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Du dramatique au tragique: La scène des vœux monastiques interrompus dans "Les Illustres

Françaises" de Robert Challe et "La Religieuse" de Diderot


Author(s): Marie-Hélène Cotoni
Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 93e Année, No. 1 (Jan. - Feb., 1993), pp. 62-72
Published by: Presses Universitaires de France
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Accessed: 22-12-2015 12:41 UTC

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DU DRAMATIQUE AU TRAGIQUE :
LA SCÈNE DES VŒUX MONASTIQUES
INTERROMPUS DANS
« LES ILLUSTRES FRANÇAISES »
DE ROBERT CHALLE
ET LA RELIGIEUSE » DE DIDEROT
«

Divers critiques ont été sensibles aux ressemblancesque


présententcertainesscènes des IllustresFrançaises avec des
romansplustardifs du xvmesiècle : ceuxde Prévost,de Diderot,de
Richardson1. Une telle influencen'a riend'étonnant, si l'on songe
au grandnombred'éditionsdu romande RobertChalle, toutau
longdu siècledes Lumières.Les rapprochements suggérésconcer-
nentgénéralement des figuresféminines et des épisodessentimen-
taux. Bien que partiellement comparable,puisque nous allons
observercôte à côte Clémencede Bernayet Suzanne Simonin,
notreproposse distinguera, cependant, de celui de nos prédéces-
seurs: aprèsavoirrappelé,en effet, communes
les caractéristiques
aux deuxhéroïnes, nouschercherons surtout à montrerquelleplace
tient,dans l'économiedu récitqui les concerne,la troisièmenou-
velle des IllustresFrançaises,d'unepart,et La Religieuse,d'autre
part,la scène des vœuxmonastiquesinterrompus. Nous tenterons
d'en la
ainsi,parcomparaison, approfondir signification et,dansles
deuxcas, d'enévaluerla résonanceidéologiqueetlittéraire.

1. Outreles remarques de F. Deloffredanssa dernière éditiondesIllustresFrançaises,


Droz, 1991,voirles articlesde Claire-ÉlianeEngel,HenriRoddier,HenriCouletet Franco
Pivaindiquésdanssa bibliographie. On peutajouter,de Lois Russell: « Challeand Diderot:
talesin defenseof woman», ProceedingsoftheannualmeetingoftheWestern Societyfor
Frenchhistory, 9, 1982,p. 216-225.
JeremercieHenriCouletde m'avoircommuniqué, en outre,son articleintitulé« Vers
le dix-huitième siècle » {Littératuresclassiques 15, 1991, p. 303-311),dontla notede la
p. 309 insistesurla grandeprobabilité d'unelecturedesIllustresFrançaisesparDiderot.
RHLF,1993,n°l, p.62-72

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DU DRAMATIQUE 63

Rappelons,d'abord,que les deuxromanciers onteu,chacun,une


sœurreligieuse.Quelles forcesontpoussé ClémenceChalle,dont
le prénoma été donnépar l'écrivainà l'héroïnede sa troisième
nouvelle,et AngéliqueDiderotversle couvent? Nous l'ignorons.
Mais, si on ne sait riende la première, on sait que la secondea
sombrédans la folie,avantde mourirà vingt-huit ans. Quand il
écritLa ReligieuseDiderota doncen mémoireune réalitétragique,
réactualisée parle procèsde Marguerite Delamarre.
Les similitudes des deux personnagesféminins, dans les deux
romans, tiennent à des phénomènes sociaux autant qu'à unecertaine
tradition littéraire. GeorgesMay,puis René Godenne se sontdéjà
attardés surles œuvresnarratives antérieures au romande Diderot,
qui avaient pour héroïne une religieuse malgré elle2. En ce qui
concerneClémenceet Suzanne,pourmieuxsoulignerressemblan-
ces etdivergences nousdistinguerons différentsmoments : le temps
où les deuxjeunes fillessontpensionnaires au couvent,puis leur
noviciat,aprèsla prised'habits, etenfinla cérémonie des vœux.
Clémence,orpheline mère, de filled'un homme puissamment
riche,est destinéeà êtrereligieuse,commesa cadette,parce que
leurpèreles sacrifieà leurfrèreet à leursœuraînée,excessivement
avantagéepar son contrat de mariage.Son insoumission l'a fait,de
surcroît, détester par ses parentset,pour avoirviolemment refusé
se
un partiqui lui déplaisait,elle retrouve, à dix-huit ans,pension-
naireau couvent« d'aussibon cœurqu'unoiseau sauvageest en
cage »3.
Suzanne Simonin,l'héroïnede Diderot,est égalementl'enfant
d'un hommequi auraitassez de fortunepour établirsolidement
troisfilles.Mais venue la dernière, malgrétous ses dons elle est
maltraitée par sa mère et par l'homme dontelle portele nom,parce
en
qu'elle est, fait, le fruit d'un adultère. On l'envoied'abordau
couventpourque ses sœurspuissenttrouver un marisans avoirà
craindreune dangereuserivale.Mais quand leurs dots considé-
rablesont épuisé les ressourcesde la famille,on l'engagealors à
prendre l'habit,à seize ans et demi,bienqu'ellene se sente« aucun
goûtpourl'étatreligieux»4.

