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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 1
AVERTISSEMENT
L'Histoire de la langue française a paru en 1989 chez Nathan qui l'a diffusée
jusqu'en 2000. Ce volume a été établi à partir de la troisième édition de 1999.
Mettre à jour cet ouvrage en 2008 aurait été une tâche qu'elles n'ont pas cru possible
d'assumer. Il contient toutefois quelques rectifications mineures.
En ce qui concerne les périodes les plus récentes de cette histoire, le lecteur ne
devra donc y chercher qu'une sorte de photographie de l'état de la langue française et
des études sur l'histoire de cette langue pendant la décennie 1990-2000.
http://pointecole.free.fr/phonetik.html
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AVANT-PROPOS
Histoire externe : À travers les siècles, qui a parlé et parle encore français et sur
quels territoires, quel est le nombre de ces locuteurs, quel français parlent-ils, en
quelles situations ?
Le plan, qui procède non par périodes mais par juxtaposition d'histoires parallèles
de domaines particuliers, a été adopté pour plus de clarté et permet d'éviter
beaucoup de redites. Les chapitres VIII et IX sont l'œuvre de C. Marchello-Nizia, les
autres, de J. Picoche. Mais chacune a relu et conseillé l'autre.
C'est là un simple « précis » qui ne contient pas toutes les cartes, illustrations,
tableaux synoptiques, textes commentés, index, dont nous aurions aimé l'enrichir.
Espérons du moins qu'il contient l'essentiel.
Depuis la 1re édition (1989), des retouches d'une certaine importance ont été
apportées à cet ouvrage. La bibliographie a été rajeunie; en 1991, on a traité de la
dernière réforme de l'orthographe ; et surtout, en 1994, le chapitre I a été
substantiellement modifié, et l'état de la francophonie mis à jour. En ce qui concerne
l'Afrique, Suzanne Lafage, professeur à l'université de Paris-III, nous a apporté une
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aide extrêmement précieuse dont nous tenons à la remercier ici, ainsi que le père
Nakad pour le Liban, M. Jacques Maurais et Mme Louise Dagenais pour le Canada,
et M. Théo Venckeleer, professeur à l'université d'Anvers, pour la Belgique.
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À noter que :
les termes précédés d'un * ne sont pas attestés
les // encadrent une transcription phonétique
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PRÉCISIONS TERMINOLOGIQUES
Non sans une certaine part d'arbitraire (on appelle « dialectes » en chinois ou
en arabe des idiomes qui diffèrent beaucoup plus entre eux que le danois et le
norvégien), l'« idiome » unitaire originel ayant disparu, on peut décider qu'à
partir d'un certain nombre de critères convergents ou divergents, on regroupera
les dialectes en langues : langue d'oïl (comprenant picard, normand, wallon,
etc.), et langue d'oc (comprenant limousin, auvergnat, provençal, gascon, etc.),
opposées au catalan ou au castillan (eux-mêmes subdivisés en dialectes), ou au
toscan et au calabrais auxquels se rattachent les variétés septentrionale et
méridionale du corse. La « langue » est donc, de ce point de vue, une unité plus
grande que le « dialecte ».
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grec, forme simplifiée de l'attique parlée dans les pays conquis par Alexandre).
On parle plutôt aujourd'hui, de langue standard.
Au mot langue est souvent associée l'idée d'une nation : ainsi, l'anglais parlé à
New York, à Toronto ou à Melbourne est conçu comme la langue de
l’Angleterre; le français parlé à Genève, à Montréal ou à Dakar comme celle de
la France. Il faut qu'ait existé une forte unité politique et un certain rayonnement
culturel, pour qu'un dialecte ait acquis le statut de langue officielle,
statutairement employée dans un État pour la rédaction des textes qui en
émanent. C'est l'idiome dominant des milieux au pouvoir, socialement
prestigieux, promu au rang de « bon usage » ou norme qui transcende et
marginalise toutes les autres, codifiée, enseignée et respectée par toutes les
instances officielles. Revendiquer pour un idiome régional le terme de
« langue » revient à attacher plus d'importance à l'identité culturelle de
communautés se définissant elles-mêmes qu'à celle de la nation, dont on
conteste l'unité ou du moins la centralisation.
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PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE EXTERNE
DU FRANÇAIS
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CHAPITRE I
I. La « Romania »
II. Le recul du latin
III. Les premières fragmentations dialectales
IV. Principales oppositions anciennes entre Oc et Oïl
V. Évolutions communes à « Oc » et « Oïl »
VI. Progressivité de la dialectalisation
VII.Le français est-il le dialecte de 1'Île-de-France ?
VII.1 Les sources
VII.2 L'utilisation de ces sources
VII.3 Le statut des dialectes au Moyen Âge
VIII.La survie du latin et le développement d'un français savant
IX. Les patois et la progression du français, langue commune
X. Intérêt pour les patois et renaissance des parlers régionaux
XI. Les français régionaux
XII.Le français et les langues de l'immigration
ANNEXE
CARTES
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I. LA « ROMANIA »
L'unité politique de l'Empire romain, même près de sa fin, assurait à ses habitants,
dont beaucoup étaient bilingues (connaissant à la fois le latin et le grec), des
possibilités étendues de communication linguistique : en Orient par la « koinê »
grecque, en Occident par le latin, parlé sous sa forme dite « vulgaire » et maintenu
par le commerce, l'évangélisation et l'école. Jusqu'à son effondrement, la
« Romania », ou ensemble des territoires où l'on parlait latin (Italie, péninsule
ibérique − à l'exception de la zone basque −, Gaule jusqu'au Rhin, ensemble des pays
germaniques situés au sud du Danube, des pays Balkaniques non hellénisés, Afrique
du Nord et même, dans une certaine mesure, Grande-Bretagne, jusqu'aux confins de
l'Écosse), a connu une évolution linguistique relativement homogène, les
changements les plus anciens étant, en gros, pan-romans.
En Gaule, le latin, d'abord pratiqué dans les villes, avait, au Ve s., achevé de
conquérir les campagnes, éliminant les dialectes celtiques dont les traces, nombreuses
dans les toponymes, sont rares dans le vocabulaire. Que ce latin ait été marqué par
des substrats anciens de nature à favoriser la fragmentation ultérieure, c'est bien
probable, encore que linguistiquement non démontrable. Cela n'ôte rien au fait massif
que, tous issus du latin, les dialectes d'oc et d'oïl sont essentiellement des langues
romanes.
II.1 Les invasions germaniques, slaves, anglo-saxonnes, arabes firent reculer les
frontières de la Romania qui perdit, à des dates diverses, la Dalmatie (aujourd'hui
Yougoslavie) − alors que la Roumanie résista − , une grande partie du versant nord
des Alpes, la Grande-Bretagne − à l'exception des îles anglo-normandes − et
finalement l'Afrique du Nord. Dans des régions mal romanisées, des parlers
antérieurs reprirent vigueur, comme le basque, langue pré-indo-européenne; des
Bretons insulaires chassés par l'invasion des Angles et des Saxons, réfugiés au VIIe s.
en Armorique, y réveillèrent d'anciens parlers celtiques qu'une latinisation
superficielle n'avait pas entièrement éliminés.
II.2 Au Nord de la Gaule, le latin perd sur la rive gauche du Rhin, au profit du
francique, dialecte germanique parlé par les Francs, toute la région actuellement
flamingante. La « frontière linguistique » actuelle, rectiligne, irréductible à toute
frontière politique ancienne, pourrait résulter d'un système défensif du Bas-Empire,
destiné à couvrir les approches de Trèves et la Wallonie actuelle, stratégiquement
importante parce que fertile, peuplée, riche en mines de fer, et douée d'un bon réseau
routier. Elle n'a guère varié depuis cette époque, sauf dans le Boulonnais, germanisé,
puis de nouveau romanisé entre le IXe et le XIIIe s.
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II.4 En Suisse, les Burgondes, établis à partir de 400 dans la région de Genève et du
Jura, christianisés et romanisés, deviennent les soutiens de la latinité. L'Estest
germanisé par les Alamans dont la conquête, lente et pacifique, s'intensifie au VIIe s.
Ils chassent beaucoup de Romans vers la Rhétie (Grisons), région isolée, dépendant
d'évêchés italiens, qui connaît un développement linguistique original d'où résultera
le « romanche ».
II.5 Ainsi se stabilisèrent les frontières linguistiques entre parlers romans et non
romans. Les aléas de l'Histoire ne leur permirent pas de coïncider exactement avec
les frontières politiques : le Pays basque fut toujours partagé par les Pyrénées entre la
France et la Navarre; la frontière germanique traverse la Belgique, la Suisse et le
territoire français en Lorraine et en Alsace (cette dernière annexée en 1648); le duché
de Bretagne fut rattaché à la Couronne en 1491 et la Corse en 1768.
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Gaule septentrionale (Clovis règne de 481 à 511), peuvent être considérées comme
marquant le début de la formation des dialectes. Les Francs (dont le nom, étymon de
l'adjectif franc, signifie « fier, hardi, libre ») sont des peuplades rhénanes établies de
Mayence (Francs ripuaires) à la mer du Nord (Francs saliens, envahisseurs du nord de
la Gaule). Dès le IIIe s. ils commencent une longue poussée dont l'implantation ne
dépasse pas 20 % de la population au nord d'une ligne Abbeville - Versailles - Nancy
(zone où les traces germaniques sont les plus nombreuses). Elle est moins
considérable encore jusqu'à la Loire, voire inexistante au sud de ce fleuve.
III.2 Alors que vers la fin du IVe s., la sonorisation des consonnes sourdes
intervocaliques a lieu dans toute la Gaule, du Ve au VIIIe s., la langue parlée dans le
Nord (siège de transformations galopantes) et celle, beaucoup plus stable, parlée dans
un Midi protégé par sa situation géographique et où l'influence franque n'eut qu'un
caractère politique, subissent des évolutions phonétiques presque systématiquement
divergentes. Dans les plaines situées au nord de la Loire (celles du Poitou et de la
Saintonge ayant été acquises à la langue d'oïl dans le courant du Moyen Âge)
s'accomplit la fusion originale de deux peuples et de leurs deux langues, celle des
envahis marquée par celle des envahisseurs, mais la dominant. Par des évolutions
phonétiques rapides, franciscus, latinisation de * frankisk, deviendra le français.
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Nithard, historien des divisions entre les fils de Louis le Débonnaire, contraste
spectaculairement le texte des Serments de Strasbourg qu'on s'attendrait à lire * per
Dei amorem et per Christiani populi, et nostram communem salutem, etc., et qui
apparaît, cité sous cette forme incontestablement romane qu'on peut croire originale,
et remontant à 842 : Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun
salvament... Un de nos plus anciens textes, conservé à la bibliothèque de
Valenciennes par le plus grand des hasards (il avait servi de couverture à un autre
manuscrit !), est le brouillon d'un sermon sur Jonas, prononcé à Saint-Amand-les-
Eaux entre 937 et 952 à l'occasion d'un jeûne ordonné pour éviter le retour des
Normands. Pour décalquer en roman le commentaire de saint Jérôme du livre de
Jonas, le prédicateur s'aide d'un canevas rédigé dans sa langue de culture, le latin,
auquel il mêle, à l'intention de son auditoire, des passages en langue vulgaire.
Dès le VIIIe s., le vieux mot Gallia commence à être concurrencé et ne tarde pas à
être supplanté par un néologisme apparu au VIe s. pour désigner les régions
rhénanes : Francia, le pays des Francs, la France. Il désignera successivement
l'empire de Charlemagne, roi des Francs, puis les divers royaumes résultant de son
partage : après la mort de Louis le Pieux, on oppose la Francia orientalis, royaume
de Louis, la Francia media, royaume de Lothaire, et la Francia occidentalis,
royaume de Charles, seule appelée à conserver ultérieurement le nom de France. À
l'intérieur de cette France occidentale, le roi Charles le Chauve crée en 847, entre
Seine et Loire, un duché de France (le futur « domaine royal » d'Hugues Capet) qu'il
confie à Robert le Fort, ancêtre de la dynastie capétienne. De façon plus restreinte
encore, on prend l'habitude d'appeler France (voir des toponymes comme Roissy en
France, Belloy en France) et, à partir du XVe s., Ile de France, la partie nord de cette
région, située entre Seine, Marne et Oise, centrée sur l'île de la Cité de Paris dont les
armoiries portent la nef de ses bateliers, jouissant (à une époque où les transports
routiers sont difficiles) d'une admirable desserte fluviale. Cet étroit terroir devait être
au français ce que le Latium fut au latin.
III.3 Le terme langue d'oc (auj. plus couramment, occitan) apparaît dans des actes
de 1291 et, bientôt, chez Dante qui l'oppose à celle d'oïl et à celle de si, la sienne.
Mais il y avait déjà bien longtemps que pour dire « oui », le nord disait « oïl » (lat.
hoc, ille), et le sud « oc » (lat. hoc).
III.4 Vers 1870, le linguiste Ascoli, en se fondant sur une communauté de traits
linguistiques dont il serait aventureux d'attribuer la responsabilité aux envahisseurs
burgondes, baptise franco-provençal une zone intermédiaire, sans aucune tradition
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Par la suite, le français tend à privilégier l'accent de groupe, alors que le mot
occitan, souvent paroxyton, conserve son accent propre.
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source : DGLFLF
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Si importante qu'ait pu être l'influence francique sur les parlers d'oïl, il serait
pourtant simpliste d'y voir la cause de toutes les évolutions dialectales. Même à date
relativement tardive, certaines peuvent couvrir l'ensemble de l'ancienne Gaule,
comme la palatalisation du /u/ long en /y/, achevée vraisemblablement à l'époque
carolingienne, qui a touché non seulement les pays d'oïl (à l'exception de l'est wallon
et d'une partie du franco-provençal) mais encore, peut-être un peu plus tard, les pays
d'oc.
De même, la palatalisation de /k/ + /e/, /i/ en /tH/ > /H/ en Picardie, alors qu'elle se
fait en /ts/ > /s/ en français (lat. mercede > fr. merci, pic. merchi) pourrait faire partie
de la première grande vague de palatalisations qui a atteint l'ensemble des langues
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romanes bien avant les invasions germaniques, ce qui exclurait une influence franque.
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Comment s'est-il imposé à l'ensemble du territoire, quelle a été au cours des siècles
et quelle est aujourd'hui sa situation par rapport aux dialectes d'oc et d'oïl et aux
variantes appelées « français régionaux » ?
Au XIXe s., les philologues ont été choqués par l'hétérogénéité de ces systèmes et
certains ont même cédé à la tentation de corriger les textes littéraires qu'ils éditaient
pour leur donner plus de cohérence, accentuant ce qu'ils considéraient comme leur
caractère dialectal. Pour tenter de comprendre cette hétérogénéité, A. Dees a soumis à
un traitement informatique 3 300 chartes de langue d'oïl pour réaliser un Atlas des
formes et des constructions des chartes françaises du XIIIe siècle dont le premier
volume (1980) donne les descriptions localisées de 300 phénomènes. Les variantes,
extrêmement nombreuses, traitées sous forme de dichotomies hiérarchisées, sont
exprimées en termes de pourcentages, les points géographiques choisis étant, selon
l'abondance des matériaux, des villes ou des régions. Les indices de corrélation entre
les différents points permettent de conclure que chacun d'eux est caractérisé par un
dosage spécifique de traits régionaux. À partir de là, il devient possible de déterminer
avec une bonne probabilité l'origine des manuscrits non localisés des textes littéraires.
Comment, dans la multitude des variantes médiévales écrites, distinguer ce qui est
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Les textes d'oïl présentent tous des traits dialectaux jusqu'à la fin du XIIIe s. au
moins. L'hétérogénéité des graphies est la règle, et on ne peut en rendre compte que
par des dénombrements. Si l'on effectue (comme le fait A. Dees) les comptages
d'occurrences d'un unique trait graphique à partir du plus grand nombre possible de
textes datés et localisés, on aboutit à des aires délimitées par des pourcentages plus ou
moins élevés allant de 0% à 100 % de traits dialectaux et de traits que nous
attribuerons prudemment à un « français commun ». Si l'on effectue (comme l'ont fait
L. Remacle et C. Th. Gossen) les comptages de toutes les occurrences dialectales de
textes pris un à un, on aboutit à des pourcentages qui dépassent exceptionnellement
15 à 20 % et descendent rarement au-dessous de 5 %. Des sondages faits par Th.
Gossen sur des chartes de diverses régions d'oïl ont donné les résultats suivants : 90 à
97 % de formes communes à Paris, Provins, Bar sur-Aube, Orléans, Honfleur, Rouen;
de 80 à 89 % à Saint-Quentin, Beauvais, Lille, dans la Somme, à Verdun, Châlons-
sur-Marne, Langres, Dijon, Autun, Arbois, Châteauroux, Thouars, Loches, Angers, Le
Mans, Ren, Vannes, Saint-Lô; de 70 à 79 % à Mons, Namur, au Luxembourg, à
Liège, Metz, Mézières, dans les Vosges, dans le Bourbonnais, en Saintonge. La charte
la plus « française » comporte encore 3 % de traits prospectivement dialectaux; les
moins « françaises » sont celles qui proviennent des points les plus éloignés de Paris,
mais la plus dialectale comporte encore 70 % de formes communes.
Dans les textes littéraires, les graphies de l'Ouest, en particulier anglo- normandes,
sont les plus fréquentes jusqu'à la fin du XIIe s. À partirdu début du XIIIe s., les
graphies picardes prennent une importance toute particulière et leur pourcentage a
tendance à varier selon le genre littéraire : J. Bodel est plus picard dans le Jeu de
saint Nicolas que dans la Chansondes Saisnes, Adam de la Halle dans le Jeu de la
Feuillée plus que dans le Jeu de Robin et de Marion et surtout que dans ses poèmes
lyriques. Les deux méthodes convergent donc vers la mise en évidence de l'énorme
importance numérique des formes françaises communes dans les textes
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médiévaux.
La lecture des cartes d'A. Dees montre que les variantes se distribuent de façon
assez cohérente dans l'espace, mais que la forme des aires varie de manière
imprévisible avec les phénomènes étudiés, de sorte qu'il serait très difficile, sinon
impossible, de délimiter des dialectes sur la base d'une communauté de traits à
l'intérieur d'une région déterminée.
Les rares textes antérieurs au XIIe s. sont difficiles à localiser précisément mais ne
proviennent sûrement pas de la région parisienne. Une convergence d'arguments
linguistiques et historiques permet de soutenir comme la moins invraisemblable
l'hypothèse d'une origine poitevine des Serments de Strasbourg (843). La Séquence
de sainte Eulalie (881 ou 882) est wallonne avec des traits picards. Les assonances du
Sant Lethgier (Xe s.), écrit d'après un récit latin de peu postérieur à l'assassinat, près
d'Arras en 679, du saint qui avait été abbé de Saint-Maixent (Deux-Sèvres), dont les
reliques avaient été transportées à Ébreuil (Allier) et dont le culte s'était largement
répandu, présentent les mêmes caractéristiques. Mais il faut sans doute mettre au
compte du copiste un certain nombre de traits méridionaux de ce texte, conservé dans
un manuscrit de la bibliothèque de Clermont-Ferrand, avec une Passion de la même
époque, probablement écrite dans la région dite du « croissant », séparant le domaine
d'oc de celui d'oïl. Quant aux parties romanes du Sermon sur Jonas (vers 950), elles
sont wallonnes. L'original de la Vie de saint Alexis (vers 1040) provenait sans doute
de la région rouennaise; le plus ancien texte conservé de la Chanson de Roland (vers
1080) est anglo-normand. Au XIIe s., l'activité littéraire en langue d'oïl se concentre
surtout dans les domaines anglo-normand, champenois, puis picard. Paris devient un
centre intellectuel important plus tard que Chartres, Rouen, Troyes, Arras. Ses
écoles (où on parlait latin), déjà réputées à la fin du XIIe s., ne sont organisées en
université qu'en 1215; le premier auteur littéraire (peut-être champenois) qui fit
carrière à Paris est Rutebeuf, mort en 1285.
Les formes « communes » sont du francien (mot inconnu au Moyen Âge, créé,
vers 1890, par Suchier et Gaston Paris pour désigner le dialecte présumé parlé
en Île-de-France en le distinguant de la langue devenue ultérieurement
nationale); les scribes ont l'intention d'écrire la langue du roi, langue de
prestige, mais, étant donné leur origine régionale, ils laissent échapper des
« fautes », qui sont précisément les traits dialectaux que nous relevons dans
leurs manuscrits. Sous cette forme abrupte, cette hypothèse est aujourd'hui
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abandonnée.
Quoique « communes » à l'ensemble des régions d'oïl, ces formes n'en étaient
pas moins vivantes à l'endroit où elles étaient utilisées par les scribes,
l'homogénéité supposée des dialectes parlés étant tout à fait problématique,
comme le montrent les Atlas d'A. Dees.
les futurs comportant un groupe /dr/ du type viendra, voudra, faudra, prendra
existent au sud, mais au nord, on trouve dialectalement les formes venra,
voura, faura, pranra sauf dans l’Eure, l'Orne, le Calvados, une partie de la
Manche, l'Oise, et une partie de la Somme.
Un peu plus tard, c'est une influence picarde qui marque la langue commune de
son empreinte : dès les années 1880, l'étude des graphies du XIIe au XIVe s. avait
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révélé au philologue allemand Hermann Suchier que l'évolution /o/ > /ou/ > /E/ a son
origine dans les Ardennes et en Picardie; elle atteint Paris, et se propage vers le sud,
jusqu'à Bourges, selon une sorte de triangle englobant les principales résidences des
rois de France (jusqu'à Philippe Auguste), avec des poussées en direction de Rouen et
de Troyes. En dehors de ce domaine, les dialectes ont /ou/>/u/ et c'est la diffusion du
français central à partir de Paris qui impose la graphie eu et le son /E/.
La langue littéraire de la scripta semble s'être élaborée dès les origines dans des
conditions sociologiques différentes de celles des idiomes populaires et, à partir du
XIIIe s., le parler urbain, stratifié, certes, mais proche de celui de la classe aisée, n'a
cessé de s'opposer au parler rural jusqu'à la Révolution. Depuis, par volonté
unificatrice, la tendance s'est inversée, jusqu'au nivellement accéléré que nous
connaissons aujourd'hui.
Est-ce à dire que cette langue écrite, littéraire, officielle, soit une langue artificielle,
et sans rapport avec le parler réel de la région parisienne ? Bien desservie par voies
d'eau (la Seine qui permet de passer de Champagne en Normandie, l'Oise, grossie de
l'Aisne, qui met Paris en relations avec le Nord, la Marne et l'Yonne irriguant la
Champagne et la Bourgogne), la région parisienne était un lieu de rencontre quasi
obligé pour les voyageurs qui avaient intérêt, pour mieux se comprendre, à y
employer les formes les plus « communes » de leurs dialectes, de préférence aux
formes spécifiques. Des influences du centre vers la périphérie ont dû compenser plus
ou moins les influences de la périphérie vers le centre et ce n'est pas parce que les
écrits conservés sont latins qu'on n'y parlait pas un « françois » commode pour les
relations interrégionales. Et supposer une grande influence des œuvres littéraires en
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langue vulgaire serait leur attribuer une importance qu'elles n'avaient pas à une
époque où toute connaissance sérieuse s'exprimait en latin. Dans un texte illustre
datant de 1180, Conon de Béthune, présent au mariage du jeune Philippe Auguste, se
plaint des railleries dont son parler artésien a été l'objet à la cour :
On voit par là, à la fois, qu'à la fin du XIIe s., on avait clairement conscience de la
diversité dialectale; que les Parisiens jugeaient leur parler supérieur à celui des
provinciaux; que l'usage oral de l'auteur était plus dialectal que l'usage écrit de ses
scribes, les manuscrits de ses poésies ne comportant qu'un très petit nombre de traits
picards; que le mot « françois » (le « francien » des philologues du XIXe s.) ne
s'applique qu'au parler d'une région et non à l'ensemble des parlers d'oïl alors désigné
par le terme de « roman » et surtout que l'intercompréhension existait malgré cette
diversité.
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Or, cette aire géographique inclut les villes qui, depuis Clovis, ont été les
principales résidences royales. À part Charlemagne, qui établit sa capitale à Aix-la-
Chapelle, tous les rois mérovingiens et carolingiens ont choisi de résider dans une
région qui n'excède guère, dans les actuels départements de l'Oise e l'Aisne, les
limites que les toponymes assignent au parler picard : Paris (et ses abords immédiats :
Saint-Denis, Saint-Ouen, Saint-Cloud, Argenteuil, Gentilly), Reims, Laon, Soissons,
Chelles, Compiègne, Noyon, Quierzy-sur-Oise. Ils ont leur sépulture à Saint-
Germain-des-Prés (Paris) ou à Saint-Denis. Hugues Capet est élu roi à Senlis et sacré
à Noyon. Lorsqu'en 1060 le jeune Philippe Ier visite son domaine, ses chevauchées le
conduisent de Paris à Senlis, à Dreux, à Etampes, à Orléans, et l'année suivante, à
Compiègne et à Reims. Les principales « foires de Champagne » (actives à partir du
XIe s.) avaient lieu à Provins (70 kms de Paris) et à Troyes, et (à la différence du
picard), les isoglosses caractéristiques d'un « dialecte » champenois (effets de la
vocalisation du /l/ sur une voyelle précédente, non-évolution de la diphtongue /ou/
en /E/) ne peuvent remonter à une date prélittéraire. Dans toute cette région, dont
l'importance politique et économique n'est pas à démontrer, on parlait le « françois »
ou un dialecte qui ne s'en distinguait que fort peu.
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VII.5 Jusqu'au XIIIe s., on peut affirmer l'identité, dans leur majorité, des formes
« françoises » et des formes interdialectales, ainsi que le sentiment, plus d'une fois
affirmé, de la supériorité du « françois », dont le rayonnement reste pourtant
hypothétique. Mais, aux alentours de 1280, les chartes, jusque-là rédigées assez
librement, changent de caractère : on constate un certain raidissement, dû en
particulier à une ordonnance de 1281 permettant aux particuliers d'obtenir des actes
sans passer par la juridiction d'Église; des bureaux d'écritures se développent autour
des baillis. Le personnel, pas toujours local, en relation constante avec la cour et les
bureaux parisiens, écrit toujours en français des actes répandus par milliers. Il a donc
tendance à éliminer des traits dialectaux trop voyants. Dans les cas où A. Dees
oppose deux cartes (l'une vers 1275, l'autre vers 1300) pour un même phénomène, on
constate une croissance très nette des pourcentages de la forme « commune ». Par la
suite, seuls conserveront encore un caractère dialectal accusé les délibérations
d'assemblées, suppliques, pétitions, procès-verbaux d'enquêtes, comptes, inventaires,
lettres privées, etc., qui, à la différence des actes juridiques, ne sont soumis à aucune
règle particulière. De même, dans les textes littéraires, les graphies dialectales se
raréfient au cours du « moyen français » et disparaissent pratiquement vers le milieu
du XVIe s. La diffusion dans les provinces du français de Paris est, à partir de la
fin du XIIIe s., un fait incontestable, principalement dû aux progrès du pouvoir
royal et de la centralisation administrative. Et ce n'est pas n'importe quel parler
parisien ! Dès le XIIIe s., nous percevons des traces de prononciations divergentes
correspondant vraisemblablement à des différences de classes sociales : certaines
évolutions, apparemment senties comme vulgaires, sont freinées (passage de /wε/ à /
wa/, de /λ/ à /j/) ou carrément réprimées (passage de /èau/ à /jo/, ouverture de /è/ en
/a/ devant /r/, passage de /s/ intervocalique à /r/, etc.) et ne se conservent que dans les
campagnes proches. Au XVIe s., le « français » est une grande mosaïque d'usages
sociaux et régionaux très variés, mais déjà la cour et le parlement font figure de
modèles. Au XVIIe s., leur usage sera tenu pour seul « bon » et, parmi toutes les
façons de parler possibles à Paris, seul cet étroit sociolecte donnera naissance au
« français standard » d'aujourd'hui. Martine, des Femmes savantes, était peut-être
d'Auteuil ou de Pontoise, peut-être de Paris même; il n'y a aucune raison de la
supposer picarde, ni normande, ni bourguignonne. Pour entendre quelque chose qui
ressemblait au parler des paysans de Molière et de Marivaux, il suffisait d'écouter un
jardinier d'Argenteuil ou de Montmorency.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 26
VIII.1 Dans la société tripartite du Moyen Âge, à côté des diverses formes de la
« lingua rustica », du « roman », pratiquées par les chevaliers, les laboureurs, et, de
plus en plus, par les gens de loi (malgré leur formation latine), à côté de cette norme
« françoise » qui tendait à s'établir, le latin est resté pendant des siècles la langue
vivante, non seulement écrite, mais orale, des clercs qui avaient gardé le privilège
de l'accès aux Écritures, saintes et profanes. Entrer dans une école monastique, et,
plus tard, dans une université, signifie apprendre à lire et à écrire, àsuivre des cours et
à prendre part à des « disputationes » en latin. La Sorbonne (fondée en 1252) est le
centre du « quartier latin » où se regroupe la corporation universitaire comme, en
d'autres quartiers, celles de marchands ou d'artisans. Toutes les connaissances
sérieuses et savantes relevant du cursus sont consignées dans des ouvrages en latin
aujourd'hui méconnus mais dépassant en nombre et en importance ceux en langue
vulgaire. Les œuvres et les hommes circulent sans obstacle dans une communauté
universitaire internationale utilisant une langue qui possède des normes et une
terminologie clairement enseignées. Outre le prestige d'être inaccessible au profane,
ses qualités de stabilité, de technicité et d'universalité lui donnent la première place
dans la hiérarchie des langues, et lui assurent un quasi-monopole parmi les
intellectuels. Il a fallu les travaux des grammairiens et lexicographes, à partir du
XVIe s., pour expliciter ses règles et fixer son « bon usage », et son rayonnement à
l'étranger aux XVIIe et XVIII s., pour que le français puisse prétendre à disputer au
latin son rôle de « supranorme ».
Quelques traductions de la Bible existent au Moyen Âge, mais leur usage est
exceptionnel. Sa lecture par des laïcs ignorants est tenue pour la source de toutes les
hérésies. « L'Église enseignante » utilise la langue vulgaire pour prêcher, catéchiser
« l'Église enseignée », et l'édifier au moyen de nombreuses vies de saints et contes
pieux, mais elle conserve le latin pour la liturgie, la théologie et la philosophie. Au
début du XVIe s., Érasme et Briçonnet militent pour l'accès direct des laïcs à
l'Écriture sainte traduite dans leur langue. Le concile de Trente ne l'interdit pas mais
reste sur la réserve. C'est Olivétan et son cousin Calvin, publiant l'un, en 1535, une
traduction de la Bible, l'autre, en 1541, une traduction française de son Institutio
religionis christianae, qui ouvrent la première brèche importante dans le latin
religieux. L'Église catholique, quatre siècles plus tard, lui portera le coup de grâce par
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À partir de la Renaissance, lorsque les collèges s'ouvrent aux gens du monde, ils
continuent à dispenser une culture exclusivement latine. Deux nouveaux ordres
religieux forment les élites laïques : les Oratoriens qui admettent un peu de français
dans les classes élémentaires, et les Jésuites qui l'interdisent jusqu'au début du
XVIIIe s. On joue dans leurs collèges des pièces de théâtre en latin. Tous le
pratiquent jusqu'au cuisinier, avec son « latin de cuisine » ! Le père de Montaigne lui
avait donné un précepteur allemand chargé de ne lui parler que latin. Toute la famille,
serviteurs compris, avait suivi le mouvement et il n'avait pas appris un mot de
français − ou de gascon − avant l'âge de six ans ! Cas non exceptionnel : il en allait de
même dans la famille Estienne.
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C'est un paradoxe que les gloires de la littérature française, les meilleurs stylistes en
notre langue, n'aient jamais appris le français mais uniquement le latin. Cette
confrontation perpétuelle de deux normes, et souvent de trois (la « supranorme »
latine, la norme française, et l'« infranorme » dialectale) − la norme antique et
vénérable, présentant des structures syntaxiques profondément différentes des
autres − , obligeait à une gymnastique mentale dont les meilleurs esprits ont tiré un
incontestable profit linguistique.
Mais ce n'est pas le cas pour les élèves des écoles de villages, « petites écoles »,
« écoles de charité », auxquels on apprend à lire les principales prières en latin (donc
en prononçant toutes les lettres), sans apprendre le latin, de sorte que le passage à la
lecture en français (avec des lettres muettes) est fort laborieux et occasionne nombre
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IX.1 Au fur et à mesure que le « françois » s'étend et gagne en prestige, les dialectes
se particularisent toujours davantage. La paysannerie, dans son ensemble, à partir du
XVIe s., a pour langue maternelle des patois; les écoles paroissiales de villages, en
nombre sans cesse croissant, sont des annexes de l'Église, dont le clergé, à côté du
latin obligatoire dans les actes liturgiques, emploie l'idiome local pour les sermons, le
catéchisme, et beaucoup de cantiques populaires, en particulier des Noëls. On y
enseigne surtout la religion, la lecture, un peu d'écriture et de calcul. Ces écoles sont
impuissantes à assurer une vraie francisation, à supposer que les maîtres, souvent peu
instruits, en aient eu la volonté.
Dans leur désir d'« enrichir » la langue française, les écrivains de la Renaissance,
introducteurs du terme « dialecte », enrichissent volontiers leur vocabulaire de mots
du Val-de-Loire devenu région des châteaux de plaisance. Néanmoins, à partir du
milieu du XVIe s., en dehors de brefs opuscules en patois extrêmement marginaux,
burlesques, et faiblement diffusés, le français élimine les graphies et les faits de
morphologie dialectaux et même parisiens populaires.
Les rois de France, dans leur lutte contre les pouvoirs féodaux, ont contribué au
recul des dialectes. Illustre, parmi une série d'édits royaux qui luttent contre les
malentendus résultant de l'usage administratif du latin, l'ordonnance de Villers-
Cotterêts, prise par François Ier en 1539, stipule que tous les actes juridiques se font
désormais en langage maternel françois et non autrement. Malgré l'adjectif
« maternel », elle est vite interprétée comme imposant le français du roi au détriment
des idiomes régionaux. Elle provoque de « merveilleuses complaintes » chez les
Provençaux forcés d'adopter un bilinguisme au moins passif s'ils veulent conserver le
contrôle de leurs affaires. À vrai dire, l'édit de Villers-Cotterêts a été assez souvent la
consécration d'un état de fait : l'ancien occitan reculait, comme langue littéraire
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français, surtout parmi les artisans : le tour de France des compagnons, les travaux
saisonniers entraînant des déplacements d'une province à l'autre, l'émigration des
montagnards (Savoyards, Auvergnats) vers les villes des plaines. Au XVIIIe s., le
développement d'un réseau routier convergeant vers Paris et un début
d'industrialisation amènent certains déplacements de populations, donc des mariages
entre gens de provinces différentes,favorisantmoins l'assimilation linguistique d'un
conjoint par l'autre que la pratique du français commun.
IX.4 Ce que la royauté n'avait qu'ébauché, la Révolution le voulut; elle entreprit une
politique d'éradication des dialectes et langues régionales, et une francisation
générale. En même temps qu'elle crée le mètre, le litre, le gramme, instruments
universels de mesure, l'une des conditions juridiques de l'échange, elle veut qu'un
même langage puisse servir à toutes les transactions, sur tout le territoire national.
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X.1 Et pourtant, à la fin du XXe s., les parlers régionaux donnent des signes de
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En effet, leur œuvre n'aurait été que muséographique sans cette passion de ne pas
laisser mourir les parlers régionaux qui, dans bien des provinces, subsistaient comme
langage de la gaieté et de la facétie. La volonté de leur rendre vie et dignité fut
hautement affirmée par certains, aux yeux de qui comme à ceux d'un correspondant
de Grégoire, pour détruire les patois « il faudrait détruire le soleil, la fraîcheur des
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En Suisse, où le français est associé aux valeurs de la bourgeoisie urbaine les patois
disparaissent, d'abord dans les villes protestantes (Genève vers 1750, Lausanne et
Neuchâtel vers 1800). Combattus par l'école, ils déclinent au XIXe s. Alors que la
Suisse alémanique a conservé ses dialectes, en revanche pour la très grande majorité
des Suisses romands le patois est devenu un monde étranger.
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Tout d'abord à ceux qui s'en font les champions. Il est difficile d'enseigner une
« langue régionale » sans définir une norme explicite remplaçant les simples usages
des patois, sans les uniformiser, sans retomber à l'échelle de la région dans ce
phénomène du « parler directeur » qu'on fuyait à l'échelle de la nation.
L'intercompréhension affirmée par les Occitanistes n'est que toute relative, et les
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Prospectivement, on peut penser que les « langues régionales » qui ont le plus
d'avenir sont celles qui peuvent servir de « tremplin » pour l'acquisition d'une langue
étrangère : allemand pour les dialectes d'Alsace et du nord de la Lorraine, espagnol
pour la langue d'oc, italien pour le corse, néerlandais pour le flamand. Mais, malgré
leur isolement, il faut aussi compter avec la volonté des Basques et des Bretons : un
idiome survit dans la mesure où il y a assez de gens qui trouvent un intérêt à l'utiliser.
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joue à l'égard du français le rôle de « langue dominante » qu'on lui reproche de jouer
à l'égard des dialectes, la première urgence est de le défendre. Pour qu'il reste le
véhicule commun aux francophones d'Europe, d'Amérique, d'Afrique, et d'Océanie, il
faut s'abstenir d'enseigner ce qui pourrait nuire à l'intercompréhension entre des
locuteurs si différents.
XI.1 Ils s'opposent aux dialectes quand ils ont en commun avec le français
standard :
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XI.2 Mais ils s'opposent au français standard par un ensemble de traits permettant
d'identifier un Alsacien, un Languedocien, un Belge, un Suisse, un Canadien, un
Africain, etc. Leur diversité s'explique surtout par différents substrats dialectaux,
mais aussi par des archaïsmes, des innovations originales, ou par l'influence de
langues étrangères voisines (de l'allemand sur le français parlé à Strasbourg ou en
Suisse, par exemple).
Ils étaient nets et bien diversifiés sous l'Ancien Régime : À la convention nationale,
écrit Grégoire, on retrouve les inflexions et les accents de toute la France. Les finales
traînantes des uns, les consonnes gutturales ou nasales des autres, ou même des
nuances presque imperceptibles, décèlent presque toujours le département de celui
qui parle. Aujourd'hui, ils régressent, en particulier l'/r/ roulé. Pourtant la radio et la
télévision, qui naguère pourchassaient l'accent méridional, tendent à le tolérer chez
certains de leurs présentateurs et le Parisien, qui vit en pleine sécurité linguistique et
croit ne pas avoir d'accent, est surpris de s'entendre dire à Marseille qu'il « parle
pointu ».
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qui les utilisent les croient français, mais hors frontières c'est un point sensible
de la conscience linguistique régionale, surtout depuis que Belges et Québecois
ont acquis un rôle de premier plan dans la défense de la langue française : la
plupart des Belges et des Canadiens emploient couramment certains mots en
sachant très bien qu'ils ne sont pas du français de France et sans leur
reconnaître aucune « indignité » particulière. D'où une certaine contestation du
rôle de « parler directeur » du « français parisien cultivé », ce « français
régional » parmi d'autres...
À la fin du XXe s., les problèmes des relations entre le « français standard » et les
langues et dialectes ancestraux de l'antique « Francia » sont tout à fait mineurs en
comparaison de ceux que pose, depuis les années soixante, l'arrivée massive sur le
territoire français d'étrangers d'origines extrêmement diverses, qui revendiquent
hautement le droit à une installation définitive, et dont la langue maternelle a souvent
des structures totalement différentes de celles des langues romanes ou même indo-
européennes. Numériquement, le portugais et l'arabe sont beaucoup plus importants
que le breton ou le basque. La relative inefficacité des tentatives d'alphabétisation des
adultes (subventionnées par le Fonds d'aide sociale) a amené le législateur à
supprimer, par exemple, parmi les conditions d'éligibilité aux comités d'entreprises,
l'obligation de s'exprimer en français (loi de 1982, ainsi confirmée par le Conseil
d'État en 1987). Le Code du travail, malgré le principe d'utilisation de la langue
française pour la rédaction des contrats de travail écrits, prévoit, depuis 1988, qu'un
salarié étranger peut en demander une traduction dans sa langue maternelle et, en cas
de litige, seul ce texte (dont les conditions de traduction ne sont pas précisées) peut
être invoqué contre lui. La « vision du monde » implicitement contenue dans les
parlers d'oc, ou dans une langue romane comme le portugais, ou dans une langue
européenne comme le polonais, n'est sans doute pas trop différente de celle de la
langue française. Mais le passage du vietnamien, où les mots sont monosyllabiques et
invariables, où la personne se définit par sa place dans la hiérarchie sociale, au
français, avec sa variabilité morphologique et la claire opposition d'un « je » et d'un
« tu » est une sorte de « révolution copernicienne » exigeant une énorme gymnastique
mentale.
Les enfants étrangers scolarisés en France sont plus nombreux que tous les élèves
des réseaux français ou franco-étrangers hors frontières. Ils s'adaptent vite au
français, mais sommairement et mal, sans pédagogie appropriée. S'il est vrai que
l'enseignant doit pouvoir s'appuyer sur ce que connaît déjà l'enseigné, et qu'on ne peut
pourtant pas initier chaque instituteur à tout un éventail de langues étrangères,
comment éviter que les échecs, déjà enregistrés par une école monoculturelle dans
une société pluriculturelle à l'échelle française, ne soient décuplés à l'échelle de
l'immigration ? Si un jeune « Chtimi » souffre d'une « insécurité linguistique » de
nature à compromettre sa réussite et à faire de lui l'un de ces illettrés dont, au bout
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 40
ANNEXE
Texte français :
Son fils lui dit alors : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre vous; je ne mérite plus d'être
appelé votre fils. Mais le père dit aux serviteurs : Allez vite chercher la plus belle robe et l'en
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 41
revêtez, mettez-lui au doigt un anneau, des souliers aux pieds. Amenez le veau gras et tuez-le,
mangeons et faisons liesse.
Textes d'oïl :
1. PICARD (Saint-Omer) : Sin fieu ly dit : Min père, j'ai grament péché conte l'ciel et conte vous; et
jenne su pu dinne d'éte apelai vous fieu. Alor I'pére dit à ses gins : Allez vite qére s'première
robe et fourez ly su sin dos; mettez ly un aniau au douet et dés solés à ses pieds. Amenés
aveucque I'viau cras et tuélle, mingeons et faigeons bonne torche.
2. WALLON (Malmédy) : Et l'fils Il diha : Pere, j'a pegchi conte lu ci et conte vos : ju n'so nin digne
d'ess loumé vos fils. Mais l'pere diha atou ses siervans : appoirto bin vite su pu belle robe et
tapo li so l'coir et metto li onne bague et des solés èze pis. Et allézo prinde lu cras vai et sul
touo et s'magnans et s'fusans gasse.
3. MORVANDIAU (Nièvre) : Et son fiot ly dié : Men père, y ait pécé conte le ciel et coi vous aitout,
y n'mairite pu d'eitre aipelé voute fiot. Anchitôt, le père dié ai sas valots aiportez vias sai
premère robbe et vitez ly, boutez ly enne baigue au det et das soulés dans sas piés. Aimouniez
aitout le viau gras et l'tuez : mezons et fions fricot.
Textes d'oc :
1. AUVERGNE (Ambert, Puy-de-Dôme) : Son garsou Il diguet : Payre, iou é petcho contro le chia
et contro vous; et iou ne sé pu digne d'être appella voutre garsou. Adonle payre diguet en sons
vali : Pourta vite la pu bèlo raubo et metta lo li et meta li ono bago au de et de soulards en sons
pès. Mena mai le vedet gra et tua le. Mangean et fagean bouon fricot.
2. GASCOGNE (Gers) : E soun hil qu'eou digouc : Moun pay, qu'ey peccat cost’oou ceo é
daouant bous : nou souy pas mes digne deou noum de boste hil. Lou pay que digouc a sous
baylets :Biste, biste, pourtat sa pruméro raoubo é boutats l'oc; boutats lou la bago aou dit, é
caoussats lou. Amiats lou bedet gras, é tuats lou : minjen é hascan uo gran'hesto.
3. PROVENCE (Marseille) : Et soun fieou li diguet : Moun païré aï peccat contro lou ciel et contro
de vous, noun siou pas digné d'estre appelat vouestre fieou. Alors, lou péro diguet à seis
domestiquos : Adduses sa premiero raoubo, et vestisses lou; mettes-li une bague oou det et de
souliers eis peds. Adusés lou vedeou gras et tuas lou, mangens e faguem boumbanço.
Texte en franco-provençal
1. SUISSE (Valais, Saint-Maurice) Son meniot la y a det : Mon père y ai petchia devant le chel et
devant vo; ye ne sey pas digno ora d'être appèlo voutrom fi. Mais le pere a det à son valets :
Apporta ley to de suite sa première roba é la fey bota; metté ley ona baga u dey é dé solar è
pia; amènà le vè grà é toa lo; mindzin é fézin granta tchiéra.
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CHAPITRE II
I. Introduction
II. La Belgique
II.1 Situation linguistique de la Belgique des origines à 1830
II. 2 Le réveil flamand
II.3 Les conflits linguistiques actuels en Belgique
II. 4 Le cas de Bruxelles
II.5 En marche vers une solution ?
III. Le Luxembourg
IV. La Suisse
V. La Savoie, Nice et le Val d'Aoste
VI. Monaco
CARTES
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 43
I. Les frontières qui séparent la France des états frontaliers francophones sont
politiques, non linguistiques. Ni la Wallonie ni la Suisse romande ne sont bilingues, le
français n'y est pas minoritaire; leurs habitants parlent un français régional comme un
autre, et bien souvent le français de Paris. La Suisse romande tend au refoulement de
toute tradition locale qui pourrait la singulariser par rapport à la France. Le
développement, relativement tardif, d'une littérature en wallon ou en français
régional, n'a jamais donné naissance à un mouvement organisé tendant à faire du
« français de Belgique » la langue officielle ou même seulement normale du pays.
D'innombrables puristes donnent aux Belges des leçons de beau langage, utilisant les
mots « flandricisme » et « belgicisme » dès 1806 et 1811. Entre eux, les Belges se
gardent de « pincer » leur français; ils ont un « bon usage » qui admet des
régionalismes lexicaux et surtout phonétiques, mais sont volontiers puristes en
syntaxe. Rien de comparable à la réaction des Québécois, regimbant contre le
français de Paris. Dans les circonstances officielles et, hors de leur pays, afin d'être
compris, ils s'y adaptent sans rechigner. Rien d'étonnant donc à ce que ce soit un
Belge, Maurice Grevisse, qui ait écrit la plus complète grammaire normative du
français moderne : Le Bon Usage.
II. LA BELGIQUE
Rappel historique
La région de la Meuse et une grande partie de celle qui porte depuis la fin du XVe s.) le nom de
« Pays-Bas » ou Belgica (antique appellation gallo-romaine ravivée par les humanistes) étaient
terres d'Empire alors que la Flandre, l'Artois et le Tournaisis étaient des fiefs français. Mais à
partir de 1197 (avènement de Frédéric II Barberousse, qui s'en désintéresse), la dépendance
des grands fiefs : Brabant, Hainaut, Namur, Luxembourg, devient purement nominale, et leurs
principautés, ainsi que celle de l'évêque de Liège, de petits États souverains. La France, à partir
de Bouvines (1214), y étend son influence et, en 1384, un frère du roi, le duc de Bourgogne,
hérite de la Flandre et de ses dépendances. En 1477, date du mariage de Marie de Bourgogne,
unique héritière de Charles le Téméraire, avec Maximilien d'Autriche, la région passe aux
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 44
Habsbourg, alliés par mariages à la maison de Castille. Elle est d'abord gouvernée par
Marguerite d'Autriche, fille de Maximilien et tante de Charles Quint. Celui-ci est né à Gand en
1500, élevé à Malines, devient empereur en 1519, et fait désormais passer l'intérêt de l'Empire
avant celui de son pays natal. Son fils, Philippe II d'Espagne, ne sait pas éviter une rébellion qui
se termine en 1579 par une rupture : la Hollande et le autres provinces du Nord, calvinistes,
forment la « République des provinces unies », regroupées sous l'autorité du « stathouder »
Guillaume de Nassau (devenu par héritage prince d'Orange en France), qui fut, en fait, le
fondateur de la dynastie de l'actuel royaume des Pays-Bas; celles du Sud, dont les frontières
sont fixées au traité d'Utrecht (1713), restent aux Habsbourg catholiques (espagnols et, à partir
de 1714, autrichiens). Envahies par les armées de la Révolution, elles sont, en 1797, annexées
à la France et, en 1815, à la Hollande. En 1830, une révolte de la bourgeoisie francophone
contre la maison d'Orange est à l'origine de l'indépendance, reconnue par les puissances
européennes et ratifiée par la Hollande (1839), d'une monarchie neutre et laïque, la
« Belgique », sur un territoire traversé d'est en ouest par l'antique frontière linguistique
germano-romane (voir chapitre 1). On créait ainsi, sans le percevoir encore, un risque
d'éclatement du royaume, en même temps qu'en la personne de Léopold de Saxe-Cobourg, on
lui donnait le fondateur d'une dynastie qui en a jusqu'ici préservé l'unité.
source : http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/europe/belgiqueetat_demo.htm
Comme partout ailleurs en terres d'oïl, en Wallonie et dans la partie picarde du pays,
la langue écrite au Moyen Âge est la langue commune, marquée d'une proportion
variable, mais jamais très considérable, de dialectalismes, qui devient peu à peu, au
XIIIe s., celle de l'administration et des affaires. Les archives de Tournai, détruites en
1940, conservaient environ 100 000 chirographes français du XIIIe s.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 45
Pour leurs affaires intérieures, les Flamands utilisent leurs dialectes, apparentés au
néerlandais actuel, tendant à se substituer au latin. À l'époque du comte de Flandre
Louis III de Male (1330-1384), les cours de justice rendent leur sentence dans la
langue employée par les parties. Les d'Arteveld, meneurs des révoltes de Gand
(seconde moitié du XIVe s.), commencent à exprimer des revendications
linguistiques, Jacques écrivant (en français) au roi d'Angleterre qu'ils allaient « bouter
hors le langage françois » et Philippe se faisant fort de s'emparer de la personne du
jeune roi Charles VI et de lui apprendre le flamand. En Brabant, le chancelier devait
être bilingue. Charles le Téméraire provoqua une vive réaction particulariste en
essayant de généraliser l'usage du français. Le flamand se maintint donc et continua à
développer une littérature.
Néanmoins, passé le règne du duc Jean de Brabant (1312-1355) qui avait encore
écrit des poésies en flamand, les familles régnantes, surtout la bourguignonne, ne
pratiquèrent que le français, langue des Cours. Adenet le Roi, dont la carrière
littéraire se déroule au XIIIe s., en Brabant et en Flandre, nous apprend, dans Le
Roman de Berthe aux grands pieds, que
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 46
dominantes et, pour beaucoup de Flamands, une langue moins étrangère que le
néerlandais. La frontière linguistique est alors autant sociologique que géographique :
l'aristocratie et la bourgeoisie parlent français tandis que le peuple parle divers
dialectes, germaniques flamands, ou romans (wallon, picard, ou gaumais, dialecte
lorrain de la Gaume). Cette situation, durable, fit que certains Flamands, dont les plus
illustres sont Verhaeren (1855-1916) et Maeterlinck (1862-1949), ont fréquenté des
établissements scolaires où le flamand était prohibé, le dialecte, exclusivement
« réservé au peuple », étant surtout employé pour parler aux domestiques dans leur
milieu familial parfaitement francophone.
Tout cela explique qu'en 1830, le problème linguistique n'ait pas été considéré
comme un obstacle à la création du nouvel État belge, unitaire et centralisé, où
malgré un arrêté proclamant la « liberté des langues », toutes les écoles, les
administrations et les tribunaux étaient francophones.
À partir de 1850, alors que la petite bourgeoisie, soucieuse de faire carrière dans
l'administration, souffre du préjudice que lui cause sa langue maternelle, des
intellectuels, suivant un mouvement général à l'époque du Félibrige, trouvent un
nouvel intérêt aux parlers flamands. Dans de nombreux établissements
d'enseignement catholiques, des cercles les étudient et les réhabilitent. On publie des
pamphlets et des œuvres littéraires dont les auteurs sont souvent des prêtres. Issus du
peuple, ils sont en conflit avec le haut clergé francophone qui, à la fin du siècle, tolère
l'enseignement du flamand dans les écoles primaires mais le refuse à l'université. Des
étudiants militent pour qu'il se répande dans tout l'enseignement. En 1889, on en
réintroduit l'usage dans les tribunaux et en 1898 la loi de l'égalité impose la rédaction
des lois dans les deux langues. Au cours de la guerre de 1914-1918 (et pendant celle
de 1939-1945), l'occupant allemand soutient le mouvement flamand. Quelques
années après, l'université de Gand devient néerlandophone, malgré l'opposition du
cardinal Mercier favorable au français comme tout le haut clergé et les partisans de
l'ordre établi.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 47
Depuis 1947, les recensements ne mentionnent plus les langues : les partis flamands
qui dominent les gouvernements belges ne souhaitent pas voir publier des chiffres qui
démontreraient la francisation progressive de Bruxelles et de certaines communes de
banlieue réputées néerlandophones. La minorité de langue allemande ne compte
guère que 65 000 personnes scolarisées, depuis 1919, dans le bilinguisme allemand-
français, qui, lorsqu'elles sont bilingues, pratiquent plutôt le français que le flamand.
Une estimation grossière du nombre des Belges francophones tentée en 1963, en
additionnant la population de la Wallonie (3 227 000) + 85 % de Bruxelles (858 000)
+ 250 000 habitants de la banlieue de Bruxelles + Flamands de langue française +
étrangers latins ou maghrébins, donnait un total de 4 300 000, soit 43 % de la
population de la Belgique. Cela signifie que la tendance est à la décroissance, les
pourcentages étant de 46 % en 1900 et 44 % en 1947.
En 1962-1963, une loi a fait coïncider les limites administratives avec les limites
linguistiques. Sans demander l'avis des habitants, Mouscron et Commines ont été
rattachés à la zone francophone et les Fourons (en flamand Voeren) à la zone
néerlandophone. Cet ensemble de six villages détaché de la province de Liège et
rattaché à celle de Limbourg a élu constamment, pendant de longues années, le
bourgmestre José Happart, un Wallon qui ne sait ou ne veut parler une autre langue
que le français. Il demande inlassablement le « retour à Liège » de sa commune, ce
qui exaspère les Flamands. Les « facilités » concédées par la loi aux minorités
linguistiques concernent les administrés mais pas les administrateurs : tout Fouronais
a le droit de remplir sa déclaration d'impôts en français, mais le maire est tenu à
n'utiliser que le néerlandais dans ses actes officiels. La querelle des Fourons est
l'abcès de fixation d'une vraie guerre civile linguistique. En octobre 1986 l'annulation
par le conseil d'État de l'élection du bourgmestre, contestée par les ministres wallons
et jugée immédiatement applicable par les ministres flamands, fut pour quelque chose
dans la démission du cabinet Martens. Un accord intervenu en mai 1987 laissa à José
Happart le titre de bourgmestre en lui retirant certaines prérogatives. En décembre
1988, il démissionne, mais n'abandonne pas la lutte. Autre traumatisme cruellement
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ressenti par les Wallons : le Walen Buiten (« Wallons, dehors ! ») qui a retenti vers
1960 dans l'université catholique de Louvain Y il est vrai surpeuplée Y , d'où scission,
et transfert de sa section francophone dans le Brabant wallon, à « Louvain-la-
Neuve ».
En matière économique, les réalités l'emportent sur les passions : les Flamands ne
refusent pas de parler français avec les Français (encore qu'ils préfèrent utiliser
l'anglais !). Mais dans les relations commerciales, le fournisseur parle la langue de
son client. Les firmes étrangères ou wallonnes ne peuvent espérer vendre en Flandre
qu'avec le concours de représentants néerlandophones, réciproquement, les Flamands
doivent utiliser le français pour vendre en pays francophone. À noter qu'en 1979, 91,3
% des élèves des écoles flamandes avaient choisi le français comme première langue,
et 8,7 % seulement l'anglais. 75 % apprennent le français à concurrence d'au moins
deux ou trois heures par semaine pendant au moins quatre ou cinq ans (et un tiers
pendant dix ans), et leurs connaissances sont sans cesse entretenues et consolidées par
la radio, la télévision francophone (regardée par 15 % d'entre eux), la presse, et les
vacances en France. 70 % de la population totale a ainsi la possibilité de
communiquer en français. Tant que la France restera le troisième partenaire
commercial de la Belgique, on pourra y travailler en français. Et il y a toujours
interaction, on le sait bien, entre les domaines économique et culturel.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 49
commerciaux n'y engagent guère de personnel qui ne soit trilingue (français, flamand
et anglais).
Malgré certaines pressions pour peupler les classes flamandes aux normes de
création et d'encadrement particulièrement favorables, les enfants font leurs études en
français dans la proportion de 8 ou 9 sur 10. Mais dès le début, ils sont obligés
d'apprendre la seconde langue nationale. Il existe à Bruxelles un « Front des
Francophones » qui développe les arguments suivants : il n'y a pas équivalence entre
le « bilinguisme de promotion » flamand-français, qui donne accès à une grande
langue internationale, et le « bilinguisme de résignation » français-flamand qui ne sert
guère qu'à devenir employé subalterne dans la ville de Bruxelles et ne permet même
pas une communication aisée avec les Belges de Gand ou d'Ostende, puisqu'on
n'enseigne pas les parlers flamands usuels en Belgique, mais le « beschaafd
nederlands » qu'à peine plus de cinq mille Belges pratiquent en dehors de l'école. Les
parents ont le droit naturel de choisir le mode d'éducation de leurs enfants, certains
pédagogues considèrent comme dangereux de commencer l'apprentissage d'une
langue étrangère avant de maîtriser les mécanismes de sa langue maternelle; les
instituteurs bilingues flamands enseignent un français sans nuances, contaminé, voire
fautif... À quoi les Flamands répondent que l'argument de la fragmentation des patois
ne tient pas, que le néerlandais est leur véhicule normal, que le français est mieux
enseigné dans les classes flamandes que le néerlandais dans les classes françaises, et
que le bilan de l'enseignement bilingue, surtout dans les classes flamandes, est positif.
Même si l'on fait la part des passions dans ce débat, cette situation n'est pas de nature
à créer entre les deux communautés un climat de sympathie et de compréhension
dans la liberté intellectuelle et culturelle.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 50
L'acuité des conflits a obligé la Belgique à se réorganiser. Au 1er janvier 1993, elle
est devenue officiellement un État fédéral associant trois communautés (française,
flamande et allemande) réparties sur trois régions (Wallonie, Flandre et région
bruxelloise), et réunies dans un comité de coordination. Chaque communauté,
compétente pour l'enseignement, les matières culturelles et la coopération
internationale en ces matières, a son assemblée législative, son exécutif, son
« commissariat général aux relations internationales » et sa représentation à l'étranger.
Un « gouverneur adjoint » doit veiller sur l'application des lois linguistiques dans
l'enseignement, l'administration et les gouvernements autonomes. Quoique les
institutions fédérales ne reçoivent que des miettes du budget de l'État, ce qui gêne
plus les Wallons que les Flamands, on a créé (1985) un « service de la langue
française » et un « Conseil de la langue française » qui a déjà retenu comme
prioritaire la question du français langue scientifique; désormais, la communauté
française dispose d'un centre culturel à Paris et à Québec.
L'existence même de la Belgique fut contestée dans les années 80; elle l'est moins
aujourd'hui : la majorité des Wallons ne souhaiteraient pas plus être rattachés à la
France que les Flamands ne souhaiteraient être rattachés au royaume des Pays-Bas.
De plus en plus, les deux communautés ont le sentiment de former une nation. Le
mouvement « Bruxelles-Français » voudrait voir cette ville si disputée devenir la
capitale d'un État Wallon-Bruxellois souverain traitant juridiquement, malgré les
inégalités économiques, d'égal à égal avec un État flamand souverain. L'institution
monarchique observe, depuis Léopold III, une parfaite neutralité dans le débat
linguistique. Elle a jusqu'ici maintenu l'unité de la Belgique. Pourra-t-elle longtemps
encore jouer ce rôle ? Quel pourra être le sort des divers groupes linguistiques belges
dans une confédération européenne ? C'est ce qu'il est bien difficile aujourd'hui de
prédire.
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III. LE LUXEMBOURG
Rappel historique
Luxembourg, chef-lieu d'un comté puis d'un duché, donna plusieurs empereurs à l'Allemagne
avant le rattachement à la Bourgogne, puis aux domaines des Habsbourg, puis à la France,
sous le nom de « département des forêts ». En 1815, le roi des Pays-Bas devint Grand-Duc de
Luxembourg, par une union personnelle qui dura jusqu'en 1890. Le Grand-Duché conclut en
1922 une « union économique belgo-luxembourgeoise » puis devient membre du Bénélux dont
il représente un peu plus de 1 % de la population. À mi-distance d'Amsterdam et de Milan,
carrefour entre la France et l'Allemagne, dont il utilise les deux langues, ce petit État souverain
était destiné à devenir le siège de la C.E.C.A. et de divers organismes ouest-européens.
Mis à part les environs de la bourgade romane de Lasauvage dont le dialecte est
lorrain, la langue maternelle des autochtones (268 813 sur 364 602 habitants en 1981)
est le dialecte luxembourgeois, voisin de l'allemand, qui en 1984 a succédé, comme
langue nationale, au français toujours enseigné dès les classes primaires. Ainsi la
majorité des Luxembourgeois sont trilingues (luxembourgeois, français, allemand).
Beaucoup pratiquent l'anglais (ou l'une des langues de l'immigration, surtout le
portugais ou l'italien) et sont quadrilingues. Un sondage réalisé en 1986 révèle que,
pour les échanges oraux, le luxembourgeois est préféré dans la vie privée, les
spectacles, discours, conférences, cérémonies religieuses. Mais le français a une
position dominante sur le lieu du travail, dans les cafés, les restaurants, les magasins.
