Vous êtes sur la page 1sur 95

INSTITUT SUPERIEUR DE L’EDUCATION

ET DE LA FORMATION CONTINUE

SEMESTRE : OCTOBRE 1998 - MARS 1999

SECTION : FRANCAIS (2ème cycle)

U.V. : GRAMMAIRE DE L’ANCIENNE LANGUE (FR 204)

ENSEIGNANT : M. ZINELABIDINE BENAISSA

COURS ENTIER + DEVOIR

Page 1 sur 95
Présentation

1. Avertissement

Les lecteurs de ce cours ne trouveront pas ici ce qu'on appelle


conventionnellement une grammaire complète de l'ancienne langue française
(ancien et moyen français). Ils découvriront simplement dans ce cadre les traits
grammaticaux les plus caractéristiques de cette ancienne langue. Plusieurs
raisons m'empêchent d'être fidèle d’une manière rigoureuse à l'intitulé officiel
du cours. J'en citerai trois
1/ Il est difficile, sinon impossible d'exposer la grammaire d'une langue quelle
qu'elle soit dans un espace aussi limité.
2/ Un tel travail ferait d'ailleurs double emploi étant donné qu'il existe
d'excellentes grammaires d'ancien et de moyen français (cf. bibliographie à la
fin de l’introduction).
3/ Les grammaires sont, si l'on s'en tient aux us et coutumes universitaires, des
manuels qu'on consulte et non pas des livres qu'on lit de la première à la dernière
page. Cela n'est pas le cas de ces fascicules.

Il m’a donc fallu penser à une formule qui puisse répondre d'une manière
satisfaisante à un objectif simple : permettre au candidat d'avoir des
connaissances précises sur les principaux traits grammaticaux de l'ancien
français. Nous verrons plus bas que l'ancien français n'est pas une langue
standardisée comme l'est le français moderne. Plusieurs dialectes, plusieurs
langues littéraires qui ont coexisté au Moyen Age forment ce qu'on appelle
communément l’ancien français. Les différences entre ces dialectes, ces parlers
régionaux, si l’on s'y attarde, risquent de créer des confusions entre des traits
communs et des traits dialectaux et de gêner la réalisation du premier objectif de
ce cours (en italique dans ce même paragraphe). Pour éviter les problèmes de
dialectologie comparative j'ai dû élaborer mon cours à partir de deux lais très
courts de Marie de France : Bisclavret (318 v.) et Laüstic (160 v.)

Le choix est arbitraire, certes, mais il répond à deux exigences :


1/ Il permet, comme je viens de le dire, d'éviter des comparaisons
dialectologiques laborieuses1 qui seraient encombrantes. 2/ Il offre la possibilité
d'un travail grammatical sur un corpus délimité et permet un passage immédiat
entre les données textuelles et les données théoriques. En fait, l'intitulé précis de
ce cours aurait dû être Initiation à la grammaire de l'ancien français à partir de
l’étude grammaticale et lexicale de Bisclavret et de Laüstic.

1
La dialectologie, c’est-à-dire l’étude linguistique des dialectes) ne sera cependant pas tout à fait absente de ces
fascicules.

Page 2 sur 95
2 Méthodologie

Vous trouverez à la fin de l’introduction la photocopie de Bisclavret et de


Laüstic, ainsi que deux traductions de nos textes : celle de Pierre Jonin et celle
de Laurence Harf-Lancner. Le cours sera divisé en fascicules, ou chapitres si
vous préférez, qui porteront sur des segments précis de nos deux œuvres.
Chaque fascicule comportera quatre sections : morphologie, syntaxe,
vocabulaire, phonétique. Vous trouverez à la fin de chaque description un
énoncé de la règle générale telle qu’on peut la trouver dans des manuels de
grammaire.

L’enseignement sera, bien entendu, progressif. Dans les premiers cours, je


m'intéresserai aux caractéristiques les plus générales de l'ancienne langue et
j'éluderai provisoirement les problèmes un peu plus complexes que poseront les
premiers extraits du texte. J’ai prévu une série d’exercices situés à la fin des
fascicules, ainsi qu’un devoir que vous trouverez aux dernières pages de tout le
document que vous avez en main.

Page 3 sur 95
Introduction

1) Origine du français.

Après la conquête de la Gaule par Jules César (58-51 av.J.-C.), le latin


s'installe -en tant que langue des conquérants- et finit par supplanter peu à peu
les dialectes celtiques (et principalement le gaulois, langue dont on connaît très
peu de choses). Mais quel latin parlait-on dans cette Gaule conquise ? A Rome
même, et bien avant la conquête, une distinction s'était établie entre le latin
classique, qui était le latin écrit, celui des écrivains et des philosophes, et le latin
vulgaire ou populaire, dont usait le peuple. On peut comparer cette dualité,
appelée diglossie en linguistique, à celle qui existe pour l’arabe dans la Tunisie
d'aujourd'hui : Il existe une différence assez nette entre l'arabe littéral (celui de
l'école, de l'administration, des journaux, du journal télévisé, etc.) et l'arabe
dialectal (celui de la rue et du quotidien).

Dans un premier temps, ces deux formes du latin se propagèrent


parallèlement en Gaule : le latin classique dans la haute société, le latin vulgaire
dans le peuple des villes et des campagnes. Mais le latin vulgaire, parlé par la
majorité, était dans les faits la langue de la Gaule ; le latin classique passa a l'état
de langue morte -mais une langue morte qui est restée jusqu'au XVIe siècle celle
de l'administration., de la juridiction, et de la religion."2

La rupture entre les deux langues s'est faite au Ve siècle, soit à partir du
moment où les habitants de la Gaule n'ont plus compris le latin, On peut donc
raisonnablement penser que la naissance du français date du Ve siècle, et on
peut le définir comme étant le résultat de l'évolution du latin parlé (vulgaire) en
Gaule. Cette langue, exclusivement orale à l'origine, est connue sous le nom de
gallo-roman (c’est-à-dire le roman tel qu'il est parlé en Gaule). On dit également
protofrançais (= français primitif). Le français, comme toutes les langues issues
du latin,, est donc une langue romane (l'adjectif dérive de Rome).

Par quoi ce roman est-il déjà du français ? Les traits les plus
caractéristiques sont : 1/ en morphologie, une opposition de deux cas (sujet et
objet) remplaçant la flexion latine à six cas (nominatif, accusatif, génitif, datif,
ablatif, vocatif). 2/ En syntaxe, la phrase se développe selon un ordre plus
linéaire (postposition du sujet lorsque la phrase commence par un régime -
complément nominal ou adverbe - ; le déterminant se place devant le déterminé ;
etc.).

2
Ce latin "classique" a été fatalement simplifié et altéré par le voisinage du latin populaire. On lui donne le nom
de « bas-latin »

Page 4 sur 95
Ces traits (et bien d'autres qu'il est inutile d'évoquer ici parce que l'objet de ce
cours n'est pas le gallo-roman mais bien l'ancien français), ces traits donc
distinguent nettement cette nouvelle langue du latin.

2) l’ancien français

Cette nouvelle langue vivante qu'était le français dans son âge


« infantile » se diversifia suivant les régions et aboutit aux divers dialectes de
l'ancien français, On appelle dialecte la forme particulière qu’a prise une langue
dans une région plus ou moins étendue. Cette division linguistique a plus ou
moins correspondu au morcellement politique du régime féodal au Moyen Age.
Les invasions germaniques ont fortement influencé les dialectes du nord de la
Gaule, de telle sorte qu'on distingue deux grands groupes dialectaux : les
dialectes d'oïl au Nord et les dialectes d’oc au Sud. On les appelle
communément langue d’oïl et langue d'oc. Cette dénomination vient du fait que
dans le Midi on exprime l'affirmation par le moyen de oc (du latin hoc ="oui")
tandis que dans le Nord elle est rendue par la particule oïl (du latin hoc + ille
pronom sujet d'un verbe sous-entendu). La carte que vous trouverez à la fin de
l’introduction permet d’avoir une idée sur la répartition des principaux dialectes
dans le domaine gallo-roman.

Les grands dialectes d'oïl sont donc le normand à l'ouest et son voisin
d'Angleterre l’anglo-normand3 (d'ailleurs Bisclavret et Laüstic sont des textes
anglo-normands), le picard et le wallon au nord, le champenois et le lorrain à
l'est, et le francien en Ile-de-France (région correspondant à peu près à la Plaine
de France, c'est-à-dire au Bassin Parisien). Les dialectes d'oc les plus importants
sont le provençal et le limousin. Notons qu’il existe une petite zone dialectale
intermédiaire entre ces deux groupes de dialectes : celle du franco-provençal.

Je n'entrerai pas dans les détails des différences phonétiques et morpho-


syntaxiques qui caractérisent chacun de ces dialectes et de ces groupes de
dialectes. Il est toutefois utile de retenir ce qui suit :
1/ Les dialectes d’oc sont plus conservateurs que les dialectes d'oïl. A titre
d'exemples le a latin accentué est passé à e ou à ie : mare a donné mer et caru a
donné chier (= « cher ») dans les dialectes d’oïl, mais il s’est conservé dans les
dialectes d'oc où on a continué à appeler la mer mar. De même, les consonnes
intervocaliques, qui se sont amuies dans les dialectes d'oïl sont conservées sous

3 L'Angleterre a été envahie au lIe siècle par les Normands. Cette conqugte correspond à une extension du
domaine linguistique français. L’anglo-normand n'est en fin de compte que du normand parlé et écrit en
Angleterre.

Page 5 sur 95
une forme adoucie dans le Midi : mutare (= « changer ») a donné mudar en
provençal et muer en francien.
2/ Il n’y avait pas de véritables frontières entre les différents dialectes de telle
sorte qu’il est presque impossible de les catégoriser d'une manière stricte. Les
textes qui nous sont parvenus peuvent contenir des traits dialectaux d'origines
diverses.
3/ C'est le francien qui a abouti au français moderne, non pas pour des raisons
linguistiques (tous les dialectes cités plus haut se "valaient") mais pour des
raisons politiques : le comte de Paris est devenu roi de France

Pour pouvoir étudier d'un point de vue linguistique les textes médiévaux,
il convient de prendre en considération les principes de base suivants :
1/ La langue médiévale se transforme plus vite que la langue d'aujourd'hui -ces
forces conservatrices que sont l'école, les dictionnaires, les grammaires
n’existaient pas.
2/ I’évolution est inconsciente : chaque génération a toujours cru parler comme
la précédente,
3/ Les changements semblent se faire selon un processus commandé par des
lois, dégagées de l'observation -comme n'importe quelle loi physique-.
4/ Ces changements ne se font pas par décret académique, ils sont, comme on l’a
dit, inconscients. Cela fait que des formes archaïques peuvent côtoyer des
formes innovatrices à l'intérieur d’un même texte, parfois dans la même phrase.
5/ Les textes médiévaux qui nous sont parvenus ne sont presque jamais de
première main, En fait, ils nous parviennent sous forme de manuscrits écrits par
des copistes 50 ans, 100 ans, même davantage après la rédaction des originaux.
Ce décalage temporel est à prendre en ligne de compte. D'un autre côté, le
scribe n’est pas forcément de la même zone dialectale que l’auteur et son
manuscrit contient presque toujours des particularités de son propre dialecte.
6/ Il n’y avait pas d'orthographe commune en ancien français. Par exemple pour
chevaux, on peut trouver les formes graphiques suivantes : chevals, chevaus,
chevax, chevaux. Il est à signaler que les éditeurs modernes des textes
médiévaux tendent souvent à rendre uniformes les réalisations graphiques, pour
la commodité de la lecture.

3) Aperçu sur la littérature médiévale.

Le premier texte écrit en français qui nous soit parvenu est Le Serment de
Strasbourg (842). Il s'agit également de la première manifestation écrite de
l’allemand étant donné que c'est un texte bilingue dans lequel Charles le Chauve
et Louis le Germanique (deux des petits-fils de Charlemagne) se promettent une
assistance mutuelle contre les entreprises de leur frère Lothaire. Le Serment
n'est donc pas une oeuvre littéraire mais un simple accord militaire entre une
armée franque et une armée tudesque.

Page 6 sur 95
Les premières œuvres littéraires - dans un sens large - sont fortement
marquées par la religion ; elles sont d’ailleurs le plus souvent traduites du latin
comme la Séquence de sainte Eulalie (881) ou la Vie de saint Alexis (1040). Ce
n'est qu'au XIIe et au XIIIe siècles que les textes proprement littéraires ont vu le
jour. Les œuvres qui datent de cette période sont très diversifiées et touchent à
plusieurs genres. En voici les plus importants :

1/ Les Chansons de geste (genre épique) : Il s'agit d'œuvres chantées ou


récitées qui glorifient les exploits (la geste) d’un héros national qui lutte contre
une force étrangère et menaçante (cette force du mal était généralement l’Islam,
à cette époque des Croisades). On distingue trois cycles dans les chansons de
geste : - La geste de Charlemagne à laquelle appartient la plus ancienne et
la plus célèbre épopée française La Chanson de Roland.
- La geste de Garin de Monglane, composée de 24 chansons qui racontent
les exploits d'une famille légendaire (Garin est le père de Girart de Vienne, le
grand-père d’Aymeri de Narbonne, l’arrière-grand-père de Guillaume d'Orange)
toute vouée à la lutte contre les Sarrasins (non générique qu’on donne aux
musulmans)
- La geste de Doon de Mayence, dont les principales chansons sont :
Raoul de Cambrai, Le chevalier Ogier, Renaud de Montauban.
2/ La poésie lyrique : elle est l'œuvre des troubadours, dans le domaine d'oc, et
des trouvères, dans le domaine d’oïl. Ces poètes itinérants allaient de château en
château et chantaient ou récitaient leurs œuvres. Les poèmes lyriques abordent le
plus souvent le thème de l'amour courtois.

3/ Le roman courtois : Le genre, même si son nom peut prêter à confusion, est
versifié. Il témoigne du "raffinement progressif de la société médiévale". On
peut distinguer plusieurs cycles ici aussi :
- Les plus célèbres d'entre ces romans en vers sont du cycle du roi Arthur
et de ses Chevaliers de la Table Ronde. Ce roi légendaire et ses chevaliers ont
inspiré les romans bretons de Chrétien de Troyes ainsi que les Lais de Marie de
France4. On peut également rattacher à ce cycle Tristan et Iseut raconté par les
trouvères anglo-normands Thomas et Béroul.
- Le cycle du Saint-Graal a pour héros Lancelot du Lac que plusieurs
romans en vers et en prose, ont glorifié.
- Le Roman de Renart appartient a un genre plus populaire. Il est
composé de 26 poèmes ou "branches" et il est considéré comme une parodie du
roman courtois.

Cette énumération est évidemment très incomplète, J'invite donc ceux


d'entre vous qui sont intéressés par la littérature médiévale de consulter des
4
Dont font partie Bisclavret et Laüstic, que j’ai choisis comme corpus à ce cours.

Page 7 sur 95
manuels ou des livres spécialises, ne serait-ce que le Lagarde et Michard
consacré au Moyen Age.

4) Bibliographie
a/ Connaissances philologiques générales : histoire de la langue, vocabulaire,
étymologie, dictionnaires :
1) J. Batany : Français médiéval. Bordas, 1978.
2) O. Bloch et W. Von Wartburg : Dictionnaire étymologique de la langue
française.PUF.
3) F. Brunot : Histoire de la langue française, des origines à 1900.
(1905....).Champion
4) J. Chaurand : Histoire de la langue française ."Que sais-je ?" PUF,1969.
5) " : Introduction à l'histoire du vocabulaire français. Bordas, 1977.
6) A. Dauzat : Histoire de la langue française. Payot, 1950.
7) A. Dauzat, J.Dubois et H.Mitterand : Nouveau dictionnaire étymologique.
Larousse.
8) M. Galliot : Etudes d'ancien français. Didier
9) F. Godefroy : Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous les
dialectes, du IXe au XVe siècles.Vieweg Bouillon (10 volumes). 1881-1902.
10) Godefroy, Bonnard, Salmon : Lexique de l'ancien français. Champion, 1990
11) Gougenheim : Etudes de grammaire et de vocabulaire français . Payot,1970.
12) A. J. Greimas : Dictionnaire de l'ancien français . Larousse, 1968.
13) A. Lanly : Fiches de philologie française,1971
14) J. Picoche et C. Marchello-Nizia : Histoire de la langue française .Nathan.
1989.
18) G. Raynaud de Lage : Manuel pratique d'ancien français. Picard. 1983.
19) A. Rey : Dictionnaire historique de la langue française. Le Robert. 1992.
b/ Phonétique :
20) H. Bonnard - Synopsis de phonétique historique.Hachette/Larousse, 1982.
21) E. et J. Bourciez : Phonétique française .Klincksieck, 1978
22) F. de la Chaussée : Initiation à la phonétique historique du français.
Klincksieck, 1974.
23) G. Joly : Précis de phonétique historique du français. Armand Colin, 1995.
24)G. Zink : Phonétique historique du français . PUF, 1986.
c/ Morpho-syntaxe :
25) N. Andrieux et E. Baumgartner : Systèmes morphologiques de l'ancien
français, Sobodi, 1987.
26) A. Bonnard et Régnier : Petite grammaire de l'ancien français. Magnard .
27) Brunot et Bruneau : Précis de grammaire historique de la langue française.
Masson, 1932.
28) F. de la Chaussée : Initiation à la morphologie historique du français,
Klincksieck, 1978.
29) P. Fouché : Morphologie historique du français. Le verbe.. Klincksieck,
1977.
30) L. Foulet : Petite syntaxe de l'ancien français . H.Champion, 1930
31) P. Guiraud : L'ancien français . PUF "Que sais-je ?". 1971.
32) " : Le moyen français . PUF "Que sais-je ?",1963.
33) A. Lanly : Morphologie historique des verbes français . Bordas 1977
34) Ph. Ménard : Syntaxe de l'ancien français.SOBODI. 1973.
35) G. Moignet : Grammaire de l'ancien français. Klincksieck, 1973.

Page 8 sur 95
36) " : Essai sur le mode subjonctif en latin postclasique et en ancien
français. PUF,1959.
37) K. Nyrop : Grammaire historique de la langue française. Payot, 1914-1936.
(6 volumes).
38) J. Picoche : Précis de morphologie historique du français. Nathan, 1979.
39) G. Raynaud de Lage : Introduction à l'ancien français. SEDES,1947.
40) G. Raynaud de Lage et Geneviève Hasenohr : Introduction à l'ancien
français.SEDES, 1990.
41) R.-L. Wagner : L'ancien français. Larousse, 1974.
42) G. Zink : L'ancien français. PUF "Que sais-je ?",19
.
43) " : Le moyen français. PUF "Que sais-je ?",1990.
44) " : Morphologie du français médiéval, PUF,1989.
e/ Métrique :
45) F.Deloffre : Le Vers français. SEDES. 1973.
46) W.Th. Elwert : Traité de versification française. Klincksieck, 1964.
47) G.Lote : Histoire du vers français. Première partie : le Moyen Age (3
volumes). Boivin/Hatier. 1949. 1951. 1955.

Comme vous pouvez le constater la bibliographie médiévale est très abondante.


Il va de soi que vous n’avez ni le temps, ni la possibilité de lire l’ensemble des
ouvrages que je viens de citer. Pour cette u.v., une ou deux bonnes grammaires
et un bon dictionnaire peuvent suffire, par exemple, le dictionnaire de Greimas
(12), ainsi que la grammaire de Moignet (35) ou celle de Raynaud de Lage (39).

Page 9 sur 95
5) Répartition des dialectes en France au Moyen Age

Page 10 sur 95
6) Marie de France.

On connaît bien peu de choses sur Marie de France, On sait simplement


qu’elle a vécu en Angleterre (en Cornouailles) au XIIe siècle et qu’elle a laissé
trois œuvres :

1/ Les Lais : un recueil de 12 poèmes - que Marie appelle parfois lais narrant
des histoires d'amour souvent féériques et merveilleuses, toujours émouvantes.
Les Lais ont été écrits entre 1160 et 1170 en anglo-normand. Ils nous sont
parvenus grâce à 5 manuscrits qui les reproduisent totalement ou partiellement.
Le manuscrit le plus fiable et le plus proche chronologiquement est le manuscrit
de Harley, qui a été écrit en Angleterre vers le milieu du XIIIe siècle. Le texte
que vous avez en photocopie reproduit dans sa quasi totalité ce manuscrit
anglais.
N.B. Ce qu'on appelle habituellement lai, c'est un genre de poésie chantée
caractérisé par des strophes longues, or cela n'est pas le cas des lais de Marie qui
ne sont ni chantés ni strophiques, les Lais de Marie de France sont en fait des
contes rimés inspirés, selon l'aveu même de l'auteur, des lais bretons.

2/ Les Fables : que Marie de France a traduit de l'anglais à partir des Fables
attribuées au roi Alfred. L'intervalle dans lequel Marie a pu écrire ses Fables est
compris entre 1167 et 1189.

3/ L’Espurgatoire saint Patrice : œuvre "essentiellement religieuse qui vise à


l'édification des croyants et à l’enseignement d'une morale chrétienne". On la
date généralement après 1189.

4) Corpus : Bisclavret et Laüstic ne sont pas les plus importants des lais de
Marie de France. Des Lais comme Lanval, Guigemar, Eliduc ont sans doute plus
de poids que les deux œuvres de l’u.v.. Peu importe, notre approche ne sera pas
littéraire mais linguistique. Bisclavret et Laüstic seront des instruments de
travail, choisis justement parce qu’ils ne sont pas très longs. Le cours sera
consacré à la discription d’extraits du Bisclavret, et je réserve les passages non
étudiés de ce lai, ainsi que la totalité de Laüstic en tant que corpus pour
l’examen.

Page 11 sur 95
Extrait de l’article de Encyclopedia Universalis consacré à la langue française

Pour rendre compte de l’évolution d’une langue, le linguiste distingue traditionnellement deux sortes
de facteurs : des facteurs internes, c’est-à-dire des mécanismes de changements proprement
linguistiques, dus aux modifications et au réaménagement des systèmes, et des facteurs externes, à
savoir les modifications de la société, des techniques, etc., ainsi que les événements historiques. Ces
causes non linguistiques ont sur le lexique une action nettement discernable, mais il est impossible de
mettre directement en rapport avec un fait historique un fait de syntaxe quel qu’il soit. On peut
seulement affirmer que les périodes de faiblesse politique et de désordre social accélèrent l’évolution
d’une langue, tandis qu’un pouvoir fort et la centralisation ont tendance à la fixer. D’autre part, les
changements linguistiques sont très lents, beaucoup plus lents que les changements sociaux ; aussi
n’est-il pas rare de voir certaines évolutions freinées ou stoppées par l’apparition de nouveaux
facteurs externes avant d’être arrivées à leur terme. Cet enchevêtrement des causes rend délicate
l’interprétation de leurs effets.
Ces hypothèses et ces observations sont celles des principaux historiens du français, de Ferdinand
Brunot à Marcel Cohen et Walther von Wartburg. Issue de la tradition linguistique française du
XIXe siècle finissant, tradition à la fois historique et sociologique qui est aussi celle de Meillet,
l’histoire de la langue s’est constituée en « discipline » originale sous l’impulsion de F. Brunot. Dans
la première moitié du XXe siècle paraissent plusieurs histoires du français, ouvrages de longue
haleine, et d’innombrables travaux ponctuels. Ainsi un travail considérable est d’ores et déjà
accompli ; l’histoire externe du français se trouve faite dans ses grandes lignes, une masse de
matériaux a été accumulée, des dates fixées, les évolutions esquissées.
Les études d’histoire linguistique ont ensuite connu une désaffection et l’histoire de la langue a été
totalement abandonnée, du moins sous la forme de synthèses que lui avaient donnée ses créateurs. La
raison principale en est la domination, dans les sciences humaines, des théories structuralistes, bien
que leur incompatibilité avec l’histoire vienne plutôt de prémisses mal posées que de questions de
fond. D’ailleurs la linguistique historique dans sa dimension temporelle , diachronique, n’a jamais
cessé d’être pratiquée (il y a un structuralisme diachronique). C’est la dimension sociale de l’histoire
qui s’est trouvée évacuée par la prééminence accordée aux descriptions synchroniques des structures,
c’est-à-dire aux permanences, aux invariants.
De nombreux signes indiquent, dans l’évolution récente des études linguistiques, un renversement
de ces tendances : la prise en compte de la variation en synchronie par la sociolinguistique, la
dialectologie ou les analyses de discours, entraînera tôt ou tard une complète réévaluation de la
variation diachronique. L’histoire des langues en général et du français en particulier s’en trouvera
renouvelée et profondément modifiée dans ses méthodes et ses principes sinon son esprit et ses
objectifs qui restent actuels.

1. Histoire
Du latin au français
L’histoire du français, langue romane, commence au latin, non pas au latin classique mais au latin
« vulgaire » ou « populaire » ou encore « roman commun » : on appelle ainsi ce que l’on suppose
avoir été la langue parlée dans la partie occidentale de l’Empire romain. De l’ancienne langue
celtique gauloise, qui n’était pas écrite, il n’est resté que quelques mots. Les invasions germaniques
en Gaule entraînent, avec le morcellement et la faiblesse du pouvoir politique, la ruine des lettres et
des études latines et une accélération de l’évolution qui fait éclater le gallo-roman en dialectes
multiples répartis en deux groupes principaux : le groupe d’oïl au nord et le groupe d’oc au sud. En
même temps, un nombre assez important d’éléments germaniques pénètrent dans la langue.
L’ancien français s’est constitué dans le domaine d’oïl. Ses caractères dominants sont ceux des
variétés écrites et parlées en Île-de-France, par suite de circonstances historiques et politiques
(unification du pays par les rois de France autour de Paris, leur capitale).
Le premier texte en langue romane qui nous soit parvenu est celui des Serments de Strasbourg

Page 12 sur 95
(842). Depuis la conquête de César, en 51 avant J.-C., huit siècles se sont écoulés, pendant lesquels le
latin parlé par les colonisateurs romains s’est profondément transformé. Toutefois, on ignore presque
tout des modalités et des phases de cette évolution.