2. Voirla belleétudede GeorgesMay,Diderotet « La Religieuse» : étudehistorique


Paris,P.U.F.,1954 etl'articleéclairantde René Godenne,« Les nouvellistes
et littéraire, des
années1680-1750etLa Religieuse», DiderotStudies,16, 1973,p. 55-68,qui mentionne des
nouvellescommeLa religieuseesclave,La religieusepénitente, La religieusemalgréelle.
3. Éd. Deloffre,1991,p. 146. Les références entreparenthèsesdansla suitedu texte
renvoient à cetteédition.
4. Œuvresromanesques,éd. revuepar L. Perol,Paris,1981, p. 237. Les références
entreparenthèses dansla suitedu texterenvoient à cetteédition.

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DE LA FRANCE

Dans les deux cas, il s'agitdonc de la relégationau couvent


d'une cadettepour des raisons financières.Mais si la mise au
couventparles parentsestunphénomène fréquent dansla réalitéet
dans la littérature du temps,dans ces deux récitsles motivations
profondes sont,en fait,différentes. C'estla naissanceillégitime de
Suzanne,enfantdu désordreet du hasard,c'estla fauteoriginelle
qui faittraiter une innocenteen coupableet qui fixeà jamais son
destin.Elle se heurteconstamment à un sortprivépour elle de
signification : comme elle a ignoré longtempsses véritables
origines,elle ne saura riendéchiffrer, nonplus,ni dansles férocités
sadiques, ni dans les caresseslangoureuses dontelle seral'objet.
Clémence,elle, jeune filleénergique,frondeusemême,n'est
victimeque du heurtde sa fortepersonnalitéavec celle de ses
parents: un échangedirectet violentavec eux lui vautdes déboires
relatifs,être « presque déshéritée» (p. 147). Un choix, limité
certes,lui a été offert.Elle a mieux aimé resterau couvent
qu'épouserun hommequi lui déplaisaitet entrer ainsi« toutevive
dansles brasdu démon», selonses proprestermes(p. 147).
Suzanne,poursa part,a perduen pensiontoutcontactavec ses
parents.Le décretpaternella condamnantà la réclusionlui est
transmisindirectement,par le Père Séraphin. Elle ressent
tragiquement le vide affectif qui résultede son rejethorsde la
famille: « Jen'ai ni pèreni mère; je suis une malheureuse qu'on
détesteet qu'onveutenterrer ici toutevive ». (p. 237) On ne lui a
laissé, en effet,que le choix entreun enfermement définitif à
Sainte-Marie etunexil,commepensionnaire, dansquelquecouvent
de province, jusqu'à la mortde ses parents.
La scène des vœux monastiquesn'occupepas la mêmeplace
dans les deux romans,parcequ'elle représente l'aboutissement de
situationstrèsdifférentes, où l'on peut retrouver une semblable
oppositionentrele silence,l'absence,d'unepart,et une surabon-
dance de relations, fussent-elles agressives,d'autrepart.L'intrigue
de La Religieuseest encorepeu avancée quand cettescène vient
irrémédiablement symboliser une condamnation et sans
injustifiée
appel,que les inconséquences de la mère,l'égoïsmedes sœurs,la
rapacitédes beaux-frères ne peuventqu'imparfaitement expliquer.
Dans Les illustresFrançaises, au contraire,la professionde
Clémenceest la conséquencefinalede poursuitesamoureuseset
d'obstaclesque sonpèreveutleuropposer.
Clémence,en effet,a rencontré au couventun amide son frère,
M. de Terny; il s'estmontré vitesensibleà ses yeuxpeu recueillis,
qui lui semblaient« aller à la petiteguerre» (p. 143). Cette