On préfère les disques, les cassettes, les films, la télévision en français, mais les
émissions radiophoniques en allemand. En fait de lectures, beaucoup de
Luxembourgeois sont éclectiques, mais un tiers ne choisit que des journaux,
périodiques, livres en allemand, alors qu'un dixième seulement les choisit
exclusivement en français. Pour les échanges écrits, les correspondances privées, le
luxembourgeois arrive en troisième position après l'allemand et le français; et dans
les relations professionnelles et administratives, le français prédomine. Pourtant,
lorsqu'on leur demande laquelle de ces différentes langues ils écrivent le mieux, 49%
répondent « l'allemand » et 28 % seulement « le français ».
IV. LA SUISSE
Rappel historique
Au Moyen Âge, les différents pays qui composent la Suisse actuelle font d'abord partie de
l'Empire. Mais la vie alpestre y suscite des structures économiques et culturelles qui en font une
démocratie tout à fait originale. Les seigneurs ont du mal à s'imposer et les communautés
jouissent d'une indépendance de fait dont elles profitent pour se libérer du joug des Habsbourg.
À une Confédération, limitée d'abord à Uri, Schwytz, et Unterwald, fondée en 1291 au bord du
lac des Quatre Cantons dans la prairie du Grütli, se rallient, entre 1332 et 1513 Lucerne, Zurich,
Glaris, Zoug, Berne, Fribourg, Soleure, Bâle, Schaffouse et Appenzell. On arrive à un total de
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 52
treize cantons, le « corps helvétique » stable pendant trois siècles. La langue alémanique
domine, saut à Fribourg,) place forte qui a plusieurs fois changé de mains avant de devenir
savoyarde, et dans le Jura, dépendant du prince-évêque de Bâle, où sont parlés des dialectes
français. Aux XVe et XVIe s., les cantons soumettent par les armes les « pays alliés » (Valais,
ligues grisonnes), les « bailliages » (Thurgovie, Tessin), et les « terres sujettes » (Vaud).
Restent indépendants de la Confédération, en pays francophone, Genève, gouvernée par des
princes-évêques jouissant de tous les droits régaliens, et Neuchâtel, fief de princes laïcs, qui
deviendra, par voie de succession, à partir de 1707, possession personnelle du roi de Prusse.
Les Suisses, que leurs vallées ne suffisent pas à nourrir, guerroient non seulement pour leur
propre compte, mais aussi au dehors, en qualité de mercenaires. Engagés dans les guerres
d'Italie, ils sont vaincus à Marignan et le roi de France conclut avec eux (1521) une alliance
restée en vigueur jusqu'à la Révolution, qui lui permet d'y lever des troupes. À l'apogée du
règne de Louis XIV, la Confédération prend figure de protectorat français et le nombre de ces
soldats s'élève jusqu'à 25 000 pour une population de deux millions d'habitants.
La Réforme (1522) conquiert rapidement Zurich, Lausanne, Berne, Bâle, dont l'évêque se
réfugie à Porrentruy. Elle suscite le mouvement populaire des anabaptistes (qui refusent le
cens, la dîme, le servage), durement réprimé. Berne les expulse et certains trouvent refuge sur
les terres fidèles à l'évêque de Bâle, dans le Jura francophone où leurs descendants parlent
encore le dialecte alémanique. En 1536, Calvin fonde la République de Genève. Certains
cantons : Lucerne, Zoug, Soleure, Fribourg, refusent la Réforme et s'efforcent de maintenir
dans les « bailliages communs », où règnent deux confessions, des couloirs fidèles à l'ancienne
foi, garantissant leurs contacts avec l'Europe catholique. Toutefois, il n'y a pas de coïncidence
entre les limites linguistiques et confessionnelles, la religion créant entre les cantons des
liens plus forts que la langue.
Le mercenariat et sa division confessionnelle lui interdisant de prendre parti dans les conflits
européens, la Suisse devient l'Etat « neutre » qu'elle est restée jusqu'à aujourd'hui.
À l'époque révolutionnaire, une constitution centralisatrice imposée par le Directoire est mal
supportée. En 1803, par l' « Acte de Médiation », Napoléon rend à la Suisse sa structure
fédérale en lui ajoutant six nouveaux cantons : Argovie, Thurgovie, Tessin, Vaud (anciens pays
sujets), Grisons et Saint-Gall (anciens alliés). En 1815, le traité de Vienne crée trois cantons
supplémentaires, entièrement ou majoritairement francophones : Genève, Valais et Neuchâtel
(dont le nouveau statut ne sera reconnu par le roi de Prusse qu'en 1857). De même que
l'émancipation du Tessin a créé la Suisse italienne, celle du pays de Vaud et l'adjonction de
Genève et de Neuchâtel ont créé la Suisse romande définie, à l'ouest, par une frontière d'État
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 53
sans signification linguistique, et, à l'est, par une frontière linguistique ne coïncidant pas
toujours avec les limites cantonales ni même communales. Cela n'engendrera toutefois pas de
conflits linguistiques, sauf dans le Jura francophone, octroyé à Berne, en remplacement de
l'Argovie et du pays de Vaud, par un acte arbitraire opposé au principe fédéral helvétique. Les
frontières de langues n'ont pas empêché l'élaboration d'une politique globale. La Suisse a
connu, jusqu'en 1848 (date de sa constitution fédérative moderne) des guerres civiles à causes
religieuses, sociales, économiques, mais jamais à causes linguistiques. La Première Guerre
mondiale a marqué une rupture profonde, appelée « le fossé », entre la Suisse alémanique,
économiquement et démographiquement dominante, tournée vers l'Allemagne, et la Suisse
romande qui prend parti pour la France. Des conflits sociaux ressoudèrent la bourgeoisie, mais,
au référendum de 1992 encore, les germanophones, majoritaires, imposèrent le « non à
l'Europe » aux francophones, qui avaient voté « oui ». Après la Seconde Guerre mondiale, la
Suisse n'adhère pas à l'O. N. U. en raison de sa neutralité qui l'a préservée du conflit. Mais
Genève, qui abrite le comité international de la Croix-Rouge depuis sa fondation (1863),
accueille de plus en plus d'organisations et de conférences internationales : l'office européen
des Nations unies, le Bureau international du travail, l'Organisation mondiale de la santé, le
Centre européen de la recherche nucléaire. Même si l' « esprit de Genève », cosmopolite, n'a
guère de racines locales, c'est un atout pour la francophonie. L'après-guerre est une période
d'expansion économique : banques, sociétés multinationales, entreprises de construction; la
proportion des travailleurs étrangers passe de 5 % en 1945 à 10 % en 1960 et 17 % en 1974.
Ils sont 30 % de la population active; un habitant sur six est un étranger. Des mesures de
stabilisation sont prises et des dizaines de milliers d'entre eux doivent regagner leur pays.
Pourtant des modifications constitutionnelles tendant à en réduire massivement le nombre sont
par trois fois refusées par le peuple. La Suisse, devenue le quatrième investisseur dans le tiers
monde, a créé en 1961 le Service de coopération technique dont bénéficient, en fait de pays
francophones, Madagascar et le Rwanda.
Les mercenaires, une fois leur service terminé, restent en France comme portiers,
suisses d'église, ou rentrent chez eux, plus ou moins francisés. Grâce à des traités de
commerce avec la France, des marchands suisses jouissent, à Lyon, de nombreux
privilèges.
Dès la fin du XVIIe s., la Suisse romande est réputée pour la pureté du français
qu'on y parle. Au XVIIIe s., Genève a une vie intellectuelle intense, Lausanne a ses
salons, la principauté de Neuchâtel est un centre intellectuel et mondain favorable aux
Encyclopédistes.
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IV.4 Cet équilibre délicat est fragile ; il n'est pas certain que le particularisme des
cantons, districts, et communes puisse longtemps conserver sa forme actuelle : les
moyens modernes de communication (transports et médias) ouvrent leurs frontières
aux influences venant d'ailleurs; l'industrialisation rend nécessaire une certaine
mobilité de la main d'œuvre; la Constitution de 1848 révisée en 1874, garantissant la
libre circulation et le droit de domicile, permet un mélange des populations nuisible à
la préservation de l'unité linguistique. Dès 1950, 68 % seulement des Suisses étaient
nés dans le canton qu'ils habitaient. Partout, la part relative de la langue principale
s'est réduite au cours des années 1950-1960 : dans le canton unilingue de Genève, 70
% seulement des habitants sont de langue maternelle française. Un afflux de
travailleurs italiens, parlant une des langues officielles de la Confédération, mais pas
du canton où ils travaillent, pose un problème.
Le premier recensement date de 1850 mais la question de la langue n'est posée qu'à
partir de 1870 et celle de la « langue maternelle » en 1960, sous cette forme :
« indiquer une seule langue, celle dans laquelle on pense et que l'on possède le
mieux ». En 1880, 21,4 % (608 000) parlaient français; en 1950, 20,3 %. (956 889).
En 1980, l'Office fédéral de la statistique de Berne donne les pourcentages suivants
pour les différentes langues : allemand 73,5; français 20,1; italien 4,5; romanche 0,9;
autres 1,0. La proportion de francophones parmi les nationaux ne s'est guère modifiée
depuis le siècle dernier. Elle diminue légèrement surtout à cause de l'immigration.
Les Alémaniques ont certes adopté depuis le XVIe s. la langue écrite en Allemagne,
mais parlent entre eux le dialecte de leur canton, alors que, nonobstant les rivalités
entre Genève, Lausanne, Neuchâtel, la Suisse romande parle depuis longtemps le
français de Paris, à vocation internationale, doué de prestige aux yeux des
Alémaniques. La démographie est favorable à ceux-ci, mais les migrations se font
surtout dans le sens est-ouest et ceux qui émigrent en Suisse romande sont assimilés à
la deuxième génération. On peut donc prévoir le maintien du français et peut-être
même une certaine progression.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 57
Rappel historique
Dernière pièce du puzzle hexagonal, la Savoie choisit la France en 1860. Indépendante, puis
associée au Piémont, elle connaissait un développement original dû à une position
géographique dont savaient habilement profiter ses princes. Au Moyen Âge, des « comtes de
Savoie », relevant de l'Empire, se constituent gardiens des passages des Alpes et acquièrent
certaines parties du pays de Vaud et le Bugey. En 1388, Nice, en révolte contre le comté de
Provence, se livre à Amédée VII, comte de Savoie, qui l'annexe avec l'arrière-pays. En 1416,
Amédée VIII est fait « duc de Savoie » par l'Empereur. Louis XI exerce une sorte de protectorat
sur son duché dont François 1er (et virgule que je supprime) s'empare en 1536. Au traité de
Cateau-Cambrésis (1559), le duc Emmanuel-Philibert, fidèle à l'empereur, le récupère, acquiert
le Piémont, et installe sa capitale à Turin. Christine, fille d'Henri IV, « Madame Royale »,
épouse son héritier. Veuve en 1637, elle exerce la régence, puis un pouvoir officieux jusqu'à sa
mort en 1663. Elle développe le français au Piémont. Son fils Charles-Emmanuel Il épouse
successivement deux princesses françaises. La Savoie, trois fois occupée par Richelieu et
Louis XIV, est attribuée en 1713 par le traité d'Utrecht à Victor-Amédée, proclamé roi de Sicile,
puis de Sardaigne. En 1792, envahie par les troupes révolutionnaires, elle devient le
« département du Mont Blanc », et le comté de Nice les « Alpes Maritimes ». Le traité de Paris
(1815) restitue ses domaines à Victor-Emmanuel 1er En 1858, Napoléon III s'engage envers
Cavour à aider le roi de Sardaigne à chasser les Autrichiens d'Italie, moyennant quoi il recevra
Nice et la Savoie qui, en avril 1860, plébiscitent par 130 533 « oui » contre 235 « non » leur
rattachement à la France. Le Val d'Aoste francophone, négligé par cette convention, est
désormais isolé en territoire italien.
V.1 Les dialectes de la Savoie et de quelques vallées du versant italien sont franco-
provençaux. Le latin cède la place au français, à partir du XIIIe s., dans les actes
officiels, d'abord dans les résidences ducales de Chambéry et d'Annecy, dans la
Maurienne et dans le Val d'Aoste, passage obligé des voyageurs, pèlerins ou
marchands se rendant en Italie. Le Piémont commerce habituellement avec la Savoie
et le Dauphiné. Au Moyen Âge, le français y est en usage autant que le piémontais et
plus que le toscan. Des « mystères » sont représentés en français aux XVe et XVIe s.
à Lanslebourg, Lanslevillard. On conserve le texte d'un Noël en français chanté au
XVe s. à Aoste, où depuis le XIIe s., les actes latins sont émaillés de termes et de
patronymes français que les notaires n'ont pas su traduire. L'ordonnance de Villers-
Cotterêts, appliquée de 1536 à 1559, est confirmée en 1561 par un décret du duc
Emmanuel-Philibert quand il recouvre son duché où le français devient langue
officielle. Les futurs magistrats, évêques, docteurs savoyards fréquentent les écoles
de France. Au XVIe s., le père de François de Sales continue une tradition séculaire
en envoyant son fils étudier à Paris et au XVIIe s. la Savoie a donné à la France, en la
personne de Vaugelas, son plus illustre puriste. À partir du moment où la Savoie
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 58
V.2 Ce n'est pas le cas de Nice, dernière région francisée de l' « hexagone », où,
jusqu'à la Révolution, l'italien et le dialecte local sont seuls en usage. En 1805, le
préfet des Alpes-Maritimes menace de faire fermer l'école à tout instituteur primaire
qui « montrerait à quelqu'un de ses élèves les éléments de la lecture ou de l'écriture
dans une langue autre que la française »... « L'enfant qui est conduit à l'école
primaire, ne parlant que l'idiome du pays, ne connaît pas plus l'italien que le français;
il peut donc apprendre aussi bien l'un que l'autre. » Les résultats sont médiocres, les
instituteurs ayant fait presque toutes leurs études en italien et la modicité de leur
traitement ne permettant pas d'en faire venir d'ailleurs. Le conseil général des Alpes-
Maritimes insiste pour avoir un des lycées prévus par la loi du 11 floréal an X (1802).
Créé en 1803, il fonctionne en 1811. Dans les écoles secondaires et le séminaire, les
professeurs sont des Piémontais sachant mal le français. Il faut attendre 1860, date à
laquelle la ville connaît un essor rapide, pour que le français se généralise.
V.3 C'est alors que commencent les conflits linguistiques dans le Val d'Aoste.
Jusqu'en 1860, pas de problème particulier pour cette vallée longue de 80 km et large
de 40, enclavée par les plus hauts sommets des Alpes, où la « frontière » de langue et
de culture passe par les localités de Pont-St-Martin, Gressoney, Valtournanche,
Chatillon, Breuil, Aoste, Courmayeur. Aujourd'hui très touristique, elle est dès le XIIe
s., par le Petit et le Grand-Saint-Bernard, en relations continuelles avec la Savoie et la
Suisse romande dont elle subit l'influence exclusive. Le royaume sarde est bilingue.
L'article 62 du « Statut Charles-Albert » de 1848 (discuté en langue française et dont
la première rédaction fut faite en français) établit que l'italien est la langue officielle
du Sénat et de la Chambre des députés mais reconnaît aux représentants des régions
francophones le droit de s'exprimer en français et en 1854, la traduction de toutes les
lois devient obligatoire, En janvier 1860, les sujets francophones constituaient encore
1/8e de la population du royaume. Mais en avril, l'annexion de la Savoie à la France
les réduit au rang d'une étroite minorité de 2/1000, et tout va changer. Quoique
l'article ci-dessus soit resté en vigueur jusqu'en 1947, les deux derniers discours en
français prononcé à la Chambre furent ceux des députés savoyards prenant congé en
1860. Jusque-là, les infiltrations de l'italien s'étaient faites sans contrainte, par le
commerce et l'administration. Le Valdôtain Laurent Pléoz, pourtant favorable à
l'italianisation de la vallée, reconnaît que, si les fonctionnaires savent l'italien, les
commerçants et artisans, le piémontais, « l'ignorance de la langue italienne est
complète dans toutes nos communes rurales et montagneuses ». Par là même, les
textes administratifs en italien (autorisation d'installer un four à chaux, de faire des
coupes dans les forêts, etc.) ne peuvent être ni compris, ni observés, à moins d'aller
au chef-lieu perdre son temps et son argent en traductions. L'italianisation forcée va
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 59
Les premiers apôtres de l'unité italienne veulent une nation unilingue. Diverses
mesures sont prises en ce sens : un chemin de fer d'Ivrée à Aoste, inauguré en 1886,
est considéré comme « la meilleure grammaire italienne » pour la vallée. Une forte
garnison militaire y est installée. L'industrialisation provoque, surtout après la
Première Guerre mondiale, une immigration de populations ouvrières italiennes si
importante qu'il y a aujourd'hui, du moins en ville, plus de Valdôtains d'adoption que
de naissance. À partir de 1880 tous les actes de procédure civile et pénale se font en
italien et les protestations restent vaines. En 1862, l'abolition du français dans les
écoles provoque un tel tollé que le gouvernement doit faire marche arrière; mais en
1882-1883 l'italien devient la seule langue des écoles primaires et moyennes. En
réponse aux protestations, le ministre laisse aux Valdôtains le droit de parler français
avec le devoir d'apprendre l'italien. S'ils tiennent à faire apprendre le français à leurs
enfants, ils doivent prendre à leur charge les appointements des instituteurs qui
l'enseignent en dehors des heures de classe.
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Soutenus par le clergé, 8 000 chefs de famille signent une pétition pour la défense
du français. En 1925, l'abbé Trêves et quelques jeunes gens forment la « jeune vallée
d'Aoste » (J.V.A.), qui devient un centre de résistance au fascisme, le français étant
symbole de liberté. L'oppression arrive à briser le loyalisme traditionnel des
Valdôtains : le notaire E. Chanoux (1906-1944), membre de la J.V.A. et auteur
d'ouvrages (en italien) : Les Minorités ethniques dans le droit international et
Fédéralisme et autonomie, souhaite une organisation fédérale de type suisse
garantissant les droits des minorités. À partir de 1943, il voit le salut du Val d'Aoste
dans l'effondrement de l'Italie. Il organise un maquis, rencontre les représentants des
autres vallées alpines avec lesquels il élabore une déclaration commune. Il meurt
tragiquement en 1944.
VI. MONACO
Rappel historique
Village ligure situé sur le versant français du col de la Turbie, que ses colonisateurs romains
considéraient comme la frontière entre l'Italie et la Gaule, plus facile d'accès par mer, Monaco
(et ses dépendances, Menton et Roquebrune), après avoir relevé du royaume de Provence et
de l'évêché d'Embrun, devient (1191) possession de Gênes, patrie des Grimaldi. Charles ler
parvient à s'en faire reconnaître le seigneur (1342); il fortifie le port, et fait payer aux bateaux un
« droit de mer ». Au XVe s., Lambert rompt avec Gênes et demande la protection du roi de
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 61
Redoutable petite place forte située à un point stratégique, Monaco, qui ne compte alors guère
plus de 500 habitants, devient, à la suite de négociations avec Charles Quint, protectorat
espagnol (1525). Mais, las d'être privé de tout pouvoir, son seigneur conclut avec Louis XIII le
traité de Péronne (1641) : le roi finance une garnison à Monaco, dont il devient l'héritier en cas
d'extinction de la dynastie; il en nomme les officiers mais elle est soumise au prince auquel il
s'engage à laisser sa liberté et sa souveraineté. Jamais il ne demandera à Monaco de
contribuer aux guerres de la France. La paix et la prospérité y règnent jusqu'en 1792, date où
l'annexion par la République crée des difficultés économiques et développe le particularisme.
Quoique l'influence de la garnison ne soit pas négligeable, les Grimaldi, mariés à des
princesses françaises, se francisent plus que leur principauté. Menton et Roquebrune se
donnent à la Sardaigne en 1847 puis plébiscitent leur rattachement à la France en 1861 ce qui
réduit à 1/16e de sa surface antérieure Monaco qui n'est alors qu'une bourgade de 1200 h. Le
percement vers Nice (1868) d'une voie ferrée de 16 km en facilite l'accès. De toutes les
manières (consulats, décorations... ), le prince Charles III en défend l'indépendance; en 1913,
elle compte 23 000 habitants et 27 000 en 1982. Le jeu et l'immunité fiscale attirent les
étrangers. Le prince Albert ler lui octroie une « organisation constitutionnelle », crée un Jardin
exotique, modernise le port, réunit des congrès d'océanographie. Lui et son fils réussissent à
assurer l'avenir de leur dynastie, l'indépendance de leur État et l'amitié française. Trop exigu
pour entrer à l'O.N.U., Monaco est pourtant considéré comme un de ces petits États auxquels la
morale internationale garantit l'indépendance et la paix.
Les Grimaldi du XVIe s. sont fort instruits, mais leur bibliothèque, riche d'auteurs
classiques et italiens, n'est presque pas française. Pourtant, dès 1339 certains
documents émanant de leur chancellerie, conservés aux archives du Palais, sont
rédigés en français. Bien avant son utilisation à Nice, le français entre lentement, à
partir de 1641, dans les actes d'état-civil, particulièrement les actes de décès
concernant la garnison, dont la présence sur le rocher entraîne une sorte de
bilinguisme chez les prêtres chargés de les rédiger. En fait, de 1641 à 1910, tandis
que les Monégasque parlent un dialecte qu’on s’efforce aujourd’hui de réhabiliter, en
en faisant une matière d’enseignement facultative au lycée de Monaco, l'italien et le
français sont appris tour à tour et parfois ensemble par une partie de la population qui
accepte, en 1792, le français comme langue officielle. À son retour, en 1815, le prince
Honoré maintient ce statut et proclame l'égalité des deux langues dans
l'enseignement. L'usage du français dans les assemblées populaires et les actes
publics entre 1792 et 1814 le rend familier à la population et il ne cessera jamais
d'être enseigné dans les écoles primaires. Une loi fondamentale (1858) décide que
l'enseignement sera en français, l'italien devenant facultatif. Des établissements
religieux d'enseignement français s'installent; un collège de jésuites italiens disparaît
(1902) lorsque Charles III crée un lycée français, confirmant ainsi le caractère
définitivement francophone de sa principauté.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 62
CHAPITRE III
CARTES
La francophonie
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 63
Les « pidgins » voire les « créoles » dus à deux siècles de contacts entre croisés de
différentes origines et populations locales doivent être à la base de la lingua franca
purement orale et utilitaire, utilisée pendant des siècles dans les ports de la
Méditerranée. Le « turc » de la scène du « Mamamouchi » du Bourgeois
gentilhomme nous en donne, sans doute, une idée approximative. Il n'en reste rien
aujourd'hui.
François Ier, allié à Soliman le Magnifique, appela un Libanais à enseigner l'arabe et le syriaque
dans le collège royal, futur Collège de France qu'il venait de créer. Il conclut en 1535 avec le
Sultan un traité appelé « capitulations » qui reconnaît à la France le rôle de protectrice des
chrétiens de l'Empire ottoman. Cela permet de conserver, non sans difficultés ni violences, des
contacts commerciaux et diplomatiques avec cet Empire, et d'entretenir en Afrique du Nord des
consuls (souvent des prêtres lazaristes) dont une des tâches principales est de négocier le
rachat des chrétiens enlevés et réduits en esclavage par les pirates musulmans. Ces contacts
très limités, sans incidence linguistique immédiate, créent néanmoins une tradition politique
dont l'effet se fera sentir au XIXe et au XXe s.
Rappel historique
La France explore le monde après les Portugais et les Espagnols, et avec moins de moyens.
Elle doit toujours disputer ses conquêtes à d'autres pays européens, en particulier l'Angleterre.
Pourtant, elle est présente dans toutes les parties du monde connu. La plus illustre des
expéditions du XVIe s. est celle de Jacques Cartier qui, envoyé par François Ier à la recherche
du « passage du Nord-Ouest », s'engage le 10 août 1534 dans l'estuaire d'un grand fleuve
auquel il donne le nom de la fête du jour : le Saint-Laurent. Un très modeste début de
colonisation du Canada sera tenté par Champlain beaucoup plus tard : fondation de l'Acadie,
d'abord « la Cadie », sans doute d'après un nom indien (1604), de Québec (1608), et arrivée
de missionnaires, Récollets (vers 1610) et Jésuites (vers 1620).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 64
Saint-Germain (1632), délimitant les zones d'influence anglaise et française, donne l'élan à la
colonisation. En 1639, à Québec, arrivée des Sœurs Hospitalières de Dieppe et installation, par
Marie de l'Incarnation, des Ursulines, vouées à l'éducation des « filles sauvages ». Elles
joueront après 1763 un rôle décisif dans le maintien de la langue française; la fameuse
grammaire française qu'elles rédigèrent, longtemps unique en Nouvelle-France, en est le
symbole. En 1642 fondation de Montréal par Chomedey de la Maisonneuve et Jeanne Mance.
En 1663, création par Louis XIV du Conseil souverain de la Nouvelle France, chargé de
l'administration et de la justice. En 1670, installation d'un fort dans l'île de Saint-Pierre, voisine
de Terre-Neuve. Au Canada, beaucoup des premiers colons, originaires des provinces de
l'Ouest de la France, sont des mystiques, plus animés du désir d'évangéliser que de se livrer au
commerce des fourrures, non négligeable cependant.
Il n'en va pas de même aux Caraïbes, convoitées par les Anglais, les Hollandais et les Français
dès qu'elles échappent au contrôle de l'Espagne. Là, ce sont des « flibustiers », hardis marins,
mais aventuriers sans foi ni loi, avides de faire fortune aux dépens des galions espagnols, qui
s'implantent au nom de la France dans plusieurs îles : Martinique (1625) et Guadeloupe
(1635). Leurs effectifs sont renforcés par des « engagés », ouvriers libres amenés de
Saintonge, de Bretagne, de Normandie, par les bateaux de la Compagnie des lies d'Amérique.
En 1642, on estime leur nombre à 5 000 répartis sur quatorze îles. Le traité de Ryswyck (1697)
concède à la France la moitié occidentale de Saint-Domingue (Haïti).
Dès la fin du XVe s., les Espagnols avaient commencé à transporter d'Afrique à Saint-
Domingue des esclaves noirs. Leur exemple fut suivi au XVIIe s. par les Français qui avaient
besoin de main-d'œuvre pour cultiver la canne à sucre, le tabac et le coton, la population
caraïbe, d'ailleurs fort peu nombreuse, n'ayant aucune disposition pour ce genre de travaux
forcés. Les différences entre les « créoles » des « isles » et le français du Canada ont leur
origine dans ces différences de colonisation et de peuplement.
À la même époque, des Français fondent Cayenne (1637) en Guyane, Fort-Dauphin (1643) à
Madagascar et Saint-Louis (1639) au Sénégal, où ils s'emparent de Rufisque et de l'îlot de
Gorée, point de départ de la traite des Noirs. Dès 1635, des indigènes de Rufisque connaissent
des jurons français et se font comprendre dans un sabir à base française.
Au Canada et aux Antilles, Colbert s'efforce d'accroître la population, accorde des privilèges
aux familles nombreuses, et offre à des jeunes filles orphelines ou pauvres une dot et un
trousseau à condition qu'elles acceptent d'aller se marier outre-mer. De 1663 à 1673, 961 de
ces « filles du Roy » viennent fonder des familles dont les descendants peuplent encore le
Québec. Elles sont accueillies − et mariées − à leur arrivée à Montréal par Marguerite
Bourgeois, dévouée auxiliaire de Chomedey et fondatrice d'une congrégation enseignante. En
1659 arrive un évêque de 36 ans, Mgr de Laval. Il organise les séminaires qui, sous la
domination anglaise, seront à la fois les bastions du catholicisme et de la langue française. En
1701, la grande « paix indienne » assure aux colons une certaine tranquillité de la part des
Iroquois; mais les Anglais continuent leurs attaques et au traité d'Utrecht (1713), la France perd
la baie d'Hudson, Terre-Neuve et l'Acadie.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 65
Carte de la francophonie
Aux Antilles, des flibustiers deviennent colons, plantent, bâtissent, se marient, luttent contre les
Caraïbes (révoltés en 1654 à la Martinique), se livrent à un fructueux commerce. En 1655, un
jésuite estime la population des îles à 16 000 Français et 12 000 esclaves noirs. La population
caraïbe qui a survécu aux combats et aux épidémies (les Indiens résistent mal aux virus
inconnus apportés par les Européens) ne compte guère que 3 000 individus en 1660 lorsque le
gouverneur de Poincy lui garantit la possession des îles de la Dominique et de Saint-Vincent.
La promesse fut tenue, et la paix assurée, mais cela n'enraya pas son dépérissement. Il en
subsiste aujourd'hui une petite communauté à la Dominique. En 1685, Colbert promulgue le
Code Noir qui assure une certaine protection aux esclaves tout en officialisant leur statut. En
1700, les Antilles sont les colonies françaises les plus peuplées : environ 70 000 esclaves noirs
et 25 000 Blancs.
Pendant ce temps, les îles de l'océan Indien commencent à être colonisées de façon beaucoup
plus modeste : l'« île Dauphine » (Madagascar) cause bien des déboires mais une autre,
relativement proche, considérée comme française depuis 1638, et complètement déserte, l'« île
Bourbon » (la Réunion), connaît une très faible colonisation : en 1664 elle compte une
vingtaine de Blancs et une dizaine de Noirs dont trois femmes; en 1667 débarquent les cinq
premières femmes blanches. En 1671, une petite colonie d'une centaine d'habitants, assistée
par un aumônier portugais, se répartit en deux villages : Saint-Paul et Saint-Denis. En 1673
quelques « filles de La Rochelle » partent, comme on le chante encore, « faire la course dessus
les mers du Levant ». Elles arrivent à Bourbon en 1676, et sont les ancêtres de plusieurs
familles de la Réunion. Une île voisine, abandonnée par les Hollandais qui en 1598 l'avaient
appelée « Mauritius » (prénom du fils de leur stathouder), est occupée en 1715 par les Français
qui la baptisent « Île de France ».
Ces colonies sont des escales sur la route des « Indes Orientales » où la France s'empare de
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 66
Bref, à la fin du règne de Louis XIV, la France possède les pays du Saint-Laurent et des Lacs,
la Louisiane, les Petites Antilles, la moitié de Saint-Domingue, la Guyane, l'île Bourbon et
quelques établissements au Sénégal et aux Indes. La plupart de ces pays sont encore
aujourd'hui, de diverses manières, « francophones », quoique le nombre des Français expatriés
fût extrêmement faible : En 1713, les Français du Canada étaient moins de 20 000; en 1763, il y
avait, selon le démographe Alfred Sauvy, sur l'ensemble du continent américain 60 000 colons
français pour un million d'Anglais.
À la même époque, grâce à l'implantation du café et à la culture des épices, l'île Bourbon et l'île
de France (Réunion et île Maurice) connaissent un essor démographique et économique
rapide : à la fin du XVIIe s., 6 500 Blancs y emploient 15 000 Noirs et en 1770 les Seychelles
sont colonisées.
Aux Indes, des gouverneurs entreprenants, dont le plus illustre est Dupleix, étendent la
domination de la France sur le tiers du sous-continent.
Mais, si l'on excepte les Antilles (dont le trafic, à la fin du XVIIIe s. représente les deux tiers du
commerce extérieur français), l'île Bourbon, et l'île de France (cadre de Paul et Virginie, de
Bernardin de Saint Pierre) la métropole ne s'intéresse pas à ses colonies qui coûtent plus
qu'elles ne rapportent. Les succès de Dupleix aux Indes la laissent froide. L'élan missionnaire
du XVIIe s. est retombé (si l'on excepte le cas de Mgr Pigneau, ami de l'empereur Gia-Long, qui
maintient des œuvres catholiques à Saïgon de 1790 à 1821).
Les « philosophes », bien que certains d'entre eux aient des intérêts aux Antilles et parfois
même dans la traite des Noirs, sont théoriquement amis des « bons sauvages » et hostiles à la
colonisation. Indifférents aux colons catholiques du Canada qui ne demandent qu'à rester
français , ils soutiennent la revendication d'indépendance des colons protestants d'origine
britannique, souvent leurs « frères » en maçonnerie.
Peu informée, la métropole ne se soucie pas (1755) du « grand dérangement » des colons
français d'Acadie (voir Pélagie la Charrette de la romancière acadienne Antonine Maillet).
Passés sous domination anglaise au traité d'Utrecht en 1713, ils n'entendent abandonner ni leur
langue, ni leurs terres, ni leur religion. D'abord tolérés, puis persécutés, pour refus de prêter
serment d'allégeance à la couronne britannique, ils sont déportés vers le sud au nombre
d'environ 7 000. Certains subsistent en Louisiane sous le nom de Cajuns (déformation
d'« Acadiens »); d'autres parviennent à regagner leur pays, rebaptisé Nouvelle-Écosse et
Nouveau-Brunswick, où ils trouvent leurs domaines pris par les Anglais. Ils défrichent des
terres vierges, formant une petite communauté francophone repliée sur elle-même, d'autres se
font pêcheurs à Saint-Pierre-et-Miquelon.
Québec est pris par les Anglais (1759). Le traité de Paris (1763) ruine notre premier « empire
colonial ». Aux Indes, la France ne garde que cinq comptoirs; à distance des côtes d'Afrique :
l'île de Gorée, l'île Bourbon et l'île de France (Réunion et Île Maurice); en Amérique, les deux
îlots de Saint-Pierre-et-Miquelon, ses possessions de Saint-Domingue, la Guadeloupe et la
Martinique.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 67
Dans tous les pays où des colons portugais, anglais, français ont utilisé une main-
d'œuvre servile noire, la langue du maître, parlée par l'esclave, a connu une évolution
rapide et importante. L'espagnol est la seule langue à avoir très largement échappé à
ce phénomène, pour des raisons probablement dues à la spécificité de la colonisation
espagnole (influence éducatrice des jésuites sur la population indienne, mariages
inter-raciaux, moindre proportion de la population servile). Le mot créole est
l'adaptation orale, par les colons français des Antilles, d'un mot criollo que les
Espagnols avaient emprunté aux Portugais du Brésil : crioulo, dérivé de criar
« nourrir » (du lat. creare) désignant l'esclave né à la maison, par opposition à
l'esclave récemment amené par la traite. Le mot français devient fréquent à partir de
1670 et désigne à l'origine indistinctement tous les êtres vivants nés « aux isles »,
blancs, noirs, métis, et même animaux (un « cheval créole », s'oppose à un cheval
récemment importé). Par la suite son emploi se diversifie : à la Réunion, il s'applique
à tous les natifs quelle que soit la couleur de leur peau; aux Antilles, il ne désigne
plus que les Blancs nés sur place, alors qu'à l'île Maurice, il désigne les Noirs et métis
de Noirs, à l'exclusion des Blancs et des Indiens ou métis d'Indiens. La première
attestation d'un emploi linguistique de ce mot date de 1688 (à propos d'un jargon en
usage au Sénégal). L'expression patois créoles, pour dénoter les idiomes des
Caraïbes, des Mascareignes, de la Guyane et de la Louisiane, apparaît à la fin du
XVIIIe s., soulignant à la fois leur relation génétique avec le français et leur statut
social inférieur. Eliminé le substantif patois, et substantivé l'adjectif, nous
emploierons le mot créole dans ce sens ancien et limité, et ne l'étendrons pas aux
idiomes nés de la colonisation du XIXe s.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 68
nombre des Noirs est inférieur à celui des Blancs en 1664; ils sont à peu près à
égalité en 1680 et il y a deux Noirs pour un Blanc en 1687. À l'île Bourbon, lors des
premières arrivées d'Africains, la population est déjà en partie formée de créoles
blancs et il faut attendre 1717 pour que le nombre des Noirs dépasse celui des Blancs.
Il a fallu quarante ans dans le premier cas, cinquante dans le second pour que le
chiffre du groupe noir rejoigne celui du groupe blanc. Cela correspond à deux
générations, c'est-à-dire le temps vraisemblablement nécessaire à la stabilisation des
créoles. L'énorme disproportion qui existe aujourd'hui entre la population blanche et
la population noire, encore aggravée à la Martinique par l'éruption de la montagne
Pelée (1902) dont les 30 000 victimes étaient presque toutes des créoles blancs, est un
phénomène très largement postérieur. Dans les deux zones, les colons sont originaires
des mêmes provinces de l'ouest de la France, et parlent le même français populaire
marqué de dialectalismes, alors que les Noirs ont des origines ethniques et
linguistiques très diverses. Aux Antilles, ils viennent en majorité de l'Afrique
occidentale, mais les planteurs prennent soin de mélanger les ethnies afin qu'ils ne
puissent communiquer entre eux que dans la langue du maître, ce qui évite complots
et révoltes et facilite l'assimilation. À l'île Bourbon, la population de couleur vient de
Madagascar ou de l'Inde, plus rarement d'Afrique occidentale. On peut admettre,
schématiquement, que la première génération a communiqué avec ses maîtres en
utilisant un sabir; puis, que la seconde génération a enrichi et développé ce sabir
devenu sa langue maternelle et son seul instrument de conceptualisation, donnant
ainsi naissance aux créoles. Les Noirs destinés à l'esclavage étaient enlevés jeunes,
aux alentours de quinze ans, et subissaient une formidable « déculturation », allant
jusqu'à oublier leur idiome maternel. Ils apprenaient comme ils pouvaient, sans aucun
enseignement, sous la pression de la nécessité de se faire comprendre de leurs
maîtres, un français très éloigné de celui de la Cour. Les maîtres, de leur côté, pour se
faire comprendre de leurs esclaves, utilisaient leur langue sous une forme simplifiée.
Par la suite, les esclaves créoles devenaient des intermédiaires tout trouvés entre les
maîtres et les esclaves nouvellement arrivés et les instruments de leur adaptation. À la
charnière du XVIIe et du XVIIIe s., période décisive pour la stabilisation des créoles,
ils formaient un pourcentage élevé de la population servile, 35 à 40% à l'île Bourbon,
entre 1685 et 1709.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 69
Toute langue a des « points critiques », sur lesquels se concentrent les « fautes » des
apprenants : enfants, ou étrangers quelle que soit leur langue maternelle. Ces points
sont ceux où ils concentrent leur activité de simplification (élimination d'oppositions
à rendement insuffisant) ou de restructuration de la langue-cible par voie d'analogie.
C'est sur ces points, précisément, que les créoles ont innové. La pression familiale et
la réprobation sociale qui obligent les enfants à abandonner leurs créations au profit
des usages reçus, n'ont pas joué dans le cas des jeunes esclaves. Il n'est donc pas
surprenant qu'on trouve dans les créoles des faits qui les apparentent au langage
enfantin, et au français populaire, ce « français avancé », objet de la « grammaire des
fautes » de Henri Frei.
Tous les créoles suppriment la série des voyelles antérieures arrondies /y/>/i/, /œ/>/
ε /, et /E/>/e/. On prononcera donc /lin/ pour lune, /bεf/ pour bœuf, /fe/ pour feu. Une
habitude articulatoire générale chez les Noirs a affaibli ou fait disparaître le /r/.
L'influence du système malgache qui ne distingue pas les sifflantes des chuintantes
alors que cette opposition se conserve aux Antilles, a fait disparaître les phonèmes /H/
et /j/ des parlers de Mascareignes : /zOli/ pour joli, /sjC/ pour chien.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 70
II.2.2 Morpho-syntaxe
Le verbe tend vers l'invariabilité; l'infinitif prédomine sur les formes conjuguées et
l'expression de l'aspect sur celle du temps. Les créoles utilisent des « marqueurs
préverbaux » dont l'origine peut, dans la plupart des cas être trouvée dans les
nombreuses périphrases verbales du moyen français réprimées par le bon usage du
XVIIe s. : alon, va, a, (« nous allons, il va faire... »), apré, apé (« il est après à
faire... »), pou (« il est pour faire... », fini, finn (« il finit de faire... »), fek (« il ne fait
que passer... »), té (« il a été faire... »).
II.2.3 Lexique
La plupart des lexèmes sont d'origine française et tout mot du français standard le
plus moderne est « créolisable » par un simple jeu de transformations phonétiques.
Dans tout créole, il en existe toutefois un certain nombre dont l'origine n'est pas
évidente. Ceux-ci n'ont fait l'objet d'aucune étude scientifique dans la zone caraïbe,
alors que les recherches sont plus avancées dans celle de l'océan Indien, grâce aux
travaux de R. Chaudenson sur le parler de la Réunion. La grosse majorité de ceux
dont l'étymologie a pu être établie sont des archaïsmes ou des néologismes, donc
d'origine française; l'apport malgache est de 4,3%, l'apport indo-portugais de 3,2% et
l'apport africain de 0,3%. Le créole mauricien comporte un nombre plus élevé de
mots d'origine indienne à cause d'une forte immigration au XIXe s.; en seychellois,
une cinquantaine de termes peuvent être d'origine africaine. On peut même trouver
dans les Mascareignes quelques mots d'origine caraïbe, preuve des contacts
qu'établissaient les marins d'autrefois entre les « isles », mais il ne s'agit de toute
façon que d'un très faible pourcentage du lexique total.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 71
Huit millions de personnes environ utilisent divers créoles comme leur langue
maternelle unique, ou dans un système de diglossie franco-créole, mais nulle part,
sauf, depuis 1976, aux Seychelles et depuis 1987 à Haïti, comme langue officielle.
Ces langues orales sans prestige sont propres à favoriser les contacts réels entre
interlocuteurs, alors que le français, langue écrite et prestigieuse à valeur symbolique,
n'assure que des contacts artificiels en situation officielle. Elles sont réparties sur
quatorze territoires dont quatre appartiennent à la France depuis le XVIIe s. Ils ont le
statut de « département d'outre-mer » (D.O.M.) depuis 1946 : la Guadeloupe et ses
dépendances (350 000 habitants), la Martinique (325 000 habitants), la Guyane (45
000 habitants) et la Réunion (485 000 habitants). D'autres ont été perdues par la
France au profit de l'Angleterre : Dominique (70 000 habitants), Grenade et Sainte-
Lucie (100 000 habitants), l'île Maurice, l'île Rodrigue et les Seychelles (960 000
habitants en tout). Mais le passage du français à l'anglais comme langue officielle n'a
pas affecté la pratique d'un créole français comme langue vernaculaire d'usage
quotidien; et même, deux îles qui n'ont jamais été françaises : Saint-Thomas (2 000
habitants) et la Trinité (1 300 000 habitants), parlent un créole français. En Louisiane
ne subsistent plus que quelques dizaines de milliers de créolophones ruraux de
milieux sociaux défavorisés; le demi-million de Cajuns francophones descendants
d'Acadiens parlent un français voisin de celui du Canada.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 72
Maurice (près d'un million d'habitants en 1986) a l'une des populations les plus
denses du globe, mélange de Blancs, de métis, de Noirs, d'Hindous, d'Arabes et de
Chinois. La résistance des colons blancs catholiques à l'anglicisation a maintenu
pendant tout le XIXe s. une diglossie français-créole. Aujourd'hui, dix-sept langues y
sont pratiquées. L'anglais, langue officielle qui n'est parlée couramment que par 0,3%
de la population, se développe un peu sous l'effet de l'immigration hindoue.
Aujourd'hui, les élèves du secondaire sont initiés aux langues et littératures anglaise
et française. Le créole tend à y devenir langue véhiculaire de la vie politique, signe
d'identité nationale et sera sans doute, à terme, la langue d'usage de presque tous les
Mauriciens. Ses progrès entraînent le développement du français, langue des
anciennes classes dominantes, qui reste celle de la vie culturelle, déjà compris et plus
ou moins parlé par 75% des Mauriciens, soit 720 000 personnes dont 5% seulement
l'utilisent à la maison. Les trois quarts de l'île Maurice reçoivent la télévision
française de la Réunion, sa propre télévision et sa radio sont françaises à 50%, sa
presse à 80%. Par attachement au français, elle est entrée dans l'O.C.A.M. (voir chap.
V.5 § III). En 1993, en pleine expansion économique, l'île a accueilli le 5e sommet de
la francophonie. Les autres langues, surtout le « bojpuri », d'origine indienne, et le
chinois, sont employées dans leurs communautés ethniques. L'anglais est la
principale langue d'enseignement depuis le milieu du XIXe s., mais les maîtres sont
autorisés, pendant les trois premières années de la scolarité, à utiliser la langue la plus
propre à favoriser la réussite scolaire de leurs élèves; le français est largement
enseigné et la France accorde à des Mauriciens, en vue d'études supérieures à la
Réunion ou en Métropole, des bourses fort appréciées étant donné la cherté des
universités anglaises. 96% des 61 000 habitants des Seychelles (en 1980) parlent le
créole, introduit dans l'enseignement élémentaire depuis 1982, avec des résultats
positifs. Le français (compris de tous mais peu et mal pratiqué) y est redevenu langue
officielle en 1976, à côté de l'anglais et du créole français, langue véhiculaire de tous
les Seychellois.
C'est surtout dans la zone de l'océan Indien qu'on peut parler d'un continuum entre
le français régional et le créole. Celui de l'île Maurice et des Seychelles est, au prix
d'un minimum d'étude, et lorsqu'il est parlé clairement, à la radio, compréhensible par
tous les francophones. Celui de la Réunion a une situation spéciale : 25% de la
population, les « petits blancs » descendants de colons appauvris, conservent un
français archaïque, qui est, de tous ces parlers, le moins éloigné du français.
Le statut ambigu des créoles, langues bien vivantes, mais socialement inférieures,
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 73
est dû, même là où la situation politique permettrait une évolution, à une multitude de
facteurs dont le plus important est la variabilité de ces parlers qui, malgré leur air de
famille, ne permettent que faiblement ou même pas du tout l'intercompréhension. Les
Martiniquais et les Guadeloupéens se comprennent, mais ne comprennent pas, ou
mal, les Haïtiens; le simple passage de la Réunion à l'île Maurice nécessite quelques
semaines d'adaptation. À l'intérieur d'un même territoire il existe toutes sortes de
niveaux, depuis un « français régional » à phonétisme plus ou moins créole (le
« créole de salon » d'Haïti), jusqu'à une langue dont la structure syntaxique est en
véritable rupture avec celle du français. Or ces idiomes appartiennent à des
populations peu nombreuses qui ont un besoin vital d'accéder à une grande langue
véhiculaire.
Écrire les créoles, langues parlées, sans tradition orthographique, nécessiterait tout
un travail d'« aménagement linguistique », dont les résultats ne feraient pas
l'unanimité de tous ceux qui ont des idées en ce domaine. Enfin, partout où une
langue nationale de statut inférieur a été rénovée et revalorisée (flamand de Belgique,
finlandais, norvégien), cela a été fait par un groupe social animé d'une volonté
unanime. Or, ce n'est nullement le cas en pays créole, où la passion africanisante
d'une minorité se heurte au sentiment de la majorité de la population d'accéder grâce
au français à un statut social supérieur, de sorte que même les indépendantistes ne
demandent généralement pas l'abandon du français.
Bien différent du cas des créoles est celui du français régional des colons
d'Amérique du Nord, langue dominée par l'anglais, depuis que, passés sous la
souveraineté de l'Angleterre ou des États-Unis, eux-mêmes connurent le statut de
colonisés.
Le traité de Paris sauvegarde la religion des colons du Canada mais pas leur
langue; la Proclamation royale anglaise du 7 octobre 1763 n'a d'autre but que leur
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 74
assimilation totale (d'ailleurs prédite par deux mauvais prophètes : Benjamin Franklin
puis Alexis de Tocqueville). Toutefois (compte non tenu de la période 1841-1848), les
Anglais leur ont toujours laissé le droit d'user du français dans les questions de « droit
privé » réglant les rapports entre particuliers. Le clergé a donc pu jouer un rôle
linguistique crucial et les lois civiles ont renforcé le sentiment qu'éprouvaient les
francophones d'appartenir à une culture et à une tradition particulières. Les
traducteurs juridiques jouent un rôle positif : ils permettent de continuer à dire le droit
en français, et négatif : ils sont amenés à angliciser leur langue, qui vers le milieu du
XIXe s. atteint le fond de la déchéance. À partir de 1854, la traduction, devenant un
service public, s'améliore, et, en 1934, la création du « Bureau des traductions »
donne aux francophones unilingues l'accès à tous les textes législatifs et
administratifs de la Fédération.
À cette date, 15% des Québécois vivent dans les villes. Mais l'industrie se
développe et beaucoup de ruraux quittent la campagne pour devenir les ouvriers de
patrons anglophones, en particulier à Montréal. En 1911, la population est urbaine à
50%. Elle l'est aujourd'hui en grande majorité. L'urbanisation, due aux anglophones,
dont les trois quarts résident à Montréal, va de pair avec l'industrialisation, assumée
par de grandes sociétés d'abord britanniques puis américaines. La population
ouvrière, séparée du milieu conservateur et traditionnel de la campagne, se tire
d'affaire en baragouinant l'anglais du patron et ce français populaire anglicisé appelé
le « joual » (prononciation locale du français « cheval ») de Montréal, qui a été au
cœur des discussions linguistiques vers 1960. Elle ne dispose pas de terminologie
française pour ce qui relève de la technique moderne. C'est donc tout naturellement
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 75
que l'anglais, langue des affaires qui jouait en fait, sinon en droit, un rôle prédominant
dans la politique, l'administration et la fonction publique, tend à devenir la langue du
travail. Sa connaissance devient assurance de succès.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 76
qu'elle n'est assimilée. La guerre de Sécession met fin à cette situation : le français
devient la langue des pauvres et des perdants ; de nombreux Américains du Nord
s'installent et anglicisent en particulier la population noire. En 1921, la nouvelle
constitution de la Louisiane interdit de parler français à l'école et tend à abolir tout ce
qui rappelle le français et la France. La Nouvelle-Orléans devient presque
entièrement anglophone et le dernier quotidien français, L'abeille, cesse de paraître en
1923. La percée de routes désenclave la population cadienne, dont le caractère rural
préserve pourtant la langue. La découverte du pétrole entraîne une forte
industrialisation, naturellement anglophone. Les parents s'efforcent de gommer chez
leurs enfants le handicap que constitue pour le travail une origine française. Seule, la
tradition orale s'oppose à la toute-puissance de l'anglais, le français dépérit; il n'est
pas exceptionnel d'entendre des phrases du type revenez back, cher !
Avant 1763, les colons ont, de l'avis de nombreux voyageurs, un bon niveau
linguistique. La nécessité de s'entendre, alors qu'ils sont d'origines diverses, l'attente
dans les ports de Nantes et de La Rochelle, de longs voyages en commun, les ont
obligés à abandonner leurs patois. Ils parlent donc le français de leur temps, tel qu'on
pouvait l'entendre dans les provinces de l'Ouest dont ils étaient majoritairement
originaires : Aunis, Saintonge, Poitou, Touraine, Normandie (16% des Québécois
d'aujourd'hui ont des ancêtres normands). Actuellement, les parlers des groupes
francophones, sans être uniformes, présentent certains caractères communs qui les
opposent au français métropolitain.
Pendant plus d'un siècle, au Canada du moins, les relations avec la France ont été
maintenues par les congrégations religieuses qui n'ont jamais cessé d'y faire des
fondations et d'y envoyer quelques-uns de leurs membres. Cette quasi-rupture
provoque un vieillissement de la langue, conservée surtout par tradition orale. Il est
donc normal d'y trouver des archaïsmes. D'autre part, elle suit une évolution
divergente qui crée des néologismes spécifiques.
Sur le plan phonétique, l'articulation est restée moins tendue que ne l'est devenue
celle du français moderne, les voyelles /i/, /y/, /u/ sont plus ouvertes et centralisées,
du moins dans certaines positions. Les consonnes /t/ et /d/ ont tendance à se
palataliser et à s'affriquer devant /i/ et /j/. Les parlers acadiens ont conservé des
diphtongues qui trouvent leur source dans les dialectes de l'ouest de la France. Les
diphtongues présentes dans les autres parlers canadiens, notamment québécois, sont
beaucoup plus récentes et dérivent initialement du système des longueurs vocaliques
du français central du XVIIe s.
Sur le plan lexical, on emploie des mots anciens et souvent dialectaux tels que
espérer pour attendre, à main pour commode, ou berlander (normand) pour flâner, se
jouquer (picard) pour se coucher. La dérivation privilégie certains suffixes qui
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Les personnes déclarant avoir le français pour langue maternelle aux recensements
sont :
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population de cet État) à côté de 599 145 anglophones (10%). Les autres, dont
le nombre n'atteint pas tout à fait un million, se répartissent entre l'Acadie et
plus particulièrement le Nouveau-Brunswick où 33% des 724 000 habitants se
déclarent francophones, et l'Ontario, où une minorité non négligeable d'environ
5% a le français comme langue d'usage. 69% de la population canadienne est
unilingue, 4% polyglotte, et 26% bilingue (français-anglais). 50% des bilingues
sont au Québec et 25% en Ontario, le reste étant dispersé à travers les autres
États. Les anglophones sachant le français sont 59% au Québec et 6% dans le
reste du pays. Les personnes de langue française ou capables de s'exprimer en
français sont 94% au Québec, 42% au Nouveau-Brunswick et 12% en Ontario.
À la différence de la Belgique, dont les recensements ne tiennent pas compte
de l'usage des langues, et des États-Unis qui lui accordent peu de place, le
Canada donne périodiquement des statistiques linguistiques très précises par
État, par âge, par sexe, par situation de famille, et tenant compte de l'
« assimilation linguistique » d'un conjoint par l'autre.
Aux États-Unis : Les chiffres de 1993 donnent 1 702 000 personnes de 5 ans
et plus parlant français à la maison.
Le plus grand nombre est en Nouvelle-Angleterre. Au recensement de 1980,
près de 2 millions de personnes avaient déclaré être d'ascendance française et
900 000 avoir le français pour « langue maternelle » sinon d'« usage courant ».
En Louisiane, sur plus de 900 000 personnes d'ascendance française, pour la
plupart acadienne (21% de la population), en 1986, un peu moins d'un demi-
million s'estimaient francophones. En 1993, ils seraient 550 000, ce qui
constitue une petite remontée
Une certaine présence canadienne-française tend à se développer en Floride
(100 000 personnes, renforcées, l'hiver, de 60 000 retraités qui recherchent le
soleil) et en Californie.
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difficile que les ouvrages de référence usuels en proviennent. C'est donc sous la
pression de l'opinion publique et de nombreuses associations que les gouvernements
successifs ont été amenés à légiférer en ce domaine, avec toujours plus de précision.
La loi 63 (1969) votée par l' « Union nationale », trop timide et favorable au
bilinguisme, ne suffit pas à apaiser des revendications allées jusqu'à l'émeute. La loi
22 (1974) votée par le « Parti libéral » entend revaloriser le statut de la langue
française, considérée comme un « patrimoine national » dont l'État a la charge. Il
s'agit d'en « assurer la prééminence » et d' « en favoriser l'épanouissement et la
qualité », donc de fixer des critères juridiques de cette qualité et de « dire le droit » en
matière de langue. Mais les moyens de l'appliquer sont insuffisants. La loi 101 ou
Charte de la langue française (1977), votée par le « Parti québécois », sans exclure la
pratique de l'anglais ni celle des langues amérindiennes et inuits, impose le français
comme seule langue officielle du Québec (ce qui signifie que les traductions
anglaises des textes administratifs et juridiques ne sont plus « officielles »). L' État
n'ayant aucune compétence particulière dans le domaine de la planification
linguistique, il lui faut créer un « Conseil de la Langue française » pour orienter ses
décisions et un « Office de la Langue française » pour conduire la politique ainsi
définie. Dès qu'ils sont publiés dans la Gazette du Québec, les termes normalisés par
l'Office deviennent obligatoires dans les textes prévus par la loi. Une « Commission
de surveillance » veille à l'application de cette politique et sanctionne les infractions :
les entreprises, en particulier, doivent obtenir, sous peine d'amende, un « certificat de
francisation ». Le législateur s'est essentiellement préoccupé de l'usage de la langue
en matière d'éducation, de travail et d'activité économique. L'enseignement en anglais
est toléré pour les enfants dont le père ou la mère auraient reçu un enseignement en
anglais au Québec et en feraient la demande, mais le français devient la règle
générale. Même les immigrés, quelle que soit leur langue d'origine, y sont astreints,
alors que jusque-là ils choisissaient généralement l'anglais, qui leur permettait de
passer facilement d'une province à l'autre et du Canada aux U.S.A. Depuis les années
soixante, le Québec a connu un vif essor industriel et technologique et fait un gros
effort de culture scientifique de la population. Au niveau universitaire, l'absence de
manuels en français dans les disciplines scientifiques et techniques est encore
fréquente. Des techniciens, des juristes font progresser le français : élaboration d'un
premier manuel d'informatique en français, traduction par l'université de Moncton de
la Common law, pour permettre aux francophones du Nouveau-Brunswick d'avoir
accès à la justice en français. On a créé des Commissions de terminologie qui sont
extrêmement actives, parmi les plus efficaces du monde francophone. Ce n'est plus
une défense mais une contre-offensive de refrancisation et d'abandon des anglicismes.
En moins de dix ans, l'application de la loi 101 a redressé la situation du français au
Québec et obtenu des résultats spectaculaires.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 80
Les anglophones, soit environ 14% de la population, dont près de 60% sont
bilingues, ont mal accepté la situation nouvelle. Certains d'entre eux sont partis; elle
est un frein à l'immigration que le Québec souhaite pouvoir sélectionner sur critères
linguistiques. La démographie de la province s'en ressent, d'autant plus que la
« révolution tranquille », contemporaine du relâchement conciliaire de la discipline
catholique, s'est accompagnée d'une énorme baisse de la natalité chez les
francophones, passée entre 1959 et 1987 (année la plus basse, où 60 000 naissances
seulement ont été enregistrées) de 3,3 à 1,35 enfant par femme. Une légère remontée
(1,41 1988) ne suffit pas à enrayer le vieillissement de la population. Globalement, la
population canadienne a presque doublé en 40 ans, mais le Québec, qui en
représentait 28,9% en 1951, n'en représente plus que 25,3% en 1991, et si l'évolution
continue, les Canadiens francophones ne seront plus que 23,8% en 2006 La carte
électorale étant remaniée tous les dix ans en fonction des données démographiques,
déjà en 1985, la représentation du Québec au parlement d'Ottawa est passée de 75
sièges sur 282 à 75 sur 304. Un Québec minoritaire, à la démographie déclinante,
aurait-il intérêt à devenir indépendant en face d'un Canada plus jeune ? Selon le mot
de M. Bourassa, « la dénatalité est le pire ennemi de la francophonie ». Il serait
urgent de redresser la courbe, et aussi d'accepter un plus grand nombre d'immigrés
francophones. Haïti pourrait en fournir de bons contingents et la France un peu plus
que les 1 500 qui s'y sont installés en 1987. Les chaînes de télévision francophones
subissent la forte concurrence des chaînes anglophones. Les téléspectateurs refusent
une quelconque réglementation limitant l'accès à la télévision américaine, mais
réclament une amélioration des émissions en français, Des sondages pratiqués auprès
des jeunes francophones révèlent que 40% d'entre eux n'attachent pas une importance
vitale aux problèmes de langue et que si leurs lectures sont plutôt françaises, ils
préfèrent la radio, la télévision, les disques et les cassettes en anglais. L'échec du parti
québécois aux élections provinciales de 1985 a permis une application moins
rigoureuse de la loi 101 et on a commencé à voir réapparaître à Montréal enseignes et
publicités unilingues anglaises. En 1994, la majorité passe au parti « souverainiste »
qui organise le référendum de 1995 concernant l'accession du Québec à la
souveraineté, tout en sauvegardant une association avec le Canada. Des entreprises
quittent Montréal, qui menace de faire sécession en cas de succès. Le Québec reste
canadien par 50,6% des voix contre 49,4% aux souverainistes qui ne renoncent pas.
En dehors des conséquences politiques prévisibles, les avantages identitaires et même
économiques de l'indépendance leur paraissent l'emporter sur le risque de voir le
bilinguisme officiel disparaître du reste du Canada et de mettre en difficulté les
francophones hors Québec. Néanmoins, malgré sa vigilance et celle du peuple, le
facteur démographique pourrait remettre en question le statut du français et l'avenir
de la descendance des 12 millions de francophones d'Amérique.
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Le gros avantage des Québécois sur les autres minorités francophones, c'est d'être
une entité politique qui se gouverne en français. Les « isolats » des autres provinces
sont moins favorisés.
En 1970, au niveau fédéral, la Loi sur les langues officielles consacre l'égalité de
l'anglais et du français « pour tout ce qui relève du parlement et du gouvernement du
Canada ». Égalité beaucoup plus théorique que pratique. Peu de fonctionnaires sont
capables d'assurer des services en français pour les francophones des provinces de
l'Ouest. Il est très difficile ou impossible de travailler en français au sein des
institutions fédérales, en dehors de l'Ontario ou du Nouveau-Brunswick. Dans les
écoles, l'apprentissage du français commence tard (la cinquième, sixième, septième
année d'études). Il reste facultatif et réservé aux sujets les plus doués pour les
langues. Toutefois, des « classes d'immersion » en français s'ouvrent un peu partout,
permettant non seulement aux enfants anglophones d'apprendre le français mais aussi
aux francophones des régions anglophones d'étudier leur langue. L'université York à
Toronto a décidé de devenir entièrement bilingue et dans l'Ontario une loi a été votée,
par laquelle tous les services de l'administration doivent être fournis dans les deux
langues. Au deuxième sommet francophone du Québec (1987), c'est le Premier
ministre canadien (et non québécois), B. Mulroney, qui a multiplié les initiatives et
été le véritable meneur du jeu. Courant chez les francophones, le bilinguisme
progresse et atteint, dans les années 90, un peu plus de 8% des anglophones.
Encourageante pour les partisans de l'unité canadienne, cette évolution ne convainc
pas les indépendantistes québécois qui jugent la situation si dégradée qu'ils
envisageraient un regroupement au Québec de tous les francophones dans l'hypothèse
où ils arriveraient à leurs fins.
Au recensement de 1970, 2 598 408 habitants des U.S.A. se sont déclarés de langue
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maternelle française; beaucoup d'entre eux étaient âgés; on peut pouvait les estimer,
en 1980, à 1 992 000 et il faut s'attendre à ce que, dans les années à venir, leur
nombre diminue encore.