L’ancien français
La situation linguistique
La période qui s’étend du Xe au XIIIe siècle voit s’établir puis s’effondrer la féodalité. Chrétienne,
diversifiée et fortement hiérarchisée, guerrière, agricole et campagnarde plus qu’urbaine, telle est la
société féodale.
Tout au long de son histoire, l’unification linguistique de la France est liée à son unification
politique et aux progrès de la centralisation. La cour du roi, fixée à Paris, est malgré quelques éclipses
une des plus brillantes ; la capitale doit aussi son rayonnement intellectuel à ses écoles et à son
Université. La centralisation de l’administration et du pouvoir judiciaire va dans le même sens – à
partir du XIIIe siècle, la justice royale s’affirme aux dépens des juridictions seigneuriales ou
ecclésiastiques. Aussi, il semble bien que se soient élaborées très tôt dans le domaine d’oïl des
variétés écrites communes, scripta administrative, koïne littéraire, plus ou moins fortement teintées
de traits dialectaux selon les époques et les régions, mais intelligibles dans tout le Nord et ne
s’identifiant à aucun dialecte localement parlé. Au XIIe siècle, la langue des œuvres littéraires
présente des différenciations provinciales : normandes (Béroul), picardes (Jean Bodel) ou
champenoises (Villehardouin, Chrétien de Troyes). Au XIIIe siècle, de nombreux témoignages
montrent le prestige et l’influence croissante de l’ancien français « commun », illustrée à partir de
1276 par l’immense succès du Roman de la Rose . De même, les scriptae régionales perdent au fil du
temps leurs traits dialectaux. Ce que l’on a appelé le francien , à la suite des romanistes de la fin du
XIXe siècle, semble finalement ne pas avoir existé en tant que langue parlée en Île-de-France mais
correspondrait plutôt à la scripta de cette région. Le dialecte local réellement parlé dans les milieux
populaires nous reste peu ou prou inconnu. Dans le Midi, la situation linguistique générale présente la
même organisation ; mais l’occitan comme langue littéraire dépérit après la croisade des Albigeois
(XIIIe s.) ; la scripta provençale résistera un peu plus longtemps. Et le domaine d’oc restera fractionné
en de multiples parlers locaux.
La période d’équilibre classique de l’ancien français se situe aux XIIe et XIIIe siècles. C’est surtout
cet état de langue qui est décrit ici.
Une langue colorée et harmonieuse
Le lexique de l’ancien français, en harmonie avec la société médiévale, est dans l’ensemble concret et
technique, c’est-à-dire tourné vers les réalités rurales ou guerrières et la vie pratique ; d’autre part, le
système féodal et le monde courtois font naître un vocabulaire indiquant des rapports hiérarchiques
ou aristocratiques complexes.
À partir d’un fonds primitif provenant du roman commun, auquel s’ajoutent un faible substrat
gaulois et un superstrat germanique plus important, ce lexique se développe beaucoup par dérivation.
La dérivation régressive est un procédé très productif jusqu’au XVIIe siècle (par exemple, acointer
donne acoint ou acointe ). Quant aux formes suffixées, leur variété est impressionnante, mais elles
ne sont pas spécialisées sémantiquement et les doublets prolifèrent (abit , abitage , abitement ,
abitance , abitail signifient tous habitation , mot savant qui les a remplacés). Dès cette époque, le
vocabulaire savant commence à se « relatiniser », mais les termes empruntés sont francisés selon les
schémas phoniques et morphologiques de l’ancien français. Coexistent aussi des synonymes issus de
dialectes différents. Richesse et diversité morphologique, telles sont donc les caractéristiques du
vocabulaire médiéval.
L’accent tonique, extrêmement fort en latin vulgaire et jusqu’au XIe siècle, est responsable d’une
véritable érosion phonétique qui ruine les flexions et réduit la plupart des mots à une ou deux syllabes
(par exemple, oculum  œil ; hospitem  hôte ). Les voyelles qu’il frappait se sont conservées du
latin au français, mais elles ont été diphtonguées ; l’abondance et la variété de ces diphtongaisons qui
vont peu à peu disparaître au cours de l’évolution, opposent l’ancien français aux autres langues

Page 13 sur 95
romanes. Les voyelles initiales, frappées par un accent secondaire, ont moins évolué. Presque toutes
les voyelles inaccentuées ont disparu. Les consonnes ont eu tendance à s’amuïr entre les voyelles et
en position finale ; les groupes consonantiques se tont réduits.
Avec ses nuances vocaliques nombreuses, son [2] (e sourd) caractéristique de l’évolution du
français (il provient surtout du a final latin qui se rencontrait dans les substantifs féminins de la
première déclinaison, et il devient ainsi la marque du féminin français), avec ses consonnes simples
(les groupes consonantiques, nombreux dans la plus ancienne langue, sont en voie de disparition),
l’ancien français donnait une impression générale de douceur, attestée par des témoignages de
l’époque.
La graphie, quoique très fluctuante, est assez simple et phonétique.
Les transformations qui, sur le plan du système morpho-syntaxique, mènent du latin vulgaire à
l’ancien français puis au moyen français s’expliquent en partie par l’action déstructurante de
l’évolution phonétique, tantôt compensée, tantôt compliquée, tantôt accélérée par les changements
sémantiques et par un processus analogique, important dans une langue évoluant librement.
L’ancien français a ainsi hérité du latin, pour les substantifs et déterminants masculins, une
déclinaison réduite à deux cas : le cas sujet singulier (fonctions : sujet, attribut) y est marqué par un s
final dont l’absence caractérise le cas régime (fonctions : complément d’objet direct, régime des
prépositions) ; au pluriel, on trouve la répartition inverse. Cette flexion a dû disparaître très tôt de
l’usage parlé. Le fait est acquis au XIVe siècle. Le système prépositionnel de l’ancien français et
l’article, création romane, assuraient déjà une partie des fonctions dévolues en latin aux désinences ;
l’amuïssement de l’s en position finale et la fixation progressive de l’ordre des mots (sujet-verbe-
complément) feront le reste, sans qu’on puisse dire lequel parmi tous ces facteurs a précédé les autres.
C’est presque toujours le cas régime, beaucoup plus employé que le cas sujet à cause de ses fonctions
multiples, qui l’emporte ; ainsi l’s final est devenu la marque écrite de notre pluriel moderne.
La diversité morphologique constitue un des caractères les plus frappants de l’ancienne langue.
Elle a plusieurs causes :
– l’évolution phonétique, responsable, par exemple, de l’alternance vocalique du radical dans
beaucoup de conjugaisons (parfait fort de veoir : vi , veïs , vit , veïsmes , veïstes , virent ) ainsi que
des formes différentes pour le cas sujet et pour le cas régime des substantifs (sire , seignor ; lerre ,
larron ) ;
– l’analogie, source de réfections nombreuses (ainsi, plus tard, on reconstruira deux flexions
régulières, une pour sire , une pour seignor ; une pour chantre , une pour chanteur ) ;
– enfin l’introduction de traits dialectaux d’origines diverses, comme les désinences de l’imparfait de
l’indicatif chantoe , -oue (anglo-normand), chanteve , -eive (Est) à côté de chanteie, -oie pour la
première personne du singulier.
La syntaxe se présente comme un système beaucoup plus cohérent et parfois très différent de celui
du français moderne : même si les formes sont demeurées, leurs fonctions, en général, ont changé. On
ne prendra que deux exemples :
– L’emploi de l’article dépend du degré plus ou moins grand de détermination ; l’indétermination
entraîne l’absence d’article, devant les termes abstraits par exemple (« Povre sens et povre
memoire/M’a Diex done... », Rutebeuf). L’indéfini remplit une fonction d’actualisation et la série
uns , une introduit des personnes ou des choses parfaitement individualisées (comparez : « Je suis
uns vius hom » et « Il ne remaint en branche fueille », Rutebeuf).
– La valeur et l’emploi de quelques formes verbales : les temps composés gardent la valeur des temps
simples et, dans les mêmes textes, le présent peut alterner avec le passé composé (qui commence à
entrer en concurrence avec le parfait). Le subjonctif est d’un emploi très étendu, particulièrement
dans les phrases hypothétiques.
Enfin, l’ordre des mots dans la proposition, tout en étant soumis à des habitudes précises, est d’une
souplesse que la langue moderne a perdue.

Le moyen français
De la guerre de Cent Ans à la Renaissance

Page 14 sur 95
Dans ce laps de trois siècles, la périodisation est très discutée. Si la plupart des historiens de la langue
sont à peu près d’accord sur la limite supérieure (première moitié du XIVe s.), l’appartenance du
XVIe siècle à l’entité moyen français est souvent remise en question. L’expression elle-même de
« moyen français », due sans doute à Darmesteter et imposée par Ferdinand Brunot, n’est pas
exempte de connotations téléologiques, et parfois dévalorisantes, que formule autrement Charles
Bruneau lorsqu’il parle de « français fluant ». De toute façon, il importe de rejeter l’idée que le
moyen français serait un état de langue intermédiaire qui permettrait de « passer » de l’ancien
français au français moderne, via la langue de la Renaissance et le français classique. Les systèmes
linguistiques et les conditions socio-historiques sont suffisamment distinctes et caractéristiques pour
qu’on les décrive de façon autonome. Il reste que de nombreux traits encore présents dans les états de
langue postérieurs apparaissent au XIVe siècle et que la langue française connaît alors de profondes
transformations. Telles que des écrivains comme Froissart ou Villon, médiévaux par la culture et les
thèmes, emploient une langue beaucoup plus proche de celle de Rabelais que de celle de Joinville ou
de Rutebeuf. Ici, l’histoire de la langue et celle de la littérature ne coïncident pas.
Le système féodal est en déclin ; la centralisation s’amorce. L’usage du français s’étend, dans les
villes tout au moins, car les provinces et les campagnes parleront jusqu’à la Révolution les anciens
dialectes réduits au rang de patois.
Aux XIVe et XVe siècles apparaissent des tendances et des facteurs d’évolution que les
circonstances sociales et culturelles portent à leur maximum de développement et d’efficacité au
XVIe siècle. Avec la prose littéraire (romans, histoire, théâtre religieux ou profane) et les débuts
d’une prose judiciaire solide et logique (rédaction des Coutumes ), le français entame les positions du
latin. Les notions de style, de technique, d’amélioration possible de l’écriture se font plus
impérieuses. Toutefois, cette promotion se fait sous l’étroite tutelle du latin, à la fois recours et
modèle, et l’on assiste au développement d’une étrange folie latinisante.
En face de cette langue écrite, on entrevoit, à travers les farces, les mystères, les soties et les
poésies en jargon comme celles de Villon, l’existence d’un langage parlé populaire, qui en est bien
différent.
Au XVIe siècle, l’autorité royale se renforce ; François Ier, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts
(1539) abolissant l’emploi du latin dans les tribunaux, inaugure une politique linguistique. Cependant
on a toutes les raisons de penser que cet acte autoritaire entérine une évolution déjà bien avancée dans
les faits. De même, dans le Midi, la scripta de l’administration royale avait achevé de se substituer à
la scripta locale provençale dès le XVe siècle. Les guerres d’Italie, les luttes intérieures brassent les
hommes et les idées. L’imprimerie – le premier imprimeur s’était installé à Paris en 1470 – donne
naissance à un commerce important et change les conditions de lecture, de composition littéraire et
d’uniformisation de la langue.
Le mouvement humaniste de la Renaissance est un retour aux sources gréco-latines qui a autorisé
une relatinisation de la langue écrite. Mais il s’accompagne de l’ambition nouvelle de hisser le
« vulgaire » français sur le même plan que le latin, et de réflexions approfondies sur les divers
moyens de cultiver dans ce dessein l’idiome national. L’expression la plus brillante de ces
préoccupations se trouve dans la Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay.
Cet intérêt nouveau pour les problèmes linguistiques fait naître la philologie, une réflexion
grammaticale digne de ce nom, ainsi que les premiers dictionnaires, « thresors » français-latins (Jean
Nicot, Robert Estienne). Petit à petit, le français gagne la médecine, les mathématiques, la
philosophie, etc. Sa victoire sur le latin sera complète à la fin du XVIe siècle malgré la persistance
jusqu’au XVIIe siècle d’une littérature latine d’ailleurs assez médiocre.
Création lexicale et fixation progressive
Pour remplir ces fonctions nouvelles de langue écrite, le vocabulaire doit se développer : le moyen
français constitue la période de création lexicale la plus intense de l’histoire de notre langue : le
mouvement commence dès le XIVe siècle. D’après les analyses statistiques de P. Guiraud portant sur
20 000 mots souches actuellement vivants, 22 p. 100 remontent à l’ancien français, 43 p. 100 sont
entrés dans l’usage du XIVe au XVIe siècle et 35 p. 100 depuis. On peut dire, en tenant compte des
mots proscrits au XVIIe siècle, qu’une très large part du vocabulaire de la langue est renouvelée.

Page 15 sur 95
Ce prodigieux accroissement est fait, pour moitié, d’emprunts au latin que l’on « escume ». On lui
reprend des affixes savants (-tion ) ; on importe directement (radius ) ; on francise (génie , horaire ) ;
on dérive (humaniste ) ; on calque (chèvre-pied , chose publique ) ; enfin on relatinise à tort ou à
raison (enferm devient infirme ) et il arrive que le mot populaire résiste à côté de son substitut savant
(frêle /fragile ). Beaucoup de ces latinismes n’ont pas survécu (expériment ). Les conséquences de ce
processus sont considérables. Les nouveaux mots, plus abstraits ou plus techniques que les anciens,
sont toujours plus longs, car ils n’ont pas subi l’érosion phonétique ; fixés dans la langue écrite par la
tradition puis par l’école, ils s’introduiront dans le français commun et en modifieront profondément
le caractère.
Les mêmes remarques s’appliquent aux emprunts au grec, nombreux à partir du XVIe siècle. Les
autres sources, italienne, espagnole, provençale, sont moins productives ; elles affectent des domaines
plus concrets. La Pléiade préconisait la dérivation et la composition à partir de souches françaises ; en
fait, on y a beaucoup moins recouru qu’à l’emprunt aux langues anciennes, plus facile et plus
prestigieux.
Sur le plan phonétique, presque toutes les évolutions importantes sont achevées lorsque finit le
XVIe siècle.
La plupart des diphtongues et des hiatus se sont réduits à des voyelles simples. L’e sourd s’est
amuï (à Paris au moins) et les consonnes finales ne se prononcent plus, ce qui, dans le cas d’s et de t ,
est lourd de conséquences pour l’équilibre morpho-syntaxique.
Mais toutes ces lettres continuent de s’écrire. Pis, on en ajoute pour distinguer les homonymes (un
numéral/ung indéfini) ou par souci étymologique (tere devient terre à cause de terra ; fait devient
faict à cause de factum ). La complexification de l’orthographe française est chose faite au XVIe
siècle et, déjà, les efforts des réformateurs échouent devant la conjuration des scribes et des
imprimeurs.
La prononciation présente une articulation plus nette et plus ferme que celle de l’ancien français.
Une prononciation cultivée, assez stable, commence à se différencier de la prononciation populaire,
probablement vers 1300. Au début du XVIe siècle en tout cas, un certain nombre de phonétismes les
distinguent nettement (chouse/chose ; biau/beau ; Maubart/Maubert ). Le maintien de la liaison
pour éviter certains hiatus est une réaction savante contre la chute des consonnes finales, générale
dans la langue populaire.
L’état du système morpho-syntaxique présente un apparent désordre. Dans les textes, les habitudes
anciennes et l’usage nouveau coexistent jusqu’à la seconde moitié du XVIe siècle. Dans tous les
domaines on élimine et l’analogie reconstruit tant bien que mal ; un ordre relatif s’établit. Par
exemple, dans les conjugaisons, on réduit de nombreuses alternances vocaliques du radical ; peu à
peu, nous amons , il cuevre , poiser cèdent la place à nous aimons , il couvre , peser . La conjugaison
en -er s’étend au détriment des autres (par exemple, brûler remplace ardre ). Enfin les désinences
temporelles se fixent, telles que nous les connaissons aujourd’hui.
D’autre part, le nombre des flexions diminuant, les outils grammaticaux se précisent. Par exemple,
les articles – de plus en plus employés, y compris devant les noms abstraits – tendent à devenir de
simples marques du substantif indiquant genre et nombre ; la répartition moderne des emplois entre
défini et indéfini s’ébauche ; le système est complété par la création d’un indéfini pluriel, des , qui
remplace uns dont l’s final n’était plus senti, et la mise en place de notre moderne partitif du , de
la ; de même, le pronom personnel tend à devenir la marque de la personne verbale (le français
moderne dit « je fais » là où l’ancien français disait seulement « fai »).

En même temps qu’aboutit cet ensemble de changements, qu’on peut qualifier de systématiques, la
syntaxe écrite se latinise, non sans excès parfois : l’introduction de l’adjectif relatif lequel , laquelle ,
dont on use et abuse, l’adaptation de la proposition infinitive et du participe absolu latins donnent au
moyen français écrit son style si particulier. D’autre part, alors que l’ancien français procédait très
volontiers par coordination, on élabore, non sans tâtonnements, un système de conjonctions de
subordination qui permet une articulation complexe et souple de la phrase, inspirée de la période latine
(alors que , afin que , comment que , etc.).

Page 16 sur 95
Ancien français : Texte n°1
Marie de France : Bisclavret (1170)
(dialecte anglo-normand)

1 quant de lais faire m'entremet,


2 ne voil ublïer Bisclavret:
3 Bisclavret ad nun en bretan,
4 garwaf l'apelent li Norman.
5 jadis le poeit hume oïr
6 e sovent suleit avenir,
7 humes plusurs garual devindrent
8 e es boscages meisun tindrent.
9 Garualf, c[eo] est beste salvage:
10 tant cum il est en cele rage,
11 hummes devure, grant mal fait,
12 es granz forez converse e vait.
13 cest afere les ore ester;
14 del Bisclavret [vus] voil cunter.
15 en Bretaine maneit un ber,
16 merveille l'ai oï loër;
17 beaus chevalers e bons esteit
18 e noblement se cunteneit.
19 de sun seinur esteit privez
20 e de tuz ses veisins amez.
21 femme ot espuse mut vailant
22 e que mut feseit beu semblant.
23 il amot li e ele lui;
24 mes d'une chose ert grant ennui,
25 que en la semeine le perdeit
26 treis jurs entiers, que el ne saveit
27 u deveneit në u alout,
28 ne nul des soens nïent n'en sout.
29 une feiz esteit repeirez
30 a sa meisun joius e liez;
31 demandé li ad e enquis.
32 "sire," fait el, "beau duz amis,
33 une chose vus demandasse
34 mut volenters, si jeo osasse;
35 mes jeo creim tant vostre curuz,
36 que nule rien tant ne redut."
37 quant il l'oï, si l'acola,
38 vers lui la traist, si la beisa.
39 "dame," fait il, "[or] demandez!
40 ja cele chose ne querrez,
41 si jo la sai, ne la vus die."
42 "par fei," fet ele, "ore sui garie!
43 sire, jeo sui en tel effrei
44 les jurs quant vus partez de mei,
45 el quor en ai mut grant dolur

Page 17 sur 95
46 e de vus perdre tel poür,
47 si jeo n'en ai hastif cunfort,
48 bien tost en puis aver la mort.
49 kar me dites u vus alez,
50 u vus estes, u conversez!
51 mun escïent que vus amez,
52 e si si est, vus meserrez."
53 "dame," fet il, "pur Deu, merci!
54 mal m'en vendra, si jol vus di,
55 kar de m'amur vus partirai
56 e mei meïsmes en perdrai."
57 quant la dame l'ad entendu,
58 ne l'ad neent en gab tenu.
59 suventefeiz li demanda;
60 tant le blandi e losenga
61 que s'aventure li cunta;
62 nule chose ne li cela.
63 "dame, jeo devienc besclavret:
64 en cele grant forest me met,
65 al plus espés de la gaudine,
66 s'i vif de preie e de ravine."
67 quant il li aveit tut cunté,
68 enquis li ad e demaundé
69 s'il se despuille u vet vestu.
70 "dame, fet il, "jeo vois tut nu."
71 "di mei, pur Deu, u sunt voz dras."
72 "dame, ceo ne dirai jeo pas;
73 kar si jes eüsse perduz
74 e de ceo feusse aparceüz,
75 bisclavret sereie a tuz jurs;
76 jamés n'avreie mes sucurs,
77 de si k'il me fussent rendu.
78 pur ceo ne voil k'il seit seü."
79 "sire," la dame li respunt,
80 "jeo vus eim plus que tut le mund:
81 nel me devez nïent celer,
82 ne [mei] de nule rien duter;
83 ne semblereit pas amisté.
84 qu'ai jeo forfait? pur queil peché
85 me dutez vus de nule rien?
86 dites [le] mei, si ferez bien!"
87 tant l'anguissa, tant le suzprist,
88 ne pout el faire, si li dist.
89 "dame," fet il, "delez cel bois,
90 lez le chemin par unt jeo vois,
91 une vielz chapele i esteit,
92 ke meintefeiz grant bien me feit:
93 la est la piere cruose e lee
94 suz un buissun, dedenz cavee;
95 mes dras i met suz le buissun,

Page 18 sur 95
96 tant que jeo revi[e]nc a meisun."
97 la dame oï cele merveille,
98 de poür fu tute vermeille;
99 de l'aventure se esfrea.
100 e[n] maint endreit se purpensa
101 cum ele s'en puïst partir;
102 ne voleit mes lez lui fisir.
103 un chevaler de la cuntree,
104 que lungement l'aveit amee
105 e mut preié'e mut requise
106 e mut duné en sun servise--
107 ele ne l'aveit unc amé
108 ne de s'amur aseüré--
109 celui manda par sun message,
110 si li descovri sun curage.
111 "amis," fet ele, "seez leéz!
112 ceo dunt vus estes travaillez
113 vus otri jeo sanz nul respit:
114 ja n'i avrez nul cuntredit;
115 m'amur e mun cors vus otrei,
116 vostre drue fetes de mei!"
117 cil l'en mercie bonement
118 e la fiance de li prent;
119 e el le met par serement.
120 puis li cunta cumfaitement
121 ses sire ala e k'il devint;
122 tute la veie kë il tint
123 vers la forest l[i] enseigna;
124 pur sa despuille l'enveia.
125 issi fu Bisclavret trahiz
126 e par sa femme maubailiz.
127 pur ceo que hum le perdeit sovent
128 quidouent tuz communalment
129 que dunc s'en fust del tut alez.
130 asez fu quis e demandez,
131 mes n'en porent mie trover;
132 si lur estuit lesser ester.
133 la dame ad cil dunc espusee,
134 que lungement aveit amee.
135 issi remist un an entier,
136 tant que li reis ala chacier;
137 a la forest ala tut dreit,
138 la u li Bisclavret esteit.
139 quant li chiens furent descuplé,
140 le Bisclavret unt encuntré;
141 a lui cururent tutejur
142 e li chien e li veneür,
143 tant que pur poi ne l'eurent pris
144 e tut deciré e maumis,
145 de si qu'il ad le rei choisi;

Page 19 sur 95
146 vers lui curut quere merci.
147 il l'aveit pris par sun estrié,
148 la jambe li baise e le pié.
149 li reis le vit, grant poür ad;
150 ses cumpainuns tuz apelad.
151 "seignurs," fet il, "avant venez!
152 ceste merveillë esgardez,
153 cum ceste beste se humilie!
154 ele ad sen de hume, merci crie.
155 chacez mei tuz ces chiens arere,
156 si gardez quë hum ne la fiere!
157 ceste beste ad entente e sen.
158 espleitez vus! alum nus en!
159 a la beste durrai ma pes;
160 kar jeo ne chacerai hui mes."
161 li reis s'en est turné atant.
162 le Bisclavret li vet sewant;
163 mut se tint pres, n'en vout partir,
164 il n'ad cure de lui guerpir.
165 li reis l'en meine en sun chastel;
166 mut en fu liez, mut li est bel,
167 kar unke mes tel n'ot veü;
168 a grant merveille l'ot tenu
169 e mut le tient a grant chierté.
170 a tuz les suens ad comaundé
171 que sur s'amur le gardent bien
172 e li ne mesfacent de rien,
173 ne par nul de eus ne seit feruz;
174 bien seit abevreiz e peüz.
175 cil le garderent volenters;
176 tuz jurs entre les chevalers
177 e pres del rei se alout cuchier.
178 n'i ad celui que ne l'ad chier;
179 tant esteit franc e deboneire,
180 unques ne volt a rien mesfeire.
181 u ke li reis deüst errer,
182 il n'out cure de desevrer;
183 ensemble od lui tuz jurs alout:
184 bien s'aparceit quë il l'amout.
185 oëz aprés cument avint.
186 a une curt ke li rei tint
187 tuz les baruns aveit mandez,
188 ceus ke furent de lui chasez,
189 pur aider sa feste a tenir
190 e lui plus beal faire servir.
191 li chevaler i est alez,
192 richement e bien aturnez,
193 ki la femme Bisclavret ot.
194 il ne saveit ne ne quidot
195 que il le deüst trover si pres.

