Vous êtes sur la page 1sur 353

Jean Prieur

Les Tablettes d’Or


à travers Roland de Jouvenel
et ses messages

LANORE
LES TABLETTES D’OR
Du même auteur

Chez d’autres éditeurs

DU MONDE DES ESPRITS AU MONDE DE L’ESPRIT


MUHAMMAD, prophète d’Orient et d’Occident
ALLAN CARDEC ET SON ÉPOQUE
LE PAYS D’APRÈS
LES MONDES SUBTILS ET LA RÉSURRECTION IMMÉDIATE
LES MAÎTRES DE LA PENSÉE POSITIVE
TOI, LE SEUL VRAI DIEU, brève histoire du monothéisme
LA NUIT DEVIENT LUMIÈRE : que dire à ceux qui ont perdu un être aimé
L’ÂME DES ANIMAUX
LA PRÉMONITION ET NOTRE DESTIN
LE MYSTÈRE DES RETOURS ÉTERNELS, réincarnation, un problème ouvert
ZARATHOUSTRA, HOMME DE LUMIÈRE
LE SURNATUREL À TRAVERS L’HISTOIRE
GABRIEL MARCEL, PHILOSOPHE DE L’ESPÉRANCE
(en collab. avec Jean Guitton, Maurice Becqué et Roger Troisfontaines)
LE LIVRE DES MORTS DES OCCIDENTAUX

Aux Éditions LANORE

LES TÉMOINS DE L’INVISIBLE


CET AU-DELÀ QUI NOUS ATTEND
LES « MORTS » ONT DONNÉ SIGNES DE VIE
LES VISITEURS DE L’AUTRE MONDE
L’APOCALYPSE, RÉVÉLATION SUR LA VIE FUTURE
LES TABLETTES D’OR, autour de Roland Jouvenel et de ses messages
NAVIRES POUR L’ATLANTIDE, récit initiatique
LES SYMBOLES UNIVERSELS
LES VISIONS DE SWEDENBORG
LA MÉMOIRE DES CHOSES
SWEDENBORG, BIOGRAPHIE ET ANTHOLOGIE
MURAT ET CAROLINE
ALEXANDRE LE GRAND ET LES MYSTÈRES D’ORIENT
L’EUROPE DES MÉDIUMS ET DES INITIÉS
LES SOURIRES DU MONDE PARALLÈLE, l’au-delà et l’humour
HITLER MÉDIUM DE SATAN
JEAN PRIEUR

LES TABLETTES D’OR


À TRAVERS
ROLAND DE JOUVENEL
ET SES MESSAGES

Éditions Lanore
François-Xavier Sorlot, éditeur
6 rue de Vaugirard, 75006 Paris
Le portrait de Roland de Jouvenel, figurant sur la cou
verture de ce livre, a été peint en juin 1971, par Jean Prieur
d’après diverses photographies.

© Éditions LANORE 1979/2011


ISBN: 978 -2 - 85157 - 636 -1
www.editionslanore.com
contact@editionslanore.com
Si un jour je ne pouvais plus communiquer avec toi,
je léguerais à un autre mes tablettes d’or.
Roland, le 15 novembre 1951
PRÉSENTATION

Les portes du surnaturel s’ouvrent presque toujours sur


les horizons du Tibet, de l’Inde pré-anglaise ou de
l’Égypte ancienne. Elles s’ouvrent rarement sur les hori
zons de Normandie et d’Ile-de-France, pays mesurés, peu
enclins, paraît-il, au mystère.
Les portes du surnaturel tournent presque toujours sur
les gonds de la légende ou de l’Histoire, de préférence
antique, elles tournent rarement sur l’axe des années
contemporaines.
De même, les expériences mystiques sont généralement
vécues par des personnes obscures dans la solitude, la sim
plicité et la pénombre de la vie conventuelle.
Elles sont rarement vécues par une femme du monde,
dans les beaux quartiers; dans les aéroports et les palaces
de Téhéran, de Marrakech, de Jérusalem, de New York, de
Rome, d’Athènes et d’Ankara.
L’Esprit souffle où il veut et quand il veut. L’Esprit a ses
caprices ou, plus exactement, il a sa liberté.
J’ai raconté ailleurs (1) le cas exactement inverse: une
noble dame, qui avait perdu son fils unique et à qui ce fils
n’avait jamais envoyé le moindre signe, était scandalisée
que sa femme de ménage espagnole pût voir le jeune
homme et s’entretenir avec lui, tandis qu’elle, la mère, ne
percevait rien ni personne. Et Mme de L. s’écriait, avec
jalousie, avec dépit: « Pourquoi elle? Mais pourquoi elle
et pas moi? »

(1) Dans les « morts » ont donné signe de vie, Éditions Lanore.
8 Les tablettes d’or

Pourquoi elle? pourquoi spécialement Marcelle de


Jouvenel? Essayons de répondre à cette question.
Il y avait eu, en milieu protestant, l’expérience de
Mme Monnier: n’en fallait-il pas une autre, symétrique, en
milieu catholique? Il n’était pas nécessaire que le scripteur
fût très fervent. C’était même contre-indiqué, car on ris
quait en ce cas d’encourir le reproche de resservir dans les
messages des notions venues tout droit du catéchisme dio
césain. Tel est en effet l’écueil: si les messages sont stric
tement conformes aux enseignements de l’Église, les gens
disent avec mépris: « Cela n’apporte rien de nouveau; on
trouve ça dans tous les traités de dogmatique. »
S’ils ne sont pas conformes, les mêmes se scandalisent
et crient à l’hérésie.
Il y avait eu, après la Première Guerre mondiale, les
messages de Pierre: ne fallait-il pas, qu’après la Seconde,
quelqu’un prît le relais depuis l’autre rive?
Pourquoi elle? Sans doute parce qu’il était nécessaire
que cela arrivât à une personne connue, ayant des liens de
parenté ou d’amitié avec tant d’hommes et de femmes qui
ont marqué notre siècle. Ainsi nul écrivain, nul journaliste,
nul philosophe, nul scientifique, aucun de ceux qui font
l’opinion, personne ne pourrait plus, en France, ignorer
ces phénomènes dont on a si longtemps parlé en baissant
la voix.

Il y a, autour de Roland, un extraordinaire entrecroi


sement de destins illustres.
Il faut ajouter que, dans notre pays, beaucoup plus carté
sien que Descartes, qui ne l’était pas tellement, nul ne s’en
gagea plus avant que Gabriel Marcel. La dernière fois, ce
fut quand il accepta de présider une réunion projetée
depuis longtemps avec la mère de Roland pour le vingt
cinquième anniversaire de ses messages, réunion qui eut
Les tablettes d’or 9

lieu le 24 octobre 1971 (2) sans elle, loin de chez elle. À


l’issue de ma causerie, origine et fil conducteur du présent
livre, le philosophe réaffirma la nécessité de ne plus passer
sous silence l’essentiel:
« Tout d’abord, je dois féliciter Jean Prieur pour la clar
té et la solidité de son exposé. Je tendrai à coïncider avec
lui pour l’ensemble de ce qu’il a dit.
Il a eu raison de souligner l’inertie de l’opinion concer
nant la mort et la survie. Ce phénomène est très singulier,
il se rencontre aussi bien chez les catholiques que chez les
protestants. Cette indifférence est une adultération pro
fonde du christianisme, elle en préface la ruine. La pente
sera dure à remonter. Le livre de Jean Prieur (3) vient à son
heure et il sera bénéfique.
Il a tracé de Mme de Jouvenel un portrait exact et vivant,
il a bien fait ressortir le trait dominant de son caractère:
la gaieté.
C’est par Emmanuel Berl que j’ai fait la connaissance de
notre amie. Sur sa recommandation, elle m’apporta le
manuscrit d’Au Diapason du Ciel. J’ai été très frappé par
ces messages, il fallait parier, j’ai parié pour. Je fus renfor
cé dans mes convictions personnelles; convictions nées de
mon extraordinaire expérience de 1917, à laquelle j’ai fait
allusion dans la préface que j’ai écrite pour ce livre. Je suis
persuadé que ces messages doivent être pris au sérieux.
Nous ne pouvons pas ne pas les accepter. »
Divers auteurs ont fait allusion au cas Roland de
Jouvenel, mais le sujet était assez vaste pour qu’on lui
consacrât un ouvrage entier, qui intégrerait, en outre, les
plus belles de ses communications.
C’est ce que j’ai voulu faire en contant l’histoire d’un
adolescent qui fut, dans le temps comme dans l’espace,

(2) Chez Mme Langevin, à Panharmonie.


(3) Les Témoins de l’Invisible, alors à l’état de manuscrit.
10 Les tablettes d’or

notre prochain. Cette histoire eut pour centre Paris et les


nombreuses personnes, qui assistèrent à son déroulement,
peuvent aujourd’hui en affirmer le caractère authentique.
Histoire double, symphonie en deux parties: la première
s’est jouée au diapason de la Terre, la seconde s’est jouée,
et elle se joue toujours au diapason du Ciel.
Si la personnalité du messager est essentielle, puisque
tout doit être mis en place dès cette vie, la personnalité du
scripteur a tout autant d’importance. C’est pourquoi je par
lerai autant de Marcelle de Jouvenel que de Roland, car
leurs destins sont liés indissolublement. Aux messages du
fils, j’ai ajouté, pour les éclairer, des textes de sa mère:
fragments de mémoires et de journal spirituel qui se trou
vaient parmi les papiers qu’elle m’a légués.
Dans sa pensée, ces mosaïques de souvenirs, ces pages
de journal étaient destinées à replacer les messages dans
les circonstances qui les avaient vus naître, à apporter des
pièces à conviction à la controverse qui ne cessait pas
depuis vingt-cinq ans et qui n’est pas près d’être close.
Malheureusement les textes qu’elle avait rédigés étaient
partiels, disparates, sans continuité, car elle n’a pas eu le
temps de terminer l’ouvrage qu’elle projetait pour expli
quer l’extraordinaire aventure spirituelle qu’elle avait
vécue et pour laquelle elle était si peu préparée.
Ce qu’elle n’a pu faire, je le ferai donc, exécutant ainsi
les volontés qu’elle exprimait dans une lettre qu’elle m’a
vait écrite le 8 septembre 1970 et qui m’est parvenue vingt
et un mois plus tard.
« Quand ce mot vous sera remis, j’aurai enfin atteint la
Seconde Vie. Vie ou mort, les deux solutions sont égale
ment bonnes. C’est à vous que je confie le soin de mettre
de l’ordre dans ces manuscrits. C’est un gros labeur qui
vous prendra du temps. Vous êtes le seul à pouvoir faire ce
travail. Vous seul connaissez bien Roland. »
CHAPITRE PREMIER

LE CHÂTEAU DE GUEURES
ET LE GRUCHET

Marcelle Prat était issue d’une grande famille bour


geoise de Normandie. Elle aurait pu dire, comme Nelty,
l’une de ses héroïnes: « Moi qui suis attachée à la terre
normande par tous les fils de l’atavisme, si bien que
lorsque je tire un peu trop fort sur le passé, c’est un champ
de pommiers qui arrive, l’accent qui revient, un troupeau
de vaches qui s’éparpille…
Ma mère et mon père sont encore vieux style, un peu
modernisés par moi, mais pas encore assez pour avoir
changé leur ameublement et leurs principes. »
Ce père, Fernand Prat, fidèle à ses principes, fut long
temps maire de Tancarville. Cette mère, Jehanne Leblanc,
fidèle à ses meubles, aimait le beau linge, les intérieurs
impeccables, les réceptions bien organisées, le dérou
lement sans surprise d’une vie quotidienne placée sous le
signe de l’argent et du confort.
Madame Prat était née à Rouen, dans la demeure fami
liale située sur les hauteurs de Bon Secours. Elle était la
fille d’un armateur connu et la sœur de l’écrivain Maurice
Leblanc.
Protégé de Maupassant, Maurice passa du roman d’ana
lyse au roman policier et sut, dans le second genre, garder
les qualités littéraires du premier. C’est en 1905 qu’il créa
son type de gentleman-cambrioleur, élégant et insaisis
sable escroc, qui ne tue jamais: le tout premier Arsène
Lupin parut dans le Je sais tout de cette année-là.
12 Les tablettes d’or

Quinze ans auparavant, Maurice Leblanc avait débuté


dans les lettres par un recueil de nouvelles qu’il dédia à son
maître Guy de Maupassant. À ce propos, Léon Bloy lui
écrivit: « J’ai lu votre livre d’un seul coup, avec une ex
trême satisfaction. Je vous prie de me croire. Je n’ai jamais
flatté personne, vous le savez sans doute, et je vous dis ma
pensée absolument. C’est du Maupassant, si l’on veut,
mais alors, du Maupassant très supérieur au Maupassant au
bord des gouffres, insufflé par le plus âpre Flaubert. »
Jules Renard, lui, apprécie son premier roman Une
Femme (1893): « Vous êtes bien de la famille de Flaubert,
celle que j’aime le plus. Votre Femme, c’est une Bovary
exaspérée. » Et, trois ans plus tard, l’auteur des Histoires
Naturelles renouvelle au jeune auteur ses félicitations et
ses encouragements pour ses Heures de Mystère, recueil de
contes dédié à Anatole France.
En 1898, Maurice Leblanc publie Voici des Ailes, roman
cycliste et polisson. Lui-même, zélé partisan de la petite
reine, aimait à pédaler à l’intérieur du triangle d’or:
Rouen, Le Havre, Dieppe. À la belle saison il n’hésitait pas
à quitter Paris vers deux heures du matin pour arriver, en
fin d’après-midi, à Étretat où il retrouvait sa propriété Le
Clos-Lupin. « Le Saint-Paul du vélocipède » fit des
convertis dont les plus illustres furent Marcel Prévost et
Maurice Donnay avec lequel il écrivit une pièce:
Lysistrata. Car il eut aussi des succès à la scène. En 1904,
le fondateur du Théâtre Libre lui écrit: « Votre pièce La
Pitié, qui est très belle, est reçue au Théâtre Antoine. »
La destinée de Maurice Leblanc est très particulière:
l’auteur a été complètement éclipsé par le succès de son
personnage. On dit un Arsène Lupin comme on dit une
Bovary, un Rastignac, un Gavroche, ce qui pour un roman
cier est le comble de la gloire, mais si tout le monde
connaît Arsène Lupin, rares sont ceux qui connaissent la
personnalité de Maurice Leblanc.
Les tablettes d’or 13

En ce qui me concerne, je la connaissais fort mal, et je


dois beaucoup de gratitude à son fils Claude de m’avoir
éclairé. De même que Conan Doyle était agacé par l’en
combrant Sherlock Holmes, Maurice Leblanc souffrait
d’être occulté par Arsène Lupin et il lui arrivait de soupi
rer: « C’est lui qui s’assied à cette table quand j’écris. Je
lui obéis… C’est dur! Il me suit partout. Il n’est pas mon
ombre, je suis son ombre. »
Drame d’un écrivain dévoré par le mythe qu’il a créé, et
qui voit rejetée au second plan une œuvre littéraire déjà
importante, qui lui tient à cœur et qu’il entend poursuivre (1).
Pour désigner cet empiètement d’un genre considéré au
départ comme un délassement, comme une satisfaction
donnée à la commande d’un éditeur, Maurice Leblanc avait
trouvé cette formule impayable: « Arsène Lupin, c’est
mon poignard d’Ingres. »
Dans sa petite enfance, Maurice Leblanc avait connu
Flaubert et il évoque ses lointains souvenirs dans une
lettre ouverte à André Maurois, lettre que publia Notre
Vieux Lycée. Ce vieux lycée, c’était Corneille, où Maurice
fit ses études de 1875 à 1882, raflant une trentaine de prix
et d’accessits.
« Flaubert, dont le frère était le médecin de ma famille,
m’appelait par mon petit nom! Sachez, André Maurois,
que la fille d’Emma Bovary était la femme de notre phar
macien, non loin de Saint-Patrice, et nous donnait à ma
sœur et à moi des boules de gomme. »
« Croisset, le Val-de-la-Haye, La Bouille! que de fois,
tout enfant, j’ai navigué sur un étrange bateau qui faisait le
service et qui coula près du Pont-Suspendu (le Pont
Suspendu, péage: un centime!). À la Maison-Brûlée, un
dimanche, nous avons déjeuné à la même table que

(1) Il la poursuivit, en effet, jusqu’en 1935.


14 Les tablettes d’or

Flaubert qui nous fit, paraît-il, un cours d’étymologie


citant des noms scandinaves que l’on rencontre le long de
la Seine. Aux tournants, Elbeuf (du saxon elbow coude),
Belbeuf,
Hon et Har, cris rauques,
Quillebeuf. dont les pirates
À l’embouchure, Honfleur,
normands
Harfleur…
se

servaient pour désigner le bâbord et le tribord… »


Madame Prat, née Jeanne Leblanc, avait également une
sœur: Georgette, qui fut très célèbre à la fin du dernier
siècle et dans le premier tiers de celui-ci. Elle fit une mul
tiple carrière de comédienne, de cantatrice, de star de ciné
ma, de metteur en scène, de sculpteur, d’écrivain, et fut,
pendant plus de vingt ans la compagne de Maeterlinck.
Georgette Leblanc était un de ces monstres sacrés, dont la
lignée commence avec Sarah Bernhardt et se termine avec
Mary Marquet.
Dès son adolescence, Georgette se sentit à l’étroit dans
la maison paternelle à Rouen: elle s’en évada à plusieurs
reprises. Une fois, ce fut pour faire la conquête de
Massenet. Douée d’une très belle voix, elle avait appris
tout un opéra du Maître et prit, un beau jour, le train pour
Paris, afin de le rencontrer et de lui chanter Manon. Le père
de Georgette prit le train à son tour, la retrouva, et la rame
na au bercail rouennais. La jeune fille récidiva: cette fois,
il s’agissait de partir à l’assaut de Sarah Bernhardt.
Pour obtenir son indépendance, elle décide de se marier.
Elle a alors dix-sept ans. Ses parents, persuadés que c’est
le seul moyen de l’assagir, donnent leur consentement.
Mais le démon de la fugue la ressaisit et elle disparaît le
soir de ses noces. L’ennui c’est que l’éphémère conjoint
était Espagnol et que le divorce n’existait pas en Espagne.
Par la suite, Maeterlinck, qui était un homme d’ordre et
qui, au début de leur liaison, avait l’intention d’épouser
Georgette, voulut faire annuler cette union. Il invoqua la
non-consommation et déposa un recours au Vatican.
Georgette, qui trouvait bourgeoise cette idée de mariage,
Les tablettes d’or 15

ne poussait pas à la roue et s’accommodait fort bien de son


statu quo amoureux. La demande n’aboutit jamais, elle eut
tout le loisir de le regretter quand son compagnon
commença à se détacher d’elle.
Elle s’installe non seulement à Paris, mais dans le tout
Paris. Ses amis se nomment Louis Fabulet, Maurice
Magre, Villiers de l’Isle Adam, Jean Lorrain, Van Eyck,
Rodenbach. On est aux plus beaux jours du Symbolisme:
elle en adopte les modes sentimentales et vestimentaires.
Sinueuse et flexible comme une algue, blonde comme une
figure de Fra Angelico, Georgette est habillée en madone
du Quattrocento.
Ses amis symbolistes lui font lire Maeterlinck, et elle
s’enthousiasme pour ces œuvres hantées par la pensée de
la mort. À son tour, son frère, Maurice Leblanc, qui fit son
éducation littéraire et philosophique, lui offrit un livre
contenant une introduction du poète aux essais d’Emerson.
Mais laissons la parole à Marcelle de Jouvenel, qui a laissé
sur Maeterlinck et Georgette de pittoresques souvenirs:
« Subjuguée par cette lecture, elle passa une nuit d’exal
tation et n’eut plus qu’un désir: connaître l’écrivain. Le
lendemain de cette nuit, Calabresi, l’un des directeurs de la
Monnaie de Bruxelles, sonna à sa porte. Surprise sans
doute, elle n’en reconnut pas moins l’appel du destin.
Calabresi lui déclara: «Nous nous faisons gloire d’enlever
à Paris ses artistes les plus originaux. »» Sans hésiter
Georgette rompit un engagement à l’Opéra-Comique et
partit pour la Belgique, parée comme une Vierge primitive,
un lys à la main, portant une robe de velours amarante à
traîne; cette traîne était si longue que dans les rues les
agents devaient arrêter la circulation pour lui donner le
temps de traverser.
Ce fut au cours d’un « minuit » chez le célèbre avocat
Edmond Picard, à Bruxelles, que Georgette vit
Maeterlinck pour la première fois. Elle arriva la dernière,
16 Les tablettes d’or

vêtue d’une robe à fleurs d’or, une ferronnière sur le front.


Elle s’avança vers Maeterlinck, qui était accoudé à la che
minée; il fumait sa pipe. La légende veut qu’elle se soit
écriée: « Quel bonheur, il est jeune! » Maeterlinck, effa
rouché, se réfugia au fumoir. »
Pendant le souper, Picard interrogea le poète, alors avo
cat, sur son dernier procès: « C’est fini, répondit-il, je ne
plaiderai plus, je conduis fatalement mes clients en pri
son. » Il était assis en face de Georgette, et la regardait à la
dérobée. Maeterlinck ne ressemblait en rien au portrait
qu’elle avait imaginé. Vêtu d’un complet de confection et
chaussé de gros souliers, gauche, timide, il ne lui parla
presque pas et se borna à dire que son père était notaire,
qu’on avait fait de lui un avocat, mais qu’il venait de déci
der de ne pas continuer à plaider.
La jeune Georgette aux cheveux blond vénitien envoûta
cet homme du Nord aux yeux bleus. Elle, qui voyait tou
jours au-delà du présent, ne se laissa pas dérouter par la
gaucherie d’un homme qui s’exprimait assez mal, mais qui
allait lui écrire des lettres enflammées.
Ces lettres, j’en entendis parler toute ma vie, elles étaient
le trésor de Georgette; craignant toujours qu’on les lui volât,
elle les transportait partout dans un carton à chapeau.
Voici, par exemple, ce que lui écrivait Maeterlinck en
1895, après la première de Carmen à la Monnaie de
Bruxelles: « J’ai été heureux de vous voir dans Carmen,
c’est la première fois que je vous voyais mêlée directement
à d’autres êtres. Vous ne savez pas l’effet étrange pour
ceux qui savent voir. C’est presque terrifiant! Vous avez
absolument l’air d’être la seule vivante. Cela fait exacte
ment le même effet que si un être d’un monde supérieur
apparaissait brusquement au milieu d’une foule. Tous ceux
qui vous entourent en deviennent effrayants. Ils ont l’air de
spectres. À côté de vous, ils ont l’air de ne pas savoir mar
cher, ni se tenir debout. Vous êtes là comme une flamme au
Les tablettes d’or 17

milieu des flammes peintes sur le mur. » Il la comparait à


un être venu d’un monde supérieur. Pour ne pas être en
reste, elle le comparait à un être divin.
« Maurice, je t’aime comme on aime un Dieu, comme une
vraie femme qui serait assez divine pour aimer un Dieu. »
Georgette n’avait plus d’engagement en Belgique et dut
accepter de faire des tournées en France. En 1896, elle vint
se fixer à Paris et dès lors, elle n’eut plus qu’une idée: atti
rer le poète chez elle, la gloire de Maeterlinck devait deve
nir mondiale et partir de France.
Au fond de la villa Dupont, dans la rue Pergolèse, elle
découvrit un rez-de-chaussée qui donnait sur un jardin, le
silence y régnait, elle le loua sans hésiter. Ici, Maeterlinck
pourrait être heureux. Elle installa son appartement au goût
du poète, fit peindre les murs en blanc et, sur ces étendues
immaculées, accrocha des cuivres flamands et des poteries
de toutes les couleurs qu’elle avait achetées à Bruges; cet
intérieur rappellerait à Maeterlinck son île bien-aimée de
Walkeren. Son cabinet de travail était tendu d’écarlate; les
encriers, hérissés de plumes d’oies; le clou était le fameux
mouton que Georgette avait ramené de Belgique et un petit
lapin qu’elle élevait au biberon. En mars 1897,
Maeterlinck lui écrivit: « J’ai si bien la sensation de m’en
aller pour longtemps que je ne saurais songer à un retour. »
À la tombée de la nuit, Georgette alla le chercher à la
gare. Maeterlinck descendit du train et trouva son égérie
sur le quai. Ce nouveau rendez-vous fut décisif, la magi
cienne avait triomphé des hésitations du poète qui ne
retournerait plus en Belgique qu’accidentellement.
Tournant qui fut sans doute le plus important de sa vie, car
c’est peu après qu’il découvrit le Midi et s’y fixa. Ce cli
mat développera son goût de la réflexion au sein de la na
ture, il plantera des fleurs, il les regardera pousser, il obser
vera les insectes. Après La Vie des Abeilles ce fut la Vie des
Termites puis l’Intelligence des Fleurs.
18 Les tablettes d’or

Lors de l’arrivée de Maeterlinck à Paris, ils traversèrent


la ville dans un fiacre rempli par les lourdes malles du
poète et où Georgette avec son immense chapeau eut du
mal à s’introduire.
Elle se réjouissait de la surprise qu’elle avait préparée
pour son poète: une atmosphère digne de lui. Avant même
de rien regarder, Maeterlinck demanda à Georgette ce
qu’elle avait préparé pour le dîner; l’enthousiasme de la
jeune femme tomba d’un seul coup, car elle avait confié cette
tâche à une servante incapable, qui avait laissé brûler le rôti…

Pour faire connaître Maeterlinck, Georgette invita le


tout-Paris littéraire. Les personnalités les plus marquantes
du monde intellectuel défilèrent chez elle. On voulait voir
cette excentrique qui avait attiré dans la capitale le grand
homme du symbolisme. Mirbeau, Anatole France, Barrès,
Rodin, Jules Renard, Paul Fort, Paul Adam, le peintre La
Gandara, Jean Lorrain, Rachilde, Colette, Willy, Mallarmé
vinrent villa Dupont. Ils en repartaient déçus, car
Maeterlinck n’apparaissait presque jamais; il se cachait
dans son cabinet de travail. « Tout cela, disait-il, les jour
nalistes, les musiciens, les gens de théâtre, les « cabots »
c’est l’affaire de Georgette » et il s’en allait se promener
seul dans les rues. À sa stupeur, Georgette le retrouvait la
plupart du temps le nez collé aux vitrines des quincailliers
car, en bon Flamand qu’il était, les casseroles bien lui
santes l’attiraient beaucoup plus que les rencontres avec
les hommes de lettres.
Le travail s’organisa; Georgette disait: « Poète il l’est,
philosophe il l’est, sage il l’est. Son génie, il le porte
comme un panier à son bras, tous les matins il n’a qu’à
s’installer pendant deux heures à sa machine à écrire et
laisser couler les mots comme un torrent de paillettes et
d’étoiles; ses livres, il les fait comme on cueille des fruits
mûrs. »
Les tablettes d’or 19

En effet, j’ai toujours entendu Maeterlinck dire: « Je


n’ai pas besoin de travailler plus de deux heures par jour
mais je dois me concentrer à heure fixe, mon intelligence
est comme mon estomac, elle réclame l’exactitude. »
Le reste du temps il lisait, réfléchissait, jardinait, s’occu
pait de ses roses. »

***

« Dans le château (2) du XVIIIe qu’habitaient mes


parents et qui se trouvait à une quinzaine de kilomètres de
Dieppe, j’entendis un matin d’été la voix de ma mère
demander aux femmes de chambre de repasser nos plus
jolies robes de mousseline blanche. Le soir de ce jour, je
dormis mal, car je savais qu’une invitation chez
Maeterlinck comportait des surprises. Ma mère tenait
beaucoup à son jugement, car il y avait entre eux non seu
lement de l’amitié, mais une entente qui provenait de goûts
communs. Le philosophe aimait la fine cuisine, l’ordre et
les maisons méticuleusement tenues, préoccupations plus
ou moins étrangères à Georgette qui voyait tout à travers sa
nature exubérante d’artiste. Elle préférait une jolie dentelle
sur la table à un bon plat, pour elle la cuisine était affaire
de bourgeois.
« Ma mère, qui était très coquette, non seulement pour
elle mais pour ses enfants, vint elle-même nouer autour de
ma taille et de celle de ma sœur de larges ceintures de satin
rose et ajusta sur nos cheveux bouclés des chapeaux de
paille d’Italie. J’étais blonde, si blonde que l’on m’appelait
« Sable », avec des yeux noirs; ma sœur était brune avec
des yeux verts.
« La voiture était devant la porte, mon père se mit au
volant, le chauffeur prit place à côté de lui et ma mère

(2) Château de Gueures.


20 Les tablettes d’or

s’installa confortablement avec ma sœur dans le fond de la


voiture; quant à moi, on m’assit sur un panier à linge ren
versé, sur lequel on avait mis un coussin, seul siège qui
pouvait entrer facilement dans la voiture. Époque lointaine
où les autos ressemblaient plus à des coffres qu’à des
véhicules.

« Maeterlinck et Georgette habitaient un ancien presby


tère à environ quinze kilomètres de chez nous, au Gruchet.
Georgette avait entraîné son poète en Normandie, non loin
de sa sœur Jeanne, qu’elle aimait beaucoup. Ces deux co
uples se sont plus ou moins suivis pendant toute leur vie.
« La petite maison du Gruchet nous apparut; elle était en
pierre avec des volets verts et donnait sur des champs de
blé à perte de vue. Au milieu de la façade, il y avait un
escalier qui débouchait dans une véranda. Georgette était
assise inconfortablement en haut des marches, sur une
sorte de tabouret, avec sur les genoux un immense sous
main recouvert d’une toile cirée orange bordée de clous
d’or et, dans la main, une gigantesque plume d’oie. Je ne
me souviens plus de sa robe, mais seulement de son grand
chapeau de paille. La mise en scène avait dû être soigneu
sement étudiée pour notre arrivée, car Georgette ne négli
geait jamais une occasion de faire sensation.
« Dès qu’elle nous aperçut, elle s’écria: « Maurice,
Maurice, les petites filles modèles sont là! » Maeterlinck,
coiffé d’une casquette d’automobiliste, vint vers nous. Je
n’ai le souvenir que de sa grande taille et de ses yeux bleus.
Ses paroles se sont effacées de ma mémoire, seules celles
de Georgette resurgissent du passé: « Maeterlinck est en
train de faire le plus grand livre du siècle: « La vie des
abeilles », le vol nuptial restera pour l’éternité dans l’his
toire. Pour étudier les abeilles, il a eu l’idée de faire
construire des coffres de verre qu’il a placés à des hauteurs
différentes. Il y a introduit des ruches et ainsi il voit tra
Les tablettes d’or 21

vailler les abeilles dans toutes les positions, il les observe


du matin au soir. Dès l’aube, il est déjà à son poste. »
« Je me souviens encore de ces coffres fourmillant d’a
beilles, comme si je les avais sous mes yeux. Silencieux,
Maeterlinck laissait Georgette exprimer son enthousiasme. »
Il est piquant de confronter les souvenirs de la petite fille
modèle, âgée de quatre ans, à ceux de M. Émile Néel, un
habitant de Gruchet, âgé, lui, de quinze ans à l’époque où
il rencontra Georgette, sa cape rouge et son immense cha
peau de paille. Le vieux Monsieur avait quatre-vingts ans
au moment où il rédigea ces lignes pleines de saveur et de
charme:
« Georgette, au contraire, en dépit de ses toilettes excen
triques et de ses allures d’artiste, était bien vue des gens du
voisinage en raison de sa générosité, de son aménité et de
sa grâce naturelle.
C’est en 1900 qu’elle m’apparut pour la première fois de
façon fort imprévue. Par une radieuse matinée d’août, éco
lier en vacances, je flânais dans la rue principale de mon
village natal. En passant devant la grille du château, je vis
venir à moi un homme élégant, jeune encore. Cet homme
était Maurice Leblanc, le frère de Georgette, le créateur
bien connu d’« Arsène Lupin », qui, pour échapper un
temps à l’agitation fiévreuse de la capitale, venait passer
ses vacances à Gueures, dans un coin retiré du château. Il
me demanda d’aller porter une lettre à sa sœur.
Après une heure de marche à travers la campagne enso
leillée, je franchis une grande barrière de bois et suivis l’é
troit sentier qui coupait le vaste herbage planté de pom
miers et encadré de hauts « fossés » plantés de hêtres. Je
contournai le hangar et l’écurie et atteignis une petite cour
ombragée par un grand châtaignier et ornée d’un vieux
puits. Puis je pénétrai dans le jardin entouré de grands
murs garnis d’espaliers, planté d’arbustes et de fleurs
variées sur lesquelles devait souvent se pencher le célèbre
22 Les tablettes d’or

auteur de l’« Intelligence des fleurs ». Un grand jasmin


encadrait la porte d’entrée de la salle à manger et envahis
sait toute la façade. Descendant, d’une allure royale, le
grand escalier, Georgette m’accueillit au haut du perron et
le garçon de quinze ans que j’étais fut tout de suite ébloui
par sa grâce naturelle et sa radieuse beauté. Pareille à une
princesse de légende, elle était vêtue d’une grande cape rouge
et coiffée d’un immense chapeau de paille à larges bords.
À cinquante ans de distance, je suis revenu bien des fois
dans la grande maison de Gruchet, habitée par un vieil ami.
Le châtaignier et le vieux puits sont toujours là et aussi le
grand jasmin, et même l’étroite ouverture, à la fenêtre du
salon, par où s’envolaient jadis les abeilles de la ruche de
verre grâce à laquelle le poète s’efforçait de pénétrer les
secrets de la cité laborieuse. Et, à chaque fois, c’est la
vision de la radieuse fée à la grande cape rouge qui revient
enchanter mes rêves. »

Pendant l’hiver, Georgette et Maeterlinck habitaient à


Paris rue Raynouard, dans un charmant hôtel particulier
que Georgette avait découvert. Sur la façade, une plaque
évoquait les terrasses de l’ancien château de Passy. À
l’étage au-dessus habitaient le docteur Mardrus et son
épouse Lucie.
« Maurice Maeterlinck et Georgette Leblanc montaient
certains soirs chez nous; d’autres fois nous descendions
chez eux. Maurice écrivait La Vie des Abeilles et soignait
une ruche sur sa fenêtre. Il avait de beaux yeux d’un bleu
sombre, pleins de choses qu’il ne disait pas, mais que di
sait Georgette si belle avec ses cheveux d’or et ses pru
nelles d’aigue-marine. C’était juste avant la première
représentation de Pelléas et Mélisande à l’Opéra
Comique. Une brouille à mort était survenue entre
Debussy et Maeterlinck. Celui-ci s’exerçait au revolver
pour tuer Debussy. Un matin, il prit pour cible mouvante sa
Les tablettes d’or 23

chatte noire qui s’avançait en ronronnant vers lui dans le


parc et la tira sans hésiter. »
Lucie Delarue-Mardrus. Mes Mémoires. Gallimard.

C’est justement rue Raynouard que se situe la fameuse


rencontre entre Maeterlinck et Debussy, qui avait travaillé
de 1900 à 1902 à la composition de Pelléas et Mélisande.
« Debussy, par l’intermédiaire du poète Henri de
Régnier, obtint, après bien des difficultés, un rendez-vous,
car Maeterlinck était réfractaire à la musique. Il la détes
tait; combien de fois l’ai-je entendu dire: « C’est le bruit
le plus intolérable que je connaisse. »
« Debussy arrive, il se met tout de suite au piano, et très
vite Maeterlinck, pris d’un ennui insurmontable, fait signe
à Georgette qu’il va s’en aller. Georgette lui jette des
regards suppliants et, résigné, il s’enfonce dans son fau
teuil, allume sa pipe et finit par s’endormir. »
Conséquence de ce petit somme malencontreux:
Georgette n’obtint pas le rôle qui fut confié à Mary Garden.
Cependant Maeterlinck ne voulait plus de résidence à
Paris. Conquis par le Midi, il y acheta sa première maison
(3). C’est alors que Maurice Leblanc écrivit à sa sœur:
« Ceci est très grave pour votre amour. »
« Un matin pluvieux d’hiver, ma mère reçut une lettre
de Georgette qui devait sur le champ bouleverser l’exis
tence de ma propre famille: «Nous venons de découvrir le
Midi, un pays où il y a du soleil et des fleurs toute l’année.
Maurice a eu le coup de foudre et a tout de suite acheté une
maison, nous sommes installés à Grasse. Venez vite, venez
sans tarder, nous vous attendons. »
« Ma mère décida mon père et nous partîmes tous,
domestiques et bagages, dans deux voitures. De cette
période du Midi je n’ai presque aucun souvenir, sinon que

(3) En 1903.
24 Les tablettes d’or

tous les jours nous allions avec Maeterlinck et Georgette


faire des excursions: les gorges du Loup, la Turbie, Peira
Cava. Les paysages défilaient devant mes yeux d’enfant,
soulignés par l’enthousiasme de Georgette qui poussait
sans mesure des cris d’admiration. Le poète, toujours
silencieux, ne semblait rien éprouver. Cependant il ne
devait plus quitter ce pays; seule la guerre de 40 l’en arra
cha, période qu’il passa en Amérique. »
CHAPITRE II

SAINT-WANDRILLE, LES ABEILLES,


LE PAVILLON DES MUSES

« Ma famille avait changé de demeure, elle s’était instal


lée au château de Tancarville qui surplombait l’estuaire de
la Seine et qui avait été autrefois le premier bastion fortifié
à le défendre contre les invasions.
« L’automne 1907 s’achevait lorsqu’un matin, un petit
télégraphiste passa le pont-levis et remit un télégramme à
la gardienne, il était de Georgette: « Évènement sensation
nel, sommes à Caudebec, avons besoin de vous voir, venez
d’urgence. »
« Quelques heures plus tard, les deux familles étaient
réunies. Assise à la terrasse du restaurant de la mère
Blanquet, Georgette très émue dit à mes parents:
« Maeterlinck vient de décider d’acheter l’abbaye de Saint
Wandrille, il faut sauter sur cette occasion, mais tout est
très compliqué, il y a des complots qui se trament autour
de cette vente, les Bénédictins mettent des bâtons dans les
roues. »
« Georgette aimait toujours dramatiser et elle chucho
tait: « Dom Chapé, ancien prieur de l’abbaye, n’a encore
montré que le bout de l’oreille, mais nous sommes certains
qu’il est dans la coulisse, il faudrait que Fernand (mon
père) aille tâter le terrain chez le notaire. »
« Elle communiqua son émotion à mes parents. Les
pourparlers durèrent presque une semaine. Certains jours
tout restait au point mort, finalement on découvrit que les
moines étaient toujours dans le circuit et ne voulaient pas
vendre. C’est alors que Maeterlinck eut l’idée qui devait
26 Les tablettes d’or

emporter le succès: il proposa une location avec la pro


messe de quitter les lieux si les congrégations revenaient.
Sur ces bases l’affaire fut conclue sans délai.
« Ce qui reste très présent à ma mémoire c’est la joie de
Maeterlinck annonçant à mes parents que le Pape venait de
lui envoyer un télégramme pour le remercier et le bénir.
Cependant, comme d’habitude, il masqua ce qu’il éprou
vait derrière un petit sourire narquois.
« Pourquoi cet homme irréligieux semblait-il attacher
une si grande importance à ce télégramme? Tout au long
de la journée, en parcourant l’abbaye, il répétait: Le Pape
m’a béni. Qui était vraiment Maeterlinck? Un mécréant
comme me dit un jour un dominicain? Son œuvre est
pleine de contradictions: « Il y a, j’imagine, écrit-il, aux
yeux de Dieu (donc il croit en Dieu) une différence notable
entre l’âme d’un homme qui est persuadé que les rayons
d’un acte de vertu n’ont pas de limite et l’âme de celui qui
se dit que ces rayons ne sont probablement pas faits pour
sortir de l’enceinte de son cœur. »
Dès que Georgette s’installa à l’abbaye, elle commença
à jouer les abbesses, se vêtit d’une robe et d’une cape de
bure et acheta un âne pour pouvoir aller jusqu’à une petite
chapelle qui se trouvait sur les hauteurs d’un bois. Presque
tous les dimanches ma famille était invitée à déjeuner chez
Maeterlinck.
À l’une de nos visites, Georgette nous attendait sous
l’immense porche qui ferme la clôture, en robe de bure,
son âne à côté d’elle. Cette vision était très biblique. Sur la
pelouse, dans un petit bassin, un jet d’eau murmurait,
Georgette, satisfaite, je pense, du tableau qu’elle avait
composé pour notre arrivée, nous accueillit avec enthou
siasme et nous conduisit vers Maeterlinck, en nous disant
dans un grand éclat de rire: « Figurez-vous qu’il a inventé
de faire du patin à roulettes dans le réfectoire. » En effet,
Maeterlinck s’en donnait à cœur joie dans cette salle plus
Les tablettes d’or 27

vaste qu’une patinoire. Golaud, son chien, était assis sur


une marche et le regardait. Maeterlinck fonça à toute allure
sur nous.
Comme toujours le déjeuner fut gargantuesque.
Maeterlinck avait exécuté lui-même un plat, le Waterzo
d’après une recette flamande; il nous le fit goûter avec une
grande fierté. À la fin du repas, il commença à déguster
avec mon père des vins de grands crus, dont chacun faisait
l’objet de commentaires interminables.
Je restais éblouie par un plateau entièrement recouvert
de fruits: les raisins, les poires, les pommes formaient une
haute pyramide; plus tard ma mère copia cette invention et
désormais les fruits furent servis, comme chez
Maeterlinck, sur d’immenses plateaux d’argent. Après le
déjeuner, Maeterlinck nous fit traverser la salle capitulaire
et nous emmena sur une petite terrasse en plein soleil. Avec
un sourire narquois, il nous dit: « Ici nous ne sommes pas
chez Georgette. » Cela signifiait: nous pouvons nous
asseoir dans de bons fauteuils de cuir et non pas sur des
tabourets Renaissance.
Ma mère, toujours en désaccord avec les goûts bohèmes
de sa sœur, buvait les paroles de Maeterlinck. Peu de temps
après, les fauteuils de cuir firent leur apparition chez nous.
Georgette avait porté tous ses efforts sur l’ameu
blement: d’immenses bergères XVIIIe s’harmonisaient
avec des portières de taffetas mordoré bordé de dentelle
noire et toutes les cellules étaient devenues de confortables
petites chambres. »

***

« Il y avait, paraît-il, un revenant dans l’abbaye, Maeter


linck parlait de cela comme d’une plaisanterie mais tous
les soirs il chargeait son fusil et le plaçait à côté de son lit.
Georgette, qui détestait les armes à feu, essaya de s’insurger
28 Les tablettes d’or

contre cette habitude, il n’y eut rien à faire, avant de s’en


dormir il s’assurait que la gâchette fonctionnait bien.
Georgette avait beau lui dire que c’étaient là des mœurs
de paysan, elle n’eut pas gain de cause.
Pour elle, la beauté de l’abbaye primait tout; rien ne
devait rompre l’harmonie de ce couvent et, sous ce pré
texte, elle imposa à une de ses amies, qu’elle hébergeait
dans un des bâtiments, d’aller chercher de l’eau au puits,
non pas dans un broc, mais dans une jarre. « Quand je la
regarde passer, disait-elle, il me semble que je vois la
Samaritaine. »
Cette amie, Marguerite Maze, m’avoua longtemps après
la mort de Georgette que les jarres étaient si lourdes que
parfois elle succombait sous leur poids: « Mais la grande
prêtresse de la beauté en avait décidé ainsi; pour elle que
n’aurais-je fait… et peut-être aussi pour l’idée qu’il fallait
respecter l’esthétique de ce monastère! »
Georgette, toujours à l’avant-garde des innovations, fit
donner dans l’abbaye Macbeth et Pelléas et Mélisande. Le
public devait se déplacer pour suivre toutes les scènes, il y
eut un épisode de Pelléas, joué dans les profondeurs de la
forêt qui fit sensation; une fois de plus Georgette révolu
tionna le théâtre. Depuis cette époque ce genre de mise en
scène s’est généralisé.
La représentation fut triomphale et commentée par de
nombreux articles de presse. Georgette était montée au
pinacle. Le lendemain tout le monde se sépara et
Maeterlinck poussa un soupir de soulagement. Comme un
chasseur fait une battue, il parcourut toute l’abbaye, pour
être sûr qu’il n’y avait pas un « cabot » caché dans quelque
coin. « Avec eux, grondait-il, il faut s’attendre àtout. »
Enfin, son abbaye allait retrouver le calme. Nulle part, je
crois, je n’ai connu une qualité de silence aussi profond
que dans ce monastère lorsqu’il fut habité par Georgette et
Maeterlinck; immense couvent vide, avec la seule pré
Les tablettes d’or 29

sence de deux êtres qui glissaient comme des ombres dans


ces salles immenses où ne pénétraient que le chant des
oiseaux, le bruit de la forêt et le grincement des arbres les
jours de tempête. La nuit, les chauves-souris y tournaient
en rond en poussant des cris pareils à des coups de sifflet
et les araignées y filaient en paix leur toile.
Perdus, isolés dans leur rêve, un homme et une femme
cherchaient un silence plus profond encore que celui de ces
voûtes et de ce cloître désert: le silence intérieur. »
« Pendant les répétitions nous nous rendîmes chaque
jour à Saint-Wandrille qui était environ à une cinquantaine
de kilomètres de Tancarville. Nous nous mettions en route
avant le déjeuner et revenions assez tard dans la nuit,
Georgette ne pouvant se passer de sa sœur. Pendant ces
longues après-midi je parcourais les bois, je rêvais dans le
cloître, j’allais dans la chapelle du couvent déserte, et
j’éprouvais le sentiment d’un certain vide, il me semblait
qu’il manquait quelque chose. Puis je visitais les cellules
des moines, bref je connaissais les moindres pierres de ce
monastère. »
Soixante ans plus tard, elle voulut revoir Saint
Wandrille.
« En 1966, un moine me fit visiter l’abbaye. Amusée, je
l’écoutais m’interdire l’entrée du cloître: « Ici, les femmes
n’ont pas le droit de pénétrer; si vous enfreigniez la règle,
on pourrait vous excommunier!.. »
Je lui dis: « Je suis la nièce de Georgette Leblanc» et lui
lançai le nom de Maeterlinck. « Il faut que vous sachiez
que tous ces endroits défendus je les connais par cœur pour
y être venue jouer et rêver. » À ma grande surprise, il jeta
sur moi un regard bienveillant.
— Comment, vous êtes la nièce de Georgette, mais alors
c’est vous qui allez me donner des renseignements. J’ai
tout un album sur Maeterlinck. Je crois que ma documen
tation est assez exacte. Maeterlinck faisait bien du patin à
30 Les tablettes d’or

roulettes dans le réfectoire? Avez-vous assisté aux repré


sentations de Shakespeare? Oui? Pouvez-vous me donner
quelques détails?
— Une scène de Macheth est restée dans ma mémoire;
Georgette dans une longue robe rouge, descendait l’esca
lier du réfectoire, elle tenait à la main un flambeau et di
sait: « Tous les parfums de l’Arabie ne purifieraient pas
cette petite main! » et le long des murailles, l’ombre por
tée de sa main qui tenait le flambeau se profilait, immense,
elle touchait les ogives, l’effet était hallucinant. Puis-je
maintenant vous confier que je suis très déçue par ma
visite. L’abbaye a perdu son silence, elle est pleine de
touristes et de gamins bruyants. Les arbres de la grande
allée qui abritaient une statue de la Vierge ont été abattus,
il n’y a plus de mystère.
— Il faudrait que vous veniez ici à l’aube lorsqu’on
chante les prières en grégorien. Alors l’abbaye est envelop
pée de brume et de recueillement. »

À propos de cette représentation de Macbeth qui eut lieu


pendant l’été de 1909 (Marcelle avait alors treize ans),
Mary Lecomte du Noüy a écrit: « Le sentiment de réalité
et de mystère était si intense que beaucoup se souviennent
encore de cette soirée comme l’une des plus belles et des
plus émouvantes de leur vie. »
Pierre Lecomte du Noüy, qui tenait le petit rôle de
Donalbain, était de ceux-là, et c’est lui qui raconta cette
représentation extraordinaire à celle qu’il épousa en 1923
et qui composa plus tard sa biographie.
« Debout dans l’ombre, à la lisière d’un pré baigné de
lune, les spectateurs regardaient les sorcières remuer leur
chaudron au-dessus du feu, tandis que Macbeth et Banquo
sortaient silencieusement du bois. Puis groupés dans un
coin du vaste réfectoire médiéval, éclairé seulement de
flambeaux, ils assistaient au banquet et voyaient Lady
Les tablettes d’or 31

Macbeth descendre le grand escalier de pierre, tenant une


torche. »
Les répétitions durèrent un mois. Pendant tout ce temps,
les acteurs vécurent dans les cellules de l’ancien monas
tère; ils descendaient au village pour prendre leurs repas.
Maeterlinck, que toute cette agitation mettait hors de lui,
boudait, sans parler à personne durant des journées entières.
Des parties de boxe avec Pierre lui faisaient retrouver sa
bonne humeur, après quoi, ils discutaient philosophie
ensemble dans le parc.
À l’époque, Lecomte du Noüy était libre-penseur. Muni
de son arc aux cordes multiples, il lançait ses flèches dans
toutes les directions. Ses talents étaient aussi bien sportifs
et politiques que littéraires et artistiques. Virtuose du lasso,
du fouet, de la voile et de l’équitation, le jeune secrétaire
d’Aristide Briand exposait ses peintures, publiait en
feuilleton son premier roman, faisait représenter ses
pièces: Autopsie, Les Bagnards, The Three Corners Bars
et Maud qui suscita l’enthousiasme du critique littéraire
Léon Blum.
Non content d’écrire pour le théâtre, il parut sur scène
comme acteur professionnel et quand André Brûlé tomba
malade, on vint le prier de remplacer le célèbre comédien
dans une pièce de Francis de Croisset Le Feu du Voisin qui
faisait les beaux soirs du théâtre Michel.
Sa séduction physique, son élégance made in London,
son pseudonyme de Will Elliot firent merveille et le
tout-Paris de 1911 crut avoir découvert un nouveau
jeune premier.
Enchanté de son interprétation, Francis de Croisset vou
lut se l’attacher définitivement et lui proposa un cachet
considérable. Henry Bataille fit auprès de lui une démarche
semblable, mais, à la stupeur de tous, Pierre Lecomte du
Noüy déclara qu’il mettait un terme à sa double carrière
d’acteur et d’auteur.
32 Les tablettes d’or

Négligeant de terminer sa dernière pièce La Grande


Ombre déjà reçue par Antoine, il s’inscrivit à la Sorbonne
aux cours et travaux pratiques de physique et de chimie.
Ses professeurs étaient Appell, le Prix Nobel Lippmann et
Madame Curie: C’était en 1913, il avait trente ans.
Deux années plus tard, il faisait une rencontre décisive
pour son avenir, celle du Dr Alexis Carrel.

***

La maison de grasse, Les quatre chemins, ne suffisait


plus à Maeterlinck. Il en chercha une autre avec un grand
jardin, des palmiers, des cyprès. Il la trouva sur la colline
des Baumettes à Nice.
« Cette résidence s’appela Les Abeilles. C’était l’endroit
le plus romantique et le plus captivant que j’aie connu.
Tout y était harmonieux, chaque pièce avait un style parti
culier. J’ai gardé un souvenir très net de la bibliothèque de
Maeterlinck: quand j’y pénétrai pour la première fois, il
régnait dehors un soleil intense; toutes les persiennes
étaient tirées, ne laissant filtrer que quelques rayons de
lumière qui éclairaient les livres.
Le jardin regorgeait de fleurs et de parfums; parfois le
soir, les lucioles y faisaient leur apparition; cette maison
ressemblait à un conte de fées. Pour Georgette l’idéaliste,
rien ne viendrait jamais troubler une entente située à une
altitude que les petites choses de la vie et les faiblesses
humaines ne pouvaient atteindre.
Georgette avait pour le grand homme toutes les indul
gences; ses désirs étaient sacrés et parfois on rencontrait
aux Abeilles de charmantes jeunes femmes, qui disparais
saient aussi vite qu’elles étaient apparues…
De temps en temps j’étais invitée en séjour. Le matin,
j’observais le silence de rigueur pour ne pas déranger le
travail de Maeterlinck; l’après-midi, il descendait avec
Les tablettes d’or 33

moi rue de France acheter son journal et, ensemble, nous


remontions la colline des Baumettes; pour abréger le che
min, nous prenions un raccourci fait de marches, ces
marches me semblaient celles du Paradis. L’air sentait
l’eucalyptus. Au pied de la propriété, il y avait un autre rai
dillon qui menait à une porte dérobée, croulant sous les
glycines et les roses.
Tout paraissait simple, paisible, figé dans une harmonie
indestructible. Maeterlinck était plein de prévenances pour
la petite jeune fille que j’étais et, chaque jour, je trouvais à
ma place, dans la salle à manger, une rose qu’il avait cueillie.
Au coucher du soleil il aimait me retrouver dans une
cabane qu’il avait appelée le solarium. Il s’installait dans
un confortable fauteuil et je m’asseyais par terre à ses
pieds. La plupart du temps nous nous taisions, suivant la
marche des nuages dans le ciel, ou bien il me regardait et
me disait: « Sais-tu que tu es jolie, mais je te préfère avec
les cheveux dans le dos, pourquoi aimes-tu te vieillir? La
vieillesse est sournoise, elle nous prend très vite et il est
trop tard! »
Lorsque je revenais des Abeilles, Georgette parfois se
trouvait à Paris et s’amusait à me faire raconter tous les
détails de mes séjours. Je lui expliquais les roses à ma
place, nos charmants goûters. J’entends encore son cri:
« Comment, il t’a donné des confitures, mais c’est in
croyable! je ne le reconnais pas. Pendant toute notre vie
nous avons eu nos deux pots de confiture, lui le sien, moi
le mien, car je lui ai toujours payé ma pension. » »
« Ma famille habitait à Neuilly le Pavillon des Muses
(1), vaste demeure historique que Robert de Montesquiou

(1) C’est au Pavillon des Muses que Proust rencontra ceux qui
allaient devenir ses principaux personnages. Il évoqua, dans un
brillant pastiche de Saint-Simon, une des nombreuses fêtes don
nées par Montesquiou.
34 Les tablettes d’or

avait occupée et où il reçut tout Paris. Les plafonds en


étaient si hauts que certaines pièces avaient été coupées à
l’horizontale: ainsi avaient été créés de petits logements
extrêmement intimes appelés les appartements Louis XVI;
ma sœur en occupait un, moi un autre, il en restait un troi
sième, habité par Georgette quand elle était de passage à
Paris. « Lorsqu’il s’agit d’ameublement, disait Georgette,
Jeanne est une fée. » Mais derrière ces compliments se
glissaient bien des critiques. Pour Georgette une bonne
maîtresse de maison, une femme ayant des enfants était
une affreuse bourgeoise. »
Comme tant d’hôtels particuliers de Paris et de ses envi
rons immédiats, le Pavillon des Muses a été démoli pour
faire place à un building. Quelques semaines avant sa
mort, Philippe Barrès m’en décrivait les fastes de bon goût,
mais c’est le cinéaste Marcel L’Herbier, auteur d’Eldorado
et de la Nuit Fantastique, qui m’aida le plus efficacement
dans cette recherche du temps perdu.
À cette époque, le jeune Marcel était poète symboliste et
auteur dramatique, en attendant que la loterie de la Grande
Guerre l’affectât au service cinématographique de
l’Armée, heureux hasard qui allait décider de sa vocation.
Il évoque dans Arts et Lettres, sur le mode mineur de la
nostalgie, ces dernières années du XIXe siècle qui, ayant
vraiment commencé en 1814, s’achève vraiment en 1914.
« Jamais plus les marronniers du boulevard Maillot ne
sentiront ce qu’ils ont senti en ce printemps crucial de
1913, le dernier d’une longue paix, le premier de ma vraie
joie de vivre. Temps béni ! Songez, le fracassant xxe siècle
n’existait pas encore. Un souffle de poésie courtoise polis
sait les esprits. Tout renvoyait à la littérature. Moi-même
j’en étais grisé. Et chaque fois que, gagnant Neuilly, je
pénétrais dans ce princier Pavillon des Muses, ancien
rendez-vous de chasse des Orléans, je croyais accéder de
plain-pied au Parnasse! Lieu de rêve… Robert de
Les tablettes d’or 35

Montesquiou, chantre des Hortensias Bleus, qui l’habita


avant que j’y vienne, l’avait imprégné de son faste exquis.

Aujourd’hui le « progrès », a rasé ces salons aux boise


ries blondes, animées par les animaux d’Oudry, où le
comte Robert donna des fêtes folles qui, amusant Barrès,
inspirèrent Proust. Mais comment oublier que j’y rencon
trais à mon tour, trio rare, le subtil Maurice Leblanc, flau
bertien de race pris aux pièges dorés d’Arsène Lupin, et cet
autre Maurice, Maeterlinck l’admirable, impressionnant
géant que Georgette Leblanc, son égérie, surnommait
amoureusement Bébé! Pourtant c’était la propre nièce de
cette star restée fascinante qui me fascinait plutôt. Dès
l’âge tendre de Mélisande, Marcelle Prat avait contracté
dans ce cadre contagieux où régnaient ses parents une
affection littéraire qui la pressait d’écrire ce que ses beaux
yeux disaient déjà. »
Marcelle, dix-sept ans, et Marcel, vingt-trois, s’enchan
tèrent mutuellement, chacun apportant sa ferveur à l’idéal
de l’autre. Il y eut dans l’air des idées de mariage qui
conduisirent leurs familles respectives à prendre contact.
Au bout d’un certain temps, les deux jeunes gens
comprirent que ce qui les rapprochait, c’était plus la pas
sion de la littérature que la passion. Ils ne se séparèrent pas
pour autant: une réelle amitié succéda à cette illusion d’a
mour. Marcelle montra à Marcel ses premiers essais,
notamment une ébauche de roman. Il la conseilla, il la diri
gea, il la corrigea et l’ébauche devint Vivre. Tous deux, par
des chemins détournés et sous des formes qu’ils n’avaient
pas prévues, réalisèrent, chacun de son côté, ce qu’ils
avaient rêvé ensemble avant le cataclysme.
CHAPITRE III

LA COLLINE ENCHANTÉE D’ARNAGA

Les grandes vacances de 1913, Marcelle Prat les passa


au Pays Basque, à Cambo, où l’avait invitée une famille
illustre. Dans quels sentiments d’exaltation elle arriva à la
villa Arnaga, domaine d’Edmond Rostand, devenu aujour
d’hui son musée! L’écrivain jouissait alors d’une célébrité
dont nous n’avons pas idée aujourd’hui; il faut remonter à
Victor Hugo pour en trouver l’équivalent. La poste de
Cambo était embouteillée par le courrier qui déferlait de
tous les coins de France. Depuis le succès de Cyrano et de
l’Aiglon, il était devenu le poète national, dont le chant
ultime devait être Le Vol de la Marseillaise.
C’est en 1902 qu’il acheta aux environs de Cambo cette
colline enchantée au bas de laquelle serpente un ruisseau
l’Arraga, ce qui signifie en basque de l’eau sur des pierres.
Comme le mot lui semblait trop rêche, il l’adoucit en
Arnaga.
Il composa son domaine avec le soin qu’il apportait à ses
poèmes dramatiques; armé de crayons, de fusains, de pin
ceaux, il dessina les plans de la future maison, construisit
même des maquettes en carton et confia le tout à l’archi
tecte Albert Tournaire, le restaurateur des fouilles de
Delphes, le futur metteur en scène de l’Exposition colo
niale de 1931.
Le jardin l’occupa tout autant: arbres, rosiers, parterres,
charmilles, bassins, allées, pelouses, lui paraissaient aussi
précieux qu’une scène bien enlevée, une réplique nuancée
d’infini.
Les tablettes d’or 37

Arnaga était presque achevée en 1906 et la famille


Rostand emménagea fébrilement, chaque membre veillant
sur sa perle de grand prix: Rosemonde sur sa pièce Un bon
petit Diable, Maurice sur ses romantiques anglais et ses
poèmes, Jean sur ses grillons, ses sauterelles, ses papillons
de nuit; Edmond sur le manuscrit de Chantecler, auquel il
travaillait depuis quatre ans. Chantecler, dont la création
fut retardée par le décès inattendu de Coquelin, ne fut
monté qu’en 1910. Lucien Guitry était le Coq et Madame
Simone, que nous verrons paraître au cours de cet ouvrage,
la Faisance. L’accueil fut mitigé; désemparé, déçu, blessé,
Edmond ne pensa plus qu’à fuir Paris et à se retirer dans
Arnaga, sa seconde œuvre.
« Vacances 1913, écrit le Dr Albert Delaunay dans son
ouvrage sur Jean Rostand, le parc d’Arnaga n’a jamais été
plus beau. Le cygne noir nage auprès du cygne blanc.
Maurice écrit Le Page de la Vie… »
Edmond, lui, écrit La dernière nuit de Don Juan, poème
dramatique en deux parties et un prologue. Les deux par
ties se trouvèrent achevées avant la guerre imminente,
mais, à la mort du poète en décembre 1918, le prologue
restait à l’état d’ébauche et dut être reconstitué d’après des
brouillons très raturés. Dans cette Dernière Nuit, si proche
de la sienne, Edmond Rostand se tournait délibérément
vers la métaphysique: il situait les trois-quarts du drame
dans l’au-delà où mille et trois fantômes attendaient le
Burlador. Parmi les personnages qui apparaissent dans son
nouvel univers, voici le Diable qui se définit lui-même
comme celui qui ne peut rien créer:

LE DIABLE
Eh bien, vous suffit-il, pendant qu’on agonise,
D’avoir sur ses reflets vécu comme Venise?
38 Les tablettes d’or

DON JUAN
Non! au moment qu’on meurt il faut avoir créé.
Tu ne peux pas savoir ce que je souffre.
LE DIABLE
Hé! hé!
DON JUAN
Oh! que rien de vivant de mon souffle ne vienne!
La connais-tu, cette souffrance?
LE DIABLE
C’est la mienne!
C’est ça, l’enfer. Aucun créateur n’est là-bas.

Enfermé dans les profondeurs de cette œuvre, Edmond


Rostand se sépare du monde, il est quasiment invisible.
Rosemonde Gérard, petite-fille du maréchal de France,
poète et auteur dramatique elle aussi, connaît le prix du
calme; elle veille avec fermeté à ce que rien ne vienne
déranger l’inspiration de son mari. Jean, qui a juste vingt
ans et qui porte déjà une forte moustache, est invisible,
pour les mêmes raisons de vocation et de travail que son
père. Passionné de recherche, grand admirateur de l’ento
mologiste Fabre, il s’enferme dans les serres de la proprié
té où il poursuit dans la solitude et le silence ses premières
expériences biologiques.
Voici donc Marcelle en tête-à-tête avec Maurice, élégant
jeune homme à l’abondante chevelure ondée, qui porte une
fleur à la boutonnière. Il a vingt-trois, elle en a dix-huit.
Tous deux sont romantiques et romanesques. Entre elle et
lui ce fut une amitié amoureuse qui ne pouvait être qu’une
amitié. A-t-elle compris tout de suite ce qu’il n’osait sans
doute pas avouer? A-t-elle éprouvé plus que de la décep
tion: du chagrin? On pourrait le penser quand on lit
Insomnies (1) ce recueil de poèmes que Maurice publia en

(1) Éd. Flammarion.


Les tablettes d’or 39

1923 et qui couvre justement la période de leur amitié.


Tout à coup, ces trois vers jaillissent:
Pardon, vous celui et pardon, vous celle Que j’ai fait
souffrir sans savoir comment! L’âme toute seule est sou
vent cruelle…
Il est marqué par l’obsession de la mort; il la rencontre
à tous les détours de sa route:
Au loin le chemin pâle enfonce la nuée, La terre a le par
fum des tombes remuées…
Le poème s’intitule: Je sais qu’on meurt.
Je sais qu’on meurt. Alors comment pourrait-on vivre?
Le tranquille jardin, entrouvert comme un livre, Va des bords
de la mer aux bornes des coteaux. Les jets d’eau jaillissants
se sont levés trop tôt Et leur grand cri d’eau fraîche avec
tristesse vise Un ciel mystérieux qu’ils n’atteindront jamais.
Le ciel mystérieux est pour lui le ciel muet, impossible,
inexistant: le ciel comme son cœur est sans Dieu. Tout au
fond de lui, cependant, subsiste la nostalgie de la foi:
Église, église disparue
Où je croyais encore en Dieu…
Le vocabulaire d’Insomnies traduit bien ce naufrage
spirituel: larmes, souffrance, cimetière, drame, glace,
cyprès, illusion, horreur, et surtout tombeau qui revient un
nombre incalculable de fois. Il parle ici de sa mort éter
nelle, là de son moi déchirant, déchiré, décevant et déses
péré; ici de son cœur qui a battu pour du néant, là du ciel
éteint, du ciel vide qui ne connaît pas sa souffrance et ne
saura jamais son nom. L’Ailleurs n’existe pas: toute sépa
ration est définitive:
La beauté des adieux sur terre
C’est qu’on ne doit plus se revoir

Maurice aurait pu s’écrier comme Jean: « La pensée de


la mort est une pensée dominante chez moi, et c’est une
pensée sans espoir. »
40 Les tablettes d’or

Il est étrange de rencontrer un si constant désespoir chez


un jeune écrivain à qui tout réussit. Salué comme le conti
nuateur de son père, qui lui avait dédié l’Aiglon, il s’élance
sur ses traces : en 1921, il fera représenter La Gloire et il aura
pour interprète, lui aussi, Sarah Bernhardt.
Dès la rentrée de 1913, le tout-Paris se chargea de trans
former en fiançailles le flirt tout platonique de Marcelle
Prat et de Maurice Rostand. On en trouve l’écho dans la
presse de l’époque, à propos d’une réception que la mère de
la jeune fille offrit, le 20 février 1914, à huit cents invités.
« Mme Prat recevait hier soir au Pavillon des Muses,
écrit l’Intransigeant. La fête fut très belle et l’assistance
choisie: S.A.R. l’infant don Luis, M. Jean de Reszké,
M. Louis Barthou… »
Suit une liste qui se retrouve plus détaillée dans le Figaro
et qui cite M. et Mme Tristan Bernard, M. et Mme J.H.
Rosny, M. et Mme Maurice Leblanc, Mme Hermine
(à l’époque
Lecomte du Noüy,
le traitMme
d’union
Georgette
les assemblait
Leblanc-Maeterlinck…
encore), MM.

Abel Hermant, Charles-Henry Hirsch, André Gide,


Jacques Hébertot et… Henri Barbusse.
Et l’Intran continue: « Mlle Marcelle Prat fut très bien
en Mélisande apeurée et naïve. M. Maurice Rostand lui
donna la réplique avec mesure et talent. On apprit que les
fiançailles, dont on parlait la veille, n’étaient nullement
confirmées. »
Jacques Hébertot, dans Comedia, pinça les cordes du
lyrisme: « Mélisande, c’était Mlle Prat, dont on ne savait
s’il fallait admirer davantage ou qu’elle fût si jeune, ou
qu’elle fût si jolie. Et les mots de Pelléas montaient dans
les cheveux de Mélisande vers la tour dont ils s’envolaient
en essaim joyeux de colombes blanches, ou bien ils
venaient luire à la fontaine dans le cercle doré d’une bague
ou parler dans le rire clair d’un jet d’eau. »
Les tablettes d’or 41

Mais c’est un journaliste inconnu qui laissa de la jeune


Marcelle le portrait le plus poétique et le plus exact:
« Mince, frêle et gracieuse comme un roseau avec des yeux
si grands qu’ils semblent toujours voir plus loin, et une
voix si chantante et si douce qu’elle paraît apportée par la
brise, Mlle Marcelle Prat est l’idéale Mélisande que le
poète dut rêver. Mince aussi dans le maillot noir et la
tunique lamée d’or, M. Maurice Rostand est un Pelléas
admirable de jeunesse et d’émoi. »
Cette voix douce et chantante, sa voix de jeune fille aux
inflexions si musicales, elle la garda jusqu’à la fin. Quant
à ses yeux qui semblaient voir plus loin, il vint un jour où,
effectivement, ils virent plus loin que la terre.
Malgré le démenti inspiré par les parents et publié par
l’Intransigeant, le bruit courait toujours dans les salons
parisiens que Marcelle Prat et Maurice Rostand allaient se
fiancer. Il fallut qu’un article, paru dans le Gil Blas du
8 avril 1914, vînt mettre fin à ces rumeurs, en précisant,
une bonne fois pour toutes, que Pelléas n’épouserait pas
Mélisande.
« Parce que M. Maurice Rostand avait joué Pelléas dans
une représentation mondaine avec la délicieuse Mlle Prat,
on a cru qu’ils s’épouseraient un jour prochain. Et on les
fiança. Or, il n’en est rien. L’amitié qui unit M. Maurice
Rostand à la famille charmante de la jeune fille qu’on lui
donnait pour épouse a suffi pour créer ce bruit. Et il n’y
aura pas à Cambo, ni ailleurs, les jolies accordailles qui
eussent d’ailleurs réjoui les amis des deux familles.
Regrettons-le! »
Les échotiers se rabattirent sur une autre nouvelle: les
fiançailles avec le duc de Morny.
La réception du 20 février 1914 suscita dans les jour
naux parisiens beaucoup d’autres articles: l’un d’eux
compara le jeu et la diction de Maurice Rostand à ceux de
Sarah Bernhardt: à cette époque, ce devait être un compliment.
42 Les tablettes d’or

Un autre signala que Mme Georgette Leblanc-Maeterlinck,


qui avait tant de fois tenu le rôle de Mélisande, poussait
des clameurs admiratives et donnait chaque fois le signal
des applaudissements. Enfin le Monde Illustré et
l’Illustration, consécration suprême, publièrent des photos
où l’on retrouve très bien la silhouette gracieuse et menue,
le mince visage et les grands yeux noirs de Marcelle.

La fête du Pavillon des Muses, avec son théâtre de salon


et ses comédiens recrutés parmi les gens du monde, fut
parmi les dernières de la Belle Époque. Par la voix de
Mélisande, elle avait fait entendre son chant du cygne.
Encore quatre mois, encore une semaine, et l’archiduc
François-Ferdinand était assassiné. Le raz-de-marée des
événements allait balayer les princesses lointaines, leurs
cheveux infinis, leurs attitudes languides, leur taille en
rond de serviette.
Un autre spectacle allait commencer… Et parmi les huit
cents invités, beaucoup de ces personnes du meilleur
monde s’apprêtaient à passer dans un monde meilleur.
CHAPITRE IV

NEUILLY
ET LE CHÂTEAU DE TANCARVILLE

« Georgette reçut la lettre de rupture de Maeterlinck au


Pavillon des Muses. Broyée par le chagrin, mais voulant
n’en rien laisser paraître, elle eut le courage de dire:
« Enfin, je vais vivre ma vie. » Elle n’en mit pas moins tout
en œuvre pour essayer de reconquérir son demi-dieu.
Connaissant parfaitement Maeterlinck, elle ne trouva rien
de mieux, pour essayer de le faire revenir sur sa décision,
que de m’envoyer aux Abeilles, comme ambassadrice, n’i
gnorant pas le penchant que Maeterlinck avait pour moi.
Au grand mécontentement de mes parents, elle finit par
obtenir d’eux que j’aille passer quelque temps chez une de
leurs grandes amies qui habitait Nice, la Marquise de
Ménabréa.
Le sage, le philosophe, allait-il abandonner son égérie,
sa collaboratrice, sa compagne de vingt-trois années pour
une jeune comédienne qui se profilait à l’horizon? Qui
était-elle, comment était-elle entrée dans la maison de
Maeterlinck? Elle l’avait connu grâce à Georgette qui,
lorsqu’elle monta l’Oiseau Bleu, au théâtre Réjane, lui
avait confié un petit rôle: celui du Rhume de Cerveau.
C’est le cœur battant que je montai l’étroit raidillon des
Baumettes, puis l’escalier qui menait à la porte dérobée
que je poussai sans bruit. Maeterlinck était en train de cou
per des roses, son chien Golaud le suivait. Il fut charmant:
« D’où viens-tu? me dit-il, tu es donc à Nice? »
Réconfortée par cet accueil, je commençai à lui parler de
Georgette, le plus adroitement possible; il resta muet et
44 Les tablettes d’or

sans émotion. Je devais télégraphier chaque jour à


Georgette. Qu’allais-je lui dire? Le lendemain je revins, il
était toujours aussi aimable, mais évasif.
Durant toute la semaine je continuai d’aller le voir.
Maeterlinck semblait prendre plaisir à nos rencontres, mais
restait très secret au sujet de Georgette. Je la tins fidè
lement au courant de mes visites.
Un jour, en arrivant aux Abeilles, je voulus ouvrir,
comme d’habitude, la petite porte dérobée, elle résista.
J’appuyai plus fort, elle ne céda pas, elle était fermée à
clef. J’appelai: pas de réponse, je fis le tour de la proprié
té, j’arrivai à la grande grille, les chaînes étaient mises.
J’appelai à nouveau, à travers les futaies je regardai la mai
son, les volets étaient clos.
Désemparée, je redescendis le chemin des Baumettes et
allai trouver un grand ami de Maeterlinck, Maurevert,
rédacteur à Nice-Matin. Peut-être saurait-il quelque
chose? En effet, il avait vu Maeterlinck et il m’apprit qu’il
était parti pour quelques jours à la montagne.
Les jours passèrent, le temps me semblait long; enfin je
reçus un petit mot: « Viens déjeuner. » Il y avait là
Maurevert et Gomez Carillo, un Espagnol. Le repas fut
assez gai, après le déjeuner nous allâmes dans le petit salon
attenant à la salle à manger. Maeterlinck prépara le café
turc, nous nous tenions debout autour de lui. Il y eut une
phrase étrange dite par Maurevert, je demandai des expli
cations et Gomez Carillo me dit: « Mais enfin, vous ne
savez pas? Ils sont mariés. » (1)
Le choc fut si grand que je m’évanouis et Gomez Carillo
n’eut que le temps d’ouvrir les bras pour m’empêcher de
tomber; mon chignon se défit, mes cheveux recouvrirent
mes épaules et j’entendis Maeterlinck s’écrier:
« Mélisande! »

(1) Maeterlinck épousa Renée Dahon le 16 février 1919 à


Châteauneuf de Contes.
Les tablettes d’or 45

Maeterlinck ne revit jamais Georgette. Longtemps après


leur séparation, elle écrivait encore: « Ma hantise durant
des mois, des années, la voilà: j’ai cru mourir de ne pas
recevoir un mot disant simplement: Je suis le même et je
sais que tu es la même. » »

Voici les mêmes événements présentés par Antonio


Aniante dans La double vie de Maeterlinck (2): « Sa passion
pour Georgette Leblanc, beauté eschylienne, fut boulever
sante; il mêlait à ses mots d’amour des discours sur la mort,
et lui parlait de l’au-delà avec une science poétique raffinée.
Les demeures qu’il habita, successivement à Saint
Wandrille, à Grasse et à Nice ressemblent à des cimetières;
il les illuminait avec toute sa félicité intérieure. À
l’exemple de Michel-Ange il vécut avec cette mort qui
habitait chacune de ses pensées, mais il n’hésita pas pour
tant à recourir aux découvertes chirurgicales les plus auda
cieuses afin de retrouver une plus féconde jeunesse. Il est
certain que l’attente d’une gloire reconnue et complète lui
fut douloureuse; et il ne fut nullement épargné par cette
anxiété maladive qui rejoint souvent la folie. Georgette
Leblanc nous parle, dans ses mémoires, de crises ner
veuses effrayantes, de syncopes prolongées, de titanesques
accès de colère. Cela ne signifie pas que Maeterlinck fût
malade. Il souffrait atrocement de l’incompréhension par
tielle qui entourait son génie que le monde n’avait point
encore pleinement reconnu.
Mais lorsque, un jour, la terre entière se prit à l’adorer,
sans plus de réticence, il retrouva tout d’un coup sa santé
naturelle, sa robustesse, ses rêves devinrent séraphiques,
ses jours se succédèrent comme une chaîne ininterrompue
d’heureux événements. Puis l’âge critique, inattendu, le
surprit presque à l’improviste. II avait cinquante ans, et ce
monde qui était apparu à son regard voilé comme un para

(2) Éditions Universelles. Paris, 1949.


46 Les tablettes d’or

dis terrestre, lui devint bientôt un douloureux purgatoire.


