurais…
— Mais oui, bien sûr, vous êtes un homme si bien élevé. Je m’étonne au
plus haut point, monsieur Landor, que vous ayez échappé aux intrigues
depuis votre arrivée à West Point…
— Aux intrigues ?
— O-ho ! Comme si je ne connaissais pas la gent féminine ! Ses
manœuvres sont responsables de plus de massacres que toutes les cavaleries
du monde. Il s’est trouvé au moins une de ces épouvantables femmes de
militaire pour vous présenter une de leurs abominables filles ?
— Elles n’ont… Je ne…
— Certes, si leur progéniture valait ma Lea, on ne les arrêterait pas.
Comme vous le savez, Lea est depuis toujours considérée comme la fiancée
idéale. Elle n’aurait pas été si exigeante, elle aurait eu, oh, des tas de…
seulement, vous savez, avec ces idées qu’elle a en tête, je pense depuis
longtemps qu’elle serait beaucoup mieux avec un homme d’un certain,
disons… discernement. Un homme doux, persuasif, qui sache lui faire
comprendre quelle place lui revient dans la vie.
— Je croirais volontiers votre fille capable d’estimer toute seule…
— Bien sûr ! piailla-t-elle comme un des oiseaux de Pawpaw. Moi aussi,
bien sûr, je disais cela à son âge. Et voyez où j’en suis ! Non, monsieur
Landor, une mère a toujours raison à ce sujet. Voilà pourquoi, dès que j’en
ai l’occasion, je lui rappelle : « Il te faut un homme plus âgé. Un veuf, par
exemple, sur qui jeter ton dévolu. »
Ce disant, elle se pencha et tapota – deux fois – sur mon bouton de
manchette.
Ce simple geste. Il n’en fallait pas plus pour que je me retrouve dans la
cage, les barreaux soudain refermés sur moi, et j’aurais beau roucouler tant
que je voudrais, adieu la liberté.
C’était le dernier acte de la farce. Comme d’habitude, Mme Marquis avait
parlé assez fort pour que tout le monde l’entende. Voilà qu’ils me
regardaient tous de l’autre côté des barreaux : Artemus, de son œil vide
caractéristique, Lea, les paupières et les lèvres sèches, et le première année
Poe, les joues rouges comme après une gifle, la bouche cramoisie par
l’outrage.
— Daniel ! crissa Alice Marquis. Faites chercher du champagne ! Que
j’aie de nouveau vingt ans !
Pour quelque raison, je baissai la tête à cet instant et aperçus mes mains,
notamment celle qui avait recueilli un peu de ce résidu cuivré et granuleux,
collé sur le vieil uniforme d’officier dans la penderie d’Artemus. La peau de
mon doigt l’avait conservé, comme l’ambre conserve les vieux insectes.
Du sang, évidemment. Que vouliez-vous que ce soit ?
Le récit de Gus Landor
27

Le 6 décembre 1830

J’en étais là, Lecteur. J’étais parti chez les Marquis dans l’espoir de
résoudre un mystère, j’en revenais avec trois.
À commencer par celui-ci : qui avait essayé de me tuer dans la
penderie ?
Seuls Artemus et le Dr Marquis auraient eu la force de manier un sabre
avec cette précision. Cependant tous deux étaient, pour autant que je sache,
retenus ailleurs : le docteur s’occupait de sa femme, son fils était en bas au
salon. Il était quasiment impossible que quelqu’un soit entré dans la maison
sans se faire remarquer. Alors qui ? Qui voulait me priver des parties les
plus tendres de mon anatomie ?
Le deuxième mystère était celui-ci : si l’uniforme était bien celui
qu’avait vu le soldat Cochrane un mois et demi plus tôt devant la salle B-3
de l’hôpital – et je n’en doutais pas –, alors qui le portait ce soir-là ?
Artemus, bien sûr, venait le premier à l’esprit. Et donc, le lendemain de
ce dîner, je demandai au capitaine Hitchcock de le convoquer, sous le
prétexte fallacieux de recueillir son témoignage au sujet de l’effraction dont
il avait été victime. Tandis qu’ils conversaient aimablement, Cochrane se
tenait dans la pièce à côté, l’oreille collée contre la porte. Une fois
l’entretien terminé, et Artemus reparti, le soldat admit, la bouche tordue,
que c’était peut-être la voix qu’il avait entendue, mais qu’il avait bien pu
l’entendre ailleurs, et que finalement cela pouvait aussi être celle d’un autre.
Bref, nous n’étions guère avancés, même si Artemus restait notre
premier candidat. Mais n’avais-je pas de mes yeux vu à quel point son père
lui ressemblait dans le noir ? Et il y avait encore un écueil. D’après ce que
rapportait Poe dans son dernier compte rendu, je savais que Lea Marquis
était capable de se travestir avec succès.
Tout concourait à ajouter au malaise dont j’étais déjà la proie, à cette
sensation que la famille Marquis n’avait pas de centre – pas de nord
magnétique, pour ainsi dire. En consultant ma boussole intérieure, je
trouvais, par exemple, l’aiguille pointée sur Artemus… mais alors je le
revoyais, soumis et docile, exaucer le moindre souhait de sa mère, avec cet
air de résignation contenue qu’il affichait toujours en sa présence.
Bien, laissons dans ce cas l’aiguille indiquer Alice Marquis. Certes, elle
savait influencer le cours d’une soirée, mais sans dépasser certaines limites,
n’est-ce pas ? Et Lea lui avait tenu tête, à sa manière, même dans la façon
dont elle avait cédé. Quelles conclusions en tirer ?
Lea, maintenant. Essayons Lea. L’aiguille ne restait pas longtemps sur
elle non plus. En définitive, chaque fois que je repensais à cette jeune
personne, j’avais aussitôt à l’esprit l’image de quelqu’un qu’on menait aux
lions.
J’en arrivais au troisième mystère : pourquoi Mme Marquis tenait-elle
tant à refiler sa fille à un vieux trumeau de mon espèce ?
Lea était encore parfaitement mariable. Trop âgée, certes, pour un élève
de l’Académie, mais au dire de tous, elle n’en avait jamais voulu.
Cependant, n’y avait-il pas pléthore d’officiers célibataires ? Désœuvrés
dans leurs chambrées ? N’avais-je pas même perçu un soupçon de désir
contrarié dans les propos du capitaine Hitchcock, alors que nous parlions
d’elle ?
De tous ces mystères, celui-ci était le seul à tolérer une solution. Car, si
Lea était bien atteinte de ce que je croyais, ses parents avaient peut-être fini
par la considérer comme une marchandise avariée, bonne à confier au
premier prétendant venu. Et n’était-ce pas, en quelque sorte, une bonne
nouvelle pour Poe ? Personne n’étant mieux que lui disposé à l’épouser
pour le meilleur et surtout pour le pire.
Il occupait donc mes pensées lorsqu’il se présenta à ma chambre d’hôtel.
Et se présenta, dois-je dire, comme un candidat à un examen. C’est que, la
plupart du temps, voyez-vous, il n’avait qu’une chemise et un gilet sous sa
tunique ; ce soir, il était en grande tenue, portait l’épée et le baudrier. Au
lieu d’entrer timidement, comme à l’accoutumée, il fit deux grandes
enjambées jusqu’au milieu de la pièce, ôta prestement son shako et
s’inclina.
— Landor, je vous présente mes excuses.
Avec un demi-sourire, je me raclai la gorge et répondis :
— C’est fort louable de votre part, Poe. Mais puis-je savoir…
— Oui ?
— … de quoi vous vous excusez ?
— Je suis coupable de vous avoir prêté d’indignes intentions.
Je m’assis sur le lit. Me frottai les yeux.
— Ah, dis-je. Oui. Lea.
— Pour ma défense, Landor, il faut reconnaître que Mme Marquis vous a
fait hier soir certaines confidences plutôt déconcertantes. Et j’avais cru
comprendre – à tort, cela va sans dire – que vous vous en félicitiez… peut-
être même que vous confirmiez ses vues.
— Enfin, comment aurais-je…
— Non, je vous en prie. (Il leva la main.) Ne me faites pas l’affront de
vous justifier. Ce serait parfaitement inutile, d’ailleurs. Vous, épouser Lea ?
Ou même lui faire la cour ? Quiconque possède un grain de cervelle en
verrait toute l’absurdité.
Ah. Toute l’absurdité. Eh bien, n’étant pas dépourvu non plus de
prétentions viriles, je faillis me vexer. Pourtant, n’avais-je pas moi-même
reconnu le caractère grotesque de la chose ?
— Donc, je suis navré, vieille tortue, dit Poe, mais…
— C’est évident.
— Vous êtes sûr ?
— Certain.
— Bon. C’est tout de même un soulagement. (Avec un petit rire, il jeta
sa casserole sur le lit et se passa une main sur le front.) Me voilà libéré d’un
poids, alors si nous passions aux choses sérieuses ?
— En effet, pourquoi pas. Si vous commenciez par me montrer le poulet
de Lea ?
Ses paupières flottèrent comme des ailes de mites.
— Le poulet ? dit-il platement.
— Celui qu’elle a glissé dans votre poche pendant que vous enfiliez
votre cape. Vous ne vous en êtes sans doute aperçu qu’une fois rentré dans
vos quartiers.
Il posa une main sur sa joue, laquelle rosit sensiblement.
— Ce n’est pas un… Poulet n’est sûrement pas le mot qui…
— Oh, peu importe comment vous l’appellerez. Montrez-le-moi, tout
simplement. Si cela ne vous embarrasse pas trop.
Il était maintenant rouge comme une pivoine.
— Du tout… cela ne… m’embarrasse aucunement, bafouillait-il. Je… je
tire un orgueil infini de cette missive. Être le destinataire de ce… de ce…
Il sortit de sa poche le billet parfumé, le posa sur le lit Et il était
vraiment embarrassé, car il se détourna le temps que je le lise :

Esprit céleste, par les dieux transformé,


Diamant-cœur taillé d’extraordinaire pureté,
Grands yeux qui m’ont ouvert le chemin de ton âme…
Amour, puisses-tu de la Mort triompher,
Raviver non la plaie mais l’éternelle flamme.

— Très joli, lui dis-je. Très astucieux aussi, cette façon de…
Mais il n’avait pas besoin d’explication de texte. Il me coupait déjà.
— Landor, un tel présent me prend totalement au dépourvu. C’est trop…
trop… (Il sourit, l’air un peu triste, en glissant un doigt sur les bords de la
feuille.) C’est que, rendez-vous compte, personne ne m’avait encore dédié
de vers.
— Eh bien, vous avez un poème d’avance sur moi.
Ses minuscules dents blanches étincelèrent à mes dépens.
— Pauvre Landor ! N’avez jamais eu de vers à votre gloire, eh ? (Il
arqua un sourcil.) Je ne parle pas d’en écrire vous-même, bien sûr, la cause
est entendue.
Je faillis bien le corriger. Car, voyez-vous, j’avais rédigé des poèmes.
Pour ma fille, quand elle était encore toute petite. De bébêtes comptines que
je posais sur son oreiller : « C’est le marchand de sable qui est passé, Faire
la bise à mon bébé, mais il reviendra demain, Lui faire un gentil câlin. » Pas
vraiment une merveille de prosodie. Avec l’âge, elle les oublia vite, de toute
façon.
— Qu’à cela ne tienne, dit Poe. Je vous écrirai quelque chose un jour. Et
votre nom passera à la postérité.
— Je vous en serai infiniment reconnaissant. Mais d’abord peut-être
pourriez-vous terminer celui que vous avez ébauché ?
— Vous voulez dire…
— Cette affaire de fille aux yeux bleu pâle, là.
— Oui, dit-il, les siens dans les miens.
Je le fixai aussi. Et me mis à grogner :
— Allez. Sortez-moi ça.
— Quoi ?
— La dernière strophe. Vous devez l’avoir sur vous. Sous le billet de
Lea, sans doute.
Il hocha la tête avec une grimace.
— Mais vous lisez dans mon âme, Landor ! Il n’est sans doute pas de
mystère, dans l’univers entier, qu’avec vos perceptions si acérées, vous ne
sauriez en quelques…
— Oui, oui, c’est ça. Donnez.
Je me rappelle avec quelle lenteur il étendit l’autre feuille sur le couvre-
lit – comme s’il dépliait le suaire du Christ. Il la défroissa soigneusement,
puis recula d’un pas et resta là à la contempler, telle une religieuse recueillie
devant son divin fiancé. Alors seulement il me fit signe d’approcher et je
lus :
Écumantes, mille ailes s’abattirent !
Profondes comme les ténèbres !
Saisi d’effroi, je l’implorai :
« Hâte-toi, hâte-toi ! »
Transie, elle ne répondit pas,
Me laissant seul devant la Nuit -
Ô l’immonde et funeste Nuit,
Qui, insondable et sans merci,
Recouvrit Leonore d’un voile d’oubli -
Tout autour de l’œil de cérule :
Épouvanté dans son trépas.

Je n’avais pas fini qu’il se lançait déjà dans l’exégèse :


— Nous avons eu déjà eu l’occasion, Landor, de remarquer la similitude
des deux prénoms : Lea, Leonore. Nous avons noté par ailleurs que leurs
yeux sont pareillement bleus. Sans oublier la mention d’une indicible
détresse. Et aujourd’hui… (Il s’interrompit Ses mains tremblaient lorsqu’il
ramassa son papier.) Aujourd’hui, nous avons une conclusion. Un
dénouement. Quelque chose d’imminent. De pressant d’urgent Ce poème
nous est adressé, vous comprenez bien ? Il nous annonce un décès.
— Que devons-nous faire, dans ce cas ? Envoyer Lea au cloître ?
— C’est bien ce qui m’horripile ! s’écria-t-il, levant brusquement les
deux bras. Je n’en sais rien. Je ne suis que le médium, je transmets une
forme dont le sens profond m’échappe !
— Oh, « le médium », grognai-je. Voulez-vous que je vous dise, Poe ?
Vous êtes l’auteur de ce poème. Pas votre mère – Dieu ait son âme – ni
quelque rimailleur surnaturel. Vous.
Il croisa les bras et s’enfonça dans le fauteuil à bascule.
— Recourez à votre esprit d’analyse, lui dis-je. Vous ne pensez, jour et
nuit, qu’à votre Lea. Compte tenu des brefs moments que vous avez vécus
ensemble, il est compréhensible que sa sécurité vous préoccupe. De façon
bien naturelle, vos angoisses se retrouvent dans une forme d’expression qui
vous est chère : la poésie. Pourquoi aller chercher plus loin ?
— Dans ce cas, pourquoi l’inspiration se dérobe-t-elle quand je la
réclame ? Pourquoi suis-je incapable d’ajouter une quatrième strophe ici et
maintenant ?
Je haussai les épaules :
— Vous avez ce qu’on appelle les Muses, vous autres, non ? Elles ont la
réputation d’être capricieuses.
— Oh, Landor, dit-il, se renfrognant. Vous devriez me connaître assez
pour le savoir. Les Muses, je n’y crois pas.
— Vous croyez quoi, alors ?
— Que je ne suis pas l’auteur de ce poème.
Je l’avais acculé dans l’impasse, Lecteur, et je me mis à faire les cent
pas. Dur mais friable comme le schiste, il regardait le jeu de l’ombre et de
la lumière sur mon visage, en se demandant pourquoi l’une et l’autre
dégageaient la même froideur. En réalité, j’étais en train de parvenir à une
décision.
— Bon, dis-je enfin. Puisque vous persistez à prendre tout cela au
sérieux, examinons la chose dans son entier. Vous rappelez-vous les deux
premières strophes, au moins ?
— Bien sûr, elles sont gravées dans ma mémoire.
— Auriez-vous l’obligeance de les recopier ? Juste au-dessus de celle-
ci ?
Il s’exécuta aussitôt, grattant le papier sans un moment d’hésitation
jusqu’à ce que le haut de la feuille soit entièrement noirci. Alors il se rassit.
J’étudiai le résultat pendant un certain temps. Ensuite je l’étudiai lui,
plus longtemps encore.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il en ouvrant de grands yeux.
— C’est exactement ce que je pensais. Votre état d’esprit du moment,
transformé en allégorie. Un mauvais rêve, rien de plus, enrubanné dans la
métrique.
Je laissai la feuille m’échapper des mains. Elle se balança mollement
dans les airs, telle une coquille de noix dans le ruisseau, et, lorsqu’elle
tomba sur le lit, elle eut comme un léger soubresaut.
— Évidemment, continuai-je, d’un point de vue de lecteur, je pense que
quelques modifications permettraient d’améliorer l’ensemble. Si votre
maman n’y voit pas d’inconvénient.
— Des modifications ? dit-il, le rire aux lèvres.
— Eh bien, ce « saisi d’effroi », par exemple. Qu’est-ce que cela veut
dire ? Ébahi, frappé, étourdi ?
— Pour quelque esprit littéral, peut-être.
— Et votre affaire, là, cet « œil de cérule ». Cela ne serait pas une
invention ?
— Une invention ?
— Oh, et ce nom, Leonore, comment allez-vous me justifier ça ?
Franchement, d’où ça sort ?
— C’est un… anapeste. Très harmonieux.
— Non, je vais vous dire ce que c’est. Ces prénoms-là n’existent que
dans les poèmes. Voilà pourquoi je suis le genre d’individu qui se passe de
poésie. Et de toutes vos fichues Leonore.
La mâchoire de travers, il récupéra brutalement la feuille qu’il fourra
dans la poche de son manteau. Il dégageait des vapeurs – comme un fer à
repasser brûlant sur un pantalon mouillé.
— Vous ne laissez pas de m’étonner, Landor. Qui eût pensé que, en
matière de style, vous fassiez autorité ?
— Allons, allons.
— J’aurais cru que vous ne perdiez pas de temps avec ces vétilles ! Il me
faut reconnaître que votre intelligence n’a pas de limite ! Que votre
commerce est source d’enrichissements constants !
— Je vous faisais seulement part de quelques…
— Vous m’en aurez suffisamment imparti, merci, dit-il en donnant de
petites tapes sur sa poche. Je m’efforcerai de ne plus vous déranger. Soyez
assuré que, à l’avenir, je garderai mes vers pour moi.
Pas de sortie fracassante. Il ne sortit même pas tout de suite. Resta une
heure de plus, si je me souviens bien, bien que ce fût comme s’il était parti.
Je crois maintenant que c’est la raison pour laquelle je ne lui rapportai pas
mes aventures dans la penderie. À quoi bon déposer de telles nouvelles dans
l’oreille d’un sourd ?
(Ou alors je fomentais quelque chose sans le savoir. Un quelque chose
qui souhaitait le voir rester encore.)
Très vite, un profond silence s’installa et j’étais en train de penser, avec
une pointe d’irritation, que si j’avais voulu être seul, j’aurais pu aussi bien
rester à Buttermilk Falls, m’épargner un nouvel aller et retour à West Point
et… quand, sans prévenir, il se leva et, d’un pas leste, se dirigea vers la
porte.
Il ne la claqua pas, je lui reconnais cela. Il ne la referma pas tout à fait et
elle était encore entrouverte lorsqu’il revint une heure plus tard environ,
frissonnant tête nue, les cheveux perlés de neige fondue, les narines
encombrées et frémissantes. Il marchait tout doucement presque sur la
pointe des pieds, comme s’il craignait de me réveiller. Alors il me fit un
sourire de pochard et, frétillant du bout des doigts, déclara royalement :
— Cela m’agace, Landor, mais il va falloir que je m’excuse deux fois
dans la même soirée.
Je lui répondis que cela n’était pas nécessaire. J’affirmai que tout était
ma faute, que je n’avais pas à dénigrer ce merveilleux petit poème – enfin,
pas merveilleux, le mot ne convenait pas, mais c’était… extrêmement
poétique, oui… oh, il me comprenait, quoi ?
Eh bien, il me laissa continuer dans la même veine, cela ne devait pas lui
déplaire, et pourtant (à ma grande surprise) ce n’est pas cela qu’il cherchait.
Ni un verre de plus de Monongahela – il repoussa mon offre d’un geste
prompt et dégagé. S’assit par terre, tiens donc, genoux pliés et les bras par-
dessus. Se mit à scruter le tapis, les volutes des fleurs de lys, vertes et
dorées, et il dit de la voix la plus douce que je lui connusse :
— Fichtre, Landor, si je vous perds, autant renoncer à tout.
— Oh, lui dis-je en souriant, vous aurez toujours mille raisons de vivre,
Poe. Et de nombreux admirateurs aussi.
— Mais personne qui soit aussi bon envers moi que vous l’avez été.
Non, c’est vrai ! Vous, un homme mesuré, distingué, solide ! Si ! Qui avez
bien voulu me laisser pérorer des heures, sur tous les sujets possibles et
imaginables. Vous à qui j’ai confié les secrets de mon cœur, de mon esprit,
de mon âme, et qui les avez… (Il joignit ses deux mains pour former une
coupe.)… soigneusement conservés… Plus aimable que le plus aimable des
pères, et vous m’avez traité en homme. Comment pourrais-je oublier cela ?
Il étreignit une dernière fois ses genoux, se releva d’un bond et gagna la
fenêtre.
— Assez de ces mièvreries, dit-il. Je sais que cela vous ennuie.
Permettez-moi tout de même de faire un vœu : jamais plus je ne tolérerai
que la jalousie, ou… ou l’orgueil compromette notre amitié. C’est un don
trop précieux. Avec l’amour de Lea, la chose la plus précieuse que m’ait
apportée cet endroit maudit.
Un bienfait n’est jamais perdu, pensai-je. Je compris alors que, si je
voulais vraiment me débarrasser de lui, il faudrait faire bien pire que
critiquer la prosodie de sa mère – il faudrait quelque chose de proprement
impardonnable.
Avant qu’il s’en aille, ce soir-là, je lui demandai :
— Une dernière question, Poe.
— Oui ?
— Quand j’étais à l’étage, chez le Dr Marquis, Artemus a-t-il quitté le
salon ?
— Oui, dit-il lentement. Sa mère étant souffrante, il souhaitait se rendre
à son chevet.
— Combien de temps s’est-il absenté ?
— À peine quelques minutes. Je m’étonne que vous ne l’ayez pas vu.
— Vous a-t-il paru changé, en revenant ?
— Oui, il semblait agité. Il nous a expliqué que Mme Marquis était
insupportable, qu’il était lui-même énervé, qu’il avait dû sortir pour se
calmer. Et… si, il avait de la neige sur le front et il s’essuyait en parlant.
— Il avait de la neige sur lui ?
— Enfin, il essuyait quelque chose. Quoique… Tiens, c’est étrange…
— Quoi donc ?
— Ses bottes étaient parfaitement sèches. Maintenant que j’y pense,
Landor, il était un peu dans le même état que vous, en redescendant.
Le récit de Gus Landor
28

Le 7 décembre 1830

Après tant d’heures passées dans le confinement de ma chambre d’hôtel,


Poe et moi convînmes un soir de commettre volontairement quelque
imprudence. À la faveur de la nuit, nous nous retrouverions à la taverne, où
je n’allais plus depuis des semaines. C’est toutefois le genre d’endroit où
personne ne se montre trop surpris de vous revoir après une longue absence.
Vous remarquerez peut-être une légère contraction des mâchoires de Benny,
Jasper Magoon insistera sans doute pour que vous lui lisiez un extrait du
New York Gazette & General Adverliser, et Jack de Windt, encore en train
de préparer son offensive vers le Nord-Ouest, lèvera le menton vers vous.
Mais, cela mis à part, on ne fera pas d’histoires, on ne posera pas de
questions, entrez, Landor, oublions que vous n’étiez plus là.
J’étais probablement le seul à m’en être rendu compte, d’ailleurs. Tout
ce qui était familier me paraissait nouveau. Les souris qui avaient établi une
colonie dans l’alcôve du jeu de fléchettes… Mais faisaient-elles ce chahut
avant ? Les bottes trempées du batelier, est-ce qu’elles couinaient comme ça
sur les dalles ? Et toutes ces odeurs froides, humides – de moisi, de cire – et
les fermentations secrètes sur le sol et les murs – oh, ça me sautait au nez,
comme si j’avais passé la tête dans la margelle d’un puits tari.
Et puis il y avait Patsy, qui, discrètement, planquait les restes d’un
jambon dans son tablier et finissait le cidre du mécanicien. J’avais presque
le sentiment de la découvrir.
— Bonsoir, Gus, dit-elle platement.
— Bonsoir, Patsy.
— Landor ! s’écria Benny, qui se pencha au-dessus de son comptoir. Je
t’ai raconté celle de la mouche et des trois gentlemen qui boivent une
bière ? D’abord elle tombe dans celle de l'Anglais, qui fait le délicat et
repousse son verre d’un air dégoûté…
La voix de Benny aussi avait quelque chose de nouveau. Ou alors elle ne
me faisait plus le même effet Ce n’étaient plus mes oreilles qui
l’entendaient : c’était plutôt une sorte de fourmillement, narquois, sur ma
peau.
— Ensuite, c’est l'Irlandais, il s’en fout, lui, il hausse les épaules et il
siffle son verre, tiens ! C’que ça peut lui faire, s’y a une mouche dedans ?
Je tentai de soutenir son regard, mais impossible : ses yeux me brûlaient.
Donc je fixai le comptoir en attendant la suite, souffrant avec patience.
— Mais l'Écossais, aboya Benny de sa voix grave et éraillée. Lui, il
attrape la mouche et il gueule : « Eh, rends-moi ma bière, salope ! »
Jasper Magoon rugit si fort qu’il toussa un doigt de gin, son rire gagna le
batelier qui le projeta à l’autre bout de la salle, où le révérend Asher
Lippard s’en empara et le redistribua autour de lui, du palefrenier au livreur.
La ferraille au plafond et le sol dallé se mirent à résonner, l’hilarité grossit
jusqu’à tisser une toile, dans laquelle un seul fil jurait, un rire aigu, maigre
et flottant qui traversait les autres comme le glouglou d’une dinde affamée.
Il me fallut un certain temps pour comprendre que c’était le mien.
Poe et moi voulions donner l’impression d’une rencontre fortuite, de
sorte que, lorsqu’il arriva vers minuit moins vingt, nous nous donnâmes du
« Tiens, monsieur Poe ! » et du « Tiens, monsieur Landor ! » et, avec le
recul, je me demande pourquoi nous avions pris cette peine. Patsy savait
qu’il travaillait pour moi ; quant aux habitués, tout cela leur était
certainement égal. Comment d’ailleurs l’auraient-ils distingué des autres
élèves aux yeux rougis, gorgés d’alcool, qui défilaient ici jour après jour ?
C’est plutôt leur présence à eux qui nous aurait posé problème. Par chance,
Poe était le seul représentant de l’Académie ce soir-là. Et donc, au lieu de
nous tasser dans un coin sous une lanterne éteinte, nous nous assîmes
devant la cheminée avec le pichet de flip que Benny venait de préparer,
pleins d’anticipation à l’idée de retrouver le bien-être que nous ressentions
dans ma chambre d’hôtel, quand nous jouions aux vieux célibataires
heureux de leur état.
Ce soir-là, Poe choisit de me parler de M. Allan, motivé, je pense, par
une lettre récemment arrivée, dans laquelle celui-ci projetait de se rendre en
visite à West Point – à la condition, bien sûr, de trouver un vapeur pour lui
faire remonter le fleuve, et un batelier qui ne lui extorque pas la moitié de
sa fortune.
— Comprenez-vous ? s’écria Poe. Cela fut toujours ainsi, depuis mon
plus jeune âge. Il ne fallait rien dépenser. Et si l’on déboursait un cent, alors
il fallait recompter, vérifier, et c’était rancune et reproche jusqu’à la fin des
temps.
Du jour où il avait pris Poe à demeure, Allan s’était opposé à ce qu’on
l’habille, qu’on l’éduque comme un gentleman. Lui avait fait subir mille
privations de tous ordres, et quand le jeune poète l’avait sollicité pour
publier son premier recueil, n’est-ce pas Allan qui avait répondu : « Un
génie n’a pas besoin de demander mon aide » ? Et quand Poe avait eu
besoin de cinquante dollars pour payer son remplaçant à l’armée, Allan ne
s’était-il pas constamment dérobé, défilé, au point qu’aujourd’hui le sergent
Bully Graves (un intraitable créancier, ce Bully) exigeait encore son dû… et
il n’était pas convenable, il n’était pas juste qu’un garçon sensible fût ainsi
harcelé.
Après une nouvelle gorgée de flip, il continua :
— Je vous assure, Landor, cet homme est dépourvu de logique. Il me
recommande d’aspirer aux plus hautes fonctions, pour m’ôter tout espoir
d’avancement à chaque nouvel échelon. Oh, oui, c’était toujours : « Il ne
faut compter que sur soi-même », « On ne recule pas devant le devoir »,
mais en réalité, c’était : « Vous n’aurez pas ce que je n’ai pas eu. » Quand il
m’a envoyé à l’université de Virginie, il m’a laissé sans le sou, de sorte que
j’ai dû renoncer au bout de huit mois.
— Huit mois, relevai-je avec un sourire finaud. Vous disiez y avoir
étudié trois ans.
— Je n’ai pas dit ça.
— Si, Poe.
— Enfin, Landor ! Comment aurais-je pu tenir trois ans, alors qu’il m’a
coupé les vivres dès mon arrivée ? Vous voyez ce verre dans ma main ? Je
vous le dis, si cet homme avait dû le payer, il exigerait que je le rembourse
avec mon urine !
Je repensai à l’Écossais de Benny, à sa bière disparue dans le ventre de
la mouche, et je me proposais de raconter l’histoire, mais Poe, déjà debout,
un sourire de gamin aux lèvres, me priait de bien vouloir l’excuser :
— Pour ajouter ma contribution au débit du fleuve, expliqua-t-il.
Il lâcha un petit rire et, marchant d’un pas décidé vers la porte, manqua
de heurter Patsy. Il se confondit en excuses puis, portant la main à son
shako pour la saluer, se rappela brusquement qu’il était tête nue. Sans lui
prêter attention, Patsy alla droit vers notre table, marqua un temps et
entreprit de nettoyer les milliers de miettes et de gouttelettes que Poe et moi
y avions déposées en fort peu de temps. Elle procédait par grands gestes
placides, avec cette précision industrielle dont elle avait fait montre dans
ma cuisine. J’avais oublié quel enchantement c’était.
— Tu es bien silencieuse, lui dis-je.
— Ça me débouche les oreilles, répondit-elle.
— Oh, pourquoi s’occuper de ses oreilles… (Je tendis une main sous la
table.)… quand d’autres perceptions ne demandent qu’à…
Son bras me barra le chemin. Ce n’était pas lui que je cherchais, et
pourtant ce simple contact – à peine un carré de peau – se traduisit par un
frisson de douleur qui me parcourut l’échine. Le souvenir de la dernière fois
me revint en mémoire… sa chair blanche et gonflée… et cette odeur de
cèdre qui n’appartenait qu’à elle. Mille années pourraient s’écouler, je la
reconnaîtrais encore – à condition d’avoir un nez. Je pense parfois que ce
que les gens – Poe, par exemple – appellent l’âme n’est en fait rien que
cela. Un effluve. Une vapeur. Une grappe d’atomes.
— Cré bon Dieu ! lâchai-je dans un souffle.
— Navrée, Gus, j’ai à faire… Il y a un de ces… capharnaüms dans la
cuisine…
— Tu pourrais au moins me regarder ?
Elle leva vers moi ses charmants iris chocolat. Et se détourna aussitôt.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demandai-je.
Elle haussa les épaules : un rempart autour de son cou.
— Tu n’aurais pas dû accepter cette enquête.
— Ne dis pas de bêtise. C’est un travail, comme un autre.
— Non, répondit-elle. Non. (Elle jeta un coup d’œil vers le comptoir.)
Tu n’es plus le même. Ça se lit dans tes yeux, tu n’es plus là.
Le silence s’engouffra entre nous comme une rafale de vent, et vous
savez ce que c’est, Lecteur ? Vous croyez que certaines choses prennent
certaines formes, et finalement vous vous rendez compte que…
— Dans ce cas, dis-je, c’est toi qui as changé, pas moi. Je ne ferai pas
semblant de comprendre pourquoi, mais je peux…
Elle insista :
— Non, ce n’est pas moi.
Je devais étudier son dos, maintenant.
— C’est pour cela que tu m’évites, je suppose.
— Je suis constamment occupée avec ma sœur, tu le sais bien.
— Et tous tes jeunes soldats, Patsy. Ils ne t’occupent pas trop ?
Elle resta de marbre. Murmura cependant, d’une voix si douce que je
l’entendis à peine :
— Je me suis laissé dire que tu étais fort affairé toi-même.
Je commençai à me lever :
— Quand même pas au point de…
Je n’allai pas plus loin car Poe surgit alors : le fou rire à la bouche,
d’humeur bouillonnante après son échappée dans le froid, oublieux de tout
sauf de sa personne. Il enfourcha sa chaise, se frotta les mains et grinça :
— Tonnerre ! Un Virginien comme moi n’a pas le sang assez chaud pour
ces hivers du Nord ! Mais gloire à Dieu, ce flip est divin ! Et gloire à vous –
non, non, pas plus d’une goutte… ou deux, merci – oui, gloire à vous,
Patsy ! Vous êtes l’éclat qui illumine ces longues heures monotones. Je
devrais vous écrire une sextine, un jour.
— Oui, quelqu’un devrait, renchéris-je.
— Quelqu’un, oui, admit-elle. Tu as raison. Ce serait gentil de votre
part, monsieur Poe.
La regardant s’éloigner, il poussa un long soupir aigu, baissa la tête au-
dessus de son verre et marmonna :
— Rien à faire. Toutes les femmes que je vois, aussi enchanteresses,
aussi sculpturales soient-elles, me renvoient à Lea comme le fer à l’aimant.
Je n’imagine personne d’autre qu’elle, je ne peux vivre que pour elle. (Il
laissa une gorgée d’alcool lui réchauffer la gorge.) Oh, Landor, quand je
repense à cette pauvre créature aveugle que j’étais avant de la rencontrer,
c’est un mort que je vois. Qui savait défiler à gauche, et demi-tour à droite,
qui répondait quand on lui parle, qui s’acquittait de toutes ses corvées, mais
mort, complètement mort ! Cette femme m’a ressuscité, et je respire enfin,
et pourtant à quel prix ! Quelle douleur d’être parmi les vivants !
Il cala son menton sur ses mains réunies :
— Mais retourner dans l’autre monde, Landor ? Jamais ! Plutôt souffrir
mille fois le martyre, mais ne jamais revenir au royaume des morts. Je ne
peux pas, je ne veux pas. Et cependant… oh, bon Dieu, Landor, que dois-je
faire ?
Je vidai mon verre, le posai sur la table et le repoussai.
— N’aimez plus, lui dis-je. N’aimez personne.
Ce qu’il aurait pris pour une insulte s’il n’avait été gris. Ou s’il avait eu
le temps de répondre. Car la porte du fond s’ouvrit brusquement sur le
révérend Asher Lippard, aux cris de :
— Officier ! Côté terre !
Aussitôt, la taverne… j’allais dire entra en éruption, mais cela serait
injuste envers l’ordre – bien réel – des choses, un tel événement étant chez
Benny au moins hebdomadaire. Quand un des « bleus » de Thayer faisait
une descente, le guet posté dehors – ce soir c’était Asher – donnait l’alerte
en le voyant débouler. Sans attendre, on poussait les élèves-officiers qui
avaient fait le mur vers la porte d’entrée, et on les escortait jusqu’en haut de
la rive. C’est ce qui arriva ce jour-là à Poe. Patsy lui jeta sa cape sur les
épaules, le dressa sur ses jambes, Benny le tira de la cheminée à la porte, et
Mme Havens le poussa à travers celle-ci avant de la refermer derrière lui. Il
ricocha de bras en bras comme une pierre plate sur la surface de l’eau.
Nous autres avions aussi un rôle à jouer dans la manœuvre. Nous
devions rester à nos places jusqu’à l’apparition de l’officier, lui présenter de
bons visages gras et bêtes lorsqu’il nous demandait si nous avions vu ses
recrues. S’il n’était pas encore rompu à l’exercice, il marmonnait quelques
mots d’un air sombre, et quittait l’établissement quand bon lui semblait.
(Certains prenaient le temps de lamper un verre ou deux.)
Nous attendîmes, donc, l’officier de la soirée… mais la porte restait
fermée. Benny lui-même décida finalement d’aller l’ouvrir. Le cou tendu
comme une grue, il fit un pas dans la nuit.
— Personne, dit-il, perplexe.
— Ils ne l’auraient pas jeté dans le fleuve, quand même ? lança Jack de
Windt.
— Oh, on aurait entendu quelque chose. Enfin, Asher, dis-nous, qu’est-
ce qui t’a fait croire qu’un officier pointait le bout de son nez ?
Asher plissa ses petits yeux de souris :
— Ce qui m’a fait croire ? Dame ! Mais tu me prends pour quoi,
Benny ? Comme si je n’avais jamais vu un galon, peut-être ?
— Un galon, dites-vous ?
— Évidemment ! Il tenait sa lanterne assez haut – comme ça… Alors,
son galon, quoi, c’était comme le nez au milieu de la figure. Enfin… à sa
place, sur l’épaule.
— Avez-vous remarqué autre chose ? lui demandai-je. Autre chose que
l’épaule ?
Toute certitude s’évanouit peu à peu du visage d’Asher. Ses yeux
virèrent à gauche, à droite…
— Non, Gus. C’est à cause de la lanterne. Cette façon de la tenir. Non,
on ne voyait que le galon…