Page 20 sur 95
196 si tost cum il vint al paleis
197 e le Bisclavret le aparceut,
198 de plain esleis vers lui curut;
199 as denz le prist, vers lui le trait.
200 ja li eüst mut grant leid fait,
201 ne fust li reis ki l'apela,
202 de une verge le manaça.
203 Deus feiz le vout mordrë al jur.
204 mut s'esmerveillent li plusur;
205 kar unkes tel semblant ne fist
206 vers nul hume kë il veïst.
207 ceo dïent tut par la meisun
208 ke il nel fet mie sanz reisun:
209 mesfait li ad, coment que seit;
210 kar volenters se vengereit.
211 a cele feiz remist issi,
212 tant que la feste departi
213 e li barun unt pris cungé;
214 a lur meisun sunt repeiré.
215 alez s'en est li chevaliers,
216 mien escïent tut as premers,
217 que le Bisclavret asailli;
218 n'est merveille s'il le haï.
219 ne fu puis gueres lungement,
220 ceo m'est avis, si cum j'entent,
221 que a la forest ala li reis,
222 que tant fu sages e curteis,
223 u li Bisclavret fu trovez;
224 e il i est od lui alez.
225 la nuit quant il s'en repeira,
226 en la cuntree herberga.
227 la femme Bisclavret le sot;
228 avenantment se appareilot.
229 al demain vait al rei parler,
230 riche present li fait porter.
231 quant Bisclavret la veit venir,
232 nul hum nel poeit retenir;
233 vers li curut cum enragiez.
234 oiez cum il est bien vengiez!
235 le neis li esracha del vis.
236 quei li peüst il faire pis?
237 de tutes parz l'unt manacié;
238 ja l'eüssent tut depescié,
239 quant un sages hum dist al rei:
240 "sire," fet il, "entent a mei!
241 ceste beste ad esté od vus;
242 n'i ad ore celui de nus
243 que ne l'eit veü lungement
244 e pres de lui alé sovent;
245 unke mes humme ne tucha

Page 21 sur 95
246 ne felunie ne mustra,
247 fors a la dame que ici vei.
248 par cele fei ke jeo vus dei,
249 aukun curuz ad il vers li,
250 e vers sun seignur autresi.
251 ceo est la femme al chevaler
252 que taunt par suliez aveir chier,
253 que lung tens ad esté perduz,
254 ne seümes qu'est devenuz.
255 kar metez la dame en destreit,
256 s'aucune chose vus direit,
257 pur quei ceste beste la heit;
258 fetes li dire s'el le seit!
259 meinte merveille avum veü
260 quë en Bretaigne est avenu."
261 li reis ad sun cunseil creü:
262 le chevaler ad retenu;
263 de l'autre part la dame ad prise
264 e en mut grant destresce mise.
265 tant par destresce e par poür
266 tut li cunta de sun seignur:
267 coment ele l'aveit trahi
268 e sa despoille li toli,
269 l'avenutre qu'il li cunta,
270 e quei devint e u ala;
271 puis que ses dras li ot toluz,
272 ne fud en sun païs veüz;
273 tresbien quidat e bien creeit
274 que la beste Bisclavret seit.
275 le reis demande la despoille;
276 u bel li seit u pas nel voille,
277 ariere la fet aporter,
278 al Bisclavret la fist doner.
279 quant il l'urent devant lui mise,
280 ne se prist garde en nule guise.
281 li produm le rei apela,
282 cil ki primes le cunseilla:
283 "sire, ne fetes mie bien:
284 cist nel fereit pur nule rien,
285 que devant vus ses dras reveste
286 ne mut la semblance de beste.
287 ne savez mie que ceo munte:
288 mut durement en ad grant hunte.
289 en tes chambres le fai mener
290 e la despoille od lui porter;
291 une grant piece l'i laissums.
292 s'il devient hum, bien le verums."
293 li reis meïsmes le mena
294 e tuz les hus sur lui ferma.
295 al chief de piece i est alez,

Page 22 sur 95
296 deuz baruns ad od lui menez;
297 en la chambrë entrent tut trei.
298 sur le demeine lit al rei
299 truevent dromant le chevaler.
300 li reis le curut enbracier,
301 plus de cent feiz l'acole e baise.
302 si tost cum il pot aver aise,
303 tute sa tere li rendi;
304 plus li duna ke jeo ne di.
305 la femme ad del païs ostee
306 e chacie de la cuntree.
307 cil s'en alat ensemble od li,
308 pur ki sun seignur ot trahi.
309 enfanz en ad asés eüz,
310 puis unt esté bien cuneüz
311 [e] del semblant e del visage:
312 plusurs [des] femmes del lignage,
313 c'est verité, senz nes sunt nees
314 e si viveient esnasees.
315 l'avenutre ke avez oïe
316 veraie fu, n'en dutez mie.
317 de Bisclavret fu fet li lais
318 pur remembrance a tutdis mais.

Page 23 sur 95
Fascicule n°1
B15-B20

Orthographe et ponctuation.

L'orthographe, on l'a dit plus haut, n'était pas fixée. Bretaine du vers 15
est graphiée Bretaigne au vers 260, On trouve Breitaine, Bretaingne, Brutaine
dans les autres lais. Pratiquement, toutes les combinaisons graphiques entre le g,
le n et le i sont possibles, et elles rendent compte de la nasale mouillée ou
palatalisée5. En français moderne, c’est le digramme gn qui assume ce rôle, mais
l’orthographe actuelle de oignon [ ] est révélatrice de cet état graphique
ancien. Même remarque à propos de seinur, où ici aussi c’est le digramme in qui
assume la mouillure ou palatalisation.

Il est à noter que la ponctuation est un ajout de I’éditeur et qu'elle


n'existait pas -ou presque pas - dans les manuscrits qui nous sont parvenus.

Morpho-syntaxe

Prenons le vers 15, "En Bretaine maneit uns ber". Comme la morphologie
verbale ne sera pas abordée dans le premier fascicule, occupons-nous du groupe
qui se situe à droite du verbe maneit : uns ber. La fonction sujet de ce groupe est
facile à deviner, même pour un non-initié. Or on constate deux phénomènes
morphologiques très caractéristiques de l'ancien français et qui n'ont pas leur
équivalent en français moderne.
1/ L’article indéfini uns se termine sur un s.
2/ La forme ber ne possède pas de s et n'a pas d'entrée dans les dictionnaires.

Commençons par l'article. D'après le vers 15, on peut déduire que l'article
indéfini est doté d’un s lorsqu'il est dans un groupe sujet. Il y a donc un lien
entre la morphologie et la syntaxe, dans l'ancienne langue, beaucoup plus
marqué qu'en français moderne (où l'article est le même quelle que soit la
fonction du substantif qu’il détermine). Par ailleurs, comme le substantif que
l'article détermine est au singulier, le s de uns ne doit donc pas être interprété
comme une marque du pluriel. Nous trouvons ce même phénomène de s non
pluriel au vers 17 "Beaus chevaliers e bons esteit". Les s des deux adjectifs et du
substantif ne s'expliquent pas par le pluriel mais bien par la fonction syntaxique
des deux groupes coordonnés : ils ont une fonction d’attribut.

5
C'est-à-dire prononcée au niveau du palais dur.

Page 24 sur 95
Ces deux remarques vont nous permettre d'évoquer la théorie des cas en
ancien français. On distingue en fait deux cas : le cas sujet et le cas régime (où
le mot est régi par un autre).
1/ Le cas sujet intéresse les fonctions suivantes :
- fonction sujet : ex. notre vers 15 « uns ber »
- attribut du sujet : ex. B63 « jeo devienc bisclavret »
- apostrophe : ex. B111 « Amis, fet ele, seiez liez »
- apposition au sujet : ex. B70 : « jeo vois tuz nuz »
2/ Le cas régime intéresse toutes les autres fonctions, essentiellement les
fonctions complément :
- complément d'objet direct : ex. B140 « Le bisclavret ont encuntré »
- complément d’objet indirect : ex. B159 « A la beste durrai ma pes »
- compléments déterminatifs : ex. L11 « Pur la bunté des dous baruns »
- compléments circonstanciels : ex. « En seint Malo en la cuntree »
etc.

En fait, les éléments qui se réfèrent au sujet grammatical sont aussi au cas
sujet et les éléments qui sont régis, "gouvernés" sont au cas régime. Pour étudier
le comportement morpho-syntaxique des éléments non-verbaux et variables, il
faut tenir compte de trois types d'opposition :
1) opposition de cas : régime/sujet,
2) opposition de genre : féminin/masculin,
3) opposition de nombre : singulier/pluriel6

Voici le tableau de déclinaison de l’article en ancien français7

L’article indéfini

Masculin
. Singulier pluriel
CS Uns un
CR Un uns

Féminin
. Singulier pluriel
CS Une unes
CR Une unes

6
Il existe en ancien français un duel, c'est-à-dire une catégorie grammaticale du nombre, différente du singulier
et du pluriel, qui indique deux personnes ou deux choses.
7 C.S et C.R. seront désormais mis pour Cas Sujet et Cas Régime.

Page 25 sur 95
Exercice n°l : Faire le relevé des articles indéfinis rencontrés dans Bisclavret et
donner pour chaque occurrence le cas, le genre, le nombre.

Corrigé de l'exercice n°l


L'article indéfini est présent dans Bisclavret sous 4 formes,
- uns cas sujet singulier déterminant un nom masculin « En Bretaine maneit uns
ber » (B15) ; « Quant uns sages hum dist al rei » (B239). L'article indéfini a ici
un s, qui est la marque du CS sing. mais aussi celle du CR. L'exemple de B239
n'est pas ambigu : le syntagme sages hum est clairement le sujet du verbe dire
(qui d'ailleurs est conjugué au sing.). uns déterminant du syntagme sujet, est
donc au CS sing.
- une = 4 occurrences de l'article une sont au CR sing. : "Mes d'une chose ert
grant ennui" (B24). La préposition est un indice révélateur du cas de l'article.
"Une feiz esteit repeiriez" (B29), le groupe "une feiz" est circonstanciel, le cas
régime s’impose donc de lui-même bien que morphologiquement il n'y ait
aucune différence entre les deux cas dans cet exemple précis (feiz est
indéclinable). "Une chose vus demandasse" (B33). Le groupe "une chose" est
complément d'objet direct du verbe demander. L'article est donc régime. -"A
une curt ke li reis tint" (B186). Le groupe auquel appartient l'article est
prépositionnel, une est donc régime. "D'une verge le manaça" (B202). Même
remarque que pour l'exemple précédent.

Une unique occurrence de l'article une est au CS sing, Je rappelle que les
deux cas sont confondus au féminin. 'Une vielz chapele i esteit (B91). L'article
détermine le groupe sujet et c'est pour cette raison qu'il est au C.S.

Un = cas régime singulier déterminant un nom masculin. « Suz un


bussun.... » (B94). La préposition de lieu conditionne le régime. « Un chevalier
de la cuntree » (B103). La situation syntaxique du substantif chevalier en tête de
phrase n'est pas précisée, mais le pronom objet anaphorique du vers 107, qui
reprend le substantif initial, l'incorpore à la syntaxe de la phrase. Le nom
chevalier est donc régi indirectement par le verbe amer ("aimer") du vers 107 et
l'article qui le détermine est en principe régime. "Issi remest un an entier"
(B135). Le groupe "un an entier" est circonstanciel et non pas sujet du verbe
remaneir qui a ici un emploi impersonnel (remaneir = "rester"). L'article du
complément circonstanciel de temps est bien sûr au CR.

Dans l’exercice n°1, on remarque l’absence complète d'article indéfini


pluriel. Cette absence n'est pas contingente et nous l’aurions sans doute
constatée si nous avions choisi un autre corpus. Les formes plurielles de l'article
indéfini sont d’une extrême rareté parce qu’elles sont réservées à des cas
d’emploi très particuliers : l’article indéfini pluriel est associé à des substantifs
qui impliquent un ensemble, une collection. Cet article, on le trouve dans, par
Page 26 sur 95
exemple, uns degrez (="des marches", "un escalier"), Mais quel est l’élément
qui rend compte de l'indéfini pluriel ? C'est l'article zéro qui, le plus souvent,
correspond au pluriel de l'article indéfini. Au vers B309 : "Enfanz en ad asez
eu" ("Elle en eut de nombreux enfants"), l'article indéfini n'est pas exprimé
devant le substantif pluriel enfanz.

Revenons au vers 15 et intéressons-nous à ber. On a vu que le substantif


est le sujet du verbe maneit, il est donc au CS. On a vu que le CS masculin
singulier est souvent accompagné d’un s final. Nous avons vu l'exemple du vers
B179 ajoutons ces deux exemples qui montrent bien l'opposition morpho-
syntaxique des cas : « a la forest ala li reis » (B211), où reis est le sujet du verbe.
Il est donc au CS. « uns sages hum dist al rei » (B239), où rei est le complément
d'objet indirect du verbe dist : il ne prend donc pas de s.

Expliquons cette particularité du système casuelle médiéval, et bien


d’autres, à partir des tableaux de la flexion des substantifs

1) Déclinaisons des substantifs masculins


a) Première déclinaison

Singulier Pluriel Singulier Pluriel


CS Li murs Li mur L’escuz Li escu
CR Le murs Les murs L’escu Les escuz

Cette déclinaison regroupe presque la totalité des substantifs masculins. Le cas


régime est le seul cas qui ait survécu en français moderne, la différence entre le
cas régime et la situation morphologique actuelle du français est donc minime.
Il existe d'ailleurs une méthode mnémotechnique très efficace pour reconnaître
les cas de l'ancien français : on part de la situation actuelle et ça nous donne le
cas régime, on l'inverse et ça nous donne le cas sujet !
b) Deuxième déclinaison

Singulier Pluriel
CS Li pere Li pere
CR Le pere Les peres

Cette déclinaison ne concerne que quelques noms qui se terminent par –e


[], comme pere, frere, gendre, mestre.

c) Troisième déclinaison

Singulier Pluriel Singulier Pluriel


CS Li ber Li baron L’emperere Li empereor
Page 27 sur 95
CR Le baron Les barons L’empereor Les empereors

Cette déclinaison regroupe les substantifs à alternance radicale. Le CS sing. d’un


côté, et les trois autres cas de l’autre, vont avoir des radicaux différents. Ce type
concerne une cinquantaine de mots qui désignent des êtres animés.
Essentiellement des noms d’agents d’origine latine en –(i)ere/-eor :
chantre/chantor8
janglere/jangleor
lechiere/lecheor
pechiere/pecheor
peintre/peintor
preschiere/prescheor
robere/robeor
robere/robeor
tailliere/tailleor
traïtre/traïtor
trichiere/tricheor
trovere/troveor
venere/veneor
etc.
Des noms d’origine latine et germanique à suffixe –on
ber/baron
compaing/compaignon
fel/felon
gars/garson
glot/gloton
lerre/larron
Une série de substantif isolés
Ancestre/ancessor
Cuens/cunte
Enfes/enfant
Niés/neveu
Prestre/provoire
Sir/seignor
Um/ume

C’est donc ainsi que s’explique l’absence de –s dans ber, qui est au CS
sing. : les substantifs à alternance radicale n’ont, en principe, pas de –s puisque
c’est la forme même du radical qui nous renseigne sur le cas. Notons toutefois
que l’analogie avec la première déclinaison masculine fait que la forme bers est
parfois attestée. On remarque par ailleurs que, pour certaine mots, les formes du
C.S. et du C.R. ont survécu et ont donné des substantifs indépendants les uns des
8
Le deuxième élément est le CS pluriel.

Page 28 sur 95
autres (gars/garçon, copain/compagnons, sire/seigneur, pâtre/pasteur,
chantre/chanteur, etc.).

2) Déclinaisons des substantifs féminins

a) Première déclinaison
L’opposition casuelle a disparu précocement de la première déclinaison des
susbstantifs féminins. Il n’y a donc aucune différence morphologique avec le
français moderne en ce qui concerne les noms féminins en –e
Singulier Pluriel
CS La fille Les filles
CR La fille Les filles

C’est à partir de la neutralisation de l’opposition casuelle que le –s est devenu un


marqueur de pluriel.

b) Deuxième déclinaison

Ce type concerne essentiellement les substantifs féminins qui ne se


terminent pas par -e. La seule différence entre ce féminin et le masculin de la
première déclinaison c’est la présence d’un –s au CS pluriel.
Singulier Pluriel Singulier Pluriel
CS La flors Les flors La citez Les citez
CR La flor Les flors La cité Les citez

c) Troisième déclinaison

Elle est l’équivalent de la troisième déclinaison masculine, puisque c’est


celle des substantifs à alternance radicale :

Singulier Pluriel
CS La none Les nonains
CR La nonain Les nonains

Autres exemples : ante/antain, taie/taien, pute/putain, suer/seror.


Vocabulaire

Au vers 15 nous avons le verbe maneit, qui n’a pas « survécu » en


français moderne, du moins en tant que verbe. Son infinitif est maneir en anglo-
normand et manoir en francien, Il est issu du latin manere sans grand
changement ni dans la forme ni dans le sens (= dans les deux langues
« demeurer »). Il y a eu toutefois un certain élargissement de sens somme toute
logique de « demeurer un certain temps » on a pu arriver aussi bien en ancien
Page 29 sur 95
français qu'en bas-latin à « habiter ». Ce qui est une traduction possible du verbe
du vers 15. En français moderne, ne subsiste plus que le substantif manoir qui
était à l'origine l'infinitif substantivé de notre verbe, par dérivation impropre.

Le participe oï du vers 16 représente le verbe oïr (= « entendre »), qui a


pratiquement disparu du français moderne. Il n’y subsiste plus que dans des
expressions figées comme « oyez, oyez ». Il provient du latin audire (Même
sens). La consonne intervocalique d, après s'être affaiblie en [] (l’équivalent de
notre arabe), a disparu de tous les dialectes d'oïl. Le verbe ouir, à cause de sa
conjugaison irrégulière a été remplacé dans la plupart de ses emplois par
entendre, verbe qui avait un sens plus large au Moyen Age (= « tendre vers »)

Au vers 18, nous avons le verbe cunteneit à la forme réfléchie. Contenir


est encore de nos jours un verbe courant et sa forme pronominale existe toujours
mais les sens des pronominaux moderne et ancien sont différents. Dans notre
texte se cuntenir peut être traduit par se comporter, se tenir.

Il y a risque d'ambiguïté avec privez au vers 19 ("De sun seinur esteit


privez"). Il ne faut surtout pas confondre l'adjectif privé (du latin privatus =
« particulier, privé ») et le participe privé qui n’apparaîtra d'ailleurs qu’au XIVe
siècle (= « enlevé, soutiré, ôté, etc. »). En fait, l'opposition est possible même de
nos jours puisqu'un détective privé n’est pas forcément privé de ses moyens. Ce
qui pose problème ici c'est la structure de la phrase : De sun seinur esteit privez.
si on donne à cette structure l'ordre phrastique moderne, on obtient :
(il) esteit privez de sun seinur. Le rapprochement de l’auxiliaire et de l'adjectif
fait qu'on risque d'interpréter cet adjectif comme un participe passé, Mais, étant
donné que ce participe n'existait pas du temps de Marie de France, celle-ci
n'avait pas à lever l'ambiguïté. D’ailleurs, une simple substitution par des
synonymes de privé nous permet d'y voir clair :
(il) esteit amis de sun seinur.
(il) esteit intimes de sun seinur,
Pour la traduction, on est toutefois obligé de remplacer la préposition de
par avec (il était intime avec... ) ou bien de remplacer l'adjectif par le substantif
correspondant (il était l'intime, l'ami de son seigneur).

Orthographe, et Phonétique

Les participes des vers B19 et B20 : privez et amez se terminent par un z.
Cette graphie représente en fin de mot le son complexe [ts]. Au vers B20,
l'adjectif tuz indique le pluriel de tut (="tout") ; c'est donc l'ajout du s à tut qui
donne tuz

Page 30 sur 95
Chaque fois qu'on ajoute un s de flexion à un mot se terminant sur une dentale
(=[t]), les deux sons se combinent et réalisent l'affriquée [ts] qui est notée par –z.
Même quand la dentale est tombée en ancien français,, la graphie z et son timbre
sont restés. C'est le cas de nos deux participes. A privez correspond au cas
régime privé et à amez correspond amé. Jusqu’au Xe siècle, on a prononcé
privet et amet (sans doute avec une dentale adoucie [], comme notre ) c'est
cette ancienne dentale qui est la cause de l’affriquée z des vers B19 et B20. Le
contact avec une nasale dentale (= [n]) permet également la réalisation du son
[ts] rendu par z. Au vers B113, la préposition sans est réalisée sanz.

Morphologie

L'adjectif indéfini tuz du vers B20 se décline sen anglo-normand comme


suit

Masculin
. Singulier pluriel
CS Tuz Tuit, tut (anglo-normand)
CR Tut Tuz

Féminin
. Singulier Pluriel
CS Tute Tutes
CR Tute Tutes

Ce tableau représente la situation de l'anglo-normand. En francien, la voyelle est


réalisée o ( = toz, tot, etc.), et le CS Pluriel est généralement tuit). D’ailleurs tut
et tuit, CS masculin pluriel coexistent dans notre corpus. La prononciation u de
la voyelle est en anglo-normand /u/. c'est-à-dire comme en français moderne,
seule l’orthographe diffère (= ou).

Prenons le vers 17 : « Beaus chevaliers e bons esteit ». Nous avons ici


deux adjectifs qualificatifs beaus (= « beau ») et bons (= « bon », « vaillant »).
Ils sont tous les deux dotés d'un s final qui indique leur cas : ils sont au CS parce
qu'ils sont épithètes d'un substantif (= chevaliers) attribut d'un sujet implicite :
(il) était (un) beau et vaillant chevalier.

Morphologie des adjectifs

1) Les adjectifs de la première classe


Masculin Féminin Neutre
Singulier Pluriel Singulier Pluriel

Page 31 sur 95
CS Seürs Seür Seüre Seüres Seür
CR Seür Seürs Seüre Seüres
CS Biaus Bel Bele Beles Bel
CR Bel Biaus Bele Beles

2) Les adjectifs de la seconde classe : les adjectifs épicènes


Masculin Féminin Neutre
Singulier Pluriel Singulier Pluriel
CS Granz Grant Grant (granz) Granz Grant
CR Grant Granz Grant Granz
CS Tieus Tel Tel (tieus) Tieus Tel
CR Tel Tieus Tel Tieus

3) Les adjectifs de la troisième classe (à alternance radicale)


Masculin Féminin Neutre
Singulier Pluriel Singulier Pluriel
CS Graindre Graignor Graindre Graignors Graignor
(graingnor)
CR Graignor Graignors Graignor Graignors

Comme les tableaux ci-dessus l’indiquent, les adjectifs de l'ancien


français se répartissent en 3 classes
1) Les adjectifs qui prennent s au CS masculin singulier et e au féminin.
2) Les adjectifs qui n'ont pas de e au féminin.
3) Les adjectifs comparatifs à alternance radicale.

La déclinaison de beaus, si elle semble différente des autres adjectifs du


même type, c'est simplement à cause de l'évolution phonétique que la liquide [l]
a connue en contact avec s. Le [l] s’est maintenu dans une position finale
absolue, mais l’ajout du s a vocalisé la liquide, c'est-à-dire a transformé le [l] en
voyelle. [bels]>[beaus]. La prononciation [beaus] date de l'époque des Lais.
C'est elle qui explique l'orthographe assez particulière du mot en français
moderne.

• Cette loi phonétique est un fait très important en français. Elle explique :

- toutes les formes doubles qui ont survécu : vieux/vieil ; fol/fou ;


- des doublets comme col/cou ;
- les divergences entre singulier et pluriel pour les mots du type
cheval/chevaux ; ciel/cieux.

Page 32 sur 95
Comme on le constate sur le tableau, dans la deuxième classe des
adjectifs, les féminins n'ont pas de e. D'ailleurs, jusqu'à nos jours des mots
composés comme grand-mère9 sont la survivance de cette classe d’adjectifs. Je
signale à ce propos que l'orthographe de grand'mère avec apostrophe est
actuellement considérée comme fautive puisqu'il n'y a jamais eu de e à élider.
Autres adjectifs de la deuxième classe :
Cruel, feal, fort, gentil, grief, leal, mortel, prod, quel, real, souef, soutil, tel, val,
vert, vil, ainsi que tous les participes présents et les adjectifs verbaux en –ant ou
–ent.

Dans le texte n°1, nous avons deux possessifs : sun (vers B19) et ses
(B20). Examinons donc la morphologie du possessif. Dans les deux exemples
que nous avons, le référent est le chevalier dont Marie de France va nous conter
l'aventure. Au vers B19, on parle de son seigneur et le substantif qui est
déterminé par l'article est singulier et régime. Au vers 20, veisins représentent
un pluriel régime. Les tableaux suivant classeront l’ensemble des possessifs de
l’ancien français :

Le possessif atone

1) Les possessifs de l’unité


Masculin
. Singulier pluriel
1ère pers CS mes, mis (anglo-normand) mi
CR mon, mun (anglo-normand), men mes
(picard)
2ème pers CS tes, tis (anglo-normand) ti
CR ton, tun (anglo-normand), ten tes
(picard)
3ème pers CS ses, sis (anglo-normand) si
CR son, sun (anglo-normand), sen ses
(picard)

Féminin
. singulier pluriel
1ère pers CS/CR ma, me (picard) mes
2ème pers CS/CR ta, te (picard) tes
3ème pers CS/CR sa, se (picard) mes

2) Les possessifs de la pluralité


Masculin
. singulier pluriel
1ère pers CS nostre(s), nos (picard) nostre, no (picard)

9
Exemples de survivance dans la toponymie : Granville, Rochefort, Vauvert (où vau- remonte à val féminin
comme dans Laval)

Page 33 sur 95
CR nostre, no (picard) noz, nos
2ème pers CS vostre(s), vos (picard) vostre, vo (picard)
CR vostre, vo (picard) voz, vos
3ème pers Fome unique : lor, lour, leur, lur (anglo-normand)

Féminin
. singulier pluriel
1ère pers CS/CR nostre, no, noe (picard) noz, nos, noes (picard)
2ème pers CS/CR vostre, vo, voe (picard) voz, vos, voes (picard)
3ème pers Fome unique : lor, lour, leur, lur (anglo-normand)

Le possessif tonique

1) Les possessifs de l’unité


Masculin
. singulier pluriel
1ère pers CS miens, mens (anglo-normand) mien, men (anglo-
normand)
CR mien, men (anglo-normand), men miens, mens (anglo-
(picard) normand)
2ème pers CS tuens, tuns (anglo-normand), tuen, tun (anglo-normand),
toens (Ouest) toen (Ouest)
CR tuen, tun (anglo-normand), toen tuens, tuns (anglo-
(Ouest) normand), toens (Ouest)
3ème pers CS suens, suns (anglo-normand), suen, sun (anglo-
soens (Ouest) normand), soen (Ouest)
CR suen, sun (anglo-normand), soen suens, suns (anglo-
(Ouest) normand), soens (Ouest)

Féminin
. singulier pluriel
1ère pers CS/CR moie, meie (anglo-normand), moies, meies (anglo-
mieue (picard) normand), mieues (picard)
2ème pers CS/CR toe, toue, teue, tue (anglo- toes, toues, teues, tues
normand), tieue (picard) (anglo-normand), tieues
(picard)
3ème pers CS/CR soe, soue, seue, sue (anglo- soes, soues, seues, sues
normand), sieue (picard) (anglo-normand), sieues
(picard)

2) Les possessifs de la pluralité

Masculin
. singulier pluriel
1ère pers CS nostre(s), nos (picard) nostre, no (picard)
CR nostre, no (picard) nostres, noz, nos (picard)

Page 34 sur 95
2ème pers CS vostre(s), vos (picard) vostre, vo (picard)
CR vostre, vo (picard) vostres, voz, vos (picard)
3ème pers Fome unique : lor, lour, leur, lur (anglo-normand)

Féminin
. singulier pluriel
1ère pers CS/CR nostre, no, noe (picard) nostres, noz, nos, noes
(picard)
2ème pers CS/CR vostre, vo, voe (picard) vostres, voz, vos, voes
(picard)
3ème pers Fome unique : lor, lour, leur, lur (anglo-normand)

• Seules s’élident les formes du féminin singulier des référents uniques. ma


amie > m’amie, ta espee > t’espee, sa amour > s’amour10. Ce n'est qu'au
XIIIe siècle, qu'on a commencé à voir apparaître les formes masculines à leur
place : mon amie, mon epee etc.