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troisièmenouvelle apparaît bien, alors, comme une « tragi-


comédie» et « une pièce de cape et d'épée », selonles termesde
M. Menemencioglu5. Visitesde l'amoureuxau couvent,déguise-
ments,échangesde lettresse succèdentsansrelâche.Le retour dans
sa famille,à la mortde sa sœuraînée,sa situation de richehéritière,
désormais, ne permettent pas à Clémenced'épouserTerny,à cause
du refusobstinéde son père. C'est pourfuirun autreprétendant
qu'elle se réfugieà nouveau dans un couvent.Là commencela
deuxièmeétape de son itinéraire. En effet,tandisque Ternyest
contraint de gagnerl'Angleterre, aprèsavoirtué son rivalen duel,
la jeune filleest amenéeinsidieusement à prendrel'habitpar les
cajolerieshypocrites de son pèreet de sa sœurcadette,qui n'attend
que ses vœux pour être elle-mêmemariée,et parles pressionsdes
à
religieuses qui on a faitespérerunesommeconsidérable.
On saitque Suzanne Simonin est victimeaussi de la contrainte
et des manœuvres hypocrites de la Supérieure. Seule,sans défense,
elle estpathétique parses silencesou ses sanglots.Lors de la prise
d'habits, le romancier la montrepassive,absente: « Jen'entendais
rien,je ne voyaisrien,j'étaisstupide; on me menait,etj'allais ; on
m'interrogeait, etl'onrépondait pourmoi ». (p. 239)
Pendantson noviciat,Clémencede Bernayestégalement l'objet
d'unevéritableconspiration. On l'isole ; on lui ment; on la trahit.
« Père,sœur,religieuses,directeur et confesseurla persécutaient
opiniâtrement de faireses vœux». (p. 170) Trèshabilement, Robert
Challefaitd'ellela narratrice, à traversune dernière lettreadressée
à Terny, lorsquela situation frôlele tragique.
On a profité de ma faiblesse,on m'a faitfairece qu'ona voulu,on m'a résolue
d'êtrereligieuse,on m'en a faitprendrel'habit,on a approchéle tempsde ma
profession, j'ai donnéles mainsà tout.[...]
J'étaisobsédéede touscôtéspar toutesles religieuses, à ma
qui s'intéressaient
perte.Jen'aipu résister Elles ne m'ontdonné
à leursadulationset à leursflatteries.
aucunerelâche; j'ai donnétoutà leurimportunità et à celle de ma famille.Jeme
suis engagéeà toutce qu'ilsontvouluexigerde moi ; leursfeintescaressesm'ont
surprise.[...] Le jour fatalest tropproche,on en prépare, déjà, les magnificences.
Malheureuse! À quoi bon tantd'apprêtset de faste,pourconduireà la mortune
victimed'ambition et de haine,(p. 172-174)

Ne croirait-onpas entendreSuzanne,alorsque c'estClémencequi


s'exprime ? Clémence qui portesurelle un poignard,prêteà s'en
servirau dernierinstant tandisque
plutôtque de devenirreligieuse,
Suzanne, tentéeplus tardpar le suicide, y renoncequand elle

5. « Gallouin-DonJuan,une clé pour RobertChalle », RH.L.F., nov.-déc.1979,


p. 984.