Ce fut comme si une main divine eût recouvert la terre
d’un voile noir, afin de lui rappeler que chacun de nous
n’est que poussière, et que l’orgueil est un des péchés les
plus graves que l’homme puisse commettre.
Un télégramme subit rappela Maeterlinck au chevet de
sa mère mourante. De retour dans sa villa « Les Abeilles »
il fut incapable d’éloigner de ses yeux l’image de la morte.
Cette vision était là pour toujours. Ses nerfs avaient cédé;
à travers le poète c’était l’homme qui, pour la première fois
depuis trente années de joie, était terrifié par l’idée de la
mort dont les tentacules se prolongeaient jusqu’à lui. Les
docteurs affirmèrent que la présence d’une charmante
jeune fille, bien plus qu’une distraction agréable, aurait été
le seul remède capable de le guérir. Georgette Leblanc,
étouffant sa jalousie, s’inclina, introduisit la petite nymphe
qui, peu d’années après deviendrait la femme de
Maeterlinck, et s’en alla, loin de la vie du poète, non sans
avoir déclenché de tragiques scènes familiales. »

***

destin de
LeMaurice Rostand,
Marcelle lui tenait
Maurice en Maurice
Leblanc, réserve Maeterlinck…
un quatrième

Maurice, le plus bénéfique pour sa carrière littéraire, ce


fut Barrès.
« J’étais une jeune fille en fleur lorsque, pour la pre
mière fois, je franchis le seuil de Barrès.
C’était au printemps, j’avais mis ma plus jolie robe, en
broderie avec de petits volants, et mon plus beau chapeau,
orné de cerises. La maison de Barrès était au numéro 100
du boulevard Maillot; la nôtre, le Pavillon des Muses, était
voisine de la sienne (3); pour une jeune fille qui rêve de
littérature, ce hasard était heureux.

(3) Exactement au 96.


Les tablettes d’or 47

J’admirais profondément Maurice Barrès et, depuis


longtemps, j’essayais de faire sa connaissance, mais j’a
vais deux institutrices, une Anglaise et une Française, ce
qui ne facilitait pas cette rencontre.
Depuis longtemps je le voyais passer devant ma fenêtre,
je savais l’heure exacte où chaque jour, il se dirigeait vers
la porte Maillot; je m’installais dans le jardin, avec mes
papiers, mes crayons et, à travers le lierre, j’apercevais sa
silhouette.
J’imaginais des entretiens où il me parlerait de son
œuvre, cette œuvre que je dévorais ; je rêvais qu’il me lisait
des passages d’Un Homme libre: « Nous pousserons avec
clairvoyance nos émotions d’excès en excès, nous connaî
trons toutes les passions et jusqu’aux plus hautes exalta
tions. Il faudrait des laboratoires d’enthousiasme.
L’homme idéal résumerait en soi l’univers. » Tout cela ali
mentait ma fièvre.
Un soir, en promenant mon berger allemand, je glissais
un mot sous la grille de son jardin, en y joignant un manus
crit que je venais d’achever. J’attendis avec angoisse sa
réponse, elle ne tarda pas: « Merci du brillant manuscrit
audacieux! venez me voir! »
Le cœur battant, je montai les quelques marches du per
ron, une servante vint m’ouvrir et me conduisit au premier
étage, où était le cabinet de travail de Barrès.
— Alors, Mademoiselle ?.. asseyez-vous !
M’asseoir n’était pas facile, car tous les fauteuils étaient
encombrés de livres, il en dégagea un et, Dieu merci,
commença à me questionner, car j’étais tellement émue
que je serais restée muette.
— Je vois que vous vous destinez à la littérature?
— Enfin, j’écris, dis-je d’une voix blanche.
— Ce qui me frappe le plus dans vos pages, c’est que
vous semblez plus préoccupée et plus soucieuse de gloire
que d’amour. Les jeunes filles de mon époque pensaient
48 Les tablettes d’or

surtout à l’amour. Pourquoi recherchez-vous tellement la


gloire? Est-ce par orgueil?
— C’est parce que je pense que, lorsqu’on est vieux, on
est moins seul.
— Mais vous n’êtes encore qu’une petite fille et vous
avez beaucoup de temps devant vous, cependant ce que
vous dites n’est pas dénué de fondement; en toute chose, il
faut prendre ses grades et cela est long. Et il ajouta en sou
riant: même en amour il est préférable d’avoir acquis des
grades! cela facilite le succès, un vieil homme glorieux
suscite plus de passion qu’un jouvenceau… Si je me re
porte à ma jeunesse, j’étais beaucoup moins entouré que
maintenant; ce qu’il faut, c’est ne pas cesser de plaire.
Ma réflexion avait peut-être éveillé un écho en Barrès,
il semblait pensif. Avant de me quitter, il me dit: « Nous
allons certainement nous revoir puisque vous êtes ma
voisine. »
Je partis comblée et bien décidée à utiliser toutes les
ruses pour le rencontrer à nouveau; désormais je promène
rais mon berger allemand aux heures où il sortait ses
chiens. Mon père, qui ne fut pas long à découvrir ce petit
manège, me fit de dures remontrances; ma mère, plus large
d’idées, finit par dire: « Cela lui éveillera l’intelligence. »

Désormais, ces promenades au Bois de Boulogne de


vinrent le but de ma vie. J’étais toujours sur le boulevard
Maillot aux heures où je savais qu’il allait y passer;
lorsque je distinguais, de loin, sa longue silhouette vêtue
de sombre, j’étais apaisée. Il tenait la tête légèrement incli
née en arrière, un col amidonné très haut et très blanc fai
sait un socle à son visage anguleux, une mèche noire sor
tait de son melon, tout cela lui donnait l’air très austère, si
austère qu’un jour Maurice Maeterlinck, me parlant de lui,
me dit: « Comment va ton Vendredi-Saint? »
Les tablettes d’or 49

Chez Maeterlinck, je n’avais entendu parler que de


sentiments libres, d’amour libre, joints à l’horreur de l’i
déal bourgeois et « des lois qui avaient été instaurées par
une société absurde. » Maeterlinck, dans sa jeunesse, fut
tourné vers la sagesse pour ensuite y renoncer. Barrès sui
vit la ligne inverse, dans ses œuvres de début, il s’abandon
na à une sensibilité voluptueuse. Lorsque je le connus, il
était déjà figé dans l’austérité, son attitude était raide, et
pour se raidir davantage il mettait, lorsqu’il marchait, ses
deux bras derrière le dos en tenant dans ses mains une
canne ou un parapluie. Il avait l’air sévère, air qui n’était
qu’une apparence, car, derrière ce masque, il était tout en
nuances. »

***

« L’été approchait, nos promenades allaient être inter


rompues; Barrès partirait pour Charmes, moi pour la
Normandie. J’en éprouvais de l’angoisse. J’étais très isolée
au sein d’une famille qui réprouvait toutes mes manières
d’être ou tout au moins qui ne s’y intéressait pas, ce qui
avait fait dire à Maeterlinck en parlant de ma mère:
« Jeanne a couvé un canard! »
Le château de Tancarville, notre demeure familiale, était
comble, les quatorze chambres d’invités toutes occupées.
Ces gens, je les méprisais; sans doute à tort. Toutes les
journées, ils les passaient à jouer au bridge ou à faire des
escapades au casino de Deauville. Seuls trouvaient grâce à
mes yeux deux invités: Louis Fabulet, traducteur de
Kipling, et Pierre Lecomte du Noüy. Louis Fabulet, fin et
original, était un disciple de Thoreau. Il vivait selon
l’exemple de son maître, et s’était fait construire une mai
son en plein bois, où il n’avait ni électricité, ni chauffage,
ni eau courante, un puits lui suffisait; l’hiver, il coupait les
arbres dans la forêt pour se chauffer, de grandes peaux de
50 Les tablettes d’or

mouton recouvraient les dalles de sa demeure. Henry de


Montherlant, qui n’était pas encore célèbre à l’époque,
venait souvent le voir; Fabulet lui légua sa bibliothèque. Il
m’aimait beaucoup, je lui rendais pleinement cette amitié
et entretenais une correspondance régulière avec lui.
Mon deuxième ami était Pierre Lecomte du Noüy. Sa
mère avait une maison à Étretat, mais Pierre aimait faire de
longs séjours chez mes parents. Il s’intéressait à ma sœur
et à moi, et nous donnait des cours de philosophie. Tous les
matins, nous le retrouvions à heure fixe dans un des petits
salons du château; il nous parlait indéfiniment de Descartes;
son cartésianisme lui servit certainement lorsque, plus tard,
il devint biologiste. Pour l’instant, il n’était qu’un jeune
homme séduisant qui se cherchait.
Est-ce en montant les purs sangs de mon père qu’il prit
le goût de l’équitation? Il fut aussi cow-boy en Amérique;
lui et moi, nous faisions à grand galop de longues randon
nées dans les bois du château. C’est sa mère, Hermine,
auteur du fameux roman Amitié amoureuse, qui me donna
ma première Imitation de Jésus-Christ. »
Cette philosophie que Pierre Lecomte du Noüy ensei
gnait aux deux jeunes filles était non seulement celle de
Descartes, mais aussi celle de Taine, de Renan et de
Gustave Le Bon avec lequel il avait de fréquents entretiens
et qui lui conseilla de s’inscrire à la Sorbonne.
Fermement installé dans sa foi rationaliste, persuadé que
la science devait résoudre tous les problèmes, Pierre qui,
comme Marcelle, avait reçu une éducation religieuse assez
superficielle, se déclarait volontiers agnostique.
C’est en 1915 (il était alors officier) qu’il rencontra le Dr
Alexis Carrel, Directeur de l’hôpital militaire de
Compiègne. Carrel lui demanda de s’attaquer au problème
mathématique de la cicatrisation des plaies; le jeune biolo
giste réussit à résoudre ce problème et la thèse exposant ses
travaux lui valut le doctorat ès-sciences de l’Université de
Les tablettes d’or 51

Paris. Son équation permettait de suivre la marche de la


cicatrisation et de calculer à l’avance le temps nécessaire à
la complète guérison d’une plaie. Pour la première fois
(1917), les mathématiques s’appliquaient avec succès à
la biologie.
Cela conduisit par la suite Lecomte du Noüy à une
conception absolument nouvelle du temps biologique dis
tinct du temps physique de la matière inerte, s’écoulant à
un rythme différent et suivant une loi différente (logarith
mique et non plus arithmétique); d’où cette conséquence
essentielle: le temps n’a pas la même valeur pour l’enfant
que pour l’adulte. Cet ouvrage révolutionnaire fut publié
en France, en 1936, sous le titre Le Temps et la Vie.
Dès 1927, l’édifice philosophique de Pierre Lecomte du
Noüy s’était organisé de façon autonome autour du fameux
principe d’incertitude que Heisenberg venait d’exposer.
Ce fut pour lui une révélation, il en saisit toute la portée,
il en tira toutes les conséquences. Ses conceptions nou
velles furent ensuite confortées et enrichies par les travaux
de Charles-Eugène Guye, auteur de l’Évolution physico
chimique. Il refit tous les calculs du professeur suisse et ces
calculs allaient devenir la base de son argumentation et de
son système: le téléfinalisme.
Louis Fabulet, Pierre Lecomte du Noüy, ces amitiés ne
laissèrent en Marcelle que des impressions fugitives. Son
esprit était uniquement absorbé par Maurice Barrès.
« De plus en plus je m’isolais des gens qui allaient et
venaient au château. Afin de ne plus voir personne, je pas
sais tous mes après-midi dans une petite cabane que j’avais
fait construire sur les remparts; ces remparts donnaient à
pic sur la falaise, il y avait un petit sentier qui y conduisait.
À quatre heures, du haut de la terrasse, on me descendait
au bout d’une ficelle un panier contenant mon goûter.
Les heures s’envolaient vite ; je lisais, je rêvais, puis j’é
tablissais mon programme pour la rentrée. Ce programme,
52 Les tablettes d’or

c’était une suite de questions à poser à Maurice Barrès; je


ne savais pas comment construire un roman et je souhaitais
recevoir ses conseils. »

La notice du château de Tancarville vient à propos complé


ter ce que nous apprennent les souvenirs de Marcelle de
Jouvenel.
« De 1910 à 1939, M. Prat loue le château de Tancarville
qui devient le rendez-vous des écrivains, des poètes et des
politiciens. Maeterlinck admire la Tour de l’Aigle où
semble rôder le fantôme de Mélisande. Georgette Leblanc,
féerique dans ses voiles, chante « Mes longs cheveux des
cendent tout le long de la Tour. » Maurice Leblanc, à l’au
tomne, parcourt les bois mystérieux et rapporte les thèmes
de ses célèbres « Arsène Lupin ». Bertrand et Marcelle de
Jouvenel échangent les pages de leur « fidélité difficile ».
Colette rend visite au hibou qui a remplacé le diable dans
la Tour du Lion. Margaret Anderson et ses amis de la
grande « Little Review » se promènent avec une chèvre
blanche grimée comme une comédienne. James Joyce,
entre le Phare, la Vieille Église et le Château, comme
« Ulysse » fait un beau voyage. »
CHAPITRE V

VILLEFRANCHE ET LA MALARRIBA

De retour à Neuilly, Marcelle n’avait plus qu’une idée


revoir Maurice Barrès.
Bien avant l’heure à laquelle il sortait généralement de
chez lui, elle se promenait boulevard Maillot; anxieuse,
elle s’asseyait sur un banc, en face de sa maison, pour le
guetter.
« Toutes les minutes je regardais ma montre. L’hiver
commençait, les arbres n’étaient plus que des squelettes
qui traçaient des lignes sur le ciel gris; peut-être ces pro
menades n’auraient-elles plus d’attrait pour lui et me
ferait-il comprendre que je devais y renoncer. J’avais été
tellement choquée parla rupture survenue entre Georgette
et Maeterlinck, que j’en avais gardé une grande méfiance
touchant la fidélité des êtres. Rien de ce qui vivait, comme
le cœur, l’esprit, n’était à l’abri des changements. J’en étais
là de mes tristes réflexions lorsqu’à deux heures juste,
comme autrefois, il sortit de sa maison.
Très inquiète, je vins à sa rencontre. Il me tendit la main et
me dit: « Alors, Mademoiselle? » Interrogation qui, à mon
sens, voulait dire: « Parlez-moi de vous, racontez-moi ce que
vous avez fait, ce que vous avez pensé »; Barrès n’avait rien
perdu de l’intérêt qu’il me portait, je me sentis brusquement
délivrée de mon angoisse. Je n’en demandais pas plus, je
savais que tout allait recommencer comme auparavant.
Je lui expliquai le travail qui m’avait absorbée, les diffi
cultés, l’impossibilité même que j’éprouvais à construire
un roman. Barrès me fit une réponse qui me stupéfia: il y
a beaucoup de manières d’écrire: il y a ce qu’il est convenu
54 Les tablettes d’or

d’appeler l’inspiration, où la plume court presque toute


seule sur le papier, puis il y a le long travail de réflexion
qui s’élabore méthodiquement et qui est fort pénible; et
enfin, il reste le travail qui pose un problème, celui auquel
on ne peut pas trouver de solution, en un mot celui qui
vous dépasse, qui est plus grand que votre intelligence,
celui-là on ne peut jamais le résoudre soi-même. J’écoutais
Barrès interloquée, il poursuivit: « Eh bien! celui-là,
voyez-vous, il ne m’inquiète pas, je le confie à mon
sommeil. Avant de m’endormir, je le fixe, je le pense in
tensément et, le lendemain matin, lorsqueje me réveille,
je n’ai plus qu’à transcrire, à mettre noir sur blanc. » À
l’époque, j’étais si peu versée dans les subtilités de l’in
conscient que ces paroles avaient un sens magique.

Notre maison de Neuilly, surnommée par Robert de


Montesquiou le Pavillon des Muses, avait été un rendez
vous de chasse de la famille d’Orléans. Les cristaux des
lustres des salons jouaient avec les rayons du soleil, par
terre les tapis d’Aubusson étalaient leurs couleurs pourpres
et leurs dessins en fleurs de lys.
Ma famille avait décidé de donner une matinée dansante
pour ma fête. La veille, j’avais rencontré Barrès et lui avais
dit d’un air méprisant et détaché: « Ma mère donne une
sauterie pour moi. » À ma stupeur, Barrès m’avait répon
du: « Vous allez certainement avoir une très jolie robe;
quand tout sera fini, venez nous la montrer. » Pendant cette
réception, je n’avais qu’une idée, c’est que le dernier invité
s’en allât pour me rendre enfin chez les Barrès.
Parée comme pouvait l’être une jeune fille de cette époque,
je me retrouvai sur le boulevard Maillot en toilette de soie
blonde assortie à la teinte de mes cheveux, ma robe à crino
line était pareille à celle d’une infante; dans ma coiffure on
avait piqué une barrette de roses pâles en forme de diadème.
J’avais une écharpe aux sept couleurs de l’arc-en-ciel.
Les tablettes d’or 55

Je sonnai chez les Barrès. À mon étonnement, on ne me


fit pas monter au premier, dans le bureau de l’écrivain; on
m’introduisit dans le salon. Cette pièce m’était inconnue,
elle me sembla triste, sombre, cérémonieuse, banale, je
m’y trouvais mal à l’aise. La porte s’ouvrit, j’avais déjà
préparé un grand sourire pour accueillir Barrès. Ce n’était
pas lui, mais Mme Barrès. Je restai interloquée, gênée,
empruntée. Elle me tendit la main et me dit: « Mon mari
finit un article, il va venir dans un instant. » Ces quelques
secondes me parurent un siècle. Enfin, j’entendis l’escalier
craquer, le chien aboyer, et il entra. Il était suivi de
Poucette et de sa chienne. C’était la première fois que je
voyais Barrès en famille. Dans ce salon morne, conven
tionnel, ordonné, il m’apparut sous un jour nouveau et tout
différent de celui auquel j’étais habituée.
Mme Barrès, la petite fille, les chiens, l’ensemble
composait un tableau familial classique.
Barrès n’était plus celui qui avait écrit: « Je m’ingénie à
procurer à mon âme chaque jour de nouveaux frissons. » Il
avait une attitude à la fois majestueuse et digne, je le regar
dais avec une certaine stupeur admirative.
Pourquoi tout cela ne se passait-il pas à l’intérieur du
palais des Doges, dans cette Venise qu’il avait peinte? Il
me fixait comme il avait regardé autrefois ces portraits de
jeunes filles au cours de ses visites dans les musées.
Qu’allait-il dire? Je retenais mon souffle. J’attendais. Y
avait-il eu entre lui et moi cette sorte d’échange, cette
communion muette qui font vibrer? Qu’a-t-il dit? Malgré
tous mes efforts, je ne peux tirer de ma mémoire les paroles
exactes qu’il prononça. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il
épilogua sur le fait que j’étais comme sortie d’un tableau
de Vélasquez et que ma toilette lui remémorait des impres
sions d’art de son existence. Sa voix était embrumée, puis
subitement devint affirmative. « Vous avez dû avoir beau
coup de succès, Mademoiselle. »
56 Les tablettes d’or

Mme Barrès semblait très égayée par ma visite. Si son


aspect était froid, je ne doute pas qu’une grande fantaisie
ne régnât derrière cette apparence de dame romaine aux
cheveux lisses, séparés en bandeaux. Elle dans sa robe
sombre, la petite fille avec ses nattes roulées sur les
oreilles, les chiens couchés aux pieds du maître: j’étais
séduite par l’atmosphère qui se dégageait de cette scène
d’intérieur, comme on se sent soulevé d’admiration devant
une toile de Rembrandt, où seuls des visages éclairés par
une lampe surgissent de l’obscurité.
Qu’étais-je venue faire ici avec mon déguisement fri
vole, qui ne correspondait en rien au sérieux de mes aspi
rations, aux larmes que je pouvais verser et aux angoisses
qui m’étreignaient? J’aurais voulu mettre ma robe en
pièces, la piétiner.
***

Les saisons se succédèrent. Pendant un séjour à Biarritz,


chez les Henri Paté où je jouais au golf, j’eus la mal
chance de recevoir une balle qui me frappa à la tempe. Je
m’écroulai, on me ramena en voiture à la villa de mes
amis et l’on demanda d’urgence un médecin. Il redoutait
une fêlure du crâne.
Je revins à Paris, je dus m’aliter, mon état s’aggravait de
jour en jour, je ne pesais plus que trente-cinq kilos. Mes
yeux avaient du mal à supporter la lumière, je vivais dans
le noir. De temps en temps Barrès faisait prendre de mes
nouvelles; le manuscrit que je lui avais montré dormait
dans un tiroir, j’avais perdu le goût d’exister.
La nuit de Noël, ma famille ayant donné une soirée pour
ma sœur, je ne pus y assister. De mon lit j’entendais la
musique et je regardais les flammes faire des dessins sur le
plafond, je me sentais glisser hors de la vie. Ma mère était
très inquiète, des médecins défilaient à mon chevet, ils di
saient: Elle n’a aucun organe atteint, et l’on murmurait:
Les tablettes d’or 57

maladie de langueur… jusqu’au jour où un vieux docteur


venu de Lyon diagnostiqua mon état: le choc de la balle
reçue sur ma tête avait été si violent qu’il avait causé un
grave traumatisme, j’en aurais au moins pour un an.
Dans ma détresse, j’écrivis à Barrès. La réponse ne fut
pas longue à venir: « Mademoiselle, j’ai pris la décision de
faire une préface à votre livre. »
Si mon état avait été d’origine psychique, cette bonne
nouvelle m’eût guérie, malheureusement le physique avait
été atteint. Pour aider à ma guérison, les médecins
recommandaient le Midi. Pierre Lecomte du Noüy offrit à
ma famille de mettre à sa disposition sa villa de
Villefranche, la Malarriba.
Je partis avec mon institutrice et une vieille servante pour
cette féerique demeure. Allongée sur une chaise longue, je
lisais, je rêvais. Peu à peu mes forces revinrent. Le médecin
avait dit vrai, il me fallut une année pour retrouver ma santé. »

Mme Mary Lecomte du Noüy a évoqué cette Malarriba


où Marcelle Prat recouvra peu à peu le goût de vivre.
« Le jardin était en terrasses. Deux petites maisons sépa
raient celles d’en haut, réservées à la culture d’œillets, de
celles d’en bas où croissaient à profusion des oliviers, des
palmiers, des mimosas, toutes les fleurs et graminées odo
rantes du Midi. Nos fenêtres surplombaient le petit village
rose de pêcheurs et la rade où nous regardions les navires
de guerre de toutes les nations à l’ancre (1). »
Pierre Lecomte du Noüy avait une prédilection pour
cette propriété escarpée, située entre la basse et la
moyenne corniche, sur un terrain glissant qui lui avait valu
son nom de Malarriba, la mal-arrimée. Dans ces deux
petites maisons qu’il fit par la suite réunir par un hall, il
retrouvait le souvenir de sa mère et celui de Maupassant,
qui venait souvent la voir de Cannes, en voisin, débarquant
de son yacht, le Bel Ami.

(1) Lecomte du Noüy. De l’agnosticisme à la foi. Éd. La Colombe.


58 Les tablettes d’or

Hermine et Guy s’étaient connus en 1881, à étretat, où


les Lecomte du Noüy possédaient le Haut-Mesnil, et où il
acheta une maison qu’elle lui suggéra de baptiser « La
Guillette ». Une belle et solide amitié naquit entre l’écri
vain et la jeune femme et c’est lui qui la forma, lui appre
nant, comme il l’avait appris de Flaubert, à construire un
récit, à esquisser un paysage, à faire vivre des êtres.
La disciple fut digne du maître: en treize ans, Hermine
Lecomte du Noüy publia onze livres. Le plus célèbre
d’entre eux fut le premier: Amitié amoureuse, roman par
lettres, qui portait en exergue cette définition de Jules
Lemaître: « L’amitié amoureuse est plus que l’amour car
elle en a tout le charme, et elle n’en a point les malaises,
les grossièretés, ni les violences. »
Dédié à Laure de Maupassant, il parut sans nom d’auteur
trois ans après la mort de l’écrivain. Les contemporains
crurent reconnaître dans cette correspondance d’amis
amoureux celle d’Hermine et de Guy, mais Mary Lecomte
du Noüy affirmait que les lettres du livre n’avaient pas de
ressemblance avec les originaux en sa possession.
Dans les années 1887-1888, quand Maupassant fré
quente la Malarriba, Hermine n’a encore rien publié, elle
ignore qu’elle fera une carrière littéraire et consacre sa vie
à son fils Pierre, né quatre ans auparavant. Maupassant se
prit d’affection pour cet enfant amoureux comme lui des
choses de la mer; un jour, il l’assit sur ses genoux et lui
demanda:
— Et toi, Pierre ? Qu’est-ce que tu feras quand tu seras
grand?
— Je fera comme toi, mon Guy, je jouera au bateau.
Et pour l’amour des bateaux le grand homme fit
construire dans sa propriété de Cannes un bassin pour la
flotte miniature du petit garçon.
Après la mort de Maupassant survenue prématurément
en 1893, Pierre trouva parmi les artistes et les écrivains qui
Les tablettes d’or 59

fréquentaient le salon de sa mère d’autres amis illustres.


Installée au 44 de la rue Cardinet, Hermine avait son jour
où l’on voyait paraître Reynaldo Hahn et Massenet qui
l’accompagnaient au piano quand elle chantait; Jules
Lemaître, Francis de Croisset et surtout Sully Prudhomme
qui s’intéressait aux études du jeune garçon. Émerveillé
par son habileté à construire de petits mécanismes, il l’avait
surnommé Vaucansonnet.
Pierre connaissait-il Les Yeux de son vieil ami, ces
quelques strophes qui, seules, ont survécu à l’œuvre consi
dérable et bien oubliée du Prix Nobel 1901 de littérature?
En admettant qu’il les connût, il ne leur attachait
certainement pas leur véritable sens, leur sens profond.
Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux, Ouverts à
quelque immense aurore, De l’autre côté des tombeaux,
Les yeux qu’on ferme voient encore.
Il en était de même pour Marcelle uniquement préoccupée
de sa réussite amoureuse et littéraire. Aux jours heureux de
Villefranche, dans cette calme propriété tout imprégnée de la
présence sceptique de Bel-Ami, la mort, la survivance, l’au
delà, c’était si vague, si improbable, si loin…

La préface de Barrès, qu’elle attendait le cœur battant,


finit par arriver.
« Je la lus et la relus, elle m’émerveillait, n’était-elle pas
comme la consécration de notre amitié? »
« Un livre de jeune fille, des imaginations qui n’ont pas
de passé, mais toutes orientées, élancées vers l’avenir. Je
songe à cette Cassandra de Lycophon que Suidas appelle le
poème ténébreux. Cassandra est une jeune fille qui de la
fenêtre de son palais troyen regarde son frère Pâris s’em
barquer pour Sparte. Soudain, elle voit. À travers les té
nèbres du futur, elle distingue la beauté d’Hélène, le rapt
de cette personne fatale, les guerres terribles, la destruction
de sa ville.
60 Les tablettes d’or

Les prévisions de Mademoiselle Marcelle Prat sont


moins précises et moins tragiques. Son poème ténébreux
est plutôt qu’une prophétie, un vœu! Avant que le retentis
sement de la vie n’ait animé sa pensée, le poète écoute son
obscur pressentiment. Comment vivrai-je? qu’attendre?
que souhaiter? »
La jeune héroïne qu’anime devant nous l’auteur de
« Vivre », n’entend pas ajourner l’ambition dans la se
conde moitié de sa vie. Ce premier roman d’une jeune fille
pourrait s’intituler, si la mode était encore aux sous-titres,
« Vivre ou l’ambition à vingt ans ».
Charmant récit, flexible, chantant, parfumé, tout dédié
au culte de la gloire. Mademoiselle Marcelle Prat a voulu
décrire quelque chose d’assez nouveau, je crois, dans les
âmes féminines de vingt ans: l’éveil de l’ambition chez de
jeunes êtres qui jadis n’accueillaient que les pressenti
ments de l’amour. C’est une gracieuse image d’aujourd’hui
à glisser dans l’album d’À quoi rêvent les jeunes filles.
Voilà donc une des idées que nos plus jeunes contempo
raines se font de la vie. Je comprends que Mademoiselle
Prat ait été tentée de dessiner ce singulier rêve de bonheur.
Ce sont là des imaginations qui bougent assez vite sur un
fond permanent.
La part éternelle chez les jeunes personnes, c’est sans
doute, à leur insu, dans tous les siècles et dans tous les
milieux, le désir de plaire, d’étonner, de briller. La nou
veauté, c’est que bien plus nombreuses que jadis, elles
songent à plaire par le succès dans le domaine des arts. Et
voilà encore un signe de ce féminisme dont nous pouvons
relever partout des témoignages envahissants.
Ceux qui seraient tentés de s’étonner et de s’effrayer du
courage audacieux avec lequel tant de femmes à cette
heure s’engagent dans tous les ordres de l’activité intellec
tuelle, doivent prendre en considération les superbes résul
tats obtenus à la Sorbonne, à l’hôpital, par une multitude
Les tablettes d’or 61

d’étudiantes qui égalent leurs camarades hommes. Et des


poétesses et des romancières ne sont-elles pas à cette heure
au premier rang des gloires françaises?
Mademoiselle Prat est ma voisine à Neuilly. Dans la
même petite ville vit et travaille Mademoiselle Léontine
Zanta, qui vient d’étudier la Psychologie du féminisme. En
titre de son livre, Paul Bourget a écrit de belles pages où il
accepte la formule frappante de Mademoiselle Zanta: « Le
féminisme a sa raison d’être, s’il est entendu comme une
spiritualisation toujours plus profonde de l’humanité. »
Nous attendons de la femme, quand elle réclame une part
plus active et plus publique dans la vie sociale, qu’elle y
soit « un ferment de spiritualité ».
On demande à tant de jeunes écrivains féminins remar
quablement doués, qui apparaissent chaque jour, de se
faire une haute idée de leur efficacité et de mettre leur
gloire à jouer dans le monde un rôle ennoblissant. Parmi
ces nouvelles venues qui peuvent augmenter le prestige
français, selon l’idée qu’elles se feront de leur mission
d’écrivain, je n’en vois pas de mieux douée que
Mademoiselle Marcelle Prat. »
— Que vient faire ici Cassandra? se demanda la jeune
fille avec irritation. Quel rapport entre moi et cette sombre
figure mythologique? Cassandra? Pourquoi pas Hécube?
Elle ignorait que le rôle d’Hécube, ce serait pour plus
tard. Hécube, mère douloureuse, dont le désespoir prend la
forme, non de la résignation, mais de la révolte, des hurle
ments et de la rage.
« Cette préface, à l’époque, l’ai-je très bien comprise ? je
ne le pense pas, je m’attachais plutôt aux éloges qu’au
fond, j’étais heureuse que Barrès m’attribuât quelques
dons, son verdict était pour moi comme un laissez-passer
pour entrer dans la vie littéraire, il me semblait que mon
destin était en marche. Mais je comprends mal pourquoi il
avait évoqué au début de ses pages l’histoire de Cassandra,
62 Les tablettes d’or

cette fille de Priam et d’Hécube, pourquoi il l’avait fait sur


gir de la légende et pourquoi il évoquait ses dons de clair
voyance. J’avais peine à voir un lien entre ce petit livre de
jeune fille et cette prophétesse.
En écrivant ces pages, Barrès avait pris la place de
Cassandra et lu dans l’avenir. Vingt-quatre ans plus tard,
j’étais prise dans un tourbillon qui me plongea irréversi
blement au cœur même du problème qu’il avait évoqué.
Mais c’est seulement en relisant sa préface, ces jours der
niers (2), que je pris conscience de ce qui avait été pour
moi lettre morte. »
Les meilleurs devins le sont à leur insu, les meilleurs
oracles sont les écrivains: ils croient qu’ils écrivent et ils
prophétisent (2).

(2) Fin 1968.


(3) À l’époque de la Malarriba, Maupassant écrit Fort comme la
Mort qui paraîtra en 1889. Dans la bouche d’une jeune femme
qui vient de perdre sa mère, il place ces paroles qui rendent un
son tragique puisque lui-même est tout proche de la folie et de
la mort: « Que tout cela est triste, dur, cruel! On n’y songe
jamais, pourtant. On ne regarde pas autour de soi la mort
prendre quelqu’un à tout instant, comme elle nous prendra bien
tôt. Si on la regardait, si on y songeait, si on n’était pas distrait,
réjoui et aveuglé par tout ce qui se passe devant nous, on ne
pourrait plus vivre, car la vue de ce massacre sans fin nous
rendrait fous. »
CHAPITRE VI

MARIAGE ET ROMANS

Tandis que Mademoiselle Prat faisait son apprentissage


d’écrivain à l’ombre de Barrès, celui qui devait devenir son
mari faisait en toute indépendance le sien dans l’entourage
de Colette qui était alors l’épouse de son père. Dans les
premiers jours de juillet 1921, elle écrit à Marcel Proust
pour le remercier de lui avoir adressé son dernier livre: Le
côté de Guermantes II, suivi de Sodome et Gomorrhe. « Si
je vous disais que je le fouille tous les soirs avant de dor
mir, vous croirez que c’est un gros compliment imbécile,
et pourtant toutes les nuits Jouvenel retire doucement de
dessous moi, habituée, votre livre et mes lunettes… » Et
avant d’embrasser de tout cœur Marcel Proust, Colette lui
précise qu’elle part le 12 pour Rozven, près de Saint-Malo
« avec une famille bariolée d’enfants Jouvenel, une fille
que j’ai faite, deux autres qui me viennent d’ailleurs et qui
sont charmants ». Les deux autres qui lui venaient
d’ailleurs étaient Renaud, fils de Mme de Comminges, et
Bertrand, fils de Mme Claire Boas.
Déjà, Bertrand de Jouvenel se passionnait pour les pro
blèmes de civilisation et d’économie, déjà la méditation
sur l’événement, l’analyse politique et sociale où il devait
s’illustrer par la suite l’exaltaient infiniment plus que le
roman. Colette, cependant, ne semblait pas prendre très au
sérieux ces premiers essais où le jeune Bertrand s’interro
geait avec juste raison sur le caractère éphémère de la vic
toire de 1918. Voici ce qu’elle écrit à Francis Carco dans
les premiers jours de mars 1924:
64 Les tablettes d’or

Grand Hôtel des Avants


Les Avants sur Montreux
« Bertrand va bien. Outre le ski et le bobsleigh, il se
distrait perversement en écrivant des livres. Son second
volume politique est presque achevé. C’est une petite
rigolade en vingt chapitres, intitulé la Victoire sans paix.
La vingtième année a de ces névroses…
Bertrand dort, bien au froid dans sa taule, et sourit en
songeant à la réorganisation de l’Europe. Écris-moi un
mot. Ta vieille amie,
Colette. »

À la même époque, Georgette Leblanc fait ses débuts au


cinéma. Débuts éclatants: elle est la vedette d’un film
d’art: L’Inhumaine de Marcel L’Herbier; ses partenaires
sont Philippe Hériat et Jacques Catelain, le plus célèbre des
jeunes premiers de cette époque. Marcel L’Herbier a ras
semblé dans cette œuvre impressionniste tout ce qui, en
1923, est à la pointe: le scénario est de Pierre Mac Orlan,
la musique de Darius Milhaud, les décors d’Alberto
Cavalcanti, de Fernand Léger et de Mallet Stevens.
En 1978, Antenne 2 présenta ce film et je notai cette
réplique: « Sur cet écran de télévision, tandis que vous
chantez vous allez voir paraître ceux qui vous écoutent à
travers la terre. »
L’Inhumaine, qui fut le seul film français à oser présen
ter l’art plastique de l’époque, fit scandale. Son atmos
phère de science-fiction, comme on dirait aujourd’hui, sa
conception purement poétique de la lumière, son montage
cinétique, ses perspectives cubistes, son brusque passage
du camaïeu blanc et noir au camaïeu rouge, ou bleu, ou
orangé, toutes ces audaces exaspérèrent les uns, enchan
tèrent les autres.
Et Georgette, devenue vedette d’avant-garde, repartit
pour les États-Unis nimbée d’une gloire nouvelle.
Les tablettes d’or 65

Si, avec la parution de Vivre, préfacé par Barrès et


publié par Flammarion, les ambitions littéraires de
Marcelle Prat étaient satisfaites, il n’en était pas de même
pour ses ambitions sentimentales… Son paradis terrestre,
où coulaient les fleuves du charme, de la fortune, et de la
renommée, n’était pas complet. Il manquait le quatrième
fleuve: celui qui donne du prix aux trois autres: le fleuve
Amour.
Il ne tarda pas à faire irruption: ce fut Bertrand, fils
d’Henry de Jouvenel, l’un des hommes les plus en vue de
l’époque: ministre de l’Instruction Publique en 1924,
Haut-Commissaire de France au Levant en 1925 et 1926.
C’est le 2 décembre 1925 qu’Henry de Jouvenel arriva à
Beyrouth, à bord du paquebot Le Sphinx. Il entra aussitôt
en rapport avec les organes consultatifs des États du Grand
Liban et des Alaouites, les seuls qui fussent restés fidèles à
la France. Il leur exposa les grandes lignes de son pro
gramme qu’il résuma en une formule sans équivoque:
« Paix à qui veut la paix! Guerre à qui veut la guerre! »
Parmi ceux qui voulaient la guerre, il y avait un certain
Hassan Kharrat, qui terrorisait tout un quartier de Damas. Il
envoya aux divers journaux locaux une lettre dans laquelle il
se vantait d’avoir désigné quarante hommes pour couper et
lui rapporter la tête de M. le Haut-Commissaire.
Tandis que son père devait faire face, au Liban et en
Syrie, à une situation extrêmement tendue, Bertrand de
Jouvenel conduisait sa fiancée Marcelle devant le maire de
Neuilly. On peut lire ceci dans le Figaro du 12 décembre
1925: « Le samedi 5 décembre a été célébré, dans la plus
stricte intimité, le mariage de M. Bertrand de Jouvenel, fils
de M. Henry de Jouvenel, Haut-Commissaire de France au
Levant, officier de la Légion d’Honneur, et de Mme Boas
de Jouvenel, avec Mlle Marcelle Prat, fille de M. et de
Mme Fernand Prat. Les témoins étaient pour le marié:
M. Édouard Bénès, Ministre des affaires étrangères de
66 Les tablettes d’or

Tchécoslovaquie et M. Philippe Berthelot; pour la mariée:


M. René Renoult, Ministre de la Justice et M. Maurice
Leblanc. »
Il n’est pas question de bénédiction nuptiale. Quant à la
stricte intimité, qui eut pour cadre le Pavillon des Muses,
elle fut fort fastueuse.

***

Les deux jeunes époux s’entendent bien sur le plan litté


raire. À l’époque, ils sont décidés l’un et l’autre à faire car
rière dans le roman et à rivaliser d’audace avec leurs aînés,
plus exactement avec leur aînée: Colette. Après Vivre,
Marcelle Prat publie seule Combat de femme, L’Amant
brutal, La femme dévorée, mais elle a recours à la collabo
ration de Bertrand de Jouvenel pour L’homme rêvé et La
prochaine. Elle apporte ses personnages exigeants, fiévreux,
acides; lui, sa psychologie et son style.
D’ailleurs, Bertrand sent bientôt que là n’est pas sa voie.
La crise de 1929 lui montre à l’évidence ce qu’il pressen
tait depuis un certain temps déjà: la prédominance du fait
économique. Le voici qui s’engage sur la route qui le
conduira au Futurible.
Les trois Jouvenel: Henry, Robert et Bertrand; les
quatre Maurice: Leblanc, Maeterlinck, Rostand, Barrès, et
Colette! Quelle constellation d’écrivains autour de cette
jeune femme! Ajoutons à cette liste si diverse deux amis
de jeunesse, deux savants: Jean Rostand et Pierre Lecomte
du Noüy.
Le fait qu’elle ait produit des romans osés (pour l’é
poque) dérange certaines personnes, mais si, dans les
années 20 et les années 30, elle avait composé des vies de
saints ou des récits édifiants, on ne manquerait pas de dire:
c’est tout ce stock d’idées pieuses qui resurgit dans les
messages. Dans ces romans à la mode des années folles,
Les tablettes d’or 67

nous n’entrons pas dans l’univers d’azur de Thérèse de


Lisieux ou dans l’univers de soufre de Thérèse d’Avila.
Nous ne sommes pas chez François d’Assise, mais chez
Françoise Sagan. Aucune préoccupation mystique chez ces
personnages bien fournis de torpedos et de comptes en
banques, de garçonnières et de gentilhommières. Paris se
limite aux Champs-Elysées, à Passy, à Auteuil, et la France
à la Côte d’Azur.
Tout ce petit monde a un féroce appétit de vivre: la
jouissance est sa seule transcendance.
L’Église catholique n’est là que pour fournir son cadre
aux enterrements et mariages spectaculaires de ces chré
tiens sociologiques. Voici en quels termes Nelty, l’héroïne
de l’Amant brutal, parle de son mariage:
« Les deux mains de ma mère me font virer, enroulent
autour de ma robe un pansement de dentelle. Et des forma
lités m’effleurent. Éteinte au fond de mon tulle illusion,
comme un lustre qu’on veut protéger des mouches, je suis
approuvée par un maire et un curé; un ventre tricolore et
un ventre noir m’ont délivré un bon de réquisition civil et
sacré pour loger chez Marc. »
Mais les années folles, tout comme la Belle Époque,
cachaient une contrepartie d’inégalités, de misère et de
dureté dont nous n’avons pas idée cinquante ans plus tard.
Cette contrepartie, Marcelle de Jouvenel l’ignorait jus
qu’au jour où elle fit un reportage à la Petite Roquette pour
le compte de La Voix, du dimanche 4 août 1929.
En découvrant ce texte, intitulé Derrière la serrure de la
Bastille, j’ai été stupéfait, horrifié ; je faisais irruption chez
Zola, chez Dickens, je me croyais revenu au temps de l’en
quête du Dr Willermé. Jamais, je n’aurais imaginé que de
pareilles situations fussent encore possibles dans la France
du premier tiers du siècle.
« Du soleil qui pourrit tout, la viande aux étals des bou
chers, les légumes aux vitrines.
68 Les tablettes d’or

Sur les grands murs gris, des gosses jouent à la balle,


rient, se traînent dans la poussière.
— Si tu n’es pas sage, entend-on dire aux bonnes
femmes qui les gardent, Papa te fera mettre dans la maison
de correction.
La maison de correction dont on les menace, les grands
murs gris, voilà tout ce qu’ils savent de la « Petite
Roquette ». Moi, j’ai passé la porte.
Dans mon dos j’ai entendu le geôlier me dire: « Que
Madame se retourne: ici la serrure de la Bastille! », et j’ai
vu quelque chose de gigantesque se refermer avec un grin
cement horrible.
— Avec cela au moins vous êtes tranquille, dis-je. Quel
âge ont vos forçats?
Le gardien me jette un coup d’œil inquiet pensant que
peut-être je me moque de lui.
— Notre première division de pénitenciers a treize ans;
nous les prenons de treize à vingt et un.
Des enceintes à l’infini, des espèces de ponts-levis, un
trousseau de clefs de plusieurs kilos brinqueballe dans la
main du gardien.
Les jambes molles, docile, je le suis à travers des
murailles de forteresse qui sentent le moisi et le fauve. Un
couloir long, étroit, où l’air est épais comme une croûte.
— Vous allez pouvoir m’ouvrir quelques cellules?
— Mais certainement, Madame. Il glisse son œil à tra
vers un petit grillage.
— Comment t’appelles-tu, toi?
Une voix rauque, un nom que je ne comprends pas.
Le gardien s’éloigne. À nouveau il recommence, puis
s’éloigne à nouveau.
— Pourquoi n’ouvrez-vous pas, ils sont trop méchants,
vous craignez quelque chose?
Assis sur un petit grabat étroit et mince, un pauvre gosse
les bras sur les genoux, les yeux à terre, lève le visage.
Les tablettes d’or 69

—Allons, veux-tu te mettre debout? Qu’est-ce que tu as


fait toi?
—???..
Ses yeux rouges se rabattent sur le plancher.
— Il y a combien de temps que tu es là?
— Deux ans.
— Est-ce qu’ils ont le droit de lire, de travailler?
Sortent-ils, sont-ils éclairés, chauffés, qu’est-ce qu’ils
mangent?
— Une demi-heure de promenade en rang, sans parler.
Lire! Cela non, c’est interdit; pour le chauffage et la
lumière, il n’y en a pas. Aux plus sages, quelquefois, nous
donnons un peu de travail.
— À quoi pouvez-vous voir qu’ils sont sages ou pas?
— Mais, Madame, il y en a qui se permettent de chanter!
Une autre porte s’ouvre, un petit gosse fluet tout bouclé,
est environné d’une légion de jouets d’enfants, de polichi
nelles, d’arlequins, de pierrots.
En veste pénitentiaire, prisonnier entre quatre murs, il
travaille pour amuser d’autres enfants comme lui, ses petits
doigts maigres collent méthodiquement des perruques sur
les crânes d’énormes poupées qui lui sourient avec des
joues de cire rose.
— Mais qu’a-t-il fait? dis-je au geôlier.
— Allons, qu’est-ce que tu as fait? questionne ce dernier.
— Je me suis sauvé deux fois de chez mon patron.
— Et pourquoi as-tu encore une punition à ton tableau?
— J’ai pas fini les poupées.
— Quelle est ta peine?
— Deux jours de pain sec et un jour de cachot.
La porte se referme sur l’enfant débile qui me jette des
yeux misérables et désespérés. Son petit corps de souris
traquée retombe sur le lit. Il n’en a plus que pour douze
mois celui-là.
70 Les tablettes d’or

Une autre porte s’ouvre: un gros petit garçon diabétique,


surpris par notre entrée, vivement dissimule quelque chose
derrière son dos.
— Allons, veux-tu donner.
Rouge, penaud, il tend la Semaine de Suzette.
— Comment as-tu eu cela?
—???..
— Allons parle. Qui te l’a donné?
— Je ne sais pas.
— Veux-tu avouer!
— Je crois que c’est le 28, le 24 ou le 25, je ne pourrais
pas dire.
— Et c’est toujours comme cela, Madame, on ne re
trouve jamais le coupable.
Le geôlier prend le journal, le déchire. Le gosse n’a pas
un geste, seuls ses yeux restent misérablement accrochés à
la Semaine de Suzette.
Son regard est chargé d’une panique horrible, s’il osait
certainement il supplierait pour cette Semaine de Suzette.
— Qu’est-ce que tu as fait toi? dis-je très doucement.
— Une orange, avoue-t-il presque tout bas. J’ai volé
une orange.
Et la porte se referme.
L’immense serrure de la Bastille grince à nouveau pour
me laisser passer. »
Dans le même hebdomadaire, Marcelle, journaliste,
pose avec lucidité le problème du féminisme. Servie par
son sens du réel, indifférente aux tics de langage et de pen
sée, elle trouve une formule qui résume tout: le progrès
pour la femme ce n’est pas de se rendre plus semblable à
l’homme, c’est de se rendre plus différente. Elle distingue
dans ce qu’on appelle le mouvement féministe, deux
préoccupations principales; protéger la femme, obtenir
pour elle certains avantages matériels: c’est le féminisme
économique. Ensuite, accroître le prestige de la femme,
Les tablettes d’or 71

augmenter sa part d’influence dans la société, faire recon


naître en elle l’égale de l’homme. C’est le féminisme intel
lectuel.
« Si l’on en croit le plus grand nombre des féministes,
c’est à la seconde préoccupation qu’il convient de réserver
le nom de féminisme, la première n’étant qu’un des aspects
du problème social, au même titre que la protection de la
classe ouvrière, ou la protection de l’enfance.
La femme est l’égale de l’homme. Les féministes qui
apportent cette affirmation sont comme effrayées de leur
propre audace. Qu’elles se rassurent: Christine de Pisan
écrivait la même chose au XVIe siècle. Elle affirmait que
« si la coutume était de mettre les filles à l’école, et que
communément, on les fit apprendre comme on fait aux fils,
elles entendraient subtilités d’art et de science comme ils
font ».
Érasme met en scène une féministe de son temps, qui,
parlant au nom de son sexe, se plaint ainsi: « Les hommes
nous traitent comme des jouets; ils font de nous leurs blan
chisseuses et leurs cuisinières, et prennent soin de nous
exclure de toutes autres charges… »
Voici donc cinq siècles que les thèses féministes ont été
formulées.
En tant d’années, le statut juridique et politique de la
femme s’est beaucoup amélioré. Peut-on en dire autant de
son statut intellectuel? Joue-t-elle dans la société un rôle
réellement plus considérable? A-t-elle justifié sa préten
tion d’être « l’égale de l’homme »? Pouvons-nous raison
nablement affirmer que son influence a augmenté depuis le
XVIIe siècle.
Sans doute la femme a réussi — en nombre — à imiter
l’homme. Mais il ne semble pas qu’elle ait développé de
nouvelles formes d’activité. Et, à notre avis, son rôle ne
commence d’être véritablement notable dans l’histoire que
lorsqu’elle apporte des développements neufs dans la
72 Les tablettes d’or

société, et pas seulement lorsqu’elle se borne à marcher


dans les voies tracées par les hommes.
Si nous le prenons dans ce sens, nous pouvons dire que
le féminisme n’a pas fait de progrès depuis le XVIIe siècle.
Il lui a manqué pour cela de concevoir nettement ce qui a
été si fortement indiqué par Marx: que sur des données
physiologiques différentes, il fallait bâtir un édifice intel
lectuel différent.
En un mot, le progrès est toujours différenciation. »
CHAPITRE VII

NAISSANCE ET REPORTAGES

En 1930, si Marcelle de Jouvenel jette un regard en


arrière, elle peut être satisfaite. Elle a reçu au départ et
obtenu par la suite à peu près tout ce que la terre peut
offrir: un physique séduisant, car, sans être une beauté
classique, elle est jolie, gracieuse et pleine de charme; la
richesse qui, c’est bien entendu, ne fait pas le bonheur,
mais fait la liberté qui est une des formes du bonheur; un
nom illustre, un titre nobiliaire; une certaine célébrité litté
raire et mondaine qui apaisent cette soif d’ambition, ce
culte de la gloire qui avaient tellement étonné Barrès.
En outre, sa santé, jadis fragile, s’est considérablement
améliorée et lui permettra d’effectuer sans encombres ses
reportages futurs sous tous les climats et parfois dans des
conditions très rudes.
Cependant Marcelle n’est pas satisfaite: son bonheur est
incomplet, il lui manque l’essentiel: elle approche des
trente-cinq ans et elle n’a pas encore d’enfant. Cette sensa
tion d’absence la ronge douloureusement; si sa vie ne peut
se prolonger dans une autre vie, elle sera un échec. Elle sait
que c’est elle seule qui est en cause, elle fait donc une cure.
La cure réussit: le 9juillet 1931, il lui naît, enfin, un fils.
Naissance tragique: il faut lui appliquer les fers. Elle entre
dans le coma, elle est sauvée de justesse par une transfu
sion de sang.
C’est au cours de cette transfusion qu’elle fit pour la
seule et unique fois de sa vie l’expérience du dédoublement.
« J’eus l’impression, me raconta-t-elle par la suite, que
je quittais mon corps et flottais dans la pièce. Je me sentais
74 Les tablettes d’or

légère, insouciante, heureuse. Je ne souffrais plus. Quand


je revins à moi, c’est tout juste si je ne fis pas des re
proches aux médecins et aux infirmières qui m’avaient
ranimée: « Ah! pourquoi… pourquoi m’avez-vous rap
pelée? J’étais si bien… si bien là oùj’étais! » »
Tandis qu’elle était inconsciente, survint un accident dû
à la négligence: une bouillotte d’eau très chaude s’ouvrit
sur ses jambes. Elle fut gravement brûlée et, toute sa vie,
elle en porta les traces. Mais l’enfant tant désiré, l’enfant
pour lequel elle avait risqué son existence, le petit Roland
était vivant et bien vivant.
Georgette, la grand-tante de Roland, offre encore et tou
jours des réceptions fastueuses où elle apparaît encore et
toujours vêtue en princesse de Maeterlinck. Ni la guerre, ni
les déceptions, ni l’âge ne sont venus à bout de son rêve
symboliste.
En 1931, elle réunit le tout-Paris autour d’un arbre de
Noël gigantesque, qui eut pour cadre le pavillon de la
Muette (1), ancien rendez-vous de chasse de François Ier,
rebâti par Gabriel sous Louis XV. La fête étrange et raffi
née a laissé des traces précises dans la mémoire d’Yves de
Becdelièvre qui, avec sa jeune femme Marcelle-Maurette,
faisait alors ses débuts dans le monde. Dans ses
« Souvenirs » (2) il trace de Georgette ce croquis savou
reux: « La voici, obstinément préraphaëlite, coulant parmi
les buissons de lumières, en robe moyenâgeuse rouge sang,
dont la traîne dissimule sa marche, un turban de couleur
assortie à ses cheveux blonds, telle que l’eût peinte
Bastien-Lepage. Flamme immatérielle, frêle et sans âge,
elle devait mimer une scène de Pelléas et Mélisande. »

(1) Georgette avait loué le Pavillon de la Muette, situé dans la


partie de la forêt de Saint-Germain qui avoisine Maisons
Laffitte.
(2) Publiés aux Éditions Fernand Lanore.
Les tablettes d’or 75

Il ne restait plus à Mélisande que dix années à vivre. Elle


qui avait connu la gloire et la richesse allait rencontrer à la
fin de sa route l’échec, l’oubli, la pauvreté et le long sup
plice de la maladie. Mais dans cet écroulement général de
tout ce qu’elle avait désiré et obtenu, quelque chose tiendrait
jusque dans l’autre vie. Dans les trois dernières années, son
amour pour Roland serait un baume sur ses plaies vives et la
rattacherait à toutes les formes de la lumière.
En 1933, c’est-à-dire deux ans après la naissance de
Roland, Marcelle contracte le virus des voyages, virus qui
ne la quittera plus désormais. Comme elle a des relations
au journal Le Matin, dont Henry de Jouvenel fut rédacteur
en chef, on lui confie les grands reportages et on l’envoie
au Mexique, au Texas, en Floride.
Le 4 octobre de la même année, Alexis Léger, ministre
des Affaires étrangères, demande aux diplomates français
par une lettre officielle de faciliter la mission de Marcelle
de Jouvenel qui se rend, pour Le Matin, en Éthiopie, en
Érythrée, au Soudan et en Égypte.
Ces divers voyages, elle les raconta dans un livre qui fut
traduit en anglais et publié à Londres en 1935: White,
Brown and Black. White, c’étaient les États-Unis; Brown,
c’était le Mexique; et Black, l’Afrique du Nord-Est.
L’ouvrage est dédié: To my son Roland.
Il n’avait que quatre ans, lorsqu’il manifesta, pour la
première fois, à propos d’une personnalité illustre, son don
de prophétie, quoique dans ce cas il soit difficile de parler de
prophétie puisqu’au moment où il fait cette déclaration
surprenante, il semble que la tragédie ait déjà eu lieu. Toujours
est-il qu’il convient d’observer que ceux qui ont la possibilité
de se manifester depuis l’autre monde, étaient déjà, en ce
monde-ci, doués de facultés médiumniques certaines.
Cela se passa sur une plage de Belgique. Brusquement,
Roland lâche sa pelle et son seau, court vers sa mère et lui
dit tout à trac:
76 Les tablettes d’or

— Maman, la Reine est morte!


— Allons, allons, ne dis pas de sottises, va jouer!
— Je te dis que la Reine est morte.

Et le voilà qui retourne à ses pâtés. Le lendemain,


28 août 1935, les journaux annonçaient l’accident qui, près
de Küssnacht, en Suisse, coûta la vie à la reine Astrid.
Elle avait trente ans, elle était infiniment belle et bonne,
elle était adorée de ce peuple sur lequel elle n’avait régné
qu’une année. Elle laissait trois enfants en bas-âge. Cette
mort fut ressentie par toute l’Europe comme un « scandale
métaphysique ». Empruntons à Gabriel Marcel cette expres
sion qui nous servira à désigner cette chose révoltante: la
disparition prématurée d’un être indispensable et pur.
Mais que s’est-il passé sur cette plage de Belgique?
L’enfant a-t-il vu l’accident? A-t-il compris ce qui est arri
vé? Je ne le pense pas. J’ai l’impression que, déjà en
contact, à son insu, avec le monde parallèle, il a entendu
dans l’invisible quelqu’un prononcer: la Reine est morte.

Cependant, pour Roland, le grand événement de l’année


1935, ce ne fut pas la disparition de la reine Astrid, mais le
mariage de sa jeune tante Bel Gazou.
La fête eut pour cadre le village corrézien de Varetz et le
domaine de Castel Novel, propriété d’Henry de Jouvenel.
Les paysans avaient revêtu leurs costumes de jadis, un
grand banquet étala ses fastes sur la place de l’église. Vers
la fin du jour, des pétards fusèrent de tous côtés et Roland
s’écria soudain, grave : C’est déjà la guerre! Or, en ce mois
d’août 1935, on est encore en pleine euphorie. Les adultes
ne parlent pas de guerre et les enfants encore moins. Les
dangers ne sont pas encore manifestes, ils semblent ajour
nés. Si à Nuremberg, Hitler pousse des rugissements sans
équivoque, son complice Mussolini, lui, dissimule encore
son jeu, il a signé au début de l’année des accords avec
Les tablettes d’or 77

Laval. L’Europe est, en apparence, tranquille et la France,


assez inconsciente des périls, continue à se donner du
bon temps.
« C’est déjà la guerre! » Henry de Jouvenel fut frappé de
cette exclamation, il y vit un mauvais présage.
Ce fut la dernière fois que Roland se trouva en présence
de son grand-père, car l’Ambassadeur devait mourir moins
de deux mois plus tard, n’ayant pu réaliser son double pro
jet de réconciliation franco-allemande et franco-italienne.
Quant à Bel Gazou, l’éclatante mariée de vingt-deux
ans, le petit garçon lui fit une déclaration d’amour dans les
règles, s’écriant: « Je te marierai dans longtemps di
manche! » Elle ne devait le revoir que onze ans plus tard:
la guerre et l’occupation s’étant chargées d’empêcher toute
rencontre. Roland était alors un adolescent amaigri et déjà
marqué par la mort imminente.
Ces jours de juin 1935 furent un instant de bonheur, un
fragile répit avant les menaces, les inquiétudes et les
épreuves qui allaient harceler la plupart de ceux ou de
celles qui avaient participé à cette fête. Ces jours-là furent le
passage étroit entre les années folles et les années terribles.
Un mois plus tard, Roland voit sa mère commencer des
préparatifs de voyage. Il s’inquiète:
— Où vas-tu encore?
— En Afrique !
— Et moi? tu me laisses?
— Mais non…
— Mais si! tu me laisses…
— Je te laisse avec ta grand-mère Jeanne, que tu
aimes… et qui t’aime. Je ne peux pourtant pas t’emmener
en Éthiopie.
C’est en effet en Éthiopie que l’hebdomadaire Candide
l’envoyait en reportage. Comme Henry de Jouvenel avait
fait entrer ce pays à la S.D.N., la jeune femme fut persona
gratissima auprès du Négus: Haïlé Selassié mit à sa dispo
78 Les tablettes d’or

sition une ravissante guide qu’elle surnomma l’Idole, une


escorte de cinquante hommes et dix mulets qui la condui
sirent jusqu’àAdoua. Malgré les dangers de l’entreprise, sa
caravane atteignit la province du Tigré. À Adoua, elle ren
contra le ras Seyoum, cousin de l’Empereur.
« Il tombe des hallebardes. Peu importe: l’Idole m’af
firme que le protocole veut que nous mettions des robes du
soir pour aller dîner chez son Altesse. Des robes du soir par
ce temps, et pour monter à mulet! Mais ici, on ne transige
pas avec les bonnes manières et je dois céder.
Juchée sur ma bête ruisselante, le dos courbé sous des
seaux de pluie, le crêpe de Chine de ma jupe me collant
aux jambes, je maudis l’étiquette.
Voici les soldats de son Altesse, qui ont tous des torches
à la main; nous pataugeons pitoyablement dans les ruis
seaux d’Adoua.
Nous entrerons au palais dans la tenue de deux grandes
dames.
Un portique, plusieurs portiques, des portiques à l’infini.
Le palais du prince Seyoum se cache derrière des laby
rinthes d’enceintes, des soldats nous aident à descendre de
nos montures, nous nous engouffrons dans une salle toute
tapissée de percales blanches qui flottent au vent. Des ser
viteurs se précipitent sur nous, nous bouchonnent, nous
essuient à coups de torchons, lavent le bas de nos robes
boueux dans des cuvettes d’eau, les tordent à pleines mains
et, ensuite, nous disent que son Altesse Royale le prince
Seyoum et la princesse Azèda Asfaou nous attendent.
Pareilles à deux rats mouillés, nous suivons à pas lents
l’homme chamarré qui nous conduit dans la salle de récep
tion, vaste pièce passée à la chaux, où il n’y a pas un objet en
dehors de deux fauteuils qui nous sont destinés et l’espèce de
trône sur lequel sont assises deux formes immobiles.
L’Idole, la main sur la poitrine, se prosterne jusqu’à
terre. Je l’imite, mais de façon plus modeste. Nous prenons
Les tablettes d’or 79

place dans deux grands fauteuils et nous attendons que l’on


nous adresse la parole.
La princesse Azèda Asfaou est tout entière vêtue de satin
blanc, un voile de mousseline légère est posé sur sa tête.
Les mains noires d’une servante, à chaque instant, re
mettent en place cette draperie flottante qui glisse avec une
sournoise ténacité. Je sens que cette coutume n’a pas dû
changer depuis la reine de Saba.
Le prince est également enveloppé de blanc. Leur visage
à l’un et à l’autre ne bouge pas; seuls, leurs yeux tournent
dans leur tête pour me regarder.
Des boissons sont apportées et, avec elles, arrive un
étrange personnage. C’est une sorte de géant armé d’une
gigantesque queue-de-cheval.
Que va-t-il faire? De façon arrogante, il se poste face à
face avec le prince et la princesse et le voici qui commence
à faire claquer les crins de ce singulier objet.
Je le regarde avec une surprise si évidente que l’on doit
comprendre mon étonnement, et l’on m’explique:
— C’est le chasseur de mouches officiel.
Parfait… Mais il n’est rien de plus agaçant que d’avoir
une conversation sérieuse rythmée de coups de queue-de
cheval qui claquent impitoyablement dans l’air.
Par l’intermédiaire d’un interprète, je communique avec
son Altesse. Il me pose des questions:
— Vous arrivez d’Asmara? Nous vous remercions
d’être venue apporter l’hommage des Français jusqu’ici. Et
là-bas, dans la colonie, qu’est-ce qui se passe?
— Je suis sûre, Altesse, que vous êtes mieux rensei
gnée que moi. Mais, personnellement, que pensez-vous des
événements actuels?
— L’avenir est entre les mains de Dieu: ce qui arrive
ra sera sa volonté. Nous ne craignons rien, le Tout-Puissant
a toujours protégé l’Éthiopie, car il est écrit que l’Éthiopie
restera un royaume indépendant.
80 Les tablettes d’or

— Mais au sujet de la préparation, comment vous orga


nisez-vous?
Ce chef, qui a gagné trente-deux batailles, sourit:
— Européens et Africains ne comprennent pas la guerre
de la même façon. Vous, vous avez besoin d’entraîner des
soldats, de vous composer une armée; ici, le pays entier est
armé. Chaque paysan possède deux, trois fusils, des car
touches: on vend tout cela au marché. Tous nos hommes
sont des guerriers; il n’y a qu’un mot à dire pour que
l’Éthiopie se lève. Des préparatifs? À quoi bon? le désastre
d’Adoua se répétera pour les Italiens. Toute leur stratégie à
nouveau tombera comme un château de cartes, dans les
labyrinthes de notre territoire.
Une seule chose compte dans la guerre: la tactique et la
surprise. Permettez-moi de vous dire que chez vous,
Européens, vous ignorez la signification de ce mot, parce
que, dès qu’un de vos généraux mûrit le plan d’une attaque
« surprise », l’adversaire le connaît instantanément. Chez
nous, seul le chef sait ce qu’il va faire: alors, il a toutes les
chances pour lui.
Cette guerre, si elle se produit, sera la mise en présence
de deux systèmes, le système ancien et le système mo
derne: ce sera une grande guerre!
Mais, avec l’aide de Dieu, nous sommes certains que
l’Éthiopie ne perdra pas son indépendance; tout conspire à
nous aider, même la nature, et vous verrez l’armée blanche
périr de maladie, de soif et de faim, tandis que nous autres,
sur notre territoire, nous nous maintiendrons. »
— Mais l’aviation?
— L’aviation! c’est bon pour détruire des villes, nous
avons si peu de villes!.. et tant de cavernes, de grottes…
Non, croyez-moi. Quand l’Éthiopie entière marchera
contre une poignée d’hommes, même armés jusqu’aux
dents, cette poignée d’hommes succombera.
— Et les gaz?
Les tablettes d’or 81

— Nous avons des moyens de vengeance, croyez-moi.


Le fanatisme de ce chef, la foi avec laquelle il prononce
le nom de Dieu, la certitude qu’il a que sa terre doit rester
à lui et à ses paysans, sont une des choses les plus éton
nantes que l’on puisse voir.
Il poursuit:
— Vous savez pourquoi nous avons gagné la bataille
d’Adoua?
— Non.
— Pour cette simple raison que les Italiens nous ont atta
qués un jour où ils ne devaient pas ; un jour où tous nos sol
dats étaient dans les églises pour célébrer la fête de saint
Georges. Dieu a été outragé et Dieu nous a protégés; il en
sera de même s’il y a péril pour notre sol. »
L’interview du ras Seyoum parut dans Candide du
18 juillet 1935 et fut reproduite dans les journaux de plu
sieurs pays. Le prince éthiopien considéra cette visite
comme une preuve de l’amitié française dans des circons
tances tragiques, car on était à la veille de l’invasion ita
lienne qui se produisit le 3 octobre. Adoua et Aksoum, la
ville sainte, furent occupées le 6.
3 octobre 1935 : commencement de la fin pour l’Europe.
L’incendie — parti d’Afrique, atteindra l’Espagne l’année
suivante, puis la Tchécoslovaquie, puis la Pologne, jusqu’à
l’embrasement final.
CHAPITRE VIII

LE RIO DE ORO

En septembre 1938, Marcelle Prat de Jouvenel est


envoyée spéciale de Paris-Soir au Rio de Oro. Région
quasi-désertique que parcourent des bandes de nomades,
menant de puits en puits leurs chameaux, leurs montures et
leurs chèvres. Région insoumise, car à cette époque l’ad
ministration espagnole ne contrôlait vraiment que la bande
côtière: l’intérieur du pays était inexploré. Quelques
Européens s’y étaient aventurés: l’explorateur Michel
Vieuxchange, qui mourut après avoir atteint Smara; l’avia
teur Henri Érable qui fut massacré au cap Bojador; un autre
aviateur, Serre, qui ne put échapper que contre rançon.
Depuis lors, personne n’avait plus tenté la traversée de ces
déserts. Même les avions de la ligne Paris-Dakar n’étaient
pas autorisés à les survoler et devaient passer par la mer.
Elle se risqua donc à travers ces terres, où la présence
d’un chrétien était une offense à l’orgueil des nomades.
Elle explora le Rio de Oro et ouvrit une piste entre Villa
Cisneros et Cap Juby, expédition qui permit le tracé de
nouvelles cartes, ce qui lui valut d’être admise parmi les
membres de la Société de Géographie.
Alors que les divers explorateurs étaient partis des fron
tières de la Mauritanie pour aller vers la mer, elle partit de
la mer pour se diriger vers la Mauritanie. Son itinéraire
était le suivant: Villa Cisneros, Smara, Tamtam, résidence
du Sultan bleu. Les autorités espagnoles lui avaient offert
de la faire accompagner par deux autos mitrailleuses, mais
elle refusa en déclarant qu’elle voulait se présenter là-bas
en amie, et non en adversaire, persuader les Sahariens par
Les tablettes d’or 83

le dialogue et non parla menace des armes. Finalement elle


accepta d’être escortée par un capitaine, et bien lui en prit.
À Villa Cisneros, elle observa un Musulman qui pa
tiemment accumulait des pierres et les disposait en cercle.
« Je lui demande à quoi il s’occupe. Quelle est ma stupé
faction de l’entendre me répondre en français, qu’il se
construit une chapelle pour prier avant de mourir!
— De quelle région êtes-vous?
Il reste muet.
— À quelle tribu appartenez-vous?
— Régébate ?
— De Mauritanie?
— Oui!
— Qu’est-ce que vous faites ici?
Ses yeux se détournent de moi, une quinte de toux le suf
foque. Et comme une flèche, il dévale les rochers jusqu’à
la mer en criant: Qui veut me suivre? Je vais dénicher des
« piedras de cabré » dans les algues. Tout le monde se tait,
tout le monde le regarde.
Je demande au capitaine espagnol: Qu’est-ce que c’est
des « piedras de cabré »?
— Des crustacés bons à manger.
Un ouragan gonfle l’Atlantique, des paquets d’eau
balaient les cavernes profondes, bruit de bombardement.
Peu importe à Ali, il se jette dans la tempête. Comme un
fou, il lutte, se cache derrière les replis de rocs, quand les
vagues risquent de l’emporter, puis s’élance dès qu’il y a
un reflux. Dégringolade de lune qui coule au fond de ces
entonnoirs sinistres où un homme risque de périr par fierté.
Le capitaine Allariz, du haut de la falaise, fait des
signaux pour rappeler la discipline au subordonné. Peu
importe au Régébate, il n’obéit plus à personne, sa sauva
gerie est plus forte que tous les principes de soumission
que l’on a essayé de lui inculquer; il ne connaît plus que
son instinct. Allariz et» moi nous guettons cette existence…
84 Les tablettes d’or

Les minutes passent, les tonnes d’eau, à un rythme préci


pité, viennent s’écraser sur la falaise, la longue silhouette
noire d’Ali joue toujours à cache-cache avec la mort. Il
pousse un hurlement: atterrés, nous nous penchons: le
socle qu’il vient de quitter est complètement happé par une
vague ventouse. Nous ne le voyons plus: est-il noyé? Le
vent hurle. Le capitaine se mord les lèvres, son profil déli
cat se dessine sur un fond d’étoiles: des masses de nuages
noirs éboulent des blocs d’ombre sur la mer: impossible de
ne plus rien distinguer. Ali, l’évadé des prisons françaises,
Ali, le pirate va-t-il mourir par orgueil? Je demande au
capitaine: Vous croyez qu’il a disparu? Allariz fait un
geste évasif qui signifie: à la grâce de Dieu!
Longtemps, très longtemps après, quand tous les bar
bares avaient déjà oublié qu’un des leurs était peut-être
mort — car ces fatalistes attachent peu d’importance à la
vie — Ali, ruisselant d’eau, réapparaît les mains et les
poches pleines de « piedras de cabré ». Voracement, les
Régébates se jettent tous sur ce festin, et à coups d’ongles
font sauter les crustacés de leurs carapaces. Sans perdre de
temps comme un exalté, Ali court dans sa chapelle impro
visée, se jette à deux genoux sur le sol, puis se relève et
retombe une fois, deux fois, trois fois. Quel spectacle que
le recueillement de ce pirate à même l’immensité du
désert! Encore tout haletant du combat qu’il vient de livrer,
sa respiration est le seul bruit que l’on entend. Face à face
avec les étoiles, il communie à je ne sais quelle ferveur…

***

La seule préoccupation du capitaine Allariz, à mesure


que nous nous enfonçons dans l’inconnu, est de regarder
s’il ne voit pas une présence humaine. Brusquement, il cale
son moteur, descend de la voiture, prend sa lorgnette et
articule d’une voix blanche: Est-ce que je rêve?.. Il me
Les tablettes d’or 85

semble que, là-bas je vois un homme… En effet, un point


pas plus grand qu’une feuille remue. — Un homme! répè
te-t-il gravement. Derrière cette tache vivante qu’y a-t-il?
Une caravane chameère? Des nomades en déplacement?
Des barbares Oulad-Delim, tribu féroce et non pacifiée du
Sahara espagnol? Le capitaine ouvre une carte: Dans cette
région, nous n’aurions dû rencontrer personne. Après
s’être assuré que le camion nous suivait, Allariz soucieux,
remonte en voiture. — Puisque la patrouille est là, ne puis
je m’empêcher de dire, je ne comprends pas votre inquié
tude. — La patrouille, comment deviner ce qu’elle fera en
cas d’attaque? Les Arabes s’allieront-ils avec leurs coreli
gionnaires contre nous? Tout dépend des promesses qui
leur seront faites ! Si à la tête de la tribu il y a un marabout,
instantanément ce dernier reprend de l’ascendant sur ses
sujets. Tous tombent à ses pieds et sans remords, mas
sacrent les Espagnols.
Subitement mécontent de s’être laissé aller à quelques
révélations, ce jeune soldat dont le métier est de nier les
difficultés, crâne et conclut:
— Mais tout cela est de l’histoire ancienne!
À mon tour de répondre:
— À quoi bon! je suis au courant, il y a à peine trois mois
que la pacification a commencé, vous êtes en plein combat.
Contre le soleil couchant, un fourmillement d’ombres se
multiplie. Sans hésiter, le capitaine pique droit sur cette
ligne humaine. — Pourquoi ne pas bifurquer? dis-je. —
Impossible, nous allons inévitablement nous retrouver au
même puits, et là, la rencontre serait fatale.
Est-ce que le terrain devient plus mauvais ? Peu à peu, il
me semble que le capitaine n’accélère plus!.. Je suis ses
gestes, il allume une cigarette, mais son regard reste rivé
aux grandes taches mouvantes qui s’amplifient à mesure
que nous avançons. Sur d’énormes chameaux, des cava
liers voilés s’arrêtent brusquement. Autour d’eux d’autres
86 Les tablettes d’or

chameaux galopent en liberté. Effrayés par le bruit du


moteur, ces troupeaux sauvages s’emballent, courent en
tous sens, braillent, font des têtes à queue.
— Si par malheur, une de ces bêtes se casse une patte,
nous serons rendus responsables et…
Le capitaine n’achève pas sa phrase. Il en a dit assez
long, j’ai compris. D’un geste autoritaire, il commande à la
patrouille de s’arrêter. Sans escorte, nous poursuivons
notre route. Arrivé à une petite distance de la caravane,
Allariz descend de voiture. Seul, à pied, il s’en va à la ren
contre de la tribu. Sur son dolman il ne porte pas une arme,
ses deux mains vides pendent le long de son corps. D’un
pas assuré, il marche à la rencontre des hommes immobili
sés sur leur monture. Plus il se rapproche d’eux, plus sa
poitrine se tend, plus son échine se redresse. Comme il
paraît petit au pied des gigantesques bêtes, chargées de
véritables mausolées humains: Dans les derniers rayons du
soleil, les couteaux et les sabres renvoient des éclairs.
L’uniforme kaki brusquement s’arrête, que se passe-t-il?
Quelques secondes s’écoulent; l’Espagnol porte sa main à
son cœur, et lentement s’incline. Alors le chef musulman
fait agenouiller son chameau, et à pied s’approche majes
tueusement. Est-ce un fantôme qui marche? De cet indivi
du on ne voit rien que des voiles et des yeux charbonneux.
La tribu ajuste la bouche des fusils sur l’officier. Mince,
droite, élégante, fixe, la silhouette de mon compagnon ne
fait-elle pas une cible tentante? En signe de déférence,
respectueusement, le capitaine s’incline: des mots que je
ne comprends pas sont échangés, puis les pourparlers s’en
gagent ; je devine que le chef désire voir qui est dans la voi
ture. Solennellement il s’avance. Très vite le capitaine est
revenu s’asseoir au volant. Et maintenant le barbare qui a
descendu sa mentonnière de percale me regarde de tout
près. Quel choc! son visage est bleu. Je me retiens pour ne
pas pousser un cri. Oui, c’est bien un homme bleu. Dans
Les tablettes d’or 87

cette peau lunaire, les lèvres brunes font un effet livide; les
yeux n’ont pas de regard, il est impossible de deviner ce
qui se passe dans cette tête. »

***

En chemin, elle fit la connaissance d’un autre Espagnol,


un sergent de dix-neuf ans qui se trouvait seul Européen en
plein désert, seul contre l’hostilité des habitants de l’oasis,
et qui finalement à force de patience, de dévouement, de
foi en sa mission et de foi tout court parvint à conquérir
leur sympathie.
« Depuis des jours et des jours, le capitaine me parle
d’El Aium. El Aium est une oasis où il y a un poste de
méharistes. El Aium! L’oasis vient d’être prise par les
méharistes du commandant de Oro. Les troupes repartent,
il s’agit maintenant de tenir la place. La place, c’est vingt
tentes d’indigènes bloquées sur un promontoire, quelques
palmiers, de l’ombre, et un éventail de sable s’étendant, au
Nord, à trois jours de chameau de Cap Juby; au Sud, à plus
d’un mois de Villa-Cisneros.
Un soir, le sergent Pépito Alvares fut déposé dans le
poste avec quelques armes, une petite pharmacie et un
maigre bagage personnel. Longtemps, le plus longtemps
qu’il put, il suivit des yeux la caravane qui remportait le
commandant de Oro. Montant de colline en colline, pour
voir encore ses amis, il courait comme un fou; peu à peu,
la mince chenille disparut, il était seul. Seul parce que
l’Espagne nationaliste, en guerre, n’a pas les moyens de
gaspiller des hommes. Le cœur serré, il revint s’asseoir
sous sa tente et commença à déballer ses affaires. Autour
de lui, il éparpilla quelques souvenirs, des portraits, des
bricoles, une fleur séchée qu’une jeune fille lui avait don
née à Tétouan, un jour de fête, un jour où la petite ville
résonnait d’enthousiasme, d’hymnes et de roulements de
88 Les tablettes d’or

tambours. Il revoyait les régiments défiler devant le colo


nel Beigbeder, haut-commissaire au Maroc espagnol. Il
avait encore dans ses oreilles les paroles de ce dernier:
« Les hommes sont pour un jour, la noble race est celle qui
fait figure de grand seigneur devant la mort. Messieurs,
vous êtes tous de grands seigneurs. »
Des clameurs le firent revenir à lui. Pépito se dressa sur
ses jambes et, à partir de ce moment, la bataille commen
ça pour lui. Ses grands ennemis étaient trois vieux séden
taires; espèce de paquets de loques, couverts de poux et de
puces, dont l’esprit était uniquement occupé à lui vouloir
du mal. Le sergent n’avait plus un instant de repos, car les
vieux avaient juré sa mort, et sans le bavardage d’une pe
tite Arabe, certainement il eût été leur victime. Un soir, il
découvrit que des charognes avaient été jetées dans le puits
dont il utilisait l’eau.
Pépito est seul! Sans un conseil, sans quelqu’un à qui
parler, sans même une radio pour aviser les autorités de
Cap Juby et demander des ordres. Que va-t-il décider?
Tirer un coup de fusil dans la vieille canaille pour faire un
exemple; il le peut puisqu’il a plein pouvoir; il hésite, une
erreur de sa part et le prestige espagnol est ruiné au Sahara:
que faire? Pépito reste indécis… Non décidément, il
renonce à cet acte, seulement réalisable quand on est sou
tenu par le nombre. Ici il risquerait un soulèvement. Ce
n’est pas la peur de mourir qui arrête Pépito, c’est la
crainte d’échouer dans sa mission, et il se résigne à vivre
côte à côte avec les trois démons qui rampent autour de lui
comme des reptiles. Il sait qu’il est l’objet d’une sur
veillance étroite et que la mort rôde autour de lui jour et
nuit. Enfermé dans un abri de boue et de pierres qu’il s’est
construit lui-même; derrière des fenêtres de paille il reste
souvent sans dormir pour guetter les allées et venues des
vieillards sournois. Enfermé dans les quatre murs de sa fra
gile forteresse, le plus grand rêve de Pépito est d’obtenir
Les tablettes d’or 89

une radio. Pouvoir enfin communiquer avec ses supé


rieurs… Savoir qu’en cas de détresse il sera en mesure de
pousser un cri que l’on entendra.
Un soir, Pépito grelotte de fièvre; dans l’oasis, il y a la
dysenterie; les indigènes meurent comme des mouches;
va-t-il lui aussi être touché?
Dix-neuf ans. Ce sergent est un gosse de dix-neuf ans et
par instant il croit qu’il va devenir fou. Chaque fois
qu’une caravane pointe à l’horizon, il prie Dieu pour que
ce soit une patrouille venant de Cap Juby, car il n’oublie
pas qu’un docteur lui a été promis.
La fièvre! la maladie! la haine des indigènes! À force
de patience, peu à peu, le sergent arrive à détourner ces
fléaux de sa personne et même à vaincre les vieux sorciers.
Il a guéri l’un d’eux, atteint de la malaria. Le vieux, recon
naissant, proclame son sauveur Faiseur de Miracles. À
partir de ce jour Pépito peut vivre en bonne intelligence
avec les gens de l’oasis. Seules, les caravanes de nomades
sont encore un danger. »
***

Marcelle Prat de Jouvenel s’avança ainsi jusqu’à la


retraite du Sultan bleu Merrebi Rebbo, le dernier marabout
hostile à l’Europe. Le Sultan bleu était ce fameux guerrier
qui, jusqu’au 4 mars 1934 tint tête aux forces françaises et
fut, à cette époque, délogé de sa résidence de Kerdous par
le général Catroux. Elle fut la seule journaliste qui ait
approché le saint du Sahara.
« Je pénètre sous la tente du chef. À l’abri d’un balda
quin genre 1900, derrière un nuage d’encens, un pain de
sucre de mousseline blanche: c’est le Sultan bleu. Fixe au
milieu de sa cour, composée d’un nombre incalculable de
neveux, il reste assis. Je m’avance, je m’incline, il ne
bouge toujours pas. Les marabouts n’ont pas le droit de
donner la main à une femme, me souffle-t-on, en m’indi
90 Les tablettes d’or

quant un coussin. Peu à peu, je m’habitue à l’obscurité, et


je distingue Merebbi Rebbo. Sur la bouche, des voiles
épais lui font une véritable muselière, seulement ses yeux
et ses mains sont nus; sous ses paupières flasques et
maquillées perce un regard de hibou. Je me sens pleine de
questions à poser, mais ce personnage, qui n’a pas l’air de
me voir et dont les lèvres ne cessent de mâchonner des
prières, m’intimide. Si je suis indiscrète, sa cour va-t-elle
m’étrangler? Car pas loin de moi, je remarque l’air agres
sif de son plus jeune neveu. Je me risque: — J’aimerais
savoir si cette région, comme je l’ai entendu dire en
Europe, a fourni beaucoup de soldats aux nationalistes?
Une voix rauque, qui semble sortir d’une caverne, me
répond avec des accents gutturaux: — C’est inexact. Les
vrais nomades s’arrachent difficilement du désert, et si la
popularité de Franco est grande, pas plus de quarante
hommes sont partis pour l’Espagne.
— Mais comment savent-ils qui est ce dernier?
Des prières interrompent notre entretien, puis toujours
sur le même ton, le marabout poursuit: — Toutes les tribus
se rencontrent dans les marchés; là, on parle beaucoup:
n’oubliez pas qu’il y a un trafic constant entre votre pays
et cette zone.
— Pourquoi êtes-vous allié avec vos ennemis d’hier?
— Parce qu’ils sont les protecteurs de l’Islam. Un détail :
pour la première fois dans l’histoire, un bateau gratuit a été
mis à la disposition des pèlerins de La Mecque. Moi
même, je suis allé à la ville sainte en cabine de luxe, et j’ai
fait d’interminables prêches pour expliquer aux musul
mans de tous les pays nos nouveaux rapports avec les
Espagnols. N’oubliez pas que certains chefs, ici,
conservent encore la clef de la maison habitée par leurs
ancêtres à Grenade. Après leur défaite, quand ils furent
chassés d’Espagne, en 1492, beaucoup de Maures sont
venus se réfugier sur les bords du fleuve Hamra, et des
Les tablettes d’or 91

sectes mystiques et de lettrés n’ont jamais cessé de racon


ter à leurs descendants la grande époque de l’Islam. D’une
voix plus grave, le marabout ajoute: La mosquée de
Cordoue a été rouverte. Mes partisans le savent.
Un grand silence s’éboule entre moi et le chef. Dans le
fond de la tente, des hommes au visage bleu s’agitent
comme des spectres. Autour de Merrebi Rebbo, sa cour de
jeunes gens me rappelle celle du Mahadi à Khartoum,
grande personnalité choyée, protégée par les Anglais.
Ici, un système presque analogue à celui de là-bas: on
grandit un descendant d’une ancienne dynastie et c’est lui
qui doit raisonner les fanatiques. La seule différence est
que les Espagnols s’emploient sans réserve pour augmen
ter le prestige de leur élu. On sent très nettement que le
Sultan bleu est monté en épingle par une main invisible et
que l’on cherche à faire de lui le grand saint du Sahara. »
Le reportage complet de cette équipée parut en sep
tembre 1938, dans Paris-Soir sous le titre: Une femme au
pays des hommes bleus.