Outre les articles et les pronoms possessifs, on trouve en ancien français des
adjectifs possessifs, qui qualifient directement un substantif. Dans La meie mort
me rent si anguissus" (La Chanson de Roland) (« la mienne mort me rend plein
d'angoisse »), le possessif joue le rôle d’un adjectif. D'ailleurs ce tour est encore
possible dans un français moderne un peu archaïsant : un mien ami est devenu
ministre

Exercice n°2 : Faites le relevé des articles possessifs de Bisclavret. Donnez leur
cas, leur genre, leur nombre et leur référent.

Corrigé de l’exercice n°2

- Référent unique : première personne.


- Mun = CR masculin singulier :
Mun escient que vus amez (B51)
Mun cors vus otrei (B115)
- M’ = CR féminin singulier (article élidé devant voyelle) :
M'amur […] vus otrei (B115).
- Mes = CR masculin pluriel :
Mes dras i met (v.B95).

- Référent unique : deuxième personne.


- Tes = CR féminin pluriel :
En tes chambres le fai mener (B289).

10
Amour était féminin en ancien français et même en français classique.

Page 35 sur 95
- Référent unique : deuxième presonne du pluriel (vouvoiement de politesse),
- Vostre = CR masculin singulier
Mes jeo creim tant vostre curut (B35).
- Vostre = CR féminin singulier
Vostre drue fetes de mei (B116).

- voz = CS masculin pluriel


u sunt vos dras ? (B71)
On peut constater deux phénomènes à propos du vouvoiement :
1/ Le vouvoiement est de rigueur entre mari et femme.
2/ Il y a un cretain relâchement dans le système puisqu'on peut passer du vous au
tu, parfois à l'intérieur d'une même tirade. Ex. Le sage s'adressant au roi utilise la
deuxième personne du pluriel « ne fetes mie biens » (B283) « devant vus »
(B285) ; mais, parlant des appartements du roi, il dira : « tes chambres » (B289)
!

- Référent unique : troisième personne.


- Sun = CR masculin singulier
De sun seinur esteit privez (B19)
Celui manda par sun message (B109)
Si li descovri sun curage (B110)
Il l'aveit pris par sun estrié (B147)
Li reis l'enmeine en sun chastel (B165)
E vers sun seignur autresi (B250)
Li reis ad sun cunseil creü (B261)
Tut li cunta de sun seignur (B266)
Ne fud en sun pals veuz (B272)
- Ses = CR masculin pluriel
E de tuz ses veisins amez (B20)
Ses cumpainuns tuz apelad (B150)
Puis que ses dras li ot toluz (B271)
- Sa = CR féminin singulier
A sa meisun (B30)
E par sa femme maubailiz (B126)
E sa despoille li toli (B268)
Tute sa tere li rendi (B303).
- S’ = cas régime féminin singulier (article élidé devant voyelle)
Que s’aventure li cunta (B61)
Ne de s’amur aseüré (B108)
Que sur s’amur le gardent bien (B171)
NB Il n’y a pas de référent double ou multiple dans Bisclavret.

Page 36 sur 95
Syntaxe

Revenons à l'adjectif indéfini tuz de B20. On remarque qu'entre cet


adjectif et le substantif auquel il se rapporte il y a un déterminant (ici l'article
possessif ses : tuz ses veisins. L'ordre des éléments de l'énoncé que nous avons
dans cet exemple est le plus fréquent. Il ne s'intercale jamais entre 1’article et
son substantif, mais il peut êre employé sans article. Devant un nom pluriel tuz
s'applique à des choses qui se dénombrent et indique la totalité. C'est bien le cas
ici. L'adjectif rend compte de la totalité des voisins du héros. La situation reste
d’ailleurs la même en français moderne.

Il est sans doute temps de commencer l'étude de certaines structures


phrastiques de notre texte. Prenons la phrase qui occupe B19 et B20 :
De sun seinur esteit privez
E de tuz ses veisins amez
Traduisons au mot à mot : "De son seigneur était intime / Et de tous ses voisins
aimé".
La traduction ne donne pas une phrase française pour au moins deux raisons :
1) Certains éléments de l'énoncé sont omis.
2) L’ordre des mots ne correspond pas tout à fait à celui d'une phrase
française.
L'omission la plus visible est celle du sujet du verbe être. En français moderne,
on doit mettre d'une manière explicite le pronom sujet il. On peut donc énoncer
la règle suivante lorsque le sujet est un pronom personnel, il peut être omis.
Cette règle comporte un inconvénient parce que finalement on parle d'une
omission en se référant à la situation actuelle. Il est donc préférable de constater
simplement l'absence à gauche du verbe de tout personnel sujet.

On constate, d'autre part, que l'ordre des mots n'est pas celui du français
moderne et qu'il y a plus de liberté dans l’agencement des différents groupes qui
constituent la phrase. Dans l'exemple précis qui nous intéresse, le groupe
prépositionnel initial de sun seinur est en fait rattaché à l'adjectif attribut privez
et sa place -attendue- est plutôt la finale : privez de sun seinur. Nous pouvons
formuler une remarque semblable à propos de la seconde proposition (B20) bien
que la situation syntaxique soit différente. En effet malgré le parallélisme dans
les structures des deux propositions et malgré la mise en facteur du verbe être
(=de tuz ses veisins [esteit] amez), le groupe prépositionnel de tuz ses veisins
fonctionne ici comme un complément d'agent du verbe au passif [esteit] amez.
Quoi qu'il en soit, même l'antéposition du complément d'agent paraîtrait
anormale en français moderne.

Contentons-nous de deux conclusions syntaxiques pour le moment :

Page 37 sur 95
La flexion casuelle, qui donne immédiatement le statut grammatical des mots,
permet une grande liberté dans l'ordre des éléments de l'énoncé et de leurs
regroupements.

La présence d’un élément complément en tête de phrase provoque la


postposition du sujet nominal et l’effacement (possible) du sujet pronominal.

Fascicule n°2
B1-1B14

Phonétique

Un certain nombre de mots du texte n°2 possèdent des nasales.

- e + nasale : entremet, sovent


- a + nasale : bretan, Norman, Uant
- o + nasale : converse
- u + nasale : hum, hummes, nun

Page 38 sur 95
- i + nasale : devindrent, tindrent.

Le principe phonétique de base est que la voyelle aussi bien que la consonne
nasale se prononcent.
- Pour e + nasale, le son e est nasalisé (= [n]) dans tous les cas de
contact sauf quand il s'agit du -ent désinentiel. Nous avons d'ailleurs un
exemple au vers B4 : apelent, où le e qui précède la nasale est oral et le
n du temps de Marie de France n'était probablement qu'une graphie
désinentielle. Signalons l’aperture du e nasale en a nasale, phénomène
dont les répercussions se font sentir même en français moderne
puisqu’actuellement on prononce de la même manière les deux
syllabes de enfant, par exemple.
- Pour a + nasale, la voyelle est nasalisée et la consonne est pertinente
phonétiquement ( = [n]).
- Pour o et u + nasale, les deux voyelles réalisent en anglo-normand le
même son (= [un]).
- Pour i + nasale, le i reste oral à l'époque des Lais et est réalisé [i].

Il est à signaler que le processus de la nasalisation fonctionne tout aussi


bien avec des consonnes nasales implosives (situées à la fin de la syllabe)
qu'avec des consonnes nasales explosives (situées au début de la syllabe
suivante). Le u de hum (B5) et le u de hommes (B11) sont tous deux « nasaux »
(le second s'est dénasalisé en français moderne).

Le z de granz et de forez s’explique, comme on l’a déjà vu, par l'ajout de s


à une consonne dentale : grant + s. forest + s. Dans le cas de forez, il y a eu une
dissimilation11 et le premier s est tombé. D’ailleurs, la prononciation [forests]
est très probablement théorique : au singulier [forest] a correspondu directement
le pluriel [forets] rendu graphiquement par forez.

Morphologie

Nous avons dans le texte 3 occurrences de hum : Jadis le poeit hum oïr
(B5) ; Hume plusur garvalf devindrent (B7) ; Hummes devure (B11). Il sagit
dans les 3 cas d’un mot qui provient du latin homo (= « homme »). Dans les
deux derniers cas, hume représente un substantif et conserve le sens
étymologique (« homme »), mais dans le premier cas il s'agit d'un pronom
personnel qui doit se traduire par l'indéfini on.
- B5 On pouvait jadis l’entendre
- B7 plusieurs hommes devinrent des loups-garous
- B11 il dévore des hommes.

11
C'est-à-dire une différenciation de deux sons identiques : [forests] > [forets]

Page 39 sur 95
Ce n'est pourtant pas la forme qui permet de savoir s'il s'agit d'un substantif ou
d’un pronom personnel mais plutôt le sens et le contexte. Les différences
orthographiques et morphologiques sont relatives au statut casuel des
occurrences et le dédoublement du m dans hummes n'est pas du tout en prendre
en considération. Il existe en effet d’autres manuscrits qui écrivent hume avec
un seul m. La déclinaison de hum - substantif et pronom - est assez particulière.
On l'adjoint généralement aux substantifs de la troisième déclinaison

Singulier Pluriel
CS hum hume
CR hume humes

Vérifions à présent si nos trois occurrences sont conformes à la règle


- vers 5 : hum est le sujet du verbe poeit oïr, il est au CS singulier
- vers 7 : hume est sujet du verbe devindrent, il est au CS pluriel
- vers 11 : hummes est le complément d'objet direct du verbe devure, il est au
CR pluriel

Nous avons un article défini dans B4 : Garwaf l’apelent li Norman. C'est


le seul article défini qui apparaît sous une forme indépendante dans le texte n°2.
Ici, li détermine un substantif sujet au pluriel.

L’article défini

Masculin
. singulier pluriel
CS li li
CR le, lo (Est, Ouest), lu (anglo- les
normand)
li CS singulier s’élide devant élément jonctif mais pas l’article li CS pluriel :
Masculin
. singulier pluriel
CS l’escuz li escu
CR l’escu les escuz

Féminin
. singulier pluriel
CS la, le (picard) les
CR la, le (picard) les

Le cas régime masculin et les deux cas féminins ne diffèrent pas du français
moderne et le CS masculin est toujours représenté par li

Page 40 sur 95
• L'élision devant voyelle est de règle pour le et la : l’ami, l'espee, mais,
comme on l’a déjà évoqué, li ne s'élide qu’au singulier. Attention à ne pas
confondre le, la, li, les, articles, et le, la, li, les, pronoms. L'article est à
gauche du substantif qu'il détermine, et le pronom clitique est dans
l’environnement immédiat du verbe auquel il se rattache.

Dans : es boscages (B8) et es granz forez (B12), le premier mot es est en


réalité un ensemble composite où la préposition en s’est soudée à l’article défini
les. On appelle ce phénomène de soudure enclise de l’article12. La forme es a
survécu en français moderne dans des formules figées du type licencié ès
Lettres.

• Pour qu'il y ait enclise il faut nécessairement que le mot qui suit commence
par une consonne. C'est bien le cas pour nos deux occurrences. On forme des
enclises à partir de 3 propositions : a,13 de et en.

Les enclises de l’article défini

+ le + les
a+ Al, au As, aus
de + Del, deu, do, dou, du Des
en + El, eu, ou, u, on (Ouest) Es

Etudions deux cas d'enclises à partir de la préposition de :


1) Quant des lais faire m'entremet (B1)
2) Del Bisclavret vus voil cunter (B14).

1) Le verbe faire est transitif direct mais le verbe s'entremetre admet une
construction avec de (exemple : de mal dire s'entremet = « s'occupe de dire du
mal »). D'un autre côté, des n'était pas un article indéfini pluriel dans l'ancienne
langue -comme il l'est en français moderne-. La traduction "faire des lais" est
possible toutefois, bien que problématique. En fait, trois analyses peuvent etre
envisagées :
I/ Analyser des comme un partitif : on considérera ainsi les Lais que
Marie de France a composés comme étant une partie d'une collection -
déterminée ou non- d’objets poétiques qui seraient les lais. Cette solution
est peu satisfaisante parce que le partitif en ancien français s'applique aux
choses qui ne se dénombrent pas par unitést or ce n'est pas le cas des Lais
et prêter à Marie une intention métaphorique serait sans doute abusif.

12
Il existe également des enclises du pronom dans l’ancien système.
13
La préposition a s’écrivait bien sans accent grave : il ne s’agit pas d’une faute de frappe !

Page 41 sur 95
II/ Présenter des comme étant une réalisation précoce de l'article indéfini
pluriel. Mais là aussi ce serait assez imprudent étant donné qu'il n'y a pas
d'équivalent de cet ordre dans les Lais.
III/ Partir du fait que Bisclavret ne nous est parvenu que grâce à un seul
manuscrit (le manuscrit de Harley) -du moins pour les 232 premiers vers-
et raisonner à partir de la leçon de ce manuscrit que Jean Rychnerg
l'éditeur des Lais a rejetée. Le manuscrit note : Quant dc lais faire
m'entremet. On peut sans doute lire de pour le dc du manuscrit. Si cette
lecture est permise la situation devient claire : de serait la préposition qui
rattache le verbe conjugué m’entremet à son infinitif faire. Si on
reconstitue l'ordre moderne, on a : quant m'entremet de faire lais. On sait
déjà que l'article indéfini pluriel n'est pas exprimé dans l'ancienne langue).
2) A propos de la seconde enclise à étudier del, qui est, comme le montre le
tableau des enclises de l’article, le résultat de la soudure entre la préposition de
et l'article défini régime le, on peut dire que de est régi par l'infinitif cunter et
que cette préposition peut se traduire par « à propos de », « au sujet de ». Nous
avons encore de nos jours cette valeur -bien qu'elle soit en perdition- dans les
titres de certains ouvrages : De la culture, De la pédagogie, De la fabrication du
cidre, etc.

Vocabulaire

Forez : L'étymologie de ce mot est assez particulière. Forest est issu d'un
adjectif latin tardif forestis, qui appartient en fait au domaine juridique, avec le
sens de «ce qui relève du tribunal ou de la cour royale. En latin foresti silva,
signifiait forêt domaniale. A l’origine c’était donc silva qui rendait le sens de
forêt. Le nom silva a été éliminé et forest est devenu un nom (et non plus un
adjectif) qui a très vite perdu son acception juridique et qui a signifié -et qui
signifie toujours- toute étendue boisée. Les mots sylvestre, sylvicole,
sylviculture attestent de ce sens étymologique.

Suleir : E sovent suleit avenir (B6). Le verbe est ici impersonnel. Il est issu du
latin solere et signifie « avoir l’habitude ». Le verbe n’a pas laissé de trace en
français moderne, mais en moyen français « se souloir faire » signifiait « on
fabriquait : Henri estienne, dans la seconde moitié du XVIe siècle, écrivait : « A
Pistoye se souloyoit faire de petits poignards ».

Converser : Es granz forez converse e vait (B12). Du latin conversari qui veut
dire « fréquenter ». Le verbe a deux sens en ancien français : 1) vivre avec, 2)
fréquenter. C'est ce dernier sens qui convient à notre exemple : il fréquente les
forêts, il y vit. Le sens moderne de parler en société n'est apparu qu'au XVIIe
siècle, sous l’influence de conversation, qui signifiait dès 1537 « échange de
propos familiers ».

Page 42 sur 95
Ore : Du latin hora (= « unité de mesure du temps»), Il peut être un substantif et
signifier l'heure, le temps, l'instant, un moment de la journée, etc. ou être un
adverbe de l’énonciation -ce qui est le cas dans notre exemple- et se traduire par
« à présent », « maintenant ». Le même étymon aboutira au substantif heure et à
or qui, plus tard, sera conjonction de coordination.

Syntaxe

Prenons la phrase du vers B5 : Jadis le poeit hum oïr. Etudions les


éléments qui la composent.
- Jadis : La place de l'adverbe temporel en tête de phrase n'est pas choquante : il
détermine l'ensemble de l'énoncé, c’est un complément de phrase.
- Le : Il s'agit ici d'un pronom personnel14. On remarque que le pronom est
antéposé à poeit alors que sa fonction en fait l'objet direct de l'infinitif oïr.
- poeit : C'est le verbe poeir (="pouvoir") à l'imparfait. Il est associé à l'infinitif
oïr avec lequel il forme une périphrase verbale (auxiliaire modal + infinitif).
- hum : Pronom personnel indéfini (l'équivalent du on moderne), Sa place est
assez insolite -du moins par rapport au français moderne- puisqu’il est entre
l'auxiliaire et l'infinitif. Hum est ici le sujet de l'auxiliaire, d'ailleurs la fonction
sujet est la seule que puisse remplir hum dans son emploi pronominal. La
postposition du sujet s’explique par la présence en tête de phrase de l’adverbe
jadis, complément circonstanciel de temps. Rappelons, cette tendance
prosodique fondamentale de l’ancienne langue : quand un groupe complément
est placé en tête de phrase, le sujet se met généralement derrière le verbe (CVS).
- Oïr : Verbe à l'infinitif, un infinitif conditionné par l’auxiliaire modal.

Exercice n°3 : Répertoriez les enclises de l’article dans Bisclavret. On peut se


contenter d'un simple répertoriage mais une brève analyse est toujours la
bienvenue.

Corrigé de l’exercice n° 3

- Es : enclise de la préposition en et de l'article défini pluriel les (masculin ou


féminin).
E es boscages meisun tindrent (B8)
Es granz forez converse e vait (B12)

- Del : enclise de la préposition de et de l’article défini masculin singulier le.


Del Bisclavret vus voil cunter (B14)15
Le neis li esracha del vis (B235)
14
La morpho-syntaxe des pronoms personnels sera étudiée dans le prochain fascicule.
15
Cette enclise a déjà été commentée.

Page 43 sur 95
La femme ad del païs ostee (B305) (mot à mot : il a ôté la femme du
pays, il l’a bannie, donc oster quelqu'un de quelque part)
Puis unt esté bien cuneü
E del semblant et del visage (B310-B311) (Les enfants de la femme
du bisclavret sont reconnaissables à cause de leur allure -
"semblant"et de leur visage. Le champ sémantique de la préposition
de était plus vaste dans l'ancienne langue. En français moderne, on
emploierait plutôt la préposition à : on les reconnaît à l'allure et au
visage)
Plusurs des femmes del lignage (B312) del = « du » : les femmes de
la lignée, du lignage.
Al : enclise de la préposition a (sans accent en ancien français) et de l'article
défini le.
El demain vait al rei parier (B229). Le verbe aler se construit sur la
préposition a quand la destination est indiquée (comme en français
moderne)
Quant uns sages hum dist al rei (B239). Dire quelque chose à
quelqu’un comme en français moderne
Ceo est la femme al chevalier (B251). Ici, on remarque que la
détermination est rendue par la préposition a (dans la langue parlée
moderne, et dans certains patois, on retrouve la préposition quand le
substantif déterminant est un nom propre : la femme à Jules)
Al bisclavret la fist doner (B278) doner a comme en français
moderne
Al chief de piece i est alez (B295).A chief de piece : locution figée
« au bout d'un moment »
Sur le demeine lit al rei (B298). Même remarque que pour
l'occurrence de B251 (le lit du roi en français moderne).

As : enclise de la préposition a et de l'article défini pluriel les


As denz le prist (B199). Ici aussi nous avons un emploi particulier
de la préposition a. Traduction : « il le prit avec les dents ».

Des : enclise de la préposition de et de 1’article défini pluriel les.


Plusurs des femmes del lignage (B312). Le pronom indéfini plusurs peut former
avec l’enclise un déterminant complexe.

Phonétique

Nous avons, dans notre texte, trois suites qui combinent e et i : poeit (B5),
eit (B6) et meisun (B8). Pour les deux premiers cas, il s'agit de la désinence
verbale de l'imparfait. La prononciation de ei devant t, du temps de Marie de
France, était sans doute []. De ce fait, on peut dire qu’il n'y avait pas de

Page 44 sur 95
différence phonétique entre les suites -eit et les suites -ai de faire, de lai et de
vait, qui représentent un voyelle ouverte et non plus une diphtongue. Le
digramme16 -ei est d'ailleurs caractéristique de l'anglo-normand, à la même
époque en francien on transcrivait poait et solait nos deux occurrences.

Le cas de meisun est différent. Le digramme –ei n’est pas suivi de t, de


plus, il est dans une syllabe ouverte, c'est-à-dire une syllabe qui se termine par la
voyelle : mei-sun. Il a donc dû être prononcé comme une diphtongue
descendante (c'est-à-dire une diphtongue dont le premier élément est fort) : [ j]

Morphologie

Dans le vers B3 : Bisclavret ad nun en bretan, le verbe aveir est employé


au présent de l'indicatif. La conjugaison de aveir en tant que verbe plein ou en
tant qu'auxiliaire ne diffère pratiquement pas de sa conjugaison moderne : ai, as,
a ou ad, avuns (en francien : avons), avez et unt (en francien : ont). Dans :
Merveille l'ai oï loër (B16), ai -qui joue le rôle d’un auxiliaire- est à la première
personne du singulier : c'est le narrateur qui parle.

Le verbe estre (être) paraît à deux reprises dans notre texte sous la forme
est, troisième personne du singulier du présent de l'indicatif : ceo est beste
salvage (B9). Il est en cele rage (B10). Le verbe estre -comme en français
moderne- repose sur deux bases : sui, es ou ies, est, sumes - parfois la première
personne du pluriel repose sur la base de l’infitif : esmes - (en francien, somes),
estes et sunt (en francien, sont).

• L'existence de bases multiples pour un seul paradigme est héritée du latin


(sum, es, est, sumus, estis, sunt).

Compte non tenu de estre et de aveir, 9 occurrences verbales sont


conjuguées au présent dans notre texte. Voici la morphologie des présents de
l’indicatif et du subjontif en ancien français.

1) Le présent de l’indicatif

Comme en français moderne, les paradigmes du présent dépendent de


trois
groupes, c'est-à-dire de trois types de formes :
- les verbes en –er et –ier
- Les verbes en –ir à infixe –iss- (fenissant, fenissant)
- Les autres verbes : en –ir sans infixe

16
Groupe de deux lettres formant un son unique.

Page 45 sur 95
en –eir
en –re

Page 46 sur 95
1ère conjugaison

Francien Anglo-normand
Chant- chant-
Chant-es chant-es
Chant-e(t) chant-e(t)
Chant-ons chant-um, -uns
Chant-ez chant-ez
Chant-ent chant-ent

Francien Anglo-normand
Chang-e chang-e
Chang-es chang-es
Chang-e(t) chang-e(t)
Chanj-ons chanj-um, -uns
Chang-iez chang-iez
Changent Changent

2ème conjugaison

Francien Anglo-normand
Fen-is fen-is
Fen-is fen-is
Fen-it fen-it
Fen-iss-ons fen-iss-um, -uns
Fen-iss-ez fen-iss-ez
Fen-iss-ent fen-iss-ent

3ème conjugaison

Francien Anglo-normand
Dorm- dorm-
Dor-s dor-s
Dor-t dor-t
Dorm-ons dorm-um, -uns
Dorm-ez dorm-ez
Dorm-ent dorm-ent

Francien Anglo-normand
Muef Muef
Mue-s mue-s
Mue-t mue-t

Page 47 sur 95
Mov-ons mov-um, -uns
Mov-ez mov-ez
Muev-ent muev-ent

2) Le présent du sujonctif

1ère conjugaison
Francien Anglo-normand
Chant- chant-
Chant-s > chant-s > chanz
chanz
Chant-t > chant-t > chant
chant
Chant-ons chant-um, -uns
Chant-ez chant-ez
Chant-ent chant-ent

Francien Anglo-normand
Chang-e chang-e
Chang-es chang-es
Chang-e(t) chang-e (t)
Chanj-ons chanj-um, -uns
Chang-iez chang-iez
Changent Changent

2ème conjugaison

Francien Anglo-normand
Fen-isse fen-isse
Fen-iss-e-s fen-iss-e-s
Fen-iss-e-(t) fen-iss-e-(t)
Fen-iss-ons, - fen-iss-um, -uns, -
iens iens
Fen-iss-iez fen-iss-iez
Fen-iss-ent fen-iss-ent

3ème conjugaison

Page 48 sur 95
Francien Anglo-normand
Dorm-e dorm-e
Dorm-es dorm-es
Dorm-e(t) dorm-e(t)
Dorm-ons dorm-um, -uns
Dorm-ez dorm-ez
Dorm-ent dorm-ent

Francien Anglo-normand
Muev-e muev-e
Muev-es muev-es
Muev-e(t) muev-e(t)
Mov-ons mov-um, -uns
Mov-ez mov-ez
Muev-ent muev-ent

• La lère personne du présent de l’indicatif des verbes en -er ne comporte


aucune désinence . Elle correspond le plus souvent au radical pur.
Théoriquement apeler doit être conjugué en apel, devure en devur et
converse en convers. On adjoint le e
- quand le radical se termine sur un groupe consonantique conjoint dont le
second élément est une liquide, c'est-à-dire un –r ou un -l (entre – semble)
- quand, pour les terminaisons infinitives en –ier, la dernière consonne
radicale est une affriquée palatale, c'est-à-dire en pratique [d] et
[t] (change, cerche).

• La marque de la 3ème personne du présent de l’indicatif des verbes en -er est


un-e. Jusqu’au XIe siècle, on a ajouté un –t (qui était effectivement prononcé
[])et qu'on retrouve d’ailleurs en français moderne dans les inversions
interrogatives : mange-t-il ? marche-t-il ?