Une pluie glacée, fine et tranchante, avait commencé à tomber – la


même pluie que le soir où Ballinger était mort. Elle recouvrait déjà d’une
mince pellicule la poignée de la porte, elle perlait les branches des sapins…
et, au sortir de la taverne, elle étalait sa peau brillante sur les marches qui
menaient à la route.
Je posai un pied sur la première et j’attendis. Ou peut-être me contentai-
je d’écouter, car la nuit argentée bruissait. Le vent faisait un murmure de
tamis ; il y avait celui d’une chauve-souris dans l’érable à sucre ; et, dans le
bouleau au-dessus de ma tête, à moitié dégarni, une corneille – noire dans le
noir – frétillait et croassait.
Quelle nuit ! Le seul éclairage était fourni par la torche allumée au mur
de la taverne, par son reflet dans la mare glacée, que le massif de genévrier
décomposait en minuscules éclats. C’était un miroir quasi parfait, cette
mare : j’y reconnus Landor assez vite. Et j’étais encore en train de le
regarder quand un claquement précipité ricocha sur les marches, comme
une bille d’écolier.
Ce bruit-là n’était pas le fait de la nature. Il y avait quelque chose
d’humain, trop humain, là-dedans. C’était celui d’une course.
Si j’avais été une autre sorte d’artisan, si je n’avais jamais exercé le
métier de policier, peut-être ne me serais-je pas élancé après cet humain-là.
Mais quand on a gagné toute sa vie ainsi, qu’on sent que quelqu’un
s’empresse de vous fuir, eh bien il n’y a rien d’autre à faire que le
poursuivre.
Je descendis à quatre pattes l’escalier verglacé, et me retrouvai une fois
de plus sur la route de l’Académie. Au nord, je ne voyais que… Non, on ne
voyait rien du tout… je ne ressentais qu’un émoi, qu’une agitation dans
l’obscurité. Des bras, des jambes, une tête. Ce n’était qu’une intuition,
vraiment, mais tandis que j’avançais prudemment le long du chemin, j’en
eus bientôt la confirmation : c’étaient des bottes qui pataugeaient.
Sans lanterne à la main, je n’avais qu’elles pour me guider, et ce guide-
là n’était pas moins sûr qu’un autre. Alors je poursuivis, en m’efforçant de
conserver la sombre silhouette dans mon champ de vision, en allongeant le
pas au même rythme qu’elle. Je dus m’en rapprocher, car ce piétinement…
quand soudain, par-dessus celui-ci, un cheval s’ébroua à moins de dix
mètres.
Cela changea tout Car, une fois que mon fugitif serait en selle, je ne
pourrais plus le ramener à terre, je le savais.
Je savais cela aussi : ce serait une erreur de lui sauter dessus maintenant.
Il valait mieux attendre le moment exact où il enfourcherait sa monture –
aucun cavalier n’est plus vulnérable qu’à cet instant – avant d’en prendre le
risque.
Cette fois, au moins, j’y voyais un peu plus clair que dans la penderie
d’Artemus. Mes yeux avaient eu quelques minutes pour s’habituer à
l’obscurité, et je distinguais les flancs violets d’un cheval qui, transi de
froid, grelottait. Près de lui se tenait une autre silhouette, humaine celle-là,
en train de prendre son élan devant le pommeau de la selle.
Autre chose encore : une rayure blanche, un trait lumineux dans
l’obscurité.
Comme c’était en quelque sorte la partie la plus nette de l’image, c’est
sur elle que je me jetai, sur elle que je repliai mes bras. Et je ne la lâchai pas
quand le corps de l’inconnu se déroba sous le mien.
Nous roulions déjà vers le bas de la colline – la route redescendait à cet
endroit précis, la pente était raide, nous ne pouvions que la suivre. Des
cristaux de glace volaient autour de moi, la boue me retenait au sol avec un
bruit de succion, les pierres me labouraient le dos. Je perçus un court
grognement – ce n’était pas moi –, puis on fit pression sur mon œil avec la
paume d’une main. La douleur se propagea dans mon orbite comme une
traînée d’étoiles en même temps que ma nuque tambourinait sur la roche.
Arrivé en bas – enfin nous ne roulions plus –, je cherchai une dernière fois
la rayure blanche et ne trouvai que l’obscurité.
Mais une obscurité si différente de la nuit noire que je n’eus d’autre
choix que de m’y laisser couler. Quand je revins à moi, j’étais étendu sur la
route, ma tête me lançait furieusement comme si on y avait enfermé une
mouche. J’entendais au loin un cheval galoper vers le nord.
« Bravo, pensai-je. Encore raté. »
C’était ma faute, je le comprenais, car j’avais cru ne voir qu’un
adversaire. Un autre avait été là dès le départ. Un autre assez doué pour le
coup du lapin.
Une heure plus tard seulement, alors que, titubant, j’étais revenu chez
Benny – où Mme Havens m’ausculta le crâne, où mes amis compatissants
m’offrirent un verre –, je remarquai la chose qui s’était enroulée à mon insu
sur la manche de mon manteau. Le seul lot que m’avait valu cette lutte
amère : une bande d’étoffe amidonnée, maintenant tachée de boue et de
minuscules brindilles. Un col blanc de prêtre.
Rapport d’Edgar A. Poe
à Augustus Landor

Le 8 décembre 1830

Mon cher Landor, j’ai pensé que vous aimeriez peut-être savoir dans
quelles conditions j’ai hâté, cette nuit, ma retraite de l’établissement de
M. Havens. Comme vous le supposez probablement, je dois tout mon salut
aux rives de l’Hudson. Le froid et le verglas, cependant, rendaient ma
progression sur cette étroite bande de terre – sournoise, perfide – aussi
périlleuse qu’incertaine. Trébuchant en plus d’une occasion, je ne
repoussais qu’au dernier instant, chaque fois, la frigide étreinte des bras
sombres du fleuve. Seule l’association continue de ma force, de mon agilité
et de ma conscience en éveil sut me maintenir d’aplomb et me projeter sans
cesse en avant.
J’aurais certainement apporté un soin plus grand à choisir mon itinéraire
si je n’avais été le jouet d’une illusion enfiévrée – je me croyais, en effet,
« découvert » par les autorités. Comme d’habitude, j’avais évidemment pris
la précaution d’arranger quelque forme humaine sous mes couvertures,
mais je n’ignorais pas qu’il suffisait de pousser mon grabat pour révéler
cette sommaire mise en scène. Ce qui me vaudrait, dès lors, d’être en état
d’arrestation, soumis à la justice du colonel Thayer, à la monocorde litanie
de mes diverses incartades, et alors la sentence tomberait avec un fracas de
tonnerre.
Renvoi !
Oh, Landor, je ne me soucie guère de mon statut d’élève-officier. De ma
carrière ? Peu me chaut celle-ci ! Mais d’être à jamais écarté de l’aimant de
mon cœur !
Privé du miroitement de ses yeux – non, non ! Cela ne peut être !
J’allongeai donc le pas, j’accélérai le train. Selon mes estimations, il
était entre une heure et demie et deux heures quand je vis mes efforts
récompensés à la vue de Gee’s Point. Ceux-ci m’ayant mené au bord de
l’épuisement, je me reposai un instant avant de partir à l’ascension de la
dernière pente. Et j’arrivai sans encombre aux Quartiers Sud, en me
félicitant de ma bonne fortune.
Je m’arrêtai une deuxième fois afin de vérifier que la voie était libre,
puis m’engageai dans l’escalier. La porte se referma précipitamment
derrière moi, m’engouffrant dans un noir d’ébène, enténébrant la Nuit elle-
même, et cependant il me semblait – si ! Encore ! – percevoir ces
palpitations basses, sourdes et néanmoins rapides, si proches et en même
temps si distinctes de celles d’un cœur humain. Était-ce le mien, me
demandai-je ? Ou mes halètements encore audibles trouvaient-ils un écho
dans l’air ductile, comme les baguettes du tambour se réverbèrent sur la
peau tendue de son propre tympan ?
Tout était frappé d’immobilité, et pourtant j’avais le sentiment d’une
présence, Landor – d’yeux qui sur moi braquaient leur éclat malsain.
Avec quelle sévérité m’admonestai-je ! Fort de quelle rage silencieuse
ordonnai-je à mes membres réticents de se mettre en mouvement ! Un
simple pas – suivi d’un autre – et encore un autre. Quand soudain, telle une
injonction m’arrivant de l’autre monde, retentit ce monosyllabe qui depuis
toujours est mon nom :
— Poe.
Je ne saurais dire depuis combien de temps il me guettait. Je puis
seulement rapporter que, le rythme souple et régulier de sa propre
respiration devenant plus audible à mesure qu’il approchait, j’eus la nette
impression qu’il venait de couvrir une distance analogue à la mienne, et à
une vitesse presque aussi grande !
Bien qu’assiégé par mille sensations contraires, j’eus la présence d’esprit
de lui demander quel objet il poursuivait à cette heure avancée de la nuit,
dans des quartiers, en outre, qui n’étaient pas les siens. Il n’avança plus, ne
répondit pas, et pourtant je sentais que les plus infimes molécules de cet
espace clos subissaient les mêmes cadences que ses trépidations internes.
Grâce à quoi je conclus – saisi d’effroi, comme vous le devinez – qu’il
gravitait autour de moi, telle une lune frigide et maléfique.
Je le priai à nouveau, avec toute la courtoisie dont je fus capable, de
m’expliquer ce qu’il me voulait et en quoi cela ne pouvait attendre le matin.
Enfin, d’une voix cassante, froide et insinuante, il lâcha :
— Vous serez avec elle un gentleman, n’est-ce pas, Poe ?
Oh, quels tressautements à la seule audition de ce simple pronom ! Cela
ne pouvait qu’être la lumière de ma vie : elle. Enhardi par le sentiment qui
gonflait ma poitrine, je répondis sans ambages que je préférerais voir – je
faillis dire mon cœur… – que je préférerais voir tous mes membres
arrachés, plutôt que de causer le plus infime préjudice à sa sœur.
— Non, articula-t-il lentement, cela n’est pas exactement ce que je veux
dire. Vous n’êtes pas de ceux qui profitent indûment d’une femme ? Vos
beaux yeux tristes ne cachent pas un goujat, au moins ?
Je l’informai que, pour certaines sensibilités comme la mienne, le critère
de charme physique par lequel on juge souvent le « beau » sexe ne comptait
que fort peu en regard des affinités spirituelles, plus aptes à exercer une
attirance durable et à garantir d’harmonieuses relations.
Bien que profondément sincère, cette dernière déclaration ne suscita
qu’un rire sec chez Artemus.
— Mais certainement, admit-il. Et je suppose… Bien sûr, je ne voudrais
pas paraître inopportun, Poe, mais… je doute cependant que… vous vous
soyez… comment dirais-je… déjà donné à une femme ?
Grâce soit rendue à l’obscurité ! Car mes joues s’empourprèrent d’un tel
feu, et avec une telle violence, qu’elles auraient éclipsé le dieu Râ lui-même
sur son chariot d’or !
— Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles, poursuivit
Artemus. C’est au contraire l’une des choses que je trouve si émouvantes
chez vous. Vous avez une sorte de… d’innocence obstinée qui vous vaut les
faveurs de ceux qui vous apprécient. Au nombre desquels je suis,
naturellement.
J’arrivai enfin à le distinguer suffisamment pour voir que ses lèvres
tremblaient, que ses yeux regardaient fixement le vide devant lui, même
qu’il inclinait légèrement la tête de temps à autre. Quelles craintes avais-je
pu ressentir, face à lui ? Son expression n’inspirait que douceur et
bienveillance.
— Poe, dit-il une fois de plus.
Alors il me toucha, et ce n’était pas le geste que j’aurais pu attendre, une
de ces accolades viriles des bons camarades – non, il prit seulement ma
main, déplia mes doigts et, d’un ton où l’étonnement le disputait à la
tristesse, il murmura :
— Vous avez de si jolies mains. Presque aussi belles que celles d’une
femme. (Il approcha son visage.) Des mains de prêtre.
Cela dit – et j’en frissonne, oui ! je tremble en l’écrivant –, il me baisa la
main.

Oh, Landor, je ne sais comment terminer sans envelopper Artemus d’un


voile de suspicions fraîches, et pourtant il faut bien conclure. Serait-il
concevable que, la nuit de sa mort, Leroy Fry se fût aventuré hors de ses
lieux de prédilection afin de – ici encore ma plume frémit à cette pensée…
afin, non pas de retrouver une femme, comme nous le supposions, mais un
homme ?
Le récit de Gus Landor
29

Le 8 décembre 1830

Lecteur, laissons pour l’instant de côté les interrogations de Poe. J’en ai


une autre à vous soumettre : pourquoi attendais-je de la compassion du
capitaine Hitchcock ?
Quand je lui rapportai mes mésaventures dans la penderie d’Artemus
Marquis, puis au sortir de la taverne, pourquoi pensais-je qu’il s’inquiéterait
de ma santé ? Qu’il exprimerait des craintes pour ma sécurité ? Non,
j’aurais dû prévoir qu’il s’attacherait trop au message pour se préoccuper du
messager.
— Ce que je n’arrive pas à comprendre, commença-t-il, serrant les
poings sur son bureau, c’est la raison pour laquelle notre homme – s’il
s’agit de lui – vous aurait suivi hors de l’enceinte de l’Académie. Dans quel
but ?
— Eh bien, parce qu’il en a après moi, je suppose. Nous le pourchassons
nous-mêmes, non ?
Pourtant, en disant cela, une autre possibilité me vint à l’esprit. Et si ce
n’était pas moi que poursuivait le mystérieux individu ? Si c’était plutôt
Poe ?
Dans ce cas, il l’aurait vu entrer à la taverne. Il aurait compris tôt ou tard
que je m’y trouvais aussi. Il en aurait tiré des conclusions intéressantes sur
les activités de M. Poe après l’extinction des feux.
Évidemment, je ne pouvais rien révéler au capitaine, puisque cela serait
revenu à avouer que j’avais poussé un de ses élèves à faire le mur et, pire
encore, que je m’étais adonné à la boisson avec lui. Ce qui m’aurait placé
plus bas dans l’estime d’Hitchcock que je ne l’étais déjà.
— Alors quelque chose m’échappe, disait-il. S’il s’agit de l’homme qui
se proposait de vous tuer chez les Marquis, pourquoi maintenant se
contenterait-il de vous laisser sans connaissance ?
— Eh bien, c’est peut-être ici qu’un autre individu entre en ligne de
compte. Un deuxième individu qui a le pouvoir de calmer le premier. Ou
alors ils s’ingénient tous deux à me causer des frayeurs.
— Mais si vous croyez réellement qu’Artemus joue un rôle dans tout ça,
demanda Hitchcock, pourquoi différer son arrestation ?
— Capitaine, je n’ai pas la prétention de connaître le fonctionnement de
la justice militaire, mais, chez nous à New York, on n’arrête pas un suspect
sans disposer de preuves irréfutables. Je vous demande pardon,
seulement… c’est exactement ce qui nous manque.
J’entrepris de compter sur mes doigts nos pièces à conviction :
— Nous avons un col de prêtre, qui, sans le prêtre en question, ne nous
mène nulle part. Nous avons une tache de sang sur l’uniforme de Joshua
Marquis, un sang qui peut être celui de n’importe qui – bon Dieu, allez
savoir si elle ne date pas de leur bataille de Maguaga ! Je vous fiche mon
billet que le soldat Cochrane se dira incapable de l’identifier, cet uniforme,
tout comme le révérend Lippard. Ils n’ont rien aperçu d’autre qu’un galon.
Hitchcock fit alors une chose que je ne l’avais jamais vu faire : il se
versa un verre de sherry. Et il s’en baigna les gencives.
— Peut-être, dit-il, est-il temps de convoquer Artemus pour un
interrogatoire en bonne et due forme.
— Capitaine… (J’avais assez appris sur les coutumes militaires pour ne
pas ignorer qu’on ne rejette pas une idée lorsqu’elle sort de la bouche d’un
officier, ou du moins pas d’emblée. Non, on la passe au crible comme une
pépite à haute teneur en or, puis on constate, à son plus grand regret, que ce
n’est peut-être pas tout à fait de l’or… Je secouai donc le tamis…) Cette
décision, bien sûr, vous appartient. À mon avis, Artemus est beaucoup trop
futé pour tomber dans le panneau. Il sait fort bien que nous n’avons pas le
goudron pour lui coller les plumes. Il lui suffira de nier du début jusqu’à la
fin – avec la courtoisie d’un parfait gentleman – et il restera intouchable.
C’est du moins ma vision des choses. Et si le bruit court que l’interrogatoire
n’a rien donné, il ressortira plus fort de l’épreuve.
Ne suis-je pas diplomate, Lecteur, quand je m’en donne la peine ? Car
cela ne faisait, au fond, aucune différence. Tandis qu’il reposait son verre
sur son bureau, Hitchcock plissa les paupières en levant le menton.
— Ce sont les seules raisons qui vous arrêtent, monsieur Landor ?
— Quelles autres raisons pourrais-je avoir ?
— Peut-être craignez-vous qu’une autre personne soit incriminée ?
Un long silence, maintenant, tout dissonant de nos vieilles dissensions.
J’entendis l’habituel grognement qui sourdait dans ma gorge tandis que je
renversais la tête.
— Poe, dis-je.
— Selon votre récit, il y avait bien deux hommes ce soir-là.
— Mais Poe…
Mais Poe rentrait à West Point en courant.
Eh si, une fois de plus, je m’étais acculé moi-même au fond de
l’impasse. Je ne pouvais fournir d’alibi à Poe car je ne pouvais avouer qu’il
était là. Et parce qu’une autre de mes pensées vagabondes me tirait soudain
par la manche :
Comment pouvais-je être sûr qu’il était reparti ?
Je poussai un profond soupir. Opinai du bonnet.
— J’ai peine à croire que vous vouliez encore son scalp, capitaine.
Il se pencha vers moi.
— Permettez-moi de vous éclairer sur un point, monsieur Landor. Le
seul scalp que je veux se trouve sur le crâne de celui ou de ceux qui ont tué
deux de mes élèves. Et si vous croyez que je suis seul à le vouloir, je puis
vous assurer que cet objectif est celui de toute la hiérarchie de l’Académie,
de bas en haut jusqu’à notre commandant en chef.
Rien d’autre à faire que de lever les mains en signe de reddition.
— Je vous en prie, capitaine, c’est mon cas également.
Je ne sais si l’affirmation l’apaisa. Toujours est-il qu’il se tut pendant
une minute entière, tandis que je dénouais les muscles de mon dos.
— Je vais vous expliquer pourquoi je préfère attendre, lui dis-je enfin. Il
manque une pièce. Quand je l’aurai, je sais que tout s’éclaircira, nous
aurons tous les éléments utiles. Mais tant que je ne l’aurai pas, tout restera
obscur, impénétrable, et personne ne sera satisfait – ni vous, ni moi, ni le
colonel Thayer, ni le président.
Oh, il fallut négocier âprement, mais enfin nous nous entendîmes sur un
point : Hitchcock chargerait quelqu’un (pas un de ses élèves) de suivre
Artemus aussi discrètement que possible, puis de nous rendre compte de ses
allées et venues. De cette façon, il pourrait au moins garantir la sécurité de
ses jeunes recrues sans compromettre notre enquête. Il ne me dit pas à qui il
pensait – je ne voulais pas le savoir – et, une fois notre accord conclu, il se
débarrassa de moi. Me renvoya, tout simplement, avec les mots suivants :
— J’attends donc pour demain matin un nouvel extrait du journal de
M. Fry.
J’aurais dû tout bonnement répondre oui.
— En effet, capitaine, vous l’aurez demain, mais un petit peu plus tard.
Je suis attendu pour dîner, ce soir.
— Ah vraiment ? Et puis-je vous demander où ?
— Chez le gouverneur Kemble.
S’il en était impressionné, il ne le montra pas. À son crédit, je ne pense
pas qu’il l’était.
— Je suis une fois allé chez lui, fit-il d’une voix traînante. Cet homme
parle comme un méthodiste.

Si on l’avait chargé de décrire le gouverneur, Poe aurait sorti quelque


chose de son sac à mythes : Vulcain et ses forges, Jupiter et sa foudre…
Moi, je connaissais trop peu la mythologie, et trop bien Kemble, à savoir
l’un des personnages les moins mythiques que j’aie jamais rencontrés – tout
simplement quelqu’un qui, après avoir mis la main sur quelques secrets et
un peu d’argent, s’était débrouillé pour semer les premiers afin de récolter
le second.
Il avait pris le tour de main à Cadiz, apprenant sur place une chose ou
deux dans l’art de fabriquer les canons. Revenu aux États-Unis, il s’était
aussitôt établi à Cold Spring, où, sur la berge d’une petite rivière, la
Margaret Brook, il avait construit une fonderie. Hurlante, grinçante,
fumante, avec ses roues à eau, ses pompes foulantes et ses ateliers de
laminage. Un endroit magique. D’un côté entrent les dollars de l’Oncle
Sam, de l’autre sortent canons et boulets ronds, grenaille et mitraille,
vilebrequins, manivelles, tuyaux et engrenages. Si, entre la Pennsylvanie et
le Canada, vous tombez sur un bout de métal qui ne vient pas de chez
Kemble, ne vous y fiez pas. À jeter, à bannir de notre belle vallée des dieux,
s’il n’est pas estampillé West Point Foundry. Voilà.
Celle-ci est ici depuis si longtemps qu’on ne la remarque plus guère, ou
peut-être devrais-je dire, pas plus que des traces de feldspath dans un bloc
de roche. Elle fait partie du paysage. Les rugissements des hauts fourneaux,
le terrible fracas du marteau à bascule… enfin, ça dure depuis des siècles,
non ? Et les forêts qu’engloutissent les grands fours – tant à la fois, et si vite
que les collines semblent s’en débarrasser comme des peluches sur un
manteau de laine… Oui, ça doit être comme ça depuis toujours, aussi.
Eh bien, ce gouverneur Kemble est un vieux célibataire qui a bien
besoin de compagnie. Il tient table ouverte une fois par semaine : il veut que
ses congénères profitent de ses largesses. Ce sont, pour l’essentiel, de vieux
célibataires comme lui ; toutefois, de temps à autre, quiconque compte dans
ce pays se doit de faire le voyage jusqu’à Marshmoor. Thayer, bien sûr, est
régulièrement invité. De même, les officiers en poste à West Point, ainsi que
le corps enseignant de West Point, et le conseil des visiteurs de West Point,
l’un et l’autre constitués par Thayer. Mais aussi toutes les comètes de
passage : peintres paysagistes, écrivains new-yorkais, acteurs, quelques
bureaucrates et futurs Bonaparte…
Et moi. Comme j’ai, il y a bien des années, aidé le frère de Kemble à se
dépêtrer d’une escroquerie immobilière à Vauxhall Gardens, le fondeur m’a
invité une demi-douzaine de fois depuis mon arrivée dans les Highlands. À
ce jour, je n’y suis allé… qu’un soir. Oh, j’étais ravi que l’on se souvienne
de moi, mais je n’ai pas à ce point besoin de compagnie, et mon horreur du
beau monde l’emporte généralement sur les honneurs de Marshmoor. Du
moins l’emportait-elle avant que je commence à me morfondre dans la
propreté éclatante de l’hôtel de M. Cozzen. Avant que je passe mes journées
et mes nuits en compagnie d’hommes aux uniformes de laine tissée. Avant
que les dépouilles de Leroy Fry et de Randolph Ballinger se mettent à
danser dans ma tête. Alors ma misanthropie recula devant l’épouvante que
m’inspire cet endroit, cette Académie, et donc, recevant cette toute dernière
invitation du magnat Kemble, je m’empressai furieusement de l’accepter.
Voilà pourquoi je descendais la colline verglacée sur mon postérieur
alors que, à tous égards, j’aurais dû compulser encore le journal intime de
Fry ; et pourquoi, me relevant une fois arrivé au débarcadère, je scrutai la
surface du fleuve et demandai au soldat de service si Kemble n’allait pas
annuler à cause du mauvais temps. Car la neige ne tarderait pas à tomber –
elle a dans ces contrées la régularité du courrier.
Mes craintes n’étaient pas justifiées. Avec six minutes de retard sur
l’horaire annoncé, le chaland de Kemble était à vingt mètres de la rive. Six
rameurs à bord ! Cet homme voit toujours grand ! Je ne pouvais plus, donc,
que poser mes fesses trempées sur un des bancs mouillés, et me laisser
mener.
Fermant les yeux un instant, je fis comme si ce n’était pas moi que
l’on… transbordait. Ce qui me rapprocha des cadences du fleuve qui,
bouillonnant, exsudait le soufre. La traversée fut agitée, remuante. Deux
mois plus tard, la surface serait gelée et l’on irait sur l’autre berge en
voiture à chevaux. Ce soir-là, dans le brouillard, on ne discernait rien que le
vacillement incertain des torches au loin ; je compris cependant qu’on
approchait de l’autre débarcadère car l’eau devenait plus calme dans l’anse,
et les rames ne faisaient plus qu’effleurer la surface. Ce qui ne les
empêchait pas de remonter des assiettées d’algues et de limon, parfois une
nasse à anguilles, le couvercle d’une tabatière – tandis que, sans prévenir,
quelques vagues bousculaient encore le bateau.
Un quai émergea du néant, forme indistincte dans le crépuscule, à pleine
plus réelle que la brume – qu’une main gantée troua soudainement.
C’était le gant du cocher de Kemble, brillant comme un sou neuf dans sa
livrée vanille. Derrière lui se dressait un tilbury à grandes roues, auquel
étaient attelés deux chevaux blancs, figés comme des sculptures,
enveloppés de la buée qui sortait de leurs naseaux.
— Par ici, monsieur Landor.
Un groupe de domestiques avait déjà déglacé le quai, et notre cabriolet
se mit en route comme une évidence, sans le moindre à-coup. Se glissa sous
un portique, s’arrêta dans un frémissement. En haut du perron, se dressait le
gouverneur.
Lequel, même debout, paraissait à cheval, avec sa grande tête droite, ses
favoris épais, et ses jambes avachies dessous. Des pieds comme des
potirons. Ce visage rond, énorme, jovial, ses bajoues rougies de plaisir. Il ne
cessa de parler dès qu’il eut posé les yeux sur moi et, lorsqu’il engloutit ma
main dans les siennes, j’eus l’impression de disparaître dans ses manches.
— Landor ! C’est que vous vous faites rare. Eh bien, entrez, mon gars,
on ne laisse pas les chiens dehors par ce temps. Mais vous êtes trempé,
non ? Qu’est-ce que vous avez, sur le dos ? Il est mangé par les mites, ce
manteau. Enfin, il ne reste que les trous ! Bon, aucune importance, j’en ai
en réserve pour les imprévus, cette sorte de situation exactement. N’ayez
crainte, ils ne sont pas à ma taille, bien sûr, on a pris des mesures…
humaines ! Et, si je peux me permettre, ils sont un peu plus dans le « ton ».
Tss, quel mot ridicule, ce « ton ». Mais dites, voyez-moi ça, vous êtes
beaucoup trop maigre, Landor. Le gruau de l’Académie ne vous réussit
pas – il n’y a qu’aux rats que ça réussit, d’façon. Aucune importance, ce
soir vous mangerez bien, mon ami. À en faire péter les coutures de tous mes
manteaux !
Vingt minutes plus tard, je me trouvais dans le bureau de Kemble, quatre
fois grand comme celui de Pawpaw, lambrissé du même bois exactement
dont le gouverneur alimentait ses fours. J’avais emménagé dans une
redingote flambant neuve et un gilet au délicieux col rond. Un domestique
attisait un feu fatigué, un deuxième arriva avec une carafe de madère, un
troisième avec les verres. J’en pris deux pour rattraper le temps perdu, et les
sirotai sans me presser tandis que Kemble emportait le sien devant la
fenêtre panoramique pour contempler, au bout de ses longues pelouses, la
vaste plaine brillante de l’Hudson. Son Hudson, d’apparence si calme à
cette distance qu’on l’aurait confondu avec un lac.
— Vous prisez, Landor ?
Les pipes étaient interdites dans le manoir du gouverneur, mais il y avait
des tabatières. Dont nulle n’était aussi raffinée que celle-ci : un petit
sarcophage doré, avec la Chute de l’homme incrustée sur les flancs, et un
canon en or au milieu du couvercle.
Kemble sourit devant mes narines épatées.
— Thayer décline à chaque fois, dit-il.
— C’est dans sa nature de renoncer.
— Pas à vos services, tout de même ?
— Cela viendra peut-être. Cette enquête s’éternise, personne n’en voit le
bout.
— Cela ne vous ressemble pas, Landor, de mettre autant de temps.
— Ah. (Sourire blême de ma part) Je ne dois pas être dans mon élément.
Pas fait pour la vie militaire.
— Le hic, c’est que… Si vous échouez, votre orgueil en prend un coup,
et puis voilà. Votre réputation en même temps. Mais vous rentrez dans votre
charmant petit cottage, vous vous servez un autre verre de madère ou… de
whiskey, non ? C’est le whiskey, vous ?
— Oui.
— Alors que du côté de Thayer, c’est différent, car il ne tombe pas seul.
(Kemble introduisit un de ses pouces gigantesques dans son oreille, d’où il
ressortit avec un « plop ! » retentissant.) Nous traversons une période
difficile, Landor. La Chambre de Caroline du Sud a adopté une résolution
pour la suppression de l’Académie, le saviez-vous ? N’imaginez pas qu’ils
manquent d’alliés au Congrès. Ni à la Maison Blanche. (Il leva son verre à
la lumière d’une lampe en cuivre.) Je crois que Jackson prend un malin
plaisir à réintégrer tous les élèves que Thayer exclut de chez lui. Jackson
veut la tête de Thayer, il attend simplement le bon moment. Inutile de vous
dire qu’il l’aura si on n’arrive pas à résoudre cette affaire. Je tremble pour
l’Académie.
— Et pour vos fonderies, ajoutai-je.
Bizarre – je ne voulais pas le dire à voix haute. Mais Kemble ne broncha
pas. Il fit un pas de côté, se redressa et déclara :
— Un pays fort passe par une Académie forte, Landor.
— Évidemment.
— Maintenant, selon moi, une mort, même dans les circonstances les
plus étranges, cela n’affecte pas le grand ordre de l’Univers. Mais deux,
cela n’est plus pareil.
Que pouvais-je répondre ? Non, deux, cela n’était plus pareil. Trois,
encore moins.
Renfrogné, Kemble déglutit lentement une gorgée de son madère.
— Enfin, j’espère pour notre bien à tous que vous trouverez votre
homme et que l’on oubliera cette affaire regrettable… Mais regardez vos
mains, Landor, vous tremblez. Rapprochez-vous du feu, peut-être, et prenez
encore un verre, et… ah, tiens donc ! Nos autres invités, si je ne m’abuse !
Je vois qu’on s’agite sur le quai. Dites, Landor, je passe tout mon temps
enfermé et j’aurais presque envie de les accueillir personnellement.
Aimeriez-vous… Vous voudriez. ? Certain ? Fort bien, puisque vous
insistez, mais couvrez-vous soigneusement. N’allez pas m’attraper une
pneumonie, notre pays compte sur vous, cela ne vous aura pas échappé…

Deux voitures furent envoyées chercher les nouveaux arrivants.


Emmitouflés jusqu’aux oreilles, le gouverneur et moi nous assîmes dans la
première. Nous étions un peu gris. Silencieux. Du moins, s’il parlait, je ne
l’entendais plus. J’envisageais, comme cela ne m’était encore jamais arrivé,
les conséquences d’un échec.
— Ah, s’écria Kemble. Nous y sommes !
Il posa le pied par terre et, sans nous laisser le temps de dire ouf, il
s’effondra. Ses employés, semblait-il, n’avaient pas réussi à tout déglacer.
Ah, pour une chute, elle était épique : cent et quelques kilos de fondeur
battant le sol ! À cet instant, Kemble n’était plus que topographie : son
ventre un haut plateau, s’affaissant vers un petit village – sa tête –, où ses
paupières s’agitaient follement sur les mares de ses yeux. Quatre
domestiques accoururent pour l’aider. Il les renvoya en souriant. Voulut
montrer à tout le monde qu’il était capable de se relever seul. Puis, coiffant
son tuyau de poêle qui avait glissé par terre, essuyant ses épaules et ses
coudes couverts de minuscules cristaux, il fronça un unique sourcil
broussailleux et dit :
— J’ai horreur de prêter à rire, Landor.
La première à monter sur le débarcadère fut Lea Marquis. Et c’était une
surprise, certes, d’autant plus grande qu’elle était d’une superbe élégance !
La vieille fille affligée du salon familial s’était fait un chignon généreux,
orné de rubans et de nœuds, avec des boucles en tire-bouchon sur les côtés.
Elle avait revêtu un corsage de taffetas lilas sur la jupe la plus bouffante que
j’aie jamais vue, s’était fardée d’une poudre d’amidon qui avait, pour
l’ensemble, survécu à la traversée de l’Hudson, mais ne parvenait nullement
à masquer ses joues rosies par l’air piquant de la nuit.
— Ma chère Lea ! s’exclama Kemble qui, rayonnant, lui ouvrit les bras.
— Oncle Kem ! répondit-elle, toute souriante.
Elle fit un pas vers lui… puis s’arrêta, voyant les yeux du gouverneur
obliquer vers la silhouette qui attendait derrière elle sur le bateau.
Un officier de l’armée – de loin, on n’en pouvait dire plus. Grade
indéterminé. Il regardait ailleurs. À ce stade des choses, bien sûr, je
connaissais tous ceux du « Point », et je m’enorgueillissais même de les
reconnaître avant qu’ils ne le fassent à mon égard. Celui-là, pour quelque
raison, ne se laissait pas remettre. Il fallut qu’un des cochers, baissant sa
lanterne vers lui, l’éclaire tandis qu’il grimpait sur le quai, pour que je
l’identifie.
Cela ne prit qu’une seconde. Malgré son déguisement et ses accessoires
de théâtre. C’était le première année Poe. Engoncé dans l’uniforme du
défunt Joshua Marquis.
Le récit de Gus Landor
30

Non, c’est aller trop vite. Je ne pouvais deviner, au début, de quel


uniforme il s’agissait mais Poe ôta sa cape pour la jeter sur les épaules de
Lea, et lorsqu’il m’apparut ainsi, à la lumière flottante des fanaux, je ne
doutai pas de ce que j’avais devant moi. Un seul détail avait changé : il
avait à l’épaule un unique galon jaune.
— Monsieur Landor ! s’écria Lea en écarquillant les yeux. Permettez-
moi de vous présenter le lieutenant Le Rennet. Henri Le Rennet, un ami
proche de la famille.
Je l’entendais à peine. Non, je ne remarquais que l’uniforme. Ou plutôt,
je remarquais à quel point il seyait à Poe. Un tailleur n’aurait pas mieux
fait.
Et comme j’avais passé tant d’heures à essayer de mettre un corps dans
ce costume, et une tête par-dessus… quand je le vis soudain sur le corps de
Poe, sous la tête de Poe, j’eus l’impression de tomber dans un puits sans
fond… Un puits tapissé de ses mots, de ses aimables missives sur lesquelles
j’avais tant misé – et comment savoir, maintenant, si je devais le croire ?
Hitchcock se méfiait de lui, et moi, quelle garantie avais-je qu’il me disait
la vérité ? Ne frayait-il pas en réalité depuis des mois avec Lea et Artemus
Marquis ? Et, tant que j’y étais, pourquoi n’aurait-ce pas été Poe, lors de
cette maudite nuit, qui, accroupi devant Leroy Fry, lui aurait arraché le
cœur ?
Non, c’était pure folie, bien sûr. Je tentai de me raisonner. « C’est un
habit qu’il porte, Landor, c’est tout.
Il ignore ce qu’il signifie. Cela n’est qu’un jeu de sa part, bon Dieu…»
Le regard braqué sur lui, je m’efforçai de me rassurer, de me convaincre
que la situation ne s’était pas renversée en un tournemain. Il avait endossé
un uniforme, et puis voilà.
Je déglutis et dis :
— Enchanté de faire votre connaissance, lieutenant.
— Tout le plaisir est pour moi, répondit-il.
Il avait adopté pour la circonstance un accent léger, une brise
méditerranéenne teintée d’un soupçon de M. Bérard. Ce qui me frappa le
plus était cependant son visage. Lea (ou quelqu’un d’autre) lui avait
concocté une moustache en crin, et l’avait passée au cirage avant de la lui
coller juste au-dessus de la lèvre, sur cette mince bande de peau
généralement dépourvue de poils. Grossier, certes, mais fort ingénieux car,
ainsi grimé, Poe semblait maintenant avoir trente ou trente-cinq ans. Il y
gagnait même en élégance : cela lui allait très bien.
Le deuxième bateau nous apportait des invités en plus grand nombre,
qui se pressaient vers les voitures. Lecteur, je regrette de ne pas me rappeler
tous leurs noms. Il y avait parmi eux un des éditeurs du New York Mirror.
Également un dénommé Cole, peintre de son état ; un fervent menuisier
quaker ; et une dame psalmiste – elle composait des hymnes. Hommes ou
femmes, Kemble les traitait tous également. Les attrapait par le coude, leur
pressait les mains telles ses pompes foulantes, leur offrait capes et
redingotes sèches, exigeait qu’ils ingurgitent café ou madère, même qu’ils
vident sa cave s’ils voulaient (et s’ils pouvaient !). Bref, en les conduisant
de l’atrium au salon, il les attisait comme un soufflet. Je me tenais
légèrement en arrière du groupe – à l’abri du soufflet Resté dans l’atrium,
j’écoutais le battement des chaussures sur les splendides planchers de
chêne, le tic-tac de l’horloge de parquet (la plus grande que j’aie jamais
vue), puis le bruit de mes propres bottes sur les lattes de bois. Une minute
ne s’était pas écoulée quand je perçus un pas différent du mien, un léger
trottinement, semblable à un ballet de souris. Levant la tête, j’aperçus Lea
Marquis, dont les pieds, à quelque cinq mètres, jouaient le contrepoint des
miens. Elle souriait.
— Mademoiselle Marquis, je…
— Dites, vous n’allez pas nous dénoncer, au moins ? implora-t-elle.
Cette petite mascarade ne fera de mal à personne, je vous l’assure.
— À personne sauf à M. Poe, dis-je très sérieusement. Vous devez
savoir que le gouverneur reçoit souvent ici des représentants de l’Académie,
tout de même.
— Oh oui, nous avons envisagé cette possibilité. Cependant…
Je ne voulais pas, c’était une erreur, mais mes lèvres me chatouillaient :
— Cependant, je ne ferai rien pour vous contrarier. Et je suis enchanté
de vous retrouver ici, mademoiselle Marquis. Je me préparais à un autre de
ces dîners entre hommes.
— Oui, il semble que cela soit la seule soirée de l’année où les femmes
ne risquent rien dans l’enceinte de Marshmoor. La nuit de notre
émancipation, donc ! D’une portée historique…
— Enfin, vous êtes sa nièce, et sûrement…
— Non, « Oncle Kem » est un surnom affectueux, c’est tout. Je le
connais depuis que je suis petite fille, voyez-vous. C’est un vieil ami de la
famille.
— Mais où est-elle, la famille, justement ?
— Eh bien, répondit-elle gaiement, vous ne serez pas étonné
d’apprendre que mère est de nouveau alitée.
— Migraine ?
— Non, le mercredi, c’est névralgie, monsieur Landor. Père a préféré
rester avec elle, mon frère est emmuré dans sa géométrie, et me voilà seule
émissaire de la maison Marquis.
— Eh bien, nous aurions pu tomber plus mal.
M’entendant le lui dire, je sentis mes joues s’empourprer. N’étaient-ce
les mots d’un soupirant ? Je reculai d’un pas. Croisai les bras.
— J’avoue, mademoiselle, m’être souvent demandé pourquoi les dames
étaient si rares en ces lieux. Ils ont pourtant bien besoin de présences
féminines.
— Oncle Kem nous déteste, dit simplement Lea. Allons, ne faites pas
cette tête. Je sais ce qu’il prétend : « Le beau sexe me laissera toujours
perplexe. » Mais cet aveu l’accable. On ne refuse de comprendre que ce
qu’on méprise, n’est-ce pas ?
— Vous avez tant d’admirateurs, mademoiselle Marquis. Vous
comprennent-ils tous ?
Elle détourna lentement les yeux. Et répondit d’un ton faussement
léger :
— On raconte depuis toujours qu’une femme a brisé le cœur d’Oncle
Kem il y a des années. Mais je crois que son cœur n’est pas de ceux qu’on
brise. (Elle me regarda à nouveau.) Pas comme le vôtre, monsieur Landor.
Ni comme le mien. (Elle inclina la tête en souriant). Nous voilà bien
esseulés. Peut-être devrions-nous rejoindre les autres ?