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perçoitqu'elle contribuerait, par là, à « satisfaire» les autres


(p. 270).
La différencede portéede ce gesteest significative. Si, dansle
cas de Suzanne,toutacteparaîtdérisoire, Clémenceest incitéeà la
luttepar l'excès mêmedes pressionsqu'elle subit.Elle rejettetout
ce qu'ona pu lui raconter surl'inconstance de Ternyet décidede se
battre.Aux manœuvresde ses adversaires,elle répondpar une
habilecomédie,qui lui procurede l'argent. Elle l'emploieà acheter
la sœurtourière et à enrôlerle frèrede celle-ci,afind'allerau plus
vite informer Terny,en Angleterre, des tourments présentset du
péril imminent. À la conspiration mise en place par la tyrannie
familialeet religieuses'opposeun autrecomplot,dans lequel les
réseaux d'amis estimables, si importantsdans l'ensemble du
romand, vontjouerun rôleessentiel.Le lecteurvoitse déroulerun
drameaux péripétiesmultiples, qui doitsa dynamiqueaux forces
que représentent l'amouret l'argent.En abrégeantla durée du
noviciat,le romancier a donnéau tempsunevaleurdramatique.
Ils ontvoulume fairesignerune requêteaux puissancesecclésiastiques,pour
me fairefairema professiontroismois aprèsma prised'habit[...]. Jedois faire
il n'ya pas unmoisd'icilà, (p. 173)
mesvœuxle lendemainde la Trinité,

écritClémenceà Temy.La menaced'unenfermement définitifest


inhérenteà la fuitedes jours. Par conséquent,les événements
s'accélèrent, les enjeuxse succèdent, liés
les dangersse multiplient,
aux retards prisparle messager,aux intempéries subiesparTerny.
Mêmesi Clémenceestreclusedansson couvent,elle suitla marche
de l'action.On a pu remarquer avec raisonque, particulièrement
dansla troisième nouvelledes IllustresFrançaises,la femmeavait
un rôleprimordial7. L'énergievitale,le goûtdu bonheur,la lucidité
activede la jeune fillemodifient la scène des vœuxqui est,selon
les termesmêmesde RobertChalle,« le dernieracte de la comé-
die ». (p. 174)
Les deux années de noviciatde Suzanne Simoninsont, au
contraire,entièrement statiques.Les douceurs,les égards,les
flatteries sontlà pour « épaissirles ténèbres» (p. 240), bercer,
endormir.Les bienveillancesartificieuses, les endoctrinements
une
mensongers, prétendue béatitude occupentun tempsstagnant,
tendentà faireoubliersa fuite,et donc l'échéancemenaçantedes
vœux,à anesthésier la perceptionde la duréeen mêmetempsque la

6. Voirla thèsede MichèleWeil : RobertChalle romancier, Genève,Droz, 1991.


7. VoirM.-L. Swiderski: « L'imagede la femmedans le romanau débutdu xvmc
siècle: Les IllustresFrançaisesde RobertChalle», Studieson Voltaire,
XC, 1972,p. 1516.

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volonté.Certainscritiquesontjustement discernédansla restriction


de l'espace,des vêtements, du mouvement, dansLa Religieuse,« la
métaphorisation spatialed'unesituationmorale »8. Diderota choisi
de montrer un enlisementinsidieux.Le lecteursentvite que le
rapport de forcesn'autoriseguèred'espoir.Si l'argent, « un millier
d'écus» (p. 240) est,commedansLes IllustresFrançaises,l'appât
qui détermine les manœuvresdes religieuseset leursmensonges,
tantsurle mondeque surle cloître,le romancier n'offre pas à son
héroïnede contrepoids équivalent,qui l'aideraitdans sa luttepour
la liberté.Il se gardebien de faired'elle une victimerésignéeou
passive.Mais aucunamour,aucunargent ne facilitesa résistance.
CommeClémence,Suzanneestl'objetd'unevéritableconspira-
tion:
On me dépêchale directeur de la maison; on m'envoyale docteurqui m'avait
prêchéeà ma prised'habit; on me recommanda à la mèredes novices; je vis M.
l'évêque d'Alep ; j'eus des lances à rompreavec des femmespieuses qui se
mêlèrentde mon affairesans que je les connusse ; c'étaientdes conférences
continuellesavec des moineset des prêtres; monpèrevint,mes sœursm'écrivi-
rent; ma mèreparutla dernière; je résistaià tout.Cependantle jour futprispour
ma profession ; on ne négligearienpourobtenirmonconsentement ; mais quand
on pritle partide s'enpasser,(p. 243)
on vitqu'ilétaitinutilede le solliciter,