***
En 1939, à la veille de la guerre, c’est le journal La
République, organe officiel du parti Radical-socialiste, qui
envoie Marcelle Prat en Bohême, avec pour mission
d’interviewer Konrad Henlein, fondateur en 1933 de la
Sudetendeutsche Heimatfront. Principal artisan de l’an
nexion des Sudètes au Reich, Henlein est devenu, par la
grâce de Hitler, gauleiter de ce territoire, puis commissaire
civil de Bohême.
À cette époque, ce führer local est dans toute l’arrogance
de son triomphe. C’est un homme de quarante ans, ancien
officier autrichien, ancien professeur de gymnastique,
ancien chef du Deutscher Turnverband. Ce colosse s’effon
drera six ans plus tard: capturé par les Alliés en 1945, il
finira, comme tant de chefs nazis, par le suicide.
CHAPITRE IX

COMME LE PHÉNIX S’ÉLANCE…

Toujours en 1939, perdue dans cette époque brutale


comme un oiseau des îles dans un tunnel du métro,
Georgette errait dans Paris avec deux amies qui ne la quit
teront plus: une Américaine, Margaret Anderson, qu’elle
avait connue aux États-Unis et une Belge, Monique
Serrure, ancienne institutrice.
Marcelle était à Hendaye, lorsque Georgette lui écrivit
de lui trouver un pied-à-terre, ce qu’elle fit aussitôt. Elles
vinrent toutes les trois s’installer dans une charmante mai
son qui donnait sur la mer, et Georgette se mit à travailler
avec acharnement à La Machine à Courage.
« À ma grande surprise, elle qui détestait les enfants,
commença de s’intéresser à Roland et elle se prit d’une
véritable passion pour ce petit garçon de neuf ans. « Celui
là, disait-elle, il ne ressemble pas aux autres, c’est une
réincarnation, sa mère d’ailleurs ne le comprend pas! » »
L’idée de la réincarnation séduisait la romanesque
Georgette et, si elle avait vécu assez longtemps pour
connaître l’attirance que l’Aiglon exerçait sur Roland, elle
n’aurait pas manqué d’y voir le secret de sa vie antérieure.
Georgette était condamnée, elle le savait et ne se plaignait
pas. Sa vie qui, jusqu’alors s’était déroulée comme une fête,
s’achevait en désastre. Mais la maladie, la vieillesse,
l’obscurité, l’indigence, loin de la révolter, allaient l’appro
fondir. Elle affronterait dignement le naufrage.
« C’est ici à mon sens que commença la résurrection de
Georgette, car elle accepta l’idée de la mort et ne pensa
plus qu’à son perfectionnement intérieur. Cependant,
Les tablettes d’or 93

comme il lui fallait toujours quelque chose de vivant pour


l’animer, Roland prit de plus en plus de place dans son
esprit. Elle vint le voir tous les jours. Étrange idylle entre
cet enfant, qui n’allait pas tarder à quitter la vie et cette
femme qui se mourait… »
« Sa mère ne le comprend pas. » II fallut la guerre pour
qu’elle le comprît. Il fallut la guerre pour qu’elle fît enfin
la découverte de ce jeune garçon, plein de mystère,
qu’elle venait embrasser entre deux reportages: mon fils,
cet inconnu…
Il fallut le séjour forcé au Pays Basque, puis en Corrèze,
pour qu’elle eût avec Roland une intimité qu’elle n’avait
jamais connue auparavant.
C’est dans La Machine à Courage, derniers souvenirs de
Georgette, que le nom du jeune garçon apparaît pour la
troisième fois dans un livre (1). La préface est de Jean
Cocteau, la post-face de Margaret Anderson, dont le témoi
gnage apporte à notre récit une précieuse couleur complé
mentaire.
« Un mois plus tard nous partions pour Hendaye, d’où
nous projetions de retourner à New York. Mais les visas
étaient difficiles à obtenir et pendant que nous attendions,
nous passions le temps à écrire, à causer, à nous promener
au bord de la mer, discutant la dernière partie du manuscrit
de Georgette: Vers le but. Le livre fut achevé au printemps
jusqu’à la dernière page écrite au phare de Tancarville.
Mais elle n’était pas satisfaite de ce dernier chapitre.
Comment décrire en quelques pages l’eau vive qu’elle
avait reçue ?
Elle chercha à résoudre ce problème pendant les longues
soirées où tombait cette pluie fine qui fait d’Hendaye le
parfait village d’automne. Quand elle ne pouvait arriver à
faire concorder ses mots avec sa pensée, elle s’arrêtait et

(1) Sa mère lui avait dédié son récit de voyage : Black white and
Brown et son roman La femme dévorée.
94 Les tablettes d’or

s’amusait à dessiner des caricatures pour son petit-neveu


de huit ans, Roland de Jouvenel. Elle avait commencé une
série de dessins sur les aventures d’un ours polaire nommé
Victor. Roland attendait l’épisode quotidien et jamais
Georgette ne le déçut. Elle était assise à côté d’une petite
cheminée dans notre villa tout près de la mer, et elle tra
vaillait à son dessin avec le soin méticuleux qu’elle appor
tait à tous les produits de son imagination. Monique et moi,
nous entendions par moments son rire radieux éclater
chaque fois que l’ours Victor la surprenait par ses attitudes
malicieuses. »
Roland, Georgette: les deux âmes s’étaient reconnues.
Elles avaient compris qu’elles étaient de même race. L’une
venait d’arriver sur la Terre, l’autre ignorait encore qu’elle
était en partance. Sur ce plan-ci elles ne pouvaient pas se
dire grand-chose, il était trop tôt pour la première, trop tard
pour la seconde, et c’est pourquoi leurs entretiens se limi
tèrent aux aventures de l’ours Victor.
Provisoirement interrompus par leurs deux calvaires, les
entretiens de Georgette et de Roland ont dû reprendre au
seuil du Royaume, là où les enfants en savent plus long sur
les mystères de la mort et de la vie que tous ceux qu’elle
avait consultés vainement.
Si Georgette avait pressenti le destin de celui qu’elle
appelait mon amour d’ami, destin qu’elle devait imaginer
purement terrestre, Roland, de son côté, avait compris la
grandeur de cette jeune femme de soixante-dix ans. Pour la
désigner, il employait une de ces formules dont il avait le
secret: «Vaste, Georgette est vaste! »
Vaste dans ses amitiés, dans ses entreprises, dans ses
folies. Mais surtout vaste dans son inspiration. Maeterlinck
en savait quelque chose, lui qui, jadis, attrapait au vol tout
ce qui retombait de ce jaillissement.
« Souvent il se sert de ses idées, de ses phrases, mais il
les attribue à quelque vieux sage. Elle réclame faiblement.
Les tablettes d’or 95

Alors, il inscrit en tête de la Sagesse et la Destinée, une


phrase de remerciements, dédicace (2) qu’il supprimera en
1926.»
Ces lignes sont empruntées au Petit Dictionnaire des
Amants célèbres (3) qui, dans l’article qu’il consacre à
Georgette Leblanc, poursuit en ces termes: « La fin de sa
vie fut difficile, solitaire, pauvre. »
Difficile, c’est trop peu dire, c’est douloureux qui
conviendrait. Georgette était atteinte d’un cancer qui la fai
sait souffrir atrocement. Solitaire, pas tout à fait: deux
femmes s’étaient attachées à elle, nous l’avons vu.
Margaret Anderson qui fit connaître en France les œuvres
de James Joyce, et Monique, l’ancienne institutrice belge.
Les trois amies, fuyant Hendaye, qui désormais faisait par
tie de la zone occupée, s’étaient réfugiées sur la Côte
d’Azur au Cannet.
Pauvre… Georgette avait gagné beaucoup d’argent aux
USA, en montant des pièces, mais, large et fastueuse, elle
en avait dépensé tout autant. Elle était rentrée du pays où
elle avait compté faire fortune, aussi démunie qu’elle y
était allée. Dans des circonstances normales, toute bohème

(2) Voici cette dédicace dans l’édition de 1900, « A Madame


Georgette Leblanc. Je vous dédie ce livre, qui est pour ainsi dire
votre œuvre. Il y a une collaboration plus haute et plus réelle que
celle de la plume; c’est celle de la pensée et de l’exemple. Il ne
m’a pas fallu péniblement imaginer les résolutions et les actions
d’un sage idéal, ou tirer de mon cœur la morale d’un beau rêve
forcément un peu vague. Il a suffi que j’écoutasse vos paroles.
Il a suffi que mes yeux vous suivissent attentivement dans la
vie; ils y suivaient ainsi les mouvements, les gestes, les habi
tudes de la sagesse même.
MAETERLINCK
Cependant Maurice Leblanc avait réclamé pour sa sœur plus que
ces galants imparfaits du subjonctif: une double signature.
(3) Publié par la revue Elle.
96 Les tablettes d’or

qu’elle fût, elle aurait pu tenir… mais on était en 1940


1941, les rigueurs du rationnement sévissaient en Provence
plus durement que partout ailleurs. Chaque région devant
vivre sur elle-même, le pays des cigales ne pouvait comp
ter que sur ses tomates et ses olives. Les denrées vitales ne
s’obtenaient qu’au marché noir… et à quel prix! Certains
médicaments étaient introuvables, principalement ceux
qui, sans la guérir, auraient pu apporter quelque soula
gement à son supplice. Malgré tout, la Machine à Courage
essaya de fonctionner, pour l’honneur, pour la beauté du
geste, mais bientôt elle s’enraya.
Toute son existence, Georgette Leblanc avait cherché un
absolu. Elle l’avait demandé à tous les hommes de pensée
qui illustrèrent les époques qu’elle traversa. Mais son frère
Maurice, foncièrement agnostique, lui apportait la réponse
de Schopenhauer; Jules Renard, Stéphane Mallarmé et
Anatole France, celle d’une non-croyance plus ou moins
dissimulée sous une forme parfaite.
A-t-elle songé à l’occultisme du Sâr Peladan? mais à la
façon dont elle le décrit avec « ses oripeaux de velours usé
et ses mains éloquentes en leurs corolles de dentelles
fanées », on sent qu’elle n’est pas dupe.
Cette quête de la transcendance, elle l’avait poursuivie en
compagnie de Maeterlinck, mais il y avait en lui plus de doute
que de certitudes, plus d’interrogations que de réponses.
Si elle avait vécu dix ans de plus, c’est Roland qui lui
aurait apporté les réponses. C’est lui qui aurait pris en
mains la conversion de sa tante, après celle de sa mère qui
fut la première âme qu’il rapatria vers Dieu.
Ces retours à la source de vie, il y en eut beaucoup, je
suis bien placé pour le savoir. Dans ces pages limpides
passe un courant à haute tension auquel il est difficile de
résister.
Les tablettes d’or 97

Au Cannet, malgré sa maladie, Georgette continuait à


recevoir. Parmi ses invités, Jean Mistler, Tristan Bernard,
Jean Labadié, mathématicien brillant, spécialiste des ques
tions financières… et de l’au-delà. Un jour, Labadié lui
présenta un noble Hongrois, qui était un remarquable medium.
Quand ils l’eurent quittée, Labadié demanda à son ami:
— Alors, comment la trouvez-vous? Après un temps, le
Hongrois répondit: — Quand je me suis incliné devant
elle, j’ai vu son cercueil entre une gerbe de roses blanches
et une gerbe de roses rouges.
Ses douleurs étaient indicibles. Pour tenter de les
vaincre, elle chantait; plus elle souffrait, plus elle chantait.
Et ses amies, terrifiées, chantaient avec elle, comme pour
conjurer le Moloch du cancer. Déchirante cantate à trois
voix… hallucinant opéra… fantastique défi…
« Georgette l’agnostique eut une fin religieuse, elle dit:
« Seigneur je ne suis qu’une chose qui repose entre vos
mains. » Savoir vivre n’est pas toujours facile, savoir mou
rir est plus difficile encore. Georgette a su mourir. »
Cocteau termine ainsi sa préface: « Il est impossible de
penser à notre héroïne sans que s’impose à notre esprit la
légende du Phénix. Elle secoue ses plumes multicolores.
Elle dresse sa huppe. Elle lance son cri. Elle allume le
bûcher où elle monte et qui la consume. Ses cendres pal
pitent. Elle y retrouve la force de réinventer sa matière. Qui
nous raconte qu’elle est morte ? Sur une machine à courage
la mort a peu de prise. Georgette renaît de ses cendres. Du
milieu de sa fumée, nous la voyons retrouver sa belle
forme et, l’aile tonnante jaillir avec un cri, droit jusqu’au
ciel des hautes entreprises. »
Comme tous les vrais poètes, Cocteau, sans doute à son
insu, exprime des espérances, bien plus, des expériences de
l’au-delà. Si la phrase est belle, c’est qu’elle traduit une
belle réalité. Il est exact que la mort n’a pas de prise sur
un psychisme vigoureux. Il est exact que le corps spirituel
98 Les tablettes d’or

s’élance hors du corps physique, comme le phénix s’élance


hors de la cendre. Il est exact que l’homme libéré retrouve
là-haut sa belle forme. Il est exact que ces multiples séjours
qu’on appelle le ciel sont le lieu privilégié des hautes
entreprises.
Georgette mourut au Cannet, le 31 octobre 1941. Roses
blanches et roses rouges étaient au rendez-vous.

Le 6 novembre, son frère, Maurice Leblanc s’éteignait à


son tour, à l’autre bout de la zone libre.
Ayant obtenu un ausweis des autorités d’Occupation, il
s’était rendu de Paris à Perpignan, auprès de son fils
Claude. Il prit froid et mourut quelques jours plus tard.
Leur sœur Jehanne, mère de Marcelle, ne devait leur sur
vivre que trois ans.
Quant à Maeterlinck qui, à son retour d’Amérique (4),
s’était fixé à Nice, c’est en 1949 qu’il entra dans cet autre
monde qu’il se plaisait à évoquer dans ses œuvres_ sans
trop y croire. A-t-il eu connaissance des messages de
Roland qui commencèrent en octobre 1946 et qui répon
daient aux interrogations de sa longue existence? Rien ne
me permet de le préciser.
Les lignes suivantes qu’il écrivit dans La Vie de l’Espace
résument admirablement cette alternative d’angoisse et
d’exaltation, de doute et d’espérance qui caractérise sa per
sonne et son œuvre. Bien qu’elles datent de 1928, on peut
les considérer comme son testament spirituel: « Je m’in
cline, je me tais devant Lui. Plus j’avance, plus II recule
ses limites. Plus je réfléchis, moins je Le comprends. Plus
je Le regarde, moins je Le vois, et moins je Le vois, plus
je suis sûr qu’Il existe; car s’Il n’existe point, c’est le néant
partout et comment concevoir que le néant existe? »

(4) Il y resta de 1939 à 1945.


CHAPITRE X

OCCUPATION. LIBÉRATION

Fin 1940, Bertrand, Roland et Marcelle de Jouvenel s’é


taient réfugiés en zone libre, à St Pardoux la Croisille.
Leurs amis Emmanuel Berl et son épouse Mireille avaient
élu domicile non loin de là, à Argentat, avenant chef-lieu
de canton situé à la sortie des Gorges de la Dordogne. C’est
là, dans cette retraite que Berl écrivit son Histoire de
l’Europe.
Aux derniers jours de novembre 1941, on vit arriver
dans la région Malraux avec sa compagne Josette et leur
fils, le petit Gauthier. Berl l’avait attiré en Corrèze, lui
représentant qu’il n’était plus en sécurité sur la Côte
d’Azur. Le trio nouveau venu s’établit dans un manoir des
environs.
Émergeant du creux de la vague, André mit à profit cette
retraite pour reprendre différents manuscrits: La
Psychologie de l’Art, Le Domaine de l’Absolu, La Lutte
avec l’Ange.
Bientôt, las de vivre en marge des événements, il allait
s’engager dans une nouvelle aventure, celle de la
Résistance, et devenir, sous le nom de Colonel Berger,
Chef des Maquis du Lot-et-Garonne et de la Corrèze.
Se souvenant des jours d’Argentat qui portèrent tant de
fruits de pensée, Bertrand de Jouvenel écrit dans l’Express
du 11-17 octobre 1976 dans un article intitulé Emmanuel
Berl, l’ami d’un demi-siècle, ces lignes où il évoque le sou
venir d’André Malraux et de l’historien philosophe qui
venait de disparaître: « Berl nous réunissait parfois: nous
ne fûmes pas capables à trois de trouver des paroles adé
quates aux airs charmants que Mireille nous faisait entendre.
100 Les tablettes d’or

Mais quel éblouissement pour moi que la conversation de ces


deux hommes! C’est dans la retraite d’Argentat que Berl
commence à développer sa pleine stature. Il était de nature
inquiète, tourmentée, et multipliait ses tourments par ses
sollicitudes. Ne l’ai-je pas vu chaque jour, en 1946, à l’hô
pital où se mourait mon fils Roland? »

***
1944, c’est l’année la plus dure: la résistance intensifie
les combats contre l’occupant; le Nazi intensifie la répres
sion: il arrête, il déporte, il torture. Il multiplie les perqui
sitions et les prises d’otage.
Contre les perquisitions, un seul recours: enterrer l’argen
terie et les bijoux: ce qui est classique et facile, mais aussi la
machine à écrire et les pneus, ce qui l’est beaucoup moins.
Contre les prises d’otages, un seul recours: la fuite, la
fuite éperdue dans la campagne.
À Saint-Pardoux-la-Croisille, quand retentissait la
cloche de l’église, c’est que les S.S. n’étaient pas loin.
Vite, la population terrorisée disparaissait dans les bois et
ils ne trouvaient que des villages vides. Saint-Pardoux
n’est pas si loin d’Oradour.
C’est alors que Roland s’écriait:
— Pourquoi se battre contre les Allemands, puisque de
toute façon il y aura une alliance entre eux et nous?
— Mais tais-toi donc ! Où cet enfant va-t-il chercher des
idées pareilles?
— Puisque nous deviendrons leurs amis…
— Ça suffit! Tu finiras par nous faire mettre en prison,
avec tes sottises.
Mme Prat, sa grand-mère, qui prenait au sérieux ces
« sottises » avait relevé dans un album, dates à l’appui, les
différentes prédictions qu’il lançait tout à coup d’un air
inspiré, enc’était
Cassandra, lui! Écoutez tous, je vais parler!
s’écriant:
Les tablettes d’or 101

Je découvre le brouillon d’une lettre sans date qu’il


adressa vers cette époque à son père. Les lignes tracées au
crayon, l’orthographe impeccable, l’écriture appliquée
attestent la discrète et efficace intervention de Mme Prat.
De quel pays vient la poupée que tu m’as envoyée, et le
tank? Est-ce que tu es de mon avis que Marie de Médicis
a été affreusement maltraitée par son fils Louis XIII. Et de
même, je trouve qu’il a été un peu dur avec Anne
d’Autriche. Quant à ma mère, elle aime Cinq-Mars, moi
pas! Il a trop abusé du Roi et, s’il a été guillotiné (sic),
c’est bien fait pour lui.
Je n’ai plus de grand-père, mais j’ai encore trois
grands-mères.
Je t’embrasse.
Roland

En 1944, il a effectivement trois grands-mères;


Mme Prat, dont les jours sont comptés, Mme Boas de
Jouvenel… et Colette.
À la Libération, Marcelle, Roland, Emmanuel Berl et
Mireille remontent à Paris. La mère et le fils ont hâte de
retrouver leur rue de Rivoli et les deux époux leur rue de
Montpensier. C’est Marcelle qui conduit, avec sa témérité
habituelle, ce véhicule extravagant qu’on nommait gazogène.
Le jeune garçon, âgé maintenant de treize ans, retrouve
avec joie sa chambre qu’il se plaît à aménager, les bassins
des Tuileries où il lance ses voiliers miniatures, les arcades
de la rue de Rivoli où il regarde passer les zazous aux che
veux ramenés en ailes de pigeon. Voici tracé par lui, d’un
joli brin de plume, le portrait d’un ridicule de l’époque:
Il a les cheveux noirs, très frisés sur le dessus de la tête
et sur les côtés, collés à la gomina. Quand elle sèche au
bout de trois ou quatre heures, elle se transforme en pelli
cules vertes et roses, ce qui le contrarie fort. Il a une petite
ligne de moustache tout à fait swing. Il porte une cravate
102 Les tablettes d’or

jaune pâle au nœud très serré, sur laquelle est placée une
barrette reliant les deux extrémités de son col bleu. J’ai
envie de la desserrer pour soulager le malheureux esclave
de la mode. La veste américaine est tellement boudinée à
la taille que l’on s’attend à en voir craquer le cordon. Il
porte un grand manteau vert pétrole à rayures rouges et
une culotte bleu marine en fuseau, qui a une étrange res-
semblance avec celle d’un Incroyable. Les semelles de ses
chaussures, qui ont au moins cinq centimètres d’épaisseur,
lui font un véritable socle. Pour achever de se grandir, il
crêpe ses cheveux sur le dessus du crâne.
D’un pas nonchalant, il aime à se promener sur les bou
levards, jetant à la dérobée des œillades pour voir s’il est
remarqué. De temps en temps, il se regarde dans une glace,
rajuste le nœud de sa cravate, se lisse les sourcils, utilise
pour reformer ses ondulations ses dix doigts, regrettant
sans doute de ne pas en avoir quinze.
Autre croquis, datant de la même époque:
Mon berger allemand s’appelle Lux. Il a une raie noire
sur le dessus du dos et un poil très lustré, tout pareil à des
cheveux brillantinés.
Ses yeux intelligents expriment une confiance illimitée et
une tendresse sans égale quand il me regarde, moi, son
maître.
Son museau, de taille moyenne, est terminé par une
sorte de truffe spongieuse et toujours mouillée. Sa tête est
coiffée de deux oreilles pointues, palpitantes et en éveil,
lorsqu’il s’entend appeler pour une promenade. Dans la
rue, Lux a la démarche fière et noble.
Parfois, il est d’humeur irritable et alors, s’il a le mal-
heur de rencontrer un petit basset, au poil roux, trottinant
ridiculement comme un rat, et vêtu d’un manteau élégant,
le cou serré dans un collier à clochettes, il le suit, le re-
nifle, puis saute dessus comme sur un plat de viande.
Les tablettes d’or 103

Cependant, les escapades de Roland ne se limitent pas


aux arcades de la rue de Rivoli; il se lance à la découverte
du Paris vibrant et grisant de la Libération.
C’est au cours d’une de ces explorations qu’il rencontra
Frank. Perdu dans Paris, le soldat américain lui avait
demandé son chemin. Les deux garçons, le grand et le
petit, se découvrirent mille points communs et se trou
vèrent réciproquement intéressants. Roland téléphona aus
sitôt à sa mère pour qu’elle l’autorisât à lui amener son
nouvel ami. Permission accordée. On se présente, on
bavarde, Frank dit qu’il habite chez Mme H. qui a un gar
çon de l’âge de Roland, nommé Pierre. Peu de temps après,
les mères et les fils prennent contact et se lient d’amitié.
Ainsi, Roland venait de faire connaître à sa mère, par
l’intermédiaire de l’Américain, la personne qui allait lui
permettre d’établir la communication avec l’au-delà.
Voici, retrouvé dans les papiers du collégien, un texte où
il campe la silhouette de son ami. C’est un devoir d’école,
sur lequel le professeur a noté: Bon travail! 14.

Un Américain au front
Il descend de sa jeep couleur d’herbe pour aller cher
cher des ordres. Demain, le régiment doit attaquer Colmar.
Ne pensez pas que Frank soit inquiet, pas du tout ! Il a une
cigarette au coin des lèvres qu’il fume consciencieusement.
D’une voix dégagée, il annonce cet ordre aux camarades.
Certains parmi l’équipe accueillent cette nouvelle avec
autant de flegme que Frank. Sans perdre de temps, les uns
vont chercher leur casque, les autres des vivres. Frank,
assis sur le bord d’un mur, tout en sifflotant, prépare sa
mitraillette, la graisse, la regarde, l’essuie. Enfin, tout est
prêt: les camions partent les uns derrière les autres,
comme de grosses fourmis, et ils roulent en direction de la
ligne d’attaque. Le jour est sans soleil, glauque; des
nuages bas passent vite au-dessus des hommes.
104 Les tablettes d’or

Le commandant met ses mains autour de sa bouche et


pousse un cri strident. Tous les camions s’arrêtent, les sol-
dats descendent vivement, l’embuscade commence. Caché
derrière un petit mur, Frank attend. Il a un visage d’enfant,
des yeux limpides, et ses longues mains blanches d’artiste
mettent à toute vitesse des colliers de balles dans son
instrument de mort. Brusquement, des voitures allemandes
surgissent sur la route. Frank tire dans les pneus. L’ennemi
surpris riposte. Le combat s’engage. Autour de Frank, la
poussière vole, les balles sifflent, les armes crachent du
feu… Les hommes tombent, mais Frank, lui, survit à la
bataille.

Ce portrait aux touches viriles, cette évocation de la der


nière année de guerre est plus qu’un bon travail scolaire.
L’adolescent possède déjà les deux qualités maîtresses de
l’écrivain: l’observation et l’expression.
C’est à Vevey qu’il passa ses dernières vacances… À un
an près, je n’arrivais pas à situer cet entracte. Ni Emmanuel
Berl, ni ses cousins Prat ne se souvenaient. Je me résignai
donc à ce vague chronologique dont j’ai horreur, lorsque
« par hasard», en cherchant tout autre chose, je tombai sur
une feuille de papier quadrillé où Roland avait tapé ses
essais, ses gammes dactylographiques. Sur cette page,
arrachée à ses cahiers de lycéen, il y avait deux lettres
commencées, l’une demandait, à un correspondant
inconnu de lui procurer un pneu de bicyclette (denrée plus
rare encore que le beurre) et l’autre m’apportait le rensei
gnement cherché depuis si longtemps:
Cher René,
Excuse-moi du petit retard de ma lettre, mais quand on
vient d’arriver et qu’on est sur un autre départ, car je pars
pour la Suisse dans 15 jours…
Les tablettes d’or 105

Il n’y en avait pas davantage, mais cela suffisait pour


situer le séjour helvétique en août ou septembre 1944.
Cette Suisse, quelle merveille: des magasins, de vrais
magasins avec de vrais articles! Qu’on se souvienne de
nos vitrines de l’époque, où il n’y avait plus que du factice.
De vrais articles que l’on pouvait acheter: par exemple, un
pardessus pour remplacer la canadienne trop grande due à
la libéralité de son ami américain. L’enfant, qui n’avait
jamais connu que le pain noir, le pain de seigle, s’arrêtait
devant les pâtisseries, ébloui.
Autre éblouissement: ces montagnes plus hautes et plus
riantes que celles de la rude Corrèze. À plus de deux mille
mètres, c’étaient les neiges des Rochers de Naye; au
niveau du lac, les camélias, les tulipiers et les palmiers de
Montreux.
La mère et le fils parcouraient les alpages, les forêts odo
rantes. Ils montaient à Caux, ce balcon immense, ou bien à
Valmont où vingt-cinq ans plus tard, elle connaîtrait, tout
comme lui, une accalmie heureuse avant la maladie qui
devait la saisir.

***

Marguerite Maze, qui fit partie de la troupe dite Théâtre


Maeterlinck, et qui fut une amie de Georgette Leblanc, a
laissé de Roland ce portrait hélas trop court:
« Charmant enfant, Roland de Jouvenel avait un carac
tère grave et profond, proche de tout ce qui l’unissait au
beau; les couleurs l’exaltaient particulièrement. Les fleurs,
la musique, les jolies conversations, plus que les jeux des
garçons, le retenaient au-delà de toute expression. Il grim
pait dans les rêves comme sur une colline chargée d’abon
dance et je le retrouvais, lui si grave, avec un gai sourire.
Je devinais dans ses yeux la joie des verts paradis. »
106 Les tablettes d’or

Ce caractère grave et profond, cet amour des jolies


conversations le poussaient à préférer la compagnie des
adultes à celle de ses camarades. Il se plaisait auprès de
Marguerite Maze, dont les souvenirs, les anecdotes l’en
chantaient, ou auprès de Frank, le soldat venu d’outre
Atlantique qui lui racontait ses campagnes.
Il aimait la beauté, la vraie, celle qui est le pressentiment
des choses éternelles. Il aimait la beauté, qu’elle fût créée
par l’homme comme la musique et la poésie, ou créée par
Dieu, comme la nature.
Ceux qui aiment vraiment la nature, cette manifestation
première et universelle du Divin, l’aiment non seulement
dans sa gloire, cela c’est facile, mais aussi dans sa souf
france, dans son humiliation. C’est pourquoi il était révol
té, par exemple, de voir des gens cueillir des fleurs, puis les
laisser sans eau… ou les abandonner sur un chemin.
Ce jeune garçon connaissait déjà la valeur spirituelle du
sommeil, l’enrichissement que nous apportent certains
songes qui sont en effet une intrusion dans les verts para
dis. Et un matin, au réveil, il eut ce mot étonnant: J’ai
perdu ma nuit, je n’ai pas rêvé!
Parvenu dans l’autre vie, il continue d’affirmer que le
sommeil est un renouvellement et qu’il permet aux dispa
rus de reprendre contact avec nous, communication très
naturelle et très pure.
Je passerai dans ton sommeil…
Je voudrais jeter dans ton sommeil des brasiers d’étoiles.
Dans ton sommeil, je viendrai cueillir tes clartés.

Pour que le message puisse s’établir, il faut que des deux


côtés existent des dons médiumniques. Or, cet adolescent
était, comme sa mère, médium à son insu. Ce fut
Marguerite Maze qui le détecta.
Un jour, en visite à Saint-Germain, elle lui proposa un
bizarre jeu de société:
Les tablettes d’or 107

— Tu vois, je dessine un alphabet sur cette grande


feuille de papier. Je vais placer une main sur ce verre et le
laisser glisser. Cela formera un message.
Elle posa sa main sur le verre qui, se promenant de
lettre en lettre, ne forma que des mots sans suite. Roland, à
son tour, voulut essayer. Le verre se mit en mouvement
d’une allure décidée, écrivant rapidement: LIAISON
SPIRITUELLE.
demanda-t-il spirituelle, qu’est-ce que cela veut dire?
— Liaisonfrappé.

— Ça ne veut rien dire du tout, intervint sa mère, très


mécontente ; j’ai horreur de ce genre de jeu. Tu ne pourrais
pas trouver des distractions plus sérieuses?
Il aurait pu lui faire observer que, dès qu’une distraction
est sérieuse, elle cesse d’être une distraction. Toujours est
il qu’il y avait eu interférence authentique du monde invi
sible qui avait prophétisé à son sujet. Il appartenait en effet
à Roland d’établir entre ce monde et l’autre une liaison spi
rituelle. L’expression se trouve plus d’une fois dans les
messages.
Mais les dons psychiques ne suffisent pas. Ils sont peu
de chose s’ils ne sont animés, vivifiés par l’amour. Or, il y
avait entre le fils et la mère, et dans les deux sens, un so
lide lien affectif. L’amour filial et l’amour maternel, étant
les formes les plus pures de l’agapè, il n’est pas étonnant
que les puissances célestes se servent de ce moyen pour
nous instruire et maintenir tant bien que mal la liaison avec
l’humanité. Amour filial et amour maternel ne constitue
raient qu’un égoïsme à deux s’ils n’étaient couronnés par
l’amour divin.
Il y avait chez ce petit garçon, qui n’avait pas été élevé
religieusement, une montée d’aspirations mystiques, une
recherche instinctive de Dieu. Il se noua entre Roland et les
zones pures de l’Au-delà de mystérieuses et constantes
relations. Il se convertit tout seul, ou plus exactement il
108 Les tablettes d’or

fut converti par ce monde des anges qui s’apprêtait à


l’accueillir.
Il lui arrivait de disparaître mystérieusement. Au retour
de ces fugues à travers Paris, sa mère l’interrogeait,
soupçonneuse:
— Où étais-tu encore?
— À Saint-Roch.
— Tu fréquentes les églises, maintenant?
— Oui, vois-tu, quand je te demande quelque chose, tu
me refuses assez souvent. Mais si je le demande à Dieu, il
me l’accorde toujours, Lui!
Mais il y avait une autre raison pour laquelle il visitait
les églises, et de préférence Saint-Roch. Raison étrange
qu’il ne dut pas avouer de son vivant à sa mère, mais qu’il
lui révéla beaucoup plus tard dans un message:
Tu te souviens, Maman, lorsque je n’étais qu’un petit
garçon qui allait chercher de l’eau bénite pour influencer
les hommes… Aujourd’hui, il m’est donné de pouvoir agir
sur eux selon l’ordre d’un plan supérieur.
CHAPITRE XI

TU PARS VERS DIEU

C’est au cours d’une représentation de l’Aiglon que


Roland eut le pressentiment de sa fin imminente. Cette fin,
non seulement, il la prévoyait, mais il l’acceptait: il ne se
rebellait pas contre l’arrêt de la Puissance éternelle. Cette
fin, il ne voulait pas qu’on la lui dissimulât. Comme le per
sonnage d’Edmond Rostand, il aurait pu s’écrier:
J’assurerai d’abord de ma reconnaissance
Le cœur qui, se brisant, a rompu le silence
Que celle qui pleura n’en ait aucun remord!
On n’avait pas le droit de me voler ma mort.
Celle qui devait rompre le silence, celle qui ne voulait
pas qu’on lui volât sa mort, ce fut Marguerite Maze. Après
un an de vie au diapason du Ciel, il remerciera l’amie qui
eut le courage de lui dire: Tu pars… tu pars vers Dieu.
Mais n’anticipons pas! À la dernière scène du drame, il
prit la main de sa mère et murmura:
— Pauvre maman qui vas rester seule…
Il savait que pour elle se préparait le malheur à l’état pur.
L’agonie de Schônbrunn l’avait tellement frappé que ses
derniers jeux consistèrent à composer des décors pour une
représentation imaginaire du drame de Rostand, spectacle
dont soldats et personnages de plomb étaient les acteurs. Et
dans les derniers jours un nom revenait de temps à autre
sur ses lèvres: le duc de Reichstadt…
Tout commença par un mal de gorge. Le cas parut assez
sérieux pour que l’on fît venir le professeur D. qui parla de
paratyphoïde et conclut avec cet optimisme qui ne coûte
rien: dans huit jours, il sera debout.
110 Les tablettes d’or

Huit jours après, l’adolescent en était au même point. Sa


mère fit appel à un docteur qui refusa de se déranger.
Comme un léger mieux était intervenu, Roland recommen
ça à sortir. C’est au cours d’une de ces promenades qu’il
rencontra, sous les arcades de la rue de Rivoli, sa jeune
tante Bel Gazou*. Celle-ci parut frappée de son état et indi
qua une doctoresse dont elle disait grand bien. Une confé
rence à trois réunit le professeur D., la doctoresse et le
médecin de famille.
— C’est une paratyphoïde sans gravité, diagnostiquèrent
les deux premiers.
— Non, c’est plus grave que cela, opina le vieux doc
teur. Il y a quelque chose qui ne me plaît pas: il se couche
en chien de fusil.
Il était le seul à être inquiet: il était le seul à avoir rai
son. On appliqua donc au malheureux enfant un traitement
contre la typhoïde. Pour commencer, on le nourrit le moins
possible, on l’affama, on démolit sa résistance; on tolérait
juste les oranges, denrée rarissime à l’époque, que lui
faisait parvenir Colette de Jouvenel. Ces restrictions médi
cales, succédant aux restrictions des années de guerre,
l’achevèrent.
« Il a l’air de sortir de Buchenwald », pensa Marcelle
épouvantée.
Décidée à agir, elle le fit transporter à l’hôpital Claude
Bernard.
À peine arrivé, il demanda à sa mère: Quel est le numé
ro de ma chambre? Elle le lui dit. Il murmura: Ah! c’est
bien, c’est bien!
À quelles mystérieuses mathématiques, à quelles
coordonnées de nombres songeait-il?
Après avoir examiné le petit malade, le professeur
L. déclara, péremptoire:
« Il n’en a plus que pour quatre jours! »

* Fille d’Henry de Jouvenel et de Colette.


Les tablettes d’or 111

Marcelle de Jouvenel ne réagit pas; cela lui semblait tel


lement énorme qu’elle ne pouvait y croire. « Passons! se
dit-elle, j’ai affaire à un maniaque! »
Le professeur ordonna toutefois une ponction lombaire.
Le liquide céphalo-rachidien fut injecté à un cobaye que
l’on mit en observation plusieurs semaines. D’après les
réactions de l’animal, on saurait quels médicaments
devaient être utilisés. En attendant, le traitement en cours
fut suspendu et le malade abandonné à la maladie.

Emmanuel Berl, dans Sylvia, paru chez Gallimard en


1952, évoque d’une plume acerbe, ces semaines sinistres:
« On voyait tout de suite que, sur cette énorme machine,
on ne pouvait rien. Le professeur, maître absolu de son ser
vice, y exerçait une autorité si grande qu’on ne pouvait
même pas y faire appel. Des heures et des heures, comme
des suppliants, nous attendions son passage, dans les cou
loirs lugubres où des écriteaux, qui me rappelaient ceux
des tranchées, indiquaient les parcours dangereux. Le per
sonnel osait à peine dire si le souverain de ce royaume
maudit y était ou n’y était pas arrivé. Il passa enfin, voûté,
usé, dans sa blouse blanche, tout un état-major l’entourant
bourdonnant de zèle et de servilité. Il déclara qu’il avait
pratiqué tout de suite une ponction lombaire…
Balbutiants, nous demandâmes au professeur ce qu’il
allait entreprendre. Il répondit qu’il ne ferait rien du tout.
Même la pénicilline, encore très rare, et que nous avions eu
de la peine à nous procurer, il se refusait à l’administrer.
« Je ne trafique pas mes malades », déclara-t-il sèchement.
Il prescrivait la morphine, sans restriction et sans plus. »
« Je ne trafique pas mes malades! » La formule parais
sait si bonne que le chœur des internes et des infirmières la
répétait à l’envi. Cependant la mère, peu disposée à se
satisfaire de formules, revenait à la charge, exigeant que
112 Les tablettes d’or

l’on fît quelque chose. Arraché à son confort intellectuel, le


professeur finit par dire:
— Évidemment, il y aurait bien… s’il fallait essayer un
médicament, ce serait à la rigueur celui-là…
— Quel est ce médicament?
— La streptomycine! Mais il n’existe pas en France.
— Qu’à cela ne tienne! Faisons-le venir…
— Oui, je pourrais éventuellement écrire aux États-Unis!
Écrire aux États-Unis, alors que les heures étaient comp
tées! C’était à se demander si cet homme de science avait
jamais entendu parler de communications par radio et par
câblogramme! Écrire aux États-Unis! par la poste mari
time sans doute…
Fermement décidée à le disputer à la mort, qu’elle sen
tait approcher, sa mère se battit avec opiniâtreté, avec cou
rage, avec fureur. Seule ou presque. Elle remua ciel et
terre, la terre beaucoup plus que le ciel, car en ce temps-là,
elle était indifférente. Ce ne fut que plus tard, au bout d’un
long voyage intérieur dirigé par son fils, qui l’avait précé
dée dans la vie spirituelle, que la foi lui fut accordée.
Pour obtenir de la streptomycine, médicament introu
vable en France à l’époque, elle s’adressa en premier lieu
à Mme Bidault, l’épouse du ministre des Affaires étran
gères d’alors. Accueil sympathique, mais résultat nul. Elle
se tourna vers l’Ambassade des États-Unis, qui répondit
que le produit n’existait pas encore dans le commerce.
Seuls en disposaient quelques rares savants américains.
Marcelle de Jouvenel songea aussitôt à son ami Pierre
Lecomte du Noüy, qui travaillait à la Fondation
Rockefeller de New York. Elle lui envoya un télé
gramme… et l’attente commença. Lorsqu’un avion passait
au loin, elle disait au petit malade: « C’est sûrement celui
qui apporte le remède qui va te guérir. »
Tous les jours, Bertrand de Jouvenel et divers amis, tel
Emmanuel Berl, se relayaient à l’aérodrome, interrogeant
Les tablettes d’or 113

les aviateurs qui arrivaient de New York, espérant toujours


que l’un d’eux aurait au fond de sa poche un petit paquet
de la part du savant français. Mais personne n’était au courant.
Enfin, arriva un télégramme: PASADENA — CALI
FORNIE — Désolé nouvelles. M’occupe d’urgence
envoyer streptomycine. Amitiés. LECOMTE DU Noüy.
21/4/46. 7h45.
Le savant, très malade lui-même, était en cure de repos
et ne put entreprendre les recherches nécessaires (1). La
streptomycine ne fut jamais expédiée. C’en était fait de la
dernière chance.
Alors, elle se tourna vers son fils pour le supplier de
vouloir vivre: « Toi et moi, nous devons gagner la bataille
de ta santé. Il faut que tu guérisses, parce que je le veux et
parce que tu le veux. Tu le veux, n’est-ce pas? Tu dois le
vouloir! Il y a toi et moi et personne d’autre. »
« Autrement dit, nous sommes abandonnés de tous. Les
médecins ne peuvent rien, les prêtres non plus. Il n’y a
pour te sauver que ton énergie et la mienne. »
Mais il semblait ne plus aimer la vie, il ne s’y accrochait
plus: il se laissait glisser vers l’autre rive, dont il entendait
l’appel doucement impérieux.
Ceux qui se trouvent à la frontière des deux mondes
voient, prêts à les accueillir, les disparus aimés. C’est ainsi
qu’un jour, Roland se dressa tout à coup sur son lit et s’é
cria d’une voix nette: Je vois ma grand-mère… elle est
là… nous sommes tous les trois ensemble… Maman,
regarde-la.
Il se laissa tomber en arrière et murmura plein de bon
heur: C’est merveilleux, ma grand-mère est vivante.
Il s’agissait de Jeanne Leblanc, sa grand-mère mater
nelle, morte deux ans auparavant.
Cependant, si sa mère était plongée dans les affres du
doute, Roland désirait une fin chrétienne. Quand il se

(1) Lecomte de Noüy mourut à New York, le 22 septembre


1947.
114 Les tablettes d’or

trouvait encore à l’hôpital Claude Bernard, il avait réclamé


impérieusement les derniers sacrements:
— Vite, Man, va chercher un prêtre! Je veux communier.
Étrange volonté de la part d’un enfant élevé dans la tié
deur. Marcelle de Jouvenel avait obéi sans conviction et,
quand le prêtre vint, elle était absente.
Une autre fois, dans les couloirs blancs à l’odeur d’éther,
elle croise un religieux qui sortait de la chambre de Roland.
— Madame, je viens de passer un moment avec votre
fils. C’est un prédestiné, Dieu le rappelle à Lui.
La mère ne répond rien. Une sourde fureur gronde en
elle. Qui a convoqué ce prêtre? D’où sort-il? De quel droit
se fait-il l’interprète des desseins surnaturels? De quel
droit vient-il apporter un message de mort? Elle n’a
qu’une idée: fuir cet émissaire de malheur. Elle s’éloigne
rapidement en se disant: « C’est bien ce que je pensais,
c’est Dieu qui va me le tuer. »
Cependant Roland déclinait: c’était le résultat d’un mois
de négligences, de tâtonnements, de diagnostics erronés,
de traitements contradictoires. Sa mère, effroyablement
lucide, décida de lé ramener à la maison. Les médecins de
l’hôpital ne s’y opposèrent pas. Le grand patron déclara
seulement que le malade ne supporterait pas le voyage, que
son cœur ne résisterait pas à la plus petite secousse.
« Vous avez dit hier qu’il ne passerait pas la nuit, répond
la mère, et il vit toujours. Perdu pour perdu, je préfère qu’il
meure chez lui. »
Comme c’est dimanche, Marcelle de Jouvenel ales plus
grandes peines pour trouver une voiture. Seul fonctionne le
service des ambulances municipales… Enfin un chauffeur
se présente, elle demande qu’une infirmière l’accompagne.
Toutes se récusent, aucune ne veut prendre la responsabi
lité de ce trajet. Si l’enfant a une défaillance, il n’y aura
personne pour lui faire une piqûre… Mais la mère a
confiance.
Les tablettes d’or 115

La voiture s’arrête rue de Rivoli. Le chauffeur se fait


assister du concierge pour hisser le brancard jusqu’au qua
trième étage. Devant la porte ouverte à deux battants,
Anna, sa gouvernante l’attend. Comme on reprend posses
sion d’un bien perdu, il s’écrie: Nanou ! Nanou !
Sur ces entrefaites, un guérisseur se présenta:
«Madame, je sauverai votre fils. Mais avant toute chose,
j’exige qu’on le nourrisse. Ce petit meurt de faim… »
Après avoir mangé une compote de cerises, préparée par
Anna, Roland murmura:
C’est bon! Nanou, donnez-m’en davantage!
Les jours passent. Contrairement à l’avis des sommités
médicales, il vit toujours. Autour de lui, c’est un renouveau
d’espoir. Le guérisseur ne quitte plus la maison. Il livre
avec acharnement sa bataille contre la mort. Un matin,
assis au chevet du jeune garçon, il lui dit:
« Vous devez avoir confiance en votre docteur! »
Roland eut un pauvre sourire:
Des docteurs! J’en vois un nouveau tous les jours!
Au fond de lui, il savait que ce défilé de médecins (ils
furent dix-sept) était parfaitement inutile… Cette accepta
tion ne rendait-elle pas vaine la légère amélioration qui
s’était manifestée ?
S’il acceptait de s’effacer, s’il comprenait que s’achevait
sa mission terrestre, il souffrait de quitter sa mère. C’est
alors qu’il lui répéta, et cette fois, comme en s’excusant, la
phrase qu’il avait murmurée à la représentation de
l’Aiglon: Pauvre Maman, qui vas rester seule.
Il se reprochait de l’abandonner. Quitter prématurément
sa mère lui paraissait coupable.
« Toute sa conduite, écrit Emmanuel Berl, semblait com
mandée par le souci de se mettre en règle. On le voyait
économiser ses forces pour remercier, chacune à leur tour,
les personnes qui s’affairaient si vainement autour de lui. »
116 Les tablettes d’or

« L’enfant avait toujours été très gâté. Le lit, le régime


auraient dû le rendre irascible. Or, non seulement sa mère,
mais Anna, sa gouvernante, affirmaient que la maladie, au
lieu de l’aigrir, l’adoucissait; elles ne se souvenaient pas
de l’avoir vu si facile et si peu exigeant. »
Comme si, à l’avance, il avait compris qu’une maladie,
vécue au diapason du Ciel, peut se métamorphoser en ma
ladie initiatique (2). Dure initiation que celle qui s’accom
plit dans le déchirement.
Son heure était toute proche, il n’y avait plus auprès
de lui que sa mère, Anna, Marguerite Maze et
Mme Champion, qui l’assista dans les dix derniers jours
qu’il passa rue de Rivoli. Voici le témoignage de cette
infirmière, extrait d’une lettre qu’elle écrivit, le 12 mai
1950, à Marcelle de Jouvenel:
« La veille de sa mort, il avait les mains tendues pendant
au moins un quart d’heure. Sa figure était transformée, il
voyait certainement quelque chose. J’avais beau regarder,
je ne voyais rien, mais je comprenais qu’il implorait Dieu.
Ce jour-là, je n’ai rien dit à personne, sauf au docteur
B. qui faisait tout pour le sauver, il adorait ce petit. Je l’ai
appelé pendant le déjeuner. Il a vu les mains en haut,
implorant quelque chose qu’il voyait. Je lui ai dit: « Ce
petit ne passera pas la journée. » Il m’a répondu en riant:
« Mais nous allons le guérir! » Je lui ai dit: « Les docteurs
font les ordonnances, donnent les médicaments, mais ne
connaissent pas les symptômes de la mort. »
L’après-midi, le docteur était sorti. Il m’avait dit de lui
faire une piqûre de solucamphre, si son pouls passait à 150.
J’ai fait la piqûre et, à sa gouvernante qui était au pied du
lit, j’ai dit: « Le petit Roland se meurt! »
C’est alors que je vous ai fait venir près de son lit, disant
qu’il vous réclamait. Il ne pouvait plus le faire lui-même.
Si vous vous rappelez, il eut un râle dans la poitrine…

(2) Il le dit dans un message.


Les tablettes d’or 117

Vous vous êtes écriée: « Il a attrapé une broncho-pneumo


nie! » Je vous ai répondu: « Ce n’est pas cela, Madame, ce
sont les derniers moments… » »
Ces derniers moments se prolongèrent encore une nuit.
Le lendemain matin, à six heures, quand Marcelle de
Jouvenel entra dans la petite chambre, elle ne vit que du
blanc: son visage était aussi blanc que son col de chemise.
Un rayon incolore tombait sur ce visage. Dehors, sur la
barre d’appui, il y avait un pigeon. Impassible, il fixait
l’enfant. Impressionnée par cet oiseau immobile, elle n’o
sait plus avancer. Cette présence lui semblait un mauvais
présage, mais voulant espérer contre toute espérance, elle
se dit que seules les chouettes étaient symboles de mort.
Elle fit un pas vers le lit. Aussitôt le pigeon se mit à rou
couler, puis, à tire-d’aile, il monta vers le ciel.
L’adolescent s’est immobilisé dans un étrange recueil
lement, comme s’il avait choisi lui-même sa dernière atti
tude, comme s’il allait dormir jusqu’à la fin du monde. Il
ressemble à un gisant. Ses mains tiennent un bouquet de
muguet offert par un ami (3). Toujours lucide, il ne parle pas,
il ne peut plus parler. Tout ce qu’il peut faire, c’est caresser
les fleurs. Son dialogue avec cette terre est achevé…
Laissons parler à présent un autre témoin, Marguerite
Maze:
« Comment dire l’émotion suprême de la dernière mi
nute et les dernières paroles que nous eûmes ensemble? Je
pris sa longue main pâle dans la mienne. Sa douceur, son
courage dans le calme d’une âme résignée m’apportaient la
bonne odeur des choses du ciel. Je lui dis: « Mon petit
Roland, tu pars vers Dieu, notre Père… Jésus, les anges
viennent à toi, sois heureux! » Il me sourit, en extase, et
ses yeux vacillaient déjà dans le merveilleux… vers tous
les lointains qui le détachaient peu à peu de la vie. »

(3) Emmanuel Berl.


118 Les tablettes d’or

Lorsqu’elle entendit prononcer ce « Tu pars vers Dieu »,


Marcelle de Jouvenel fut anéantie. Sur le moment, elle en
voulut à son amie: Pourquoi, oh! pourquoi lui avoir dit
cela ? Mais Roland sentait que Marguerite Maze avait parlé
sous l’empire de l’inspiration. Il comprenait que ce n’était
pas une pieuse formule, il lui était reconnaissant de ne plus
lui cacher davantage une mort qu’il avait prévue et accep
tée et il souriait heureux, totalement heureux.

Brusquement les mains trop maigres, trop blanches


lâchent le muguet…
C’était le 2 mai 1946. 2 mai: fête de saint Athanase.
Athanasia: immortalité.
CHAPITRE XII

LE MYSTÈRE BIFRONTAL

En juin 1956, Emmanuel Berl publiait chez Gallimard


Présence des Morts. Il apporta à la mère de Roland un
exemplaire relié qu’il lui dédicaça en ces termes: « Pour
Marcelle, ce livre qui lui doit tout, avec la fraternelle ami
tié d’E.B. »
Dans ce nouveau livre, comme dans Sylvia que nous
avons déjà cité, il évoquait avec une intelligente sensibili
té les derniers jours de l’adolescent. Dix ans après ce
départ prématuré, à la veille de subir une grave interven
tion chirurgicale, Berl réalisa qu’il ne savait rien de la mort
et il se mit à penser intensément à tous ceux de ses amis qui
étaient passés de l’autre côté.
Il évoquait entre autres le souvenir de Drieu
La Rochelle, dont il avait été le confident et qui lui man
quait de plus en plus: ce caractère qui l’avait tellement irri
té de son vivant se décantait, se purifiait, se libérait de
mille petitesses et Berl regrettait les conversations qu’ils
n’avaient pas eues, il s’en voulait de ne jamais avoir abor
dé avec lui les sujets essentiels.
« J’appris que, dans ses dernières années, alors que je le
croyais obsédé par la politique, il avait été au contraire de
plus en plus absorbé par des préoccupations métaphy
siques, et lisait surtout les philosophes orientaux. Mes
regrets en furent exaspérés. Jamais je n’avais parlé sérieu
sement avec lui de ce qui sans doute nous intéressait le plus
l’un et l’autre. Que de silence! Comme je l’avais mal
connu, même au temps où je le voyais tous les jours! »
120 Les tablettes d’or

En ce qui concerne Colette, son autre confidente, Berl a


l’impression, quand il rend visite à Maurice Goudeket dans
l’appartement qu’elle occupa, que Claudine peu à peu s’é
loigne, qu’elle accède à des plans qui l’intéressent davan
tage et se détache sans effort de cette terre qu’elle a si bien
comprise et chantée.
« L’ombre de Colette n’habite pas cette pièce où tout
parle d’elle. Devant les fauteuils dont elle a fait elle-même
les tapisseries, tout vous rappelle au respect et au souvenir,
mais rien ne suscite l’angoisse. Parce que Colette avait
dépassé la région où l’on s’inquiète, où l’on suppute, où
l’on espère et où l’on craint. »
Ce qui le frappe dans la mort de Colette comme dans
celle de Roland, c’est le consentement, l’acceptation pure
et simple.
« Colette est morte comme une pivoine s’effeuille,
tranquillement, d’un seul coup. Elle avait gardé dans la
mort ce caractère végétal qui avait conféré tant de dignité
à sa vie. Elle avait eu le temps, non seulement d’accomplir
son destin, mais d’y acquiescer. »
À propos de Drieu et de Proust, Berl fait allusion à sa
conception curieuse et inquiétante de la survie, qui selon
lui ne serait qu’une étape avant la disparition totale.
« Il n’est pas choquant pour la raison que Proust, Drieu
soient des morts instables, dont les ombres flottent quelque
temps sans se fixer, et ne peuvent s’empêcher de tourner
parfois la tête vers nous, dans leur marche au néant. »
Et il se pose la question suivante:
« Peut-être les morts ont-ils à passer de la survie au
néant, comme nous de la vie au trépas? »
Mais c’est la longue et paisible agonie de Roland qui
règne sur sa méditation. Voisin et ami de Marcelle de
Jouvenel (il habitait au Palais Royal, elle habitait place des
Pyramides), il avait suivi de près le déroulement du drame.
Avec lucidité, il résume l’épreuve de ce jeune garçon,
Les tablettes d’or 121

simultanément attiré par le nouvel univers, dont il pressent


la beauté, et désespéré à l’idée de la douleur et de la soli
tude qui attendent sa mère.
« Mais un an auparavant, j’avais vu mourir Roland de
Jouvenel; et je sentais qu’il avait beau être attiré par la
mort, vers laquelle sa maladie le précipitait, il ne pouvait
se détacher de la vie, sans angoisse. C’est qu’il trouvait
injuste de laisser sa mère seule, il se résignait mal au cha
grin qu’il lui causait: il n’avait pas quinze ans. Aussi n’ai
je pas été surpris qu’elle le sente rôder autour d’elle, parmi
les rayons de soleil, les fleurs, les feuilles des arbres,
qu’elle entende sa voix, qu’elle capte ses messages. »
« Il avait toujours vécu avec elle, et le plus souvent, seul
à seul. Je trouvais très simple que pour la consoler, dans
son extrême désarroi, il usât de tous les moyens, dont il
pouvait disposer. De ces moyens, d’ailleurs, je n’avais et
n’ai encore aucune idée; mais je trouvais naturel qu’il s’en
servît. »
On ne saurait mieux exprimer cette persistance de l’a
mour et de l’activité qui caractérisent la vie future.
Malheureusement, page 162, le naturel revient au galop et
Berl reprend ce qu’il a donné à la page 27.
« L’idée d’une immortalité personnelle irritait Drieu, à
juste titre: il la trouvait insoutenable et veule; moi aussi,
elle m’irrite: je suis déjà mort à moi-même, je ne peux
donc pas persister, je ne pourrais que ressusciter. Mais
comment? Tel que je suis? Tel que je fus? Tel que je
devrais être? Auteur des livres que je regrette d’avoir
écrits? Ou de ceux que je regrette de n’avoir pas écrits? »
Si l’on ne croit pas en l’immortalité personnelle, toute
foi est une sorte de bulle creuse qui éclate au premier
souffle; si l’on ne croit pas en cela, on ne croit en rien.
Comme s’il avait prévu l’objection, l’auteur de Sylvia
s’écrie tout à coup:
122 Les tablettes d’or

« Il n’est pas vrai que je ne croie pas; je crois des


choses qui ne vont pas ensemble, et entre lesquelles je
flotte. Il n’est pas vrai queje croie à la survie, ni queje n’y
croie pas, le vrai ; c’est quej’y crois et queje n’y crois pas.
Il n’est pas vrai que je ne sache pas s’il faut évoquer les
morts ou les laisser tranquilles : je suis sûr qu’il faut penser
à eux, et sûr qu’il ne le faut pas. Il n’est pas vrai que je ne
pense pas: ce qui est vrai, malheureusement, c’est que je
pense, aussitôt, le contraire de ce que je viens de penser. »
« Il n’est pas vrai que je n’entende pas l’appel des morts.
Je l’entends sans cesse; pourvu queje me taise; il surgit
du silence, comme les étoiles surgissent de la nuit. Ce
qui est vrai, c’est queje perçois, aussi, le mutisme qu’ils
m’opposent. »

Quand, le 22 mai 1975, je le rencontrai chez lui, rue de


Montpensier, quelque temps avant sa mort, les propos qu’il
me tint ressemblaient étrangement à ces lignes inconnues
de moi à cette époque et qui donnent la clef de sa person
nalité contradictoire.
Il me reçut en pyjama, allongé sur un divan. Il était déjà
gravement malade à l’époque, mais sa figure et ses mains
ravinées faisaient preuve d’une extraordinaire mobilité et,
bien qu’il fût menacé dans sa vue, son regard demeurait
aussi alerte que son esprit. J’étais en présence du Voltaire
de 1775. Comme lui, il joignait une extrême vitalité à une
mauvaise santé perpétuelle; ce qui ne l’empêcha pas,
comme lui, d’atteindre quatre-vingt-quatre ans. Comme
lui, il dissimulait beaucoup de sensibilité sous des traits
sarcastiques.
La conversation s’engage mal; non seulement le gourou
du Palais Royal conteste la vie post mortem de notre amie
commune, mais il conteste aussi sa vie ante mortem.
— Marcelle n’existait pas avant 1971. Pourquoi existe
rait-elle maintenant?
Les tablettes d’or 123

— Marcelle n’existait pas! Vous êtes dur. Et si l’on vous


disait: Vous, Emmanuel Berl, vous n’existez pas?
— Mais je n’existe pas, mon cher Monsieur, vous non
plus d’ailleurs!
— Ah bon, merci pour le renseignement. Mais, cher
Emmanuel Berl, vous existez puisque vous pensez!
— Je pense, donc je suis, quelle baliverne! Rien n’est
plus faux. C’est parce que je crois que je n’existe pas, que
je ne puis concevoir mon existence après la mort. Comme
j’ai la certitude de ma non-existence, a contrario, je peux
dire: Dieu existe.
— Enfin quelqu’un qui existe! Quelle chance!
— Si j’existais, Dieu pourrait ne pas exister.
— Je ne vois pas comment l’existence de l’homme serait
un empêchement à l’existence de Dieu. Vous aimez trop les
paradoxes.
— Wenn ich nicht will, so darf kein Teufel sein… vous
savez l’allemand?
« Si je ne le veux pas, aucun diable n’a le droit d’exis
ter… » Qui dit cela?
— Le baccalaureus dans le Second Faust. Autrement dit,
les êtres spirituels sont des créations de notre mental… Ils
n’existent que dans la mesure où nous les évoquons et
invoquons.
— Autrement dit, les messages de Roland ne sont que
des affabulations poétiques de sa mère. Et vous allez faire
appel aux richesses, aux surprises de l’inconscient… Je ne
voudrais pas reprendre avec vous ce débat philosophique
qui n’aura jamais d’issue; je souhaiterais seulement que
vous me parliez de cet adolescent que vous avez bien
connu, de ses derniers jours dont vous avez été le témoin
quotidien.
— J’avais toujours connu sa famille. Lui-même, je le
connaissais peu. Sa mère d’ailleurs vivait avec lui dans un
rapport si étroit, qu’à s’insinuer entre eux, on éprouvait
124 Les tablettes d’or

quelque gêne… Je lui trouvais du charme. Sa chevelure


surabondante amincissait encore son visage déjà mince. Il
était timide, secret… Il n’aimait pas le travail. Or, devant
les garçons que leurs études n’intéressent pas, je me sens
désarmé; ce qui ne m’empêchait pas de lui reprocher sa
paresse.
Bien avant sa maladie, on remarquait son indifférence à
l’avenir. C’est la mort qu’il couvait qui lui faisait paraître
vain le travail scolaire. C’est cette mort en filigrane qui lui
faisait répondre, sceptique, « Tu crois? » quand on lui di
sait « Plus tard! ». On dirait que les enfants qui ne doivent
pas vivre ont des façons qui leur sont propres, des ressem
blances, inaperçues d’abord.
Ils sont exempts des cruautés habituelles à leur âge, ils
ne sont pas « sans pitié », ils ne torturent pas les animaux,
ils ne supportent pas de les voir souffrir.
— Le contact avec le monde animal est déjà signe de
spiritualité.
— Ces enfants marqués sont paresseux pour apprendre,
précoces pour le reste, nous les trouvons « distraits »!
Leurs regards sont attirés au loin par des objets que nous
ne discernons pas; eux non plus, sans doute, mais ils les
cherchent, quand les autres se résignent depuis longtemps
à ne pas les apercevoir.
Les êtres, qui ont ainsi la vocation de la mort, ne sont pas
révoltés par son approche. Elle ne suscitait chez cet enfant
aucune mauvaise humeur, bien au contraire, une gen
tillesse inquiète, un souci constant de se mettre en règle…
Comme s’il se fût senti fautif de faire ce qu’il avait choisi.
Il économisait ses paroles, ses gestes, pour garder la force
de manifester sa reconnaissance à chacun de ceux qui s’af
fairaient stérilement autour de lui. Il les conquérait tous,
les uns après les autres. Son grand souci, c’était sa mère; il
se sentait responsable d’elle, de son avenir qu’il cherchait
à arranger. « Tu es bien ennuyée » faisait-il, et il l’appelait
Les tablettes d’or 125

par son prénom en souriant. Et d’autres fois: « Tu es


heureuse? »
— Dans les messages aussi, quelquefois, il l’appelle par
son prénom.
— J’aurais voulu pouvoir prier, comme les autres, pour
qu’il guérisse. Je n’y arrivais pas. Je ne peux pas demander
ce que je sens qui m’est refusé. Je comprenais bien qu’il ne
nous restait d’autre ressource que nous-mêmes. C’est
pourquoi, il me semblait perdre quelque chose, quelque
part, chaque fois que je laissais mon esprit se détourner.
J’attendais de lui inlassablement une idée qu’il ne me four
nissait pas. Toute la terre, pourtant, est une réserve infinie
de remèdes que nous ignorons. Celui qu’il aurait fallu, et
que l’on découvrirait bientôt, le platane que je frôlais, en
contenait peut-être le principe. J’aurais voulu qu’on
essayât sur lui à chaque heure une médication nouvelle.
J’aurais voulu que cet enfant guérisse… et grâce à moi
sans doute.
On parlait d’un médicament alors tout nouveau: la
streptomycine que venaient d’inventer les Américains. Il
devint pour nous la forme de l’espoir. Nous le fîmes
demander. Nous n’avions même plus peur qu’il s’avère
inefficace, mais seulement qu’il arrive trop tard. L’enfant
s’affaiblissait. Nous guettions à Orly l’arrivée des
Clippers. Les courriers se succédaient et ne nous appor
taient rien. Un haut-parleur enfin nous appela. Un pilote
nous remit un petit paquet. Nous courûmes à l’hôpital…
Le paquet contenait de la pénicilline que nous avions déjà
et que le professeur affirmait inutile. D’ailleurs pour ce qui
est de la streptomycine, les Américains ne croyaient pas à
l’efficacité de ce remède pour le cas que nous leur avions
soumis…
On ne pouvait plus parler de traitement; on ramena l’en
fant chez lui. Le circuit de la médecine régulière était
fermé. Seuls les guérisseurs, les thaumaturges… Nous
126 Les tablettes d’or

sommes allés les chercher jusqu’au Palais de Justice où ils


répondaient de leur activité illégale.
— Je sais que l’un d’eux obtint un mieux provisoire.
— Beaucoup de grandes maladies comportent une pé
riode de rémission. Elle vint… Nous fîmes semblant d’en
être dupes. Les charlatans triomphaient. Les médecins di
saient: « Après tout, que sait-on ? » Ce n’est pas sans honte
que je pense à mes propres complaisances. Seul Roland
n’était pas dupe. Le mince surcroît de forces qui lui venait,
il tâchait d’en user pour rendre moins dur l’avenir de sa
mère. Il cherchait par quels moyens lui transmettre la ten
dresse dont il se voyait lui-même l’objet.
— Et c’est alors qu’il exigea les derniers sacrements?
— Oui! Il demanda un prêtre avec une âpreté qui nous
surprit; il n’avait jamais été très pieux.
Nous continuions à rêver les thérapeutiques les plus
folles… comme si son corps était notre bien et qu’il n’eût
lui-même aucun droit sur lui.
Parmi les médicaments que nous avions désirés, sans les
obtenir, il s’en trouvait dont on disait qu’ils pouvaient
rendre sourd, aveugle. Après avoir haï le vieux professeur,
je lui sus gré de ne pas admettre que tout devienne permis
quand tout est perdu. Je pensais aux moribonds que j’avais
vu torturer, trépaner sous prétexte « qu’ils n’avaient plus
rien à perdre ».
Je savais très bien, j’avais su tout de suite que Roland,
lui, voulait mourir. Marcelle disait: « Il veut vivre », mais
il ne le voulait que pour elle. Quelque chose de plus pro
fond, de plus fort empêchait cette volonté de se manifester
par la seule expression qui lui restât permise: la douleur.
Elle ne venait pas. Contre toute attente, la morphine restait
superflue; les boîtes d’ampoules intactes. Déjà, la mort fai
sait une même chose avec lui. Elle palpitait en lui, autant
que son propre cœur; elle l’entourait de plus près que son
infirmière. Même quand il semblait détendu, quand il sou
Les tablettes d’or 127

riait un peu et disait une phrase gentille, on la sentait pré


sente. Soudain, je m’aperçus que je l’aimais. Je n’y avais
pas pensé…
Il se mourait… Je ne voulais voir que lui. Ses lèvres
étaient striées de gerçures par la fièvre, par son appareil
dentaire aussi. J’aurais voulu qu’on le lui retire. Je n’osais
pas le demander. Pour les mêmes raisons sans doute, les
autres non plus.
Nous ne pouvions plus rien… que lui épargner les pe
tites gênes, lui ménager les plaisirs chétifs dont il restait
capable. Il aimajusqu’à la fin les fleurs et les fruits. Le pre
mier mai, en allant lui chercher des fraises, je lui achetai un
brin de muguet. Je le lui apportai, il le caressa. Était-ce
déjà un simple réflexe? J’ai cru que c’était une façon gra
cieuse de dire merci, quand son extrême fatigue l’empê
chait de parler. Il mourut le 2; les derniers mots qu’il pro
nonça furent: Première séparation… pauvre maman.
— Première séparation! l’expression est étrange,
inquiétante. Elle laisserait supposer qu’il puisse en exister
d’autres… dans la vie future.
— Ce qui est clair, par contre, c’est l’expression: pauvre
maman. Sans cet enfant, cette mère ne pouvait pas vivre.
Lui-même le savait. Il n’en était pas moins mort. Et je l’en
tendais, elle, murmurer d’une voix à peine distincte et plus
stridente pourtant qu’un cri: « Je ne le verrai plus! »
Mais cela même n’était pas vrai. Elle disait qu’elle ne le
voyait plus; elle ne voyait plus rien d’autre que lui. Ses
photos, les fleurs qui les ornaient prenaient dans la maison
plus de place qu’il n’en avait pris. Elle le sentait qui l’en
tourait. Chaque soir, elle laissait le crayon courir, écrivant
ce qu’il lui dictait. « Elle se le figure, disait-on. Elle prend
pour son fils une partie d’elle-même. » Mais une partie
d’elle-même, il l’avait toujours été. Il n’a guère moins
vécu dans son cœur à elle que dans son corps à lui.
128 Les tablettes d’or

— Gabriel Marcel lui a dit une fois en ma présence; les


messages sont de vous dans la mesure où Roland lui-même
est de vous.
— La naissance non plus n’est pas une chose claire. Ses
frontières sont aussi imprécises que celles de la mort. On
n’en finit pas de naître. Finit-on plus vite de mourir?
Dès qu’on fixe sur son esprit la mort, on la voit gagner
de proche en proche tout l’espace que d’abord on lui oppo
sait. Ce dont on se plaint d’être inacceptablement frustré,
on ne sait plus quand on l’avait possédé. Car nous nous
révoltons contre la triple épaisseur du suaire, du cercueil,
de la tombe, mais il nous faut avouer que nous ne percions
pas mieux les enveloppes du cerveau dans lequel tour
noyaient les pensées de celui que nous ne pouvons plus
interroger sur rien.
Nous nous demandons ce qu’il est devenu; mais nous ne
parvenions pas à savoir ce qu’il était, ce que voulait dire
exactement celle de ses phrases qui reste gravée dans notre
mémoire.
Que contenait cet enfant? Son amour pour sa mère… et
des songeries, des déceptions, des espoirs inconnus. Leur
secret subsiste. Et cet amour aussi dont elle perçoit les
signes.
Nous ne pouvons rien penser, rien dire de la mort sans
mensonge. Personne ne croit à la sienne; elle ne console
même pas ceux qui l’attiraient; mais personne non plus
n’en doute. À l’époque je me disais: « Cette mère est sûre
que son fils existe. Elle est sûre aussi de l’avoir perdu. »
Tout dans la mort est double, elle nous effarouche et elle
nous attire.
On dirait qu’elle souligne ce qu’elle efface, consolide ce
qu’elle anéantit. Elle rend notre vie dérisoire et nous
savons bien que sans elle notre vie se décomposerait en
une bouillie informe d’instants. Elle transmue le destin en
imposture, mais elle érige l’imposture en destin.
Les tablettes d’or 129

Elle signifie l’inconnu suprême et nous savons bien que


l’élément auquel elle nous réintègre, nous n’avons jamais
cessé d’y être immergés.
Cet enfant que je trouvais monstrueux de lui abandon
ner, je sais bien qu’il a pour moi et pour sa mère elle-même
plus de densité qu’en Corrèze où nous l’entendions parler,
le regardions courir. Je craignais alors pour lui les pièges
de la futilité, or c’est lui qui m’a réenseigné le mystère
bifrontal de la mort, qui a mis fin à mon oublieuse légère
té envers elle.
— Mystère bifrontal… je retiens la formule et le sym
bole! Si l’on pouvait représenter la mort non plus par le
crâne hideux aux orbites vides, mais par les deux visages
de Janus bifrons! Un visage regarde vers l’Orient: c’est le
passé, la vie terrestre; et l’autre vers l’Occident, c’est l’a
venir, la vie spirituelle. Et puis Janus, le dieu des portes, est
armé de deux clefs, l’une ouvre la porte de la vie présente,
l’autre la porte de la vie future. Janus est aussi le dieu des
chemins… la mort est un voyage et non l’éternel repos des
cimetières.
— Je ne crois pas que les Latins aient mis autant de
choses dans ce mythe.
— On a toujours le droit d’enrichir un mythe et d’accro
cher de nouveaux concepts à ce support de pensée. Mors
janua vitae: la mort de Roland vous a ouvert une porte qui,
j’en ai la certitude, ne se refermera plus. Vous avez écrit
dans Sylvia: « Ce qui me portait à admettre la survie,
c’était que l’enfant avait pour moi plus de densité depuis
sa mort qu’avant. »
— C’est lui qui m’a forcé à prendre conscience de la
mienne…
— Je vous remercie d’avoir laissé librement parler votre
cœur. À la vérité, il parle très bien.
Et là-dessus, je pris congé de M. de Voltaire.
130 Les tablettes d’or

Tout en redescendant ses quatre étages, je songeais:


« Comme tout cela est étrange! C’est justement celui qui
croyait au ciel, tout en n’y croyant pas, qui est à l’origine
de la publication des messages de Roland. C’est lui qui
déclara à sa mère venue lui montrer les premiers textes
qu’elle recevait: « Moi, ça n’est pas mon rayon, tu devrais
porter ça à Gabriel Marcel. »
CHAPITRE XIII

AU DIAPASON DE L’ENFER

Le désespoir de Marcelle de Jouvenel prit, au départ, la


forme de la révolte. Révolte contre Dieu: s’Il existe, c’est
Lui qui frappe, c’est à Lui qu’elle doit s’en prendre. Il lui
apparaît sans amour et plus dur encore que les hommes
qui, eux au moins, ont l’excuse de ne pas savoir ce qu’ils
font. Ce qui vient des hommes est mauvais, ce qui vient de
Dieu est pire. Quant à l’immortalité, ce n’est qu’un mythe
inventé par notre désespoir. Alors monta de ses profon
deurs la question terrible, la question qui fait vaciller sur
leurs bases, et la théologie, et la philosophie: pourquoi?
pourquoi? Silence en elle et autour d’elle. La réponse
devait lui être fournie par Roland lui-même, mais plus tard.
Après la période d’écrasement vint la période des
remords. « Ai-je eu raison de l’emmener à l’hôpital?
N’aurais-je pas dû me révolter quand on cessait de le nour
rir pour le bourrer de morphine ? Et avant sa maladie, n’au
rais-je pas dû m’inquiéter davantage, quand il se plaignait
d’être fatigué, et ne pas lui répondre: « Tu t’écoutes trop. »
Pourquoi, dans les derniers temps, aimait-il si peu la
vie.? S’il l’avait aimée, il s’y serait accroché. Au lieu de
cela, il s’est laissé mourir.
Elle aussi maintenant se laisse mourir.
« Je perds mon fils unique, ma peine est sans fond, je
passe mes nuits à pleurer. Lorsque je parviens à m’endor
mir quelques instants, mon sommeil me fait perdre la
mémoire et, à mon réveil, je crois que Roland vit encore, si
bien que chaque matin j’ai à réapprendre sa mort. Mes
journées se passent dans l’obscurité; je ne peux plus voir
132 Les tablettes d’or

ni le jour, ni le soleil. Comme je comprends les mères qui


se suicident! Perdre un enfant est ce qu’il faudrait appeler
l’épreuve totale. Rien ne peut se comparer à ce choc; d’un
coup, comme sous l’effet de la foudre qui vous change en
poussière, on se trouve déchiquetée. De cet enfant il ne
reste rien qu’un pauvre corps muet. Où retrouver le calme ?
Ma croyance en Dieu n’est pas assez profondément ancrée
en moi pour qu’elle m’apporte un secours.
Perdue dans mon chagrin, je ne demande rien, je ne veux
rien, je n’espère rien que la mort. »
Elle reste couchée, n’ouvre plus ses volets, oublie de
manger, ne répond pas au téléphone, ne compose jamais un
numéro. Cependant si ! Une fois: elle appelle le service des
analyses à l’hôpital Claude Bernard. Elle s’est souvenue
que le professeur L. avait fait prélever sur Roland du liquide
céphalorachidien que l’on avait injecté à un cobaye.
Finalement, elle n’avait jamais su le résultat définitif de l’ex
périence. Elle demande si, oui ou non, le cobaye a survécu?
— Ne quittez pas, Madame, nous allons faire les re
cherches nécessaires.
Interminable attente auprès du téléphone. Enfin son
correspondant revient à l’appareil. Il a fait son enquête.
Maintenant il peut répondre en connaissance de cause: le
cobaye est vivant.
Elle raccroche, anéantie.
Si le cobaye est toujours vivant, c’est que l’on s’est
trompé. On s’est trompé de bout en bout. Non, ce n’est pas
possible, ce serait trop affreux si toute une vie… Elle es
père encore que, pris au dépourvu, le laborantin a confon
du les animaux d’expérience.
Après deux jours de supplice, voici qu’arrive une lettre
du professeur L. Enfin, elle va savoir. Elle déchire l’enve
loppe plutôt qu’elle ne l’ouvre. Elle lit: « Madame, je ne
puis que vous confirmer ce qui vous a été dit au téléphone:
le cobaye est vivant. J’ai fait une erreur de diagnostic. »
Les tablettes d’or 133

Sous le couvert d’une haute probité, le praticien la poi


gnarde une deuxième fois. Plus de doute maintenant,
l’existence de Roland s’est jouée sur une bévue.