Eu égard aux plans de table, le gouverneur Kemble avait des idées très
arrêtées. Les dames (à ces rares occasions où elles sont de la partie)
prennent place d’un côté, et les messieurs de l’autre. Évidemment, avec une
telle disposition, il se trouve forcément deux membres de chaque sexe pour
côtoyer un représentant du genre opposé. Et donc la psalmiste s’assit près
du menuisier quaker, et l’on m’installa auprès d’une certaine Emmeline
Cropsey.
Épouse d’un baronnet instable des Cornouailles, Mme Cropsey s’était
retrouvée exilée avec une maigre pension en Amérique, où elle avait
embrassé une existence de critique nomade. Cheminant d’État en État, elle
tournait en ridicule tout ce qu’elle voyait – quel ennui le Niagara, quelle
consternation Albany. Achevant actuellement son tour des Highlands, elle
attendait que son mari lui envoie d’autre argent afin de dénigrer d’autres
régions. Avant même que nous saisissions nos fourchettes, elle me soumit le
titre de l’ouvrage qu’elle rédigeait : L’Expérience ratée de l’Amérique.
— Vous serez peut-être moins affecté que les autres par l’effroyable
mentalité de ce pays, monsieur Landor. Alors je vous révèle ce que je ne
peux avouer à vos camarades chiqueurs et cracheurs : West Point tiendra
une place centrale dans mon réquisitoire.
— Comme c’est intéressant, lui dis-je.
Elle parut ensuite dans une tirade sur le mythe de Cadmos, et déclara
tout de go que Leroy Fry et Randolph Ballinger étaient deux agneaux
sacrifiés sur l’autel des demi-dieux américains. C’était un peu comme
écouter Poe, en beaucoup moins reposant. Je ne sais plus exactement à
partir de quand, mais une autre voix s’imposa peu à peu, par-dessus le débit
monotone de Mme Cropsey – et, de fait, par-dessus les timbres et les accents
si différents qui tissaient la conversation. Une voix ni plus ni moins sonore,
mais dotée d’une autorité naturelle qui valait mille trompettes. Le lieutenant
Henri Le Rennet – avec sa grotesque moustache et son costume
d’emprunt – prenait l’avantage.
— Je suis certes né en France, disait-il. Mais j’exerce le métier de soldat
dans l’armée de votre pays depuis assez longtemps pour bien connaître les
lettres de sa langue. Je suis au regret de vous apprendre que la littérature
anglaise est un désastre. Oui, je maintiens, un désastre !
Avec un geste incertain du bras, le peintre demanda :
— Je tiens pour sûr que M. Scott déçoit rarement, cependant ?
Poe haussa les épaules, piqua un navet du bout de sa fourchette.
— Si l’on ne fonde pas sur lui de trop folles espérances, non.
— M. Wordsworth ? risqua un autre.
— Il a les mêmes défauts que tous les lakistes anglais : ces poètes
s’entêtent à édifier le lecteur. (Poe s’interrompit. Brandit son navet comme
une torche.) Alors que, en réalité, il faut définir la poésie des mots comme
création rythmique de la beauté. La beauté et le plaisir, voilà sa vocation
suprême, et son objet ultime, la disparition d’une belle femme.
— Et nos propres poètes du Nouveau Monde ? tenta un autre.
M. Bryant, par exemple ?
— Je vous accorde qu’il sait éviter ces affectations qui ternissent la
poésie moderne dans son ensemble. Mais de là à prétendre que son œuvre
tende à une quelconque excellence…
— M. Irving, alors ?
— Grandement surestimé, dit platement Poe. Si l’Amérique était
réellement une république des arts, M. Irving serait tout au plus le bras mort
d’une rivière, plein d’eau stagnante évidemment.
Là, il exagérait. Irving était une divinité en ces lieux. Plus
particulièrement, c’était un des joyeux compères du gouverneur. Même si
on l’ignorait, il était impossible de ne pas remarquer (à moins d’être Poe) le
mouvement continu des têtes qui, convive après convive, se tendirent
anxieusement vers Kemble – pour savoir s’il fallait s’offusquer ou pas.
Celui-ci, sans lever les yeux, laissa l’éditeur du New York Mirror faire son
travail à sa place.
— Lieutenant, dit le journaliste, je commence à me demander si vous
n’abusez pas de la bienveillance de notre hôte en distillant si librement
votre fiel. Tout de même, il est bien quelque part un flambeau littéraire que
vous lisez avec plaisir ?
— Un, en effet, dit Poe, avant de scruter les visages tournés vers lui,
comme pour s’assurer qu’ils étaient dignes de la suite.
Plissant les paupières et baissant la voix pour un meilleur effet, il
déclara :
— Le nom de… Poe… ne vous dit sans doute rien ?
— Poe ? s’écria Mme Cropsey, comme en perte d’acuité auditive. Poe,
dites-vous ?
— Poe, des Poe de Baltimore.
Eh bien, personne n’avait entendu parler de Poe, ni des Poe de
Baltimore. Ce qui emplit notre lieutenant d’une indicible tristesse.
— Cela se peut-il ? lâcha-t-il dans un souffle. Ah, mes amis, je ne suis
pas prophète, mais je vous prédis avec certitude que si vous ne le
connaissez pas aujourd’hui, vous le connaîtrez forcément un jour. Bien sûr,
je ne l’ai pas rencontré personnellement, mais on m’a rapporté qu’il
descend d’une longue lignée de chefs francs. Comme moi-même, ajouta-t-il
en s’inclinant légèrement.
— Et c’est un poète ? demanda le menuisier.
— À mon sens, l’appeler seulement poète reviendrait à dire de Milton
que c’était un rimailleur. Oui, il est jeune, ce Poe, aucun doute là-dessus.
L’arbre de son génie n’a pas encore produit les plus mûrs de ses fruits, mais
la récolte est déjà appréciable, mes amis, pour qui a le palais fin.
— Monsieur Kemble ! s’exclama Mme Cropsey. Où diable avez-vous
trouvé ce charmant soldat ? C’est certainement le premier homme que je
croise dans ce pays qui ne soit ni un imbécile ni visiblement fou.
La remarque atteignit de plein fouet le gouverneur, bien plus touché par
la tirade sur Irving que nous ne l’aurions pensé. D’un ton raidi par le
ressentiment, il nous fit savoir que nous devions à Mlle Marquis la présence,
ce soir, de ce lieutenant.
— Mais oui ! cria Lea depuis son bout de table. Le Rennet est un vieux
camarade de régiment de mon père. Ils ont défendu Ogdensburg l’un à côté
de l’autre.
Le murmure d’approbation qui parcourut la table buta sur les sourcils
froncés de Mme Cropsey, qui répondit :
— Enfin, lieutenant, vous êtes beaucoup trop jeune pour avoir pris part à
la guerre de 1812.
Poe lui sourit :
— Madame, j’étais en effet à cette époque un jeune garçon*. Mais je me
suis battu au côté de mon père adoptif, le lieutenant Balthazar Le Rennet. À
ma mère, qui essayait de me garder à la maison, j’ai répondu : « Peuh !
Rester en compagnie des femmes, quand on a besoin d’hommes en
armes ! » (Ses yeux trouvèrent le chandelier et ne le quittèrent plus.) C’est
pourquoi, mes amis, j’étais avec mon père lorsqu’un boulet de canon lui
brisa le sternum. C’est moi qui l’ai pris dans mes bras quand il tomba. C’est
moi qui l’ai allongé sur ce bout de terre qui allait, bien trop tôt, devenir son
tombeau. C’est moi qui me suis penché pour recueillir son dernier
murmure : « Il faut combattre, mon fils. Toujours combattre…* » (Il inspira
profondément.) Dès cet instant, je sus quel était mon destin. Celui d’un
soldat aussi courageux que lui. D’un futur officier de l’armée des États-
Unis, et qui lutterait pour ce pays qui… est devenu un… un second père
pour moi.
Le silence s’abattit sur la tablée, et Poe enfouit son visage dans ses
mains. Son récit avait fait l’effet d’un mouchoir ramassé, que chacun tenait
devant soi en se demandant s’il fallait le conserver ou le restituer à son
propriétaire.
— Les larmes me montent aux yeux à chaque fois que j’y pense,
renchérit Lea.
Si elle ne pleurait pas, son intervention fit pencher la balance du côté de
Poe. La psalmiste essuya le bord de ses paupières, le peintre se racla la
gorge, et madame le proviseur de l’école de Newburgh était si émue qu’elle
laissa sa main reposer deux secondes sur le bras du menuisier, son voisin.
— Eh bien, fit Kemble, très solennel. Votre carrière… dans les armes…
est le plus grand hommage que vous puissiez rendre à… la mémoire de
votre père. Ainsi qu’à votre pays d’adoption. (Ses lèvres crispées
s’allongèrent). Me permettez-vous de porter un toast en votre honneur,
monsieur ?
Tous les verres se levèrent. On était tout sourire. On n’entendit que
cling-cling, des « bravo », des « bien dit, Kemble », tandis qu’un frisson
rosâtre enfiévrait les fières joues pâles du lieutenant Le Rennet.
Et voici comment un humble bizut de West Point, haï de prime abord par
une personnalité éminente des États-Unis, réussit en fort peu de temps à
entrer dans ses bonnes grâces. Poe triomphait sans restriction mais, comme
tous les triomphes, le sien ne dura pas. Car, en enfouissant son visage dans
ses mains, il avait malencontreusement décollé une moitié de sa moustache.
Je ne le remarquai pas tout de suite ; ce fut Lea qui, agitant ses bras comme
des sémaphores, sonna l’alarme. Puis j’aperçus Mme Cropsey qui fixait Poe,
comme s’il était en train de s’effriter devant elle. Je n’eus qu’à suivre son
regard et je vis alors l’écheveau de crin noir qui pendait sous ses lèvres –
frétillant sous son souffle comme la queue d’un bébé mouffette.
Je quittai aussitôt mon siège :
— Lieutenant Le Rennet ? J’aurais souhaité avoir deux mots avec vous.
En tête à tête, si vous voulez bien.
— Mais bien sûr, dit-il, avec une once de regret.
Je le conduisis de pièce en pièce, à l’écart, si possible, des indiscrètes
oreilles des domestiques. Ce qui n’était pas mince affaire chez le
gouverneur Kemble. J’en fus réduit à traîner notre poète dans le bureau de
notre hôte, et de là, dans la véranda.
— Landor, qu’est-ce qui vous arrive ?
— Ce qui m’arrive ?
Je détachai entièrement son bout de crinière pour le lui présenter entre le
pouce et l’index.
— À l’avenir, vous serez moins chiche sur la gomme arabique,
lieutenant.
Ses yeux sortirent de leurs orbites.
— Bon Dieu, quelqu’un s’en est-il aperçu ?
— Seulement Lea, je pense. Et Mme Cropsey qui, et c’est une chance
pour vous, n’a pas les faveurs de tout le monde ici.
Il fouilla dans ses poches.
— Je dois bien avoir…
— Quoi ?
— Un reste de tabac à…
— À priser ?
— Mais oui, le jus est adhésif, non ?
— Si vous tenez vraiment à dégager l’odeur d’un crachoir… Allez, Poe,
vous avez fait votre petit effet. Il est temps de baisser le rideau et…
— … d’abandonner Lea ? (Ses yeux brillaient comme ceux du loup.) Le
premier soir que nous passons ensemble ? Je préfère quitter l’armée sur-le-
champ. Non, je resterai jusqu’au bout, Landor, avec ou sans votre aide.
— Dans ce cas, ce sera sans. Et, avant que je me fâche vraiment, dites-
moi d’où vous tenez cet uniforme.
— Ça ? (Il observa son costume comme s’il venait de l’enfiler.) Mais
c’est Lea qui me l’a donné. Celui d’un oncle disparu, quelque chose de cette
sorte. Il me va à ravir, n’est-ce pas ? (Son sourire s’évanouit peu à peu
devant mon regard.) Mais qu’avez-vous, Landor ?
Saisissant le bas de la tunique, je glissai un doigt vers l’endroit où, dans
la penderie d’Artemus, j’avais découvert une tache de sang : il n’y avait
plus rien.
— Mais enfin, Landor ?
— C’est parti facilement ? dis-je, plein de fureur contenue. Vous l’avez
bien brossé, votre uniforme, avant de l’endosser ?
— Et pourquoi donc ? Il est parfaitement propre, non ?
— Ou peut-être Lea s’en sera chargée pour vous.
Il ouvrait et refermait la bouche.
— Je… je n’ai pas la moindre idée de… Landor, que se passe-t-il ?
J’ouvris la mienne pour lui répondre, mais une voix ne m’en laissa pas
le temps. Une voix derrière nous. Ni celle de Poe, ni la mienne. Familière
quand même.
— Monsieur Landor.
Un intrus. À la porte de la véranda. La cape encore sur les épaules, les
bottes blanchies par la neige. Une silhouette noire qui se détachait, à contre-
jour, du bureau éclairé.
Ethan Allen Hitchcock savait au moins réussir ses entrées.
— J’espérais bien vous trouver là, déclara-t-il.
Oh, il était sombre comme une vache.
— Eh bien oui, vous me trouvez, lui dis-je pendant que, dans mon dos,
je faisais signe à Poe de déguerpir. Oui, je suis là.
— J’ai de mauvaises nouvelles à…
Il s’interrompit. Le front plissé, il étudiait la courte ombre frêle qui
partait vers le fleuve et tentait de se fondre dans la nuit.
— M. Poe, dit le capitaine.
Je suppose que si la véranda s’était trouvée au-dessus de l’Hudson, Poe
aurait sauté. S’il avait pu se hisser au sommet de la plus proche montagne,
il l’aurait fait aussi. Mais jamais sans doute ne s’était-il senti aussi petit
qu’à cet instant. Un petit homme ordinaire.
Aux épaules frissonnantes. Voûtées.
Qui se retourna lentement.
— Comme cet uniforme vous va bien, lui dit Hitchcock, en ouvrant de
grands yeux qui nous inclurent tous deux. Quel ingénieux divertissement
avez-vous mis au point avec M. Landor.
Poe fit un pas vers lui et – je m’en souviendrai toujours – s’inclina tel un
vassal devant son seigneur.
— Mon capitaine, je vous jure sur l’honneur que M. Landor est
parfaitement étranger à tout cela. Sa surprise a été aussi grande que la vôtre,
et son désagrément aussi entier. Je suis le seul initiateur de cette mise en
scène, et je ne mérite rien d’autre que…
— Élève Poe, le coupa Hitchcock, desserrant péniblement les mâchoires.
Il se trouve que je ne suis pas d’humeur à m’occuper de votre sort. J’ai,
voyez-vous, des affaires hautement plus graves à régler.
Il se rapprocha alors de moi – les traits aplatis, vides. Indéchiffrable, à
l’exception de ses pupilles, brillant d’un éclat rare.
— Il ressort que, pendant que vous profitiez de l’hospitalité de
M. Kemble, un autre élève a disparu.
Je l’écoutai à peine. Non, j’étais concentré sur le fait qu’il venait de
parler en présence de Poe – Poe qu’il aurait pu congédier d’un geste de la
main. À l’évidence, quelque chose avait changé chez lui. Tout ce décorum
qu’observait le capitaine du lever au coucher venait d’être balayé.
— Non, répondisse, avec un calme étrange. C’est impossible.
— Je préférerais que cela le soit, dit-il.
Poe avait renversé la tête. Un court frisson le secoua des talons jusqu’au
scalp.
— Mais lequel ? demanda-t-il.
Hitchcock attendit un long moment :
— M. Stoddard.
— Stoddard, fis-je en écho, faiblement.
— Oui. N’est-ce pas d’une ironie savoureuse, monsieur Landor ? Le
dernier élève à avoir vu Fry vivant a peut-être lui-même subi un destin
analogue.
Un cri retentit à la porte :
— Ah !
C’était au tour du capitaine d’être frappé d’étonnement De faire volte-
face pour découvrir une silhouette à contre-jour. Celle de Lea Marquis.
Elle ne s’évanouit point je n’irais pas jusque-là, mais, oui, elle s’affaissa.
Posant un genou à terre. Sa grande jupe miroitait autour d’elle comme de la
gelée, mais ses yeux – ses yeux restaient figés. Ne clignèrent pas une fois.
Poe fut le premier à se précipiter auprès d’elle. Puis ce fut moi. Et enfin
Hitchcock, plus agité que je ne l’avais jamais vu :
— Mademoiselle Marquis, veuillez accepter… Je ne pouvais deviner
que… J’aurais dû… Il faut…
— Ils vont tous mourir.
Voilà ce qu’elle déclara. Dans un souffle, et pourtant fort clairement.
Avec ces yeux bleus étincelants. Comme s’il n’y avait eu qu’elle sur cette
véranda.
— L’un après l’autre, dit-elle encore. Ils mourront tous jusqu’au dernier.
Le récit de Gus Landor
31

Les 8 et 9 décembre 1830

À l’extinction des feux ce soir-là, la nouvelle s’était répandue dans tout


le camp, sans oublier personne – élèves, bombardiers, instructeurs.
Stoddard avait disparu. Les hypothèses fusaient comme des lucioles.
Mme Cutbush parlait à son tour de pratiques sacrificielles chez les druides ;
pour le lieutenant Kinsley, la réponse se trouvait dans les étoiles ;
Mme Thompson, propriétaire de la pension de famille, y voyait un coup des
démocrates ; quant aux élèves, ils étaient de plus en plus nombreux à
mentionner cet esprit indien assoiffé de vengeance. Personne ne se coucha
le cœur léger. Plusieurs épouses de messieurs les professeurs avaient déjà
annoncé leur intention de finir l’année à New York (l’une d’elles restant
debout jusqu’à l’aube pour surveiller les préparatifs du départ). Les élèves
de faction pendant la nuit se placèrent dos à dos, de façon qu’on ne pût les
prendre par surprise, et au moins un gars de dernière année se réveilla en
hurlant, terrorisé, les mains tendues vers son fusil accroché au mur.
Oui, la peur faisait des ravages, mais on ne s’en serait jamais aperçu au
contact du capitaine Hitchcock. Quand je m’arrêtai à ses quartiers peu après
dix heures le lendemain, je le trouvai assis à son bureau, l’air serein et un
peu distrait, comme s’il cherchait son baudrier égaré. La seule trace de
désordre résidait en sa main droite, laquelle, chargée d’une mission de son
cru, s’affairait sans cesse à coiffer les mèches de son propriétaire.
— Nous avons envoyé dès l’aube une nouvelle unité procéder aux
recherches, m’apprit-il. Je ne vois pas ce qu’ils pourraient trouver qui aurait
échappé aux autres. (Sa main marqua un temps. Ses yeux se fermèrent.)
Non, si, je vois.
— Allons, capitaine, il ne faut pas perdre tout espoir.
Il répéta dans un registre plus bas :
— Tout espoir. Je crains qu’il ne soit trop tard pour cela, monsieur
Landor. Je me contenterais d’une bonne nuit de sommeil.
— Dans ce cas, reposez-vous, lui dis-je. Je suis passé par les quartiers de
M. Stoddard.
— Oui ?
— Où j’ai fait une découverte intéressante.
— Oui ?
— La malle de M. Stoddard est vide.
Il m’observa comme suspendu, et je me demandai si la moitié de ma
phrase n’avait pas été abattue en plein vol.
— Ses vêtements n’y étaient plus, expliquai-je. Ses vêtements civils.
— Et où cela nous mène-t-il ?
— Eh bien, pour commencer, capitaine, cela implique que nous n’aurons
pas de nouveau cadavre sur les bras. Je suis tout porté à croire que
M. Stoddard s’est enfui sur ses deux jambes.
Il se redressa. Sa main sortit de ses cheveux.
— Continuez.
— Eh bien, je suis sûr que vous vous en souvenez : M. Stoddard était
l’un de ceux… Non, non, c’est le seul élève qui a fait campagne pour
annuler le trimestre en cours. N’est-ce pas ?
Il acquiesça.
— Bon, je sais, poursuivis-je. Croyez-moi, je sais que vos jeunes gars ne
sont pas rassurés. Enfin, il y en a même qui voient des Iroquois dans les
buissons ! Mais, pour autant que je me souvienne, Stoddard est le seul à
vous avoir prié de le renvoyer chez lui. Pourquoi ?
Il m’étudia pendant quelques secondes.
— Parce qu’il avait des raisons précises de craindre pour sa sécurité.
— C’est aussi ce que je pense, oui. Vous vous rappelez bien sûr,
capitaine, que nous l’avons interrogé tout au début de notre enquête. C’est
lui qui affirmait avoir croisé Leroy Fry dans l’escalier. Ce curieux échange :
Fry lui parlant de quelque affaire personnelle.
— Vous pensez donc qu’il aurait vu quelque chose, ce soir-là ? Quelque
chose d’autre ?
— C’est une possibilité, je ne dis rien de plus.
— Et pourquoi se serait-il tu ? Nous lui avons donné tout loisir de parler.
— Justement. Il trouvait peut-être plus dangereux de parler que de se
taire.
Il se cala dans son siège. Ses yeux se posèrent sur la fenêtre à petits
carreaux :
— Vous voulez dire qu’il pourrait être impliqué dans les autres
meurtres ?
— Certainement impliqué dans une chose ou une autre. Suffisamment,
de toute façon, pour qu’il préfère prendre la fuite.
Hitchcock, soudain debout, se dirigeait vers l’étagère, comme s’il avait
un titre en tête. Il s’arrêta à un mètre de celle-ci.
— Nous savons que Stoddard était un ami proche de Fry, dit-il.
— Oui.
— Mais nous n’avons établi aucun lien entre lui et Ballinger.
— Si, il y en a un, répondis-je. Vous le trouverez dans la prochaine
transcription du journal de Fry. Il y a deux ans, Stoddard et Ballinger
s’étaient liés avec Fry pendant l’été.
D’humides, ses yeux se firent avides :
— Mais Artemus Marquis ? En quoi Stoddard lui est-il associé ?
— Cela n’est pas encore clair. Un mystère à la fois. Cependant, il est
indispensable que nous retrouvions M. Stoddard. Je ne saurais trop insister
là-dessus, capitaine. Il faut lui remettre la main dessus, où qu’il soit.
Il m’étudia encore. Puis d’une voix basse et ferme :
— Si M. Stoddard est toujours dans l’enceinte de West Point, nous ne
tarderons pas à le récupérer.
— Non, capitaine, répondis-je gentiment. Je pense que, à l’heure qu’il
est, il est déjà au large.
J’avais commencé, lentement, à ajuster ma pèlerine – mais je me ravisai.
Je raccrochai soigneusement le noir vêtement sur son crochet, me rassis,
contemplai l’unique chandelle allumée, et annonçai :
— Capitaine, si vous me permettez…
— Oui ?
— J’implore votre grâce au sujet de M. Poe.
Un coin de sa bouche s’effondra ; son regard s’anima d’une curieuse
lueur.
— Ma grâce ? À propos de son petit coup de théâtre*, hier soir ? Une
curieuse requête de votre part monsieur Landor, vous qui, mieux que toute
autre personne, connaissez ses manquements sur le bout des doigts. À
commencer par ses escapades après l’extinction des feux. L’usage de
boissons spiritueuses, ensuite – assez considérable, si j’en juge par son
apparence. Et n’oublions pas cette récente usurpation d’identité.
— Il ne serait pas le premier élève à…
— Il est le premier élève qui, sous mon commandement, se fait passer
pour un officier de l’armée américaine, monsieur Landor. Vous imaginez
facilement quels sentiments m’inspire une imposture de cette sorte.
Curieux. Je ne pouvais me débarrasser de l’impression – comme
toujours en présence d’Hitchcock – que j’étais moi-même sur le banc des
accusés. Je posai mon menton sur mes mains, et les mots sortirent de ma
bouche comme un chapelet d’offenses. Par saccades :
— Je… je dirais… qu’il s’est fourvoyé.
— Comment cela ?
— Il se figurait qu’il… me serait utile.
Le capitaine me dévisagea froidement.
— Non, monsieur Landor. Je ne le pense pas. J’ai une idée précise, moi,
de ce qu’il se figurait.
J’aurais pu lui rappeler comment l’amour fait tourner la tête des jeunes
hommes. Mais c’était Ethan Allen Hitchcock. Tout l’arsenal de Cupidon
restait sans effet sur un cuir aussi épais que le sien.
— Je le répète, poursuivait-il, c’est loin d’être la première infraction de
M. Poe. Vous ai-je rapporté que, une dizaine de fois au moins, il s’est
faufilé hors de sa chambrée, bien après la retraite, dans le but de… eh bien,
pourquoi ne me dites-vous pas, monsieur Landor, ce qui l’amenait, soir
après soir, à l’hôtel de M. Cozzen ?
Oh, misère !
Je dus finalement sourire, Lecteur. Nous nous étions crus si intelligents,
Poe et moi. Nous avions payé un soldat pour l’escorter, nous nous estimions
à l’abri, derrière notre porte fermée, à boire et à bavarder jusqu’à l’aube.
Poe n’avait vu personne le suivre, tiens ? Nous nous étions laissé abuser par
nos sens, malgré les antécédents bien connus d’Hitchcock et de Thayer. Ces
hommes-là avaient besoin de tout savoir. Et donc ils savaient tout.
Posant ses mains sur son bureau, le capitaine se pencha vers moi.
— Je ne l’ai jamais fait arrêter, monsieur Landor. Je vous ai donné cette
liberté à tous deux, sans jamais faire d’esclandre, sans demander
d’explication. Je ne vous ai jamais tenu rigueur non plus de fréquenter
l’établissement de M. Havens. Vous conviendrez peut-être que je suis moins
strict que vous ne le supposiez. Et s’il vous en fallait confirmation, j’ai le
plaisir de vous informer que la seule personne qui ait à rendre des comptes
sur les événements de cette nuit est le lieutenant Kinsley.
— Kinsley ?
— Oui, Kinsley. L’officier affecté à la surveillance des Quartiers Sud,
cette nuit. Qui a, de toute évidence, failli à son devoir.
— Mais Poe était…
— Oui. Et le fait que je tombe sur lui est à classer dans la catégorie des
accidents malheureux. Si je n’avais pas été préoccupé par cette affaire,
j’aurais peut-être levé mon verre à sa santé en le félicitant pour son courage.
Même en l’état actuel des choses, je ne peux en mon âme et conscience
punir un de mes élèves pour la seule raison que le destin se joue de lui.
J’attendais les signes physiologiques du soulagement – la poitrine et les
épaules qui se détendent, le cœur qui reprend un rythme plus lent –, mais il
n’en vint pas. Je ne le croyais pas, voyez-vous. Je n’arrivais pas à croire que
nous étions blanchis, et d’ailleurs nous ne l’étions pas. La voix d’Hitchcock
résonnerait toujours dans notre dos, perçant les ténèbres comme une flèche.
— Toutefois, monsieur Landor, il ne m’est plus possible de consentir à
ce que M. Poe vous serve d’assistant.
Je le regardai sans rien dire.
— Mais en quoi… euh, nous n’avons pas… Capitaine, nous avons tout
de même grandement avancé, grâce à lui. Son aide m’a été fort précieuse.
— Je n’en doute pas. Cependant deux de nos élèves sont morts, et un
troisième vient de disparaître. Je n’ai donc pas l’intention d’exposer un
autre de ces jeunes gens à quelque danger que ce soit.
La plus étrange des sensations s’empara de moi : c’était comme une
brûlure au visage et dans le cou. La honte, pensé-je maintenant. Car, jusqu’à
peu, je ne m’étais en vérité guère soucié de la sécurité de mon poète. J’avais
pris connaissance de ses rendez-vous avec Lea et Artemus en tant que
lecteur seulement, sans me représenter un instant que, derrière le fil de son
récit, se trouvait un homme de sang et de chair – susceptible, chaque
seconde, de payer de sa personne.
— Ce n’est pas la seule raison.
— En effet, admit-il. Je vous l’ai déjà dit : je pense que, au contact de
M. Poe, vous avez perdu une mesure de votre objectivité. À condition
d’espacer ces relations, vous serez probablement mieux à même de…
Il ne termina pas sa phrase. Cela n’était pas nécessaire. Je me redressai
sur mon siège, j’inspirai profondément, je dis :
— Fort bien. Vous avez ma parole. Il est dorénavant exclu de l’enquête.
Au moins, Hitchcock ne fit pas mine de triompher. Ses yeux regardaient
à l’intérieur de lui-même ; quant à sa main, elle s’affairait sur son bureau,
pour en débarrasser les ombres.
— Il faut que vous sachiez, dit-il, que le colonel Thayer a signalé la
disparition de M. Stoddard au commandant du génie.
— Il ne va pas être content. Juste après la mort de Ballinger…
— Non, on peut raisonnablement prévoir qu’il ne va pas être content. Et
tant qu’à jouer les devins, on peut prévoir tout aussi raisonnablement que le
colonel Thayer sera sanctionné pour le traitement non-conformiste qu’il a
réservé à cette affaire.
— Ils ne peuvent quand même pas lui reprocher de…
— On lui rappellera que, dès le départ, il aurait dû recruter un militaire,
et non un civil, pour conduire cette enquête.
Quelque chose dans sa façon de prononcer ces mots – guindée,
mécanique – se réverbéra lentement dans mon esprit. J’avais l’impression
d’être devant une pièce fermée, et d’écouter à la porte ce qu’on y avait dit
des journées plus tôt.
— Ce que vous lui avez sûrement rappelé vous-même, répondis-je
calmement. Vous n’avez jamais voulu me voir ici. C’est le colonel Thayer,
et lui seul, qui a décidé de m’engager.
Sans prendre la peine de le nier, il repartit d’une voix aussi plate que
l’horizon.
— Cela n’a plus beaucoup d’importance maintenant, monsieur Landor.
Le colonel et moi-même devons assumer la responsabilité de ce qui sera
certainement perçu comme une erreur de jugement. J’anticipe déjà les
conséquences : le commandant du génie désignera un enquêteur qu’il nous
enverra sans tarder. Quelqu’un qui aura tout pouvoir, à condition qu’il en
finisse avec cette affaire. (Sa main se remit en mouvement : nettoyer ce
bureau, nettoyer ce bureau.) Et si le commandant agit avec sa précipitation
coutumière, j’attends son enquêteur d’ici, oh, trois jours. (Ses lèvres
s’agitèrent quelques secondes, comme s’il refaisait le compte.) Alors il nous
faut intégrer un élément nouveau, monsieur Landor, ce qu’on appelle une
échéance. En d’autres termes, vous n’avez plus que trois jours pour trouver
l’auteur de ces crimes. Si tel est encore votre désir, bien sûr.
— Mes désirs n’ont rien à voir là-dedans, dis-je en reculant sur ma
chaise. Il s’agit pour moi d’une mission, capitaine. Je vous ai donné mon
engagement, vous l’avez accepté. Voilà ce qui compte.
Il hocha la tête, toutefois ses sourcils se dressaient aux extrémités. Et,
lorsqu’il entrelaça ses doigts en se penchant une fois de plus vers moi, je vis
qu’il n’était en rien apaisé.
— Monsieur Landor. J’espère que mes mots ne dépassent pas ma pensée
si je vous soupçonne d’entretenir quelque hostilité secrète envers cette
Académie. Non, attendez. (Il leva un doigt) Une inimitié que j’ai pressentie
dès notre première entrevue. Et que, jusqu’à ce jour, je n’ai pas jugé utile
d’approfondir.
— Et maintenant ?
— À présent je crains que cette inimitié ne soit un obstacle
supplémentaire à la bonne fin de l’enquête.
Oh, je bouillais, moi ! Je me souviens d’avoir cherché quelque chose –
un encrier, un presse-papier – à jeter à travers la pièce, mais rien ne
semblait à la mesure de ma colère. Je n’avais donc que des mots à lui lancer
à la figure.
— Mais nom de Dieu ! grondai-je, en me dressant sur mes jambes. Que
voulez-vous de plus, capitaine ? Je suis là à faire du bénévolat…
— De votre propre gré.
— … à travailler comme un chien, si vous devez savoir. Grâce à vous,
j’ai pris des coups de gourdin, j’ai bien failli être désossé, j’ai risqué ma vie,
tout cela au profit de votre chère institution.
— Nous avons pris bonne note de tous vos sacrifices, lâcha-t-il
sèchement. Maintenant, voudriez-vous répondre à ma question. Êtes-vous
foncièrement hostile à cette institution ?
Je passai une main sur mon front. Relâchai une pelletée d’air.
— Colonel, je n’ai rien contre vous. Je vous souhaite, à vous et vos
élèves, de prospérer, d’atteindre les objectifs qui sont les vôtres, de… de
tuer et de remplir votre mission de soldats. Seulement…
— Quoi ?
— Cette espèce de monastère qu’est West Point, dis-je en soutenant son
regard. Ça n’est pas des saints qu’il fabrique !
— Personne n’a dit le contraire.
— Ni forcément toujours des soldats. Non que je m’associe au président
ou à vos détracteurs, cependant mon opinion est que, lorsque vous privez un
jeune homme de sa volonté, que vous l’assaillez de règlements et de
blâmes – que vous lui retirez l’usage de sa raison, eh bien, vous lui retirez
aussi sa dignité. Vous en faites un désespéré.
Les narines s’épatèrent imperceptiblement.
— Je vais avoir besoin de votre concours, monsieur Landor, si je veux
suivre le fil de votre pensée. Insinuez-vous par là que l’Académie soit de
quelque façon responsable de ces morts ?
— Le responsable est lié à cette Académie. Donc l’Académie l’est aussi.
— C’est grotesque ! Si on va par là, tous les crimes des chrétiens portent
atteinte au Christ.
— C’est justement le cas.
C’était peut-être bien la première fois que je le prenais au dépourvu.
Basculant la tête en arrière, il joignit ses mains et resta, un bref instant, à
court de mots. Et, tandis que le silence nous enveloppait, j’arrivai à une
conclusion.
Le capitaine Hitchcock et moi ne serions jamais amis.
Jamais nous ne boirions du madère ensemble dans le bureau du
gouverneur Kemble. Jamais nous ne jouerions aux échecs, n’assisterions à
un concert, ne suivrions la route de Fort Putnam, ne lirions un journal
devant un jus de pamplemousse. À partir de cet instant, nous ne passerions
plus une minute ensemble sans y être contraints par nos activités
respectives. Tout cela pour la simple raison que, entre lui et moi, tout
pardon était exclu.
— Vous avez trois jours, me dit-il. Dans trois jours, vous en aurez fini
avec nous, monsieur Landor.
J’avais presque refermé la porte quand je pensai à ajouter :
— Et vous de même.
Le récit de Gus Landor
32

Le 10 décembre 1830

Eh bien, le capitaine Hitchcock pouvait dire ce qu’il voulait de moi,


mais pas que je me trompais à propos de Stoddard. Pas plus tard que le
lendemain matin, un pêcheur du nom d’Ambrose Pike se présenta pour
rapporter qu’un élève-officier l’avait hélé et lui avait donné un dollar pour
l’emmener dans sa barque. Pike l’avait déposé à Peekskill, où il avait vu le
jeune homme sortir deux autres pièces de sa bourse en cuir pour réserver
une place sur le prochain vapeur à destination de New York. Pike n’y aurait
pas spécialement prêté attention, cependant sa femme avait pensé que
c’était peut-être un fugitif, auquel cas le pêcheur risquait d’être écroué à
Sing-Sing pour complicité, à moins qu’il ne prenne les devants, et donc il
était venu répéter à qui voulait bien l’entendre que non, Ambrose Pike
n’était pas de cette espèce-là.
Mais comment savait-il qu’il avait transporté un élève-officier dans sa
barque ?
Ben, c’est qu’il portait l’uniforme, le gars, tiens ! Même qu’il l’avait
enlevé, un peu plus bas sur le fleuve, et là, avec sa chemise de toile, son
foulard et sa toque de fourrure, té, on aurait bien cru que c’était un riverain,
hein.
Avait-il expliqué pourquoi il était si pressé de quitter West Point, le
jeune élève-officier ?
Ah, comme quoi il y avait du grabuge chez lui, il avait besoin de rentrer
tout de suite, il pouvait pas attendre la chaloupe de l’Académie. Et pis, il
avait plus rien dit après, jusqu’à Peekskill. Même pas au revoir, tiens.
M. Ambrose Pike avait-il quelque chose à ajouter, peut-être, à propos du
jeune homme ?
Oui, il était blanc comme un linge, ce gaillard-là, ça il l’avions
remarqué, le Pike. Et même qu’il faisait grand soleil, et qu’après sa chemise
de toile le gars avait mis des couches et des couches, ben ça l’empêchait pas
de frissonner comme s’il avait la fièvre, çui-là.
Et qu’en pensait-il, alors, M. Pike ?
Ben, pas grand-chose, sinon qu’il avait l’air d’avoir le diable à ses
trousses, c’jeune soldat.

Le même jour, j’avais au courrier un pli intéressant de mon


correspondant new-yorkais Henry Kirke Reid.

Mon bien cher Gus,


Je reçois toujours de tes nouvelles avec un plaisir rare, donc
extraordinaire ! Même si les affaires mettent leur vilaine tête là-dedans. Je
t’en prie, la prochaine fois que tu me confies une mission, donne-moi un
peu plus de quatre semaines pour la mener à bien. Les documents que
j’attendais viennent seulement d’arriver de Richmond et, avec quinze jours
de plus, j’aurais récolté plein d’autres choses sur ton bonhomme. Je
t’adresse évidemment tout ce que j’ai, y compris les comptes rendus de mes
correspondants à Boston, Baltimore et, bien sûr, New York.
Ton Poe est toutes sortes de choses, Gus. Je te laisse libre de décider s’il
est l’une d’elles en particulier. Je dirai seulement que, si sa vie est jonchée
de cadavres comme celle de n’importe qui, aucune âme défunte n'est encore
revenue pour le traduire en justice. Jamais un mandat d’arrêt n’a été
délivré contre lui. Ce qui, comme tu le sais, ne signifie absolument rien.
Tu parles dans ta lettre de me rémunérer. Auras-tu, s’il te plaît, la
gentillesse d’oublier cela ? Ces recherches n’ont rien eu d’épuisant, et ce
sera ma façon d’honorer la mémoire d’Amelia. Je ne t’ai jamais présenté
mes condoléances comme j’aurais dû.
Sans toi, New York est une ville moins gaie. Nous espérons survivre
jusqu'à ta prochaine apparition. Quel autre choix avons-nous ?
Nos amitiés, Gus,
H. K. R.