Si Clémencea des armespour se battre,l'amour,l'argent, qui


deviendront les ingrédientsdu dramebourgeois, Suzanne,sansallié
au milieude forceshostiles,se débat.Ses passions,qu'il s'agissede
colère,de dépit,d'indignation,et ses refusfinissent,dansce milieu
clos,par êtresans écho. Sa volonté,sa personnemêmesontniées,
commeelle le constatelucidement : « Jevis clairement qu'onétait
résoluà disposerde moi sans moi » (p. 243). Isolée, réduiteau
silence,elle va cependanttenter, elle aussi,une ouverture versle
mondeextérieur, parun scandalepublic,le jour de ses vœux,pour
« finir
cettepersécution avec éclat» (p. 243)
La réalitéavaitoffert un précédentque les romanciers ontpu
connaître.Héchierrapporte, en effet,que, lorsde sa profession, une
noviceavaitremplacéla réponsetraditionnelle par cet éclat : « Je
demandeles clefs du monastère,Monsieur,pour en sortir»9.
Toutefois,dans nos deux romans,le refuspublicde prononcer les
vœuxmonastiquess'exercede façontrèsdissemblable.Les deux
scènesont,surtout, une signification et une résonanceabsolument
différentes.

8. L'expressionest de V. Brady,dans une communication faiteau VIe Congrèsdes


Lumières.Voirle résumédansles Studieson Voltaire,CCXVI, 1983, p. 340.
9. Mémoiressur les Grands-Jours d'Auvergne en 1665,citéparGeorgesMay,op. cit.,
p. 176.
littérairedela France(93eAnn.)xeni
Revued'Histoire 3

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LITTÉRAIRE

Une rencontresecrètede Clémence et de son amoureux,la


veillede la profession, a permisd'enorganiser la miseen scène.Le
jeune homme réunitdes alliés dont certains seront,le lendemain
matin,à l'intérieur du couvent,sous prétexted'entendre la messe,
tandisque d'autres« voltigeront » autourde la porte.Tout a été
prévupourque Clémence, une fois sortiedu cloître,n'yrentre pas.
Le romancierne laisse pas se relâcherl'intérêtdu lecteur.Il
multipliepéripétieset effetsscéniques.L'irruption de Terny,au
milieude la cérémonie,constitueun premiercoup de théâtre.Le
secondestlié aux paroleset aux gestesinattendus de la jeune fille
qui, à la questiontraditionnelle, donne une réponsehardiment
originale: « Je demandeMonsieurle comtede Ternypourmon
époux» etse jettedansles brasde sonbien-aimé. Les murmures de
surprise et de protestationqui suivent soulignent l'aspectspectacu-
laire de la scène. L'auteurs'attardemêmesur quelques tableaux
étonnants, commela figurestupéfaite du prêtrerestant« bouche
ouvertesansbranler» (p. 178). La scènes'achèveparl'engagement
solennel,devanttoutel'assemblée,des deuxépoux,qui s'échappent
ensuite du couvent avec l'aide de leurs amis. Ce drame aux
épisodes multiplesrendmanifestela victoirede l'amour,de la
véritéet de la raisonsurla contrainte et la dissimulation. Tous les
obstacles, familiauxet religieux, ont été, d'un coup, abolis, comme
la
l'indiquesymboliquement,conclusion du narrateur : « Les habits
qu'elle avait sur le corps ne m'empêchèrent pointd'en fairema
femme» (p. 180). La scènedes vœuxmonastiquesest,dans cette
nouvelle,unepéripétie parmid'autres, qui favoriseparticulièrement
quiproquoset coups de théâtre, qui mène à un dénouement
et
optimiste,à l'engagementmutuelde deux êtreslibresdevantla
communauté humaine,au triomphe de valeurshumanistes. Comme
l'écritMichèleWeil,
entreeux,bien
des hommeset des femmesqui s'arrangent
Challe représente
loinde ne voirque désespoiretrecoursen Dieu seul10.