• lère personne du pluriel : La terminaison est dans tous les cas -uns (francien
-ons).

Le verbe aler de B12, bien que se terminant sur -er, n'est régulier qu'au
niveau de la lère et de la 2ème personne du pluriel. Il repose, comme en français
modernes sur deux bases vais, vas, va, aluns alez, vunt. Pour les personnes du
singulier, on retrouve plusieurs variantes -tant graphiques que phonétiques- vois
et veis pour la première personne, vais pour la 2ème, vait et vet pour la 3ème.
Nous n'avons pas évoqué le cas de les de B13 : Cest afere les ore ester, à cause
de sa graphie curieuse. En effet, il s’agit vraisemblablement de la forme de la
1ère personne du verbe laissier. La graphie attendue serait plutôt lais ou à la

Page 49 sur 95
rigueur leis. Quoi qu'il en soit, le verbe laissier se conjugue ainsi : lais, laisses,
laisse (mais aussi lait ou laist attestés chez Marie de France elle-même),
laissuns, laiss(i)ez, laissent.

Les autres verbes du passages n’ont pas d’infinitifs en –er (ou -ier) :
- Bl : m'entremet (infinitif = entremettre),
- B2, B14 : voil (infinitif = voleir),
- Bll : fait (infinitif = faire).
Ces occurrences sont toutes du 3ème type morphologique, qui peut être défini
négativement : tous les verbes qui ne sont ni du ler ni du 2ème groupe sont du
3ème. Il est donc difficile de donner la conjugaison-modèle de tous les verbes du
3ème groupe. En gros -mais non d'une manière systématique-, la lère pers. n'est
pas marquée ; la 2ème est caractérisée par un –s ; la 3ème par un -t- ; au pluriel,
il n'y a pas de changement notable par rapport à la conjugaison du ler type.
Conjuguons nos verbes :
Entremet (le t ici est radical), entremez (t + s sont graphiés z), entremet,
entremetuns, entremetez, entremetent.
Voil (ou vueil), vueus (ou veus) (vocalisation de la liquide au contact du s
implosif), vueut (ou veut), volons, volez, vuelent. Le paradigme du verbe voleir
est assez complexe, mais cette complexité s’explique par des causes
phonétiques: le traitement et l’évolution de la voyelle radicale ne sont pas les
mêmes selon que cette voyelle est sous l'accent (lère, 2ème, 3ème personnes du
singulier + 3ème personne du pluriel) ou non (lère et 2ème personnes du
pluriel).
Faz, fais, fait faimes (ou faisons), faites, funt.
Les verbes de troisième type n'ayant pas de conjugaison « préétablie », nous
conjuguerons chaque cas rencontré d'une manière systématique.

Exercice n°4 : conjuguez les verbes cunter, reduter, amer (atte


ntion au changement de bases), entendre, et losengier (= « parler gentiment »).
et duter au présent de l'indicatif. Remarque : tous ces verbes ont des occurrences
dans Bisclavret.

Corrigé de l’exercice n°4 :

- cunter = cunt, cuntes, cunte, cuntunol cuntez, cuntent.


- reduter = redut, redutes, redute, redutuns, redutez, redutent.
- amer = aim, aimes, aime, amuns, amez, aiment. Ici, nous avons affaire à un
verbe à alternance radicale. Pour les 3 personnes du singulier et la 3ème pers.
du pluriel, l'accent tonique est sur la voyelle radicale ; alors que pour les 2
premières pers. du pluriel l’accent est sur la désinence. Or on sait qu'un son
évolue différemment selon qu'il est sous l'accent ou non : c'est donc cette
différence phonétique qui fait que le verbe amer a deux bases, ou deux formes :

Page 50 sur 95
une forme forte où l'accent est sur le radical et une forme faible où l'accent est
sur la désinence.
- entendre : entent, entenz, entent, entenduns, entendez, entendent. Pourquoi un t
à la 1ère pers ? Simplement parce que les consonnes sonores finales sont réalisées
sourdes en ancien français, c'est-à-dire que [d] est réalisé [t], [z] est réalisé [s],
[b] est réalisé [p], [v] est réalisé [f], [g] est réalisé [k]. De même, le z graphique
de la 2ème personne réalisé phonétiquement [ts] résulte en fait de l’union entre le
s désinentiel et la dentale sourde.
- Losengier : losenge, losenges, losenge, losengiuns,losengiez, losengent. Le i
n'apparaît que dans les désinences qui contiennent une vraie voyelle (c'est-à-dire
une voyelle différente de e sourd).

Le texte n°2 contient deux verbes à l'imparfait poeit (B5) et suleit (B6),
de poeir et suleir. Le paradigme de l'imparfait est très régulier en ancien
français : eie, eies, eit, ïens, ïez, eient (en anglo-normand, pour le francien oi à la
place de ei). N.B. ïens et ïez comptent pour deux syllabes, la synérèse ne s’est
faite qu'à une époque tardive.
Conjuguons nos deux verbes :
- poeie, poeies, poeit, poïens, poïez, poieient.
- suleie, suleies, suleit, sulïens, sulïez, suleient.

Exercice n°5 : conjuguez les imparfaits du texte n°l (v.15 à 20)

Corrigé de l’exercice n°5


- maneit (B15) : maneie, maneies, maneit, manïens, manïez, maneient
- esteit (B17) : esteie, esteies, esteit, estïens, estïez, esteient
- cunteneit (B18) : cunteneie, cunteneies, cunteneit, cuntenïens, cuntenïez,
cunteneient.

Syntaxe

La phrase Ne voïl ublier Bisclavret (B2) est à la forme négative. On


constate que la particule négative ne est capable de nier seule le procès du verbe
auquel elle se rapporte. Nous retrouvons d’ailleurs ce comportement de la
négation en français moderne dans des tours archaïques du type : je ne puis, je
n’ose, etc.

• La négation ne peut s'employer seule comme négation totale sans être


renforcée par un mot d'appui. Quand elle est devant une initiale
vocalique, elle est réalisée nen. Nous en avons un exemple au v.76 :
Ja nen avreie mes sueurs

Page 51 sur 95
Dans la phrase
Tant cum il est en cele raget
Hummes devure, grant mal fait... (B10-B11)
la locution conjonctive tant cum marque la simultanéité entre deux procès,
celui du verbe d'état et celui des verbes d'action qui résultent de cet état : devure,
fait, converse, vait. tant cum peut se traduire, dans cet exemple précis, par
« aussi longtemps que ». Outre cette acception, tant cum peut être moins nuancé
et signifier pendant que. A noter que tant que en ancien français a plutôt le sens
de « jusqu’à ce que », bien qu’il y ait souvent interaction entre les deux
locutions conjonctives de subordination.

Morphologie

Les démonstratifs du texte n°2 ont la particularité d’être représentatifs de


paradigmes différents.
- Cele rage (B10) : il s'agit ici d'un article démonstratif qui donne l'idée
d'éloignement. Il s’oppose de ce fait à cest qui indique le rapprochement. Voici
la flexion des démonstratifs en ancien français, qu’ils soient pronoms ou
adjectifs.

Le démonstratif Cist

Cas Masculin Neutre


Singulier pluriel
CS (i)cist, (i)chis (picard) (i)cist
CR1 (i)cest (i)cez, (i)ces (i)cest, (i)ce
CR2 (i)cestui (i)cez, (i)ces

Cas Féminin
Singulier pluriel
CS (i)ceste
CR1 (i)ceste (i)cestes
CR2 (i)cesti, cestei (Est)

Le démonstratif Cil

Cas Masculin Neutre


Singulier pluriel
CS (i)cil, (i)chis (picard) (i)cil
CR1 (i)cel (i)ceus, (i)chiaus (i)cel, (i)ce

Page 52 sur 95
CR2 (i)celui (i)ceus, (i)chiaus

Cas Féminin
singulier pluriel
CS (i)cele
CR1 (i)cele (i)celes
CR2 (i)celi, celei (Est)

- Toutes ces formes peuvent avoir un i initial qui ne semble pas avoir de valeur
particulière, « sinon que leur forme plus étoffée leur confère peut-être une
expressivité supérieure » comme le dit G.Moignet. Ce préfixe i- a été conservé
en français moderne dans ici
- contrairement au français moderne, ous ces paradigmes sont valables aussi
bien pour la catégorie des articles que pour celle des pronoms, c'est-à-dire qu’un
démonstratif est pronom ou article en fonction de son rôle syntaxique dans la
phrase, non en fonction de sa forme.
- Revenons à nos exemples : cele rage, cele est bien au CR, féminin singulier et
cest afere est au CR masculin singulier (afere résultant de la composition du
groupe prépositionnel a + fere (= « à + faire ») participe des deux genres en
ancien français).

Dans ceo est beste salvage (B9), nous avons affaire au pronom neutre ceo
(graphie anglo-normande pour ce). Le décompte syllabique du vers qui le
contient
(Gar/valf/ceo / est/ bes/te/ sal/vage) (8 syllabes), nous renseigne sur son
caractère inélidable. Ce pronom sert à évoquer les êtres en dehors de toute
détermination de genre et de nombre et doit se traduire par le ce moderne.

Exercice n°6 : Décrivez les démonstratifs du passage qui va du vers B103 au


vers B160

Corrigé de l’exercice n°6 :


- Celui manda par sun message : celui est un pronom démonstratif, c'est le
complément d'objet direct du verbe mander. On peut traduire la phrase par :
« elle le convoqua par l'intermédiaire d'un messager », ou « elle convoqua celui-
ci par l’intermédiaire d'un messager. Le démonstratif est au masculin singulier.
Morphologiquement celui est un CRII (c'est-à-dire un complément de
construction indirecte) ; or le verbe mander est transitif direct et celui est son
objet direct ! Le pronom attendu est plutôt ici : cel (CRI). Trois explications sont
possibles :
1/ La confusion entre les deux formes du CRII est une licence métrique (entre
cel et celui il y a une syllabe de différence). Explication peu satisfaisante. 2/ Le
verbe mander peut avoir un CRII : mander quelque chose à quelqu'un : ex.
Page 53 sur 95
Dites lui que salus li mant (Roman de la Rose) « Dites-lui que je lui envoie mes
salutations » où li ici est un CRII masculin (forme faible). Mais dans ce cas, il
faut interpréter différemment la phrase : elle lui envoya un messager ; mais que
faire de par ? 3/ Le lien indirect qui existe entre le verbe et son objet n’est pas
syntaxique mais thématique : il y a effectivement un messager entre la dame
(sujet du verbe mander) et le chevalier (objet du verbe mander), L'interprétation
est peut-être un peu trop hardie, mais je la retiendrais volontiers.
- Ceo dunt vus estes travaillez (B112) : « ce qui vous tourmente ». Forme assez
courante du pronom neutre ce.
- Cil l'en mercie bonement (B117) : « il la remercie courtoisement ». Cil est le
sujet du verbe mercier c'est un pronom démonstratif au CS masculin sing.
- Pur ceo qu'hum le perdeit sovent (B127) : « Etant donné qu'on le perdait de
vue souvent ». Le pronom démonstratif neutre ceo fait partie ici de la locution
conjonctive pur ce que
- La dame ad cil dunc espusee (B133) : Cil est le sujet d’espuser et la dame en
est l’objet. Sa morphologie le montre bien puisque cil est un pronom
démonstratif au CS masculin singulier.
- Ceste merveille esgardez (B152) : Ceste est ici un article démonstratif, il a le
cas, le genre et le nombre du substantif qu'il détermine : CR féminin singulier
(merveille est le complément d'objet direct de esgarder).
- Ceste beste s'humilie (B153) : Ceste est un article démonstratif, il est au CS
féminin singulier (beste, que le démonstratif détermine, est le sujet du verbe
humilier).
- Chaciez mei tuz ces chiens ariere (B155) : Ces est un article démonstratif, CR
masculin pluriel (chiens est le complément d'objet direct de chacier). La forme
ces côtoie donc la forme cez. Il ne s’agit là que de variantes orthographiques.
- Ceste beste a entente e sen (B157) : Ceste = article démonstratif, CS féminin
singulier (beste est le sujet du verbe aveir).

Fascicule n°3
B21-B36

Phonétigue

Page 54 sur 95
Dans beu semblant (B22), la graphie beu pour bel est assez particulière,
En effet, ce n'est qu'en contact avec une dentale implosive que le [l] s’est
vocalisé, Bel donne au cas sujet singulier beus et beaus mais au cas régime la
latérale demeure intacte : bel. Comment donc expliquer ce beu ? Il semble ici
que ce soit le s de semblant qui ait vocalisé [1] et qui, donc, ait agi exactement
comme un s de flexion.

Dans vailant (B21), la latérale centrale est palatalisée, c'est-à-dire qu’elle


était prononcée « mouillée » comme le gli italien de figlio ( = [fio/). Il est très
propable que toutes les suites -il- ou -ill- avaient le même sort phonétique.

La graphie mut (B34), adjectif et adverbe de quantité issu de multum,


prouve que -du temps du copiste du ms. H du moins- la liquide devant dentale et
derrière voyelle /u/ a complètement disparu.

Vocabulaire

- Semblant : participe passé substantivé du verbe sembler. Ce mot a des sens qui
gravitent autour du paraître : image, portrait, physionomie, mine, apparence
mais aussi manière d'être, allure. Semblant signifie aussi avis et pensée.
L'expression par semblant veut dire « à ce qu'il semble ». Dans notre texte,
semblant participe de l'expression verbale : faire bel semblant = « faire bon
visage, montrer belle apparence ».

- Repeirier : Issu du bas latin repatriare. D'ailleurs ce verbe latin donnera, par
emprunt savant, rapatrier au XVe siècle. Dans rapatriare, il y a patria (=
« patrie»). Ce verbe contient l'idée de retour à la patrie. Repeirier a le sens de
revenir, retourner chez soi. C’est d'ailleurs ce dernier sens qu'il a au vers 29. Le
substantif qui en dérive : repeire (en francien repaire) a survécu en français
moderne mais son sens premier de "retour" a disparu.

- Liez : Au cas régime lié, liet. Cet adjectif est issu du latin laetum (=
« heureux »). Le sens a un peu faibli en passant du latin au français : lié =
joyeux, gai. Le substantif liesse -dont la première forme attestée date du XIIIe
siècle- est encore employée de nos jours.
Enquerre : participe passé = enquis, issu du latin inquierere (= « s’enquérir ») ;
a le sens de chercher à savoir, demander. Le vers 31 : Demandé li ad e enquis
contient une légère redondance mais enquerre a sans doute des nuances que ne
possède pas demander : enquerre = « chercher à obtenir des informations ».

Morphologie

Page 55 sur 95
Dans B21, le verbe aveir est au passé simple. Voici sa conjugaison : oi, eüs, ot,
eümes, eüstes, orent. Des formes en -ou sont également attestées : 2ème pers.
oüs, 3ème pers. out, pluriel = oümes, oüstes, ourent. Voici la conjugaison du
passé simple en ancien français.

Le passé simple
a) Les passés faibles :

-Le type en –ai : tous les verbes en –er et –ier à l’exception d’ester et
d’arester

LATIN FRANÇAIS LATIN FRANÇAIS


Cantavi Chant-ai Cambiavi Chanj-ai
Cantavisti Chant-as Cambiavisti Chanj-as
Cantavit Chant-a Cambiavit Chanj-a
Cantavimus Chant-ames Cambiavimus Chant-ames
Cantavistis Chant-astes Cambiavistis Chanj-astes
Cantaverunt Chant-erent Cambiaverunt Chang-ierent

-Le type en en –i (3e personne en –i) : tous les verbes en –ir sauf gesir,
loisir, luisir, plaisir, taisir (passé fort en –u), venir et tenir (passé fort en –
i), morir (passé faible en –ui)

LATIN FRANÇAIS LATIN FRANÇAIS


Dormivi Dorm-i Partivi Part-i
Dormivisti Dorm-is Partivisti Part-is
Dormivit Dorm-i(t) Partivit Part-i(t)
Dormivimus Dorm-imes Partivimus Part-imes
Dormivistis Dorm-istes Partivistis Part-istes
Dormiverunt Dorm-irent Partiverunt Part-irent

-Le type en –i (3e personne en –ié) : la plupart des verbes en –re (à


l’exception des verbes signalés comme appartenant au type fort)

LATIN FRANÇAIS LATIN FRANÇAIS


Vendidi Vend-i Perdidi Perd-i
Vendidisti Vend-is Perdidisti Perd-is
Vendidit Vend-ie(t) Perdidit Perd-ie(t)
Page 56 sur 95
Vendidimu Vend-imes Perdidimus Perd-imes
s
Vendidistis Vend-istes Perdidistis Perd-istes
Vendideru Vend-ierent Perdiderun Perd-ierent
nt t

-le type en –ui : il ne compte qu’une dizaine de verbes : chaleir


(impersonnel), corre, criembre, doleir, moldre, morir, (a)pareir,
semondre, soleir, toldre, valeir. Ce type morphologique ne dérive pas
directement du latin : « l’évolution mécanique phonétique aurait en effet
abouti à des paradigmes particulièrement incohérents, ce qui a entraîné
leur réfection, par l’addition à leur radical des désinences du parfait du
verbe estre [qui est un parfait de type fort] » (J.Picoche Précis de
morphologie historique du français)

LATIN FRANÇAI FRANÇAIS FRANÇAIS


S
Fui Fu(i) Par-ui Mor-ui
Fuisti Fus Par-us Mor-us
Fuit Fu(t) Par-u(t) Mor-u(t)
Fuimus Fumes Par-umes Mor-umes
Fuistis Fustes Par-ustes Mor-ustes
Fuerunt Furent Par-urent Mor-urent

b- les passés forts :

Les passés dits forts présentent à la fois des formes faibles et des formes fortes
dans leur radical à partir de la distribution suivante :
1e, 3e et 6e personnes = formes fortes
2e, 4e et 5e personnes = formes faibles

-le type fort à formes faibles en –i :

LATIN FRANÇAIS LATIN FRANÇAIS


Veni Vin Vedi Vi
Venisti Ven-is Vedisti Ve-is
Venit Vint Vedet Vit
Venimus Ven-imes Vedimus Ve-imes
Venistis Ven-istes Vedistis Ve-istes
Venerunt Vindrent Vederunt Virent

Page 57 sur 95
Ce type morphologique inclut également les passés dits sigmatiques, c'est-
à-dire les passés qui se terminent par un –s radical originel à la 1ère
personne du singulier (en grec –s = sigma)

Despire Dire Duire Faire Lire Mestre Plaindre


Despis Dis Duis Fis Lis Mis Plains
Despesis Des-is Duis-isFes-is Les-is Mes-is Plains-is
Despist Dist Duist Fist List Mist Plainst
Despesimes Des-imes Duisimes
Fes- Les- Mesimes Plains-
imes imes imes
Despesistes Des-istes Duisistes Fes-istes Les- Mes-istes Plains-istes
istes
Despistrent Distrent Duistrent Firent Listrent Misdrent Plainstrent
(duirent) (lirent) (mirent)

Principaux verbes appartenant au type morphologique fort en –i :


aerdre, ardeir, clore, cuire, despire, dire, duire, escorre, escrivre, faire,
fraindre, garir, joindre, lire, maneir, mestre, mordre, ocire, plaindre, pondre,
prendre, querre, raembre, rire, rire, seeir, soldre, sordre, tenir, tortre, traire,
veeir, veni
-le type fort à formes faibles en –u
deux paradigmes vont servir de modèles pour ce type de passé simple :
1. aveir (alternance o/e)
Aveir Poeir Saveir
Plaisir
Oi Poi Soi Ploi
E-üs Pe-üs Se-üsPle-üs
Ot Pot Sot Plot
E-ümes Pe-ümes Se-ümes
Ple-
ümes
E-üstes Pe-üstes Se-üstes Ple-
üstes
Orent Porent Sorent Plorent
2. deveir (alternance u/e)
Deveir Beivre Ester Conoistre Gesir
Dui Bui Estui Conui Jui
De-üs Be-üs Este-üs Cone-üs Je-üs
Dut But Estut Conut Jut
De-ümes Be- Este-ümes Cone-ümes Je-ümes
ümes
De-üstes Be-üstes Este-üstes Cone-üstes Je-üstes

Page 58 sur 95
Durent Burent Esturent Conurent Jurent

La forme ert du vers 24 peut représenter aussi bien l’imparfait que le futur
simple ! Il s'agit ici de l'imparfait. C'est le contexte qui nous renseigne, pas la
morphologie, du moins à la troisième personne du singulier. Comparons les
deux paradigmes :

Pers. 1ère 2ème 3ème 4ème 5ème 6ème


Imparfait Ere Eres Ert (ere) Erïens Erïez Erent
Futur Er Ers Erent Ermes  Erent
ème
Il y a homonymie formelle entre les 3 personnes du singulier et du pluriel.
Les 4ème et 5ème pers. du futur ne sont pas attestées. Cette conjugaison
particulière de l’imparfait de estre est directement héritée du latin (eram, eras,
erat, eramus, eratis, erant) mais de bonne heure une forme analogique de
l'imparfait composée sur le radical est- a pris naissance et a côtoyé la forme
héritée qui finira par disparaître. D'ailleurs cette forme analogique est présente
dans notre texte : Une feiz esteit repeiriez (B29). Voici la conjugaison -tout à fait
régulière - de l'imparfait du verbe estre : esteie, esteies, esteit, estïens, estïez,
esteient.

Dans B27, nous avons côte à côte la forme "normale" de l'imparfait et une
réalisation typique des dialectes de 1’Ouest, donc de l'anglo-normand :
U deveneit ne u alout.
La conjonction ne indique que les deux verbes ont une même valeur temporelle
et aspectuelle, pourtant leur morphologie est nettement différente.

• Il existe en anglo-normand à côté de la forme imparfait en -eie, -eies, -eit,


une autre forme en -oe ou -oue. Le verbe aler peut avoir un imparfait en -
eie (aleie, aleies, aleit, alïens, alïez, aleient) mais également un imparfait en -
oue
(aloue, aloues, alout pour les trois personnes du singulier, et alouent pour la
troisième personne du pluriel ; ce dernier paradigme n'est pas productif en ce
qui concerne les deux premières personnes du pluriel.). Signalons que cette
conjugaison est particulière aux verbes en -er ou en -ier.

Prenons la phrase : Il amot li e ele lui (B23). Les quatre pronoms personnels
qui y participent se réfèrent deux à deux au héros du lai et à sa femme, donc à
des personnes déjà évoqués dans le discours : ce sont des pronoms personnels
représentants, c’est-à-dire qu'ils représentent des référents textuels précis. Les
représentants sont toujours de la troisième personne (pluriel et singulier) et ont -
par rapport aux autres personnels un comportement morphologique particulier.

Page 59 sur 95
Morphologie des pronoms personnels

Première personne
singulier Pluriel
CS jo, jou (picard), ju (wallon), jeo (anglo- nos, nus (anglo-normand, Est)
normand), je, ge, gié
CR me, mei, moi, mi (picard) nos, nus (anglo-normand, Est)

Deuxième personne
singulier Pluriel
CS tu, te (picard) vos, vus (anglo-normand, Est)
CR te, tei, toi, ti (picard) vos, vus (anglo-normand, Est)

Troisième personne
masculin féminin Neutre réfléchi

singulier pluriel singluier pluriel


CS il, i il, i ele, el (Ouest) eles, els, eus el, il
(Ouest)
CRI le, lo, lu les, els, eus, la, le (picard), les, eles, els, le, lo, lou, lu se, sei, soi, si
(anglo- aus, iaus li, lei (Est), lié eus (Ouest) (picard)
normand), lou (Nord, Est, (Ouest)
(Est), lui Centre)
CRII li, lui leur, lor, lour, li, li, lei (Est), leur, lor, lour,
els, eus, aus, lié (Ouest) eles, els, eus
iaus (Nord, (Ouest)
Est, Centre)
gras = formes fortes, italique = formes faibles, usuel = formes indifférenciées

Alors que les 3èmes personnes représentent des référents, les 1 ère et 2ème
personnes17 évoquent les référents par leur rang dans la situation du discours : le
locuteur se dénomme et dénomme le destinataire de ses propos, dans l’instance
de l’énonciation.

On appelle forme forte la forme pronominale tonique (accentuée) et forme


faible la forme pronominale atone (inaccentuée). La distinction entre les deux
CR est tributaire du comportement syntaxique du verbe auquel les pronoms
personnels sont liés. Revenons à notre phrase. Le pronom il est le sujet du verbe
amer (conjugué ici à la forme anglo-normande de l'imparfait). Il est le
représentant du bisclavret et il est au CS masculin singulier. Li représente la
femme de bisclavret, il a une fonction d'objet : il est donc au CR mais on
constate que la forme forte féminine et la forme faible ne sont pas distinguées

17
Que les Guillaumiens appellent personnels purs.

Page 60 sur 95
morphologiquement. Ele est le sujet d'un verbe amer implicite, ce pronom
représente la femme du bisclavret et est au CS.singulier féminin. Lui
(repésentant du bisclavret) est l'objet du verbe aimer : il est au CRII et
obligatoirement à la forme forte.

Nous avons à deux reprises dans le texte n°3 la présence de nul (B28),
(B36). Dans la première occurrence, il s’agit d'un pronom indéfini qui remplit la
fonction de sujet du verbe saveir et dans la seconde occurrence nule est le
déterminant indéfini du substantif féminin rien, qui, en ancien français, a
conservé son sens étymologique (rien<rem « la chose »). La morphologie de nul,
pronom et déterminant, est unique.

Singulier Pluriel
Masculin Féminin Masculin Féminin
CS Nus Nule Nul Nules
CRI Nul Nule Nus Nules
CRII Nului Nuli

Dans notre premier exemple, nuls est le sujet du verbe saveir. Il est donc
au cas sujet singulier ; ce qui est conforme à notre table malgré la présence du -1
qui s'est vocalisé à l'époque de Marie de France et qui doit être considéré ici
comme une simple graphie. nule. Dans le second exemple, nule détermine rien,
il a donc théoriquement le cas et le genre du substantif. Comme on l’a vu, Rien
est un substantif féminin et assume la fonction de complément d'objet direct du
verbe reduter. Son déterminant est donc au CRI féminin.