Le soir venu, je m’assis pour lire les documents rassemblés par Henry –
je les lus, les relus et les relus encore, avec une tristesse grandissante. Tout
cela impliquait une rupture, voyez-vous. Et lorsque j’entendis ces petits
coups secs, familiers, sur la porte de ma chambre d’hôtel, je me félicitai de
l’avoir fermée à clef. Je vis la poignée tourner, tout doucement d’abord – on
insista un peu, et elle revint à sa position initiale. Quelques pas résonnèrent
dans le couloir. J’étais à nouveau seul.
Rapport d’Edgar A. Poe
à Augustus Landor

Le 11 décembre 1830

Landor, où étiez-vous hier soir ? Je trouvai votre porte inopinément


fermée et je ne reçus pas de réponse quand je frappai. Mon étonnement était
d’autant plus grand que j’étais sûr d’avoir aperçu de la lumière à votre
fenêtre. Il faut bien veiller à éteindre vos chandelles quand vous sortez.
Enfin, vous ne voudriez pas déjà mettre le feu au majestueux hôtel de
M. Cozzen, alors qu’on vient à peine d’en achever la construction !
Je me demande toutefois si vous serez « chez vous » ce soir ? Je suis
bourrelé d’inquiétude au sujet de Lea. Malgré tous mes efforts, elle refuse
de me voir et j’en suis réduit à croire que la disparition de M. Stoddard,
renouvelant un sentiment d’horreur et d’effroi, a produit des ravages sur son
âme si sensible et délicate. Peut-être tient-elle à m’épargner le spectacle de
ses féminines infirmités ? Ce serait, hélas, fort mal me connaître, Landor !
Car je l’aimerais plus encore dans sa fragilité que dans sa force ; je la
chérirais davantage au seuil de la Mort qu’à l’aube de l’Amour. Il faut
qu’elle le sache ! Il le faut !
Landor, où êtes-vous ?
Le récit de Gus Landor
33

Le 11 décembre 1830

Il revint le lendemain – par une nuit glaciale. J’avais repris ma lecture du


journal de Leroy Fry, mais ses hiéroglyphes s’envolaient devant moi et, en
définitive, son carnet restait bêtement ouvert sur mes genoux, immobile
comme le chat qui dort. Les braises se mouraient dans l’âtre, et j’avais le
bout des doigts tout blanc, engourdi par le froid. Pour quelque raison, j’étais
incapable de me lever pour mettre une nouvelle bûche dans la cheminée.
J’avais également omis de verrouiller ma porte. Peu après onze heures,
j’entendis le petit toc-toc… je la vis s’ouvrir… reconnus le visage
familier…
— Bonsoir, dit Poe, comme il le faisait toujours.
Sauf que le terrain avait changé. Ni lui ni moi n’aurions su expliquer
exactement de quelle façon, mais nous le ressentions tous deux. Lui, par
exemple : il n’était pas à l’aise debout, mais il ne parvenait pas à se poser. Il
déambulait dans la pièce, cheminait entre les ombres, jetait un coup d’œil à
la fenêtre, tapait en cadence sur ses flancs. Peut-être aurait-il aimé que,
comme autrefois, je lui offre un verre de Monongahela.
— Cochrane n’était pas là pour m’escorter, ce soir, dit-il.
— Oui, je crois que le soldat Cochrane s’est trouvé de nouveaux
patrons.
Il hocha la tête, sans relever vraiment.
— Eh bien, dit-il, aucune importance. Je connais suffisamment le
chemin, maintenant. Ce n’est pas demain que je vais me faire prendre.
— Prendre non, mais on vous a vu, Poe. Nous sommes mis au ban, vous
et moi. Et il faut en payer les conséquences.
Nous nous regardâmes un instant et je finis par lui dire :
— Vous feriez peut-être mieux de vous asseoir.
Il renonça pour une fois au rocking-chair. Prit place sur le bord du lit.
Ses doigts se mirent à danser sur la courtepointe.
— Écoutez-moi, Poe. Hitchcock veut bien oublier vous conduite chez le
gouverneur, mais il faut renoncer à être mon assistant.
— Il ne peut pas faire ça.
— Non seulement il le peut, mais en plus il le fait.
Du coup, ses doigts firent des pirouettes. Tournoyèrent comme des ailes
de mite.
— Enfin, Landor. Lui avez-vous rapporté les… mille façons dont je vous
suis venu en aide ?
— Oui.
— Et cela ne suffit pas ?
— Il est avant tout préoccupé par votre sécurité. Ce qui est normal.
J’aurais dû moi-même l’être plus.
— Peut-être faut-il en référer au colonel Thayer ?
— Thayer pense la même chose que son capitaine.
Il afficha son sourire le plus effronté. Le sourire d’un Byron.
— Qu’est-ce que cela peut nous faire, Landor ? Eh ! On continuera
comme avant. Ils ne peuvent pas nous en empêcher.
— Ils peuvent vous renvoyer.
— Qu’ils le fassent ! J’emmène Lea avec moi, et jamais plus je ne
remets les pieds dans ce lieu maudit.
— Fort bien, lui dis-je. Dans ce cas, c’est moi qui vous renvoie.
Il m’étudia. Cilla à peine. Ne répondit rien. Pas encore.
— Dites-moi, poursuivis-je. Ne m’avez-vous pas prêté serment ? Ici
même ? Vous en souvenez-vous ?
— Oui, j’ai juré de… dire la vérité.
— La vérité. En effet. Apparemment, personne n’a pris la peine de vous
expliquer suffisamment ce que c’est. Ce qui me pose un léger problème,
voyez-vous. Je peux encore m’arranger d’un poète. Mais d’un menteur,
non.
Il se releva lentement, étudia un instant ses mains, répondit à voix
basse :
— C’est vous qui devez vous expliquer, Landor. Faute de quoi, je serai
obligé de vous demander réparation.
— Je n’ai rien à expliquer, dis-je froidement. En revanche, vous pouvez
compulser ça.
Mon bureau avait une desserte, et celle-ci un tiroir duquel je sortis les
feuillets jaunes d’Henry Reid, reliés par un cordon. Je jetai la liasse en
travers du lit. Poe, d’un œil circonspect, s’enquit de ce que c’était.
— J’ai demandé à un de mes amis de fouiller dans votre vie.
— Pour quoi faire ?
— J’allais vous prendre comme assistant, lui dis-je en haussant les
épaules. Je voulais savoir à quel genre d’oiseau j’avais affaire. Un oiseau
qui, je vous le rappelle, profère parfois des menaces de mort. Bien sûr,
cette… description a été rédigée en hâte. Il y manque sûrement certains
détails. Mais elle est suffisante, elle peut compter17 .
Il fourra ses mains dans ses poches et repartit pour un nouveau tour de la
chambre. Lorsqu’il parla, ce fut d’un ton cassant et fragile à la fois : un
joueur de poker s’enfonçant dans son bluff.
— Au moins, Landor, je vous ai donné l’occasion de citer Shakespeare.
Les citations ne sont pas votre fort, d’une manière générale.
— Oh, j’allais beaucoup au théâtre autrefois. Vous ne l’ignorez pas. (Je
m’approchai du lit et ramassai le rapport d’Henry.) Mais qu’attendez-vous,
Poe ? Vous n’aimez plus lire ? Si l’on avait pris cette peine à mon sujet, je
mourrais d’envie de savoir ce qu’on dit de moi.
Mouvement d’humeur. Et d’une voix sourde :
— Un tissu de mensonges, une fois de plus.
— Un tissu de mensonges, oui. C’est bien l’expression qui m’est venue
à l’esprit pendant que je parcourais ces pages. (J’en feuilletai quelques-
unes.) Et quand j’ai eu fini, je n’avais plus qu’une question en tête, Poe : sur
quoi ne m’avez-vous pas menti ? (Je croisai son regard à peine une demi-
seconde, continuai de lire en diagonale.) Je me demande par quoi
commencer.
— Eh bien, n’en faites rien, dit-il.
— Oh, les petites choses d’abord. Vous n’avez pas quitté l’université de
Virginie parce que M. Allan vous a coupé les fonds, mais pour… Voyons,
comment Henry a-t-il tourné ça ? « Échapper à ses créanciers en raison de
dettes de jeu exorbitantes. » Est-ce que cela vous rafraîchit la mémoire ?
Pas de réponse.
— Je comprends maintenant, poursuivis-je, pourquoi vous affirmez plus
volontiers y être resté trois ans au lieu de seulement huit mois. Cela n’est
pas votre seule forfanterie, loin de là. Tiens, vos dons pour la natation.
Douze kilomètres le long du fleuve James, hm ? Cela ne serait-il pas huit,
plutôt ?
Et voilà qu’il s’assit. Juste au bord du rocking-chair. Sans plus bouger
d’un millimètre.
Je continuai :
— Bon, cela n’est pas bien grave. À peine une exagération. Pas de quoi
fouetter un chat. Non, ça devient plus intéressant… Ici ! (Mon doigt
s’abattit sur la feuille comme un météorite.) Oui, vos aventures en Europe.
Car votre vie se décompose en trois périodes liées entre elles sans guère
d’interruption : vous avez vécu chez M. Allan, vous avez suivi vos études,
vous avez servi dans l’armée. Point Ce que cela nous apprend ?
L’indépendance de la Grèce, pour laquelle vous avez combattu : un
mensonge. Votre étape à Saint-Pétersbourg : un mensonge. Aucun consul ne
vous a extirpé d’aucune situation, car nous pouvons être sûrs que vous
n’avez jamais visité que l’Angleterre. Quant à vos pérégrinations maritimes,
je pense que vous les avez empruntées à votre frère. Henry, me semble-t-il ?
Henry Leonard. Ou doit-on prononcer Henri, sans aspirer le h, à la
française ?
Il fit alors précisément le geste que j’attendais : du bout du doigt, il se
massa le dessus de la lèvre supérieure, sous le nez – là où s’était trouvée,
quelque temps plus tôt, certaine moustache de crin.
— En ce moment, bien sûr, Henry a une autre ligne de flottaison,
précisai-je. Il baigne surtout dans l’alcool. Il aurait déjà un pied dans la
tombe, dit-on. Cela doit être une terrible déception également, dans une
famille comme la vôtre, avec une lignée aussi distinctive. Des chefs francs,
n’est-ce pas ? Et, oh, sans doute aussi un chevalier « Le Poêr », et un ou
deux amiraux britanniques pour compléter, non ? (Je souris.) De l’Irlandais
de basse souche, plutôt Oh, j’en aurai vu, des représentants de votre espèce,
à New York. La plupart du temps ivres, ivres et bientôt morts, comme votre
Henry.
Malgré la semi-obscurité, je voyais le rouge lui monter aux joues. Ou
peut-être le sentais-je seulement, comme on ressent la chaleur près d’une
cheminée.
— Le plus curieux, c’est que vous aviez, de fait, un aïeul distingué, dont
vous ne parlez jamais. Voue grand-père, Poe. Un vrai général, lui, sapristi !
Ex-pilier de l’Intendance militaire. A laissé l’excellent souvenir – puis-je
lire à haute voix ? – a laissé l’excellent souvenir de ses vaillants efforts de
réquisition et d’équipement des troupes de la Révolution. Un familier de La
Fayette, indique-t-on. Pour quelle raison étrange l’avez-vous oublié ? À
moins que… (Je cherchai plus loin dans les pages.) Ouais, il faut croire que,
après la guerre, il ait mené une existence un peu moins héroïque. A tenu une
mercerie, parmi d’autres affaires. Rien de bien florissant Et là, voyons, plus
loin… Mis en faillite en 1805. Mort en 1816 dans le plus complet
dénuement. Quelle tristesse. (Je relevai le nez et deux sourcils froncés.)
Saisi, ruiné, voilà ce que ça veut dire. Quand je pense, Poe… Vous avez
tellement honte de lui que vous lui avez substitué un Benedict Arnold.
— C’est un jeu, dit-il comme une évidence. Il faut bien avoir un peu de
fantaisie, de temps en temps.
— Ce n’est pas de la fantaisie, c’est de la fabulation. En ce qui concerne
les Poe de Baltimore, du moins. Qui, pour autant qu’on sache, n’avaient ni
sou ni maille. Quant au général David Poe, il n’est plus qu’une page
blanche.
Sa tête commençait à s’enfoncer dans ses épaules. Centimètre par
centimètre.
— Ce qui nous amène au mensonge final, dis-je en haussant le ton. Vos
parents.
Je n’eus plus besoin de lire. Je connaissais cette partie par cœur.
— Ils n’ont pas disparu dans l’incendie du théâtre de Richmond en 1811.
Votre mère était morte depuis deux semaines quand il a pris feu, ce théâtre.
Succombant à une fièvre infectieuse, si ma mémoire est bonne, bien que le
rapport officiel soit assez vague à ce sujet. (Je me levai et avançai vers lui
en brandissant le rapport comme un sabre d’abordage.) Votre père n’était
même plus là, n’est-ce pas ? Il avait fichu le camp deux ans plus tôt, ce
rustre. Laissant votre mère seule avec deux enfants en bas âge. Personne ne
l’a jamais revu. Non qu’on l’ait beaucoup regretté, d’ailleurs. Un piètre
comédien, à ce qu’il paraît. Il n’avait pas les bonnes critiques de votre mère,
non. Et déjà habitué au delirium tremens. C’est de famille, donc, comment
disiez-vous, Poe… « Une incapacité physique, corroborée par plusieurs
médecins éminents. »
— Landor, je vous en prie.
— Ah, j’en ai mal au cœur pour votre pauvre maman. Livrée à elle-
même, son premier mari mort, le second envolé, deux enfants à nourrir.
Non, pardon. J’ai dit « deux » ? Je voulais dire trois. (Je compulsai à
nouveau mes feuillets.) Car c’est bien ça. Un troisième enfant, prénommé
Rosalie – Rose, dit-on maintenant. Un peu simple d’esprit, m’explique-t-on.
Il lui manque… il lui manque… oui, c’est franchement étrange. (Mes
sourcils formèrent deux accents circonflexes.) Serait née en décembre 1810.
À savoir – voyons, que je calcule : plus d’un an après le départ de votre
père. Hmm. (Je fis une drôle de mimique.) Un exploit, quand même, non ?
Ça serait bien la première fois qu’une grossesse s’étirerait sur douze mois !
Qu’est-ce que ça vous inspire, Poe ?
Ses deux mains serraient le bras du rocking-chair. Il respirait à longues
et profondes bouffées.
— Bah, nous ne sommes plus au Moyen Âge, dis-je d’un ton léger. Il ne
faut pas demander l’impossible à une actrice. Vous connaissez cette vieille
boutade, Poe : la différence entre une actrice et une catin ? Eh bien, la catin
a fini en cinq minutes, elle.
Il bondit sur ses jambes, les doigts comme des serres, les yeux comme
des nuées, prêt à se ruer sur moi.
— Assis ! dis-je. Assis, poète !
Il se figea ; ses bras retombèrent sur ses flancs ; il recula ; reprit place
sur le fauteuil.
Sûr de moi, je lui tournai le dos. J’allai à la fenêtre, j’ouvris les rideaux
et plantai mes yeux dans la nuit : pure, égale, violet-noir, trouée d’étoiles,
avec la lune à l’est dans le creux des collines. Pleine, plate et blanche, elle
jetait sur moi son lent rayonnement, un éclat brûlant qui allait fraîchissant.
— Il reste un point, dis-je, que je n’ai pu éclaircir avec ma petite
enquête : êtes-vous un meurtrier ?
À ma grande surprise, mes propres doigts tremblaient. Le feu, peut-être :
je l’avais laissé mourir.
— Vous êtes certainement beaucoup de choses, continuai-je, mais cela ?
(Faisant volte-face, j’étudiai son teint de cendre.) Qu’importe ce qu’en dit
Hitchcock, je ne veux pas le croire. Seulement, j’ai repensé à cette
conversation que vous avez tenue avec Lea à Fort Putnam. Puis-je vous
citer ? Je dois connaître vos mots par cœur.
— Faites ce que vous voulez, dit-il sourdement.
Je m’humectai les lèvres avec la langue. Puis je me raclai la gorge.
— Réponse du première année Edgar Poe à Mlle Lea Marquis : « Les
défunts nous poursuivent quand nous ne les aimons pas assez. C’est que
nous les oublions, voyez-vous ; cela n’est pas volontaire de notre part, mais
c’est ainsi. Le chagrin, la douleur vont en s’amenuisant, cela ne dure qu’un
temps, au bout duquel nos morts se sentent abandonnés. Alors ils nous
réclament. Ils veulent retrouver le chemin de nos cœurs. Pour ne pas mourir
deux fois. » (Je baissai les yeux vers lui.) Vos paroles, Poe.
— Et alors ? gronda-t-il.
— Eh bien, c’est presque passer aux aveux. Il ne me restait qu’à trouver
votre victime. Ce qui ne prit qu’un instant. (Je me mis à tourner autour de
son siège comme je le faisais à New York quand j’interrogeais un suspect :
en resserrant progressivement le cercle.) C’est votre mère, n’est-ce pas ? (Je
me penchai au-dessus de son épaule. Lui chuchotai à l’oreille.) Votre mère,
Poe. Chaque fois que vous l’oubliez, chaque fois que vous vous jetez dans
les bras d’une autre femme – cela revient à la tuer à nouveau. Le matricide,
oui. L’un des crimes les plus graves de toute la création.
Me redressant, je recommençai à marcher : la dernière boucle. Je me
plaçai devant lui :
— N’ayez crainte. Oublier quelqu’un n’est pas encore passible de
pendaison. Vous êtes hors de danger, mon ami. Il se trouve que, après tout,
vous n’êtes pas un assassin. Vous n’êtes qu’un petit garçon amoureux de sa
maman.
Il bondit à nouveau… chancela à nouveau. Pourquoi, je ne saurais vous
le dire. Était-ce notre différence de taille ? (J’aurais sans doute pu l’étaler
par terre, si j’avais voulu.) C’était plus certainement affaire d’autorité.
Selon moi, il vient forcément un moment dans la vie de tout homme où il
est obligé de constater sa totale impuissance. Peut-être a-t-il dépensé son
dernier sou au comptoir ; ou la femme qu’il aime l’a-t-elle rejeté pour
toujours ; ou bien apprend-il par la bande qu’un homme en qui il plaçait sa
confiance ne lui veut que du mal. Mais voilà : à cet instant il se retrouve
nu.
C’est ainsi qu’il était, debout au milieu de ma chambre, comme si on lui
avait pelé son dernier carré de peau. Ses os branlaient.
— Je suppose que vous avez terminé, dit-il enfin.
— Pour le moment.
— Dans ce cas, je vous souhaite une bonne nuit.
La dignité, oui, son ultime refuge. Il sortirait d’ici une dernière fois,
mais la tête haute. Il traverserait le couloir le menton levé, et il marcherait
ainsi dehors.
Du moins essaierait-il. Pourtant quelque chose le fit se retourner. Et
lâcher d’une voix bouillante :
— Un jour vous saurez ce que vous venez de me faire.
Le récit de Gus Landor
34

Le 12 décembre 1830

Quand le tambour sonna le réveil, je ne dormais toujours pas et, assis


dans mon lit, j’avais l’impression d’un curieux dérèglement de mes sens. Il
me semblait que, derrière la fenêtre, l’aube cendrée avait l’odeur du cirage
noir. Que ma courtepointe avait goût de champignon, et l’air autour de moi
l’épaisseur de l’argile. Bref, je me trouvais quelque part entre la lucidité et
l’épuisement et, à la fin, c’est ce dernier qui l’emporta. Je m’assoupis assis
et me réveillai peu après midi.
Alors je m’habillai en hâte, je courus au réfectoire, je restai un instant
debout à regarder les élèves dévorer bestialement leur repas. Et j’étais perdu
dans de si nombreuses pensées que je n’entendis pas César, le surveillant,
approcher. Me saluant comme un vieil ami, il me demanda si je ne
préférerais pas déjeuner au mess, à l’étage, avec les officiers. Car enfin,
Monsieur, un gentleman comme moi y serait mieux à sa place…
— C’est fort aimable à vous, lui souris-je. Je cherchais M. Poe, sauriez-
vous où il se trouve ?
Oh, M. Poe avait déclaré au capitaine de service à midi qu’il était
souffrant, et voudrait-on bien le laisser se rendre à l’hôpital ? Il y avait de
cela une demi-heure.
À l’hôpital ? Tiens, pensai-je, une ruse qu’il avait déjà employée. Il
n’avait peut-être pas préparé ses cours. Ou bien, faisant le pied de grue
devant la porte de Lea, il la suppliait de le recevoir…
Ou encore…
Oui, une de ces folles impulsions qu’on aurait pu pêcher dans un de ses
mélodrames. Pour ma défense, je n’avais pas beaucoup l’habitude de briser
les cœurs, et j’étais brusquement chamboulé à l’idée qu’il veuille en finir
comme un vrai Romantique. Donc je me pressai de remercier César, je lui
donnai la pièce et je l’entendis dire alors que je tournais les talons :
— Ça n’a pas l’air d’aller, monsieur Landor.
Je ne le contredis pas : je filais déjà à toute vitesse aux Quartiers Sud, où
je grimpai l’escalier quatre à quatre, puis dix longues enjambées dans le
couloir…
Là, devant la porte de Poe, se tenait un homme que je n’avais jamais vu.
Plus tout jeune, quelque chose comme un mètre soixante-dix, mince, pas
rasé, avec un long nez de faucon et une paire de sourcils broussailleux qui
faisaient plus vieux que son âge. Les bras croisés comme deux épées, et…
j’allais dire nonchalamment adossé au mur, sauf qu’il n’avait rien de
nonchalant : son corps était raide comme une échelle posée contre le mur.
Me voyant, il se remit à angle droit avec le sol. Pencha la tête et dit :
— Pourriez-vous m’indiquer où je trouverais un certain Poe ?
Une voix de pierre, aiguë, avec un fantôme écossais qui roulait les r par-
derrière. Je crains de l’avoir observé avec curiosité. Ce type n’était vraiment
pas à sa place ! Il ne portait pas d’uniforme, il ne savait rien des horaires de
West Point. Cet endroit semblait d’ailleurs l’irriter au plus haut point, à la
manière d’un labyrinthe qu’un génie démoniaque aurait jeté sur son chemin.
— Figurez-vous, répondisse finalement, que je me posais la même
question.
« Et qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Poe ? » Voilà celle que son
visage pâle, osseux, parut me renvoyer aussitôt. Et moi d’y répondre en
bredouillant, comme un première année devant le jury d’examen.
— Il était… Eh bien, disons que, au bénéfice de l’Académie, il participe
à une enquête qu’on m’a confiée. Ou qu’il participait, plutôt…
— Êtes-vous officier militaire, monsieur ?
— Non ! Non, je suis un civil… avec un… laissez-passer. Enfin, pour
l’instant. (À court de mots, je lui tendis la main.) Gus Landor.
— Enchanté, dit-il. Je m’appelle John Allan.
Lecteur, je ne saurais rapporter cette sensation : un peu comme voir un
personnage de conte de fées s’échapper en chair et en os d’une page de
livre. Je ne le connaissais que par l’intermédiaire de Poe, voyez-vous, et
comme tous les acteurs et témoins de sa vie, Allan avait revêtu sous la
plume du poète un aspect fantastique. Je ne m’attendais pas plus à le voir
qu’à me faire renverser par un centaure dans la rue.
— M. Allan, murmurai-je presque. M. Allan de Richmond.
Les yeux de faucon s’éclairèrent. Les sourcils unirent leurs broussailles.
— Il a donc parlé de moi.
— Toujours avec le… plus grand respect, oui.
Il retira alors sa main. Se détourna un peu et lâcha d’un ton sec :
— Je sais très bien quels termes il utilise, le gosse, quand il s’agit de
moi.
Curieusement, je me pris de sympathie pour le personnage de conte. Ça
ne doit pas toujours être drôle d’en être un, pensai-je. Et donc j’ouvris la
porte de la chambre et suggérai que nous attendions tous deux à l’intérieur.
Je pris le manteau de M. Allan, que je posai, plié, sur la tablette de la
cheminée. Je lui demandai s’il venait d’arriver de New York.
Hochant la tête avec orgueil :
— J’ai réussi à monter sur un des derniers bateaux de la saison. Il a fallu
négocier, évidemment. Avec un peu de chance, je repartirai avec le
prochain. On m’a proposé de descendre à l’hôtel, mais je ne vois pas
l’intérêt de subventionner les établissements de l’armée quand l’État me
vide déjà les poches pour la défense du pays.
Il n’y avait dans ce discours pas l’ombre d’une lamentation – je veux
bien le reconnaître. Non, cet homme-là était à cheval sur ses principes, et ce
cheval sentait le purin. Et, s’il était quelqu’un à qui il me faisait penser,
c’était au colonel Thayer. Avec une différence toutefois : Thayer s’était
endurci pour une cause, Allan pour sa bourse.
— Eh bien, lui dis-je, vous vous êtes récemment remarié, paraît-il ?
— C’est exact.
Il accepta mes compliments, puis nous nous tûmes, et je cherchais déjà
comment lui dire au revoir lorsque, remarquant un léger frémissement sur
son visage, je m’aperçus qu’il me jaugeait.
— Pardon, monsieur… Landor, c’est bien ça ?
— Oui.
— Puis-je vous donner un conseil d’ami ?
— Je vous en prie.
— Si j’ai bien compris, Edgar participe à des… investigations pour
l’Académie, c’est ce que vous disiez ?
— Quelque chose comme ça, oui.
— Je ne saurais trop insister sur le fait qu’il ne faut pas lui confier de
hautes responsabilités.
— Oh. (Je m’interrompis. Clignai des paupières.) Au contraire,
monsieur Allan, je l’ai trouvé tout à fait franc et… serviable…
Je ne pus finir car, pour la première fois, il me souriait, et c’était un
sourire à ouvrir les furoncles.
— C’est que vous ne le connaissez pas bien, monsieur Landor. Je
regrette de devoir vous apprendre que c’est l’un des individus les moins
droits, les moins loyaux que j’aie jamais rencontrés. Je mets d’ailleurs un
point d’honneur à ne pas croire un mot de ce qu’il dit.
J’aurais pensé qu’il s’arrêterait là – cela avait aussi bien failli être ma
position au sujet de Poe. Mais c’était sans compter sur l’enthousiasme avec
lequel Allan épanchait son fiel.
— Voyez-vous, dit-il, frappant l’air comme un adversaire, avant qu’il
s’inscrive à l’Académie, le gosse, je lui ai donné cent dollars – cent
dollars ! – pour qu’il puisse payer son remplaçant à l’armée. Comme quoi
celle-ci ne le relâcherait qu’à cette condition. Eh bien, deux mois plus tard,
j’ai reçu une lettre de menaces parfaitement révoltante du remplaçant, un
certain Bully Graves. (Lecteur, l’auriez-vous entendu prononcer ce nom !
C’était comme si l’équarrisseur avait déversé les abats dans le salon
familial.) Ce sergent Bully Graves m’informait qu’il n’avait jamais été
rétribué. Que, pressé de fournir la somme, Edgar lui avait répondu :
« M. Allan refuse de cracher son argent ».
Marquant du poing chaque syllabe dans sa paume, il répéta :
— M. Allan refuse de cracher son argent ! Oh, mais cela n’est pas tout.
Notre Edgar s’est fait un plaisir d’ajouter que j’étais parfois « pris de
boisson ».
Il se rapprocha de moi alors, comme si j’avais moi-même lancé
l’accusation. À moins d’un mètre, il souriait :
— Vous semblé-je assez sobre, monsieur Landor ?
Je répondis qu’il en avait tout l’air. Nullement apaisé, il alla chercher
querelle à la fenêtre.
— Ma défunte femme s’était entichée de lui et, par égard pour elle, j’ai
composé avec ses poses et ses extravagances – ses affectations. Et sa criante
ingratitude. C’est terminé. La banque est fermée, monsieur Landor. Il n’a
qu’à se débrouiller tout seul et s’en aller au diable.
Dès cet instant, c’était comme si Poe et moi étions voués à nous serrer
les coudes. Car n’avions-nous pas tous deux, une fois ou l’autre, tenté de
faire plier des pères raides comme la justice, et qui, devant l’Éternel, se
faisaient une gloire de l’être ?
— Mais, dis-je, il est terriblement jeune ? Et je ne crois pas qu’il ait
d’autre appui financier. Selon ce que j’ai appris, sa famille est tombée dans
la misère.
— Eh bien, il a l’armée des États-Unis, non ? Qu’il finisse ce qu’il a
commencé. S’il se montre à la hauteur de la tâche, s’il va au bout des quatre
années – c’est d’ailleurs grâce à moi qu’il est ici –, son avenir sera assuré.
Sinon… (Il leva ses deux mains.)… ce ne sera qu’un échec de plus. Et ça ne
m’arrachera pas une larme.
— Mais voyez-vous, monsieur Allan, votre fils…
Se retournant alors avec de petits yeux d’épingle :
— Je vous demande pardon ? coupa-t-il.
— Votre fils, répétai-je mollement.
— Parce qu’il vous a dit ça, aussi ? (Le ton changeait : il soufflait sur les
braises de son martyre.) Que les choses soient claires, monsieur Landor : il
n’est pas mon fils. Il n’y a entre nous aucun lien de parenté. Par compassion
pour son état, ma défunte femme et moi l’avions pris sous notre aile comme
un oiseau blessé ou un chien errant. Je ne l’ai jamais adopté, je n’ai jamais
laissé entendre que je le ferais. Il n’a strictement aucun droit à faire valoir
sur moi. Strictement aucun.
La tirade était sortie d’une traite. Il l’avait sûrement apprise par cœur.
— Depuis qu’il a atteint sa majorité, il ne cesse de me donner du fil à
retordre, poursuivait Allan. Je me suis remarié, j’ai donné vie à des enfants
qui sont la chair de ma chair, le sang de mon sang, et il n’est plus question
de subvenir aux besoins de Poe. Désormais, il s’arrangera tout seul. Et j’ai
bien l’intention de le lui faire comprendre, bon Dieu.
Oh, mais certainement, pensai-je. Et j’assiste à la répétition générale.
— Ce que je voulais vous expliquer, monsieur Allan, c’est que votre…
votre Edgar est un peu surmené, ces derniers temps. Je ne sais si le moment
est bien trouvé pour…
— Aujourd’hui ou un autre jour, c’est pareil, dit-il platement. Ce gamin
s’est fait dorloter trop longtemps. S’il veut devenir un homme, il doit
renoncer à cette dépendance puérile.
Ah, cela arrive parfois, Lecteur. Quelqu’un vous parle, et vous entendez
subitement un deuxième son, qui n’est pas dans sa voix mais rappelle celle
d’un autre, et vous savez qu’on a prononcé cette parole bien des années plus
tôt. Qu’elle fut brandie comme une massue devant celui qui vous l’assène,
et vous comprenez que ces mots sont l’héritage le plus authentique qu’une
famille puisse transmettre. Le pire. Vous le savez fort bien, et pourtant vous
les détestez, et vous haïssez celui qui les répète.
Et, me rendant compte que là était ma liberté, je m’aperçus que je
n’avais plus aucun besoin de conforter ce marchand, cet Écossais, ce
chrétien. Je n’avais plus besoin de croire non plus qu’il était plus grand que
moi. Je pouvais me dresser droit sur mes jambes et, fixant ses yeux de bouc,
lui dire :
— Donc, monsieur Allan ! Vous allez vous débarrasser de ce jeune
homme, vous laver les mains de sa vie et des vingt dernières années
écoulées en… oh, cinq minutes ? – quatre, s’il ne se défend pas. Et puis
vous repartez par le prochain vapeur. Eh, vous êtes économe, oui.
Il inclina légèrement la tête.
— Dites, monsieur Landor, je n’aime pas beaucoup ce ton.
— Et moi je n’aime pas vos yeux.
Cela, je pense, nous surprit l’un et l’autre : que j’empoigne son gilet de
piqué et que, de tout mon poids, je le projette contre le mur où je l’aplatis.
(Le cadre de la fenêtre vibra dans mon dos.) Je sentais sa bonne chair dure
sous ses vêtements, mon haleine sur son visage.
— Espèce de salaud, lui dis-je. Il en vaut cent comme vous.
Je me demande quand, pour la dernière fois, quelqu’un avait osé lever la
main sur Johnny Allan.
Personne de la dernière génération, en tout cas. Ce qui explique peut-
être qu’il se soit à peine débattu.
Mais je n’avais moi-même plus beaucoup de ressort. Je lâchai son gilet
et reculai d’un pas, disant :
— Si cela peut vous consoler, monsieur Allan, il en vaut mille comme
moi.

Quand je quittai les Quartiers Sud, les yeux me piquaient, et c’était un


vrai soulagement d’être exposé au vent du nord qui, glacial, m’embrasa le
visage. Marchant à pas vifs, je ne regardai derrière moi qu’en arrivant aux
quartiers des officiers. Et alors je le vis, cheminant lentement en droite ligne
vers sa chambrée, minuscule silhouette au manteau déchiré sous sa
casserole en cuir. Le menton baissé sous la brise. En route vers un nouveau
tour du destin.
Le récit de Gus Landor
35

Le 12 décembre 1830

« GARDEZ COURAGE »

En fin de compte, voilà tout ce que je me résolus à lui dire, que je


griffonnai au dos d’un effet de commerce, que je portai au seul endroit où
j’étais sûr qu’il le trouverait : notre cachette sous le rocher des jardins de
Kosciusko.
Cela fait, je suis resté, je ne sais pourquoi. Peut-être parce que j’avais le
jardin entier pour moi. Assis sur le banc de pierre, je regardais s’étendre
l’Hudson, j’écoutais le frémissement de la source dans son bassin – et je me
demandais ce que cela pouvait signifier de lui laisser pareil message.
Pourquoi Poe prêterait-il attention à mes paroles, quelles qu’elles fussent ?
Et, si mon intention était de soulager ma conscience, comment ces deux
mots solitaires viendraient-ils à bout d’une tâche aussi ardue ?
Des questions, les unes sur les autres et, s’insinuant entre elles, des
fragments de la scène que j’avais à mes pieds : un soupçon de feldspath, des
marbrures d’eau de pluie, une sorte d’oreille pointue dans une barbe
d’ombre.
— Bonjour.
Lea Marquis se dressait devant moi. Empourprée par sa course. Sa cape
négligemment posée sur les épaules, comme si quelqu’un la lui avait jetée
au passage. Et sur la tête, un bonnet du rose le plus pâle, légèrement de
travers.
La surprise me priva un instant de mes bonnes manières, mais je parvins
tout de même à me relever et lui faire signe de prendre place.
— Je vous en prie, lui dis-je, asseyez-vous.
Prenant soin de laisser un mètre entre nous, elle se contenta d’abord de
frotter ses chaussures l’une contre l’autre.
— Il ne fait pas si mauvais aujourd’hui, continuai-je. Même un peu
moins froid qu’hier.
Je me rappelai – trop tard – ce qu’il en avait coûté à Poe lorsqu’il avait
abordé avec elle le sujet du temps. Je me préparai à quelque réprimande,
mais il n’en vint pas.
— Eh bien, risquai-je au bout d’un bon moment. Je me réjouis d’avoir
un peu de compagnie. Cela n’est pas juste de profiter tout seul d’un endroit
si charmant.
Elle hocha brièvement la tête, comme pour me rassurer : elle m’avait
entendu. Puis, les yeux dans les genoux sous des sourcils froncés :
— Navrée de vous avoir imposé ce petit spectacle, l’autre soir. Edgar et
moi cherchions seulement à nous divertir et nous n’avions… pas
sérieusement envisagé les conséquences. Pour les autres, je veux dire.
— Ce fut sans conséquence pour moi, ne vous inquiétez pas pour cela,
mademoiselle Marquis. Et M. Poe, m’a-t-on dit, a réussi à…
— Oui, je sais.
— Donc il n’y a pas vraiment… de… enfin, je vous remercie de cette
attention.
— Mais de rien, dit-elle.
S’étant acquittée de son devoir, elle releva les yeux et chercha
activement les miens. Ses pâles iris brillaient soudain d’un éclat particulier,
qui semblait même l’animer tout entière – et j’avais d’elle une sensation
nouvelle.
— Monsieur Landor, permettez-moi de ne pas faire semblant. Je vous ai
suivi dans un but bien précis.
— Je vous écoute.
Elle arrondit la bouche avant de parler :
— Je sais… (Elle marqua un temps.) Je sais que, depuis peu, vos
soupçons se portent sur mon frère. Que vous le suspectez d’avoir commis
des choses terribles. Que, si vous aviez des preuves, vous le mettriez en état
d’arrestation.
— Mademoiselle Marquis, lui dis-je en rougissant comme un gosse.
Vous devez comprendre que je ne peux… évoquer… ces…
— Dans ce cas, je parlerai pour vous et moi. Mon frère est innocent et il
n’a tué personne.
— Voilà qui est envoyé. Je n’en attendais pas moins de sa sœur.
— C’est la vérité.
— Alors elle se fera jour.
— Non, répondit-elle. Je n’en suis pas certaine.
Elle se leva brusquement. Avança vers le fleuve et étudia l’escarpement.
— Monsieur Landor, poursuivit-elle, le dos tourné. À quel prix
renonceriez-vous ?
— Vous m’étonnez, mademoiselle. Nous ne nous connaissons pas assez
pour que vous me soudoyiez.
Elle fit volte-face, puis un pas vers le banc.
— Ça vous plairait ? s’écria-t-elle. De faire mieux connaissance ?
Ah, il fallait la voir, Lecteur ! La lèvre cruelle et l’œil dur. Les narines
épatées jusqu’à l’indécence. Un volcan enveloppé d’une couche de glace.
Somptueuse à tous points de vue.
— Très franchement, lui dis-je, vous me convenez ainsi.
Aussitôt le feu s’éteignit, la glace fondit Ce n’était plus que Lea, les bras
ballants devant moi.
— Ah, fit-elle, assagie. J’avais donc raison. Ce n’est pas ce que vous
cherchiez. (Elle rit) L’intrigue n’est décidément par pour ce cœur-là, dirait
ma mère. Et si je promets de ne jamais vous demander de m’épouser ?
Même de ne jamais plus vous revoir ?
— Aucun homme sain d’esprit n’exigerait cela de vous, mademoiselle.
— Mais vous êtes différent des autres. Je m’étais dit que, peut-être,
aimer… aimer vraiment encore… n’était pas votre objet.
Je détournai les yeux et regardai le fleuve où, dans un ruban de brume,
un chaland bleu naviguait au sud. Une tourterelle triste ricochait comme
une pierre dans le creux de l’eau.
Je repensai alors à Patsy, qui s’était dérobée lors de notre dernière
rencontre. J’en avais été pour partie attristé, et pour partie réjoui… d’avoir
finalement ce que je voulais.
— C’est vrai, confessai-je. Je crois m’être lassé de ce genre de chasse.
— Au profit d’une autre, certainement. Dont mon frère sera la proie et
ma famille le trophée.
— Je veux que justice soit faite, dis-je posément.
— Quelle justice, monsieur Landor ?
J’étais sur le point de répondre quand je me figeai. Un changement
venait de se produire. Pas tout d’un coup, non. Ce furent d’abord ses yeux,
bouillant dans leurs orbites. Puis ses joues se firent blanches comme le
sucre, et sa bouche s’ouvrit comme un piège à ours.
— Vaste question, répondis-je d’un ton volontairement léger. Vous
devriez la soumettre à votre ami Poe, il excelle dans cette sorte de sujet.
Cependant, j’ai du travail et peu de temps à consacrer à…
— Arrêtez !
Un rugissement de fond de gorge – sa bouche n’avait rien dit, mais l’air
devant celle-ci parut se briser comme une vitre dont les tessons
tournoyèrent sur eux-mêmes.
— Non !
Ce n’était pas le cri qu’elle avait poussé dans le bureau du gouverneur.
Celui-là lui appartenait, c’était un son humain, surgi de profondeurs qui
m’étaient inconnues.
Et je pense en avoir été soulagé, Lecteur. Car ce qui la tourmentait
n’avait aucun lien avec moi.
— Mademoiselle Marquis…
Elle n’entendait plus. On aurait pu croire que sa conduite l’embarrassait,
puisqu’elle s’éloignait d’un pas incertain, comme aux prises avec un
sentiment d’échec. Je répétai plus fort :
— Mademoiselle Marquis !
Pourquoi je ne me suis pas précipité, je ne me l’explique pas. J’avais
certainement compris ce qu’elle se proposait de faire, cependant mes
membres ne répondaient pas.
Les siens, en revanche, même raidis, sinon gourds, poursuivaient leur
œuvre. Je ne sais comment elle réussit, chancelante, à se hisser sur la
corniche… à se dresser, grelottante, un instant au bord… avant de se jeter
de l’autre côté.
— Non ! criai-je à mon tour.
Je lui saisis le bras mais le reste disparaissait – et il était déjà trop tard
car, emporté par son élan, son corps avait raison de tout, à commencer par
moi, qui basculai avec elle dans un îlot de cailloux sous la brûlure du vent.
Si le sol se dérobait sous mes pieds, elle, je ne la lâchai pas.
Par miracle, la terre réapparut, nous reprit en son pouvoir.
Rouvrant les yeux, je m’amusai presque des entailles et des éraflures
dont mon dos et mes genoux étaient lacérés – cela n’était après tout pas
grand-chose à payer ! Nous nous retrouvions trois mètres plus bas sur une
saillie de granite et nous étions sauvés, n’est-ce pas ? Toujours attachés l’un
à l’autre, mais sauvés.
Je me trompais gravement. Notre situation était plus périlleuse encore.
Loin de s’être posée, Lea avait rebondi sur le granite et elle était – Dieu,
que j’étais lent à comprendre ! – suspendue dans le vide. Avec moi pour
unique amarre, et pas bien solide avec ça, juché comme je l’étais sur ce
rebord de pierre à nous maintenir tous deux.
Dessous : rien que de l’air – des litres et des litres d’air –, puis les
rochers érodés par le fleuve, tout prêts à nous réduire en poudre.
— Lea, hoquetai-je, Lea !
Réveillez-vous ! Voilà ce que je voulais lui dire. Cependant, vu son état,
je savais bien que cela ne mènerait à rien. Elle était maintenant au plus fort
de sa crise ; rigide comme un lutrin, son corps se cabrait sans arrêt, soumis
à des spasmes brutaux qui me rendaient la tâche pratiquement impossible.
J’étais chaque fois à deux doigts de céder. Sa main n’était plus qu’un poing,
elle avait les yeux révulsés, la salive écumait entre ses dents. Elle était hors
d’atteinte.
Et je la sentais m’échapper, millimètre par millimètre.
Pas une fois je n’appelai au secours ; c’est elle que je voulais appeler,
car elle était la seule à pouvoir nous aider. Nous avions basculé trop loin
pour que quiconque, en haut, nous aperçoive. Quant aux pirogues et aux
skiffs qui effleuraient la surface du fleuve, ils passaient sans rien voir, la
main sur l’aviron, l’œil sur leurs livraisons.
À cet instant, je me sentais aussi vulnérable que je l’avais été dans la
penderie d’Artemus. C’était à nouveau un duel, sans autre soutien que ceux
de ma volonté et de mon cerveau, mais face à un adversaire beaucoup plus
puissant. La vie, nos vies, ne tenaient qu’à un fil.
Et Lea qui continuait de glisser, et moi qui la suivais peu à peu… Elle
m’attirait hors de notre éperon de pierre, toujours plus près de la roche noire
et mouillée qui attendait bien patiemment en bas.
Enfin je réussis à enrouler fermement ma main autour de son poignet.
C’en fut alors fini de patiner et, profitant de ce répit, je me mis à étudier le
terrain, comme on se débat dans le noir, à la recherche d’un point d’appui,
quelque chose, peu importe, mais à quoi se retenir… et rien ne se
présentait…
Jusqu’à ce que mes doigts rencontrent une forme dure, sèche et calleuse.
Que je lus comme Blind Jasper sait lire : au toucher. C’était une racine.
La racine découverte d’un arbre qui affleurait la roche.
Oh, comme je m’y accrochai ! Oh, comme je la serrai… tandis que, de
l’autre main, je commençai à remonter Lea.
Il y eut des moments, je l’admets, où je craignis d’être écartelé par le jeu
des forces opposées. Je dus vite me rendre compte qu’elles n’étaient pas
égales. Sous le poids combiné de nos deux corps, la racine plia bientôt.
« Je t’en prie, l’implorais-je. Tiens bon. » Mais sans m’écouter, elle
pliait et pliait encore, craquant comme une épine dorsale et, avant peu, ma
silencieuse supplique fut remplacée par une autre, à haute voix celle-là : les
mêmes mots, cent fois répétés. Je ne dus m’en souvenir que plusieurs jours
plus tard.
« Stop. Stop. »
Comme une prière à Dieu, diriez-vous, Lecteur. De ma part ! D’un
homme qui préférerait mourir que croire ! Je dirai seulement que, lorsque la
racine se rompit, ma main s’élança – par intuition, par miracle – vers une
souche voisine qui, elle, jugea bon de tenir. Je n’eus pas le temps de penser
que je me retrouvai à califourchon sur la saillie granitique, avec Lea devant
moi, toujours frissonnante… mais vivante.