Dans toutce récit,particulièrement, la primautéest donnée au


romanesque de la conquête du bonheur. Dans l'œuvrecommedans
la vie,RobertChalleprivilégie l'action.
L'héroïnede Diderota, elle aussi,recoursà la simulation pour
à En
échapper l'oppression. feignant de vouloir prononcerses
vœux, elle sortde l'isolement
dans lequel on la tenait ; elle retrouve
les caressesdes religieuses,revoitses parents. Elle fait également

p. 37.
10. RobertChalle romancier,

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DU DRAMATIQUE (ß

appel, par la tourière,à ses amis et connaissancespour qu'ils


assistentà la cérémonieet réussit,par là, à éviterune profession
clandestine.
Toutce concoursauquelon ne s'attendait guèrese présenta; il fallutle laisser
; etl'assembléefuttelleà peuprèsqu'illa fallaitpourmonprojet,(p. 245)
entrer

Mais le résultat qu'elleespéraitde son esclandre,« le scandaledes


assistants, le désespoirdes religieuses, la fureur de mes parents»
(p. 245), s'il s'est réalisé pourdémence11, reste pourSuzanneun
rêve.Elle commencepar défaillir, et il n'ya pas de vaillantamou-
reuxpourlui rendre« le vermillon de sesjoues »12.
Son premier refusestcouvertparla voix des autresreligieuses.
Par troisfois,cependant,elle répond« non » quand il s'agitde
promettre chasteté, pauvretéetobéissance.Ce rejet,à troisreprises,
du triplevœu demandéa valeursymbolique. Il manifeste, de façon
exemplaire, la solennité de la protestation. Diderot faitaussi de son
personnage unehéroïnequi se bat. Son attitudeentraîne, d'ailleurs,
dans l'assistance,« un assez grandmurmure » (p. 246). Mais sa
défaiteest inéluctable.Suzanne a une dimensiontragiqueparce
qu'elle porteen elle cettedualitédécelée par certainscommenta-
teurs13,l'héroïsme de l'intelligenceetle sentiment de sa faiblesse.
Alors que Clémence de Bernay rejointTernyet le monde
extérieur,que des amis entourentle couple pour le protéger,
SuzanneSimonin,dès ses premières paroles,est séparéede ceux à
qui elle faisaitappel; et ce sont les religieuses qui l'encerclentpour
l'isolerdavantage:
À ces motsune des sœurslaissa tomberle voilede la grille,etje vis qu'ilétait
Les religieusesm'entourèrent,
inutilede continuer. m'accablèrent de reproches; je
les écoutaisansmotdire.On me conduisitdansma cellule,où l'onm'enferma sous
la clé. (p. 247)

On saitcomment, aprèsavoirconnuune nouvelleformede cachot


elle finira
dansla maisonde ses parents, parprononcer ses vœux,à
Longchamp, dansune sorted'hébétude, parle
nouvelleillustration,
de la volonté:
de l'étouffement
romancier,

11. « Le père, la fille,le prétendugendreet toute l'honorableassemblée furent


extrêmement étonnésde cetteréponse,à laquelleils ne s'attendaientpas. Les religieusesen
furentterriblement ». (/.F.,p. 178).
scandalisées,ettoutle clergésurpris
12. /.F.,p. 177.
13. VoirRaymondJoly: « EntreLe Père defamilleetLe Neveude Rameau,conscience
moraleet réalismeromanesquedans La Religieuse», Studieson Voltaire, LXXXVHI, 1972,
p. 845-857.