Aux U.S.A., certains États rendent obligatoire l'étude d'une seconde langue dans le
secondaire. Le français y est en seconde position derrière l'espagnol, réputé plus
facile, et rendu nécessaire par l'immigration massive de Portoricains, Mexicains,
Cubains dans les grandes villes. L'article 7 de l' Elementary and secondary Éducation
Act (1968) promulgué par le gouvernement fédéral prévoit une instruction bilingue
pour les enfants sortant de foyers parlant une autre langue que l'anglais. En 1981, un
peu plus d'un million d'élèves de l'enseignement secondaire (contre 2 millions pour
l'espagnol) et 250 000 du supérieur étudiaient le français. Dans plus de 30 États, il
existe plus de 115 émetteurs de radio qui, une ou deux fois par semaine, diffusent des
programmes en français d'une heure en moyenne; plus de la moitié se trouvent en
Nouvelle-Angleterre et en Louisiane. En ce qui concerne la télévision, les
francophones cherchent à faire abolir le statut fédéral de 1976 prohibant la diffusion
de programmes canadiens au-delà de 150 miles au sud de la frontière. Ceux de
Floride ont un hebdomadaire et une revue, à la radio, un bulletin quotidien de
nouvelles québécoises, une émission de variétés en fin de semaine, des films et des
messes en français. Et dans toute l'Amérique du Nord, les cours de langue française
par les médias audiovisuels sont largement répandus.
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1778 entre la France et les colonies américaines, a vu l'adoption d'une loi fédérale
reconnaissant les Franco-Américains comme groupe minoritaire officiel, condition
nécessaire pour bénéficier de programmes d'enseignement bilingues. Mais
l'application de l'article 7 de l'Educational Act n'a jamais répondu aux espérances
qu'il avait fait naîÎtre; il n'était conçu que pour aider les enfants d'immigrés récents à
s'intégrer, alors que les enfants franco-américains savent s'exprimer en anglais.
Aujourd'hui, il ne manque pas, en Nouvelle-Angleterre, de francophones parfaitement
bilingues.
Le grand handicap des « Francos » est la dispersion, à travers les villes des six
États, de communautés qui sont de moins en moins cohérentes. Les jeunes ménages,
souvent mixtes (donc en bonne voie d'anglicisation), préfèrent s'installer en banlieue.
Les « Petits Canadas » disparaissent peu à peu, détruits par la rénovation urbaine ou
occupés par des immigrés d'origine différente. Mais, depuis un siècle qu'on prédit
l'assimilation de ce groupe de citoyens américains fidèles à leur patrie mais
ethniquement originaux, on doit constater une survie nullement menacée dans les
prochaines décennies.
C'est à partir de 1968, après des guerres et des épreuves qui ont montré leur
cohésion, que les États-Unis acceptent que certains de leurs citoyens retrouvent leurs
racines linguistiques; l'affirmation d'une « différence » louisianaise peut même,
pense-t-on, avoir un intérêt touristique. La vie culturelle francophone s'organise
autour du CODOFIL (Council for the Development of French in Louisiana), agence
d'État fondée en 1968 par l'avocat James Domangeaux et alimentée par des fonds
publics et privés. La loi 256, proposée par un gouverneur anglophone et votée à
l'unanimité par un parlement à majorité anglophone, stipule que l'État de Louisiane
est désormais bilingue : le français y est langue officielle au même titre que l'anglais.
En réalité, il s'agit d'un simple principe, sans application effective si ce n'est qu'en
1984, contrairement à ce qui se passe dans les autres États, on impose l'enseignement
d'une deuxième langue pour les élèves de 9 à 14 ans. Cette décision unanime de la
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les individus à des situations de désarroi qui expliquent leurs réactions de défense,
surtout lorsqu'ils ne sont pas isolés et qu'ils ont des raisons d'être fiers d'une culture et
d'une langue maternelle prestigieuses.
Les relations entre le français et l'anglais ont été vécues de façon conflictuelle,
comme celles du français de France avec ses dialectes, ses langues régionales et les
langues de l'immigration.
Lors de l'indépendance (1943), l'arabe devient la langue officielle des deux pays
dont la situation linguistique actuelle peut se comparer à celle du Maghreb. La Syrie,
majoritairement islamique, et fière du rôle historique de Damas, opte pour
l'arabisation radicale. Elle maintient entre le français et l'anglais une parité théorique,
mais le recrutement de professeurs de français (qu'on va chercher jusqu'en Algérie !)
s'avère plus difficile que celui des professeurs d'anglais, souvent palestiniens.
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En 1992, les chaînes de télévision publiques, peu suivies, sont tenues par les Syriens
qui, en 1994, interdirent les chaînes privées; elles étaient quarante, pour la plupart
financées par des firmes américaines, allemandes, italiennes, qui exigeaient l'anglais.
Trois radio privées, une radio publique et deux chaînes de télévision, l'une privée et
l'autre publique, étaient entièrement francophones, ce qui représentait 14% de la
production télévisée. Il existe encore un quotidien en français, L'Orient, le jour qui
tire à 22 000 exemplaires et a failli déposer son bilan. À la même date, parmi les
établissements d'enseignement supérieur, un nombre sans cesse décroissant utilise le
français. Les écoles, surtout celles des régions sous occupation israélienne, et
certaines institutions subventionnées par l'Arabie Saoudite, adoptent de plus en plus
l'anglais.
Malgré tout, le français conserve encore des positions relativement fortes : dans le
primaire et le secondaire, sur 800 000 élèves, 85% apprennent encore le français, 300
000 d'entre eux fréquentent les écoles d'État et 500 000 les écoles libres, catholiques
dans leur très grande majorité, qui préparent les enfants au baccalauréat à la fois
français et libanais.
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CHAPITRE IV
LE FRANÇAIS OUTRE-MER
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 89
D'autre part, des idéologues non religieux comme les saint-simoniens et les francs-maçons,
considérant comme un devoir de transformer le monde en propageant la civilisation
européenne, répandent leurs idées, surtout après 1870 : la plupart des gouverneurs nommés
par J. Ferry sont francs-maçons et implantent des loges dans leurs territoires.
À partir de 1817 des gouverneurs sont nommés au Sénégal, dont le comptoir principal Saint-
Louis avait dès 1789 envoyé un cahier de doléances aux États Généraux. Les premiers
esclaves libérés sont organisés en troupes de tirailleurs. Mgr Kobès installe vers 1850, au sud
de Dakar, la mission Saint-Joseph qui permettra, en vingt ans, d'ordonner six prêtres
sénégalais. Un isolé, René Caillié, parvient à Tombouctou en 1828. De 1843 à 1845, des
marins reconnaissent les côtes du golfe de Guinée jusqu'au Gabon où, quelques années après,
Mgr Bessieux fonde une petite mission.
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1841.
La première entreprise gouvernementale délibérée fut, en 1830, malgré une opinion publique
hostile, celle du gouvernement de Charles X qui espérait affermir son autorité en réduisant la
piraterie nord-africaine, plaie de la Méditerranée. Une grande opération de débarquement se
termina le 4 juillet 1830 par la capitulation du dey qui gouvernait, au nom des colonisateurs
turcs, une Algérie dont la population n'atteignait pas alors deux millions d'habitants. Les
conquérants ignorent l'arabe et le berbère, mais la pratique de la « lingua franca », toujours en
usage dans les ports où commercent quelques étrangers, permet de trouver des interprètes.
Quoique Charles X ait fait occuper la Mitidja, la monarchie de Juillet ne laisse que 10 000
hommes à Alger, Oran, Bône (aujourd'hui Annaba) et Bougie (aujourd'hui Bejaia). Par un traité
de 1834, elle reconnaît sur tout l'arrière-pays au jeune émir Abd el-Kader une autorité que celui-
ci utilisera à essayer de chasser ces occupants « infidèles » qui n'ont pas su exploiter les
sentiments antiturcs des indigènes et se sont vite rendus fort impopulaires. Les généraux
Danrémont, Bugeaud, Lamoricière, finissent par obtenir sa reddition en 1847. L'Algérie dépend
du ministère de la Guerre. Elle est divisée en trois provinces (Alger, Oran et Constantine)
comprenant chacune des territoires civils, mixtes et militaires. Dans ces derniers, les chefs
indigènes sont maintenus sous le contrôle des « bureaux arabes » composés d'officiers
connaissant bien la langue et les coutumes indigènes, qui règlent directement les problèmes.
En 1830, les Français ont promis de respecter la liberté, les propriétés, et la religion. Les deux
premières promesses sont mal tenues; quant à la troisième, les biens des mosquées qui
servent à financer les écoles coraniques sont confisqués, mais Louis-Philippe et ses
successeurs interdisent d'évangéliser les indigènes. De plus grands troubles sont évités, mais
aussi tout mélange entre les deux communautés, avec ce que cela implique d'incompréhension,
de brimades et d'hostilité. Par la suite, la IIIe République créa un « clergé » musulman officiel
rétribué par l'État, formé dans trois médersas françaises, auquel d'ailleurs la population préfère
les marabouts locaux. Ainsi, en Algérie, la loi de séparation de l'Église et de l'État ne fut jamais
appliquée. Le clergé catholique ne doit s'occuper que des colons, qui sont déjà, en 1847, 110
000, dont 2000 familles d'agriculteurs. Des crédits importants sont votés pour les aider à mettre
en valeur le pays, non sans paupérisation des indigènes. Français de langue d'oc, Espagnols,
Italiens, ces « pieds-noirs » parlent un français peu académique, appelé ultérieurement
« pataouète » et n'apprennent pas, ou très peu l'arabe.
À partir de 1858, les services administratifs sont centralisés dans un ministère de l'Algérie et
des colonies. Napoléon III poursuit la pacification du Sud et de la Kabylie, développe de
grands travaux (routes, ponts, voies ferrées, assèchement de marais) et encourage les sociétés
de colonisation. Il s'attire pourtant l'hostilité des colons par politique d'association assez
favorable aux indigènes qu'il renonce à assimiler et veut protéger, réconcilier, associer. Par le
sénatusconsulte du 14 juillet 1865, les musulmans et les israélites peuvent obtenir les droits du
citoyen français mais aucun ne fait cette démarche. En 1866, une invasion de sauterelles, une
épidémie de typhus, une famine n'aident pas sa politique, et en 1869, un projet de constitution
autonomiste échoue.
Au Sénégal, de 1852 à 1865, Faidherbe, qui parle arabe et wolof, et connaît à fond les
problèmes locaux, développe et pacifie les possessions françaises dont la population passe de
15 000 à 200 000 habitants. Avec des moyens limités mais une volonté inflexible, il lutte contre
la malaria, introduit de nouvelles cultures, ouvre des écoles, trace des routes, et fonde les ports
de Rufisque et de Dakar.
Enfin, la France, non sans arrière-pensées commerciales, intervient en Asie du Sud-Est pour
protéger ses missionnaires souvent persécutés et martyrisés avec leurs fidèles depuis 1833,
par les empereurs Minh-Mang et Tu-Duc. En 1862, Tu-Duc reconnaît à la France la possession
de la moitié orientale de la Cochinchine et le libre exercice de la religion chrétienne dans le
royaume d'Annam (région de Hué). En 1863, la France impose son protectorat au Cambodge.
Le cours du Mékong est exploré, le port de Saigon (aujourd'hui Chi Minh-Ville) créé, des routes
tracées, le télégraphe installé. Au début de la guerre contre la Prusse, la France possède,
outre-mer, un empire de 900 000 kilomètres carrés, fruit d'actions politiques de prestige et
d'initiatives privées plutôt que d'une vraie volonté de conquête. Jusque vers 1880, une opinion
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 91
publique défavorable le considéra comme une source de difficultés plutôt que de puissance.
L'empire, jugé trop arabophile, ne fut pas regretté des colons d'Algérie mais le décret Crémieux
(1870), qui fait aux musulmans l'affront d'accorder aux seuls juifs la citoyenneté française,
provoque une insurrection (1871), d'où une dure répression : les indigènes sont accablés
d'amendes et d'impôts. Les musulmans regrettent le « grand sultan » Napoléon III et méprisent
la Troisième République. Celle-ci ne s'intéresse à l'expansion coloniale que lorsqu'elle y voit
une compensation à ses déboires européens. Elle entre alors dans la grande « course aux
colonies ». Le Code de l'indigénat (1881) prévoit des infractions spéciales aux indigènes
passibles d'internement administratif, de mise en surveillance, d'amendes collectives, institue le
permis de circulation intérieure et une certaine participation forcée aux travaux publics.
Bismarck réunit à Berlin en 1885 une conférence de 14 nations européennes pour régler le
partage de l'Afrique. Malgré l'opposition des milieux nationalistes qui ne perdent pas de vue « la
ligne bleue Vosges » et n'aiment guère les gros négociants, une sorte de « parti colonial » se
crée, transcendant les habituels clivages politiques et regroupant les militaires et les milieux
d'affaires, les missionnaires et les francs-maçons. Jules Ferry en prend la tête dans l'intérêt
supérieur de la civilisation et pour la plus grande satisfaction des financiers qui en espèrent des
bénéfices rapides. Ils furent souvent déçus : les colonies coûtaient plus qu'elles ne rapportaient
et les capitaux se tarirent vite. La France hésita toujours entre l'exploitation pure et simple, une
assimilation peu réalisable et une association politique favorable à l'indépendance
administrative. Quant à l’évangélisation, les gouvernements anticléricaux tolérèrent outre-mer,
en raison de son efficacité colonisatrice, un clergé qu'ils persécutaient en Métropole.
En Afrique noire, les Européens ne trouvent devant eux aucun État constitué, juste un vague
souvenir d'anciens royaumes du Ghana, du Mali, du Congo et du Monomotapa. Entre 1876 et
1885, Savorgnan de Brazza rallie à la France les tribus des immenses territoires du Gabon et
du Congo, bientôt évangélisés par Mgr Augouard à qui on doit l'installation, à Brazzaville, d'un
laboratoire de recherche sur les fièvres tropicales dirigé par l'Institut Pasteur. En Afrique
occidentale, des expéditions militaires soumettent des chefs locaux comme Ahmadou, Samory,
Béhanzin, et permettent l'annexion du Niger, du Soudan (1893) et du Dahomey (1894). Au
Sénégal, les originaires des « quatre communes » (Saint-Louis, Dakar, Rufisque, et Gorée) où
la France était le plus anciennement implantée, reçoivent la citoyenneté française avec droit de
vote et obligation du service militaire (1876).
Après les explorations de Stanley, la conférence de Bertin désigne à l'unanimité Léopold Il, roi
des Belges, comme souverain d'un « État indépendant du Congo » situé sur la rive gauche du
fleuve alors que la France occupe la rive droite. Après la mort du roi, (1885), il devient colonie
belge.
En Afrique du Nord, des familles alsaciennes, fuyant l'annexion allemande, s'ajoutent aux
colons d'Algérie. Après 1903, les indigènes commencent à travailler dans les exploitations
européennes; une politique d'assimilation est pratiquée, surtout en matière de justice; et des
noms de villes et villages sont francisés; mais jusqu'en 1919, il n'y a pas d'égalité devant
l'impôt : la charge fiscale est, à proportion de leurs ressources, très lourde pour les indigènes.
Non sans risque, des explorateurs isolés, desmilitaires, et les Pères Blancs, fondés par le
cardinal Lavigerie, évêque d'Alger, vont à la découverte du Sahara. À partir de 1902 les
« Compagnies sahariennes » occupent le désert (action de Laperrine auprès des Touaregs,
séjour du P. de Foucauld à Tamanrasset). Sous prétexte de razzias opérées en Algérie à partir
de la Tunisie, J. Ferry contraint le bey de Tunis à accepter le protectorat de la France en1881 et
s'empare du pouvoir économique. Même chose au Maroc en 1912, où Lyautey, disciple de
Gallieni, crée le port de Casablanca et acquiert par son œuvre organisatrice l'estime des
Marocains. Comme à Madagascar, la France substitue son autorité à celle d'États déjà
constitués et ces trois pays seront les premiers foyers de nationalismes auxquels elle se
heurtera.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 92
En Asie du Sud-Est, Tu-Duc ayant fait appel aux Chinois pour reprendre Hanoi, Jules Ferry
envoie en 1883 un corps expéditionnaire. Le protectorat français s'étend en1885 sur l'Annam et
le Tonkin (région de Hanoi), que Gallieni mettra dix ans à pacifier. L'Union indochinoise réunit
sous un même gouverneur la Cochinchine, l'Annam, le Tonkin et le Cambodge, puis, en1893, le
Laos. Les indigènes furent associés à la gestion des affaires par des conseils élus, et les
travaux d'irrigation et de construction des routes développés.
La Nouvelle-Calédonie attire peu les Français qui cherchent plutôt en Afrique du Nord, puis en
Afrique noire ou en Indochine, l'exotisme et l'aventure. Elle accueille un bagne et des déportés
politiques après la Commune (1871). La marine, les troupes, la « transportation » fournissent la
quasi-totalité des immigrés temporaires et une partie considérable des colons. Vers 1860-1870,
arrivent des Réunionnais. En 1887, les Européens (18 358 habitants) sont égaux en nombre
aux autochtones (à peine 19 000 habitants). La culture du café se développe; la
« transportation » cesse en 1897; on supplée au manque de main-d'œuvre qui en résulte en
introduisant des Japonais, des Tonkinois et des Javanais. Au début du XXe s. arrivent des
agriculteurs français. La découverte et l'exploitation du nickel, dont l'île devient le premier
producteur mondial, entraînant une immigration de cadres et d'ouvriers, la population d'origine
européenne en vient à dépasser en nombre la population mélanésienne. C'est la seule
« colonie de peuplement » en Océanie française, mais sa population totale reste très faible
relativement à son étendue.
À Tahiti, française depuis 1880, de grandes familles de « demis », à statut social élevé, sont
issues de l'union de Polynésiennes avec les premiers colons français. L'île a connu deux
immigrations chinoises, en 1865 et à la fin du XIXe s., d'où la constitution d'autres familles de
« demis » d'origine plus récente.
Les îles Wallis et Futuna évangélisées par des missions catholiques deviennent françaises en
1886. Par la convention de Londres de 1906 et le protocole de 1914, elles deviennent le
condominium des Nouvelles-Hébrides, « territoires d'influence commune » à la France et à la
Grande-Bretagne. Deux petites colonies blanches y ont évolué de façon différente, les Français
étant essentiellement planteurs, les Anglais exerçant une influence politique prépondérante,
liant étroitement éducation et évangélisation, quadrillant le territoire de missions
presbytériennes et anglicanes.
En 1914, la France a le second empire colonial du monde par l'étendue (10 000 000 km2) et
par la population (48 000 000 d’habitants dont 2 000 000 seulement de Français, surtout en
Algérie). La guerre n'y entame pas son prestige. La contribution des colonies est décisive, en
matières premières et en hommes (45 000 volontaires malgaches, 193 000 « tirailleurs
sénégalais » dont 25 000 mourront, participation importante de l'Algérie qui perd 25 000
musulmans et 22 000 Français). Le loyalisme des musulmans dont, en 1918, plus du tiers
servait la France comme travailleurs ou comme soldats, fut une heureuse surprise pour les
responsables de l'Algérie. Les réformes accordées en remerciement en1919 : égalité fiscale,
plus large représentation musulmane, sont jugées excessives par les colons, et trop timides par
les musulmans « évolués ».
1919 voit le partage des colonies allemandes : le Rwanda et le Burundi sont confiés à la
Belgique; la France reçoit mandat sur le Togo et le Cameroun (partagés avec l'Angleterre); et,
au Proche-Orient, sur la Syrie et le Liban. En 1934, une rébellion dans le sud-marocain l'amène
à pacifier la Mauritanie. L'Empire qui atteint ainsi 12 600 000 km2 et 6 700 000 habitants, est
célébré en 1931 par l'Exposition coloniale.
L'Algérie est devenue une « nation » parmi les autres aux yeux des Arabes : dès 1919, l'émir
Khaled, petit-fils d'Abd el-Kader, vient parler d'indépendance à la Société des Nations ; à Paris
en1927, Messali Hadj fonde l'association communiste et indépendantiste, l'Étoile nord-africaine.
Au Maroc, le nationalisme, dont les chefs sont exilés, se manifeste autour des mosquées à Fès,
Meknès, Rabat, Salé. En Tunisie, Habib Bourguiba, qui tient la colonisation pour responsable
de la misère du pays, plus voyante qu'ailleurs, envisage comme idéal « l'indépendance de la
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 93
Tunisie, complétée par un traité d'amitié et d'union avec la grande République française ».
La revendication politique de l'Afrique noire entre les deux guerres s'exprime à Paris
beaucoup plus que sur place. Les Africains francophones, en nombre infime, rencontrent une
certaine sympathie chez les Français qui n'ont pas oublié les « tirailleurs sénégalais » et parmi
les intellectuels attirés par le jazz et l'art nègre. Un Haïtien, le Dr Léo Sajous, fonde le Comité
universel de l'Institut nègre de Paris (1930) et publie le premier numéro de la Revue du Monde
noir (1931). Léopold Sédar Senghor, sénégalais, agrégé de grammaire, fonde, avec ses amis
Aimé Césaire, martiniquais, et Léon Gontran Damas, guyanais, la revue L'Étudiant noir (1934),
qui dure jusqu'au début de la guerre. Ces colonisés noirs lettrés ont pour premier objectif de se
prouver à eux-mêmes que ce qui les a rendus « colonisables » n'est pas un caractère
éternellement inscrit dans leur nature; le mot de négritude, employé pour la première fois par
Aimé Césaire dans son Cahier d'un retour au pays natal de1939, résume le désir qu'ont
Africains, Antillais et Guyanais de faire admettre, au nom des « droits de l'homme » l'originalité
de leur culture et de hâter son insertion dans le monde moderne.
Dans l'immense Afrique noire française, entre les deux guerres, la population autochtone, peu
nombreuse X A.O.F. (Afrique Occidentale française) 13 millions, et A.E.F. (Afrique Équatoriale
française) 4 millions d'habitants − était répartie en trois catégories : 90 % étaient les « sujets »,
soumis au régime de l'indigénat; les 10% restants étaient, d'une part les « exemptés » de
l'indigénat (chefs de canton, fonctionnaires, titulaires du certificat d'études, commerçants payant
patente, anciens militaires) et, d'autre part, les « citoyens originaires » des « quatre
communes » du Sénégal (78 000 en 1936 sur 1 800 000 habitants).
Quelques Africains s'étaient enrichis par le commerce du bétail, du poisson séché, de la kola,
de l’arachide. Dans les régions côtières du Golfe de Guinée, productrices de cacao, les
populations, répondant remarquablement à l'action des missionnaires, s'occidentalisent plus
profondément qu'ailleurs. Mais la seule possibilité de monnayer un diplôme dépassant le
certificat d'études primaires était l'entrée au service du gouvernement colonial. En 1939, l'élite
restreinte, soigneusement éduquée par les Français, qui trouve immédiatement à la sortie de
l'école un emploi de commis d'administration, d’instituteur, de médecin auxiliaire, semble
satisfaite de ses privilèges : les habitants de l’A.O.F. et de l’ A.E.F. avaient un modèle politique
avec les « quatre communes » dont le député, Blaise Diagne, continuellement réélu
(1914-1932), fut sous-secrétaire d'État aux colonies en 1931-1932. Négligeable dans la
politique française, mais certaine aux yeux de ses électeurs, sa puissance rendit la théorie de
l'assimilation très populaire, surtout à partir de la fondation par Lamine Gueye, docteur en droit
de l'université de Paris, du Parti socialiste sénégalais (1935) soutenu par le Front populaire. Au
Congo, André Matsoua, ancien catéchiste catholique, employé de bureau, fonde l'Amicale des
originaires de l'A.E.F. et suscite dans le Bas-Congo (1930-1934) un mouvement d'opposition à
l'indigénat, de résistance passive, et de sourde révolte, tandis qu'au Dahomey (aujourd'hui
Bénin), Louis Hunkarin, ex-instituteur, fonde une section de la Ligue des droits de l'homme.
À Madagascar, les indigènes peuvent devenir citoyens français sur demande et après enquête;
en fait, en 1939, ils ne sont pas plus de 8 000. Une faible agitation existe, certains souhaitant
l'indépendance, d'autres la départementalisation de Madagascar, mais la population qui, grâce
au développement des cultures vivrières et des soins médicaux, passe de 2 600 000 en 1905 à
4 millions n'est guère politisée. La religion traditionnelle reste la plus répandue, mais le
christianisme et la scolarisation se développent : en 1930, il y a 400 000 protestants, 550 000
catholiques, 100 000 enfants dans les écoles primaires officielles et 85 000 dans celles des
missions.
En 1939 l'Afrique n'a que deux pays indépendants : le Libéria (depuis 1847), en fait sous la
domination de Firestone, société américaine de plantation d'hévéas, et l'Égypte (depuis 1922)
avec une présence militaire britannique. Tout le reste est réparti entre les puissances
européennes maîtresses du pouvoir politique et économique. En 1939 aucune d'elles ne songe
à une prochaine décolonisation.
En Indochine, est fondé le Parti national du Vietnam (1927), puis, sous l'impulsion d'Hô Chi
Minh, le Parti communiste vietnamien (1930), ce qui ne va pas sans quelques attentats et
quelques troubles.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 94
II.1 Dans la partie du Sénégal de langue wolof redevenue française en 1815, les
gouvernements de la Restauration, d'accord avec l'Église, se soucièrent
immédiatement d'envoyer des missionnaires et d'enseigner le français. À cette
époque, il n'est pas question d'assimiler l'ensemble de la population. Le gouverneur
J.-F. Roger (1822-1827) ne veut que former une petite élite de jeunes francophones
capables de seconder l'autorité religieuse et coloniale dans leur famille, leur tribu, à
l'intérieur du pays et aussi former des auxiliaires compétents de l'administration
française pour réaliser son programme d'expansion politico-économique. Il est en
cela bien d'accord avec la Mère Anne-Marie Javouhey, qui implante sa congrégation
des Sœurs Saint Joseph de Cluny dès 1817 et évangélise en wolof. Sans beaucoup de
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 95
succès, elle envoie en France ses meilleurs sujets pour en faire des prêtres, des
religieuses, des instituteurs. Les débuts d'une école fondée à Saint-Louis sont
marqués par la personnalité et le dévouement de l'instituteur J. Dard, doué d'un
véritable génie linguistique et pédagogique. Débarqué à Gorée le 9 octobre 1816, il
donne sa première leçon de français le 7 mars 1817. Il tâtonne, apprend le wolof dont
il fait la première description connue, et, après plusieurs mois de méthode directe,
conçoit sa « Méthode de traduction ». Il veut, à la différence de l'école coranique qui
exerce la mémoire plus que l'intelligence, développer celle des Noirs, qu'il ne juge en
rien inférieure à celle des Blancs, leur donne la possibilité d'exprimer leurs idées par
écrit, d'abord dans leur langue maternelle, ensuite dans la langue française qu'il leur
apprend par comparaison. Il conçoit cela comme une sorte de libération. Il bénéficie
de l'appui du gouverneur général Fleuriou qui juge sa méthode « merveilleuse ».
Malheureusement, il ruine sa santé à la tâche et ne reste que quatre ans à Saint-Louis
(1816-1820). Il y revient en 1832 et meurt un an plus tard. La plupart des enseignants
qui le remplacent, militaires ou prêtres, n'ont pas son talent et ses disciples ne savent
pas défendre sa méthode qui, malgré son incontestable valeur pédagogique, ne tarde
pas à être abandonnée, au moins dans l'enseignement d'État.
Cette méthode exigeait, tout d'abord, que le colonisateur apprît la langue locale sans
aucun préjugé linguistique. Ensuite, il fallait un recrutement homogène : tous les
élèves de J. Dard parlaient wolof; le moindre mélange d'individus parlant des langues
différentes posait des problèmes insolubles. Aujourd'hui où les grandes
concentrations urbaines entraînent un profond brassage d’ethnies, elle ne peut être
appliquée telle quelle, on peut seulement s'en inspirer. De plus, elle était lente : les
jeunes Noirs devaient passer beaucoup de temps à l'étude des deux langues, or on
était pressé de former les auxiliaires de l'administration coloniale. Enfin, elle exigeait
un décalage entre le commencement de la scolarité des fils de colons blancs et des
jeunes indigènes donc des écoles différentes. En pratiquant une telle ségrégation,
pédagogiquement justifiable, les Belges se sont attiré une violente réprobation que les
Français ont toujours voulu éviter.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 96
Seules certaines écoles dirigées par des missionnaires, qui en avaient acquis la
pratique et considéraient que leur rôle principal était l'évangélisation et non la
diffusion du français, continuèrent longtemps à utiliser plus ou moins ces langues. Le
gouverneur du Cameroun tente de mettre fin à cette relative indépendance par un
arrêté de 1921 confirmé en 1938 : « L'enseignement doit être donné exclusivement en
langue française. L'emploi des idiomes indigènes est interdit »; toutefois, il « peut
être autorisé dans les cours pratiques et centres d'éducation indigène ». Il est toléré
dans les catéchismes et les écoles coraniques qui ne sont pas considérés comme des
établissements d'enseignement.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 97
En fait, même si certains rêvent d'un enseignement pour tous, par la force des
choses, les rares écoles sont réservées à des privilégiés; une très petite minorité y
entre; une minorité plus petite encore en sort avec des connaissances utilisables pour
exercer une profession dans l'administration coloniale. Dans les internats des « écoles
régionales », installées au chef-lieu, la IIIe, République organise une scolarité en trois
ans : deux cours élémentaires et un cours moyen. Ensuite, viennent l'École Primaire
Supérieure ou l'École Normale. Les titulaires du diplôme de sortie, à peu près du
niveau de la cinquième, mais deux fois plus âgés que des Français de cette classe,
deviennent instituteurs, commis d'administration ou « écrivains » c'est-à-dire
employés aux écritures, puis dactylographes. Ce système dure jusqu'à l'installation
des premiers « cours secondaires » primitivement prévus pour les Français, mais
ouverts chaque année à quelques dizaines d'indigènes, puis des lycées et des collèges
d'enseignement général.
Vers 1920, on implante un peu partout des écoles de villages, où, en quatre ans,
l'enfant doit « apprendre à s'exprimer clairement, simplement et à comprendre ce qu'il
dit et ce qu'il entend ». Les plus aptes sont sélectionnés pour les internats des écoles
régionales où enseignent des instituteurs métropolitains assistés d'indigènes issus des
Écoles Normales. Les meilleurs des autres n'apprennent Q de « moniteurs » pourvus
du seul certificat d'études primaires, juste capables de communiquer avec leurs
supérieurs hiérarchiques Q que ce qu'il faut de français pour devenir domestiques ou
chefs d'équipes de manœuvres.
Seule parmi les colonies françaises situées au sud du Sahara, Madagascar possède
une langue nationale comprise partout malgré des variations dialectales : le mérina,
écrit depuis qu'en 1827 le roi Radama Ier avait adopté l'alphabet latin (dès cette date,
4 000 Malgaches savaient lire et écrire et étaient devenus chrétiens). Une littérature
orale a été partiellement transcrite par des missionnaires protestants établis dans l'île
au début du XIXe s. Les autres ethnies étant dans l'impossibilité de fournir les cadres
et les techniciens nécessaires pour occuper les postes créés, la centralisation française
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 98
joue en faveur de Tananarive, la capitale des Mérinas, qui entrent en force dans la
fonction publique. Gallieni fonde une Académie malgache (1902) et donne à l'école
une place centrale dans le dispositif colonial : dès 1895, les missions ont 164 000
élèves. Par la suite, l'enseignement officiel s'organise, réservant une certaine place au
malgache, malgré la prédominance du français qui, au XXe s., est devenu la langue
du commerce, de l'administration et des relations économiques.
L'enseignement était excellent à l'école normale créée en 1903, mais les promotions
n'étaient que de 100 au maximum. Des écoles primaires supérieures fonctionnaient en
1938 à Saint-Louis, Dakar, Porto Novo, Bingerville, Conakry, mais le nombre de
leurs élèves ne dépassait pas quelques centaines. En A.E.F. (alors 4 millions d’
habitants), il n'existait que quatre écoles régionales : à Brazzaville, Libreville, Bangui
et Fort-Lamy. En A.O.F. (alors 13 millions d’habitants) l'enseignement primaire
officiel et gratuit scolarisait 30 000 élèves en 1926-1927, et 71 000 en 1938. Parmi
ceux-ci, 15,66 % dépassaient le niveau de l'école rurale et accédaient à l'école
régionale, 1,9% là 'école primaire supérieure, 0,33% à l'école normale ou aux écoles
spécialisées.
Les écoles ont longtemps été réservées aux fils de colons et de chefs ou de notables
d'une fidélité éprouvée : à une certaine époque, l'école militaire de l'A.E.F. était
réservée aux fils ou neveux d'anciens combattants. C'est une très petite minorité qui y
entre; plus petite encore celle qui en sort avec des connaissances utilisables pour
exercer une profession dans l'administration coloniale. Les femmes restent
généralement analphabètes.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 99
catholique reçoit des terres et doit avoir une école dont l'État contrôle les programmes
et le fonctionnement. Le nombre des Congolais catholiques passe de 50 000 en 1910
à 960 000 en 1921 et 1 500 000 en 1939; le premier prêtre congolais est ordonné en
1917. En 1920, il y a 100 000 écoliers dans les missions catholiques, 85 000 dans les
missions protestantes, 1 861 dans l’enseignement officiel : réalisme, reflet des
querelles linguistiques de la Métropole, désir de ne pas trop privilégier le français au
détriment du flamand ? Cet enseignement est dispensé dans les langues autochtones
du cours préparatoire au cours moyen. Mais la déperdition scolaire est telle que 90%
des élèves ne dépassent pas ce niveau, fréquentent l'école deux ans et rentrent dans
leur famille sachant lire et écrire en langue indigène, mais pas en français. Donc, 10
% seulement des enfants scolarisés apprennent le français, et encore par la méthode
directe (avec, il est vrai, quelques traductions) sans exploiter autant que cela aurait été
possible leur connaissance théorique de la langue maternelle. Les seuls Congolais à
faire de véritables études et à maïtriser suffisamment le français sont les séminaristes.
Il n'est pas certain que les Français apprenaient le français à un beaucoup plus grand
nombre de leurs administrés et le solide enseignement professionnel belge faisait
cruellement défaut sur l'autre rive du Congo. Mais la langue de la promotion sociale
était le français et dans une certaine mesure le flamand; ceux qui n'avaient suivi que
des cours en langues locales se sentaient d'autant plus frustrés qu'ils souffraient d'une
ségrégation raciale voisine de celle de l'Afrique du Sud, avec des trains, des
magasins, des cimetières séparés. Bref, les conditions socio-politico-affectives de cet
enseignement ont engendré plus de mécontentement du côté belge que du côté
français et n'ont pas permis aux élèves d'en tirer tout le profit qu'on pouvait espérer.
Le cas du Congo belge montre que l'enseignement de la langue du colonisateur
importe à l'expression d'un nationalisme local.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 100
médecins sont tolérés mais leur clientèle est occasionnelle et restreinte. Les écoles
sont carrément boycottées; musulmans et juifs locaux refusent de s'asseoir sur les
mêmes bancs; il faut payer quelques pauvres hères pour qu'ils consentent à faire acte
de présence aux cours des Infidèles, sans en tirer grand profit. De leur côté, les
Européens ne sont pas beaucoup plus enthousiastes pour suivre des cours d'arabe.
Napoléon III, inquiet de voir la population locale sombrer dans l'ignorance, restaure
l'enseignement musulman. On ouvre des écoles coraniques élémentaires (2 000 en
1863), des écoles primaires arabes-françaises où l'on enseigne l'arabe le matin et le
français le soir (36 en 1870). On crée à Alger une école normale (20 élèves-maîtres
français et 10 musulmans en 1865). Les écoles communales sont ouvertes aux enfants
arabes, mais ils n'y viennent pas. Des collèges franco-arabes fondés à Alger en 1857
puis à Constantine et à Oran, pour répandre l'instruction « dans les classes élevées,
d'où elle descendra dans les masses », une école indigène des arts et métiers en
Kabylie, et trois médersas restaurées et modernisées (pour le droit) représentent un
effort considérable. Les colons y voient une dangereuse arabophilie et d'autres les
critiquent car on éduque « à part dans des établissements spéciaux » les rares élèves
musulmans acceptant l'enseignement des roumis. En 1870 fonctionnent 36 écoles
primaires arabes-françaises (l 300 écoliers musulmans) deux collèges arabes-français,
et trois médersas.
La IIIe République hérite donc d'une politique de scolarisation indigène. Mais les
colons républicains font fermer les écoles (qui ne sont plus que 16 en 1882), les
collèges arabes et laissent végéter les medersas. En 1883, Jules Ferry veut appliquer
sa nouvelle législation scolaire. Indignation des colons, qui ne tiennent pas plus à
répandre, parmi les Arabes, les idées subversives dont la culture française est
porteuse, que les Arabes à les acquérir. La Métropole rêve de court-circuiter
l'enseignement de l'arabe au profit du français chez les montagnards berbérophones
mais, les parents et notables musulmans, redoutant l'émancipation des jeunes,
refusent d'envoyer leurs enfants dans les écoles du gouvernement, surtout les filles.
Bref, en 1890, environ 10 000 Musulmans (1,9% des enfants d'âge scolaire)
fréquentent une école française, publique ou privée. Le recteur Jeanmaire
(1884-1908) parvient à 4,3%; malgré le développement des écoles auxiliaires
confiées à des moniteurs indigènes, il y en a seulement 5% en 1914, 6 % en 1929 (60
644 enfants sur 900 000). L'enseignement secondaire français n'accueille en moyenne
que 84 enfants musulmans par an avant 1900 et 150 avant 1914. En 1914, l'université
d'Alger couronne 34 bacheliers et 12 licenciés musulmans. Le plus grand nombre va
chercher à Fès, à Tunis ou au Caire une formation traditionnelle dispensée dans la
langue « sortie tout armée d'un chef-d'œuvre incréé », où le monde musulman voit un
facteur essentiel de cohésion et de résistance. Pourtant, d'autres facteurs (service
militaire, émigration en France, relations administratives et commerciales, nécessité
de comprendre son employeur) vulgarisent assez le français pour que, vers 1930, un
interprète soit presque partout inutile.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 101
quelques Algériens musulmans venaient passer leurs examens en France. Après 1920,
certains y font leurs études. Peu à peu se constitue une élite musulmane,
commerçants, fonctionnaires, membres de professions libérales, qui doivent leur
réussite à l'acquisition de l'outillage mental véhiculé par le français. Dès lors, l'école
devient une de leurs principales revendications, avec la suppression du régime de
l'indigénat, et l'extension de la représentation politique des Musulmans. Plus tard, ce
sera dans cette minorité de gens insérés dans une société francophone décevante, et
non parmi les analphabètes, que se recruteront les chefs historiques de la rébellion,
puis les membres des gouvernements indépendants.
Les textes officiels étaient systématiquement traduits. Dès le début, les Français
sélectionnèrent le personnel subalterne indispensable aux divers services officiels, par
le biais d'un « enseignement franco-indigène » dans lequel petits et moyens
propriétaires fonciers et les notables ne tardèrent pas à voir un moyen d'ascension
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 102
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 103
VII. LA GUERRE
Avant 1939, chacune des puissances colonisatrices était convaincue et avait convaincu les
indigènes de son invincibilité. Les péripéties de la Seconde Guerre mondiale jouent un rôle de
détonateur dans l'évolution des nationalismes. Les sociétés évoluent plus en cinq ans que dans
les vingt années précédentes et, dans certaines, la revendication politique fait des pas de
géant. La guerre mit au premier plan deux grandes puissances hostiles à la colonisation
européenne : l'U.R.S.S., influente surtout en Asie, et les U.S.A. Soutenus par le monde
protestant et celui des affaires, Churchill et Roosevelt réunis sur un navire de guerre dans la
baie de Terre-Neuve proclament, dans leur « charte de l'Atlantique » (1941), que « chaque
peuple a le droit de choisir la forme gouvernement sous laquelle il doit vivre ». La « charte des
Nations unies » (1945) impose à ses signataires l'obligation de tenir compte des aspirations
politiques des terres non autonomes et de développer leur capacité à s'administrer elles-
mêmes. En 1939 le seul mot d'« indépendance » était tenu pour subversif; en 1945, on énonce
une théorie de la décolonisation qui, en quinze ans, sera presque partout mise en pratique.
L' A.E.F., sous-peuplée et peu développée, a un rôle de premier plan grâce au gouverneur noir
du Tchad, Félix Éboué, né à Cayenne, franc-maçon donc hostile à Vichy. Il préconise une
politique d'association basée sur le respect des coutumes et des religions africaines et
l'utilisation des chefs et des institutions locales pour administrer le pays. Son ralliement à la
« France libre » (1940) entraîne celui du Cameroun, du Congo, de l'Oubangui Chari (aujourd'hui
R.C.A.). On crée, notamment à Brazzaville, des émetteurs radio à grande puissance. L'aviation
et la radio désenclavent le Tchad : Fort-Lamy devient en 1940 une escale aérienne pour la
guerre en Afrique Orientale puis en Libye.
Dans toute la région, l'économie liée à un effort de guerre important, avec travail forcé, dans les
zones produisant or, diamant, caoutchouc, prend son essor. Le Congo belge s'enrichit de 1940
à 44, en vendant à la Grande-Bretagne 800 000 tonnes de cuivre, aux U.S.A. cobalt, étain, zinc,
huile de palme, coton, caoutchouc, et le minerai d'uranium de la bombe d'Hiroshima. Une
nouvelle classe moyenne africaine est avide de hauts salaires et d'instruction pour ses enfants.
Tous les centres commerciaux et industriels s'urbanisent intensément : Léopoldville (aujourd'hui
Kinshasa) passe de 46 500 à 100 000 habitants (1939-1945) et les Congolais vivant hors du
milieu coutumier de 8,5% à 15 % de la population. Le ralliement de l'A.E.F. entraîne un
renouvellement du statut colonial : organisation de communes purement africaines avec
responsabilités budgétaires (1942); institution de tribunaux purement africains compétents en
matières civile et commerciale (1943). Le général de Gaulle réunit à Brazzaville une conférence
de tous les gouverneurs de l'Afrique noire et de Madagascar (1944) écartant tout autochtone et
au nom de l'œuvre civilisatrice de la France, toute idée d'autonomie; mais on y prône la
décentralisation administrative, la participation des indigènes à la gestion de leurs affaires, et
l'acheminement à la « personnalité politique ».
La défaite française, les pertes en vies humaines (24 000 sur 63 000 tirailleurs sénégalais, 4
350 sur 14 675 Malgaches), les difficultés économiques résultant du blocus maritime
britannique, la baisse des exportations d'arachide, n'entraînent pas de secousse immédiate
dans les populations africaines, sensibles au prestige de l'âge et des anciennes victoires du
maréchal Pétain. La « Révolution nationale » séduit les Français d'Algérie et ne déplait pas aux
Musulmans qui conservent un bon souvenir de Napoléon III, méprisent les parlements, haïssent
la république des colons. Ils se réjouissent de l'abolition du décret Crémieux (1940) et de la
participation au Conseil national d'une représentation égale des Musulmans et des Français
d'Algérie. Ferhat Abbas, pharmacien de Sétif, qui se sent encore « français », écrit le 10 avril
1941 une lettre au chef de l'État où il revendique une réforme agraire, l'enseignement de
l'arabe, l'accession des Musulmans aux emplois supérieurs. Ce programme ne reçoit qu'une
réponse courtoise et dilatoire. En A.O.F., le gouverneur général Boisson nommé par Vichy
repousse une attaque anglo-gaulliste sur Dakar (1940) puis signe un accord avec Darlan et
Eisenhower selon lequel l'A.O.F. met toutes ses forces à la disposition des alliés, les autorités
françaises ayant seules autorité pour promulguer lois et règlements (1942).
Les choses changent avec les interventions militaires des Alliés et de la « France libre » du
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 104
général de Gaulle qui rassemble rapidement toutes les terres de l'Empire, à l'exception de
l'Indochine, la Guadeloupe et la Martinique, les dernières à se rallier (1943).
Au lendemain de la guerre, les informations sur l'Indochine sont filtrées et l'influence des
nationalistes d'Afrique du Nord sous-estimée. La France refuse de reconnaître qu'elle est
passée du rang de deuxième puissance coloniale à celui de « quatrième grand », elle admet
difficilement d'avoir à décider, avec les trois autres, de l'organisation de l'Europe. Gouvernants
et gouvernés ne comprennent pas combien la guerre a entamé leur prestige aux colonies et
restent attachés à la notion d'« empire français » quoique s'intéressant peu aux ethnies qui le
peuplent.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 105
En ce qui concerne les missions, un tournant est pris à Rome, dès 1953, avec l'encyclique
« Evangelii praecones » qui affirme que « l'Église doit être fermement et définitivement établie
chez les nouveaux peuples et recevoir une hiérarchie propre, choisie parmi les habitants du
lieu ». C'est au Cameroun qu'on trouve le nombre le plus important de prêtres (99 et 2
évêques), de sœurs (134) pour 623 000 catholiques, et de pasteurs (174) pour 500 000
protestants.
Aux Indes : Rétrocédés à l'« Union indienne » (1954), les « comptoirs français » (610 000
habitants) ont deux langues officielles : le français et le tamoul. Une communauté française
d'environ 20 000 personnes bénéficie d'un enseignement de type français à Pondichéry et à
Karikal.
En Afrique :
Etienne. Mounier et Jean-Paul Sartre contribuent à faire acquérir droit de cité, dans la littérature
française, aux écrivains noirs qui produisent dans les années cinquante des romans de valeur
comme L'enfant noir du Guinéen Camara Laye (Plon 1953). André Gide, dans le premier
numéro de Présence africaine (1955), réédite le violent Discours sur le colonianalisme d'Aimé
Césaire. Cheikh Anta Diop défend l'utilisation des langues nationales africaines pour
l'expression des « idées scientifiques et philosophiques du monde moderne » (Nations nègres
et cultures X 1955). De Paris, Félix Houphouët-Boigny, député ivoirien, avait lancé un
« Manifeste du Rassemblement démocratique africain » rejetant « l'assimilation, chape de
plomb jetée sur l'originalité africaine » avant de réunir à Bamako (1946) un congrès de 800
délégués qui protestent contre le caractère de « charte octroyée » de la Constitution et
réclament une association librement consentie. Mais malgré l'effet psychologique de la guerre
d'Indochine sur les combattants noirs rentrés au pays, la revendication d'indépendance n'est ni
violente, ni générale. Le problème brûlant est celui de la « chefferie » dont la Constitution de
1946 a sapé l'autorité : dans quelle mesure peut-on imposer à des gens devenus citoyens
français un chef non fonctionnaire et non élu ? La France forme des fonctionnaires noirs,
préfets, sous-préfets, nommés ailleurs que dans leur région pour que leur action ne soit pas
entravée par le tribalisme. Dans les régions côtières d'Afrique noire (car, au-delà d'une ligne
passant environ à 200 kms de la côte, les populations sont peu concernées par les
transformations économiques et politiques), on investit dans le développement minier et hydro-
électrique. Les communications et les ports s'urbanisent rapidement : entre 1945 et 1952,
Léopoldville, Douala, Dakar doublent leur population. Mais le cas le plus remarquable de ville-
champignon est celui d'Abidjan. Ce port, créé en 1904 autour de quelques villages lagunaires,
recevant sa première factorerie en 1920, compte 23 000 habitants quand il devient chef-lieu de
la Côte-d'Ivoire en 1934, 100 000 en 1946, 450 000 en 1969, deux millions en 1994. De 1946 à
1955, la population européenne fait plus que tripler en A.E.F., plus que doubler en A.O.F. et au
Congo belge. On développe les services de santé et d'enseignement pour répondre à la
demande africaine. En 1953 Senghor lance l'idée d'un état fédéral d'A.O.F. intégré dans une
république fédérale française mais rencontre l'opposition de la Côte-d'lvoire qui, plus riche, ne
veut pas en faire les frais.
Dans toute l'Afrique, dès les années de guerre, c'est un engouement pour
l'enseignement de type européen. Entre 1945 et 1955 les effectifs scolaires sont
multipliés par trois. En 1949, l'enseignement primaire devient obligatoire : une école
doit être construite partout où l'on peut réunir 50 élèves. Après la Deuxième Guerre
mondiale, on crée des « cours normaux » où les moniteurs sont formés en trois ans,
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 106
les instituteurs en quatre. Dès 1956, dans le Sud-Cameroun catholique, pays où l'on
trouve le plus de médecins africains, on atteint un taux de scolarisation de 91 %
(contre 10 % dans le Nord, musulman). L'enseignement secondaire est institué
partout et les pays déjà bien scolarisés (certains à plus de 80 %), comme les « quatre
communes » : le Congo, le Sud du Dahomey, du Togo et du Cameroun, envoient vite
des étudiants en France.
Vus de la Métropole, la plupart ne sont que des demi-lettrés. Vus d'Afrique, ce sont
des gens qui ont accompli un effort considérable d'intelligence et d'adaptation au
monde moderne. C'est de cette minorité que sont issus ceux qui, pendant des
décennies, ont représenté les Noirs au Sénat français et au Palais-Bourbon et parfois
reçu des portefeuilles ministériels, et c'est parmi eux qu'après l'indépendance se
recrutera le personnel politique des nouveaux États.
VIII.2.1 Le Congo belge, en 1945, est florissant. Persuadée que le mieux-être économique
de la masse doit précéder toute éducation politique, la Belgique poursuit ses projets à long
terme et réagit avec indignation à un « Plan de trente ans pour l'émancipation de
l'Afrique » (1955), très prématuré à son avis, et très insuffisant de l'avis des nationalistes
locaux. Leurs salaires et leurs logements, supérieurs à ceux des Congolais français, ne leur
font pas oublier qu'à l'exception de 217 « immatriculés » et de 1557 titulaires de la « carte
civique » sur 13 millions, ils n'ont pas le droit de s'asseoir à côté des Blancs dans les transports
et les lieux publics, doivent se soumettre au couvre-feu, et sont interdits d'alcool.
Une certaine tension règne, chez les colons et les Congolais « évolués », entre la
tendance « indigéniste » et la tendance « européaniste » qui veut faire le plus de place
possible au français dans l'enseignement. Celle-ci commence à prédominer dans les
années cinquante, surtout sous la pression des Africains, d'où l'instauration d'écoles
« mixtes » calquées sur le système français. Les écoles secondaires et techniques se
développent (1954-1958); les Jésuites fondent l'université de Lovanium (1954), liée à
Louvain qui, en 1959-1960, compte 345 étudiants africains et 140 européens.
L'économie est en récession depuis 1956. Les élections municipales de 1957 et 1958 sont la
première participation congolaise à la vie politique. Des émeutes durement réprimées (janvier
1959) sont le début de la carrière de Patrice Lumumba. La Belgique, prise de court, accorde en
hâte l'indépendance le 30 juin 1960. Alors que l'enseignement sélectif de la France avait tout de
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 107
même formé une « élite » plus ou moins occidentalisée, dans la nouvelle république du Zaïre,
peu d'indigènes étaient en mesure de prendre en main le gouvernement de leur pays. La
sécession du Katanga (1960) prive le gouvernement de 60 % de ses revenus. De violents
mouvements tribalistes se développent et la population de Léopoldville passe de 400 000 à un
million d'habitants (entre 1960 et 1963). Après cinq années de chaos le colonel Mobutu prend le
pouvoir (1965). En fait, l'économie reste aux mains de sociétés belges et des missionnaires ne
tardent pas à revenir.
Dans les colonies françaises les plus agitées, la lVe République, hésitante, ne sut
que passer de répressions trop brutales à des concessions trop tardives.
VIII.2.2 À Madagascar, le gros effort sanitaire accompli par la France permet l'accroissement
rapide de la population mais non la reconquête de sa confiance. En 1946 (année où les
Comores sont séparées administrativement et financièrement de Madagascar), l'application de
la Constitution, qui aurait été accueillie avec joie dix ans plus tôt, n'empêche pas la diffusion du
manifeste du « Mouvement démocratique pour la rénovation malgache ». Fondé à Paris (1946)
par les deux députés nationalistes élus à la Constituante, il séduit surtout les paysans
mécontents de la côte Est, la plus colonisée. Des rébellions graves très sévèrement réprimées
(1947) engendrent peur et colère de part et d'autre. Le nationalisme local en reste marqué
profondément et durablement. Diverses mesures législatives sont prises en faveur des
Malgaches, lorsqu'à Tananarive le discours de De Gaulle évoquant le futur « État
malgache » (1958) est accueilli « avec enthousiasme », prélude à l'indépendance complète
(1960).
VIII.2.3 En Indochine, tandis que des violences se produisent à Saigon (1945), les troupes
britanniques et chinoises de Tchang Kaï-chek, chargées de désarmer les Japonais,
commencent à occuper le pays. Leclerc débarque à Saigon, l'amiral Decoux est arrêté,
l'« épuration » commence. Hô Chi Minh, après avoir proclamé l'indépendance du Viêtnarn
(1945), négocie en vain à Fontainebleau (1946) un accord selon lequel la France reconnaîtrait
la République démocratique du Vietnam comme un État libre au sein de la Fédération
indochinoise et de l'Union française. Après l'échec de coups de mains à Haiphong et à Hanoi,
après le bombardement de Haiphong par le croiseur Suffren, Hô Chi Minh entre dans la
clandestinité; c'est la création de l'Armée populaire commandée par Giap et le début de la
guerre du Vietnam.
La France après avoir subi de lourdes pertes en vies humaines et le désastre de Diên Biên Phu
(1954) s'engage par les accords de Genève à évacuer le Nord-Vietnam. Hô Chi Minh (qui
devait mourir en 69) s'installe à Hanoi; Ngo Dinh Diem, nationaliste catholique, qui avait
proclamé la république du Sud-Vietnam (1950), refuse la réunification avec le Nord, d'abord
aidé par l'Amérique qui souhaitait liquider l'influence française puis abandonné (1963), renversé
et assassiné. L'instabilité politique s'installe au Sud et les Américains commencent à bombarder
le Nord aidé par l'U.R.S.S. (1964). En 1965, 125 000 hommes sont déjà engagés dans la
guerre. Sous la pression de l'opinion intérieure et internationale, les Américains se retirent
(1969) et en 1975, les nordistes prennent Saigon (désormais Hô Chi Minh-Ville), où s'instaure
un régime communiste très dur. Au Cambodge, les Khmers Rouges entrent dans Phnom-Penh
et pratiquent dans leur pays un véritable génocide, suivi de l'occupation vietnamienne.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 108
(19 % en 1954) augmente le nombre des « évolués » qui ne parviennent pas à faire entendre
leurs positions politiques. Ces divers facteurs créent une situation révolutionnaire.
La scolarisation reste faible. Au Maroc, à l'époque du protectorat, elle n'est encore que de 15 %
en 1955, et l'accès au secondaire est très rare. En dehors d'Alger, il n'existe pas
d'enseignement supérieur laïque au Maghreb. Ni la Qaraouiyine de Fès ni la Zitouna de Tunis
ne forment des cadres modernes et les étudiants maghrébins en France sont rares.
De 1936 à 1950, l'implantation d'Européens en Tunisie passe de 213 000 à 250 000 (dont bon
nombre de « petits blancs », surtout italiens, hostiles à la « tunisification » des emplois) et au
Maroc, de 202 000 à 363 000. En Algérie, la population européenne s'accroît faiblement et
atteint à peine un million. La francisation des étrangers progresse rapidement, 79 % sont nés
en Algérie, 80 % vivent dans les villes; ces colons pensent avoir bien mérité de leur patrie : un
« mort pour la France » pour quarante Français d'Algérie pendant la Deuxième Guerre
mondiale. Les agriculteurs se modernisent, ont un vaste plan d'irrigation, se sentent soutenus
par la métropole, améliorent, entre 1947 et 1954, la production et le commerce, dont les
bénéfices leur reviennent à 90 %. Les premiers troubles n'entament pas l'optimisme. Le coup
de tonnerre de Diên Biên Phu est ressenti comme un encouragement au nationalisme algérien.
Il est suivi de près par le déclenchement de l'insurrection qui va faire payer cher aux colons leur
mépris des Musulmans modérés et francophiles, leur refus de toutes les réformes, et à la
France de n'avoir pas su imposer un ferme arbitrage aux deux communautés.
Malgré des signes avant-coureurs, l'insurrection du 1er novembre 1954 surprit la population
européenne et les autorités administratives. L'armée française en Algérie, (56 500 hommes en
1954, 400 000 en 1956) obtient des succès. Le pétrole vient d'être découvert. Alger est en plein
boom économique. Une littérature algérienne d'expression française s'y développe; il y
fermente des idées nouvelles et les programmes scolaires algériens d'aujourd'hui lui font une
large place. Mais la violence se développe en Algérie, en Tunisie et au Maroc. La France perd
du terrain à l'O.N.U.; elle reconnaît l'indépendance de la Tunisie (1956) et celle du Maroc
(1957). La situation devient explosive en Algérie. En France le général de Gaulle est appelé au
pouvoir (1958). Résolu dès cette date à décoloniser, il fait voter, par référendum fixé au 28
septembre 1958, une nouvelle constitution avec projet d'une « communauté française ». A
Brazzaville, au cours d'une tournée de propagande, il déclare déjà : « À l'intérieur de cette
communauté, si quelque territoire, au fur et à mesure des jours, se sent, au bout d'un certain
temps, que je ne précise pas, en mesure d'exercer toutes les charges, tous les devoirs de
l'indépendance, eh ! bien, il lui appartiendra d'en décider par son assemblée élue et si c'est
nécessaire par le référendum de ses habitants... Je garantis d'avance que dans ce cas, la
Métropole ne s'y opposera pas. » La Guinée, sous l'influence du communiste Sékou Touré,
proclame son indépendance (1958). Deux ans après, les autres colonies d'Afrique noire suivent
son exemple : les deux ensembles, mal structurés mais viables, de l'A.O.F. (20 millions
d'habitants) et de l'A.E.F. (8,5 millions) ont fait place à quatorze États : Cameroun, Congo-
Brazzaville, Côte-d'Ivoire, Dahomey (aujourd’hui Bénin), Gabon, Haute-Volta (aujourd'hui
Burkina-Faso), Madagascar, Mali, Mauritanie, Niger, République Centrafricaine., Sénégal,
Tchad, Togo (1960). La communauté n'a été qu'une transition vers les indépendances.
Restait le problème algérien. Il existe alors un profond déphasage entre de Gaulle et les
Français d'Afrique du Nord qui espéraient trouver en lui leur sauveur, et le convaincre, par les
manifestations de « fraternisation franco-musulmanes » du 13 mai 1958, de réaliser, bien
tardivement, l'« intégration » qu'ils avaient jusque-là refusée. Un référendum (1961) lui donne
un blanc-seing pour négocier avec le F.L.N. et il conclut les accords d'Evian (19 mars 1962),
approuvés par un second référendum, gagné avec 90,7 % des voix. C'est l'époque du contre-
terrorisme de l'O.A.S., des affrontements entre l'armée française et la population européenne,
de l'exode massif des « pieds-noirs » spoliés de tous leurs biens, du massacre des harkis
fidèles à la France qui n'a rien fait pour les sauver. Seule dans toute l'Afrique, l'Algérie n'est
devenue indépendante qu'au bout de sept années d'une guerre cruelle où la résolution
implacable et le terrorisme d'une poignée d'hommes ont entraîné successivement des fractions
de plus en plus larges du peuple algérien jusqu'à la quasi-unanimité des musulmans, dans un
climat de tragédie (voir au chapitre V, les problèmes linguistiques de l'Afrique décolonisée).
Aux approches de l'an 2000, de ses deux « empires » successifs, il ne reste à la France que
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 109
L'évolution est beaucoup plus lente dans le reste de la péninsule : au Laos, dès 1971, les
U.S.A. avaient introduit ces collèges avec enseignement en lao, où l'anglais et le français
étaient de simples langues étrangères; mais en 1973, quatre écoles normales, totalisant 2 300
élèves, employaient encore plus de cinquante professeurs français associés à des collègues
locaux bilingues pour assurer la formation des futurs maîtres des trois dernières classes du
primaire; l'École supérieure de pédagogie formait en français les professeurs des diverses
spécialités du cycle secondaire; les comptes rendus de la Chambre des députés, les
ordonnances et arrêtés royaux et ministériels étaient encore rédigés en français.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 110
des statistiques précises font défaut sur l'enseignement actuel des langues étrangères destiné
tant aux enfants qu'aux adultes. Le français, presque inexistant au Nord-Vietnam dans
l'enseignement supérieur, devrait progresser dans le secondaire, si la réforme en cours rend
l'enseignement des langues réellement obligatoire dès la 6e. Les jeunes sont attirés par
l'anglais en raison de la proximité de la Thaïlande. En 1982, a été créé à Hô Chi Minh-Ville un
institut d'échanges culturels avec la France. Un accord de coopération prévoit un fort tirage
d'éditions bilingues, à commencer par des « fables choisies » de La Fontaine et des « poésies
choisies » de Victor Hugo. Sciences sociales, une nouvelle revue en français (1984), donne un
reflet abondant de l'activité des chercheurs vietnamiens en sciences humaines (histoire,
archéologie, ethnologie).
À l'heure actuelle, outre une école de formation de professeurs de français pour les universités
et des sections de français aux universités de Hanoi et de Hô Chi Minh-Ville, trois écoles
supérieures de langues étrangères forment des professeurs pour l'enseignement général. Des
manuels de français pour l'enseignement secondaire, et d'autres, destinés aux cadres adultes,
sont en préparation. En effet, malgré un important effort de terminologie scientifique et
technique, dans la plupart des secteurs, le vietnamien ne permet pas le travail de traduction
qu'il faudrait. La vietnamisation n'a pas réussi à éviter, pour l'accès à la documentation
spécialisée, l'emploi des langues étrangères, parmi lesquelles le français, sans être le mieux
placé, joue à nouveau un certain rôle.
Dans l'océan Pacifique, les populations de langue officielle française représentaient en 1980 3,6
% de l'ensemble formé par la Polynésie, la Micronésie, la Mélanésie, la Nouvelle-Zélande, la
Papouasie et la Nouvelle-Guinée. Tant en Polynésie française qu'en Calédonie, les besoins de
l'administration et du commerce ont créé un centre urbain : Nouméa à l'ouest, Papeete à l'est.