J’eus alors – quel luxe – le temps de réfléchir à la suite de notre


ascension. Ah, de toute évidence, ça ne serait pas une épreuve de triple
saut : nous avions trois mètres à parcourir pour atteindre la corniche et, si
Lea tremblait moins violemment qu’auparavant, elle était toujours
inconsciente.
Une chose au moins jouait pour nous : une série d’autres racines qui, à
condition de zigzaguer de l’une à la suivante, constituaient un itinéraire. Le
problème étant de nous hisser ensemble jusqu’au plateau. Après quelques
tâtonnements, je découvris qu’en ajustant mes cuisses autour de la taille de
Lea, et en gardant le dos contre la falaise, je pouvais nous remonter tous
deux sans risquer de la voir dégringoler.
Mais, bon sang, quel travail ! Dur, lent, acharné. Couvert de sueur, je
dus plus d’une fois m’octroyer une pause en m’arc-boutant sur une racine.
« Trop vieux, me rappelé-je avoir pensé un moment. Tu es beaucoup
trop vieux pour ça. »
Il nous fallut bien un quart d’heure pour nous élever d’un mètre
cinquante. Je mesurais le chemin en pouces – chaque nouveau pouce gagné
laissant entrevoir la possibilité du prochain : qu’importe si la roche me
tailladait la peau, qu’importe si mes cuisses flageolaient autour du corps
inerte de Lea, je pouvais bien en gravir encore un, non ?
Et donc, pouce après pouce, nous finîmes par gagner la corniche, où
nous nous effondrâmes dans un enchevêtrement de bras et de jambes. Le
temps d’inspirer profondément, je soulevai Lea et la transportai jusqu’au
banc de pierre. Haletant, contusionné et saignant de partout, je restai un
instant penché sur elle. Puis je la repris dans mes bras. Tandis que ses
convulsions s’espaçaient, qu’elle redevenait maîtresse de son corps, la
terreur que je ressentais se mua en une sorte de tendresse.
Car je comprenais mieux maintenant. Du moins, je comprenais mieux
cette tristesse qui ne la lâchait pas, même au comble de la joie. Cela aussi :
je la connaissais si peu. Ce qui ne changerait probablement jamais.
Quand je baissai de nouveau la tête, ses pupilles étaient revenues à leur
place, ses paupières recommençaient à cligner spontanément Pourtant son
corps tremblait toujours contre le mien, et j’eus l’impression que ce
moment-là était pour elle le pire. Elle quittait l’obscurité sans pour autant
retrouver la lumière et dans ces limbes, elle pouvait encore être happée par
les ténèbres.
— Il fallait… réussit-elle à dire.
— Quoi ?
Une minute entière s’égrena avant qu’elle ne parvienne à terminer sa
phrase.
— Il fallait me laisser.
Une autre minute s’écoula sans que je sache quoi répondre, la gorge
obstruée par mes mots.
— Et cela aurait arrangé quoi ? lui dis-je finalement.
Je lui caressai lentement le front, tandis que son visage recouvrait les
couleurs de la vie. La lumière revint dans ses yeux, et elle me regarda avec
une expression d’insondable pitié.
— N’ayez crainte, il a dit que tout irait bien. Tout s’arrangera.
Qui l’avait dit ? Cela aurait dû être ma prochaine question, mais j’étais
trop ébranlé par cette affirmation pour penser à autre chose.
Un instant plus tard, elle fut capable de redresser la tête, et peu après de
s’asseoir. Se passant une main sur le front, elle dit d’une petite voix :
— Sauriez-vous me rapporter un peu d’eau ?
Je me dirigeai vers la source. J’allais y remplir mon chapeau quand
j’entendis à nouveau sa voix, un peu plus fort cette fois :
— Et un bout de pain ou quelque chose, si cela n’est pas abuser.
— Je reviens tout de suite.
Je montai les marches deux par deux. Un plaisir de retrouver ses
jambes – de se mouvoir, de faire quelque chose – et je me demandai où
j’allais dénicher de la nourriture à cette heure de la journée. J’arrivais en
vue de l’hôtel lorsque je fourrai ma main dans ma poche, d’où je ressortis
un bout de pemmican. Brun, dur et flétri comme un vieux mendiant, mais
c’était mieux que rien, pensai-je. Je rebroussai chemin et redescendis
l’escalier.
Elle n’était plus là.
Elle avait disparu, purement et simplement : j’inspectai les buissons et
les arbres, je suivis le sentier de gravillons au-delà de Battery Knox, de
Lantern Battery, et jusqu’à Chain Battery ; oui, j’ai même jeté un coup
d’œil sur l’escarpement au cas où Lea aurait fait une seconde tentative. Elle
n’était nulle part. Je n’avais pour compagnie que sa voix, une voix qui me
parlait, où que je me tournasse.
Tout s'arrangera.
Exactement ce que ma fille avait dit.
Le récit de Gus Landor
36

Le professeur Pawpaw ne goûte pas les surprises – pour la raison


surtout, pensé-je, qu’elles ne lui laissent pas le temps de préparer les
siennes. Et sans l’effet de surprise, il est… Bon, je me contenterai de dire
que je faillis ne pas reconnaître l’homme qui ouvrit sa porte. Après avoir
cherché Lea en vain, j’avais sellé Horse et chevauché droit jusqu’à la
maison de Pawpaw, où j’arrivai peu avant le crépuscule. Le jasmin et le
chèvrefeuille étaient fanés. Il n’y avait plus d’os de grenouille ; plus de
cages à oiseaux sous les branches du poirier ; plus de crotale mort au-dessus
du chambranle.
Et plus de professeur non plus. Du moins le crus-je en découvrant
l’individu sur le perron, en culotte de grosse toile sur des bas-de-chausses
aux rayures incertaines. Ah, et un crucifix en ivoire autour du cou.
Voilà donc à quoi il ressemble, me dis-je, quand il n’y a personne : un
bedeau à la retraite.
— Landor, grogna-t-il. Je suis mal disposé.
Nous n’étions pas assez bons amis, je le savais, pour qu’il me reçoive à
mon gré. Il fallait donc que le désespoir sue de ma personne comme une
vilaine odeur pour que, finalement, il cède. Il recula d’un pas et, immobile,
m’invita à entrer.
— Tu serais venu hier, j’aurais pu te proposer un peu de cœur de bœuf…
— Merci, Pawpaw, je ne t’enquiquinerai pas longtemps.
— Bon, alors, raconte.
J’avais fait tout ce chemin et, cependant, je me demandais encore malgré
moi – oui, encore – si je ne perdais pas mon temps et ma salive au nom de
je ne sais quelle lubie.
— Mon cher professeur, la dernière fois que je suis venu, tu parlais d’un
chasseur de sorcières qui avait changé son fusil d’épaule. Un gaillard qu’on
a brûlé au bûcher et… une histoire de bréviaire qui serait tombé dans les
flammes…
— Bien sûr, répondit-il, levant une main contrariée. Le Clerc. Henri Le
Clerc.
— Un prêtre, disais-tu ?
— Cela même.
— Alors, j’avais dans l’idée que tu aurais peut-être un portrait de lui
quelque part. Une gravure, par exemple ?
Il se pencha vers moi :
— C’est tout ce que tu veux ? Un dessin ?
— Pour l’instant, oui.
Il me conduisit dans sa bibliothèque. Se dirigea droit vers la bonne
étagère et, sans demander d’aide, s’y hissa comme un écureuil. Il remit pied
à terre avec un in-douze en cours d’effritement.
— Voilà ton adorateur de Satan, dit-il en me tendant l’ouvrage.
Je posai les yeux sur un homme vêtu d’une élégante robe plissée,
surmontée d’un col de prêtre. Au visage un peu émacié, au regard clément,
à la bouche pleine et droite, aux traits virils et plaisants : un confesseur-né.
Ce vieux renard de Pawpaw perçut l’éclat dans mes pupilles.
— Tu l’as déjà vu quelque part, dit-il.
— Sous une autre forme, oui.
Alors nous nous regardâmes. Sans dire mot. Une minute s’écoula, puis
le professeur passa une main derrière sa nuque et détacha son crucifix en
ivoire de la chaînette. Il me le colla dans la main et referma mes doigts
dessus.
— En principe, Landor, les superstitions, ça me laisse froid. Sauf une
fois par mois environ, où je mange ça comme des bonbons.
Je souris. Et reposai l’objet dans sa propre paume.
— J’ai comblé la mesure, déjà, Pawpaw. Mais je te remercie vraiment.
La lettre attendait mon retour à l’hôtel. Pas de doute possible sur
l’identité du correspondant. L’écriture fleurie, la façon dont l’enveloppe
était calée contre la porte de ma chambre (à quarante-cinq degrés,
précisément) désignaient son auteur mieux qu’une signature.
La regardant un instant avant d’entrer, je me demandai s’il ne serait pas
plus sage de l’ignorer. Je compris, avec une once de tristesse, que j’en étais
incapable.

Landor,
Je n’ai envers vous aucune sorte d’obligation. Mais du fait que vous
aviez autrefois – du moins le croyais-je ! – une influence bienfaisante sur
ma personne, j’ai pensé que vous seriez peut-être intéressé par mes
nouvelles résolutions. Lea et moi nous sommes fiancés il n’y a pas cinq
minutes, je vais sans délai présenter ma démission à l’Académie et
emmener mon épouse – dès qu’elle le sera – le plus loin possible de cette
jungle.
Je ne vous demande ni félicitations, ni commisération. Je ne veux rien
de vous. Je vous souhaite cependant de surmonter les sentiments haineux et
récriminateurs qui ont défiguré votre âme. Adieu, Landor. Je rejoins ma
bien-aimée.
Votre
E. A. P.

« Eh bien, pensai-je, elle n’a pas perdu de temps. »


Précisément, cette soudaineté me troubla. Pourquoi cela arrivait-il si
vite ? Ne venait-elle pas de courtiser la mort, Lea ? Évidemment, Poe était
prêt à la suivre au premier signal, mais qu’allait-elle gagner dans cette
fuite ? Pourquoi abandonner son frère et sa famille, alors que sa présence
leur était essentielle ?
À moins que ce mariage ne soit qu’un prétexte. À moins qu’une sorte
d’urgence la force à brusquer le cours des choses.
Mes yeux se reposèrent sur ces mots – « Adieu, Landor » – qui me firent
l’effet d’une charge de mitraille ; je tournai les talons et me précipitai dans
la cage d’escalier.
Poe était en danger. Si je ne savais pas cela, je n’avais jamais rien su.
Pour le tirer de ce faux pas, il me fallait trouver le seul homme qui puisse
répondre à mes questions – il fallait même qu’il le fasse, que je l’y pousse.
Il était onze heures trente, ce soir-là, quand j’arrivai devant la demeure
des Marquis. Je tambourinai à la porte comme un mari pompette au retour
des tavernes et, lorsque Eugénie – robe de chambre, yeux chassieux – se
planta sur le perron, la bouche pleine de remontrances, quelque chose dans
mon visage les refoula dans sa gorge. Elle me fit entrer sans un bruit et,
quand je lui demandai où était son maître, elle m’indiqua, vaguement
inquiète, la bibliothèque.
Un unique cierge y brûlait. Le docteur était assis sur un grand fauteuil de
velours, une monographie ouverte sur les genoux. Ses yeux étaient fermés,
il ronflait légèrement, mais son bras n’avait pas bougé sur l’accoudoir :
étendu, la main refermée sur un verre de brandy, et l’alcool dans le verre
étale comme une mer morte. (Poe s’endormait dans la même posture.)
Je n’eus besoin de dire mot. Il sursauta, posa son verre ailleurs, cligna
des paupières dans le noir.
— Monsieur Landor ! Quelle agréable surprise ! (Il commença à se
lever.) Figurez-vous que j’étais en train de lire un traité fascinant sur la
fièvre puerpérale. Et je pensais que vous, en particulier, sauriez apprécier la
description des… plus souverains remèdes contre celle-ci… Mais où est-il ?
Il étudia le fauteuil qu’il venait de quitter, se retourna, hébété, et
s’aperçut que son traité était toujours sur ses genoux :
— Ah, le voilà !
Confiant, il leva les yeux, mais je me dirigeais déjà vers le miroir, où
j’examinai ma barbe et retirai les peluches sur mon menton… Bref, je
m’assurai que j’étais prêt.
— Où est passée votre famille, docteur ?
— Oh, il est tard. À cette heure-là, les dames ont regagné leur chambre.
— Ah. Oui. Et votre fils ?
Il s’étonna :
— Enfin, dans ses quartiers, bien sûr.
— Bien sûr.
Je traversai plusieurs fois la pièce, lentement, en prenant soin de le frôler
à chaque déplacement (cette bibliothèque était extrêmement étroite). Je
sentais son regard qui ne me quittait pas.
— Puis-je vous proposer quelque chose, monsieur Landor ? Un brandy ?
— Non.
— Du whiskey, peut-être. Je connais vos…
— Non, merci, dis-je, m’arrêtant à deux pas pour lui sourire à la lumière
du cierge. C’est que je suis un peu fâché contre vous, docteur.
— Oh ?
— Vous ne m’avez jamais parlé de votre illustre ancêtre.
Sa bouche dessina un cratère bordé d’un rictus incertain.
— Eh bien, je ne pensais… voyez-vous, je n’étais pas sûr que…
— Le père Henri Le Clerc, dis-je.
Il s’effondra dans son siège : une perdrix fauchée en plein vol.
— Je vous l’accorde, docteur, son nom ne susciterait pas un grand
engouement aujourd’hui. Mais en son temps, m’a-t-on dit, c’était un réputé
chasseur de sorcières. Jusqu’à ce que, finalement, il rejoigne l’autre camp.
Puis-je me servir de la chandelle ?
Marquis ne répondit pas. Je la pris et m’avançai vers l’étagère, plus
exactement vers la niche qui abritait l’antique portrait à l’huile. Celui
auquel je n’avais prêté qu’une vague attention la première fois que je
l’avais vu. La ressemblance avec la gravure du in-douze de Pawpaw était
frappante.
— C’est bien votre Le Clerc, non ? Oh, il a belle allure, votre aïeul.
J’aurais moi aussi préféré l’avoir de mon côté.
Je baissai la chandelle vers le camée de Mme Marquis jeune, lequel
s’anima sous la flamme. Posant celui-ci de côté, je passai la main sur la
surface rêche et feutrée qui lui servait de support, cette chose grise et
vaguement moisie que j’avais prise à tort pour un coussin.
— Et voici son ouvrage, n’est-ce pas ? J’ai honte de le reconnaître, mais
je ne m’étais pas aperçu que c’est un livre. Cette couverture est d’une
texture originale, tout de même ? De la peau de loup, si je suis bien
informé.
J’hésitai un instant, puis je glissai mes doigts en dessous pour le
soulever. Quel poids ! Comme si chacune des pages était chargée de plomb
et frappée d’or.
— Le Discours du diable, dis-je en découvrant la première. Savez-vous,
docteur, que plusieurs personnes en ce monde donneraient cher pour
posséder ce volume ? Vous pourriez être riche avant que le soleil ne se
recouche.
Je refermai l’ouvrage que je remis à sa place, avant de reposer par-
dessus le portrait en camée de Mme Marquis.
— Inutile de vous dire que votre famille est longtemps restée un mystère
pour moi, docteur. Je n’arrivais pas à savoir qui… menait le jeu, qui
commandait, pour ainsi dire. À un moment ou à un autre, je vous ai tous
soupçonnés. Mais je n’aurais pas pensé que cela pouvait être quelqu’un
d’extérieur. Un mort, pour ne rien arranger.
Je me dressai devant lui.
— Votre fille souffre d’épilepsie, poursuivis-je. Non, je vous en prie, ne
niez pas, je l’ai constaté moi-même. Lors de ses crises, elle s’imagine en
relation avec quelqu’un. Quelqu’un qui lui révèle des choses, qui lui donne
des ordres, peut-être. (Je montrai le tableau au mur.) C’est lui, n’est-ce pas ?
Tout compte fait, le Dr Marquis était un piètre simulateur. Non qu’il lui
en manquât le talent : la volonté, plutôt. Il est certaines personnes, je pense,
qui sont capables d’empiler les secrets comme des lames de schiste – plus
haut, toujours plus haut, sans une craquelure, sans une crevasse. Alors que
chez d’autres, on abat tout l’édifice d’une chiquenaude. Nul besoin d’avoir
la tête du père Le Clerc pour ébranler ceux-ci, il suffit d’être sur place
quand cela se produit.
Comme avec le Dr Marquis.
Il était tout prêt à parler, et il parla longuement, tandis que la chandelle
se consumait en crépitant, que l’on s’enfonçait dans la nuit. Et quand le flot
se tarissait, je lui servais un autre brandy, et il me regardait comme l’ange
de la miséricorde, et il retrouvait son inspiration.
Il me raconta l’histoire d’une très jolie petite fille, à qui la vie promettait
tout ce qu’une jeune femme peut désirer : un bon rang dans la société, un
mari, des enfants. Une promesse, toutefois, entachée par la maladie. Une
maladie horrible, qui pouvait la surprendre hors du regard des autres, qui
stoppait son activité mentale et la secouait comme une calebasse.
Son père avait essayé tous les remèdes auxquels il lui fut donné de
recourir – rien n’y avait fait. Il avait même appelé les rebouteux à l’aide,
mais eux non plus n’avaient su juguler la terreur. Une terreur qui, peu à peu,
s’était emparée de la famille, avait transformé tous ses membres. On avait
renoncé aux commodités de la vie new-yorkaise pour celle, solitaire, de
West Point. On avait délaissé les bons amis, on était resté centré sur soi.
Le père s’était départi de ses ambitions, la mère était devenue amère et
excentrique, et les enfants, livrés à eux-mêmes, s’étaient anormalement
attachés l’un à l’autre. Chacun, à sa façon, était l’esclave du haut mal.
— Bon Dieu, dis-je, mais pourquoi n’avez-vous rien dit à personne ?
Thayer aurait compris.
— Nous n’osions pas. Nous ne voulions pas qu’on nous évite. Il faut
vous rendre compte, monsieur Landor, à quel point ce fut terrible pour nous.
Quand Lea eut douze ans, les crises s’aggravèrent. Nous avons craint plus
d’une fois pour sa vie. Et puis un jour, un après-midi de juillet, elle est
revenue à elle et elle a dit…
Il s’interrompit.
— Elle a dit quoi ?
— Qu’elle avait rencontré quelqu’un. Un gentleman.
— Le père Henri Le Clerc.
— Oui.
— Et elle avait parlé avec lui ?
— Oui.
— En français ? demandai-je, levant les yeux au ciel.
— Oui, elle savait déjà le français.
Une note de défi dans le ton, inhabituelle chez lui.
— Dites-moi, docteur. Comment savait-elle qui était ce mystérieux
gentleman ? A-t-il pris la peine de se présenter ?
— Elle avait vu le portrait. Je le gardais au grenier à cette époque, mais
elle avait dû tomber dessus, avec Artemus.
— Au grenier ? Ne me dites pas que vous aviez honte de votre aïeul.
— Non, non. (Ses mains papillonnaient.) Ce n’est pas cela. Le père Le
Clerc n’était… n’a jamais été un suppôt de Satan, contrairement aux
accusations. Il n’avait rien de diabolique, c’était un guérisseur.
— Incompris.
— Oui, exactement.
— Et donc ce guérisseur incompris, cette créature sortie de
l’imagination de votre fille, se met à la conseiller. Puis Lea transmet son
savoir à son frère. Et vient le moment où votre propre femme, docteur, se
transforme elle aussi en disciple.
Cela n’était, honnêtement, qu’une supposition. Rien n’accusait nulle part
Mme Marquis, sinon l’observation de mes sens – les bruits se propageant
partout dans ces murs trop étroits, l’intimité y était interdite. Une intuition,
oui, mais, voyant le visage de mon interlocuteur s’affaisser graduellement,
je compris que j’avais mis dans le mille.
— Eh bien, cela vous a fait un beau programme de recherches, docteur.
Avec le sacrifice pour sujet principal, pour autant que je sache. Le sacrifice
d’animaux – jusqu’au jour, cependant, où cela ne suffit plus.
Sa tête oscillait d’un côté à l’autre comme un pendule.
— Qu’aurait dit votre cher Galien ? Qu’aurait pensé Hippocrate du
sacrifice de ces jeunes hommes ?
— Non, dit-il, non ! Ils m’ont juré que M. Fry était déjà mort. Que
jamais ils ne prendraient une vie humaine, jamais.
— Et bien sûr, vous les avez crus. Bien sûr, vous êtes du genre à croire
qu’un ancêtre a ressuscité pour enjôler votre fille avec son charabia.
— Quel autre choix avais-je de…
— Quel autre choix ?! hurlai-je, et mon poing s’écrasa sur le dossier du
fauteuil. Vous, par-dessus le marché ! Un homme de science, un médecin !
Comment avez-vous pu croire à cette folie ?
— C’est que…
Ses mains se refermèrent sur son visage en laissant échapper un
gémissement aigu de fillette.
— Je ne vous entends plus, docteur…
Se redressant et retrouvant sa voix :
— Je n’ai pu la sauver moi-même ! cria-t-il.
Ses doigts salirent ses yeux humides. Il toussa un dernier sanglot, fit une
prière muette de ses deux mains tendues.
— Mon propre savoir était impuissant, monsieur Landor. Comment
aurais je pu l’empêcher de chercher un remède ailleurs ?
— Un remède ?
— C’est ce qu’il lui avait promis. Si elle lui obéissait. Elle a fait ce qu’il
lui demandait, et elle s’en est trouvée mieux, monsieur Landor. C’est
indéniable. Les crises s’espaçaient, moins violentes à chaque fois. Elle allait
mieux !
Soudain fatigué, je m’adossai à la bibliothèque. Fatigué au-delà de toute
mesure.
— Si sa santé s’améliorait, relevai-je, pourquoi lui fallait-il un cœur
humain ?
— Oh, elle n’en voulait pas. Mais il a affirmé que ce serait le seul
moyen de la libérer. Définitivement.
— De la libérer ?
— De cette malédiction. De sa condition. Elle en avait assez, ne
comprenez-vous pas ! Elle voulait mener une vie normale, vivre comme les
autres femmes. Elle voulait aimer.
— Et pour cela, il lui fallait le cœur de… quelqu’un d’autre ?
— Je ne sais pas. J’ai dit à Lea et à Artemus que je ne voulais plus rien
savoir. Que je ne me tairais… qu’à cette condition.
Il se serra dans ses bras et sa tête tomba. Oh, cela n’est pas beau,
Lecteur, le spectacle de l’humaine faiblesse. Source de toutes les bassesses,
selon mon expérience. La faiblesse. Déguisée en force.
— Seulement, docteur, vous avez tout de même un problème. C’est que
vos enfants enrôlent des complices dans leur petite académie du diable.
— Ils m’ont juré de n’être pour rien dans…
— Je ne parle pas de Fry, dis-je. Je ne parle pas de Ballinger ou de
Stoddard. Je parle de quelqu’un qui est toujours parmi nous. Ou peut-être
ignorez-vous que votre fille s’est fiancée à M. Poe ?
— M. Poe ? s’écria-t-il.
La surprise, s’imprimant par à-coups, ne pouvait être feinte. Il n’arrivait
pas à comprendre, et il tentait d’absorber la nouvelle par phases
successives, chacune se traduisant par un hoquet qui secouait tout son
corps.
— Mais M. Poe était ici, ce soir, bafouilla-t-il. Et personne n’a parlé de
fiançailles.
— Poe, ici ?
— Oui ! Nous avons conversé gaiement, puis Artemus l’a entraîné au
salon boire une goutte. Oui, je sais, c’est interdit, admit-il en découvrant sa
denture de cheval. Mais un petit verre de temps en temps, cela ne peut pas
faire de mal.
— Artemus était aussi ici ?
— Oui, ça avait… un air de fête…
— Quand Poe est-il parti ?
— Je ne sais pas au juste. Il ne pouvait rester. Il devait retrouver ses
quartiers, comme Artemus.
Je me demande parfois comment les choses auraient tourné si, dès le
départ, j’avais été seul maître du jeu. Si, par exemple, j’avais demandé qui
était cet homme en découvrant son portrait au mur. Ou si j’avais mieux
perçu l’importance du mal qui étreignait Lea Marquis, dès qu’on me l’avait
mentionné.
Ou encore si j’avais reconnu tout de suite ce que je n’avais fait
qu’apercevoir, passé la porte de cette maison.
Non, il m’avait fallu plus d’une demi-heure pour être bien sûr de ce que
c’était, et je me penchai soudain sur Marquis pour le lui jeter au visage –
alors que ce reproche aurait dû m’être adressé, à moi et à moi seul.
— Dites-moi, docteur. Si Poe n’est plus ici, pourquoi sa cape se trouve-
t-elle encore dans l’entrée ?

Il n’y avait plus qu’elle sur le portemanteau. Un ballot de laine noire, le


modèle validé par l’administration, sauf que…
— Sauf qu’elle est déchirée, dis-je en la décrochant. Voyez-vous,
docteur ? Sur presque toute la largeur de l’épaule. La palissade derrière la
remise, sûrement. Combien de fois est-il sorti par là…
Marquis me regardait, muet. Ses lèvres barbotèrent, puis se relâchèrent.
— J’aurai au moins appris une chose, docteur, sur les élèves-officiers :
ils ne se séparent jamais de leur cape. Rien de pire, n’est-ce pas, que de se
présenter au défilé du matin sans quelque chose sur le dos ?
Je reposai le vêtement sur le portemanteau. Le brossai une ou deux fois
du plat de la main. Et poursuivis, d’un ton aussi nonchalant que possible :
— Donc, si M. Poe n’est pas parti, où peut-il bien être ?
Un éclat presque imperceptible dans l’œil du médecin.
— Qu’y a-t-il, docteur ?
— Ils… (Il fit un tour sur lui-même, comme s’il essayait de s’orienter.)
Ils avaient pris une malle.
— Une malle ?
— De vieux vêtements. Ils allaient les jeter, disaient-ils.
— Qui ?
— Artemus. Et Lea. Ils avaient les mains pleines, alors je leur ai ouvert
la porte. Et ils… (Il l’ouvrit. Fit un pas sur le perron et scruta l’obscurité,
comme s’il s’attendait à les trouver dehors.) Je ne…
Il revint vers moi, croisa mon regard, blêmit et porta brusquement ses
mains à ses oreilles. La position exacte dans laquelle je l’avais trouvé un
jour au jardin de Kosciusko avec sa femme. La position d’un homme qui
veut se fermer à tout.
Je lui saisis les mains, les posai sur ses flancs et les maintins en place.
— Où l’ont-ils emportée ? lui dis-je.
Il se débattit. Sans doute se croyait-il le plus fort.
— Cela ne doit pas être loin, l’assurai-je, d’un ton toujours égal. C’est
lourd, une malle, on doit pouvoir y aller à pied.
— Te ne…
— Où ?
J’avais voulu crier, assez fort pour lui déchirer le tympan, mais quelque
chose m’étrangla au dernier moment et ma voix ne fut qu’un murmure.
Peut-être avais-je bel et bien hurlé, cependant, car son visage recula sous
l’impact. Il ferma les yeux et les mots lui gouttèrent des lèvres.
— La glacière.
Le récit de Gus Landor
37

Le 13 décembre 1830

Le vent d’ouest cinglait tel un sabre, comme nous cavalions dans la


Plaine, le Dr Marquis et moi. Les arbres sifflaient, un chat-huant virevoltait
au-dessus de nos têtes, un passereau jasait comme un moine affolé… et
Marquis, sans arrêter de courir, jacassait lui aussi :
— Je crois… qu’il ne sert à rien… de nous faire accompagner, hein ?
C’est une affaire de famille, voilà… Je devrais… pouvoir leur parler,
monsieur Landor… et ensuite, si tout se passe bien… si personne n’est
blessé…
Je le laissai radoter. Je savais qu’il craignait plus que tout que j’appelle
Hitchcock à la rescousse, avec des renforts ; j’avais également des raisons
de régler cette affaire à huis clos, et donc je me tus. Jusqu’au moment, du
moins, où deux jeunes élèves nous rejoignirent à grandes enjambées.
— Qui va là ? crièrent-ils presque à l’unisson.
Un de ces binômes nocturnes que venait de prescrire le capitaine. Deux
gars tout cuirassés de leurs baudriers, de leurs cartouchières, de leur cuivre,
de leur acier.
Je sentis le bras de Marquis comme une supplique sur mon épaule.
— C’est M. Landor, leur répondis-je, aussi calme que je pus entre deux
halètements. Et le Dr Marquis.
— Halte, le mot d’ordre !
Les habitués du poste de garde me connaissaient maintenant
suffisamment pour que, par une nuit ordinaire, cette opération-là ne soit
qu’une simple formalité. Mais les temps avaient changé, et le plus âgé des
deux élèves-officiers, loin de se détendre, releva le menton et répéta de sa
voix cassée d’homme-enfant :
— Halte, le mot d’ordre !
Je fis un pas et dis :
— Ticonderoga.
Comme il restait immobile, il fallut que son camarade se racle la gorge
pour qu’il reprenne une position normale.
— Passez, dit-il, renfrogné.
— Beau travail, messieurs ! cria le docteur, dans leur dos, alors que nous
repartions en vitesse. Votre présence est des plus rassurantes !
La seule autre personne que nous aperçûmes à cette heure fut César, le
surveillant du réfectoire. Apparaissant contre toute attente en haut de la
colline, il fit de grands gestes à notre intention, comme un gamin en
excursion. Nous étions trop pressés pour lui retourner son salut. Deux
minutes plus tard, nous avions atteint la glacière. En examinant cette simple
petite grange aux murs de pierre et au toit de chaume, je me rappelai Poe
qui, perché sur celui-ci, me regardait placer mes cailloux sur le gazon.
Comment aurions-nous pu deviner que ce que nous cherchions – le cœur de
Leroy Fry – se trouvait juste en dessous ?
— Où sont-ils ? demandai-je.
J’avais à peine chuchoté, pourtant Marquis recula d’un bon pas.
— C’est que je ne suis pas très sûr, murmura-t-il à son tour.
— Pas sûr ?
— Je ne suis jamais venu. C’est un endroit qu’ils ont trouvé en jouant il
y a bien des années. Une sorte de crypte, de catacombes ou de…
— Mais où est-ce ? dis-je plus fort.
Il haussa les épaules.
— À l’intérieur, je pense.
— Docteur, cette glacière ne fait pas cinq mètres de côté, et vous me
dites qu’il y aurait une crypte, là-dedans ?
Sourire idiot :
— Navré, je… je n’en sais pas plus.
Nous avions au moins emporté des lanternes, et j’avais dans ma poche
une boîte d’allumettes au phosphore. La porte était couverte de peaux de
moutons. Nous l’ouvrîmes. Nous restâmes un instant sur le seuil – au
premier souffle froid de cette obscurité suintante – et nous nous y serions
attardés, hésitants, si nous n’avions su qu’Artemus et Lea, visitant les lieux
dans leur enfance, avaient poursuivi. Ne pouvions-nous les imiter ?
Cela faillit commencer par un accident. Nous ne nous attendions, ni l’un
ni l’autre, à chuter d’un bon mètre… et, tandis que nous retrouvions
l’équilibre en relevant nos lanternes, nous tressaillîmes en ne découvrant
rien d’autre que… nous.
Car nous étions devant une tour scintillante de glace – taillée l’hiver
dernier à la surface de l’étang, avant d’être entreposée ici, bloc après bloc,
en prévision d’une longue année. Devant nous se dressait un miroir voilé
dans lequel notre image serpentait, louvoyait, et qui faisait de nos lanternes
de vieux soleils ternis.
Ce n’était bien sûr que de la glace. Celle qui empêchait de fondre le
beurre de M. Cozzen, qui ornerait la table des desserts lors de la prochaine
réunion du conseil des visiteurs chez Sylvanus Thayer… et, oui, permettrait
de rafraîchir un prochain cadavre avant son inhumation. De l’eau congelée,
rien de plus. C’était pourtant effrayant, là-dedans ! Je ne pourrais vous dire
à quoi cela tenait Peut-être était-ce l’odeur omniprésente de la sciure
humide. Le crépitement de la paille dont on avait rempli la moindre cavité.
Le couinement des souris cachées dans les parois doubles. La sueur qui se
dégageait de cette tour pour vous envelopper comme une deuxième peau.
Plus simple encore : il y avait quelque chose d’indécent à pénétrer dans
un endroit déserté tout l’hiver.
— Ils ne peuvent pas être loin, chuchota le docteur, en inspectant à la
lumière une étagère garnie de piolets et de longues tenailles.
Je l’entendais distinctement respirer – peut-être parce que l’air était plus
chaud, plus rare que je ne m’y serais attendu. Ma propre lanterne révélait la
lame métallique d’une charrue à glace, ses dents de requin étincelantes, et
j’eus l’impression à cet instant que, tous deux suspendus au palais d’un
animal géant, nous oscillions au gré de son haleine.
Quelques ouvertures pratiquées au plafond aspiraient des bouffées d’air
nocturne, pailletées de clair d’étoile. Je reculai d’un pas pour mieux admirer
le spectacle… et je sentis le sol se dérober sous mon pied. L’autre recula
aussi, par souci d’équilibre, mais avec le même résultat. Voilà que je
tombais, ou plutôt que je glissais le long d’une tangente à l’angle peu
prononcé. Je cherchai quelque chose à quoi me retenir, mais ne trouvai que
de la glace, d’où ma main ricocha comme une pierre sur l’eau ; quand ma
lanterne se fracassa contre la paroi, je vis le visage de Marquis exprimer
tour à tour la peur, l’inquiétude, puis l’impuissance. Car, même s’il me
tendit sa main, il ne pouvait plus rien faire, ce qu’il comprenait sans doute.
Bref, je disparaissais…