2 juin 1946
« J’ai été précipitée dans le malheur. J’ai touché ce qu’il
faudrait appeler le malheur absolu. Je me suis sentie
dépouillée jusqu’aux os. Dans le même temps que mon fils
m’était arraché, ma vie de femme s’est effondrée. »
Dans un sens, sa croix fut encore plus lourde que celle
de Mme Monnier, car cette dernière n’était pas seule dans
son épreuve. Roland avait espéré que sa disparition rappro
cherait ses parents. Son dernier désir ne fut pas réalisé.
La descente aux enfers continue. Quand on admet la
mort de Dieu, la mort de l’homme ne tarde pas à suivre.
Marcelle de Jouvenel retourne en elle la pensée du suicide.
Elle espère qu’à force de ne rien vouloir, qu’à force de ne
rien faire, la vie finira bien par s’éteindre. Comme la mort
lente ne vient pas, elle songe à la mort violente. Elle se
lève, elle va à son balcon, elle ouvre la fenêtre; elle est au
quatrième étage, elle n’a qu’un geste à faire. L’attraction
vers le bas est de plus en plus forte. En cet instant, elle
comprend les suicidés. Elle se sent, comme eux, tirée vers
le vide. Elle entend comme eux cet appel d’en-bas. Entre
le lit et la fenêtre, il n’y a plus qu’un tout petit espace. Elle
va le franchir, elle est poussée à le franchir.
C’est alors qu’elle sent une main invisible se poser sur
son épaule et la retenir avec autorité. Le phénomène,
exceptionnel, semble beaucoup moins incroyable dès que
l’on admet l’existence du corps métaphysique.
Même le sommeil ne lui apportait pas l’oubli, car elle
continuait à rêver de son fils. Il était redevenu petit enfant,
il grelottait et répétait: J’ai froid! j’ai froid! Ses pieds
étaient nus, elle les prenait dans ses mains pour les
réchauffer de son souffle.
134 Les tablettes d’or

Les nuits suivantes, elle continua de rêver qu’il avait


froid. Il lui vint l’idée de tricoter une couverture pour la
mettre sur son cercueil. Elle acheta de la laine, la plus
chaude, la plus neigeuse… Ses amis, qui la voyaient trico
ter pour un enfant mort, craignaient pour sa raison.
Certains, pour expliquer son geste, avaient recours aux
théories théosophiques, qui affirment que les morts tra
versent des régions froides. « C’est, disaient-ils, son sub
conscient qui la pousse à accomplir certains rites de l’ini
tiation. »
Mais ce froid était psychique et spirituel, comme le
jeune garçon le lui expliqua, plus tard, dans un message.
Pour ne pas avoir trop froid, quand tu quitteras la terre, il
faut que ta vie intérieure soit torride. Les steppes de glace,
dans lesquelles tu seras prise, fondront si ta ferveur est
chaude comme un brasier. Ta ferveur dissoudra le gel.
Fin juin 1946

« J’ai, depuis la mort de Roland, des rêves atroces.: il a


froid. Oh! je suis hantée; je souffre comme une damnée!
Je voudrais pouvoir le couvrir, réchauffer son corps trem
blant. On me dit qu’il faut prier davantage…
Comme poussée par une main divine, je suis entrée dans
un confessionnal. Quand j’en ressortis, il était presque
7 heures, l’église était déserte, sans office, silencieuse.
Tout à coup, ô miracle, les orgues se sont mises à jouer;
alors j’ai eu la sensation de la montée de Roland au ciel, je
me suis sentie subitement allégée. »
C’est alors que renaît en elle l’appétit des enquêtes et des
longs voyages, appétit qu’elle n’avait pu satisfaire depuis
1939, depuis son interview de Henlein, gauleiter de
Bohème. Deux lettres du Directeur du Bureau Cairote de
l’Agence France Presse témoignent de ce regain d’intérêt
pour les affaires du monde. L’une est adressée à son
Les tablettes d’or 135

Excellence Hassan Bey Youssef, Cabinet de Sa Majesté le


Roi, Palais d’Abdine, Le Caire. L’autre à Son Altesse
Royale, la Princesse Irène de Grèce, au Consulat hellé
nique de Jérusalem. L’une et l’autre, en date du 24 juin,
informent les nobles correspondants que Mme Marcelle de
Jouvenel « qui appartient à une illustre famille de journa
listes français, est envoyée par M. Pierre Lazareff pour y
préparer la publication d’une série d’études sur le Moyen
Orient. »
« 2 juillet 1946: Voici deux mois que Roland est mort.
J’ai fait dire une messe pour lui et j’ai communié. Avant de
quitter l’église, j’ai éprouvé le miracle des couleurs. Le
soleil sur les vitraux projetait sur les dalles comme des
marches multicolores et, pour m’en aller, je dus traverser
tous ces arcs-en-ciel. Je me suis alors souvenue que Roland
avait la passion des couleurs et des jeux de lumière. Dans
sa chambre, il combinait des effets avec des ampoules
bleues, vertes, roses. N’était-ce pas un avant-goût des pay
sages que l’on peut regarder dans l’au-delà? Maintenant,
dans l’église, c’est une féerie. Un grand missel est teinté de
violet et de rouge… le haut d’une colonne s’illumine aus
sitôt. Je regarde, je regarde, je suis transportée et je pense
que tous ces impondérables sont des signes. »
Au début de septembre, Pierre Lazareff lui propose un
reportage pour France-Soir. Il lui explique ce qu’il attend
d’elle: il s’agit de se rendre à Trieste où la situation est
particulièrement tendue. En mai 1945, cette ville a été
conquise par Tito, qui y a établi un gouvernement yougos
lave et qui estime qu’elle représente le juste prix de sa par
ticipation à la lutte antifasciste. L’Italie revendique Trieste
comme une portion de son territoire, les Alliés refusent de
la lui attribuer, au moins dans l’immédiat. Ils veulent lui
faire expier son alliance avec l’Allemagne et répondent
à ses récriminations: « On verra cela au moment du traité
de paix. »
136 Les tablettes d’or

Lui ayant exposé l’imbroglio, le directeur de France


Soir lui demande si elle est tentée par cette aventure. Oui,
elle accepte, comprenant que seule une tâche précise peut
la sauver. Démarches nécessaires à l’obtention d’un passe
port et de multiples visas (on sort tout juste de la guerre:
les voyages sont rares et difficiles), recherche de la docu
mentation, étude du problème, visites, enquêtes et inter
views, la voilà prise dans un tourbillon qui ne lui laisse
plus le temps de penser. C’est justement ce qu’elle désire.

***

À la fin du mois, elle est de retour à Paris. Le voyage,


cet alcool, a un peu endormi son chagrin. Les larmes ne
sont pas séchées, elles ne le seront jamais, mais elle cesse
d’accuser et de calomnier Dieu. Elle entre dans ses mai
sons, elle s’approche de sa table.

Paris, 28 septembre 1946


« À six heures du matin, je me suis levée comme une
folle et je suis allée communier. Désormais, j’aime être
dans les églises. »
« J’aime être dans les églises! » Voilà qui est nouveau.
C’est la première fois qu’un tel cri lui échappe. On aura
remarqué que, jeune fille ou jeune femme, elle ne fut
entourée, que d’agnostiques, que ce fût son oncle Maurice
Leblanc ou ses amis Jean et Maurice Rostand, Emmanuel
Berl, Pierre Lecomte du Noüy (au moment où ils se
voyaient régulièrement, il n’avait pas encore rencontré
Dieu). Maeterlinck et Barrès, les deux maîtres dans le sil
lage desquels elle vécut quelque temps lui apportaient plus
d’interrogations que de certitudes et il fallait toute la splen
deur de leur verbe pour dissimuler leur doute.
Les tablettes d’or 137

Rien ne la préparait à une expérience mystique, on ne


trouve dans son entourage aucun croyant, le domaine spi
rituel était pour elle terra incognita. Il faut avoir ces faits
présents à l’esprit pour mesurer l’ampleur du chemin
parcouru.
« J’aime être dans les églises! » En l’occurrence, il s’a
gissait de Saint-Roch où, par un privilège exceptionnel,
Roland était inhumé à titre provisoire. Là, dans une petite
chapelle, elle pouvait lire: Je suis la Résurrection et la Vie.
Elle s’y rendait chaque jour pour y porter des fleurs, le plus
de fleurs possible. Elle se disait: « Il faut que je mette par
tout des œillets et des cierges; il faut que je l’entoure
comme s’il était vivant. »
« L’après-midi, Marguerite Maze est venue. Je suis
retournée à l’église avec elle. À peine arrivée, elle me
prend par le bras et me dit à travers ses larmes:
— Je vous affirme qu’il est heureux!
Nous entrons dans la chapelle, elle regarde le cercueil
que j’avais arrangé le matin même, avec tant de soin et
d’amour, puis elle murmure :
— C’est comme un berceau, ce n’est plus la mort. »

Au même moment, un grand craquement, lourdement


frappé, résonne dans le cercueil. Le coup retentit avec tant
de puissance que les deux femmes ont l’impression que le
bois s’est rompu et que va surgir un ressuscité.
Folle à la fois d’épouvante et de joie, Marguerite Maze
se jette dans les bras de son amie:
— Marcelle, il est vivant! Il est vivant! Il est là! Il a
répondu.
Il était là, en effet. Certainement pas dans le cercueil,
peut-être pas dans la chapelle, mais certainement dans le
monde parallèle d’où il avait lancé une onde qui était
venue frapper le bois. Une vibration vivante avait animé une
matière vivante. Le craquement ne venait pas de l’intérieur,
138 Les tablettes d’or

mais de l’extérieur. Le formidable éclatement irradiait du


monde de lumière.
Un mois plus tard, les messages devaient commencer.
Une autre fois, dans la chapelle de la Résurrection et de
la Vie, les flammes des cierges se mettent à danser, à cré
piter bruyamment, elles s’étirent, s’élancent, deviennent
longues comme des épées. Au bout de quelque temps, la
féerie cesse, les cierges peu à peu s’éteignent, un seul pour
tant brûle encore. Marcelle pense: « Qu’il diminue, qu’il
devienne une petite braise et se rallume trois fois pour que
je croie au surnaturel! » Le cierge obéit. Un grand trem
blement la traverse. Mais elle ne croit pas pour autant.
Toutefois la révolte avait cessé dans son cœur. L’accep
tation de la mère succédait à l’acceptation du fils, car
Roland, conscient de sa mort, l’avait consentie. Il avait
compris qu’il ne devait pas s’attarder sur cette terre. Il
avait dit avant sa fin: Maman, il faut que je te quitte pour
aller ailleurs.
Dans cet ailleurs, l’attendait une tâche immense: établir
entre le visible et l’invisible des liaisons spirituelles.
C’est alors que la mère de Pierre H. conseilla à son amie
de prendre un crayon et de laisser courir sa main. Elle refu
sa: tout ce qui ressemblait à de l’occultisme lui inspirait
épouvante et méfiance.
« Ne connaissant rien à ces pratiques, je ne pouvais pas
réaliser ce qu’elle me conseillait. Dans mon ignorance de
ces questions, tout ce que je savais, c’est qu’il y a des
hypnotiseurs, des voyantes, et que j’avais très peur de ces
forces qui, pour moi, étaient maléfiques. Sans se découra
ger, cette amie s’obstinait à me téléphoner. De guerre lasse,
pour me débarrasser d’elle et pouvoir lui affirmer que j’a
vais essayé d’écrire sans résultat, je pris un bloc et un
crayon. Quelle fut ma stupeur de sentir passer dans ma
main un courant électrique et de voir sur la page blanche se
former des mots qui n’étaient pas de mon écriture! La
Les tablettes d’or 139

mienne est petite et inversée, celle-ci était grande et tour


née vers la droite. Les mots se traçaient doucement, sans
l’intervention de ma conscience claire. Je ne savais pas ce
que j’écrivais; ceci dura quelques instants et je dus me re
lire pour savoir le sens de ces lignes: Maman, ne te désole
pas, je suis là tout près de toi, je t’aime, tu vas être heu
reuse; continue pour Frank, cela me fait plaisir.
Frank était ce soldat américain qui fut, dans Paris retrou
vé, le premier camarade de Roland et qui avait montré le
plus grand dévouement lors de sa maladie. En automne
1946, il était interné par les autorités américaines en
France, parce qu’au moment de sa démobilisation il avait
négligé de rejoindre les USA. Anéantie par son chagrin,
Marcelle de Jouvenel n’avait pas eu la force de rien entre
prendre pour sa libération, sauf quelques coups de télé
phone qui demeurèrent sans résultat.

24 octobre 1946
« Comment avais-je pu, dans le désespoir où je me trou
vais, écrire: TU VAS ÊTRE HEUREUSE. Il me semblait
que je venais de commettre une sorte de sacrilège envers le
souvenir de mon fils. J’avais dû être victime d’une perte de
raison occasionnée par le chagrin et j’entrevis avec terreur
la possibilité d’être mise dans une maison d’aliénés ; je me
voyais déjà enfermée derrière les grilles. Demain, un doc
teur allait venir, il me ferait une piqûre pour m’endormir et
je me réveillerais dans un hôpital psychiatrique.
Le lendemain matin, je me retrouvai donc avec mes
craintes, sans autre possibilité de savoir si oui ou non j’avais
encore ma raison. Quand Anna entra dans ma chambre, elle
ne sembla pas étonnée par mes réflexions, ce qui me rassu
ra un peu. Je relus à nouveau ce que j’avais écrit dans la nuit,
cela m’apparut aussi incohérent que la veille. La journée qui
suivit, je la passai enfermée dans la chapelle où reposait
Roland.
140 Les tablettes d’or

Vers le soir, on sonna à ma porte. Anna vint me dire


qu’un officier américain désirait me voir. J’hésitais à le
recevoir; il insista tellement que je donnai l’ordre de le
faire entrer dans le salon. Gêné, il m’expliqua qu’il avait
entendu dire par une de mes amies que je devais connaître
un appartement à louer. Je lui demandai s’il avait une carte,
un mot d’introduction, il répondit que non. Désagréablement
impressionnée, je me levai pour lui signifier son congé, lors
qu’au moment de lui serrer la main, j’entendis comme une
voix qui me disait: Demande-lui: ne connaîtriez-vous pas
par hasard un Américain influent qui pourrait sortir d’ennui
un de vos compatriotes? »
Je lui posai donc la question.
— Peut-être Madame! Quel est le nom de votre protégé?
— Frank C.!
Il resta interloqué quelques secondes. Ne comprenant
pas son étonnement, pensant qu’il se passait quelque chose
d’étrange, je répétais le nom de Frank C…
— C’est moi qui le juge, me répondit-il. Je viens de le
quitter.

Désormais, Frank pouvait être sans inquiétude: sa libé


ration était en bonne voie.
C’est l’histoire heureusement, miraculeusement termi
née du soldat américain qui emporta les dernières réti
cences de Marcelle de Jouvenel. En effet, malgré les trois
étonnantes manifestations spirituelles qui avaient précédé,
cette Normande, qui était tout le contraire d’une mystique,
continuait à douter. D’un tempérament foncièrement
méfiant et réaliste, elle ne parvenait pas à croire en dépit
des grâces exceptionnelles qu’elle avait reçues. Pour
qu’elle crût enfin à la présence agissante et concrète de son
fils, à l’authenticité des messages qu’il lui transmettait, il
avait fallu que l’officier chargé de juger Frank vînt sonner
à sa porte. Il avait fallu surtout que cette visite lui eût été
Les tablettes d’or 141

annoncée la veille par Roland. Valeur de la prophétie à


réalisation immédiate.
Encouragée, elle continue donc à écrire chaque soir sous
la dictée de son fils. Elle remonte des enfers, l’émerveil
lement commence… et aussi la persécution.

« À partir du 24 octobre 1946 tout mon destin se trans


forma. D’une part, les gens se détachèrent de moi et, de
l’autre, j’étais plongée dans l’enfer d’une existence qui
avait perdu sa signification. Vivre séparée de ce que je
considérais être mon devoir me désenchantait jusqu’au
découragement. Le seul mobile qui me soutenait m’était
retiré et c’était moi-même qui m’imposais cette pénitence.
Ma raison allait-elle sombrer sous le poids de cette
ascèse trop forte pour ma nature? Le moine, qui a pronon
cé des vœux, est soutenu par sa communauté; moi, j’étais
seule à verser le sang de mon âme. »
CHAPITRE XIV

AU DIAPASON DU CIEL
(1946)

Quand la mère de Roland, encouragée par Gabriel


Marcel, décida de publier les textes qu’elle recevait, cer
tains parlèrent de profanation, d’autres, de mauvais goût.
On lui reprocha aussi de bâtir une renommée littéraire sur
son deuil, alors que cette « gloire », qui la préoccupait
quand elle était jeune fille, ne l’intéressait plus. Désormais,
elle s’en souciait comme de cet an 1940 qui, justement, y
mit un terme. Et, comme à Paris on est féroce, on alla jus
qu’à dire que Simone Saint-Clair et elle prenaient des
tombeaux pour piédestal.
Que répondre à toutes ces critiques? sinon qu’il était
indispensable, vital qu’il existât des livres sur ce sujet. Ces
textes, elle n’avait pas le droit de les garder pour elle; ce
trésor ne pouvait demeurer enfoui dans ses cahiers. Elle
avait le devoir de faire fructifier ce talent, de publier son
témoignage et de faire partager à d’autres l’apaisement
qu’elle avait reçu.
Il s’agissait d’apporter une réponse qui ne fût pas une
pieuse dérobade à ceux et celles qui avaient perdu un fils,
une fille, soit par maladie, soit par accident, soit par fait de
guerre. C’est qu’elle était toujours présente la guerre infa
tigable, la guerre increvable! Aux jeunes morts, encore
tout proches des campagnes de France 1939-1940, 1944
1945 allaient bientôt se joindre ceux d’Indochine et ceux
d’Algérie.
Au Diapason du Ciel eut du succès, il emportait son lec
teur dans les hautes régions, il répondait à une attente
secrète, à une espérance diffuse.
Les tablettes d’or 143

C’est ce que saisit fort bien, Mme Madeleine Daniélou,


mère du futur Cardinal, qui écrivit pour Les Cahiers de
Neuilly un article compréhensif et nuancé. Ayant elle
même perdu un fils dans la dernière guerre, elle avait une
rare et parfaite intelligence des choses invisibles.
« Je crois que dans le cas de Roland de Jouvenel il y a
certainement une influence exercée par l’enfant sur sa
mère; il l’attire à lui en quelque sorte, lui ouvre les voies
d’une pureté croissante, il veut en faire la sœur des anges.
Les images, le langage, naissent peut-être dans l’incon
scient de celle qui reçoit ces messages, mais qu’il y ait une
aimantation supra-naturelle, il semble difficile de le nier,
tant la courbe de cette évolution mystique est pure et dans
la ligne de l’ascèse catholique, aidée par la prière et les
sacrements. Méfie-toi, dit Roland à sa mère, du domaine de
l’occultisme; il est rempli de forces maudites. Reste dans
les zones pures de la foi. Pourtant certains termes, comme
le double, le plan astral, appartiennent plutôt au domaine
de la métapsychique. Il n’apparaît pas non plus que Roland
soit dans un état déterminé, le purgatoire ou le ciel ; il fran
chit des états intermédiaires et de plus en plus élevés. Mais
les choses du ciel sont ineffables, la traduction qu’en
donne une voix humaine sera toujours approximative; nos
cadres de pensée sont trop étroits, nos mots sont trop
pauvres. Le mieux, je pense, en lisant ce livre, est de ne pas
chercher à interpréter, à situer l’expérience intérieure qu’il
traduit, mais à en savourer le contenu.
Roland rassure profondément sa mère. Il vit, il est heu
reux; il l’encourage à se dégager elle-même des choses de
la terre, à pratiquer le silence intérieur, à percevoir les
signes que Dieu fait aux hommes, à vivre déjà de la vie du
ciel. Par des notations psychologiques et poétiques extrê
mement délicates, il lui ouvre des voies de liberté, de paix
intérieure; il lui fait accepter la solitude, aimer la souf
france parce qu’elle détache. Il lui demande de témoigner
144 Les tablettes d’or

près des vivants de l’existence de Dieu, de la résurrection


des morts. Il ne peut pas faire pour elle tout ce qu’il vou
drait, il s’efface devant les anges, plus puissants que lui,
devant Dieu. Je voudrais te donner la paix d’un seul coup,
comme on ouvre un éventail. La main qui peut faire cela
pour toi est celle de Dieu. Souvent, Roland reproche à sa
mère de manquer de foi, de souplesse: Tu n’as pas d’an
tennes… tu es pareille à un pauvre oiseau aux ailes
coupées… tu oublies que ton âme doit toujours avoir des
cordes tendues comme un instrument de musique. Il
insiste pour qu’elle soit ouverte à toute inspiration, récep
tive, qu’elle recherche les empreintes de Dieu, qu’elle
apprenne à percevoir les touches les plus délicates de la
grâce. Il ne s’agit que d’être relié au divin. Ceux qui ne le
sont pas sont responsables de tous les troubles, déchaînent
les pires catastrophes.
La lecture d’Au Diapason du Ciel ne peut être que bien
faisante, elle attire à une pureté, à une délicatesse d’âme
toujours croissante. Que ce soit sur la terre ou au-delà, il
nous faut, pour arriver à la vision de Dieu, passer par de
longues purifications, traverser aussi peut-être des mondes
immenses, ces chœurs angéliques qui entourent le trône de
Dieu. C’est de cela qu’il s’agit dans le livre de Mme de
Jouvenel. Puissions-nous percevoir comme elle ce signe
d’appel qui nous vient de l’au-delà, ce sourire de bien
aimés que nous croyions avoir perdus et qui sont en réali
té si proches de nous.
L’expérience de certains mystiques nous mène bien au
delà, nous introduit dans la vie même de la Sainte-Trinité.
Roland ne donne à sa mère qu’une première initiation; il la
guide au début d’un itinéraire spirituel, la tenant par la
main comme une enfant. Mais il me semble qu’il ne l’égare
pas, que le recueillement, la délicatesse de sentiments, l’affi
nement moral auxquels il l’attire sans cesse rendent bien
l’âme plus capable d’expérience spirituelle authentique. »
Les tablettes d’or 145

À son tour, le Révérend Père Daniélou, dans la revue


Études, qualifia Au Diapason du Ciel de document pré
cieux « faisant éclater cette certitude que l’au-delà est
l’épanouissement réel de l’être ».
Dans la rubrique Les Livres Nouveaux de Samedi Soir
du 20 juillet 1948, on pouvait lire: « Le ton de ces lettres
est empreint à la fois de la plus haute spiritualité et de la
plus douce tendresse filiale. La révélation de ces messages
est extrêmement émouvante. Pour les sceptiques, parce
qu’elle est le témoignage d’un amour maternel qui n’ac
cepte point la mort de son enfant; pour les convaincus,
parce que la foi et l’expression la plus pure du catholicisme
en sont les thèmes constants, tandis que sont exclues les
douteuses et périlleuses pratiques de l’occultisme banal. »
Le Révérend Père Valette, dominicain, déclara dans une
conférence qu’il fit au Grand Théâtre de Marseille: « Le
fond dogmatique, qui est enseigné dans le témoignage de
Roland, n’offre aux théologiens aucune difficulté. Les fins
dernières de la vie humaine, la béatitude dans la vision de
Dieu, les chemins qui y conduisent, tout cela est clair. Rien
ne s’oppose, dans cet enseignement, aux données les plus
certaines de la foi. Nous avons là, par conséquent, une
garantie d’orthodoxie qui nous rassure. »
Le Révérend Père Louis Beirnaert écrivit dans
Témoignage Chrétien du 17 septembre 1948: « Dieu qui se
sert de tout pour atteindre le cœur de l’homme, ne pourrait
il aussi se servir de dons psychiques supra-normaux? Telle
est la question que pose le livre, émouvant, déconcertant,
dans lequel Marcelle de Jouvenel nous transmet les étranges
communications de son fils Roland, mort à l’âge de qua
torze ans. Au Diapason du Ciel est tout autre chose que le
récit d’une expérience parapsychique. Ramené à son
contenu, c’est avant tout le témoignage d’une montée spi
rituelle dirigée vers la foi. Les « messages » de Roland
sont remplis d’appels à la prière, au détachement, à la
146 Les tablettes d’or

disponibilité parfaite sous la grâce de Dieu. Quand


Marcelle de Jouvenel délaisse cette voie de la foi pour
entreprendre des expériences, elle se sent immédiatement
rappelée à l’ordre: Tu as subitement sur toi comme une
grande tache. Je ne veux pas que tu fasses de l’occultisme,
je ne viendrai plus si tu t’égares dans ces expériences.
Méfie-toi, ce domaine est rempli de forces maudites. Reste
dans les zones pures, dans la foi. Ce qu’elle entend, c’est
au fond l’invitation éternelle de la grâce qui la conduit peu
à peu vers le dépouillement, l’acceptation intégrale du
dogme catholique, et la pratique sacramentelle. Il y a sans
doute quelque impureté dans la représentation qu’elle a du
ciel et de l’itinéraire qui l’y mènera. Les « messages »
s’expriment dans un friselis de métaphores qui nuit parfois
à leur rigueur. Mais nous nous trouvons devant une authen
tique spiritualité, apte à mener une âme à la perfection, par
le chemin des vertus théologales. Que l’appel de la grâce
recoupe ici celui de l’amour maternel n’a rien qui doive
nous surprendre. La blessure faite au cœur de cette mère
par la mort de son fils ouvre la porte à Dieu. L’aspiration
vers l’enfant disparu se sublime peu à peu dans l’aspiration
vers le ciel. L’enfant tel qu’elle se le représente dans son
amour charnel devient progressivement l’enfant de Dieu.
Rien de plus émouvant que de suivre ce lent progrès spiri
tuel où la condition céleste se décante peu à peu de repré
sentations trop lourdes. Que cet appel de la grâce par la
médiation du fils prenne la forme de l’écriture automa
tique; qu’il donne comme signes de son authenticité des
visions sur des portes ou sur des murs, des craquements de
bois, des pas furtifs, des coïncidences imprévisibles; qu’il
implique la vision d’un monde plein d’ondes, d’effluves,
de fluides, de vibrations, là n’est pas le vrai mystère. Après
tout qu’y a-t-il dans ces phénomènes et dans la structure
cosmique qu’ils révèlent, qui ne se soit déjà rencontré dans
de nombreuses expériences et chez de nombreux sujets?
Les tablettes d’or 147

Nous nous trouvons sans doute devant un domaine encore


mal connu, rarement accessible (et seulement à des êtres
d’un psychisme peu ordinaire), mais dont rien n’interdit de
penser que l’investigation scientifique n’y puisse faire la
lumière. Qu’une certaine structure psychique, sortant de la
normale, serve de véhicule à la grâce, voilà ce qui intéresse
le chrétien et qui fait l’immense valeur du témoignage de
Marcelle de Jouvenel. Pour la première fois peut-être dans
notre monde moderne, les facultés parapsychiques, ne sont
pas employées pour remplacer la foi, mais bien pour la
servir. »
Pour Daniel Rops « Marcelle de Jouvenel a soulevé l’un
des plus graves problèmes humains. La question que nous
voulons poser ici est grave, si grave qu’il n’y en a sans
doute aucune qui lui soit égale en poids de toutes celles que
l’homme peut se formuler quant à sa destinée. Il n’est vrai
semblablement aucune personne qui, lorsqu’elle s’exprime
en toute franchise, ne soit amenée à reconnaître qu’elle a
été témoin, ou terrain, ou enjeu, de certains phénomènes
qui échappent aux explications logiques par le pourquoi ou
le comment; pressentiments que l’événement confirme,
faits de connaissance indépendants des cinq sens humains,
la liste en est trop longue pour qu’on l’épuise… Tout se
passe comme si, placé devant l’inconnu qui enferme le plus
grave de tous les secrets, l’homme se refusait à le regarder
en face: nous sommes loin de l’infatigable curiosité dont
l’humanité fait preuve en tous les autres domaines.
Il faut ajouter que cette attitude est assez spécifiquement
française. La peur d’être dupe est un mal français, qui nous
fait parfois commettre bien des bêtises…
C’est donc contre une volonté, au moins inconsciente,
d’ignorance, qu’il convient de se dresser. Il n’y a aucune
raison pour que les phénomènes du sixième sens de
l’homme soient systématiquement écartés du cadre de la
recherche scientifique. C’était une des idées sur lesquelles
148 Les tablettes d’or

insistait le plus, dans les derniers temps de sa vie, le Dr


Alexis Carrel: qu’il serait indispensable de constituer,
officiellement, un centre de recherches français sur ces
problèmes, centre auquel devraient se consacrer à la fois
des médecins, des physiciens, des philosophes et des théo
logiens, auxquels il serait donné deux consignes simul
tanées, « audace » et « prudence », c’est-à-dire une volonté
absolue de ne rien rejeter a priori, mais aussi un désir très
ferme de demeurer sur un plan strictement scientifique.
Quand assisterons-nous à la réalisation de ce vœu? »

Cependant, il y eut au sein de l’Église de farouches


opposants, tant à Rome qu’à Paris. À Rome, où Marcelle
de Jouvenel était fort connue, puisque son beau-père avait
été ambassadeur de France auprès du Quirinal, le Cardinal
Ottaviani, alors tout puissant, veillait sans indulgence sur
ce qu’il croyait être l’orthodoxie.
À Paris, le combat était mené tambour battant par le
Révérend Père Réginald-Omez, qui ne parvenait pas à dis
tinguer les messages d’origine christique, comme ceux de
Roland, du spiritisme, unique objet de son ressentiment.
— Ah! ce Père Ornez, me dit-elle un jour, ce qu’il aura
pu m’en faire voir!
— Il semble obsédé par vos messages, il ne cesse d’en
parler dans ses conférences, dans ses livres.
— Pour les condamner et, ce qui est pire: pour les ridi
culiser.
— Il en parle, c’est l’essentiel. Mais rendez-vous compte:
le Père Ornez, c’est encore votre meilleur imprésario.
Aimé, combattu, admiré, calomnié, ce livre, diaphane
rayon laser, ouvrit dans le béton contemporain une brèche
que d’autres sont venus agrandir et qui ne se refermera plus.
Les tablettes d’or 149

25 octobre 1946
J’ouvre le cœur d’une rose; dans ce cœur, il y a une
goutte de rosée toute pleine des sept couleurs de l’arc
en-ciel.
Marcelle de Jouvenel, en 1946, et Roland avant sa mort
ignoraient, comme l’écrasante majorité de nos contempo-
rains, que le monde invisible est substantiel. On les aurait bien
étonnés en leur disant que, dans l’au-delà, il y a des fleurs.
« La deuxième nuit, vers minuit, je ne pus m’empêcher
de reprendre le crayon. Le même phénomène se reprodui
sit, ma main commença à écrire tout naturellement en
dehors de ma conscience claire. Comment dépeindre ce qui
se passe dans le cerveau à ce moment-là? C’est impos
sible. Une sorte de déclic se produit dans la tête qui anni
hile la personnalité, l’intelligence, la réflexion. Tout se fait
en dehors de soi, la main court doucement sur la feuille
blanche. Entend-on? N’entend-on pas? Dans quel état
exactement est-on? Je n’en sais rien. En définitive, on est
guidé et les phrases s’enchaînent sans peine, sans travail.
Je ne cherchais d’ailleurs nullement à approfondir ce phé
nomène; je subissais, j’obéissais à quelque chose d’invi
sible. À quoi bon me poser des questions auxquelles je
n’aurais pu répondre? Plutôt que de creuser ce sujet, je
préférais dormir, pour ne plus penser. Tout ce que je peux
affirmer, c’est que chaque soir ou presque je repris le crayon.

25 octobre 1946 (suite)


Je suis content de te retrouver. C’est bien, ce que tu as
fait pour Frank. Je voudrais te dire comment je suis. Écou
te-moi; ici c’est mieux que la terre; c’est chaud et ça ne
ressemble en rien à ce que tu connais. Il y a des anges. J’ai
un ami, il est grand; j’habite une tour, tu y as ta place, je
prépare tout. Comme toi tu couvres mes images de fleurs,
j’arrange ta demeure future. Tout ce que les vivants font
pour nous, nous en faisons la réplique au ciel.
150 Les tablettes d’or

La phrase est très courte, très simple: l’enfant qui vient


de surgir dans le monde des esprits a gardé son style de la
terre. Par la suite, la phrase prendra une ampleur conforme
à la profondeur de la pensée.

26 octobre 1946
Enfin te voilà, je t’ai attendue… mes communications
t’aideront.
« Il me donne des détails sur les régions qu’il traverse. Il
m’explique des quantités de choses. En quelque sorte il
enfante ma foi, il fait mon éducation. Comment aurais-je
pu résister à cette voix qui me parlait de l’au-delà, de lui et
de nous? J’éprouvais tant de joie à ces rendez-vous quoti
diens que j’évitais de trop réfléchir sur ce qui se passait. À
certains moments, je pensais que j’étais en communication
avec mon fils; à d’autres, je doutais. »

27 octobre 1946
Ma mort est une résurrection.
Il pense, il s’exprime, il se souvient, il aime, il parle:
c’est la résurrection immédiate. .
Fais une petite fête pour le jour des morts; mets-moi des
fleurs. Les fleurs ont une espèce de prolongement céleste;
leurs vibrations viennent jusqu’à nous. Le ciel t’ouvrira
bientôt ses portes.
Dans tout le livre, il ne cesse d’annoncer à sa mère
qu’elle va le rejoindre incessamment. Il se trouve si bien là
où il est qu’il n’a qu’une idée: la faire convoquer le plus
tôt possible. Marcelle, de son côté, ne demande qu’à partir
et si elle multiplie les voyages en avion, c’est avec le se
cret espoir… Mais la Providence a d’autres desseins. Elle
n’accède pas à la double requête du fils et de la mère. Un
certain travail doit être accompli. Il faudra attendre exac
tement vingt-cinq ans pour que tous deux soient réunis:
mai 1946-mai 1971.
Les tablettes d’or 151

28 octobre 1946
Dis àMarguerite qu’elle m’écoute aussi, je me souviens
de ce qu’elle m’a dit, à mon chevet, au sujet de ce que vous
appelez la mort.
Laissons la parole à Marguerite Maze, qui resta auprès
de lui jusqu’au bout.
« Mon petit Roland, tu pars vers Dieu, notre Père…
Jésus, les anges viennent à toi, sois heureux! » Il me
sourit, en extase, et ses yeux vacillaient déjà dans le mer
veilleux… vers tous les lointains qui le détachaient peu à
peu de la vie. Je le comparais, pour la dernière fois, à ce
portrait d’un jeune prince de Castille.
Le visage de la mort, qui fait resplendir notre plus pure
identité, se révélait pour Roland de Jouvenel, frappé d’une
telle gravité qu’on n’avait pas lieu de s’étonner qu’il ne
passât sur la terre que l’espace de quelques printemps.
Si j’ai, mon cher Roland, devancé pour ta chère et
pauvre maman l’heure de cette nouvelle naissance qui arri
vait vers toi, c’est que je sentais ton âme toute prête dans
cette merveilleuse confiance en Dieu. »

3 novembre 1946
Si tu mourais tout de suite, tu ne viendrais pas immédia
tement avec moi; il y a des lois inéluctables. Le purgatoire
n’est pas autre chose qu’un stage que doivent faire les
êtres pour apprendre la pureté.
Purgatoire, pureté, purification. Purgatoire, le mot qui
irrite, le mot qui fait peur, est ici dégagé de toute sa gangue
punitive et restitué à son origine, à son authenticité. Ce
Purgatoire est nommé Hadès dans le Nouveau Testament.

6 novembre 1946
Le bois est un bon conducteur d’ondes. As-tu jamais
réfléchi à cela ? Écoute bien tous ces petits éclatements qui
se produisent dans ma porte, quand tu écris. Je suis
content que tu aies pensé à me les attribuer.
152 Les tablettes d’or

Ces éclatements, que de fois je les ai constatés dans la


porte de Roland qui donnait sur le salon de sa mère, quand
elle et moi nous nous entretenions de ces choses!

14 novembre 1946
Il faudrait beaucoup d’explications pour te faire com
prendre notre royaume et nous ne sommes pas tellement
pressés de les donner; il y a peu de révélations à ce sujet,
parce qu’il est de bon ton de ne pas en fournir. Tu remar
queras que je ne t’envoie que des choses brèves, et c’est
déjà une grande grâce que l’on m’accorde.
Ah! si je pouvais te parler librement, tu serais émer
veillée. Considère que tout ce qui est féerique dans la na-
ture, comme l’eau, les astres, les fleurs, les coquillages, les
lucioles, les étoiles, le chant des rossignols, que sais-je!
sont de faibles reflets de notre royaume. Voilà pourquoi il
est une grande grâce de mourir jeune, c’est être invité plus
vite à partager ces merveilles.
Tu te souviens comme j’avais déjà un goût très arrêté
pour la beauté; cela n’était que le flair des choses célestes.
Ici tout est incrusté d’étoiles, parsemé de fleurs, les parfums
abondent; imagine une végétation folle. La récompense, je
t’assure, elle est surnaturelle…
Tu as besoin tout le temps d’être stimulée; un peu
comme moi quand je travaillais mal.
Roland, en effet, ne travaillait pas très bien en classe. À
part les rédactions, où il pouvait donner sa mesure, les
besognes scolaires l’ennuyaient au plus haut point. Sa
mère intervenait de la façon la plus classique: « Mais enfin
tes études! tes examens! ton avenir! » A ce mot d’avenir,
il avait un sourire triste: Es-tu bien sûre que j’aurai un
avenir?
Les tablettes d’or 153

15 novembre 1946
Tu crois toujours que je n’aurai rien à te dire. Pourtant
jusqu’à ta mort chaque soir je viendrai te parler.
Cela ne s’est pas réalisé à la lettre, les messages se raré
fièrent à partir des années 60, mais quand il dicte cela il
s’imagine, parce qu’il le désire, que cette mort est proche.

23 novembre 1946
L’enfer, il est partout, et vous êtes plongés dedans, selon
les étapes que vous vivez. En ce moment, tu es dans l’en
fer. C’est ta plus dure phase!
L’enfer, tout comme le royaume des cieux, est au-dedans
de nous.

24 novembre 1946
Si je pouvais tout te dire… Ici, c’est l’abondance, la joie
abonde, la bonté également.
Plénitude, plérôme de la nouvelle existence… foisonne
ment de rayons et de couleurs, débordement d’eaux-vives,
multiplication des charismes, diversité des vocations et des
tâches orientées vers l’amour. Abondance qui ne conduit
jamais à la satiété.

6 décembre 1946
Il y a tant de papillons autour de moi que je suis émer
veillé. C’est comme une pluie d’ailes de toutes les cou
leurs. Quand seras-tu invitée à prendre place dans cette
féerie?..
Maman, je suis également poète, et je vais faire bruire
mille harmonies à tes oreilles. Sois de plus en plus attentive.
Oui, il était poète, l’enfant qui disait à son réveil: J’ai
perdu ma nuit: je n’ai pas rêvé! L’enfant qui, sur sa
machine à écrire, s’amusait à taper ces phrases étranges
et apparemment insensées: Je chante comme un fou qui
foudroie le monde… les oiseaux m’ont dit des choses… Je
154 Les tablettes d’or

peux tout si je veux et le monde ne peut rien sur mes


volontés…
Et surtout celle-ci, que j’ai retrouvée après la mort de sa
mère, qui ne dut pas en avoir connaissance, car elle ne
m’en ajamais parlé.
Tu as un petit enfant qui va bientôt mourir!

11 décembre 1946
Je suis devenu un écrivain, car on a reconnu l’utilité de
ma mission, à cause de notre collaboration. Ah! si je pouvais
t’expliquer ces échanges qu’il y a d’un plan à un autre.
S’il avait vécu, il aurait sans doute fait une brillante car
rière littéraire, mais il n’eût été qu’un auteur de plus. La
Providence lui réservait un destin plus étonnant. Appelé
prématurément dans l’autre vie, il a multiplié le talent ter
restre qu’on lui avait confié, il a développé tous ses dons,
il a haussé son diapason terrestre au diapason du ciel. Le
second n’eût pas vibré là-haut, si le premier n’avait pas
été forgé ici-bas. Tout doit être mis en place sur les plans
physiques.

13 décembre 1946
Si un jour tu m’oublies, le fil se rompra. On ne retrouve
que ceux dont la présence vous est indispensable; les
autres, on les perd de vue, comme sur la terre. On perd la
trace de ceux qu’on n’a plus envie de voir.
Sur la terre, il est une chose particulièrement pénible: la
promiscuité spirituelle. Nous sommes toujours entourés de
gens qui ne partagent pas nos conceptions. Nous sommes
sans cesse heurtés, brimés et notre seule arme est le silence!
Dans l’au-delà, il en va tout autrement. On est enfin avec
les siens, on vit parmi ses égaux. Plus de mélanges autour
de nous, plus de mélange en nous. Il n’y a plus cette imbri
cation du bien et du mal qui est si insupportable ici-bas.
Les tablettes d’or 155

16 décembre 1946
Puisque ma grand-mère vient demain, dis-lui que tout va
aller de mieux en mieux pour son travail. J’aime bien
qu’elle associe son succès à ma pensée, car je l’aide
autant que je peux. Mais il faut dire qu’elle est facile à gui
der, parce qu’elle ne se lasse pas et ne se décourage pas,
ce qui est dans la ligne de nos lois ici. Son système est très
relié. Je suis très content de te parler d’elle. J’aime bien
aussi qu’elle t’encourage à écouter mes messages; cela te
stimule. Ses fluides sont pleins de coloris. Dis-lui d’appor
ter beaucoup de mesure dans la réalisation de son grand
projet, car il doit réussir. Mais qu’elle fasse attention ! Une
erreur de sa part pourrait tout faire échouer.
Ma grand-mère, quand elle est gaie, a une fraîcheur
d’enfant. Qu’elle tâche d’influencer mon père! Bonsoir!
Cette grand-mère était Mme Boas de Jouvenel, première
épouse d’Henry de Jouvenel. C’est elle qui entraîna la
mère de Roland à une réception d’ambassade où se trou
vait Mgr Roncalli. Claire Boas de Jouvenel présente donc
sa belle-fille au Nonce et lui déclare sans préambules que
cette dernière reçoit des messages de son fils défunt.
Habituée aux froncements de sourcils de la hiérarchie
catholique, Marcelle ne sait plus où se mettre. Comment le
Nonce va-t-il prendre la chose? Va-t-il se moquer comme
certains prêtres de sa connaissance? Va-t-il fulminer?
Quelles foudres romaines vont encore s’abattre sur elle?
Non, ce n’est pas un inquisiteur, qu’elle a devant elle. C’est
un homme très compréhensif, très ouvert. Maintenant, elle
ne redoute ni ses sarcasmes, ni sa colère, elle a simplement
peur qu’il soit choqué. Mais le futur Jean XXIII, nullement
scandalisé, trouve cette formule qui résume tout:

« Quand Dieu envoie de grandes épreuves, il envoie


aussi des compensations. »
156 Les tablettes d’or

16 décembre 1946
N’attache pas tant d’importance aux échanges ter
restres, à moins qu’ils soient sans tache. Tu ne fais déjà
plus partie de ces rondes de fantômes, car les vivants sans
âme ne vivent pas.
Nous les appelons les morts et ils nous rendent la poli
tesse. « Les morts, de quel côté sont-ils? », demandait
cruellement Pierre Monnier. De même, quand l’Écriture
parle des morts, il s’agit souvent des vivants sans âme. Alors
cette parole du Christ devient claire: « Laissez les morts
ensevelir leurs morts! » Prise à la lettre, elle est absurde.

24 décembre 1946
Maman! Maman! C’est Noël! Ton pauvre Noël a été
misérable. Pour moi, ce fut merveilleux. Je voulais te don
ner un cadeau, je te l’avais promis. Tu as manqué le seul
don qu’il t’était possible de me faire: celui de communier.
Rendez-vous demain à la Table Sainte, la table de Dieu.
Pour le premier Noël de sa grande épreuve, elle est donc
seule. Elle le sera encore pour la Saint-Sylvestre.

31 décembre 1946
Les fêtes sont pour toi des épreuves, elles font perler sur
la nappe blanche de ton âme comme de petites gouttes de
sang. Ne crois pas que cela soit perdu aux yeux de Dieu.
Ta robe pour entrer ici sera brodée de toutes les larmes,
millions de petites bulles transparentes dans lesquelles
vibreront les sept couleurs de l’arc-en-ciel. Tu seras belle,
le jour où tu pénétreras dans le royaume de Dieu!..
Pour être reçue à la cour d’un souverain, il faut être
vêtue d’un costume d’apparat; pour entrer chez Dieu, il
faut avoir tissé soi-même son vêtement céleste.
Je ne pense pas que celle qui transcrivit ces lignes ait fait
le rapprochement avec la parabole du festin des noces, telle
qu’on peut la lire dans Matthieu XXII:
Les tablettes d’or 157

« Le roi, entrant pour voir ceux qui étaient à table, aper


çut un homme qui n’était pas vêtu d’un habit nuptial. Il lui
dit: « Mon ami, comment es-tu entré ici, sans avoir un
habit nuptial? » Et cet homme eut la bouche fermée. Alors,
le roi commanda aux serviteurs: « Liez-le pieds et mains,
et jetez-le dans les ténèbres extérieures; c’est là qu’il y
aura des pleurs et des grincements de dents, car il y a beau
coup d’appelés, mais peu d’élus. »
Les ténèbres extérieures, Roland ne les a pas traversées,
mais il en connaît l’existence.
Fais que ta tenue soit grandiose. Bonne année, maman,
je suis tout près de toi.
« Le temps s’écoulait, je n’osais rien dire à personne,
j’aurais eu peur que l’on se moquât de moi. Ayant accumu
lé pas mal d’écrits, je m’en ouvris un jour dans une visite
que je fis à mes amis Mireille et Emmanuel Berl.
Emmanuel ne parut pas du tout surpris et il me dit: « Tu
devrais aller voir Gabriel Marcel qui s’occupe de ces
questions. »
Quelque temps après, j’arrivai chez le philosophe avec
mes pages sous le bras. Tout de suite je lui en lus des pas
sages. « Très intéressant, me dit-il, très intéressant!
Laissez-moi le manuscrit, Madame, j’en prendrai connais
sance. » Qu’eût-il pu me dire d’autre, devant le spectacle
de désolation que j’offrais dans mes voiles de crêpe? Je
pris congé de lui en pensant que nos relations s’en tien
draient là. »
CHAPITRE XV

AU DIAPASON DU CIEL
(1947)

4 janvier 1947
Ta visite à Gabriel Marcel a une très grande impor
tance, une importance insoupçonnée de toi; elle sera
lourde de conséquences. Il a déjà fait évoluer des quanti
tés d’esprits, mais cela ne compte pas en proportion des
gens innombrables qui vont suivre.
Tout cela s’est réalisé.
Ta tâche, vois-tu, est de faire des corbeilles d’esprits
reliés. J’appelle corbeille une réunion d’êtres s’occupant
du surnaturel.
Cela aussi s’est réalisé, soit dans le grand salon du 194
rue de Rivoli, soit à La Rocheville, près de Saint-Germain
en-Laye. Et à présent, trente-trois ans plus tard, le groupe
Jonathan.

11 janvier 1947
Je voudrais te voir, je ferai mon possible pour venir dans
tes rêves. Dors, entre/dans cet état second qui est déjà un
commencement de dématérialisation… Tout peut t’être
redonné dans tes rêves, même moi.
La promesse s’accomplit et, le matin suivant, elle note:
Roland m’a envoyé un rêve: nous étions sur un plan où je
le retrouvais, où il vivait réellement, où toute ma peine
était finie. Premier répit dans ma douleur.

12 janvier 1947
Ma mort t’a accordée au diapason du Ciel.
Les tablettes d’or 159

« Avant de savoir si l’on croit à la communication entre


les vivants du Ciel et les morts, il faudrait savoir si l’on
croit en Dieu et à la résurrection, mais ceci a encore besoin
d’être précisé, car on peut s’imaginer qu’il existe une sur
vivance sans pour autant admettre une communication
supra-terrestre. Si je n’avais perdu mon fils, le problème de
savoir s’il pouvait exister des relations entre les vivants et
les morts ne se serait sans doute jamais posé pour moi, et
s’il s’était posé, j’aurais répondu par la négative. J’ai été
précipitée dans une aventure qui, au départ, m’a plus épou
vantée que convaincue. Les messages se sont enchaînés les
uns aux autres, comme si j’étais prise dans une sorte
d’hypnose à laquelle je ne pouvais me soustraire. Libre de
choisir, je me serais dérobée à cette tâche, car je sais que je
m’aventure là dans un sujet extrêmement scabreux et qui
est le domaine des spécialistes avertis. »
À plusieurs reprises, elle tenta de rejeter sa mission;
volontairement, elle se plaça dans des circonstances où, en
temps ordinaire, il lui eût été impossible de se concentrer.
Impitoyablement, cette mission la poursuivit et ce fut quel
quefois dans un aéroport, dans une gare, qu’elle se vit obli
gée de prendre un crayon pour griffonner des phrases qui
affluaient à son cerveau.

14janvier 1947
Et dire que souvent les êtres se demandent ce qu’est
l’enfer, quand eux-mêmes, par leur attitude sans compas
sion, laissent autrui sans secours dans des zones expia
trices. Leur bonté serait une goutte de miel; leur douceur,
un peu de rosée sur un chemin de feu.

19 janvier 1947
Durant toute la journée, rien n’a vibré de façon céleste
sur toi; donc tu es pauvre. Tes mains sont vides de sainte
té : Pourquoi veux-tu que les portes du ciel s’ouvrent à toi ?
160 Les tablettes d’or

Sur terre, la moisson se fait avec une faux. Que veux-tu


moissonner de céleste, puisque tu n’as pas forgé ton
instrument?
Hors d’ici, ceux qui n’ont pas de présents pour Dieu!
« Il me paraissait trop aisé de ne suivre les indications
reçues que lorsqu’elles allaient dans le sens de mes goûts et
de cesser de les écouter lorsqu’elles devenaient un tourment.
La seule preuve pouvant authentifier mon expérience, était
de me résigner et d’accepter lorsque le dialogue se changeait
en controverse. »

25 janvier 1947
La survie prend naissance dans les êtres dès leur nais-
sance ; cette survie est ce double qui vit dans le corps et qui
éclot à la mort.

1er février 1947 (Sur le Koutoubia, en route pour Tanger)


Ton pauvre esprit est bien vide; cette espèce de fête qui
bourdonne au loin, et dont tu n’entends que des bribes te
disconvient. J’espère que toutes ces distractions humaines
sont mortes pour toi.

5 février 1947. Tanger


Pauvre maman, courant le monde pour se fuir et ne
recueillant que ses larmes… Tu ne peux pas guérir;
compose avec ta douleur, mais n’essaie pas de t’en défaire,
tu n’y parviendrais pas.

7 février 1947. Tanger


Tous les chemins de purification que les êtres n’auront pas
parcourus ici-bas, ils les parcourront dans leur vie future.

9 février 1947
Tu es impatiente de venir t’entretenir avec moi. C’est
bien, car de nos conversations tu peux retirer le bénéfice
Les tablettes d’or 161

d’entrer plus vite au ciel. Pauvre maman, qui voulais sur


terre m’apprendre tant de choses et qui aujourd’hui colles
ton oreille aux parois du silence pour que je t’initie aux
lois de Dieu.
« Ma décision fut formelle. Désormais rien ne m’arrête
rait plus de transcrire ce que cette voix me dictait; malheur
à moi si je faiblissais dans ma tâche. Je n’avais fait aucune
provocation, aucun appel, ce qui mettait une évidente dis
tance entre moi et ce que j’avais entendu dire des séances
de nécromancie. Pourquoi alors repousserais-je ce qui m’é
tait donné, donné comme un présent? Pourquoi le rejette
rais-je? Cette grâce allais-je la refuser parce qu’il y a des
incrédules, des narquois, des persifleurs ? Et si Dieu le per
met, pourquoi ces rapports entre les vivants et les morts ne
pourraient-ils pas exister? »

15 février 1947. Tanger


Ne crois pas que je n’essaie pas de t’aider, mais je ne
suis pas tout-puissant. Vous avez une mauvaise habitude:
celle d’attribuer tous les pouvoirs aux disparus.

18 février 1947. Tanger


Ce que tu vis sur terre, tu n’auras pas à le vivre dans
l’au-delà.

22 février 1947. Rabat


Je te vois courir, tourner dans le monde, seule, toujours
seule.
Cette course solitaire devait durer jusqu’à sa mort.

5 mars 1947. Alger


Que ton âme se tende et s’accorde au diapason du Ciel.
Renforce tes aspirations saintes, affirme ton amour de
Dieu. La densité de ta foi doit être plus lourde que ton
corps. Assez de complaisance pour toi-même. Dors.
162 Les tablettes d’or

9 mars 1947. Paris


Maman, nous sommes mieux ici pour converser. Tu es
plus attentive lorsque ton agitation cesse. On tisse son
atmosphère comme une araignée tisse sa toile, et il m’est
plus facile d’atterrir dans le sanctuaire qu’est devenue ta
chambre.

18 mars 1947
Nous nous aimions tant, maman. Je mets ma main dans
la tienne. Ne crois pas que nous soyons exempts de toute
mélancolie…
Quand je te vois si triste, je suis malheureux, pauvre
maman sans la plus petite consolation. Tu n’avais vrai
ment sur terre qu’un compagnon: ton fils. Dieu sait bien
tout cela.

23 mars 1947. Jour de la Passion


Ce matin, au moment de la communion, tu as eu
l’impression, en regardant la porte du tabernacle qui n’é-
tait plus fermée, que le prêtre avait ouvert cette demeure
mystique pour que tes yeux pénètrent à l’intérieur d’une
chapelle remplie de vibrations saintes.
La demeure de Dieu!

1er avril 1947


Ta vie est construite de toutes pièces par toi, puisque
c’est toi qui la penses. Voilà où Dieu vous a donné votre
libre arbitre. Tu es libre de conduire ton existence comme
bon te semble.

2 avril 1947
Si je te disais que ta mission n’est pas encore terminée.
Dieu a encore besoin de toi sur cette terre. Moins tu tra
vailles les questions d’ordre religieux, plus tu resteras
longtemps parmi les hommes, car tu n’as pas encore
Les tablettes d’or 163

atteint le degré d’évolution qui peut te permettre de fixer


les vérités d’une haute qualité.

12 avril 1947. Mon premier anniversaire sans Roland


Maman, ta fête a été nue, dépouillée, sans un accent
humain. B. ne s’est pas manifesté, et tu as été très malade,
et tu étais seule.

15 avril 1947
Donne, donne tout de toi. Applique-toi à être généreuse.

1er mai 1947


J’étais à pareille époque, l’année dernière, à la veille de
mon dernier soupir humain et à l’avant-veille de ma pre
mière respiration surnaturelle. Maman, maman que j’aime,
si tu pouvais venir ici!..
« Quelle est la part de perturbation physique qui peut
intervenir dans la santé d’un enfant au contact de certains
chocs psychiques? Son inconscient peut être touché au
point que se crée en lui une psychose de mort.
Parents qui voulez vous séparer, ne pensez pas seule
ment à vous, pensez aussi à vos enfants. Ne faites pas
d’eux des victimes, ne devenez pas des assassins. Ceci est
la courte (1). histoire d’un jeune garçon tiraillé par la dis
sension de ses parents.

2 mai 1947. Premier anniversaire de la mort de Roland


Enfin, je peux te parler… Tu as attendu des manifes
tations… Une fois pour toutes, sache qu’il n’est pas en
notre pouvoir d’agir comme nous voulons et que nous ne
sommes, nous aussi, exaucés qu’en proportion de nos
mérites. Tout ne va pas toujours si facilement.

(1) Elle avait d’abord écrit: l’histoire désespérée. Puis elle rem
plaça désespérée par courte. Cette histoire, courte et désespérée,
elle n’eut pas le temps de la rédiger.
164 Les tablettes d’or

« 2 mai 1946: Ce jour-là, un pigeon vola haut dans le


ciel. Tout d’un coup, il alla se poser sur le bord d’une
fenêtre: c’était sa chambre, elle faisait face à l’un de ces
bassins des Tuileries, qui faisaient ses jeux: 1es beaux
bateaux!
La maladie l’avait saisi rapidement, puis emporté si vite.
Tout cela en quelques semaines, lutte mortelle de ces bises
glacées contre 1es souffles nouveaux du printemps. Le fra
gile roseau plia et, après un doux frémissement, ce fut 1e
grand silence. Mort! Ce n’était pas possible qu’un tel mot
puisse arriver sur nos lèvres et dans notre pensée.
Mais, hélas, n’était-il pas dit que 1e Fils de l’Homme
viendrait à l’heure où nous n’y pensions point?
Cette mort, comme il l’avait sentie, lui, Roland! Comme
il l’avait préparée par un divin courage! » (Marguerite
Maze.)

6 mai 1947. Anniversaire de l’enterrement de Roland


Il y a un an, ce fut ma première nuit charnelle loin de toi.
Tout cela est déjà loin. Que de choses j’ai faites depuis
cette époque! Comme vos évolutions sont longues et pé
nibles, tandis que nous nous élevons tellement plus vite!
« Ici, j’ai été interrompue et je n’ai plus rien entendu. »

7 mai 1947
Ma deuxième nuit, il y a un an, où nous fûmes arrachés
l’un à l’autre. Ce sanctuaire plein de chants et de prières,
que tu m’as trouvé, a été un grand privilège; car il ne
faut pas croire que notre âme se dégage tout de suite de
notre chair.
Après notre mort, notre âme est encore reliée aux vibra-
tions de notre corps. Nous ne sommes pas complètement
séparés de notre enveloppe. Donc, c’est une très grande
aide que notre dépouille soit bien.
Les tablettes d’or 165

C’est pourquoi il faut être très prudent en ce qui concerne


la crémation.
Son corps demeura de 1946 à 1971 dans une chapelle de
l’église Saint-Roch.

13 mai 1947
J’aurais beaucoup de choses à te dire sur moi, mais c’est
un peu délicat. En principe, nous ne devons pas parler de
nous.

15 mai 1947. Ascension


Ta vraie vie n’est pas sur terre, pas plus que la mienne
y était.
Ce temps n’est pour toi qu’une épreuve. Si tu arrivais
tout de suite ici, tu serais comme un corps que l’on jette
dans l’eau: s’il ne sait pas nager, il se noie.
Marcelle de Jouvenel nous quitta 1e jour de l’Ascension
1971. Presque tous 1es messages de l’Ascension sont cen
trés sur 1e thème de sa mort.

20 mai 1947
Quand nous quittons la terre, nous arrivons tout de suite
dans une sorte de bulle close. Après notre dernier soupir
humain, nous n’entendons plus rien. Sans ligne de conduite,
ayant perdu le sens de l’orientation, nous voletons dans des
nuées, toujours sans rien reconnaître. Ceci est notre pre
mière étape.
Puis, peu à peu, nous apprenons à discerner les cou
rants divins; et des routes célestes s’ouvrent à nous.
La première couche, qui surplombe le monde et par
laquelle nous devons passer, est comme un ciel entier à
parcourir. Cet espace est sillonné de comètes. Nous
sommes tout dépaysés dans l’inconnu de cet univers. Sans
ailes ou presque, nous voltigeons dans cet éther aussi ma
ladroitement que des oiseaux nouveau-nés. Péniblement
166 Les tablettes d’or

nous visons des courants supérieurs, que nous ne pouvons


pas toujours atteindre, et nous retombons. Enfin, des
rayons de plus en plus clairs nous apparaissent, et nous
reconnaissons les voies triomphales qu’il s’agit d’emprun
ter pour arriver jusqu’à Dieu. Alors, la féerie des choses
surnaturelles commence.
Ne t’effraie pas, maman, je t’aiderai.
La promesse fut tenue, 1e 20 mai 1971.

22 mai 1947
Agissez toujours comme si un archange vous regardait,
et sachez que ceux-là seuls qui n’auront pas oublié leurs
morts les retrouveront.

3 juin 1947
Maman, maman, souris-moi. Ton âme, mon âme, après
ta mort, se retrouveront tout de suite. Actuellement, tu me
touches par ta pensée, par tes rêves. Après ta mort, tu
entreras dans une zone où nos deux électricités se combi
neront. Nos vibrations s’enroberont l’une l’autre, puis peu
à peu nous reformerons une symbiose.
Ce qui a été créé par toi te sera redonné. La vie que nous
n’avons pas vécue sur terre, nous la vivrons dans un
royaume parfait.

8 juin 1947
« Il y a tant de jeux de lumières dans ma chambre, que
ce dimanche, vers 3 heures, au-dessus de mon lit s’est
inscrit le mot « LIVRE ». Les lettres étaient d’environ
trente centimètres et avaient 1es couleurs de l’arc-en-ciel.
J’avais comme témoin Marguerite Maze. Pour plus de
sûreté j’appelai Anna et lui dis:
— Que lisez-vous?
— Livre, Madame, me répondit-elle.
Les tablettes d’or 167

Occultisme, psychanalyse, spiritisme, parapsycholo


gie… Non, décidément, une fois de plus, je ne puis intégrer
mon expérience dans aucun de ces cadres et je suis obligée
de ramener 1es choses à une histoire personnelle qui se
déroule entre mon fils et moi.
En ce cas, et en ceux que je connais et qui lui ressemblent,
je peux affirmer que nous sommes là dans un fonds commun
de manifestations qui se produisent pour beaucoup de gens,
mais qu’ils tiennent secrètes par pudeur.
Le domaine dans lequel j’évolue est presque impalpable
et les détails que je puis donner ont comme seul avantage
d’avoir été vécus. Les choses ne sont regardées que de
l’intérieur. Ce chemin est petit, mais d’autres viendront et
l’agrandiront. »
Plus de trente ans après, 1e chemin s’est en effet
considérablement agrandi.

9 juin 1947
Qu’y a-t-il de plus sublime que la féerie d’un beau
songe?.. N’est-ce pas dans ces réalités irréelles que tu
atteins le bonheur le plus parfait? Quel mystère! Tu peux
te promener au paradis, tu peux rencontrer un ange, tu
peux m’entendre comme si j’étais là. Le sommeil est une
incursion de l’homme dans l’au-delà, pour son bien ou pour
son mal; car souvent il a des cauchemars. Ces cauchemars
ne sont pas si étrangers aux zones douloureuses qui enve
loppent le paradis. Également des furies s’ingénient à vous
pourchasser. N’avez-vous pas sous les yeux l’exemple des
millions d’insectes qui grouillent dans la nature? Ceci doit
te donner une idée des zones expiatrices: le combat de
l’araignée et de la mouche, du lézard et de l’insecte, du
chat et de l’oiseau, autant de monstres déchaînés les uns
contre les autres. Dans les combats de vos cauchemars,
vous avez un aperçu de ces immensités diaboliques qu’il
vous faudra traverser, si vous vivez loin de Dieu.
168 Les tablettes d’or

21 juin 1947
Un grand arbre vient de pousser près de moi.
Cet arbre doit être une projection de sa pensée.

22 juin 1947
Réforme-toi par désir d’imiter la perfection, plutôt que
par crainte du péché. Crée en toi un climat qui te conduise
à la métamorphose par amour. Ceci est la loi, la loi des amis
de Dieu.
Tu veux encore rester avec moi, Man, il faut pourtant
que je m’en aille.
« Subitement mon écriture change, et l’inspiration est
coupée.»

28 juin 1947
Les seiches crachent de l’encre. Chez les hommes, la
méchanceté également répand de l’encre. Cette dernière
est invisible, mais tout aussi salissante que l’autre. Voilà
pourquoi il faut te méfier des vibrations haineuses, car
elles pourraient bien arriver à user ta résistance vitale.
Également, évite la critique. Cet état d’esprit est un fruit sec.
« De tels reproches, de tels blâmes finirent par me plon
ger dans un véritable cas de conscience, j’étais boulever
sée, déchirée. Mais au fond, je savais qu’il fallait rester
fidèle à la voix que j’entendais. »

10 juillet 1947
Après ta mort, l’empreinte de tes pas doit rester lumi
neuse sur les chemins qui mènent à Dieu; et ces pas de
clarté serviront de guides à ceux qui viendront après toi.
Que de routes s’ouvrent à nous après le trépas!

12 juillet 1947
Je me suis encore levé et j’ai plus de mal à t’apercevoir,
je ne te rejoins plus que par l’extrême pointe de tes vertus.
Les tablettes d’or 169

Il faut qu’en toi la sainteté jaillisse comme un jet d’eau


et que ce long filet cristallin s’élève toujours plus haut.
Ainsi fais-tu la moitié du chemin, et je n’ai plus besoin de
descendre si bas pour te trouver.
Je ne sais si je resterai encore très longtemps sur ce
plan; il ne m’est plus possible de rien te dépeindre de mes
paysages.

15 juillet 1947
L’Esprit-Saint descendra vraiment en toi quand tes har
monies intérieures seront toutes intégralement accordées
au diapason céleste.
Apprends à transposer en béatitude le moindre souffle
spirituel qui t’effleure. Toutes ces notes sont envoyées par
Dieu pour que tu composes ta symphonie intérieure.

22juillet 1947
Ton fils est là. J’ai bien assisté cette nuit à ta grande
crise de larmes. Sois calme, sois droite. Si je te disais
qu’une des formes de peines qui ne nous est pas évitée est
que nous voyons vos imperfections et que nous sommes
impuissants.

31 juillet 1947. Kérestat


Puisqu’il t’est donné d’être près de la nature, observe
attentivement. Dans le règne végétal, beaucoup de mys
tères sont enfermés.
Il développe sa pensée dans 1e message du 1er septembre
de la même année.

8 août 1947. Kérestat


Un simple paysan est plus consciencieux que toi; il tra
vaille son champ jusqu’à la récolte.
« Mon fils, parle-moi de toi. »
170 Les tablettes d’or

Je suis bien peu disposé à te parler de moi. Je préfère


t’envoyer des messages.

13 août 1947. Belle-Isle


Songe que vos prières, elles aussi, produisent des
colonnes ascendantes qui montent jusqu’à nous. Alimente
sans discontinuer le brasier de tes extases.

13 août 1947. Belle-Isle. Soir


« Mon fils, dis-moi si je resterai encore longtemps sur
cette terre? »
Transforme ton impatience en soumission. Il te reste
encore des choses à faire avant de pouvoir venir ici.

21 août 1947. Paris


Maman, cela me froisse que tu puisses passer un jour
sans t’approcher de moi; surtout lorsque tu es dans notre
maison. Car il nous est plus facile de descendre là où nos
vibrations ont beaucoup résonné.
Chez vous, un homme qui a perdu sa route dans les
neiges peut retrouver son point de départ par les em
preintes laissées derrière lui. Il en est de même pour nous:
nous retrouvons nos empreintes où nous avons vécu. Je
suis tout joyeux que tu penses à me faire atterrir dans notre
J’avais
maison.tant tant joué
J’aitravaillé à rendre
avec ma dans cet jolie!
toi chambre appartement!

25 août 1947. Plombières


Redis cette parole à tous ceux qui se croient déshérités
humainement; des flots d’amour les attendent au ciel.

26 août 1947
Respecter les dernières volontés d’un mourant est très
important.
Les tablettes d’or 171

1er septembre 1947. Plombières


Les arbres ont des vibrations et une infinité d’ondes
émanent de ces masses végétales. Pour les êtres sensibles,
il se dégage souvent de la forêt une grande mélancolie,
mélancolie qui s’explique pour les initiés et reste incom
préhensible pour les autres.
La forêt a son aura et cette aura est une nappe d’éther
si légère que nous aimons à nous y poser; voilà pourquoi
la forêt est habitée.