Dans ces villes sont concentrées la plupart des activités économiques administratives et
culturelles; la grande majorité des immigrés mais aussi les autochtones qu'attirent les
possibilités de vie à la française y habitent.
Là, le français domine. Partout ailleurs, en brousse ou sur les îles éparpillées du grand océan, il
est la deuxième langue des populations indigènes, apprise à l'école plutôt qu'en famille. La
plupart des Océaniens ont gardé leurs langues, mais depuis quelques années, les classes
défavorisées ont compris que le progrès économique dépend de la connaissance du français.
De plus, la télévision, qui touche toute la population urbaine, le diffuse largement, tandis que
l'accroissement du tourisme américain joue en sens inverse.
X.1 Ce français, isolé de la langue métropolitaine, est exposé aux influences des langues
indigènes et de l'anglais. Quoiqu'il existe des français d'Océanie (le français tahitien et le
français calédonien s'opposant par des régionalismes lexicaux assez importants), des
nouveautés communes et des emprunts réciproques permettent d'esquisser un tableau
d'ensemble du français d'Océanie dont l'origine est ce « français colonial » résultant du fait
que les lignes maritimes desservant ces territoires passaient autrefois par plusieurs colonies
françaises. En route pour Tahiti, on visitait les Antilles; on faisait escale à l'île Maurice ou à la
Réunion avant de toucher Sydney et de partir pour Nouméa. Les troupes et les administrateurs
coloniaux avaient souvent travaillé dans d'autres colonies et les marins avaient l'expérience de
nombreuses stations. Par leur truchement, le vocabulaire passait de colonie en colonie, tout
comme les notions sur les plantes et les animaux à essayer pour la production. Les troupes
appelaient les Canaques Bédouins, les Tahitiens et les Canaques Nhaqués (/Gakwe/) c'est-à-
dire, « rustres » en vietnamien. On retrouvait à Tahiti et en Calédonie des crabes qui
ressemblaient aux tourlourous, des poissons qui ressemblaient aux crocros des Antilles, on y
introduisait les brèdes de Maurice, les chouchoutes de la Réunion et les barbadines antillaises.
Le dis (une herbe d'Algérie fournissant une paille) devient le dis, disque, dixe (autre herbe et
autre paille de Calédonie). Après l'indépendance de la plupart des anciennes colonies et le
changement de statut de plusieurs autres, le procédé a continué grâce à des transferts de
résidents et à la stabilité de l'administration des D.O.M.-T.O.M. C'est ainsi que le mot cramcram,
d'origine wolof, est venu concurrencer le nom local d'une graminée calédonienne.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 111
Le français calédonien, qui porte encore la marque des parlers du bagne (c'est pas des gouèles
« c'est sûr », Pas un Pète « pas du tout »), de l'infanterie coloniale et de la marine (Allez,
mouille « Vas-y ! commence ! », chavirer « renverser ») développe des locutions propres
comme iya ! (marque l'étonnement), bétail (insulte : « rustre, grossier »), Moyen ! « c'est
possible », mettre un canon (« un coup de poing ») à quelqu'un etc. L'influence de l'anglais,
surtout australien en Calédonie, plutôt américain à Tahiti, reflète souvent les activités de colons
anglophones, comme l'élevage et les mines.
La marque des langues autochtones est imprimée dans la prononciation (réalisation bilabiale
de /v/ à l'initiale et à l'intervocalique, réalisation apicoalvéolaire de /r/, prononciation de l' /e/,
plus étendue et répondant à d'autres nécessités qu'en français du Midi chez les Tahitiens
bilingues, prénasalisation des occlusives sonores chez les Canaques de la Grande Terre
calédonienne, accent « caldoche », etc.). Elle est également imprimée dans le vocabulaire,
surtout en ce qui concerne les particularités locales : flore (tamanou, niaouli), faune (mahimahi,
cagou), danses (tamouré, pilou-pilou), vêtements (paréo, manou), etc.
Dans cette île, grande comme la Belgique, où vingt-huit langues locales sont réparties en une
cinquantaine de dialectes pour 60 000 locuteurs, la langue commune de Nouméa, la langue
véhiculaire de la brousse, celle de la radio et des journaux du parti indépendantiste, est le
français. Sa maîtrise, grâce à une grande expansion de l'enseignement, s'est considérablement
affermie parmi les autochtones et ce malgré une demande croissante d'enseignement des
langues maternelles indigènes. Les immigrés polynésiens, venant de Wallis et de Tahiti,
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 112
possèdent au moins des éléments de français appris à l'école et conservent aussi l'emploi de
leurs langues maternelles indigènes. L'influence sur le français calédonien d'une immigration
asiatique (vietnamienne, javanaise, japonaise) a été minime; les jeunes pratiquent avec aisance
le français de leur région.
X.4 La Polynésie française, c'est une population très jeune de 210 000 habitants dont plus de
la moitié à Tahiti. Le reste vit dans une multitude d'îles étalées sur une surface d'océan égale à
l'Europe mais qui, toutes rassemblées, ne représentent, en kilomètres carrés de terres
émergées, que la moitié de la superficie de la Corse. La population, après avoir diminué
jusqu'au début du siècle, s'accroît rapidement sous l'effet d'une natalité de 3,3 enfants par
femme et de l'immigration. À la suite de la création en 1963 du centre d'expérimentation
nucléaire du Pacifique, la proportion des métropolitains est passée de 3,2 % à 11,2 % en 1977.
Papeete, seul centre urbain, attire les Polynésiens des autres îles françaises : îles de la
Société, Tuamotou, Gambier, Australes et Marquises, dont chacune a sa langue propre. Cela
ne va pas sans difficultés économiques. Une seule communauté, originaire des deux Chines,
dont certains membres sont devenus citoyens français, tient 60 à 70 % de tout le commerce.
Comme tout habitant de Papeete parlant français, vivant à l'européenne, et jouissant d'un
emploi stable et lucratif, ils sont considérés comme des « demis » par les Tahitiens, qui ne sont
pas racistes. Mais presque tous placent leur argent à San Francisco ou à Hong Kong et
envoient leurs enfants étudier aux États-Unis. L'ensemble de la population, quoique comptant
25 % de chômeurs, a un niveau de vie très supérieur à celui des autres pays de la région, qui
découle à 75 % des transferts métropolitains. C'est le principal facteur qui maintient dans
l'ensemble français la Polynésie dont le budget local était largement financé par le centre de
Mururoa. L'arrêt des essais nucléaires décidé en avril 1992 va lui coûter cher et il est douteux
que le tourisme suffise à compenser les pertes.
En Polynésie, la plupart des Chinois parlent tahitien et les jeunes connaissent bien le français et
l'anglais : ils sont trilingues et bien adaptés à la vie et à l'économie modernes. Les « demis »
sont bilingues français-tahitien. Le groupe polynésien vit un peu à l'écart des activités
économiques. Son niveau de vie et d'instruction est peu élevé. Pour diverses raisons
économiques, politiques, sociales, 80% d'entre eux utilisent le néotahitien aux dépens des
autres dialectes. En 1980, il a acquis, à côté du français, le statut de langue officielle, enseigné
dans les écoles, alors que jusque-là on ne l'employait que dans les jardins d'enfants.
Jusqu'en 1962 le sommet des études sur place était le « brevet d'études du premier cycle ».
L'enseignement secondaire est un fait relativement récent; mais un gros effort a été consenti :
en 1964, on dénombrait 11 établissements secondaires (3 000 élèves); en 1973 déjà 23 (6 345
élèves), 9 collèges techniques (l 500 élèves) et une école normale. Si la plupart des
professeurs sont métropolitains, la majorité des instituteurs sont autochtones. L'adoption des
méthodes d'enseignement du français langue étrangère entre 1967 et 1974 a beaucoup
amélioré le vocabulaire et la syntaxe sinon la prononciation. Les jeunes Polynésiens scolarisés
parlent comme les « demis ». Le français, quoique rarement parlé en famille par les
Polynésiens de souche, est pratiqué, aujourd'hui, par 80 % de la population. Il progresse grâce
à la télévision, à la présence d'enfants d'immigrants métropolitains dans les écoles, et au fait
que presque 100% des enfants scolarisables sont scolarisés. On peut prévoir son expansion
aux dépens du tahitien, qui néanmoins ne semble pas voué à disparaître. La Polynésie évolue
donc vers un bilinguisme franco-tahitien.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 113
CHAPITRE V
I. Problèmes généraux
II. Le français au Maghreb
III. Le français en Afrique subsaharienne
III. 1 Sa situation juridique par rapport aux langues locales
III.1.1 Une seule langue officielle, le français
III.1.2Une seule langue officielle, locale
III.1.3 Deux langues officielles, le français et une autre
III.1.4 Une langue officielle, le français, et une ou plusieurs « langues nationales à
statut particulier »
III.3 La pratique du français en Afrique subsaharienne
III.4 Aspects du français en Afrique subsaharienneI
III. 5 L'enseignement du français en Afrique subsaharienne
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 114
I. PROBLÈMES GÉNÉRAUX
I.2 Les pays qui ont cru pouvoir se passer de coopérants : Guinée (1958), Madagascar
(1972), l'ont regretté. La France ne peut faire face à leur demande actuelle. En Côte-
d'Ivoire, le personnel du primaire est ivoirien à 99 %, celui du secondaire et de
l'université s'africanise rapidement. Dans certaines disciplines déficitaires, on a dû
utiliser des assistants techniques dans le secondaire et dans les universités, où des
professeurs français effectuent aussi de rapides missions.
À des degrés divers selon les pays, le matériel scolaire et les manuels sont
insuffisants, mais Larousse, Hatier, Nathan, les Nouvelles Éditions africaines
(Abidjan, Dakar, Lomé), le C. L. E. de Yaoundé s'emploient à remplacer les manuels
métropolitains par des ouvrages adaptés à l'Afrique. Certains livres de lecture
comportent des textes d'auteurs africains écrits en français. Dans les manuels
tunisiens, on trouve des auteurs algériens d'expression française à côté de textes en
provenance de France et d'autres pays francophones, le poids respectif de ces diverses
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 115
La pénurie de manuels est due surtout au prix actuel des publications françaises,
augmenté des frais de transport, exorbitant pour des budgets africains. Le
développement des bibliothèques publiques est indispensable. Certaines ambassades
en ont, mais seules les capitales en bénéficient. On vient d'en implanter 46 au Mali.
En Côte-d'Ivoire, 72 bibliothèques scolaires, dotées d'environ 57 000 volumes, ont vu
le jour en 1979 et on prévoit une bibliothèque nationale de 7 500 m2 pour 150 places
et 600 000 volumes; les tentatives se multiplient, mais l'usure est rapide, les
bibliothécaires n'ont pas assez d'autorité pour discipliner les usagers et, en brousse,
les bibliothèques sont rares et pauvres. Le bibliobus y est la solution la plus efficace.
I.3 Les effectifs auxquels ont à faire face de jeunes enseignants démunis et
hâtivement formés sont pléthoriques étant donné la scolarisation de masse et
l'explosion démographique. Ainsi, au Maroc, les effectifs du primaire ont doublé
(1963) puis quadruplé (1970). Aujourd'hui, 45 % des Africains ont moins de 15 ans,
avec un taux brut de natalité de cinquante pour mille. Le nombre des enfants en âge
d'entrer à l'école était, en 1987, de vingt millions. Néanmoins, le taux de
scolarisation, après s'être étendu très vite, quoique inégalement selon les pays,
plafonne. D'après les chiffres des inscriptions dans le primaire (la fréquentation réelle
étant incontrôlable) publiés par l'U.N.E.S.C.O. sur l'ensemble de l'Afrique, la
proportion d'enfants scolarisés est passée de 43,5 % (1960) à 84,3 % (1985); soit,
pour les filles, de 31,5 à 75,7 % et pour les garçons, de 55,4 à 100 % pour le Congo.
I.4 L'effort financier requis par ce choix est colossal : les nouveaux États y
consacrent en moyenne un quart et souvent 30 à 35 % du budget national. Le
contraste est grand entre le triomphalisme des statistiques et les résultats réels qui,
dans la plupart des cas, ne sont pas à la mesure des sacrifices consentis. En Afrique
noire, la déperdition scolaire est inquiétante : ainsi, au Mali, le budget de l'éducation
(26 % du budget total) permet à un tiers des enfants d'entrer à l'école; parmi ceux-ci,
68 % l'abandonnent entre 6 et 11 ans. 4,6 % des effectifs terminent les classes
primaires sans redoubler. Partout les retards et les échecs scolaires se multiplient.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 116
Les jeunes quittent leur village pour s'inscrire en ville, où les écoles sont mieux
implantées. Au bout de six ans, une sélection sévère trie ceux qui sont admis dans le
secondaire (en Côte-d'Ivoire, un concours d'entrée en sixième, uniquement écrit,
permet à un enfant sur six d'y accéder). Les autres ressentent leur déscolarisation
comme un drame, refusent de réintégrer les masses rurales encore en grande partie
illettrées et vont grossir le nombre des jeunes inadaptés. Un service civique
(alphabétisation, hygiène, civisme, exploitation de parcelles de terre de deux ou trois
hectares par personne) instauré par la Côte-d'Ivoire (1961) pour des garçons dont 95
% ignoraient le français à l'entrée, n'a réussi à faire des agriculteurs modernes que du
quart d'entre eux : à la fin du stage de trois ans, 75 % quittent la terre. Pour les filles,
on organisa en 1964 des stages de six mois (puériculture, civisme, géographie,
alphabétisation) mais beaucoup devinrent délinquantes ou furent considérées comme
telles, par une société qui, surtout en milieu musulman, n'était pas préparée à cette
évolution. Une loi de 1977 tend à orienter l'enseignement de manière à effacer le
mythe de la supériorité du travailleur intellectuel sur le paysan et à intégrer l'école à
l'effort de production. Dans les années 90, la progression de l'islam dans des pays
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 117
Au Maghreb, les Algériens, outre une option plus industrielle qu'agricole, ont une
nette préférence pour les emplois urbains et administratifs. D'où une dépendance
alimentaire importante. L'avenir dira l'efficacité des mesures prises pour limiter
l'afflux de la population dans les villes côtières : développement de l'intérieur par
implantation d'écoles, de centres universitaires, d'industries et d'entreprises de main-
d'œuvre, construction de routes et de bâtiments publics, aide à l'agriculture.
II.I Les trois pays du Maghreb parlent l'arabe, langue de diffusion internationale,
étroitement lié à l'Islam qui est à la fois religion et mode de vie, manière de s'opposer
à l'Occident matérialiste et de conjurer son pouvoir de fascination. Lors des
indépendances, ceux-ci entendent remettre en valeur ce patrimoine trop longtemps
méprisé et proclament l'arabe littéraire langue officielle.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 119
L'enfant qui entre a l'école déjà bilingue ou plurilingue n'a pas tout à apprendre.
Pourtant, le français est moins bien maîtrisé par les nombreux écoliers d'aujourd'hui
que par le peu de Maghrébins scolarisés à l'école française avant l'indépendance. À la
fin du cycle moyen, ils ont suivi plus de mille heures de cours donnés par des
enseignants formés à la hâte, qui, devant l'hétérogénéité des classes, hésitent entre
l'exigence et le laxisme et qui doivent parfois, à cause des effectifs, pratiquer la
« double vacation » correspondant au « mi-temps ». Cette situation a engendré des
francophones d'un nouveau type, avec une compréhension orale et écrite quasi
parfaite, une expression orale assez bonne, mais une expression écrite désastreuse,
car l'arabisation, entraînant la réduction des horaires de français, a obligé les
enseignants à réduire la rédaction pour ne garder que la grammaire et l'explication de
texte. Les progrès de la scolarisation s'accompagnent donc de la pratique brouillonne
et tenace de ce que certains nomment le « franc-arabe », d'un niveau inférieur à celui
d'un francophone monolingue, mais supérieur à une compétence moyenne en langue
étrangère. Les écarts portent surtout sur les marques du nombre et du genre, les
locutions, la conjugaison, les problèmes de concordance des temps et de valeur
aspectuelle des verbes, l'emploi de l'article et des anaphoriques (redondance du
pronom personnel sujet et objet, sans pause anténominale ni mise en valeur), l'emploi
des prépositions, la coordination des syntagmes, l'ordre des mots, les structures
spécifiques des relatives et des conditionnelles, et la prédominance de la phrase
nominale. Il s'agit moins d'une langue en évolution que d'une variété déjà ossifiée
qu'il faut connaître pour perfectionner en français les adultes des cours du soir. Mais
certains s'interrogent : est-il vraiment utile que les Maghrébins écrivent le français ?
Doit-on viser la maîtrise de la langue dans sa totalité ou dans les domaines discursifs
qui lui sont réservés ? Faut-il chercher à corriger ce qui, après tout, n'est plus « langue
officielle », ou revendiquer une spécificité maghrébine ?
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 120
Dans tout le Maghreb, le français est toujours présent sur les médias : en Algérie, la
radio nationale a trois chaînes, la première est arabe, la deuxième kabyle, la troisième
française (avec une heure et demie en anglais et en espagnol). À la télévision, le
volume horaire quotidien varie entre 1 h 35 et 3 h 20. Un journal est programmé en
français à une heure de moindre écoute qu'en arabe. De même qu'au cinéma, la
plupart des films étrangers télévisés, beaucoup de documentaires et de dessins animés
sont en français. De plus, les téléviseurs captent des émissions européennes.
Cependant l'effort d'arabisation se poursuit.
L'arabe littéraire et le français sont donc les deux seules langues écrites,
prestigieuses, sans lesquelles les locuteurs sont exclus de la promotion sociale et
condamnés au silence. Toutefois, malgré son statut officiel, l'arabe, renvoyant à
l'Islam, au passé, à la religion, au monde de l'au-delà, est quelque peu dévalué dans le
vécu. Les lettrés en arabe classique se sentent frustrés en ce sens que leur langue est
sacrée, que la Charte nationale algérienne dit qu'il faut lui donner la place principale,
mais que leur formation trop littéraire les rend inadaptés à l'appareil industriel. Ils
cherchent donc à investir les administrations et à remettre en cause la stratégie
d'industrialisation qui les écarte du pouvoir. La montée de l'islamisme est leur
revanche. Au contraire, le français est la langue des affaires, des entreprises, des
finances, de la médecine. Il demeure l'un des indices les plus sûrs de distinction
socio-culturelle et de modernité. Une certaine bourgeoisie en a fait sa langue,
n'utilisant l'arabe que pour les besoins de son service. Ses membres ont une situation
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 121
encore privilégiée, bien que leurs positions se dégradent : l'industrialisation les rend
indispensables et, après l'indépendance, ils ont largement investi l'administration
bâtie sur le modèle français. À partir de 1971 les fonctionnaires algériens durent faire
preuve d'une connaissance suffisante de la langue arabe; mais l'application fut souple
et le français demeura dominant; puis vint l'arabisation de la justice, de l'état civil, des
poteaux indicateurs et des enseignes. Au Maroc, certains ministères techniques n'ont
été que très peu touchés par l'arabisation; les enseignes, les noms de rues sont
bilingues. En Tunisie une partie de l'administration est encore francophone. Les
notables s'arabisèrent donc en surface, tout en se disant qu'on aurait encore longtemps
besoin d'eux pour soigner la population et faire tourner les usines.
Le statut juridique du français au Maghreb est celui d'une langue étrangère. Mais
l'importance qu'il a en pratique le fait désigner tour à tour comme « langue
fonctionnelle », « langue scientifique et technique », « langue étrangère à statut
particulier », voire « LA langue étrangère ».
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 122
certaines disciplines qui s'arabisent progressivement. Les accords d'Evian ayant prévu
que la France et l'Algérie pourraient chacune ouvrir des écoles sur le territoire de
l'autre, l'Algérie se contenta de donner des cours d'arabe dans des établissements de
France. La France maintint en Algérie sous la direction d'un Office universitaire et
culturel français trente écoles, deux collèges et trois lycées qui, en 1987, scolarisaient
encore 6 150 élèves. Mais depuis la fin de cette période, l'Algérie entame, sous
l'impulsion du parti islamiste, une évolution qui l'isole entre les deux autres États du
Maghreb. En 1988, il est interdit aux Algériens et aux binationaux de fréquenter le
lycée Descartes d'Alger. En 1990, une loi impose sous peine de lourdes amendes de
rédiger tous les actes officiels en arabe. On envisage d'aboutir en deux ans à une
arabisation totale y compris à la télévision. Dans un pays où beaucoup ne pratiquent
que l'arabe dialectal ou le tamazight des Kabyles, ou encore connaissent moins bien
l'arabe littéraire que le français, où nombre de femmes ont des postes de secrétaires
bilingues, cette décision soulève une vague de protestations et reste un objet de
polémiques. En 1993, le français cesse d'être obligatoire comme première langue
étrangère et pourra être remplacé, notamment, par l'anglais − décision, il est vrai, plus
théorique que pratique, faute de professeurs. Certes, les journaux en français, qui ne
souffrent pas de la sacralisation de l'arabe classique, se sont même multipliés depuis
1988; ils continuent à être les plus lus et la télévision française à être regardée
assidûment, mais le lycée Descartes ferme ses portes; le terrorisme qui, au moyen
d'assassinats bien ciblés, frappe les étrangers, chasse les derniers coopérants. En
1994, l'avenir du français en Algérie semble compromis. Au Maroc et en Tunisie, au
contraire, il se maintient bien, pouvant même apparaître comme un rempart contre un
intégrisme islamiste que beaucoup redoutent de voir s'installer dans leur pays.
Pourtant, mieux adaptées aux structures mentales des Africains, certaines langues
antérieures à la colonisation (bambara au Mali, dioula au Burkina-Faso) sont
devenues véhiculaires pour plusieurs communautés : au Sénégal, si l'ethnie wolof ne
représente que 36 % de la population, la langue wolof, chargée à la fois des valeurs
de l'Islam local et d'une certaine modernité, est maintenant parlée et comprise par 85
% des Sénégalais. D'autres langues africaines véhiculaires (sango en République
Centrafricaine, lingala au Congo et au Zaïre) se sont répandues spontanément, alors
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 123
À partir des années cinquante, la promotion des langues locales suscita des
discussions passionnées qui débouchèrent sur des déclarations d'intention comme la
« résolution de linguistique » du deuxième congrès des écrivains et artistes noirs
(1959) condamnant l'emploi officiel, dans l'Afrique indépendante, de toute langue
européenne. Mais promouvoir artificiellement une langue locale comportait le risque
de mécontenter les autres ethnies; tandis qu'une langue qui n'appartenait à personne,
permettant d'éviter des rivalités tribales sanglantes, était un facteur d'unité.
« Nous avons refusé de nous enfermer dans un dilemme désuet », proclame L.S.
Senghor; « nous avons choisi en même temps les deux termes de l'alternative... nous
avons décidé de choisir le français comme "langue officielle" de travail et de
communication internationale, tandis que nos six langues principales seraient
promues au rang de "langues nationales" parce qu'expression de nos valeurs négro-
africaines. »
Ces États sont parmi les plus pauvres d'Afrique, sauf le Gabon à la fois le plus petit,
le moins peuplé, et le plus riche de l'ancienne fédération d'A.E.F. dont Brazzaville
était le centre et dont la disparition a gêné le Congo, très scolarisé, urbanisé à 40 %.
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connaissance des deux langues est toujours nécessaire pour accéder à la fonction
publique. Le français continue à être utilisé comme langue des affaires ; la plupart des
locuteurs ont gardé l'habitude de compter en français au-delà de 10 000, et on n'a
touché aux secteurs clés qu'avec une grande prudence. L'immobilisme linguistique
actuel le maintient comme langue officielle de facto.
Au Tchad, ruiné par la sécheresse et vingt ans de guerres, un tiers des Musulmans
(qui sont 50 % de la population) ont l'arabe local pour langue maternelle. Le reste est
une mosaïque de plus de cent groupes linguistiques. Peu de Tchadiens (malgré
quelques brillantes exceptions) parlent français. L'arabe et le sara se développent.
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Au Togo, fragilisé comme le Cameroun, par des tensions entre le Nord et le Sud, la
langue nationale la plus importante est celle du Sud, l'éwé.
Le Zaïre, [redevenu Congo en 1997] immense État aux grandes richesses minières,
fier de son rang de premier pays francophone du monde par l'étendue, et de second
par son nombre d'habitants, fier de sa capitale, Kinshasa, seconde ville francophone
entre Paris et Montréal, a proclamé quatre langues « nationales » : le swahili, le
tshiluba, le kikongo et surtout le lingala. Ce dernier, favorisé par les pouvoirs publics,
sert à l'instruction de l'armée et de la gendarmerie nationale. Désormais le français
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III.2 Tout en faisant au français une large place, les divers États ne peuvent négliger
la promotion des langues locales, considérées par une partie de l'opinion comme
l'élément primordial de la personnalité négro-africaine. Certains doutent que l'usage
du français soit utile dans la lutte contre la misère et la désertification et y voient un
signe d'inféodation à l'Occident. Ce n'est pas un hasard si les pays qui ont tenté de
l'éliminer radicalement : Guinée (1958), Madagascar (1972), sont passés sous régime
communiste. La demande de plus en plus insistante d'employer les langues locales à
la télévision ivoirienne émane moins des masses populaires que d'intellectuels qui se
sentent écartelés entre l'Occident et l'Afrique même si, paradoxalement, ils doivent à
l'Occident leur intérêt pour les langues et traditions locales. Comme eux, les
Malgaches évolués doivent à la publication par Jean Paulhan, longtemps professeur à
Madagascar, des Hain-tenys mérinas, de ne plus considérer leur tradition littéraire
comme « enfantine », « dépassée par la marche de la civilisation » et de témoigner en
français de leur spécificité malgache et de leur refus de la colonisation. Aujourd'hui,
leur expérience communiste n'ayant pas produit les résultats escomptés, certains
reprennent conscience de leur héritage francophone.
La condition sine qua non de toute promotion des langues africaines (dont beaucoup
ne sont pas encore décrites aujourd'hui) est leur étude scientifique, œuvre de
voyageurs, colons et missionnaires. Le collège Liebermann (spiritain) de Yaoundé les
cultive depuis longtemps. À partir de 1956, on commence à s'y intéresser dans les
universités créées un peu partout. L'Unesco fixe un plan décennal pour « l'étude de la
tradition orale et la promotion des langues africaines » (1970); on ouvre des instituts
de recherches comme le C.L.A.D. (Centre de Linguistique Appliquée de Dakar)
l'I.F.A.N. (Institut Français d’Afrique Noire) en Afrique de l'Ouest et l'I.R.S.A.C.
(Institut pour la Recherche en Afrique centrale). L'I.L.A. (Institut de linguistique
appliquée) d'Abidjan dirigé par un Ivoirien, fondé en 1966, à personnel d'abord
mixte, n'a plus, en 1994 que deux membres français. D'abord axé sur les problèmes
d'enseignement du français, il a développé des études contrastives avec toutes les
langues locales importantes et préparé leur enseignement. L'université d'Abidjan s'est
mise à enseigner le dioula (1973), puis le baoulé. Mais il a fallu y renoncer pour des
raisons de rivalités interethniques.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 129
trop conditionnés au français, est loin d'être assuré aux propositions de l'I.L.A. L'élite
africaine, à quelques exceptions près, prend à son compte le discours sur l'inégalité
entre langues européennes et africaines. L'enseignement en français interdit l'accès
aux études supérieures à la majorité des élèves issus du peuple qui ne le parlent pas
en famille mais favorise ceux qui vivent dans un entourage lettré et francophone. Aux
yeux des masses, avides de gravir l'échelle sociale, les langues africaines sont des
« non-valeurs ». Pourtant, sous l'effet de la crise économique et du chômage, elles en
viennent à douter de l'efficacité de « l'école des Blancs » dont le prestige s'effrite au
profit de l'école coranique véhiculée par le développement de l'islam. Les prises de
position des intellectuels contre les langues européennes sont ambiguës : bien peu
sont prêts à abandonner la solide rente que constitue leur possession. Bien des cadres
supérieurs, qui exigeaient la « malgachisation » immédiate de l'enseignement en
1972, ont inscrit leurs enfants dans les lycées, collèges et facultés de la Réunion, de
l'île Maurice et parfois en France. On peut donc douter que la classe intellectuelle
remette en cause l'utilisation du français sur lequel elle fonde son propre pouvoir.
Les langues et traditions africaines sont, au moins en théorie, défendues surtout par
le Mali, Madagascar, le Sénégal et le Zaïre [redevenu Congo en 1997] dont la
politique d'authenticité s'est manifestée par des noms africains donnés aux journaux,
des roulements de tamtam substitués aux salves d'artillerie, le renversement des
coupes au moment des toasts. Plusieurs États africains ont contraint la population à
abandonner les prénoms chrétiens. Plusieurs pays, villes, cours d'eau, ont repris des
noms pré-coloniaux, souvent plusieurs années après l'indépendance. Par la radio, la
télévision, les fonctionnaires, et l'école, l'État peut infléchir à long terme le
comportement linguistique d'une communauté. La promotion de « langues
nationales » tend à développer des formes de bilinguisme ou de trilinguisme moins
anarchiques que par le passé.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 130
Même dans les conditions les plus défavorables, le français perdure. Il prédomine
dans les ministères, la correspondance officielle, les discours politiques publiés, les
commissions de l'Assemblée nationale, les Hautes Cours de justice, les avis
administratifs, la presse, l'édition (quand elle existe), le grand commerce, la publicité,
la banque, la signalisation routière. C'est au niveau de l'usage oral privé, des médias,
des services publics entre nationaux, que les différences s'accusent selon les pays. En
politique intérieure, les hommes d'État qui prononcent en langue française leurs
discours officiels (comme les présidents Félix Houphouët-Boigny ou Omar Bongo)
font désormais figure d'exception, la plupart cherchant un contact plus direct avec les
citoyens. Les Églises, catholique et protestantes, ont partout opté pour les langues
locales. Mais dans la société africaine, le français, qui permet d'acquérir toutes sortes
de connaissances, est une condition nécessaire, sinon suffisante, d'accès au pouvoir.
Il offre diverses promotions dont l'importance varie avec la manière de le parler, de le
lire, de l'écrire : les universitaires les plus titrés occupent les plus hautes places, les
autres s'effaçant d'eux-mêmes. La masse illettrée est dominée par la bourgeoisie
lettrée, minorité que le sort a favorisée : naissance dans un centre urbain à côté d'une
école, famille de chefs, de notables évolués, ou d'anciens combattants. La
décolonisation n'a pas « libéré » la classe dominée mais la classe sociale qui parlait et
continue de parler la langue dominante. Les Noirs lettrés s'enorgueillissent, non sans
parfois une certaine insécurité linguistique, d'appartenir au club fermé de la
francophonie. Seule langue d'enseignement, seule langue officielle, seule langue de la
promotion sociale, le français demeure, presque partout, la clé qui ouvre bien des
portes.
Le nombre d'Africains francophones est difficile à évaluer, parce que tout dépend
du degré de connaissance du français. Au début de la deuxième décennie des
indépendances, on pouvait considérer qu'en « Afrique francophone », à peine 15 %
comprenaient le français, et moins d'l % le parlaient couramment. Aujourd'hui 30%,
surtout des hommes, le parlent. Compte tenu du faible niveau de classes surpeuplées
et de la déperdition scolaire, il est risqué d'évaluer selon le taux de scolarisation celui
des gens capables d'utiliser couramment le français. Pourtant il y a une relation entre
les deux : si un nombre indéterminable d'Africains non scolarisés parlent et
comprennent le français de façon rudimentaire, ils ne parviennent que très rarement à
la correction. Le français ne s'apprend vraiment qu'à l'école.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 131
professionnelle, des jeunes perdent l'usage du français écrit et même, plus tard, oral;
mais un lieu de résidence urbain, une profession, un rôle social dans les villages le
maintiennent. Le taux de scolarisation est donc, actuellement, un indicateur objectif
de la diffusion du français. En 1965, 11 % de Sénégalais et 1 % de Sénégalaises
déclarent savoir lire et écrire le français. En 1970, le taux de scolarisation passe à
43%, des garçons en majorité. Mais il suit difficilement la démographie. Malgré
l'imprécision des statistiques, voici, comme ordre d'idée, les taux d'inscription dans le
primaire en notre possession et qui se sont plutôt détériorés qu'améliorés depuis le
milieu des années 80 : Gabon, Congo presque 100 %, Cameroun 85 %, Côte-d'Ivoire
80 %, République Centrafricaine., Bénin, Togo 65 %, Madagascar 50 %, Sénégal 40
%, Mali 35 %, Guinée 33 %, Tchad 25 %, Niger, 20 %, Burkina-Faso, 13 %. En tout,
plus de 22 millions d'élèves reçoivent un enseignement en français.
Les Belges, qui n'ont jamais été plus de 50 000, dont une moitié de Flamands, au
Zaïre [redevenuCongo en 1997] , au Rwanda et au Burundi (43 000 000 d'habitants),
frayaient moins que les Français avec les indigènes. Leur administration travaillait en
français et l'administration indigène, le plus souvent, en langues locales. Dans les ex-
colonies françaises (77 000 000 d'habitants), plus nombreux étaient ceux qui, prenant
pour modèle le français des cadres subalternes de la colonisation, le baragouinaient
quelque peu.
Dans les pays ex-belges, les langues locales prédominent dans l'administration
régionale, les postes, les agences bancaires (dont les imprimés sont bilingues), la
police et le contingent de l'armée. Dans la plupart des pays ex-français au contraire,
toute l'administration est francophone. Il est donc plus utile ici que là d'avoir une
connaissance au moins sommaire du français.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 132
franco-lingala plus ou moins éphémères. Le français est bien maîtrisé par les gens
instruits, qui l'emploient par exemple dans leur correspondance; à l'oral il sert surtout
dans les rapports verticaux, les mariages intertribaux et peut se mêler à une langue
zaïroise à l'intérieur d'une même phrase.
Les pays islamiques, possédant des écoles coraniques, ont jadis largement refusé la
scolarisation française : le Mali, le Tchad, le Niger, le Burkina-Faso, utilisent donc
très peu le français dans la vie courante. Au Sénégal et en Guinée, il y a une minorité
chrétienne, donc francophone. Les pays animistes, largement christianisés (Gabon,
Congo, sud du Cameroun et de la Côte-d'Ivoire, Bénin et Togo), scolarisés très tôt,
sont aujourd'hui les plus francophones.
Le français est donc marqué comme la langue des hommes issus des villes d'ex-
colonies françaises, chrétiens, de haut statut social et économique, et proches du
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 133
pouvoir.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 134
Les écrivains camerounais qui, comme Guillaume Oyono Mbia, aiment à décrire les
scènes de la vie campagnarde, font parler leurs personnages en français populaire
pour en tirer des effets comiques, comme Molière les paysans de son temps. Les
lettrés ivoiriens s'amusent à écrire le « français d'Abidjan ». Ils en font des bandes
dessinées, l'utilisent à la radio, au moins pour les variétés. Mais jusqu'à présent tous
les écrivains ivoiriens utilisent un français puriste et élégant. Comme dit Aké Loba :
« Pourquoi hésiter à utiliser le langage moderne de notre monde contemporain ?
N'avons-nous pas accepté sa voiture, ses chaussures, en un mot, tous ses outils et
conforts ?... Dédaignerions-nous ce magnifique instrument qui nous est offert en tout
bien tout honneur ? » Les Ivoiriens reconnaissent qu'ils n'ont pas choisi la
francophonie, l'histoire a choisi pour eux. Le français est la langue du consensus.
Loin d'être ressenti par la majorité comme celle du passé colonial, il est celle de
l'avenir, de la prospérité, celle qui facilite les échanges avec l'extérieur, et qui, en
effaçant les distinctions ethniques, non sans un certain risque de rendre plus évidentes
et moins supportables les inégalités, cimente l'unité de l'État-nation. La position
dominante du français, du moins à moyen terme, ne semble donc pas menacée. Mais
quel français ?
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 135
Les types d'écarts dus aux substrats africains sont les suivants :
Tous ont un « accent »; mais il faut distinguer les écarts phonétiques n'entravant
pas la compréhension des écarts phonologiques qui détruisent des oppositions
indispensables. Beaucoup, même lettrés, confondent par exemple /a/ et /B/; le
substrat lingala fait que les Zaïrois prononcent /etidja/ pour « étudiant ». Ils ont
tendance à accentuer plusieurs syllabes par syntagme ou mot long, à mutiler certains
mots : vègue (aveugle), déologie (idéologie), la dipendance (l'indépendance), et des
phénomènes d'analogie : impharmacie, comme information. Plus le niveau
d'instruction descend, plus les confusions se multiplient.
En matière de vocabulaire, les innovations ont été bien étudiées. Une équipe,
conseillée par le linguiste belge Willy Bal et coordonnée par Danièle Latin, a élaboré,
sous l'égide de l'A.U.P.E.L.F., un Inventaire des particularités du français en Afrique
noire (I.F.A.), précédé par divers lexiques régionaux, comme ceux de Louis
Duponchel et de Suzanne Lafage pour le Bénin et le Togo (1975), et d'Ambroise
Queffelec pour le Mali et le Niger (1978). Y sont exploitées des enquêtes orales et le
dépouillement intégral des archives coloniales conservées à Niamey.
Les auteurs impartiaux n'osent pas mépriser des formes aberrantes, ni décider si
l'usage scolaire est un obstacle ou un rempart contre le développement d'écarts qui,
outre l'utilisation toute naturelle de mots locaux pour désigner des réalités locales :
akassa (pâte de maïs), canari (récipient de terre cuite), touchent comme suit les
lexèmes français :
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 136
assurance routière pour assurance au tiers, dégorger pour égorger, emprunter pour
prêter et vice versa. À côté de cela, le vocabulaire des métiers : prospection et
exploitation forestière, scierie, menuiserie, ferronnerie, couture, mécanique, est
extrêmement précis.
Néologismes : l'école ne procure pas une parfaite maîtrise du français mais en décrit
les mécanismes de dérivation et de composition, qui sont d'autant plus appliqués que
la censure du bon usage n'existe pas : essencerie (station-service), montation
(augmentation) des prix, digération et indigération (digestion et indigestion);
enceinter (engrosser); adjectif titube (du verbe tituber); froidir son cœur, frotte-dents
(brosse à dents); famille de boy : boyerie, boyeresse, boy-maison, boy-bébé, boy-
jardin, etc.
Par contre, la situation favorise des régionalismes très marqués. Dans la mesure
où le français prend place au foyer, sur les marchés et dans les bars, il est inévitable
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 137
L'Afrique noire, avant la colonisation, a été partiellement scolarisée par les écoles
coraniques qui ont gardé leur importance au Tchad, bien qu'elles utilisent une langue
étrangère pour beaucoup d'élèves, et difficile pour ceux mêmes dont la langue
maternelle est un arabe dialectal. L'écriture arabe a servi à transcrire certaines langues
africaines, mais, dans l'ensemble, la pure oralité caractérise les sociétés d'Afrique
noire, dont on connaît peu les systèmes d'éducation traditionnels encore vivants.
L'initiation, accompagnée souvent de l'apprentissage d'une langue secrète, doit jouer
encore un grand rôle dans la socialisation et dans la formation des jeunes. « Illettré »
n'est pas synonyme d'« ignorant ». Il existe en Afrique des circuits de transmission du
savoir différents des nôtres, mettant en jeu la compétence d'individus et de groupes
multiples et complémentaires, au lieu d'être concentrés entre les mains de
spécialistes. C'est à l'encontre de toutes les traditions africaines, devenues inadaptées,
que l'institution scolaire importée est devenue, non sans accentuer la césure entre les
élites et les masses, une des composantes essentielles des États contemporains.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 138
Parmi les nouveaux États issus des ex-colonies françaises, trois seulement ont opté
rapidement pour l'intégration des langues nationales dans l'enseignement :
La Guinée a déclaré « nationales » huit de ses langues (1958) et, pendant vingt-six
ans, elles ont été imposées dans le primaire, pratiquement sans livres, avec des
maîtres sans formation, souvent mutés dans des villages dont ils ne parlaient pas la
langue. Le français n'apparaissait qu'en troisième année, et devenait le véhicule du
secondaire. En 1984, les Guinéens ont demandé qu'il redevienne langue
d'enseignement et l'ont rendu obligatoire du cours préparatoire à l'université. Ils
refusent d'utiliser des méthodes ivoiriennes ou sénégalaises et veulent élaborer les
leurs. Des attachés linguistiques, à Konakry, travaillent à des manuels pour le cycle
primaire.
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Les années soixante-dix furent celles des grandes espérances; mais dans la
décennie quatre-vingt, la crise éclate et ne fait que s'amplifier dans les années
quatre-vingt-dix : elle est démographique (natalité galopante), sanitaire (épidémie de
sida), économique (baisse du prix des produits d'exportation, dévaluation du franc
C.F.A., rivalités entre les pays du Nord), politique (opposition à des régimes
corrompus, tensions tribales) et, naturellement, pédagogique. Or, l'apprentissage du
français conditionne tout progrès, avec nécessité de toucher les femmes sur qui
repose pour une bonne part tout espoir de redressement. Partout, les expériences
pédagogiques ont échoué. Les taux de scolarisation sont restés très en deçà des
prévisions et l'enseignement n'a cessé de se détériorer. La télévision et les cassettes
vidéo, moins coûteuses que l'école, sont sans doute le moyen le plus efficace pour
progresser. Or les leçons de français télévisées sont supprimées, non sans dommage,
au Niger, puis en Côte-d'Ivoire, enfin au Sénégal. On se plaint de trop tarder à
réhabiliter les langues africaines, seules démocratiques. Les gouvernements ont
presque partout pris parti pour l'introduction des langues africaines dans les
programmes, mais, dans les faits, à quelques exceptions près (Rwanda, Burundi,
Mali, quelques maternelles en wolof au Sénégal) le chemin parcouru est insignifiant.
Ce français, qui a créé tous les complexes de supériorité comme d'infériorité, est
devenu parmi les Noirs un instrument de domination qui tient trop de place par
rapport à d'autres disciplines. Qu'il cesse d'être une fausse langue maternelle pour
devenir une langue seconde et étrangère ! D'ailleurs quel avantage y a-t-il à
développer ce « français populaire » qui est trop souvent le résultat d'une scolarité
primaire ?
À Dakar, lors de la réunion des États généraux de l'Education (1981), des critiques
virulentes s'adressent au pouvoir politique en place et à la méthode P.P.F. tenue pour
son instrument. Déjà, l'origine linguistique (bourgeoise, parisienne, cultivée) des
animateurs des émissions du C.L.A.D., soigneusement enregistrées en studio sous
l'autorité d'un phonéticien, est devenue insupportable. Au bout de quelques années,
les voix françaises ont été remplacées par des voix africaines, plus aiguës et plus
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 142
fortes, avec l'accent local sans lequel un Africain est ridicule et rejeté par son milieu.
Les dialogues à mémoriser, bâtis pour faire maîtriser des oppositions phonologiques
et un vocabulaire fondamental non adapté au milieu africain, sont artificiels, donnent
une image édulcorée de l'Afrique, où l'apprenant ne se reconnaît pas. Ils ne prennent
pas en compte les faits d'énonciation. (Tel énoncé est-il un conseil ou une menace ?)
Ils transforment les maîtres en « robots » répétitifs, condamnés à dresser leurs élèves
aux automatismes du langage. Les méthodes structuro-globales ne permettent pas des
échanges verbaux spontanés. On a par trop confondu « apprendre » et « retenir ».
Bref, P.P.F. est abandonné, mais par quoi le remplacer ? L'échec est ressenti comme
un recul des forces de progrès. On retourne aux méthodes classiques, à la dictée, à la
rédaction. Mais l'Afrique est lasse des expériences pédagogiques dont son école fait
les frais depuis près de vingt-cinq ans.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 143
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 144
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 145
CHAPITRE VI
I. Le Moyen Âge
I.4.1 En Angleterre.
I.4.2 En Italie
II. La Renaissance
II.1 L'influence italienne sur le français
II.2 L'influence espagnole
III. La Réforme
IV. L'apogée du français en Europe
IV.1 Causes de la progression en français
IV.2 « L'universalité de la langue française »
IV.2.1Les pays du Nord
IV.2.2 Les pays du Sud
IV.2.3 Les pays de l'Est
IV.2.4 Les pays de l'Ouest
IV.3 La réaction
V. La Révolution et l'Empire
VI. XIXe et XXe siècles
VI.1 Le français dans les relations internationales
VI.2 La diffusion du français à l'étranger
VI.2.1 Les acteurs privés religieux
VI.2.2 Les acteurs privés laïcs
VI.2.3 Caractéristiques de l'action culturelle directe de l'État français
V1.2.4 Action des autres États francophones
VI.3 Réalisations de l'action culturelle directe de l'État français
VI.4 Taux d'enseignement du français en pays allophones
VII.La francophonie
VII.1 Nom et institutions
VII.2 Nature de ce mouvement
VII.3 Les médias francophones dans le monde
VIII.Les handicaps et les atouts de la langue française
VIII.1 Facteur démographique
VIII.2 Facteur géographique
VIII.3. Facteur économique
VIII.4. Facteurs scientifique et technique
VIII.5. La rivalité linguistique franco-anglaise et l'avenir du français
VIII.5.1 Le problème de la communication scientifique
VIII.5.2 Les réalisations francophones
VIII.5.3 Aspects économiques, politiques et sociaux
VIII.5.4 La législation linguistique française
VIII.5.5. Vivre le multilinguisme
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 146
Selon les époques, le français a toujours plus ou moins joué un rôle international, en
Europe et dans le monde.
I. LE MOYEN ÂGE
I.1 Du IXe au XIe s., l'Europe du Nord et de l'Est (Danemark, Suède, Saxe,
Hongrie, Pologne) se christianisant, fait appel à des missionnaires francs. Cluny et
Cîteaux rayonnent dans toute l'Europe. Les pèlerinages mettent en contact des gens
de tous pays : en particulier celui de Saint-Jacques de Compostelle, où l'on entre par
la « porte des Français », et celui de Jérusalem, devenu expédition militaire. La
France joue un rôle prépondérant dans les croisades qui mettent en contact les
Français et les Allemands. En 1108, plusieurs milliers de Norvégiens, conduits par
Sigurd le Croisé, séjournent quelques mois auprès du roi Baudouin de Jérusalem. Des
chevaliers français bataillent contre les Maures de la péninsule ibérique ou contre les
Mongols en Hongrie. Enfin, de grandes foires s'organisent en France, attirant des
foules cosmopolites. Même concurrencée par le latin parmi les clercs, la langue d'oïl
ne pouvait pas ne pas bénéficier de tant de contacts.
Rappel historique :
En 1066, profitant des difficultés de la succession d'Edouard, dernier roi anglo-saxon, le duc
Guillaume de Normandie, protégé par le pape, débarque avec une flotte et une armée, soumet
l'Angleterre, met ses compagnons à la tête des principaux fiefs, remplace les prélats anglo-
saxons par des Normands. Son fils, Henri Ier, roi d'Angleterre et duc de Normandie, n'a qu'une
fille qui épouse Geoffroi Plantagenêt, déjà maître de l'Anjou, de la Touraine et du Maine. Leur
fils épouse en 1152 Aliénor d'Aquitaine, dont le mariage avec le roi de France Louis VII venait
d'être annulé, et dont les domaines couvraient tout le Sud-Ouest de la France. Il devient en
1154 roi d'Angleterre sous le nom de Henri II. Mais Philippe Auguste reconquiert l'Anjou, le
Maine et la Touraine (1203), la Normandie (1204), enfin, une partie du Poitou et la Saintonge
(1208).
Les chevaliers inféodés par Guillaume ne sont pas tous normands, mais aussi
angevins, picards, français. Ils n'apprennent pas les dialectes des autochtones,
extrêmement diversifiés, et parlent entre eux (avant qu'on ne songe à lui donner une
forme graphique bien particulière) une variété composite de français appelée
aujourd'hui anglo-normand, conservatrice sur certains points, novatrice sur d'autres,
d'où la déclinaison à deux cas fut rapidement éliminée, et à laquelle le substrat local
imposa certaines particularités phonétiques. Ils sont environ 5 000 à être à l'origine
d'une longue et importante immigration. Longtemps, les rois d'Angleterre
s'intéresseront à leurs domaines continentaux où ils tiendront à être enterrés jusqu'en
1272. Moines et évêques sont facilement transférés d'Angleterre sur le continent et
vice versa. Le père de Thomas Becket, archevêque de Canterbury, est de Rouen, sa
mère de Caen. Sous la dynastie angevine, les transports maritimes développent le
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 147
I.3 C'est de la seconde moitié du XIIe s. jusqu'à la guerre de Cent Ans, que le
français continental d'oïl va atteindre l'apogée d'un rayonnement, qui s'explique par
une multiplicité de facteurs.
I.3.1 Facteur géographique : la vaste étendue sur laquelle une langue commune
pouvait être comprise lui donnait un caractère véhiculaire.
Facteur politique : le prestige des Capétiens est renforcé par une politique de
mariages de princesses françaises qui amènent avec elles une suite nombreuse, et
propagent en Allemagne, en Hongrie, en Suède et dans la péninsule ibérique, les
mœurs, la culture et le langage de leur pays. Dans les Alpes, la Savoie est mi-
française, mi-italienne. Sur les deux versants des Pyrénées, se constituent deux
royaumes en partie français par leurs souverains, leurs institutions et la langue de leur
aristocratie, celui d'Aragon (qui va jusqu'à Perpignan et Montpellier et dont les rois
espagnols ont souvent épousé des Françaises) et celui de Navarre (qui s'étend jusqu'à
l'Adour, et dont les rois, au Moyen Âge, sont des Français).
I.3.2 Facteurs culturels enfin : répartie en divers collèges, dont la Sorbonne (XIIIe
s.), l'université de Paris est l'une des plus réputées. Dès 1164, Jean de Salisbury écrit
à Thomas Becket : « J'ai fait un détour par Paris. Quand j'y ai vu l'abondance des
vivres, l'allégresse des gens, la considération dont jouissent les clercs, la majesté et la
gloire de l'Église tout entière, les diverses activités des philosophes, j'ai cru voir, plein
d'admiration, l'échelle de Jacob, dont le sommet touchait le ciel et qui était parcourue
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 148
par des anges. » Au XIIIe s., ayant acquis des franchises de la part du pouvoir
politique comme du pouvoir religieux, c'est une puissante corporation internationale :
l'Italien Thomas d'Aquin y enseigne; quatre fois, au Moyen Âge, un Suédois en est le
recteur,. Elle regroupe au sein de quatre « nations » la « française », la « normande »,
l'« anglaise » et la « picarde » environ 6 000 étudiants, dont beaucoup d'étrangers.
Ceux de Pologne, avant la fondation de Cracovie, se partagent entre Paris et Bologne;
les Dominicains suédois séjournent au « collegium upsaliense » et chargent un
architecte français de construire la cathédrale d'Uppsala (1287). Les liens créés avec
la Norvège et l'Écosse sont tels qu'elles s'allient à la France contre l'Angleterre
(1294). Les bonnes familles danoises envoient leurs fils à Paris pour s'y former
comme ecclésiastiques mais aussi pour s'y instruire des choses du siècle, et un
manuel d'éducation norvégien, le Speculum regale (1240), dit : « Si tu veux être
parfait en sciences, apprends toutes les langues, mais avant tout le latin et le français,
car ce sont les plus répandues. »
L'Italie, qui n'écrivait encore qu'en latin, se familiarisa vite, grâce aux jongleurs et
aux pèlerins en route vers Rome, avec la « geste » de Charlemagne et la lyrique
provençale. Les écrivains, surtout lombards et vénitiens, préfèrent longtemps à leur
langue maternelle celle de la littérature en vogue. De nombreux manuscrits d'œuvres
françaises sont copiés de main italienne et plus ou moins italianisés (le Roland de
Venise). Au milieu du XIIIe s., se développe un langage factice, français fortement
italianisé, pratiqué par Aldobrandin de Sienne, Martino da Canale, Philippe de
Novare, Rusticien de Pise, à qui Marco Polo dicte le récit de ses voyages, et Brunetto
Latini qui écrit « en roman selon le langage des Français » parce qu'il juge cette
langue « la plus délectable » et « la plus commune à toutes gens ». Elle sert aux
Italiens pour l'épopée et la prose, alors qu'ils écrivent leurs poésies lyriques en
provençal.
I.4 Le XIVe et le XVe s., malgré l'accession au trône de Hongrie, puis de Pologne de
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 149
princes angevins qui développent des institutions de type français et favorisent les
relations universitaires de ces pays avec la France, sont une période de relatif recul
de l'influence française. Dans le même temps la guerre et la peste noire réduisent de
moitié la population, qui ne sera plus estimée qu'à dix millions d'habitants vers 1450.
I.4.1 En Angleterre
Rappel historique
I.4.2 En Italie
Alors que les Angevins au pouvoir dans le sud de l'Italie (1265) y implantent pour
peu de temps un peu de français, Dante critique « les mauvais Italiens qui font l'éloge
de la langue d'autrui et méprisent la leur ». Son œuvre et celles de Pétrarque et
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 150
Boccace (XIVe s.)donnent au dialecte toscan un éclat qui ne tardera pas à lui conférer
une position dominante en Europe. Cette floraison littéraire, dans un pays qui n'avait
pas connu de véritable guerre pendant plusieurs siècles et s'était enrichi par le
commerce et l'agriculture, s'accompagne d'un progrès exceptionnel en matière d'arts,
de sciences, et de raffinement de la vie de cour.
II. LA RENAISSANCE
À la fin du XVe s., la France, revendiquant des droits féodaux sur le Milanais et le
royaume de Naples, est fascinée par cette Italie florissante. De la première expédition
de Charles VIII (1494) au traité de Cateau-Cambrésis (1559), tant pour des opérations
militaires que pour des occupations pacifiques, des Français séjournent en Italie, où
ils renouvellent, en particulier, le vocabulaire de leur spécialité, les armes.
Sur la route de Milan à Paris, Lyon reçoit dans ses foires une foule de marchands
d'Outre-Monts, héberge des colonies italiennes prospères et cultivées. Riche en
imprimeurs, ce centre intellectuel actif donne aux lettrés intéressés par les bons
auteurs « italiques » la possibilité de satisfaire leur avidité de lecture.
La plupart des emprunts du français à l'italien remontent à cette époque. Ils ne sont
ni très nombreux ni très fréquents, et beaucoup ont été éphémères, car, comme
aujourd'hui l'influence anglaise, cette influence italienne suscita des polémiques et
des réactions de rejet. Tous ne souhaitent pas, comme Lemaire de Belges, la
Concorde des deux langages. Les poètes de la Pléiade, pourtant grands lecteurs des
Italiens, plaident, comme Du Bellay, pour la Défense et illustration de la langue
française. Quoique sachant parfaitement l'italien, Henri Estienne se fait le grand
champion de l'anti-italianisme et l'ennemi des courtisans « gâte-français », dans sa
Conformité du langage français avec le grec (1565), ses Deux Dialogues du nouveau
langage français italianisé (1578) et sa Précellence du langage français (1579). Mais
à la fin du siècle, les modes italiennes s'estompent et la polémique avec elles.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 151
Alors que la France ignore l'anglais, les œuvres des écrivains français ont un grand
succès en Angleterre. La reine Élisabeth traduit Marguerite de Navarre. On parle
français dans l'entourage de Marie Stuart. Henri VIII écrit à Anne Boleyn en français.
Tous les rois d'Angleterre, jusqu'au XVIIe s. le savent, ayant parfois été l'étudier en
France dans leur jeunesse. La plupart de leurs courtisans sont plus ou moins
bilingues. La suite (plus de cent personnes) d'Henriette de France, fille d'Henri IV,
mariée avec Charles Ier, contribuera au développement de la culture française, même
si cette culture exaspère certains Anglais, comme Milton qui condamne la gallomanie
et l'éducation à la française.
Lorsque Henri d'Anjou est élu roi de Pologne en 1573, les ambassadeurs qui lui
sont envoyés savent le français. Charles Quint, qui règne − entre autres domaines −
sur l'Autriche et les Pays-Bas, est francophone, il n'a que mépris pour les langues
germaniques. Guillaume le Taciturne (mort en 1584), élevé à sa Cour, fréquente
surtout des Wallons, sa dernière femme est une Coligny, il écrit en français et traduit
en allemand ou en flamand ses brouillons de lettres; la Hollande pratique le français
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 152
depuis longtemps et pour longtemps encore. Huyghens, au service de ses rois pendant
soixante-deux ans à partir de 1625, est parfaitement francophone et Corneille lui
dédiera Don Sanche d'Aragon. Mais il sait aussi l'anglais et l'italien, parle hollandais
dans sa famille et proteste contre l'invasion des mots français en néerlandais.
III. LA RÉFORME
Cependant, à partir du règne d'Henri IV, plutôt que vers l'Italie, les resortissants des
pays protestants se tournent vers la France, seul pays latin où ils pouvaient
retrouver des coreligionnaires. Le Palatinat et la Hesse calvinistes (suivis, il est
vrai, par l'évêché de Cologne) contribuent à la propagation du français tandis que la
Bavière et l'Autriche catholiques restent fidèles à l'italien. Suédois, Anglais,
Allemands fréquentent les écoles d'équitation de Saumur et d'Angers. Après la guerre
de Trente Ans, se créent dans l'ouest de l'Allemagne des « gymnases » où l'on
enseigne l'escrime, la danse et les langues modernes. Plusieurs universités enseignent
le français qui progresse dans les pays scandinaves.
Dès 1535, des lettres de naturalisation avaient été accordées à quelques huguenots
français réfugiés en Angleterre. Après la fuite de Jacques II, et surtout après la
révocation de l'édit de Nantes, ils s'y exilent en grand nombre, apprennent et parlent
l'anglais, écrivent en français et luttent ardemment contre la France persécutrice,
fournissant aux débuts de la franc − maçonnerie un terrain d'élection. Il s'en établit
aussi dans d'autres pays étrangers.
En Allemagne, ils sont plus ou moins bien reçus selon les régions. Les plus
accueillantes sont la Hesse et le Brandebourg dont le duc-électeur profite de cet
accroissement de population et de compétences, assure des terres aux cultivateurs,
l'admission dans les corporations aux artisans, et à ceux qui s'établissent dans les
villes, accorde droit de bourgeoisie, privilèges, charges, honneurs, dignités. Des
Français combattent contre la France dans ses armées, négocient avec la France pour
le compte du roi de Prusse. « Le zèle de Louis XIV, écrit Frédéric II à d'Alembert,
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 153
nous a pourvus d'une colonie de huguenots, laquelle nous a rendu autant de services
que la société d'Ignace en a rendus aux Iroquois. »
Jusqu'au début du XIXe s. leurs registres d'état civil sont tenus en français. Ils ont
leurs temples, écoles et tribunaux où l'on parle français; les sermons en français sont
parfois le rendez-vous de la belle société. Leurs écoles (notamment le collège français
de Berlin) sont fréquentées aussi par des enfants allemands; ils servent de précepteurs
et de gouvernantes aux Allemands, même princes et princesses, aux yeux de qui le
français est inséparable des bonnes manières qui leur manquent encore au XVIIe s.
Ils enseignent le français, le maintien et une civilité à laquelle les femmes sont très
sensibles : ils apprennent à ne pas porter sans élégance un costume trop riche, à
mettre des chaussettes et des chaussures, au lieu de paille dans des sabots, à alterner,
à table, les hommes et les femmes, à ne pas manger à même le plat, sans fourchette,
avec un couteau pointu, à ne pas s'enivrer dans des festins interminables. Ils publient
des modèles de lettres. Malgré leur hostilité à la France qu'ils ont quittée, les réfugiés
répandent leurs modes de vie et leur langue jusque dans les classes modestes des pays
protestants. Il y a des cercles français au Danemark; les enfants apprennent les fables
de La Fontaine, et des gallicismes apparaissent dans les langues germaniques.
Néanmoins, ils provoquent certaines réactions de rejet de la part de beaucoup
d'autochtones : sans être catholiques, ils ne sont pas luthériens et se conduisent
souvent en libertins. En ville, ils s'assimilent au milieu où ils vivent, de sorte que la
troisième génération sait mal le français; leurs noms se germanisent et les Français de
France se moquent du « langage réfugié ».
À partir de 1617, une presse périodique s'y développe. Chaque État des Pays-Bas a
sa Gazette. À partir de 1650, des gazetiers, dont beaucoup n'étaient pas néerlandais,
en font d'hebdomadaires, pour l'exportation, rédigées en français, langue
internationale. Celles d'Amsterdam, de Leyde, de La Haye, le Journal des savants, et
les Mercures, répertoires périodiques des faits les plus importants, agissent sur
l'opinion internationale. On en rédige aussi en Angleterre. Au XVIIIe s., à
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 154
Sous Louis XIII, les pays du Nord hésitaient encore entre l'italien, l'espagnol et le
français; mais dès la minorité de Louis XIV, entre les diverses langues romanes, leur
choix est fait. L'hostilité des puritains et deux révolutions n'empêchent pas les jeunes
nobles anglais de continuer à étudier en France. Les guerres du Palatinat et de
Hollande compromettent un temps le prestige du français mais les témoignages de sa
pratique dans les cours étrangères abondent dès la fin du XVIIe et durant tout le
XVIIIe s.
IV.1.1 Quoiqu'on ne dispose d'aucun recensement général avant 1801, on estime que
vers 1670, la France avait retrouvé son niveau du début du XIVe s. (environ 20
millions d’ habitants); en 1789, elle était presque surpeuplée pour l'époque (environ
28 millions). Sa population était la plus dense d'Europe et la plus avancée
économiquement et culturellement.
IV.1.3 Louis XIV tenait une si grande place dans la politique européenne que tout
chef d'État avait intérêt à choisir des collaborateurs francophones; dans les
conférences, il arrivait que le rôle principal fût tenu par qui parlait le mieux le
français; même pour combattre la France et entrer dans le détail de beaucoup
d'affaires, ses ennemis devaient apprendre sa langue. C'est pourquoi, pendant la
seconde moitié du XVe s., le français se substitua au latin comme langue des
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 155
diplomates.