Le plus drôle est que je ne tombai vraiment qu’en arrivant en bas, où,
pour amortir le choc, je me mis à quatre pattes en touchant terre. Je levai la
tête. Murs de pierre de chaque côté ; sol en pierre sous mes pieds. J’avais
abouti dans un couloir nu qui puait le moisi – vestige sans doute de la
construction de Fort Clinton –, à une demi-douzaine de mètres sous la
glacière.
Je fis un pas en avant. Un seul, car un mince crépitement y répondit.
Je sortis de ma poche la boîte d’allumettes et en craquai une.
Je marchais sur des ossements, il y en avait partout.
Pour la plupart minuscules, à peine plus grands que les os de grenouille
de Pawpaw. Des squelettes d’écureuils, de mulots, d’un ou deux opossums,
de tout un éventail d’oiseaux. Difficile de les distinguer, car ils étaient
éparpillés sans soin ni ordre. De fait, ils semblaient ne servir que de signal
d’alarme, car on ne pouvait nulle part poser le pied sans en écraser
quelques-uns.
Donc je me remis à quatre pattes et commençai à ramper le long de ce
couloir, tenant mon allumette d’une main, déblayant le sol de l’autre pour
avancer sans bruit. De temps en temps, une patte ou un crâne miniature se
plantait dans mes doigts. Chaque fois, je m’en débarrassais d’un geste irrité,
puis continuais à déblayer et à ramper, à ramper et à déblayer.
Quand la première allumette faiblit, j’en craquai une deuxième et, la
levant vers la voûte, j’aperçus une colonie de chauves-souris suspendues la
tête en bas, semblables à de noirs sacs à main en sale état, mais palpitants,
vivants. J’entendis soudain derrière la paroi des bruits enchevêtrés –
indéfinissables : des murmures se muant en petits cris, des plaintes
ponctuées de sifflements. Rien de très sonore ; rien de réel, peut-être ; mais
il s’en dégageait une forme d’autorité, car ils s’élevaient comme la voûte
elle-même, se superposaient comme les pierres.
Alors je me hâtai. Déblayant toujours le couloir, mon allumette à la
main, je vis que sa flamme perdait de sa force. Quelque chose – quelque
chose lui faisait concurrence.
Je l’éteignis et plissai les paupières dans le noir grouillant Trois mètres
devant moi, une tache de lumière perçait le mur.
La plus étrange que j’aie jamais contemplée, Lecteur ! Froide comme la
glace, molle comme la maille. Tandis que j’approchais, la maille se
transforma en raies, les raies en feuilles et, brusquement, j’embrassai une
pièce du regard. Une pièce de feu.
Feu sur les murs : des rangées d’appliques et de bougeoirs. Feu par
terre : un cercle de torches et, posé au milieu, un triangle de cierges. Feu
presque jusqu’au plafond : un brasero à la panse pleine de charbon, qui
crachait des flammes hautes comme un homme. Et, à côté de celui-ci, un
unique sapin, fiché dans la pierre et lui aussi ruisselant le feu. Tant de feu,
de lumière, qu’il fallait en appeler à la volonté ou au désespoir pour voir ce
qui n’en était pas – ces lettres, par exemple, gravées à la base du triangle :
Les trois silhouettes se déplaçaient avec une calme détermination entre
les torches et les cierges. Un moine minuscule dans une grise robe de bure,
un prêtre en soutane et surplis… et un officier de l’armée américaine…
lequel portait, pour autant que je pusse dire, l’uniforme d’un certain Joshua.
J’arrivai juste à temps. Le rideau venait de se lever sur le théâtre intime
des Marquis.
Quelle sorte de spectacle était-ce, cependant ? Où étaient ces rites
barbares que j’avais vus dans les livres de Pawpaw ? Les diables ailés qui
emportaient des bébés ? Les sorcières à balais, les squelettes à bonnet, et la
valse des gargouilles ? J’avais pensé – même désiré, crois-je – assister au
Péché majuscule. C’est un bal costumé qu’on m’offrait à la place.
Un de ces joyeux lurons – le moine – se tourna vers moi. Me réfugiant
derrière le mur, j’eus le temps d’apercevoir, sous le capuchon, la tête de
lapin, dure et froide, de Mme Marquis.
Ce n’était plus la femme revêche et grimaçante que je connaissais, mais
un morne acolyte qui agissait sur ordre. Le prochain ne tarda pas à arriver.
Comme de juste, par le truchement de l’officier qui, se penchant vers elle,
lui dit d’une voix douce quoique fort distincte :
— Bientôt.
Artemus, bien sûr. Vêtu de l’uniforme du défunt oncle. Celui-ci allait
mieux à Poe, mais le jeune homme avait toujours sa belle prestance de
capitaine de table au réfectoire.
Et si c’était bien Artemus, alors le troisième personnage – ce prêtre à la
lente démarche, tête baissée entre les épaules, qui se dirigeait vers le
grossier autel de pierre – ne pouvait être que Lea.
Oui, Lea Marquis. Privée du col blanc que je lui avais arraché devant la
taverne de Benny Havens.
Elle se mit à parler – peut-être n’avait-elle pas arrêté depuis que j’étais
là – avec une très curieuse intonation. Je ne suis pas féru de langues
étrangères, Lecteur, mais je suis prêt à parier que ce qui sortait de sa bouche
n’était ni du latin, ni du français, ni de l’allemand. Ni aucune langue jamais
utilisée par un humain. Ce sabir-là était forgé de toutes pièces par Henri Le
Clerc et Mlle Lea.
Oh, je pourrais essayer d’en transcrire un extrait, et cela vous donnerait
quelque chose comme scrallikonafahirella, que vous qualifieriez de pure
sottise. Avec raison d’ailleurs, mais ce charabia vous donnait l’impression
que le vocabulaire courant n’était lui aussi qu’un fatras d’absurdités – et les
mots que nous utilisons depuis un demi-siècle aussi aléatoires que des
mottes de terre jetées sur le bas-côté d’une route.
Cela devait signifier quelque chose pour eux car, au bout de quelques
minutes, quand Lea éleva la voix avec urgence, tous trois se tournèrent vers
une forme voilée en bordure du cercle magique. C’est dire à quel point
j’étais envoûté : je n’y avais prêté aucune attention, alors qu’elle était là,
éclairée nettement par le halo d’une torche. D’ailleurs, lorsque je l’étudiai,
je n’y vis rien d’autre que le Dr Marquis avant moi : un tas de vieilles
frusques. Desquelles dépassait cependant une unique main nue.
Artemus s’agenouilla. Dégagea les nippes une par une… pour révéler le
corps inerte de l’élève-officier Poe, les joues si blanches et les doigts si
raides que je le crus perdu.
On lui avait retiré sa tunique, mais pas le reste de l’uniforme, si bien
que, prostré, immobile, il semblait prêt pour la sonnerie aux morts. Quand
soudain un frisson lui parcourut l’échine. À cet instant, je me réjouis qu’il
fît froid.
Car, pour ça, oui, il faisait froid ! Bien plus froid que dans la glacière,
même plus froid qu’aux pôles, sûrement. Bien assez, en tout cas, pour
conserver un cœur pendant de nombreuses semaines.
Artemus retroussa une des manches de chemise de Poe… se munit d’une
trousse de chirurgien, semblable à celle de son père… en sortit d’abord un
garrot, une burette de marbre… puis un mince cathéter en verre… et enfin
une lancette.
J’allais crier, mais Lea me rassura – comme si elle savait que j’étais là.
— Chhhht, fit-elle à personne en particulier.
Ah. Oui. Elle disait que tout allait s’arranger. Et, si je n’en croyais rien,
je ne protestai pas. Pas même quand la lancette trancha une fine veine bleue
à l’avant-bras de Poe. Ni quand le sang commença à goutter dans le cathéter
puis dans la burette.
Cela ne prit que cinq secondes ; Artemus avait bien étudié ; le choc
retentit dans les jambes et les épaules de Poe, qui se contracta et murmura :
— Lea.
Ouvrant les yeux, il contempla le spectacle de son être en train de se
déverser dans le récipient de marbre.
— Étrange, chuchota-t-il.
Il voulut en vain se lever, rassembler des forces que je crus entendre le
quitter, comme la marée se retire, loin, loin, ne laissant sur le sable qu’un
vague chuintement. Dès que le sang venait à manquer, Artemus resserrait le
garrot.
« Il va mourir », pensai-je.
Poe se redressa sur un coude et dit :
— Lea.
À nouveau :
— Lea !
Cette fois déterminé, car il l’avait reconnue, malgré la lumière
aveuglante, malgré son déguisement.
Et elle… n’attendait que ça. Elle s’accroupit près de lui – ses longs
cheveux sur les épaules, le sourire d’un rêve à ses lèvres. Un sourire qui
aurait pu être une bénédiction, mais fit à Poe l’effet d’une terrible affliction.
Il tenta de reculer, n’y parvint pas, voulut encore se lever, et à nouveau les
forces lui manquèrent Tandis que son sang… car l’entaille d’Artemus était
profonde… continuait de goutter : plic… plic… plic…
Lea passa une main dans ses mèches ébouriffées – l’affectueuse douceur
d’une épouse –, lui caressa la joue d’un geste lent et tendre.
— Il n’y en a plus pour longtemps.
— Com… ment ? bégaya-t-il. Je ne… Quoi ?
— Chhhhht. (Elle lui mit un doigt sur la bouche.) Encore quelques
minutes, et tout sera fini. Alors je serai libre, Edgar.
Il répéta d’une voix faible :
— Libre ?
— Libre d’être ta femme, bien sûr ! Que vouloir de plus ? (Elle tira en
riant sur sa robe de prêtre.) Il faudra peut-être d’abord que je rende l’habit !
Il la regarda comme si elle changeait de visage à chaque mot. Puis il
souleva le bras, montra le cathéter et demanda avec une voix d’enfant :
— Mais cela, Lea, qu’est-ce ?
Je faillis bien répondre. Oh oui, j’avais envie de rugir dans ce cloître
glacial. Pour que les chauves-souris elles-mêmes m’entendent :
Tu n’as pas encore compris, Poe ? Ils voulaient un puceau.
Le récit de Gus Landor
38

À la vérité, je venais seulement d’élucider la chose. L’étrange


commentaire d’Artemus dans cet escalier sombre de leurs quartiers m’était
resté en tête : « Je doute cependant que… vous vous soyez… comment
dirais-je… déjà donné à une femme. » J’avais ruminé ces paroles des
journées entières en attendant qu’elles révèlent leur sens, et je comprenais
maintenant qu’il ne s’agissait pas d’une curiosité déplacée : Artemus se
renseignait pour le compte d’un certain Henri Le Clerc. Lequel, en vaillant
sorcier qu’il était, exigeait le sang d’un homme vierge pour l’ultime
cérémonie.
Se penchant vers Poe, Lea lui glissa trois doigts sous le menton.
— Écoute-moi, dit-elle. Tu comprends qu’il le faut, n’est-ce pas ?
Il acquiesça – de lui-même ou sous l’impulsion du poignet de Lea, je ne
sais. Mais il acquiesça. Il la regarda ensuite soulever la burette, qui était
presque pleine.
Telle une assiette de soupe chaude, elle la porta avec mille précautions
jusqu’au grossier autel de pierre. Elle se retourna, embrassa la pièce du
regard, scruta chaque paire d’yeux. Alors elle leva la burette au-dessus de
sa tête… et la renversa calmement.
Une molle cascade de sang s’agglutina au sommet de son crâne. Puis de
luisants rubans dévalèrent sur ses joues. L’effet était presque comique,
Lecteur, comme si elle s’était posé un abat-jour à franges sur les cheveux.
Des franges qui lui collaient à la peau tels les sept péchés capitaux. Lea
rouvrit les yeux sous ce voile brun-rouge pour une horrible tirade, en
anglais cette fois, et parfaitement distincte :
— Père Tout-Puissant, délivre-moi de mon maléfice ! Libère-moi, ô Père
miséricordieux !
Elle contourna l’autel… se dirigea vers une niche dans le mur, d’où elle
retira un coffret de bois. Une boîte à cigares, pensai-je, empruntée à son
père. L’ouvrant, elle en étudia le contenu avec une fixité absolue puis, en
bon précepteur, le présenta à ses acolytes.
Comme cela semblait léger, dans cette petite barquette ! Guère plus gros
que le poing, avait dit le Dr Marquis. Et loin, certainement, de valoir toute
cette peine.
Mais il avait été au début de tout, ce cœur, et il en serait aussi la fin.
De la bouche de Lea se déversait maintenant un lumineux torrent de
ce… que j’appellerais des jurons. Elle était repartie dans son idiome inepte.
Toutefois le claquement des consonnes, la saveur cruelle de chaque son sur
ses lèvres… tout cela baignait dans une vile obscénité. Puis sa voix
retomba, et le silence se fit quand elle leva le cœur vers le plafond.
Je compris que nous étions au seuil de quelque chose. Qu’il n’y avait
plus rien à gagner dans l’expectative. Si je voulais sauver Poe, il me fallait
intervenir, et sans délai.
Curieux. Ce n’est pas le danger qui m’avait figé, mais un étrange
sentiment d’orgueil. Tout simplement, je refusais mon rôle d’acteur dans
cette macabre comédie. Un acteur qui ignorait ses répliques, qui n’avait de
l’intrigue qu’une idée assez floue…
J’avais cependant perçu une chose : le maillon faible de la chaîne
familiale. Si je l’exploitais avec assez de célérité, si je parvenais à garder
mon sang-froid, alors peut-être serais-je capable de surmonter l’épreuve, de
tirer Poe d’affaire… et de vivre un autre jour.
Jamais je ne m’étais senti si vieux, en lambinant dans ce couloir. Si
j’avais pu trouver quelqu’un pour agir à ma place, je l’aurais poussé dans
l’ouverture sans l’ombre d’un regret. Mais ce quelqu’un n’était pas là, Lea
Marquis levait la tête comme pour ranger son linge sur l’étagère, et ce
simple geste – tout ce qu’il annonçait aussi – réussit finalement à me sortir
de ma transe.
Je fis trois enjambées dans ce cloître indécent. Me dressai sous les
torches qui me brûlèrent la face. Attendis qu’ils daignent me voir.
Je n’eus pas à attendre longtemps. Mme Marquis ne mit pas cinq
secondes à tourner la tête sous son capuchon. Presque aussitôt imitée par
ses deux enfants. Même Poe – aussi drogué fût-il, ses forces le quittant dans
un ruisselet de sang – même Poe arriva à sceller ses yeux dans les miens.
— Landor, murmura-t-il.
La chaleur des torches n’était rien, comparée à leurs regards. Ils me
transperçaient. Et derrière ce regard, une exigence commune : que je justifie
ma présence. Tout était immobilisé.
— Bonsoir, dis-je.
Je consultai ma montre de gousset :
— Pardon : bonjour.
Je parlai d’une voix aussi légère qu’il était humainement possible. Mais
d’une voix qui restait celle d’un intrus. Lea Marquis tressaillit. Elle posa sa
boîte à cigares par terre, puis s’avança, les bras tendus – un geste de défi, et
non de bienvenue :
— Vous n’avez rien à faire ici.
L’ignorant, je m’étais tourné vers le personnage le plus proche, dont,
sans conteste, les lèvres tremblaient sous le capuchon.
— Madame Marquis, dis-je d’un ton rassurant.
Elle changea d’attitude en entendant son nom. Repoussa son capuchon,
libéra ses boucles. Et même – ah, Lecteur, elle ne pouvait s’en empêcher ! –
elle me sourit.
Comme si elle nous invitait à la table de whist, chez elle à Professors’
Row.
— Madame Marquis. J’avais justement une question pour vous. Auquel
de vos enfants voulez-vous éviter la corde ?
Ses pupilles s’assombrirent ; son sourire frémit de confusion. « Non,
semblait-elle penser. J’ai dû mal entendre. »
— Mère, ne répond pas ! cria Artemus.
— Il ment ! renchérit Lea.
Je ne leur prêtai pas attention. Je me concentrais de toutes mes forces sur
leur mère.
— Je crains que vous n’ayez pas le choix, madame. La vérité est que
quelqu’un doit payer pour tout cela. Vous le comprenez, n’est-ce pas ?
Ses yeux faisaient des allers et retours ; sa bouche s’affaissa.
— On ne peut impunément assassiner les élèves de l’Académie et leur
arracher le cœur, tout de même ? Cela créerait pour le moins un précédent
fâcheux.
Tout sourire s’était évanoui : privé d’espoir, privé de joie, son visage
était maintenant parfaitement nu.
— Vous n’avez rien à faire ici ! répéta Lea en hurlant Cet endroit est
notre sanctuaire.
— Je suis au regret de contredire votre fille, madame. Ce petit cœur
qu’elle tenait à l’instant… Je crois bien que c’est mon affaire, si. (Je tapotai
mes lèvres du bout du doigt.) Celle de l’Académie aussi.
Alors je me mis à marcher. À pas légers, sans direction particulière, et
sans peur apparente. Bien qu’un son me suivît : le plic-plic du sang de Poe
sur le sol.
— Une triste affaire, d’ailleurs. Très triste, madame Marquis. Pour votre
fils surtout, promis jusque-là à… une si brillante carrière. Mais voyez-vous,
c’est un cœur humain que nous avons ici, et qui, selon toute probabilité,
était celui d’un élève-officier. Nous avons en outre un jeune homme qui a
été drogué, enlevé, et, il serait juste de dire : violenté. Me trompé-je,
monsieur Poe ?
Il me regarda d’un air inexpressif, comme si je parlais d’un absent.
J’entendais son souffle, court et irrégulier…
— Eh bien, toutes ces choses s’ajoutant les unes aux autres, je n’ai plus
beaucoup le choix, madame. Vous vous en rendez compte, sûrement.
— Vous en oubliez une, dit Artemus, les mâchoires contractées. Nous
sommes trois et vous êtes seul.
— Ah oui ? (Inclinant la tête comme un moineau, je fis un pas vers lui
sans quitter sa mère des yeux.) Cela veut-il dire que votre fils a l’intention
de me tuer, madame ? En sus de tous les autres ? Avec votre bénédiction ?
La voilà qui mettait de l’ordre dans ses boucles, telle la coquette qu’elle
avait été autrefois. Lorsqu’elle répondit enfin, ce fut d’une voix douce,
conciliante, comme si elle avait oublié d’inscrire un nom sur son carnet de
bal.
— Allons, voyons, risqua-t-elle. Personne n’a tué personne. Ils m’ont
dit… ils m’ont assurée qu’il n’y avait pas eu…
— Tais-toi ! coupa Artemus.
— Au contraire, dis-je. J’insiste. Je veux vous entendre, madame
Marquis. Et j’ai toujours besoin de savoir lequel de vos enfants je suis censé
sauver.
Elle agit comme par réflexe : elle en regarda un, puis l’autre – les
installant, pour ainsi dire, sur les deux plateaux de la balance. Jusqu’à ce
qu’elle prît conscience de l’horreur de la chose. Elle replia ses mains sur
ses épaules, et sa voix se fragmenta :
— Je ne… Je ne vois pas pourquoi…
— Oui, la tâche est ardue, n’est-ce pas ? Voyons, si vous tenez à ce
qu’Artemus poursuive ses études, il vaudrait mieux que Lea soit le cerveau
de l’affaire. Qu’elle ait manipulé son frère. Comme vous, d’ailleurs. Dans
ce cas, si l’on réunit assez de preuves contre elle, Artemus s’en sortira peut-
être avec, oh, quelques jours de cachot Et il peut au printemps être nommé
officier. Fort bien ! (Je frappai mes mains l’une contre l’autre.) Ouverture
de l’instruction contre Lea Marquis. Commençons par les cœurs disparus,
et demandons-nous : qui avait besoin de cœurs humains ? Eh, votre fille,
bien sûr ! Pour honorer son cher ancêtre… et se débarrasser du mal tragique
qui l’étouffe.
— Non, dit Alice Marquis. Lea ne…
— Si, si, elle a besoin de ces cœurs, et elle sait que son frère n’a pas…
comment dirais-je ?… assez d’estomac pour les lui fournir. Voilà pourquoi
elle sollicite l’ami le plus cher, le plus proche de celui-ci, Randolph
Ballinger. La nuit du 25 octobre, elle envoie un message à M. Fry pour le
faire sortir de ses quartiers. Ah, il devait être aux anges ! Un rendez-vous
secret avec la belle des belles ! Quelle déception pour lui de trouver
Ballinger à la place de Lea, un nœud coulant entre les mains. Oh, dis-je en
jetant un rapide coup d’œil à Poe, pour neutraliser l’adversaire, il s’y
entendait, ce Ballinger, je l’ai vu à l’œuvre…
— Lea, dit Mme Marquis, les ongles enfoncés dans les paumes. Lea, dis-
lui que…
— C’était un si bon ami de la famille, la coupai-je. Toujours prêt à
rendre service. Surtout si mademoiselle votre fille le lui demandait. Prêt,
même, à pendre un homme… et, suivant les ordres de celle-ci, à lui arracher
le cœur. En revanche, il ne savait peut-être pas tenir sa langue, Ballinger. Et
donc il a fallu le faire taire.
« Reste mobile, Landor ! » me répétais-je constamment tandis que je
sinuais entre les torches, que j’écoutais goutter le sang de Poe… que je
souriais à la figure blême d’une Alice Marquis effondrée. « Remue,
Landor ! »
— Je suppose que c’est là qu’intervient M. Stoddard, dis-je alors.
Comme il est lui aussi épris de votre fille – on n’a que l’embarras du choix,
hein ? –, il veut bien se charger de Randolph. La différence étant que,
contrairement à celui-ci, il n’attend pas qu’on lui règle son sort.
Poe trouva pour la première fois la force de protester.
— Non, murmura-t-il. Non, Landor.
Sifflant entre ses dents, Artemus l’interrompit :
— Vous êtes immonde, monsieur.
— Eh bien, voilà, conclus-je, souriant toujours, tel un vieil oncle, à
Alice Marquis. Fin du réquisitoire contre Lea. Vous pouvez admettre qu’il
n’est pas si mauvais. Tant qu’on n’aura pas retrouvé M. Stoddard, il offre
l’explication la plus vraisemblable, ce me semble. Évidemment… (Ce que
je dis dans un registre plus léger.)… au cas où je me tromperais, je reste
ouvert à toutes les suggestions…
Alors, finalement, je plantai mes yeux dans ceux d’Artemus.
— Mais si je me trompe vraiment, continuai-je, j’aimerais qu’on me le
dise. Parce que, voyez-vous, je n’ai besoin de remettre aux autorités qu’un
individu et un seul. Les autres feront ce qu’ils voudront En ce qui me
concerne… (J’étudiai rapidement la pièce, les torches, l’arbre en feu, le
brasero à charbon dont les flammes montaient au plafond…)… en ce qui
me concerne, vous pouvez bien aller au diable, tous autant que vous êtes.
Nous arrivions ici à la partie de la pièce que je ne maîtrisais pas. Avec
l’entrée d’un nouveau personnage : le Temps.
C’était à lui de dérouler son fil, de s’abattre sur Artemus Marquis, de
peser sur lui de tout son poids jusqu’à ce qu’il conçoive clairement
l’alternative qui se présentait Tandis qu’il transigeait, je vis les épaules du
jeune homme se tasser, ses joues perdre de leur arrogance, sa peau
s’affaisser… si bien que, lorsqu’il parla, ce fut d’une voix chancelante, et
bien plus sourde que d’ordinaire :
— Lea n’est pas responsable. C’est moi.
— Non !
Les yeux fumants, le doigt pointé comme une rapière, Lea Marquis
fondait sur nous.
— Je ne le permettrai pas !
Sa soutane vola, elle passa un bras au cou de son frère qu’elle entraîna
près des torches pour un bref conciliabule. Semblable, sans doute, à celui
auquel Poe avait assisté devant leur verger : un bourdonnement régulier,
rompu d’aigres chuchotements.
— … arrêter… il ne cherche… nous diviser…
Oh, j’aurais pu les laisser continuer, mais le Temps venait de quitter la
scène, et je tenais de nouveau (je le compris avec une sorte de picotement)
l’action entre mes mains.
— Mademoiselle ! Lançai-je. N’empêchez pas votre frère de dire ce
qu’il a à dire ! C’est un élève-officier, tout de même !
Pour être honnête, je ne crois pas qu’ils m’aient entendu. Non, ce fut le
silence de l’intéressé qui finalement les détacha l’un de l’autre. Car au bout
d’un moment, la seule voix qui émergeât était celle de Lea, et plus elle
parlait, plus il apparaissait clairement, je pense, que son frère avait déjà
choisi sa route. Rien d’autre à faire, donc, que de le regarder cheminer.
Elle eut beau resserrer son étreinte, l’implorer avec les accents les plus
désespérés, Artemus fit un pas de côté pour se placer devant les flammes
meurtrières du brasero, les traits figés par une sombre détermination.
— J’ai tué Fry, dit-il.
Comme sous l’effet d’un coup de couteau, sa mère se plia en deux,
cracha un long gémissement.
— J’ai tué Randy aussi.
En revanche, Lea… Lea restait muette. Les bras morts, le visage mort. À
part ceci : une unique larme sur sa joue de craie.
— Stoddard ? risquai-je. Quel a été son rôle ?
L’espace d’une seconde, Artemus parut plus impuissant que jamais.
Agitant les bras comme un mauvais prestidigitateur, il répondit :
— Stoddard était mon complice, si vous voulez. Disons qu’il a pris peur.
Il a pris peur et il s’est enfui.
Tant de fausses notes dans cette voix, tant d’horribles dissonances. Il
m’aurait fallu des journées pour tenter d’harmoniser ça. Mais ces journées,
je ne les avais pas.
— Eh bien, dis-je en frottant mes mains l’une contre l’autre. Cela
convient très bien, n’est-ce pas ?
Cherchant confirmation, je me tournai vers Mme Marquis, qui était
maintenant à genoux. Son capuchon de moine lui était retombé sur le
crâne ; elle était ensevelie sous les plis de sa bure ; il ne restait d’elle qu’un
murmure grinçant :
— Vous ne pouvez pas, c’est impossible…
Ne croyez pas que je sois sans pitié, Lecteur. Mais comprenez : j’avais
en même temps à l’oreille le bruit du sang. Du sang de Poe, qui gouttait
toujours sur la pierre. Et j’aurais fait n’importe quoi pour l’arrêter.
— Oui, oui, dis-je. Il ne reste qu’à… oui, cette pièce à conviction, il
faudrait la mettre à l’abri. Mademoiselle Marquis, je vous serais fort
reconnaissant de bien vouloir me confier votre petit paquet.
Mais elle avait oublié où il était ! Affolée, elle balaya toute la pièce du
regard, scrutant le damier de l’obscurité et des flammes – avant de le
trouver à l’endroit où elle s’y attendait le moins : à ses pieds.
L’ouvrant une fois de plus, elle étudia son contenu d’un œil glacé et
ébloui. Puis elle releva la tête vers moi. Je n’oublierai pas son expression de
sitôt. Acculée, une meute aux abois autour d’elle, avec une légère différence
toutefois : quelque chose comme un soupçon d’espoir, comme si l’évasion
lui tendait les bras, tout près, derrière les liens qui se resserraient…
— Je vous en prie, dit-elle. Laissez-nous. C’est presque fini. C’est
presque…
— C’est fini, lui dis-je.
Elle recula : d’un pas, deux pas. J’avançai au même rythme. À cet
instant, elle ne cherchait plus à me convaincre. La seule idée qu’elle eût
encore était de fuir.
Ce qu’elle fit. La boîte dans ses mains, elle bondit vers l’autel de pierre.
Je pensai d’abord qu’elle tenterait de détruire l’unique preuve qu’on
tenait contre elle, de la jeter dans le brasero, de la cacher sous quelque
chose, ou Dieu sait quoi. Mais quand je m’élançai à sa suite, Artemus me
coupa le chemin, s’opposa à moi de tout son poids.
Nous étions de nouveau face à face, dans un silence complet, comme
nous l’avions été dans sa penderie, chacun à un bout du sabre de Joshua.
Cette fois, il ne faisait guère de doute que je serais dominé.
La jeunesse, oui, triompherait de l’âge, et Artemus me poussait – pas
seulement en arrière, compris-je, mais dans une direction bien définie. Je ne
sais quand l’idée lui traversa l’esprit. Je dus le deviner en sentant la chaleur
me piquer les vertèbres : nous allions droit vers le brasero.
Comme il était étrange de soutenir le regard d’Artemus sans rien y voir
que le reflet d’une tour de flammes. J’entendais à proximité les sourdes
mélopées d’Alice Marquis, les litanies de sa fille, toutefois le bruit qui
m’oppressait était le crépitement du feu, qui me caressait le dos et me
gonflait la peau.
Le feu dans mes jambes aussi : mes muscles me brûlaient à force de
résister. Une résistance futile, car la distance se réduisait avec les flammes,
qui embrassaient mes omoplates, me léchaient les poils du cou. Cela, je le
voyais dans ses yeux, et je le voyais, lui, déterminé à en finir.
Soudain, sans raison apparente, il renversa la tête. Toussa une sorte de
cri. Et j’aperçus à terre, agrippée comme une tique à la jambe d’Artemus,
une forme recroquevillée : le première année Poe.
Malgré sa torpeur, malgré le sang perdu, il avait rampé jusqu’à nous et
pris dans ses mâchoires le mollet gauche d’Artemus – lui infligeant une
morsure d’une profondeur et d’une largeur respectables. Et il s’attribuait la
seule tâche dont il fût encore capable : le clouer au sol. L’y amener
lentement, coûte que coûte.
Oh, Artemus tenta bien de s’en défaire, mais la volonté de Poe avait dû
grandir en raison directe de sa fragilité – il n’en démordait pas. Se voyant
maintenant lutter avec deux adversaires, Artemus s’attaqua au plus faible. Il
leva le poing et visa bien, avant de l’abattre sur le crâne de Poe.
Il n’en eut jamais le temps, car je fus plus rapide. Mon propre poing
droit s’écrasa sur son maxillaire, aussitôt suivi par le gauche qui frappa sous
le menton.
Artemus s’effondra. Poe s’étala complètement, sans pour autant lâcher
la jambe qu’il tenait dans ses crocs, de sorte que, malgré ses efforts,
Artemus ne réussit pas à se relever. J’avais déjà saisi une des torches, que je
maintins devant lui jusqu’à ce que des maillons de sueur étincellent sur son
front.
— Ça sera tout, lui ordonnai-je entre mes dents serrées.
Ce qu’il allait peut-être réfuter, mais impossible de le dire, car un
curieux bruit retentit à cet instant précis. Un bruit terriblement anormal.
Lea Marquis se tenait devant l’autel de pierre – les yeux grands comme
des lunes, les joues barbouillées de ce qui aurait pu être de l’argile. Et elle
gardait une main rouge nouée sur sa gorge.
Je compris aussitôt ce qu’elle venait de faire. Ce qui s’appelle saisir sa
dernière chance. Furieusement décidée à changer le cours de son existence,
elle avait suivi à la lettre les instructions d’Henri Le Clerc. La dernière
chose à laquelle je me serais attendu, et qui aurait dû être la première. Ce
cœur à porter en offrande, sans doute, elle l’avait avalé. Entier.
Le récit de Gus Landor
39

Je pense, en définitive, que l’explication était la suivante : Le Clerc, en


quelque sorte, en avait trop demandé. Avaler un cœur tout entier… Lea
avait essayé, mais la chose s’était coincée en travers de sa gorge – au point
de lui ôter le souffle. Ses jambes flageolaient… elle se replia sur elle-
même… avant de se répandre à terre comme un tas de petit bois.
Vingt secondes plus tôt, Artemus et moi étions prêts à nous entre-tuer,
pourtant nous nous précipitâmes, suivis par Mme Marquis dont les mules
raclaient la pierre, et enfin Poe, rampant derrière. Groupés autour de cette
forme étendue, nous contemplions ses yeux exorbités, ses pâles joues
maculées de tissus cardiaques.
— Elle ne… hoquetait Mme Marquis. Elle n’arrive plus à…
Respirer, voilà le mot qu’elle cherchait. Ni celui-ci ni un autre ne sortait
de la bouche de Lea. Pas même un semblant de toux. Rien qu’un vain
sifflement, malheureux, désolé, comme le chant d’un oiseau pris dans une
cheminée. Elle mourait à nos pieds.
Poe avait posé ses deux mains sur sa tête :
— Mon Dieu, mon Dieu, je vous en supplie, dites-nous quoi faire !
Mais Dieu étant inaccessible, nous fîmes nous-mêmes et de notre mieux.
Je soulevai le torse de Lea, Mme Marquis lui donna moult tapes dans le dos,
et Poe lui roucoulait à l’oreille : « Les secours viennent. Les secours
arrivent. » Relevant la tête, j’aperçus Artemus, soudain debout, muni de la
lancette dont il s’était servi pour tailler la veine de Poe.
Il n’expliqua ni ne proposa rien, mais je compris aussitôt ses intentions.
Il allait ouvrir la gorge de sa sœur, pour permettre à l’air de s’y faufiler.
La terrible expression qu’il eut en enfourchant la poitrine de Lea…
l’éclat effroyable du petit scalpel… je ne fus pas surpris de voir
Mme Marquis tenter de le lui arracher.
— C’est sa seule chance, grogna-t-il.
Et qu’avions-nous à opposer ? La jeune femme ne protestait plus, des
taches bleuâtres s’étaient formées autour de ses lèvres, sur le pourtour de
ses ongles… Seules ses paupières semblaient vivre encore, battant comme
des marquises sous un vent vigoureux.
— Hâtez-vous, murmurai-je.
D’une main tremblante, Artemus localisait les différentes paroies du
larynx. Sa voix tremblait elle aussi, tandis qu’il se rappelait les manuels de
son père :
— Cartilage thyroïdien… cartilage cricoïde… membrane
cricothyroïde…
Enfin son doigt se posa. Et peut-être son cœur s’arrêta-t-il lui aussi, une
seconde avant que la lame tranche.
— Mon Dieu, gémit-il. Mon Dieu, aidez-moi.
Une toute petite pression de la main : il n’en fallut pas plus pour
enfoncer la lancette, comme une sonde, dans le cou de sa sœur.
— Incision… horizontale, murmura-t-il. Un centimètre.
Un œil de sang enfla autour de la lame.
— Profondeur… un centimètre.
Rapide comme l’éclair, Artemus retira la lancette et passa un doigt dans
l’étroite fente. La gorge de sa sœur émit un curieux gargouillis, semblable à
l’eau qui court dans un tuyau. Puis, tandis qu’Artemus cherchait une canule,
l’œil de sang peu à peu se transforma en nappe.
Une nappe qui, loin de se figer, s’élargissait. Un flot rouge qui coulait,
roulait comme une mer – baignait la peau marbrée de Lea.
— Il ne devrait pas y en avoir tant, siffla son frère.
Mais le sang jaillissait au mépris de l’homme et de la médecine, se
répandait vague après vague, recouvrant bientôt la gorge de la jeune femme.
Et le gargouillis enflait, enflait…
— L’artère. Est-ce que je l’ai…
Il y avait du sang partout, qui bouillonnait, glougloutait. Désespéré,
Artemus retira son doigt – lequel produisit un petit « plop ! » – et des
gouttelettes rouges se détachèrent de sa main comme de minuscules
perles…
— Il me faut un… (Un sanglot l’arrêta.) Quelque chose pour faire un
garrot…
Poe déchirait déjà sa chemise. J’en fis autant avec la mienne,
M Marquis avec sa robe de moine… Et, sous nos gesticulations : Lea,
me

complètement immobile, à l’exception du sang qui, encore et toujours, se


ruait hors de son corps, sans cesse et sans répit.
Sa bouche s’ouvrit contre toute attente. Pour former lentement trois mots
qui, sans le moindre son, furent néanmoins audibles :
— Je… t’aime.
Cela en disait long sur elle, pensé-je, que chacun de nous s’en crût le
bénéficiaire. Elle ne nous regardait pas, pourtant. Elle avait – enfin – trouvé
une issue, et, souriante, se regardait partir, tandis que s’éteignait lentement
le pâle éclat de ses yeux.
Nous nous agenouillâmes en silence, tels des missionnaires débarquant
sur un rivage inconnu. Je vis Poe qui enfonçait ses paumes dans ses tempes,
comme s’il voulait les trouer ainsi… et alors, non, je ne cherchai pas à le
réconforter. Cédant à l’impulsion, je lui posai la question qui, depuis des
semaines, me raclait la cervelle comme du gravier.
— Est-ce toujours l’objet ultime de la poésie ? grondai-je à son oreille.
Il me regarda comme un aveugle.
— La mort d’une belle femme, grommelai-je. Est-ce toujours le thème
chéri du poète ?
— Oui, dit-il.
Puis, s’affaissant sur mon épaule :
— Oh, Landor, je vais devoir la perdre. La perdre et la reperdre sans
cesse.
Je n’avais aucune idée de ce que cela signifiait. Pas alors. Mais je sentis
les soubresauts de sa cage thoracique contre la mienne. Ma main trouva le
chemin de sa nuque et la serra… quelques secondes… quelques secondes
encore… et il pleurait toujours, sans larme, sans voix, jusqu’à ce qu’il n’y
eût plus rien au fond de lui.
La seule d’entre nous qui paraissait encore jouir de ses facultés était
M Marquis. Alice Marquis qui emplissait l’air de sa voix froide et lisse :
me