Syntaxe

Comment peut-on reconnaître les formes fortes et les formes faibles des
pronoms ? Il convient d’abord de différencier deux types de pronoms : 1) les
pronoms clitiques (ou particules) qui n’ont pas d’autonomie prosodique et qui se
placent devant (proclitiques) ou derrière (enclitiques) le verbe dont ils
dépendent.
2) les pronoms non clitiques, qui forment des SN prosodiquement autonomes, et
qui ne dépendent pas directement du verbe. Dans notre exemple : il amot li et ele
lui, nous avons affaire à quatre pronoms non clitiques à la forme forte. Par
contre, dans Demandé li a (B31), le pronom est placé entre le participe passé et
l'auxiliaire. C’est un pronom proclitique : il s'agit de la forme faible du CS
masculin singulier. C'est donc l'auxiliaire conjugué et non pas le participe qui
commande la forme.

Page 61 sur 95
Le CRI intéresse la fonction de complément d'objet direct et le CRII les
fonctions de complément d'objet indirect, de complément d'attribution, de
complément circonstanciel, etc.

Exercice n°7 : Etudiez les pronoms personnels représentants de l'extrait qui va


du vers 57 au vers 62.

Corrigé de l’exercice n°7


- Quant la dame l'ad entendu (B57) : l’ représente le bisclavret. Le pronom
personnel est ici complément d’objet direct du verbe entendre. L'élision de la
voyelle nous indique à elle seule que le pronom est à la forme faible, CRI
puisqu’il s'agit d'un complément direct. L’, mis pour le, est un pronom personnel
clitique représentant le bisclavret.

- Ne l'ad neent en gab tenu (B58) : l’ a la même situation que l'exemple


précédent: l’ mis pour le, pronom personnel proclitique représentant le
bisclavret, CRI forme faible, masculin singulier, complément d'objet direct du
verbe tenir.

- Suventefeiz li demanda (B59) : Li représente ici le bisclavret. Etant donné qu'il


s’agit d'un masculin il n'y a pas d’ambiguïté possible li est un pronom personnel
proclitique, au CRII forme faible, complément d’objet indirect du verbe
demander (verbe transitif indirect).

- Tant le blandi (B60) : Le représente le bisclavret. C’est un pronom personnel


proclitique au CRI à la forme faible masculin singulier, complément d'objet
direct du verbe blandir

- Que s’aventure li cunta (B61) : Li est un pronom personnel proclitique


représentant la femme, il s’agit donc d'un féminin. Sa fonction de complément
d'objet indirect en fait automatiquement un CRII à la forme faible.

- Nule chose ne li cela (B62) : C'est exactement le même cas que le précédent. li
est un pronom personnel proclitique représentant la femme du chevalier, CRII
forme faible, complément d'objet indirect du verbe celer.

Fascicule n°4
B21-B36

Phonétique

En ancien français, la plupart des consonnes qui occupent une position


finale absolue sont pertinentes. Ainsi des mots comme mut, vailant, amot, mes
Page 62 sur 95
treis, amis, etc., ont des consonnes finales qui se prononcent. Il y a peu
d'exceptions à cette loi générale. Signalons cependant le cas de l'auxiliaire aveir
qui est réalisé graphiquement tout aussi bien ad que a et celui de la désinence du
passé simple : pasmad, pasma). Cette liberté graphique prouve que la consonne
finale n'est plus prononcée au XIIe siècle.

Le digramme -eo de jeo (B34 et B35) est une graphie anglo-normande


pour le e sourd. D'ailleurs cette graphie, on ne la rencontre guère que dans les
pronominaux monosyllabes jeo et ceo. -eo ne forme donc qu'une seule syllabe.
Le décompte syllabique peut en être la preuve :
mut/ vo/len/tiers/ si/ jeo/ o/sasse
1 2 3 4 5 6 7 8

Nuls contient dans une position implosive une consonne latérale, qui est
purement graphique : nuls = [nyws], la latérale se vocalisant devant dentale (s ou
t). D'ailleurs à ce sujet, la graphie mut (B21, B22, B34) représente l'adverbe issu
du latin multum. La disparition complète de la latérale (mut au lieu de mult)
prouve que pour le copiste du moins, même la voyelle qui a remplacé [1]
implosif n'a plus aucune pertinence phonétique.

Le digramme ch de chose (B33) était réalisé [t] dans l'ancienne langue


(cf. le son complexe italien qu'on trouve dans ciao). Ce n'est qu'au XIIIe siècle
que la prononciation moderne a prévalu et que l’affriquée s’est réduite et que ch
s'est prononcé [].

Morphologie

Le s de volentiers (B34) ne choque pas le lecteur moderne parce que


l'adverbe volontiers en français moderne est doté d'un s. En ancien français, le e
est caractéristique d’un certain nombre d'adverbes. On l'appelle d'ailleurs s
adverbial : certes, primes (="d'abord"), meismes (="de plus, aussi,, encore"),
onques (="une fois") ; sempres (="toujours"), etc. Il va de soi que ce s terminal
ne s'applique pas à tous les adverbes de l'ancienne langue.

• Il y a en gros en ancien français :


- des adverbes qui n'ont aucune marque morphologique : bien, mal, veire
(« vraiment »), mar (« à tort »)…
- des adverbes en s
- des adverbes qui se terminent en -tre : soventre (« ensuite »), nuitantre
(« nuitamment)…
- des adverbes en -ment : noblement, tendrement, etc.
- des adverbes réalisés à partir du neutre d'un certain nombre d'adjectifs : (bel,
chier, dreit, fort, haut, petit, etc.)

Page 63 sur 95
- des locutions adverbiales : a force, a gab (« par plaisanterie »), de jur, de nuit,
a chatons (« à quatre pattes comme un chat »), a reculons, a genoillons, etc.

Soens dans Ne nuls des soens nient n'en sout (B28) est un pronom
possessif. Le pronom ne diffère formellement de 1’article possessif que quand le
possesseur est unique. Quand le référent est multiple, nous avons le même
paradigme que pour l'article (nostre, vostre, noz, voz, lur…). La distinction
graphique que le français moderne fait pour différencier notre et de nostre
n'existait pas en ancien français et n’avait pas d'équivalent. Dans notre exemple,
soens est un pronom possessif au CR pluriel, complément déterminatif du
pronom sujet.

La rime demandasse et de osasse (B33/B34) associe deux verbes


conjugués à l’imparfait du subjonctif. Ce temps provient du subjonctif plus-que-
parfait latin, dont la conjugaison est formée sur le radical du passé simple. Sa
morphologie est donc étroitement liée à celle du passé simple, à la seule
différence qu’il n’y a pas de forme forte ici, et pour les passés dits forts, il faut
partir de leurs formes faibles. Il existe 3 types de flexion en –asse, en –isse et en
–usse.

- type en –asse : (verbes en –er et en –ier)

Am-asse Chanj-asse
Am-asses Chanj-asses
Am-ast Chanj-ast
Am-assuns Chanj-assuns
Am-asseiz Chanj-asseiz
Am-assent Chanj-assent

- type en –isse : (verbes à passé faible en –i et à passé fort en –i)

Part-isse Plains-isse
Part-isses Plains-isses
Part-ist Plains-ist
Part-issuns Plains-issuns
Part-isseiz Plains-isseiz
Part-issent Plains-issent

Page 64 sur 95
- type en –usse : (verbes à passé faible en –ui et à passé fort en –u)

Par-usse Cone-üsse
Par-usses Cone-üsses
Par-ust Cone-üst
Par-ussuns Cone-üssuns
Par-usseiz Cone-üsseiz
Par-ussent Cone-üssent

Exercice n°8 : Repérez les adverbes de l'extrait qui occupe les vers B103-B134.

Corrigé de l’exercice n°8

- lungement (B104) : adverbe de manière dérivé de l'adjectif féminin lunge


(masculin : lunc) auquel on a ajouté le suffixe adverbial -ent, (+ B134)
- mut (B105, B105, B106) : adverbe de quantité (n'a pas de signe morphologique
particulier).
- unc (B107) : adverbe de temps mais qui fonctionne ici comme un auxiliaire de
la négation. Il signifie « jamais » dans une phrase négative -et c'est le cas ici.
- bonement (B117) : adverbe de manière construit avec la soudure -ment à partir
de l'adjectif féminin bone.
- cumfaitement (B120) : adverbe interrogatif construit à partir de l'adjectif
féminin cumfaite et de la soudure –ment.
- sovent (B127) : adverbe de fréquence, n'a pas de signe morphologique
particulier.
- communalment (B128) : adverbe de manière construit sur l'adjectif épicène
comunal (sans -e au féminin + soudure -ment). La construction adverbiale à
partir d’une base épicène va d’ailleurs provoquer des accidents phonétiques et
aboutir aux adverbes en -emment et -amment du français moderne.
- dunc (B129, B133) : adverbe de liaison, qui aboutira plus tard à la conjonction
de coordination. L’adverbe, qui équivaut à « alors », n'a pas de signe
morphologique particulier.
- asez (B130) : adverbe de quantité qui signifie « beaucoup », attention aux
erreurs de traduction.
- mie (Y,131) : adverbe de négation qui renforce le sens négatif donné par ne.

Exercice n°9 : Etudiez les pronoms personnels (à la fois représentants et


« purs ») de l’extrait qui occupe les vers B240 à B260.

Corrigé de l’exercice n°9

Page 65 sur 95
- feit il (B240) : il pronom personnel enclitique sujet du verbe feire, 3ème pers.
Du sing représentant sages hum. La postposition du sujet pronominale
s’explique ici par l’incise, phénomène syntaxique qui est toujours en vigueur en
français moderne.
- od vus (B241) : pronom personnel non clitique à la forme forte, complément
d'accompagnement, CR masculin 2ème personne du pluriel (il s’agit ici d’un vus
de politesse).
- celui de nus (B242) : nus pronom personnel non clitique à la forme forte,
complément déterminatif du pronom démonstratif de type fort celui CR
masculin pluriel (1ère personne).
- Ki ne l’eit veü (B243) : l’ pronom personnel proclitique représentant la
bisclavret, complément d'objet direct du verbe veeir, CRI masculin singulier. Le
pronom aurait dû représenter ceste beste de B241 mais l'absence de –e à veü
(accord du participe passé avec le COD) et surout la présence du pronom lui au
vers 244 prouvent bien que Marie de France ne se réfère pas à la beste mais au
chevalier.
- E pres de lui alé sovent (B244) : lui pronom personnel non clitique à la forme
forte représentant le chevalier (ou le bisclavret), complément de lieu de aler, CR
tonique masculin singulier.
- Jeo vus dei (B248) : Jeo pronom personnel sujet du verbe deveir, CS 1ère
personne du singulier (forme anglo-nomande de je). vus pronom personnel
clitique complément d'objet indirect du verbe deveir, CR 2 ème personne du
pluriel (de politesse).
- Aukun curuz ad il vers li (B249)) : il pronom personnel enclitique représentant
le chevalier sujet du verbe aveir, CS 3ème pers. du masculin singulier.
L’inversion du sujet pronominal s’explique par la présence d’un complément en
tête de phrase. D’ailleurs, ce complément initial peut provoquer l’effacement du
pronom sujet. Li pronom personnel non clitique à la forme forte représentant la
dame, régi par la préposition vers, CRII, 3ème personne du féminin singulier.
- S'aucune chose vus diroit (B256) : vus pronom personnel proclitique
complément d'objet indirect du verbe dire, CR masculin 2ème pers. du pluriel
(de politesse)
- ceste boat* la heit (v*257) : 1a pronom personnel proclitique représentant la
dame, complément d'objet direct de haer (« haïr »), CRI féminin 3ème pers. du
singulier.
-fetes li dire s’el le seit (B258) : li pronom personnel enclitique (verbe à
l’impératif) représentant la dame, complément d'objet indirect du verbe faire,
CRII fém.3ème pers. du sing. el pronom personnel représentant la dame, sujet
du verbe saveir CS féminin 3ème pers. du sing. (el est mis ele). Le pronom
personnel représentant toute la phrase qui précède (B257), complément d'objet
direct du verbe saveir, CRI, neutre.

Page 66 sur 95
Syntaxe

L’adjectif vailant de B211 n’a pas de –e. Il ne s'agit pas ici d’une erreur
d'accord : vailant est un adjectif de la 2ème classe comme tous les participes
présents (en –ant) et les adjectifs verbaux (en –ant et en –ent).

Dans Ne nuls des soens nient n'en sout (B28), plusieurs éléments sont
négatifs. Le ne initial est une conjonction de coordination qui introduit une
proposition négative. Le sens du pronom indéfini nuls, sujet du verbe sout, est
également négatif, Le verbe saveir est nié par 2 éléments : la particule négative
ne (ici élidée à cause de la voyelle qui la suit) et le pronom indéfini nïent.

• On sait que la négation en ne préposé au verbe peut être renforcé par des
éléments positifs qui étaient à l'origine des substantifs (pas, point, goutte,
mie, rien18). Ces substantifs indiquaient l'unité minimale de 1’objet à nier -du
moins au début. Dans je ne marche pas, l'unité minimale de la marche est le
pas ; dans je ne bois goutte, goutte est l’unité minimale de ce qu'on peut boire
c'est la goutte ; dans je ne vois point, l’unité minimale de ce qui est visible
c'est le point19 ; dans je ne mange mie, l'unité minimale de ce qu’on peut
manger c'est la miet (de pain), etc. Mais ces substantifs positifs ont perdu à la
fois leur nature substantive et leur caractère positif et ne sont plus que des
renforcements adverbiaux de la négation, Pour nïent, la situation est
différente puisque ce pronom indéfini a toujours été négatif et il signifie
« rien », « nulle chose ». Donc ne et nïent en tant que particules du verbe
(proclitique + verbe + enclitique) signifient « ne...rien ». Nïent peut être en
ancien français soit préposés (proclitique, comme c'est le cas ici), soit
postposé au verbe (enclitique)20 ; alors que ne est généralement préposé.

Dans Femme ot espuse (B21), On constate que le sujet pronominal


attendu du verbe aveir n'est pas exprimé. Cette ellipse du pronom sujet
s’explique par la présence en tête de phrase du groupe complément d’objet
direct. Comme on le sait, la présence d’un groupe complément en tête de phrase
provoque l’antéposition du sujet, et quand le sujet est un pronom il n’est pas rare
que le sujet soit omis. Signalons que espuse n’est pas le participe passé du verbe
espuser mais un nom attribut de l’objet femme.

• La règle de l'inversion du sujet nominal et de 1’mission éventuelle du sujet


pronominal ne concerne pas uniquement les objets mais toutes sortes de

18
Rien = « chose »
19
A l’origine il s’agissait sans doute du point de couture.
20
Ex. Nïent i a, nïent avreiz / Et a nïent vos entendreiz (Wace Le Roman de Rou) « Il n’y a rien, vous n’aurez
rien, et vous nous donnerez du mal pour rien ».

Page 67 sur 95
régimes préposées. Dans une feiz esteit repeiriez, c'est un circonstanciel qui
conditionne l'omission du sujet pronominal.
• Les conjonctions et les relatifs placée en tête de phrase ne provoquent pas la
postposition du sujet, parce que ces outils grammaticaux sont considérés
comme en dehors de la phrase et de ses constituants. Ex. n’impliquent pas
l’inversion du sujet nominal ni l'omission du sujet pronominal. Ex. : Kar jeo
ne chacerai hui mes (B160)

Les deux subjonctifs du texte sont à l'imparfait : demandasse/osasse


(B33/B34). On remarque que les deux propositions qui les contiennent sont
reliées par la conjonction hypothétique si. Les deux procès de la structure
hypothétique -le principal et le subordonné- sont rendus par l'imparfait du
subjonctif, Dans le cas précis qui nous intéresse ce temps rend compte de l'irréel
du présent. Ni le procès de demander, ni celui de oser ne sont actualisés.

Exercice n°10 Décrivez les inversions des sujets nominaux et les omissions des
sujets pronominaux de l'extrait qui va du v.l au v.36.

Corrigé de l’exercice n°10

- En Bretaine maneit uns ber (B15) : Le complément de lieu placé en tête de


phrase fait que le sujet du verbe maneir –uns ber- est postposé.
- Merveille l’ai oï loer (B16) : L'objet initial fait que le pronom sujet (jeo) n’est
pas exprimé.
- Beaus chevaliers e bons esteit (B17) : Les attributs sont en tête de phrase, c’est
ce qui explique l'absence du pronom sujet.

- E noblement se cunteneit (B18) : il n’est pas exprimé à cause de la place


initiale de l'adverbe de manière.
- De sun seinur esteit privez (B19) : Le groupe prépositionnel antéposé explique
l'absence du pronom sujet (il).
- Femme ot espuse mut vailant (B21) : Le complément d'objet direct initial
explique l'absence du pronom sujet (il).
- Mes d’une chose ot grant ennui (B24) : Le pronom attendu (ele) est omis à
cause de l'antéposition du complément d'objet indirect.
- Qu’en la semeine le perdeit (B25) : L’antéposition du groupe circonstanciel
explique l’absence du pronom sujet (ele).
- U deveneit ne u alout (B27) : Les 2 interrogatives indirectes sont sans pronom
sujets. C'est sans doute l’adverbe interrogatif, complément circonstanciel de lieu
u (« où »), placé en tête de propopsition, qui a provoqué cette omission. Le tour
est relativement ambigu à cause de ces omissions : le pronom sujet non exprimé
peut tout aussi bien être il ou ele. Seul le contexte permet de lever cette
ambiguïté.
Page 68 sur 95
- Une fois esteit repeiriez (B29) : L'absence du pronom sujet s’explique par
l'antéposition du circonstanciel.
- Demandé li ad e enquis (B31) : L'absence du pronom sujet crée ici une certaine
ambiguïté. On ne sait pas qui demande à qui. Il n'y a pourtant pas de
complément antéposé dans B31, et li proclitique CRII est homonyme pour le
féminin et pour le masculin. En outre, la proposition juxtaposée qui précède a un
pronom sujet omis dont le référent est le mari (B29). Le contexte encore une fois
permet de lever l’ambiguïté. Il n’y a pas de coréférence : dans la première
proposition le référent est le mari ; dans la seconde, le pronom effacé est ele, qui
se réfère bien sûr à femme.
- Une chose vus demandasse (B33) : Une chose, complément d'objet direct, est
antéposé à son verbe, c’est ce qui explique l'omission de jeo, qui est le plus
souvent exprimé quand l’objet est postposé : Mes jeo creim tant vostre curut
(B35)
- Que nule rien tant ne redut (B36) : Le complément d'objet est antéposé à son
verbe, le pronom à la 1ère personne n’est donc pas exprimé.

Fascicule n°5
B117-B134

Phonétique

Le r était prononcé roulé en ancien français (comme le  arabe). Ce n’est


qu’au XVIIIe siècle que la prononciation vélaire s'est imposée.

Le h de trahiz est purement graphique : il sert à indiquer que les voyelles


a et i qu’il sépare ne forment pas diphtongue et qu’elles sont par conséquent en
hiatus : [traits]. Le h joue le même rôle que le tréma de haïr, par exemple.

• Il existe deux sortes de h en ancien français : un h muet dérivé du latin et un


h pertinent, appelé plus tard « aspiré », bien qu’il ait été expiré comme le
arabe

Page 69 sur 95
Le tréma de fïance est un ajout de l'éditeur. Ce signe précise simplement
que le i est une vraie voyelle et que le groupe -ïan- forme deux syllabes,

Versification

Le mètre de Bisclavret (comme tous les autres lais de de Marie de France)


est 1’octosyllabe (huit syllabes par vers). Dans cet extrait, quelques vers peuvent
poser problème au niveau du décompte syllabique.
- Cil l’en mercie bonement (B117). Pour avoir 8 syllabes, il faut tenir compte de
la pertinence du e sourd désinentiel du verbe :
Cil/ l’en/ mer/ci/e/ bo/ne/ment
- E el le met par serement (B119) : Le pronom personnel el est féminin, la forme
attendue c'est ele. L'absence du -e est d'ailleurs due à une correction de l'éditeur
puisque le manuscrit de Harley en tient compte (= ele.),. Mais il est probable que
ce e n'ait aucune pertinence métrique, même s'il est devant un élément disjonctif
(ici la consonne l). On voit donc que les lois qui ne rapportent à la valeur
syllabique du e (qui doit compter devant consonne et s’élider devant voyelle)
étaient beaucoup plue souples en ancien française
- Ses sire ala e k’il devint (B121) : La manuscrit de Harley ajoute un –s
analogique à sire (=sires) que Rychner corrige. ce -s (fautif) n'est pas de Marie
de France mais de son copiste, parce que sa présence aurait eu des répercussions
métriques (une syllabe en trop à cause de la disjonction entre le -e de sire et la
voyelle qui le suit -ala-).
- Tute la veie ke il tint (B122) : Ici, nous avons l’inverse de la situation de B119
puisque -e devant voyelle doit compter dans le mètre

Tu/te/ la/ vei/e/ ke/ il/ tint

Exercice n°11 : Syllabez du vers 141 au vers 160.

Corrigé de l’exercice n°11

A/ lui/ cu/ru/rent / tu/te/ jur


E/ li / chien /e / li / ve/ne/ür
Tant/ que / pur / poi / ne / l’eu/rent / pris
E /tut / de/ci/ré/ e / mau/mis
Des/ que / il/ ad/ le/ rei/ choi/si
Vers/ lui / cu/rut/ que/re / mer/ci
Il / l’a/veit / pris / par / son / es/trié21
La/ jam/be/ li/ bai/se e/ li/pié
Li/ reis/ le/ vit/ grant/ po/ür/ ad

21
Synérèse ici. La diérèse n’était obligatoire après un groupe conjoint consonne + liquide –r ou -l

Page 70 sur 95
Ses/ com/pai/nuns/ tuz/ a/pe/lad
Sei/gnurs/fet/il/a/vant/ve/nez
Ces/te/ mer/vei/llë/ es/gar/dez22
Cum/ ces/te/ bes/te/ s’hu/mi/lie
E/le ad / sen/ d’hu/me/ mer/ci / crie
Cha/ciez / mei / tuz / ces /chiens / a/riere
Si / gar/dez / que / hum / ne / la /fiere
Ces/te / bes/te ad/ en/ten/te e/ sen
Es/plei/tiez / vus / a/lum / nus / en
A/ la / bes/te/ du/rrai / ma /pes
Kar/ jeo/ ne/ cha/ce/rai/ hui/ mes.

Vocabulaire

Mercier : Ce verbe doit être traduit par « remercier, rendre grâce » dans
notre extrait. Il peut avoir aussi le sens de « récompenser ». Mercier dérive du
substantif merci qui est issu du latin mercedem (« récompense »). Ce verbe est
resté usuel jusqu'au XVIIe siècle et il a été peu à peu remplacé par son dérivé
remercier (le préfixe re- est un intensif ici), qui est apparue au XIVe siècle. Sa
disparition s'explique sans doute par la concurrence de son dérivé intensif. Il y a
eu une sorte d’ »inflation », et le sens de mercier s'est affaibli.

Fïance : c’est un substantif qui dérive du verbe fier. Il peut avoir le sens
de « confiance, foi », le sens d’ « engagement », de « promesse », et même le
sens de « fiançailles ». Dans notre texte, on peut traduire ce terme par
"promesse" ou "engagement". Le mot n’a pas survécu mais plusieurs de ses
dérivés sont courants en français moderne : confiance, méfiance fiancé, fiancer
(d'ailleurs le verbe fiancer voulait dire à l’époque des Lais "prendre un
engagement").

Sire : Ce mot -ainsi que son autre forme casuelle seignur - avait bien sûr le
sens toujours présent de seigneur mais il avait également le sens de mari - et
c'est le cas au vers B121- (le mari étant également le seigneur de son épouse
dans cette société où les femmes pouvaient certes écrire des lais mais où elles ne
pouvaient pas transformer le 1exique).

Despuille (B124) : Ce substantif dérive du verbe despuillier


(« déshabiller ») qui vient du latin despoliare. Despoille peut être considéré ici
comme un nom d'action : l'action de dépouiller, de dérober les vêtements du
bisclavret.

22
Le tréma est un ajout de l’éditeur pour indiquer qu’il n’y a pas élision et que le –e doit compter même devant
voyelle.

Page 71 sur 95
Au vers B125, 1e premier mot de la phrase est issi, qu’il ne faut pas confondre
avec son homonyme – et souvent d’ailleurs son homographe – ici (écrit
fréquemment issi en ancien français). En fait, i de B125 est un adverbe de
manière qui équivaut à ainsi et qu'on peut traduire par "de cette manière".

Syntaxe

Le passé simple était en ancien français le temps de la narration par


excellence. Il était beaucoup plus fréquent qu'il ne l’est aujourd'hui. Dans un
grand nombre de cas les passés simples médiévaux doivent se traduire par des
imparfaits en français moderne. Dans s
"Puis li cunta cumfaitement
Ses sire ala e k’il devint (B120-B121),
les 2 passés simples ne peuvent pas ne traduire par des passés simples mais par
des imparfaits : « puis elle lui révéla de quelle manière il s’en allait et [lui dit] ce
qu’il devenait (la traduction est certes un peu libre mais elle montre bien les
différences d’aspect dont tient compte le français moderne).

• En plus des valeurs que le passé simple garde encore en français moderne (cf.
Philippe Ménard « Le passé simple qui évoque un passé complètement
révolu, sans lien avec le présent, a un aspect ponctuel et perfectif. Il
distingue et détaille des événements qui ont un commencement et une fin »),
ce temps peut signifier des états du passé et être traduit par le duratif
moderne.

« L'imparfait donne du passé une vision durative,, imperfective, indéfinie.


Il évoque le procès dans son déroulement, sans lui assigner un commencement
et une fin » (Ménard). L'opposition entre l'imparfait et le passé simple est donc
à peu près la même qu’en français moderne. Nous en avons plusieurs exemples
dans Bisclavret :
A la forest ala tut droit,
la u li bisclavret esteit (B137-138)
Le verbe aler est au passé simple : nous avoue là une action perçue dans sa
globalité ; le verbe estre est à l’imparfait : le bisclavret vit dans la forêt et le
verbe estre est représenté dans sa durée, dans son déroulement.