Les Diètes d'Empire avaient pour règle de ne communiquer avec les puissances
étrangères qu'en latin, mais l'italien était presque officiel à la cour d'Autriche. Le
texte du traité de Westphalie (1644) est en latin, mais les Français obtiennent de
négocier dans leur langue. À Nimègue, des discussions sur l'emploi du danois font
progresser celui du français, mais la plupart des séances se tiennent en latin. En 1678
le traité franco-hollandais est en français, le traité franco-espagnol en français et en
espagnol; le traité franco-impérial de 1679 est en latin. À la Diète de Francfort, les
Français refusent d'employer le latin pour les négociations mais l'acceptent pour les
actes officiels à moins qu'il n'y ait des versions en langues des diverses parties. À
Rastatt (1714), la France et l'Empire traitent pour la première fois en français pour
éviter trop de lenteur. De même à la convention de Viennc (1735-1736), au traité
d'Aix-la-Chapelle (1748) et par la suite, toujours et sans restriction. Même les pays
étrangers l'utilisent entre eux, afin de mieux faire connaître leurs textes au monde :
traité de commerce de Copenhague (1691), et paix de Kainardji, entre Russes et Turcs
(1774). Il ne s'agit pas d'un droit, mais d'une hégémonie de fait et d'un usage constant.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 156
IV.1.6 De plus, à cette époque, qui n'est plus celle de Catherine de Médicis ni d'Anne
d'Autriche, les mariages princiers profitent plutôt à la culture française qu'aux
autres. La Pologne eut deux reines françaises : en 1645, Marie Louise, fille du duc de
Nevers, épouse Ladislas IV. Après sa mort, elle se remarie avec son beau-frère et
reste sur le trône vingt-deux ans, ne parlant que français avec son mari et ne
s'entourant que de Français, tel Saint-Amant, resté deux ans auprès d'elle. Elle fonde
un couvent de Visitandines venues de France pour éduquer des jeunes filles
polonaises. Dans sa suite de dames d'atours et de demoiselles d'honneur, qui
épousèrent toutes des Polonais, se trouvait la jeune Marie, fille du marquis d'Arquien,
gentilhomme nivernais, qui épousa (1665) le roi Jean Sobieski, francophile et
francophone. Sa sœur épouse le chancelier; un capucin français prêche en français à
la Cour; la maison royale regorge de Français. De 1635 à 1700, surtout à Varsovie, on
en a recensé 413 établis de façon durable, exerçant divers métiers. Chopin est le fils
d'un immigré français du XVIIIe s.
Un certain nombre de ces mariages sont conclus avec des souverains du sud de
l'Europe, particulièrement imperméable à l'influence française. En 1660, la future
reine de France, Marie-Thérèse d'Espagne, sait l'italien mais pas la langue de son
mari, non plus que sa suite. Cela ne suffit pas à hispaniser la cour de France, ni à
franciser celle d'Espagne. Son frère Charles II s'habille à la française pour épouser
Marie-Louise d'Orléans, mais est incapable de prononcer un mot de français. C'est la
reine allemande Marie-Anne de Neubourg, qui, après la mort de Marie-Louise,
commence à acclimater sinon la langue, du moins la mode française, déjà implantée
dans son pays. À la fin du XVIIe s., le roi français Philippe V n'a aucunement la
volonté de franciser l'Espagne; il parle français mais prend des mesures favorables à
la défense de l'espagnol.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 157
trois membres dont deux Lorrains; le comte de Richecour y règne en maître jusqu'en
1757 et suscite un certain engouement pour le français parmi les Florentins, pourtant
considérés comme les gardiens de la bonne langue italienne. Un arrière-petit-fils de
Louis XIV, époux d'une fille de Louis XV, devient duc à Parme (1748) et l'influence
française est telle qu'en 1768, il faut un règlement pour ordonner l'usage exclusif de
l'italien dans la comptabilité de l'État.
D'autant plus répandue qu'on montait plus haut dans l'échelle sociale, elle continue,
au XVIIe s. à être mieux connue dans les pays non latins que dans les pays latins. Elle
y pénètre pourtant assez pour faire connaître en Italie la littérature anglaise, qui
n'atteignait le reste des nations que dans des traductions et des adaptations françaises.
Elle devient la langue véhiculaire des intellectuels, des politiques, des savants, des
mondains. Pendant quelques décennies, l'Europe l'accepta comme langue commune.
Rivarol, couronné par l'académie de Berlin pour son Discours sur l'universalité de la
langue française (1784), proclame : « Le temps semble être venu de dire "le monde
français" comme autrefois "le monde romain". »
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Mme du Deffand, mais des ouvrages auxquels ils souhaitent donner une vaste
diffusion comme le Vathek de Bedford, et l'Essai sur l'étude de la littérature de
Gibbon.
Aux Pays-Bas, la haute société a une forte culture française. Certains ne savent plus
qu'à peine le néerlandais, ne veulent plus le lire, entretiennent des correspondances en
français. Le roi Charles XII de Suède sait le français sans aimer la France. Mais sous
Gustave III, francisé comme son oncle Frédéric II, la Suède et le suédois empruntent
beaucoup à la France.
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princesses sont capables de s'exprimer en français, mais Naples reste très fermée. Une
multitude de traductions prouve qu'on ne sait pas la langue mais qu'on est curieux des
choses françaises : celle des Lettres persanes remporte un grand succès. Des Italiens
comme Beccaria, Goldoni, Alfieri, écrivent en français pour avoir un plus vaste
public, mais sans lui reconnaître une supériorité quelconque. Il se répand surtout dans
le Nord : outre le Piémont, Parme et la Toscane, Milan est un centre intellectuel
ouvert et francophile où la comtesse Simonetti et la société du Café revendiquent le
droit à l'emprunt, au néologisme et au gallicisme, pour les inventions françaises sans
équivalent italien. Reste que cette pénétration n'est pas un envahissement.
À partir de 1714, des manuels de français sont édités en Espagne; à Pau, en 1765,
de jeunes Espagnoles séjournent dans des pensionnats où elles apprennent les bonnes
manières et le français. L'espèce du gallomane existe pourtant, puisque son portrait
devient un thème de satire et de comédie... Àu Portugal, non plus, ce n'est pas
l'engouement. Des traductions, en particulier celle de l'Art poétique de Boileau
(1697), montrent qu'on ne lisait guère dans le texte. Pombal, ami des philosophes,
engage des Français pour diriger la construction de vaisseaux et donner des cours de
navigation, mais n'accorde aucune place officielle au français dans sa réforme de
l'Université (1772).
Les Magyars qui viennent de Hongrie à la cour d'Autriche tombent en plein milieu
francisé. Paradoxalement, le français leur sert à réhabiliter leur idiome. Les historiens
de la littérature hongroise datent de 1772 la renaissance des lettres et l'attribuent à un
groupe qu'ils appellent l'« école française ». Selon un recensement des livres français
dans les anciennes bibliothèques hongroises inventoriées, ils étaient quatre au XVIe
s., une centaine au XVIIe s. et 3 600 au XVIIIe s.
La France, pour s'assurer des appuis dans sa lutte contre l'Autriche, entretient des
relations avec les princes de Transylvanie et leur fournit des officiers. En Moldavie
et en Valachie (actuelle Roumanie), vassales des Turcs, des Russes francisés
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 160
apportent quelque chose de la culture française; les seigneurs locaux, notamment les
Ypsilanti, s'entourent de Français et apprennent leur langue (mais laissent leurs
femmes dans l'ignorance). En 1776, on introduit, dans le programme du collège de
Bucarest, neuf ans d'étude du français dont la diffusion en Roumanie est facilitée par
l'ouverture d'un consulat français.
Le tsar Pierre le Grand (1672-1725) voyage à Paris mais ne sait pas le français; il
appelle artisans et artistes français à Saint-Pétersbourg (aujourd'hui Leningrad), plus
facile d'accès que Moscou, et ouvre la Russie aux Huguenots. L'influence française
se développe surtout après lui, tardive mais intense. Arrive au pouvoir Catherine II
(1762), élève d'une française, Mlle Gardel, et amante du « plus français des
Polonais », Poniatowski, qu'elle fit roi. En relation avec les écrivains et penseurs
français, elle invite Diderot à sa cour. Le clergé orthodoxe étant particulièrement
intolérant à l'égard des catholiques, elle publie des oukases permettant le libre
exercice de leur culte aux étrangers auxquels elle offre toutes sortes d'avantages
économiques (1763). De nombreux Français et Françaises, surtout lorrains, émigrent
en Russie où, entre autres métiers, ils se font instituteurs et gouvernantes. Quoique
souvent dépourvus de la moindre formation, ils donnèrent lieu à Voltaire de se réjouir
« qu'on parlât français à Astrakan, et qu'il y eût des professeurs en langue française à
Moscou ». Ces aventuriers et aventurières font du français la seconde langue
maternelle de l'aristocratie russe. La littérature russe naissante subit fortement
l'influence des livres français, très recherchés. On publie La Gazette de Saint-
Pétersbourg, Le Caméléon littéraire et quelques autres journaux pour des lecteurs
russes, qui parlent et écrivent beaucoup mieux le français qu'ils ont appris que le
russe, leur langue maternelle, qu'ils n'étudient pas. Ils fréquentent tant Paris, où le
futur Paul Ier vient incognito, qu'il faut y ouvrir une chapelle orthodoxe. Ils voyagent
à Strasbourg, Angers, Ferney, et la langue russe s'imprègne de gallicismes.
Quelle langue officielle allaient adopter les États-Unis après une indépendance due
en grande partie au soutien français ? La langue française ne manquait pas de
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 161
IV.3 La réaction
IV.3.1 Le français est resté langue de culture aristocratique. Beaucoup de gens n'en
ont qu'une teinture. Les couches populaires sont soit indifférentes soit hostiles à la
France. Dans le peuple polonais, l'influence de l'allemand domine. En Angleterre,
dans les classes inférieures, il existe une vieille haine et des préjugés bien enracinés
contre les Français, odieux aux puritains à cause de leur immoralité, aux armateurs et
commerçants locaux à cause de leur concurrence. Réfugiés quémandeurs, ils lassent
la charité. Lorsque le francophile Walpole est remplacé par le francophobe Pitt
(1749), des bagarres sanglantes marquent le passage d'une troupe théâtrale française.
À Francfort, en 1740, un incendie ayant éclaté dans les cuisines de l'ambassade, on
accuse les Français d'avoir voulu mettre le feu à la ville.
IV.3.2 L'indiscrétion dans le succès propre aux Français exaspère les amours-propres
et provoque chez les étrangers des réactions de patriotisme : fierté de leurs traditions
culturelles, et désir de donner ou de rendre à leur langue l'éclat que les Français
avaient donné à la leur. Une campagne se développe pour fermer la langue anglaise
aux influences continentales. Leibniz souhaite la régénération de la langue allemande,
la fondation d'une académie, la rédaction de dictionnaires. Les Allemands
commencent à apprécier ce qu'un pamphlet de l'époque appelle « la belle langue
héroïque de leurs pères » et à s'enorgueillir de Gutenberg et de Luther. Berlin, dont la
cour est toute française, leur semble une ville envahie. En Italie, le marquis Orsi, de
Bologne, organise la défense de l'italien contre le français jugé efféminé, non
poétique, peu harmonieux et rigide. L'Académie espagnole, fondée en 1714, est un
centre de résistance aux influences étrangères. En 1735, une « Société des amis de la
langue russe » est établie auprès de l'Académie pétersbourgeoise. Catherine II, en
1782, fonde une Académie exclusivement réservée aux écrivains russes et ne songe
pas, comme Frédéric, à substituer un idiome à l'autre.
IV.3.3 Un peu partout, les gallicismes déclenchent les réactions des puristes locaux.
Si Leibniz, parfait francophone, admet les emprunts avec discernement, les
gallicismes que les puristes espagnols relèvent à foison dans les journaux, sont
satirisés par Iriarte et Pablo Forner. De même en Angleterre, et en Italie, où on accuse
de lassismo les cercles francophiles milanais.
Le théâtre français, longtemps en grande vogue, recule. La mode passe d'écrire des
œuvres littéraires en français pour leur assurer une plus grande diffusion. C'est
l'époque de Schiller, Klopstock, et surtout de Herder, le philosophe du mouvement,
qui détaille les insuffisances du français et voit dans le génie de la langue allemande
la vérité et la vertu. La Suisse s'ouvre aux idées anglaises et allemandes. Berne et
Zurich rivalisent avec Lausanne et Genève comme capitales littéraires. Un cas type
est celui du Piémontais Alfieri qui, à l'académie militaire de Turin, apprend mieux la
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maledettissima lingua francese, que l'italien qu'il adore, tient son journal en français
de 1774 à 1775, le reprend en italien en 1777; entreprend de donner à l'Italie le
théâtre qui lui manque, mais y travaille en pays francophone, et s'éprend d'une
Allemande à laquelle il n'a d'autre ressource que de faire sa cour en français ! Le
français classique se révèle peu apte à exprimer les aspirations « romantiques »;
l'anglais s'annonce comme une langue de culture, rivale du français, favorisée par un
énorme développement maritime et commercial. Survenant pendant cette période de
malaise linguistique, la Révolution ne fera qu'accélérer un déclin à peine amorcé.
V. LA RÉVOLUTION ET L'EMPIRE
V.1 Après avoir renoncé, dans sa Constitution, à toute guerre de conquête, la France
en fait beaucoup; de batailles en traités de paix, elle devient en 1809 un Empire de
130 départements, allant du nord de l'Allemagne à l'Italie centrale. Elle étend son
influence sur des royaumes théoriquement indépendants comme Naples et l'Espagne.
Les Français ne développent guère qu'en Pologne leur popularité qui culmine avec
la création (1807) du grand-duché de Varsovie; l'enseignement secondaire y fait une
large place au français; les séances du Conseil d'État ont lieu en français; Varsovie est
un autre Paris.
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Ailleurs, d'autres intérêts l'emportent, et l'empereur module ses exigences selon les
situations locales. Le français est en principe la langue de l'administration mais les
hauts fonctionnaires sont recrutés autant que possible dans les pays conquis. Le Code
civil est appliqué dans les « départements réunis », puis dans les territoires gouvernés
par la famille Bonaparte, mais dans le royaume de Westphalie confié à Jérôme, on
l'utilise en allemand. L'égalité du français et de l'italien est reconnue en Toscane, mais
non dans le reste de l'Italie. Il est permis de juxtaposer une traduction en langue du
pays au catéchisme, et aux actes juridiques dont, pourtant, seul le texte français fait
autorité...
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(Coblence, 60 élèves en 1812). Dans les facultés et écoles spéciales, on laisse une
place à l'idiome du pays et au latin; on crée à Pise un « pensionnat académique » dont
certains élèves peuvent être appelés à l'école normale de Paris. Mais, à vrai dire,
Napoléon s'intéresse surtout aux écoles militaires dont il tient à ce que les élèves
soient francisés.
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Les œuvres catholiques dont certaines remontent au XVIIe s., sont fort actives au
XIXe s. En 1894, sur 70 000 missionnaires dans le monde, environ 50 000, prêtres,
frères ou sœurs, sont français et répandent, avec leur religion, leur culture et leur
langue. L'État les subventionne, assez chichement. Malgré le virulent anticléricalisme
de la IIIe République, et l'expulsion hors de France des congrégations, le Quai
d'Orsay continua à les soutenir, notamment dans l'Empire ottoman (plus de 10 000
élèves en 1914). Il s'appuya sur des jésuites français pour concurrencer des
universités de langue anglaise qui s'étaient établies à Beyrouth et à Shangai. En 1939,
30 000 religieux français hors frontières scolarisaient 300 000 élèves. En 1981, leurs
écoles, dirigées par 14 000 religieux, scolarisaient, au moins partiellement en
français, un million d'élèves, chiffre supérieur à celui du total des autres acteurs y
compris l'État. Au Proche-Orient, la majorité des gens instruits est encore plus ou
moins imprégnée de culture française. En Égypte, à une époque de violente rivalité
franco-anglaise, le nombre de leurs élèves était passé de 15 000 (1902) à 25 000
(1914). Mais aujourd'hui, les écoles privées égyptiennes abandonnent de plus en plus
le français.
L'Alliance israélite universelle (1860) offre des écoles aux communautés juives
dont le mode de vie restait archaïque dans les pays méditerranéens et d'Europe
centrale : 200 en 1914, dont près de la moitié (14 000 élèves) dans l'Empire ottoman.
Aujourd'hui elle scolarise, principalement en français, environ 20 000 élèves, surtout
en Israël.
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élèves qui, en 1992, étaient 358 673. Ces subventions ont un effet multiplicateur,
suscitant dons et legs, subventions locales et actes de bénévolat. Les centres les plus
importants se trouvent − à part celui de Paris (plus de 20 000 élèves) − à Hong Kong,
en Amérique latine et en Afrique où, consécutivement à la baisse de l'enseignement
officiel, la demande s'accroît considérablement. Dans une atmosphère de convivialité
et de dialogue des cultures, elle emploie 4 000 enseignants à plein temps pour ses 300
000 élèves actuels qui coûtent à l'État dix à quinze fois moins que les 200 000 élèves
de ses instituts et lycées. Elle a ouvert (en 1919) l'École internationale de Paris qui de
1945 à 1977 a dispensé des cours à plus de 870 000 étudiants d'une centaine de pays.
Elle fut tardive, et plus opportuniste que volontariste. La IIIe République, à partir de
1905, conçoit et finance (surtout par le pari mutuel et le produit des jeux) le début
d'une politique linguistique; quoiqu'en constante progression depuis 1919, elle n'a pas
un caractère massif, ne mettant guère en jeu que 2 % du P.N.B., grossis par un certain
« effet multiplicateur », et la contribution de pays qui font appel à leurs frais à des
coopérants francophones. Très peu tournée vers le profit, alors que nos échanges
commerciaux croissent plus vite avec les États non francisants, elle s'adresse surtout à
des pays pauvres sans débouchés économiques importants, et ne suffit pas à la
demande : les crédits destinés aux manuels scolaires devraient au moins quintupler
pour qu'on puisse espérer transformer en francophones réels les francophones
potentiels. Quant aux pays développés, Belgique, Suisse, Canada, Louisiane,
Nouvelle-Angleterre, les crédits qui leur sont consacrés sont dérisoires.
C'est bien à tort que la France est accusée d'impérialisme linguistique. Il s'agit plutôt
d'un désir diffus d'expansion, d'influence, et de contribution au progrès de l'humanité,
animant quelques centaines d'hommes très motivés, et quelque 100 000 agents
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culturels, enseignants et experts, gens de toutes tendances, parmi lesquels, pour cette
action précise, le consensus règne. De plus des organismes internationaux, comme
l'Unesco, recrutent en France, selon les années, entre un cinquième et la moitié de
leurs coopérants. Les Français sont près de 45 % des agents culturels expatriés, et
c'est l'un des rares domaines où existe un équilibre avec les anglophones. Volontaires,
destinés à être relevés par des nationaux, ils ne forment pas un « corps » et ne sont
employés que temporairement, parfois pour de courtes missions. Ils sont pourtant
appréciés dans le monde entier et, telle quelle, l'œuvre réalisée est déjà immense.
Les premiers instituts français, dépendant d'universités françaises, ont été ceux de
Madrid (1909), Florence, et Saint-Pétersbourg. En 1939 ils étaient 35; en 1982-1983,
avec les centres culturels, ils sont 160. 2 509 animateurs offrent à 109 000 élèves des
bibliothèques de prêt, des centres de documentation sur la France, des salles où l'on
peut lire les journaux français, des salles de cours, des laboratoires de langues, des
films, des conférences, des expositions. Pour les adultes, dans les pays trop pauvres
pour payer les cours de l'Alliance française, ou totalitaires, refusant les associations et
missions, ils représentent la seule possibilité permanente d'accès au français et
d'échanges culturels.
À partir de 1905, les lycées français accueillent des assistants anglais et allemands,
et des universités étrangères, surtout américaines, reçoivent des professeurs français
et des lecteurs ; environ 450, sont mis à la disposition d'autres établissements
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 169
Dans les ambassades, on crée en 1920 des postes d'attachés culturels et, en 1958,
d'attachés linguistiques. Ils ont pour rôle d'assurer des enseignements, de conseiller
les autorités nationales ou locales sur les programmes, d'animer des activités de
traduction et de terminologie, et surtout d'encadrer, perfectionner, recycler les
professeurs nationaux sur lesquels se joue l'avenir du français. Ainsi, en Égypte, où
l'enseignement secondaire est en difficulté par suite du développement vertigineux de
la population scolarisable, leur travail est primordial.
Le Quai d'Orsay crée un « service des œuvres françaises à l'étranger » (1920), suivi,
dans l'immédiat après-guerre, d'une « direction générale des relations culturelles ».
On fonde le Haut Comité pour la défense et l'expansion de la langue française,
présidé par le Premier ministre et chargé des questions de politique linguistique et de
défense qualitative du français (1966), qui devient Commissariat général à la langue
française (1981), puis Conseil supérieur de la langue française (1989). Ce n'est
plus un conseil de hauts fonctionnaires, mais une assemblée de 25 personnalités
représentant tous les secteurs de la vie du pays et, pour la première fois, de quelques
vrais linguistes. Elle a un organe exécutif, la « Délégation générale à la langue
française », qui met en œuvre ses conclusions.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 171
En cas de taux inférieurs à 5%, les effectifs d'enseignés se réduisent souvent à ceux
du dispositif français à l'étranger. Dans l'ensemble de l'Asie, le français est en
deuxième ou troisième position, loin derrière l'anglais sauf au Viêt-nam. Au japon, en
Inde, en Corée du Sud, en Chine populaire, les effectifs, quasi inexistants dans le
secondaire, croissent dans les universités, grâce à un réseau de lecteurs français et à
un corps professoral national de bon niveau.
Étant donné le poids que prend dans le monde la zone du Pacifique, la France
envisage, malgré les problèmes calédoniens, d'y établir un « Centre d'études
supérieures francophones ». En Australie, les langues étrangères sont optionnelles et
seulement 20 % des élèves font cette option parmi lesquels 40 % de francisants,
surtout vietnamiens, mauriciens et libanais. Ces derniers y sont 145 000 et leur
patriarche fait de grands efforts pour le développement du français.
VII. LA FRANCOPHONIE
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des « sommets » à vocation au moins aussi politique que linguistique, réunissant les
chefs d'États et de gouvernements des pays francophones. Un « Conseil permanent de
la francophonie », qui en assure le suivi et l'organisation, a été créé par le sommet de
Chaillot en 1991. Celui de Dakar, en 1989, a approuvé la fondation d'une Université
internationale de langue française à Alexandrie (Égypte) et l'a reconnue
« établissement privé d'utilité publique internationale ». Elle a pour mission de
former des cadres appelés à travailler en Afrique francophone dans les domaines de la
nutrition, de la santé, de l'administration et de la gestion. Le Secrétaire général des
Nations unies, présent au sommet de Maurice en 1993, parle d'une « famille unie »,
se félicite qu'« aujourd'hui, pour la première fois, la francophonie non française
dépasse numériquement celle de la France » et se « porte garant de l'équilibre des
langues au sein de l'O.N.U. ».
Il répond au besoin d'affirmer son identité, éprouvé par ceux pour qui la langue
française a toujours été, ou bien est devenue une « patrie », ou du moins un
patrimoine. En Belgique, en Suisse, au Québec, existent des littératures en français,
plus ou moins autonomes par rapport à la France. De plus, des francophones
véritablement bilingues ont fait du français, au-delà de son rôle véhiculaire,
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Cet ensemble d'États et de locuteurs unis par la langue est naturellement traversé de
courants centrifuges et de courants centripètes.
Il n'est pas toujours facile de vivre la tension entre deux cultures : « je ne suis pas
d'un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, dit un personnage du
Sénégalais Cheikh Hamidou Kane, je suis devenu les deux ». Edouard Maunick,
poète mauricien, parle d'« inséminer le français ». Les écrivains congolais,
camerounais, ivoiriens, n'écrivent plus avec « l'œil de l'instituteur français dans le
dos ». Ahmadou Kourouma, auteur de Soleil des indépendances, « casse le français »
pour « restituer le tour africain ». « La langue française me colonise, écrit Tchicaya U
Tamsi, je la colonise à mon tour », « je fais éclater les mots pour exprimer ma
tropicalité ». De violentes revendications identitaires se manifestent parmi les
Québécois et les Acadiens qui veulent bien faire l'inventaire des ressemblances et des
différences, mais refusent la notion de « faute » par rapport à une norme qui
marginalise les régionalismes. Pour la Louisianaise Jeanne Castille, « se battre pour
le français n'est pas se battre pour la France mais pour l'Acadie et la Louisiane ». Les
États francophones veulent le français dans la mesure où il n'étouffe pas mais
promeut leurs cultures propres. La francophonie est un mouvement d'émancipation, et
ses institutions contribuent à l'affirmation et à l'épanouissement de cultures
longtemps méconnues.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 174
La francophonie est aussi un fait d'entraide. Les pays du Nord aident ceux du
Sud. Depuis 1970, le Canada, le Québec, la Suisse, la Belgique renforcent
considérablement leurs liens avec le Maghreb, le Liban, l'Afrique subsaharienne,
l'océan Indien. Plusieurs institutions font partie des O.N.G. ou de l'O.N.U., dosant
savamment les représentations nationales.
Les pays nordiques préfèrent passer par des organismes de répartition auxquels la
France a consacré, en 1986-1987, 160 millions de francs et le Canada 80 millions, la
Belgique venant loin derrière. Mais c'est peu de chose en comparaison des 6 milliards
et plus que la France a consacrés en 1986 à une aide directe à ses anciennes colonies.
La francophonie a acquis un certain poids économique. Mais il n'est nullement
question à l'heure actuelle d'institutionnaliser son rôle politique.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 175
Le livre français occupe le sixième rang de la production mondiale, après les États-
Unis, l'ex-U. R. S. S., la R. F. A., la Grande-Bretagne et le japon, et le quatrième rang
des exportations. Les neuf dixièmes des 2 000 éditeurs francophones de quelque
importance sont en France, en Belgique, en Suisse et au Québec. Leur relative
faiblesse peut tenir à un insuffisant effort de traductions dans les deux sens. Leurs
livres abondent aux foires de Montréal, de Paris, de Francfort, et la première foire aux
livres de Dakar fut un succès. Un programme de l'A.C.C.T., le Centre africain de
formation à l'édition et à la diffusion (C.A.F.E.D.), tente de stimuler l'édition africaine
qui ne représente actuellement que 1,5 % de la production mondiale, à un moment où,
à l'étranger, les livres issus de la francophonie non française suscitent de plus en plus
d'intérêt.
La presse écrite francophone connaît presque partout des difficultés. Depuis la fin
de la guerre et l'occupation syrienne, elle est en forte régression au Liban. Elle
connaît un certain essor au Maghreb et en Afrique noire. Un magazine pour enfant,
Carambole, est créé à l'île Maurice. La presse d'Afrique, de Belgique, de Suisse
s'exporte très peu.
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Les radios locales des pays francophones débordent parfois sur les pays
frontaliers : « France-Culture » et « France-Musique » en Suisse et en Allemagne;
« Radio Méditerranée internationale », initiative marocaine, à capitaux marocains
(pour 51 %) et français (pour 49 %), atteint, en français et en arabe, 25 millions
d'auditeurs. « Africa I » (1981), à capitaux gabonais (60%) et français (40 %), a 15
millions d'auditeurs et, depuis 1992, émet vers Paris.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 177
Sur d'autres critères de scolarisation, sans les distinguer des « francisants », et sans
prendre en compte ceux des pays n'appartenant pas à la francophonie, l'Institut de
Recherches pour l'Avenir du Français (I.R.A.F.), fondé par Philippe Rossillon à
l'initiative du Haut Comité, et qui a cessé ses activités en 1986, a donné en 1985 des
statistiques concernant les pays francophones du Maghreb, de l'Afrique noire et de
l'océan Indien. Elles sont accompagnées de projections pour l'an 2000 qui, sauf
bouleversement, ont de fortes chances de se réaliser. Elles y distinguent deux groupes
pour lesquels nous donnons les résultats globaux :
Les chiffres avancés pour le français, sans être négligeables, ne sont pas énormes
par rapport à 5 milliards d'êtres humains. Pour jouer un rôle dans le monde, et
conserver sa langue, il n'est pas nécessaire qu'un pays soit très peuplé, mais il vaut
mieux qu'il ne soit pas exsangue. D'autres facteurs que la démographie entrent en
jeu : dispersion géographique, importance économique, financière et culturelle,
politique extérieure, et surtout volonté de vivre. Le poids de la francophonie dans le
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monde est supérieur à son poids démographique, et son avenir à long terme plus
incertain que celui de la plupart des langues ci-dessus.
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Or, le plurilinguisme scientifique n'est plus utopique. L'ordinateur permet, pour des
textes techniques à syntaxe simple et termes univoques, la traduction instantanée,
condition de la survie des langues nationales, la traduction manuelle de milliers
d'articles étant impossible. Elle se pratique couramment en météorologie où le
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lexique est restreint (environ 2 000 termes). Elle divise par 10 le temps nécessaire
pour traduire les 100 000 pages de la documentation technique d'une centrale
nucléaire. Le système TITUS fonctionne en quatre langues pour l'agronomie
tropicale. Les textes littéraires eux-mêmes résistent de moins en moins à des systèmes
de traduction automatique, en évolution perpétuelle, qui permettent, moyennant une
certaine révision manuelle, de lire rapidement les journaux étrangers. C'est une affaire
d'investissement, le codage des termes et surtout des verbes utilisés étant assez
coûteux. Les premières synthèses de la parole permettent de commander à des
ordinateurs ou d'interroger par téléphone les banques de données et il est de la plus
haute importance qu'il ne soit pas obligatoire de formuler en anglais les ordres qui
seront donnés aux machines.
Ces dernières années, les milieux scientifiques francophones ont manifesté des
préoccupations linguistiques. « La francophonie, disent les Québécois,
doit prendre le virage technologique » et c'est en effet le Québec qui a donné
l'impulsion à des systèmes d'information en français, indispensables pour lutter contre
le monolinguisme anglo-américain : « Association de psychologie scientifique de
langue française » (1951), « Ligue des scientifiques pour l'usage de la langue
française » (1979), « Association nationale des scientifiques pour l'usage de la langue
française » (1981), « Union des scientifiques francophones » (1985). L'action de
l'« Association française pour la cybernétique économique et technique » (4 500
membres et 6 revues publiant à 77 % en français quoique le choix de la langue y soit
libre) est d'autant plus importante que la maîtrise de l'informatique conditionne la
survie d'une langue comme moyen de communication mondiale. L'électronique, dont
toutes les nouveautés sont présentées en anglais, peut ignorer la francophonie, mais la
francophonie ne peut pas ignorer l'électronique dont les applications sont devenues
quotidiennes. Quoique plusieurs centaines de milliers de lecteurs francophones ne
représentent que 10 à 15% du public mondial, ce qui nuit à la notoriété des auteurs et
à la rentabilité des éditions (aux associations et à l'État de chercher les compensations
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 181
Les U.S.A. ont acquis une position dominante en matière de bases et banques de
données et établi, à la Maison de la chimie, à Paris, une tête de pont du Chemical
Abstracts Service. Néanmoins, il existe dans les pays francophones développés 250
bases de données concernant surtout la bourse, les finances, la bibliographie
scientifique et technique, les entreprises, le secteur juridique et comptable. En 1984,
TELESYSTÈME QUESTEL a vendu 54 000 heures d'interrogations, en majeure
partie à l'Europe et à l'Amérique du Nord. La banque P.A.S.C.A.L. (« Programme
Appliqué à la Sélection et à la Compilation Automatique de la Littérature »), une des
moins chères et des plus consultées du monde, comporte 5 millions de références
bibliographiques et s'accroît environ de 450 000 chaque année. Le chiffre d'affaires
français a quadruplé depuis 1979, mais celui des U.S.A. est 57 fois supérieur.
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La situation particulière des Québécois et des Wallons a fait de ces deux groupes les
plus ardents défenseurs de la langue française. La France a suivi, avec un
foisonnement d'institutions : « Association des écrivains de langue française »,
« Association générale des usagers de la langue française », « Association
internationale des amis du français langue olympique et sportive », « France-
Canada », « France-Québec », « France-Tunisie », « France-Madagascar », etc., plus
ou moins soutenues par les pouvoirs publics. Avec beaucoup de retard, elle a
développé une législation linguistique. Le « Haut Comité » a suscité, à l'usage de la
radio et de la télévision, une « commission du langage », créé une « Commission du
bon usage chargée de la défense qualitative de la langue » présidée par le secrétaire
perpétuel de l'Académie française, et quinze commissions ministérielles de
terminologie (1970). Il en est résulté la publication au Journal officiel de six arrêtés
sur l'« enrichissement du vocabulaire » (1973), suivis de beaucoup d'autres,
concernant l'audiovisuel, l'énergie nucléaire, le pétrole, l'espace, les transports, les
bâtiments et travaux publics. Ils proposent pour chaque rubrique une liste de « termes
recommandés » facultatifs et une de « termes approuvés » rendus obligatoires dans
les marchés et contrats de l'État et des établissements publics, les ouvrages
d'enseignement et de recherche et tout acte et correspondance officiels. Grâce à cette
politique, le vocabulaire scientifique et technique suit à peu près le train du progrès.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 183
Les États francophones ne sont pas seuls en cause et d'autres nations, qui ont les
mêmes intérêts, devraient être solidaires dans un combat pour le multilinguisme,
seule garantie pour quelques langues d'importance mondiale de pouvoir être
employées dans toutes les circonstances de la vie. Que ce privilège soit actuellement
très inégalement réparti à la surface du globe n'est pas une raison pour que ceux qui
l'ont y renoncent. Par ailleurs, plus les Français pratiqueront un grand nombre de
langues, mieux la leur sera accueillie à l'étranger. C'est ce que cherche à faire
comprendre le « Centre d'information et de recherches sur l'enseignement et l'emploi
des langues » créateur d'« Expolangues » et d'une banque de données linguistiques.
Plusieurs États attachent à la question de la réciprocité culturelle une importance
traitée au plus haut niveau.
Or, malgré la grande diversité théorique des langues étrangères offertes au choix des
élèves, en première langue, 81 % choisissent l'anglais, 15 % l'allemand et 4% le reste,
la seconde langue corrigeant dans une certaine mesure ces déséquilibres. On peut
compter sur l'introduction d'une langue étrangère à l'école primaire, sur l'inertie des
établissements scolaires dont une trop large palette compliquerait l'organisation, et
sur le mondialisme de beaucoup d'hommes politiques pour maintenir ou aggraver la
tendance actuelle. Elle ne pourra être inversée que par de vigoureuses campagnes
d'opinion et une action résolue des parents d'élèves.
Il est très préjudiciable à la France que 90% de ses cadres supérieurs ne sachent que
l'anglais, alors que 75 % de son commerce extérieur se fait avec des pays non
anglophones. Un renforcement de l'allemand, de l'espagnol, de l'italien, du portugais
et une plus large diffusion de leurs productions culturelles (la chanson !) seraient
bénéfiques pour le français. Il est absurde que des Espagnols, des Italiens et des
Français communiquent en anglais, et regrettable que tant d'heures, naguère passées à
ânonner le latin classique, n'aient pas été utilisées comme tremplin pour l'acquisition
de notions élémentaires des langues romanes. En Italie et en Espagne (où l'on
n'enseigne pas ou peu de seconde langue), l'anglais a progressé dans des proportions
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 184
énormes : un éditeur espagnol de manuels français est passé entre 1982 et 1987 de 1
000 000 à 150 000 exemplaires vendus. Seul le Portugal commence à définir une
politique linguistique, mais il souhaiterait que ses efforts pour l'enseignement du
français trouvent une réciprocité en France pour celui du portugais. Par l'inertie des
gouvernements italien et espagnol, l'« Union latine » fondée par la convention de
Madrid (1954) pour la diffusion des langues et cultures des pays latins, n'a pas obtenu
les résultats espérés.
L'espagnol, moins international que le français, a pour lui une masse de locuteurs en
grande majorité de langue maternelle, entrés assez tardivement dans la « société de
consommation », donc peu sensibles à la « colonisation culturelle ». Leur dynamisme
démographique garantit la survie de la langue, même sans politique linguistique,
parmi les cinq ou six premières mondiales. Cela peut expliquer leur indifférence aux
efforts des francophones qui, conscients que des erreurs de gestion pourraient
compromettre le destin de leur langue, sont les plus actifs, peut-être les seuls,
aujourd'hui, au niveau des États, à vouloir renverser le courant. S'ils échouent, le
français conservera, comme l'italien, un certain prestige culturel, et jouera en Europe
et en Afrique noire un rôle régional dans un ensemble dominé par l'anglais. À plus
long terme, il pourrait ne subsister que dans le bloc européen, devenu une sorte de
grosse Acadie, à véhiculaire anglais et vernaculaire français. S'ils réussissent, il
pourrait, au contraire, servir de moteur à la promotion d'autres langues et hâter
l'adoption d'un plurilinguisme équilibré.
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certaine mesure la pensée des locuteurs, et constituent une sorte de « patrie » qui
transcende les frontières mais entre en concurrence avec d'autres « patries »
extrafrontalières, d'ordre religieux, idéologique, culturel, économique. Selon la façon
dont ces « patries » s'harmoniseront, la francophonie deviendra un simple souvenir,
un lieu de conflits, ou un ensemble dynamique de pays coopérant les uns avec les
autres pour leur plus grand bien et celui de la planète.
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DEUXIÈME PARTIE
HISTOIRE INTERNE
DU FRANÇAIS
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 187
CHAPITRE VII
PHONÉTIQUE ET ORTHOGRAPHE
I. Préliminaires
I.1 Transcription phonétique
I.2 Comment peut-on connaître les prononciations du passé ?
I.3 Les causes du changement phonétique
I.3.2 Les principaux « modes phonétiques » distingués par E. J. Matte sont de quatre
sortes
I.3.4 Survol de deux mille ans d'évolution phonétique
II. Première période : du IXe au XlIe s.
II.1.1 Le mot et le groupe de mots ont une structure accentuelle nouvelle.
III. Évolution vers le mode croissant au cours du XIIe s.
III.1. Elle est marquée par plusieurs phénomènes.
III.2 Les graphies de l'ancien français
IV. Deuxième période : du XIIIe au XVIIe s.
IV.1 Évolution et réduction des diphtongues et triphtongues
IV.2 Réduction des hiatus et traitement de /e/
IV.3 Phénomènes de décentralisation des voyelles : fermetures, ouvertures et labialisationsI
IV.4 Voyelles et consonnes nasales
IV.5 Opposition entre voyelles brèves et voyelles longues
IV.6 Développement d'une opposition entre deux /A/
IV.7 Histoire de /r/
IV.8 Histoire de /G/, /λ/ et /j/
IV.9 Amuissement des consonnes finales, et liaisons
IV.10 Histoire de /h/ dit « aspiré »
IV.11 Histoire de la prononciation du latin et des mots savants
IV.12 Naissance et développement de l'« orthographe »
IV.12.3 L'imprimerie, les tentatives de régularisation de l'orthographe au XVIe s. et ce
qu'il en advint
V. Époque moderne : XVIIIe-XXe s. : Règne du mode tendu et antérieur
V.1 Disparition de l'opposition de longueur
V.2 Transformations articulatoires
V.3 Phonèmes latents
V.4 L'influence de l'orthographe sur la prononciation
V.5 La prononciation des mots étrangers empruntés
V.6 Le présent et l'avenir de la prononciation française
V.7 L'orthographe du français moderne
V.8 La « réforme » de 1990
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 188
I. PRÉLIMINAIRES
I. 1 transcription phonétique
Les graphies originales sont en italiques ; les transcriptions phonétiques entre barres
obliques : afr. costure /kutyre/. Dans les deux cas, lorsque c'est utile (remontée vers
une forme latine, histoire des diphtongues), la voyelle ou l'élément de diphtongue
frappé par l'accent tonique est souligné : ex. latin : pera > afr., /peire/ > frm. poire.
L'Alphabet Phonétique International (A.P.I.), qui est le plus courant, a été utilisé
avec quelques adaptations nécessaires à la clarté de l'exposé historique :
Le second élément des diphtongues a été transcrit par une voyelle, sans autre signe
distinctif et non par les semi-consonnes /j/ ou /w/, le passage de /j/ à /i/ deuxième
élément de diphtongue étant justement un fait important dans l'histoire de la
phonétique française.
Les voyelles en hiatus sont distinguées des diphtongues par un tiret ; on prononcera
donc /ai/ comme dans angl. fine et /a-i/ comme fr. haï.
Trois caractères de l'A.P.I. inusités dans les transcriptions en français moderne ont
dû être utilisés : /δ/ comme th dans l'anglais that - /θ / comme th dans l'anglais think
- /λ/ comme gli dans l'italien figlio (« l mouillé »).
Les autres sont bien connus et figurent dans la table des abréviations et des signes
conventionnels en début de volume.
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Les remarques explicites des écrivains et des grammairiens sur leur langue.
Fréquentes dans la latinité, elles font défaut entre le VIe et le XVe s. À partir du XVIe
s., elles redeviennent très nombreuses, mais les grammairiens du passé n'avaient ni
les mêmes concepts ni le même vocabulaire que nous ; de plus, chacun décrivant sa
façon de parler particulière, il leur arrive assez souvent de se contredire.
Les emprunts d'une langue à une autre, lorsque leur date est connue, donnent des
informations sur la prononciation de la langue d'origine à l'époque où ils ont eu lieu.
C'est le cas pour un certain nombre de mots français passés en anglais à la suite de la
conquête de 1066.
Toutes ces sources ont été dépouillées par les philologues, surtout au cours du XIXe
s. Ceci fait, c'est aux phonéticiens d'interpréter ces données et de les mettre en
perspective de façon cohérente avec celles de la phonétique générale, c'est-à-dire
d'établir une chronologie relative tenant compte du nombre de générations
nécessaires à l'aboutissement d'un ensemble d'évolutions, à l'intérieur de laquelle
viennent se placer quelques dates de chronologie absolue.
La chronologie proposée, surtout pour les époques les moins riches en informations
précises, ne fait pas sur tous les points l'unanimité des spécialistes et a le caractère
d'une grille théorique permettant de situer les faits les uns par rapport aux autres, sans
exclure de larges variations entre idiolectes ou sociolectes. Certaines prononciations
sont « avancées », d'autres « conservatrices » : Dès le XIIIe s., on a des indices de la
réduction de /λ/ à /j/ dans le vulgaire parisien, variante à la fois locale et sociale. Au
XIXe s., Littré, conservateur, conseille encore /λ/ alors que /j/ était nettement
socialisé, mais que /λ/ n'était pas oublié et vit encore dans certains patois (ex.
Vendée), devenu à son tour variante locale et sociale.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 190
Enfin, les changements phonétiques sont d'autant plus lents que la langue est écrite,
enseignée, et qu'un « bon usage » est imposé par un groupe dominant : il est clair que
les évolutions ont été beaucoup plus importantes et plus rapides entre le IVe et le
VIIIe s. qu'entre le XVIe et le XXe, s.
I.3.1 Depuis le début de la linguistique historique (fin du XVIIIe S.), les changements
phonétiques ont été plus étudiés que tous les autres. Le travail fondamental a été
d'établir le tableau comparatif, son par son, des changements survenus à l'intérieur du
groupe des langues indo-européennes, puis du groupe des langues romanes. Chacun
de ces changements était présenté comme une « loi » dont on constatait l'application
dans certaines limites géographiques et chronologiques.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 191
On peut donc être tenté de chercher dans les « modes phonétiques », c'està-dire
l'ensemble des habitudes articulatoires d'une langue à une époque donnée, une
explication plus globale de ces changements : « Un changement fondamental se
produit-il dans les modes phonétiques d'une langue, et c'en est fait de tout le système
des oppositions. À la longue, tous les phonèmes en sont atteints, que le catalyseur soit
le contact profond avec les habitudes articulatoires d'un peuple voisin ou envahisseur,
un changement subtil d'accent... ou simplement la loi du moindre effort... La
naissance d'un mode phonétique se fait sentir lentement, atteignant d'abord... le
système accentuel, le rythme et l'intonation. Puis, à mesure que la répartition de
l'énergie change, elle se fait sentir dans la syllabation et finalement dans les sons
mêmes » (E.J. Matte, 1982).
Le mode tendu : tous les phonèmes sont articulés énergiquement sans renforcement
perceptible des uns aux dépens des autres ; stabilité des éléments en position faible ;
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 192
I.3.3 Ce type d'explication ne fait que repousser le problème. Pourquoi ces lents
changements de mode ? Les causes sont-elles physiologiques, économiques, socio-
culturelles ?
La simple opposition, au XXe s., entre le français, tendu, et l'anglais, relâché, alors
qu'il s'agit de peuples européens de culture et de niveaux de vie voisins, sinon
identiques, suffit à montrer ce qu'il y a de hasardeux dans les hypothèses formulées
en ce domaine.
Quoi qu'il en soit, et malgré les controverses, c'est encore cette théorie qui nous
semble la plus apte à nous fournir une périodisation des phénomènes et un cadre
chronologique.
IIe-IVe s. après J.-C. : l'accent d'intensité l'emporte, dans le parler vulgaire, sur
l'accent musical. Le système des voyelles en est bouleversé, les oppositions de timbre
l'emportant désormais sur les oppositions de quantité. On entre dans le mode
décroissant : c'est le moment de la première diphtongaison, panromane (à l'exception
du portugais), et de nombreuses palatalisations de consonnes et disparitions de
voyelles pénultièmes atones.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 193
Les trois dernières sections de ce « survol » nous fourniront les repères de notre
étude de l'évolution du phonétisme français.
II.1 À l’époque des plus anciens textes en langue française au IXe s.(Les « Serments
de Strasbourg » datent de 842), le langage populaire est déjà bien loin du latin
classique. Des transformations capitales sont déjà acquises.
À part quelques /a/ devenus /e/ central et sourd, les voyelles atones internes ont
disparu, entraînant la formation, dans certains cas, de consonnes de transition dites
« épenthétiques » (simulat > semble).
Les finales, atones en latin, ont disparu pour la plupart ; elles se sont maintenues,
sous la forme /e/ lorsque jadis elles avaient le timbre /a/, ou étaient finales de
proparoxytons ou encore nécessaires au soutien de certains groupes consonantiques.
Dès les premiers textes, cet /e/ (ainsi que le -a de la, ma, ta, sa) s'élide devant une
autre voyelle, moins systématiquement toutefois qu'en français moderne. Il mérite
déjà, on le voit, sa dénomination récente de « e caduc ».
Les mots français sont déjà généralement oxytons (accentués sur la finale), ou, dans
la mesure où l'/e/ final n'est pas élidé, paroxytons (accentués sur la pénultième, ou
avant-dernière syllabe). Les derniers proparoxytons conservés par la diction
liturgique (angele, virgene) ont déjà été éliminés par l'amuissement de leur dernière
syllabe : malgré la graphie trisyllabique conservée un temps, ils ne comptent en vers
que pour deux syllabes.
Il en résulte que peu de mots populaires français ont plus de deux ou trois syllabes
et que l'opposition entre finales « féminines » et finales « masculines », qui a joué un
si grand rôle dans notre poésie, est aussi ancienne que la langue.
II.1.2 Aujourd'hui, l'accent français n'est pas un « accent de mot » (comme en latin)
mais un « accent de groupe », frappant la dernière voyelle non caduque d'un
syntagme.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 194
L'usage de l'accent de groupe devait donc déjà être en bonne voie au IXe s., se
généralisant à mesure qu'en ancien français, l'emploi du pronom sujet antéposé atone
se développe. Au XVIe s., les témoignages de grammairiens enseignant aux étrangers
la prononciation du français montrent que l'étape actuelle était atteinte et leur
unanimité prouve que cela ne devait pas être chose récente.
1) Les voyelles : le latin classique en comptait cinq (/a/, /e/, /i/, /o/, /u/) qui, pouvant
être soit longues soit brèves, constituaient en fait dix phonèmes, et trois diphtongues
(/ae/, /oe/, /au/) qui se sont, à des dates diverses, monophtonguées.
En Gaule du Nord, la plus durable est /au/ qui entre le VIe et le VIIIe s. est
devenue /O/.
Les oppositions de quantité ont été très anciennement remplacées par des
oppositions de timbre, les longues devenant fermées, les brèves ouvertes. Les seules
voyelles longues, dès le IIIe s., sont les toniques libres qui, à l'exception des anciens /
i/ et /u/ longs latins, se sont toutes diphtonguées à diverses dates prélittéraires.
Les dipthongues sont nombreuses à l'époque qui nous occupe. Mais /ae/ < /a/ long
tonique libre est déjà réduit à /E/.
L'ancien /i/ long latin a subsisté, mais l'ancien /u/ long a subi, pour des raisons
discutées (substrat ou rééquilibrage du système phonologique ?) et à une date
controversée (mais on peut tenir pour vraisemblable, au moins au Nord, le VIIIe s.)
un déplacement spectaculaire de l'arrière vers l'avant, aboutissant au timbre /y/ qui,
encore aujourd'hui, oppose, sur des territoires où l'implantation celtique avait été
forte, le français, le provençal, et quelques dialectes d'Italie du Nord, à l'ensemble des
autres langues romanes qui ont conservé le timbre /u/.
La nasalisation des voyelles suivies d'une consonne nasale est commencée comme
le prouve l'évolution de manu > main, pane > pain, manet > maint, et la graphie
maent dans la Séquence de Sainte Eulalie qu’on peut dater de 880. Le deuxième
élément de la diphtongue /ae/ issue de /a/ tonique libre a évidemment subi l'action de
la nasale suivante et entamé une évolution particulière avec fermeture du second
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 195
élément avant que /ae/, dans tout autre entourage, ne se monophtongue en /E/, étape
acquise à l'époque des premiers textes.
2) Les consonnes : le latin classique avait les occlusives /p/, /t/, /k/, /b/, /d/, /g/, les
nasales /m/ et /n/, les constrictives /f/ et /s/, les liquides /l et /r/ (apical fortement
roulé), et deux semi-consonnes /j/ et /w/.
Si l'on admet avec G. Straka que le passage d'une palatale à une affriquée est signe
de dépalatalisation, cela devrait être largement prélittéraire.
Dès avant la fin de l'Empire romain, /w/ initial et intervocalique latin était devenu
bilabial, puis labio-dental, d'où l'existence d'un /v/, si ancienne que lors de l'invasion
franque, les Gallo-Romains, devenus incapables de prononcer le /w/ initial
germanique, en on fait un /gw/ qui a été traité comme /gw/ et /kw/ d'origine latine
(lingua > langue, quadratu > carré). La conservation, peut-être jusqu'au XIIe s., de
l'élément /w/ est à l'origine de beaucoup de nos /g-/ initiaux actuels (*werra >
guerre).
Les invasions germaniques avaient aussi introduit en Gaule un son qui, depuis
longtemps, n'existait plus en latin que dans les graphies : un fort souffle laryngal,
certainement très net au IXe s., le « /h/ aspiré » (francique *hestr > hêtre).
Les sourdes intervocaliques s'étaient sonorisées vers la fin du IVe s. d'où l'existence
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 196
d'un /z/ inconnu du latin classique : pausare > poser /pOzEr/. Celles qui subsistent
alors sont le produit d'anciennes géminées dont la simplification est déjà intervenue :
sappinu > sapin.
Une fois sonorisées, les occlusives simples sont devenues fricatives : sapone >
*sabone > savon, faba > fève, pacare > * pagare > payer, ou se sont amuies : tabone
> taon, fagina > faïne, securu > *seguru > seür, laissant subsister de nombreux
hiatus très caractéristiques de l'ancien français..
Une fricative /δ/, issue du /d/ intervocalique, primaire ou secondaire, est alors en
cours d'amuissement, quoique la Vie de saint Alexis, au XIe s., la note encore par -d-.
Après la chute des voyelles finales, elle s'assourdit en /θ/ avant de disparaître. Cela
devait être chose faite au Xe s. d'où l'hiatus et la finale purement vocalique de formes
comme auditu > oï, laudatu > loé.
Devant sonore, /s/ implosif devait être faiblement articulé, alors qu'il se maintenait
intact devant une consonne sourde, puisqu'en 1066, Guillaume le Conquérant
introduit en Angleterre une prononciation sans /s/ de isle < i(n)sula (angl. isle) et une
prononciation avec /s/ de beste < bestia (angl. beast). Les géminées du latin classique
sont déjà toutes simplifiées à l'exception de /rr/, prononcé jusqu'au XVIe s.
Une des évolutions concernant les consonnes implosives, la vocalisation du /l/, est
particulièrement importante par sa fréquence et la variété de ses résultats. Elle semble
accomplie au début du IXe s., bien que, longtemps, les graphies ne la notent pas
systématiquement (molt à côté de mout) ; de plus, au début XIIe s., les assonances
n'en tiennent pas toujours compte. Placé devant une consonne, /I/ était prononcé
« vélaire », avec le dos de la langue remonté vers le voile du palais. Il a suffi que la
pointe de la langue se détache des dents pour qu'on n'entende plus qu'une sonore
postérieure, formant une diphtongue par coalescence avec la voyelle précédente :
alba > aube /aube/, poll(i)ce > pouce /poutse/.
Cette évolution a causé le recul partiel d'un /ε/ ouvert précédent, d'où la formation
d'une triphtongue /εau/, fréquente dans les mots à suffixe lat. -ellos (castellos >
chasteaus, etc.).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 197
diffusion entre les voyelles et les consonnes qui les entourent (nasalisation,
vocalisation du /l/) et surtout syllabation « décroissante ». Il est rare qu'une syllabe se
termine sur son noyau vocalique, le plus souvent suivi d'un élément de transition
(consonne implosive ou second élément de dipthongue). Toutefois, l'amuissement des
consonnes implosives les plus faibles amorce l'évolution vers une syllabation
croissante, terminée par la voyelle, appelée à devenir prédominante.
II.2 Au début du XIIe. s., même compte non tenu des sons qui, ultérieurement, ont
été confinés dans les dialectes, le panorama est singulièrement riche.
1) Voyelles orales
/e/ sourd, final ou non : mula > mule /myle/, *aetaticu > eage /e-adζe/ frm.
âge ;
/e/, fermé, issu de /i/ bref ou /e/ longs classiques initiaux ou entravés : missa >
messe /mese/ ;
/ε/ ouvert, issu de /e/ bref classique initial ou entravé : terra > terre /tεrre/
deux /O/ : /O/ < /au/ (causa > chose /tHOze /) ou bien < /o/ bref, initial ou
entravé (porta > porte)
et /o/ < /o/ long ou /u/ bref initiaux ou entravés (cohorte > corte > cort /kort/
frm cour, turre > tor /tor/ frm tour).
À cette époque, /u/ semble faire défaut, /u/ long latin étant passé à /y/ et /o/
français ne s'étant pas encore fermé en /u/. Les labiales /E/ et /œ/ n'existent pas
encore.
2) Diphtongues orales :
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 198
À cette époque, elles sont toutes descendantes, portant l'accent sur leur premier
élément : plusieurs sont en pleine évolution ; déjà menacées de
monophtongaison, elles résistent par la différenciation, l'élément le plus ouvert
changeant de point d'articulation. Nous noterons donc la prononciation
ancienne, qui ne devait pas être oubliée, et la prononciation récente, qui entrait
dans l'usage :
/ai/ > /ει/ > /ε/ (lait < lacte). La Chanson de Roland fait assoner /ai/ dans les
laisses en /a/ comme dans les laisses en /ε/ ;
/ei/ > /oi/ : la première attestation de cette prononciation est une graphie du
Sermon sur Jonas (Xe s.) ; elle semble achever de se répandre au milieu du
XIIe s. (creire, croire < credere, teit, toit < tectu) ;
/uO/ < /o/ bref tonique libre encore graphié uo dans les plus anciens textes > /
uε > /yœ/ (XI e s. : puot, puet < potet).
/ou/ < /o/ long et /u/ bref toniques libres, graphié ou dans les plus anciens
textes, mais généralement -o- au XIIe s. (flour, flor < /flore/).
/oi/ (voix < voce, dortoir < dormitoriu) qui assone avec /o/ (flor, sol) dans les
plus anciens textes, distinct de /oi/ au timbre ouvert (noise < nausea).
Donc, on trouve onze diphtongues orales : /ai/, /ei/, /oi/, /ει/, /yi/, /uO/ [en
voie de disparition], /uε/, /ie/, /au/, /ou/, /Ou/.
Deux triphtongues : /εau/ (beaux < bellos, eaue < aqua) - /iεu/ : (lieu < locu
>, yeux < oculos, mieux < melius).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 199
Les rimes et assonances distinguent /a/ de /ã/ (Xe s.) ; /e/ de /C/ (milieu du
XIe s.) mais unissent parfois /ã/ et /C/ et plus souvent /ãi/ et /Ci/ (Chanson de
Roland, fin du XIe s.).
Au XIIe s., on trouve des assonances loinz ; plort ; bien ; brief (mais pas
bien : vent) ; fin : fil (mais pas fin : faim) ; brun : vertu ; baron : flor. La
tendance à associer entre eux les mots en -on aboutira dans le courant du
siècle.
À s'en tenir donc à ce critère, on peut considérer que la nasalisation est propre
à l'ancien et au moyen français, touchant d'abord les voyelles les plus ouvertes,
puis les diphtongues et les voyelles moyennes et enfin les voyelles les plus
fermées sur lesquelles elle a une influence ouvrante.
b) Dès le VIe s. ou au plus tard le VIIe s., /a/ latin tonique libre suivi de
nasale s'est mis à évoluer autrement que devant une autre consonne, et cette
évolution consiste justement en une fermeture du deuxième élément : manu >
main à côté de pratu > pré. À la même époque, l'influence de la nasale peut
avoir joué sur les diphtongues /ou/ et /ei/ qui ne connaîtront pas la même
différenciation de leurs deux éléments que leurs homologues suivies de toute
autre consonne : latrone > larron à côté de flore > fleur ; frenu > frein à côté
de seru > soir.
c) La nasalisation touche aussi bien les voyelles libres suivies d'une nasale
explosive que les voyelles entravées suivies d'une consonne nasale implosive :
bon, bonne, mont se prononcent /bIn/, /bIne/, /mInt/.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 200
et réduits aux quatre sons /ã/, /I/, /yC/, /ãi/. Au XVIe s., le second élément de /
ãi/ est encore assez nettement perçu par certains pour qu'ils en tiennent compte
dans leurs rimes.
4) Consonnes :
/p/, /t/, /k/, /b/, /d/, /g/, /n/, /G/, /l/, /λ/, /r/, /f/, /v/, /s/, /z/, /h/ et des consonnes
à articulation complexe, affriquées /ts/, /dz/, /tH /, /dζ/ et labio-vélaires /kw/
et /gw/ qui ont sans doute une variante /kV/, /gV/ devant /i/. Donc vingt-trois
consonnes.
Une seule semi-consonne : /j/ issu de /k/ ou /g/ intervocaliques : (paiier <
pacare) compte non tenu des seconds éléments de labio-vélaires.
L'histoire du phonétisme français sera donc avant tout celle d'une simplification.
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/tH/ et /dζ/ engendrent deux phonèmes nouveaux : /H/ et /ζ/ (cheval, /tHeval/
> /Heval /, et gent /dζãnt/ > /ζãnt/).
Celui de /s/ devant une consonne sourde est marqué par des graphies inverses
comme costure < lat. cultura dès la fin du XIIe s. Certaines graphies suggèrent qu'il a
été remplacé par une aspiration encore perceptible au XIVe s., qui disparut en
entraînant l'allongement de la voyelle précédente.
Celui de toute consonne devant l'-s de flexion d'où les alternances vif, vis, clerc,
clers.
Les premières atteintes sont ue /yœ/ passé à /Vœ/, peut-être dès le XIe s. et /yi/,
assonant encore en /y/ dans le Roland d'Oxford (fin XIe s.), mais en /i/ (donc
devenu /Vi/) dans les remaniements postérieurs.
Finalement, /ie/ > /je/ et /oi/, déjà devenu /oe/ par assimilation d'aperture > /wE/.
Les diphtongues peuvent aussi être réduites par assimilation : Dans le courant du
siècle, le passage de /ai/ à /ε/ s'achève : des graphies telles que fere pour faire (< lat.
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facere), aile pour ele (< lat. ala) et sait pour set apparaissent. En moyen français, le
participe passé en -é peut rimer avec le passé simple en -ai, souvent graphié -é. La
prononciation /ai/ encore signalée par Palsgrave en 1530 est alors, depuis longtemps,
dialectale.
Les autres diphtongues résistent : /ou/ résiste en se différenciant en /eu/ puis /Eu/
dans la seconde moitié du siècle, d'abord au nord de Paris, évolution qui atteindra la
capitale au siècle suivant ; il rejoint ainsi /Eu/ issu de /e/ + /l/ vocalisé, et la
triphtongue /ieu/ qui suivront la même évolution.
Chilpéric Ier, roi de 561 à 584, plus lettré que ses successeurs du VIIe s., fut, selon
Grégoire de Tours, le premier réformateur malheureux de l'orthographe, à une époque
où ceux qui écrivaient le latin le prononçaient déjà d'une façon plus proche de la
« lingua rustica » que de celle de Cicéron. L'édit par lequel il prétendit imposer quatre
caractères grecs, destinés à transcrire quelques spirantes et diphtongues, resta lettre
morte.
Ils séparaient les mots et utilisaient de façon significative les majuscules, les
lettrines ornées marquant toujours des articulations importantes des textes.
Ils n'utilisaient pas les accents, mais quelques signes de ponctuation hérités de
l'Antiquité, le « periodus » ponctuation forte, point en haut et virgule au-dessous ; le
« colon », point, ponctuation moyenne ; le « comma », point en bas et virgule au-
dessus, ponctuation faible, dont ils faisaient un usage irrégulier et encore peu étudié,
fort différent du nôtre.
Leur alphabet n'est pas phonétique, il ne permet pas une transcription univoque de
la cinquantaine de « sons utiles » du début du XIIe s., d'autant plus que k, w, et, au
début, y sont exceptionnels, que deux caractères sont des « ligatures » : x, qui
équivaut à -us et z qui équivaut à -ts, et que plusieurs autres : c, k, qu pour /k/, c, s,
ss, puis z pour /s/, et i, j (variante longue de i) y pour /i/, font parfois double emploi.