— Ce n’est pas ça qui devait se passer. Elle était promise au mariage…


Elle allait devenir une épouse, une mère… Oui, une mère.
Ce mot, je suppose : mère. Cela soulevait des choses. Elle tenta de le
maintenir dans sa bouche, mais il éclata dans ses doigts. Un cri du cœur.
— Une mère ! Comme moi !
Dont elle écouta l’écho retentir et mourir, avant de se jeter, lâchant un
feulement sourd, sur le corps de sa fille. Qu’elle martela de ses minuscules
poings.
— Non ! lança Artemus, la tirant en arrière.
Mais elle persistait. Elle voulait réduire cette chair en pâté. Et elle
l’aurait fait, si son fils ne l’avait retenue.
— Mère ! murmurait-il. Mère, arrêtez !
— On a fait ça pour elle ! hurla-t-elle, plongeant à nouveau sur ce corps
inerte. Tout ça pour elle ! Et elle nous échappe et elle meurt ! Cette horrible,
horrible fille, à quoi cela, servait-il ? Si elle ne… à quoi bon ?
Elle alla aussi loin qu’elle put, puis, comme il est commun dans le
chagrin, elle fit subitement volte-face. Ota les mèches tombées sur les yeux
de Lea, essuya le sang sur sa gorge blanche et baisa sa main pâle. Avant de
sombrer dans le fossé de ses propres larmes.
Quoi de plus frappant, Lecteur, que les grandes lettres de la souffrance ?
Je m’y abandonnai moi-même. Et c’est pourquoi, pensé-je, je tardai tant à
entendre cette rumeur qui venait d’en haut, et qui, telle la poussière,
s’effritait sur nos têtes.
— Monsieur Landor !
Mon visage partait à tâtons.
— Monsieur Landor !
Comme un éclat de rire en mon for intérieur. La tentation était forte. Car
mon sauveur était venu et… saperlotte, c’était le capitaine Hitchcock.
— Par ici ! criai-je.
Ma voix dut mettre un certain temps à se faufiler le long du couloir vers
le conduit en plan incliné. Alors, au-dessus :
— Mais où êtes-vous ?
— Ne bougez pas ! répondis-je. Nous montons !
Je pris Poe par les aisselles et l’aidai à se lever.
— Êtes-vous en état ? lui demandai-je.
Étourdi par la douleur, se rappelant à peine où il se trouvait, il étudiait
son bras maculé d’une tache huileuse.
— Landor, grogna-t-il. Pourriez-vous me faire un pansement ?
Je regardai la manche de ma chemise, retenue à mon épaule par un
simple fil. J’avais pensé m’en servir pour Lea, mais cela irait tout aussi bien
pour lui. Je la nouai sur sa blessure aussi serré que je l’osai. Puis, passant
son bras autour de mon cou, je pris avec lui la direction du couloir. Une
seule chose pouvait nous arrêter : le ton doux et implorant d’une voix.
— Pensez-vous que…
Mme Marquis. Qui, pleine d’une servile humilité, nous montrait l’autel de
pierre devant lequel Artemus avait pris place.
Pas tout seul, non. Il y avait traîné Lea, il avait posé sa tête sur ses
genoux, il levait vers nous un front obstiné – d’autant plus violent qu’il
restait muet. Sa mère n’avait que son visage pour m’adresser une implicite
supplique.
— Nous reviendrons prendre Lea plus tard, dis-je. Je dois emmener
M. Poe voir un…
Un médecin. Le mot s’échoua dans ma gorge comme le début d’une
farce, d’une curieuse plaisanterie dont Mme Marquis semblait saisir la
teneur. Je ne l’avais encore jamais vue afficher ce sourire éclatant. Un
sourire attisé par toute la gamme des sentiments humains – un tel
embrasement d’émotions que je n’aurais pas été surpris si ses dents,
brusquement, s’étaient mises à fondre.
— Viens, Artemus, dit-elle en nous suivant, Poe et moi, dans le couloir.
Son fils l’observait d’un œil creux.
Elle répéta :
— Viens, mon chéri. Manifestement, nous ne pouvons… plus rien pour
elle, non ? Nous avons fait de notre mieux, quand même ?
Elle devait se rendre compte que ses propos manquaient de conviction.
Que malgré ce ton enjôleur, persuasif, Artemus ne réagissait pas.
— Écoute-moi, mon chéri, poursuivit-elle, il ne faut pas t’inquiéter.
Nous allons parler au colonel Thayer, voilà ? Nous allons tout lui expliquer.
C’est un homme compréhensif, il… comprendra que cela n’est qu’une
méprise, un malentendu… Enfin, c’est un de nos plus vieux amis, un de nos
plus chers amis, il te connaît depuis que… Tu m’entends ? Tu l’auras, ton
brevet, mon chéri, bien sûr !
— J’irai le voir seul, répondit-il.
Il y avait dans sa voix une étrange légèreté – une luminosité plutôt – qui
aurait dû être le premier signal. Le second étant celui-ci : loin de se
redresser, il se cala lourdement sur son siège de pierre. Rapprocha la tête de
Lea sur sa poitrine. Et j’aperçus ce qu’il nous cachait. La lancette qu’il avait
plantée dans le cou de sa sœur était maintenant fichée en son flanc.
Qui sait quand il avait fait cela ? Je ne l’avais même pas entendu
grommeler. Ni discours, ni grands gestes, ni estafilade sanglante… nulle
agitation. Il voulait simplement disparaître. Aussi lentement,
silencieusement qu’il pouvait y pourvoir.
Mon regard croisa alors le sien, avec la conscience claire de ce qui se
passait – et une onde réciproque de sympathie.
— J’irai plus tard, dit-il plus doucement.
À l’heure de sa mort, peut-être un homme est-il plus attentif à ce qui
l’entoure. Je crois bon de l’indiquer, car, dans son calvaire, Artemus fut le
premier à lever les yeux vers le plafond. Et, avant de l’imiter, je reconnus
l’odeur. Celle, caractéristique, du bois brûlé.
Ce fut, en quelque sorte, la plus grande surprise de toutes – que ce
caveau, creusé dans la pierre, soit prosaïquement couronné d’un plafond en
bois. Qu’était-il, d’ailleurs, ce caveau, auparavant ? Un cul-de-basse-fosse ?
Un cellier ? Un tripot ? On devait pouvoir dire, sans se tromper, que jamais
on ne l’avait paré de tels flamboiements. Le clan Marquis avait fait dans le
grandiose. Passant outre la plus élémentaire des règles… car, non, bois et
feu ne font pas bon ménage.
Pour preuve, torturé des heures durant par les flammes du brasero, le
plafond se consumait, craquait, cédait. En libérant la plus étrange averse. Ni
pluie, ni neige : de la glace. Le contenu entier de la glacière de West Point
allait se déverser par les poutres éventrées.
Pas de ces glaçons cliquetant gentiment dans la citronnade du colonel
Thayer, non, des plaques, des blocs de vingt-cinq kilos, avec un poids et un
bruit de marbre, qui d’abord chutèrent lentement, en entamant chaque fois
le sol. Lentement, mais obstinément…
— Artemus…
L’angoisse perçait à nouveau dans la voix d’Alice Marquis, qui, à l’abri
dans le couloir, observait la scène.
— Artemus, viens maintenant !
Je ne sais si elle comprenait elle-même ce qui arrivait. Elle refit un pas
dans le caveau, comme prête à tirer son fils au-dehors par les talons,
lorsqu’un gros cube de glace atterrit à environ un mètre d’elle. Des éclats
lui volèrent au visage et l’aveuglèrent un instant Puis un autre cube
s’effondra, plus près encore, la forçant à reculer. Lui saisissant le bras, je la
tirai dans le couloir, où elle ne put que répéter son nom, avec un soupçon de
résignation :
— Artemus.
Peut-être pensait-elle que cette pluie s’interromprait. Que son fils était à
l’abri devant son autel de pierre. La nouvelle avalanche lui donna tort. Un
premier bloc heurta Artemus sous la tempe – le coup sec, dur, le coucha sur
le côté. Un deuxième lui aplatit le flanc, un troisième lui écrasa les pieds. Il
avait encore assez de vie en lui pour hurler, mais son cri s’éteignit quand un
dernier cube l’atteignit en pleine tête. À plus de quatre mètres, nous
entendîmes son crâne claquer contre le sol. Et puis plus rien.
Alors sa mère retrouva toute sa voix. Moi qui l’avais crue, Lecteur, au-
delà du chagrin – eh bien, non, elle en avait encore d’inépuisables réserves.
La seule chose qui la fit se taire, je pense, fut un spectacle si imprévisible
que le malheur lui-même n’aurait pu se mesurer à lui. Nous vîmes une
silhouette lentement prendre forme.
« Artemus », me rappelé-je avoir pensé – rassemblant ses forces pour
une ultime révérence. Mais il était toujours étendu par terre. Et cette
silhouette qui se redressait maladroitement – celle d’un ivrogne affalé après
une bagarre de comptoir –, cette silhouette ne portait pas l’uniforme, mais
une soutane de prêtre.
Deux pieds se plantèrent sur le sol. Deux jambes titubèrent dans notre
direction. Les cheveux châtains sur la pâleur des bras, les joues rougies et
ces yeux bleus clignant à la lumière… Nous voyions Lea Marquis se lever
et marcher.
Pas une apparition. De la chair et du sang – du sang. Une main tendue
vers nous, l’autre collée sur l’entaille de son cou. Et de ce corps étranglé,
déchiqueté, jaillit un cri qu’aucun homme ou animal n’émit jamais.
Mais qui trouva son écho chez Poe ! Ensemble, ils composèrent un
hymne à l’horreur – un gémissement grinçant, croissant, qui, réveillant les
chauves-souris, les envoya rebondir sur les murs, glisser entre nos jambes,
s’accrocher à nos cheveux.
— Lea !
Malgré sa grande faiblesse, il fit tout ce qui était en son pouvoir pour se
rapprocher d’elle. Il essaya de me pousser et, n’y arrivant pas, tenta de me
contourner… Je ne le laissai pas faire non plus, alors il voulut me passer
dessus – parfaitement, tel un grimpeur ! Tout, tout pour la retrouver. Tout
pour mourir avec elle.
Mme Marquis, insouciante du danger, était prête à l’imiter. Il fallut que je
les retienne tous deux. Sans même me demander pourquoi, je pris l’un et
l’autre fermement par la taille et les entraînai dans le couloir. S’ils ne
pouvaient résister dans leur état, ils se débattaient comme de beaux diables
et réussirent à ralentir notre progression. De sorte que, tandis que nous nous
éloignions à reculons du maudit caveau, nous avions constamment dans le
couloir, encadrée dans le passage, la vision de cette créature que nous
abandonnions.
— Lea !
Sut-elle seulement ce qui se passait ? Eut-elle la moindre idée de ce qui
la projeta au sol – de ce qui s’amassa sur elle avec une macabre
détermination – et qui la moulut à la minute même de sa renaissance ? Elle
fut broyée, voilà tout. Aussi sûrement que ces dizaines et ces dizaines de
chauves-souris qui, voulant fuir cet étau de glace et de pierre, filèrent
devant elle et n’arrêtèrent de hurler qu’au seuil de la mort.
La glace, bloc après bloc, continuait de s’abattre comme la foudre…
engloutissant les torches, les chandelles et les cierges… fendant le crâne de
Lea, martelant sa soutane… une furie monocorde qu’elle accueillit sur son
corps doux, nu et ouvert, et qui n’arrêta plus de la frapper…
La grêle devint si dense, si drue que, une minute plus tard, le passage
était infranchissable ; et les grêlons se déversaient maintenant dans le
couloir. Où nous nous attardions pourtant, incapables de croire à cette
souveraine vengeance. Car la glace tombait encore, toujours, tel un chœur
entêté, répandant ses lourds accords dans des frissons de brume. Tombait
sur de fort lointains descendants d’Henri Le Clerc. S’abattait comme la
camarde.
Le récit de Gus Landor
40

Du 14 au 19 décembre 1830

Ce fut, je suppose, le miracle final. Le sol au-dessus de nos têtes jamais


ne trembla. Ni éveil, ni alarme – rien ne perturba le sommeil des élèves. Pas
un accroc dans la routine quotidienne de l’Académie. Aux premières lueurs
de l’aube, comme tous les matins, un tambour se plaça dans le terrain de
rassemblement entre les Quartiers Nord et Sud et, au signal de l’élève-
adjudant, se mit à marteler la peau de son instrument. Le rythme imprimé
par ses baguettes s’amplifia jusqu’à retentir dans toute la Plaine, résonnant
à l’oreille de chaque élève, officier, soldat.
Un son que je n’aurais jamais associé à un être humain, si je n’en avais
vu un le produire ce jour-là. L’entendant dans ma chambre d’hôtel, j’aurais
volontiers cru à quelque pulsion interne – un sursaut de conscience, peut-
être. Sauf que je devais à celle-ci d’avoir passé le reste de la nuit ici, au
corps de garde des Quartiers Nord, où j’expliquai à Hitchcock ce qui était
arrivé, avant de rédiger tout cela de mon mieux. Presque tout cela.
Ce serait le dernier écrit que je confierais au capitaine, lequel en prit
possession cérémonieusement. Il plia mes feuillets, les glissa dans une
serviette de cuir à transmettre en temps utile au colonel Thayer. Puis il
hocha lentement, gravement, la tête – sa manière à lui de me dire : « Bien
joué », ou plutôt de ne pas le dire. Après quoi, je n’avais plus rien à faire
que retourner à l’hôtel.
Sauf que j’avais une question. Une seule question, mais dont il me fallait
la réponse.
— C’est le Dr Marquis, je suppose ?
Hitchcock me regarda d’un air vide et poli.
— Je ne vous suis pas, dit-il.
— On vous a indiqué où nous étions : je suppose que c’était le
Dr Marquis ?
Nouvel hochement de tête : moins grave quoique aussi lent.
— Je suis au regret de vous contredire. Le bon docteur était toujours
devant la glacière quand nous sommes arrivés. À se lamenter, à grincer des
dents, mais fort avare d’informations.
— Alors qui… ?
Le plus minuscule des sourires s’insinua sur ses lèvres.
— César, répondit-il.
J’aurais été moins perturbé sur le moment, peut-être l’aurais-je deviné
moi-même. Je me serais demandé ce qu’un des surveillants du réfectoire
fabriquait dans la Plaine à une heure aussi tardive. M’aurait-il cependant
traversé l’esprit qu’on avait confié audit César – si aimable, si courtois – la
tâche de rendre compte des allées et venues d’Artemus ? Et que, suivant sa
proie jusqu’à la glacière, puis me voyant la pourchasser avec son père, il
aurait filé tout droit chez le commandant afin de donner l’alarme ?
— César, dis-je, m’esclaffant et me grattant la tête. Bon sang, vous êtes
un sacré malin, capitaine.
— Merci, fit-il, pince-sans-rire comme à son habitude.
Cependant quelque chose sourdait en lui, cette fois sans ironie – et avec
la volonté de se faire entendre.
— Monsieur Landor, dit-il finalement.
— Oui, capitaine.
Il dut penser que ce serait plus facile à avouer sans me voir – mais que
son supplice, dans ce cas, resterait entier.
— Je voudrais mentionner que… vu les exigences de la situation…
enfin, si par intempérance, j’avais éventuellement porté atteinte à votre…
votre intégrité, ou à vos compétences, alors je… je serais…
— Merci, capitaine. Je suis aussi désolé que vous.
Impossible d’aller plus loin sans nous mettre dans l’embarras. Nous
hochâmes la tête. Nous nous serrâmes une dernière fois la main. Nous
primes congé.
J’avais quitté le corps de garde assez tôt pour voir le tambour battre le
réveil. Les premiers signes d’agitation résonnaient dans les quartiers des
élèves. Un amas de jeunes gens arrachés au sommeil, repliant leur couche à
quatre pattes, la main tendue vers l’uniforme. Recommençant une fois de
plus.

En quittant la glacière, Mme Marquis s’était donné pour consigne


inconditionnelle de ne pas rentrer se coucher – la force du chagrin lui
interdisant le repos. Refusant toute escorte, toute compagnie, elle entrait et
sortait du terrain de rassemblement, chargée de missions connues d’elle
seule. C’est ainsi que deux élèves de deuxième année, revenant de leur tour
de garde, furent accostés par une femme en robe grise de moine, au sourire
exagéré, qui leur demanda s’ils pouvaient l’aider à « élever ses enfants ».
Cela ne prendrait qu’une minute, les assura-t-elle.
On savait que les corps ne seraient pas dégagés avant longtemps, que la
besogne s’étalerait sur des journées entières. Entre-temps, il y aurait
d’autres tâches à accomplir. Du travail – et c’est en travaillant que le
Dr Marquis tint tête au désespoir. Satisfaisant quelques ultimes obligations
avant de donner sa démission, il eut soin de bander les blessures du
première année Poe.
Tâtant son pouls, il déclara que le jeune homme n’avait pas perdu plus
de sang qu’un médecin n’en aurait prélevé pour une saignée ordinaire.
— C’est peut-être le mieux qui lui soit arrivé, commenta le bon docteur.
Lui-même semblait en excellente santé. Jamais il n’avait eu un teint
aussi rougeaud. Je ne le vis blanchir qu’une fois : en croisant son épouse sur
le terrain de rassemblement. Ils eurent bien un mouvement de recul, mais ils
se retrouvaient. Ils ne se détournèrent pas ; ils inclinèrent la tête tels deux
vieux voisins qui se rencontrent dans la rue. Les observant, je crus pouvoir
deviner ce que l’avenir leur réservait. Rien de très brillant. Avec de tels
antécédents, plus question pour lui d’exercer dans l’armée. Il éviterait peut-
être la cour martiale (eu égard à ses anciens états de service), mais la
souillure le poursuivrait jusque dans la vie civile. Jamais Mme Marquis ne
réaliserait son rêve de retourner à New York – ils auraient déjà de la chance
de trouver un cabinet à la frontière de l’Illinois. Mais ils vivraient, parlant
rarement sinon jamais de leurs enfants morts, en public comme en privé, et
ils auraient l’un pour l’autre d’austères courtoisies, en attendant
flegmatiquement la clôture de leur existence. Voilà du moins ce que
j’imaginai.

On installa Poe dans la salle B-3, celle qui avait hébergé Leroy Fry et
Randolph Ballinger. Dans son état normal, il aurait sans doute chéri
l’occasion qu’on lui offrait de communiquer avec les disparus – sous le
coup de l’émotion, peut-être aurait-il même griffonné quelques vers sur la
transmigration des âmes. Non, il tomba aussitôt dans un sommeil profond,
pour ne se réveiller, m’apprit-on, qu’au milieu de l’après-midi, peu avant la
fin des cours.
Moi-même, je réussis à me reposer quatre heures, jusqu’à ce qu’un des
laquais de Thayer frappe à grands coups à ma porte.
— Le colonel demande à vous voir.
Nous nous retrouvâmes au terrain d’artillerie, entre les mortiers, les
canons de siège, les batteries, les machines. Un grand nombre avaient été
pris aux Anglais, les noms des batailles étaient gravés sur les pièces. Quel
vacarme cela ferait, pensai-je, si l’on devait tous les faire tirer en même
temps. Mais ils étaient là, bien tranquilles, et le seul bruit qu’on entendait
était celui du drapeau qui, à mi-mât, claquait au vent.
— Avez-vous lu mon rapport ? demandai-je.
Le colonel hocha la tête.
— Est-ce que… vous avez peut-être des questions ?
La voix qui me parvint était basse et dure :
— Aucune, je crains, dont vous m’offririez la réponse, monsieur Landor.
J’aimerais savoir comment, pendant tant d’années, j’ai pu sympathiser,
prendre mes repas avec un homme, connaître finalement sa famille aussi
bien que la mienne, sans jamais voir à quel point ils étaient désespérés.
— Ils se sont ingéniés à vous le cacher, colonel.
— Certes.
Nous regardions vers le nord. Vers Cold Spring, qui ondulait comme un
mirage sous les vapeurs des fourneaux : là était la fonderie du gouverneur
Kemble. Vers Cro’ Nest et bull Hill, et plus loin encore jusqu’au canevas
indistinct des monts Shawangunk. Plat mais froncé de lueurs hivernales, le
fleuve cousait le tout.
— Lea et Artemus ne sont plus là, dit Thayer.
— Non.
— Nous ne saurons jamais pourquoi ils ont fait ça. Ni même ce qu’ils
ont fait précisément. Jusqu’à quel point était-ce des criminels, jusqu’à quel
point n’en était-ce plus.
— En effet, admis-je. J’ai quand même quelques idées en la matière.
Il inclina la tête de deux ou trois centimètres :
— Je suis tout ouïe, monsieur Landor.
Je pris mon temps. À la vérité, j’étais seulement en train de les
rassembler, ces idées.
— Artemus s’est chargé des incisions, des ablations… Je l’ai vu à
l’œuvre, et j’en suis sûr. Ce garçon était né chirurgien, sans conteste…
Même s’il a… enfin, avec sa sœur, ce n’était pas une opération facile…
— Non.
— J’avancerais aussi qu’il a revêtu plusieurs fois l’habit d’officier. C’est
sans doute lui qui, trompant la vigilance du soldat Cochrane, lui a fait
abandonner son poste auprès du corps de Fry.
— Et Lea ?
Lea. J’hésitai au son de son nom.
— Eh bien, dis-je. Je suis quasi certain qu’elle est l’ombre que j’ai
poursuivie en sortant de chez Benny Havens. Artemus était là aussi. Je
suppose qu’elle filait Poe en se demandant s’il était de mèche avec moi. Et
quand elle a compris…
Alors quoi ? Cela, je ne le savais toujours pas. Elle aurait pu décider de
se débarrasser de lui. Donc de précipiter les choses. Ou peut-être avait-elle
compris qu’elle l’aimait – et l’avait-elle compris parce qu’il la trahissait.
— Cela doit être elle aussi, poursuivis-je, qui a posé une bombe devant
la chambrée de son frère. Pour le mettre à l’abri des soupçons. Elle a peut-
être même caché ce cœur dans sa malle pour brouiller les pistes.
— Et le père ? Et la mère ?
— Oh, le Dr Marquis ne leur était d’aucune utilité. Tout ce qu’ils lui
demandaient, c’est de se taire. Quant à Alice Marquis, eh bien, elle leur a
peut-être tenu la porte et allumé quelques chandelles, mais je ne la vois pas
neutraliser un robuste élève-officier, ni lui ajuster une corde autour du cou.
— Non, dit Thayer, qui glissait un doigt lent sur sa mâchoire. Je
présume que cet aspect des choses incombait à M. Ballinger et à
M. Stoddard.
— Cela en a tout l’air.
— Si c’est le cas, je suis obligé de croire qu’Artemus a tué M. Ballinger
pour l’empêcher d’alerter les autorités.
Et que M. Stoddard a choisi de prendre la fuite pour ne pas être sa
prochaine victime.
— On pourrait le croire, en effet.
Il m’observa, les paupières plissées, comme si j’étais le ciel au
crépuscule.
— Toujours le conditionnel, monsieur Landor. Toujours la même
prudence.
— Une vieille habitude, colonel. Vous voudrez bien m’en excuser.
(J’agitai les bras une seconde dans le froid. Fis claquer mes bottes l’une
contre l’autre.) Il nous reste à entendre ce que M. Stoddard voudra nous dire
à ce sujet. Si on le retrouve jamais.
Ce qu’il prit peut-être pour un reproche, car sa voix se durcit :
— Nous vous serions obligés de bien vouloir rencontrer l’envoyé du
commandant du génie, lorsqu’il sera là.
— Naturellement.
— Et de produire un rapport complet si une commission d’enquête est
nommée.
— Bien sûr.
— En l’attente, monsieur Landor, j’estime que vous avez pleinement
satisfait à vos obligations, et je puis vous libérer de vos engagements.
Il ajouta, le front plissé :
— Vous n’en serez pas fâché, je suppose.
« Ni le capitaine Hitchcock », pensai-je. Mais je tins ma langue.
— Aurez-vous l’obligeance d’accepter nos remerciements ?
— Il faudrait encore que je les mérite, colonel. Des… (Je me massai la
tempe.) Des vies auraient pu être sauvées si j’avais été un peu plus… futé…
et rapide. Plus jeune, quoi.
— Vous en avez sauvé au moins une. Celle de M. Poe.
— Oui.
— Ce dont il ne vous sera peut-être pas reconnaissant.
— Non. (Je fourrai mes mains dans mes poches, me balançai d’un pied
sur l’autre.) Eh bien, tant pis. Vos supérieurs devraient être rassurés,
colonel. Et ces chacals à Washington battront bientôt en retraite, j’espère.
Il m’étudia attentivement. Afin de déterminer, sans doute, si je parlais
sincèrement.
— Je crois qu’on nous accordera un sursis, dit-il. Mais un sursis
seulement.
— Ils ne peuvent tout de même pas fermer l’Académie parce que…
— Non, répondit-il. Mais ils peuvent me démettre.
Pas une once de protestation. Pas un iota de ressentiment. Il annonçait
cela aussi platement que s’il l’avait lu le matin même dans un quotidien.
Je n’oublierai pas ce qu’il fit alors. Il glissa la tête dans la gueule d’un
canon de dix-huit, qui avait une forme de cloche, et… il la maintint là une
bonne trentaine de secondes. Comme pour défier le pire.
Puis il frotta ses mains l’une contre l’autre.
— Je suis bien au regret de l’avouer, dit-il. Mais j’ai eu la vanité de me
croire indispensable à la survie de cet établissement.
— Et maintenant ?
— Maintenant, je crains qu’il ne puisse survivre que sans moi. Je le
pense, même.
Il hocha lentement la tête, se redressa légèrement :
— Eh bien, colonel, dis-je en lui tendant la main, j’espère qu’on vous
donnera tort.
Il accepta ma main. Et, s’il ne sourit pas – non ! –, une manière d’ironie
lui tordit la bouche.
— Il m’est déjà arrivé de me tromper, dit-il. Mais pas à votre sujet,
monsieur Landor.

Séparés d’un bon mètre, nous nous trouvions devant la taverne de Benny
Havens, côté fleuve. Nous avions tous deux les yeux fixés sur l’autre rive.
— Je suis venu te dire que c’était terminé, Patsy. J’ai fini mon travail.
— Et alors ?
— Et alors, nous pouvons… nous pouvons recommencer, voilà. Comme
avant. Le reste n’a plus d’importance, c’est du passé, c’est…
— Non, Gus. Arrête. Ton travail, je m’en fiche. Autant que de cette
foutue Académie.
— Alors ?
Elle me regarda un moment sans rien dire.
— Oh, c’est peut-être toi, finalement. Ou ils t’ont fait un cœur de pierre.
— La pierre… Ça vit, la pierre.
— Alors touche-moi. Juste une fois, comme tu le faisais avant.
Comme je le faisais avant. Ah, c’était une tâche impossible. Elle devait
s’en douter, car ses yeux étaient pleins de regret lorsque, tout bien réfléchi,
elle se détourna. Et elle était vraiment navrée de m’avoir troublé.
— Au revoir. Gus.
Pas plus tard que le lendemain, le soldat Cochrane me rapportait mes
affaires à mon cottage de Buttermilk Falls. Je ne pus retenir un sourire en le
voyant me saluer. Lieutenant Landor ! Un petit coup sur les rênes de son
cheval noir et, une minute plus tard, le phaéton de l’Académie disparaissait
derrière la butte.
Je restai seul pendant quelques journées. Hagar, la vache, n’était
toujours pas revenue, et la maison ne me reconnaissait pas. Les stores
vénitiens, le chapelet de pêches séchées, l’œuf d’autruche – tous
m’observaient comme s’ils tentaient vainement de me remettre. Je passais
prudemment d’une pièce à l’autre, en prenant soin de ne rien déranger ; je
restais plus souvent debout qu’assis ; et quand je partais en promenade, je
revenais comme une souris au moindre souffle de vent. Oui, j’étais bien
seul.
Et puis, l’après-midi du dimanche 19 décembre, je reçus un visiteur : le
première année Poe.
Il était soudain là comme un nuage de pluie, la mine sombre sur le seuil.
Et je n’ai pas de doute en y repensant maintenant : pour être un seuil, c’en
était un.
— Je sais, dit-il. Je sais pour Mattie.
Le récit de Gus Landor
41

Maintenant, Lecteur, une histoire.


Dans les Highlands habitait une jeune fille de moins de dix-sept ans.
Ravissante, élancée, avec des gestes pleins de grâce, et un sommeil très
doux. Elle était venue dans ces lointaines contrées aider son père à vivre, et
là elle avait vu mourir sa mère. Alors ils n’étaient plus que deux dans leur
cottage au-dessus de l’Hudson, où l’on savait agréablement passer le temps.
Père et fille se faisaient la lecture, s’amusaient à déchiffrer mystères et
énigmes, partaient pour de longues promenades dans les collines – la jeune
fille avait une robuste constitution. Bref, ils menaient ensemble une
existence fort tranquille. Point trop tranquille pour elle : elle avait en son
sein des poches de dur silence, d’un accès à tous interdit.
Le père adorait sa fille. Il aimait à croire dans son cœur qu’elle était la
consolation des dieux.
Mais consoler n’est pas la seule occupation terrestre. La jeune fille
commençait à se languir (sans rien en dire comme à l’accoutumée) d’un peu
de compagnie. Et elle se serait languie en vain – son père s’étant transformé
en ermite après une longue carrière en ville – si sa défunte mère n’avait eu
cette riche cousine, épouse d’un banquier, qui demeurait non loin à
Haverstraw. La vieille dame n’avait pas d’enfant, c’est pourquoi elle trouva
un substitut plaisant en cette adolescente. Celle-ci avait des charmes innés
qu’on pouvait affiner. Et le résultat serait tout à l’honneur de sa grande
cousine.

Et donc, malgré les objections du père, la vieille femme emmenait la


jeune fille en voiture à chevaux, la présentait aux dîners alentour. Puis,
quand le temps fut venu, elle l’invita à son tout premier bal.
Au bal ! Les femmes aux riches toilettes de soie, de mousseline, de
mérinos. Les hommes en redingote coiffés tels des empereurs romains. Les
buffets garnis de gâteaux, de crèmes, de verres de porto étincelants. Les
violonistes et les quadrilles ! Le froufrou des robes, le murmure des
éventails. Des dandys à boutons de cuivre prêts à sacrifier leur vie pour une
unique danse.
La jeune fille n’avait jamais rien convoité de tout cela – peut-être parce
qu’elle en ignorait l’existence ? – mais elle se prêta de bon gré aux séances
d’habillage, aux leçons de maintien, aux cours de danse des maîtres
français. Et chaque fois que son père tordait la bouche devant un de ses
nouveaux costumes, elle se moquait de lui, faisant semblant de déchirer sa
robe et, avant la fin de la journée, jurait encore qu’il n’était pour elle
d’homme que lui.
Vint le jour du bal. Le père eut la satisfaction de voir sa fille prendre
place dans un landau, telle la fine fleur d’une bonne famille new-yorkaise.
Derrière la fenêtre, elle lui fit un bref signe de la main et puis elle disparut,
emportée en coup de vent chez la cousine d’Haverstraw. Le restant de la
soirée, il l’imagina, étourdie, la bouche sèche, à virevolter au bras des
messieurs sur le parquet ciré. Il imagina toutes les questions qu’il ne
manquerait pas de lui poser à son retour, en plus d’exiger un rapport détaillé
de tout ce qu’elle avait fait et vu – malgré le mépris dont il accablait
usuellement ces choses. Il s’imaginait en outre lui demander, d’un ton aussi
poli qu’il en serait capable, quand elle penserait en avoir fini avec ces
sottises.
Les heures passèrent. Elle ne revenait pas. Minuit, une heure, deux
heures du matin. La mort dans l’âme, le père se munit d’une lanterne et
partit inspecter les petites routes du voisinage. Comme il ne la trouvait pas,
il se décida à enfourcher son cheval et à galoper jusqu’à Haverstraw. Il avait
déjà le pied à l’étrier lorsqu’elle apparut dans l’allée en boitant sur ses
mules. Et le monde se brisa.

Les cheveux dont on avait fait de délicates frisettes pendaient


maintenant comme des chiffons. Sous la robe de taffetas lilas, déchirée, on
voyait jusqu’en haut la couture du jupon. Les manches gigot qu’elle avait
pris tant de plaisir à gonfler étaient fendues jusqu’à l’épaule.
Et le sang. Le sang sur ses poignets, sur sa tête. Et là… si abondant
qu’elle avait dû en faire la marque de sa honte. Elle refusa de me laisser la
laver. Refusa de lui dire ce qui s’était passé. Et, pendant plusieurs jours, elle
n’ouvrit plus du tout la bouche.
Malade de ce silence, fou de chagrin, le père partit chez la cousine (qu’il
avait déjà vouée aux gémonies) afin qu’elle lui rende compte de cette
soirée. Elle lui parla alors des trois hommes.
De jeunes hommes, bien de leur personne, le dos droit, qui avaient surgi
de nulle part. On ne se souvenait pas de les avoir invités ni même de jamais
les avoir rencontrés. Leurs manières étaient polies, ils parlaient un bon
anglais, leur tenue était irréprochable, toutefois on s’était accordé à dire que
ces vêtements leur allaient trop mal pour être réellement les leurs. Une
chose en revanche ne faisait aucun doute : la présence de tant de femmes les
enchantait. Ils se conduisaient, dit un invité, comme si on venait de les
libérer du monastère.
Une femme en particulier avait trouvé grâce à leurs yeux : la jeune fille
de Buttermilk Falls. Comme elle était moins habile, moins rouée que les
dames du beau monde, elle se félicita tout d’abord de leurs attentions.
Quand elle commença à comprendre où ils voulaient en venir, elle se
réfugia dans son silence habituel. Loin de s’en offusquer, les galants
continuèrent de la complimenter, et entreprirent de la suivre d’une pièce à
l’autre. Et quand elle sortit prendre l’air, ils présentèrent leurs respects et la
rejoignirent dehors.
Ils ne revinrent jamais. Elle non plus. Plutôt que de se présenter en sang
sous sa robe déchirée à la maîtresse de maison, elle choisit de rentrer chez
elle à pied. Chez elle à des kilomètres.
Ses blessures guérirent assez vite. Mais une plaie ne se refermait pas, ou
peut-être prenait-elle la forme d’un silence plus profond encore. Un silence
particulièrement attentif, comme si elle guettait le son d’un attelage sur la
route.

Elle gardait un front serein et lisse, témoignait à son père un dévouement


et une attention sans relâche, et pourtant, derrière cette façade, elle semblait
attendre son heure. L’heure de quoi ? Il en percevait des fragments, à la
manière d’un visage familier qui va et vient dans la foule, mais jamais il ne
sut lui donner un nom.
Il arrivait que, rentrant à la maison, il la trouvât agenouillée dans le
salon, les yeux fermés, les lèvres mobiles et muettes. Elle refusait
d’admettre qu’elle priait – elle savait qu’il n’avait que faire de la religion de
son père à lui – mais, d’une fois à l’autre, elle devenait plus silencieuse
encore, et il avait toujours l’impression gênante de la surprendre au milieu
d’une conversation.
Il fut stupéfait, un après-midi, lorsqu’elle lui proposa de partir en pique-
nique. Exactement ce qu’il fallait, pensa-t-il, pour la sortir de ses songeries.
Et quelle journée c’était ! Ensoleillée, sans un nuage dans le ciel, avec une
brise parfumée qui s’élevait dans la montagne. Ils emportèrent du jambon,
des huîtres, du tôt-fait, quelques framboises de la ferme d’Hoesman, et ils
mangèrent le tout bien tranquillement, assis sur le promontoire au-dessus du
fleuve. Il eut alors l’impression que les fantômes de la petite commençaient
à s’éloigner.
Elle replaça les assiettes et les couverts, pièce après pièce, dans leur
panier : elle avait toujours été une enfant ordonnée. Puis elle l’aida à se
relever, le regarda bien et l’enlaça.
Il était trop étonné pour lui rendre son étreinte. Il la regarda avancer vers
le bord du promontoire. Elle contempla le nord, l’est, le sud. Se retourna et,
le visage souriant, libéré, lui dit : « Tout ira bien. Tout s’arrangera. »
Alors elle tendit les bras au-dessus de sa tête et se cambra en arrière,
comme un plongeur. Puis, sans le quitter des yeux, elle se précipita dans le
vide, aveuglément, sans chercher à voir où elle tomberait.
Le fleuve emporta le corps. Par la suite, le père déclara aux voisins que
sa fille s’était enfuie avec un homme. Un mensonge qui cachait une vérité.
Elle s’était enfuie. Elle s’était jetée dans les bras d’un autre, elle l’avait fait
le cœur serein, comme si cela avait été la finalité de son existence. Elle était
partie en sachant qu’il l’attendrait.
Au moins la disparition de la jeune fille servait-elle à quelque chose :
elle ôtait à son père l’idée qui avait germé dans sa tête, sans qu’il s’en rende
véritablement compte.
Un matin, il ouvrit un recueil de Byron – l’ouvrit pour la seule raison
qu’elle l’avait aimé – et y trouva une chaînette. La chaînette qu’elle serrait
dans sa main, la nuit où elle était revenue à pied du bal. Elle l’avait arrachée
à un de ses agresseurs, et s’y était agrippée si fort qu’elle avait creusé un
sillon dans sa paume. Elle s’en était défaite hors du regard de son père.
Pourquoi avait-elle conservé un souvenir aussi sombre ? Pourquoi
l’avait-elle inséré dans son livre préféré ? Parce qu’elle avait souhaité qu’il
le trouve, certainement. Et qu’il s’en serve.
Un losange de cuivre y était attaché, avec un blason estampé. C’était le
blason du génie.
Pourquoi n’aurait-ce pas été des élèves-officiers, après tout ? Trois
jeunes hommes, surgissant de nulle part, portant des costumes mal taillés,
concupiscents, avides de chair. Avec un alibi en or en cas d’interrogatoire.
Ils étaient restés toute la nuit dans leurs quartiers ! Aucun élève ne quittait
jamais l’Académie sans autorisation expresse…
Mais l’un d’entre eux portait sur lui ce qui signerait sa perte. Une plaque
de cuivre avec trois initiales gravées : L. E. F.
Cela ne fut pas bien dur de retrouver son propriétaire. Les promotions de
West Point étaient publiées dans les journaux, et un seul élève avait ces trois
initiales : Leroy Everett Fry.

La même semaine, le père entendit quelqu’un prononcer ce nom à la


taverne de Benny Havens. Leroy Fry était l’un de ces innombrables gamins
entichés de la serveuse au grand cœur. Il était aussi l’un des moins
remarquables. Soir après soir, le père retourna à la taverne, en espérant
l’apercevoir. Jusqu’à ce qu’il le trouve.
Un petit individu aux jambes trop longues. Doux, roux, le teint pâle.
Incapable de faire du mal à une mouche, aurait-on dit.
Toute la soirée, le père observa le jeune homme en essayant autant que
possible de ne pas attirer l’attention.
Lorsqu’il rentra chez lui, il savait ce qu’il lui restait à faire.
Lorsqu’il hésitait à passer à l’acte, lorsqu’il craignait pour le salut de son
âme, il se rappelait qu’il n’avait plus rien à craindre. Dieu la lui avait prise.
Dieu n’avait plus rien à lui enlever.
Elle s’appelait Mathilde. Diminutif Mattie. Elle avait eu les cheveux
châtains, les yeux bleus les plus clairs du monde, qui se fondaient parfois
dans le gris.
Le récit de Gus Landor
42

Lors de sa première apparition ici, le première année Poe s’était


comporté comme un visiteur dans un musée. Les sens en alerte, passant en
ligne droite des stores vénitiens à l’œuf d’autruche, puis au chapelet de
pêches, interprétant chaque objet l’un après l’autre…
Cette fois, il arrivait comme un grand chef. Il traversa le salon d’un pas
alerte, posa sa cape sur la cheminée comme s’il lui importait peu de la
suspendre proprement, tourna le dos à ce paysage grec que je n’ai jamais
trop aimé, croisa les bras d’un air de défi et… attendit que je parle.
Je parlai. Avec un calme qui me surprit.
— Fort bien, dis-je. Vous savez pour Mattie. Qu’est-ce que cela vient
faire dans nos affaires ?
— Oh, répondit-il. Cela vient faire toutes sortes de choses. Et vous ne
l’ignorez pas.
Il tourna lentement dans la pièce, balayant chaque objet du regard. Puis
il s’éclaircit la voix, se redressa et déclara :
— Je me demandais, Landor, si ce que j’ai découvert vous intéresserait.
Le fil de mes déductions, du début jusqu’à la fin ?
— Bien sûr. Absolument.
Il m’étudia attentivement, comme s’il ne me croyait pas tout à fait. Puis
il se remit à déambuler.
— Mes réflexions, voyez-vous, sont parties d’un fait assez étonnant. Il
n’y avait qu’un cœur dans cette glacière.
Il marqua un temps – pour créer un effet, je suppose, mais en attente
aussi de ma réponse. Comme il n’en reçut pas, il poursuivit.
— Je me suis trouvé au départ incapable de me rappeler la moindre
chose qui s’est produite dans cette antichambre des enfers – j’étais comme
revêtu d’un salutaire… manteau d’amnésie. Mais à mesure que les jours
passaient, les détails de cet étrange… culte me sont peu à peu revenus avec
une précision troublante. Et, malgré mes réticences à contempler la…
l’horreur caractérisée de… je veux dire… qui…
Ces réticences ne l’ayant pas quitté, il s’interrompit – mais se reprit :
— Faute de pouvoir considérer la chose, je réussis du moins à longer
son pourtour à la manière d’un touriste, en portant toute mon attention aux
différents objets. Au cours de ce que j’appellerai mes missions de
reconnaissance, je me heurtais régulièrement à l’énigme de… cet unique
cœur.
« Supposons que ç’ait été celui de Leroy Fry. Fort bien mais, dans ce
cas, où étaient les autres ? Ceux des animaux de la ferme ? Celui de
Ballinger ? Et où était cette… cette autre partie de son anatomie ? Tout cela
avait disparu.
— Rangés quelque part, suggérai-je. Pour les séances à venir.
Un lent sourire sombre. Quel bon professeur aurait-il fait.
— Ah, mais comprenez-vous, je doute qu’ils eussent envisagé de
nouvelles séances. Cela devait être la dernière de leurs cérémonies, n’est-ce
pas évident ? Cette fâcheuse question se posait donc toujours. Où étaient les
cœurs manquants ? Alors je fis une deuxième découverte, sans lien apparent
avec le reste. Et je l’ai faite alors que… (Il s’arrêta pour dégager un
murmure de sa gorge.)… que je parcourais à nouveau les lettres de Lea.
Certes, on m’a accordé le privilège d’assister à ses funérailles mais, comme
je préférai décliner, ces dévotions me permettaient en quelque sorte
d’honorer sa mémoire. En m’acquittant de ce… tendre devoir, je suis tombé
sur le poème qu’elle m’avait dédié. Peut-être le seul vestige de son œuvre.
Vous vous en souvenez sans doute, Landor, puisque je vous l’avais recopié.
« En le relisant donc, j’ai subitement compris – j’avoue, à ma grande
honte, que cela m’avait échappé – qu’en sus de ses autres qualités, ce
poème est un acrostiche. Le saviez-vous ?
Il tira de sa poche une feuille de papier à lettre roulée. Un souffle
imperceptible de poudre d’iris s’en échappa tandis qu’il l’étendait sur la
table. Je remarquai aussitôt que la première lettre de chaque vers était
repassée à l’encre.

Esprit céleste, par les dieux transformé,


Diamant-cœur taillé d’extraordinaire pureté,
Grands yeux qui m’ont ouvert le chemin de ton âme…
Amour, puisses-tu de la Mort triompher,
Raviver non la plaie mais l’éternelle flamme.

— Mon prénom, dit Poe. Que j’avais sous le nez, sans pour autant le
voir.
Il posa un instant la main sur la feuille, puis roula soigneusement celle-ci
et la remit dans sa poche de poitrine, près du cœur.
— Peut-être devinerez-vous ce que j’ai fait ensuite ? Aimeriez-vous
deviner ? Eh bien, j’ai examiné l’autre poème, celui qu’une voix
métaphysique m’avait dicté, et que vous vous êtes complu à éreinter. Et je
l’ai lu avec un regard neuf, Landor. Voyez vous-même.
Il produisit la longue feuille de papier ministre qu’il avait griffonnée
dans ma chambre d’hôtel. Le texte entier couvrait trois fois plus de place
que celui de Lea.
— Cela ne m’a pas sauté aux yeux, dit-il. Parce que j’ai voulu d’abord
incorporer les alinéas. Mais une fois oublié ceux-ci, le message est apparu
avec la clarté d’un soleil. Regardez, voulez-vous ?
— Je ne pense pas en avoir besoin.
— J’insiste.
Je baissai la tête devant la chose. Soupirai devant elle. Et, si j’étais le
personnage fantasque de quelque histoire extraordinaire, j’irais jusqu’à dire
qu’elle me renvoya mon soupir.