9 septembre 1947. Retour à Paris


La détonation dans l’armoire en hêtre, et finalement
cette chute de cent kilos de bois sur toi ont une significa
tion. Je ne peux malheureusement pas te les dévoiler en ce
moment.
« À 11 heures du soir, l’armoire en hêtre, qui avait eu
quelques jours auparavant un craquement sinistre, tomba
sur moi, la veille de mon départ. Elle était vide, il ne restait
dedans que 1es vêtements de Roland. Elle faillit me tuer. »

13 septembre 1947. Les Andelys


Tu n’as plus personne au monde. En mourant, tu n’au
ras pas un regret à avoir; ils t’auront tous abandonnée. Je
porte dans mon cœur ceux qui t’auront prodigué quelques
adoucissements.
Derrière les étoiles, il y a les nébuleuses; derrière le ciel
visible, il y a le ciel invisible: celui où je suis.
Jésus-Christ a ses élus et ces élus sont ceux qu’il cruci
fie au-dedans d’eux-mêmes. Leur être intérieur est cloué à
la croix des jours, leur cœur est transpercé, et Dieu main
tient en eux le supplice de la vie.

15 septembre 1947. Les Andelys


Quand tu arrives dans un endroit, ta première résidence,
celle que tu dois chercher tout de suite, est ta résidence
172 Les tablettes d’or

spirituelle, c’est-à-dire l’église. Il faut que tu saches que tu


peux avoir là plus facilement un rendez-vous avec moi.
Nous nous posons plus commodément dans les endroits qui
sont nos demeures.
« Plus forte que ma souffrance humaine et que mes
doutes, il y a désormais en moi une certitude qui guide mes
pas. Je n’étais catholique que du bout des lèvres. Or, depuis
1e jour où j’ai commencé à recevoir ces messages, il s’est
produit en moi une lente conversion aux dogmes de
l’Église. C’est Roland qui me fait tout comprendre. »

20 septembre 1947
J’inspire à Gabriel Marcel de te faire une préface.
« L’invraisemblance de ce qui m’était annoncé dépassait
les bornes, et une fois de plus, je pensais que je perdais la
raison, que tout ceci était une mystification, une sorte de
comédie, que je me jouais à moi-même. Il n’y avait aucune
raison que ce philosophe, que je n’avais vu qu’une fois,
s’engageât dans cette voie. Je savais trop par expérience
combien il est difficile dans ce domaine d’obtenir quoi que
ce soit de qui que ce soit.
Malgré l’effort que cela me coûtait, je décidai de rester
plusieurs jours sans prendre 1e crayon. J’en étais là de mes
réflexions lorsqu’un matin 1e facteur sonna à ma porte et
me remit une lettre. J’examinai l’enveloppe, l’écriture
m’était inconnue. Avant de lire 1e texte, j’eus la curiosité
de jeter un coup d’œil sur la signature; péniblement je
déchiffrai: Gabriel Marcel. Mon étonnement fut grand, et
plus grand encore lorsque je lus: « Madame, je ne me dis
simule pas un seul instant qu’en proposant d’écrire une
introduction à un livre tel que celui-ci, j’assume une certai
ne responsabilité, je prends position, j’accomplis un acte. »
Tout cela, je l’ai tenu secret jusqu’à ce jour et 1e philo
sophe ne l’apprendra qu’en lisant ces lignes. »
Les tablettes d’or 173

23 septembre 1947. Rouen


Maman, maman, hosanna ! Je suis comblé. Tout un nou
veau cycle s’ouvre à moi; ma dernière gaine terrestre est
tombée. Je suis complètement dégagé. Ce n’est que très
lentement que nous arrivons à nous dépouiller.
Je suis libre. Les routes sont tout ensoleillées, il n’y a
plus d’ombre. Tu vas me sentir de plus en plus intensément,
car à mesure que le temps passe je prends de la force, et
ma puissance de lumière s’affirme.
CHAPITRE XVI

UN PRÉDESTINÉ

Plus j’avance dans ce livre, plus je constate qu’à travers


ce foisonnement de destins, j’ai été amené à survoler un
siècle de vie française. Or, il y a none loin de chez moi un
témoin de ces cent années, une femme dont la vie couvre
entièrement cette chronique et qui ne quitte plus ce Paris
dont elle fut l’une des reines; je veux parler de Madame
Simone, née en 1877, qui partagea sa vie entre le théâtre et
la littérature, et qui a connu tous 1es acteurs de ce récit.
Mon désir de rencontrer Mme Simone était d’autant plus
grand que je savais avec quelle attention elle avait suivi 1e
drame d’avril-mai 1946. Par la suite, elle avait participé
aux réunions organisées rue de Rivoli et je retrouvais son
nom et ses témoignages dans 1es comptes rendus de ces
entretiens. Il ressortait de ses déclarations beaucoup de
scepticisme, beaucoup de bonne volonté aussi, et je me
demandais si trente ans plus tard sa démarche intérieure
était la même.
Le mardi 20 juin 1978, Mme Simone me reçut donc en
sa vieille demeure, alors en cours de restauration. Quel
calme! Quel silence! On se croirait dans une maison pro
vinciale du siècle dernier… et pourtant 1e carrefour Bac
Saint-Germain, tout grondant de taxis, d’autos et d’autobus
n’est qu’à une cinquantaine de mètres.
Mme Simone: des yeux très noirs, très brillants, contras
tant avec un teint rosé et des cheveux de neige, est certai
nement bien enracinée sur cette terre. Je lui rappelle 1e
témoignage qu’elle avait rendu le 25 juin 1949 dans un col
loque organisé par Marcelle de Jouvenel à la Société des
Les tablettes d’or 175

Gens de Lettres. Elle expliqua aux participants qu’elle


avait été l’objet de deux prédictions remarquables, l’une en
1897, l’autre en 1909.
— La première me fut faite à une vente de charité et
porta sur près de quatorze années. Elle se vérifia entiè
rement… jusque dans 1e détail. La voyante amateur m’an
nonça notamment que je ferais du théâtre et même que je
jouerais dans deux langues.
Faire du théâtre ! cela m’a paru complètement fou. Je n’y
avais jamais songé. Personne dans mon entourage familial
n’y songeait. J’appartenais à un milieu d’universitaires, à
cette époque faire du théâtre était assez mal porté.
— La deuxième prédiction eut lieu en présence de
Gabriel Trarieux qui nota tout au fur et à mesure. Pendant
40 minutes, la voyante, amateur elle aussi, vous parla de
votre passé, de votre présent et de vos trente années à venir.
Tout ce qu’elle vous prédit alors s’est réalisé peu à peu.
— Son don de double vue était vraiment extraordinaire.
Elle m’annonça entre autres choses que je quitterais mon
mari sans un mot d’adieu… Ce qui fut vérifié malgré 1e
paradoxe.
— Votre mari, lequel?
— M. Le Bargy.
Cette jeune femme qui habitait rue Réaumur, était de son
métier piqueuse de bottines. Pour établir le contact, elle
saisissait 1e pouls des consultants et se mettait à parler.
Elle m’annonça une vie très compliquée, une vie belle,
intéressante… longue… longue… une vie qui n’en finit
plus. Je retournai la voir quelques années plus tard. Elle
était devenue professionnelle. Elle ne me dit alors que des
choses passe-partout, vagues, ou même franchement
inexactes. En monnayant son don, elle l’avait perdu.
— Je connais d’autres exemples. À la réunion suivante,
qui se tint rue de Rivoli, Gabriel Marcel proposa de partir
des phénomènes de voyance, qui pour lui remettaient tout
176 Les tablettes d’or

en question, et souhaita que l’on fît un exposé des théories


de Carrington. Une fois de plus, il posa la question: « A
quoi tient la mauvaise foi que suscitent ces phénomènes?
Comment est-il possible que ces faits soient niés aussi
effrontément? » C’est alors, Madame, que vous avez
répondu: « Ces faits ne sont pas toujours niés avec effron
terie, ils le sont parfois avec nostalgie et souffrance. » Et,
à ce propos, vous avez cité 1e cas de Jean Rostand, qui di
sait: « J’ai toujours été hanté par ces questions: la vie, la
mort… Je ne crois pas à un au-delà. Je suis torturé; ce n’est
pas la raison qui peut me sauver; ni la logique. Seule la
charité peut le faire. Sur ce point, je rejoins peut-être 1es
chrétiens. Je crois qu’il n’y a que l’amour qui puisse don
ner à un homme son équilibre. »
— Il y avait entre Jean et moi énormément d’affinités…
— Avec cette différence qu’il était un agnostique déchi
ré et que vous êtes une agnostique sereine…
— J’aurais tant voulu l’assister dans ses derniers
instants. On ne m’a pas avertie quand il en était temps
encore; j’en ai eu un immense chagrin.
Madame Simone avait connu Jean Rostand tout petit. Au
cours de l’été 1900, il avait six ans, elle en avait vingt
trois, accompagnée de son premier mari, Charles Le Bargy,
elle rendit plusieurs fois visite à Edmond Rostand, qui
poursuivait sa convalescence à Montmorency. Étendu sur
une chaise longue, l’heureux auteur de L’Aiglon, créé 1e
15 mars de la même année, recevait ses amis Jules Renard,
Catulle Mendès, Tristan Bernard, Sarah et 1e Dr Grancher,
ancien collaborateur de Pasteur, qui pour parfaire la guéri
son du poète lui proposa 1e village pyrénéen de Cambo.
Jean Rostand avait huit ou neuf ans, lorsque Madame
Simone lui offrit son premier livre de science: L’Écrevisse
de Thomas Huxley, grand ami de Darwin. Ce cadeau le
combla de fierté et 1e confirma dans sa passion pour 1es
insectes, 1es crapauds et 1es grenouilles.
Les tablettes d’or 177

— Après la mort de Jean Rostand, vous êtes-vous posé


quelques questions au sujet de sa survivance?
— Mes vues s’arrêtent à la terre.
— Certes, la terre vous a étonnamment comblée, mais
s’arrêter à la terre, c’est s’arrêter à la mort.
— Je me demande si l’intervention d’un autre monde
dans celui-ci est possible.
— Vous en avez reçu la preuve…
— Quand donc?
— Ces voyances remarquables dont vous avez parlé…
Comment 1es interprétez-vous?
— Je pense que tous ces phénomènes peuvent s’expli
quer grâce à la relativité qui confère un aspect tout nou
veau aux notions de temps.
— Vous déplacez 1e problème, chère Madame, vous ne
l’expliquez pas.
— Et vous, vous l’expliquez?
— Oui, je crois… Dans 1es deux cas, que vous avez
exposés, il a dû se passer la chose suivante: des personnes
de l’au-delà, qui vous étaient attachées par des liens de
famille ou d’amitié, ont montré aux voyantes amateurs des
scènes vous concernant. Elles les ont fait bénéficier pour
un temps de leur vision des choses plus vaste que la nôtre.
Toute votre vie vous avez été environnée de signes.
Ainsi, en septembre 1914, quand Alain Fournier a été tué
sur les Hauts de Meuse, n’avez-vous pas ressenti un petit
choc au milieu du front?
— J’avoue que la coïncidence m’a bouleversée.
— Trente-deux ans plus tard, moins directement, moins
douloureusement concernée vous avez suivi, presque jour
par jour, 1e déroulement de la tragédie que je raconte.
— Oui, j’ai assisté à tout 1e processus. J’ai vu Marcelle
déchirée, écrasée de chagrin… prête au suicide. Et puis j’ai
vu ce chagrin cesser peu à peu… faire place à la sérénité et
178 Les tablettes d’or

même à la joie. C’était une re-naissance, une véritable


résurrection.
— Ce changement correspondait à l’apparition des pre
miers messages.
— Elle me 1es faisait lire. Je les trouvais simplets,
enfantins…
— C’est normal. Roland venait de débarquer dans 1e
monde des esprits avec son bagage mental d’adolescent. Je
ne sais si vous connaissez 1es textes des années suivantes,
mais ils ont beaucoup plus de force et de profondeur.
L’évolution se poursuit de l’autre côté.
— L’autre côté, vous y croyez?
— Certainement!
— Quelles preuves?
— Dans 1e cas qui nous occupe, la communication, 1e
message dicté…
— Là, je suis sceptique. Pour moi, c’est l’imagination,
1e désespoir de Marcelle qui ont tout enfanté.
— Tout cela ne pouvait venir d’elle.
— Encore une fois, quelles preuves?
— La différence complète des écritures: celle des mes
sages n’a rien à voir avec celle de notre amie. Et la diffé
rence des deux personnalités qui sont loin d’être toujours
d’accord. Et la qualité des connaissances transmises. Les
communications de Roland ne sont nullement 1e reflet de
l’univers mental de sa mère. Jusqu’en 1946, elle était
agnostique. Ce qui l’intéressait, c’était la réussite en ce
monde: 1es réceptions, 1es grands voyages, la célébrité,
1es amitiés illustres. Tout ce qui relevait de la spiritualité
la laissait parfaitement indifférente. Elle ne saisissait pas
toujours la portée des textes qu’elle recevait. Elle en
oubliait souvent 1e contenu. Plus d’une fois, il m’est arri
vé de lui dire: telle affirmation est dans tel message.
Dans ces textes quelque chose passe, quelque chose se
passe. Ils ont provoqué des conversions.
Les tablettes d’or 179

— La première conversion fut celle de sa mère.


— Vous en avez été 1e témoin. Vous avez vu cette trans
formation complète. Vous avez vu revenir l’apaisement et
même la joie. Vous avez vous-même, Madame, parlé de
résurrection.
— Résurrection, c’est un mot très beau.
— Et une très belle réalité. Quel souvenir avez-vous de
Roland? Vous êtes maintenant une des rares personnes à
l’avoir connu.
— À la vérité, je ne le voyais pas souvent. C’était un
enfant secret! J’étais frappée par sa tristesse… son sérieux
précoce.
— En effet, dans sa dernière année terrestre, il se replie
sur lui-même, il comprend que la vraie vie n’est pas où la
situe son entourage. Il cherche et il trouve dans 1es églises
et dans la nature un Dieu dont personne ne lui parlait.
— On aurait dit qu’il savait ce qui l’attendait. Roland
était un prédestiné…
CHAPITRE XVII

QUAND LES SOURCES CHANTENT


(1947)

Les Sources… comme ce livre est bien nommé! Des


sources, il a la profondeur, la fraîcheur, la transparence, la
pureté, la voix discrète, la musicalité.
Sources qui chantent aussi bien la vie surnaturelle que la
nature, aussi bien l’autre monde que celui-ci… qui aurait
pu être si beau.
Sources qui jaillissent des sommets blancs du premier
ciel (1), eaux vives offertes à tous ceux qui ont soif d’autre
chose et surtout de Quelqu’un d’autre.
Sources de joie venues de la patrie promise.
Sources où miroitent 1es clartés irisées, et les fulgura
tions, et 1es incandescences de la vie éternelle.
Sources qui étaient ensevelies en nous et qui ne demandent
qu’à resurgir.
Sources qui sont et resteront une des voix des eaux nom
breuses (2).

Nuit du 27 au 28 septembre 1947


« Dans la nuit de dimanche: un rêve affreux, un cauche
mar. Roland était poursuivi par un chat qui, malgré ses
efforts, 1e griffait. Était-ce un présage? Lundi, je souffris
cruellement d’une conversation pleine de scepticisme à
l’égard de ses communications. »

(1) Premier par rapport à la Terre.


(2) Apocalypse I, 15.
Les tablettes d’or 181

28 septembre 1947
Maman, te voilà de nouveau en déroute pour quelques
coups de griffes.
Le mystère des choses célestes ne doit être que rarement
un sujet de conversation. Ne me mets jamais en cause,
sinon dans les demeures en paix. Il faut tant de délicatesse
pour nous approcher!
Ne recommence plus. Tu n’as pas à essayer de prouver
l’authenticité de nos communications. Ne parle qu’à ceux
qui vivent dans la chaleur céleste.

30 septembre 1947
Dieu a créé Marthe, mais également Marie-Madeleine.
Puisque Dieu t’a fait la grâce de t’exprimer pour le bien
de ses créatures, tu dois tout sacrifier, te mettre tout entière
au service de cette faveur.
La mortification est une autre voie. Ton cilice est ma mort.
Dieu a planté une épée dans ton cœur: voilà l’épreuve qui
t’est réservée. Ceux qui te conseillent d’augmenter ton
fardeau sont les interprètes des faux dieux. Méfie-toi de
ces mystiques morbides. Suis tout doucement les chemins
paisibles qui s’en vont du côté des anges.
Dieu aima celle qui versa sur lui des parfums. S’il t’a
donné quelques gouttes de parfums pour les répandre sur
ses brebis, très humblement, ne fais plus rien d’autre.

2 octobre 1947
Les hirondelles savent quand elles doivent partir et où
elles doivent aller. Et les vrais élus de Dieu le savent aussi,
ils ont le sens de l’orientation céleste. Travaille!
C’est alors que Marcelle de Jouvenel apprit la mort de
Pierre Lecomte du Noüy, survenue à New York 1e 22 sep
tembre 1947. Il avait eu, lui, 1e pressentiment de son
départ et il connaissait le but du voyage. N’avait-il pas
écrit: « La destinée de l’homme ne se limite pas à son
182 Les tablettes d’or

existence sur la terre. Il existe moins par 1es actes qu’il


exécute pendant sa vie, que par le sillage qu’il laissera
derrière lui comme une étoile filante. Il peut l’ignorer
lui-même. Il peut croire que sa mort marque la fin de sa
réalité en ce monde; elle marque peut-être 1e début
d’une réalité plus grande et plus riche de sens! »
Dans les tout derniers temps de sa vie, le peut-être était
devenu un certainement. C’est alors que, se sachant perdu,
il déclara à sa femme:
— May, il faudra que tu continues mon travail sans moi !
Elle protesta:
— Seule, je ne pourrai rien faire.
— Oh! si, tu peux. Je t’aiderai, je te promets que je
t’aiderai.
Et quelques jours plus tard, tandis qu’elle était assise
auprès de son lit, lui tenant la main, il ouvrit 1es yeux et lui
dit avec force:
— Rien ne pourra jamais nous séparer, m’entends-tu,
rien! May lui survécut près de trente ans, elle poursuivit
son œuvre; la promesse fut tenue, elle fut aidée.

12 octobre 1947
Tu as beaucoup de mal à m’entendre maintenant. Fais
très attention: tu vas entrer dans une nouvelle phase de ton
chagrin, parce que je vais entrer moi-même dans une nou
velle évolution; et pour que le lien qui nous unit subsiste
et demeure vivace entre nous, il va falloir que tu évolues à
ton tour.
« Mon fils, dis-moi ce que je dois faire. »
Ce n’est pas à moi de t’indiquer la route, c’est à toi de
la découvrir. Quand un explorateur part à la conquête
d’une terre inconnue, personne ne peut l’aider; tu dois
trouver toi-même les chemins de ta conquête spirituelle.
« Je suis attachée à ma solitude, comme Prométhée à son
rocher. Parfois, j’ai un grand désir de m’en évader, mais
Les tablettes d’or 183

pareille à la vague, la solitude revient inlassablement sur


moi. Nous sommes liées l’une à l’autre comme 1ejour à la
nuit. Ne puis-je donc rien faire qu’écouter? Écouter toutes
1es rumeurs qui m’assaillent, toutes 1es pensées qui
affluent dans ma tête? Mon fils remplit mon esprit à 1e
faire craquer. Par instants, je suis transportée de joie, par
tout cet infini qu’il fait bouger en moi. À d’autres instants,
je ne puis que pleurer. »

2 novembre. Jour des Morts


Un ouragan de peine s’est abattu sur toi. Mais ne te
plains pas de ton isolement. Cet abandon total a une signi
fication : il écourte les tribulations d’après la mort. Le che
min sera plus court pour ceux qui auront été dépouillés. Tu
abrèges ta redevance de purification.

11 novembre 1947
Tu es de plus en plus seule dans ta peine, car mon sou
venir terrestre s’efface. Je n’ai rien laissé sur la terre
qu’une silhouette d’enfant. Pourquoi donc les hommes
penseraient-ils encore à moi ? Le sillon que ma vie a fait se
referme. Tu es la seule à garder en toi ma présence vivante.
J’habite ta pensée. Toutes les pensées sont en fonction de
moi. Tu ne fais plus un acte qui ne me soit dédié. Tu vis
dans l’ombre de mes ailes. Ton double est en moi. Et c’est
cette union intégrale qui te fait tant souffrir, car vivant de
ma vie, tu éprouves tout ce que j’éprouve, et il ne faut pas
croire que nous soyons sans tourments. Cette vie de la terre
et cette vie du ciel qui circulent en toi, c’est l’épreuve la
plus douloureuse que Dieu impose à ses brebis. Mais elle
te vaudra des siècles de félicité.

« Notre légère affliction du moment présent produit pour


nous en surabondante mesure un poids éternel de gloire,
parce que nous ne regardons pas aux choses visibles mais
184 Les tablettes d’or

aux invisibles, car 1es choses visibles ne sont que pour un


temps, mais 1es invisibles sont éternelles » II Cor. 16, 17.

Dimanche 16 novembre 1947


Te voilà enfin!
Prends garde; ne romps jamais la communication trop
longtemps. Sache que ce n’est que dans la recherche
constante du ciel que tu arriveras à t’approcher des véri
tés divines. Vivre pour Dieu, c’est l’avoir dans son double
sans un instant d’interruption.
Tu ne te préoccupes pas assez de ce deuxième person
nage, qui est pourtant attaché à toi aussi étroitement que
ton ombre. La construction psychique de ton double, tu
dois la façonner avec des doigts de sculpteur. Jamais tu ne
prendras assez de soins pour parfaire ton être invisible. Il
va beaucoup écrire.

27 novembre 1947
Te souviens-tu de mon sourire quelques heures avant
mon envol, lorsque Marguerite Maze m’a dit: « Roland,
vous allez rejoindre les anges. »
Les vivants ne devraient pas craindre, au moment de
notre agonie, de nous parler de notre future demeure: celle
de Dieu; ce sont les seuls mots qui puissent nous aider. Par
crainte de nous effrayer, vous tentez de nous cacher la
vérité, cette vérité que nous sentons, car l’envahissement
de l’au-delà se produit avant les derniers battements du
cœur. Le physique vit sur des réflexes un certain temps, et
si nous avons l’air d’être déjà dans le trépas, nous enten
dons; c’est à ce moment-là qu’il faudrait tout doucement
nous parler indéfiniment de Dieu, et faire dans un choix de
mots divins les plus belles descriptions célestes. Voilà
pourquoi c’est un grand privilège de mourir en compagnie
des amis de Dieu.
Les tablettes d’or 185

Dis aux vivants qu’ils doivent avoir le courage de par


ler de la résurrection aux mourants. Tu ne m’as pas assez
parlé du ciel. Quelle erreur de nous cacher notre mort ! Ce
stratagème n’illusionne que vous, car nous, nous savons la
vérité; et lorsque je t’ai dit: «Maman, il faut que je m’en
aille », tu aurais dû t’écrier : « Oh ! bienheureux, Dieu t’in
vite. » Répands l’enseignement que je viens de te donner et
tu aideras des âmes.

4 décembre 1947
« Roland, dis-moi si ces communications avec la terre
empêchent ton ascension et retardent ta montée. »
Écoute-moi bien: de la foi brûlante, des vapeurs s’élèvent.
Ne dis pas que je descends sur terre, dis que tu montes au
ciel.
L’alourdissement existe lorsqu’on nous utilise pour des
vulgarités ; les efforts que vous faites alors pour nous cap
ter nous troublent et, dans ce cas, nous préférons votre
indifférence à votre fidélité. Lorsque vous essayez de nous
rejoindre par des actes pieux ou par votre ferveur, vous
augmentez notre potentiel de félicité. Vos prières, vos
recueillements sont pareils à des foyers chauds auprès des
quels nous aimons à venir.

18 décembre 1947
Sache que la vie double est parfois incompatible avec
l’existence active. Sache encore que les relations avec un
disparu sont aussi absorbantes qu’une vie vécue,
puisqu’elles ne peuvent se produire que dans un climat
particulier et que ce climat ne peut exister en vous que si
vous travaillez à le créer avec une patience de fourmi. Plus
tu y travailleras, plus l’envahissement de cette vie double
t’absorbera.
186 Les tablettes d’or

27 décembre 1947. New York


Quand les sources chantent, on les écoute; rappelle-toi
l’herbe verte, fendue de petits ruisseaux, dans les grandes
prairies où j’aimais courir…
Quand les sources chantent… le titre du livre est trouvé.
Grandes prairies, fendues de petits ruisseaux, prairies de
Corrèze où il aimait courir…
Maman, cet amour que tu ne peux plus me donner,
donne-le à Dieu. Donne-le à Dieu. Donne-le à ceux qui,
comme toi, ont perdu leur équilibre sur terre. Ensemble, tis-
sez des fils célestes et formez des corbeilles de recueillement.
CHAPITRE XVIII

QUAND LES SOURCES CHANTENT


(1948)

Paris, 7 février 1948. Retour de New York


Nous voici tous les deux dans notre nid de paix; je suis
content de te sentir rentrée dans ton bercail spirituel.

10 février 1948. Paris


Se dédoubler, c’est ne plus sentir son écorce.
Maman, ton fils vit. Crois ces mots: la mort, c’est la vie.
Credo des savants matérialistes: la vie, c’est la mort.

19 février 1948. Paris


Décortique-toi donc du mal plus vite que tu ne le fais ; je
suis las d’essayer de t’éduquer. Que de piétinements! Tu
viens toujours un peu auprès de moi avec l’idée que je dois
te prédire ton avenir terrestre, comme si vraiment ce que
font ou ne font pas les hommes avait une importance de
premier plan.
Maman, laisse-moi m’envoler dans mes brassées d’aurore.

25 février 1948. Paris


Je voudrais t’expliquer deux choses. La première est
ceci: l’embrasement du ciel est réservé aux cœurs qui ont
acquis la vibration céleste; la vibration céleste est une
onde qu’il vous est donné de créer en vous, lorsque vous
tendez toutes vos facultés vers l’au-delà. Pour mieux te
faire comprendre, je te dirai: dresse en toi l’antenne qui te
permettra de recevoir le rayon astral ou rayon de Dieu.
188 Les tablettes d’or

La deuxième chose la voici: ne te drogue pas d’illu


sions ; le créé te retarde; tout ce qui vient des hommes part
d’en-bas.
« Quand Roland a commencé sa conversation par ces
mots: je vais t’expliquer deux choses, je n’ai jamais eu
plus fortement le sentiment que je n’étais qu’un instrument,
car ma tête était vide. »
Ta mort sera comme un lever du jour; couleur d’ombre,
tu arriveras aux portes du ciel, puis peu à peu la lumière
ce
de qu’il
l’au-delà s’infusera Chaque
soit lumineux. corps du
dans ce lever jour est lajusqu’à
d’obscurité méta-

morphose de l’ombre en lumière. Le lever de l’âme est


l’instant du trépas, la mort est l’aurore.

11 mars 1948. Paris


Ta vie va devenir comme un cercle; si tu pouvais former
un arc-en-ciel, tu obtiendrais ce qui va se produire dans
ton double. Mais je te parle avec des formules obscures, et
tu ne peux pas me comprendre.
« Au moment où je relis mes épreuves, je trouve dans
mon courrier une remarquable étude sur l’arc-en-ciel. Ne
connaissant pas son auteur, je suis obligée de dire, une fois
de plus, que je crois à la parenté des êtres qui se penchent
sur les mêmes problèmes et à certitude qu’ils finissent par
se rejoindre à travers l’espace. Cette étude m’était envoyée
de Genève. »

16 mars 1948. Paris. Minuit


La terre se referme sur un sillon, le temps cicatrise une
blessure. Maman, il serait normal que la vie enterrât mon
souvenir; pourtant, pauvre Man, ta plaie est toujours
ouverte, mais tout ce sang qui coule vide ton âme du péché.
« Excuse-moi, Roland, je ne peux plus rien faire que
pleurer. »
Les tablettes d’or 189

20 mars 1948. Paris


Je puis affirmer, sans fixer de date ni donner de plus
ample explication, que vous allez traverser de nouvelles
angoisses. Des courants vont encore secouer les hommes,
des bancs d’ondes chaotiques ébranler les cerveaux. Il n’y
aura pas de guerre maintenant; les électricités de combat
vont suspendre leurs effets, mais des guérillas écorcheront
sans cesse votre planète ; il faut une plaie ouverte pour que
le sang ne s’arrête pas de couler. Les foyers d’expiation
voltigeront sans cesse au-dessus du monde et se poseront
de place en place. Les coupables et les innocents périront
ensemble.
Les foyers de combat captent les mauvaises ondes qui
survolent votre planète ; je crois qu’ils arriveront à drainer
la totalité des fluides de choc. Un paratonnerre prend toute
l’électricité du ciel en colère. La foudre ne tombera peut-
être pas sur votre globe grâce à ces abcès de fixation des
coups de feu locaux.
Ils devraient être en effet, nombreux les abcès de fixa
tion: Indochine, Corée, Algérie, Cuba, Suez, Biafra,
Chypre, Palestine, Liban, Mauritanie, Éthiopie, Angola,
Katanga…

23 mars 1948. Paris


Maman, ne laisse détruire par personne ta foi dans nos
communications. Dès que l’homme vient te chicaner à ce
sujet, tu es toute troublée. Imprègne-toi de plus en plus de
la douceur d’aimer Dieu.

25 mars 1948. Paris


Tu ne peux continuer à étudier l’âme d’une manière
aussi primaire; je te trace des routes, à toi de travailler.
L’astrologie aussi t’ouvrirait des portes; pars dans une
campagne avec beaucoup de livres et recueille-toi.
190 Les tablettes d’or

30 mars 1948. Paris « Ne souffres-tu de rien, Roland? »


Maman, souffrir, ce mot n’a plus de signification pour
moi. J’ai dépassé les plans rugueux où nos fluidités s’ac
crochent; ma lumière ne traverse plus d’éclipse. Les plus
grandes souffrances, au début de la vie astrale, sont les
alternatives d’ombre et de clarté, de scintillement et de
non-scintillement. Ne captant plus la luminosité céleste,
nous perdons les rayons centraux, et les écailles de nos
vertus se ternissent.
Vertu est pris ici au sens étymologique de force.

31 mars 1948. Paris


Sous l’action du feu, le bois craque; sous l’action d’un
rayon astral, le bois aussi peut craquer. Ce n’est pas la pré
sence de vos morts dans le bois, comme le prétend la magie.

4 avril 1948
Le jour de ta mort, tu sortiras de ton corps comme le
soleil sort d’un nuage, et nos deux luminosités trembleront
ensemble.
Nous tremblerons de joie, nous vibrerons comme le son,
je t’emmitouflerai de toutes tes prières pour traverser les
zones froides qui précèdent le paradis.

8 avril 1948
Je me jette dans tes bras; n’écoute pas les méchants qui
veulent nous séparer, qui veulent t’empêcher de publier le
livre que je t’envoie; ce sont des cailloux que tu dois écar
ter de ton chemin. Savent-ils que c’est pieds nus que l’on
fait le trajet des routes célestes?

12 avril 1948. Mon anniversaire


« Personne au monde n’a pensé à me souhaiter ma fête;
cette solitude est comme un symbole. Pas une attention
humaine, pas une fleur! Seule. »
Les tablettes d’or 191

Maman, tu as eu une journée toute vide, vide de pré


sence humaine, une journée en toi-même. Sois triomphante,
car rien ne trace mieux les chemins célestes que la nudité
du silence.
« Comment es-tu, Roland? »
J’éprouve la joie. Comment te faire comprendre l’apo
théose de la survie? L’au-delà est sans limite, votre pla
nète est pleine de bornes; votre intelligence ne dépasse pas
certains cercles, ici les cercles sont à l’infini.
Le ciel est comme de l’éther: il se volatilise sur les
cœurs impurs.

17 avril 1948. Paris. Minuit


Certains oiseaux migrateurs suivent les saisons; il en
est de même pour votre corps magnétique. Lorsque vous
avez atteint un certain degré d’évolution, vous vous dirige
rez vers les régions qui vous sont propices.
On fabrique l’immortalité de son âme comme on
fabrique son perfectionnement. Si tu ne fais jamais la cha
rité, ta bonté est néant. L’immortalité de l’âme naît en vous
dès l’instant que vous y croyez. La mort est mort pour ceux
qui ne croient pas à la résurrection.

21 avril 1948. Paris. Minuit


Maman, je suis là.
« Au même instant, un coup résonne dans la porte de
Roland. Comme ceci arrive presque chaque fois que
commencent les communications, je refuse définitivement
d’attribuer ce phénomène à des coïncidences. »
Tu es toute houleuse. Vos énervements créent dans votre
double comme des lames de fond, et nous avons alors
beaucoup de mal à nous poser en vous.
192 Les tablettes d’or

26 avril 1948
« Au Diapason du Ciel est entré dans la maison à sept
heures du soir. C’est à cet instant que j’allais prendre un
ouvrage sur Notre-Dame de la Saiette avec l’idée d’en
écrire un mystère selon les messages de Roland. »
Ce mystère, intitulé Notre-Dame des Larmes, fut repré
senté en l’église St Germain l’Auxerrois.
Dimanche 2 mai 1948. Paris
Maman, j’ai quatorze ans d’années terrestres, et deux
ans de ciel. Ici, comme chez vous, il faut faire sa place; il
faut gagner ses étoiles célestes; la marche vers Dieu est
dure. Sur terre, il y a les cailloux du chemin; ici, il y a les
épines de la sainte Couronne. Le symbole des épines
autour des roses doit être un sujet de méditation pour toi…
Je t’enroule dans ma tendresse, maman, je t’enferme
dans mes ailes. Colore-toi d’amour! Merci, maman, de
m’avoir donné tant de fleurs.
Tout ce qui est humain est comme une toile d’araignée
sur ton âme.
Je t’aime, maman…
Mon livre! Si tu pouvais m’entendre rire de joie!..
Ce livre est Au Diapason du Ciel.

3 mai 1948
Ton double est cet impondérable autour de toi, teinté
mais invisible. Voilà pourquoi je te dis sans cesse de tra-
vailler à le perfectionner, car c’est lui qui doit te survivre.

9 mai 1948
Tu ne cours pas assez vite sur les chemins qui mènent
au ciel.
« Quelle sera ma journée de demain? »
Tu vas lancer des fils, mais je m’éteins si tu insistes pour
me faire prédire l’avenir, bonsoir.
Les tablettes d’or 193

13 mai 1948
Maman! Joie! Joie! Si tu pouvais savoir!
Défais-toi de mon souvenir terrestre.
Pauvre maman, écartelée entre le ciel et la terre. Ah! si
j’avais le pouvoir de te faire inviter tout de suite ! Mais ton
service humain n’est pas encore terminé.
« Mon ange, dis-moi si c’est bien toi qui guides ma
main, je doute. »
Maman, je croyais que tu étais devenue raisonnable;
être raisonnable, c’est avoir la foi; une foi si forte qu’elle
tue tout ce qui n’est pas elle.
Si l’on affirme que ta croyance est inexacte, sur quoi se
base-t-on ? Sur des probabilités, rien de plus ; personne ne
peut donner la preuve que cela est faux, pas plus que tu ne
peux donner la preuve que cela est vrai. Qui donc alors est
le plus près de la vérité? Tu seras d’autre part attaquée
pour avoir publié mes messages ; je te parlerai de cela plus
tard; il faut que je m’en aille.
À présent, comme le disait Bergson, la charge de la
preuve incombe à ceux qui nient la survivance.
« Tu seras attaquée! » Ici, il annonce la mise à l’Index
qui aura lieu exactement sept ans plus tard.

Dimanche 16 mai 1948. Minuit. Pentecôte. Les Andelys


C’est aujourd’hui la fête du Saint-Esprit, l’anniversaire
du jour où les apôtres virent leur esprit concrétisé par une
langue de feu, et c’est à peine si je te sens frémir à l’idée
de ce symbole. Réfléchis, maman: ces vapeurs qui enve
loppent votre corps et qui sont invisibles pour vous, furent
une fois visibles pour les hommes et nommées « Esprit
Saint ». Quelques instants les effluves de l’intelligence
sainte devinrent phosphorescents; dans l’invisible, vous
portez tous, au-dessus de votre tête, cette langue de feu.
Flamme plus ou moins intense selon la pureté de vos états
intérieurs.
194 Les tablettes d’or

Quand je dis que tu dois briller pour que je t’aperçoive,


ceci est conforme à l’orthodoxie des symboles religieux.
Tout est contenu dans les dogmes, mais vous êtes aveugles
et vous ne cherchez jamais à voir au-delà du créé.
Ici sont désignées les auras or et flammes des personnes
visitées par l’Esprit.

22 mai 1948. Paris


Comme je te l’ai dit, des essaims se composent parmi les
hommes, comme il s’en compose parmi les insectes; vous
entrez dans un rayon: nous vous voyons alors, nous vous
suivons, et nous essayons de vous aider.
Cette fraternité entre familles saintes peut attirer sur
vous des grâces spéciales, car dans l’invisible elle trace
des chemins; et si l’un de vous découvre une voie il peut
entraîner tout l’essaim vers des sources d’abondance.
Quand une abeille découvre une fleur d’essence rare,
toute la ruche s’envole vers elle. Cette famille spirituelle
doit composer un arc.

25 mai 1948. Paris. Matin


« Je remarque que le matin me devient plus propice pour
recevoir les messages de Roland. L’air pur de l’aube me
semble un très bon véhicule ; en outre, il est aussi très favo
rable d’être à jeun. Ma chambre est remplie de craque
ments; les oiseaux viennent sur mon balcon, autant de
touches précieuses pour que mon esprit s’envole. »

25 mai 1948. Paris


Les idées font leur chemin, comme l’eau creuse son lit.
Silencieusement, elles s’infiltrent dans les cœurs, y dé
posent leurs chants, et un beau jour éclatent à la face du
monde comme des sources fulgurantes. Le mystère des
réalisations est toujours relié à une puissance magnétique.
Si les idées sonnent réellement juste, si elles sont dans le
Les tablettes d’or 195

ton céleste, elles ne se perdent pas. Mais pour dépasser le


premier cercle, leurs antennes doivent être accordées aux
harmonies du ciel.

27 mai 1948. Paris. Fête-Dieu


Maman, tes métamorphoses vont-elles t’éloigner de
moi? Mes métamorphoses vont-elles m’éloigner de toi?
Nous sommes à un tournant très grave de nos relations.
Ton double entre dans une évolution nouvelle.
L’arbre de vie qui est en vous évolue à votre insu, et les
saisons le recouvrent de feuilles, de fleurs, de fruits, tout
comme un arbre de la forêt. Sensible à la lumière, aux astres,
il peut se dépouiller et mourir.

2juin 1948. Paris


Élève-toi chaque jour davantage : c’est ta manière de me
rejoindre. Notre rendez-vous le plus parfait est la Table
Sainte; c’est à ce moment-là que nous sommes le plus près
l’un de l’autre. L’extase de la communion doit parsemer
d’étoiles toutes tes pensées.

9 juin 1948
Maman, les souvenirs te reviennent si vifs qu’ils sont
pareils à des buissons d’épines dans lesquels tu te sens
précipitée. Ces tornades de visions où je suis comme vivant
dans ta pensée, où je me recrée intact, ont une significa
tion: elles correspondent à des besoins dans l’astral.
Malheureusement, je ne peux te faire aucune révélation à
ce sujet. Sache, cependant, que les pleurs sont aussi néces
saires à ton âme que l’eau à la plante. Oh! mystère de la
souffrance! Mystère des larmes! Sans en connaître l’utili
té, vous les versez et elles suintent, une à une, de vos yeux
en feu. Les sources célestes ne tariront jamais, puisque les
larmes couleront toujours…
196 Les tablettes d’or

Sur la terre… mais, dans les sphères appelées Paradis,


Dieu Lui-même essuiera de nos yeux toute larme.

14 juin 1948
Maman, depuis plusieurs jours je désire te parler de la
différence entre la prière faite dans les églises et la prière
faite chez soi. L’église est en quelque sorte une table sonore
qui renvoie l’écho des oraisons.
Il est curieux que vous ne pensiez jamais qu’à vous-
mêmes, et que bon nombre de personnes se plaisent à dire:
« Il m’est plus agréable de prier chez » Est-ce que de
temps à autre vous ne pourriez pas vous demander quelle
est la volonté divine?
Il y a plusieurs raisons pour que la prière soit plus effi-
cace dans les lieux consacrés. La première est qu’ils sont
bénits, et que la grâce y arrive plus aisément. Dieu est
dans les églises, et si vous ne l’y trouvez pas, c’est parce
que vous êtes distraits. Si vous étiez vraiment en affinité
avec le ciel, vous ressentiriez un tel bien-être dans la mai
son de Dieu que vous vous y rendriez sans cesse.

18 juin 1948. Minuit. Paris


Le noir n’est pas propice à l’appel de ma pensée; tes
yeux sont en déroute; cesse cette expérience; elle ne
constitue aucune preuve supplémentaire.
« Quelqu’un m’avait demandé d’écrire dans le noir. »
— Roland, on me prie de te poser cette question:
« Pourquoi m’as-tu si peu parlé de la Sainte Vierge? »
Saint Louis régna sur la France. Est-ce une raison pour
que tous les Français l’aient connu ? Si nous sommes dans
le royaume de Dieu et de la Sainte Vierge, nous accédons
rarement jusqu’à leur lumière; il y a chez nous des lois
très compliquées.
Les tablettes d’or 197

Si Roland avait constamment parlé de la Vierge Marie,


on n’aurait pas manqué de dire: « C’est le contexte catho
lique qui ressort. C’est l’inconscient qui refait surface. »

20 juin 1948
Tu as eu cet après-midi, en écoutant les mille voix
d’enfants dans l’église, la résonance du premier plan ou
premier ciel qui est au-dessus de la terre. J’ai dépassé ces
harmonies. Maman, il est indispensable d’avoir des pôles
d’attraction spirituels, car les âmes après la mort se sentent
attirées par la loi de gravitation, et ainsi rejoignent leurs
évolutions les plus parfaites.

28 juin 1948. Paris


Irais-tu voir en haillons un roi? Combien d’âmes sont
en guenilles ! Chaque pensée inférieure met en pièces votre
double.

2juillet 1948. Minuit


Si j’étais avec toi! Réfléchis. Regarde le chemin que tu
as parcouru depuis mon envol. Notre séparation n’est que
momentanée. Si le contraire s’était produit, si tu étais par
tie la première, il nous eût sans doute fallu des éternités
pour nous rejoindre. Les lois de Dieu sont rigides, car elles
président à tout l’ensemble astral; Dieu ne peut donc en
aucune façon transiger sur les principes. S’il reste une
paille dans l’acier, l’acier casse; une ombre dans la qua
lité de vibrations des corps glorieux, et toute la lumière de
l’au-delà est altérée. Voilà pourquoi les zones de purifi
cation sont nécessaires. Ta crucifixion sur terre abrège ton
épreuve céleste.
Comment les hommes n’ont-ils pas réfléchi au sens sym
bolique des camps de concentration? Ces parcs à misère
et à torture étaient le « duplicata » de ces régions obscures
qu’on appelle enfer. Le supplice de la faim, l’épreuve du
198 Les tablettes d’or

feu, du fouet, du froid, de la maladie, correspondent aux


sept épreuves auxquelles font allusion les textes…
Les pécheurs mourront une deuxième fois après leur
mort (1) et ressusciteront une deuxième fois s’ils ne sont
pas précipités dans l’enfer clos. Car il y a deux enfers : l’é-
ternel et le passager, dit purgatoire. Aimez-vous les uns les
autres; l’amour peut vous sauver.

9juillet 1948. Paris


Maman, il y a dix-sept ans, tu mettais au monde un
enfant que tu as cru à toi, et qui en réalité appartenait à
Dieu. L’enfant satisfait l’instinct d’immortalité terrestre
des hommes: « Mon nom ne s’éteindra pas, mon sang ne
mourra pas, je me perpétuerai pour toujours à travers ma
descendance. » Autant d’appétits terrestres assouvis.
« Chair de ma chair », disent les parents, quand il faudrait
dire: « esprit de mon esprit ». L’instinct maternel a dégé
néré. Regarde la Vierge; elle a donné son fils pour sauver
le monde. Marie n’a eu aucun instinct de propriété envers
son fils.

16juillet 1948
La mort de la lumière est en tous points le symbole de la
mort de l’homme.
La disparition de la lumière doit plonger l’homme dans
le sommeil qui est une mort artificielle; la lumière doit le
réveiller comme la lumière céleste réveillera le défunt.
Cette agonie du jour dans l’ombre est une réplique de ce
que nous éprouvons au moment de la mort. La terre
devient ténèbres; nous ne distinguons plus le créé, nous
traversons ensuite une région ténébreuse comparable à la
nuit. Nous sommes emportés dans l’espace comme des
nuages dans l’ombre d’un soir obscur, puis l’aube céleste

(1) La Bible enseigne que la seconde mort est définitive. C’est


l’anéantissement dans l’Étang de Feu. (Apo. XX, 14).
Les tablettes d’or 199

se lève enfin pour nous; mais nous sommes encore loin de


Dieu, aussi loin que le soleil est loin de la terre. Nous
éprouvons la chaleur divine, mais nous ne pouvons regar
der la lumière en face ; nous ne sommes qu’au royaume des
anges. Bienheureux ceux qui par leurs vertus ont pu échap
per au royaume douloureux, car l’ascension de la vie sur
naturelle commence pour eux et les sept cieux devant leurs
yeux se superposent.
Dans ce voyage, nous n’avons pour nous soutenir que
l’apport de notre double. Ce deuxième personnage qui naît
de nos cendres est celui dans lequel nous entrons après la
mort; jamais je ne te recommanderai assez de travailler à
le perfectionner.
Que tout l’amour que Dieu a mis en toi serve à faire
prospérer cet hôte invisible ! Fortifie de béatitudes et d’ex
tases sa vie mystérieuse.
Cet hôte invisible, Maeterlinck qui n’avait plus qu’un an
à vivre l’appelait l’hôte inconnu.

17juillet 1948
Maman, votre foi est comme l’extrême pointe de vous
mêmes ; parfois, elle monte si haut qu’elle se confond avec
les premiers degrés du ciel. Ces échappées en flèche
rejoignent nos parterres.
« Parle-moi des apparitions. »
Les apparitions ont leur importance, car elles prouvent
que Dieu a déchiré l’écran opaque qui empêchait l’homme
de voir. Le créé est une muraille; de l’autre côté, il y a
notre royaume. S’il plaît à Dieu, le mur tombe; et vous
vous trouvez non pas au ciel, mais face à face avec votre
propre ciel.
Je m’explique ; si la Vierge de la Saiette porte une coiffe,
c’est que Mélanie s’imaginait la Vierge ainsi parée ; ce qui
revient à dire que, lorsque Dieu se prodigue à vous, c’est à
votre mesure.
200 Les tablettes d’or

22 juillet 1948
Ce religieux t’a dit: « Il y a trois hypothèses pour iden
tifier l’origine de vos communications; la première se
rattache à la théorie du subconscient; selon la deuxième,
vous interprétez l’inspiration de Roland; selon la troi
sième, Roland lui-même s’exprime. » Que les hommes
réfléchissent! Comment peuvent-ils définir le plan où
plongent les racines de l’inspiration? Estelle quelque chose
que vous recevez, ou bien vit-elle dans votre double, c’est-à-
dire dans un deuxième être qui vous est complètement étran-
ger et qui est cet hôte mystérieux dont la volonté est si sou-
vent en désaccord avec vos propres intentions. Ne reçois-tu
pas des directives contraires à tes désirs? Conclusion: je
conduis ta pensée et tes actes en dehors de toi.
Maman chérie, ton esprit est si complètement imprégné
de mes fluides qu’à l’instant même où tu cesses d’être la
proie du créé nos électricités se combinent.
Les incrédules n’expliquent rien puisqu’ils évoquent un
état de subconscience, sans arriver d’ailleurs à définir ce
qu’est le subconscient.
En réalité, le problème se pose ainsi: vous portez sur
vos épaules deux têtes (2) : la visible et l’invisible. Qui ali
À quelle
mente ce source
deuxièmese esprit?
ravitaille-t-il?
Où puise-t-il
Est-cesadans
matière grise?
les brumes

terrestres qui
L’homme ou évolue
dans en
les fonction
clartés de
dulamonde ne dépasse
matièresurnaturel?

pas la matière. Tandis que votre deuxième tête ne vibre et


ne s’émeut que sous l’influence du divin.
Oh! merveilleux présent de Dieu! Votre front invisible
baigne déjà dans la cité éternelle.
Votre demeure est dans les cieux (Philippiens III, 20).

(2) Emboîtées l’une dans l’autre.


Les tablettes d’or 201

25 juillet 1948
Ton ciel n’est pas celui de ton voisin; le ciel du catho
lique n’est pas celui du mahométan, ni celui de l’israélite
ou du protestant. Pourtant, vous êtes tous dominés par le
même au-delà.
Il avait dit, le 17 juillet: Vous vous trouvez face à face
avec votre propre ciel. Que de fois dans les Écritures il est
question de Cieux! et ce pluriel n’est pas un pluriel poé
tique. « Il y a de nombreuses demeures dans la Maison de
mon Père » (Jean XIV, 2.)

Jeudi 29 juillet au soir


« Il n’est pas toujours facile de se libérer d’un flot de
pensées attachées à la matière. J’étais dans un mauvais
soir, un soir où le créé faisait rage en moi, lorsque subi
tement une bouffée de parfum se répandit dans ma
chambre, et, instantanément, les réalités du monde torturé se
dissipèrent, comme chassées par une main invisible. »
Elle avait respiré la bonne odeur des choses du Ciel.

2 août 1948
Si tu voulais étudier la biologie, tu découvrirais que tous
les principes de la vie psychique se retrouvent dans la vie
des corps organisés. Pour comprendre les lois psychiques,
tu n’as qu’à transposer les lois qui régissent les minéraux;
il existe en chimie et en physique des phénomènes ana
logues à ceux qui se produisent dans l’énergie des âmes;
le temps viendra où des expériences prouveront la vérité de
mes paroles.
Trente ans plus tard, ce temps est venu.

23 août 1948. Kérestat Enfin tu as compris…


«Ici, je dois expliquer que j’ai été réveillée par un écla
tement étrange dans ma fenêtre, puis par un second écla
tement. J’en fus frappée, et ne pus m’empêcher de me
202 Les tablettes d’or

demander si tous ces craquements signifiaient quelque


chose; je me mis à en désirer un troisième. À mon grand
étonnement, ce fut sous ma tête, dans mon oreiller, qu’il se
produisit. Quelques instants plus tard, ce fut la boule en
verre placée devant le portrait de Roland qui se mit à tin
ter; je n’avais encore jamais entendu le verre craquer.
Quatre jours de suite, dans la même boule, à la même
heure, le même tintement se produisit. »
Vos capacités ne naissent que dans la paix, et vos bour
geons n’affleurent à la surface de vous-mêmes que dans
l’isolement. Sois en repos dans le repos! Merci, maman,
d’être venue lorsque je t’appelais.

27 août 1948. Kérestat


Comme je te l’ai dit, vous vivez tous à des stades différents
de vos évolutions. Il y en a pour qui la terre est le paradis,
puisqu’elle restera longtemps leur passage le meilleur.
Ne croyant ni en Dieu ni en la survie, ils ne trouveront
dans un autre plan que leur propre négation, et leurs
chaînes les plus lourdes seront celles qu’ils porteront
après leur mort; leurs désirs ne seront plus que des désirs;
ils ne connaîtront pas l’assouvissement.
La plupart des personnages de cette chronique sont dans
ce cas: ils ont commencé par le pain blanc, par le paradis
terrestre; Où sont-ils à présent? Où en sont-ils?

30 août 1948. Départ de Kérestat


La vie terrestre est la genèse de la vie de l’homme; elle
et votre stade de chaos. Il est dit: Dieu sépara l’eau de la
terre. Eh bien, la terre et l’eau sont en vous, et pas de ri
vages, et pas de cités; l’âme et la chair sont pêle-mêle
déposées dans votre armature humaine. L’ordonnance
vient après (3) ; l’ordonnance vient dans le plan des anges.

(3) La remise en ordre se fait dans le Séjour de Purification, cela


s’appelle jugement ou crisis.
Les tablettes d’or 203

Tu n’es qu’un écheveau embrouillé. Tout vit en vous: le bien,


le mal; les fils s’emmêlent, se contrarient, et dans les jours
mauvais vous n’êtes plus que des nœuds. Maman, jette-toi
entièrement du côté de Dieu; c’est là où tu acquerras la
patience nécessaire pour démêler tes enchevêtrements.

Dans les premiers jours d’août 1948, Gabriel Marcel


écrivait à la mère de Roland: « Mon séjour ici approche de
sa fin. La reprise de contact avec cette maison a été affreu
sement cruelle comme je le prévoyais. »
La maison dont il parlait, était sa demeure corrézienne
de Ligneyrac où il revenait pour la première fois depuis la
mort de sa femme, à qui dans ses derniers jours il avait lu
des passages d’Au Diapason du Ciel.
« Je reçois continuellement, poursuivait le philosophe,
des témoignages qui me prouvent que le livre fait son che
min et produit grande impression. Voici, en particulier une
lettre de la belle poétesse qu’est Marie Noël:

Auxerre, 27 juillet 1948


Monsieur et cher Maître,
Je ne sais si c’est vous qui m’avez fait envoyer Au
Diapason du Ciel. De toute façon, comme j’éprouve le besoin
de remercier quelqu’un pour le passage de ce grand souffle,
c’est à vous queje m’adresse. Je ne crois pas qu’il me soit
parvenu jamais à l’esprit un aussi étonnant et pur message.
Je croyais avoir ces jours-ci, chez moi, Madame
Edouard Estaunié et vous écrire ensuite. Mieux que per
sonne elle serait préparée à recevoir les nouvelles de ce
monde outre le nôtre, dont son mari me disait à la veille,
presque, de sa mort: « Entre les deux, il n’y a pas de fron
tières… les disparus ne sont pas des absents. »
Il a fait graver ces mots sur la tombe de sa mère, sa
propre tombe. Et il a laissé derrière lui un étrange manus
crit: dialogue chiffré entre vivant et morte.
204 Les tablettes d’or

Il avait été, momentanément, bon « récepteur » aux


écoutes du pays d’après.
Je crois que si vous pouvez faire parvenir à Madame
Estaunié un exemplaire du volume que vous avez si
magistralement préfacé, il tomberait en des mains particu
lièrement précieuses. Les éditeurs de la Colombe sont
aussi les éditeurs d’Estaunié et ne refuseraient certai
nement pas de lui en faire l’hommage.
Pour moi, qui ne suis pas… initiée, j’ai lu en poète ce
livre d’une poésie angélique. Il m’a semblé qu’il avait été
écrit « en collaboration » autant par la mère que par le fils.
Lequel des deux a l’aile? Tous deux peut-être, mais c’est
une aile adolescente… tout près d’être une aile d’ange.
Je vous remercie, Monsieur, pour cette communication
d’une valeur si rare. Si ce n’est pas à vous que je la dois,
veuillez transmettre ces remerciements à qui m’a fait ici un
don de l’Esprit.
Et recevez l’expression de mes sentiments et souvenirs
les meilleurs.
Marie Noël

16 septembre 1948. Les Andelys


Maman, il ne faut pas m’interroger à n’importe quelle
heure, cela m’importune. Je ne puis être sans cesse à ta
disposition. Il est préférable de t’en tenir aux heures de
conversations matinales ou nocturnes. Dans le milieu du
jour, je suis occupé.

25 septembre 1948. Paris


Le paradis pour chacun ressemblera à son paradis inté
rieur, puisque de l’autre côté de vous-mêmes, c’est encore
vous-mêmes; vous n’échapperez pas à votre identité.
« Je pose une question à Roland. Alors subitement mon
crayon s’arrête. »
Donc ce n’est pas elle qui écrit.
Les tablettes d’or 205

29 septembre 1948. Paris


Maman, si je voulais, je pourrais te dire beaucoup de
choses, mais je préfère me taire, le moment n’est pas
opportun.
« De quoi s’agit-il? »
La consigne du silence m’est donnée. Abordons plutôt
des problèmes d’ordre général.
Maman, il faudrait réaliser une couronne d’amour en
unissant les cœurs des mères qui ont perdu leurs enfants.
Je t’ai déjà dit qu’il fallait composer des familles spirituelles.
Marcelle de Jouvenel créa un tel cercle. Maintenant
qu’elle n’est plus, il serait souhaitable qu’une mère reprenne
cette initiative (4).

« Ayant été très attaquée par les tenants de la parapsy


chologie, je décidai de me rendre à l’invitation que je reçus
de l’un d’eux. Le sujet était: La communication avec les
morts et la parapsychologie. Un peu comme une ignorante,
car à l’époque je connaissais mal la position de chacun,
j’étais tout heureuse d’assister à cette réunion: elle compor
tait un débat qui, certainement, allait m’apprendre beaucoup
de choses.
Avant de commencer, le conférencier vint très amicale
ment me saluer. Hélas! j’allais apprendre tout à l’heure à
mes dépens que son geste n’était que celui d’un hypocrite,
qui devait éprouver la grande satisfaction d’avoir attiré sa
proie dans son piège.
Avec violence, il commença par exclure tous les phéno
mènes extra-sensoriels qui ne reposaient pas sur les bases
solides de la parapsychologie qui seule, selon lui, était une
science. Tout ce qui se rattachait à l’inspiration n’avait
aucune place valable dans ses recherches, car on se trou
vait là en présence de phénomènes hallucinatoires qui

(4) C’est maintenant chose faite: Fraternité Jonathan.


206 Les tablettes d’or

découlaient de l’imagination. Il n’allait pas jusqu’à citer


mon cas, mais pour ceux qui connaissaient les messages, il
ne pouvait y avoir aucun doute: Au Diapason du Ciel était
nettement visé. Alors, brusquement, son amicale poignée
de main de tout à l’heure m’apparut comme un geste atroce.
J’aurais préféré qu’il me dise: « Partez! vous n’avez rien à
faire ici. » Mon expérience, comme d’ailleurs toutes celles
qui lui ressemblaient, étaient démolies, entre autres celle de
Mme Monnier. Tous les messages n’étaient que le résultat
de dérèglements dus au chagrin, tous ces cas étaient des
névroses.
Les gens posèrent un grand nombre de questions. Moi
même j’aurais pu demander des explications, mais j’étais
trop bouleversée, ou trop timide, pour oser élever la voix.
Je sortis de là si triste que je me précipitai dans la pre
mière église que je rencontrai. Désemparée jusqu’au déses
poir, je ne pus que répéter la parole du Christ « Mon Père,
pourquoi m’abandonnez-vous? »
Je pouvais me tourner de tous les côtés, je ne rencontrais
qu’incompréhension et hostilité. Les accusations de cet
homme n’avaient été faites, je pense, que dans le but de
m’ébranler. »
Le soir, comme de coutume, elle reprit le crayon et
Roland vint la rassurer.

4 octobre 1948
Maman, tout ce que l’on dit de nos relations n’a pas plus
d’importance qu’un peu de vent, tu dois considérer cela
comme l’épreuve indispensable. C’est maintenant que ta
qualité va se révéler.
Si tu résistes aux efforts des hommes qui veulent te
démontrer que seul ton subconscient est en jeu, il sera
évident que tu auras triomphé des courants perturbateurs
qui s’attachent comme la lèpre à tout ce qui dépasse l’en
tendement humain.
Les tablettes d’or 207

8 octobre 1948. Paris


« Curieuse journée, journée où les événements s’agglo
mèrent comme des tourbillons. Je suis allée voir une dame
qui m’avait écrit à propos du livre de Roland. Elle habite
la rue où se trouvait le cours de mon fils. C’était la pre
mière fois que je repassais ici depuis 1946. J’étais très
émue. Chez Mme X…, je reste longtemps et j’éprouve
comme une impossibilité à m’en aller. Je ne devais pas
tarder à en recevoir l’explication. Un coup de sonnette
retentit et une personne est introduite: la voisine. C’est la
première fois qu’elle vient dans cet appartement. Le hasard
l’y a conduite à cause d’une fuite d’eau. On lui parle du
livre de Roland, elle reste pétrifiée. Elle a lu ce livre et
comme elle est apparentée à Mme Monnier, qui reçut les
Lettres de Pierre, aussitôt elle me parle d’elle.
Mme Monnier est la personne que je désirais le plus
connaître et je cherchais depuis longtemps son adresse. »
Le contact fut établi et c’est M. Louis Monnier qui lui
rendit visite, à une date que je ne puis déterminer.

11 octobre 1948
Maman, tu n’es jamais seule; les larmes sont souvent en
vous comme des sources. Oh! larmes saintes des yeux qui
pleurent à cause de Dieu.
Écoute-moi: la vie du ciel ne consiste pas à supprimer
vos besognes et vos charges matérielles, car elles sont le
lot de l’être humain; vous ne devez vous soustraire à au
cune servitude terrestre; bien au contraire. Le Christ en
est un exemple. Le fardeau des jours laborieux n’est donc
pas évitable, et vous devez l’accepter; mais n’oubliez pas
que si vous gagnez votre vie avec vos mains, vous gagnez
votre éternité avec vos pensées.
208 Les tablettes d’or

21 octobre 1948
Tous, vous voulez davantage; tous, vous êtes mécontents
de votre sort; tous, vous trouvez que vos peines sont trop
pesantes. N’accablez pas le ciel de vos reproches, car vous
ne savez rien. Vous ne possédez aucun des flambeaux qui
pourraient faire éclater l’ombre autour de vous; vous
vivez dans les ténèbres.
« Ici, je suis interrompue par l’entrée d’une personne
dans ma chambre. Le 22 octobre, j’essaie de reprendre
cette conversation, et, à ma grande stupeur, je constate que
le lien sur ce sujet ayant été coupé, il n’est plus possible de
le renouer. Ce qui m’amène à conclure que je vois les mots,
et que lorsqu’ils s’effacent il n’y a plus rien, parce que ce
n’est pas ma pensée qui pense. »

26 octobre 1948
Maman, ouvre-toi au ciel comme une corolle s’épanouit
sous le soleil. Il faut tant de piété, tant de méditations, tant
de prières pour que vous soyez dignes d’entrer dans la
demeure de Dieu! Pense aux innombrables évolutions par
lesquelles l’arbre passe avant d’atteindre toute sa gran
deur. Que de naissances, que de morts ses fibres ne subis
sent-elles pas pour gagner en croissance ! Printemps après
printemps, l’arbre bourgeonne ; automne après automne, il
meurt. Chaque été, son écorce se fend: il éclate de partout
pour que ses feuilles et ses fruits mûrissent. Des racines à
la cime il est travaillé par la sève; et tout ce labeur et
toutes ces morts, il les refait, il les subit chaque année pour
l’espace éphémère d’une saison.
Comme il faudrait que vous aussi vous sachiez mourir
des milliers de fois dans vos imperfections pour ressusciter
dans votre perfection!
« Et je serai obligée de vivre comme si de rien n’était…
Pourtant quel extraordinaire jour! Je revenais de la cha
pelle de Roland; il était environ cinq heures et demie, je
Les tablettes d’or 209

m’agenouillais devant le tabernacle; l’église était à peu


près obscure; à gauche de l’autel il y avait seulement une
veilleuse rouge; soudain le tabernacle fut traversé trois fois
par une lumière blanche, toute pareille à un rayon. Aucune
réverbération ne pouvait produire ces lueurs; tout était
noir. Je restai comme figée sur place avec mes yeux fixés
à l’endroit où cette manifestation venait de se produire;
j’attendis, mais plus rien ne se produisit. La sensation que
j’avais éprouvée n’avait rien d’humain; pendant quelques
secondes, j’avais été comme projetée hors de moi et mise
en contact avec une douceur pour laquelle j’aurais donné
ma vie. »
Maman, garde au fond de toi toutes les manifestations
qui te sont données. Tu dois les conserver secrètes un cer
tain temps; elles pourront ensuite être dites. Plus on tient
fermé un flacon, moins vite le parfum s’évapore. Il faut
donc parfois savoir celer en soi un grand privilège pour
que ses effluves ne s’éparpillent pas (5). Repense sans
cesse aux flammes blanches que tu as vues, et recueille-toi.
Qui te croira si tu en parles ? Et il n’y a pas d’avantages
à être écoutée; seule ta foi doit te donner une certitude.
Inutile de colporter par des mots ce que tu as vu ; plus tard
écris-le, afin que ceci repose dans le silence des lettres. Il
ne faut jamais redouter de dire la vérité.
Tu prends trop à la légère la construction de ton double.
Pierre à pierre, vous devez bâtir la demeure de votre éternité
(6). Mais vous êtes si peu évolués et dans un âge si primitif
que vous ne savez pas distinguer vos devoirs. Aveuglément
vous adoptez les principes d’une morale toute tracée.
Lorsque vous voulez être parfaitement habillés, vous
achetez des vêtements faits à votre mesure. Il doit en être
de même pour votre âme, vous devez la vêtir d’ornements

(5) « Qui ne sait celer ne sait aimer » (Stendhal).


(6) Et vous, comme des pierres vivantes, édifiez-vous, vous
mêmes, en maison spirituelle! I Pierre II, 5.
210 Les tablettes d’or

précieux. Ne taillez pas des habits de fortune pour votre


deuxième personnage, ne le laissez pas non plus aller en
haillons. Si tout votre intérieur est en guenilles, c’est en
guenilles que vous vous présenterez devant Dieu.
Revêts tous les jours un vêtement d’or pour penser au
Christ.

Toussaint 1948
Vis dans le royaume des Écritures, car Jésus a inscrit sur
ses tablettes le secret de la vie éternelle.
« Seigneur, à qui d’autre irions-nous? Tu as les paroles
de la vie éternelle » Jean VI, 68.

2 novembre 1948. Jour des Morts


Maman, voici deux ans et demi que je me suis envolé, et
je te retrouve toujours dans la demeure de la prière. Les
quelques graines de paradis que j’ai semées ont pris ra
cine en toi.
Il faut de temps à autre savoir faire une halte et regar
der derrière soi. Si tu tournes la tête, celle que tu étais hier
est si loin que tu peux à peine la distinguer. Ne te désole
pas sans cesse de tes imperfections. Plus tu te sens troublée
devant la perfection qui te fuit, plus tu te rapproches de
Dieu. Tu voudrais que je te dicte des règles, tu voudrais,
comme toute âme inquiète, savoir dans les détails où sont
le bien et le mal, le juste et l’injuste, comme si le barème
en était établi. Réfléchis, en est-il deux parmi vous qui res-
sentent de même façon leurs joies et leurs peines ? Pas une
épine enfoncée dans votre chair ne provoque une douleur
semblable; pas une peine subie, pas une mortification
infligée ne provoque des réactions pareilles. À tâtons, vous
devez découvrir pourquoi Dieu vous a mis sur la terre. Dès
qu’un homme conçoit sa destinée spirituelle, sa vie devient
une marche en direction de lui-même, c’est-à-dire de son
centre, de son foyer.
Les tablettes d’or 211

Merci, maman, d’être restée tout le jour dans l’oraison


et la méditation. Ceux qui penseront que tu as perdu ton
temps sont ceux qui nient l’existence de Dieu, car Dieu lui
aussi aime qu’on l’aime.

10 novembre 1948
Si j’ai placé ma voix dans l’église, il faut aller l’entendre
dans l’église. Ne sois rebelle à aucune de mes recomman
dations. Abandonne-toi chaque jour davantage à l’idée de
Dieu.
Maman, je m’envole. Encore un mot: je t’aime.

16 novembre 1948
Maman, il est bien que tu sentes mourir en toi tes évolu
tions anciennes, que tu éprouves la naissance de floraisons
nouvelles.
L’herbe pousse à chaque saison, se dessèche et meurt. Il
doit en être ainsi de vos progressions. Pour vous renouve
ler; vous devez faire agoniser en vous votre passé. Une
terre vierge féconde mieux le grain que toute autre. Brûle
ta vie antérieure, anéantis ce qui fut, afin de ne plus pos
séder que le devenir. Marcher vers Dieu, c’est ne pas se
retourner, vous pouvez toujours faire mieux qu’hier.
« Celui qui, après avoir mis la main à la charrue, regarde
en arrière n’est pas propre au royaume de Dieu »
Luc IX, 62.

18 novembre 1948
Les lois qui régissent la terre sont dures; tu ne peux
échapper à ton propre graphique; fais ton service noble
ment; moins bien tu accompliras ta tâche, plus longue sera
notre séparation.
Tu dois diviser ta tête en deux, car tu portes en elle deux
mondes: le monde de ton mental physique, et le monde de
ton mental psychique. Le premier te donne les sensations
212 Les tablettes d’or

humaines; le second naît des agonies de ce dernier. Tu


possèdes donc en toi autant de morts que de naissances.

20 novembre 1948
« Ceci est un rêve. L’au-delà était une résonance de moi
même, où tout ce que je faisais sur terre se répercutait.
J’avais brusquement acquis le don de double vue et la
faculté de voir le prolongement de mes actes. Je vivais
donc deux vies à la fois; mais celle d’ici-bas était sombre,
tandis que l’autre me plongeait dans l’enchantement. »

25 novembre 1948. Matin


Dès que vous travaillez à votre perfectionnement inté
rieur, vous êtes vite amenés à vous dépouiller de l’idée
d’injustice. Il n’y a jamais injustice là où le contrecoup
d’un choc ou d’un échec vous a fait avancer d’un pas vers
l’au-delà.
La souffrance est un des piments les plus actifs pour
révéler à l’être ses propres dons. Combien d’âmes se sont
retrouvées dans la douleur! Vous n’avez pas tellement de
sentiers pour vous chercher. Chemins de joie, chemins de
larmes; les vallées sont étroites, les vallées sont longues;
une larme souvent vous fait avancer plus vite qu’un sou
rire. Dieu n’a pas choisi la félicité pour sauver le monde,
Dieu a choisi la Croix.

25 novembre 1948. Matin Maman, oh! te voilà…


« Comme d’habitude, dès que je commence à écrire, il y
a des craquements dans la porte de Roland. »
Il faut tellement de jours vides d’incidents pour que vous
soyez visités par l’Esprit-Saint. Ce n’est que sur une longi
tude d’heures planes qu’il nous est possible de nous poser.
Cherche de moins en moins à savoir ce que demain
t’apportera; cherche de moins en moins à deviner la
conduite ou la position que prendront tel ou tel être; tu ne
Les tablettes d’or 213

dois plus poser tes yeux sur la terre. Chaque jour doit t’ap
porter la naissance d’une nouvelle certitude abstraite.

30 novembre 1948. Matin


Accrois chaque jour le champ de tes ravissements, car
après ta mort c’est en eux que tu entreras. Ah! si les
vivants savaient que l’on prépare sa vie future aussi certai
nement que l’on apprend l’alphabet pour lire!
CHAPITRE XIX

AU SEUIL DU ROYAUME
(1949)

C’est ce livre qui m’initia aux messages venus des


sphères christiques. C’est grâce à lui que je compris cette
interpénétration du naturel et du spirituel, cette relation
fascinante entre le monde opaque et le monde transparent.
C’est grâce à lui que je découvris un au-delà vivant, actif,
coloré, où tout ce que nous avons aimé sur la terre se re
trouve transposé, magnifié.
Au Seuil du Royaume m’arrachait à dix années non pas
d’incrédulité (je ne pouvais pas ne pas croire) mais de
révolte. Or la révolte a toujours la même origine: mort
d’un être jeune, mort prématurée, qui apparaît alors
comme le comble de l’absurde et de la cruauté. Apparent
scandale des destins mutilés, insulte à ce que nous croyons
être l’ordre du monde.
En outre, ce livre confirmait en moi des quantités
d’intuitions et de pulsions remontant à l’enfance et à l’ado
lescence. Je comprenais pourquoi, étrangement, pour le
petit garçon de jadis, la notion de mort, loin d’être inquié
tante, s’avérait inséparable de celle de lumière, pourquoi
l’autre monde ressemblait à une plage ensoleillée et non à
une banquise blafarde. Ce que j’avais pris pour des imagi
nations poétiques était une réalité qu’un autre, né après
moi, mort avant moi, vivait concrètement. Les pays so-
laires, les Hespérides, et cette Atlantide, thème d’un récit
de jeunesse, existaient dans les mondes parallèles dont
Roland parlait et d’où il parlait.
Les tablettes d’or 215

Comme à tant de lecteurs, il me remettait en mémoire la


Bonne Nouvelle perpétuellement oubliée. Il ranimait des
aspirations, des espérances, des connaissances innées que
la vie avait étouffées et déçues. Il dégageait en moi des
quantités de concepts qui avaient été paralysés par la
crainte d’offenser la philosophie ambiante. Il rendit mon
mental à lui-même et j’osai penser mes propres pensées.

6 janvier 1949. Épiphanie


Aucun de nous ne se dérange pour satisfaire vos curio
sités. Pour que le jaillissement des sources soit cristallin,
il faut observer une méthode de vie, sinon vous êtes attirés
vers des vibrations inférieures.
Maintenant, te voici avertie, garde-toi.
La communication avec l’au-delà n’est pas un jeu, un
passe-temps, mais une ascèse.

10janvier 1949. Matin


La privation des joies terrestres produit chez l’individu
un « manque »; dans ce « manque » vient s’établir la
grâce. Le vide opère dans la créature un appel d’air où se
précipite l’oxygène divin.

16 janvier 1949
Jésus a dit: « Buvez, ceci est mon sang; mangez, ceci est
ma chair. » Je voudrais que ces paroles deviennent pour toi
une vérité. Afin de t’éclairer sur les lois des métamorphoses,
je vais te donner un exemple si simple que tu en seras tout
étonnée. Chaque jour, un phénomène inouï se produit en vous
auquel vous négligez de réfléchir. Le pain que tu manges, le
vin que tu bois deviennent chair et sang. Ce pouvoir, dont est
capable votre organisme, vous le contestez à Dieu. Maman,
le pain des anges, tout comme le pain des hommes, porte en
lui sa possibilité de métamorphose. Comme les organismes
changent les aliments, l’âme transmue les ondes.
216 Les tablettes d’or

26 janvier 1949
L’homme n’est pas limité à ses contours, l’infra-rouge
qui l’enveloppe est au moins aussi réel que son apparence.
Vous êtes baignés de fluides mouvants comme des nuages.
Encore un message prophétique! ceci a été mis en évi
dence par les photographies des Kirlian, travaux qui n’ont
été connus en France qu’en 1973.

3 février 1949
Ton esprit doit guetter les manifestations de l’au-delà. Il
faut que tu saches sur quels éléments nous pouvons agir:
l’eau, la lumière, le bois, les fleurs, le son, le feu…
Il aurait pu ajouter le verre et le cristal, sur lesquels il sut
plus d’une fois faire passer ses vibrations.

4 février 1949
Votre corps est entouré de phosphorescences; si vous
découvriez un rayon qui vous les rende perceptibles, vous
pourriez mesurer votre puissance psychique.

5 février 1949
La science pure en ses prolongements les plus hauts peut
parfois expliquer le monde invisible.
C’est bien ce qui est arrivé trente ans plus tard.
Déjà les savants ont prouvé la dématérialisation de la
matière; magiciens sans le savoir, ils ont surmonté des
difficultés incroyables, dissocié l’atome, conçu la réalité
d’une substance intermédiaire entre les corps et l’éther.
Mais ils n’étendent pas leurs recherches à l’âme et ne font
pas porter sur elle leurs investigations. L’analyse des
radiations humaines les intéresse mille fois moins que celle
des radiations lumineuses. L’attraction des particules de
la matière les captive plus que celle du rayonnement flui
dique de l’homme. Qui orientera la curiosité vers ces hori
zons inexplorés ?
Les tablettes d’or 217

Ame est pris dans ce passage, non pas au sens d’esprit,


mais au sens de corps subtil.

14 février 1949
J’aime quand tu concentres totalement ta pensée sur
moi. La plus grande preuve d’amour que l’on puisse don
ner à un disparu est de toujours agir comme s’il était
vivant. Il y a sur la terre très peu d’êtres qui s’aiment vrai
ment. Pourquoi s’aimeraient-ils davantage après la mort?

22 février 1949
Quand tu écris sous ma dictée, nous ne faisons vraiment
plus qu’un. Je joue sur ton âme les mélodies de mon ciel,
et tes résonances vibrent selon moi. Tu es l’instrument, je
suis l’archet. Ah! si vous pouviez savoir combien votre
fidélité nous est précieuse!