• L'imparfait était moins fréquent que de nos jours (dans la Chanson de Roland
on ne compte qu’une quarantaine d’occurrences de l’imparfait sur 4002
vers). Pourtant, dans Bisclavret, 1’imparfait est relativement fréquent : sur les
318 vers du lai il y a 38 verbes à l’imparfait et au plus-que-parfait. La
différence de fréquence de l'imparfait entre ces deux œuvres anglo-
normandes et assez nette : alors que dans la Chanson de Roland on compte
en moyenne un imparfait sur 100 vers, dans Bisclavret on en compte un tous

Page 72 sur 95
les 8 vers. Il est vrai que le lai Marie de France est plus récent que la
Chanson de Roland et que l'imparfait a reçu progressivement ses lettres de
noblesse dans l’ancienne langue.

Le temps den 3 premiers vers de notre extrait sont au présent de


l'indicatif, mais à partir de B120, c’est le passé simple qui prend la relève -alors
qu'il n’y a pas de différence aspectuelle vraiment évidente entre les procès des
verbes en présence. Ce changement brutal est impossible en français moderne.
Tous nos verbes s'intègrent dans un récit : le présent de mercier, de prendre et
de metre est le présent de narration. la différence aspectuelle que Guy Raynaud
de Lage établit entre le présent de narration et le passé simple23 ne peut pas
s’appliquer à notre exemple où il semble que les présents jouent exactement le
même rôle que les passés simples.

Dans :
Quidouent tuit communalment
Que dunc s’en fust del tut alez (B128-129),,
le verbe estre est à l'imparfait du subjonctif alors que le verbe de la principale
quidier est à l'imparfait de l'indicatif (forme anglo-normande). La présence du
subjonctif dans la subordonnée s’explique par le fait que le procès du verbe estre
n'est pas actualisé et qu'un doute subsiste sur le sort du bisclavret. Mais fust est
ici rattaché syntaxiquement au.participe alez ; l'auxiliaire estre et le participe
forme un temps composé : le plus-que-parfait du subjonctif. Ce temps, comme
tous les temps composés en ancien français, sert à marquer l'accomplissement du
procès. Le départ du bisclavret est rendu par le sémantisme du participe alez.
L'aspect incertain, dubitatif de ce départ est rendu par le mode subjonctif. La
valeur temporelle passée est rendue par l'imparfait de l'auxiliaire estre. L’aspect
accompli de cette action est rendu par la présence de l’auxiliaire et du participe.

Il y a 3 occurrences de l’indéfini tut dans le texte.


Dans B122, Tute la veie ke il tint, tute est un adjectif indéfini et il
s'accorde en genre (féminin), en nombre (singulier) et en Cas (CR) avec le
substantif qu'il détermine (sa veie), qui est COD ici du verbe enseignier.
Dans B128, Quidouent tiut communalment, tuit est au CS pluriel. C’est un
pronom indéfini sujet du verbe quidier : il signifie dans ce cas – et à chaque fois
que tut pronominal est au pluriel – tous les membres d’une collectivité.
D’ailleurs certains grammairiens classent tut avec les substantifs dans cet emploi
particulier.
La 3ème Occurrence nous offre également un pronom : Que dunc s’en fust del
tut alez (B129). Tut fait partied’une locution figée : del tut (mot à mot « du
tout »). L’ensemble peut être remplacé (et traduit) par un adverbe
23
Pour Raynaud de Lage, les passée simples "répondent à un oral instant", tandis que les présents "répondent à
une certaine durée".

Page 73 sur 95
(complètement) ou une locution adverbiale (tout à fait) : tut dans cet exemple est
au neutre régime.

Fascicule n°6
B117-B134

Phonétique

Le graphème c- initial devant –i et -e réalise l’affriquée [ts]. Ainsi cil


(B117, B133) et ceo (B127) représentent phonétiquement [tsil] et [tso]. Devant
u, a, et o, le c- reste occlusif (comme en français moderne) : cunta = [knta].
On peut reconduire des remarques semblables à propos de g- qui se réalise [d3]
devant -i et -e et [g] ailleurs, lunguement [g], salvage [d3].

Page 74 sur 95
En français moderne, gemme et femme ne riment pas, malgré leur
ressemblance orthographique. Ces deux mots forment pourtant la rime chez
Marie de France : ce qui prouve qu'ils avaient une même prononciation.
Occupons-nous de la phonétique de femme (B126). Ce mot est issu du latin
femina :
- Le -a final latin s'est transformé en -e sourd en ancien français.
- Le -i- médian s'est effacé en passant du latin au français comme toutes les
voyelles pénultièmes (avant-dernières) non accentuées min > mn.
- m et n ainsi mis en contact grâce à l'amuïssement du -i-, c'est-à-dire son
effacement, ont d’abord formé la géminée24 qui s’est tôt réduite à [m].
- Le –e latin s'est nasalisé en ancien français devant consonne nasale : [e] avant
de s’ouvrir en [a].
- le f- initial s’est conservé,
À l'époque de Marie de France, femme devait donc correspondre à [feme].

• Pourquoi le mot femme se prononce-t-il [fam] en français moderne ? en


francien (d’où provient le français moderne), femme n'est prononcé d'abord
[feme] puis [fame] à la fin du XIIe, [fame] au XIVe au moment de la
dénasalisation, et enfin [fam] quand –e final a cessé de se prononcer.

Le graphème u peut représenter le son [y] (de "vue" français moderne) et


le son [u] (de "vous). D'une manière générale, le latin u a donné [y] et dans tous
les autres cas nous avons [u] en anglo-normand. En termes plus clairs pour ceux
qui ne connaissent pas le latin : chaque fois que la prononciation moderne exige
un [y] nous avons effectivement un [y] en anglo-normand et chaque fois que la
prononciation moderne exige un [u] ou un [œ] nous avons un [u]dans les Lais :
fu (B130), fust (B129), tute(B122), lur (B132) = [u]. Rappelons que cette
situation n'est pas celle du francien, mais celle de l’anglo-normand.

Maubailis (B126) est composé du participe bailiz et de mal -qui


fonctionne ici comme un suffixe-. Le contact avec la consonne [b] vocalise la
latéarale [l]. C’est ce phénomène phonétique qui a donné en français moderne
des verbes comme maudire (mal + dire), maugréer (de maugré = mal + gré).

Vocabulaire

Cumfaitement (B120) : adverbe interrogatif qui a le sens de « comment,


de quelle manière » et qui dérive de l'adjectif qualificatif cumfait (mot à mot
comme fait, composé de cum et de fait et qui signifie « ainsi fait »).

24
En arabe, on dit « chedda ».

Page 75 sur 95
Quidouent (B128) : verbe quidier issu du latin cogitare (qui a permis la
création, dans la seconde moitié du XIXe siècle, de cogiter qui un faux
archaïsme et qui n'emploie ironiquement dans le sens « penser »). Les deux
principaux sens de quidier (ou cuidier) sont « penser » et « croire ». Dans notre
texte, la traduction par l'un ou l'autre de ces deux verbes est possible : « tous
pensaient » ou « tous croyaient ».

Quis (B130) : participe passé du verbe quiere, issu de quaerere (=


« chercher »). Ses principaux sens sont « chercher », « demander », « désirer,
vouloir ». Ici, le participe peut être traduit par « cherché ».

Estuit (B132) : passé simple du verbe estuveir (qui viendrait de opus est =
« besoin est, il faut »- avec postposition du verbe est opus. Cet impersonnel a le
sensno de « falloir, convenir ». Dans notre exemple si lur estuit peut être traduit
par « il leur fallut ».

Ester (B132) : Il ne faut pas confondre ester avec estre (« être »). Ester
provient du latin stare « se tenir debout »25, sens que ce verbe a gardé en ancien
français. Son autre sens important, c’est « demeurer, séjourner ». Par exemple,
au vers B241 : Ceste beste a esté od vus = « Cette bête a vécu avec vous » (et
non pas « a été avec vous »). Le groupe lessier ester a le sens de « rester
tranquille" ; c'est aussi le sens de notre exemple : mot à mot = « il leur fallut
rester tranquille ».

Maubailiz (B126) : participe passé de maubailir, verbe composé de mal-


et de bailir (= « traiter »). Le verbe composé a donc le sens de « maltraiter » :
dans notre exemple, le bisclavret est maltraité par sa femme.

Morphologie

Dans notre extrait, il y a 7 participes passés, qu’on peut classer à partir de la


désinence participiale ou de la morphologie du radical, En faits on doit
distinguer deux types de participes passée s 1- les participes passée de type
faible (qui ont l'accent sur leur désinence) ; 2- les participes passée de type fort
(qui ont l'accent sur le radical). Ici, nous avons 6 participes de type faible :
- en -é (ou en –ié) (à partir de l’infinitif -er ou -ier) : alez (B129), demandez
(B130), espusee (B133), amee (B134) ;
- en -i (à partir de l'infinitif -ir) : trahiz (B125), maubailiz (B126)

Dans le texte n°6, un seul participe est de type fort : il s'agit de quis
participe passé de quiere (ou querre).

25
Sens conservé dans des dérivés comme station.

Page 76 sur 95
• En ancien français, en plus des des types en -é (ou -ié) et en -i, il y a 2 autres
types faibles :
- en -eit : cuilleiz (cuillir), cheeiz (cheeir = « tomber »), toleiz (toldre =
« enlever »). Les représentants de cette classe sont très rares, et très vite, par
analogie, ils ont adopté les désinences en –i ou en –u (cuilli, cheu)26
- en -u : Certains verbes en –ir (sans inffixe –iss-), ainsi que la plupart des
verbes en –eir et en -re ont ce suffixe participial. Dans le Bisclavret, nous avons
les participes entendu (B57), tenu (B58), vestuz (B69), perduz (B73), aparceüz
(B74), rendu (B77), seü (B78), veü (B167), feruz (B173, de ferir), peüz (B174,
de paistre), etc.

• Les participes passée de type fort ne sont pas aussi faciles à classer. On
distingue généralement deux classes de participes forts : une classe en -s
féminin -se) et une classe en -z (féminin -te).
- participes en -s : ars (ardeir « brûler »), ascuns (ascundre « cacher »), asous
(asoudre « absoudre »), clos (clore), mes (maneir), mis (metre), mors (mordre),
ocis (ocire « tuer »), pris (prendre), quis (querre), respuns (respundre), ris
(rire), sis (seeir « s’asseoir »), etc.
- participes en -z : atainz (ataindre), ceinz (ceindre), cuvers (cuvrir), crienz
(criembre), despiz (despire « mépriser »), diz (dire), duiz (duire « conduire »),
escriz (escrire), faiz (faire), feinz (feindre), joinz (joindre), liz (lire), morz
(morir), oferz (ofrir), overz (ovrir), roz (rompre), soferz (sofrir), traiz (traire
« tirer »), etc.
N.B. Dans ces 2 listes, le participe passé est au CS singulier. Ex. :

Singulier Pluriel
CS Diz Dit
CR Dit Diz

• Pour identifier les participes passée forts, il est souvent utile de se référer à la
situation actuelle. La morphologis des participes forts a, en effet, très pou
changé depuis le Moyen Age.

Exercice n°12 : Repérez les participes passée forte de Binclavret.

Corrigé de l’exercice n°12 :

- Enquis (B31, B68) : pp de enquerre


- Fait (B11, B200, B317)) : pp de faire
- Maumis (B144) : pp de malmetre (maumetre)
- Mesfait (B209) : pp de mesfaire

26
Ce sont ces formes analogiques qui sont passées à la langue classique et au français moderne.

Page 77 sur 95
- Mis (B264, B279) : pp de metre
- Neies (B313) : pp de maistre
- Pris (B143, B213, B263) : pp de prendre
- Quis (B130) : pp de quere (querir)27

Il y a deux verbes à la voix passive dans notre extrait t : fu […] trahiz


(B125) et [fu] maubailiz (B126). Le passif médiéval, comme le moderne, se
construit avec l'auxiliaire être (estre en ancien français). Dans ces deux
exemples, il s'agit du passif au passé simples avec ellipse de l’auxiliaire pour le
deuxième verbe.

Dans le vers B122, Tute la veie ke il tint, ke est un pronom relatif. On le


retrouvera avec une autre orhtographe au vers B134 : Que lunguement aveit
mee. Il s’agit de deux variantes graphiques d'un même pronom.

Masculin et féminin Neutre


CS Qui, ki Que, ke
CRI Que, ke Que,ke
CRII Cui, qui coi, quoi

• Le pronom qui peut être relatif ou interrogatif.


• Le pronom masculin et féminin a aussi une forme au CS que, notamment en
anglo-normand. Ex. Si leva une tormente que les espartist (« Il se leva une
tempête qui les sépara ») (Aucassin et Nicolette, v.34).
• Le gras indique les formes fortes.

La conjugaison de estuveir (B132) au passé simple (= estuit pour estut)


n'est pas tout à fait conforme à la « norme » : estui, estëus, estut, esteümes,
esteüstes, esturent (136 = formes fortes / 245 = formes faibles).

Syntaxe

Dans La dame ad cil dunc espusee / Que lunguement aveit amee (B133/B134),
les verbes de la principale et de la subordonnée sont composés chacun de 2
éléments : l'auxiliaire aveir et un participe passé. Le verbe de la principale ad
espusee a un auxiliaire conjugué au présent ; il ne s’agit pourtant pas d'un
« passé composé » mais d’un présent qui a une valeur résultative et qui présente
1’action comme accompli (ici l'action d'épouser). Nous retrouvons le
phénomène de la composition dans le verbe de la relative avoit amee (B134),

27
Il s’agit en fait d’un doublet infinitif, comme courre et courir.

Page 78 sur 95
mais le plus-que-parfait marque ici l’antériorité du procès du verbe amer sur
celui du verbe espusee).

• Aux temps simples de l'ancienne langue correspondent des formes


composées qui indiquent que l'action est accomplie ou qui marquent
l'antériorité lorsque ces formes sont subordonnées.

Quelques vers après notre texte, nous avons un emploi assez curieux du plus-
que-parfait :
Des que il a le roi choisi
Vers lui curut quere merci.
Il l’aveit pris par sun estrié
La jambe li baise e le pié. (B145/148)
Examinons la concordance des temps : dans les 2 phrases de l'extrait un temps
du présent côtoie un temps du passé. 1/ Présent accompli (a choisi) + passé
simple (curut) ; 2/ plus-que-parfait (avait pris) + présent (baise). Dans la
première phrase, il y a une succession temporelle entre choisir et curir. On peut
voir également une opposition d'aspect entre les 2 verbes (accompli +
inaccompli). Dans la deuxième phrase, le plus-que-parfait est antérieur au procès
du présent (= d'abord il lui prend l'étrier et ensuite il lui baise la jambe) pourtant
il semble bien ici que le plusque-parfait ait une valeur ponctuelle (tout comme le
présent de B148), c'est-à-dire que l'action de « prendre » apparaît à un certain
point du temps du récit. D'ailleurs il n'y a aucune différence aspectuelle entre
avoit pris et baise (mis à part l'antériorité). Cette valeur ponctuelle dans
l'antériorité du plus-que-parfait est insolite par rapport au système verbal
médiéval.

Le participe passé s'accorde généralement en genre, en nombre et en cas


avec le substantif auquel il est directement référé. Avec l'auxiliaire estre le
participe s’accorde avec le sujet - même si ce dernier n'est pas exprimé -,
Examinons nos exemples :

- fu Bisclavret trahiz (B125) : trahiz est CS masculin singulier tout comme


le sujet Bisclavret (qui, en 1’occurrence n'a pas de -s flexionnel parce que
c’est un nom propre)28.
- E par sa femme maubailiz (B126) : même accord que pour l’exemple
précédent. Il y a ici une « mise en facteur » de l’auxiliaire estre
- Asez fu quis e demandez (B130) : les deux participes s'accordent avec un
sujet implicite qui représente le bisclavret.

Dans le texte, 2 participes passés sont employés avec l’auxiliaire aveir.


28
Les noms propres étaient fléchis dans les premiers siècles du Moyen Age, mais ils sont devenus invariables
assez tôt. La langue moderne conserve quelques traces de cette flexion : Jacques, Georges, etc.

Page 79 sur 95
- La dame ad cil dunc espusee (B133) : le pp s’accorde avec le complément
d'objet direct – antéposé - la dame, et est doté de ce fait d'un -e féminin.
- Que lunguement aveit amee (B134) : amee s’accorde avec le complément
d'objet direct de la relative : que qui a pour antécédent la dame.

• L’antéposition de l’objet par rapport au verbe n’est pas une condition


nécessaire pour qu'il y ait accord avec le participe passé régi par l'auxiliaire
aveir. L'accord est possible même si l'objet est postposé. Ex.
S’ai aportee pour moustrer
A vous, de trois leues m’orine (Le Jeu de la Feuillée, v.250-251)
(J’ai apporté, de trois lieues, mon urine pour vous la montrer)29
En examinant les 2 relatives du texte n°6, on constate que l'antécédent
peut être ou ne pas être éloigné de son pronom relatif : :
- La veie ke il tint (B122) : pronom relatif et antécédent sont contigus.
- La dame ad cil dunc espusee / Que lunguement avoit amee (B133-134) :
pronom relatif et antécédent ne sont pas contigus.

Dans Bisclavret, il y a plusieurs exemples d'antécédents éloignés de leurs


relatives. Citons :
- Une vielz chapele i esteit / Ki meintefeiz grant bien me feit (B91-92).
- Li chevaliers i est alez / Richement e bien aturnez / Ki la femme
Bisclavret ot (B191-193).
- Qu'à la forest ala li reis, / Ki tant fu sages e curteis,/ U li bisclavret fu
trovez (B221-223) - Li reis et ki sont contigus, mais entre la forest et u il y
a non seulement un verbe et un sujet mais en plus toute une relative
appositive.

Examinons les conjonctions de coordination du texte. La conjonction e a


plusieurs occurrences. Cette conjonction coordonne, comme en français
moderne, par addition, les adjectifs, les substantifs, les verbes, les propositions,
etc. On peut noter qu'il était possible d'avoir plusieurs e qui se succèdent (B118-
119) : Quand plusieurs éléments sont coordonnées, e figure le plus souvent entre
tous les termes.

La conjonction mes coordonne en signalant une opposition entre les


termes coordonnés. Le mes de B131 coordonne deux propositions. En tant que
conjonction mes a un comportement syntaxique qui ne diffère pas de celui du
mais moderne : c'est surtout en tant qu'adverbe que mes a une syntaxe
particulière.

29
Le personnage s’adresse à un médecin.

Page 80 sur 95
La conjonction de subordination que (ou ke) telle qu'elle apparaît dans le
texte n°6 introduit des complétives. Cela est très net dans B128-129 où la
subordonnée est le complément d'objet direct du verbe régissant quidier. Dans
Puis li cunta cumfaitement /Ses sire ala e k’il devint (B120-121) la conjonction
k’ est directement rattachée au verbe régissant cunter. La proposition que la
conjonction introduit est toujours complétive mais ce genre de lien est
impossible en français moderne où l’on doit remplacer la conjonction par le
groupe pronominal ce que, qui introduit une complétive interrogative indirecte
(raconter, dire ce qu’il devient).

Fascicule n°7

Pour ce dernier fascicule, j’utiliserai tout le lai, et non plus un extrait. Cette vue
d’ensemble me permettra de détecter la plupart des questions qui n’ont pas été
étudiées jusque-là.

Phonétique

Deux composés du verbe venir ont un -c terminal dans Bisclavret au


présent de 1’indicatif : devienc (B63) et revienc (B96). Cet ajout est un indice
graphique pour la palatalisation (ou la mouillure) de la consonne nasale : [ ].
D’ailleurs l’équivalent sonore de –c, c'est-à-dire le –g joue un rôle équivalent
dans la désinence du subjonctif présent : [devienge]. Le digramme –gn- ou –ng-
nous renseigne sur le caractère palatale de la consonne nasale : [ ].

Le substantif dras (B71,271,285) est au pluriel. Le singulier de ce mot est


drap, avec un p pertinent phonétiquement. Le –s flexionnel assimile la consonne
finale du radical et la fait disparaître.
Cet effacement de la dernière consonne radicale se produit quand la consonne
finale est :
- une labiale (p, b, m)
[p] : cop/cos, champ/chans, galop/galos

Page 81 sur 95
[b] : gab/gas
[m] : verm/vers, ferm/fers (« fort, fortifié »), enferm/enfers
- une labio-dentale (f)
[f] : buef/bués, cerf/cers, chaitis/chaitif, chief/chies, grief/gries, soif/sois,
sauf/saus, vif/vis. En français moderne, on dit toujours un bœuf / des bœufs
([bœf]/[b]) ou un œuf / des œufs ([œf]/[]).

Le participe deciré (B144) représente phonétiquement [detire]. Il y a


simplement un échange graphique dans le système du copiste du manuscrit de
Harley : ci et chi peuvent être interchangeables.

Le h- de hunte (B288) est pertinent phonétiquement : il ne prononce [h]


comme pour tous les mots d'origine francique ayant une initiale graphique en h-.
Ex. : hache, haer (« haïr »), haie, haire (« hère »), hale « marché », harpe,
hurter («heurter »), honir, etc.

Au vers B66, le verbe vivre est conjugué au présent de l’indicatif. On sait


que la lère personne du singulier n'a pas de marque morphologique : le radical
de vivre c'est viv. Or une consonne sonore dans une position finale absolue
est réalisée sourde. Cette prononciation sourde peut être rendue par
l'orthographe, et c'est bien le cas ici : viv → vif. Dans d'autres cas, la consonne
reste graphiée sonore : gab (B58) même si la réalisation est sourde = [gap].

Le gérondif siwant du vers B162 contient un w, qui est un signe étranger


au système graphique latin. Il s'agit simplement ici d'une variante graphique du
v (= [v]) : siwant correspond simplement à sivant (du verbe sivre = « suivre »).

Vocabulaire

Cette partie consacrée à l'étude du vocabulaire de Bisclavret sera


composée de 3 volets :
1) La description sémantique d'une dizaine de mots du lai
2) Un tour d'horizon rapide sur les mots qui n’ont pas été décrits et dont
le sens n’est peut-être pas évident (une sorte de petit glossaire).
3) L’explication de certaines expressions.

1)
- Meserrez (B52) : présent du verbe meserrer composé du préfixe mes- et de
errer. En ancien français, il y a deux verbes errer homonnymes : errer issu de
iterare qui a le sens de « cheminer » et au figuré de « se comporter » ; errer issu
de errare qui signifie « s’égarer » et au figuré « se tromper » (c'est de ce dernier
verbe que dérive error = « erreur »). Le préfixe négatif mes- s’ajoute au premier
verbe et non au second puisque le second est déjà négatif. Le verbe meserrer a le
Page 82 sur 95
sens de « commettre une faute ». C'est bien le cas de notre exemple : la dame
accuse son mari de meserrer c'est-à-dire de commettre une faute, ou mieux la
faute (puisqu’en l’occurrence il ne peut s’agir ici que de l’adultère.

- Ravine (B66) : Substantif issu du latin rapina, de rapere = « saisir ». Le mot a


subsisté en français moderne mais il a retrouvé son p étymologique. Il a donc le
sens de « rapine », de « vol », de « rapt », « d’enlèvement », si l’objet volé est
un humian. Par ailleurs, étant donné que la rapine suppose une certaine rapidité
dans l’exécution, ravine signifie également rapidité. Le mot "rapidité" est
d’ailleurs de création tardive (seconde moitié du XVIe siècle, créé à partir de
rapiditas qui dérive du même rapere). Dans notre texte, le bisclavret livré à lui-
même, vit en chassant et en volant : la traduction la plus fidèle est sans doute
rapine.

- cavee (B94) : adjectif issu du latin cavus (« creux »), a gardé ce sens en ancien
français et dans notre texte : le rocher dans lequel le bisclavret cache ses
vêtements est creux. L’adjectif cave a subsisté en français moderne mais avec un
sens assez restrient (veine cave). Notons que dans le Bisclavret, la réalisation de
l'adjectif participial tiré de caver (= « creuser »).

- drue (B116) : ce mot est issu du gaulois druto (= « fort ») ; il fonctionne à la


fois comme adjectif et comme substantif. En tant que substantif, il peut vouloir
dire aussi bien « ami » que « amant » (on reconnaît donc le sens selon le
contexte, ainsi dans notre exemple, drue = « maîtresse »). En tant qu’adjectif,
dru a gardé son sens gaulois – qu’il conserve d’ailleurs en français moderne,
bien que le sens se soit un peu spécialisé, dru = « épais en parlant d'une plante
ou de cheveux ».

- Choisi (B145) : Le sens que nous connaissons de ce verbe en français moderne


existait déjà en ancien français, mais choisir avait un sens beaucoup plus
courant: « apercevoir ». C’est ce sens que prend choisir dans B145 : Des que il a
le rei choisi : « Dès qu'il a aperçu le roi ». Ce verbe provient du germanique
kausjan = « goûter ».

- Espleitiez (B158) : verbe espleitier issu du latin populaire *explicitare. C'est


un verbe d'action qui a le sens de « agir », « accomplir », « exécuter » et ces
actions sont toujours faites avec ardeur, donc rapidement d’où le sens de « se
hâter », « s’empresser ». Dans notre texte espleitiez vus ! = « hâtez-vous »,
« dépêchez-vous ». Les sens modernes du verbe exploiter (« employer », « user
de », « jouir de ») étaient des sens possibles de espleitier.

- Chasez (B188) : verbe chaser à ne pas confondre avec chacier (= « chasser »


B136, B155, B306). L’étymologie du mot est latine : casa = « maison »

Page 83 sur 95
(d'ailleurs casa a donné chese « maison », d’où provient la préposition chez
toujours actuelle). Chaser = « pourvoir d'un fief, doter d'un domaine ». Un
suzerain chase son vassal et c’est ce que fait le roi du lai ; en contrepartie le
vassal jure fidélité et soumission à son suzerain.

- Trait (B199, B38) : verbe traire (du latin tragere « tirer ») dont le sens
principal est « tirer ». C’est le sens de traire dans B199 : vers lui le trait = « il le
tire vers lui ». (le bisclavret est en train de mordre le chevalier). Ce verbe peut
avoir un sens moins violent : vers lui la traist, la beisa = il l’attira vers lui et
l’embrassa. Le sens de traire s’est spécialisé en français moderne : « tirer le lait
d’un mammifère.