Mitoyen de rayonnants vergers circassiens,


Coulait un ruisseau tacheté de ciel -
Une eau d’éclats de lune agitée de ciel noir.
Avec d’agiles vierges qui, d’une moue incertaine,
Juraient obéissance à Athéna.
Tremblant, j’y trouvai Leonore perdue,
Criant à déchirer les nues.
Horrifié, torturé, je dus m’abandonner
À la vierge à l’œil de cérule -
La goule à l’œil céruléen.
In extremis j’allai me réfugier dans l’ombre somnolente,
Où le Noir me vêtit de sa frigide étole.
« Leonore, me diras-tu qui t’a emmenée
Sur ces mornes rivages nus,
Sur ces rives indésirables ? »
« Dois-je parler ? gémit-elle, apeurée.
Dois-je révéler le supplice des Enfers ?
Et l’aube qui chaque fois me rend
Aux démons qui ravirent mon âme
Et aux diables qui la déchirent ? »
Écumantes, mille ailes s’abattirent !
Profondes comme les ténèbres !
Saisi d’effroi, je l’implorai :
« Hâte-toi, hâte-toi ! »
Transie, elle ne répondit pas,
Me laissant seul devant la Nuit -
Ô l’immonde et funeste Nuit,
Qui, insondable et sans merci,
Recouvrit Leonore d’un voile d’oubli -
Tout autour de l’œil de cérule :
Épouvanté dans son trépas.

— « Mathilde est morte », murmura Poe.


Il laissa le silence s’épaissir avant d’ajouter :
— Un message dépourvu d’équivoque. Une fois de plus : caché à livre
ouvert.
L’ombre d’un sourire me tendit les lèvres :
— Les acrostiches ont toujours amusé Mattie.

Je sentais son regard sur moi. J’entendais les efforts qu’il faisait pour
parler d’une voix égale.
— Vous l’aviez vu vous-même, n’est-ce pas, Landor ? Voilà pourquoi
vous vouliez me convaincre de modifier ces vers. Le début de ces vers.
Vous souhaitiez que je récrive cette missive du Jardin élyséen pour qu’on ne
puisse pas la déchiffrer.
Je lui montrai les paumes de mes mains. Ne répondis rien.
— Évidemment, poursuivit-il, je n’avais que le nom et le prédicat. Mais
j’allais découvrir bientôt que j’avais beaucoup plus que cela. Deux autres
textes, Landor ! Permettez-moi de vous les montrer.
Il pêcha dans sa poche deux bouts de papier qu’il disposa côte à côte sur
la table.
— Ceci est le message qu’on a trouvé dans la main de Leroy Fry. Vous
avez eu la négligence de le laisser en ma possession. Et cela, eh bien, c’est
celui que vous m’avez adressé, vous rappelez-vous ?
Eh oui, Lecteur, c’était bien cela. Le mot que j’avais écrit pour soulager
ma conscience, en sachant fort bien qu’il n’y suffirait pas.

« GARDEZ COURAGE »

— Je l’ai trouvé il y a quelques jours à peine. Au jardin de Kosciusko,


dans notre cachette sous le rocher. Un noble sentiment, Landor, et qui, je
vous l’assure, vous honore. Seulement, je crains d’avoir été tout bonnement
frappé par la forme de vos lettres. Les majuscules – vous le savez bien –
ayant finalement autant de personnalité, pour peu qu’on en connaisse
l’auteur, que les minuscules. Accablant, n’est-ce pas ?
Son index allait et venait entre les deux messages.
— Voyez-vous ? Le A, le R, le D, le E. Pratiquement identiques à ceux
de la note de Fry.
La surprise lui plissa le front, comme s’il venait de s’en apercevoir.
— Vous imaginez ma stupéfaction ? Un même homme aurait-il rédigé
ces deux messages ? Comment cela se pourrait-il ? Quelle raison Landor
aurait-il eue de correspondre avec Leroy Fry ? Et quel rapport cela aurait-
il avec sa fille ? (Il hocha la tête, claqua mollement la langue.) Eh bien, la
chance voulut que je fréquente, ce soir-là, l’établissement de Benny
Havens. La divine* Patsy était une fois de plus de service et, connaissant sa
véracité innée, j’estimai parfaitement naturel de lui demander ce qu’elle
savait à propos de… à propos de Mattie.
Il s’arrêta près de mon fauteuil. Posa une main près de mon épaule.
— Il n’en fallut pas plus, Landor, que cette simple question. Elle m’a
relaté toute l’histoire, ou du moins tout ce qu’elle en savait. Celle de trois
anonymes brutes – « des gars louches », en effet, comme disait M. Fry. (Il
retira sa main.) Vous étiez allé la trouver, bien sûr ? Le jour où Mattie est
morte. Vous lui avez fait jurer de garder le secret, et puis vous lui avez
dévoilé cette horrible affaire. Et elle l’a gardé, ce secret, Landor, il faut lui
reconnaître ça. Jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’il était en train de vous
tuer.
Je savais maintenant ce que c’était d’être de l’autre côté – d’être le
D Marquis, d’écouter quelqu’un peler les couches d’une existence qu’on
r

tenait cachée. C’était moins terrible que j’aurais cru. Avec même quelque
chose de vaguement agréable.
Poe s’installa sur le canapé en érable, étudia la pointe de ses bottes.
— Pourquoi ne m’avez-vous jamais rien dit ? demanda-t-il.
Je haussai les épaules :
— Cela n’est pas une histoire que j’ai plaisir à raconter.
— Mais j’aurais pu… J’aurais tenté de vous réconforter, Landor. Je vous
aurais apporté mon aide, comme vous l’avez fait pour moi.
— Je ne pense pas qu’on puisse me réconforter. Du moins à ce sujet.
Mais je vous remercie sincèrement.
Il s’était radouci mais, comme aiguillonné, retrouva le visage de la
dureté. Il se leva, noua ses mains derrière son dos et reprit le fil de son récit.
— Il ne vous échappera pas que cette affaire prend maintenant une
tournure fort curieuse. Une jeune femme, aimée de vous, Landor, et qui
choisit l’art poétique comme moyen d’expression. À quelle fin, me
demandai-je. Pourquoi m’éveiller, moi, à son existence ? Pour dénoncer un
crime ? Un crime auquel son père est étroitement mêlé ? Eh bien, j’ai fait
exactement comme vous. J’ai réexaminé toutes les hypothèses, une par une,
à commencer par la première. Je crois que votre formulation est d’ailleurs la
meilleure, et je vous cite : « Quelle est selon vous la probabilité que, par
une même nuit d’octobre, ce pauvre Leroy Fry ait été la victime de deux
individus distincts ? »
Penchant la tête vers moi, il attendit patiemment ma réponse. Comme je
n’en émis pas, il soupira avec une légère pointe d’exaspération et continua :
— Infime. Une infime probabilité. Des coïncidences de cette sorte n’ont
pas leur place dans l’analyse logique. À moins que… (Il agita un doigt à
l’attention du plafond.) À moins qu’une des deux parties soit subordonnée à
l’autre.
— Il vous faudrait parler plus clairement, Poe. Je n’ai pas votre niveau
d’instruction.
Il sourit.
— Oui, toujours cette modestie exagérée. Vous en usez et vous en
abusez, hein, Landor ? Bien, permettez-moi d’articuler la chose autrement.
Et si l’une des deux parties était simplement à la recherche d’un cadavre ?
Sans, pour l’instant, d’urgence particulière : disposée à attendre qu’une
occasion se présente d’elle-même. Et voilà justement que, comme par
magie, c’est ce qui se produit la nuit du 25 octobre.
« Pour cette première partie – appelons-la provisoirement Artemus et
Lea –, pour cette première partie, donc, l'identité du mort n’a strictement
aucune importance. En soi, Leroy Fry ne signifie rien pour eux. Ils n’y sont
pas plus attachés qu’à un quelconque petit-cousin au troisième degré. Ils
sont prêts à s’approprier n’importe quel corps disponible, pourvu qu’il ait
un cœur. La seule chose qu’ils ne feront pas, c’est le tuer. Non, dit-il, c’est
l’autre partie qui désire tuer, tuer cet homme en particulier, et qui s’y
prépare, même. Pourquoi ?
« Serait-ce par vengeance, Landor ? Dans tout l’éventail des mobiles,
celui-ci a fait ses preuves dans les siècles des siècles. J’affirme moi-même
avoir souhaité la mort d’au moins deux personnes différentes au cours de
ces dernières semaines.
Il se mit à tourner autour de moi. Pour tisser sa toile autour du coupable,
comme je l’avais fait dans ma chambre d’hôtel avec lui – et avec quantité
d’autres auparavant. Sa voix aussi ressemblait maintenant à la mienne : le
ton qui monte et redescend, l’exposition des faits qui élève la tension. Un
hommage ! Pensai-je.
— Venons-en alors, dit-il, à la seconde partie, celle qui nourrissait de si
noirs desseins à l’encontre de Fry. Appelons-la temporairement, oh…
Augustus, par exemple. Gênée au cours de son œuvre de mort, l’exécution
ayant quand même eu lieu, la seconde partie bat furtivement en retraite vers
son délicieux petit cottage de, disons, Buttermilk Falls. Notre Augustus a
réussi à s’éclipser sans se faire pincer, il rentre chez lui inaperçu, et il s’en
flatte. C’est donc pour lui un choc quand, le lendemain, on le convoque à
West Point où il se trouvait la veille au soir. De fait, il peut raisonnablement
prendre cela pour une arrestation. Me trompé-je, Landor ?
« Non, voulais-je dire. Non. » Je pouvais fort bien le croire. Et, d’un
bout à l’autre de la route de l’Académie, adresser des prières à un Dieu dont
je réfute l’existence.
— Quelle n’est pas la surprise de cet Augustus lorsqu’il apprend que,
dans l’intervalle, le corps qu’il a laissé mort a été horriblement mutilé. Non
seulement ce crime, disons, secondaire, le met à l’abri des soupçons, ce qui
est déjà en soi extraordinaire, mais en plus l’état-major lui demande de
l’aider à appréhender les malfaiteurs. Quel renversement de situation ! Il
doit se dire que Dieu est de son côté, cet homme !
— Je ne pense pas qu’il entretienne ce genre d’illusion.
— Cependant, qu’elle émane de Dieu ou du diable, la providence
travaille pour lui, non, puisqu’elle l’envoie chez Sylvanus Thayer ? Lequel
le nomme sur-le-champ à la tête de l’enquête. Lui donne officiellement
carte blanche, la permission de déambuler à sa guise dans le camp, et tous
les mots d’ordre nécessaires. Il peut aller où il veut, parler à qui il veut. Il
peut même, tant qu’il y est, profiter de la première occasion pour mettre la
corde au cou de ses autres victimes.
« Ce faisant, notre seconde partie, notre Augustus, endosse le rôle du
brillant investigateur, dont l’infaillible instinct et l’intelligence hors de pair
lui permettront d’étudier des crimes qu’il perpètre lui-même.
Il arrêta de faire les cent pas. Ses yeux avaient la moire des écailles de
poisson.
— La conséquence de cette duplicité étant que les malheureux membres
de la première partie, que nous appelons provisoirement Lea et Artemus
Marquis, passent à la postérité pour des meurtriers.
— Oh, dis-je nonchalamment, la postérité est un bien grand mot. Ils
tomberont dans l’oubli comme la plupart d’entre nous.
Tout faux-semblant, toute dissimulation s’évanouirent aussitôt. Les
poings serrés sur les flancs, Poe fonça droit sur moi, prêt à frapper, je n’en
doutai pas. Toutefois, au dernier moment, il saisit l’arme qu’il maniait le
mieux : les mots. Il se pencha pour bien me les tasser dans l’oreille.
— Je ne les oublierai pas, siffla-t-il. Je n’oublierai pas que vous avez
entaché leur honneur.
— Ils s’en sont chargés tout seuls, répondis-je.
Reculant d’un pas, il plia et déplia les doigts comme s’il m’avait
réellement donné un coup de poing.
— Je n’oublierai pas non plus que vous nous avez tous pris pour des
imbéciles. Moi en particulier. J’étais un idiot de choix pour vous, n’est-ce
pas, Landor ?
— Non, dis-je en le regardant dans les yeux. Vous êtes celui à qui,
depuis le début, j’avais prévu de me livrer. Je l’ai su dès que je vous ai
rencontré. Et nous y sommes.
Poe n’ayant rien à ajouter, son cours magistral se terminait. Il s’affaissa
sur le canapé, les bras ballants de chaque côté, et se mit à contempler le
vide.
— Mais où sont mes manières ? m’exclamai-je. Puis-je vous proposer
un verre de Monongahela, Poe ?
À peine un soubresaut le long de ses membres.
— N’ayez crainte, poursuivis-je. Vous me verrez les servir. Et je boirai
la première gorgée, cela vous convient-il ?
— Ce sera inutile.
Je versai deux doigts pour lui, deux de plus pour moi. Je me rappelle
m’être observé avec quelque intérêt. Je remarquai, par exemple, que mes
mains ne tremblèrent pas un instant. Je ne renversai pas une seule goutte.
Je lui donnai son verre, m’assis avec le mien, me réchauffai un peu dans
le silence. Une de ces accalmies qui nous berçaient dans ma chambre
d’hôtel, une fois les conversations épuisées, et la bouteille presque vide,
quand il ne restait rien à dire ou faire.
Sauf que je n’arrivais pas à me taire. Ce silence, il fallait que je le brise.
— Si vous voulez que je vous dise que je suis navré, Poe, je le fais. Je
pense toutefois que « navré » est loin d’être suffisant.
— Je ne veux pas de vos excuses, dit-il sèchement. (Agitant lentement
son verre, en cercles réguliers, il regardait le dessin lumineux de la fenêtre
rebondir et se répandre à la surface.) Vous pourriez éventuellement éclaircir
quelques points. Si cela ne vous dérange pas.
— Pas le moins du monde.
Il m’examina du coin de l’œil. Se demandant, peut-être, jusqu’où il
serait en mesure de me pousser.
— Le mot qu’avait dans sa main Leroy Fry, risqua-t-il. De qui croyait-il
le tenir ?
— De Patsy, bien sûr. Il était toujours prévenant avec elle. J’ai commis
l’erreur de ne pas le lui reprendre mais, comme vous dites, j’étais pressé.
— Les moutons et les vaches, c’est vous aussi ?
— Naturellement. Si je voulais tuer les deux complices, je savais qu’il
me faudrait leur arracher le cœur – pour faire croire que c’était l’œuvre de
satanistes.
— Et vous mettre à couvert.
— Exactement. En outre, comme je n’avais pas l’expérience d’Artemus,
j’avais besoin de m’entraîner sur d’autres spécimens. (J’aspirai une gorgée,
l’avalai par étapes.) Je dois cependant reconnaître que rien ne vous prépare
à faire ça sur des hommes.
Je veux parler du bruit de la scie qui entame la chair, des os qui volent
en éclats, du flux paresseux du sang mort, de la taille minuscule de ce petit
paquet, emmailloté dans la cage thoracique. Cela n’est pas un travail facile,
non – ni un travail propre.
— Évidemment, vous avez placé le cœur de vache dans le coffre
d’Artemus.
— Oui, admis-je. Mais Lea s’est montrée plus maligne que moi. En
posant cette bombe, voyez-vous, devant la porte de sa chambre. Ce qui lui
procura un excellent alibi.
— Ah, mais à la fin, vous avez tout de même réussi à lui soutirer des
aveux ? Aux termes d’un marché selon lequel vous épargniez sa sœur. Cela
doit être la raison pour laquelle vous vous êtes rendu seul à la glacière, sans
appeler le capitaine Hitchcock à la rescousse. Ce n’est pas la vérité que
vous vouliez, mais une condamnation.
— Si j’avais pris le temps de consulter Hitchcock, relevai-je, je n’aurais
peut-être pas été en mesure de vous sauver.
Ce qu’il médita un moment. Les yeux rivés sur le contenu de son verre,
il se passait la langue sur les dents.
— Vous auriez laissé Artemus se faire pendre en réparation de vos
meurtres ?
— Non, je ne crois pas. Une fois expédié Stoddard, j’aurais imaginé
quelque chose. Du moins j’aime à le penser.
Il vida ses dernières gouttes de whiskey. Je lui en offris un autre verre et,
à ma grande surprise, il déclina. Pour une fois, supposé-je, il voulait garder
l’entier contrôle de ses facultés.
— C’est le journal de Fry qui vous a révélé le rôle de Ballinger ?
— Bien sûr.
— Mais ces transcriptions que vous fournissiez chaque matin à
Hitchcock ?
— Oh, elles étaient fidèles. Il manquait simplement de petites choses çà
et là.
— Parmi lesquelles le nom de Ballinger. Et celui de Stoddard.
— Oui.
Brusquement troublé, il répéta :
— Ballinger. A-t-il… quand vous… a-t-il avoué ?
— Sous la contrainte. Fry également. Tous deux se rappelaient le nom
de ma fille. Celui de la maîtresse de maison, aussi. Ils se souvenaient même
du costume de Mattie. Ils m’ont confessé de nombreuses choses, mais pas
question de trahir leurs camarades. Cela, je n’ai pas pu l’obtenir.
« Je ne dirai rien, répétaient-ils, comme s’ils s’étaient entraînés à
l’avance. Je ne dirai rien. »
— Eh bien, grognai-je, refoulant ce souvenir. Ils m’auraient épargné du
temps et des efforts en crachant le morceau, mais je suppose que… ces
gentlemen avaient un code d’honneur.
De légers plis se formèrent sur le visage de cendre que j’avais devant
moi. Qui marmonna :
— Il n’y a que Stoddard… Le seul qui ait échappé à votre châtiment.

J’avais envie de dire que c’était ma faute, mais je m’abstins. Vous ne me


croirez peut-être pas, Lecteur, mais parmi toutes les choses que j’ai faites au
nom de l’amour et de la haine, parmi tout ce que je regrette et aimerais voir
défait, il en est une qui m’embarrasse plus que les autres. Je me suis vendu.
À peine avais-je découvert le nom de Stoddard dans le journal de Fry que je
me suis rendu au réfectoire dans le seul but de poser les yeux sur un homme
que j’allais bientôt tuer. Pour bien l’inscrire dans ma mémoire, comme je
l’avais fait des semaines plus tôt avec Fry, à la taverne. Sauf que je n’étais
plus capable de contenir mes émotions. Stoddard avait croisé mon regard et,
y lisant ce qu’il y avait à lire… avait compris qu’il était fait. Comme un rat
C’est pourquoi il m’a fui.

— Vous avez raison, dis-je. Stoddard a disparu, et je n’ai ni la force, ni


la volonté de le poursuivre. J’espère qu’il passera le reste de sa misérable
existence à regarder derrière lui.
Poe m’étudia. En essayant, je pense, de revoir l’homme qu’il avait
connu.
— C’est une chose horrible qu’ils ont faite, dit-il – tâtonnant en chemin,
pesant ses mots comme on pose les pieds sur un parquet troué. Oui, c’est
brutal, épouvantable, mais Landor… vous êtes un homme de loi.
— Au diable la loi, répondis-je calmement. La loi n’a pas sauvé Mattie.
La loi ne l’a pas ramenée. La loi ne veut plus rien dire pour moi, qu’elle soit
humaine, qu’elle soit divine.
Il se mit à sculpter l’air à mains nues.
— Mais, voyant votre fille blessée, vous auriez pu aussitôt vous rendre à
l’état-major de West Point. Expliquer la situation à Thayer, procéder à des
interrogatoires, obtenir des aveux…
— Je ne voulais pas qu’ils avouent, je voulais qu’ils meurent.
Il inclina son verre sur ses lèvres, se rendit compte qu’il était vide, le
reposa.
— Bon, dit-il d’une voix douce. Je vous remercie de m’avoir éclairé,
Landor. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’ai encore une question à
vous poser.
— Je vous en prie.
Il ne parla pas tout de suite. Je déduisis de son silence que la question à
venir était plus épineuse que les précédentes.
— Pourquoi vous en êtes-vous pris à moi ? Moi parmi tant d’autres ?
Je fronçai les sourcils à l’intérieur de mon verre.
— Tant que vous seriez de mon côté… la vérité vous échapperait…
Il hocha plusieurs fois la tête – chaque fois plus bas.
— Et maintenant… qu’elle ne m’a pas échappé ?
— Eh bien, cela dépend de vous, Poe. Du fait que vous êtes venu seul, je
suppose que vous n’avez rien dit à personne.
— Quand bien même l’aurais je fait ? dit-il, sinistre comme une église.
Vous avez tellement bien brouillé les pistes. Je n’ai que vos deux bouts de
papier – n’importe qui aurait pu les écrire – et je ne parle pas de ce poème
ridicule.
Le poème ridicule était posé sur la table. Toujours parcouru de froissures
sous les majuscules repassées à l’encre. J’effleurai d’un doigt lent le
pourtour de la feuille.
— Je suis désolé, dis-je. Désolé de l’avoir tourné… en ridicule. Je suis
sûr que Mattie le trouverait bien.
Il toussa un rire amer.
— Elle peut, dit-il. C’est elle qui l’a écrit.
Je dus sourire moi-même.
— Vous savez, Poe. Je regrette souvent que cela ne soit pas vous qu’elle
ait rencontré, le soir du bal. Elle aussi aimait Byron. Elle aurait adoré vous
écouter des heures. Oh, certes, vous l’auriez peut-être assommée, mais pour
le reste, elle aurait été à l’abri dans vos bras. Qui sait ? Nous serions
devenus une famille…
— Au lieu de ce que nous sommes.
— Oui.
Il pressa ses mains sur son front. Sa bouche molle produisit un son.
— Oh, Landor, dit-il. Vous m’avez brisé le cœur plus… intégralement
que cela ne m’arrivera jamais.
Je hochai la tête. Posai mon verre et me levai.
— Vous allez pouvoir vous venger, lui dis-je.
Je le sentis me suivre des yeux tandis que j’approchais de la cheminée,
où je sortis mon vieux pistolet à silex du grand vase de marbre. Je glissai
une main le long du canon lisse.
Poe se redressa… et se laissa retomber.
— Il n’est pas chargé, dit-il, méfiant. Ça ne sert qu’à faire du bruit, selon
vous.
— Je me suis approvisionné en munitions à l’arsenal de West Point. J’ai
le plaisir de vous apprendre qu’il fonctionne parfaitement.
Je le lui tendis : c’était un cadeau.
— Vous seriez bien aimable, lui dis-je.
Ses yeux s’affolèrent dans ses orbites.
— Landor.
— Faites comme s’il s’agissait d’un duel.
— Non.
— Je ne bougerai pas. N’ayez aucune crainte. Quand vous aurez fini,
vous le lâcherez tout simplement… vous refermerez la porte derrière vous
en partant.
— Non, Landor.
Je baissai mon bras avec l’arme. M’efforçai de sourire.
— Voyez-vous, Poe, je ne monterai pas sur la potence. J’ai vu pendre
trop de gens, dans ce métier. La trappe ne s’ouvre jamais assez vite, le nœud
se casse souvent – jamais la nuque ne se brise d’un coup. On voit parfois le
condamné se balancer des heures avant de mourir. Si cela n’est pas trop
demander, je préférerais…
Je lui tendis à nouveau le pistolet :
— Ce sera le dernier service que vous me rendrez.
Il se tenait maintenant à moins d’un mètre. Il soupesa le refouloir sous le
canon… Puis, très lentement, comme s’il transformait déjà l’instant en
souvenir, il fit signe que non.
— Landor, dit-il. C’est une conduite de lâche, ça, vous le savez bien.
— Je suis un lâche.
— Non, bien des choses, mais pas cela.
Collée sur les parois de ma gorge, ma voix faiblissait.
— Vous feriez acte de clémence, murmurai-je.
Je me souviendrai toujours de la façon dont il me dévisagea. Avec une
grande tendresse. Il détestait décevoir.
— Mais voyez-vous, Landor, seuls les anges sont miséricordieux. (Il
posa sa main au-dessus de mon poignet.) Je suis vraiment navré.
D’un pas lourd et cadencé, il alla récupérer sa cape (toujours déchirée à
l’épaule) et se dirigea vers la porte. Il se retourna et me regarda une dernière
fois… moi et mon inutile pistolet à bout de bras. Il dit :
— Je chérirai…
Mais il ne sut pas terminer sa phrase. Poe, le beau parleur, à court de
mots ! Il ne réussit finalement qu’à articuler :
— Au revoir, Landor.
Le récit de Gus Landor
43

De décembre 1830 à avril 1831

À la vérité, Lecteur, je suis un lâche. Sinon, j’en aurais eu fini à peine


Poe avait-il refermé la porte. J’aurais suivi l’exemple de ces Grecs et de ces
Romains qui buvaient la ciguë au premier vent de scandale. J’en étais
incapable.
Je me demandai bientôt s’il n’y avait pas eu une raison pour laquelle
j’aurais été épargné. Ainsi, par étapes, vint l’idée de tout coucher sur le
papier, de mon mieux, de documenter mes crimes en attendant que justice
soit rendue.
Une fois que j’eus commencé, il n’y eut plus moyen de m’arrêter. Je
travaillai jour et nuit, comme la fonderie du gouverneur Kemble, sans plus
guère me soucier d’être tenu à l’écart. Tout visiteur serait devenu importun.
Oh, je me risquais parfois à sortir – à aller chez Benny, plus souvent
qu’autre chose, mais de jour seulement, pour ne pas rencontrer d’élèves.
Rien ne me poussait, en revanche, à éviter Patsy, qui me recevait avec la
même courtoisie froide qu’elle m’avait toujours témoignée en public. Tout
bien considéré, c’était finalement ce que je pouvais espérer de mieux.
C’est grâce aux habitués que j’eus des nouvelles de Poe, pour qui ils
avaient une tendresse particulière. Peu après les fêtes de Noël, me dirent-ils,
il avait mené une dernière campagne contre l’Académie. Une campagne
pleine de bonhomie, qui consistait à… ne plus se montrer. Ni en français ni
en mathématiques. Ni aux défilés ni à l’église. Absent aux appels et aux
tours de garde. Absent partout où il pouvait l’être, ignorant tous les ordres
qu’on lui donnait… un parangon de désobéissance.
Il ne mit que deux semaines à obtenir ce qu’il voulait : un jugement en
cour martiale. Il n’offrit qu’un semblant de défense et fut, le jour même,
réformé.
Il raconta à Benny qu’il partait sans délai à Paris, afin de solliciter le
marquis de La Fayette pour qu’il l’aide à intégrer l’année de Pologne.
Difficile de savoir comment il s’y rendrait – il n’avait pas plus de vingt-cinq
cents en poche en quittant West Point, il avait donné à Benny sa dernière
couverture et la plupart de ses vêtements pour effacer son ardoise. La
dernière fois qu’on l’avait aperçu, il implorait un roulier de l’emmener
jusqu’à Yonkers.
Il parvint cependant à ses fins. Si bien qu’il ne disparut pas tout à fait et
devint une sorte de légende locale.
Aucun des habitués ne l’avait vu de ses yeux, donc je ne peux rien
certifier, mais on raconte que, peu avant son départ de l’Académie, il reçut
l’ordre de se présenter à l’exercice en armes, avec son baudrier. Eh bien,
c’est exactement ce qu’il fit : il arriva sur le champ de manœuvres en armes,
avec son baudrier… et rien d’autre sur le dos. Nu comme un ver au milieu
de la Plaine. Selon Benny, il voulait montrer son « Point Sud »… Je
penserais plutôt, en ce qui me concerne, qu’il cherchait à dénoncer certaines
ellipses langagières. À condition que l’histoire soit vraie, ce dont je doute.
Poe ne supportait pas le froid.

Je n’ai plus entendu parler de lui, du moins directement. À la fin de


février, toutefois, je reconnus son écriture sur une enveloppe qu’il
m’adressait. Elle contenait un article découpé dans le New York American.
Le voici :

Un cas de mélancolie – M. Julius Stoddard a été retrouvé pendu jeudi au


soir dans son logement d’Anthony Street. Il ne paraît pas avoir laissé de
lettre, et personne n'a été vu en train d'entrer ou de sortir des lieux. On
rapporte cependant qu'une voisine, Mme Rachel Gurley, aurait entendu
quelques bribes d’une conversation animée que M. Stoddard aurait tenue
avec un autre gentleman, dont l’identité demeure inconnue. M. Stoddard
était réputé entretenir des relations très respectables. Certains documents
qu'il portait sur lui semblent indiquer qu’il avait récemment été élève de
l’Académie militaire des États-Unis.

Je lus cette coupure d’innombrables fois, chaque nouvelle lecture


m’apportant un nouveau lot de questions. Poe était-il le gentleman
inconnu ? Avait-il tenu cette « conversation animée » avec un Stoddard à sa
dernière heure ? Est-ce lui qui lui avait passé la corde au cou avant de
l’accrocher aux poutres et de filer à l’abri des regards ? Mon Poe était-il
capable d’envisager cette sorte de chose – eu égard à quelque alliance
révolue ?
Je ne le saurai jamais.
On me livra peu après un autre paquet de sa main. Ni lettre, ni rien
comme la première fois. Ce n’était qu’un petit volume, relié d’une toile
jaunâtre : Poèmes d’Edgar A. Poe.
Il était dédié au corps des élèves-officiers américains, ce que je pris pour
une plaisanterie jusqu’à ce que Blind Jasper m’apprenne que Poe avait
enjôlé la moitié de ses condisciples pour en faire ses souscripteurs. Environ
cent trente et un élèves avaient sorti de leur poche un peu plus d’un dollar et
vingt-cinq cents pour le privilège de voir sa poésie imprimée.
Eh bien, c’est vrai ce qu’ils disent : jamais un élève-officier n’a raté une
occasion de dilapider sa maigre paie. Je parie cependant qu’ils ont été
déçus. Pas le moindre pamphlet contre le lieutenant Locke dans ce fichu
recueil. Jack de Windt prétend avoir vu à Gee’s Point une bande
d’uniformes gris jeter leurs exemplaires dans l’Hudson. On les retrouvera
sans doute dans des siècles, recouverts de limon et d’os de marins, toujours
en l’attente d’un Lecteur.

Une autre chose que je remarquai : l’épigraphe. D’un certain La


Rochefoucauld, recopiée en français : « Tout le monde a raison. » Je dus
aller dénicher le vieux dictionnaire de Mattie, mais, cela fait, la traduction
me prit peu de temps.
Je n’arrive pas à me décider : est-ce la phrase la plus merveilleuse que
j’aie jamais entendue, ou la plus abominable ? Plus j’essaie de la cerner, et
plus elle se dérobe. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il s’agit d’un
message personnel. Mais bon Dieu, qu’est-ce que cela veut dire ?

En mars, je reçus mon premier visiteur depuis bien longtemps : un


individu répondant au nom de Tommy Corrigan. Il faisait partie d’une
meute de deux cents Irlandais qui, par une certaine nuit de 1818, ont envahi
Tammany Hall18 . Ils en avaient par-dessus la tête de se voir écartés des
listes électorales, et lançaient à grands cris des : « À bas les Ricains ! »
« Emmitt au Congrès ! » – et, oui, ils cassaient les meubles, dévastaient
l’immeuble, mettaient une sacrée pagaille. C’est bien triste, mais Tommy,
poignardé accidentellement par un de ses compagnons, mourut avant la fin
de la nuit. Je n’ai pas oublié, cependant, cette vitre qu’il a fracassée à coups
de chaise, ni les tessons de verre qu’il a ramassés un par un, avec son petit
doigt. Un geste si délicat. Étrange que je m’en souvienne après toutes ces
années, et c’est ainsi qu’il est revenu : en naviguant dans ma mémoire. Il est
resté au moins trois semaines, d’ailleurs. À me demander sans cesse des
panachés de bière. Assommant.
Juste après, ce fut Naphthali Judah, un vieux démocrate, justement, qui
avait puisé des dizaines de milliers de dollars dans les caisses de la Medical
Science Lottery. Il m’avait un jour donné un vieux manteau en laine
d’agneau. Une nippe. Il voulait le récupérer, disait-il. Sa femme en avait
besoin, sa doublure était fatiguée.
Le lendemain, c’était Hunt, le conseiller municipal, mort depuis sept
ans. Le surlendemain, ma défunte mère, entrant d’un pas décidé comme si
elle était chez elle. Et comme Patsy, la dernière fois, n’avait pas terminé le
ménage, c’est elle qui s’y est mise. Le jour suivant encore : mon vieux
retriever du Newfoundland. Suivi, le lendemain à nouveau, par ma propre
femme, trop affairée à soigner les tulipes pour me prêter réellement
attention.

Cela aurait dû m’inquiéter davantage, quand même, de recevoir tant de


monde, mais voyez-vous, j’avais changé ma conception du temps. Ce n’est
pas cette chose intangible, invariable, que l’on croit ; non, le temps est une
manière d’objet mou, plissé, et qui, sous de fortes pressions, se replie
justement, de sorte que des gens séparés par des générations entières se
carambolent soudain, se retrouvent obligés d’occuper le même coin de
terre, de respirer le même air, et cela n’a plus de sens de parler des
« vivants » ou des « morts », car personne ne fait jamais ceci ou cela, du
moins pas complètement Lea étudie au pied d’Henri Le Clerc, Poe rédige
des poèmes avec Mattie Landor, et je… je taille un bout de gras avec le
conseiller Hunt, avec Naphthali Judah, avec Claudius Foot qui m’explique
une fois de plus que ce n’est pas ce fichu courrier de Rochester qu’il a
détroussé, mais celui de Baltimore, fichtre !
Ils ne prennent pas beaucoup de place, mes invités, et en général ils me
laissent travailler. En vérité, cela m’encourage de les voir retrouver les rôles
de leur vie. Pas de chœur céleste pour eux. Pas de flammes des enfers non
plus ; il y a trop à faire. Je me demande s’ils seront toujours là quand je
serai parti. Peut-être qu’on me laissera les rejoindre, dans ce cas nous
poursuivrons ensemble.
Et peut-être aussi que Mattie sera là. De toute façon, cela rend les choses
plus faciles de penser à la fin. Que voici.
Épilogue

Le 19 avril 1831

Mon travail est fait. Est écrit tout ce qui pouvait l’être, il ne reste plus
qu’à juger.
Je repose ma plume. Je range le manuscrit dans le tiroir de mon bureau,
tout au fond, derrière la rangée d’encriers. Le premier venu ne le trouvera
pas. Non, il faudra qu’un œil plus curieux le cherche. Mais on le découvrira.
D’un geste de la main, je salue mon épouse, qui ramasse les cendres
dans la cheminée. Je souhaite une bonne journée au conseiller Hunt et à
Claudius Foot. Je gratte mon retriever derrière les oreilles.
Quelle splendeur dehors. La première douce journée de l’année ; le
pollen garnit d’or la lumière de l’hiver ; les tulipiers sont d’un rose
vaporeux ; une volée de merles égaie la prairie. Autant partir à cette heure-
là, quand le monde déploie ses beautés. On est sûr d’avoir les idées bien
claires.
Je suis le même sentier que nous avions emprunté, Mattie et moi. Dressé
sur le même promontoire, j’examine l’Hudson qui s’étend majestueusement
à cette hauteur. Bordant ses rives d’écume, les flots du nord lui ont retiré sa
croûte d’hiver.
Je vais devoir partir ainsi, pensé-je : sans fermer les yeux jusqu’en bas.
Car, Mattie, je n’ai pas la foi comme toi. Je ne peux voler dans ses bras sans
être sûr qu’il m’attend… que quiconque m’attend. N’est-ce pas ce que j’ai
toujours dit ? Quand nous fermons boutique, il n’y a plus de client. Et
personne ne se rappelle plus la rue.
Me voici donc là. Parle-moi, ma fille. Je veux entendre ta voix. Dis-moi.
Dis-moi que tu m’attends. Dis-moi que tout ira bien. Dis-le-moi.
Remerciements
Par respect pour la grande Histoire, je dois souligner qu’aucun élève-
officier ne fut jamais assassiné, ni gravement blessé, sous le
commandement de Sylvanus Thayer. Si Thayer, Hitchcock, Kemble et
d’autres personnages réels interviennent dans ces pages, elles restent d’un
bout à l’autre une œuvre de fiction. Même chose pour Edgar Allan Poe qui,
pour autant que je sache, n’a jamais tué que par écrit.
Parmi toutes les sources documentaires que j’ai consultées, la plus utile
fut Eggnog Riot de James Agnew (mes respectueuses salutations au colonel
Agnew !). C’est sans doute le seul autre roman dont l’action a lieu à West
Point au XIXe siècle. Toute ma reconnaissance également, pour leur aide, à
Abby Yochelson de la Bibliothèque du Congrès, à l’historien de l’Académie
militaire des États-Unis Steve Grove, et à l’historien des armées Walter
Bradford. Toute erreur historique dans ce livre sera de mon fait – pas du
leur.
De vifs remerciements à : Marjorie Braman, remarquable correctrice qui
a compris mon récit mieux que moi ; à Michael McKenzie, pour les
relations publiques : Michael est l’homme qui travaille le plus dans le
show-business ; et à Christopher Schelling, mon agent, qui me fait hurler de
rire au moins une fois par semaine. Merci aussi à mon frère, le Dr Paul
Bayard, pour son aide médicale bénévole. À ma mère, Ethel Bayard, pour
son œil éditorial. Mon père, le lieutenant-colonel en retraite Louis Bayard
(Académie militaire des États-Unis, 1949), m’a donné sa bénédiction. Don
a fait le reste.
Composition et mise en pages par Azarba.
Imprimé en France par la
Société Nouvelle Firmin-Didot

Dépôt légal : septembre 2007


N° d’édition : 904
N° d’impression : 85124

ISBN : 978-2-7491-0904-6
Notes

[←1 ]
Le Lower East Side, à l’époque un quartier de taudis. (Les notes de bas
de page sont du traducteur).
[←2 ]
Siège (et synonyme) du Parti démocrate à New York au XIXe siècle.
[←3 ]
Les mots et expressions en italique suivis d’un astérisque sont en
français dans le texte original.
[←4 ]
Lord Byron.
[←5 ]
La Promenade galante.
[←6 ]
Nom d’un quartier de New York au XIXe siècle.
[←7 ]
L’expression la « bosse » des maths vient de la phrénologie, cette
pseudoscience du XIXe siècle qui se proposait de définir le caractère d’une
personne d’après la forme (et les « bosses ») de son crâne.
[←8 ]
Frontière symbolique qui, aux XVIIIe et XIXe siècles, séparait le nord
du sud des États-Unis.
[←9 ]
Station balnéaire alors à la mode dans l’État de New York.
[←10 ]
L’allée des Professeurs.
[←11 ]
D’après Thomas Gray, Écrit dans un cimetière de campagne, librement
adapté par Baudelaire dans Le Guignon.
[←12 ]
La Colline à se rompre le cou.
[←13 ]
La Pierre de solitude.
[←14 ]
Un quart de dollar, vingt-cinq cents.
[←15 ]
Shelley.
[←16 ]
Magazine féminin américain (1830-1880) auquel collaborèrent
Nathaniel Hawthorne, Henry Wadsworth Longfellow et un certain Edgar
Allan Poe.
[←17 ]
Roméo et Juliette, acte III, scène 1 (traduction François-Victor Hugo).
[←18 ]
Siège (et synonyme) du Parti démocrate à New York au XIXe siècle.

Vous aimerez peut-être aussi