4 mars 1949
Ma mort n’est pas un accident, mais l’effet de la volon
té divine. Toute séparation a son motif.

ler mai 1949. Matin


Il y a trois ans, nous avions encore un jour à vivre
ensemble; un jour à partager l’existence de la terre; un
jour à nous regarder. J’étais au seuil du royaume où les
êtres se transfigurent, j’étais à la veille de ma résurrection.
Le monde chancelait en moi. J’avais déjà réalisé que je
te quittais, puisque je te parlais de notre séparation. Je
n’avais la force que de penser à toi, car tout se brouille au
moment de la mort, sauf le sentiment de l’amour, parce que
l’amour divin déjà frissonne en nous.
Va… va vite vers Dieu…
« Cette phrase n’a pas de suite, je ne peux plus écrire. »
218 Les tablettes d’or

1er mai 1949. Minuit


Maman, je suis là.
« Au même moment, il y a deux frémissements dans la
porte de Roland. »
Je pose ma main sur ta main, laisse aller ton esprit. Tu
veux m’interroger, je ne peux pas te répondre.
La lumière va boire l’ombre.
« Ici, il y a une page de signes incompréhensibles. »
Ces deux notations: « Je ne peux plus écrire »… « Il y a
une page de signes incompréhensibles » prouvent am
plement que le phénomène n’a rien d’automatique, de
mécanique; cela ne marche pas à tous les coups.
La phrase: « Je pose ma main (spirituelle) sur ta main
(physique) » projette beaucoup de clarté sur le mystère de
la communication.

2 mai 1949. 11 heures du soir


Troisième anniversaire de Roland
Tu t’es aujourd’hui posé beaucoup de questions; celles-
ci entre autres: les disparus aident-ils ceux qu’ils aiment ?
Dans quelque temps, je te répondrai.

Nuit du 5 au 6 mai 1949 à la villa Orlamonde, mort de


Maeterlinck.
« Quand la gardienne survint, la première bien sûr, écrit
Célia Bertin, comment ne pas comprendre tout de suite ce
qui allait se passer? Les femmes ne sentent-elles pas l’ap
proche de la mort? Les médecins arrivèrent avec leurs bal
lons d’oxygène, leur pénicilline, tous leurs médicaments.
C’était trop tard! »
— Mon Dieu, comme c’était joli, la mort de Monsieur le
Comte! dit la gardienne. Il a rendu le dernier soupir dou
cement, comme un oiseau. Aussitôt, son visage est devenu
serein. Un visage beaucoup plus jeune. On ne lui aurait pas
donné soixante ans et le regard était demeuré clair jusqu’à
Les tablettes d’or 219

la fin. Les médecins sont entrés dans la chambre. Ils n’a


vaient plus qu’à lui fermer les yeux.
Cette sérénité, ce rajeunissement, devaient être constatés
de même par l’infirmière de Marcelle de Jouvenel, le
20 mai 1971. «Les femmes ne sentent-elles pas l’approche
de la mort? », l’infirmière de Roland, le 2 mai 1946, avait
fait la même remarque.
Déclarations de quatre écrivains:
André Billy: Et maintenant, il sait… S’il y a quelque
chose à savoir.
Gérard Bauër: Il était cet être double: ce poète qui fit
passer sur notre ciel un vol d’oiseau enchanté et qui n’at
tendit rien du ciel.
Paul Claudel: L’année dernière, il m’a envoyé son der
nier livre, un volume de souvenirs. Quel est donc le titre?
J’ai répondu pour le remercier. Nos chemins respectifs
nous ont entraînés dans des directions opposées. Sur la
religion? Il s’était complètement séparé du christianisme,
ce dont je ne peux que prendre acte avec tristesse.
Fernand Gregh: Adieu, Maeterlinck! Cette mort que
vous avez tant sondée, vous en connaissez maintenant le
fond. Peut-être est-ce le vide, peut-être est-ce ce splendide
inconnu que postule notre nostalgie.
J’ai trouvé ces divers témoignages dans un dossier
Maeterlinck que la nièce de Georgette Leblanc avait
constitué avec patience, ferveur et nostalgie. Au fil des
années, elle avait rassemblé des coupures de presse et des
brochures le concernant. Elle avait aussi recopié, soit à la
main, soit à la machine, les passages de ses œuvres qui
l’avaient frappée. En février 1935, onze ans avant le
drame, elle transcrivait ce passage prémonitoire, lu dans
Avant le grand silence.
« Les Égyptiens prolongeaient autant que possible la vie
de leurs morts. Ils savaient, d’expérience, de tradition
millénaire ou d’instinct que plus longtemps les morts
220 Les tablettes d’or

vivent dans l’entourage et le souvenir des vivants, plus les


vivants seront sages et heureux. C’est parce que nous
oublions nos morts, parce que nous les tuons trop tôt et
trop facilement dans notre mémoire que nous rétrogradons,
car les morts, purifiés par la tombe sont toujours meilleurs
et plus intelligents que les vivants, ou plus probablement,
c’est nous, qui devenons meilleurs et plus intelligents en
pensant à eux. »

23 mai 1949
Le subconscient est la partie de vous-mêmes qui enre
gistre à votre insu une série de faits, d’impressions; ces
enregistrements peuvent rester non révélés, ou bien affluer
soudain à votre conscience claire. À ces instants-là, vous
croyez voir du nouveau quand, en réalité, c’est le passé qui
surgit. Ce que le subconscient ne peut pas faire, c’est lire
dans l’avenir. Pour les incrédules, l’authenticité de cer
taines clairvoyances devrait être fondée sur l’annonce
d’événements futurs.

25 mai 1949. Veille de l’Ascension


Maman, jusqu’à mon envol, avais-tu beaucoup pensé à
ta vie future? Ah! si les êtres voulaient se dire chaque
soir: Qu’ai-je fait aujourd’hui pour mon éternité?

13 juin 1949
Les preuves que peuvent donner les hommes de leur
croyance en l’immortalité sont les suivantes: le boulever
sement des valeurs et le changement d’orientation.
Ce bouleversement des valeurs, ce changement d’orien
tation est appelé metanoia dans tout le Nouveau
Testament. Metanoia fut traduit par repentance, or la
repentance n’est qu’un aspect de cette révolution intérieure.
Les tablettes d’or 221

14 juin 1949
Sois calme, c’est la meilleure manière d’écarter le mal.
Il est très grave de se laisser perturber par la méchanceté
humaine, car les forces troubles émanées de cerveaux
troubles, si elles ‘ne se heurtent pas à des murailles de
paix, font leur œuvre de destruction.

1er juillet 1949. 5 heures du matin


« Ceci a été entendu pendant que je dormais et fut écrit
comme dans la prolongation du sommeil. »
L’amour est une réalité, une invasion, la substitution
d’une personnalité à la vôtre. Celui qui a aimé de cet
amour-là est un privilégié, car il a reçu la graine qui lève
ra un jour à la chaleur divine. Les grands mystiques sont
pris dans un rayon d’adoration surnaturel. Aimer Dieu,
c’est sublimer l’état d’amour terrestre; c’est être obsédé
par le sentiment de Sa présence.

27 août 1949
« Roland, je suis désespérée! »
Je suis las de t’envoyer des consolations. Le rossignol ne
chante pas dans les ténèbres. Ton âme toujours endeuillée
m’assombrit. Désespère, mais ne t’enlise pas dans un cha
grin dont la monotonie nous pèse autant qu’elle pèse aux
vivants. Sois terrassée ou transportée d’extase, sois transie
ou brûlante: ce que Dieu condamne, c’est la tiédeur.
Apocalypse III, 16: « Ainsi parce que tu es tiède, je te
vomirai de ma bouche. »

23 septembre 1949
La pensée ne trouve son achèvement qu’en l’éternel.

19 octobre 1949
Je suis celui qui est venu sur terre pour te sauver, ma
mort t’a ouvert les portes du ciel, ton éternité m’est
confiée, remercie le Seigneur.
222 Les tablettes d’or

3 novembre 1949. Matin. Les Andelys


Il faudrait définir avec beaucoup de soin les différences
entre l’occultisme, et la métapsychie, la magie et la théurgie.
L’occultisme et la métapsychie deviendront une science
expérimentale basée sur le réel; une table qui se soulève
est un phénomène d’ondes; des conversations médium
niques sont des contacts avec des esprits encore voisins de
la terre. Là est le phénomène d’interpénétration d’un plan
dans un autre, mais cette zone est incommensurablement
éloignée du Royaume. Ces incursions d’un plan dans un
autre deviendront par la suite aussi familières que l’avia
tion est devenue courante. Pourtant ce n’est pas parce que
les hommes se sont construits des ailes qu’ils sont devenus
des anges, ni parce qu’ils atteignent de hautes altitudes
qu’ils se rapprochent de Dieu. Vous arriverez à communi
quer avec l’invisible, mais cet invisible est aussi loin de la
Divinité que vous l’êtes vous-mêmes d’une étoile.
Ces réservoirs d’esprits voisins de votre univers ont
atteint un degré supérieur au vôtre, mais ne sont encore
qu’à la première des marches qui conduisent au septième
ciel. Un jour viendra où, scientifiquement, ce monde sera
en relations avec votre monde. Les études dirigées vers ce
plan ne peuvent en rien être une profanation envers le
Divin, car les rayons célestes ne pénètrent guère plus en
ces régions que dans la vôtre. Les êtres qui y circulent
n’ont de plus que vous-mêmes qu’un sens: le sixième.
Un jour viendra où vous capterez les vibrations de ce
plan comme vous avez capté l’électricité, et elles vous
seront perceptibles.
C’est chose faite maintenant depuis les travaux de
Jürgenson, de Raudive et de Gabriella Alvisi.
Mais Dieu n’est toujours pas là. Ces régions sont aussi
vastes et peuplées d’êtres aussi variés que votre terre, vous
pouvez y rejoindre le bien et le mal parce que tout y vit; sur
la terre, il n’y a pas que de bonnes fréquentations… Le
Les tablettes d’or 223

sommeil hypnotique ne va pas au-delà de ces plans.


L’expérience mystique ou spirituelle est tout autre.
Pour désigner ces réservoirs d’esprits voisins, ces vastes
régions peuplées d’êtres variés, je propose le terme de
psychosphère.

11 novembre 1949. Les Andelys. Minuit


Note ceci, il faut distinguer les signes spontanés des
manifestations provoquées; les signes spontanés, lors
qu’ils font suite à une méditation peuvent être considérés
comme une réponse, comme un langage secret accordé par
l’au-delà. La pureté consiste à ne jamais demander un
signe; on ne provoque pas Dieu. Dieu se manifeste là où Il
veut et quand Il veut, votre seul devoir est de toujours être
en état d’alerte.
L’Esprit souffle où il veut. L’Esprit souffle quand il veut.

14 novembre 1949. Matin. Les Andelys


J’ai encore beaucoup de choses à te dire sur les signes,
tu dois remonter aux sources. Apprends à écouter. Il existe
un éther subtil qui peut être mû par l’Esprit; mais pour
bénéficier de cette impulsion, vous devez être vous-mêmes
en état de sainteté. Voilà pourquoi il ne faut pas sous-esti
mer les signes spontanés qui sont une sorte de langage
céleste, un terrain d’atterrissage pour nous.

14 novembre 1949. Les Andelys


« J’ai rêvé de Roland, il me répétait sans cesse: « le
temps perdu »… »

17 décembre 1949
Ne te laisse affaiblir, ni dérouter par aucun des troubles
que les gens veulent jeter en ton esprit à propos de nos
communications. Tu es sûrement sur le chemin de Dieu,
puisque tu le cherches.
224 Les tablettes d’or

Le Christ à Pascal: Tu ne me chercherais pas, si tu ne


m’avais déjà trouvé.

17 décembre 1949
Maman, je te demande de réfléchir à la soirée d’hier: un
chef d’orchestre de treize ans… Les uns parlent de génie,
les autres de réincarnation, beaucoup plus simplement je
te dis: Il est habité.
Mozart, lui aussi, était habité. Rimbaud le fut aussi, un
certain temps, puis l’inspirateur se retira.

22 décembre 1949
Vous qui êtes conscients de votre isolement, aimez votre
dépouillement, car il est votre trône.
Cet abandon, ce rejet humain prouve que vous n’êtes
plus tout à fait de la terre, mais déjà un peu du ciel.

25 décembre 1949. Noël. 7 h du soir


Ce soir Noël, et tu as voulu rester seule avec moi… Tu
iras seule dans la maison de Dieu, je te donne rendez-vous
à la table divine.
Cet isolement, qui fut sa croix, était décuplé pendant les
fêtes.
CHAPITRE XX

AU SEUIL DU ROYAUME
(de 1950 à 1952)

4 janvier 1950
Maman, si tu es désespérée, ne cherche nulle part qu’en
toi-même la consolation. L’homme n’est jamais moins seul
que lorsqu’il est un.

20janvier 1950
Je te laisserais aller même à la torture pour t’entendre
crier aux incrédules avant de mourir: Là est la vérité.
Cette certitude sauvera tant d’âmes qu’il ne faut pas
redouter la lutte; pleurons ensemble.
« Le 28 janvier, c’est-à-dire huit jours après cette
communication, je reçus la visite de Monsieur X… qui me
dit des choses affreusement pénibles au sujet des messages
de Roland. »
Maintenant que l’âge est venu et que le terme approche,
M. X… n’oserait plus dire à une mère ces choses affreu
sement pénibles (1).

24janvier 1950
La résurrection commence dès cette vie charnelle.
Ressusciter en soi-même, voilà la première tâche de l’exis
tence terrestre.
Jean III, 36: « Celui qui croit au Fils a la vie éternelle. »
Importance de ce présent.

(1) Dernière minute: M. X vient d’arriver dans l’autre monde.


226 Les tablettes d’or

29janvier 1950
Bien des êtres croient plus volontiers au pouvoir du
malin qu’au pouvoir divin. L’homme est si loin du ciel
qu’il préfère admettre la notion du supra-terrestre dans le
mal plutôt que dans le bien.
C’est en effet le péché des Églises, et en particulier des
sectes issues du protestantisme. Elles ne nient pas les inter
ventions surnaturelles, mais elles les attribuent en bloc au
démon. Comme, selon leur théologie, les saints dorment
jusqu’à la fin des temps, comme elles ne sont pas très sûres
de l’existence des anges, finalement dans l’invisible il n’y
aurait de réel, de vivant, que les esprits du mal.

18 février 1950
L’échec a autant d’importance que le succès, puisque
seul est valable le travail. Peu importe que la branche
casse au moment où vous pensez la saisir, car la branche
est entre les mains de Dieu. Seuls comptent les pas que
vous aurez faits pour venir à elle.
« Ne savez-vous pas, écrivait saint Paul aux Corinthiens,
que dans les courses du stade, tous courent, mais qu’un
seul remporte le prix. Courez donc de manière à remporter
le prix. » L’important, c’est la course.

27 février 1950
La face du monde changerait si les hommes croyaient à
la survie.
En effet, si les hommes croyaient en la survie, la souf
france serait moins atroce, la solitude moins intolérable,
les deuils moins déchirants; toutes les croix seraient moins
lourdes. Le désespoir serait passager et le suicide, cet abso
lu de désespoir, aurait disparu. Il y aurait moins de crimes
de sang, moins de crimes mentaux (crime mental : le fait de
détruire lentement un être par la critique incessante, l’hu
miliation, la calomnie).
Les tablettes d’or 227

Si les hommes croyaient en la survie, les tortionnaires


redouteraient d’être projetés, comme l’invisible nous le
révèle, dans un environnement psychique de tortures et
d’angoisse. Eux qui n’ont pas reculé devant la souffrance
d’autrui reculeraient au moins devant leur propre souffrance.
Si les hommes croyaient en la survie, les êtres vils
seraient retenus par la peur des comptes à rendre, les êtres
de bonne qualité seraient encouragés, stimulés, sachant
que leur effort débouche dans l’infini.
Si les hommes croyaient en la survie, le mal serait moins
insolent, l’humanité moins inhumaine. Il y aurait davan
tage de cette joie de vivre, dont la publicité s’est emparée
pour la faire tenir dans un verre d’alcool. Il y aurait davan
tage de bonheur terrestre, puisque dès que l’on cesse de
croire en un autre monde, celui-ci n’est plus qu’absurdité,
incohérence, pure ineptie. Amputée de la survie, la vie
n’est plus qu’une infra-vie.
Notre expérience est un chemin détourné pour rapatrier
des esprits à Dieu.
Ils furent, ils sont nombreux en effet les esprits rapatriés
par les messages.

14 mars 1950
L’éther est comme une cire molle et vos moindres pen
sées y laissent leur empreinte. Plafond où viennent s’im
primer les ondes qui fusent de chaque cerveau; le bien et
le mal, soudés ensemble, s’y perdent. Là, tout s’influence,
car tout communique. Voilà pourquoi, en ce lieu, l’huma
nité est « une ». Le moindre cri de peine ou de joie se
répercute sur tous. Seuls parviennent à se détacher de ce
magma ceux dont l’âme est déjà née.
Cet éther où tout s’imprègne n’est-ce pas l’inconscient
collectif de Jung, l’Akasha de l’Inde et des théosophes?
228 Les tablettes d’or

23 mars 1950
Aucune conspiration, pas même celle du silence,
n’ensevelira une œuvre, car rien n’arrête l’envol d’une
pensée qui veut vivre. Ceux pour lesquels elle est destinée
la rencontreront toujours.
« Si c’est là une entreprise ou une action montée par des
hommes, elle tombera d’elle-même. Mais si elle vient de
Dieu, vous ne pourrez la détruire, sans courir le risque de
faire la guerre à Dieu lui-même » (Actes V, 38 et 39).

9 mai 1950. Tunis


Où tu es, je t’accompagne. Ce grand voyage, tu l’as
entrepris pour faire rayonner quelques vérités: je voulais
semer en terre africaine.
Transcende la vie entière en un hymne d’amour.
Là où tu aimeras, je serai; là où tu médiras, je ne serai
pas; là où tu refléteras l’amour, je serai; là où tu répan
dras la tiédeur, je ne serai pas.

18 mai 1950
Si vous ne rattachez pas tous vos actes à l’ordre divin, la
vie n’est plus qu’une errance.
Le moindre événement est voulu par Dieu, mais sa rai
son majeure n’est pas toujours perceptible, d’où le décou
ragement. Cependant, le tout se compose comme une
mosaïque.

4juin 1950. Tunis


« Ceci me parvint lorsque je marchais. Je sortis de mon
sac un crayon et un papier et, m’appuyant sur le mur d’une
maison, j’écrivis:
Agis toujours le mieux possible, mais sache que le grain
ne germe que là où souffle l’Esprit. Vos efforts n’abou
tissent que si Dieu leur donne des ailes. »
Les tablettes d’or 229

15 juin 1950. Les Andelys


Sur la terre, je n’ai su que partir ; et toi, tu n’es venue au
monde que pour m’enfanter. Toutes celles qui n’ont pu
retenir leurs enfants étaient désignées.

18 juin 1950
Quel chemin as-tu parcouru aujourd’hui pour venir à
ma rencontre ?
« Roland, je suis découragée, tu me grondes sans cesse. »
Ne m’as-tu pas sans cesse grondé quand je travaillais
mal, et ne me disais-tu pas avec raison: « Cela est pour ton
bien? » Il ne s’agissait pourtant que de ma vie terrestre;
pour toi, il s’agit de l’éternité.

10juillet 1950
Tu dois faire en ce monde tout ce que je n’ai pu faire.
Dieu en me rappelant à Lui et en ne me détachant pas de
toi, a voulu que je m’accomplisse par ton intermédiaire.

8 octobre 1950 (dans le demi-sommeil)


Encore une fois je te dis: quand Dieu veut habiter un
cœur, il faut être « un ». Jamais plus!
J’aime bien te parler lorsque tu es à moitié réveillée, car
alors, presque plus rien de toi ne subsiste et je peux, en
maître, régner sur ton esprit.

12 octobre 1950. Le Cloître


Si le mal a tant de prise sur vous, c’est que déjà vous
êtes atteints. Si vous n’entreteniez pas toujours en votre
esprit des climats impurs, la prolifération du péché ne se
produirait pas. C’est de votre imagination que découle la
plus grande part de vos maux; à force de redouter le pire,
vous le créez. Aie la foi en Dieu, une foi sans alliage,
avance dans les chemins du ciel en niant tout ce qui n’est
pas la bonté.
230 Les tablettes d’or

L’idée noire provoque (au double sens de créer et de


défier) l’événement noir.

5 novembre 1950
Le fait que la pensée déborde le corps est une des
preuves de la survie… Lorsque vous parviendrez à séparer
votre pensée de votre corps, votre être immortel sera né
en vous.

9 novembre 1950
Il faut se réjouir de pouvoir s’effriter au profit des autres.
Donne-leur beaucoup, et regarde-les s’enfuir au fond de
leur tanière les mains pleines des avantages obtenus, ils sont
transportés.
Donne-leur plus, ton cœur et tes biens; quand tu n’au
ras plus rien, Dieu te recueillera.

10 novembre 1950
Il ne peut y avoir aucun profit spirituel à s’engager dans
une expérience métapsychique.

30 novembre 1950
Jamais depuis les deux grandes guerres, la situation
internationale ne fut aussi tendue: les troupes chinoises
intervenaient pour soutenir les Nord-Coréens.
« Mon ange, va-t-il y avoir la guerre mondiale, comme
tout le monde le pense?
Je pose cette question à Roland car les journaux et les
gens sont alarmés. »
Partiellement oui, mais ceux qui meurent là-bas sont en
train de sauver ceux du continent où tu te trouves, il faut
que le sang coule d’une plaie; sois calme, optimiste,
répands la bonne parole, pour l’instant la France ne craint
rien.
Les tablettes d’or 231

2janvier 1951
Maman, c’est à peine si je peux te parler tant je suis
ému.
« Mon ange, qu’y a-t-il? »
Tu ne pourrais pas me suivre si je te le disais. Ma
maman à moi, le monde est tout petit et tout court!
Parmi les phrases étranges et apparemment insensées
que Roland s’amusait à taper sur sa machine à écrire, j’ai
eu la surprise de découvrir celle-ci: « Le monde est tout
petit et tout court. » Il s’agit évidemment du monde ter
restre. J’ai déjà cité d’autres fulgurations retrouvées dans
ses papiers: Je veux hanter… Les oiseaux m’ont dit des
choses… Tu as un petit enfant qui va bientôt mourir…

2 février 1951
Dieu t’a octroyé une grande grâce en te permettant de
communiquer avec moi, mais sache que ce don est fragile
et que tu n’es propriétaire de rien. Voilà pourquoi alterna
tivement tu peux et ne peux plus entendre. Il faut que tu
demeures dans l’angoisse et l’incertitude, car l’instabilité
est le lot de ceux qui reçoivent.

24 février 1951
Je te demande d’aller à la campagne, je te demande de
trouver dans la falaise un lieu de méditation; là sera notre
cité de rencontre; là je pourrai te parler, là il n’y aura
aucune interférence. Les jours de soleil seront de très bons
jours, car il faut que l’éther soit diaphane pour que mes
vibrations t’atteignent.
Il est question ici des falaises qui se trouvent aux envi
rons des Andelys.

5 mars 1951
Je te donnerai toutes les directives nécessaires pour
l’organisation de ce que je voudrais fonder. Réfléchissez
232 Les tablettes d’or

ensemble; il faudrait vous orienter vers l’idée de retraites


spirituelles.

28 mars 1951
Quoique vous feigniez souvent d’ignorer où sont le bien
et le mal, vous êtes parfaitement au courant de la valeur de
vos efforts, car toute action qui s’apparente au mieux, pro
voque une joie secrète, un épanouissement, un triomphe
intérieur: vous ne pouvez donc pas vous tromper.
Lajoie est le signe que nous sommes dans la voie.

6 avril 1951. Midi


Cinq ans que je te tiens à bout de bras en faisant vibrer
tes souvenirs, en te parlant de toi et de moi! Quelques
échos célestes ont résonné en ton âme.
Maintenant tout l’amour que tu as pour moi doit se fondre
dans l’Amour divin, la grande transfiguration commence,
c’est Lui que tu dois rencontrer partout. Note ce jour et cette
heure comme les plus importants de ta vie spirituelle.

8 avril 1951
Je te ferai aimer « l’Unique », parce que « l’Unique »
t’aime. Si tu lui souris, il te sourit; si tu lui parles, il te
répond. Comment pourrait-il engager une conversation
avec toi si tu n’es pas là?
Tout va s’épurer à l’extrême en ton âme, car tu vas me
suivre.
Nous serons sur le chemin. Je te prendrai par la main et
nous irons vers le Royaume. Lorsqu’on marche côte à côte,
les yeux se fixent droit devant. Bientôt tu cesseras de me
regarder car tu ne regarderas que Dieu.
« Car notre légère épreuve d’un moment opère pour
nous, en surabondante mesure, un poids éternel de gloire,
nos regards n’étant pas fixés sur les choses qui se voient,
mais sur celles qui ne se voient pas: car les choses visibles
Les tablettes d’or 233

sont pour un temps, mais les choses invisibles sont éter


nelles » (II Corinthiens 1V, 17 et 18).

3 mai 1951. 5 heures du matin, au réveil. Ascension


Man, je voudrais que tu puisses t’envoler sur un chant
d’oiseau.
Dans le beau jardin de cet hôpital américain de Neuilly,
où elle mourut exactement vingt ans plus tard, ce ne furent
en effet que pépiements de moineaux, roucoulements de
pigeons et roulades de merles. Effectivement, elle s’est
envolée sur des chants d’oiseaux.

27 juillet 1951
La terre des hommes est comme les hommes, elle en
gendre l’injustice; Dieu parfois répare le mal, mais plus
souvent il laisse aller selon l’ordonnance naturelle. Ce qui
est extérieur à l’être est soumis aux lois extérieures. Le
paresseux peut se trouver dans la même opulence que le
vaillant, et le méritant plus maltraité que le libertin. Ne cher
chez aucune hiérarchie noble là où l’homme est le maître.
Mais il existe un royaume où le soleil ne luit que pour
celui qui travaille; pas de récompense pour le tiède, seul
est gratifié le pélerin qui peine. L’anxieux trouve le repos
tandis que l’autre est sans apaisement.
Pendant qu’il est temps prépare ta vie éternelle, comme
le paysan engrange le grain.
Sur terre le soleil luit pour les méchants comme pour les
justes. Là-haut, le soleil de justice ne brille que pour les
justes… et les climats sont personnels.

18 août 1951
Une chose très importante est de préparer tes instants de
méditations muettes; fais au préalable des appels inté
rieurs, afin d’arriver AU SEUIL DU ROYAUME, le cœur
apte.
234 Les tablettes d’or

3 octobre 1951
Seules les armatures attenantes à l’âme résisteront à
la mort.
C’est ce deuxième corps, ce corps subtil, qui est immortel.
Pour te faire comprendre, je vais te donner un exemple: fond
des rivières il existe des sables pailletés d’or, quel labeur ne
faut-il pas pour éliminer la gangue du métal précieux! Dans
le creuset de la souffrance vous retrouverez vos pépites.
Ne déplore jamais un malheur qui s’abat sur toi, c’est
toujours une opportunité pour te construire.

15 novembre 1951
Si un jour je ne pouvais plus communiquer avec toi, je
léguerais à un autre mes tablettes d’or.
Ceci s’est réalisé: ses tablettes d’or m’ont effectivement
été léguées, vingt ans plus tard, au cours du mois de ma
naissance: en novembre.

12 décembre 1951
Vous ne pouvez trouver le repos, que dans votre
transfiguration en l’image divine.
Tout effort, tout travail, toute recherche doivent vous
identifier à Dieu.
Transfiguration en l’image divine: une fois de plus, le
jeune messager rencontre saint Paul: « Or, nous tous,
contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous
sommes transformés en la même image de gloire en gloire,
comme par le Seigneur Esprit» II Corinthiens, III, 18.

13 décembre 1951
La lévitation, ce n’est pas seulement une manifestation
physique, c’est un commencement de métamorphose. Un
changement de poids qui s’opère dans le corps.
La lévitation, c’est le corps spirituel qui se manifeste dès
cette vie.
Les tablettes d’or 235

31 décembre 1951
Parce que nous sommes encore séparés, pauvre maman,
tu es déçue!
Au seuil de la nouvelle année, fais un très grand acte de
soumission à Dieu: accepte !
« Au même moment, minuit sonne. »
Salut, ô ma mère chérie ! Dieu en toi par la communion,
Dieu plus fort que tous tes désirs. Dieu dans ton travail et
dans tes actes, je te souhaite Dieu!

12janvier 1952
Man, il faudrait établir un rapport entre les nombres, les
astres et la flore, car c’est par la correspondance du végé
tal avec l’astral que vous prouverez le mieux l’astrologie.
Écoute-moi bien; chaque fleur obéit à des rythmes géomé
triques, et il y a entre le nombre de ses pétales, le mois de
sa naissance et le moment de sa mort une relation étroite.
Tout l’infini du ciel entre dans ce qui pousse sur la terre:
les plantes respirent les étoiles, les feuilles baignent dans
les fluidités lunaires, les racines s’abreuvent d’aurores,
l’accord est total. Par l’horoscope d’une fleur, vous arrive
riez à démontrer la vérité infaillible des influences as
trales; et la science des nombres prêterait moins à
confusion si elle s’appuyait sur l’exemple de ce qui est
fixé au sol. Les six pointes de la fleur du narcisse s’appa
rentent à la « Roue Trigone »: le « carré cycloïdal » aux
quatre pointes de la fleur du lilas.

5 mars 1952
Je t’ai envoyé pendant ton sommeil des explications sur
les messages. Les communications sollicitées ont toujours
le caractère d’une provocation; seul porte le sceau divin
ce qui est donné.
236 Les tablettes d’or

12 avril 1952. Mon anniversaire


« Midi. Des sonorités en arpège résonnent contre ma glace. »
Il s’agit pour nous de trouver parmi les objets qui vous
entourent celui qui peut sonoriser nos vibrations.
Je voulais te dire que j’étais là.
N’ai-je pas murmuré avant de mourir: «Le mois d’avril
est le mois du trésor, parce qu’il est le mois de naissance
de ma mère »?

18 mai 1952. Italie


L’essentiel pour une âme en Dieu, est de tout expliquer
par Dieu. La joie vient de Dieu, la peine vient de Dieu, la
santé vient de Dieu. Le bien et le mal viennent aussi de
Dieu, à nous de les séparer comme il est donné à l’homme
de séparer par son travail le bon grain de l’ivraie.
Job II, 10: « Nous recevons de Dieu le bien et nous ne
recevrions pas aussi le mal? » Ainsi est évité l’écueil du
manichéisme.

22 mai 1952. Ascension. Italie


Les cloches résonnent, c’est Dieu qui appelle ses âmes à
sa rencontre.
Le temps de ta naissance approche. Patiente, Man.
Comme un petit oiseau qui se referme, la mort recouvrira
ta vie et plus rien de toi ne palpitera. À la place que tu
occupais dans le monde, il n’y aura plus qu’un peu de
terre; le soleil, le vent et le vent durciront l’endroit où tu
auras été déposée et tout reprendra comme si jamais ton
corps n’avait existé.

31 mai 1952. Paris. Minuit


À la fin de la vie, il semble que le corps tente déjà de
retourner à la poussière et l’âme de s’élever; l’accroisse
ment des maux physiques est le début de la désagrégation.
L’écorce meurt, l’âme se forge.
CHAPITRE XXI

AU DIAPASON DU PURGATOIRE

Qu’il n’y ait pas de confusion: le Purgatoire dont il sera


question ici est un purgatoire terrestre. C’est celui qu’infli
gèrent à Marcelle de Jouvenel tant de bonnes âmes mues
en apparence par le désir de sauvegarder l’orthodoxie
romaine et en réalité par l’aiguillon puissant de la jalousie.
Tout le chapitre est de sa plume. Elle n’a pas mis les noms,
je ne les mettrai pas, bien que je les connaisse pour la plupart.
« Après ce cortège d’approbations et d’encouragements
qui dura environ trois ans et qui fut pour moi un soutien
inestimable, la chance tourna; peut-on parler ici de chance?
je ne le crois pas. Il faudrait plutôt appeler cela: le regard
de Dieu qui cesse de se poser sur les choses.
Brusquement, je ne rencontrai plus de la part des autori
tés qu’agression, malveillance, besoin de destruction.
Était-ce l’inévitable crucifixion qui est inhérente à toute
recherche spirituelle? comment en être sûre? toujours est
il que, chaque jour, je m’enfonçai un peu plus dans cette
nuit obscure où tout semble vous abandonner.
La première alerte me fut donnée par un ami, un méde
cin; qui touche l’Église de près et qui, jusqu’à présent,
avait été très favorable à mes livres. Ce fut au téléphone
qu’il me dit: « Vos ouvrages font un mal considérable, les
religieux en ont eu la preuve dans les confessionaux, on ne
cesse de leur demander l’autorisation de faire de l’écriture
inspirée. Où va-t-on? cela détraque les gens. Il faut remé
dier à cette situation de toutes les façons. »
J’essayai de me défendre du mieux que je pouvais en lui
proposant de venir prendre connaissance du courrier dans
238 Les tablettes d’or

lequel tant de gens m’affirmaient avoir été rééquilibrés par


ces écrits et être revenus à la sainte Église et aux sacrements.
Voulant lui donner une explication, dont j’avais connu
l’existence par un prêtre, je lui rétorquai que, si ces livres
étaient nuisibles, tout ce qui touche la foi comporte de
grands dangers. Les vocations elles-mêmes n’en sont pas
exemptes, puisque dans bon nombre de couvents on
trouve des religieux qui, n’ayant pu supporter le choc spi
rituel, étaient devenus hébétés, presque idiots.
« Cela n’a aucun rapport, conclut-il, il faut tuer votre
action dans l’œuf et je m’y emploierai. »
Je restai stupéfaite, bouleversée par ces propos. Je n’a
vais jamais entendu ce son de cloche et je n’y avais même
jamais pensé. Ma nuit fut pleine de cauchemars et, lorsque
je me réveillai, la réalité était pire que le rêve. Comment
ces écrits qui ne parlaient que de pureté, de sainteté, de Dieu,
des anges, pouvaient-ils produire des effets néfastes?
Après ce coup de téléphone, chaque jour devait m’ap
porter une peine nouvelle. La grande offensive commença
par un article dans Ecclesia, revue dirigée par Daniel Rops,
que je pensais être mon ami, car il avait été compréhensif
et revendiquait volontiers l’autorité de son intervention
auprès de mes éditeurs pour que le livre fût publié. Il m’a
vait dédicacé en ces termes Jésus en son temps: « A
Madame B. de Jouvenel, cette esquisse du seul Modèle de
Celui qu’une chère voix lui a appris à mieux aimer. »
Brusquement tout s’écroulait. Les accusations du méde
cin venaient en un instant de détruire ma seule raison de
vivre: le sentiment que la mort de Roland avait un sens, un
sens de consolation pour ceux qui souffraient. Pour me
donner du courage, je relus quelques lettres: « Madame,
lorsque je perdis mon fils, je n’eus plus qu’une idée: me
suicider. La première nuit, j’avais mis sur ma table de che
vet, d’un côté un revolver et de l’autre « Au Diapason du
Ciel ». De temps en temps, je rallumais et me plongeais
Les tablettes d’or 239

dans ce livre. Tout cela, pensais-je; ne peut être inventé et


peu à peu l’idée du suicide s’éloigna. »
Pourquoi ce brusque changement à mon égard? La hié
rarchie entra en opposition avec des hommes comme le
Père Daniélou dont la mère correspondait avec moi, le Père
Beirnaert et le Père Valette, qui m’avaient soutenue, s’effa
cèrent devant d’autres autorités qui furent sans pitié. Rome
fut alertée. La grande police du surnaturel se déchaîna. Les
attaques vinrent un peu de tous côtés, mais elles ne vinrent
pas de front, elles furent plus subtiles; des critiques, il y en
eut dans les revues, dans les journaux paroissiaux, dans les
conférences, dans les conversations.
La douleur m’ayant sensibilisée à l’extrême, le terrain
était propice pour provoquer en moi une anxiété insurmon
table, d’autant plus que les coups les plus durs venaient de
certains religieux; le mal était d’autant plus douloureux
pour moi que la religion était devenue mon salut, et ces
derniers parlaient au nom de Dieu. Que pouvais-je leur
opposer? Leur autorité et leur savoir étaient certainement
plus grands que les miens.
Trop habiles pour m’accuser d’imposture, ils se retran
chaient derrière les théories du subconscient, ce qui reve
nait à dire que j’avais perdu mon bon sens au point de ne
plus discerner la vérité. Pour jeter une plus grande confu
sion encore dans cette situation, les psychiatres ajoutèrent
leur mot, disant que si je persistais dans cette voie, mon cas
deviendrait une psychose incurable. Je n’avais donc plus
d’échappée, je n’avais plus qu’à me soumettre au traitement
des médecins.
Ces attaques me secouèrent si profondément que je
redoutais une dépression. Qu’avais-je de concret pour
prouver l’authenticité des messages reçus? Ce n’était sans
doute que le temps qui finirait par jeter une lumière sur ce
phénomène. À moi de suivre une ligne de conduite droite et
de rester toujours assez attentive pour accumuler les faits.
240 Les tablettes d’or

Mais il ne faut pas oublier que ces controverses s’abat


taient sur des nerfs ébranlés par le chagrin et que le choc
était si dur qu’il pouvait à tout instant déclencher en moi
une sorte de confusion. La dépression, c’était l’internement
dans une maison de psychiatrie où je serais soignée pour
troubles mentaux et traitée pour psychose mystique. On me
ferait subir une psychanalyse et je devrais reconnaître « mes
erreurs ». Le curieux de l’affaire est que ce n’est pas moi,
mais mes adversaires qui durent subir des séjours prolongés
dans des maisons de redressement psychique.
Un jour, je reçus de la part d’un religieux comme dédi
cace sur un de ses livres: « C’est votre subconscient qui
vous joue des tours. »
Autrement dit, c’était toujours le même thème, j’avais
perdu une partie de ma raison, j’irai même plus loin et
j’ajouterai que ce religieux aurait volontiers remplacé le
mot « subconscient» par le mot « diable». Un docteur, ami
de ce moine, n’avait-il pas confié à une amie en parlant de
moi: « Son cas est démoniaque, il faudrait l’exorciser! »
Cette bataille fut dure à soutenir et, pendant mes nuits
d’angoisse, je comprenais ces persécutés de l’Inquisition
qui suppliaient qu’on les tuât pour être enfin délivrés du
démon. Ici, je crois pouvoir ajouter sans exagération, qu’il
faut un supplément d’équilibre pour garder sa paix et sa
fermeté au milieu de tant d’attaques, mais n’avais-je pas
Roland, qui me parlait et me soutenait? Maman, même si
l’on te brûlait, il faudrait encore crier: C’EST VRAI. Le
ciel est tout près de toi, tu es dans la bonne voie. Tu as une
grande grâce, celle de m’entendre et de pouvoir communi
quer avec moi. Ces conseils étaient loin des querelles
minables dans lesquelles me plongeaient mes ennemis.
J’essayais d’oublier, mais je n’y parvenais pas, car
lorsque je voulais oublier, les attaques continuaient. Un
après-midi, par l’intermédiaire d’une amie, une sainte
femme, un prêtre demanda à me voir sous le prétexte qu’il
Les tablettes d’or 241

admirait les messages; à l’aide de ce subterfuge il s’intro


duisit chez moi. Instinctivement, en le voyant, j’eus un
mouvement de recul. Ne voulant pas céder à ce mauvais
penchant, je m’efforçai d’être aimable. Après quelques
phrases de politesse, avec un sourire narquois, il m’at
taque: « Ces messages sont faux! Vous ne vous en rendez
pas compte, mais vous êtes sous l’emprise du démon, vous
ne pouvez pas savoir d’ailleurs combien ils font de mal.
Mon devoir est d’essayer de vous faire condamner, je m’y
emploierai, comme je m’acharnerai aussi contre Simone
Weil et Lecomte du Noüy. »
Gardant mon sang-froid, je lui répondis: « Vous me met
tez en bonne compagnie, je ne pouvais en espérer autant.
Vous dites que ces messages sont faux, à votre guise; moi,
je vous dis qu’ils sont vrais, tout ceci est une question
d’appréciation et de conviction. La foi n’est pas prouvable,
la communion des Saints non plus, alors pourquoi pas la
communion avec les morts! »
— Madame, je suis étonné de votre calme, j’espérais
vous faire mettre en colère, car dans la colère, parfois on
arrive à déceler quelques accents de vérité, c’est une
méthode que j’ai souvent pratiquée dans des cas assez
semblables au vôtre et elle est bonne; vous avez la tête
froide! Et il continua à me tourmenter, mais je restai
muette. Enfin il s’en alla sur ces mots: « Je ne faillirai pas
devant ma nouvelle tâche, j’irai en haut lieu. » « Bonne
chance! » lui répondis-je.
Je ne le revis plus, mais de temps en temps il me
téléphonait et continuait à me harceler et à m’envoyer des
cartes postales du Vatican.
Un après-midi, ce fut un jeune garçon qui vint me trouver.
Je l’avais connu d’une façon étrange. II me raconta que dans
son collège, avant de se séparer pour les grandes vacances,
on demandait aux élèves le livre qu’ils avaient sélectionné
pour l’année, il se trouvait que c’était Au Diapason du Ciel.
242 Les tablettes d’or

Encore tout animé d’indignation, il me raconta qu’il


avait assisté à une conférence catholique où un bon Père
avait amusé son auditoire en commentant les livres de
Roland. « On ne fait pas rire son public aux dépens des
morts. Quel manque de respect, quel manque de tact!
Quelle cruauté! » s’écriait ce jeune homme qui avait l’âge
auquel s’était arrêté mon fils.
Ces flèches empoisonnées me semblaient parfois trop
dures à supporter. Envahie de tristesse et de peine, je ne
pouvais me raccrocher à rien ; j’étais seule et les appuis sur
lesquels j’aurais pu compter s’étaient écroulés.
Dans de petits journaux religieux je fus citée, même
dans celui de ma paroisse; à la messe de Saint-Roch, je
surpris une dame qui poussa le coude de sa voisine en me
montrant. Ces affronts muets me déprimaient à l’extrême;
je décidai d’aller dans une autre église où personne ne me
reconnaîtrait, là je retrouvai la paix.
Même de très grandes amies murmuraient derrière mon
dos: « La malheureuse! elle s’imagine communiquer avec
son fils… » Tout cela était hypocrite, et la plupart du
temps, sans visage. Contre quoi pouvais-je me battre?
Avec quelles armes pouvais-je me défendre? Il est impos
sible d’imaginer, sans l’avoir vécu, ce que pouvaient pro
duire ces atmosphères de critique sournoise.
Il y avait aussi les atmosphères de bienveillance qui se
dégageaient de ceux qui pensaient à un dérèglement men
tal. Leur pitié, jointe aux anathèmes, eût été suffisante pour
me faire perdre la raison ou la foi, si je n’avais placé Dieu
hors de toutes ces tracasseries humaines.
Un innocent accusé d’avoir tué peut toujours espérer que
la vérité se fera sur son cas, mais celui qui n’offre à ses
accusateurs que des arguments invisibles ne pourra jamais
se justifier. Le surnaturel n’a pas de critère.
Ceux qui eussent aimé me guérir par des traitements
médicaux, avaient raison à leur point de vue, ils voulaient
Les tablettes d’or 243

me niveler à la dimension commune de l’ensemble des


êtres. Quant aux autres, ceux que j’appellerai des pseudo
scientifiques, parce que tout ce qu’ils ne comprennent pas
ils l’attribuent au subconscient, ils se croyaient également
dans la vérité.
À mes yeux, le grand danger que font courir les théories
du subconscient, c’est de ramener tout à l’homme, il pos
sède en lui toutes les puissances, tout est en lui, ce qui
relègue Dieu dans un domaine si lointain qu’Il n’a plus
aucune possibilité de communiquer avec nous.
La théorie du subconscient est tellement séduisante
qu’elle a trouvé parmi les agnostiques ses plus ardents
défenseurs et Maeterlinck de nous dire à peu près ceci « À
quoi bon chercher une intervention divine et avoir recours
aux désincarnés pour nous parler? Il vaut mieux pour étu
dier ces problèmes nous tourner vers nous-mêmes. »
Autrement dit, le tout que forme l’homme est complet et il
n’a besoin d’aucune autre croyance que sa propre croyance
en lui.
Cependant, chaque jour la communion était plus étroite
avec mon fils, les faits tangibles renforçaient la vérité de ce
lien entre lui et moi. Le dialogue se poursuivait, les
preuves concrètes abondaient.
Pourquoi aurais-je refusé ce qui m’était donné? Je n’ai
rien demandé, j’ai reçu. Le péché eût été de repousser cette
manne qui m’était envoyée. Il y a des offrandes qui s’ac
compagnent d’une telle pureté qu’elles vous captent jus
qu’à l’âme, celles-là personne ne peut les tacher, ni les
arrêter. En écrivant, j’étais prise d’un vertige où il n’y avait
aucune place pour des questions de ce genre, pourquoi?
comment? qui? d’où cela vient-il ? qu’est-ce que c’est? Le
fait se poursuivait avec la régularité d’une aube qui se lève
et, quotidiennement, je l’accueillais en toute simplicité et
même parfois avec un esprit critique qui ne m’a jamais
quittée.
244 Les tablettes d’or

Fatiguée, désemparée, excédée par tant d’attaques, ma


résistance s’amenuisait et je sentais mes forces physiques
s’affaiblir. Dès que je voulais oublier, il se trouvait tou
jours quelqu’un qui me parlait de mes épreuves; certains le
faisaient par bonté, tandis que d’autres y mettaient de la
malice; peu importe, c’était toujours le cercle qui se resser
rait sur moi et dans lequel j’étais prisonnière.
Peu à peu, je finis par comprendre que ce qui venait de
l’extérieur contribuait à ma destruction et que je devais
rompre totalement avec tout espoir d’apaisement venant
des autres. La résurrection était ailleurs, il me fallait assu
mer ma peine seule et la vivre jusqu’à son propre épui
sement. Je pris la décision de partir pour la campagne et de
m’enfermer dans une solitude quasiment hermétique, cou
pée seulement de stations à l’église et de quelques échanges
avec une religieuse.
Tout ce qui me restait comme attaches avec le monde
était une correspondance avec un Dominicain, il avait fait
deux conférences sur mes livres. Une communion très
étroite s’établit entre nous. Par exemple, il m’était donné
de recevoir des sujets de sermons pour lui, et quelques
jours plus tard il m’envoyait un thème qui était exactement
ce à quoi j’avais pensé.
Très discrètement, par crainte de le gêner, je lui en par
lai, mais d’une manière si voilée que peut-être il ne la
comprit pas. Peu importe, ces échanges étaient pour moi
une nourriture spirituelle qui me devenait indispensable.
Ils apportaient un peu de répit à mon désarroi, je suspen
dais tout mon cœur à cette lueur d’espoir. Ces lettres
étaient comme une aube dans mes ténèbres, parce qu’elles
venaient d’un homme de Dieu.
À chaque courrier je me précipitais vers le facteur espé
rant toujours trouver le message attendu. Ceci dura environ
un mois, puis une de mes lettres resta sans réponse. Je crus
tout d’abord à une défaillance de la poste, puis ce fut une
Les tablettes d’or 245

deuxième, puis une troisième; je lui envoyai alors


quelques cris de détresse, ils n’eurent aucun écho.
Désemparée, je fis part de ma déception au Curé des
Andelys; il leva les bras au ciel et resta muet. Ne connais
sant rien aux lois religieuses, j’insistai, il semblait toujours
ne pas vouloir répondre. Comme je devenais plus pres
sante, il finit par me confier: — Il a dû recevoir des
consignes! — C’est impossible! m’exclamai-je, vous
devez vous tromper, c’est inhumain! il aurait dû au moins
me fournir une explication! Le brave Curé hocha la tête et
me répondit: — Mais que faites-vous de l’obéissance?

En revenant du presbytère, j’étais découragée; fallait-il


donc que cela aussi me fût retiré?
Me résigner fut très dur. Je me vois encore courant vers
le facteur pour recevoir cette manne de Dieu; désormais
cette source était tarie, c’était fini. Pour user ma déception
j’imaginai pendant des nuits entières ce que je pourrais
faire pour renouer ma correspondance avec ce Dominicain.
Je prendrai le train, j’irai le trouver dans son couvent. Par
crainte qu’il refuse de me voir, j’irai dans son confession
nal et lui demanderai des explications, ou plutôt j’irai
communier à l’une de ses messes, et ensuite je me ferai
connaître. Les nuits passaient, je faisais et défaisais ces
projets et je ne pouvais trouver le sommeil qu’au petit
matin. Peu à peu je finis par accepter; ne voulant plus rien,
je restais dans l’immobilité, clouée à ma croix.
Une fois de plus, je fus rejetée vers Roland, comme si une
main supérieure cherchait à exterminer tout ce qui ne venait
pas de lui, à me prouver qu’il était ce tout qui devait tout rem
placer. Curieuse expérience qui exigeait l’extinction totale
de tout ce qui n’était pas lui. Peut-être était-ce à partir de
ce don, qui devait rejoindre l’absolu, que les manifesta
tions extrasensorielles allaient pouvoir s’amplifier autour
de moi. J’entrais alors dans de grands scrupules et me
246 Les tablettes d’or

demandais si j’avais réellement compris l’importance de


ce qui m’avait été envoyé.
La communion entre les vivants et les morts est sans
doute une telle grâce qu’il faut la payer du sang de son
âme, et puis, pour qu’elle s’épanouisse, ne faut-il pas tout
sacrifier pour l’apprivoiser et la garder, car elle est fugitive
comme un oiseau sauvage. Il ne faut pas croire que ces
instants de ciel puissent paraître dans n’importe quelle
atmosphère. Il faut tant de chaleur pour qu’un œuf éclose;
il y avait peut-être encore en moi une humanité qui cher
chait à vivre et des bribes de désir qui exigeaient le partage
avec d’autres.
Ce grand dépouillement, je ne l’avais peut-être envisagé
qu’intellectuellement, sans avoir le courage de m’y plon
ger en totalité. C’est alors que, sans pitié, il me fut imposé
jour après jour, comme un arbre qui doit perdre toutes ses
feuilles jusqu’à l’exfoliation complète.
C’est peut-être cela que l’on appelle le vide demandé par
Dieu pour qu’il puisse se révéler à l’âme; Dieu exige des
atmosphères vierges, alors l’ineffable printemps viendra,
mais sans doute ne peut-il fleurir que sur des terres qui ont
été complètement gelées.
Un grand ami, un homme de lettres, ou plus exactement
un historien que j’aimais beaucoup et qui avait le même
éditeur que moi, suivait de très près les livres de Roland.
De temps à autre, il me téléphonait pour me dire qu’il se
réjouissait de savoir que ces livres se vendaient à une telle
cadence que les éditeurs lui avaient confié qu’ils envisa
geaient une autre édition, il était heureux de m’annoncer
cette bonne nouvelle. Le ton avec lequel il me parlait me
semblait légèrement suspect. Si je lui avais demandé sa
véritable opinion sur ces messages, il aurait été très embar
rassé pour me répondre franchement. En fin de compte, il
me lança quelques petites phrases qui confirmèrent mes
soupçons.
Les tablettes d’or 247

— Il est très difficile de porter un jugement sur vos livres,


vous êtes là dans une voie extrêmement dangereuse, le
succès est toujours porteur d’embûches. Ainsi, l’autre jour,
j’étais dans notre maison d’édition et j’ai entendu parler de
vous d’une manière inquiétante; c’est tout juste si on
n’allait pas proclamer la sainteté de Roland. Évidemment
cette situation est facile à accueillir et il vous sera peut-être
douloureux d’y résister! on succombe si vite à la tentation
de la notoriété. Je vous avoue que, si je remarque dans
votre conduite la plus petite trace de vanité, je penserai:
ces écrits ne viennent pas de Roland. Les femmes que j’ai
rencontrées semblaient prêtes à faire n’importe quoi pour
tenter d’avoir votre adresse, elles voulaient vous voir, elles
voulaient savoir où Roland était enterré pour prier sur sa
tombe et lui porter des fleurs.
Je connais votre chagrin, et ces hommages à votre fils
doivent vous être très doux! quelle sera votre attitude?
seul le temps peut clarifier cet état de choses assez trouble.
J’ai aussi entendu dire que vous aviez un courrier monstre,
c’est peut-être pour de mauvaises raisons que l’on vous
écrit, il y a tout un public pour ce genre de littérature, tant
de gens veulent connaître l’avenir et ils aiment que l’on
interroge les morts pour eux. Ce public d’ailleurs est fort
nombreux et, la plupart du temps, médiocre.
Autrement dit, j’étais une sorte de voyante que l’on
consultait pour communiquer avec les disparus. Il n’avait
sans doute jamais lu les messages où Roland m’expliquait:
Je ne suis pas un diseur de bonne aventure, ne m’interroge
pas! À la lettre je suivais ce conseil et ne lui posais jamais
de question. Furent-ils nombreux ceux qui eurent cette
tournure d’esprit? non, quant à ceux qui me laissèrent
entendre, d’une manière discrète et timide, que si j’avais
un message pour eux je veuille bien leur en faire part, ils
n’insistaient jamais.
248 Les tablettes d’or

Allais-je entamer une controverse avec cet historien? à


quoi bon! je restai muette, mais son fiel était entré dans
mon esprit, et le réconfort que je trouvais dans l’idée que
ces livres faisaient un peu de bien venait de subir une
ombre. Ne me laisserait-on pas une seule branche pour me
sauver du désespoir? Le destin semblait se conjurer contre
moi. D’une part, j’avais des adversaires qui s’étaient fait le
serment de détruire ces écrits, et de l’autre côté, à l’ex
trême pointe, des enthousiastes qui voulaient défendre
Roland à leur manière. Ceux-là n’étaient pas les moins
dangereux car, selon leurs convictions, ils entraînaient ces
messages vers une sorte d’ésotérisme ou de messianisme
tendant à créer une nouvelle religion. Ces embûches
étaient difficiles à éviter et, pour ne pas trébucher, je devais
me cramponner à Dieu en acceptant sans fléchir toutes les
épreuves qu’Il m’envoyait, tout en sachant fort bien que
mon attitude, pour les uns, était presque une sorte d’héré
sie et pour les autres un dérèglement incurable, une
psychose de deuil.
Si mon historien avait pu assister à mon entrevue avec
une lectrice polonaise, c’est alors qu’il se serait écrié:
« C’est bien là que réside le danger. Tout cela, ce sont des
pièges qui risquent de vous donner de l’orgueil. » Cette
Polonaise m’était inconnue, elle était jeune et jolie, elle
m’avait écrit pour venir me voir. Lorsque j’entrai dans mon
salon, elle était debout devant le portrait de Roland avec à
la main un grand bouquet. Lorsqu’elle m’aperçut elle vint
vers moi, tomba à mes genoux et baisa le bas de ma robe
en murmurant: « Vous êtes la mère de Roland, vous êtes la
mère d’un ange. » Je reculai épouvantée et ne pus m’em
pêcher de penser que j’étais devant une exaltée qui peut
être aurait mieux fait d’aller sonner à la porte d’un psy
chiatre. À ma grande stupeur, elle commença à me parler
sur un ton absolument calme en me disant qu’elle avait lu
les livres de Roland et qu’elle avait retrouvé la foi. « Je
Les tablettes d’or 249

suis employée de bureau, m’expliqua-t-elle, je suis mariée


et j’ai deux enfants. Depuis ce retour à l’Église, je suis heu
reuse et je voulais vous le dire. » Tout ceci avait l’air assez
raisonnable et peut-être avais-je porté un faux jugement
sur elle, sa réaction provenait sans doute de ce qu’elle était
étrangère et que sa sensibilité était différente de la nôtre.
Cependant, je lui en voulais un peu de m’avoir fait subir
une telle gêne et de m’avoir mise mal à l’aise. Je priais
Dieu de m’épargner ces sortes de confrontations.
Que signifiait au juste cette parole de l’historien: c’est
peut-être pour de mauvaises raisons que l’on s’intéresse
aux livres de Roland? Dans son esprit ceci, je pense, vou
lait dire: il y a tout un public fidèle aux diverses mancies
qui s’est intéressé aux messages, en les assimilant à une
sorte de voyance d’outre-tombe.
Quel est donc ce public? sans nul doute il y a un grand
nombre de gens qui recherchent les voyantes, qui courent
les cabinets de consultations occultes pour se faire prédire
l’avenir et entrer en communication avec leurs disparus.
Cela fait partie des angoisses de l’humanité. Ces sortes de
gens, j’en ai rencontré certains et j’affirme que leur inquié
tude est au moins aussi attachante que la grande auto-satis
faction de ceux qui prétendent être parvenus à l’équilibre
parfait.
Ils sont généralement extrêmement religieux, même
bigots, et ils vont aussi volontiers à confesse que chez les
voyants; ils suivent les conseils de ces derniers avec la
même ferveur que ceux de leur directeur de conscience.
D’une sensibilité extrême, angoissés jusqu’à la névrose, ils
cherchent à l’extérieur ce qu’ils ne trouvent pas en eux.
Leur imagination est en quête de surnaturel, le merveilleux
les attire, ils voudraient pénétrer le mystère, le mystère de
Dieu, le mystère de la vie, de la mort. Bien souvent, leur
foi frise la superstition et, pareils à des primitifs, ils aime
raient se couvrir d’amulettes pour conjurer le mauvais
250 Les tablettes d’or

sort; s’ils échappent aux grigris, c’est avec le même espoir


qu’ils se munissent de médailles bénites, ils sont supersti
tieux et ont peur de l’inconnu.
Je connais une jeune femme qui ne manquerait pas la
messe, elle y va tous les jours. Mais y va-t-elle pour de
bonnes raisons? Dieu seul en est le juge. Elle allume des
cierges, s’approvisionne d’images saintes, achète des cha
pelets, commence des neuvaines, dit des prières pour obte
nir des indulgences. Les murs de son appartement sont
remplis de reliques, de croix, d’écriteaux proclamant des
vérités morales, mais, au milieu de ce décor religieux, elle
n’hésite pas à commettre n’importe quelle erreur charnelle.
Assoiffée d’irréel, de fantastique, son esprit bondit
d’illusion en illusion. Mortellement touchée par l’irréligion
du siècle, elle court d’église en église pour vénérer tous les
saints aux grâces particulières. Parfois même elle se pas
sionne pour ceux que l’orthodoxie refuse de reconnaître.
En définitive, c’est une passionnée de Dieu, mais une
passionnée à sa manière. L’infortunée dépend de son
tempérament, ce tempérament dont elle a hérité à sa nais
sance. Comment pourrais-je, lorsque ces sortes de per
sonnes viennent me voir et me disent que les messages leur
ont fait du bien, les jeter à la porte! J’en ai eu qui, parfois,
ont cherché à obtenir des objets ayant appartenu à mon fils.
Là encore, ce n’était que leur nature superstitieuse qui les
poussait à agir ainsi.
Je me refuse à blâmer ces mystiques peu conformes à la
grande tradition évangélique, mais qui n’en sont pas moins
des assoiffés de Dieu. Combien, après avoir lu les mes
sages, m’ont écrit, « Nous avons retrouvé la foi, nous
retournons dans les églises, désignez-nous un confesseur. »
Oui, j’ai été, je suis très indulgente pour eux. Égarés dans
bien des excès ou superstitions baroques, leur tort est de
placer leur idéal trop haut. Trop épris des grands Saints, ils
croient volontiers leur ressembler; un curé d’Ars les hante
Les tablettes d’or 251

et ils pensent avoir les mêmes dons que lui. Le Padre Pio
est également un de leurs modèles. Pourquoi eux aussi
n’auraient-ils pas ce même pouvoir bienfaisant? et c’est au
nom de ces grandes figures que, très souvent, ils ont une
charité sans bornes envers ceux qui souffrent. Que l’Église
ne m’en veuille pas, je leur ai ouvert les bras.
Le monde est-il tellement équilibré pour qu’il faille
condamner, rejeter ces inquiets? sont-ils tellement plus
blâmables que ces intoxiqués qui glorifient les prophètes
de la sexualité? L’humanité a besoin d’idoles; quand elle
ne veut plus croire au surnaturel, elle se tourne vers ses
vedettes et ce sont elles qui deviennent des dieux.
Quant à ceux qui avaient perdu la foi et qui sont revenus
au Christ par le chemin imparfait des messages, je m’excuse
de n’avoir eu à leur offrir que cette petite bouée de sauvetage.
Le Ciel m’avait gratifiée de ce mince cadeau, j’ai choisi de
ne pas le garder pour moi et de le redonner, sachant parfai
tement dans quelles épreuves je m’engageais.
Que l’Église soit très sévère et très stricte pour examiner
ces cas, elle a certainement raison, elle est la gardienne de
l’ordre. Extrêmement susceptible sur les questions d’outre
tombe, elle a pris comme règle générale de rejeter tout ce
qui ne se passe pas à l’intérieur de ses murs. Quand une
nonne écrit sous la dictée de sa supérieure décédée, per
sonne ne proteste; quand un religieux parle d’ÉCRITURE
ORALE, c’est-à-dire écrit sous la dictée d’une voix en
tendue, qui s’élève contre cela? Quand une sainte Angèle
de Foligno n’hésite pas à affirmer « Cette parole me fut
dite dans l’âme » ceci n’est-il pas la preuve qu’à elle aussi
quelqu’un parlait? Saint Jean de la Croix ne mentionne-t
il pas ouvertement l’écriture dictée?
Finalement, ils furent peu nombreux ceux qui s’atta
chèrent à Roland “pour de mauvaises raisons”. »
CHAPITRE XXII

EN ABSOLUE FIDÉLITÉ
(1952)

Au fond d’elle-même, Marcelle de Jouvenel avait été


très affectée par les accusations de néo-spiritisme et par la
mise à l’index d’Au Diapason du Ciel. Elle fut épouvantée
quand elle apprit que certaines personnes s’étaient débar
rassées de son livre avec une pieuse horreur. Désormais,
elle n’eut plus qu’un objectif: obtenir à tout prix l’impri
matur pour le quatrième ouvrage qui allait sortir aux Éditions
de la Colombe.
Pour ce faire, il fallait éviter le ton message, gommer le
dialogue entre l’esprit céleste et l’esprit terrestre, retirer le
côté personnel et affectif, bref enlever tout ce qui avait fait
le charme du Diapason, des Sources et du Seuil du
Royaume. Elle enleva aussi les références de dates (1) et de
lieux, elle fit même disparaître le mot Maman, sésame des
communications christiques. Or, tout texte de Roland est
précédé de Man, c’est comme sa signature.
Le quatrième recueil ainsi mutilé par elle-même obtint le
nihil obstat, le 21 janvier 1959, puis l’imprimatur, le
3 février, et aussi cette petite note préliminaire:
« Le présent livre a été rédigé au jour le jour dans un
esprit d’absolue fidélité à l’enseignement de l’Église
catholique. On voudra bien cependant n’y pas chercher les
précisions doctrinales, ni les termes techniques qui seraient
requis chez un théologien, mais que le genre de ce travail,
qui relate une expérience spirituelle, ne supposait pas. »

(1) Or, en ce domaine, la chronologie est aussi importante qu’en


Histoire.
Les tablettes d’or 253

La bande entourant l’ouvrage proclamait en outre: En


absolue fidélité aux commandements impérieux du cœur et
de la foi.
Il s’agissait de rassurer et de rapatrier les lecteurs catho
liques. Il s’agissait d’apaiser l’Église qui, c’est bien connu,
réserve toutes ses rigueurs à ceux de ses enfants qui se
consacrent avec le plus d’empressement à son service.
Quand on songe aux insanités, aux blasphèmes que dé
clarent ou publient certains clercs!
L’imprimatur n’existe plus; s’il avait existé aux pre
miers siècles, il n’est pas du tout sûr que l’Apocalypse
l’eût obtenu (2).
Là où elle est, Marcelle de Jouvenel a compris que les
choses de ce genre sont bien humaines, trop humaines, et
je sais qu’elle m’approuve dans ma décision de restaurer le
texte dans son intégrité: en absolue fidélité à Roland.
Vérité avant tout.
Elle avait périodiquement des crises cardiaques qui la
maintenaient clouée sur son lit, incapable de parler et de se
mouvoir. Après une de ces crises qui dura douze heures,
elle reçut ce qui suit:

Vendredi 1er août 1952


Man, ton équilibre a été bouleversé parce que tu fus
atteinte dans le principe même de la vie: le cœur.
Comme touchée par un rayon foudroyant, tes pulsations
se ralentirent au point de te donner l’impression que tu
mourais. En ce dur moment, tu réagis comme je le voulus,
car tu eus assez de présence d’esprit pour séparer le mal
corporel de la félicité intérieure qui montait en toi, c’est-à
dire qu’il te fut donné la force de te dédoubler, afin de dis
socier l’anxiété organique de la lumière que tu voyais
poindre à l’extrémité de toi-même. Cet exercice est un des

(2) Ce livre, longtemps contesté, fut admis de justesse dans le


canon du Nouveau Testament.
254 Les tablettes d’or

plus difficiles à réaliser, car généralement dans la maladie


physique le corps, pris de panique, absorbe l’esprit.
Remercie Dieu, cette alarme n’est pas vaine, elle est un
entraînement qui te servira pour bien mourir.
Cependant, contrairement à ce qu’elle imaginait, ce
n’est pas d’une crise cardiaque qu’elle mourut.

2 août 1952
Man, j’existe dans l’invisible; et dans le visible, dès que
je te suis redonné par l’âme. Car ce n’est qu’une vision
intérieure que tu peux désormais avoir de moi et c’est la
seule qui soit réelle. Contemplation incorruptible qui est le
début du lien éternel! Ne pleure pas mes accents alté
rables, ils appartenaient au lot des petitesses qui sont l’a
panage de vos pauvres vies terrestres.
Réjouissons-nous au sein des nuées infinies. À la Table
Sainte, nous avons été en Dieu si près l’un de l’autre, Man
que j’aime.
Que de fois il invite sa mère à fréquenter les églises et à
recevoir les sacrements! C’est ainsi qu’il peut le mieux la
rejoindre.

4 septembre 1952
Réjouis-toi de ta vie solitaire comme d’un présent de
Dieu; ne te laisse aller à aucune mélancolie. De plus en
plus, je te trouve distraite et peu disposée à suivre mes
enseignements. Tes aspirations humaines sans cesse
reprennent de la vigueur, la moindre petite distraction t’en
chante, et t’éloigne de ton âme. Sache que ton âme est déli
cate, et prend ombrage de tout; à peine la délaisses-tu
qu’elle disparaît dans le secret de sa demeure, pour ne
revenir qu’aux beaux jours de toi-même, c’est-à-dire
quand elle est invitée. Comment pourrait-elle frayer avec
les démons malicieux de tes désirs humains?
Les tablettes d’or 255

Dimanche 12 octobre 1952 à la messe


Man, l’état second est une sorte d’évanescence dans
l’infinitude cosmique; l’état mystique est une évanescence
en Dieu.

14 octobre. 4 h du matin
Man, tu as enfin compris une des grandes lois des destins
dépouillés ou prédestinés. Beaucoup de choses t’ont été
données* et t’ont été retirées. Chaque fois que Dieu t’a
précipitée dans la réalisation de tes ambitions ou aspira
tions humaines, il te les a ensuite retirées; et ce n’est qu’à
la fin de ton existence que tu arrives à déchiffrer le pourquoi
de cette fatalité. Oh lenteur d’aveugle ! La vie t’a été donnée
seulement pour te parfaire, il t’a fallu beaucoup d’épreuves
pour comprendre la non-valeur des choses de la terre.
Si tu avais su garder ce que les autres appellent des
« réussites », tu n’aurais sans doute jamais pénétré dans
un autre royaume.
Et tandis qu’elle écrit, elle remarque qu’au-dessus du
portrait de Roland luit une clarté en forme d’auréole.
Il vous faut parfois toute une vie pour délier le nœud
d’une énigme: pour retrouver une loi.

21 octobre 1952
Man, on peut dire que tu fais partie des petites destinées.
Tu as une très grande bonne volonté intérieure, mais tu ne
peux aller au-delà. Tu reçois les idées, et il t’est impossible
de les réaliser. Si réellement tu étais douée en Dieu, tu
aurais déjà bâti beaucoup d’édifices spirituels.
« ICI », on ne sait pas si l’on va te laisser le souffle et
donner la vie à tes désirs créatifs, ou bien si, au contraire,
tu vas être invitée à quitter la terre, car ton physique est
épuisé. Peut-être dans quelques heures, ton mal va-t-il te
quitter, peut-être seras-tu requise pour servir le Seigneur,
en ce cas, tout sera miracle pour toi.

* Voir les chapitres II et III.


256 Les tablettes d’or

Tel fut en effet son drame: un grand désir de bien faire


joint à une insouciance, une intermittence dans l’effort tout
aussi grandes.

29 novembre 1952
Man, ce pourquoi je te fais dessiner t’apparaît comme
mystérieux et te déroute.
Il te semble, je le sais, que tu perds ton temps, parce que
tu ne vois pas ce que cela peut apporter à autrui; et si cet
apprentissage auquel tu es soumise ne devait servir que
dans ton avenir?
Je te le dis, Man, il faut que tu acquières une nouvelle
connaissance: celle des lignes. Ne te préoccupe pas de
l’effet que produiront ces dessins ou de leur utilité.
Dans la mesure où ils te sont donnés, ils fascineront ceux
qui les regarderont. Dis-toi toujours que tu n’es qu’une
ouvrière, et travaille en aveugle puisqu’il ne vous est pas
donné de voir, et qu’il m’est impossible de tout te révéler.
Que tes crayons deviennent de plus en plus aériens et
tracent des lignes qui ne sont que les projections d’un
super-monde, mais toujours déformées par le moule ter
restre, puisque vous n’en avez pas d’autre à votre disposi
tion pour vous exprimer.

2 décembre 1952
Man, ne perds pas espoir, ne t’attiédis pas, deux grandes
ailes viennent vers toi; je ne peux même pas élever la voix
pour te gronder, tu es si faible que tu en mourrais.
Endors-toi dans la paix, le soleil se lèvera bientôt, je ne
peux t’en dire plus long.
Merci pour les lumières que tu as allumées dans ma
chapelle.
Chaque fois qu’il parle d’ailes, il faut comprendre
vibrations.
Les tablettes d’or 257

7 décembre 1952
« Sept heures moins le quart du matin, un chrysanthème
blanc se met à osciller violemment et un pétale tombe. Je
suppose qu’il y a là un signe, un avertissement. Bien à tort,
je m’étais imaginé que cela était relié à la vente de ma
propriété « La Rocheville ». Le soir, je constatai que je
m’étais entièrement trompée et que ce projet n’avait été
qu’une supercherie du destin, comme une farce inventée
par des lutins malicieux. »
En effet, elle ne vendit jamais la Rocheville. Il se confirma
que cette oscillation et cette chute n’étaient pas des signes.
Man, je peux, si je le veux, m’occuper de tes affaires
matérielles, mais je ne te permets pas de me questionner à
ce sujet.
Et voici que les crises cardiaques recommencent!
Ma pauvre Man, tu traverses une des épreuves, celle où
tes forces physiques te trahissent et où il t’est impossible
d’identifier ton mal à Dieu. Tu es dans l’abandon total, tu
n’as même plus la possibilité de te relier au ciel, tu es uni
quement absorbée par ta souffrance, tu es dans un malaise
mortel et rien de plus.
Ceci est encore une étape, une des plus douloureuses à
franchir, mais qui est indispensable, et puis, je le sais, ce
qui te chagrine également, c’est ce sentiment d’abandon
humain.
Enfin, tu as réalisé que l’on est toujours un.
Pauvre Man, je t’ai vue traverser tes successifs
évanouissements, le cœur si triste d’être ainsi délaissée.
Cependant tu as tout de même eu la lucidité de
comprendre l’inutilité d’appeler à l’aide; même si ce
moment devait être le dernier, que pouvait-on pour toi?
puisque seuls étaient en cause ton âme et Dieu.
Une fois encore, sois toujours prête!
« Les crises cardiaques continuent à succéder aux crises
cardiaques. C’est la pleine lune. Y a-t-il un rapport? »
258 Les tablettes d’or

11 décembre 1952
Man, voici longtemps que je ne suis pas venu te parler,
ton état ne me permettait pas de t’aborder. Je savais que tu
souffrais, mais il ne m’était pas donné d’aller te visiter. Tu
étais dans l’accomplissement d’un cycle obscur, dans
lequel il nous est interdit de pénétrer. Ce cycle est l’un des
plus douloureux, je vais te le décrire, afin que tu
comprennes bien que je n’ignorais rien de ta détresse.
Le physique et le moral étroitement unis devaient sombrer
ensemble. Il y avait entre eux une telle entente que c’était à
croire qu’ils ne faisaient plus qu’un. L’un et l’autre se
confondaient si étroitement que rien ne pouvait plus les
désunir.
L’esprit porte à ses chevilles le plomb de la chair, et cet
amas triste roule indéfiniment sur la pente noire des té
nèbres s’enfonçant toujours plus avant dans la nuit, le seul
répit étant l’anéantissement du sommeil. Là enfin tout se
tait, mais pour peu de temps parce que, avec l’aube, le mal
renaît.
Privée de tout, de Dieu, d’espérance, et même de la
possibilité de te recueillir, la souffrance s’accroît d’instant
en instant.
Sache que dans ce cycle rien d’autre ne doit exister que
ta détresse sans issue, sans porte ni fenêtre. Perdue au
fond de ce cachot, l’âme pense qu’elle ne pourra plus
jamais en sortir.
Comment voulais-tu que je descende dans ce lieu si
bas? Tu ne demanderais pas à un oiseau de pénétrer dans
un souterrain.
Pauvre Man, ce cycle, vois-tu, n’est autre qu’une rançon
du corps, car lui aussi doit devenir transparent, et s’il n’a
pas payé, il sera toujours un danger pour l’esprit. Les lois
du ciel doivent s’accomplir. N’oublie pas que le Christ a
souffert en son corps.
Les tablettes d’or 259

Alors, elle décide de communier aussitôt qu’elle pourra


se lever et marcher.

Le 14 décembre 1952, avant la communion, elle reçoit:


Man, tu vas par la communion entrer dans le ravis
sement, sans forme, sans couleur, sans visibilité humaine.
Un ravissement, dont tu perdras même le souvenir tant
il t’aura entraînée dans les lointains et les dépassements
de toi-même.
Puis, après la communion:
Man, tu étais allée si loin que tu fus toute dépaysée en
retrouvant la terre.

31 décembre 1952, dernière heure de l’année


Man, le temps s’endort dans le temps, l’espace fuit dans
l’espace.
Une immense et miraculeuse écharpe flotte dans l’infini,
elle est un ensemble d’impondérables qui se dirige vers toi.
Pareille à un paquet de vapeurs, elle cherche à te re-
joindre, mais tu n’es pas là où elle pourrait te trouver,
alors elle erre sans savoir où se fixer.
Vois-tu, Maman, ce qui te manque, c’est l’instinct de l’o
rientation, et voilà pourquoi bien souvent nous ne pouvons
pas nous rejoindre.
Tu vas vers la prairie, lorsqu’il faudrait aller vers la
montagne; tu descends, lorsqu’il faudrait monter; et tu
marches, lorsqu’il faudrait t’arrêter.
Man, je suis content que tu aies perdu ce que l’on pour
rait appeler la sentimentalité des fêtes et que tu cesses
enfin de t’attendrir sur ta solitude en ces jours de réjouis
sances familiales.
Adore Dieu !
CHAPITRE XXIII

EN ABSOLUE FIDÉLITÉ
(de 1953 à 1956)

21 février 1953 pendant une promenade


Marchant sur la terre tu fus traversée par l’ombre d’un
oiseau qui dans le ciel volait si haut que tes yeux ne purent
le distinguer. Man, tout comme cette ombre, je peux t’at-
teindre et tu ne me vois pas. Garde ta confiance.

27 février 1953
Man, arrivés à une certaine altitude, il vous est impos
sible de vous exprimer, car vous pénétrez dans l’indicible.
À ce moment-là, taisez-vous, écoutez! L’enceinte hermé
tique est un lieu où l’on pénètre seul; l’enceinte hermétique
est la cité habitée par ce qui échappe à l’entendement, elle
est le mystère.
Man, reviens de ces régions aussi silencieuse que si tu
n’y étais jamais allée, car il est interdit de les décrire.
Il est des jardins, des champs de fleurs et des mélodies
qui t’attendent; va vers la prairie, vers l’eau qui court, et
vers l’oiseau qui chante. Là, ton esprit se baignera dans la
pureté des anges.