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REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE

On m'a sansdouteinterrogée,j'ai sansdouterépondu; j'ai prononcédes vœux,


maisje n'enai nullemémoire,
(p. 263)

Nous pourrionsajouter,en suivantune suggestionde René


Pomeau, que son évasion même sera un échec. Hors des murs
monastiqueselle trouveranon pas la libertémais le malheur.Car
son malheurest qu'aprèstantd'annéesde réclusionet d'habitudes
rituelles,elle a intérioriséson état.À la différence de Clémence,
elle restereligieusein aeîernum.Sa premièreréactionde femme
« libre» est de regretter sa cellule.Un peu plus tard,elle avoue :
« Si j'eusse étévoisinede moncouvent, » (p. 389). Et
j'y retournais
Diderotne manquepas de citertoutesles pratiques- agenouil-
lements,signesde croix,automatismes de langage- qu'à maintes
repriseselle « répètemachinalement » (p. 391).
L'histoirede Clémenceet celle de Suzanneprésentent, certes,
des similitudesindiscutables, surtoutlorsquel'héroïnede Challe,
dans sa dernièrelettre,exprime directement,elle aussi, ses
tourments et ses craintes.Les deuxromansdénoncent, en effet,les
vœuxforcés,condamnésdéjà par Bossuet,Bourdaloue,Massillon,
et une vingtainede romansde la premièremoitiédu xvmesiècle.
Tous deuxvontplus loin,cependant, et s'enprennent à l'institution
mêmedu couvent,où on ne voit« que de l'ambition, de l'avariceet
de l'envie », selon les termesde Clémence (p. 174), où, selon
Suzanne,pourl'argentdonnéà leurmaison,les religieuses« men-
tenttouteleurvie,et préparent à de jeunes innocentes un désespoir
de quarante,de cinquanteannées,et peut-être un malheuréternel»
(p. 240).
Toutefois,le déroulement et surtoutle dénouementdes deux
récitssonttrèsdifférents. Ils ontunevaleurromanesque et,surtout,
uneportéeidéologiquetotalement dissemblables.
Dans la nouvellede RobertChalle,les hérosse battent contre
des institutions abusiveset l'emportent. L'auteurdes Difficultés
proposées au Père Malebranche dénonçaitdéjà, dans la vie
monastique, imposée,« cettebarbariequ'onexercesur
la virginité
des milliersde jeunes gens sacrifiésà l'orgueil,à l'avariceet à la
vanité,tandisqu'onditqu'onles consacreà Dieu »14.En substituant
aux vœuxmonastiquesles vœuxdu mariage,prononcéssolennel-
lementdevant une communautéhumaine,le romancierdéiste
s'affirme progressiste.La bénédictiondu mariageest souhaitable,

14. Éd. Mortier,Bruxelles,1970,p. 282. Cf. p. 188 : « Si c'en étaitle lieu,je ne me


mettraisguèreen dépensepourprouverque ces vertusde religions facticessontde véritables
vicessuivantla raison,etmêmesuivantl'Évangile».

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DU DRAMATIQUE
AUTRAGIQUE 7'