- Entent (B220) : le verbe entendre (du lat. intendere « tendre vers ») n'avait pas
le sens que nous connaissons de ce terme (rendu dans l'ancienne langue par oïr).
Il a le sens de « faire attention », « être attentif », donc celui de « comprendre »,
sens qui d'ailleurs est toujours possible en français moderne. Dans notre
contexte, si cum j’entent = « d’après la façon dont je comprends les choses ».

2)
- Appareillier (B228) = s’équiper, s’apprêter, se préparer.
- Avenantment (B228) = grâcieusement, avec élégance (mot à mot : d’une
manière avenante).
- Blandir (B60) = flatter, câliner.
- Celer (B62, B81) = cacher.
- Curage (B110) = le cœur, ce qu’on a dans le cœur : les sentiments.
- Deboneire (B179) = bon, doux (mot à mot de bon aire dont le contraire
est de put aire). (Aire = origine, race).
- Demeine (B298) = personnel, propre, particulier.
- Departir (B212) = (se) disperser.
- Descupler (B139) = découpler, lâcher.
- Desevrer (B182) = (se) séparer.
- Despescier (B238) = mettre en pièce, massacrer.
- Destresce (B264) = torture.
- El (B88) = autre chose.
- Entente (B157) = intelligence.
- Errer (B181) = partir en voyage, s’absenter.
- Garir (B42) = sauver.
- Gaudine (B65) = bois, forêt.
- Guerpir (B164) = laisser.
- Hus (B294) = porte (français moderne : huis, huissier)
- Lé (B93) = large.
- Leid (B200) = mal.

Page 84 sur 95
- Ore (B13) = maintenant, à présent, pour l’heure.
- Otreier (B113-115) = occorder, offrir.
- Partir (B44-55-101-163) = s’éloigner, quitter, partir.
- Piece (B291) = laps de temps.
- Remaneir (B135, 211) = rester.
- Remembrance (B318) = souvenir.
- Repeirier (B214-225) = retourner, revenir.
- Retenir (B262) = arrêter, faire prisonnier.
- Sen (B154-157) = sens, intelligence, bon sens.
- Travaillier (B112) = torturer physiquement ou moralement.
- Vis (B235) = visage30

C)
- Aseürer qq1 de qqc (B108) = promettre quelque chose à quelqu’un.
- Bel : estre bel a qq1 (B166) = il lui plaît, il s’en félicite.
- Chief : al chief de piece (B295) = après un moment.
- Chier : aveir chier (B178) = estimer, chérir.
- Chierté : tenir a chierté (B169) = entourer de soins attentifs, bien soigner.
- Destreit : metre en destreit (B255) = soumettre à la question, torturer.
- Endreit : en maint endreit (B100) = maintes façons.
- Entendre : entendre a qq1 (B240) = lui prêter attention.
- Escient : mun escïent (B51), mien escïent (B216) = à mon avis.
- Gab : tenir en gab (B58) = prendre à la légère.
- Garde : prendre garde (B280) = se soucier, s’occuper.
- Merveille : n’estre merveille si (B218) = il n’est pas étonnant que…
- Munter : que ceo munte (B287) = à quoi cela tient.
- Plain esleis (B198) = d’un bond (mot à mot : de plein élan).
- Poi : pur poi (B143) = pour un peu.
- Tant : a tant (B161) = sur ce, là-dessus.
- Tant : tant …e (B265) = aussi bien … que.
- Tut : a tut dis mes (B318) = à toujours, à jamais.
- Tut : del tut (B129) = définitivement, pour toujours.

Morphologie

Deux temps se construisent sur l’infinitif : le futur et le « conditionnel


(que beaucoup de grammairiens appellent forme en –roie, donc en –reie pour
l’anglo-normand). Il existe quelques occurrences de ces deux temps dans le
Bisclavret et dans le Laüstic. Ces deux tiroirs verbaux sont de formation romane,
issus non pas du latin mais des diverses langues romanes qui en dérivent, à partir
de périphrases verbales qui, peu à peu, se sont substituées au futur du latin
classique. Le français, entre autres, a développé une périphrase verbale qui
30
D’ailleurs vis est concurrencé par visage dans notre texte.

Page 85 sur 95
associe l’infinitif à l’auxiliaire aveir (<habere) conjugué au présent et à
l’imparfait, avec syncope du radical -av- à la 4e et la 5e personnes du présent
et à toutes les personnes de l’imparfait.

Le futur et la forme en –reie :

LATIN ANGLO-NORMAND LATIN ANGLO-NORMAND


Cantar(e) (h)abeo Chante-r-ai Cantar(e) (h)abebam Chante-r-eie
Cantar(e) (h)abes Chante-r-as Cantar(e) (h)abebas Chante-r-eies
Cantar(e) (h)abet Chante-r-a(t) Cantar(e) (h)abebat Chante-r-eit
Cantar(e) (h)abemus Chante-r-uns Cantar(e) (h)abebamus Chante-r-iiens
Cantar(e) (h)abetis Chante-r-eiz, ez Cantar(e) (h)abebatis Chante-r-iiez
Cantar(e) (h)abunt Chante-r-unt Cantar(e) (h)abebant Chante-r-eient

- Verbes en –er : amuïssement de –e lorsqu’il est derrière – r- ou –n- : jurerai


> jurrai ; demorerai > demorrai ; espererai > esperrai ; menerai > menrai ;
dunerai > dunrai (puis merrai, durrai par assimilation régressive du –n- par
le –r-). (Ex. B159)
- Verbes en –ir (-iss-) : c’est le –i- de l’infixe qui assume la liaison entre le
radical et la désinence : fenirai (exception : garrai (garir)).
- Verbes en –ir (sans infixe) :
-i- disparaît : morir > morrai
-i- se transforme en –e- quand le radical se termine par un groupe conjoint
consonne + r : ofrerai, ovrerai
- Si le radical se termine par –l ou –n, il y a une épenthèse –d- entre le radical
et la terminaison du futur : voleir > voldrai, soleir > soldrai, maneir >
mandrai. Si le radical se termine par un –m-, il y a une épenthèse –b- : cremir
> crembrai. Si le radical se termine par un –s-, alors la consonne intercalaire
est un –t- : issir > istrai
- Si le radical se termine par une labiale ou une dentale, il y a parfois un –e-
entre cette consonne finale et le –r- : beverai, meterai, atenderai.
- Le seul paradigme rebelle est celui du verbe estre, qui a longtemps conservé
son origine latine (classique) : (i)er, (i)ers, (i)ert, (i)ermes, , (i)erent31. A
cette conjugaison étymologique, s’ajoutent deux autres conjugaisons
construites sur le principe de l’infinitif + désinence de aveir :
1) serai, seras, sera, seruns, serez, serunt (issu de esser(e) habeo),
périphrase du latin vulgaire), c'est-à-dire le paradigme du français
moderne.
2) Estrai, estras, estra, estrunt, estre(i)z, estrunt, qui présent une
morphologie normative : estre + désinence de aveir au présent.

31
Rappelons que les 3e personnes du singulier et du pluriel ont les mêmes formes au futur et au passé simple.

Page 86 sur 95
Voici la forme que prend le radical au futur de certains verbes de notre
texte :
(a)beivre ((a)bevrai), aler (irai), aparcevoir (aparcevrai), aveir (avrai),
conoistre (conoistrai), criembre (criembrai), (de)venir ((de)vendrai), deveir
(devrai), dire (dirai), (en)querre ((en)querrai), entendre (entendrai), estuveir
(estuvra), faire (ferai), maneir (mandrai), metre (metrai), oir (orrai), paistre
(paistrai), perdre (perdrai), poeir (porrai), (re)tenir ((re)tendrai), rendre
(rendrai), respundre (respundrai), saveir (savrai), suleir (suldrai), traire
(trairai), veeir (verrai), vivre (vivrai), voleir (voldrai).

L'impératif, comme en français moderne, n’a que trois personnes (2 ème


pers. du sing., 1ère et 2ème pers. du pluriel). Les verbes en -er et en -ier ont une
1ère terminaison en –e, -uns, et (i)ez. L’anglo-normand peut présenter la
terminaison -um pour la 1ère pers. du plur. : «Alum nus en » (B158). Les autres
verbes des autres types ont au sing. le radical fort du verbe et au pluriel les
formes du présent de l’indicatif. Voici la conjugaison de quelques verbes de
notre texte à l'impératif :
Dire = di, dimes, dites
Faire = fai, faimes, faites
Prendre = pren, prenuns, prenez
Querre = quier, queruns, querez
Turner = turne, turnuns (turnum), turnez
Venir = vien, venuns, venez
Vivre = vif, vivuns, vivez

Quelques verbes ont un impératif emprunté au subjonctif :


Aveir = aie(s), aiuns, aiiez
Estre = seie(s), seiuns, seiiez
Saveir = sache(s), sachuns, sachiez
Voleir = vueille(s), voilliuns, voilliez.

On a vu qu’à côté de l’enclise de l’article, il y avait en ancien français une


enclise du pronom. Voici trois exemples tirés de Bisclavret jol (B54), jes (B73),
nel (B81). Le tableau suivant décrit les principales enclises du pronom :

Les enclises du pronom

+ le + les +i +en
je + gel, jel, jeu, jou jes
tu + tel
ne + nel, nul, no, nou, nes
nu
se + sel ses

Page 87 sur 95
si + sil sis sin
que + quel ques quin
qui + Quil quis, ques qu’i

Syntaxe

Les conjonctions de coordination32

- Ne : la conjonction ne correspond au ni moderne. Elle relie généralement des


phrases négatives ou à défaut des phrases qui ont une « atmosphère non
pleinement positive », comme le dit Moignet.
Ex. « [..] el ne saveit / u deveneit ne u alout / Ne nuls des soens nïent n'en
sout » (B26-28). La première conjonction ne relie les deux complétives
régies par saveir -dont le procès est négatif-, la seconde coordonne la
phrase dont la régissante contient ne saveir et une phrase fortement
négative -dont la négation est appuyée par nïent.
Ex. « Cist nel fereit pur nule rien / Que devant vus ses dras reveste / Ne
mut la semblance de beste » (B284-286). La proposition qui occupe le
vers B286 est coordonnée à la précédente -d'ailleurs leurs verbes sont tous
les deux au subjonctif-, or aucune de ces deux propositions n'est négative.
« L’atmosphère négative » provient de la principale nel fereit. En français
moderne ce ne doit plutôt être traduit par « et ».

- Kar : Cet élément remplit surtout un rôle adverbial mais on rencontre


également un kar explicatif conjonction de coordination.
Ex. « Mal m'en vendra si jol vus dis,/ Kar de m'amur vus partirai » (B55-
56). L'explicitation du malheur annoncé au vers 55 est introduite par kar au v.56.
Ex. « ceo ne dirai jeo pas, / Kar si jes eüsse perduz… » (B72-73), kar est
également explicatif ici : le chevalier explique pourquoi il ne peut pas dire
où sont cachée ses vêtements. (Ne pas confondre kar conjonctif et kar
adverbial : Dame, fait-il, car demandez B39).

- U : conjonction de coordination à ne pas confondre avec u (l'adverbe


relatif/interrogatif pouvant fonctionner comme conjonction temporelle, en
français moderne = où), u signifie la coordination disjonctive (où chaque terme
exclut l'autre).
Ex. Quand la dame interroge son mari, elle lui demande s'il se déshabille
ou bien au contraire s'il garde ses vêtements : Enquis li ad e demaundé /
S'il ne despuille u vet vestuz (B68/69).

Les conjonctions de subordination33 :


32
Non encore examinées dans le cours.

Page 88 sur 95
- Que : dans Mes d'une chose ert grant ennui,, / Qu'on la semeine le perdeit /
Treis jurs entiers, qu'el ne saveit / U devenait ne u alout (B24-27), le premier
que semble introduire une causale : la proposition qu'il annonce contient la cause
du grant ennui de la dame - ce que est donc bien une conjonction de
subordination-. Le second que, par contre, introduit une relative dans laquelle il
joue le rôle de complément de temps, que du vers B26 est donc un pronom
relatif ayant un antécédent à valeur temporelle : treis jurs entiers.

- Si : Le si introduisant une subordonnée hypothétique ont généralement réalisé


se en ancien français et il s'oppose de ce fait morphologiquement au si adverbe
de liaison. Il n'en est rien dans Bisclavret, et ces deux éléments sont graphiés si
(et s' devant voyelle).
Ex. Une chose vus demandasse / Mut volentiers, si jeo osasse (B33-34) -
les verbes de la principale et de l'hypothétique sont ici à l'imparfait du
subjonctif.
Ex. Si jeo n’en ai hastif cunfort / Bien tost en puis aveir la mort (B47-48)
-Les deux verbes sont au présent de l’indicatif-.
Ex. Mal m'en vendra si jol vus di (B54) -Le verbe de la principale est au
futur et celui de la subordonnée au présent-.

- Quant : joue surtout le rôle d'un adverbe de temps mais peut être une
conjonction et introduire une subordonnée circonstancielle de temps :
Ex. Les jurs quant vus partez de mei (B44)
ou de cause :
Ex. Quant des lais faire m’entremet, / Ne voil ublier Bisclavret (B1-2). Ici
quant = « du moment que », « puisque ».

Description de quelques conjonctions composées de Bisclavret.

- Tant … que : composée d'un adverbe et d’une conjonction, cette locution


conjonctive introduit des subordonnées consécutives.
Ex. Mes jeo creim tant vostre curut / Que nule rien tant ne redut (B35-36)
Ex. Tant le blandi e losenga, / Que s'aventure li cunta (B60-61) ;
Mais tant que peut avoir une valeur temporelle et introduire des
circonstancielles de temps.
Ex. Mes dras i met, suz le buissun, / Tant que jeo revienc a meisun (B95-
96) tant que = « jusqu’à ce que ».

- De si ke : la locution est composée de la préposition de du démonstratif ci


(mais souvent écrit si), et de la conjonction que. Elle a le sens de « jusqu'à ce
que » et introduit une temporelle.
33
Non encore examinées dans le cours.

Page 89 sur 95
Ex. Ja nen avreie mes sucurs / De si k’il me fussent rendu (B76-77).

- Pur ceo que : composée de la préposition pur, du démonstratif ceo et de la


conjonction, cette locution conjonctive a le sens de parce que quand le verbe de
la subordonnée est à l'indicatîf -elle introduit donc une causale-, et a le sens de
pour que quand le verbe de la subordonnée est au subjonctif -elle introduit dans
ce cas une circonstancielle de but-. Mais cette locution a d'autres nuances de
sens qui apparaissent grâce au contexte :
Ex. Pur ceo qu'hum le perdeit sovent, / Quidouent tuit communalment
B127-128). Ici, pur ceo que = « étant donné, puisque ».

Description des prépositions de Bisclavret

- A : Il est difficile de donner toutes les valeurs de la préposition a. Contentons-


nous de celles qu'elle prend dans notre texte.
Ex. En cele grant forest me met / Al plus espée de la gaudine (B64-65).
La préposition a -à laquelle est soudé l'article enclitique- introduit ici un
complément de lieu. Cette même fonction, on la retrouve dans A la forest ala
tut droit (B137), En fait, avec les verbes de mouvement, a introduit le nom de
lieu qui marque le terme de ce mouvement. Ce « lieu » peut très bien être une
personne : A lui cururent tute jur (B141).
Ex. A la beste durrai ma pes (B159) : a introduit un complément
d'attribution.
Ex. A tus les suens ad comaundé (B170) : a introduit un complément
d’objet indirect.
Ex. E mut le tient a grant chierté (B169) : a introduit un complément de
manière.
La présence de a peut s'expliquer également par le fait que plusieurs verbes
régissants sont construits avec a + infinitif.
Ex. Pur aidier sa feste a tenir (B189)
Ex. Unques ne volt a rien mesfeire (B180) -le verbe voleir pourtant,, en
tant qu'auxiliaire modal ne construit normalement sans préposition-.

- De : « Le sens basial de de est celui d'une situation ou d'un mouvement en


éloignement de l'appréciation d'un écart » (Moignet).
Ex. Kar de m'amur vue partirai (B55).
Plusieurs verbes se construisent avec de en ancien français. C'est le cas de
beaucoup d’exemples du texte :
Ex. E de ceo feusse aparceüz (B78)
Ex. Ne mei de nule rien duter (B82)
Ex. De l'aventure s’esfrea (B99)
Ex. E la fïance de li prent (B118), etc.

Page 90 sur 95
La préposition de peut introduire le complément d'agent régi par un verbe au
passif :
Ex. De tus nos veisins amez (B20)
De peut introduire un complément de lieu qui indique le début du verbe de
mouvement34.
Ex. E chaciee de la cuntree (B306)

- En : cette préposition « signifie une situation dans un lieu, un temps, un état »


(Moignet ».
Ex. En Bretaigne maneit uns ber (B15), en est habituellement placée
devant le non des pays.
Ex.Qu’en la semeine le perdeit (B25), en introduit ici un complément de
temps la préposition situe dans la durée sans dater l'événement : en
mentionne la partie du temps (semeine) dans laquelle se situe l'événement
(treis jurs).
Ex. E en Mut grant destresce mise (B264), en introduit un complément
de manière.

- Od : « suggère un rapport de proximité spatiale : idée d’"auprès de" »


(Moignet).
Ex. Ensemble od lui tuz jurs alout (B183), od suggère l'idée
d'accompagnement : « avec lui, auprès de lui, les deux ensemble ».
Ex. La despoille od lui porter (B290). Ici il ne s’agit pas de la proximité
spatiale de deux êtres mais d'un être et d'un objet matériel : la préposition
suggère la présence de cet objet.
- Par : En tant que préposition, par a plusieurs valeurs :
Ex.Celui manda par sun message35 (B109), par désigne ici l'agent du
procès même si le verbe n'est pas au passif comme dans B112 : E par sa
femme maubailiz (B126)
Ex.Il 1’aveit pris par sun estrié (B147), par suggère une partie de
l'harnachement du chevalier : l'étrier.

- Pur : la préposition pur suivi d'un terme abstrait marque le but :


Ex. Pur sa despuille l'enveia (B124)36
ou la cause
Pur queil pechié / Ne dutez vus de nule rien ? (B84-85).
Devant un infinitif, pur exprime également le but :
Ex.Pur aidier sa feste a tenir (B189).

34
Nous verrons plus loin le cas de de introduisant un complément déterminatif.
35
Message = « messager ».
36
Rappelons que despuille est un nom d’action.

Page 91 sur 95
- Senz : « évoque l'absence, celle d'un objet matériel, d'une action, d’une qualité,
etc. (Moignet).
Ex. …Senz nes sunt neies (B313).

- lez et delez : le de- est un simple renforcement, il n'y a donc pas un grand
changement de sens entre les deux prépositions. Il s'agit dans les deux cas de
prépositions marquant le lieu et qui signifient « à côté ».
Ex…., delez cel bois, / Lez le chemin par unt jeo vois (B89-90). Delez et
lez = « à côté, à proximité de »

Quelques adverbes de Bisclavret

Les adverbes de temps

- Ja : employé positivement et sans adverbe d’appui signifie un moment


imminent par rapport au temps de la phrase :
Ex. Ja li eüst mut grant leid fait (B200). Ja est difficilement traduisible en
français moderne ici : « Il n'aurait pas tardé à le blesser affreusement ».
Employé négativement avec 1’adverbe ne, ja indique la cessation définitive du
procès du verbe :
Ex. Ja cele chose ne querrez (B40) = « ne … plus ».
Employé négativement, ja peut être renforcé par mes, adverbe, et dans ce cas
signifier « jamais »
Ex. Ja nen avreie mes sucurs (B76) = « je n'aurais jamais d'aide ».0 On
remarque que ja et mes ne sont ni liés ni contigus.
L'amalgame se fait, par contre, avec dis (= « jour »)37 et jadis a le sens qu'il a en
français moderne. L'origine de cet adverbe est l'expression Ja a dis (mot à mot
« il y a déjà des jours »). Employé dans le passé signifie ja signifie « déjà ».

Les adverbes de l'articulation du discours :

- Si : à ne pas confondre avec le si (se) hypothétique même si les deux ont une
position initiale par rapport à la phrase. Si marque souvent la succession logique
ou chronologique des événements et il est pratiquement intraduisible dans cette
fonction.
Ex. Quant il l’oï, si l’acola / Vers lui la traist, si la baisa, (B37-38). Il y a
une succession chronologique entre ces différentes actions et l'adverbe si
les ponctue. On peut tout de même le traduire par alors ou par et mais il
est tout à fait possible de le négliger.
Si à l'intérieur de la phrase a le sens de « ainsi » -rendu généralement par issi-
mais avec une valeur atténuée :
37
D’où, lundi, mardi, mercredi, etc.

Page 92 sur 95
Ex. si si est, vu meserrez" (B52). Le premier si est une conjonction
hypothétique et le second est un adverbe. Mot à mot = si ainsi est, donc,
en français moderne : « s'il en est ainsi », « si c'est ainsi ».

- Car : en tant qu'adverbe car (ou kar) commence souvent les phrases
impératives pour appuyer l’ordre :
Ex. Kar metez la dame en destreit (B255). L’adverbe se traduit par
« donc » dans ce cas : « mettez donc la dame à la torture ! »

Le complément déterminatif

Il y a dans Bisclavret trois manières d'employer le complément


déterminatif
1) Le substantif déterminé est juxtaposé à gauche du complément déterminatif
sans qu'il y ait entre les deux mots une préposition.
Ex. La femme Bisclavret le sot (B227) = « la femme de Bisclavret ».
Dans cette construction, le déterminant est un nom propre - et c’est le cas
ici - ou un nom de personne déjà présentée donc bien individualisée : la
fille le rei (« la fille du roi ». L'asyndète marque ici un rapport de parenté
-c'est le cas de notre exemple- ou de possession.
L’ordre inverse -déterminant + déterminé- est beaucoup plus rare, et ne concerne
que quelques formules figées. Nous avons pourtant un exemple dans notre texte
de cet ordre : Pur Deu merci (B53) (« par la grâce, la merci de Dieu »), Deu est
donc ici déterminant malgré son antéposition.
2/ Entre le déterminé et le déterminant il y a la préposition de (comme la
construction moderne) mais cette construction exigeait dans l’ancienne langue
un complément déterminatif non humain :
Ex.Un chevalier de la contree (B103).
3/ Le complément déterminatif est précédé de la préposition a. Il se construit
dans ce cas avec un nom humain, généralement mais non exclusivement.
Ex. Ceo est la femme al chevalier (B252). Le tour existe encore dans le
français parler moderne : la femme à Jules, mais en ancien français cette
construction n'aappartenait pas nécessairement au registre familier comme
c’est le cas aujourd’hui.

Ce cours n'est pas une grammaire complète de l'ancienne langue -il est
d'ailleurs bien difficile d’être exhaustif en une centaine de pages. Je renvoie aux
grammaires citées dans la bibliographie tous ceux qui désirent approfondir leurs
connaissances grammaticales en ancien français - bien que je sache que
l'archéologie des langues rebute beaucoup de monde-. Quoi qu'il en soit les
questions que je poserai à l'examen - puisque examen il y a - ont été discutées
dans ces 125 pages, mais ces questions supposent de bonnes connaissances
relatives à la grammaire moderne, que je n’ai pas évoquées ici parce qu’elles ne

Page 93 sur 95
diffèrent pas du vieux au nouveau système. Je rappelle que le corpus de
l’examen est constitué de Bisclavret, et de Laüstic. Bon courage !

Devoir

v.185 Oëz aprés cument avint !


v.186 A une curt ke li reis tint
v.187 Tuz les baruns aveit mandez,
v.188 Ceus ki furent de lui chasez,
v.189 Pur aidier sa feste a tenir
v.190 E lui plus beal faire servir.
v.191 Li chevaliers i est alez
v.192 Richement e bien aturnez,
v.193 Ki la femme Bisclavret ot.
v.194 Il ne saveit ne ne quidot
v.195 Qu'il le deüst trover si pres !
v.196 Si tost cum il vint al paleis
v.197 E li bisclavret l'aparceut,
v.198 De plain esleis vers lui curut :
v.199 As denz le prist, vers lui le trait.
v.200 Ja li eüst mut grant leid fait,
v.201 Ne fust li reis ki l'apela
v.202 D'une verge le manaça.
v.203 Deus feiz le vout mordre le jur !
v.204 Mut s'esmerveillent li plusur,
v.205 Kar unkes tel semblant ne fist
v.206 Vers nul hume ke il veïst.
v.207 Ceo dient tuit par la meisun
v.208 K'il nel fet mie sanz reisun :
v.209 Mesfait li ad, coment que seit,
v.210 Kar volentiers se vengereit.
v.211 A cele feiz remest issi,
v.212 Tant ke la feste departi
v.213 E li barun unt pris cungié ;
v.214 A lur meisun sunt repeirié.
v.215 Alez s'en est li chevaliers
v.216 Mien escïent tut as premiers,
v.217 Que li bisclavret asailli.
v.218 N'est merveille s'il le haï !

Marie de France Bisclavret

Page 94 sur 95
Questions

1/ Vocabulaire :
donner le sens de mandez (v.187), chasez (v.188) et leid (v.200).
2/ Versification :
syllaber les vers 197, 200, 206, 216.
3/ Phonétique :
transcrire phonétiquement les graphèmes en gras : tint (v.186), tuz
(v.187), femme (v.193), verge (v.202), s'esmerveillent (v.204), hume
(v.206), pris (v.213), haï (v.218).
5/ Morpho-syntaxe :
a) décliner : une curt (v.186), tuz les baruns (v.187), nul hume (v.206),
li chevaliers (v.215).
b) conjuguer au temps de leur emploi dans le texte les verbes suivants :
tint (v.186), furent chasez (v.188), quidot (v.194), aparceut (v.197),
eüst (v.200), se vengereit (v.210).
c) donner la nature et la fonction de : de lui (v.188), aturnez (v.192),
Bisclavret (v.193), leid (v.200), le jur (v.203), li plusur (v.204), tel
semblant (v.205), issi (v.211).
d) faire l'analyse grammaticale des phrases suivantes :
"Ja li eüst [...] manaça" (v.200-202)
"Mut s'esmerveillent [...] ke il veïst" (v.206)
"Alez s'en est [...] asailli" (v.215-217).

Page 95 sur 95

Vous aimerez peut-être aussi