27 février 1953
Man, ce que je n’ai pu faire de mon vivant, je vais le
faire de mon ciel.
Certains êtres, empêchés et brimés sur cette terre, ne
peuvent se réaliser que dans la seconde vie. Dès qu’ils y
sont parvenus, leur action, qui parmi nous fut embryon
naire ou manquée, sort de l’engourdissement. Comme l’a
Les tablettes d’or 261

nimal hibernant se ranime, elle se libère, elle se redresse,


et prend son essor dans l’immensité des possibles.
Un exemple illustre: Thérèse Martin.

Le 5 avril 1953. Soir de Pâques Marcelle de Jouvenel


reçoit les lignes suivantes:
Man, lorsque tu es en paix, je viens vers toi, comme les
hirondelles vont vers la chaleur. Que ton cœur soit un écrin
pour les pensées qui adorent Dieu!
Réjouis-toi de la Résurrection et que ressuscite en ton
âme un amour plus grand encore pour le Seigneur!
« Lorsque tu es en paix, je viens vers toi. » Le lendemain
matin, il tient promesse et sa mère fait le rêve suivant, c’est
son cadeau de Pâques: Roland lui est redonné, elle prend
son visage dans ses mains et, de toute sa ferveur de mère,
elle l’embrasse. Le choc émotionnel est si violent qu’elle
se réveille. Alors, un oiseau se met à chanter. À chanter une
mélodie cristalline. Est-ce un rossignol? elle ne le croit
pas, ils n’ont pas encore fait leur apparition. Une fois de
plus, le souvenir de Roland est relié aux oiseaux.

7 mai 1953
Man, je crois que l’analyse de certains faits d’ordre
spirituel ne peut qu’avilir ces faits, car la spiritualité
échappe à la technique des méthodes.
Ne peut être fruitif que le récit des faits, si ces faits vous
ont été donnés. L’expérience mystique ne peut se laisser
emprisonner dans aucun système, elle est sans règle, elle
est une découverte spirituelle, un ajustement de tout l’être
à des plans de plus en plus élevés.
Elle est vagabonde comme l’oiseau, imprévisible comme
le temps, mouvante comme l’eau: elle échappe à tout.
262 Les tablettes d’or

19 octobre 1953
La douleur n’est pas une nécessité, elle est un moyen,
une arme de Dieu. Combien d’êtres, sans l’épreuve, n’au
raient jamais été révélés à eux-mêmes! La plupart du
temps, le bonheur se suffit à lui-même et seul le malheur
parvient à faire craquer l’enveloppe du moi.
Les meilleurs soldats de Dieu sont ceux qui ont le plus
souffert.

27 octobre 1953
Man, sais-tu ce que c’est que la liberté d’esprit? Je ne
sais quelle définition les hommes peuvent en donner; moi,
je vais te transmettre celle du ciel. La liberté d’esprit est
l’instant où l’être se trouve coupé de son intelligence, de
son intellect, de sa cérébralité.
Le chant d’un oiseau, les senteurs de l’aubépine, s’il les
reçoit dans la fraîcheur de son instinct, le ramènent plus
complètement au Seigneur que tous les développements
métaphysiques les plus avancés. Moments d’activité pas-
sive, où le sentiment d’absolu conduit l’homme vers la
communion avec Dieu. Privilège réservé seulement aux
amis du ciel, des fleurs et des arbres.

Le 29 octobre 1953
Elle entendit ceci pendant une crise de cœur:
«Man, écoute bien, ceci est très important, car je vais te
donner la description du premier plan après la mort. Pour
celui qui aura su aimer la nature comme œuvre de Dieu, il
se retrouvera en elle, et là est le premier miracle de la sur
vie, car les jardins du Seigneur sont une féerie de parfums,
de fleurs, de couleurs et de chants d’oiseaux.
Les rossignols, les libellules, les lucioles ont une sym
phonie irréelle; l’azur et les fleurs se confondent; les
étoiles et l’eau ne font plus qu’un tourbillon de lumière;
chaque ligne droite et chaque courbe sont bordées d’un
Les tablettes d’or 263

arc-en-ciel; l’âme éblouie flotte sur des nuages de tulle,


l’âme transcendée entre dans le cycle de Dieu.
Quand la crise fut apaisée, elle écrivit les lignes suivantes
dans son « Journal »:
« Cette nuit, j’ai revécu l’agonie de Roland. Il eut à s’ar
racher de moi qu’il aimait. Son dernier mot fut: maman.
J’ai eu la vision de mon dernier mot: il sera Roland (1). En
me quittant, il avait le sentiment qu’il m’abandonnait…
moi, je ne laisserai rien, car tout m’a quittée.
Dans cette crise, j’ai aussi beaucoup pensé aux sueurs
d’agonie du Christ. Dans les moments les plus douloureux,
tout mon être était en sueur. »

1er mai 1954. Soir


Man, je tiens à te redonner des précisions sur cette
sensation « d’évanescence » en l’universel, car il peut se
glisser là des erreurs fondamentales. Pour bien te faire
comprendre, je vais te donner un exemple: imagine que
ton corps est une demeure et que cette demeure soit
consumée par le feu, que reste-t-il après le passage des
flammes? (2) un peu de cendre. Ce qui était contours,
substance, matière a été dévoré. L’essence de l’être libéré
doit aussi être dégagée, allégée de toute forme, une bûche
a aussi une forme, un poids et ce n’est qu’après avoir été
réduite à l’état de cendre qu’elle devient assez légère pour
sillonner l’infini. Lorsque ta gangue sera brûlée, l’influx
universel se fera en toi, tu entreras dans la communion
des Saints.
Mais en ceci sois très avertie, car il y a matière à erreur,
je te le répète, sache que ce n’est pas toi qui te fonds dans
le « Tout », ce qui reviendrait à dire que tu entres dans ton
propre néant, mais le « Tout » qui pénètre ton essence.

(1) Ses dernières paroles, dix-huit ans plus tard, furent en effet:
Roland, Roland!
(2) Comparer ce passage etI Corinthiens III, 13.
264 Les tablettes d’or

Voici encore une autre note: Dieu veut que ton âme
devienne aussi fluide, aussi souple, aussi neutre qu’une
goutte d’eau afin qu’Il puisse faire fondre en elle les sept
couleurs de son soleil.
Écoute ceci très attentivement: lorsque tu te sens inté
grée au « Tout », ce n’est pas toi qui te fonds en l’univer
sel, mais l’universel qui se dissout en toi. Cette distinction
est capitale car elle exclut la perte de l’individualité.
Autrement dit: C’est le ROYAUME de DIEU qui vient en
toi, c’est l’influx du divin dans l’être et non pas l’être qui
se trouve absorbé et qui entre dans son néant.
J’attire ton attention sur ce point, car il y a là très
souvent prétexte à confusion de langage, combien de fois
as-tu dit: Je me fonds dans le « Tout ». Il ne faut jamais
oublier la subtilité de cette nuance.
Tout ce message est de la plus haute importance, car il
trace une limite précise entre les doctrines orientales et la
doctrine du Christ.

2 mai 1954. Paris


Huitième anniversaire de la mort de Roland
Sa mère est à Saint-Roch, seule dans la petite et sombre
chapelle.
Man, au seuil des grands événements, il y a toujours un
temps d’arrêt, une halte. Rassemble-toi tout entière, âme et
corps, car le bond que tu vas faire t’emportera très loin ; je
t’aiderai. Au sujet de mon livre, le temps est en train de
tresser des fils. Si tu es sans volonté, tu seras guidée. Les
épreuves sont comme des branches de rosiers: sous les
épines, il y a des bourgeons.
Sois calme, ma Man, qui pour mon anniversaire fus
toute seule, seule auprès de mon tombeau, seule tout le
long du jour.
Solitude, solitude, solitude qui dura vingt-cinq ans.
En mettant ses doigts sur le cercueil de Roland, elle fut
Les tablettes d’or 265

surprise de trouver le bois très chaud. Le phénomène


n’existait qu’à une seule place.
Dans le Temps, un jour dit, la perfection s’est rompue et
des parcelles de cette perfection sont allées s’enfouir au
hasard dans la matière et dans la vie. L’humain, le végétal,
l’animal en ont bénéficié.
Cherche à travers cet infini mystérieux l’immensité du
Tout-Puissant.

4 mars 1955
Man, la vraie méditation n’est pas celle que l’on fait par
un effort de volonté. L’authentique méditation s’abat sur
vous, et vous la subissez. Elle est un état, je vais te donner
un exemple: tu te promènes dans la campagne; subitement
il pleut, et te voici ruisselante d’eau. La méditation réelle
est aussi imprévue. L’absence de volonté chez un être qui
cherche Dieu est la preuve même de l’abandon qu’exige le
Très-Haut de celui qui vit en son orbite.
Je suis très content que tu sois arrivée à entendre ces
mots: L’état de méditation auditive est comme un état
d’hypnose spirituelle. Il existe pour certains êtres une
sorte d’hypnose en Dieu.
Et cette hypnose se nomme extase.

27 avril 1955
Man, tous ceux qui par leurs travaux tendent à décou
vrir dans la nature les mystères qui y sont cachés tra
vaillent à redonner au monde l’unité qu’il a perdue depuis
le péché originel, époque où se produisit la dislocation de
l’harmonie.
Voilà une excellente définition du péché originel. La
dislocation, c’est la séparation, la rupture entre le monde
spirituel et le monde naturel: désormais, le royaume d’en
bas ignore le royaume d’en haut; souvent même, il fait tout
pour le combattre.
266 Les tablettes d’or

Mercredi 11 mai 1955,


après la mise à l’Index d’Au Diapason du Ciel
« Ce ne sera plus jamais pareil à cause d’eux! Seigneur,
fallait-il qu’avaricieusement je garde pour moi seule les
dons de votre grâce? J’avais voulu partager avec mes
sœurs d’infortune ce rayon doux comme le miel que vous
aviez eu la bonté de m’envoyer. Ô Seigneur tout-puissant,
pourquoi n’avez-vous pas arrêté l’épée de vos soldats? Le
combat est inégal, puisque je ne sais qu’aimer. Et me voici
marquée par la férule de leurs sentences d’interdit.
Désormais, on dira toujours: c’est elle qui a été condam
née par l’Église. Pourquoi, Seigneur, tant de souffrance
pour tant d’amour? Pourquoi, Seigneur, frappez-vous si
durement ceux qui chantent vos louanges? L’épreuve est
elle donc si étroitement liée à vos pas? Subir les coups de
vos ennemis ne serait rien, mais être dévalorisée dans son
propre camp, par ceux-là même qui devraient être des
frères. L’Église condamne un de mes livres. Et si nous
étions au temps de l’Inquisition, il y aurait de quoi me faire
brûler. Les mœurs d’aujourd’hui sont moins cruelles, mais
aussi dures, plus dures même, parce qu’elles sont séparées
de la grandeur. Je préférerais, Seigneur, mourir pour vous
que d’être seulement diminuée. Quoi de plus triste que ce
pâle discrédit qui amenuise, mais ne tue pas! Vivre à
l’échelle de tant de petitesse est vraiment le plus dur sacri
fice que vous puissiez demander à vos serviteurs. Le jour
de votre justice viendra-t-il sur cette terre? Seigneur,
goutte à goutte vous me demandez le sang de mon âme, ce
sang qui ne se voit pas, parce qu’il est tout blanc, mais qui
fait tant de mal à verser. Pourquoi m’avoir fait lapider par
les cailloux de ces Messieurs du Saint-Office, organisation
dont j’ignore les savants travaux?
En moi, la voix de mon fils était pareille à une pâque
rette qui pousse dans les prés. Pouvais-je, Seigneur, ne pas
répandre tout le soleil dont vous la chargiez? Il eût fallu
Les tablettes d’or 267

sans doute plus de réflexion que je n’en ai eu et moins


d’élan. Mais comment pouvais-je taire que les anges
étaient une réalité autour de nous, que nous pouvions les
entendre, leur parler et qu’ils nous guidaient? Cacher ce
message que vous me demandiez de répandre eût été la
pire des lâchetés?
Pourquoi, Seigneur, faites-vous condamner ces mots qui
ont séché tant de larmes et inspiré tant de prières? Pourquoi
jeter le doute dans le cœur de tant de malheureuses?
Y a-t-il donc péché à dire que l’on peut s’approcher des
anges jusqu’à discerner le murmure de leurs âmes?
Pourquoi ceux qui vous aiment, Seigneur, et qui croient
à l’immortalité, ne peuvent-ils pas dire que le monde des
« morts » est plus réel que le monde des vivants? La lec
ture des paroles angéliques va-t-elle devenir un péché? »

15 mai 1955
Man, il y a certaines expériences spirituelles qui doivent
passer au feu purificateur, c’est-à-dire être persécutées
afin d’atteindre leur rayonnement complet. Celles qui suc
comberont aux attaques, celles qui ne se relèveront pas de
leurs propres cendres sont celles qui ne possèdent pas le
germe de l’immortalité.
Les œuvres de Dieu portent toutes en elles leur propre
destin, elles naissent, vivent, ou ne vivent pas, selon la voie
qui leur a été assignée par le Très-Haut. Votre enfantillage
consiste à ignorer ces faits. Dis-toi bien que ce qui t’arrive
est la preuve même de l’authenticité de ces écrits. Ce qui
doit te rester caché maintenant, ce sont les conséquences qui
suivront ces faits; car tu dois ignorer si ce message qui t’a
été donné ressuscitera de ses cendres ou s’il succombera.
Les épreuves ne sont pas seulement attachées aux êtres
humains, mais à tout ce qui est Vie. Une œuvre a des
cellules vivantes, et ces cellules, si elles évoluent dans
l’orbite divine, doivent subir, tout comme l’homme, les
268 Les tablettes d’or

épreuves de la purification. Cette mise à mort des messages


est ce qui pouvait leur arriver de plus salutaire. L’acier
passé au feu ne se rompt pas. Que ton âme reste en paix
devant cet incendie allumé sur tes pages et considère-le
comme la volonté de Dieu.

Paris. Mercredi 18 mai, veille de l’Ascension


Man, le pauvre corps humain s’habitue à vivre avec
tout; tu t’habitueras à vivre avec ton épreuve. Je te le ré
pète pour la troisième fois: à toute valeur d’ordre mys-
tique, il s’attache des éléments de persécution. Seule
importe votre propre évolution, car ce n’est que d’elle que
vous avez à répondre devant Dieu.

Écrit en remontant les Champs-Elysées


Ma pauvre Man, je t’ai vue; l’ombre de la nuit qui
approchait était froide, les rhododendrons étaient
mouillés. Tu voulus t’asseoir sur un banc pour ne rien faire
d’autre que pleurer, mais les bancs étaient trempés.

21 mai 1955
Man, pour que les vagues existent, la mer a besoin d’un
tréfonds. Pour que l’écume puisse être projetée hors des
vagues, il faut la tempête.
Tout prolongement hors du moi, qu’il appartienne ou
pas aux choses d’apparence inanimée, subit la loi doulou
reuse de l’enfantement. Même les créations de l’esprit sont
soumises à cette règle. L’avenir de nos pages est-il destiné
à faire partie de ce tréfonds obscur qui est le support de
l’écume, ou deviendra-t-il écume lui-même, ceci doit rester
secret.
C’est au sein même de ces transes que s’enfante le deve
nir des messages.
Sois toute prière, ton attitude intérieure a une grande
importance, car elle est le berceau où reposent quelques
Les tablettes d’or 269

principes ultimes. Réchauffe de ton amour la buée de nos


esprits que l’on tente de faire mourir.
Man, je m’étais appliqué à te faire franchir de nouveaux
degrés dans la hiérarchie des valeurs, afin que les coups
soient au-dessous de toi, voilà la raison pour laquelle il
t’est donné d’atteindre des instants de pleine sérénité.

26 mai 1955, les Andelys, le Cloître


« Six heures du matin, la terre se réveille, silence sacra
mentel! Les oiseaux saluent le jour; mon âme met sa robe
de soie pour avancer à petits pas vers la lumière qui naît… »

31 mai 1955
Man, il est temps que tu vives intégralement l’ensei
gnement que je t’ai donné. Sache que tu ne peux le faire
qu’en rompant avec le monde. Vivre mon enseignement,
c’est pouvoir rester des heures en oraison.
Perdue en cette non-activité, l’Esprit-Saint te trouvera et
l’union en l’Éternel s’accomplira. Cette étape peut être
considérée comme la pré-mort, zone très importante à avoir
franchie sur terre, car vous n’aurez pas à la parcourir…
Pour entrer dans la vision de Dieu, les chemins sont
longs.

Dimanche 5 juin 1955


« Il est cinq heures moins le quart du matin, au moment
précis où je me mets à écrire, un pigeon roucoule. »
Man, je t’ai remise dans mon message d’une manière
absolue. Ce n’est jamais que par la douleur et le tourment
que nous arrivons à vous récupérer totalement. La vie
reprenait ses droits sur toi en dehors de notre liaison spi
rituelle. Aujourd’hui, te voici totalement remise dans la
voie royale de l’angoisse. Pas de repos, pas de répit pour
ceux qui cherchent Dieu. La quiétude humaine n’est pas
compatible avec l’amour christique.
270 Les tablettes d’or

10 mars 1955
Man, ma pauvre Man, ta volonté est de partir pour un
pays où il y ait la guerre afin de trouver la mort. Sache
qu’il n’y a pas besoin de se déplacer pour mourir. Ta mort
ne t’appartient pas, ta mort est inscrite sur ta vie comme
les taches rouges sont inscrites sur le dos d’une coccinelle.
En effet, ses perpétuels voyages correspondaient au
désir qu’elle avouait à ses intimes de rencontrer la mort,
soit sous la forme de l’accident d’avion, soit sous la forme
de la balle perdue. Mais plus les années passaient, plus elle
considérait ce désir comme coupable, plus elle se rattachait
à la vie.
À ceux qui sont tentés par le suicide, il est bien de dire,
comme Roland à sa mère: Ta mort ne t’appartient pas!

Le quatrième recueil de Roland s’achève le samedi 28


janvier 1956 par ce message qui résume son œuvre:
L’essentiel est donc l’adoration du Très-Haut, car en
elle la vision de l’infini commence, mais elle ne peut s’éta
blir que dans la solitude et le retrait de l’humain.
Il n’y a de totale félicité qu’en Dieu.
CHAPITRE XXIV

LA SECONDE VIE

Constamment Rolant invite sa mère et ses lecteurs à ne


pas confondre le domaine spirituel et le domaine psy
chique. Cette méprise est fréquente, je l’ai faite tout au
début de mon itinéraire. Or, si nous regardons autour de
nous et si nous réfléchissons, nous constatons que des per
sonnes psychiques, c’est-à-dire très douées du point de vue
occulte, n’ont aucun contact avec le sacré, et qu’à l’inverse
des personnes très spirituelles n’ont pas la moindre capacité
médiumnique.
Seul le domaine psychique, qu’il appelle tout simplement
psychisme, peut être objet de science. Seul, il peut être sou
mis aux examens de la parapsychologie. Les faits spirituels
authentiques échappent à la juridiction des laboratoires.

La Rocheville, 12 juin 1960


Man, sache que le psychisme est une fonction de l’orga
nisme à caractère double. Double, parce que, à la fois psy
chique et extra-psychique, elle prend ses racines dans le
corps, pour ensuite se détacher de lui et entrer dans le
domaine subtil des impondérables, encore inconnus de
vous, mais qui sont aussi réels que le réel même.
Ces états, qui pourraient appartenir à une ultra-dimen
sion, sont indépendants de la spiritualité. Poussés à l’ex
trême, ils engendrent des constructions mentales, telles
que la télépathie, la clairaudience, l’intuition.
Un jour, ces facultés seront analysées, expliquées
scientifiquement. C’est pour cela qu’il faut bien prendre
garde de ne pas constamment y mélanger Dieu.
272 Les tablettes d’or

L’illumination intérieure se vit à des niveaux différents,


le psychisme n’en est que le plancher.
La science fait reculer le plan du mystère. Il y a bon
nombre de phénomènes qui arriveront à s’éclairer par l’é
tude du psychisme.
Les faux mystiques aiment à mélanger Dieu à tout ce
qu’ils ne comprennent pas.
LE ROYAUME DE DIEU EST PLUS LOIN.
Comme on peut le constater, une fois débarrassés de tout
parasitage: citations de lectures, fragments de journal
intime, croquis de voyages du genre: « Les gondoliers
attendent le long du quai, les embarcations s’entrechoquent
les unes contre les autres, clapotis de vagues brisées… »,
les messages de la Seconde Vie sont aussi riches que leurs
prédécesseurs. Ils attestent l’élargissement, l’approfondis
sement de la pensée de Roland devenu adulte dans l’ultra
monde.
En voici quelques autres pour lesquels j’ai fait le même
travail de restauration que pour En Absolue Fidélité, res
tituant chaque fois que c’était nécessaire le caractère
concret et sans détour du texte d’origine, séparant soi
gneusement, en me basant sur le manuscrit le plus ancien,
le journal intime du message dicté, lequel est facilement
reconnaissable puisqu’il est chaque fois précédé du
monosyllabe: Man.

6 février 1960. Retour du Maroc


« À mon retour, j’éprouve une très grande douleur dans
les yeux. Est-ce la lumière trop forte du désert? Je vais
chez un oculiste, il parle de glaucome. Je suis très boule
versée par cette perspective. Dieu veut-Il m’envoyer
encore une épreuve? Veut-il me clouer sur place afin que
je m’adonne davantage à la méditation pure? »
Les tablettes d’or 273

Man, « être ou ne pas être ».


Il y a plusieurs façons d’être: celle qui consiste à s’af
firmer par une action extérieure à soi-même, et celle qui,
au contraire, est involutive, c’est-à-dire qu’elle tente de
tout intérioriser.
Ce deuxième état est l’avant-mort, mais il peut être très
long. Cette volonté de ne plus participer, de ne plus agir
sur le plan terrestre peut sembler condamnable à ceux qui
jugent tout sur les actes.
Cependant, la prière, la méditation, les pleurs sur le
monde, peuvent faire beaucoup plus pour lui que le
combat au niveau de la matière.

8 février 1960
« Je constate que, le 6 février, Roland m’exhorte à couper
mes amarres humaines, ce message m’a été véritablement
imposé, car c’est au milieu d’occupations multiples que j’ai
été obligée de l’écrire. Voulait-il me préparer à recevoir le
choc qui devait m’arriver le 8 février?
Que de jours, que d’heures passées à essayer de perfec
tionner cette réalisation qui, brutalement, a été tuée par les
autres!
Les humains, ignorant tout des lois qui régissent l’uni
vers invisible, jouent avec les mots, ces armes secrètes, et
tirent sur les idées comme les chasseurs tirent sur du gibier.
Sans même prendre conscience de commettre un crime, ils
abattent les plus belles envolées. »
Man, reste impassible, rien de ce qui vient de l’extérieur
ne doit entamer ton équilibre, apprends à te mesurer dans
l’épreuve. Une cathédrale ne fléchit pas sous le vent. Celui
qui s’est bâti une cathédrale intérieure restera impertur
bable devant les déceptions, les difficultés ou les mauvais
coups du sort. Une construction mentale, quelle qu’elle
soit, occupe une place dans l’universalité; sa disparition
provoque un déchirement, une rupture dans l’harmonie
274 Les tablettes d’or

cosmique. Ne t’effraie pas. Reste impassible. Rien de ce


qui vient de l’extérieur ne doit entamer ta paix.
« À nouveau, un effort et un espoir meurent. »

9 février 1960
Man, je suis heureux que tu aies remarqué que je t’avais
préparée à recevoir cette décevante nouvelle. Tout ce qui
est supprimé dans le domaine des idées aimées est toujours
néfaste. Cependant, en ton cas, tu devrais accueillir ceci
comme la bonne nouvelle, car, ce travail en moins, va te
dégager, t’alléger d’une pesanteur.
Man, l’espérance est en l’être comme une pyramide très
haute: colonne fragile comme un jeu de construction. Que
l’extérieur fasse tomber un cube et voici l’édifice entier
mis par terre. À vous de le reconstruire sans cesse.
« Jour immobile, sans horizon, jour fermé, l’extérieur est
clos, l’intérieur borgne. »
Man, tu n’es, pour l’instant, douée d’aucun regard, ni de
celui qui voit de loin, ni de celui qui voit de près.

***

« Je suis désemparée et comme plongée dans l’enfer de


la vie spirituelle, car la vie spirituelle, elle aussi, est parfois
pavée de mauvaises heures.
Jour morne, sans issue, séparé de Dieu, de la foi, privé
de grâce. Mon travail est stationnaire, mes activités craquent
les unes après les autres. Roland me dit de me retirer en
moi-même, mais ai-je la force de me séparer totalement de
l’univers des hommes?
Et le combat recommence, l’éternel combat de titan où
on lutte avec le doute.
Les tablettes d’or 275

Croire ou ne pas croire? Dieu s’est effacé de moi. Le


Bien et le Mal se confondent, et le Mal est le plus fort. Les
voies lumineuses se sont obscurcies, englouties dans les
ténèbres.
Déjeuner chez mes amis Godel. Deux théories s’affrontent.
Le docteur est plein d’espoir en l’humanité: « Les forces
spirituelles n’attendent que le signal pour éclater au grand
jour. Chaque homme porte en lui une étincelle divine, il
suffit de gratter légèrement pour la faire surgir. »
Je développe le thème contraire: je ne crois plus en
l’homme, je ne crois plus qu’en Dieu. Pour entrer dans
l’illumination intérieure, il faut se séparer de la terre. »
La Rocheville. 16 février 1960
Man, le mouvement abrège le temps, tandis que
l’immobilité le prolonge. La compression produite par une
idée non-extériorisée occasionne au sein de l’énergie cos
mique de puissantes décharges vibratoires.
La contemplation pure dispense de tout mouvement et de
toute action. Voilà pourquoi ceux qui y sont parvenus ont
de plus en plus de difficultés à s’immiscer dans des entre
prises uniquement positives.
Lorsque l’esprit est arrivé à ce point de concentration,
son aliment suprême est Dieu et il ne peut plus se nourrir
que de Lui. Fasciné par la lumière divine, il a du mal à
s’en séparer pour regarder derrière lui.

11 mai 1960
« Départ pour Rome en Caravelle. Le but de mon voyage
est d’aller à San Giovanni Rotondo voir le Padre Pio. »

20 mai 1960
Man, défais-toi de toi-même, comme une fleur perd ses
pétales pour ne plus garder que son calice.
La communion entre l’âme et Dieu ne peut s’établir que
par le cœur.
276 Les tablettes d’or

L’essentiel est le point, les rayons d’une roue partent


d’un centre.
Man trésor, tu voudrais que je te parle de tes activités
d’ici-bas. Es-tu donc tellement de la Terre pour garder tant
de curiosité concernant les choses de ton univers?
Tu voudrais savoir si tel ou tel de tes projets aboutira, et
tu aurais des ailes si je te donnais des recettes pour réus-
sir. Attends-tu de moi que je sois pareil à un devin et que je
te souffle à l’oreille: «Joue ce numéro, il est le gagnant. »
Rappelle-toi la parole de l’Évangile: « Celui qui perd sa
vie, la gagnera! » (1)
Je te dis « joue », joue les événements en l’esprit de
Dieu, sans te préoccuper de leur aboutissement car, s’ils
échouent présentement puisqu’ils ont été placés entre les
mains divines, il y a toujours un moment où ils écloront.
Prends l’exemple de la glycine de mon petit jardin (2).
Vingt ans après, tu es revenue en ce lieu, et tu l’as cherchée
en vain. À la place où elle avait fleuri, tu as mis beaucoup
de terre. Quel fut ton étonnement lorsqu’un jour, non loin
du tronc pourri, tu constatas qu’un rejeton se formait. La
maîtresse branche était morte, mais pas la sève…
Tout projet conçu en l’esprit de Dieu porte en lui une
parcelle d’éternité.

22 mai 1960. San Giovanni Rotondo


« Le Padre Pio va communier, ses deux mains
ensanglantées élèvent l’hostie, il l’approche de ses lèvres,
puis il l’éloigne, ses bras retombent, une fois, deux fois,
trois fois… Est-il tombé en extase? Son visage est baigné
de larmes. Comme s’il n’osait pas recevoir le corps du
Christ en lui, il hésite encore, s’immobilise en adoration
silencieuse. Quelques contractions passent sur son visage.

(1) Matthieu XVI, 25: « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra;
mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la retrouvera. »
(2) À la Rocheville.
Les tablettes d’or 277

Son expression se crispe légèrement, comme s’il redoutait


quelque chose d’immense. Ses bras s’ouvrent comme deux
ailes… En cet instant précis, tout semble possible, le Padre
pourrait tomber mort sur l’autel.
Quel combat livre-t-il? Quel paradis a-t-il entrevu… ou
quel gouffre?
Enchaînée à lui au point de perdre conscience, je serais
restée là comme en état de transe, et cette messe aurait pu
se prolonger toute la journée.
Ceux qui sont auprès de lui ont également des visages
anxieux… Un jour, en suivant le Chemin de Croix, il est
tombé d’inanition.
Les yeux du Padre n’ont plus de regard, ses lèvres
s’ouvrent… Au seuil de quel univers est-il parvenu?
Comme s’il soulevait le poids du monde entier, il élève
l’hostie une dernière fois, la fractionne, et communie.
Maintenant, le Padre se replie sur lui-même, il est cour
bé, appuyé sur l’autel. Ses bras ne font plus qu’un avec son
buste, sa tête est enfouie dans ses épaules, il est complè
tement ramassé sur lui-même, comme un oiseau dont les
ailes se seraient repliées sous son corps. Il semble avoir
rapetissé…
Ai-je vu un homme ravi en Dieu? Si je me pose la ques
tion, je ne sais comment y répondre. Tout ce que je peux
dire, c’est qu’entre lui et mon esprit, une communication
— ou pour employer une expression plus classique —, un
rayonnement s’est établi qui m’a fait perdre la notion de
l’existence. »
Sache qu’il y a des êtres qui vous dématérialisent. Le
Padre Pio a ce pouvoir. Il ne fait rien de plus que d’être et
d’attirer en lui les forces divines. Alors, de vous à lui, la
circulation s’établit, le courant passe, la Communion des
Saints se produit.
Quel privilège de se trouver auprès du Padre Pio au jour
de l’Ascension!
278 Les tablettes d’or

C’est alors qu’elle lui écrivit par l’intermédiaire du Père


Benigno qui s’occupait plus spécialement des Français.
J’ai pu reconstituer cette lettre d’après les brouillons suc
cessifs qu’elle avait, Dieu merci, conservés.
Des membres de son groupe de Paris l’avaient chargée
de présenter à Padre Pio leurs chagrins et leurs espérances,
elle accomplit la promesse qu’elle leur avait faite.
« Une vingtaine de mes amies et amis implorent la béné
diction du Padre Pio. Ce sont toutes des personnes qui ont
des vies difficiles ou qui, comme moi, ont perdu un enfant
bien-aimé. Personnellement, je ne demande qu’un regard
du Padre sur ma vie douloureuse. Ayant écrit plusieurs
livres, je me permettrai de lui en envoyer un. Le livre que
je lui demande de bénir a pour titre « Votre très humble ser
viteur Vincent de Paul ». Il est l’œuvre d’un auteur catho
lique français, André Frossard, qui demande l’aide du
Padre Pio. Est également liée à l’ensemble de ce projet une
conversion. Je m’excuse de n’avoir que mon exemplaire à
lui faire remettre. Il remarquera la dédicace: AMadame de
Jouvenel, en attendant d’écrire un Padre Pio… »
La lettre fut remise au Père Benigno et le livre fut béni.

16 juin 1960. La Rocheville


Man chérie, j’entends des voix qui me parlent et me
disent pour toi beaucoup de choses, mais je ne peux te les
transcrire, car ton oreille n’est pas assez subtile. Tu finis
par vivre comme tout le monde, lorsqu’il faudrait vivre au
niveau surabondant de la surabondance irréelle.
L’éclosion mystérieuse de l’extase intérieure ne peut se
produire qu’au diapason de l’éther céleste.
Dans certains marais, des bulles viennent éclore à la
surface de l’eau — détache ton âme de la vase.
J’entends des voix qui me parlent: n’oublions jamais
que, la plupart du temps, Roland transmet ce qui vient de
plus haut. Il est un relais, il est situé dans la hiérarchie.
Les tablettes d’or 279

3 juillet 1960
Man, l’homme libéré possède une longueur d’onde diffé
rente de celle de l’homme tout court. Son potentiel d’éner
gie émettrice et réceptrice a la possibilité de s’accorder au
plan cosmique, d’où la série d’actes orientés.
Les profanes parlent de hasard. Pour ceux qui savent, ils
distinguent très vite les lois qui régissent les événements.

5 juillet 1960
Les êtres perméabilisés aux influx éthériques doivent
être reliés par un rythme physique de gestes communs.
D’où la nécessité d’une pratique cosmique.

16juillet 1960
Le plus petit caillou, une feuille, le brin d’herbe, le
roucoulement du pigeon, constituent l’ensemble qui crée le
TOUT. Même le cri du grillon détermine une vibration qui
se place dans l’évolution pyramidale.

La Seconde Vie s’achève en 1962. Le 18 février de cette


année-là, Roland dicte une prophétie tragique: Vous entrez
dans l’ère de l’autodestruction. Les attentats, les suicides,
les accidents, les conflits qui sévissent en si grand nombre
en sont la preuve: s’entretuer, démolir, détruire, s’incor
porent aux automatismes sociaux.
Dix-sept ans plus tard, nous savons ce qu’il faut mettre
sous ces mots: conflits, accidents, suicides, attentats, auto
destruction.
Si l’on pose à Roland une question concernant l’avenir,
il se tait ou même il se fâche, ne tolérant pas qu’on le
prenne pour un devin. En revanche, si on ne lui demande
rien, s’il s’agit non plus de préoccupations personnelles,
mais du destin de la France et du monde, spontanément il
prophétise. Spontanément, mettons l’accent sur ce mot,
comme il le met lui-même, car tout son enseignement
280 Les tablettes d’or

s’articule sur cette idée: ce qui est spontané est pur, ce qui
est spontané est vrai.
Les esprits en savent plus que nous sur l’avenir, mais ils
ne sont pas omniscients. Ils sont dans la situation d’un
voyageur qui, gravissant une montagne, découvre un pano
rama de plus en plus vaste. Cependant, plus il monte, plus
les détails se perdent… d’où le vague de leurs prédictions.
La précognition, que l’état spirituel facilite et exalte,
opère déjà sur notre plan, et les savants de pointe n’hésitent
pas à le reconnaître. Ainsi Olivier Costa de Beauregard
affirme qu’il lui semblerait, en tant que physicien relati
viste, fort étrange qu’elle n’existât pas. Dans la relativité,
explique-t-il, on ne constate pas de clivage entre le présent
et le passé; cette dichotomie n’est réelle que pour l’obser
vateur. La matière est étendue dans le temps comme elle
l’est dans l’espace. Certaines facultés de l’esprit doivent
nécessairement et naturellement se prolonger dans la
dimension temporelle.
Dans une lettre qu’il m’écrivit « en ce dimanche des
Rameaux 1979 », Olivier Costa de Beauregard a bien
voulu développer sa pensée sur ce point capital:
« La physique mathématique (qui parvient à habiller
« très près du corps » la physique expérimentale, avec l’ai
sance et l’élégance d’un habit bien coupé) soulève un cer
tain nombre de problèmes d’interprétation philosophique
extrêmement ardus. Ces problèmes sont dus en grande par
tie au fait que la conceptualisation de la psychologie, de la
métaphysique et de la théologie s’appuient sur un certain
nombre de préjugés du sens commun. Préjugés = juge
ments trop hâtifs.
L’un de ces préjugés était que le présent seul existe, que
le passé n’existe plus, et le futur pas encore. Bergson expri
mait cela en disant que, selon cette vue, « l’univers meurt
et renaît à chaque instant, à chaque instant du temps uni
versel de la mécanique galiléo-newtonienne. Cette vue est
Les tablettes d’or 281

radicalement récusée par la théorie de la relativité, dont


l’adéquation avec l’expérience est simplement prodi
gieuse. À la dichotomie passé-futur de Galilée, de Newton
et de M. et Mme Toulemonde, la relativité d’Einstein et
Minkowski substitue la trichotomie passé, futur, ailleurs,
laquelle, dans les systèmes d’unités où la vitesse de la
lumière est trouvée très grande, tend pratiquement vers
l’ancienne dichotomie, en expulsant la région Ailleurs,
comme un noyau de cerise pincé entre deux doigts.
En raison d’un impératif géométrique (de la théorie de
l’espace-temps quadridimensionnel), la relativité est obli
gée de penser le temps comme déployé en acte en sorte que
passé, présent et futur existent à la fois; à la fois n’étant
pas, bien entendu, synonyme d’en même temps, cette der
nière locution n’ayant plus de sens intrinsèque. La phy
sique relativiste pense toute chose sub specie aeternitatis,
avec son évolution déployée en acte, en acte au sens
d’Aristote, qui n’est pas synonyme de présentement. Si
l’on y tient, on peut dire qu’elle pense tout dans un éternel
présent, mais alors présent n’est plus du tout synonyme de
la même locution chez Galilée, Newton et
M. Toulemonde. »
CHAPITRE XXV

SA TROISIÈME PERSONNALITÉ

Voilà les écrits parmi lesquels il fallut faire un choix.


Voici à présent celle qui les transcrivit, telle que je l’ai
connue dans la dernière décade de sa vie.
Je l’avais rencontrée au colloque de Saint-Clémentin,
organisé en juillet 1963 par Marie-Magdeleine Davy, qui
m’avait demandé de faire trois conférences sur Teilhard de
Chardin, et qui, elle-même, nous parla de Simone Weil (1).
Il y avait dans l’assistance une petite dame aux yeux très
noirs, mince, bien habillée bien coiffée, qui ne prenait
jamais la parole. Elle n’apparaissait que l’après-midi et
attirait d’autant plus l’attention qu’elle ne cherchait pas à
se mettre en valeur.
Nous fîmes connaissance… Je fus aussitôt conquis: l’a
mitié a, elle aussi, ses coups de foudre. Je m’arrangeais
pour être placé à côté d’elle à table, pour la retrouver à la
promenade. J’aimais sa conversation primesautière, son
esprit, son charme. Elle possédait en effet largement cette
dernière denrée devenue si rare. Les hommes qui l’appro
chaient y étaient particulièrement sensibles, ce qui lui valut
toute sa vie d’excellentes amitiés masculines.
Sa troisième personnalité rayonnait du même charme
que les deux précédentes: que ce fût la jeune fille que
Maeterlinck avait traitée en nièce gâtée, Maurice Rostand
en Égérie romantique, et Maurice Barrès en émule pleine
de promesses; ou bien la jeune femme qui voulait étonner
son mari, sa famille et son entourage mondain par l’audace
de ses romans et de ses reportages.

(1) Elle l’avait connue en Khâgne, au lycée Henri-IV. Elle lui a


consacré un ouvrage, qui est une solide synthèse de sa philosophie.
Les tablettes d’or 283

J’ignorais tout de ses recueils de messages car, à l’é


poque où ils avaient paru, j’étais en occupation en
Autriche, puis en Allemagne, et ne venais en France que
pour de brèves permissions. J’avais perdu contact avec la
vie intellectuelle et spirituelle de Paris. Que pouvait-il y
avoir dans ces ouvrages sur lesquels elle était si discrète?
Je n’osais le lui demander directement. Une bonne âme se
chargea de me renseigner: « La pauvre, elle s’imagine
recevoir des communications de son fils défunt! »
Quand le colloque s’acheva, nous échangeâmes nos
numéros de téléphone avec promesse de nous revoir à
Paris. En général, c’est une formule qui n’est pas suivie
d’effet. Tel ne fut pas le cas et l’appel de septembre précé
da des centaines d’autres.
Quand je la revis chez elle rue de Rivoli, elle m’offrit Au
Seuil du Royaume et ce fut le deuxième coup de foudre.

***

La personnalité du scripteur est aussi importante que


celle de l’inspirateur, car finalement tout repose sur le
témoignage de celui qui reçoit, sur le postulat de son hon
nêteté. Aucun contrôle n’est possible, nulle électrode ne
pourra être placée sur son front lors de la dictée. Il faut le
croire sur parole lorsqu’il dit: cela ne vient pas de moi.
Sa sincérité doit être totale, mais si la sincérité est néces
saire, elle n’est pas suffisante. Il ne manque pas de per
sonnes extrêmement sincères… et extrêmement farfelues.
Il est indispensable que l’atmosphère autour de l’être qui
reçoit soit saine, rationnelle, pure, et que lui-même soit
harmonieux et pondéré.
Or, Marcelle de Jouvenel, de par ses ascendances nor
mandes et son mode de vie, était parfaitement équilibrée.
284 Les tablettes d’or

Très au courant des affaires de ce monde, elle n’avait rien


d’une rêveuse ou d’une exaltée. Jamais elle n’a tenu de ces
propos loufoques, comme on peut en entendre chez tant de
personnes qui naviguent sans boussole sur les eaux psy
chiques. Elle gardait en toutes circonstances son sens cri
tique, parfois même à l’excès. Il y avait même en elle un
indéracinable fond de scepticisme qu’elle ne dévoilait
qu’aux intimes. Cet équilibre, elle le trouvait, elle le gar
dait par un contact permanent avec le Divin qu’elle s’effor
çait d’atteindre par les moyens classiques: prières, messes,
communions fréquentes. Elle fut véritablement convertie
par son fils, car jusqu’à l’arrivée des messages elle était
agnostique. Elle l’a déclaré elle-même plus d’une fois : « Je
n’étais catholique que du bout des lèvres. »
La pierre de touche de l’équilibre, de la santé de l’âme,
c’est la gaieté, rare qualité, dont elle était abondamment
pourvue. Ce qui frappait en elle, c’était sa drôlerie.
— On me l’a reprochée, me disait-elle. Je ne peux tout
de même pas me promener les yeux baissés, drapée de
voiles noirs.
Que de parties de fou-rire entre elle et moi, dans son
salon de la rue de Rivoli! De temps à autre éclataient dans
la porte de Roland ce que, faute de mieux, j’appelle des
étoiles sonores.
— Allons bon, s’écriait-elle. Voilà qu’on nous écoute! Il
va falloir être sérieux.
— Je ne vois pas pourquoi cette vie future, qui nous inté
resse tant, serait une chose sinistre et sépulcrale.
Il fallait l’entendre raconter comment une immense
armoire normande s’était renversée sur elle et avait failli la
tuer. « Ça, c’est encore un coup de Roland. Pensez donc!
Il est tellement pressé que je vienne le rejoindre. Mais je
suis bien tranquille, la prochaine fois, il ne me ratera pas ! »
Il s’est passé après sa mort, chez son notaire qui devait
me remettre la lettre par laquelle elle me confiait ses
Les tablettes d’or 285

manuscrits, une scène qui l’aurait beaucoup amusée, elle


qui avait un sens si aigu de l’humour.
Je suis d’abord reçu par le premier clerc… qui a un cer
tain nombre de questions à me poser. Il y a différentes
choses qu’il ne saisit pas très bien.
— Je lis dans les statuts que vous m’avez apportés que
la Fondation a pour mission de diffuser la pensée et les
livres de M. Roland de Jouvenel.
— C’est exact. Il y a cinq livres en tout!
— À quel âge est mort M. Roland de Jouvenel?
— À quatorze ans et demi.
— Et il avait déjà écrit et publié cinq livres!
— Ah! non, il les a écrits après sa mort… entre 1946
et 1968. Sa mère n’a fait que les publier.
Stupeur, ahurissement du premier clerc! Je me vois dans
l’obligation d’éclairer sa lanterne des fulgurations de l’ul
tra-monde et de lui faire tout un historique de la question:
un véritable petit cours d’initiation aux messages d’origine
christique.
Sur ces entrefaites arrive le notaire lui-même. Va-t-il fal
loir recommencer tout ce catéchisme? Non, Dieu merci, il
est au courant. Ces choses, qui ont renversé le premier
clerc, ne semblent pas l’émouvoir. C’est un homme qui en
a vu d’autres.
Si le travail avec elle était détendu, amusant, vivant, il
était loin d’être facile, tant elle se montrait changeante,
passant brusquement de l’enthousiasme le plus solaire au
découragement le plus nihiliste. Mais cela ne durait pas et,
le lendemain, elle s’embarquait allégrement sur ce qu’elle
même appelait ses bateaux fleuris.
Si elle était réaliste et efficace pour les choses immé
diates, elle était fort insouciante pour les choses lointaines.
Elle avait l’irritante habitude de repousser de mois en
mois, de trimestre en trimestre les décisions à prendre.
286 Les tablettes d’or

— Je pars en voyage. On verra ça à mon retour.


Je grondais:
— Vous êtes comme les éditeurs. Vous avez l’éternité
devant vous. Oui, c’est d’accord, nous avons l’éternité
devant nous, mais pas sur cette terre.
Elle rétorquait:
— J’ai fait tout ce que j’ai pu. Si Roland veut que ça
marche, qu’il fasse quelque chose! À lui de jouer!
— Vous ne voulez pas comprendre que, sur les plans
matériels, ils ne peuvent plus rien, ou presque. À la
rigueur, ils peuvent influer sur le mental des incarnés.
Encore faut-il que ce mental ne soit pas de béton! Enfin, ce
n’est tout de même pas à Roland d’aller tirer les sonnettes!
— Ce n’est pas à moi non plus.
— Vous, vous avez votre téléphone.
— Mon téléphone, parlons-en. Avant-hier, j’appelle
les Éditions X. Je tombe sur une secrétaire à la voix pâ
teuse qui refuse de me passer un de ces messieurs. Je me
fâche. Je lui dis: « Mais enfin, Mademoiselle, je suis
Madame de Jouvenel! » Vous savez ce qu’elle me répond,
tout en mâchant son chewing-gum? — « Et après! Qui
c’est ça Madame de Jouvenel ? » Ah! la la, quelle époque!
Un de ces quatre matins, je vais me retirer dans une grotte.
— Une grotte avec chauffage central, moquette, salle de
bains, télévision et téléphone.
Elle n’avait rien de ces femmes mythomanes, exces
sives, comme il y en eut dans son entourage. Ce n’était pas
une de ces grandes prêtresses de l’Invisible qui voient des
signes partout, qui vivent dans un enchevêtrement de coïn
cidences, de présages et de miracles à la petite semaine.
Elle gardait la tête froide et elle avait un certain mérite
dans cette ambiance survoltée qui se créa au début autour
d’elle. Elle refusa de se laisser glisser sur la pente de l’ido
lâtrie des disparus en général et de son fils en particulier.
Les tablettes d’or 287

Un correspondant affirmait que son petit garçon en dan


ger de mort avait été sauvé par Roland. Il apportait des pré
cisions qui étaient convaincantes et ses lettres donnaient
une impression de sincérité et d’authenticité. Elle ne me
permit pas d’en parler quand j’écrivis Qui est Roland ? « Je
ne veux pas en faire un saint! »
Il y eut aussi de braves personnes qui voulaient faire
d’elle une sainte: on se souvient de l’épisode de la
Polonaise qui s’agenouilla pour baiser sa robe.
Il y en eut d’autres qui suppliaient:
— Demandez à Roland d’intervenir pour moi! Faites
qu’il m’obtienne cette grâce.
Tout cela la mettait mal à l’aise et ne faisait qu’éveiller
sa suspicion. Elle n’était pas dupe des flatteries et des affir
mations excessives. « Je ne vis que pour Roland », écrivait
l’une. « Au Diapason du Ciel, c’est le livre du siècle »,
vaticinait une autre. « C’est le cinquième Évangile », ren
chérissait un troisième.
Ce Monsieur vint à Paris. Il demanda à voir la chambre
de Roland. Il y mit une telle insistance que Marcelle de
Jouvenel ne put refuser. Elle fit ce qu’elle faisait en pareil
cas : elle alluma toutes les bougies et introduisit le visiteur.
Il se produisit alors un phénomène bizarre. Il y eut une
sorte de tempête parmi les flammes. Tempête non pas de
joie ou de bienvenue, mais de rage et d’inquiétude.
Tempête qui dégénéra en début d’incendie. Marcelle de
Jouvenel en fut frappée. Dès lors, elle eut de la méfiance
pour cette personne et, parla suite, les événements lui don
nèrent raison.
Certaines mêmes se prétendaient en communication
directe avec son fils.
— Je suis bien perplexe, me confia-t-elle un jour, une
lectrice prétend avoir reçu un message de Roland. Voici le
texte! Dites-moi ce que vous en pensez.
288 Les tablettes d’or

— Moi, je trouve ça mièvre, vague, banal, enfantin. Si


c’est de lui, il a bien baissé.
— C’est aussi mon avis, dit-elle.
— D’ailleurs, aussi longtemps que vous êtes de ce
monde, votre fils n’a aucune raison de s’adresser à quel
qu’un d’autre.
— Alors, selon vous, quel est le criterium d’authenticité?
— La qualité du message. Je me réfère toujours à cette
parole: « Vous jugerez l’arbre à ses fruits. » Cela me
semble d’une saine méthodologie.
Et j’ajoutai, doctoralement gaffeur:
— La qualité du message, il n’y a pas à sortir de là. Son
contenu intellectuel et spirituel doit dépasser le niveau
intellectuel et spirituel du scripteur.
— Ah! bon, merci tout de même!
— Oh! excusez-moi, je ne voulais pas vous froisser.
— Ce que vous me dites me fait, au contraire, le plus
grand plaisir. Je suis ravie quand on affirme autour de moi :
« Elle serait bien incapable de tirer ces textes d’elle-même.
Toutes ces choses la dépassent! »
Marcelle-Maurette, qui fit elle aussi sa connaissance en
1963, partageait ce point de vue. Comme son mari, alors
très sceptique, lui disait: « Tu penses vraiment que cette
main élégante et mondaine est l’instrument de l’au
delà? », elle répondit avec assurance : « Oui, un instrument
privilégié. Dieu ne peut-Il tout permettre? Marcelle de
Jouvenel est agie à la manière de certains artistes de race.
Et justement je vois une raison supplémentaire d’authenti
cité dans cette différence frappante entre le ton des messages
et le style « élégant et mondain » de la réceptrice. »
Et l’auteur de Teresa d’Avila, orfèvre en matière mys
tique, citait à l’appui les propos de tel révérend père deve
nu par la suite prince de l’Église: « Ces messages… cette
écriture, ma mère (2) n’a fait que cela toute sa vie. »

(2) Marcelle de Jouvenel échangea une correspondance avec


cette dame.
Les tablettes d’or 289

Marcelle-Maurette avait été rendue réceptive par la


mort de son père. Il fallut sa mort pour convaincre à son
tour son mari.

***

Comme à tous ceux qui, non contents d’écrire, s’avisent


de publier, on fit à Marcelle de Jouvenel le reproche d’or
gueil. Mais rien n’est plus immérité. Où est l’orgueil dans
les deux lignes qui servent de préambule au Diapason?
« Je livre ces textes en toute simplicité, tels que je les ai
reçus, avec leurs imperfections et inégalités. »
Où est l’orgueil, quand dans tous les colloques et toutes
les tables rondes, elle gardait le silence?
Où est l’orgueil, quand elle publiait certains messages
où Roland lui reproche sa légèreté, sa paresse, la lenteur de
ses progrès, son manque de profondeur? Il lui aurait été
facile de les modifier ou de les écarter.
Elle était suffisamment intelligente pour connaître ses
manques. Elle savait que ses connaissances ésotériques et
théologiques étaient celles d’une femme du monde. Dans
La Seconde Vie, page 98, elle attribue allégrement à saint
Jean de la Croix un passage de saint Jean l’Évangéliste.
Il y a un autre signe de l’authenticité du message: la
facilité avec laquelle il est écrit. Cela coule de source et la
source est abondante et limpide. Cela ne sent ni la peine, ni
le travail, mais bien au contraire le don, la grâce. La
phrase est souple et avance sans encombres d’un mou
vement heureux.
Tous les gens qui écrivent, même ceux qui sont doués,
savent combien cela est ardu, combien il faut reprendre,
raturer, compléter, changer. Ce n’est qu’à force de repen
tirs que l’on arrive à la formule exacte et harmonieuse. Or,
quand Marcelle de Jouvenel écrivait quelque recension ou
290 Les tablettes d’or

article pour les Cahiers de la Rocheville, c’était un amphi


gouri de surcharges, de reprises, de corrections diverses;
au bout d’un certain temps, c’était illisible. Elle peinait
énormément et m’appelait au secours si j’étais dans les
parages: « Tenez, vous ferez ça mieux que moi! » Au
contraire, quand il s’agissait des messages, elle écrivait
d’un seul jet, tout arrivait avec rapidité, aisance et harmo
nie. L’écriture elle-même changeait du tout au tout: la
sienne était épaisse, irrégulière, penchée vers la gauche;
celle des messages mince, régulière, élancée vers la droite.
Il était de bon augure que ma rencontre avec Roland, par
l’intermédiaire de sa mère, ait eu lieu sous le signe d’un
penseur aussi considérable que Teilhard. Celui qui avait
réinséré le phénomène métaphysique dans le cosmos et fait
se rejoindre matière et esprit au point Omega; celui qui
écrivait: surnaturel ne peut signifier que suprêmement
réel, celui qui voyait le germe de l’immortalité dans notre
exigence de l’irréversible, dans notre désir de garder à
jamais l’acquis, énonçait en termes de philosophie, de
théologie et de science, ce que le jeune messager, parvenu
dans les sphères christiques, dictait dans sa langue de cris
tal et de gemme.
CHAPITRE XXVI

LA RECHERCHE DE L’ESSENTIEL

Les Éditions de la Colombe ayant dû cesser toute activi


té (la spiritualité n’est jamais rentable), Marcelle de
Jouvenel ne parvenait plus à publier les textes qu’elle
continuait à recevoir depuis 1960. Elle s’en désespérait
lorsque le 2 mai 1968, vingt-deuxième anniversaire du
départ de Roland, elle fit la connaissance de la personne
qui devait être son nouvel éditeur. Deuxième coordonnée
de temps: le livre parut le 9 juillet, anniversaire de la nais
sance de son fils.
Ces deux dates si rapprochées, trop rapprochées, donnent
l’explication du désappointement que ressentirent les lec
teurs: ils ne retrouvaient pas la pureté d’inspiration des trois
premiers ouvrages. Ils constataient que la pensée de la mère
interférait sans cesse avec celle du fils et se rendaient bien
compte que son journal personnel, avec ses lectures et ses
impressions de voyages, était inextricablement mélangé
avec les messages.
Il faut dire, à la décharge de l’éditeur, que la confusion
existait déjà dans le manuscrit dactylographique qui lui fut
remis. Cela, je l’ai découvert tout récemment, en mettant la
main sur un autre manuscrit plus ancien, où le texte de la
mère, lignes courtes et un seul interligne, était nettement
séparé de celui du fils, lignes longues et double interligne.
Et j’ai constaté qu’elle avait mis sous forme impersonnelle
et générale des paroles très directes.
Voici un exemple: Roland n’appréciait pas tellement les
perpétuels voyages de sa mère qui rendaient impossible
292 Les tablettes d’or

tout travail suivi. Il le lui avait dit à plusieurs reprises, il le


lui répète avec ménagements le 18 mai 1960:
Ton lot est peut-être celui de chercher. Momentanément,
tu ne te fixes nulle part, comme un pèlerin, tu avances sur
les chemins, sur les routes, tu vas de région en région, sorte
de nomadisme intérieur qui te fait errer de pays en pays.
Seule, la mort sera pour toi le terme, ta libération ne peut
venir que du trépas.
Et cela devient dans la Seconde Vie:
« Votre lot souvent est celui de chercher. Vous ne vous
fixez nulle part; comme des pèlerins, vous avancez sur les
chemins, sur les routes. Vous allez de région en région,
sorte de nomadisme intérieur qui vous fait errer de pays en
pays. Seule, la mort sera le terme, la libération ne peut
venir que du trépas. »
C’est d’ailleurs ce nomadisme, ce perpétuel besoin de
vaguer d’aéroport en aéroport qui est à l’origine de toutes
les négligences que l’on constate dans la Seconde Vie.
Un beau matin de mai 1968 (c’est évidemment une for
mule, car les matins d’alors n’étaient pas si beaux), coup
de téléphone de Marcelle de Jouvenel. Elle a la voix guille
rette et fébrile des veilles de départ. Je le lui fais observer.
— Oui, c’est vrai, je m’évapore, je ne peux plus vivre
dans ce climat d’émeute.
Ce ne sont tout de même pas les Massacres de
Septembre!
— Septembre ou pas, je prends demain l’avion pour
l’Italie.
— Bien, bien, parfait, dis-je d’un ton grinçant. Et les
épreuves de la Seconde Vie ? Dites au moins à votre éditeur
de me les envoyer.
— C’est inutile! Je serai rentrée avant le tirage. Nous
verrons ça, vous et moi, à mon retour.
Pendant un mois, il fut impossible de prendre contact
avec celle qui partait toujours sans laisser d’adresse.
Les tablettes d’or 293

Enfin, le 25 juin, arriva une carte postale expédiée


d’Arma di Taglia: « Je suis heureuse de me reposer un peu
après toutes les émotions du mois de mai! »
Sur les épreuves de la Seconde Vie, pas un mot!
De nouveau, dix-huit jours de silence, puis le 12 juillet
surgissent simultanément à mes deux adresses deux lettres
dont je fais la synthèse:
« J’arrive à Paris. Je ne sais où vous joindre. Contraire
ment à ce que je pensais, ils ont déjà fait sortir mon livre,
imprimé en vingt jours! Je voudrais vous le remettre. J’ai
écrit à Asnières, j’ai envoyé un message à Cergy.
Téléphonez-moi pour me dire si vous venez à Paris.
Vous ne pouvez pas savoir le drame qui s’est passé au
sujet de cette publication. Enfin la Seconde Vie est tout
de même là. »
Je téléphonai donc à la Vagabonde. Passant sur l’esca
pade italienne et sur le long silence qui en était résulté,
j’allai droit au but:
— Alors, ce livre?
— Il est arrivé le 9 juillet, tout blanc, tout frais dans sa
couverture pelliculée. Il a vraiment très bonne mine.
— Bravo pour la bonne mine! mais le contenu?
— Ah! mon pauvre ami, des coquilles! des coquilles
comme s’il en pleuvait! Faut-il qu’il y en ait pour que je
les voie!
— Oui, en effet!
— Toujours aussi aimable. Et quel méli-mélo entre mon
journal et les messages!
— Et les épreuves? Ça sert à quoi? Moi, je n’ai rien
reçu, puisque vous n’aviez laissé aucune instruction. Mais
vous, vous les avez vues, ces sacrées épreuves?
— Mais non, ce n’était pas possible…
— Comment, ce n’était pas possible?
— Je n’avais pas d’adresse fixe… puisque je voyageais
au gré de mes envies.
294 Les tablettes d’or

— Le contraire m’eût étonné…


— Oh! je sais ce que vous allez me dire…
— C’est pourquoi je ne vous le dirai pas.
— Vous ne me faites pas la morale?
— Je m’en garderai bien, on ne raisonne pas un courant
d’air. À propos, quand repartez-vous?
— Je ne repars plus. Je passerai l’été aux Andelys. Vous
viendrez m’y voir. J’inviterai Gabriel Marcel… Vous pour
rez lui lire quelques chapitres de vos Témoins…
— Enfin une bonne idée!
— Enfin un mot gentil!
Et ce beau projet se réalisa: Gabriel Marcel vint aux
Andelys. Il écouta mes chapitres, il les enrichit de ses
suggestions, de ses objections, de ses demandes d’explica
tions supplémentaires.
Il fut gai, charmant, éloquent, s’accommodant de tout,
ne se plaignant jamais des handicaps et des souffrances
que lui infligeaient ses mauvaises jambes et sa vue plus
mauvaise encore. Sa bonne humeur ne disparaissait qu’à
l’heure des informations de la radio: on était en août 1968 :
le printemps de Prague s’achevait en tragédie.
Il appréciait la bonne chère, les joyeux propos, et même
les promenades en auto à travers la campagne et la forêt
normandes, idylliques trajets que la myopie et la témérité
de Marcelle de Jouvenel transformaient en équipées plus
dangereuses que la traversée du Rio de Oro.
— Nous avons tout notre temps, n’allons pas trop vite,
conseillait le philosophe du fond de la voiture.
— Les anges nous protègent! s’écriait la conductrice
intrépide.
— Oui, bien sûr, opinai-je à mon tour, mais il ne faut pas
compliquer leur travail.
Elle protesta qu’elle n’avait jamais eu le moindre accident.
— C’est parfaitement exact, observai-je, mais il ne faut
pas le clamer comme ça. Vous allez tenter le sort.
Les tablettes d’or 295

— Oh! ce qu’il est superstitieux!


Brusquement, elle s’arrête et colle son nez sur le pare
brise:
— Où sommes-nous?
— Mais je pensais que vous le saviez. Vous connaissez
le pays ?
— Vous pensez, depuis le temps! L’ennui, c’est que je
ne le reconnais jamais. Quel est ce carrefour? Je ne vois
aucune signalisation.
— Ce n’est pas un carrefour, chère amie, c’est une cour
de ferme.

***

Ce qui intéressait Gabriel Marcel dans mon travail sur


les Témoins de l’Invisible (c’est lui qui me donna le titre),
c’étaient avant tout les concordances, les similitudes qui
s’en dégageaient. Des êtres qui n’avaient pu se connaître
sur la terre, puisqu’ils appartenaient à des époques diffé
rentes, à des pays différents, vivaient dans l’autre monde
les mêmes expériences, formulaient les mêmes principes,
aboutissaient aux mêmes conclusions.
Cette cohérence, cette appréhension globale de phéno
mènes identiques le frappèrent tout particulièrement. Il me
le dit et, ce qui fut encore plus précieux, il l’écrivit dans sa
préface, il le déclara en public lors de l’échange de vues
qui conclut l’hommage que lui rendit, en 1969, l’Institut
Métapsychique International à l’occasion de ses quatre
vingts ans.
À la fin de l’entretien entre le Dr Martiny, Gabriel
Marcel et M. René Poirier, de l’Institut, ce dernier posa au
philosophe une question qui était une synthèse de ses
préoccupations au sujet de l’au-delà:
— Quel genre d’existence peut-on prêter à ces êtres dont
nous savons simplement qu’ils sont là, qu’ils répondent à
296 Les tablettes d’or

notre amour et qu’en un certain sens ils nous aident? Mais


ce n’est que quelque chose d’un peu confus, n’est-ce pas?
Ce n’est qu’un élan, ce n’est qu’une intuition. Est-ce qu’on
peut leur donner, sur un point comme celui-là, une sorte
de figure ?
— Cher ami, répondit Gabriel Marcel, là, je vous renver
rai, par exemple, aux textes essentiels de Roland de
Jouvenel. J’ai fait allusion, tout à l’heure, à des faits qui
avaient été très importants pour moi, après ma propre
expérience. Il est certain que ma rencontre avec Mme de
Jouvenel a été l’un de ces faits. À partir du moment où j’ai
lu les messages de Roland, j’ai dit: « Je parie pour l’au
thenticité de ces textes! » Cela ne veut pas dire qu’il n’y
ait pas, peut-être, dans ces messages, certaines lacunes,
mais il y a tout de même toute une série d’éléments dont
personne ne peut prétendre, d’une manière raisonnable,
qu’ils émanent de l’inconscient de Mme de Jouvenel. Cela
n’est pas sérieux, cela ne peut se défendre, ou bien il faut
admettre que l’inconscient n’a aucune espèce de rapport
avec ce qui est connu d’une personnalité. Alors, pourquoi
répéter sans cesse que c’est l’inconscient de cette femme?
Cela ne veut rien dire. C’est un des points sur lesquels je me
suis prononcé d’une manière extrêmement catégorique; je
me suis engagé et je m’engage encore à cette minute.
« Je me suis engagé et je m’engage encore» : une fois de
plus, il défendait les messages et ceux qui les défendent.
« Je me suis engagé et je m’engage encore »: il n’y avait
que lui pour prononcer publiquement de telles paroles sur
de tels sujets.
Marcelle de Jouvenel et moi, nous en avons connu de
ces gens qui ont eu des expériences de l’au-delà, qui en
parlent volontiers un verre à la main au cours d’un cock
tail, mais qui refusent de témoigner publiquement là-des
sus pour ne pas nuire à leur carrière philosophique, litté
raire, ecclésiastique ou simplement sociale. Gabriel
Les tablettes d’or 297

Marcel, lui, ne se défilait jamais. L’expression peut sembler


familière, mais je n’en vois point d’autre pour désigner l’at
titude de cet homme qui, toute sa vie, n’eut qu’une parole.
En outre, sur le plan philosophique, nous lui étions
reconnaissants d’avoir réfuté l’hypothèse de l’inconscient.
Il est toujours irritant en effet de se voir jeter à la figure ce
fameux inconscient par des personnes qui, n’ayant fait
aucune étude de psychologie, seraient bien en peine de
vous expliquer en quoi il consiste et de vous donner la
recette de leur tarte à la crème.
Il faut bien que l’inconscient (qu’elles nomment
d’ailleurs abusivement subconscient) ait de profonds rap
ports avec le conscient, sinon on ne sait plus de quoi on
parle. L’inconscient est de même nature que le conscient, à
l’image des eaux profondes de l’océan qui sont de même
composition que les eaux de surface. La seule différence
entre les trois couches: inconscient, subconscient, conscient,
réside dans le degré de luminosité.

***

Cependant, si les connaisseurs, les fidèles de Roland


étaient quelque peu déçus, la presse eut des réactions inté
ressantes:
« Croyez-vous à une communication possible avec l’au
delà? demandait Claudine Jardin dans le Figaro. Si cette
idée vous fait sourire, n’abordez pas le petit livre de
Marcelle de Jouvenel La Seconde Vie (La Palatine). Sachez
seulement que l’auteur était, au départ, aussi sceptique que
vous. Et hostile, non seulement au mysticisme, mais même
aux pratiques religieuses les plus orthodoxes. La mort de
son fils Roland « fusillé par les soldats de Dieu » à l’âge de
Radiguet (1), obligea sa mère à réviser ses positions. Après

(1) Roland mourut à quatorze ans et demi; Radiguet à vingt ans.


298 Les tablettes d’or

avoir longtemps résisté, elle laissa sa main courir sur le


papier. Depuis, Marcelle de Jouvenel n’a cessé de dévelop
per ce « sixième sens » que possèdent les mystiques. Elle
nous livre ses méditations sur cette forme active de vie
intérieure qui va jusqu’à produire des phénomènes d’ultra
conscience.
Phénomènes qui ont passionné bien des écrivains, de
Maeterlinck à Raymond Abellio… »
Cette forme active de vie intérieure, Robert Aron, dans
Les Nouvelles Littéraires, la rapprocha de celle de C.G.
Jung, établissant un intéressant parallèle entre La Seconde
Vie et Ma Vie de psychanalyste suisse, que nous ne saurions
suivre dans ses conclusions, puisque pour lui la survie est un
arrêt de l’évolution, tandis que pour nous MOURIR, C’EST
MÛRIR.
« Les souvenirs de Jung, comme les témoignages réunis
par Marcelle de Jouvenel dans son livre La Seconde Vie,
posent un problème qui, d’un point de vue métaphysique,
est un problème essentiel. Nos deux auteurs sont persuadés
que la vie continue après la mort et que les disparus
peuvent entrer en communication directe avec les vivants.
Mais si la conscience continue après le décès, si les dispa
rus restent en contact avec nous, quelle est leur situation
par rapport à nous, quelles sont leurs intentions à notre
égard, que nous apportent-ils et que leur apportons-nous?
La première réponse est de C.G. Jung, c’est-à-dire du
psychanalyste qui, après Freud, dont il s’est séparé, exerce
la plus grande influence sur la pensée d’aujourd’hui, en
cherchant à réconcilier l’esprit et le subconscient. Sa
réponse à la question qu’il se pose est étrange et va à l’en
contre de tous ceux qui, depuis des millénaires, croient que
mourir consiste à passer dans un monde meilleur que le
nôtre et surtout plus évolué. Pour lui, les morts sont en
quelque sorte stoppés dans leur évolution spirituelle au
moment de leur décès et ont besoin des vivants pour pou
Les tablettes d’or 299

voir continuer et parfaire leur évolution. « C’est seulement,


écrit-il, ici, dans la vie terrestre, où se heurtent les contraires,
que le niveau général de conscience peut s’élever. Beaucoup
d’êtres humains, à l’instant de leur mort, sont, non seule
ment restés en deçà de leurs propres possibilités, mais aussi
loin en arrière de ce que d’autres hommes avaient déjà, de
leur vivant, rendu conscient. C’est pourquoi ils reviennent
vers nous, c’est pourquoi ils s’adressent à nous, espérant à
notre contact acquérir dans la mort cette part de conscience
qu’ils n’ont pas acquise pendant leur vie. » Nous sommes là,
à proprement parler, dans le domaine de l’indémontrable;
peut-être la psychanalyse sort-elle un peu des limites qui lui
sont propres.
En tout cas, Mme Marcelle de Jouvenel pense exac
tement le contraire, et elle fait, depuis plus de vingt ans,
une expérience bouleversante qui l’a conduite à publier
cinq livres de témoignages d’une extraordinaire beauté.
Ainsi, perceptible ou insaisissable, imaginaire ou réel,
l’au-delà manifeste son existence par la dimension nou
velle qu’il ouvre dans nos esprits et par la profondeur
accrue qu’il inspire à nos sentiments. »
La vie présente est en effet illuminée par la perspective
de la vie à venir. Sans la croyance en la survie, la vie pré
sente n’est plus qu’une infra-vie; elle est en propres termes
le voyage au bout de la nuit.
En souvenir des jours lointains, des jours heureux de la
Villa Arnaga, Marcelle de Jouvenel adressa son livre à Jean
Rostand avec une lettre où elle lui disait en résumé: « Je
crains fort que vous n’aimiez pas ces textes. » Son ami de
jeunesse répondit aussitôt: « Pourquoi n’aimerais-je pas
cette « Seconde Vie »? Ce n’est pas parce que l’on essaie
d’être rigoureux que l’on n’est pas touché par la recherche
de l’essentiel, par le goût du recueillement intérieur, par le
sens de l’émerveillement. »
300 Les tablettes d’or

Marcelle de Jouvenel ayant demandé au biologiste


l’autorisation de reproduire ces lignes si importantes, il la
lui accorda, donnant une fois de plus la mesure de sa
générosité.
« Vous pouvez, bien entendu, citer la phrase que je vous ai
écrite à propos de votre livre La Seconde Vie. Elle n’était pas
une formule de politesse, mais l’expression de ma pensée. »
Et le grand savant tint à répéter en post-scriptum:
« Ce n’est pas parce que l’on essaie d’être rigoureux que
l’on n’est pas touché par la recherche de l’essentiel. »

Elle avait toujours éprouvé le désir d’intéresser les


scientifiques à son expérience. Elle avait organisé chez
elle, rue de Rivoli, des tables rondes avec Jean Piveteau,
de l’Académie des Sciences; Charles-Noël Martin, le Dr
Thérèse Brosse, le Dr Larcher, de l’Institut
Métapsychique; le Dr Godel, le professeur Albert
Delaunay, de l’Institut Pasteur; le professeur Fessard, spé
cialiste du cerveau; Gérard Cordonnier, le polytechnicien
mystique; le Dr Ménétrier, le biologiste Rémy Chauvin,
qui avait dirigé avec elle, chez Gallimard, la collection
Aux frontières de la Science.
Les auteurs que Gallimard publia dans ce cadre se
situaient sur les secteurs en flèche de la science actuelle. Ils
mettaient leurs problèmes et leurs investigations en rela
tion constante avec les plus grandes exigences de l’esprit.
À l’écart de toute obédience religieuse, ils s’avançaient
jusqu’au seuil d’un inconnu qui ne sera pas toujours
inconnaissable.
En 1958, elle avait reçu rue de Rivoli le professeur
Robert Oppenheimer aussi compétent en philosophie
orientale et en sanscrit qu’en science nucléaire. Je ne sais
ce qu’ils se sont dit, mais sur l’exemplaire de La Science
et le Bon Sens (2) qu’il lui offrit, je vois qu’elle a souligné

(2) Gallimard, 1955.