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Si une sorte d'unanimité se fait pour écrire ch la fricative /tH/ et sa réduction /H/, /
G/ et /λ/ peuvent s'écrire -gn-, -ign-, -ing-, -ill, -ll-, -il, et dans le midi, nh, lh, de
sorte qu'il est bien difficile de savoir quand on a affaire à des diphtongues ou à des
graphies complexes ;
/i/, /j/, et /ζ/ sont transcrits indistinctement par les deux variantes de la même lettre,
longue : j ou courte : i ; la voyelle /i/ parfois par l'y, et la semi-consonne /j/ parfois
par les combinaisons ii ou ij.
c, g, sont /k/, /g/ devant /a/, /o/, /u/, mais /ts/ puis /s/, /dζ/ puis /ζ/ devant /E/ et /i/.
Ainsi, nombre d'homographes ne sont pas homophones : /ve-y/ < *vidutu et /vE/ <
votu ont la même graphie veu.
Les graphies de l'ancien français sont tâtonnantes. Elles différent selon la région et
l'école où les scribes ont été formés, même dans des cas où les différences graphiques
ne peuvent pas avoir de raison phonique. À l'intérieur d'une région donnée, leurs
habitudes ne sont pas uniformes et ne peuvent être traitées qu'en termes de
pourcentages ; enfin, ils admettent des variantes même dans leur usage personnel. La
notion de « faute d'orthographe », et même d'« orthographe », à cette époque, est
dénuée de sens. Pour une prononciation vraisemblable /bwCne/, A. Dees (1980),
dans son Atlas des chartes d'oïl du XIIIe s., relève les graphies boene, boenne,
bouenne, buene. Sans parler des formes en -o, -ou, qui se prononçaient peut-être
différemment (jo, jou), le pronom de la première personne /ζe/ s'écrit ge, je, ie :
l'initiale g- apparait à 95% en Poitou-Charentes, à 83% en Loire-Atlantique, à 75%
dans le centre du domaine d'oïl, 56% en Bourgogne, 14% à 33% dans l'Est, excepté la
Franche-Comté (4%) ; elle est presque inusitée dans le Nord-Nord-Ouest et inconnue
à Paris. On comprend donc quelle prudence requiert l'interprétation des graphèmes !
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graphies (pas moins de 44 pour le seul mot soixante !), certainement pas toutes
homophones, par lesquelles les scribes essayaient sans doute de représenter des
prononciations plus ou moins différentes d'un mot donné.
Aucun souci de différencier les homonymes : vent, vers, pers représentant vendo et
ventem, viridis, versus, et vermis, perdis, persus et pares. Les éditions imprimées,
ponctuées à la moderne, partiellement accentuées, distinguant i de j et u de v effacent
une partie des caractères, pour nous déroutants, des manuscrits. Certains scribes, tel
ce Guiot, de Provins, qui recopia les œuvres de Chrétien de Troyes, avaient mis au
point un système d'écriture relativement phonologique, clair, simple et élégant et tous
cherchaient, malgré un matériel graphique déficient, à être fidèles à la réalité
phonique. Ce souci ne résistera pas longtemps à la multiplication des textes écrits et à
la rapidité de l'évolution phonétique.
Dès le XIIe s., les diphtongues nasalisées -ain, -ein, peuvent être graphiées - in
donc prononcées /C/ malgré le son diphtongué qu'entendent encore des grammairiens
du XVIe s. Elles peuvent rimer avec -oin, dès lors prononcé, /wC/ (saintes : jointes
chez Rutebeuf).
Diphtongues orales :
/je/ < /ie/ n'en est déjà plus une. Le processus de réduction se poursuit par la
disparition du /j/ chaque fois qu'il était précédé de /λ/, /G/, /H/, /ζ/, et, par analogie,
dans la totalité des verbes à infinitif en –ier.
Des indices en existent dès le XIIIe s. encore que le -i ne disparaisse guère des
manuscrits avant le XVe s. (rimes informez : enfoncez, dez : eschaudez ; vuidez :
cuidez chez Villon) et que jusqu'au XVIe s. les poètes fassent rimer rarement /e/ et
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/je/.
Ailleurs, brief > bref, mais les formes rien, bien > ren, ben restent populaires et ne
prévalent pas dans l'usage normal. Dans le suffixe –ier, /je/ subsiste et subit, après un
groupe de deux consonnes, vers la fin du XVe s., une diérèse, d'où la prononciation
dissyllabique /ije/ dans sanglier, meurtrier, etc.
De même, /wE/ < /oe/. Une réduction de la semi-consonne /w/ parallèle à celle de /
j/ se manifeste dès la fin du XIIIe s. par des graphies comme drete, crestre pour
droite, croistre. Mais ce n'est qu'une tendance qui ne l'emportera, au XVIe s., que
dans quelques mots isolés, comme craie, raide, taie (non sans des hésitations dont on
a la trace dans des variantes comme harnois et harnais, François et Français) et
dans certains suffixes : -ais de noms de peuples, -aie de chênaie, cerisaie, etc., et
dans les désinences verbales d'imparfait et de conditionnel. La graphie -oi- se
maintient encore trois siècles malgré les efforts de Voltaire, entre autres, pour imposer
-ai- qui ne sera accepté par l'Académie que dans son dictionnaire de 1835.
Dans la majorité des cas, /wE/ se maintient, hésitant, dès le XIIIe s., entre /we/ et /
wε/. Le timbre ouvert l'emporte au XVIe s. Une prononciation populaire, plus ouverte
encore, /wa/ apparait à Paris dès le début du XIVe s. Tenue pour vulgaire - c'est la
première fois que nous voyons intervenir la notion de « niveau de langue » en
phonétique - elle est combattue par les grammairiens du XVIe s. et du début du
XVIIe s. Mais Hindret (1687) constate qu'il y a beaucoup d'honnêtes gens, à la cour
et à Paris, « qui disent du bouas, des nouas, trouas, mouas, des pouas, vouar ».
Rutebeuf (XIIIe s.) fait rimer − chose encore rare au XIVe s. − /VE/ et /Eu/,
confondus, par assimilation régressive ou progressive de leurs deux éléments, en un
son unique /E/.
L'évolution /E/ < /Eu/ < /ou/ < lat. /o/ long tonique libre, progresse des Ardennes
par le sud de la Picardie jusqu'à la région parisienne. Ailleurs, /ou/, non différencié,
s'est monophtongué en /u/ graphié -ou-, encore très fréquent au XIVe s. et au XVe s.
Pendant deux siècles, les poètes ne se privent pas de la facilité de choisir entre des
finales -ous et -eus (fréquemment), -our et -eur (plus rarement). Toutefois, au XVIe
s. /E/ s'est définitivement imposé, accentuant le caractère antérieur du français
moderne.
/ou/ < /O/ + /l/ vocalisé (multu > mout, *colapu > coup) ne se confond pas avec le
précédent et se réduit à /u/ dans le courant du XIIIe s., rétablissant ainsi l'existence
d'un phonème qui avait disparu en tant que tel pendant quelques siècles.
/au/ < /a/ + /l/ vocalisé a eu une existence plus longue : il assone en /a/ et doit
encore se prononcer généralement /ao/ vers 1300. Villon fait rimer maulx avec os.
Mais au XVIe s, plusieurs grammairiens défendent une prononciation diphtonguée.
Fabri (1521) précise que, malgré l'orthographe, aubel (« peuplier blanc ») se
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prononce comme aoust bel ; Meigret (1542) prononce /ao/. Peletier (1549) ne
diphtongue pas et Ramus (1562) notant l'orthographe des enseignes o cherf, o pot
d'estain, n'entend plus qu'un /o/ long. H. Estienne (1582) critique la rime maux :
mots tout en reconnaissant que chausse ne diffère de chose que par le /z/. À la fin du
XVIe s. la diphtongue ne subsiste guère qu'en Normandie et dans le Midi, mais
continue à être signalée et critiquée par certains grammairiens jusqu'au XVIIIe s.
(Saint-Pierre, 1730).
Dans -eau < lat. -ellum, l'amuissement a été plus précoce. Saint Liens (1580)
reproche aux courtisans de prononcer « le mot beau, qui semble avoir deux syllabes,
comme s'il n'en avait qu'une ». Palliot (1608) réitère cette critique et les trouve « mal
embouchés ». Au XVIIe s., /e/ se maintient un peu, mais Hindret (1687) trouve sa
prononciation « badaude ».
Donc, /eao/ avait assez longtemps survécu à la diphtongue /ao/, elle-même dernier
vestige d'un ensemble dont la plupart des éléments avaient déjà disparu au XIVe s.
le plus souvent /j/ : baer > bayer, desblaer > déblayer (Tabourot 1587) et obéir
prononcé /Obéjir/.
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Lorsqu'un /e/ est la seconde de deux voyelles en hiatus à l'intérieur d'un mot, dès le
XIVe s., il peut très facilement entrer ou non dans le compte des syllabes (crieray :
deux ou trois syllabes). Selon H. Estienne (1582), il ne sert qu'à allonger la voyelle
précédente. Ronsard conseille de ne pas en tenir compte à l'intérieur du vers, même
quand il se trouve en fin de mot, et écrit rou', jou', nu' pour roue, joue, nue. Il est
plus difficilement supprimé à la rime ; il arrive pourtant à Villon − rarement − de faire
rimer finales masculines et féminines (cul d'oue : prins ou ?) comme, plus tard, du
Bellay.
Entre deux consonnes, /e/, jusque-là régulièrement compté, est souvent négligé par
les poètes de la Pléiade pour qui souverain, carrefour, ont deux syllabes. Mouvement
qui s'accentue au XVIIe s. puisque les transcriptions de Gilles Vaudelin (1700)
étudiées par M. Cohen donnent menu, velu, guenon monosyllabiques et attestent
même /lo bnit/, /dzOrmε/, /lzetrãζe/ pour l'eau bénite, désormais, les étrangers.
Les règles qui, au XVIIe s., régissent l'emploi de l'/e/ en vers reflètent donc déjà
une prononciation soutenue, voire archaïque ; l'/e /, dans la langue courante, était
aussi caduc qu'il l'est aujourd'hui si ce n'est plus, l'usage correct l'ayant rétabli dans
bien des cas. La tendance à éliminer cette voyelle centrale doit être mise en relation
avec les faits ci-après :
Au XIIIe s., les représentants de lat. /au/ et de /O/ bref tonique entravé conservent
normalement un /O/, ouvert : auru > or, auricula > oreille, porcu > porc.
Toutefois, /O/ issu de /au/ se ferme en /o/ devant /s/ implosif ou /z/ explosif : ausare
> oser, causa > chose, ou quand il est allongé par l'amuissement d'un /s/ implosif :
claus(i)tura > closture > clôture.
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Ces évolutions, qui concourent, avec la réduction de /O/ + /l/ vocalisé à /u/, au
rétablissement d'un phonème /u/, ont été profondément troublées par l'analogie (mort
empêche la réalisation de *mourtel, il dort celle de *dourmir), et par des
prononciations savantes (volume comme latin volumen), de sorte qu'au XVIe s.,
d'innombrables hésitations divisaient les grammairiens, selon la terminologie de
Tabourot (1587), en « ouistes » (qui disaient, par exemple, souleil, rousée, cousin), et
« non-ouistes » (qui préféraient soleil, rosée, cosin). Très arbitrairement, une
prononciation uniforme a fini par être imposée à chaque mot au cours du XVIIe s., les
arbitres du bon usage décidant qu'on dirait couleuvre mais colombe, couronne mais
colonne, etc.
Au contraire, /r/ a eu une influence ouvrante sur un /ε/ précédent dès le XIIIe s. où
apparaissent des rimes comme armes : larmes (et non afr. lairmes). Cette tendance
est très vivante au XVIe s. dans la région parisienne. Par réaction, apparaissent des
prononciations /ε/ là où on attendrait /a/ (meri pour mari). De ces hésitations, il ne
nous reste que quelques traces comme escherpe > écharpe, ou asparge > asperge.
Au XVIIe s., dans le théâtre de Molière, /ar/ pour /εr/ (Piarrot pour Pierrot) fait
partie des caractéristiques du langage populaire et paysan.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 209
prononce aller comme allé et Hindret (1687) qui prescrit de syllaber commencé-rune
affaire.
Mais les exceptions sont nombreuses : sotte /sOt/, mais il saute /sot/, porté /e/, mais
il portait /ε/. Beaucoup d'anciennes finales /ε/ ou /wε/ ne se sont pas fermées. Il serait
plus juste de parler de « tendance » que de « loi ».
À Paris la prononciation populaire de /jC/ tend vers /jã/ (il nous en reste fiente
/fjãte/), généralement rejeté par le bon usage au XVIIe s.
La nasalisation de /i/ dont certains signes apparaissent dès le XIIIe s., et surtout
de /y/ (les rimes en -un sont fort rares) est encore plus lente et ne semble vraiment
accomplie qu'au XVIe s. où ces deux voyelles nasales se sont déjà ouvertes en /C/ et /
D/.
À la fin du XVIIe s., cette évolution semble terminée. C'est la vieille Bélise qui dans
Les Femmes savantes prononce grammaire comme grand mère, archaïsme, bientôt
relégué au rang de provincialisme.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 210
prononciation moderne.
Elle est attestée, à partir du XVIe s., par les déclarations des grammairiens et les
tentatives des poètes Baïf et Jodelle pour donner au français des règles de
versification fondées sur l'alternance des longues et des brèves comme celles du latin.
Dans les vers traditionnels, elle n'influe ni sur le compte des syllabes, ni sur les rimes.
Son existence fait presque l'unanimité des témoignages, qui ne divergent que sur des
points de détail.
Les voyelles suivies de /e/ (criera, finales féminines vocaliques), celles après
lesquelles s'est amuie une consonne implosive (/s/ + consonne, /s/ final du pluriel,
nasales), celles qui résultent d'une réduction d'hiatus (pu, maille, reine), celles qui
représentent une ancienne dipthongue (feutre) sont longues ; on discute sur la
longueur de -au et de -eau. Thomas Corneille trouve le /E/ initial d'aider (réduction
récente d'hiatus) beaucoup plus long que celui d'aimer (réduction ancienne de
diphtongue).
Phonologue avant la lettre, l'abbé d'Olivet, dans sa Prosodie françoise (1736), tout
en reconnaissant qu'il y a des voyelles douteuses, donne des séries de « paires
minimales » où la corrélation de longueur est pertinente (crin, bref ; il craint, long ;
goutte, bref ; il goûte, long, etc.). Cette opposition a même des applications
morphologiques : notre, votre, déterminants antéposés, sont brefs ; le nôtre, le vôtre,
pronoms, sont longs. La finale vocalique des participes passés, dont l'accord est
encore audible, brève au masculin singulier, est longue au féminin et au pluriel.
Les voyelles longues sont cependant la minorité : une longue pour quatre brèves
selon Saint-Pierre (1730). À partir du XVIe s., un accent circonflexe vient prendre la
place d'un /s/ implosif amui et marquer la longueur de la voyelle précédente : ainsi
beste > bête, long, s'oppose à bette, bref. Il apparaît parfois dans le cas de réduction
d'hiatus (traître, mûr) mais dans la plupart des cas, l'orthographe ne reflète pas ce
phénomène.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 211
• Assibilation en /z/ qui n'a laissé d'autres traces que chaise à côté de chaire, et
bésicles pour béricles tandis que le /rr/ se simplifiait en allongeant la voyelle
précédente (sauf dans certaines formes verbales)
Ces deux dernières tendances étant contrecarrées, les locuteurs ont cherché à
imprimer à la luette les vibrations qu'ils ne parvenaient plus à obtenir de la pointe de
la langue, phénomène auquel on a attribué l'influence ouvrante de /r/ sur /e/, entraîné
en arrière jusqu'à /a/ (escherpe > écharpe). Un /r/ uvulaire a dû servir de transition
entre l'/r/ apical et /R/ dorso-vélaire très faiblement articulé, sans vibrations de la
luette, que nous connaissons aujourd'hui.
Il semble remonter à la fin du XVIIe s. dans l'usage de la cour où, selon Andry de
Boisregard (1689), on ne prononçait pas l'/r/ « jusqu'à écorcher les oreilles », mais
« d'une manière douce », sans « rien de grossier ni de badaud », époque où Furetière
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 212
(1690) insère dans son dictionnaire le verbe grasseyer qu'il définit « parler gras, ne
pouvoir pas bien prononcer certaines lettres et entre autres l'r ». C'est donc à partir de
la cour que la nouvelle prononciation s'est répandue dans les milieux parisiens, puis
urbains, et, au XIXe s., dans les campagnes.
Alors que, dans les mots populaires, lat. /gn/ et /nj/ avaient abouti à un /G/ palatal
dont nous avons des attestations non équivoques (veniat > qu'il vieigne), le -gn- des
mots calqués sur le latin se prononçait /n/ dès le latin mérovingien qui écrit renum,
renavit, dinatus est pour regnum, regnavit, dignatus est. En aancien et en muyen
français, on trouve des rimes comme digne : encline, Renes : règnes. La mouillure,
encore discutée au XVIe et au XVIle s. (maline ou maligne ?), a pour origine la
graphie savante -gn- : premier effet notable de l'influence de l'orthographe sur la
prononciation.
La réduction de /λ/ à /j/ est attestée à Paris dès le temps de Philippe le Bel. Pourtant,
au XVIIe s. encore, tous les grammairiens la condamnent comme « molle, faible et
lâche », propre aux femmes, aux enfants, aux gens inéduqués, au peuple de Paris... ce
qui fait déjà beaucoup de monde !
Mais cette tendance n'aboutit pas toujours (aïeul, païen restent /ajœl/, /pajC/) et il
arrive que /j/ intervocalique s'amuisse (afr. jaiant > géant ; en frm. gruyère a les trois
prononciations /gryjεr/, /grVijεr/ et /gry-εr /).
À l'origine, toutes les consonnes finales sont sourdes. La tendance à les amuir est
perceptible dès le Xe s. avec la disparition du /θ/ final. On en trouve certains indices
tout au long de l'ancien français et surtout du moyen français. Elle est liée à
l'installation du mode croissant, et son résultat est une syllabation ouverte dans la
majorité des cas. Elle n'a pas abouti partout (certaines n'ont jamais disparu ; d'autres
ont été rétablies sous l'influence des grammairiens et de l'orthographe), ni au même
moment pour toutes les consonnes, ni à toutes les places dans la chaîne parlée :
d'abord devant la consonne initiale d'un mot suivant, ensuite à la pause (où l'on peut
encore entendre, aux XVIe et XVIIe s., le -p de champ et l'-s du pluriel), et parfois, si
l'on se trouve dans le cas de liaison impossible ou facultative, devant la voyelle
initiale du mot suivant, principalement au XVIe s. ; par exemple à cette place, avec,
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 213
-eur se confond avec -eux, d'où la généralisation d'un féminin -euse (menteuse) qui
élimine -eresse.
Mais devant une voyelle initiale, la liaison est la règle générale ; la consonne s'y
prononce comme à la pause, sauf -s qui se sonorise (ainsi, parfois, que -f : Peletier
entend un -v- à la liaison de inventif et résolu). Nous prononçons encore comme au
XVIe s. certains numéraux : six chevaux, six hommes, ils sont six où six est articulé /
si/, /siz/, et /sis/.
Bien que le /h/ germanique soit quelquefois omis dans la graphie à partir du XIIIe
s., au XVIe s. encore, certains grammairiens comme Palsgrave (1530) le comparent à
l'initiale de l'anglais have. Mais beaucoup, depuis H. Estienne (1582), de Bèze
(1584), jusqu'à nos jours, critiquent des prononciations populaires comme /ζε/, /yn
arãg/ pour je hais, une harangue d'où l'aspiration avait déjà disparu. Les efforts pour
la maintenir dans la prononciation soignée n'ont abouti, comme le constate Lartigaut
(1669), qu'à interdire l'élision de /e/ et la liaison devant l'initiale vocalique d'une liste
de mots restée à peu près fixe depuis Palsgrave.
Jusqu'au XVIe s., le latin se prononce, à l'église et dans les écoles, comme se
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prononcerait un mot français écrit de la même façon ; -qu-, -gu- + voyelle comme /k/
et /g/ et -u- comme /y/. Les consonnes implosives sont souvent amuies. Les voyelles
suivies de consonnes nasales se nasalisent : Tunc beatam se prononce /tIbe-atã/.
Richelet et Féraud indiquent pour Te Deum la prononciation /tedjI /. Priam, souvent
écrit Priant jusqu'au XVIe s., et au début du XVIIe s. est /prijã/. Plaisanterie
classique : dans Requiescant in pace, on peut entendre (aux pauses près) Eh ! Qui
est-ce ? -Quentin -Passez ! À la fin du XVIII e s., Domergue fait encore rimer
Eden : Jardin. De ces prononciations anciennes, il nous reste celle d'un certain
nombre de mots comme Adam, examen, ou toton, rogaton, dicton représentant
respectivement totum, rogatum, dictum.
Erasme, essayant d'imposer une prononciation plus proche de celle des anciens, se
plaint que les Français allongent presque toutes les syllabes finales, prononçant caput
« comme avec deux u ». En France, sur ce point de l'accentuation oxytonique, la
réforme érasmienne échouera toujours. Sur les autres points, les érudits, dont certains
veulent la prononciation antique, d'autres la prononciation italienne, remportent de
lents succès. Au XVIIe s., la prononciation du latin, déjà devenue très différente de
celle du français, aura une influence considérable sur celle des mots savants.
IV.12.2 Du XIIIe au XVIe s., se produisent donc de grands changements dans les
habitudes graphiques. Sans cesser d'être « phonologiques », elles acquièrent un
caractère morphologique et étymologique qui, malgré des remaniements de détail, a
été conservé jusqu'à nos jours.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 215
L'hiatus /e-y/, une fois réduit, a été éliminé des graphies (armeüre > armure) sauf
dans le participe eu et d’autres formes du verbe avoir, mais pas l'hiatus /à-I/ sauf
dans flaon > flan : taon, faon, Laon subsistent.
Si le passage de /ou/ à /E/ a été vite noté par le digramme eu, celui de /Ve/ à /E/ l'a
été beaucoup plus lentement, avec des hésitations entre eu (meule) et œu (bœuf).
La plupart des diphtongues : /ai/, /εi/, /ei/, /oi/ /ou/, /au/, et la triphtongue /εau/,
malgré les changements de timbre et les monophtongaisons, ont gardé leur
orthographe du XVIIe s. ;
ou plus, prononcé /plys/ à la pause, /ply/ devant consonne et /plyz/ devant voyelle.
Dans un tel cas, on garde la graphie ancienne, et le -s final muet sert du moins à
distinguer ce mot de ses homonymes ; mais /ply/ écrit pleu, vient des verbes plaire et
pleuvoir.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 216
muettes mais qui apparaissent en liaison étroite, dans l es dérivés, dans les variantes
féminines des noms et des adjectifs, assurant la cohérence graphique d'une « famille »
de mots. Exemple : petit /peti/ ou /pti/, en liaison /petit/ ou /ptit/, féminin petite,
dérivés petitesse, petitement. Ce genre de phénomènes caractérise le passage d'une
orthographe « phonologique » à une orthographe « morphophonologique » qui va
aboutir à l'élimination d'anciennes allomorphies : ainsi grant (dérivés : grandir,
grandeur) sera écrit grand (compte non tenu de grand homme /grâtOm/) et doté du
féminin grande. Sa graphie devient étymologique comme celle de beaucoup d'autres
mots (avenir réorthographié advenir, comme lat. advenire avec un d muet, prononcé
plus tard à cause des progrès de l'alphabétisation). Des lettres étymologiques peuvent
se rencontrer au XIIIe s. Le manuscrit B. de Villehardouin contient par exemple dicta,
septembre, prophetie, mais ce n'est que très peu de chose en comparaison de leur
importance aux XVe et XVIe s.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 217
La gothique, encore utilisée dans les « incunables » (le premier livre, en latin,
imprimé en France, est publié à la Sorbonne, en 1470), fut vite éliminée par les
caractères « romains » (nouvelle version de la caroline) et « italiques » (parfois
préférés par les poètes) très beaux et très lisibles, répandus par les Aldes, établis à
Venise en 1490 (premier livre, en français et en caractères romains, Paris, chez
Galliot du Pré, 1519).
Ouverts à bien des innovations, les imprimeurs seront pour beaucoup dans une
certaine modernisation de l'orthographe du XVe s. Mais également soucieux de ne
pas dérouter leur clientèle, ils freineront la hardiesse réformatrice de quelques
grammairiens.
Si certains, comme Dubois, dit Sylvius, sont partisans des lettres étymologiques,
d'autres le sont d'une orthographe phonétique.
Le premier en date est Louis Meigret, lyonnais (1542), qui préconise la suppression
des lettres inutiles, un emploi aussi univoque que possible des signes graphiques
usuels, augmentés de quelques signes diacritiques : écrire ai pour /a-i/, mai s e pour /
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 218
ε/ : haïr, parfet ; écrire g pour /g/ et j pour /ζ / : gaja et non gagea ; opposer -ll- /l/ à -
ll. /λ/ : ville mais till.ac, etc.). Non sans quelque inconséquence, il conserve l'y, ne
substitue pas s à ç, ne propose pas de graphie spéciale pour les voyelles nasales.
Ramus, dans sa Gramere, distingue non seulement le /i/, i du /ζ/, j, mais encore le
/y/, u, du /v/, v, qui, sous le nom de « lettres ramistes » s'imposeront beaucoup plus
tard. De plus, il crée des caractères nouveaux pour les phonèmes qui n'existaient pas
en latin, ce que n'avaient fait ni Meigret, ni Peletier, si l'on excepte l'e barré pour /e/.
Cette innovation, coûteuse et ne répondant à aucune attente chez les imprimeurs ni
dans le public, échoua.
Dans ce public, les écrivains tiennent une place toute spéciale et rares sont ceux qui
n'ont pas pris position sur le problème de l'orthographe : attitude archaïsante et
étymologisante de Rabelais et de Théodore de Bèze ; collaboration de Clément Marot
avec Geoffroy Tory ; usage de Montaigne inspiré de celui de Peletier, qu'il avait
fréquenté. Mais celui qui exigea le plus de ses imprimeurs, entre 1550 et 1565, et
faillit réussir à imposer une orthographe simplifiée, fut Ronsard. Il emprunte l
ibrement à Meigret et à Peletier, pour éviter au lecteur d'être gêné par la transcription
graphique de vers souvent destinés à être chantés, tout en se ménageant le droit à la
licence poétique : suppression des lettres doubles et muettes, transcription des
voyelles et des diphtongues anciennes pour éviter de noter des différences de
prononciation trop importantes, réduction à -s des finales -x et -z, élimination de « cet
épouvantable crochet d'y » et des « lettres grecques », usage copieux et cohérent des
accents. Pourquoi, à partir de 1565, tout en conservant une orthographe simple, a-t-il
renoncé à une lutte si vigoureusement engagée ? Difficulté de trouver des imprimeurs
dociles et de surveiller leur travail ? Influence de Du Bellay qui, quoique approuvant
en principe les novateurs, préfère s'en tenir au « commun et antiq'usaige » pour ne pas
déprécier son œuvre aux yeux du public ? Certes, mais aussi, voire surtout, son
engagement politique et religieux, son souci des « misères de ce temps », qui ont pu
faire passer au second plan ces problèmes formels. La fin du siècle est marquée en
France par un recul des innovations orthographiques. La mort violente de Dolet puis
de Ramus, l'exil de Robert Estienne puis de Plantin, signalent que l'orthographe
française a été une des victimes des guerres de Religion.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 219
Les troubles du début du XVIIe s., les édits de censure de Richelieu et de Mazarin,
la Fronde, n'arrangeront pas la situation. Toute la première moitié du XVIIe s. ne
connaît que des éditions médiocres, sur mauvais papier, à l'orthographe archaïque.
Les lettrés se disputent à prix d'or celles du siècle précédent. Un édit de Louis XIV
daté de 1649 reconnaît que « c'est une espèce de honte » et « un grand dommage à
nostre État ».
C'est en Hollande que sont les meilleurs imprimeurs, usant des « lettres ramistes »,
désormais appelées « lettres hollandaises » i, j, u, v. Celles-ci ne demandaient pas la
création de caractères nouveaux, elles existaient déjà dans les casses et il suffisait de
leur attribuer systématiquement une valeur distinctive. Corneille, lui aussi soucieux
d'orthographe, en impose l'usage régulier pour l'édition de 1663 de son théâtre.
Richelet élimine de son Dictionnaire (1680), les s inutiles (forest > forêt). Mais
c'est en vain que Perrault (1673) propose à l'Académie d'imposer à tous ses membres
une orthographe unique qu'on essayerait ensuite de faire adopter au public. Soucieuse
de distinguer les savants d'avec « les ignorants et les simples femmes », elle conserve,
dans la première édition de son dictionnaire (1694), les lettres étymologiques. Son
secrétaire perpétuel, Régnier Desmarais, impose i, j, u, v (1718). L'abbé d'Olivet
(1740), puis Duclos (1762) rajeunissent enfin l'orthographe de 5 000 mots, revanche
partielle et tardive de l'orthographe de Ronsard.
Même en français moderne, toutes les voyelles n'ont pas la même longueur, mais
leurs différences ne sont pas aussi grandes que dans d'autres langues et restent
inconscientes. Elles ne conservent une valeur phonologique que le long d'un arc de
cercle Suisse-Wallonie-Normandie. Ailleurs, le sentiment de l'« égalité syllabique »,
caractéristique du « mode tendu », peut servir à la délimitation d'une nouvelle
période.
Cette opposition était fort menacée sinon disparue, à la cour, dès la fin du XVIIe s.
Mais elle est attestée durant tout le XVIIIe s., et il faut attendre Domergue, à l'époque
révolutionnaire, pour ne plus entendre de différence entre un cri et des cris.
Parallèlement, les grammairiens deviennent plus sensibles au timbre, comme si une
corrélation remplaçait l'autre.
jusqu'à la fin du XIXe s. reste audible la longueur d'une voyelle suivie d'un /e/
amui (ami, bout, porté différent de amie, boue, portée).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 220
jusqu'au XXe s., un /ε/ long s'oppose à un /ε/ bref en syllabe finale entravée,
isolé dans un système d'où toutes les autres oppositions de longueur ont
disparu. Passy (1897) fournit une série de paires minimales du type bête (long)
-bette (bref) sans noter la moindre divergence dans l'usage. Des auteurs plus
tardifs en observent, en se contredisant. Charles Bruneau (qui était des
Ardennes) enseigne cette opposition jusqu'en 1939. De nos jours P. Delattre a
mesuré une différence significative entre la durée moyenne de maître (32,
4/100e de seconde) et celle de mètre (19, 8/100e) que ne perçoivent que
quelques locuteurs âgés.
La défense par les grammairiens de /λ/ devenu /j/ ne sert qu'à répandre une
prononciation /lj/ et à faire prononcer souiller comme soulier, rouiller comme
roulier. Mais Landais (1834), qui n'a jamais entendu un général parler de ses
bata-lions mais seulement de ses bata-ions, proteste. Les théoriciens finissent
par se rallier à un usage désormais bien établi.
À la pause, l'abbé d'Olivet (1736) n'entend plus de différence entre bal et balle,
mortel et mortelle. Il doit suivre déjà les règles actuelles de prononciation de l'/e/,
souvent facultatif, qui dépendent de sa place dans le groupe accentuel, de son
entourage consonantique, de la présence dans la syllabe suivante d'un autre /e/. Plus
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 221
Devant une voyelle, l'élision de /e/ final entraîne (comme la liaison) une
syllabation ouverte. Elle n'est empêchée, dans un petit nombre de mots fréquents, que
par l'ancien /h/ germanique, encore « aspiré » par quelques locuteurs parisiens et que
d'autres confondent avec le simple h- graphique : faut-il lier et élider devant haricot,
handicapé ?
L'élision et la liaison peuvent aussi être empêchées par une semi-consonne initiale.
Alors qu'on les fait dans les yeux, l'oiseau, il y a hésitation pour des mots moins
anciens (ouate, hiatus) et c'est un fait général pour les emprunts récents (yaourt,
yacht, whisky). Enfin, il peut y avoir des raisons non phonétiques de refuser l'élision,
sorte de « mise entre guillemets » (le un, l'auteur de « il pleut, bergère »).
Thomas Corneille (1687) prononce /fεtãkOr/ pour faites encore, mais Chifflet
(1659) recommande /fεtezãkOr /. Malgré la résistance des milieux aristocratiques,
les liaisons préconisées par les « pédants », puis par les instituteurs, se développent,
au XIXe s., dans les classes moyennes qui y voient une élégance, et même dans le
peuple à qui il arrive de distribuer un peu au hasard les /t/ et les /z/ intervocaliques. À
partir du début du XXe s., Rousselot, Dauzat signalent que cette mode est en recul.
Dans Le Lièvre et la Tortue, les écoliers − et même leurs instituteurs − ont tendance
à prononcer /gaζœR/ le mot /gaζyR /, gageure qui ne fait guère partie de leur
vocabulaire, le rôle joué par -e- devant -u- étant équivoque.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 222
De telles bévues survenues à propos des graphèmes notant /G/, /λ/, et /j/ sont
passées dans l'usage :
poigne et ses dérivés, jadis /pOG/ sont devenus /pwaG/ ; de même moignon et
encoignure, le seul de la série à avoir gardé sa prononciation ancienne étant oignon ;
juillet, aiguille, jadis /ζ yjε/, /εgyj/ > //ζ Vijε /, /εgVij / ; boyau, loyal, etc., jadis /
bOjo/, /lOjal/ > /bwajo/, /lwajal/. L'ancienne prononciation est mentionnée par les
dictionnaires jusqu'à la fin du XIXe s.
• f final est restitué au XVIIIe s. dans suif, juif, neuf, bœuf, œuf, et les mots en
-if ;
• c final, encore muet au XVIIIe s. dans coq, sac, arc, bec, bouc, y est rétabli,
mais pas dans porc, clerc, jonc, long, bourg ;
• t final est prononcé dans sept, huit, net, rut, facultatif dans un fait, un but,
mais reste le plus souvent muet ; de même -s final, sauf dans des mots savants
comme cactus, cubitus.
Des lettres muettes peuvent être prononcées : outre le cas des sourdes finales, c’est
celui des « lettres étymologiques » datant du moyen français : absoudre /asudR/ >
/absudR/, adjuger /aζyζe/ > /adζyζe/ ; rédempteur /RedãtœR/ > /RedãptœR/ ;
psautier /sotje/ > /psotje/ ; cheptel /Hetεl/, ou /Htεl/ > /Hεptεl/ ; etc.
Anciennement /s/ comme dans Auxerre, Bruxelles, -x- prend une prononciation /ks/
ou /gz/ ; -gn- se prononce parfois /gn/ (diagnostic, stagnant), tendance accentuée par
la prononciation, déjà ancienne, du latin « restitué » ou « à l'italienne », qui
réintroduit en français les groupes /kw/, /gw/ et leurs variantes /kV/, /gV/ disparus
depuis le XIIe s. Ménage (1672) prononçait aquatique /akatik/ mais Dangeau (1694)
/akwatik/. Pour le dictionnaire de l'Académie (1762) quadrige, quadruple sont
/kwadriζ /, /kwadrypl/ mais quadrature /kadratyr/ alors que Buffier (1709)
prononce /kwadratyr/.
Des /s/ implosifs amuis sont restitués. L'Académie (1762) ne connaît qu'amonéter ;
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 223
en 1835, elle remarque que « plusieurs disent et écrivent admonester » et, en 1878,
ne connaît plus que cette forme. Des géminées, simplifiées depuis toujours (à
quelques exceptions près comme courrai, croyions) réapparaissent. À la fin du XIXe
s., les mots où il est permis de les prononcer sont savants (alluvion, malléable,
syllabe). Le mouvement s'amplifie, s'étendant à la jonction d'un préfixe et d'une
initiale consonantique (illégal, immeuble, inné) ou à des mots du vocabulaire courant
(illustre, sommet), soutenu par une certaine tendance populaire à la gémination (je
l'aime prononcé /ζellεm/).
Ces restitutions créent des consonnes implosives, pas assez nombreuses toutefois
pour contrecarrer la tendance dominante à la syllabation ouverte.
Dans les mots savants empruntés au grec, il y a souvent un -ch- prononcé tantôt /H/
dans les plus anciens (catéchisme, bronchite, chimère), tantôt /k/ dans les plus
récents (archéologie, lichen) ; /H/ a fini par l'emporter dans le préfixe archi-.
Enfin, dans certains emprunts au latin savant, une prononciation populaire est
apparue. Domergue (1805) note qu'on ne prononce plus /gn/ mais /G/ dans
magnétisme ; de même, un peu plus tard, pour lignite, magnat, inexpugnable ; /kw/
se réduit à /k/ dans équitation, quintuple, quiétisme, etc. On entend même parfois
linguistique /lCgistik/ au lieu de /lCgVistik/.
La plupart sont anglais. Les emprunts du XVIIIe et même du XIXe s. ont été
« naturalisés » (country dance > contredanse, wagon > /vagI/).
Les mots en -er (crooner) peuvent être prononcés avec accent sur la pénultième et
finale brève, ou accent sur la finale, comme les mots français en -eur.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 224
Cg/ accentuées. Un mot comme discount peut être prononcé /diskaunt/, /diskount/
ou /diskunt/. Il en résulte une grande instabilité, dans la place de l'accent et dans la
prononciation des phonèmes.
Les oppositions entre voyelles ouvertes et voyelles fermées comportent bien des
exceptions et sont l'objet d'hésitations. Malgré la tendance à ouvrir les voyelles
entravées et à fermer les voyelles libres, inaccentués, les /ε/ et les /œ/ tendent à se
fermer et les /o/ à s'ouvrir.
Jusqu'au XVIIIe s., on critique les rimes terre : père. Au XIXe s. encore, on
enseigne un timbre fermé pour les finales en /Eζ/ (collège, liège, piège, etc.).
Aujourd'hui, l'évolution est accomplie pour /E/ avec généralisation de /ε/, et pour /E/
(menteur, venteux : /œR/, /E/), les mots meule, veule, étant les derniers à résister et à
présenter chez une majorité de locuteurs une voyelle fermée entravée.
/O/ dénasalisé, jadis fermé, s'est ouvert (donne /dOn/). La plupart des mots
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 225
d'emprunt au grec comportant un /O/ suivi de nasale, même ceux qui avaient un
« oméga » se sont ouverts ou tendent à s'ouvrir (anémone, astronome, etc.) mais
certains ont conservé un /o/ (amazone, aphone, cyclone) en particulier ceux où un
accent circonflexe marquant jadis la longueur a été conservé (trône, binôme). Les
hésitations sont nombreuses pour les mots savants en -os (rhinocéros, tétanos. ..).
Domergue (1805) est le dernier grammairien à conseiller un /O/ dans la finale –ot
(jadis brève) et un /o/ dans la finale -ots (jadis longue). Les grammairiens du XIXe s.
entendent un /o/. L'évolution est plus ancienne encore pour les finales -os à -s muet
(dos, repos, propos) ou -eau et -aux. Toutefois, ce n'est qu'aux alentours de 1914 que
tout le monde s'accordera à voir de parfaits homophones dans pot et peau, sot et
seau, mot et maux.
Pour /E/, l'opposition /e/ -/ε/ (aimé-aimait) à la finale est stable, mais la répartition
est compliquée : /ε/ apparaît dans les formes accentuées de les, est (Prends-les, ça y
est) ; dans les mots où il est écrit -ès, -êt, -et, -aie, -aît, -ait, -aix (procès, prêt, poulet,
craie, connaît, portait, frais, paix). La finale -ai, fermée à l'origine, s'est ouverte dans
la plupart des mots (mai /me/ > /mε/) sauf dans quelques cas comme quai, gai, et
dans les premières personnes de futur et de passé simple portai, porterai. Cette
répartition même n'est pas commune à tous les locuteurs : il arrive qu'on entende /e/
pour -et et, inversement, surtout parmi les jeunes générations /ε/ à la première
personne du futur. Là, ainsi qu'à la première personne du passé simple, il y a un
intérêt morphologique à enseigner la prononciation fermée pour maintenir aussi nette
que possible la distinction entre futur et conditionnel, passé simple et imparfait.
Voyelles inaccentuées :
/o/ tend à s'ouvrir ; les graphies -ô- (rôtir) et -au- (augmenter) ne suffisent pas à
protéger l'ancienne prononciation fermée ; hôtel, côté, résistent encore, ainsi que les
mots où /o/ est suivi de /z/ (oser, rosace).
Il ne s'agit pas ici d'une opposition d'aperture, mais de point d'articulation. Le /A/
postérieur, vélaire, de formation relativement récente, a toujours été plus rare en
français que le /a/ d'avant et ne cesse de régresser (10 à 12% des /A/ en français
moderne chez les locuteurs qui maintiennent cette opposition). L'histoire de ce recul
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 226
n'est pas simple. Il semble qu'au XIXe s. le peuple de Paris ait eu tendance à exagérer
la vélarisation de /A /et l'antériorisation de /a/ et que cette forte différenciation, jugée
vulgaire, ait amené les milieux cultivés à rapprocher les deux phonèmes en direction
d'un /A/ moyen. Beaucoup de Parisiens maintiennent cette opposition qui fournit un
grand nombre de paires minimales, mais ils ne sont pas tous d'accord sur les mots où
on doit prononcer /A/ ou /a/ et beaucoup de provinciaux l'ignorent. C'est dans les
monosyllabes (là-las, bat-bas, ta-tas) qu'elle est le plus unanimement maintenue.
Mais, comme elle est sans incidence morphologique, les manuels destinés à
l'enseignement du français aux étrangers renoncent généralement à l'enseigner.
La tendance à remplacer /D/ par /C/ est très forte ; c'est l'opposition la plus
menacée de tout le système, ce qui s'explique par le faible rendement de /D/ qui
n'apparaît que dans une vingtaine de mots, dont certains peu courants. Si elle n'est pas
tout à fait morte aujourd'hui, c'est évidemment à cause de la grande fréquence de
l'article indéfini un et de la gêne qu'il peut y avoir à prononcer deux /C/ consécutifs
par exemple dans un pain, un vin et tout particulièrement dans vingt et un, quatre-
vingt-un.
Conclusion : Il est donc bien évident que la prononciation du français n'est pas figée
mais connaît de nombreuses variantes, dont certaines tendent à l'emporter sur les
autres ; la réactualisation des transcriptions phonétiques du Petit Robert pour l'édition
de 1993 a permis de mesurer l'ampleur de l'évolution en vingt-cinq ans, et notamment
le retour en force de l'/e/ sourd.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 227
français moderne : son caractère tendu et surtout antérieur : /C/ ne l'est pas moins
que /D/ et dans la rivalité entre les deux /A/, c'est incontestablement le /a/ d'avant qui
l'emporterait. Actuellement, douze des dix-sept consonnes du français, neuf de ses
seize voyelles, et deux de ses trois semi-consonnes, ont une articulation antérieure.
De plus, on a calculé que les voyelles antérieures apparaissent dans 66, 76% des
syllabes et les voyelles postérieures dans 33, 24%.
Ces voyelles, pures, sans trace de diphtongaison, sont très « centrifuges », articulées
avec de grands efforts musculaires pour écarter les commissures, arrondir les lèvres,
bomber la langue vers l'avant ou vers l'arrière. Les voyelles nasales sont nasalisées au
maximum.
Les Français émettent des syllabes relativement égales, sans temps forts ni temps
faibles à l'intérieur d'un syntagme donné, en économisant leur souffle jusqu'à la
syllabe tonique, finale de groupe, deux ou trois fois plus longue que les atones
précédentes et dont la note musicale est plus haute, dans la majorité des cas, ou plus
basse que les autres.
Pourtant, d'après les données statistiques relevées par E. Matte, le français est dans
une période de transition rapide. « L'accent d'intensité expressif est de plus en plus
fréquent, et tend à substituer l'accent de mot à l'accent de groupe. Est-ce un signe que
l'histoire des trois premiers siècles de notre ère se répète ? C'est possible. La
centralisation et l'élision des voyelles atones, l a palatalisation des consonnes
marquent de plus en plus le parler populaire, ainsi que la nasalisation des consonnes
sonores précédées par une voyelle nasale, signe sûr que l'anticipation vocalique le
cède à l'anticipation consonantique. Les modes croissant et relâché vont-ils l'emporter
de nouveau ? Ou les normes actuelles, arbitrairement conservatrices, continuer à
prédominer ? Il faudra attendre deux ou trois générations pour connaître l'effet des
moyens que nous avons de contrecarrer les tendances populaires et préserver la
pureté musicale du français tel que nous le connaissons. »
Au XVIIIe s., l'orthographe est régie par un « usage », imprécis sur bien des points,
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 228
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 229
Finalement, la montagne accouche d'une souris : l'arrêté de 1901 (cité par Grevisse),
signé du « ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts », publie une liste de
graphies « tolérées » pour lesquelles il ne serait pas compté de fautes aux examens.
Pratiquement ignoré, jamais appliqué, il a une importance plus théorique que
pratique : l'orthographe est devenue une affaire d'État qui doit être réglée par des
textes officiels. Les réformateurs du XIXe s. ont échoué, mais leur combat a permis
d'apprécier la complexité des problèmes et de mesurer la force des résistances.
Outre des faits de psychologie collective qui ne doivent pas être sous-estimés :
habitudes de lecture à ne pas bouleverser brutalement, attachement à des règles
chèrement maîtrisées, à des graphies auxquelles certains prêtent une sorte de poésie, à
l'aspect de « monument historique » que présente aujourd'hui l'orthographe. Outre
− chose moins subjective − la nécessité de préserver la lisibilité des textes écrits
jusqu'à nos jours, il faut reconnaître que les raisons linguistiques de s'opposer à
l'orthographe purement phonologique préconisée par certains linguistes (Blanche-
Benveniste et Chervel, 1969 ; Martinet, 1980) ne sont pas minces.
Enfin, elle négligerait certains faits propres au monde d'aujourd'hui : on lit (des
affiches, des modes d'emploi, des journaux) beaucoup plus qu'on n'écrit (le téléphone
remplaçant en grande partie la lettre) et ce qui est difficulté pour le scripteur est
facilité et secours pour le lecteur. Les marques grammaticales, le caractère
« idéogrammatique » de mots appréhendés globalement, la distinction graphique des
nombreux homophones du français, permettent une lecture oculaire rapide, sans
« subvocalisation ». Et le développement de l'informatique impose une orthographe
sans tolérances, distinguant au maximum les homophones, la moindre faute ou
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 230
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 231
Un des grands obstacles à la réforme de l'orthographe est que, limitée, elle est
toujours contestable (pourquoi ceci et non cela ? pourquoi laisser subsister telle ou
telle exception ?) et que, radicale, elle est impossible. De plus en plus conscients de
cette situation, les spécialistes, freinant les revendications plus radicales de beaucoup
d'instituteurs, la conçoivent plutôt comme une suite de « petits pas », d'étapes étalées
dans le temps, ce qui est tout à fait se situer dans la lignée des écrivains (Ronsard,
Corneille, Voltaire) et grammairiens (Meigret, Ramus, d'Olivet) qui, sans brutalité ni
fixisme, l'ont fait évoluer. De plus, en matière d'orthographe, on ne peut pas compter
sur « l'usage » pour imposer une nouvelle norme puisque tout écart par rapport à
l'ancienne est comptabilisé comme faute par les instances officielles. Une réforme
qui, si sage qu'elle soit, prêtera toujours par quelque côté le flanc à la critique, ne peut
être imposée que par une volonté politique ferme.
V. 8 La « réforme » de 1990
1. Les mots composés : Extension de la soudure dans les composés sur croque-,
porte-, passe-, tire- : portemonnaie comme portefeuille dans les composés sur
contre et entre : contretemps comme contrepoint, s’entraimer comme
s’entraider − les composés sur extra, infra, ultra, supra : extrafort comme
extraordinaire – les composés de préfixes grecs ou latins : autoécole comme
radioactif − les composés d’onomatopées ou de mots d’origine étrangère :
tictac comme froufrou, apriori.
2. Trait d'union dans les nombres : Son usage sera étendu aux numéraux formant
un nombre complexe en deçà et au-delà de cent : cent-soixante-et-onze.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 232
5. Signes diacritiques :
Le tréma. Sera placé sur la voyelle prononcée dans aigüe, etc. On étendra son
usage a argüer, il argüe, gageüre, etc.
On ne peut pas dire que les réformateurs aient péché par hardiesse. Leur réforme
touchait au maximum 1 200 mots, un sur 90 dans le grand Robert et seulement six
des mille mots les plus fréquents. Il suffisait, pour en appliquer l'essentiel, de
mémoriser 26 mots usuels : abime - accroitre - aout - apparaitre (et autres verbes en
-aitre) - après-midi, plur. après-midis - assoir - boite -bruler - céder, cédera (et
autres verbes de ce type) - chaine - conter - croute - dégout - diner - (en)trainer -
évènement - flute - frais, fraiche - gout - ile - maitre, maitresse - mure - sure.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 233
intègre quelques menues corrections concernant les accents graves ou aigus et les
rectifications concernant les verbes en -eler, -eter et ceux du type céder en les
présentant comme facultatives. Mais il relègue les autres dans des pages vertes avec
des propositions de « recommandations », d'« acceptation » et en précisant que c'est à
l'usage qu'on verra s'ils s'imposent.
En fait, l'impact sur l'usage réel a été presque nul et les promoteurs de la réforme
doivent se battre pour qu'elle ne rejoigne pas l'arrêté de 1901 dans les oubliettes de la
routine et de l'incompétence. À la surprise des Québécois, habitués à soutenir des
luttes plus vitales, un immense tollé s'éleva dans un public français de demi-savants,
pour des raisons de sensibilité linguistique et aussi d'opposition politique. À la
différence de l'allemand, du norvégien, du russe, du portugais qui, sans nuire à leur
prestige de langues de culture, ont réussi à réformer leur orthographe, mais à la
ressemblance de l'anglais qui n'y est jamais parvenu, le français n'est pas encore sorti
d'un immobilisme séculaire.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 234
CHAPITRE VIII
MORPHOLOGIE ET MORPHOSYNTAXE
I. Le nom et l'adjectif
II. Déterminants du nom et substituts
II.1Absence de déterminant. Articles défini, indéfini, partitif
II.2 Pronoms personnels
II.3 Pronoms et déterminants démonstratifs
II.4 Pronoms et déterminants possessifs
II.5 Indéfinis
II.6 Numéraux
II.7 Relatifs, interrogatifs, exclamatifs
III. Le verbe
III.1 Les formes verbales
III.1.2 Les caractères stables de la conjugaison française
III.1.3 Phénomènes d'évolution dans la conjugaison
III.2 Emplois et valeurs des formes verbales
III. 2.1 Les temps de l'indicatif
III.2.2 Les temps du subjonctifI
III.2.3 L'impératif
III.2.4 Temps es aspect, les périphrases verbales
III.2.5 Les voix, l'impersonnel
III.2.6 Infinitif, participes
IV. Les invariables
IV.1 Prépositions
IV.2 Adverbes
IV.3 Conjonctions de subordination
IV.4 Conjonctions de coordination
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 235
I. LE NOM ET L'ADJECTIF
I.1 Dans les anciens textes français, on observe pour les mots de la catégorie du nom
et ses déterminants, qualificatifs, substituts, des variations en cas, en genre, en
nombre et en personne. La variation en cas, ou déclinaison, a totalement disparu de
la morphologie du nom et de l'adjectif : elle n'apparaît plus que pour quelques
pronoms. La variation en personne n'apparaît que pour les pronoms personnels et les
possessifs : il n'existe pas de marque spéciale de la personne pour le nom, toujours de
« troisième personne », non plus que pour l'adjectif. Quant aux variations en genre et
en nombre, elles affectent l'ensemble de ce qui se rapporte au nom. Une seule et
même marque peut signifier plusieurs de ces morphèmes.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 236
SINGULIER PLURIEL
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 237
CS la bone dame
bele citez/cité
granz/grant nés/nef
Les adjectifs qualificatifs suivent dans leur immense majorité le modèle des noms
de première déclinaison pour le masculin, et celui des noms sans déclinaison pour le
féminin (voir bons/bon/bone(s) et beaus/bel/bele(s) dans les tableaux ci-dessus). Les
participes passés et la plupart des adjectifs indéfinis suivent les mêmes modèles.
Mais une quinzaine d'adjectifs qualificatifs, l'indéfini tel, l'interrogatif quel et les
formes verbales en -ant, ayant la particularité de ne point marquer d'opposition entre
masculin et féminin (voir plus bas), la forme du CSS pour le féminin est assez
souvent identique à celle du CSS pour le masculin (voir granz/grant et
mieldre/meillor dans le tableau ci-dessus), les formes de CRS et CRP étant toujours
identiques.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 238
quelques prénoms masculins tels Charles, Georges, Hugues ; les formes en -on ont
été éliminées ou survivent comme noms de famille.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 239
Pour les marques du féminin, tous les types actuels existaient déjà en ancien
français, même si leur réalisation était phoniquement parfois différente :
• Absence de marque propre, pour les noms comme pour les adjectifs, le féminin
apparaissant par accord : enfant, concierge, bizarre...
• Ajout d'un -e final, hérité du -a latin, jadis prononcé, et qui l'est encore dans le
sud de la France. Dans le nord, il s'est amuï très progressivement à partir du
XVIIe s. sans doute, entraînant dans un premier temps l'allongement de la
voyelle précédant immédiatement, encore sensible à l'oreille en Belgique ou
dans certaines régions telle la Normandie, où l'on distingue ami de amie, porté
de portée. En français standard, il n'appartient plus dans bien des cas qu'au
code écrit (aïeul/aïeule). Mais dans d'autres cas il entraîne des alternances
consonantiques et vocaliques, tant à l'écrit que dans la prononciation : bavard/
bavarde, idiot/idiote, léger/légère, bon/bonne, cousin/cousine, époux/épouse,
faux/fausse, vif/vive...
• Ajout d'un suffixe propre au féminin : -esse était plus fréquent en ancien
français qu'aujourd'hui (princesse, ânesse, traîtresse), et entraîne parfois une
modification consonantique (duc/duchesse).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 240
• Les noms d'agent donnent lieu à des discordances parfois gênantes ; certes, il
est des cas où cela ne fait aucune difficulté : quand le succès sourit à un acteur
il devient une vedette. Jean est une bonne recrue, l'armée utilise des estafettes
et des sentinelles, de sexe masculin et de genre féminin. En ce qui concerne les
femmes, l'usage propose un acteur/une actrice, un directeur/une directrice,
mais un recteur/une *rectrice est impossible ; il admet un supérieur/une
supérieure, depuis peu un professeur/une professeure (la prof est courant dans
le langage des élèves et des étudiants) ou un auteur/une auteure, ces formes
étant depuis longtemps entrées dans l'usage et officialisées au Québec ; une
artiste, une philosophe sont possibles, et depuis peu une juge, une ministre ; il
en résulta longtemps des hésitations, des discordances telles que Madame la/le
ministre, Madame le secrétaire d'État ; l'usage, en France, penche vers
Madame le..., du moins lorsqu'il s'agit des fonctions hiérarchiquement ou
symboliquement importantes ; mais l’usage se répand désormais de
« féminiser » à l'aide des marques morphologiques courantes, ou par le
déterminant, les noms de fonctions occupées par des femmes, comme on l’a
fait auparavant en Suisse et en Belgique.
I.4 La variation en nombre s'exprime en ancien français par les mêmes marques que
la variation en cas ; lorsque celle-ci disparaît fin XIVe s., il ne subsiste qu'une
opposition entre deux formes, le cas-régime singulier (marque -zéro) et le cas-régime
pluriel (marque -s). Cet -s, toujours prononcé dans l'ancienne langue, avait entraîné
des changements phonétiques dont le français moderne garde des traces :
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 241
œil donnent au pluriel aïeux, cieux, yeux. Le singulier en -al donne -aux dans
25 mots très courants (cheval/chevaux), et celui en -ail donne -aux au pluriel
dans une douzaine de mots (travail/travaux), alors que des termes introduits
plus récemment ou ayant subi l'influence analogique du singulier ont un pluriel
normal (chacal XVIIe s., chandail XIXe s.). Simple fait de graphie, -x était
jadis une abréviation pour -us : on écrivait donc chevals, chevaus ou chevax ; -
ux combine les deux graphies et apparaît également dans quelques mots en
-oux. Mais l'ancienne langue connaissait d'autres alternances vocaliques qui ont
été éliminées : le pluriel a été refait sur le singulier dans d'autres mots en -el
(quand issu du latin -ale), -eil, -euil, -il (hôtels, conseils, fils au lieu de osteus,
conseus, fiuz) ; et le singulier a été refait sur le pluriel dans les mots en -el (issu
de -ellu) : château et non plus chastel, chapeau et non plus chapel, etc. Ces
réfections sont chose acquise au XVe s.
• Cet -s final s'est amuï très progressivement : toujours audible dans l'ancienne
langue, au moins jusqu'à la fin du XIIIe s., il a d'abord cessé d'être prononcé à
l'intérieur de la phrase devant un mot à initiale consonantique, mais est encore
sensible à la pause jusqu'au XVIe s. ; et s'amuïssant, il allonge la voyelle
précédente ; devant un mot à initiale vocalique, il continue de sonner sous la
forme sonorisée /z/. L'allongement de la voyelle a disparu progressivement au
cours des XVIIe et XVIIIe s. À l'époque de la Révolution, le grammairien
Domergue n'entend plus de différence entre voyelle finale et voyelle + s au
pluriel. La sonore /z/ est encore audible aujourd'hui dans les cas de liaison
étroite (des-enfants- intelligents, j'ai de bons vins et de bons-amis) (voir
chap.VII).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 242
Cette section englobe ce qui, possédant les catégories, nominales pour les trois
premières, du cas, du nombre, du genre et de la personne, est dépourvu de matière
notionnelle. Dans une large mesure, il s'agit de termes s'organisant en micro-systèmes
morphologiques. Entre certains éléments de ce vaste ensemble existent des
ressemblances formelles : une origine commune (les diverses formes du démonstratif
latin ille) explique l'identité des formes le/l'/la/les de l'article défini avec les formes
conjointes du pronom personnel complément de la troisième personne, ainsi que la
ressemblance entre les formes elle/lui du pronom personnel et celle/celui du
démonstratif. Une autre origine commune (l'adverbe latin ecce « voici » employé
comme préfixe) explique le c- initial commun à la majorité des formes de
démonstratifs.
Dans l'ensemble des déterminants et substituts du nom, il existe une opposition qui
structure presque tous les micro-systèmes, et qui est de nature syntaxique : c'est la
différenciation entre formes « conjointes », non accentuées, clitiques, appuyées
nécessairement sur un support tonique verbal (par exemple, les formes clitiques du
pronom personnel) ou nominal (les déterminants), et formes « disjointes », ou
« prédicatives », non clitiques, qui sont syntaxiquement autonomes. La composition
de chacun de ces deux sous-ensembles a varié au cours de l'histoire du français, mais
l'opposition fondamentale subsiste.
II.1.1 Les articles, inconnus du latin, sont des créations prélittéraires des langues
romanes qui, toutes, les connaissent. Il y a cependant, à toutes les époques du
français, des cas où le nom est employé sans article.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 243
II.1.2 L'article défini possède en ancien français. une déclinaison à deux cas pour
le masculin (CSS li/l', CRS le/l', CSP li, CRP les) : elle disparaît dans le cours du
XIVe s. en même temps que celle des noms et adjectifs, et ne subsistent que les deux
régimes, le/l' et les. Le féminin est indéclinable et ne connaît que l'opposition de
nombre : la/l' et les. En picard, l'affaiblissement phonétique de la en le au féminin
entraîne parfois au CSS la forme li pour le féminin (à moins d'y voir l'article féminin
li attestée dans l'Est).
À partir du XIVe s. les formes contractées du et des vont connaître une fortune
singulière : des commence à servir de pluriel à l'article indéfini pour les noms
nombrables (voir ci-dessous), et du/de la commencent à s'employer devant des noms
de substance continue et non nombrable. C'est l'origine de ce que l'on nomme
aujourd'hui « article partitif », mais l'évolution est lente, l'absence d'article étant
encore relativement fréquente au XVIe s. Un, des, du, de la, de constituent un
système sémantiquement cohérent, mais morphologiquement fort hétérogène (voir
Wilmet, 1986, chap. IV) : j'ai un (beau) livre, j'ai des livres, j'ai de beaux livres/j'ai
des beaux livres, je n'ai pas de livre(s), je n'ai pas un (seul) livre.
II.1.3 L'article indéfini, en ancien français, n'a pas de forme de pluriel : un,
uns/unes au pluriel marque autre chose, la paire ou le collectif : unes chausses (« une
paire de chausses »), uns degrez (« des marches, un escalier »), unes letres (« une
lettre, un message ») :
CS uns ___ un
} une } unes
CR un uns
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 244
Au XIVe s., le CSS masculin est éliminé, et, on l'a vu, des commence à marquer le
pluriel : d'abord avec valeur de « partitif » sans doute (« un certain nombre de » :
Mais en Peitou laissa des chevaliers (Couronnement de Louis, XIIe s.). Et déjà
parfois devant l'épithète antéposée on trouve de seul : Ains qu'enfant ait, moult fait de
hideus cris (Aubéron). Enfin, dès l'ancien français apparaissent des emplois de point
de/mie de qui préfigurent l'indéfini de phrase négative pas de (voir ci-dessous). Le
duel/collectif uns/unes n'est pas encore tout à fait mort au début du XVIe s.
II.I.4 L'article partitif (dénomination inventée par Palsgrave au début du XVIe s.),
utilisé pour déterminer une substance non nombrable (continue, compacte), n'existe
quasiment pas en ancien français : boire vin, mangier pain. Quand, de façon
extrêmement rare, del /de la apparaissent, c'est avec le sens de « un morceau de, une
partie de » ; mais dès le XIIe s. il est déjà difficile parfois de le gloser aussi
précisément : S'au bacin viax de l'eve prandre.... (Chrétien de Troyes, Yvain : « de
cette eau-là »). Dès l'ancien français on peut trouver avec valeur partitive, en
particulier en phrase négative, devant une épithète, ou avec l'adverbe de négation mie/
point, la préposition de seule : …que ja ne mangera d'avainne vostre chevax..