par conformitéaux usages, mais non indispensable.Ternyla


demandeen ces termesà l'officiant : « Si vousle voulez,vousnous
ferezplaisir; sinonnous protestons Mademoiselleet moi de nous
en passer » (p. 179-180). Le glissementvers un cérémonial
purement laïque s'opèreavec aisance.RobertChalle proposeune
émancipation euphorique.
Le romanciera faitde renfermement au couventun épisode
dramatiquequi a permisde multiplier rebondissements et effets
spectaculaires. Le homme
narrateur, d'armes, ancien mousquetaire,
donne un reliefparticulieraux stratégieset aux exploits par
lesquelsil a pu, à pointnommé,délivrer sa bien-aimée.L'espècede
quiproquofinalsur la naturedes vœux prononcésfaitpasser le
lecteurdu drame à la comédie. Il a suivi avec jubilation les
différentes étapes, sans connaîtred'inquiétude,puisqu'onl'avait
informé, dès le débutde la nouvelle,que Clémencede Bernayétait
devenueMadamede Terny.
Diderot, au contraire,encadre les mémoires de Suzanne
Simoninde véritablesappels au secours.Il donnela paroleà une
victimeécraséeparune fautequi n'estpas la sienne,doncéminem-
menttragique.Comme l'écrit J. Baleou, « affrontéeà l'ordre
religieux,Suzanne,la bourgeoiseSuzanne,qui auraitpu n'êtreque
la protagoniste de quelque « sentimental tragedy», devientune
héroïnede la tragédie sacrificielle »15. Au delà d'une aventure
individuelle,le romancierévoque le mythede la culpabilité
originelle,le thèmede l'innocencesacrifiée, retrouveles liensentre
« la terreuretle sacré».
La professioninterrompue de son héroïnea valeurembléma-
tique : toutecommunication s'y révèleimpossibleet, placée au
débutdu roman,elle inaugureune longuesuitede persécutions et
de malheurs. Mais la narratrice restechrétienne. Elle ne condamne
mêmepas ses bourreaux, qui sontaussi des victimes.L'auteurlui-
mêmese tientéloignéde toutepolémiqueexplicite,de toutdogma-
tisme,de touteabstraction facile.GeorgesMay a biendiscernéque
l'hostilitéà l'égardde l'institutionmonastiquetransparaît, et se
sans s'affirmer,
justifieaux yeux du lecteurnon averti, non plus par des raisonnementset des
interrogations mais par la plus merveilleuse
oratoires, vertupersuasived'unrécit
simpleetnaïf,en apparence, maisenréalitécomplexeetpénétrant16.

et le sacré », Le Siècle de
15. « À proposde La Religieusede Diderot: la terreur
Oxford,1987,p. 48.
Voltaire,
16. Op.cit.,p.184.

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72 REVUEDTflSTOIRE DE LAFRANCE
LITTÉRAIRE

En peignantla religioncommeun objet d'atelier17, Diderotgarde


une distancecompatibleavec la dimensiontragique,mêmesi tout
lecteurest vite convaincuqu'il souhaitel'éradicationd'un ordre
tyrannique etd'« unelogiquedu pire»18.
La réalitésociale et littéraireoffraitau philosopheassez de
modèlespourqu'il aitpu écrireLa Religieusesans nécessairement
s'inspirerde la troisièmenouvelledes IllustresFrançaises. Il est
néanmoinspermisde supposerque la dernière lettrede Clémence,
toutautantque les lettresde la Pamela de Richardson,a pu lui
donnerl'intuition qu'il fallaitfaireparlerdirectement la victime
pour atteindre
l'émotion authentique.
À partird'élémentspouvantconstituerun romande mœurs,
Diderotnous offrel'histoired'une héroïneirrémédiablement et
irrationnellement condamnée,qui se débaten vain dansun monde
figé,à la recherched'un sens et d'une issue. Challe nous raconte
l'aventured'un personnagequi, aidé par l'amouret l'argent,lutte
victorieusement contretoutesles forcesoppressivesqui entravent
sa marcheversle bonheur. Optimisme ici ; là visiontragique.
Ces deuxdémarches nous
présentent, semble-t-il, les différences
que décèle Anouilhentrele drameet la tragédie.Avec Clémence,
on se débat « parce qu'on espère en sortir» ; « le bon jeune
homme» a pu « arriverà tempsavec les gendarmes». Avec
Suzanne,« on saitqu'iln'ya plusd'espoir[...], qu'onestpris,qu'on
estenfinpriscommeun ratavec toutle ciel sursondos »19.
Dans le romande RobertChalle,le lecteurtrouvele divertis-
sement.Avec celui de Diderot,il ne peut éprouver,à côté de
l'admirationpourl'artde l'écrivain,qu'uneinsistante inquiétude.

Marie-HélèneCotoni.

17. VoirR. Pomeau : « Sur la religionde La Religieusede Diderot» Travauxde lin-


guistiqueetde littérature
13 (1975),p. 557-567.
18. Nous empruntons son titreà l'étudeque ClémentRosseta consacréeà la philoso-
phie tragique.On pourraitretrouver dans La Religieusedes élémentsqu'il rattacheà cette
logique,commele silence,le sadismeet le masochisme,la paranoïa.{Logique du pire,
P.U.R,1971).
19. Antigone, La Tableronde,1947,p. 57-58.

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