Les tablettes d’or 301

un passage où Oppenheimer affirme que les pensées et les


actes de tout homme, qu’il soit agnostique, bouddhiste ou
chrétien, relèvent non seulement de l’histoire, mais aussi
du monde intemporel, car ils participent de la lumière de
l’éternité.
« Ces deux conceptions, celle de la durée et de l’histoire,
et celle de l’éternité et de l’intemporalité, sont deux aspects
de l’effort de l’homme pour comprendre le monde où il vit.
Aucune d’elles n’est contenue dans l’autre et ne lui est
réductible. »

En 1966, à Duke University, à Durham, dans l’État de


Caroline du Nord, elle prit contact avec le Dr J.B. Rhine.
Cette rencontre avait quelque chose de symbolique et
d’exemplaire: d’une part, la parapsychologie, c’est-à-dire
la méthode scientifique, pratiquée en laboratoire; les tra
vaux essentiellement quantitatifs et statistiques; les expé
riences provoquées (Experiment) susceptibles d’être repro
duites à volonté; bref, la volonté d’établir de manière
objective la réalité du paranormal. D’autre part, la médita
tion, la prière, l’ascèse, les entretiens spirituels pratiqués
dans le secret de la maison, du sanctuaire, ou de la nature;
le travail intérieur, essentiellement qualitatif et personnel;
l’expérience vécue (Erlebnis), spontanée, impossible à
reproduire à volonté, car si le correspondant invisible se
tait, rien ne peut le contraindre à parler; bref, le désir de
perfectionnement pour soi-même et de témoignage pour
les autres, la volonté d’établir de manière subjective la
réalité de la vie éternelle.
Les positions, on le voit, étaient assez antithétiques,
mais le professeur Rhine et la mère de Roland se trou
vèrent d’accord pour s’étonner de la monumentale indiffé
rence des Églises, qu’elles fussent protestantes ou catho
liques, américaines ou européennes, à l’égard de travaux
tendant par des voies différentes, mais avec un altruisme et
302 Les tablettes d’or

un sérieux égaux, à prouver le caractère substantiel et exis


tentiel des esprits et de l’esprit, donc de l’Esprit.
En 1967, Marcelle de Jouvenel rendit visite au profes
seur Grassé, en son laboratoire du boulevard Raspail.
— J’ai traversé, lui déclara-t-il, plusieurs phases de ma
vie. Actuellement je dis: il y a un phénomène qui a boule
versé le monde: le phénomène Jésus. Il eut à libérer le
monde de toute une mythologie qui était difficile à effacer
des esprits. Que ce soit dans l’art ou dans notre mental,
nous sommes imprégnés du phénomène Jésus.
Scientifiquement, j’admets les théories qui font remonter à
la matière l’origine de la vie, d’évolution en évolution,
mais on arrive toujours à un moment où nous nous voyons
obligés d’invoquer quelque chose d’extérieur. Appelez
cela comme vous voulez.
Une des choses très importantes de l’existence est la
méditation, c’est dans la méditation que tout s’élabore.
Mais il faut savoir qu’il y a des lieux qui la favorisent. En
Afrique, lorsque je descends tel grand fleuve, je me sens en
plein état de créativité; également dans les églises.
— A ce propos, que pensez-vous des plans atteints par
les mystiques?
Grassé resta perplexe:
— Oui, il y a là des dépassements que nous ne pouvons
prouver, alors nous autres, hommes de science, nous nous
en tenons à ce que nous connaissons, à la matière. Il y a un
immense domaine du visible à l’invisible qui est un grand
problème.
— Faites-vous allusion à la psychanalyse?
— Je suis contre la psychanalyse. Tout cela, ce sont des
hypothèses. Scientifiquement, Freud ne tient pas. Je pré
fère Jung. Nous autres scientifiques, nous devons nous
appuyer sur la matière et ne pas rêver aux étoiles. Pasteur
disait très pertinemment: « Lorsque j’entre dans mon
laboratoire, je ferme la porte à mes croyances et lorsque
Les tablettes d’or 303

j’entre dans ma conviction religieuse, je ferme la porte à


mon laboratoire. »
Marcelle de Jouvenel aborda ensuite un thème qui lui
était cher: les expériences qui ne peuvent se répéter et que
pour cette raison la science rejette. Le biologiste répondit
que la science a également ses phénomènes qui ne peuvent
se répéter: l’évolution, par exemple, qui est essentielle
ment irréversible.
Puis le président de l’Académie des Sciences lui parla de
sa manière de travailler.
— Je pense à un sujet; mentalement, je l’élabore.
Ensuite je n’y pense plus, quelquefois pendant une longue
période. Brusquement, je le retrouve, alors je n’ai plus qu’à
l’écrire. Et tout coule de source! Que s’est-il passé?
— Admettez-vous qu’il puisse y avoir une influence
extérieure?
Le professeur Grassé hésita et finit par répondre:
— Je le pense.
CHAPITRE XXVII

TROIS PHILOSOPHES,
UN MESSAGER

C’est en 1950 que je fis la connaissance de Gabriel


Marcel. Mais nos entretiens d’alors n’eurent pas pour objet
les messages dontj’ignorais jusqu’à l’existence. Je venais
simplement solliciter l’avis du dramaturge sur un « mys
tère » que je venais de composer et qui, par la suite, fut
représenté en Allemagne sous le titre DER TURMBAU
ZU BABEL. L’avis fut favorable: « J’ai beaucoup appré
cié « Vivants contre Divins », m’écrivit-il, et il m’en donna
de vive voix les raisons. Il apprécia aussi, mais avec des
réserves, une autre pièce: « La Cour des Miracles », créée
en 1952, au studio des Champs Élysées. Il était question
dans ces trois actes d’une guérisseuse que sa famille, avide
d’argent, et son village, avide de renommée, voulaient his
ser sur le pavois de la sainteté, tandis qu’elle-même sou
haitait être délivrée de ce fardeau que lui imposait le
monde invisible.
Gabriel Marcel reprochait à mon héroïne son manque de
spiritualité: « Les pouvoirs dont elle est dotée apparaissent
comme purement physiques. On ne sait si, dans votre
esprit, elle a été véritablement élue par Dieu, si c’est une
sainte malgré elle, ce qui serait beaucoup plus intéressant,
ou si l’on se trouve en présence d’un phénomène purement
naturel et dépourvu de portée éthique. »
En réalité, c’était une sainte malgré elle, mais il existait
en ce personnage, comme d’ailleurs en moi à cette époque,
une certaine confusion entre le psychique et le spirituel,
entre le médiumnique et le christique. Il faut ajouter à ma
décharge qu’il était extrêmement difficile de présenter sur
Les tablettes d’or 305

une scène un problème aussi grave, aussi complexe que


celui du miracle et, qui plus est, sur une scène parisienne.
La pièce fut beaucoup mieux reçue à Londres, au Park
Lane Theatre, où tout un arrière-plan de solide culture
biblique, de protestantisme anglo-saxon ouvert à l’au-delà,
contrairement au nôtre, permettait de mieux la comprendre.
« The play is full of irony, and Mr. Prieur clearly has
plenty to say », conclut Peter Forster dans Radio Times.
Chez nous, seule Marcelle Capron (Combat du 14 octobre
1952) réalisa, mieux que moi sans doute, ce que j’avais
voulu faire et ce: « He has plenty to say » trouva un équi
valent dans sa formule: « Il a certainement des choses à
nous dire. »
« Sainte ou pas, Elisabeth est douée d’un pouvoir surna
turel qui résiste à toutes les transgressions des commande
ments de Dieu et de l’Église. Ce terrible pouvoir l’assujet
tit. Fiancée, il l’arrache à son fiancé; amante, à son amant.
II l’isole de l’humanité en faisant d’elle un objet de véné
ration et de crainte, il interdit à son égard les sentiments
tendrement charnels, et l’emplit de terreur et d’angoisse.
Elle est, en dépit de ses protestations, l’élue de l’Invisible,
acculée par lui, contre son propre gré, au miracle.
Tel est le propos de cette pièce. Réserve faite sur son
postulat, il faut louer la noblesse de son ambition. Le
Moïse de l’Écriture et celui de Vigny projettent sur elle
leur ombre gigantesque. « Seigneur, vous m’avez fait puis
sant et solitaire! »
Le souvenir de Claudel rôde autour de ses jeunes filles:
Elisabeth aux mains de clarté, Anna la noire; et Federico
Garcia Lorca n’est pas tout à fait étranger à l’atmosphère
que Jean Prieur entend créer. Seulement, tant de hauts par
rainages sont lourds à porter. Jean Prieur, qui a certai
nement des choses à nous dire, n’est pas encore maître de
son métier. »
306 Les tablettes d’or

Cette solitude inévitable des personnes visitées et mis


sionnées, cette incompréhension si douloureuse de l’entou
rage, je devais, onze ans plus tard, les constater chez une
autre élue de l’Invisible. Comme Elisabeth, Marcelle
devait lutter sur deux fronts à la fois contre ceux qui lui
reprochaient, contre toute vraisemblance, de chercher sa
propre gloire, et contre ceux qui voulaient faire d’elle une
sainte, exigeant qu’elle sacrifiât le peu de bonheur humain
qui lui restait.
Cette difficulté de vivre sur deux plans, cette irruption
du surnaturel dans le quotidien, ces interférences entre le
monde caché et le nôtre peuvent-elles offrir des thèmes
dramatiques, peut-on faire passer des idées de cet ordre par
l’entremise du théâtre? Je l’ai cru longtemps, je n’en suis
plus très sûr aujourd’hui.
Je revis Gabriel Marcel en Allemagne. En cette année
universitaire 1951-1952, j’habitais Rolandseck (1), non
loin de Godesberg et je promenais entre Mayence et
Cologne diverses conférences, dont une sur son théâtre. Je
le rencontrai dans cette dernière ville, car on jouait alors en
Rhénanie son Émissaire sous le titre Der Bote.
Une réplique de cette pièce m’avait particulièrement
frappé: « Ceux que nous n’avons pas cessé d’aimer avec le
meilleur de nous-mêmes, voici qu’ils deviennent comme
une voûte palpitante, invisible, mais pressentie et même
effleurée, sous laquelle nous avançons toujours plus cour
bés, plus arrachés à nous-mêmes, vers l’instant où tout sera
englouti dans l’amour. »
Et dans la même pièce, le même personnage dit encore:
« Nous croyons et nous ne croyons pas, nous aimons et nous
n’aimons pas, nous sommes et nous ne sommes pas, mais s’il
en est ainsi, c’est que nous sommes en marche vers un but
que tout ensemble nous voyons et nous ne voyons pas. »

(1) Pour les Allemands aussi, Roland est un héros national; il a


même sa statue à Brême.
Les tablettes d’or 307

Moi aussi, à cette époque, je pouvais dire: « Je crois et


je ne crois pas, j’aime etje n’aime pas, je suis etje ne suis
pas. » N’étant pas substantiel, mon spiritualisme se révé
lait, à l’usage, instable, incertain; il se remettait sans cesse
en question; il était semblable à une mosaïque sans dessin
ni ciment. Le dessin, le ciment qui manquaient, c’était jus
tement, je l’ai compris par la suite, cette notion de corps
subtil, ce caractère substantiel du monde de l’esprit. D’où
la fragilité de mon édifice philosophique, d’où cette
impression angoissante que tout ce qui relevait de l’esprit
était fumeux et vague, d’où ma difficulté de croire en
l’au-delà.
La vie future n’étant pas certaine, la vie présente
m’apparaissait absurde. La terre ne s’enrichit pas de ce
qu’elle retire au ciel. Ici, il n’y a rien, s’il n’existe pas un
autre chose. Ici, il n’y a personne, s’il n’y a pas autre part
quelqu’un d’autre.
Dix-sept ans plus tôt, je m’étais trouvé en présence d’un
autre grand philosophe, Louis Lavelle que j’ai eu le privi
lège d’avoir comme professeur au Lycée Condorcet. À
cette époque, j’avais dix-huit ans et j’ignorais son œuvre.
Un chaos d’intuitions et d’idées non centrées, approche
confuse des concepts que je devais développer parla suite,
se répandait en des essais d’une dizaine de pages.
J’intégrai l’un d’eux dans un devoir. Je remis le tout à
Lavelle qui me le rendit avec cette mention à l’encre
rouge: « Ceci n’est pas une dissertation mais une profes
sion de foi. » Le terme était bien choisi, car une profession
de foi est une synthèse de ce que l’on sait, de ce que l’on
espère; une mise en ordre des croyances et des volitions:
un ce que je crois est toujours un ce que j’exige.
Jeune homme, j’avais déjà le souci de ne rien omettre, de
ne pas laisser de côté les valeurs affectives, esthétiques,
spirituelles, bref d’appréhender le réel dans sa globalité.
C’est vrai, mes dissertations étaient des credos. Un credo
308 Les tablettes d’or

est un texte qui engage celui qui l’écrit et celui qui, ensuite,
le prononce. Comme dans mes livres futurs, je refusais de
me laisser enfermer dans le cadre de l’exposé, je donnais à
mon texte la double densité de mon espérance et de mon
expérience commençante.
Je n’étais pas objectif, je ne prétends pas l’être davan
tage aujourd’hui, ne me considérant pas comme un
homme-objet, ne considérant pas comme des objets ceux à
qui je m’adresse.
Lavelle-professeur, soucieux de ma réussite aux exa
mens, désapprouvait par écrit mes incartades sentimentales
et mystiques. Il me reprochait aussi mon style poétique et
je n’osais le contredire. Un professeur n’était pas un
copain. Je n’osais lui répondre que les choses que j’aimais:
la nature, la philosophie platonicienne, les Évangiles,
l’Apocalypse, Racine, la musique des deux derniers siècles
étaient spontanément, irrésistiblement, poétiques et que
certains parlent poésie aussi naturellement que les
Britanniques parlent anglais.
Toutefois, Lavelle-philosophe, en entretien particulier,
donnait raison à mes essais, m’assurant que les valeurs
subjectives et qualitatives seraient finalement intégrées
dans la science et la pensée de la dernière partie du siècle.
Cela se passait en mai-juin 1933, nous sommes entrés
dans le dernier quart de ce chaotique XXe et il suffit d’exa
miner une bibliographie de ces dernières années pour
constater que Lavelle a été bon prophète.
En effet, ces notions commencent à être prises en consi
dération au moins par les scientifiques, car chez les jeunes
philosophes, obnubilés par la politique, cela ne bouge pas
encore. Sans accorder un crédit total aux faits surnaturels,
de nombreux hommes de laboratoire consentent enfin à les
examiner, à en tenir compte.
Dans ce dernier quart du siècle, le mouvement de
convergence est amorcé: Science et tradition ésotérique se
Les tablettes d’or 309

rapprochent, travaillent dans le même sens, aboutissent


aux mêmes conclusions, mais la plupart du temps chacune
de son côté. Prudente, la religion reste encore à l’écart, elle
observe de loin, en attendant de prendre le train en marche.
En cette même année 1933, un autre philosophe impor
tant, Hermann de Keyserling, tenait des propos semblables
à ceux de Lavelle. Dans un livre qu’il écrivait directement
en français et qu’il intitula La Vie intime (2) car, disait-il, il
n’est rien de plus intime que l’Esprit universel, ajoutant:
« Si notre époque est collectiviste, si elle n’admet plus l’in
timité et l’exclusivité, c’est qu’elle a perdu tout contact
avec l’Esprit vivant. » L’auteur d’Unsterblichkeit
(Immortalité) appelait de ses vœux une synthèse qui
embrasserait et coordonnerait la totalité de la Révélation,
attribuant à chaque révélation particulière sa place appro
priée, une synthèse qui serait l’équivalent moderne de la
Somme de saint Thomas d’Aquin.
« Ce but peut être atteint. Et une fois que l’humanité
l’aura atteint, elle verra s’aplanir tout conflit qui serait
autre chose ou davantage que cet état de tension par lequel
se définit la nature humaine. Alors la raison n’entreprendra
plus ni d’expliquer ni de subjuguer la vie tout entière, car
il y a l’immense et incommensurable domaine de la réalité
irrationnelle sur laquelle elle n’a pas de prise. Alors, le type
du « penseur » qui croit pouvoir décréter selon les lois de
la pensée abstraite ce qui est et ce qui n’est pas, passera
pour ridicule ; seul comptera comme pouvant enseigner des
connaissances celui dont la pensée sera l’expression d’une
révélation véritable. »
Il y avait dans ce livre capital que je ne connus qu’en
1946, à sa réédition, une autre prophétie concernant « ces
barbares qui envahissent le premier plan de l’histoire ».
« Si ce sont eux qui remportent la victoire, nous entrerons
fatalement dans une nouvelle époque de ténèbres comme

(2) Éditions Stock.


310 Les tablettes d’or

le fut celle du premier Moyen-Âge qu’inaugurèrent les


grandes invasions. C’est à nous, qui incarnons encore l’an
tique culture, qui pouvons anticiper sur l’avenir, de parer à
ce terrible destin. »
Cette seconde prophétie se réalisa bien avant la première
l’Europe de 1939-1945 connut les grandes invasions, l’an
tique culture fut écrasée par le terrible destin… et
Keyserling, symbole de l’Allemagne libérale et goethéenne,
en fut l’une des plus illustres victimes.
Dans une lettre qu’il m’écrivit en septembre 1945 (3), il
évoque les différentes épreuves qui l’accablèrent:
À partir de 1933, je fus de plus en plus persécuté à
Darmstadt; en 1934, on me déclara déchu des droits
civiques et indigne de représenter l’esprit allemand. Cette
mesure fut rapportée six mois après, car à cette époque
Hitler et Goebbels comptaient encore avec l’opinion mon
diale. En 1939, la persécution devint si pressante que je dus
me réfugier à la campagne chez des Allemands du Nord
qui m’étaient apparentés. Comme la Gestapo continuait à
me poursuivre, je fuis, en 1942, vers le Tyrol. Dans la tran
quillité de ces montagnes, dont les habitants me reçurent
avec la plus grande gentillesse, j’achevais mes deux
œuvres les plus importantes: Le Livre des Origines,
expression définitive de ma spiritualité personnelle, etMon
Voyage à travers le Temps, somme qui devait se composer
de plusieurs volumes.
En janvier 1945, je contractai une grave inflammation
cérébrale qui me laissa trois mois à demi paralysé.
Maintenant je me remets, j’espère être dans six mois apte
au travail, j’espère reprendre mon action internationale.

(3) Voici en quelles circonstances: dans une causerie consacrée


aux écrivains allemands et autrichiens, persécutés par le na
zisme et contraints à l’exil, j’avais dit à propos de Keyserling:
« On ne sait ce qu’il est devenu ».
Les tablettes d’or 311

À Darmstadt, j’ai perdu ma maison avec tous mes livres,


avec tous mes papiers, et je dois à soixante-cinq ans tout
recommencer sans moyens de base. »
Malgré le grave handicap de sa demi-paralysie, il débor
dait de projets et d’idées, il vivait tendu vers l’avenir
immédiat, il était rempli de cette foi qui n’est pas un sen
timent vague et passif, mais une pensée puissante qui finit
par créer son objet.
« J’espère reprendre mon action internationale, j’espère
être dans six mois apte au travail! » Six mois plus tard, il
était mort. Scandale de la mort prématurée… Il peut pa
raître paradoxal de parler de mort prématurée à propos
d’un homme de soixante-cinq ans, le terme est, en général,
Cependant,
réservé auxquel jeunes,
que soità l’âge, qui mort
ceux toute comme
est prématurée
Roland…

si l’on a encore quelque chose à dire ou à faire.


À l’époque, je fus troublé, révolté par la disparition de
Keyserling, foudroyé au moment où il voulait recommen
cer l’École de la Sagesse. Je le suis encore, d’autant plus
que je suis parvenu à son âge.
Gabriel Marcel: Présence et Immortalité; Louis
Lavelle: est-il réfugié en Amérique du Sud, est-il même
encore vivant? » Quelques jours plus tard arrivait à Radio
Innsbruck une lettre du philosophe disant: « Ich lebe noch !
Je suis encore vivant! J’habite le Tirol! Venez me voir, je
me réjouis des visites de ceux qui s’intéressent vraiment à
moi. »
Du Temps et de l’Éternité; Hermann de Keyserling:
Immortalité: les titres parlent d’eux-mêmes, ils sont tout
un programme.
Quelle révolution silencieuse! Quelle réaction salubre
contre la philosophie officielle des trois derniers siècles,
relayée par la catéchèse des trois dernières décennies, qui
s’était acharnée à détruire en l’homme toute référence au
monde invisible.
312 Les tablettes d’or

Cependant, ce ne fut pas tel ou tel livre conçu et pensé


ici-bas qui m’amena à franchir le pas. Aucun livre de phi
losophie, d’occultisme ou de théologie n’avait pu emporter
ma conviction. Il fallut ce témoignage présenté par un ado
lescent d’outre-terre pour lever mes doutes et combler mon
attente. Ces textes limpides étaient un chemin, le chemin
du retour à l’Évangile oublié.
Dès lors, tout alla très vite. Peu après, je découvris
d’autres textes, émanés eux aussi des sphères christiques:
ceux de Pierre, de Paqui, de Bertha. Les similitudes étaient
frappantes, ces messagers parlaient comme des voyageurs
qui ont visité le même pays, ils avaient fait les mêmes
expériences, leurs certitudes se rejoignaient. Leur parole
jamais abstraite et toujours profonde décrivait la face cachée
de l’univers et proposait un credo vraiment crédible. Sur le
terrain qu’ils avaient déblayé, je pouvais enfin construire.
CHAPITRE XXVIII

L’ESPRIT SOUFFLE QUAND IL VEUT

Plus le temps s’écoulait et plus les messages s’espa


çaient. Ils se faisaient plus courts: quelques lignes; plus
rares avec des écarts de plusieurs mois, puis de plusieurs
années. Marcelle de Jouvenel voyait venir avec terreur le
moment où cela cesserait complètement. Et quand cela
cessa, elle se sentit désemparée, frustrée (1). Parfois le
doute la reprenait et elle se demandait si ses persécuteurs
n’avaient pas raison.
Mais cette interruption des messages m’apparaît comme
un argument décisif en leur faveur. Si les textes étaient son
œuvre, qu’est-ce qui l’empêchait de continuer à écrire?
Qu’est-ce qui, brusquement, la retenait de s’exprimer et la
privait de la joie qu’elle trouvait dans ces dialogues? À
l’époque où la source tarit, elle est en pleine forme intel
lectuelle. C’est alors qu’elle rédige ses souvenirs sur
Maeterlinck, Georgette Leblanc et Barrès, pages alertes et
bien enlevées.
L’empêchement ne venait pas d’elle, mais du jeune mes
sager qui avait rempli la première partie de sa tâche conso
ler sa mère et à travers elle toutes les mères douloureuses,
affirmer la survivance, décrire le monde spirituel, rapatrier
des âmes à Dieu, nous entretenir de cette vie éternelle dont
le Christ nous parle constamment et allusivement dans ses
paraboles.
Il est difficile de préciser quand les communications de
Roland ont cessé définitivement. On a l’impression qu’il

(1) Mme Monnier, qui connut dix-neuf ans d’entretiens, puis


dix-neuf ans de silence, était passée par cette épreuve.
314 Les tablettes d’or

s’est retirée comme quelqu’un qui s’éloigne sur la pointe


des pieds. Il n’y a pas dans son cas de message semblable
à celui de Pierre en date du 9 janvier 1937, belle et grave
lettre, où il fait ses adieux à sa mère.
De 1965 à 1968, le silence du jeune messager avait été
presque total. Puis, dans la nuit du 22 au 23 février 1968,
il réveilla sa mère pour lui dicter ce qui suit:
Ceci est très important: sache que la pensée peut
influencer la matière, cela finira par être découvert par la
Science. Mais à l’intérieur de ce phénomène, il y en a un
autre: les pensées reliées, c’est-à-dire reliées à nous.
L’important est que la pensée en elle-même soit devenue
un instrument assez puissant, un levier assez fort pour
déboîter la matière de son opacité, de son immobilité. Par
le relais de vos cerveaux émetteurs d’ondes, la matière
peut devenir une associée.
Ces lignes me furent précieuses à l’époque, car j’écrivais
mon chapitre le plus difficile: celui sur la matière, et elles
répondaient à mes préoccupations. Aujourd’hui, nous en
mesurons l’importance prophétique depuis que certains
ont, en effet, réussi par la puissance de leur pensée, par le
relais de leur cerveau émetteur d’ondes à déboîter la ma
tière de son immobilité.
Dix-sept jours plus tard, le dimanche 10 mars 1968,
Roland dicta encore quelques lignes:
Man, il y a ceux qui prennent conscience d’eux-mêmes
seulement par rapport à eux-mêmes, et ceux qui prennent
conscience d’eux-mêmes par rapport au tout. Ceci fait
deux orientations de vie complètement différentes.
Nouveau silence, qui dure neuf mois, puis brusquement
le 3 décembre 1968, à 6 heures du matin, voici que sur
viennent ces phrases inquiétantes:
Ce n’est pas une nouvelle civilisation qu’ils cherchent,
c’est le néant. Ils sont conduits sans le savoir par le goût
du suicide.
Les tablettes d’or 315

Pour les filles, elles vont accélérer la chute du monde,


en tuant la vie dans l’œuf Toutes, ou une grande partie,
détraquant leur organisme, engendreront des monstres ou
des dégénérés. Ces filles, pour la plupart jolies, ne sont
plus que des sorcières qui donneront le jour à des hommes
animaux. Leur arme, la pilule, est presque aussi dangereuse
que la bombe atomique.
Pour les garçons, un grand nombre, tout au moins une
partie d’entre eux, se détruisent par la drogue, et ceci est
un autre genre de suicide. Ne pouvant plus supporter la
vie, ils s’évadent sur d’autres plans. Mais leur constitu
tion, ne pouvant supporter le choc, leur personnalité
éclate et ils sombrent dans la folie. Les hôpitaux psychia
triques sont déjà remplis par ce genre de détraqués qui ont
pratiqué le L.S.D. et la marijuana.
Ils éprouvent un complexe de haine contre ceux qui leur
ont donné le jour. Dans leur tréfonds, ils n’auraient pas
voulu naître. Ils ne peuvent se réfugier dans aucune idéo
logie, car ce qui les mène, c’est le goût de tout détruire:
détruire une civilisation tout en se détruisant eux-mêmes.
Pour cette destruction, il y a trois armes: la bombe ato
mique, la pilule et la drogue.
Ces jeunes sont pris dans des courants ou rayons cos-
miques qui les excitent. Ce sont des marionnettes qui
obéissent à des courants magnétiques telluriques. Ce ne
sont pas eux qui agissent, ils sont agis par des forces qui
les dépassent.
Le dernier texte que j’aie retrouvé, tracé au crayon d’une
grande écriture penchée vers la droite, est une exhortation
à la générosité:
Maman, on se nourrit de ce qu’on donne aux autres.
Il fut dicté le dimanche 16 février 1969. Je ne pense pas
qu’il y en ait eu d’autres après cette date, car dès qu’elle
recevait un message, elle était heureuse de l’annoncer à ses
intimes.
316 Les tablettes d’or

C’est à cette époque qu’elle me fit visiter pour la pre


mière fois la chambre de Roland: j’avais dû attendre six ans
qu’elle m’ouvrît les portes du sanctuaire. Et l’on pourrait
compter sur les doigts de la main les personnes qu’elle y
introduisit. Mais elle-même avait attendu quatorze ans avant
d’y pénétrer. Elle écrit dans son journal, le 2 juillet 1960:
« L’idée de revoir le lieu où il avait rendu le dernier sou
pir m’apparaissait comme un acte insurmontable.
Cependant, je savais qu’en refusant à ma lectrice-amie
l’accès de cette chambre, je lui ferais beaucoup de peine. Il
fallait donc que j’arrive à me vaincre et à dépasser tout ce
que j’attendais de douloureux et d’angoissant à me retrou
ver face à face avec un univers qui était resté, depuis le
2 mai 1946, semblable à lui-même. Lâchement, pendant
plus d’une semaine, je repoussai le moment de mettre la
clef dans la serrure.
Ce fut un soir, un soir après m’être exaltée de prière, que
j’entrai là; sans cette fièvre, sans cette sorte de délire qui
me rendait presque inconsciente, il m’eût été impossible de
me décider. Craintivement d’abord, j’entrebâillai la porte,
comme si les souvenirs allaient sauter sur moi pour m’é
trangler. Puis, dans un geste de suprême courage, je l’ou
vris toute grande…
Mes yeux se posèrent sur le lit. Ce lit qui était vide… Je
reçus le choc en plein cœur… Allais-je m’écrouler? Mes
forces allaient-elles me trahir? Que se passa-t-il à ce
moment-là dans mon esprit? Je ne le sais… Ce fut quelque
chose d’étrange. Plutôt que de pleurer, je devins calme,
glacée, imperturbable, et je me mis à rire… à rire de ma
lâcheté…
Comment avais-je pu, par délicatesse pour moi-même,
par crainte de me chagriner, laisser s’éteindre la vie de tous
ces objets qui représentaient, pour Roland, son univers ter
restre?
Les tablettes d’or 317

Sa chambre, ensevelie sous la poussière, avait un aspect


de catastrophe; les rideaux, mangés par le soleil, tombaient
en lambeaux, les cretonnes du lit se déchiraient, plus rien
n’avait de couleur… les choses ont besoin pour s’épanouir
de ne pas être délaissées.
En quelques jours, je ressuscitai l’extraordinaire agen
cement de son royaume d’enfant. Décor hâtif qu’il avait
créé durant sa courte vie et, toute surprise, j’allai à la
découverte du petit monde qu’il s’était fait avant de mourir:
Ses soldats de plomb avaient été rangés soigneusement
dans des vitrines éclairées par des projecteurs de couleur.
Assemblage de figurines, de photos, d’images, qui compo
saient une inexprimable harmonie.
Quand tout fut nettoyé, sa chambre avait l’aspect d’un
musée et, chose surprenante, elle exhalait une odeur
d’église. Quand mon amie entra, elle s’écria: « Mais
quelle étrange senteur? On dirait de la myrrhe! »
Devant le lit vide, devant le bureau vide, devant la glace
qui ne reflétait plus son visage, je cessais de chercher une
forme corporelle, j’entrevoyais d’autres perspectives. »
Lorsqu’elle m’admit dans la chambre de son fils, il y eut
tout un cérémonial.
— N’entrez pas tout de suite…. seulement quand je vous
le dirai…
J’entendis craquer plusieurs allumettes, déplacer des
vases et des candélabres.
— Voilà! Tout est prêt! Soyez le bienvenu chez Roland.
La petite pièce avait pris un air de fête: tout baignait
dans la lumière des nombreuses bougies qui filaient dans le
calme leurs flammes vivantes. C’était comme un Noël…
Cette lumière douce et chaude jouait sur le visage de la
mère qu’elle rajeunissait étrangement, sur les rideaux bleus
du lit à baldaquin, sur l’or et le cuir des vieilles reliures, sur
l’acajou du secrétaire, animant les petits personnages de
plomb rangés autour du fils de l’Aigle.
318 Les tablettes d’or

— J’espère, dit-elle, que cela ne fait pas trop musée.


— Il y a des musées intimes, familiers, pleins de pré
sences. Par exemple, Malmaison, Hauteville House, la
maison de Victor Hugo à Villequier où il y a beaucoup plus
que le souvenir de Léopoldine.
— Comme je voudrais qu’après moi tout cela reste
intact… respecté!
Pour ne pas blesser la joie dont je voyais le reflet dans
ses yeux, je ne dis rien, mais je pensais à ce message de
Roland où il prophétise dès le 28 octobre 1946: Après ta
mort, il n’y aura plus trace de nous deux!
Et, en effet, il ne subsista rien de cet ensemble qu’elle
avait reconstitué et entretenu avec tant de goût et d’amour.
Mais si les traces physiques ont disparu, rien jamais n’ef
facera les traces spirituelles.

***

Tandis qu’au début de 1946, Roland se passionnait pour


le duc de Reichstadt, de mon côté, à Vienne, exactement à
la même époque, j’utilisais mes loisirs à lire des ouvrage
s’concernant le héros de Rostand, à parcourir les lieux où
il avait vécu. Le thème de la mort prématurée me préoccu
pait déjà et je pensais le développer à travers un exemple
historique. Je voulais aussi montrer que Vienne n’avait pas
été Sainte-Hélène, contrairement au vers fameux:
« L’Angleterre prit l’Aigle, l’Autriche prit l’Aiglon. »
Je me rendis à Schônbrunn, alors occupé par les autori
tés militaires britanniques et fermé au public. Muni d’une
autorisation spéciale, je visitai sa chambre transformée en
bureau pour des officiers anglais. C’était là qu’il avait pro
noncé en allemand ses dernières paroles: « Mutter, ich
gehe unter. »
Les tablettes d’or 319

Mots tragiques qui signifient tout à la fois: « Je meurs,


je descends, je sombre, je suis englouti, je suis détruit, je
vais à ma ruine. »

Le « hasard » combla de ses faveurs mes recherches en


me conduisant chez un… non, chez le spécialiste de
l’Aiglon. Voici en quelles circonstances: muni d’une liste
d’appartements disposant d’une chambre libre, j’accompa
gnais un compatriote, lieutenant célibataire en quête d’un
logement. Nous arrivons ainsi, après dîner, chez un couple
âgé, un peu effaré à la vue de nos uniformes et de nos
képis. Monsieur et Madame sont en robe de chambre, ils
s’apprêtent à se coucher. Je n’ai pas à faire l’interprète,
tous deux parlent le français à la perfection. Il s’agissait du
baron J. de Bourgoing et de son épouse, l’un et l’autre d’o
rigine française, l’un et l’autre fervents connaisseurs du roi
de Rome. Le baron, qui avait eu accès aux archives impé
riales d’Autriche, et qui avait écrit Aus den Papieren des
Herzogs von Reichstadt, publié en 1925, était sans conteste
l’homme le mieux documenté sur la question du fait de son
bilinguisme et de sa présence sur les lieux.
Toute la soirée se passa à parler de l’Aiglon et il ne fut
plus question de la chambre du lieutenant.
L’entretien avec le baron Jean de Bourgoing confirma
mes intuitions, François devenu Frantz avait, comme tant
d’autres, cédé au charme de Vienne; il avait connu les
enchantements de l’amitié et de l’amour, conquis aussi
bien la Cour que le petit peuple de la capitale: il était deve
nu peu à peu un prince autrichien.
Le drame de Rostand, qui dissimulait cette réalité, avait
été écrit dans une période d’ultra-nationalisme et de sen
timent antigermanique qui ne faisait nulle différence entre
l’Autriche et l’Allemagne. Il y avait une vérité à rétablir,
mais de quelle façon? Une étude historique? d’autres, plus
qualifiés, l’avaient fait avant moi. Une pièce qui s’intitulerait
320 Les tablettes d’or

Le Duc de Parme et s’avancerait à contre-légende? Mais


on ne peut rien contre les légendes.
Quand, vers minuit, je pris congé, M. de Bourgoing me
remit une reproduction d’un portrait de l’Aiglon que, par la
suite, j’offris à Marcelle de Jouvenel pour la chambre de
Roland.
Je ne revis pas le biographe de l’archiduc Franz. Peu de
temps après, muté en Allemagne, je dus quitter Vienne; Le
duc de Parme resta à l’état de notes…
Trente ans plus tard, toujours désireux de traiter le thème
de la mort prématurée, je n’avais plus à recourir à l’his
toire, à fouiller les archives, à visiter la Hofburg ou
Schônbrunn, il me suffisait de me souvenir et de relire les
notes que j’avais prises en interrogeant une mère.
CHAPITRE XXIX

LE DERNIER COMBAT

Désireuse de travailler dans le calme à ses souvenirs sur


Roland, Marcelle de Jouvenel se rendit, en août 1970, dans
sa maison située au Petit-Andely. Elle l’avait baptisée Le
Cloître à cause des arcades rustiques qui délimitaient le
minuscule jardin donnant sur la Seine. Mais elle n’eut
guère la possibilité d’écrire, car la maladie qui devait l’em
porter lança ses premiers assauts.
Elle comprit que ses jours étaient comptés et c’est alors
qu’elle m’écrivit la lettre qu’on a lue au début de cet ou
vrage et qui me fut remise après sa mort par son notaire.
Quand je la revis à Paris, elle me déclara sur un ton de
tranquille et absolue certitude:
— « Ce livre sur Roland, c’est vous qui le ferez! » Elle
semblait, non pas désabusée ou découragée, mais détachée.
Elle me dit encore:
— Je me demande pourquoi le Ciel nous maintient encore
sur la terre, alors que nous sommes prêts au départ, que nous
avons fait, ou tenté de faire, tout ce que nous devions.
À quoi je répondis:
— Si le Ciel vous a maintenue parmi nous après le dur
assaut que vous avez subi l’été dernier, c’est qu’il y a en
core pour vous quelque chose à faire.
— J’ai déjà fait beaucoup.
— Vous n’avez pas fait tout.
— Après moi, les choses seront plus faciles.
Je n’étais pas très convaincu, mais je lui cachai mon
scepticisme.
322 Les tablettes d’or

Le 22 septembre, elle partit pour Bad Nauheim, station


allemande pour le cœur, située au pied du Johannisberg.
C’est là, le 4 octobre 1970, dans un décor de bois rouillés,
qu’elle écrivit ces lignes de journal si bouleversantes: elle
sent qu’elle est perdue et que son temps s’achève… et
pourtant elle veut vivre.

« Mon Dieu! j’aime encore votre Divine Création et je


ne me sens pas encore prête à m’arracher à ce que vos
Divines Mains ont créé… J’aime encore les arbres d’au
tomne qui finissent en coulée de soleil sur la terre humide
et sombre… J’aime chacune de leurs feuilles qui, avant de
mourir, mettent leur dernier éclat sur cette terre qui devien
dra notre tombe… J’aime encore les lucioles qui font des
nuées d’étoiles dans les nuits chaudes de l’été. Me séparer
de cette féerie m’est encore un arrachement…
Ne serai-je donc jamais prête à faire sans regret l’aban
don… pour vous dire: « Me voilà! »
… Seigneur! Le combat est trop dur! Donnez-moi
l’apaisement total, la sérénité de celui qui accepte…
Pourquoi, Seigneur, pourquoi me faites-vous si faible de
préférer cet avant-goût de Vous-même à Vous-même…
Une fois pourtant, vous m’avez envoyé un rêve: celui du
face à face. Ce songe était si réel que je me suis écriée à
mon réveil: « Dieu existe, je l’ai vu! » Cette vision était
pourtant plus concrète que toute la matière existante. Mais
je préfère encore à ce dédoublement ces pichenettes de
Paradis que je connais, je les préfère au grand inconnu
qu’est pour moi Votre appel.
Peu à peu, une à une, vous détruisez toutes mes cellules,
mais je me cramponne encore. La vie terrestre est tenace
au corps comme une pieuvre qui s’agrippe de toutes ses
forces à nos membres. Est-il donc si difficile de mourir et
de vous redonner, ô Seigneur, ce que vous m’avez prêté?
Je sais pourtant que j’ai plus rien à attendre de l’existence
Les tablettes d’or 323

et que le seul miracle qui puisse se produire maintenant est


la mort: Eh! bien! Non! Je lutte encore pour vivre. »
Plus le temps s’écoulait, plus ce monde refusait de s’a
néantir en elle.
Elle revint de cette cure le 13 octobre. Le cœur semblait
guéri, les docteurs étaient satisfaits, mais elle ne l’était pas.
Comme elle ne se sentait pas bien du tout, elle décida de
supprimer tous ses médicaments, ce qui eut pour résultat
une amélioration immédiate.
Dans un entretien que j’eus avec elle à cette époque, elle
voulut faire le point sur ce qu’il est convenu d’appeler l’é
criture automatique. Elle n’aimait pas ce terme, il ne lui
paraissait pas correspondre à la réalité. J’étais bien de son
avis et nous cherchions des mots de remplacement: écri
ture spirituelle, écriture intuitive… Si elle n’était pas au
clair sur la terminologie, elle l’était en revanche sur le
mode de réception.
— J’ai constaté, m’expliqua-t-elle, qu’il existe deux
manières de recevoir les messages : tout d’abord la manière
posée, réfléchie, lente. On entend un mot, on l’écrit, puis
les autres mots se forment, viennent, se combinent dans
une sorte de recueillement. Cela s’arrête, cela repart; oui,
les mots sont entendus. On est… Je suis dans une demi
conscience.
Il y a aussi la manière rapide: les mots s’enchaînent les
uns aux autres sans que la pensée intervienne. L’esprit est
blanc, un mot s’inscrit, puis un, deux, trois, et voici que des
phrases, des idées naissent les unes des autres sans le
secours de la réflexion. Je vois bien que ce n’est pas de
moi? L’écriture (1) semble jouer un grand rôle, les lettres
sont comme des stimuli, elles deviennent des notes. Des
constructions mentales se forment, on est pris dans l’écri
ture comme dans un manège. On passe à une vitesse supé
rieure, on est emporté comme dans un galop. Les mots se

(1) Au sens de graphisme.


324 Les tablettes d’or

forment dans la tête comme on entend un air de musique.


Dans le domaine musical, pour transcrire ce qui chante à
l’oreille, il y a les notes. Dans le domaine de l’écriture ra
pide, c’est avec les automatismes de l’alphabet que s’inter
prètent les thèmes. La personnalité est gommée pour lais
ser parler une autre inspiration. II est nécessaire que le
terrain ait été auparavant labouré par la prière. C’est dans
le recueillement que doit se faire la mise en route.
Tandis qu’elle réaffirmait le caractère délibérément
christique de son action, c’est de nouveau un religieux qui
partait à l’attaque. Dans une conférence prononcée le
7 novembre à l’Artistique de Nice, un dominicain, qui
ramassait en bouquet d’orties toutes les critiques dont on la
chargeait depuis des années, n’hésita pas à déclarer:
« Mme de Jouvenel a reconnu elle-même qu’elle s’était
trompée et que les messages de son fils n’étaient pas vrais. »
C’est alors que Gabriel Marcel, qui mesurait la gravité
de cette accusation, lui téléphona en ma présence:
— Je viens d’apprendre que la calomnie continue à faire
son chemin… Cette fois, vous devez protester vous
même !.. On ne peut pas toujours répondre par le mépris…
De telles polémiques sont toujours désagréables surtout
dans le domaine spirituel… Mais vous le devez pour votre
fils… et pour moi qui me suis plusieurs fois référé à votre
expérience.
— Expérience qui a été accompagnée de tant de signes,
répondit-elle. Mais je reconnais que ces signes n’ont de
valeur que pour moi.
— Le signe est toujours personnel. Dans ces cas-là, je
réponds: c’est un signe pour toi! Au revoir… n’oubliez
pas de démentir!
Quand je la revis, je constatai qu’elle n’éprouvait aucun
sentiment de colère, seulement beaucoup de lassitude, et
j’eus un moment l’impression qu’elle ne voulait pas ré
pondre. J’ajoutai mes instances à celles de Gabriel Marcel,
Les tablettes d’or 325

elle se rendit à nos raisons. Dans une plaquette intitulée


« Le siècle à venir », où le philosophe exprima ses der
nières pensées sur le monde invisible, elle publia la mise
au point suivante:

Paris, le 2 décembre 1970


« J’affirme sur mon honneur que je n’ai jamais déclaré,
ni à Rome, ni ailleurs, que je ne tiens plus pour vrais les
messages reçus de mon fils.
Jamais je ne me suis rétractée sur ce point et je continue
à affirmer ma position de la façon la plus formelle.
Ces déclarations que l’on me prête, et les écrits qui les
répandent, ne sont que mensonges et calomnie.
J’entends que l’on mette fin à ces propos et à ces textes
qui relèvent de la diffamation. »
Signé Marcelle de Jouvenel

Comme elle se sentait mieux, elle partit pour la Suisse.


Elle avait retenu une chambre dans une clinique médicale
et diététique où elle resta un mois. C’est de là qu’elle m’é
crivit pour la dernière fois:

Valmont. Glion-sur-Montreux. Mardi 12 janvier 1971


« Cher ami,
J’ai été très émue par votre lettre. Si cette nuit du 20 dé
cembre 1970 a été pour vous une épreuve, elle fut aussi, je
le sens, un grand enrichissement. Il est bouleversant d’as
sister un être cher qui se trouve au seuil de l’autre monde
et de penser que, dans quelques instants, le mystère, entier
pour nous, va se dévoiler.
Je ne sais si c’est un privilège: du fait des livres de
Roland, j’ai assisté de grands amis à quitter ce monde.
Revenons à vous, je sais le vide que crée l’absence. Il
faut réapprendre toute la vie sans eux et cela serait intolé
rable si nous n’avions la certitude d’une seconde existence.
326 Les tablettes d’or

Quelle consolation pour vous que votre mère soit partie


chrétiennement!
Moi qui ai été plusieurs fois à la mort, je peux vous dire
que vous avez fait ce qui est le plus rassurant pour celui qui
se sent partir, c’est d’avoir tenu la main de votre mère.
Je suis ici dans une solitude totale. Je crois finalement
que ce vide est le meilleur laboratoire où tout s’engendre;
non seulement la réflexion, mais aussi l’action.
Ne me parlez plus de succès; personnellement je ne
veux plus rien, ceci ne fait plus partie de mon existence,
mais ce qui reste très ardent en moi, c’est d’aider ceux qui
défendent la cause de Dieu et nos idées.
J’ai eu une sorte de projection, accompagnée de certi
tude absolue; si cela se réalise, ce serait un grand coup
pour étendre notre cercle. Je confie tout cela à Roland…
Je mettrai votre mère dans mes prières. Ici, l’on prie très
bien.
Je suis heureuse de ce que vous dites à propos de notre
petite publication (2).
Croyez à mon souvenir de fidèle amitié.
Marcelle de Jouvenel

« Je suis ici dans une solitude totale. Ne me parlez plus


de succès; personnellement je ne veux plus rien. »
Souvenons-nous: cinquante ans plus tôt, Barrès lui deman
dait: « Pourquoi recherchez-vous tellement la gloire? Est
ce par orgueil? » Et elle avait eu cette réponse inattendue:
— C’est parce que je pense que, lorsqu’on est vieux, on
est moins seul.
Elle avait eu le succès; à vrai dire pas exactement le
genre de succès qu’elle avait espéré, mais cela n’avait pas
empêché la solitude.
Et le seul remède contre la solitude sans cesse renaissante
et de jour en jour aggravée, c’était encore le voyage.

(2) Le Siècle à venir, Fischbacher.


Les tablettes d’or 327

Tous ceux qui passent par cette épreuve le savent bien.


On était au début de février 1971. Toujours en quête de
ciel pur, de chaleur, de climat idéal, la voici à Nice, puis à
Menton, puis en Italie, lieu privilégié de ses errances.
Là-bas, en Italie, où Roland avait si souvent dicté, le
printemps a toujours de l’avance. Il suffisait d’un parfum
ou d’une éclosion pour la rattacher à la vie terrestre, pour
provoquer en elle un reflux d’espoir. Nul ne l’a entendue
dire: « J’en ai assez de la vie! » Elle n’était pas de ceux qui
calomnient le monde présent pour mieux exalter le monde
à venir.
Depuis le message de 1969, Roland était silencieux.
Mais si la communication avait cessé, la communion sub
sistait. Il continuait à l’accompagner dans les lieux purs:
jardins, campagnes, églises.

***

Enfin la revoilà à Paris après cinquante-cinq jours d’ab


sence. Elle n’a plus de raison de se fuir. Brusquement elle
se souvient que l’ouvrage n’est pas terminé. Il lui tarde de
se remettre au travail, de faire des recherches dans ses
papiers et en elle-même.
Je la revois le 26 février. Elle m’annonce d’un air sou
riant et ferme qu’elle va se faire opérer:
— Est-ce bien prudent?
— Il n’y a pas d’autre solution. Je souffre trop.
— Toujours le cœur?
— Non, l’estomac. Les spécialistes viennent enfin de se
rendre compte que mes malaises ne sont pas d’origine
cardiaque, mais digestive. Ils ont mis du temps à s’en
apercevoir.
— Une opération… c’est toujours risqué.
— Je sais. J’en sortirai guérie ou morte. De toute façon,
je n’aurais plus mal.
328 Les tablettes d’or

Sa tranquillité intérieure semble totale. Son fond de


bonne humeur est intact.
Sur ces entrefaites arrive un éditeur allemand qu’elle
voulait me faire rencontrer et je n’ai pas la possibilité d’a
border avec elle les problèmes importants.
Je ne l’aurai pas davantage dans les nombreuses conver
sations téléphoniques qui suivront. Le démon de la disper
sion l’a reprise. Par quel égarement s’occupe-t-elle d’un
hypothétique prix littéraire aux États-Unis, au lieu de
prendre en faveur de l’œuvre de son fils des dispositions
impératives et non équivoques?
Pendant toute cette période, ni Marthe Brialix, ni moi ne
réussissons à la joindre autrement que par téléphone. Les
préoccupations de fortune et de santé, les conciliabules
avec les notaires, les hommes d’affaires et les médecins
l’accaparent entièrement, éloignant d’elle toute transcen
dance, toute intrusion du surnaturel. Roland lui-même, tel
un oiseau qui ne sait où se poser, ne peut plus l’atteindre.
Plus le terme approchait, moins elle le voyait venir,
moins elle sentait l’urgence de prendre toutes mesures pour
que l’œuvre de son fils survive.

***

Dans la soirée du 30 mars, elle m’appelle au téléphone.


Comme cela lui arrivait souvent au début de la communi
cation, la voix était lointaine et mourante.
— Voyons, d’où m’appelez-vous, de ce monde-ci ou de
l’autre?
Tempête d’éclats de rire dans l’appareil. La voix rede
vient nette et claire.
— De ce monde-ci, bien sûr!
— Comment allez-vous?
— Pas très bien, mais cela n’a aucune importance.
J’entre en clinique le 15 avril. À propos, c’est d’ailleurs
Les tablettes d’or 329

pour cela que je vous téléphone, le Père Becqué est arrivé


à Paris. Il loge chez moi. Si vous voulez le rencontrer,
venez demain matin, vers 9 heures 30!
— On vous verra?
— Oh! non… j’ai tant à faire en ce moment…
Le 31 mars, je me rendis rue de Rivoli comme convenu
pour m’entretenir avec le Révérend Père Maurice Becqué,
qui fut son conseiller et son directeur de conscience. Il me
confia qu’il lui avait donné les derniers sacrements.
Au moment où je prends congé de lui, je la croise dans
l’antichambre, simple et souriante comme à l’accoutumée.
— Vous ne voulez pas que nous ayons un colloque (nous
appelions ainsi nos séances de travail), soit aujourd’hui,
soit dans les jours qui viennent? Nous avons pas mal de
choses à voir ensemble…
— Oh! non, plus tard. À mon retour… à mon retour. À
bientôt!
Un petit signe de la main, elle virevolte et rentre dans
son salon où l’attend son notaire.
Tous deux nous ignorons que c’est la fin d’un temps
qui ne reviendra plus. Le plus tard, comme il arrive sou
vent, se transformera en trop tard… et il n’y aura ni retour,
ni bientôt.
Là-dessus arrivèrent les vacances de Pâques et, chargé de
lectures et d’écritures, je partis pour la province, passant la
première semaine en Alsace, et la seconde, en Normandie.
À mon retour, je fus pris, de façon inattendue, dans un
tourbillon de jalousies, de médisances, d’attaques hai
neuses, comme si je drainais un orage, comme si les forces
de l’ombre, agissant par calomniateurs interposés, vou
laient me dissuader de poursuivre cette œuvre qui risquait
de basculer dans l’oubli.
Cette fois, j’étais seul pour supporter le choc… seul, ce
n’est pas tout à fait exact car, dans ces circonstances diffi
ciles, l’amitié de Gabriel Marcel ne me fit pas défaut.
330 Les tablettes d’or

Le 29 avril, je me rendis à l’Hôpital Américain de


Neuilly où Marcelle de Jouvenel se trouvait depuis deux
semaines. Je fus reçu par Marthe Brialix, qui fut pendant
ses vingt-deux dernières années sa secrétaire et sa confi
dente. Elle ne me laissa que peu d’espoir.
— Est-ce que je peux lui parler… ne serait-ce que
quelques instants ?
— Non, elle est très changée… elle est sous perfusion et
ne veut pas être vue dans cet état! surtout par un homme.
C’est sa dernière coquetterie.
— Oui, je comprends…
Sur ces entrefaites, l’une de ses infirmières sortit de sa
chambre et déclara: « Son nez se pince, son teint est
cireux. Nous sommes inquiets. »
Alors je me souvins des paroles de Mme Champion:
« Les infirmières, elles, connaissent bien les symptômes de
la mort. » Je repris l’entretien avec Marthe Brialix:
— Est-ce qu’elle se rend compte?
— Non, pas du tout! Elle nous a déclaré: Eh bien! je
crois que je reviens de loin!
— Je lui apportais une bonne nouvelle: J’aurai deux
entretiens sur ses messages avec le professeur Lesourd
dans le cadre de son émission Le Monde Religieux. Cela
passera le 1er et le 8 juin. Vous le lui direz, n’est-ce pas?
Marthe le lui dit et ce fut sa dernière joie terrestre.

Le surlendemain, à l’aube du premier mai, je fais le rêve


suivant, merveilleuse compensation à tous ces chagrins, à
toute cette hostilité: je suis avec une des personnes qui
m’ont calomnié dans un lieu gris, indéterminé. Je sens
qu’il faut que je me libère, que je parte. Mais elle veut me
retenir. Je lui dis: « Je dois monter! Je suis attendu! » Je
me sépare d’elle. Je monte plusieurs étages d’un édifice
irréel. Il fait de plus en plus clair. Alors paraît un jeune
homme aux cheveux châtains. Il porte un pantalon et un
Les tablettes d’or 331

pull-over bleu marine. Le bas de son visage est plein. Je


reconnais Roland. C’est la première fois que je le vois.
Je lui dis: Voulez-vous que nous marchions ensemble?
Oui, marchons. Je ne vais pas trop vite? Non!
Et nous avançons sur une route qui traverse une cam
pagne transfigurée.
A ce moment passe, comme dans un éclair, une vision
très impressionnante: un crâne couronné. Le symbolisme
n’est que trop clair: mort prochaine et victoire sur la mort,
victoire au-delà de la mort.
Nous sommes maintenant dans un lieu où s’entassent
des monuments, principalement des obélisques serrés les
uns contre les autres comme des cristaux de roche… On
dirait une forêt de clochers. Alors l’apparition s’arrête et
prononce cette phrase étonnante: IL FAUT QUE JE
BÂTISSE DES ÉGLISES!
Bâtir des églises! La formule me laissait perplexe, mais
à la réflexion, je réalisai que toutes les églises ne sont pas
de pierre et qu’à l’origine une ecclesia est un groupe de
recherche fraternelle.
C’était le rêve du petit matin, le rêve pur et sûr, celui
dont on se souvient dans ses moindres détails, celui qui a
un tel accent de réalité que c’est la réalité du réveil qui
paraît irréelle. C’était le songe proprement dit, étonnant de
continuité et de logique intérieure, le songe qui est un
contact spontané avec l’au-delà.
Le premier mai, il y eut un mieux spectaculaire et l’on
attendit le miracle du 2. Quarante ans auparavant, jour
pour jour, dans une clinique de Neuilly, sa vie avait été gra
vement menacée et elle avait surmonté la crise. Le miracle
se produisit, certes, mais il ne se prolongea pas. Deux
semaines se passèrent en des alternatives d’espérance et
d’angoisse. Certaines personnes furent étonnées et même
troublées par le silence de Roland dans ces dernières
semaines.
332 Les tablettes d’or

— Comment se fait-il, demandaient-elles, qu’il ne l’ait


pas avertie de l’imminence de sa fin?
À quoi je répondis: L’heure de notre mort est le secret
de Dieu.
— Oui, mais bien avant l’entrée en clinique, bien avant
l’opération et ses suites, pourquoi ne lui a-t-il pas fait
comprendre qu’il était de toute urgence de mettre en place
les activités de la fondation?
— La liberté humaine est assez puissante pour faire
échec aux plans du Ciel. Cette liberté n’est pas toujours
faite d’hostilité ou de mauvaise volonté, elle peut être faite
aussi d’insouciance, de temporisation. C’étaient ses deux
péchés. Je lui avais signalé le danger de toujours remettre
à plus tard, mais il était délicat pour moi d’insister. Et
comment aurais-je pu obtenir ce que Roland lui-même
n’avait pas obtenu?
Cependant, il ne l’avait pas abandonnée. S’il ne pouvait
plus communiquer avec une grande malade qui n’avait
plus le désir, ni la force de prendre un crayon, il était
auprès d’elle dans cette agonie prolongée de semaine en
semaine par les artifices de la médecine.
Pour affirmer cela, je me base sur le témoignage de celle
qui vint chaque jour, du matin jusqu’au soir, entourer la
mourante de sa présence affectueuse et dévouée.
— Le 15 mai, me dit Marthe Brialix, elle commença à
s’entretenir avec quelqu’un d’invisible qui se tenait au pied
de son lit. Elle tendait les bras, elle souriait, elle parlait
d’abondance, mais on ne pouvait comprendre ce qu’elle
disait. De temps en temps, elle fronçait les sourcils comme
quelqu’un qui se veut très attentif et qui ne saisit pas bien
ce qu’on lui explique. Elle eut ainsi toute une conversation,
mais elle était si faible qu’elle ne pouvait plus articuler.
Tantôt elle levait les mains, tantôt elle remontait son drap
dans un geste que font souvent les mourants.
Les tablettes d’or 333

Son infirmière, une Irlandaise, qui assistait à cette scène


étrange, déclara:
— Elle voit déjà un monde, un autre monde que nous ne
percevons pas.
Le soir même, son autre infirmière, une parfaite agnos
tique, téléphona à Marthe Brialix:
— Elle a appelé par deux fois: Laurent! Laurent! (3)
— Non, Mademoiselle, Roland!
Le 18 mai, elle était très agitée, ce furent ses derniers
instants de conscience. Désormais, elle ne pouvait plus du
tout parler. Elle eut encore la force de sourire à son amie
Marthe. « Elle ne veut pas que je la quitte, elle se cram
ponne à moi », lui dit l’infirmière irlandaise. Elle va devenir
très belle, vous verrez! Elle n’aura plus de rides, son visage
sera lisse… Elle est venue ici, à l’hôpital, comme pour une
purification. Elle veut toujours garder sa main dans la
mienne (4). Comme elle a dû être dans la solitude! »
C’est le 20 mai, jour de l’Ascension, qu’elle rejoignit
Roland.
Le service religieux eut lieu à Saint-Roch six jours plus
tard. Comme le faire-part ne parut dans les journaux que le
surlendemain, il y eut très peu de monde: ses neveux, ses
cousins et quelques intimes; personne d’autre.
À l’issue de la cérémonie, nous attendîmes un second
cercueil: celui de Roland. Son corps quittait cette église où
il était resté exactement vingt-cinq ans. Ce fut l’instant le
plus émouvant, quand la mère et le fils partirent pour le
lieu (5) où les morts ne sont pas.

***

(3) Il y avait eu interversion des consonnes.


(4) Garder la main. Voir sa dernière lettre: « Moi qui ai été plu
sieurs fois à la mort, je peux vous dire que vous avez fait ce qui
est le plus rassurant pour celui qui se sent partir. »
(5) En l’occurrence, le Père-Lachaise, division 58.
334 Les tablettes d’or

Le lendemain, je mis de l’ordre dans la correspondance


qu’elle m’avait adressée et je tombai en arrêt sur cette
phrase: « On se reverra de l’autre côté. » C’était en haut de
page, sur une feuille volante, un fragment de lettre qui ne
se rattachait à rien et qui m’atteignait comme un message.
Puis à travers les livres de Roland, je relus ce qu’il lui
dictait au cours des ans le jour de l’Ascension. Et je fus
frappé de constater que, dans tous ces messages, il lui par
lait, en termes de transparence, de la mort qu’elle devait
affronter.

En 1951 :
Je voudrais que tu puisses t’envoler sur un chant d’oiseau.

En 1952:
Le temps de ta naissance approche. Patience! Comme
un petit ruisseau qui se referme, la mort recouvrira ta vie
et plus rien de toi ne palpitera.
Ayant achevé cette lecture, la sérénité se refit en moi et
je me sentis emporté dans une méditation heureuse sur
l’Ascension, ce recto éclatant de la mort.
Cet événement m’apparaissait comme un sommet de
l’Histoire. L’Ascension, me disais-je, c’est l’arrachement
définitif à la pesanteur et à ses menaces, c’est l’achèvement
de l’évolution, c’est le ciel qui sourit et qui s’ouvre, c’est le
rayonnement du matin éternel, c’est l’entrée dans la joie du
monde incorruptible.
CHAPITRE XXX

LE LYS DES CHAMPS CÉLESTES

Sept années se sont écoulées… et c’est dans mon do


maine exigu, situé sur les hauts de Cergy-Village que je
mets la dernière main à cette chronique. J’écris dehors, car
la pluie a cessé. Les averses de ces dernières semaines ont
transformé ce jardin sauvage en une jungle innocente et
magnifique à la manière du douanier Rousseau.
Le soleil ayant réussi à percer, les oiseaux se dé
chaînent: arpèges, trilles, roulades. Ils font un tel ramage
qu’il m’est difficile de me concentrer. Des merles hardis
viennent jusque sous mon nez me piquer des cerises.
Les lys, qui entourent ma table, viennent de s’ouvrir et
projettent vers moi leurs senteurs surnaturelles. Il est bon,
il est juste de s’occuper entre fleurs et oiseaux du Lys des
champs célestes.
N’a-t-il pas dicté: Allez dans la nature, c’est là que les
vivants et les morts se rejoignent le mieux?
C’est là, en effet, que se cachent la joie, la plénitude, l’é
merveillement, l’oubli de soi. Toute souffrance est pas
sée… et sont écrasés tous les vers rongeurs. Tout redevient
vrai, c’est-à-dire simple.
Avant de connaître Roland, Je pensais que la communi
cation avec l’au-delà devait obligatoirement se passer dans
une pièce close, de préférence la nuit, dans une ambiance
calfeutrée, avec le moins d’air, le moins de lumière possible.
« Meno luce, meno luce! » répétait, au début du siècle, une
médium italienne à effets physiques. Roland, au contraire,
comme Goethe expirant, s’écrie: Plus de lumière, toujours
plus de lumière!
336 Les tablettes d’or

Il émane de ses textes la même houle de joie, la même


sérénité que de ce coteau qu’il aurait aimé et qu’il a contri
bué à embellir. Je m’explique: j’avais été frappé par un
message où il conseillait à sa mère de dégager les arbres
minuscules envahis par les herbes. À l’automne 1963, je
tentais l’expérience sur mon terrain et sur les terrains d’a
lentour livrés à l’abandon. Patiemment, soigneusement,
j’arrachai le chiendent qui étouffait des ormes, des noyers,
des merisiers, des aubépiniers, des sycomores, tous hauts
de dix à vingt centimètres.
Aujourd’hui, quinze ans plus tard ce sont de vrais arbres,
fringants adolescents qui me dépassent de plusieurs cou
dées et partent, vigoureux à la conquête de leur espace. Le
manteau végétal est reconstitué sur environ un hectare, les
oiseaux ont de quoi bâtir leurs nids, les lapins, les faisans
et la petite faune ont de quoi se cacher. Inspiré par le ciel,
je n’ai pas trop mal travaillé pour la terre.
Certains ne voient dans les livres de Roland (pour
reprendre l’expression de Marcelle de Jouvenel qui ne di
sait jamais mes livres) que les oiseaux qui les traversent,
les fleurs et les fragrances qui les exaltent et ils en dé
duisent: « Tout cela, c’est de la poésie! » Autrement dit:
gardons-nous de le prendre au sérieux. Comment leur faire
comprendre que cette partie la plus pure, la plus subtile du
monde terrestre est justement une allusion à ce monde de
beauté-vérité qu’avait voulu le créateur et que nous
connaîtrons un jour si nous faisons l’effort nécessaire.
C’est en effet à un effort spirituel que nous sommes
conviés. Que la langue poétique de Roland ne nous
trompe pas. Il est très exigeant, ses livres transparents
cherchent moins à nous renseigner sur la vie future qu’à
nous guider jusqu’au seuil du Royaume en passant par une
ascèse mentale. Ils mettent en évidence l’accord entre les
divers règnes, la liaison entre le naturel et le surnaturel, l’é
quilibre entre le manifesté et l’invisible. Ils projettent leur
Les tablettes d’or 337

lumière sur certaines réalités laissées dans l’ombre par le


christianisme, telles que notre fraternité avec le monde ani
mal et même le monde végétal, et sur nos devoirs envers
eux, devoirs que veut ignorer l’orgueil humain. Il était de
la vocation de Roland de nous le rappeler.
Soyons persuadés qu’il ne parle pas en son nom propre;
quand il nous fait part de son expérience, c’est pour mieux
guider la nôtre. Situé dans une hiérarchie il ne fait que
transmettre ce qui vient de ses maîtres, à leur tour ensei
gnés par l’Esprit. Cette solidarité des hommes spirituels et
des hommes charnels, cela se nomme la communion des
saints.
Les messagers venus des sphères christiques sont des
relais: ils envoient des impulsions, mais eux-mêmes les
reçoivent de plus haut: Dieu agit par les causes secondes.
Sur les routes qui mènent à Lui, ils sont nombreux ceux
qui nous font signe: artistes, penseurs, mystiques, prophètes,
saints et saintes.
Depuis quelque temps, des jeunes sont venus les re
joindre, qui accomplissent de leur ciel ce qu’ils n’ont pu
mener à bien sûr la terre. Les messages comme ceux de
Roland, rayons émanés du Cœur christique, sont un des
moyens employés par Lui pour réaliser l’amour qu’Il nous
porte, accroître la connaissance et restituer la terre à son
rôle originel de Paradis.
BIBLIOGRAPHIE

Maurice MAETERLINCK, La Sagesse et la Destinée,


Fasquelle, 1898.
— La Vie des Abeilles, Fasquelle, 1901.
— Le Temple enseveli, Fasquelle, 1902.
— L’Intelligence des Fleurs, Fasquelle, 1907.
— La Mort, Fasquelle, 1913.
— Le Grand Secret, Fasquelle, 1921.

Georgette LEBLANC, Le Choix de la Vie, Fasquelle.


— Souvenirs (1895-1918), Grasset, 1931.
— La Machine à Courage (quatre années à New York:
1920-1924), préface de Jean Cocteau.

Antonio ANIANTE, La double vie de Maeterlinck, Éditions


Universelles, 1949.

Maurice LEBLANC, Une Femme, Olllendorf, 1893.


— Les Heures de Mystère, Ollendorf, 1896.

Maurice BARRES, Mes Cahiers, tome quatorzième et der


nier, Plon, 1922-1923.

Edmond ROSTAND, La dernière Nuit de Don Juan,


poème dramatique; Fasquelle, 1921.
Maurice ROSTAND, Insomnies, Flammarion, 1923.

COLETTE, Œuvres complètes, Flammarion.


Madame SIMONE, Ce qui restait à dire, 1960.
— Mon Nouveau Testament, 1970.
340 Les tablettes d’or

Marcelle PRAT, Vivre, roman, préface de Maurice Barrès,


Flammarion, 1922.
— L’amant brutal, Fayard, 1928.
— White, Brown and Black, travels of a Frenchwoman in
the USA, Mexico and Abyssinia, Methuen, London, 1935.

Marcelle de JOUVENEL, Au diapason du Ciel, préface de


Gabriel Marcel, La Colombe, 1978, La Palatine, 1969.
— Quand les sources chantent, La Colombe, 1950, Nouvelle
édition avec introduction de Jean Prieur, Lanore, 1978.
— Au Seuil du Royaume, La Colombe, 1954.
— En absolue Fidélité, La Colombe, 1959.
— La seconde Vie, La Palatine, 1968.

Maurice et Louis Becque, Rédemptoristes, Je ressusciterai,


Fayard, 1959.

Pierre Lecomte du NOUY, Le Temps et la Vie, N.R.F., 1956.


— L’Homme devant la Science, Flammarion, 1959.
— L’avenir de l’Esprit, Gallimard, 1943.
—La Dignité Humaine, Brentano’s, 1944, La Colombe, 1952.
— L’homme et sa destinée, La Colombe, 1948.

Mary Lecomte du Nouÿ, De l’agnosticisme à la foi (bio


graphie de Pierre Lecomte du Noüy), La Colombe.

Emmanuel BERL, Sylvia, Gallimard, 1952.


— Présence des morts, Gallimard, 1956.

Gabriel MARCEL, de l’Institut, Être et Avoir, Aubier, 1935.


—Du Refus à l’Invocation, Gallimard, 1940, réédité sous le
titre: Essai de philosophie concrète, dans la collection Idées.
— Homo Viator, Aubier, 1945.
— La métaphysique de Royce, Aubier, 1947.
— Journal Métaphysique, Gallimard, 1948.
Les tablettes d’or 341

— Positions et Approches concrètes du Mystère ontolo


gique, Vrin, 1949.
— Le Mystère de l’Être I et II, Aubier, 1951.
— Les Hommes contre l’Humain, La Colombe, 1951,
réédité par Fayard.
— Le déclin de la Sagesse, Plon, 1953, épuisé.
— Présence et Immortalité, Flammarion, 1959.

Jean PRIEUR, Les « Morts » ont donné signes de Vie,


Fayard, 1976, Livre de Poche, 1979, Rombaldi, 1979.
On trouvera dans ce livre un entretien avec Gabriel Marcel
ainsi que plusieurs expériences spirituelles spontanées en
relation avec Roland et sa mère: l’anneau de cristal, j’avais
demandé un signe, comme si elle l’avait écrit de sa main,
27 avril 192027 avril 1955, 2 mai 1940-2 mai 1946, le cantique
obsédant, la symphonie intérieure, deux visites de Roland.

Louis AMADE, Il faut me croire sur parole, (le chapitre II


est consacré à Roland), Julliard, 1973.

Paul MISRAKI, L’expérience de l’après-Vie, Laffont, 1972.


— Les Raisons de l’Irrationnel, Laffont.

BELLINE, Anthologie de l’Au-Delà, Laffont, 1978 (six


pages sont consacrées à Roland).

Jeanne MORRANNIER, Au Seuil de la vérité, La Pensée


Universelle, 1978.
— On nous parle depuis l’autre monde, La Pensée
Universelle, 1978.

Yves de BECDELIEVRE, Marcelle Maurette, ma femme,


Fernand Lanore, 1980.
INDEX DES NOMS CITÉS

Abellio (Raymond), 310.


Alain Fournier, 177.
Alvares (Pépito), 87.
Alvisi (Gabriella), 222.
Anderson (Margaret), 52; 95.
Aniante (Antonio), 45.
Anna, 115, 116, 139.
Antoine, 32.
Aron (Robert), 298.
Asfaou (Princesse), 78, 79.
Astrid de Belgique, 76.
Barbusse (Henri), 40.
Barrès (Maurice), 47, 49.
Barrès (Philippe), 34.
Barthou (Louis), 40
Bauër (Gérard), 219.
Becdelièvre (Yves de), 74
Becqué (R.P. Maurice), 329.
Beirnaert (R.P. Louis), 325.
Bel Gazou (Colette de Jouvenel), 76.
Bénès (Edouard), 65.
Berl (Emmanuel), 9, 99.
Bernard (Tristan), 40, 97, 176.
Berthelot (Philippe), 66.
Bertin (Célia), 218.
Bidault (Mme Georges), 112
Billy (André), 219.
Bloy (Léon), 12.
344 Les tablettes d’or

Blum (Léon), 31.


Boas de Jouvenel (Claire), 65, 101, 155.
Bourgoing (Baron J. de), 319, 320.
Brialix (Marthe), 328, 330, 332.
Briand (Aristide), 31.
Brosse (Dr Thérèse), 300.
Brûlé (André), 31.
Carco (Francis), 63.
Carrel (Alexis), 50.
Catelain (Jacques), 64.
Catulle Mendès, 176.
Cavalcanti (Alberto), 64.
Champion (Mme), 116, 330.
Chauvin (Rémy), 300.
Claudel (Paul), 305.
Cocteau (Jean), 97.
Colette, 18, 52, 63.
Cordonnier (Gérard), 300.
Costa de Beauregard (Olivier), 280.
Croisset (Francis de), 13, 31, 59.
Curie (Marie), 32.
Dahon (Renée - Mme Maurice Maeterlinck), 44.
Daniélou (R.P. Jean), 145, 239.
Daniélou (Madeleine), 143.
Daniel Rops, 147, 238.
Davy (Marie-Magdeleine), 282.
Debussy (Claude), 22, 23.
Delarue-Mardrus (Lucie), 23.
Delaunay (Pr. Albert), 37, 300.
Donnay (Maurice), 12.
Drieu La Rochelle (Pierre), 119.
Estaunié (Edouard), 203, 204.
Fabulet (Louis), 50.
Fessard (Pr.), 15, 49, 50, 51.
Flaubert (Gustave), 12, 13, 14, 58.
Les tablettes d’or 345

France (Anatole), 12, 18, 96.


Frossard (André), 278.
Garden (Mary), 23.
Gérard (Rosemonde - Mme Edmond Rostand), 37, 38.
Godel (Dr Roger), 275, 300.
Gomez-Carillo, 44.
Grassé (Pr.), 302, 303.
Gregh (Fernand), 219.
Guitry (Lucien), 37.
Guye (Charles-Eugène), 51.
Hahn (Reynaldo), 59.
Hailé-Selassié, 77.
Hébertot (Jacques), 40.
Henlein (Konrad), 91, 134.
Hériat (Philippe), 64.
Hermant (Abel), 40.
Hirsch (Charles-Henry), 40.
Jouvenel (Henry de), 65, 66, 75, 76, 77.
Jouvenel (Bertrand de), 52, 63, 65, 66, 99, 112.
Jouvenel (Robert de), 66.
Joyce (James), 52, 95.
Jung (Carl-Gustav), 227, 298, 302.
Keyserling (Hermann de), 309, 310, 311.
Labadié (Jean), 97.
Langevin (Madeleine), 9.
Larcher (Dr Hubert), 300.
Lavelle (Louis), 307, 308, 309.
Lazareff (Pierre), 135.
Le Bargy (Charles), 175, 176.
Leblanc (Georgette), 4, 22, 29, 35, 40, 41, 45, 46, 52, 64,
95, 96, 105,279, 315.
Leblanc (Jeanne), 11, 14, 113.
Leblanc (Maurice), 10, 11, 12, 13, 15, 21, 23, 35,40, 46,
52, 66,98, 136.
Leblanc (Claude), 13.
346 Les tablettes d’or

Le Bon (Gustave), 50.


Lecomte du Noüy (Hermine), 40, 58.
Lecomte du Noüy (Pierre), 30, 31, 49, 50, 51, 57, 66, 112,
136, 181, 241.
Lecomte du Noüy (Mary), 30, 57, 58.
Léger (Alexis), 75.
Léger (Fernand), 64.
Lemaître (Jules), 58, 59.
Lesourd (Pr. Paul), 330.
L’Herbier (Marcel), 34, 64.
Lorrain (Jean), 15, 18.
Mac Orlan, 64.
Magre (Maurice), 15.
Maeterlinck (Maurice), 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 199, 218, 219.
Mallarmé (Stéphane), 18, 96.
Mallet Stevens, 64.
Malraux (André), 99.
Marcel (Gabriel), 8, 76, 128, 130, 142, 157, 158, 172, 175,
203,294, 295, 296, 304, 306, 311, 324, 329.
Mardrus (Dr), 22, 23.
Martin (Charles-Noël), 300.
Martiny (Dr Marcel), 295.
Maurois (André), 13.
Massenet (Jules), 14, 59.
Maupassant (Guy de), 11, 12, 57, 58.
Maupassant (Laure de), 58.
Maurette (Marcelle), 64, 241.
Maurevert, 44.
Maze (Marguerite), 28, 105, 106, 109, 116, 117, 118, 137,
151, 164, 166, 184.
Ménabréa (Marquise de), 43.
Ménétrier (Dr), 300.
Merrebi Rebbo, 89, 91.
Milhaud (Darius), 64.
Les tablettes d’or 347

Mireille (Mme Emmanuel Berl), 99, 101, 157.


Mirbeau (Octave), 18.
Monnier (Mme Louis), 8, 133, 206, 207.
Monnier (Pierre), 156.
Montesquiou (Robert de), 33, 35, 54.
Montherlant (Henry de), 50.
Morny (duc de), 41.
Noël (Marie), 203, 204.
Ornez (R.P. Réginald), 148.
Oppenheimer (Robert), 300, 301.
Ottaviani (Mgr), 148.
Paqui, 321.
Paté (Henry), 56.
Pio (Padre), 251, 275, 276, 277, 278.
Picard (Edmond), 15, 16.
Piveteau (Pr. Jean), 300.
Poirier (René), 295.
Prat (Fernand), 11.
Prévost (Marcel), 12.
Proust (Marcel), 35, 63, 120.
Rachilde, 18.
Régnier (Henri de), 23.
Renard (Jules), 12, 18, 96, 176.
Renoult (René), 66.
Reszké (Jean de), 40.
Rhine (J.-B.), 301.
Rodenbach (Georges), 15.
Rodin (Auguste), 18.
Roncalli (Mgr), Jean XXIII, 155.
Rosny (J.-H.), 40.
Rostand (Edmond), 36, 37, 38, 109.
Rostand (Jean), 37, 66, 176, 177, 299.
Rostand (Maurice), 40, 41, 42, 46, 136, 282.
Saint-Clair (Simone), 142.
Sarah Bernhardt, 14, 40, 41.
Serrure (Monique), 92.
Seyoum (Ras), 78, 81.
Simone (Mme), 37, 174, 176.
Sully Prudhomme, 59.
Teilhard de Chardin (Pierre), 282.
Tournaire (Albert), 36.
Valette (R.P.), 145, 239.
Van Eyck, 15.
Villiers de l’Isle (Adam), 15.
Weil (Simone), 241, 282.
Willy, 18.
Zanta (Léontine), 61.
Table des matières

Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .7
Chap. I — Le château de Gueures et le Gruchet . . . . . .11
Chap. II — Saint-Wandrille, les Abeilles,
le Pavillon des Muses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .25
Chap. III — La colline enchantée d’Arnaga . . . . . . . . .36
Chap. IV — Neuilly et le château de Tancarville . . . . .43
Chap. V — Villefranche et La Malarriba . . . . . . . . . . . .53
Chap. VI — Mariage et romans . . . . . . . . . . . . . . . . . . .63
Chap. VII — Naissance et reportages . . . . . . . . . . . . . .73
Chap. VIII — Le Rio de Gro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .82
Chap. IX — Comme le Phénix s’élance . . . . . . . . . . . .92
Chap. X — Occupation, libération . . . . . . . . . . . . . . . . .99
Chap. XI — Tu pars vers Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . .109
Chap. XII — Le mystère bifrontal . . . . . . . . . . . . . . . .119
Chap. XIII — Au diapason de l’enfer . . . . . . . . . . . . .131
Chap. XIV — Au diapason du ciel (1946) . . . . . . . . . .142
Chap. XV — Au diapason du ciel (1947) . . . . . . . . . .158
Chap. XVI — Un prédestiné . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .174
Chap. XVII — Quand les sources chantent (1947) . . .180
Chap. XVIII — Quand les sources chantent (1948) . .187
Char. XIX — Au seuil du Royaume (1949) . . . . . . . . .214
Chap. XX — Au seuil du Royaume
(de 1950 à 1952) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .225
Chap. XXI — Au diapason du Purgatoire . . . . . . . . . .237
Chap. XXII — En absolue fidélité (1952) . . . . . . . . . .252
Chap. XXIII — En absolue fidélité
(de 1953 à 1956) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .260
Chap. XXIV — La seconde vie . . . . . . . . . . . . . . . . . .271
Chap. XXV — Sa troisième personnalité . . . . . . . . . .282
350 Les tablettes d’or

Chap. XXVI — La recherche de l’essentiel . . . . . . . .291


Chap. XXVII — Trois philosophes, un messager . . . .304
Chap. XXVIII — L’esprit souffle quand il veut . . . . .313
Chap. XXIX — Le dernier combat . . . . . . . . . . . . . . .321
Chap. XXX — Le lys des champs célestes . . . . . . . . .335
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .339
Index des noms cités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .343
Pour connaître nos dernières parutions
et recevoir gratuitement nos catalogues,

écrivez aux Éditions Lanore,


6 rue de Vaugirard, 75006 Paris
tél: 014325 6661 fax: 0143 296981

ou bien envoyez-nous un e-mail:


contact@editionslanore.com

Vous pouvez également commander


en ligne sur le site:
www.fernand-lanore.com

Vous aimerez peut-être aussi