(Chrétien de Troyes, Perceval) ; et de son neveu n'i vit mie (ibid. : « il ne voyait pas
son neveu ») ; Sire.., n'avez vous point d'escu ? (Mort Artu).
L'origine de ce tour est sans doute en latin tardif les emplois du type de vino bibere.
Mais ce n'est qu'aux XIVe et XVe s. qu'il cesse d'être d'un emploi exceptionnel, et
que se dessine l'usage moderne du/de la/de l' devant une substance compacte (j'ai
acheté du beurre), des devant un pluriel marquant la partie d'un ensemble (j'ai pris
des cerises de ce panier) ; avec négation (et marquant alors la quantité nulle : pas de)
ou avec un adverbe de quantité, ou devant un adjectif épithète il y a peu encore, de
seul : Pierre boit beaucoup de whisky, mais ne prend pas de vin/Pierre est ivre sans
avoir bu de vin / Gustave a de bon vin (encore possible récemment). En français
moderne, malgré l'identité des morphèmes, il est encore possible de marquer la
distinction entre un partitif indéfini : j'ai de la peine, et un partitif s pécifié : Mon
berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau (Chateaubriand) ; ainsi qu'entre
un indéfini pluriel : j'ai pris des cerises, et un pluriel partitif : j'ai pris des cerises de
ce panier (voir Wilmet 1986).
II.2.1 À partir des pronoms personnels latins (ego, me, tu, te...), et du démonstratif
ille pour les 3e personnes, traités de façon tonique ou atone, le français a créé un
système de pronoms personnels beaucoup plus complexe que le système latin ; le
français possède en particulier plusieurs formes spécifiques pour la troisième
personne, ce que n'avait pas le latin. Dès l'ancien français les pronoms personnels se
répartissent en trois ensembles de formes, selon leur place et leur fonction dans la
phrase. Du IXe au XXe s., le système a subi quelques changements à mettre en
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 245
CAS-SUJET CAS-RÉGIME
DIRECT INDIRECT
Conjoint j' me /m'
1re p. sg. Disjoint je gié /jou mei /moi
Conjoint t' te /t'
2e p. sg. tu
Disjoint tei /toi
3e p. sg. Conjoint le /l' li
masc Disjoint il Lui
3e p. sg. Conjoint la /l' li
fem el /ele
Disjoint Li
3e p. sg. Conjoint il le /l' -
neutre Disjoint - - -
1re p. pl Conjoint nos /nous nos /nous
Disjoint
2e p. pl. Conjoint vos /vous vos /vous
Disjoint
3e p. pl. Conjoint les lor /leur
masculin Disjoint il eus /aus
3e p. pl. Conjoint les lor /leur
féminin eles
Disjoint Eles
3e Réfléchi Conjoint -
masc/fem/neutre se /s'
3e Réfléchi Disjoint -
masc/fem sei /soi
En français moderne :
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CONJOINTS DISJOINTS
SUJET RÉGIME SUJET ou RÉGIME
direct indirect
1re p. sg. je /j' me /m' moi
2e p. sg. tu /t' te /t' Toi
3e p. sg.masculin il le /l' lui Lui
3e p. sg.féminin elle la /l' lui Elle
3e p. sg. neutre il le /l' -
1 re p. pl. nous nous nous
2e p. pl. vous vous vous
3 e p. pl.masculin ils Eux
3e p. pl.féminin elles {les {leur elles
La forme de CSS féminin el n'est attestée que jusqu'au XVIe s. La forme de CSS de
deuxième personne t', attestée en ancien français, est encore utilisée oralement
(T'auras ton cadeau, T'es pas venu ?). Le CSS masculin de troisième personne il est
dès l'ancien français réalisé parfois i devant consonne : des graphies qui (= qu'i) pour
qu'il), si (= s'i) pour s'il en témoignent. Ce phénomène a perduré, et en français parlé
l'élision de -l devant consonne est courante (I viendra à côté de Il viendra), ainsi que
la contraction de il y a en i y a ou y a. Et le développement du morphème
interrogatif -ti a la même cause : au XVIe s. apparaît à l'oral le -t- de liaison de
troisième personne du singulier (L'aime-t-il ?), analogique des cas où est présent un -t
de désinence (Vient-il ? L'aimaient-ils ?) ; ce -t-il est prononcé -ti et va dès la fin du
XVIIIe s. servir de suffixe interrogatif à toutes les personnes, permettant de conserver
l'ordre canonique Sujet-Verbe (J'aime-ti ? I partent ti ? C'est ti qu'i part ?), et
s'ajoutant même aux formes avec inversion au XIXe s. dans la langue
« populaire » (Veux-tu-ti ?) ; ce suffixe en français contemporain apparaît archaïque
ou régional.
En ancien français les pronoms régimes conjoints le, les, et plus rarement me et vos
forment enclise avec certains monosyllabes : avec le pronom je (jel/jeu/jou, jes)
l'adverbe de négation ne (ne/nou, nes, nem, nos), la conjonction se (sel, ses), l'adverbe
si (sil, sis), le relatif qui (quil, quis), et que conjonction ou relatif (quel, ques) ; mais
ces formes ne se trouvent plus après le Moyen Âge.
La forme régime conjointe ou disjointe li, ambiguë, est souvent dès le XIIIe s.
confondue avec lui, qui la remplace totalement à la fin du XVe s. pour le masculin. Et
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 247
Le CSP masculin il a peu à peu pris un -s : à la fin du XIVe s. ils/ilz domine assez
généralement.
En outre, pendant toute la fin du Moyen Âge, on pouvait trouver il/ilz/ils pour elles :
Car pourquoy rougiront-ilz (les dames) ? Il semble qu'ilz se sentiroyent coulpables
des vices que le Jaloux recite de famine (début XVe s.) ; il s'agit d'un phénomène trop
étendu pour qu'on puisse l'expliquer par un dialectalisme : sans doute faut-il voir là
une tentative pour instaurer une forme de pluriel de genre indifférencié.
Mais le principal changement dans le système des formes est la cliticisation des
pronoms sujets, avec la disparition des formes autonomes jou/gié au XIVe s. :
je/tu/il/ils sont désormais nécessairement conjoints au groupe verbal. Parallèlement,
les formes disjointes moi/toi/lui/eux rompent avec la fonction régime et commencent
à apparaître en fonction de sujet dès la seconde moitié du XIIIe s., chaque fois que le
sujet pronominal se trouve en position disjointe (sauf dans l'expression figée je
soussigné).
Ainsi, dès la fin du Moyen Âge, la déclinaison à deux ou trois cas ne concerne plus
que les formes conjointes, devenues clitiques ; les pronoms disjoints forment un
ensemble indéclinable.
La présence du sujet du verbe n'a pas toujours été de règle. En ancien français et
tout particulièrement dans les indépendantes ou régissantes, le sujet pouvait n'être pas
exprimé (chap. IX § II). Mais en moyen français plusieurs changements se sont
produits : généralisation de l'ordre SVC, neutralisation ou effacement phonétique de
plusieurs désinences verbales qui distinguaient les personnes, cliticisation des
pronoms sujets devenus désormais les seules marques de personne distinctes à l'oral,
qui tous allaient dans le sens d'une généralisation de la présence du sujet, et tout
spécialement du pronom sujet aux premières et deuxièmes personnes et aux
troisièmes en cas d'anaphore ou d'impersonnel, et cela même lorsqu'il n'y avait
aucune ambiguïté. Cependant, au XVIe s. encore, le sujet pouvait parfois n'être pas
exprimé, spécialement dans le cas d'expressions quasi figées, ou avec l'impersonnel
(Non ferai/Si ferai, Veuille ou non, N'a pas longtemps, Faut que..., Suffit que..., Ainsi
fut fait), mais pas seulement : Ma manière est fort bonne, et n'en veux point changer
(Regnard) ; et le français moderne connaît encore de ces constructions (Si bon vous
semble ; Reste à savoir si..., De là vient que..., Tant s'en faut). Inversement, de
l’ancien français au français classique, on peut trouver un sujet devant un impératif
(Vous soyez le très bien venu).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 248
Tu, fet la dame, qui tant sez, me di..(ibid.) ; Et il toz raseoir les fist (ibid.) ; Si l'amez
come vostre fame, et ele vos come sa dame (ibid.) ; Dunc n'ies tu gié et ge sui tu ?
(Roman d'Eneas, XIIe s.). Seule la première personne du singulier présente parfois
une forme tonique spécifique gié ou jou suivant la région. Mais à partir de la fin du
XIIIe s., et surtout aux XIVe et XVe s., ce sont peu à peu les formes de CR disjointes
qui vont être utilisées en fonction de sujet disjoint : ainsi lorsque le sujet est séparé du
verbe par un élément tel que meïsmes/même : Li mesmes temoigne que..(Raoul de
Presles, XIVe s. : « Lui-même assure que... ») ; les derniers exemples de je meismes
sont du début du XVe s.), ou un numéral cardinal (nous deux), ou encore une
apposition, ou une relative : moy qui estois roi...(Jehan de Paris, XVe s.). C'est le cas
aussi lorsqu'on veut marquer une opposition : Lui le sait apparaît dès la fin du XIIIe
s. ; ou encore dès le XIVe s. lorsqu'il s'agit de deux sujets coordonnés dont l'un au
moins est un pronom (Lui et toi resterez ici). Et ces formes disjointes apparaissent
désormais en fonction d'attribut (Je ne suis plus moy, XVe s. ; C'est moi à partir du
XIVe s.) ou d'apposition (Moi je...) et en phrase elliptique.
Pour s'adresser à son interlocuteur, le locuteur dispose soit de tu/te/toi, soit du vous
« de politesse ». Le latin classique n'utilisait que tu dans ce cas ; l'emploi de vos de
politesse se développe au début du Ve s. à la cour de l'empereur Honorius. En ancien
français, il est des cas où tu et vous alternent dans le même énoncé en discours direct,
même à l'adresse d'un supérieur, du chevalier au roi en particulier, ou de l'homme à
Dieu : se mêlent alors un vouvoiement hiérarchique ou social et un tutoiement
affectif ; ainsi par exemple dans le Roman de Tristan de Béroul (XIIe s.) où tu et
vous alternent dans une adresse de Dinas au roi Marc (Vos estes oncle et il tes niés),
dans un discours des trois barons au roi Marc, dans l'adieu d'Yseut à Tristan (Tristan,
entent un petitet, Menberra moi de vos sovent). Dans bien des cas on peut interpréter
cette irruption de tu comme une marque d'insistance ou de supplication.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 249
juget que...), tous deux pouvant commuter avec zéro (Moi poise que... /Or me covient
que...) ; la langue classique utilise encore souvent il comme sujet renvoyant à un
énoncé précédent : Non, il m'est impossible (Molière) ; Goûtez bien cela, il est de
Léandre (La Bruyère) ; mais les grammairiens recommandent l'emploi de cela, qui en
français moderne dominera (voir chap. VIII § 3) ; et en fonction de régime direct,
c'est le pronom le neutre (voir ci-dessous II.3.6) qui dès l'ancien français, et en
concurrence avec ce, est employé comme anaphore d'un énoncé précédent (Jean est
venu hier, je le sais).
Parmi les langues romanes, peut-être sous l'influence germanique, seul le français
(avec l'occitan) a développé un pronom indéfini sujet on/l'en (en ancien
français)/l'on (depuis le moyen français) qui est à l'origine le CSS du nom homme. Si
la première attestation qui se trouve dans le premier texte français est sans doute
encore à interpréter comme un nom à portée générale : Si cum om per dreit son
fradra salvar dift (Serments de Strasbourg ; le texte germanique correspondant
comporte l'équivalent allemand de on :…man... : « ainsi que tout homme doit
obligatoirement aider son frère »), dès le XIe s. on a des cas où on ne peut être autre
chose que le sujet indéfini : Sainz Boneface, que l'un martir apelet (Vie de saint
Alexis). Dès l’ancien français et jusqu'au français moderne on est utilisé non
seulement avec sa propre valeur d'indéfini (à la fin du XIIIe s. un grammairien
signale que le passif latin du type dicitur se traduit par on dit), mais également
comme pronom omnipersonnel (on a pu montrer qu'en français moderne on peut se
substituer à n'importe lequel des pronoms personnels), et comme substitut de nous
tout spécialement : d'où en moyen français dans le nord-est des tours en On aurions...
S'on ne sommes mors ou tués ; d'où en français moderne la possibilité d'accorder au
pluriel le participe passé ou l'attribut introduit par on est (Hier on est allées au
cinéma ; On est fiers du résultat). Et en français classique existe la possibilité
d'alternance on/vous : Vous, Narcisse, restez, et vous qu'on se retire (Racine,
Britannicus).
Le pronom masculin pluriel ils est assez courant dès le français classique pour
désigner un sujet indéterminé : qu'ils disent ; qu'ils appellent ; Madame, ils ne vous
croiront pas (Racine, Britannicus : « on ne vous croira pas »). Dans certains de ces
cas le français moderne a développé on (comme on dit), mais cet emploi de ils n'est
pas rare à l'oral pour référer à un collectif indéterminé : À la Sécu, ils me demandent
de remplir cet imprimé.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 250
II.2.2 En ce qui concerne les pronoms régimes, la répartition des emplois entre
formes conjointes et formes disjointes a évolué, spécialement en moyen français
Quand les deux régimes sont de troisième personne, très souvent en ancien français
il y a effacement ou contraction du premier : Si li mostre (Queste del Saint Graal :
« Il le lui montre » : voir ci-dessus, paragraphe II.2.1.) ; ce phénomène se rencontre
encore au XVIIe s., et dans le français parlé contemporain (J’ lui ai donné pour je le
lui ai donné).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 251
En français moderne, quand deux pronoms suivent l'impératif, l'ordre courant est
régime direct - régime indirect (Donne- le- lui/moi) ; mais à l'oral si le régime
indirect est de première personne, il n'est pas rare d'avoir Donne-moi-le.
Après l'adverbe présentatif Ez/Es, qui n'est plus employé après le XIIIe s., et qui est
souvent accompagné de vos, l'ancien français emploie le pronom régime conjoint :
Quant cil l'oïrent, es les vos tos montez (Raoul de Cambrai, XIIe s. : « les voici tous à
cheval »). Avec vecy/voici et velà/voilà qui apparaissent en tant que terme autonome
en moyen français, le pronom régime conjoint précédera le présentatif (le voici).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 252
Dans la langue classique le pouvait aussi être substitut d'un participe passé non
explicité : Qu'il m'assujettisse à tes volontés comme Hercule le fut à celle
d'Eurysthée (Fénelon).
II.2.3 Le pronom régime introduit par une préposition est toujours à la forme
disjointe, de l'ancien français au français moderne Pour le pronom régime d'un
infinitif ou d'une forme en -ant introduits par une préposition, un changement
s'est produit en moyen français En ancien français, ce pronom se place en général
entre la préposition et le verbe à la forme disjointe (pour lui veoir), et cela encore
parfois au XVIe s. (occasion de toy contenter, Rabelais). Mais dès le XIIe s. apparaît
parfois la forme conjointe : Pour les veoir issent des triex (Roman de Thèbes, XIIe
s.) ; por la mener a chief (Queste del saint Graal, XIIIe s.). Dès la fin du XIVe s. le
tour moderne est majoritaire, et il est général au XVIe s.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 253
par la simplece qu'il i voit i espoire il tant de bien qu'il li plest molt qu'il le face
chevalier (Queste del saint Graal : « À cause de la droiture qu'il voit en lui, il espère
trouver chez lui.. ») ; cette possibilité existe encore en français classique dans la
langue cultivée : J'ai voulu par des mers en être séparée (Racine, Phèdre) ; Je puis
beaucoup sur lui, J'y pourrai davantage (Corneille, Pertharite) ; et, malgré
l'interdiction des puristes, en français moderne, couramment pour en, avec quelques
verbes comme penser pour y : À ses amis, Pierre y pense tous les jours, il en parle
souvent. Formes conjointes, en et y précèdent le verbe conjugué et, s'ils cooccurrent
avec un pronom personnel, le suivent, en ancien français comme en français moderne
(Il vos en dira voir, Si m'en creez).
Quand en et y sont tous deux régimes du même verbe, en ancien français ils suivent
l'ordre en i : Gardez que n'en i veigne nus (Chrétien de Troyes, Yvain, XIIe s.) ; dès le
XIVe s. apparaît la séquence y en (Il y en a), qui se généralise au XVIe s. où le tour
ancien apparaît encore parfois : Et y en trouvons tant... Et combien en y a t il eu... ?
(Montaigne).
L'ancien français possédait une locution synonyme du pronom réfléchi : ses cors,
normalement décliné : Autretant l'aim come mon cors (Chrétien de Troyes, Yvain :
« Je l'aime comme moi-même ») ; Il dist que il ne les y lairoit ja aler, se ses cors n'i
aloit (Joinville, fin XIIIe s. « …si lui-même n’y allait pas »). Ce tour disparaît en
moyen français, il ne reste en français moderne que l'expression à son corps
défendant.
Dès l'ancien français enfin, le pronom personnel construit avec la préposition de est
parfois employé au lieu du possessif : L'anme de lui en portet Sathanas (Chanson de
Roland).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 254
Le pronom démonstratif neutre ce (l'un des rares neutres du français) vient du neutre
latin ecce hoc alors que les autres démonstratifs, déterminants et pronoms, viennent
des paradigmes latins (ecce) iste et (ecce) ille. Aux XI-XIIe s., le système des
démonstratifs s'organise ainsi en français :
CSS cil/cist
CRS1
} cele/ceste ce, ceo, ço
cel/cest
CRS2 celui/cestui celi/cesti
CSP cil/cist cestes
CRP } celes/ cez (det)
cels, ceuz/cez
Trois remarques d'ordre morphologique sont à faire. D'une part, il existait deux
formes neutres, cel et cest (CSS et CRS), rares, et qui ne sont plus attestées après le
XIIe s. D'autre part, tous ces démonstratifs existent également sous une forme plus
longue, préfixée en i- (icil, iceste...), peut-être accentuée ; certaines de ces formes en
i- se rencontrent encore au XVIIe s. notamment dans le style juridique (icelui). Enfin,
en fonction de déterminants, ces démonstratifs sont en général atones et précèdent
toujours le nom, alors qu'en fonction de pronoms , ils sont toniques et s'emploient de
façon autonome. Ce qui distingue en ancien français ces deux paradigmes en -l- et
-st-, c'est leur signification : cist indique que le référent est un élément de la situation
d'interlocution (déictique), ou un élément de l'énoncé précédant immédiatement
(anaphorique) ; dans le couple cist/cil, il est la forme marquée ; cil est employé dans
les autres cas (référent extérieur ou éloigné), mais en tant que forme non marquée, il
peut occuper tous les emplois de la forme marquée (Kleiber 1985). Enfin, lorsque le
pronom démonstratif est déterminé par une relative, un groupe nominal, un adverbe,
c'est quasiment toujours la forme en -l- qui est employée (cil qui, ceus del chastel, cil
dedens).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 255
Dès la fin du XIIe s., une première modification se produit dans ce système
parfaitement symétrique ; elle concerne le déterminant pluriel : d'une part la forme
cez du CRP masculin et du féminin pluriel devient ces sous l'effet de la disparition
dans le système phonologique du français des consonnes occluso-constrictives (-z,
prononcé jusqu'alors -ts, se réduit à -s) ; d'autre part, dans la plupart des régions au
nord de la Loire, cels devient ces par effacement de -l devant consonne comme dans
les autres déterminants atones (de les donne des, a les donne as, forme beaucoup plus
courante que aus en ancien français) (Dees 1971). Cette première modification en
entraîne une seconde : à ce déterminant pluriel ces, va correspondre un déterminant
singulier ce qui apparaît dès le début du XIIIe, s. devant les noms au CRS masculin
commençant par une consonne. Cette création s'est produite dans les régions où
existait ces, et sans doute sur le modèle du déterminant défini le/les. Au XIIIe s.
existe donc pour les déterminants démonstratifs un système propre, différent de
celui des pronoms :
DÉTERMINANTS
MASCULIN FÉMININ
CSS cil/cist
CRS1
cel /cest + voyelle } cele /ceste
ce + consonne
CRS2 celui /cestui celi /cesti
Et la forme de pronom ces issue de cez est remplacée dès le XIIIe s. par la première
forme composée en -ci : ceus-ci.
Au XIVe s., la forme de CSS et CSP masculin cist disparaît en même temps que la
déclinaison bi-casuelle nominale ; mais du XIVe au XVIe s., cil reste utilisé (encore
chez Rabelais, Du Bellay), parfois sans valeur casuelle. Et les formes cel et cest
tendent à se cantonner dans l'emploi de déterminant. De la fin du XIVe au début du
XVIe s. le système courant est celui-ci :
PRONOMS
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 256
DÉTERMINANTS
Contrairement à ce que l'on affirme parfois, le paradigme en -st- ne s'est pas très
vite spécialisé dans les emplois de déterminant : cestui et ceste continuent d'être
utilisés comme pronoms jusqu'au XVIe s. Et cestui et celui sont alors parfois encore
déterminants, en particulier dans l'Ouest (d'où l'usage qu'en font Rabelais et Du
Bellay).
Dès le XIVe s., l'opposition sémantique entre les deux paradigmes en -st en -l-
semble avoir disparu ; ce qui marque désormais cette opposition, ce sont les suffixes -
ci et -la. Mais ces suffixes ne deviennent courants qu'après 1450, et dès ce moment-là
on constate la même dissymétrie qu'en français moderne : les formes en -ci sont
marquées et renvoient nettement à la situation d'interlocution, celles en -là couvrent
un plus large éventail d'emplois et paraissent être, comme cil en ancien français, le
paradigme non-marqué. En français moderne, à l'oral, les formes en -là sont plus
courantes que celles en -ci, même accompagnées d'un geste déictique.
Au XVIIe s., les pronoms cette-ci et cettui-ci disparaissent, ils ne survivent que
sporadiquement dans le style comique (Voltaire) ; et tout au long du siècle l'on hésite
pour le suffixe entre -cy et -icy. Mais l'on a dès lors le système moderne des
démonstratifs, avec deux séries totalement différenciées :
PRONOMS DÉTERMINANTS
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 257
II.3.6 En ancien français le démonstratif était seul à offrir les mêmes formes pour le
déterminant et le pronom ; les possessifs ont un paradigme de déterminants
spécifique, les déterminants définis et les pronoms personnels n'ont que quelques
formes communes (le, la, les). Peut-être cette situation a-t-elle joué aussi dans la
différenciation qui s'est progressivement opérée entre les deux séries de la fin du
XIIe au XVIIe s., l'une parallèle aux pronoms personnels toniques (lui/elle/eux/elles),
l'autre, parallèle à l'article défini. Et, comme pour les autres déterminants et à la
différence du pronom personnel, toute déclinaison a été éliminée.
Dès l'ancien français également, sous la forme inversée est-ce, souvent graphiée
esse en moyen français, ce tour marque l'interrogation partielle (Ou esse ? Qu'est
ce que tu veux ?). Ce n'est qu'au XVIe s. que est-ce que commence à introduire une
interrogation totale (Est-ce que tu viens ?), dont il est devenu en français parlé la
forme par excellence (voir chap. IX, § II).
Dès l'ancien français encore, ce, comme il/le neutres (voir chap. VIII § II.2.), sert
d'anaphore à une subordonnée conjonctive en que (voir chap. VIII § VI que) : Ce me
poise que por nos deus se conbatront (Chrétien de Troyes, Yvain) ; Ce que je te le dis
est un signe que je te veux guérir (Pascal, XVIIe s.) ; en français moderne ce n'est
plus possible que si ce que est précédé de préposition : Il se plaint de ce que tu es
parti trop tôt.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 258
être employée de façon autonome : D'abord, c'est qu'il faut vous en laisser le mérite
(Laclos).
POSSESSEUR UNIQUE
MASCULIN DÉCLINABLE
ATONE TONIQUE
FÉMININ INDÉCLINABLE
ATONE TONIQUE
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 259
POSSESSEURS MULTIPLES
En ancien français, ma/ta/sa sont élidés devant une voyelle (m'amie). Les formes
atones ne sont employées que comme déterminants, alors que les formes toniques ont
soit un emploi adjectival (la meie mort), soit un emploi pronominal (la meie). Tant
par la diversité des formes que par leur nombre fort inégal selon les personnes (douze
formes possibles à la troisième personne du singulier, selon le genre, le nombre et la
position, contre une seule et unique à la troisième personne du pluriel), on a là un
système extrêmement hétérogène. C'est peut-être là la cause de quelques tentatives de
simplification : en picard apparaissent les singuliers atones no et vo analogiques du
pluriel nos et vos, et d'autre part, par affaiblissement des voyelles atones, ma/ta/sa y
prennent la forme me/te/se, et mon/ton/son y deviennent men/ten/sen. En anglo-
normand, ce sont les formes de CSS masculin mes/tes/ses qui par analogie avec les
pluriels mi/ti/si prennent la forme mis/tis/sis.
II.4.2 Entre la fin du XIIe s. et le XVIe s. se met en place le système des formes que
nous connaissons.
Dès la fin du XIIe s. on trouve dans certaines régions (en wallon, picard et lorrain
spécialement) des traces de mon/ton/son au lieu de m'/t'/s', au féminin devant voyelle.
Au XIVe s. les deux formes sont en concurrence, et la série élidée disparaît
pratiquement au début du XVe s., sauf dans quelques groupes figés tels que m'amie,
par m'ame, que l'on rencontre encore au XVIe s. ; il n'en subsiste guère que ma mie
(= m'amie) et des mamours.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 260
II.4.3 En ancien français, si les formes atones ne sont que déterminants, les formes
toniques, précédées ou non d'un déterminant, ont des fonctions adjectivales et
pronominales : par souue clemencia (Eulalie, IXe s.) ; pur sue amor, la sue grant ire
(Chanson de Roland), cest mien anel, li torz en seroit tuens, por vostre enor et por la
moie (Chrétien de Troyes, XIIe s.). Entre la forme atone (ma mort) et la forme
tonique (la moie mort), il y a une différence sémantique d'insistance, de subjectivité,
même si elle est parfois difficile à percevoir. Si l'emploi adjectival de la série tonique
a eu tendance à se restreindre au cours des siècles, il est encore attesté au XVIIe s., et
même postposé au nom si le déterminant est l'article défini : quelque sien voisin, ce
mien camarade (Corneille) ; deux siens voisins (La Fontaine) ; Et n'appréhendez plus
l'interruption nôtre (Molière). Le type un mien ami est donné par Littré au XIXe s.
comme « familier » ; c'est en français moderne un archaïsme. Ce qui le remplace,
c'est le tour pronominal postposé au nom : un ami à moi (qui n'est pas synonyme de
mon ami). L'avantage de cette construction est d'être possible à toutes les personnes
(ce que n'était plus depuis longtemps la forme tonique) : c'est un ami à vous ? et elle
est même utilisée pour lever les ambiguïtés du déterminant possessif : c'est sa mère à
elle ; elle est enfin courante comme attribut : ce livre est à moi ; et au XVIIe s. le
grammairien Maupas préférait ce pays est à eux à ce pays est leur. Un tour semblable
existait déjà dès l'ancien français, mais avec la préposition de : l'anme de lui
(Chanson de Roland) ; l'amour de moi.
Le déterminant possessif est assez couramment omis lorsqu'il s'agit des parties du
corps ; on emploie alors l'article défini (Il marche la tête haute, il secoue la tête), que
précise parfois le pronom personnel indirect (Je me lave les cheveux, à côté de
l'emphatique Je lave mes cheveux), et cela dès l'ancien français : Desuz le front li
buillit la cervele (Chanson de Roland). Dans ce cas comme dans celui de mien, on le
voit, les possessifs ont des rapports étroits avec les pronoms personnels.
Étudiant l'« expressivité » dans la langue, H. Frei (1929) soulignait l'importance des
déterminants possessifs dans ce domaine : Il fait son malin, Voilà notre ami, J'ai tout
mon temps, Oui mon général...
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 261
II.5 Indéfinis
II.5.1 Par rapport au latin, le français possède un très grand nombre d'indéfinis,
beaucoup étant de création romane ou française ; plusieurs d'entre eux résultent de
combinaisons de quel, que, et un. La principale évolution concerne les termes qui,
d'indéfinis dans l'ancienne langue, sont devenus négatifs.
II.5.2 Quelques termes qui en ancien français désignaient une unité indéterminée,
désignent à présent une quantité nulle : nul, aucun, rien, personne.
Aucun, pronom et déterminant, est positif en ancien français : Espoir aucun duel a
eü (Chrétien de Troyes, Yvain : « Il a peut-être eu quelque chagrin... ») ; Quant il
avient que aucuns pert sa terre (Mort Artu, XIIIe s.), et l'est encore parfois au XVIIe
s. chez Scarron, La Fontaine, Molière, surtout précédé de d' et au pluriel : Aucuns
disent que... ; Aucunes fois... ; Ce que d'aucuns maris souffrent paisiblement
(Molière). Ce tour en d'aucuns sujet est attesté dès le XVe s. (Commynes), il se
rencontre encore en français moderne. Aucun apparaît dès l'ancien français dans des
phrases négatives, mais rarement, et avec valeur d'indéfini ; ce n'est qu'à partir du
XVe s. que, remplaçant de plus en plus souvent nul auprès de ne, il prend peu à peu
au singulier la valeur négative qu'il a en français moderne ; cette évolution est
achevée au XVIIe s.
En français moderne, aucun, tant comme pronom que comme déterminant, est
largement concurrencé par pas un, qui apparaît au XVe s. pour désigner un animé
humain : Il ne en a pas une qui en soit excusée (Cent Nouvelles nouvelles, XVe s.).
Au XVIIe s. il est parfois employé comme indéfini non négatif : Si j'en connais pas
un, je veux être étranglé (Corneille). Désormais, dans les phrases négatives, aucun et
pas un sont en concurrence, nul ne se rencontrant plus que dans l'expression nulle
part.
Rien et personne pronoms sont aussi, à l'origine, positifs. En ancien français, rien(s)
(venant du latin rem, « chose ») accompagne souvent ne dès le XIe s., mais il reste
substantif désignant un objet ou un animé humain : la riens ou monde que plus aim
(« la personne au monde que je préfère ») et il est pronom indéfini en phrases
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 262
virtuelles : Dites se de rien i mesprant (Chrétien de Troyes, Yvain). Dans tous ces
emplois, on trouve aussi au Moyen Âge et parfois encore au début du XVIIe s. ame
(pour les animés humains) et chose. Cependant dans le tour por rien, il désigne dès le
XIIe s. (Eneas) la quantité nulle ; en moyen français, il peut déjà parfois nier à lui
seul, mais ce n'est qu'au XVIIe s. qu'il devient pronom négatif ; subsistent cependant
des cas où il reste indéfini : Impossible de rien faire ni de rien dire qui ne lui fût
odieux (Mauriac, XXe s. : « quoi que ce soit »).
Personne, qui apparaît au XIIIe s. mais reste exceptionnel, commence à être attesté
au XVe s. comme pronom désignant un animé humain à l'existence virtuelle : Si nous
a faillu attendre que quelcun aye ouvert l'uys. Le cappitaine, que bien tenoit l'ueil si
personne ouvriroit point la porte, a veu ung des chambellans a la porte (Jehan de
Paris, XVe s.). Au XVIIe s. on discute encore de son genre : Je ne vois personne si
heureux/si heureuse.
II.5.3 Un certain nombre d'indéfinis indiquent que l'on pose ou suppose l'existence
d'une ou plusieurs personne(s) ou chose(s) dont l'identité n'est pas spécifiée. Il s'agit
de composés de que/quel/un, et de termes indiquant un pluriel non défini.
Le pronom quelqu'un, créé au XIIIe s., ne devient courant qu'au XVe s., et d'abord
dans des phrases virtuelles : Jamais ne se fust doubté qu'il y eust quelque ung (Cent
Nouvelles nouvelles).
Quelque chose apparaît également au XIIIe s., mais ne devient pronom qu'entre le
XVe et le XVIIe s., lorsque l'épithète pourra n'être plus au féminin : quelque chose de
nouveau (Cent Nouvelles nouvelles, XVe s.) mais quelque chose confortative (ibid.),
et encore au début du XVIIe s. : Quand on veut imaginer quelque chose qu'on n'a
jamais vue (Descartes).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 263
L'ancien français possédait un autre pronom, el/al (« autre »), qui n'est plus attesté
après le XIVe s.
Même existe dès l'ancien français, sous la forme meïsme(s) ; il est adjectif ou
adverbe, et exprime déjà soit la similitude entre deux éléments distincts, soit
l'insistance sur un élément particulier. En ancien français et jusqu'au XVIIe et au
XVIIIe s., même adjectif peut se placer soit entre le déterminant et le nom : Cil qui
autrui juge a tort doit de celui meïsmes mort morir que il li a jugiee (Chrétien de
Troyes, Yvain : « la même mort ») ; an celui meïsmes jour (ibid. : « ce même jour »
ou « ce jour même ») ; Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu ? (Corneille, Le
Cid : « le courage même »), soit, mais seulement en ancien français, devant le
déterminant : Escu ot d'or a vair freté, De meïme le teint ot la lance (Thomas, Tristan
et Yseut : « de la même couleur ») ; soit encore après le nom : Sans être rivaux nous
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 264
aimons en lieu même (Corneille), sans que la place serve absolument, comme en
français moderne, à déterminer à quelle valeur on a affaire. Cependant dès l'ancien
français même d'insistance portant sur un pronom suit toujours le pronom (lui
meïsmes), et s'il porte sur un nom il le suit déjà : Li sire meïsmes i cort (Chrétien de
Troyes, Yvain : « le seigneur lui-même »). Il semble en outre qu'au Moyen Âge et
jusqu'au XVIIIe s. la distinction entre même adjectif et mêmes adverbe (avec -s
adverbial jusqu'au XVIIIe s.) ne soit pas nette, la forme avec -s et la forme sans -s
pouvant se rencontrer dans les deux emplois. C'est en moyen français que l'on
commence à utiliser le groupe le même comme pronom neutre au sens de « la même
chose », encore attesté au XVIIe s. : Incontinent il fut tué et mis en pieces, et si
vouloient ils faire le même a plusieurs autres (Juvénal des Ursins) ; J'espère de vous
le même (Corneille).
Tel, autel (qui disparaît après le XVe s.), autretel (que l'on retrouve jusqu'au XVIIe
s. sous la forme autre tel) marquent en ancien français la similitude. Ce sont des
formes épicènes, mais le -e désinentiel du féminin commence à apparaître dès le XIIe
s. et se généralisera lentement. En corrélation avec comme ou que, tel marque plutôt
l'intensité ou l'insistance. Adjectif épithète ou attribut, tel n'est en général pas précédé
d'un déterminant, et ce jusqu'au XVIIe s. au moins. Pronom, en ancien français il
entre dans deux tours, disparus ensuite : tel i a (qui) : Ce fu molt bel a tel i ot
(Chrétien de Troyes, Yvain : « Il y a des gens à qui cela fit grand plaisir »), et tel
précédant un numéral avec le sens de « de cette sorte » : A icest mot tels.c. milie s'en
vunt (Chanson de Roland). Au XVIIe s. tout tel est courant, mais blâmé par les
grammairiens.
Tout est pronom, adjectif ou adverbe dès l'ancien français, et dans tous ces emplois
il se déclinait au masculin (CSS toz, CRS tot/tout, CSP tuit, CRP toz/tous). Tout
déterminant est suivi d'un autre déterminant (tout le/ce/mon, tous les/ces/mes),
marquant soit la globalité, soit la totalité des éléments d'un ensemble ; lorsqu'au
singulier il précède directement le nom, il a valeur distributive ou indéfinie (sor tote
rien : « plus que toute chose » ; sur toute chose encore en français moderne) ; au
pluriel enfin il peut aussi précéder directement le nom : armez de totes armeüres
(Chrétien de Troyes, Yvain), Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers de
tous les temps, de tous ages et de toutes conditions (Pascal). Marquant l'intensité, tout
s'accorde aux deux genres jusqu'au XVIIe s. : Einçois ira toz seus (Chrétien de
Troyes, Yvain : « il ira tout seul »), Il faut... tenir mes chevaux tous prêts (Molière).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 265
II.6 Numéraux
II.6.1 Les nombres cardinaux ont connu quelques variations au cours des siècles.
Pour les milliers, si l'ancien français fait une différence entre mil (unique forme au
singulier) et milie/mille/mil pour plusieurs milliers, mil et mille sont utilisés
indifféremment aux XVIe s. et XVIIe s. ; pour la datation, on n'a jamais cessé de
pouvoir écrire l'un ou l'autre (mil neuf cent quatre vingts). Au XVIIe s. les
grammairiens discutent de la pertinence d'un -s pour mille (il m'a fait milles amitiés)
et tranchent pour l'invariabilité.
Pour exprimer une fraction d'un ensemble, l'ancien français et le moyen français
utilisent le tour des cinc les trois (« trois sur cinq »).
II.6.2 Le système des ordinaux n'a subi que très peu de changement ; l'ancien
français possédait secont, tiers, quart, quint, qui du XIVe au XVIIe s. ont été
concurrencés puis remplacés par les formes actuelles (Rabelais, par exemple, utilise
les deux systèmes, comme plusieurs auteurs du XVIIe s.), mais on a conservé second
et tierce (personne).
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Jusqu'au XVIIe s. les ordinaux sont plus largement utilisés qu'en français moderne :
pour la datation (le quantième du mois), pour le rang des souverains (c'est au XVIIe
s. que l'usage moderne s'implante : Henri quatre à côté de Henri quatrième), pour la
numérotation des chapitres (c'est également au XVIIe s. qu'apparaît l'usage moderne :
chapitre neuf).
En ancien français et jusqu'au XVIe s., pour indiquer le nombre de personnes qui
accompagnent quelqu'un, on utilise le tour pronom personnel + ordinal (soi quart :
« avec trois compagnons »).
Pour indiquer l'heure, les termes de prime, tierce et none, qui au Moyen Âge
désignaient les heures canoniales, continuent d'être utilisés jusqu'au XVIe s., mais dès
la fin du XIVe s. le système moderne se fait jour (Froissart connaît les deux).
II.7.1 L'ancien français a hérité du latin toute une série de formes en qu-/c-, qui ont
donné qui/que/quoi/cui/quel, et qui constituent alors l'essentiel des paradigmes du
relatif, de l'interrogatif, de certains exclamatifs.
Les formes des relatifs sont en ancien français assez peu différentes de celles que
nous connaissons. Elles ne marquent ni l'opposition masculin/féminin, ni l'opposition
singulier/pluriel. Ce sont : qui, que, cui, quoi, dont, ou, ainsi que, plus rarement et
tardivement, le paradigme de lequel.
Qui est cas-sujet masculin ou féminin, singulier ou pluriel ; mais il est parfois aussi
utilisé comme régime au lieu de la forme cui, en particulier avec préposition, et
même pour le non-humain : Et vos... par qui conseil ceste guerre est commenciee
(Mort Artu, XIIIe s.). Cet usage est courant jusqu'au XVIIIe s., malgré l'opposition de
Vaugelas qui d'ailleurs l'emploie : Selon l'ordre... du sens commun sur qui la
grammaire doit être fondée (Vaugelas). Qui, en ancien français, est couramment
relatif indéfini, sans antécédent : d'une part dans des énoncés formulaires généraux où
la relative est sujet du verbe régissant, et cet usage se rencontre encore en français
moderne : Plaindre se doit qui est batuz (Chrétien de Troyes, Yvain), d'autre part,
jusqu'au XVIIe s., dans des énoncés hypothétiques, où la relative au subjonctif
imparfait ou au conditionnel, le plus souvent, a une autre fonction que sujet : Nenil,
qui bien esgarde droit (Chrétien de Troyes, Yvain : « Non, si on considère ce qui est
légitime »), Qui me paiast, je m'en allasse (Pathelin, XVe s. : « Si l'on me payait, je
m'en irais »), Qui pourrait toutefois en détourner Lysandre, ce serait le plus sûr
(Corneille : « Si on... »). On a encore en français moderne comme qui dirait, ou le
proverbe « Tout vient à point qui sait attendre ». Jusqu'au XVIIe s. au moins qui peut
être aussi sujet neutre renvoyant à l'énoncé précédent : Uns vavasors... antra leanz,
qui mout lor nut (Chrétien de Troyes, Perceval : « ce qui leur fut fatal »), Madame de
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 267
Dreux sortit hier de prison ; elle fut admonestee, qui est une très légère peine
(Sévigné) ; le tour en ce qui se développe à partir du XIVe s., mais le français
moderne conserve encore qui plus est, voilà qui est bien. L'ancien français possède
enfin un tour exprimant la généralité d'une attitude, et dans lequel le relatif peut être
effacé : n'i a celui/cel n'en i a/n'en i a cel (qui) ne + subjonctif présent : Cel n'en i ad
ki de pitet ne plurt (Chanson de Roland, 822), et N'i ad celoi n'i plurt (ibid.,
1836) signifiant : « Tous pleurent ».
Que est parfois sujet neutre précédé de ce : Trestot me plest ce que li siet (Chrétien de
Troyes, Yvain : « Je suis heureux que cela lui convienne »), mais aussi sujet masculin
ou féminin dans certains textes, du XIe jusqu'au XVIe s., en particulier quand le
relatif sujet est séparé du verbe : Je vous bailleray le plus bel coustel... que onques fu
fait (Bérinus, XIVe s.). Il peut être aussi attribut du sujet jusqu'en français moderne
(Le professeur que je suis...). Mais dans la très grande majorité de ses emplois que est
régime direct, en général atone, et parfois neutre (« ce que » : faire que sages « agir
sagement », encore chez La Fontaine). Il se rencontre cependant de loin en loin après
une préposition.
Cui est la forme tonique de cas-régime, direct, indirect ou prépositionnel pour les
animés humains : Celui cui ele leisse an grant enui (Chrétien de Troyes, Yvain), Cil
cui la forteresce estoit (ibid.), La pucele por cui il se voloit conbatre (ibid.), et il peut
être complément déterminatif antéposé : Artus, li boens rois de Bretaigne, la cui
proesce nos enseigne que... (Chrétien de Troyes, Yvain : « dont la prouesse »). C'est
en moyen français que cui sera remplacé par qui.
Quoi est la forme correspondant à cui pour le non-humain, mais son usage est bien
plus réduit en ancien français, et presque seulement prépositionnel : Les portes par
coi maintes genz furent mortes (Chrétien de Troyes, Yvain) ; il se répandra en moyen
français, et au XVe s. pourra être complément direct.
Quant que/quanque (« tout ce que ») est relatif neutre en ancien français et moyen
français : Si vit quanqu'il voloit veoir (Chrétien de Troyes, Yvain).
Lequel, assez rare en ancien français, connaît comme pronom ou déterminant un très
grand succès en moyen français et au XVIe s., car il peut s'insérer dans les
constructions les plus complexes : Pour a laquelle chose seurement obvier (Cent
Nouvelles nouvelles). Au XVIIe s. Vaugelas le recommande en fonction de sujet dans
la narration (Il y avait à Rome un grand capitaine, lequel...), alors que dans ce cas
l'Académie préfère qui. Par la suite il est moins utilisé comme sujet et régime direct,
son emploi courant étant en français moderne prépositionnel : il peut en effet
anaphoriser aussi bien un animé (qui demanderait qui après préposition) qu'un
inanimé (pour lequel qui est impossible et quoi peu courant) : Le livre /L'élève
/L'événement auquel je pense.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 268
Où est à l'origine adverbe relatif marquant le lieu. Mais dès l'ancien français et encore
au XVIIIe s. certains emplois sont de relatif, avec antécédent animé humain parfois :
Ne trovat home u il sachet parler (Chanson de Guillaume, XIIe s. : « à qui parler »),
Vous avez vu ce fils où mon espoir se fonde (Molière), J'ai honte des horreurs où je
me vois contraint (Racine). Où a donc eu très longtemps une utilisation beaucoup
plus large que dans le français moderne qui n'en a guère conservé que les valeurs
locale et, secondairement, temporelle (Au temps où.., que l'on a déjà en ancien
français).
II.7.2 Selon leur valeur sémantique, les relatives sont classées en déterminatives et
explicatives. Cette distinction a été esquissée dès le XVIIe s. par les grammairiens
logiciens de Port-Royal ; elle a donné lieu récemment à de nombreux travaux qui ont
largement précisé et affiné cette analyse. Les déterminatives ont valeur adjectivale et
fonction d'épithète ou parfois d'attribut du régime (Je l'aperçois qui vient) ; les
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 269
À côté du relatif qui employé sans antécédent, désormais archaïque, et de celui qui/
ceux qui, le français a développé toute une série de relatifs indéfinis composés qui,
dès l'origine, se construisent avec le subjonctif et introduisent une concessive : en
ancien français qui que/que que/quoi que/où que/quel que/quelque que : Ki ques
rapelt, ja n'en returnerunt (Chanson de Roland : « Qui que ce soit qui les rappelle »),
Quel part qu'il aut (ibid. : « Où qu'il aille »), En quelque leu qu'il onques aut
(Chrétien de Troyes, Yvain). Le français moderne a conservé comme pronoms quoi
que (Quoi qu'il dise, on ne le croit pas), quel que (Quel qu'il soit), a développé les
locutions en qui que ce soit qui, et avec un nom n'emploie plus que quelque... que
(En quelque lieu qu'il aille).
Le paradigme des interrogatifs n'a guère changé ; seuls certains emplois ont
évolué.
Qui est pronom interrogatif sujet, attribut ou régime direct pour les animés humains,
en interrogation directe ou indirecte, mais il s'emploie aussi parfois pour l'inanimé ou
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 270
le neutre : Et li prie... Qu'el li die qui la fet rire (Chrétien de Troyes, Cligès : « ce qui
la fait rire »), Qui sont-elles, ces trois opérations de l'esprit ? (Molière). Ce n'est qu'à
la fin du XVIIe s. que les grammairiens imposent de réserver qui à l'interrogation sur
la personne. Dès l'ancien français apparaît une construction d'insistance en qui est qui
ou qui est ce qui : Qui est qui se demante si ? (Chrétien de Troyes, Yvain), Qui est ce
la qui grouille ? (Cent Nouvelles nouvelles, XVe s.). Qui se rencontre parfois au lieu
de cui en ancien français : En la qui [= cui] garde leroiz vos madame la reine ?(Mort
Artu : « En la garde de qui laisserez-vous.. ?»), puis, il sera employé régulièrement
pour l'animé humain après une préposition (pour qui ?).
Que est pronom interrogatif régime direct pour le non-humain. En ancien français il
est parfois aussi attribut du sujet ou sujet neutre : Mere, fet il, que est iglise ?
(Chrétien de Troyes, Perceval), Qu'est devenuz li Guascuinz Engeler ?(Chanson de
Roland), Que purrat ço estre ? (Chanson de Roland). De l'ancien français au XVIIIe
s., que peut être employé en interrogation directe avec le sens de « pourquoi ? » : Que
ne t'ai ore an ma baillie ? (Chrétien de Troyes, Yvain), Que parlez-vous du Scythe et
de ses cruautés ? (Racine), Que tardons-nous à faire un pas qu'il faut toujours faire ?
(Rousseau). Cet emploi, un peu archaïsant, se rencontre encore en français moderne
avec la négation ne seule : Que ne dites-vous la vérité ?. En interrogation indirecte,
dès l'ancien français et au XVIIIe s. encore on trouve que comme interrogatif objet ou
attribut du sujet, à côté du tour en ce que plus tardif et qui s'imposera : Or ne sai jo
que face (Chanson de Roland), Je ne sais que c'est d'aimer ni de haïr, (Corneille), Je
ne sais qu'est devenu son fils (Racine) ; cette construction ne subsiste que devant
infinitif : Il ne troverent que mengier (Quête du Graal, XIIIe s.), Je ne sais que faire
en français moderne.
Que est ce qui (sujet)/que se développe aussi dès l'ancien français (voir II.3.7).
Quel était surtout déterminant interrogatif en ancien français, mais parfois aussi
pronom : Quele fu ele ?(Mort Artu), Quel en avint ? (Bérinus, X1Ve s.), et ce,
jusqu'au XVIIe s. : Quel des trois... faut-il que je préfère ? (La Fontaine), Des bêtes,
je ne sais quelles (Diderot), où on ne tolère quel seul qu'elliptique. Le quel/lequel
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Dont est uniquement adverbe interrogatif de lieu (origine), et coexiste dans cet
emploi jusqu'au XVIe s. avec d'où : Dom estes vos ? (Chrétien de Troyes, Cligès),
Dont viens tu, Alcofrybas ? (Rabelais). Jusqu'au XIIe s. l'anglo-normand possède, en
outre, l'adverbe de lieu unt, en général construit avec par (par unt : « où »).
Comme coexiste avec comment pour interroger sur la manière de l'ancien français au
XVIIIe s. : Cum le purrum nus faire ? (Chanson de Roland), Comme est ce qu'on s'y
porte ? (Molière) ; en ancien français on trouve aussi comfaitement.
Quant est pronom et surtout adjectif interrogatif en ancien français et encore au XVIe
s., il sert à interroger sur la quantité ou le nombre : Gardez entre vos quanz de voz
compaignons nos avons perduz (Mort Artu), Jorz i sejorna ne sai quanz (Chrétien de
Troyes, Yvain), Quantes heures sont ? (Rabelais).
Il faut souligner que le français moderne, surtout à l'oral, fait souvent suivre ces
termes interrogatifs, sauf quel, de est-ce que/qui, qui est devenu le morphème
interrogatif oral et évite toute inversion VS ; quel est surtout employé en attribut avec
l'ordre SV (Quel jour préfères-tu ? Quel est le jour que tu préfères ?) (voir chap. IX §
II).
Il.7.4 Il existe dès l'ancien français un adjectif exclamatif : quel : Ha ! Las ! Quel
mescheance ! (Chrétien de Troyes, Yvain).
Mais outre les adverbes d'intensité si et tant, qui en exclamative sont construits sans
deuxième terme, l'on trouve, en emploi adverbial, que, parfois intensif (Que vous
avez de bave ! Pathelin), parfois simplement exclamatif avec la négation ne, et ce
jusqu'au français moderne (E ! reis, amis, que vos ici nen estes ! Chanson de Roland :
« que n'êtes-vous ici ! », Que n'êtes-vous resté chez vous !), comme, se également
pour marquer le regret ou le souhait (Se ge le peüsse amender ! Adenet, Cléomadès :
« Si seulement... ! »), qui même (Ki veïst... !). Tous ces termes, habituellement
subordonnants, introduisent tout au long des siècles (à l’exception de qui) des
exclamatives non dépendantes (voir Henry 1977 ; Culioli 1974). Le français moderne
a enfin développé, dans les exclamatives, ce que et qu'est-ce que : Ce que tu
m'ennuies ! Qu'est-ce que je m'ennuie !
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III. LE VERBE
Certains paradigmes du latin classique ont été conservés − non sans quelques
transformations − et ils s'insèrent dans un système différent : il s'agit de l'indicatif
présent, du subjonctif présent, de l'impératif, de l'indicatif imparfait, de l'indicatif
parfait, du subjonctif plus-que-parfait, du participe présent et du participe passé.
D'autres, les plus nombreux, ont été éliminés : le futur classique a disparu (sauf
dans certaines formes du verbe être inutilisées après le XIVe s.).
Il a été remplacé par une création originale. L'indicatif plus-que-parfait a laissé dans
les textes les plus anciens quelques traces qui n'ont pas tardé à s'effacer (furet, firet,
représentant fuerat, fecerat respectivement dans la Séquence de sainte Eulalie au IXe
s. et dans la Vie de saint Alexis au XIe s., entre autres). Le subjonctif imparfait et
parfait, l'indicatif futur antérieur ont totalement disparu, ainsi que la totalité des
formes simples passives et déponentes. L'impératif futur, l'infinitif passé et l'infinitif
futur, le participe futur, les gérondifs en -di et -dum, le supin, n'ont rien donné.
Des paradigmes nouveaux ont été créés, en utilisant, outre l'auxiliaire être que le
latin classique employait déjà à d'autres fins, un nouvel auxiliaire : avoir, l'un
pouvant, dans certains cas, se combiner avec l'autre ou avec lui-même. C'est là
l'origine non seulement du nouveau futur et du conditionnel, formation strictement
romane à laquelle le grammairien Restaut en 1730 donna son nom, où l'auxiliaire
avoir, dès les premiers textes, est soudé à l'infinitif qui le précède et joue le rôle de
désinence (cantAre hAbet > chantera), mais aussi des temps composés (et
ultérieurement surcomposés) de la conjugaison active ainsi que de toute la
conjugaison passive.
Nous étudierons donc d'abord, dans la conjugaison française, les zones de stabilité,
puis les changements qui sont intervenus au cours des siècles.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 274
base, il s'agit aussi d'un fait héréditaire et ancien, en particulier dans de nombreux
verbes où le balancement de l'accent n'entraîne pas - pour diverses raisons
phonétiques dont la principale est l'entrave de la voyelle accentuée - d'opposition
entre voyelle radicale accentuée et voyelle radicale non-accentuée : je pOrte/nous
portOns.
On verra que certains morphèmes propres à l'ancien français ont disparu et que
certaines combinaisons nouvelles se sont formées. Mais tous les morphèmes
composant les désinences verbales du français moderne existaient déjà dans le
système ancien.
Au passé simple, les types faibles sont déjà conformes à leur modèle actuel, en
totalité en ce qui concerne le type en -ai, à l'exception de la première personne en ce
qui concerne les types à voyelle -i- et à voyelle -u- (je dormi, je parui, et de la
troisième pour le type en -i- (il dormi).
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Les auxiliaires
Le jeu des auxiliaires est déjà pour l'essentiel ce qu'il est aujourd'hui.
L'auxiliaire être, qui formait en latin les temps passifs marquant l'action accomplie,
est désormais utilisé :
1. pour former les temps passifs correspondant aux temps simples de l'actif ;
2. pour former les temps composés actifs d'un certain nombre de verbes
intransitifs (exemple je suis venu, je suis descendu/j'ai descendu la valise) ;
3. pour former les temps composés des verbes pronominaux (je me suis fait une
robe/j'ai fait une robe).
L'auxiliaire avoir, inconnu du latin classique, a été utilisé à date prélittéraire pour
former le nouveau futur et le conditionnel, en composition avec l'infinitif (cantAre
hAbeo > *cantarAyyo > chanterai, cantAre habEbam > *cantarEa > chanteroie).
Mais dans le système français, ceux-ci sont désormais des temps simples. Par contre,
dès les origines, tous les temps simples de l'indicatif et le subjonctif présent sont
doublés par un temps composé exprimant l'action accomplie, formé du participe
passé accompagné de l'auxiliaire conjugué au temps simple correspondant.
L'auxiliaire est avoir dans la plupart des cas, être dans les cas 2) et 3) ci-dessus. C'est
ainsi que sont constitués à côté du présent, le passé composé (j'ai chanté, je suis
venu, je me suis blessé) ; à côté de l'imparfait, le plus-que-parfait (j'avais chanté,
j'étais venu, je m'étais blessé) ; à côté du futur, le futur antérieur (j'aurai chanté, je
serai venu, je me suis blessé) ; à côté du passé simple, le passé antérieur (j'eus
chanté, je fus venu, je me fus blessé) ; à côté du subjonctif présent, un subjonctif
passé (que j'aie chanté) ; à côté de l'infinitif, un infinitif passé (avoir chanté).
Dès les origines, en ce qui concerne les verbes en -er sans alternance vocalique de
la base et les verbes en -ir/-iss- dits « inchoatifs », la conjugaison est facilement
prévisible et conforme, à peu de chose près, à ce qu'elle est aujourd'hui.
Tel est le cadre stable dans lequel viendront s'inscrire les changements qui
composent l'histoire du verbe français, et qui, en somme, ne sont que des détails.
L'énumération de ces détails sera cependant plus longue que l'exposé des traits
essentiels et stables.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 276
Les textes français jusqu'au XVIe s. présentent, surtout pour les verbes à plusieurs
bases dont la conjugaison n'est pas entièrement prévisible, un foisonnement de
formes verbales déroutant pour le lecteur débutant et dont les manuels existants sont
loin de donner un relevé exhaustif - qui ne pourra être obtenu qu'à l'aide de moyens
informatiques. Pour les seules trois premières personnes de l'indicatif présent de
vouloir, un dépouillement important (Roques 1985) ne présente pas moins de 128
formes différentes attestées ; il est vrai que sur les 47 formes de première personne,
34 ne le sont que dans un ou deux textes ; restent tout de même 13 types plus ou
moins usuels. D'autre part, les manuels ont tendance à donner des paradigmes
complets et à masquer le fait que divers paradigmes sont défectifs, comme l'imparfait
et le futur archaïques du verbe être pour lequel les personnes quatre et cinq (eriens,
eriez) sont à peine représentées, ainsi que l'ancien parfait du verbe vouloir à première
personne (voil).
Cela dit, les principales évolutions portent sur les points suivants
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mais reste très rare jusqu'au XVe s. Son influence s'exerce aussi sur le verbe haïr qui
l'adopte définitivement au XVIIe s. mais conserve pourtant, remaniées, ses formes
anciennes aux trois premières personnes de l'indicatif présent.
C'est un fait que les alternances vocaliques à l'intérieur des bases verbales étaient
plus nombreuses en ancien français qu'en français moderne. Elles ont totalement
disparu au passé simple, alors que certaines se sont conservées et même développées
au présent. L'action simplificatrice de l'analogie s'exerce depuis la période
prélittéraire et il faut attendre la fin du XVIIe s. pour atteindre la structure moderne
de la conjugaison française. Un travail exhaustif sur les dates d'apparition et de
diffusion des formes nouvelles, de recul et de disparition des formes anciennes, qui,
pour être véritablement fiable devrait être une étude statistique fondée sur des
dépouillements informatiques aussi larges que possible, reste à faire et révélerait sans
doute que chaque verbe à plusieurs bases a son histoire particulière. Néanmoins, les
grandes lignes d'une chronologie peuvent être tracées.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 278
analogiques de je puis ont disparu (début du XIVe s.) ainsi que je faz, de faire, puis je
plaz de plaire, je taz de taire, je haz de haïr (XIVe s.) ainsi que les premières
personnes en -il (l palatal) : je vueil de voloir (qui a survécu jusqu'au XVIe s.), je
seuil de soloir, je vail, je fail, je sail de valoir ; falir, salir (français moderne faillir,
saillir), ainsi que les premières personnes en -ng (n palatal) : je maing, de manoir, je
vieng, je tieng de venir, tenir, je poing, je doing de pondre et de donner et,
analogiquement, je preing de prendre (qui dans l'ensemble disparaissent au XIVe s.).
Le verbe aller avait, en ancien français une première personne palatalisée je vois, à
côté de laquelle se sont développées plusieurs formes analogiques. Au XVIe s., on
avait le choix entre je vois, je voy, je vais, je vay, je vas, je va. Au XVIIe s., Maupas
(1625) préconise je vais et je vois. Vaugelas (1647) admet je vais quoique toute la
Cour dise je va. Au début du XVIIIe s. seulement, les hésitations prennent fin et
Buffier (1709) écrit que « depuis un temps on dit plus souvent je vais que je vas ».
Que je voise est la forme la plus courante du subjonctif présent d'aller jusqu'au XVe
s. et ne disparaît complètement qu'au XVIe s. Un subjonctif preigne, du verbe
prendre, est encore attesté au XVIIe s., condamné par Vaugelas et par l'Académie.
Quelques subjonctifs héréditaires ont cependant subsisté comme que je puisse, que je
veuille, que je fasse, que je vaille, que je sache.
En ce qui concerne les alternances simples entre radical faible et radical fort, on
peut noter les faits suivants : l'alternance /a/-/e/ disparaît dès le début du XIVe s.
dans laver et paroir, mais ils scèvent reste la sixième personne normale de savoir
jusqu'à la fin du XVe s., et Marot écrit encore je déclaire à côté de l'infinitif
déclarer ; Villon (1463) est des premiers à employer ils savent et à faire rimer âme :
je reclame (et non je reclaime) ; depuis le XIIIe s., aimer tend discrètement à
l'emporter sur amer (et réciproquement, quoique dans une moindre mesure, il ame sur
il aime). Les formes modernes se répandent au XIVe et au XVe s., mais Marot écrit
encore amoit, amé.
À l'origine, l'infinitif des verbes veoir, seoir, cheoir est dissyllabique ; à l'indicatif
présent, ils possèdent, ainsi que croire, un paradigme où le /a/ des personnes faibles,
en hiatus avec la désinence, alterne avec une diphtongue aux personnes fortes : /ie/
pour cheoir et seoir, /oi/ pour veoir et croire. L'infinitif des trois premiers, encore
dissyllabique au début du XIVe s., est généralement monosyllabique à la fin du XVe,
prononciation qui fait l’unanimité des grammairiens à partir de Meigret (1542). La
réfection la plus ancienne des personnes faibles est celle des formes veons/voyons,
veez/voyez qui apparaissent, très rarement, dès l'ancien français, largement à partir du
XIVe s., suivies par celles de croire et, parfois, de cheoir dont les dérivés subsistants
se conjuguent - dans la mesure où ils se conjuguent - sur le modèle de voir ; quant à
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 279
Les deux alternances anciennes /ue/-/o/ du type sofrir, il suefre, et /ou > eu/-/o/ du
type plorer, il pleure se confondent dans l'orthographe du XVe s. en une unique
alternance /eu/-/ou/, conservée aujourd'hui dans certains verbes, et qui, là où elle a
disparu, a eu une longévité particulière. On hésite encore entre –eu- et –ou- au XVIe
s. et même au XVIIe s. pour des verbes comme couvrir, demeurer, (é)prouver,
pleurer, pleuvoir, (se)courir, souffrir, trouver, qui connaissent parfois des tentatives
de réfection analogique (du type treuver) inverses de celles qui ont triomphé. Baïf
(1574) admet plouvoir et pleuvoir ; Vaugelas (1647) prescrit : « il faut dire pleuvoir
et non pas plouvoir » et Chifflet (1659) affirme : « il n'y a que pleuvoir qui soit en
usage ».
À côté des alternances vocaliques anciennes qui ont subsisté, des alternances
nouvelles en ont remplacé d'anciennes ou même ont été créées par le jeu des
évolutions phonétiques : la plupart des anciennes alternances /ie/ - /e/ ou /oi > we/ -
/e/ se sont confondues avec une alternance /ε/-/e/ déjà existante ou une alternance /
ε/-/e/ qui apparaît au XVIe s. comme conséquence de la loi de position régissant la
répartition des /ε/ et des /e/. J'espoire/nous esperons, je poise/nous pesons sont
encore attestés au XVe s., je liève/nous levons, je criève/nous crevons au XVIe, mais
ne tarderont pas à être remplacés par les alternances modernes j'espère/nous
espérons, je pèse/nous pesons, je lève/nous levons, je crève/nous crevons. Le verbe
achater, j'achate/nous achatons ou achetons, est devenu acheter, j'achète/nous
achetons. L'évolution de /e/ ou /œ/ initial atone vers /y/ dans un entourage labial vers
le XVe s. a eu pour conséquence le passage de je bois, nous bevons à je bois, nous
buvons, qui n'a pas été régularisé, alors que les formes en /y/, de même origine, du
verbe pleuvoir/pluvoir n'ont pas été retenues. Pour ces deux verbes, l'usage n'a pas été
fixé avant le XVIIe s. et De la Touche (1696) admet encore beuveur, beuverie et
buveur, buverie.
L'évolution des nasales a entraîné une alternance vocalique nouvelle et très notable
dans les verbes en -indre : je joins, nous joignons, je crains, nous craignons,
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 280
opposent à partir du XVIe s. une voyelle orale dans le radical faible à une voyelle
nasale dans le radical fort. Malgré des tentatives de régularisation qui apparaissent au
XVIe s. : paindant (‘peignant’) chez Marot, qu'il tainde (‘teignant’) chez Lemaire de
Belges, cette alternance n'a pas été éliminée ; bien plus, dans la conjugaison du verbe
prendre qui n'avait anciennement qu'une base unique prend-, comme attendre,
descendre, c'est un paradigme à triple alternance orale-nasale, analogique de celui de
venir et tenir qui l'a emporté. Notons de plus que les verbes faire et dire qui, en
ancien français, n'avaient pas de formes faibles au présent de l'indicatif (nous faimes,
vous faites, nous dimes, vous dites), en ont développé une, empruntée à l'imparfait et
au participe présent, à la quatrième personne dès le XIIIe s. (nous faisons, nous
disons), et qu'il en résulte pour les deux verbes une alternance consonantique, et pour
le verbe faire une alternance vocalique qui l'intègre, oralement du moins, dans la
série des verbes à alternance /ε /- /e/ ; disons apparaît au XIIIe s., entraînant la
sixième personne disent au lieu de dient, et éliminant la tentative de réfection non
alternante dions. Dient, toutefois, est encore en usage au XVIIe s. et autorisé par
Vaugelas ; faisons date du XIIIe s. et s'est vite imposé.
Enfin, si l'on considère non plus seulement la forme écrite de la conjugaison, mais
encore la forme orale qu'elle a prise en français moderne, on constate que
l'amuissement de l' /e/ a eu pour conséquence la constitution de nombreuses
alternances syllabiques nouvelles : j'appelle, nous appelons, j'achète, nous
achetons se prononcent en fait /ζapεl/, /nuzapl I/, /ζaHεt /,/nuz aHtI /.
Bases de parfait : À côté des trois types faibles à voyelles -a-, -i-, -u- que nous
connaissons encore (il porta, il bâtit, il mourut), l'ancien français possède plusieurs
microsystèmes de parfaits forts regroupant de petits nombres de verbes parfois très
usuels, dont la structure accentuelle est différente de celle des présents forts : elle
oppose trois formes fortes courtes (première, troisième, sixième personnes, la sixième
comportant souvent une consonne supplémentaire, t ou d) à trois formes faibles, plus
longues d'une syllabe qui porte l'accent (deuxième, quatrième et cinquième) : ex. le
parfait du verbe traire : je trais, tu traisis, il traist, nous traisimes, vous traisistes, il
traistrent.
1. Le type dit « sigmatique » parce que caractérisé par la présence dans la base
d'une consonne /s/ :
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 281
• avec alternance vocalique /i/ -/e/ dans la première syllabe : c'est le type
je pris, tu presis, auquel se conforment en particulier les verbes faire,
mettre, dire.
2. Les verbes venir et tenir, avec la même alternance vocalique /i/ -/e/
• avec alternance /i/ -/e/ : verbe veoir : je vi, tu veïs, qui a servi de modèle aux
variantes du type 1) je pris, tu preïs ;
• un type qui ne concerne que cinq verbes, dont certains fort usuels : avoir
(j'oi/tu eüs/il ot) et pooir, savoir, plaire, paistre, taire, dont la première syllabe,
à l'origine à voyelle /o/ sans alternance, ne tarde pas à présenter une
alternance /o/- /e/ et dont la seconde syllabe des formes faibles présente le
vocalisme /y/.
Les réfections se sont faites à des dates différentes selon les dialectes (l'anglo-
normand commençant dès le XVIIe s. avec une grande avance sur le français) et
selon les types de conjugaison, mais aucun type fort n'a survécu au-delà du XVe s.
Parmi les verbes sigmatiques sans alternance vocalique, beaucoup ont simplement
disparu (ardre) ou sont devenus défectifs (traire), se sont refait un passé simple sur le
radical faible du présent (je plaignis, je conduisis), ont utilisé leurs formes fortes pour
se conformer à une conjugaison faible déjà existante (je conclus, tu conclus). Au
XIIIe s. la forme à hiatus des verbes sigmatiques à alternance l'emporte nettement sur
la forme étymologique (preïs, plus fréquent que presis), ce qui prépare la disparition
au XlVe s. du /e/ atone et l'alignement de la conjugaison sur le type faible en /i/. La
réfection du type -ui/-eüs est relativement précoce et devient fréquente en français
dès la fin du XIIIe s. ; par contre, le type –oil[ l ?]-eüs s'est maintenu plus longtemps :
on trouve encore des graphies -oi au XVe s. alors que -ui a complètement disparu à
cette date. Quoi qu'il en soit, à la fin du XVe s., on ne connait plus qu'un unique
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 282
paradigme en /y/ dans lequel se sont confondus le parfait du verbe être, l'ancien type
faible et les deux types forts en /y/. La conservation orthographique du e- dans j'eus
et le participe passé eu est un archaïsme. Quant aux deux verbes venir et tenir, ils se
sont constitué un passé simple à voyelle nasale sans alternance vocalique ni
balancement d'accent ; leurs anciennes formes de sixième personne, vindrent et
tindrent, n'ont toutefois disparu qu'au XVIe s. Ils sont restés seuls de leur espèce, les
formes analogiques, bien vivantes au XVIe s., que le verbe prendre s'était constituées
sur leur modèle (il print, ils prindrent) ayant été éliminées après que Vaugelas (1647)
eut déclaré qu'elles « ne valaient rien ».
Bases d'infinitif et de futur : Dans les bases d'infinitif, les changements sont
rares : on peut signaler, dès la fin du XIIe s. et au XIIIe s., le remplacement, sous
l'influence de faire, des formes étymologiques plaisir, taisir, luisir, nuisir, par plaire,
taire, luire, nuire ; au XIVe s., la réduction de veoir, cheoir, seoir à /vwar/, /swar/ ;
en moyen français, l'alignement de certains infinitifs en -vre sur les autres infinitifs en
-re : boivre > boire, escrivre > écrire, ou leur passage au type en -oir : (re)çoivre >
(re)cevoir et quelques cas isolés comme sivre > suivre, foïr > fuire, puis fuir.
Du point de vue historique, il existe, on l'a vu, un lien étroit entre les formes
d'infinitif et celles de futur - qui sont aussi celles de conditionnel. Ce lien est encore
visible, à l'écrit dans la grande majorité des verbes ; certains font exception, et ces
exceptions sont presque toutes anciennes.
Les quelques transformations qui se sont produites portent sur les points suivants :
2) bevra > boira, (as)serra > (as)siéra, (as)soira, vendra, tendra > viendra, tiendra
en moyen français ; à côté de aura qui subsiste, ara et av(e)ra disparaissent de la
conjugaison du verbe avoir. Sous l'influence de veoir, envoyer dont le futur est à
l'origine la forme régulière envoyerai, développe une forme enverrai qui triomphe de
la première dans le courant du XVIIe s., prouvant ainsi qu'il n'y a pas eu, en français,
de tendance systématique à résorber les futurs anomaux ;
3) un certain nombre de verbes en -ir ont eu des futurs en -erai qui ont subsisté
jusqu'au XVIIe s. et dont cueillerai est un vestige : j'offrerai, j'ovrerai, je soffrerai ;
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 283
4) quelques accidents phonétiques ont troublé la régularité des verbes en -er et ont été
corrigés, au moins dans la graphie : déliverrai, esperrai pour délivrerai, espèrerai,
crirai pour crierai, donrai, menrai et parfois dorrai, merrai pour donnerai, mènerai.
5) Mais ces quelques faits de détail ne doivent pas faire oublier ni surtout sous-
estimer un fait majeur de l'évolution du futur français, qui touche la totalité des
verbes en -er : perceptible à l'oral seulement, il est consécutif à l'amuissement
progressif du /e/ sourd, après voyelle et, le plus souvent, entre deux consonnes, et,
simultanément, à l'amuissement progressif du -r final qui, rétabli dans les verbes en
-ir, a totalement disparu, dans le courant du XVIIe s., des verbes en -er : chanter /
Hãte /et chanterai /Hãtre/ ne peuvent plus, dans une analyse synchronique à visée
pédagogique être considérés comme dérivant l'un de l'autre. Il nous reste, dans ce cas
précis, une base commune, un morphème -r- indicateur de temps, et un morphème /e/
pouvant servir de marque de l'infinitif ou de désinence de première personne ; dans
porterai, prononcé /pOrtre/ ou /pOrtere/ le morphème /r/ peut être précédé d'un /e/
sourd ; dans parlerai /parlere/, il l'est obligatoirement. Dans la conjugaison moderne,
la base du futur pour les verbes en -er est celle des personnes fortes d'indicatif
présent, pour la plupart des verbes en -ir et en -re c'est celle de l'infinitif, pour devoir
et (re)cevoir, celle des quatrième et cinquième personnes du présent, et, pour un petit
nombre de verbes à fréquence élevée tels que avoir, être, faire, aller, pouvoir,
vouloir, falloir, valoir, voir, mourir, courir, venir, tenir, des bases particulières qu'il
est indispensable de mémoriser.
Si nous considérons, en français moderne les trois formes /nu pOrtI/, /nu pOrtjI/
et /nu pOrtrI/, nous sommes amenés à considérer que la base est suivie, dans le
premier cas, de la seule désinence /I/ indiquant la personne, qui se retrouve dans les
deux autres, et que cette désinence est précédée dans la seconde comme dans la
troisième, d'un morphème indicateur de temps, respectivement /j/ pour l'imparfait et /
r/ pour le futur. Malgré la pertinence de cette analyse, nous ne nous astreindrons pas à
faire séparément l'histoire de chaque morphème, ce qui est bien souvent impossible
dans une perspective diachronique et traiterons éventuellement comme un tout
l'ensemble des morphèmes qui suivent la base.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 284
bases terminées par une consonne ayant connu une palatalisation au moins à date
prélittéraire, au moment de la diphtongaison de /a/ long tonique libre : il s'agit des
verbes dont la base se termine par -c-, -ch-, -g-, gn, ill (chacier, changier, travaillier,
etc.) et de quelques autres comme aidier, baisier, baissier. Ce morphème se rencontre
à l'infinitif, au participe passé et à la cinquième personne de l'indicatif présent. La
variante /ier/ devenue /jer/ à la fin du XIIe s., disparaît au XIVe s., phonétiquement
dans la plupart des cas, analogiquement dans d'autres.
Le -s désinentiel des autres verbes (et sa variante graphique -x) se répand beaucoup
plus lentement. Si l'on excepte je suis qui, à côté de je sui, n'est pas rare au XIIIe s. et
s'impose entièrement dès le début du XVe s., il n'est guère employé avant le moyen
français. Après une consonne, -s est encore rare au XIVe s., où subsistent beaucoup
de formes palatalisées ; au début du XVe s., les formes en -s sont à peu près aussi
fréquentes que les autres et à la fin du siècle, l'évolution est à peu près terminée : je
viens, je requiers, etc., remplacent je vieng, je requier, etc. ; je vueil se maintient
encore au XVIe s. Après voyelle, l'évolution est encore plus lente : elle touche
d'abord les verbes en -i (je di, je dis) ; les formes en -ay, -oy (hay, sçay, voy, doy,
reçoy) restent les formes normales jusqu'à la fin du XVe s. ; au XVIe s. le -s final
étant généralement amui, il ne s'agit plus que d'une hésitation orthographique. Au
XVIIe s., on trouve encore des formes sans -s, surtout à la rime où elles constituent
une licence poétique.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 285
• Les verbes en -er à base non palatalisée qui opposent une désinence -es et -e
aux personnes 2 et 3 de l'indicatif à une désinence consonantique -s (ou -z) et -t
aux personnes 2 et 3 du subjonctif, les autres personnes étant semblables : tu
aimes, il aime et tu ainz, il aint.
• Les autres verbes, à base non palatalisée, qui, inversement, opposent les trois
personnes du singulier dont les désinences sont zéro, -s, -t à l'indicatif et -e, -es,
-e au subjonctif : je pert, tu perz, il pert, et je perde, tu perdes, il perde.
Dans cet état de choses, compliqué et peu cohérent, l'opposition des deux modes
n'existe pour la grande majorité des verbes qu'au singulier et pour une minorité
seulement, également au pluriel.
En effet, dès l'ancien français, -iens et –iez s'étendent à des verbes dont le radical
n'était pas palatalisé, concurrençant les formes normales -ons et -ez. Au XIVe s. la
forme -ons se répand aux dépens de -iens, qui disparaît à la fin du siècle, bientôt
remplacée par la forme hybride -ions, qui existait déjà à l'imparfait de l'indicatif, et
qui devient fréquente au XVe s. Les désinences -ions, -iez ne s'imposent vraiment que
vers le milieu du XVIe s. Après une longue période d'hésitation, elles suffisent à
sauvegarder la conscience de l'opposition des deux modes dans la classe si importante
des verbes en -er, et complètent la série des oppositions propres aux autres verbes.
Cette évolution est d'autant plus remarquable qu'elle se produit à un moment où,
phonétiquement, la variante -ié- du morphème caractéristique des verbes en -er se
réduit à -é-. Il s'agit donc bien d'une réorganisation du système morphologique.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 286
le futur archaïque, et pour les mêmes raisons. Désormais un seul type d'imparfait est
vivant, dont les désinences, semblables à celles du conditionnel, et de même origine,
sont en ancien français : -oie, -oies, -oit, -iiens, -iiez, -oient. La diphtongue /oi/ évolue
normalement, hésite à partir du XIIIe s. entre la prononciation /wε/ et la
prononciation /ε/ qui l'emporte au XVIe s. sans être suivie par l'orthographe officielle
avant le XIXe s., quoique des formes à graphie -ai- soient attestées au XIVe s.
6) Désinences de passé simple : La première personne des verbes qui n'ont pas
l'infinitif en –er ne possédait pas en ancien français d'-s désinentiel (l'-s des parfaits
sigmatiques faisant partie de la base) ; d'autre part, les parfaits à voyelle /y/, tant
faibles que forts, avaient une première personne en -ui : je fui, je dolui, je dui, ou en -
oi : j'oi, je poi. Cet -i final disparait dans le courant du XIVe s. où l'on voit se
multiplier des formes comme je fu, je po, je peu.
Une désinence -t, analogique de celle des parfaits forts et des parfaits faibles en -ut,
est étendue aux types en -i et à il fu. Elle touche d'abord les parfaits faibles en -ut, qui
avaient eu des formes en -iet (perdiet > perdi > perdit), puis le verbe estre et les
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 287
autres parfaits faibles en -i. Il fut, il dormit ne deviennent vraiment usuels qu'à la fin
du XVe s. La forme analogique il voulut remplace il voust au XVe s.
Dès lors qu'à l'époque prélittéraire a été introduit dans la langue le système
consistant à doubler une forme verbale simple d'une seconde forme, composée d'un
auxiliaire, être ou avoir, accompagné du participe passé du verbe concerné, tous les
temps composés de tous les modes existaient au moins en puissance. Leur apparition
effective, leur emploi plus ou moins fréquent dans les textes, dépendent de facteurs
extra-morphologiques : la valeur sémantique, aspectuelle ou temporelle qui s'est
trouvée attachée à ces formes et le besoin plus ou moins grand qu'on éprouvait de
signifier l'aspect accompli d'un procès passé, ou l'antériorité temporelle. Ce besoin
s'est fait sentir très tôt à l'indicatif, qui possède dès les origines un jeu complet de
formes composées : passé composé, futur antérieur, et deux temps qui se répartissent
selon une multitude de critères fort complexes, l'expression de l'accompli dans le
passé : plus-que-parfait et passé antérieur.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 288
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 289
On peut dire que la morphologie verbale que nous connaissons aujourd'hui (même
si les différents paradigmes verbaux ne sont pas employés exactement de la même
façon ni avec la même fréquence, ce qui est une autre affaire) est stable depuis le
milieu du XVIIe s., et cela non seulement sous sa forme écrite mais aussi sous sa
forme orale, passablement différente. En effet, les témoignages des grammairiens de
l'époque permettent d'affirmer qu'au XVIIe s. les consonnes finales étaient largement
amuies et que l'amuissement de l'/e/ final était déjà pratiqué par une partie important
de la population. Par conséquent, dès cette époque, tout -e- désinentiel tend à devenir
purement graphique et toute désinence -s, -x, -z, -t, -nt l'est déjà. Aujourd'hui,
quatorze désinences à l'écrit correspondent à cinq seulement à l'oral : zéro, /I/, /e/,
/a/, /ε/, devant lesquelles peuvent s'intercaler des « marques de série verbale » : /j/
ou /r/.
Le résultat est que la conjugaison orale moderne du français est d'une complexité
modérée (voir Pinchon et Couté 1980). Un de ses traits saillants est l'alignement
fréquent sur un radical commun des personnes un, deux, trois et six, les morphèmes
spécifiques étant réservés aux personnes quatre et cinq (avec une tendance à
l'alignement de la quatrième personne sur la troisième, étant donné le remplacement
fréquent de nous par on : nous chantons se trouvant concurrencé par on chante). Un
grand nombre de verbes à une seule base ou à deux bases très voisines (verbes en -er
-sauf aller et envoyer, verbes « inchoatifs » et quelques autres) ont une conjugaison
entièrement prévisible. Mais doivent être mémorisées les trois bases de envoyer, voir,
devoir, (re)cevoir, partir, connaître, plaindre et autres verbes en -indre, les quatre
bases de savoir, venir, tenir, prendre, les cinq bases de vouloir et pouvoir, et cinq
verbes très usuels présentant une répartition anormale de leurs bases, qui offrent en
tout quatorze formes vraiment irrégulières appartenant au présent de l'indicatif : être,
avoir, aller, faire et dire. À cela s'ajoutent les deux temps propres au français écrit, le
passé simple et l'imparfait du subjonctif, qui demandent la mémorisation de quelques
morphèmes particuliers mais dont la conjugaison, depuis le remaniement radical des
XIVe et XVe s., est devenue extrêmement simple et régulière, et dont la « difficulté »
pédagogique ne tient qu'à leur caractère littéraire.
Aujourd'hui, les verbes en -er, à une ou deux bases, sont très nombreux (plus de
5 000 dans les dictionnaires usuels) et l'immense majorité des néologismes verbaux
se conforme à ce type. Le groupe des verbes « inchoatifs » en -ir, à deux bases, sans
alternance vocalique, compte environ trois cents verbes ; il connaît une faible
productivité : vrombir, amerrir, alunir sont des formations récentes ; les autres
verbes, dont beaucoup sont à bases multiples, dépassent à peine la centaine et leur
nombre ne s'accroît pas. Mais le caractère très usuel de la plupart d'entre eux et par
conséquent, leur grande fréquence en discours fait que leur existence ne paraît pas
menacée. Une enquête socio-linguistique systématique pourrait toutefois en révéler
les points forts et les points faibles.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 290
On insistera moins sur les valeurs constantes des formes verbales à travers l'histoire
du français, que sur les changements qui se sont opérés.
Dans les textes narratifs et descriptifs, à l'écrit, le passé simple domine de loin en
français moderne : le choix que fit Camus du passé composé dans l'Étranger (1942)
prenait son sens justement de cette prédominance du passé simple. Mais c'est un
paradigme désormais réservé à l'usage écrit, même si parfois il se rencontre à l'oral,
dans des récits enfantins dont les modèles sont de tradition écrite : les manuels de
conversation du début du XXe s. montrent la désaffection du passé simple au profit
du passé composé. C'est en outre un paradigme incomplet : certaines personnes ne
sont à peu près jamais employées (la deuxième personne : tu vins), les formes de
certains verbes non plus (nous vinmes, vous vintes), seules les troisième et sixième
personnes restent d'usage courant, à l'écrit. Enfin la diversité des types, la complexité
et l'ambiguïté de certaines désinences (il est difficile de maintenir la distinction je
chantai/ je chantais) en augmentent la difficulté d'apprentissage et d'utilisation ; dès
le XVIIe s. les grammairiens signalaient des hésitations.
L'imparfait, assez peu attesté dans les textes les plus anciens (une quarantaine
d'imparfaits dans les quatre mille vers de la version la plus ancienne de la Chanson
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 291
de Roland), commence à se développer dans les romans en vers de la fin du XIIe s.,
et surtout dans les proses du XIIIe s., où sont attestés à peu près tous ses emplois
modernes, tant temporels que modaux. Temps du passé, l'imparfait apparaît dans
les descriptions, en subordonnée de concomitance, en relative : Et endementiers
qu'il parloient ainsi, si entrerent laienz troi nonains qui amenoient devant eles
Galaad... Et cele qui estoit la plus dame le menoit par la main et ploroit mout
tendrement (Queste del saint Graal, p. 2), là où, s'agissant d'un procès secondaire ou
aux contours non spécifiés, ou d'un procès répétitif, le passé simple est inadéquat.
Mais au début du XIXe s. apparaît un nouvel emploi de l'imparfait, pour exprimer un
procès ponctuel et daté, en lieu et place du passé simple attendu, attesté d'abord
semble-t-il chez Chateaubriand : Vingt jours avant moi, le 14 août 1768, naissait
dans une autre île, à l'autre extrémité de la France, l'homme qui a mis fin à
l'ancienne société, Bonaparte (Mémoires d'outre-tombe). Ce nouvel usage, dénommé
par Charles Bruneau « imparfait de rupture », fut très vite utilisé dans la nouvelle,
puis dans le roman (Le lendemain, tout était fini et je reprenais la route de Paris..,
Maupassant, La Ficelle). À la fin du XIXe s. se développe pour l'imparfait un emploi
qui tend à remplacer celui du « présent historique » : les romanciers naturalistes,
comme l'ont bien vu G. Lanson et Ch. Bally, l'utilisent pour indiquer un procès
pourtant unique et ponctuel : Rapidement, on dressait une tente, tandis qu'on
déballait du fourgon le matériel nécessaire (Zola), Lui aussi la chassait, l'injuriait,...
Mais elle ne se rebutait pas, elle l'obligeait à jeter la hache, elle l'entraînait par les
deux bras (id.).
Sont également attestés dès l'ancien français les emplois modaux de l'imparfait :
ainsi son utilisation dans les systèmes hypothétiques (voir chap.VIII § IV.3 si, et
chap. IX § III.2), dans les discours rapportés au style indirect ou indirect libre, dès le
XIIe s. et jusqu'au français moderne dans les récits de rêves (voir G. Moignet 1978,
qui explique cet imparfait comme un cas particulier de discours rapporté). En outre,
en corrélation avec un membre de phrase exprimant empêchement ou obstacle,
l'imparfait marque non un fait réel, mais un procès qui aurait pu se réaliser s'il n'avait
été contrecarré par un événement antérieur : Se ne fust li fiz Tydeus, vencu estoient
(Roman de Troie, XIIe s.), Sans votre intervention, il était perdu ; L'instant d'après,
le train déraillait. De l'ancien français au XVIIIe s., les verbes devoir et pouvoir à
l'imparfait peuvent marquer l'irréel, équivalant à une forme en -rait composée : Je
devais retenir ma faiblesse : tu vas en triompher (Racine, Bajazet ; « J'aurais dû... »).
Cette valeur modale de l'imparfait s'est encore développée par la suite : ainsi dans
certains systèmes hypothétiques où en lieu et place d'une forme en -rait l'on a un
imparfait : S'il m'avait prise dans ses bras et un peu caressée, à cet instant-là, je
fondais en larmes et j'avouais tout (Prévost, XVIIIe s.) ; français moderne : La corde
cassait, tout s'effondrait. L'importance de ces emplois de l'imparfait a conduit, depuis
Guillaume (1929) et Damourette et Pichon (E.G.L.F.), à rendre compte, de manière
unifiée, des emplois temporels et modaux de ce temps : le domaine du présent serait
celui du champ dans lequel se situe la parole du locuteur et la réalité, celui de
l'imparfait se caractérisant par un écart avec ce champ marqué soit dans la
temporalité, soit dans l'absence de réalité du procès.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 292
Le passé composé dans les textes épiques et romanesques les plus anciens alterne
avec le présent historique et le passé simple dans le récit des événements : c'est
alors, et jusqu'au français classique, un présent-passé à valeur d'accompli indiquant
qu'un procès passé a des conséquences dans le présent ; alors que le passé simple,
déjà en ancien français et moyen français, est accompagné d'une indication
temporelle (adverbe, complément de temps), le passé composé est référé au temps du
locuteur. Dans les textes anciens, le passé composé est donc à interpréter comme une
forme de « présent-passé historique » : Carles li reis, nostre emperere magnes, Set
anz tuz pleins ad estet en Espaigne : Tresqu'en la mer cunquist la tere altaigne. N'i
ad castel ki devant lui remaigne (Chanson deRoland, v. 1-4). Dès les textes en prose
du XIIIe s., le passé composé devient fort rare dans les récits, alors que passé simple
et présent historique continuent d'alterner. Ce n'est qu'au XVe s. que le passé
composé commence à devenir un temps du passé : on le rencontre parfois comme tel
dans des chroniques, mais l'évolution sera lente ; au XVIe s., Estienne énonce la « loi
des vingt-quatre heures » : le passé composé pour les événements écoulés depuis
moins d'un jour, le passé simple pour les autres. En 1609, Maupas précise cette règle
en faisant intervenir la notion a spectuelle de période accomplie : le passé simple
« infère toujours un temps pieça passé, et si bien accompli qu'il n'en reste rien à
passer » : on ne peut dire de soi-même que je suis né, ce n'est qu'après la mort de
quelqu'un que l'on peut dire il naquit. En fait dans l'usage des écrivains du XVIIe et
du XVIIIe s. des hésitations se font jour ; et c'est bien plutôt la présence ou l'absence
corrélative d'un morphème temporel qui détermine le choix du passé simple ou du
passé composé. L'emploi général du passé composé comme temps du passé dans la
langue parlée est un phénomène relativement récent, attesté dès le début du XXe s.
Le futur n'a guère varié dans ses emplois temporels et modaux (injonctif, etc.) au
cours des siècles. En moyen français on rencontre déjà des emplois de « futur
historique » dans le récit : En oyant ceste confession, le mary estoit bien à son aise.
S'il eust osé voluntiers l'eust tuée à ceste heure ; toutesfoiz, affin d'oyr encores le
surplus..., il aura pacience (Cent Nouvelles nouvelles, XVe s.). Au XVIIe s. et
jusqu’en fr. mod. est attesté un emploi du futur en première personne pour indiquer
un procès présent - futur « de politesse », « d'atténuation » : Et je vous supplierai
d'avoir pour agréable Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt (Molière), Je
vous demanderai à présent la plus grande attention. À la même époque est attesté
avec les verbes avoir et être un emploi du futur pour indiquer un fait présent ou
passé, mais conjectural : Ce sera quelque énigme à tromper un enfant (La Fontaine :
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 293
« C'est sans doute.. »), Pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts ? Ah ! mon
Dieu, ce sera pour Madame Rousseau (Proust, Du côté de chez Swann). Pour les
autres verbes, c'est le futur antérieur qui dans le discours direct, depuis le XIXe s.,
marque cette modalité explicative conjecturale : Pauvre enfant ! On t'a maltraitée ;
c'est ta femme de chambre qui t'aura trahie (Musset, Il ne faut jurer de rien), Il est en
retard : il aura encore manqué son train ; Vous vous serez trompé.
Les temps du subjonctif s'opposent moins d'un point de vue temporel strict que
modal ou aspectuel.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 294
qu'un amant vienne vous insulter (Racine, Andromaque), mais le français moderne a
presque généralisé l'indicatif même après croire négatif : Je ne crois pas qu'il
viendra/vienne. Il est en outre un certain nombre de conjonctions de subordination
qui se construisent régulièrement avec le subjonctif (voir ci-dessous, § IV.3). Dans
les subordonnées de comparaison, ou dans les relatives suivant un superlatif, si
l'indicatif est le mode le plus courant en ancien français et moyen français, il arrive
qu'on trouve le subjonctif : Une des plus beles dames c'onques veïst riens terriene
(Chrétien de Troyes, Yvain, XIIe s.). Le français moderne a généralisé l'indicatif dans
le premier cas, le subjonctif dans le second. Enfin, jusqu'au français classique, le
subjonctif imparfait ou plus-que-parfait était normalement utilisé dans les systèmes
hypothétiques en si ou en corrélation pour marquer l'éventuel ou l'irréel (voir § IV.3
si et chap. IX § III.3).
III.2.3 L'impératif
Dès l'ancien français également, l'infinitif peut être employé avec valeur injonctive,
surtout avec négation, et parfois accompagné du pronom sujet : Ne t'esmaier !
(« N'aie pas peur ! »), Garde que ne mentir ! (Mort Aymeri), Ne m'ocirre tu pas !
(Chrétien de Troyes, Erec : « Ne me tue pas ! ») ; l'infinitif non nié est parfois
nominalisé en ancien français grâce à la préposition de et à l'article défini : Seignor,
fet il, or del monter ! (Mort Artu : « Seigneurs, dit-il, à cheval ! »). Le français
moderne possède encore cette faculté, mais la valeur en est différente. Alors qu'en
ancien français et moyen français, l'infinitif de défense est accompagné généralement
d'un pronom de deuxième ou cinquième personne et s'adresse donc à un ou plusieurs
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 295
Le français ne peut guère marquer par ses formes verbales que l'opposition
accompli /non accompli (forme simple /forme composée). Mais il est apparu au cours
des siècles toute une série de périphrases verbales par lesquelles on peut traduire
certaines valeurs aspectuelles.
L'ancien français ne connaît guère que le tour en aller + forme en -ant, qui indique
un procès en cours, souvent avec un verbe de parole : Et la dameisele autresi vet
regardant environ li (Chrétien de Troyes, Yvain), Que est ce que vos alez disant ?
(Mort Artu : « Qu'êtes-vous en train de dire ? »), Que vous iroys je plus racomptant ?
(Jehan de Paris, XVe s.). Dès le moyen français cette locution indique plus souvent
un véritable mouvement, mais elle est encore vivante au XVIIe s. : Quel malheur me
va poursuivant ? (Corneille), et a subsisté jusqu'au français moderne avec un sens un
peu différent, le procès étant perçu dans sa progression : Il faut convenir que les
mœurs vont se dépravant de jour en jour (V. Hugo), L'impôt allait pesant sur une
terre toujours plus pauvre (Michelet).
Dès le moyen français les périphrases verbales se font plus nombreuses : aller ou
s'en aller + infinitif apparait au XVe s. pour marquer le futur prochain, employée
alors presque toujours à la première personne et sous forme assertive : Dea ! Or je
vois savoir (Pathelin) ; voir ci-dessus, § III.1.3). Mais le même tour apparaît au XIVe
s. au présent et à la troisième personne, en contexte narratif au passé, souvent avec
des verbes de parole : il a alors une valeur aspectuelle toute différente d'inchoatif : Et
il regarda et va dire... Si le va tourner de tous poins (Landry : « Il regarda et se mit à
parler :.. ») ; cette périphrase n'est attestée que jusqu'au début du XVIIe s. Enfin, ce
tour, au futur ou à l'impératif nié ou dans une hypothétique, sert encore à marquer que
le locuteur veut éviter l'accomplissement d'un procès : N'allez pas vous imaginer
cela ! Si vous alliez le raconter... Au XVIIe s. s'en aller + participe passé marque
l'accomplissement prochain du procès : La Thrace s'en allait perdue (Vaugelas : « La
Thrace courait à sa perte »).
En ancien français existe faire a + infinitif (« être digne de, être destiné à ») : Por
ce me plest a reconter chose qui face a escouter (Chrétien de Troyes, Yvain, 34) ;
c'est au XVe s. qu'apparaît estre pour + infinitif marquant aussi la destination : Et
bien disoient tous qu'il estoit pour subjuguer a soy tout le demeurant du monde
(Jehan de Paris : « être destiné à, être capable de »). Cette locution, très vivante en
français classique : Morbleu ! Vous n'êtes pas pour être de mes gens (Molière, Le
Misanthrope), a disparu au début du XXe s. en laissant peu de traces : Votre
proposition n'est pas pour me déplaire.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 296
En français moderne les locutions être sur le point de, être en passe de, être près de
avec l'infinitif marquent l'imminence du procès. Le procès dans sa durée est marqué
par être à, être après à, et surtout être en train de avec l'infinitif, tours attestés en
français classique, dont seul le dernier subsiste.
Enfin, pour indiquer le passé récent, le français moderne utilise venir de + infinitif :
Il vient juste d'arriver.
Les formes non conjuguées du verbe peuvent avoir dès l'ancien français soit emploi
verbal (en particulier après préposition, ou en « proposition infinitive » ou
« participiale » : voir chap. IX § III.1 et 2, ou avec valeur d'impératif : voir ci-dessus
III.2.3 ; sur la question de l'accord des participes passé et présent, voir chap. IX §
1-2), soit emplois nominaux ou adjectivaux.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 297
L'infinitif peut avoir toutes les fonctions du nom. Il est soit substantivé, ce qui est
courant de l'ancien français au français classique : Ja li corners ne vos avreit mester
(Chanson de Roland : « Sonner du cor serait désormais inutile »), Le vouloir est en
eux ce que le mouvoir est en la matière (Fénelon), soit introduit par de comme en
français moderne : Honte fust de l'escondire (Chrétien de Troyes, Yvain : « Il aurait
été honteux de refuser »). Mais jusqu'au XVIIe s. l'infinitif est bien plus souvent
construit directement qu'en français moderne : Plaist vos oïr d'une estoire vaillant
Bone chançon ?(Couronnement de Louis, XIIe s.), N'est-ce pas par le père qu'il
convient commencer ? (Molière, Le Malade imaginaire) ; de même avec plaire, prier,
avoir envie, promettre, feindre, se souvenir...
Les participes en -ant peuvent aussi se trouver substantivés, en ancien français (en
mon dormant, le covenant, le semblant) ; mais c'est surtout comme épithète, attribut
ou apposition qu'ils sont utilisés, certains étant devenus des adjectifs (vaillant, bien
seant, dolent...). Avant le XVIIe s., la distinction entre gérondif, participe présent et
adjectif verbal n'est pas pertinente, car d'une part avec valeur de « gérondif » la forme
en -ant peut s'employer sans préposition, d'autre part l'accord se fait même lorsque la
forme en -ant a valeur verbale ; c'est l'Académie qui en 1679 formule les règles
d'accord de ses différents emplois. Enfin, en français classique, participe présent et
gérondif peuvent se rapporter à un terme autre que le sujet, ou même à un agent non
explicité : Que pouvons-nous attendre de vous, nous ayant réduits à ce point ?
(Vaugelas), Il y a des vices qui en ôtant le tronc s'emportent comme des branches
(Pascal : « ... lorsqu'on en ôte le tronc... »). En français moderne encore on a :
L'appétit vient en mangeant. Ce sont surtout les participes passés cependant qui sont
employés en fonction d'épithète ou d'attribut, et, dans ce cas, le participe passé a
parfois valeur active en ancien français (paien mescreü : « païen infidèle »). À partir
du XVIe s. se développe l'emploi du participe passé en fonction d'apposition à l'un
des éléments de l'énoncé, mais pas nécessairement du sujet comme c'est le cas en
français moderne : Voilà comme, occupé de mon nouvel amour, Mes yeux sans se
fermer ont attendu le jour (Racine, Britannicus : occupé se rattache à mes), Et,
pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre Ce que je viens de raconter (La
Fontaine, Les Fables : pleurés renvoie à leur).
IV.1 Prépositions
IV.1.1 Possédant dès l'origine une déclinaison nominale fort réduite et d'ailleurs
bientôt disparue, le français utilise des prépositions pour construire les compléments
du verbe autres que l'objet direct ainsi que presque tous les compléments de nom,
d'adjectif, de phrase.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 298
Plusieurs prépositions sont héritées du latin, mais avec des emplois en général fort
divers (ainsi à héritant à la fois d'emplois de ad et de ab latins) ; le français a créé en
outre un très grand nombre de prépositions composées (devant, envers...) et de
locutions prépositionnelles à partir d'un radical et de 1'une des quatre prépositions
fondamentales de, à, en ou par (au-dessus de, en raison de, par suite de...).
Dès les origines du français, bon nombre de prépositions ont rapport avec les
adverbes, la distinction entre les deux n'ayant pas été toujours aussi stricte qu'en
français moderne (dans/dedans, sur/dessus...).
Quelques prépositions ont pour origine des participes passés ou présents (vu, étant
donné, ci-joint) : invariables quand elles précèdent le complément qu'elles
introduisent, elles sont variables si elles le suivent et n'ont plus alors statut
prépositionnel (ci-joint les indications... /les indications ci-jointes).
On étudiera d'abord les cas où un complément autre qu'objet direct se construit sans
préposition, puis à et de, et toutes les autres prépositions ou locutions
prépositionnelles de quelque importance dans l'histoire du français, leurs formes,
leurs emplois et leurs valeurs successifs.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 299
Le complément d'agent est parfois introduit par à ; cette construction, assez rare en
ancien français, est plus fréquente en moyen français : A deus serjans le fait aerdre
(La Male Honte, XIIIe s. : « Il le fait saisir par deux de ses serviteurs »), Il se faisait
servir a sa suer (Livre du chevalier de La Tour Landry, fin XIVe s.), Ce que nous
avons ouy dire et raconter a nos anciens (Jean d'Arras, Mélusine, fin XIVe s.). Le
français moderne connaît encore : J'ai entendu dire à Pierre qu'il viendrait, J'ai fait
lire cette lettre à Pierre.
Mais dès les origines du français, ce sont surtout des compléments circonstanciels
que construit à. Complément de lieu : direction, destination, destinataire, séjour :
aller a Carlemagne/a Jerusalem ; Molière écrit au XVIIe s. : Mais qu'alliez-vous
faire à cette galère ? (Scapin). Dans bien des cas le XVIIe s. emploie à où le français
moderne préférerait sur, en ou dans : au trône, plongé/lavé au sang de, tomber aux
mains de (encore possible), et Corneille juxtapose les deux constructions : Et ce qu'il
perd au comte il le retrouve en toi (Le Cid). En ce qui concerne les noms de ville et
de pays, ils se répartissent entre les prépositions a et en, et dès les origines il pouvait
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 300
y avoir concurrence entre elles : venir a/en Jerusalem (Quatre Livres des Rois, XIIe
s.). Une évolution s'est produite, du XVIIe au XIXe s., tendant à modifier la
répartition : jusqu'au XVIIIe et même au XIXe s., pour quelques noms de pays
lointains, on disait aller/être à la Chine, à l'Amérique, etc. (encore au XIXe s., chez
Hugo, Barbey d'Aurevilly, Michelet), mais Littré signale que cet usage change ; dès
le XVIIIe s. se dessine l'usage moderne : en, sans article, devant les noms de pays
féminins (comme c'était déjà l'usage pour beaucoup de noms de pays depuis l'ancien
français : en France, en Espagne) et les noms masculins commençant par une
voyelle, au/aux devant les autres noms masculins (au Japon) et quelques noms
féminins pluriel (aux Antilles).
IV.1.4 De est à toutes les époques la préposition la plus fréquente, ses emplois sont
extrêmement divers. Il [ ou elle ?] De introduit aussi bien un nom, qu'un pronom, un
adverbe ou un infinitif. Il construit aussi bien des compléments de verbe, de nom,
d'adjectif, de pronom ou d'adverbe. De peut même, depuis l'ancien français,
introduire le thème : quand c'est un infinitif postposé : C'est bon de nous coucher de
bonne heure (Cent Nouvelles nouvelles, XVe s.) ou antéposé au verbe : De mentir est
honteux ; mais aussi quand c'est un nom postposé : Dure cose est de mariage (XIVe
s.).
De introduit parfois l'attribut de l'objet direct (traiter quelqu'un de sot ; j'ai deux
jours de libres ; il a deux kilos de trop), surtout avec il y en a (Il y en a deux de bons),
voici (En voici deux de bons) ; mais au XVIIe s. même l'attribut du sujet pouvait être
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 301
construit ainsi : Voilà qui est de bon. Il construit en français moderne la plupart des
compléments de nom : ce n'était pas le cas en ancien français, où existaient également
la construction directe (la fille le roi) et le tour en à (la fille a un roi). Il est des cas où
il y a ambiguïté (l'amour de Dieu). Le complément de nom indiquant la matière peut
être construit par de (ou en) : le perron de marbre. Le complément introduit par de
peut spécifier un adjectif ou un nom (« pour ce qui est de, au sujet de » : riches de
cœur, pauvres d'esprit ; titres : le Roman de la Rose). Au cours de l'histoire du
français, de a toujours introduit des compléments de verbe, d'adjectif, et ce ne furent
pas toujours les mêmes : ancien français : penser de, oïr de ; XVIIe s. : s'accoutumer
de, se hasarder de, prêt de. Du Moyen Âge au XVIIe s., de introduit souvent le
complément d'agent, et c'est parfois encore le cas en français moderne (il n'est obéi
de personne, abandonné de tous). Le complément de comparaison est en ancien
français couramment introduit par de (miaudres de moi) à côté de que ; c'est plus rare
en moyen français (plus fort de soy, XIVe s.) ; assez vite que supplante de, sauf après
plus et moins (moins de dix). Enfin et surtout, de sert à construire toutes sortes de
compléments circonstanciels : d'origine dans l'espace ou le temps (« depuis » :
D'ist di en avant, IXe s., Serments de Strasbourg. Il y a précisément cinquante ans de
ma première connaissance de Mme de Warens, Rousseau. Je ne l'ai vu de
longtemps) ; de localisation temporelle (de halte ore « à une heure avancée »,
Villehardouin, XIIIe s. ; de nuit ; de nos jours) ; de cause (encore au XVIIe s. : De
quoi donc avez-vous si grand peur de mourir ? Malherbe ; et en français moderne :
sauter de joie ; et avec infinitif : d'avoir fait cela..) ; de manière (Il le servira de
bonne volonté, Rou, XIIe s. ; Résistez virilment et de courage, Henri IV) ; de moyen
ou d'instrument (frappé d'une épée ; fait de ses mains).
Arrière de, rier, darriés, (au) darrière (de), derière marquent la postériorité spatiale
et temporelle en ancien français et moyen français
Atot/atout (« avec » : a « avec » + tot) est utilisé en ancien français et encore parfois
au XVIe s. ; du XIIe au XVe s., il s'accorde parfois : atotes ses puceles.
Autour de apparaît fin XIVe s. ; entour, courant en ancien français, cesse d'être
attesté au XVIe s., où à l'entour de lui succède.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 302
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 303
Coste, encoste, decoste, d'encoste sont assez rarement prépositions, et assez tard
(XIIIe s., moyen français : encoste la fontaine). Au costé de apparaît fin XVe s., et
plus tard du côté de.
Deçà, delà sont très fréquents comme prépositions au XVIIe s. (delà les Alpes, deçà
les monts) ; par-delà, au-delà de apparaissent à l'époque moderne.
Dès apparaît dans la Chanson de Roland (1100), se rapportant aussi bien au lieu :
Des Besentum tresqu'as porz de Guilsand (« De Besançon jusqu'au port de
Wissant ») qu'au temps, où il marque indistinctement le point de départ (« dès », mais
aussi « depuis ») : Dés les apostles ne fut hom tel prophete (« Depuis les apôtres.. »).
De ci/des ci/de ci a/ de si, puis d'ici/d'ici à/entre ci et marquent dès l'ancien français
le point de départ spatial ou temporel.
Emmi est couramment utilisé du Moyen Âge au XVIIe s. au sens local ou temporel
(« au milieu de »). Au milieu de apparaît au début du XIVe, s. et le supplantera.
Empur est utilisé jusqu'au XlVe s. : en pur le corps (« nu »), empur sa chemise
(« avec seulement sa chemise, nu sous sa chemise »).
En est très fréquent jusque dans la seconde moitié du XVIe s. : c'est en effet à ce
moment-là que dans devient courant. En français moderne, il ne s'emploie plus que
devant un nom sans déterminant ou précédé de un, l' (en l'état) : les formes
contractées el/ou (souvent remplacé par au : ou ciel, ou lit) avaient disparu dans le
courant du XVIe s. et ès au XVIIe s. (Rabelais écrivait encore en l'ame, ou cors, es
biens), mais pendant quelque temps encore en pouvait précéder un article défini (Je
mourrai en la peine, Molière). En est en français moderne la seule préposition à
pouvoir encore introduire une forme en -ant, mais jusqu'au XVe s. il pouvait
construire également un infinitif. La première fonction de en est d'introduire un
complément de lieu, avec ou sans mouvement, et bien plus largement qu'en français
moderne où sur, à occupent certains de ses anciens emplois (mais encore mort en
croix, casque en tête). En particulier, un certain nombre de noms de ville ou de pays
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 304
Entre, fort courant dès l'ancien français, indique comme en français moderne un
espace (lieu ou temps) ou une relation entre deux termes. Il a parfois le sens de
« parmi » (entre la gent), et marque aussi la totalisation : Entre Rembalt e Hamon de
Galice Les guierunt tut par chevalerie (Chanson de Roland : « Rembald et Hamon de
Galice à eux deux les guideront avec vaillance »). Le français moderne connaît
encore cet emploi : entre les fruits et les légumes, j'en ai pour dix euros. Au XVIIe s.
entre ci et signifie « d'ici à ».
Enz/ens est rarement préposition en ancien français et moyen français (enz cele
cambre) ; il est surtout adverbe, ou forme locution : enz en. Mais son composé
(dedenz/dedanz/dedens/dedans) est couramment préposition du XIIe au début du
XVIIe s., et même encore au XIXe s. dans la langue parlée familière (Balzac, Cousin
Pons) ; il marque soit le lieu (estre/entrer dedanz la sale), soit la localisation
temporelle (dedenz cinq jornees) ; à partir de ce terme se sont formées de nombreuses
locutions : au-dedans de, par-dedans...
Denz/dans formé à partir de dedans apparaît au XIIIe s., mais très rarement, et dans
des régions proches de celles où se parle le provençal (qui possède la forme dinz) ; le
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 305
moyen français l'utilise encore très peu ; dans ne deviendra une préposition courante
qu'au XVIe s. En français moderne il indique surtout le lieu, mais, dans certains cas le
temps, avec des valeurs diverses (dans le temps, dans son enfance, dans quinze jours/
dans les quinze jours), et il a des emplois plus abstraits (dans la crainte de, cela m'a
coûté dans les cent francs, agir dans les règles...).
Estre (« excepté », « outre », « sans »), peu fréquent, n'est attesté que du Xe au début
du XIVe s.
Etant donné ne s'emploie que depuis peu comme préposition : dans bien
de cas il reste participe et s'accorde (étant donné les circonstances/étant données les
circonstances).
Fors (de) (« excepté, ne... que », et « hors de »), introduit un nom, un pronom (fors la
vile) ou avec sa valeur d'exception un infinitif : Je ne ferai fors courre (Adam de la
Halle, fin XIIIe s.) ; dès le moyen français et jusqu'au XVIe s. il ne conserve plus que
sa valeur d'exception.
Defors/defuer est préposition dès le Xe s., mais n'est plus attesté en moyen français
Forsmis apparait au XIIIe s.
Hors (de) et dehors (de) (autres formes du précédent ?) sont parfois prépositions en
ancien français, mais n'indiquent que le lieu. Horsmis (« excepté ») apparaît fin XIIIe
s. et devient courant en moyen français
Jusque(s) (à), dusque (à) indiquent en ancien français l'aboutissement dans l'espace,
(« jusqu'à ») ou le temps (« d'ici ») : Jusqu'a un an avrum France saisie (Chanson de
Roland : « D'ici un an... »).
Lez/lès, delez sont prépositions spatiales en ancien français et moyen français (« près
de, à côté, de » : lez la fontaine), et ne sont plus guère employées après le XVIe s.
(Rabelais), sauf dans des noms de lieu (Villeneuve-lès-Avignon).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 306
subsiste avec ces deux sens, et à partir du XVIIe s. seul perdure le second sens. Dès
l'ancien français apparaît au long de et plus tard le long de.
Malgré formait d'abord en ancien français une locution avec un déterminant possessif
ou un complément d'animé humain : mal gré mien « contre ma volonté » parallèle à
buen gré suen ; mais dès le XIIIe s. il est suivi d'un complément animé humain :
maugré touz ses ennemis (Mort Artu) ; par la suite il pourra gouverner d'autres
compléments (malgré la pluie).
Outre en ancien français marque la localisation ou le degré : « au-delà de, plus que,
malgré » (oultre laditte rivière, outre son vuel), mais il est surtout adverbe. Il
subsiste, à basse fréquence, jusqu'au XVIIe s. (outre le Jourdain, Pascal) et dans des
expressions figées jusqu'au français moderne (outre mesure, outre-tombe).
Par marque dès l'ancien français la localisation spatiale (« par, à travers ») : Par
tantes terres ad sun cors demened (Chanson de Roland) ou la durée qu'occupe ou à
l'intérieur de laquelle se situe le procès : Vint par un samedi li contes Guillaumes de
Haynau (Froissart), et dura la cace... par deus jours et par deus nuis (id.) ; au XVIIe
par chaque jour est courant, bien que Vaugelas lui préfère chaque jour ; par instans
est au XVIIIe s. un néologisme blâmé par quelques puristes.
En ancien français et moyen français, par construit avec un animé humain signifie
« tout seul » (par moi : « de mon côté, à moi tout seul ») ; construit avec un numéral
cardinal, il a valeur jusqu'en français moderne de distributif (par trois, un par un).
Mais surtout, jusqu'au XVIIIe s., par est bien plus souvent qu'en français moderne
employé pour marquer la cause : par fierté ; Il me cache ses maux par l'intérêt qu'il
sait que j'y prends (Sévigné). Par tant, devenu partant au XVIe s., signifie jusqu'au
français moderne « en conséquence ». Parquoy signifie au XVIe s. « c'est
pourquoi » ; et parce que a remplacé pour ce que. Toute une série d'expressions
construites avec par suivi d'un nom sans déterminant ont valeur causale (par faute
de). En ancien français, moyen français, et encore parfois au XVIIe s., par suivi de
l'infinitif est également causal : Si fu enclos de ses ennemis par trop demorer arrrière
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 307
(Froissart : « pour s'être trop attardé ») ; par être trop court (Sévigné). Comme c'est
encore le cas, par peut marquer le moyen ou la manière. Enfin, dès l'ancien français
par peut introduire le complément d'agent (Que dulce France par nus ne seit hunie !
Chanson de Roland), mais il ne supplantera définitivement de dans cet emploi qu'aux
XIXe-XXe s.
Parmi (voir emmi) a en ancien français et jusqu'au XVIIe s. au moins des emplois
beaucoup plus larges qu'en français moderne : « à travers » : parmi la sale le
queroient (Chrétien de Troyes, Yvain), Sun grant espiet par mi le cors li mist
(Chanson de Roland) ; « sur » (ferir parmi l'escu) ; « par » : Par mi le col soyent
pendu (Pathelin, XVe s.), les conditions de réalisation d'un procès : Par my aucunes
convenances..(Mélusine : « à certaines conditions, moyennant.. »), « dans » (souvent
avec un nom de sentiment) : Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore ? (Racine,
Britannicus).
Pour est l'une des prépositions importantes du français ; premier mot du premier
texte écrit en français (Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun
salvament, Serments de Strasbourg), elle a traversé les siècles avec des constructions
et des valeurs fort diverses. Dès l'origine, pour gouverne soit un nom ou un pronom,
soit un adjectif, soit un infinitif (présent ou passé) ou une forme en -ant.
En ancien français, por indique le but, l'intention du procès : Une chose m'acreantez
por vostre enor et por la moie (Chrétien de Troyes, Yvain), Por esprover ma proesce
et mon hardement (ibid.) ; ou bien la cause : ne m'an fuirai por tel menaces (ibid.),
Pur bien ferir l'emperere plus nos aimet (Chanson de Roland : « Parce que nous nous
battons bien.. »), por Dieu (« au nom de Dieu ») ; ou encore l'équivalence, la
proportion, l'échange, l'estimation, et introduit parfois ainsi l'attribut du complément
direct avec tenir, juger... :Si tient tote la gent por fole (Chanson de Roland), Pur tut
l'or Deu ne volt estre cuard (ibid.) ; ou, en phrase négative, la concession : Ja pur
murir n'eschiverunt bataille (ibid.), N'en descendrat pur malvaises nuveles (ibid. :
« même pour... »), et dans ce cas pour peut introduire un verbe en -ant : Ne vos leroie
por les membres perdant (Prise d'Orange, XIIe s. : « même si je devais en perdre
mes membres »).
Dès l'ancien français, por peut signifier « pour ce qui est de » : Pur hanste freindre
e pur escur peceier... En nule tere n'ad meillor chevaler (Chanson de Roland : « Pour
ce qui est de briser des lances.. »). Toutes ces valeurs perdurent jusqu'au français
moderne, à quelques restrictions près : dans son emploi causal, pour introduit souvent
un nom sans déterminant (condamné pour vol), et ne peut en français moderne
introduire qu'un infinitif passé (condamné pour avoir volé). Ses constructions
concessives sont moins fréquentes, souvent explicitées par même (Même pour tout
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 308
l'or du monde...), et pour ne peut plus introduire la forme verbale en –ant ; enfin,
avec sa valeur « pour ce qui est de », pour n'introduit plus qu'un nom (Pour de
l'esprit, j'en ai sans doute, Molière). En moyen français pour l'amour de signifie « à
cause de » ; cette locution causale a beaucoup de succès au XVIe s. et est encore
employée au XVIIe s.(Molière). Au XVIe s. apparaît empour, « en échange de », qui
ne subsiste plus que dans le français de l'Ouest.
Près, rarement seul comme préposition, le plus souvent suivi de à ou de marque dès
l'ancien français et le moyen français la proximité concrète ou abstraite : prés terre
(Chrétien de Troyes) ; prés de moi ; s'ot prés de deus espanz de lé (Chrétien de
Troyes, Yvain : « il faisait presque deux fois la largeur de la main »), Et toujours
mectent le gallant pres la damoiselle, (Quinze joies de mariage). Au XVIIe s. près de
signifie aussi « en comparaison de, auprès de » : Et près de vous ce sont des sots que
tous les hommes (Molière, Tartuffe).
Après marque, depuis l'ancien français, la postériorité, dans le temps le plus souvent
mais aussi, dans l'espace. Au XVIIe s. il est parfois l'équivalent de « d'après » :
Mais vous en jugerez après la voix publique (Corneille, Le Menteur). Au XVIe s. en
après est parfois aussi préposition. Déjà au XVIIe existe l'expression être après à +
infinitif : Je suis après à m'équiper (Molière, Scapin), encore attesté en français oral.
Auprès (de) apparaît à la fin du XIVe s., d'abord au sens local, puis pour marquer la
comparaison. Au XVIIe s., Vaugelas et l'Académie refusent la construction directe
(auprès le palais), exigent auprès de.
En moyen français apparait deprés (en la mer deprés Espaigne...), au sens de « près
de ».
Puis indique en ancien français la postériorité dans le temps (puis cele ore, puis le
tens que, puis ma mort « après ma mort »). Encore courant comme préposition au
XIVe s. il l'est moins aux XVe, et XVIe s., il n'est plus qu'adverbe ensuite, et devient
une articulation importante dans le récit oral (puis, et puis, et puis après).
Depuis, adverbe dès le XIIe s., devient préposition au XIVe s. (depuis le creation du
monde, Froissart), et introduit parfois un complément de lieu (« partir de »). Au
XVIIe s. on trouve parfois depuis devant infinitif passé (depuis vous avoir écrit, La
Rochefoucauld).
Quant et est employé au XVe au XVIe (je les porte quant et moy, Montaigne) et au
début du XVIIe s. encore au sens de « avec, en même temps que », mais Vaugelas le
condamne.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 309
Quant à, quant de, quant est de apparaissent tous trois en moyen français : El est
perdue quant a son honneur (Quinze joies de mariage), Je n'en ay poinct quant est de
moy (Rabelais).
Sauf, adjectif en ancien français, est encore parfois variable en moyen français.
Beaucoup plus rare que sus au début, sur ne tardera pas à le supplanter ; au XVIe s.
les deux prépositions les plus courantes sont sur et dessus (Clarté desus clarté,
puissance sur puissance, D'Aubigné). Au début du XVIIe s. dessus s'emploie encore
normalement comme préposition ; ce n'est plus le cas à la fin du siècle, car sur s'est
généralisé, et les puristes ont fait un effort pour distinguer des formes adverbiales (en
de-) de formes prépositionnelles simples ; cependant par dessus peut encore avoir un
emploi prépositionnel. Dessur disparaît au XVIIe s.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 310
complément de temps : sous peu de temps, au XVIIIe s. Sous ombre de, qui apparaît
en moyen français, puis sous prétexte de ont un sens figuré.
Trés/triés marque en ancien français dans le temps le point de départ (trés m'anfance,
trés puis « depuis lors »), dans l'espace la postériorité (« derrière » : très le dos) ;
detriés est uniquement local, tresqu'a/en local ou temporel. Seul très subsiste comme
préposition jusqu'au XVe s. (tres le matin).
IV.1.7 Enfin, à chacune des étapes de la langue, des participes présents ou passés
sont devenus prépositions, le critère de ce changement étant leur invariabilité
(grammaticalisation). Attendu apparaît au XVIe s., s'accorde encore parfois, mais est
déjà souvent invariable ; concernant devient préposition fin XVIe s. ; considéré
commence à être employé comme préposition, invariable, au XVIe s. : Considéré
l'énorme quantité de laict requis, (Rabelais) ; suivant se répand au XVIIIe s. ;
touchant, vu qui peut s'accorder encore au XVIIe s. ; y compris, non compris, ci-joint
et ci-inclus, invariables quand préposés au nom, variables quand ils le suivent : ci-
joint la lettre que... /la lettre ci-jointe.
IV.2 Adverbes
IV.2.1 Alors qu'il est impossible de regrouper les prépositions par domaines
sémantiques ou syntaxiques, il en va tout autrement des adverbes. Aussi, après avoir
rappelé les différents modes de formation de ces mots, nous étudierons
successivement les différents types d'adverbes.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 311
En français, les adverbes sont d'origine fort diverse. Quelques-uns sont issus du
latin (mais, plus, ne, assez, tres, moins) ; et comme la plupart de ceux-ci se
terminaient par -s, en ancien français cet -s final a été considéré comme une marque
adverbiale et a été ajouté à des formes qui ne le comportaient pas (onques, ores,
sempres). Quelques adverbes ont pour origine des adjectifs ou des participes
(ferant, batant, tost, haut), ou des formes verbales (espoir en ancien français, peut-
être en français moderne). Enfin et surtout, un grand nombre d'adverbes ont été, sont
et seront formés à partir d'adjectifs à la forme féminine auxquels on ajoute le suffixe
adverbial -ment (fort-e-ment) : c'est l'un des deux modes de formation adverbiale
encore productifs, l'autre étant l'utilisation d'adjectifs à la forme masculine comme
adverbes (manger sain, boire sec, laver plus blanc). Un certain nombre d'adverbes
ont été, pendant toute une période du français, du Moyen Âge au XVIIe s., également
prépositions, et certains termes ont encore les deux emplois (devant, derrière, par-
dessus...) ; c'est à partir du XVIIe, s. que les grammairiens ont séparé les deux
catégories de mots (tout en acceptant par exemple il est venu avec pour reprendre un
groupe préposition + animé).
IV.2.2 Les adverbes de temps sont de très loin les plus nombreux ; quelques-uns
d'entre eux ont pris valeur logique (ainz, cependant), mais c'est rare.
Acoup (« soudain »), apparu au XIIIe s., est encore employé au XVIIe s. par
Descartes ; seul le composé tout à coup a subsisté.
Alors (composé de lors) apparaît au milieu du XIIIe s. ; rare avant le XVe s., il
supplante à partir du XVIIe s. les autres adverbes lorsqu'il s'agit de situer le procès
dans une séquence narrative.
Antan (« l'année dernière », « jadis »), peu fréquent en ancien français et moyen
français (Villon), est encore utilisé de loin en loin au XVIe s. (Du Baïf).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 312
À présent est très fréquent au XVIIe s., malgré l'opposition de Vaugelas qui préfère à
cette heure, maintenant, aujourd'hui, présentement.
Aujourd'hui (composé de au jor d'ui, XIIe s.) ne remplace hui/ui qu'au XVIIe s. Le
français moderne familier a formé une nouvelle locution : au jour d'aujourd'hui.
Aussitôt apparait au XIIIe s. dans la locution conjonctive aussi tost com (« dès que »),
mais n'est employé comme adverbe autonome que depuis le XVIe s. (Du Bellay).
Avant n'a jamais été très courant comme adverbe : dès l'origine il a été concurrencé
par davant/devant (temporel).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 313
Derechef marque plutôt l'aspect (« à nouveau ») que le temps ; il est utilisé jusqu'à la
fin du XVIIe s. où il commence à paraître archaïque.
Devant (davant parfois en ancien français, dedevant en moyen français) peut être
adverbe de temps jusqu'au XVIIIe s., et se rencontre encore sporadiquement avec
cette valeur.
Toute une série de locutions marquent en moyen français et parfois encore au XVIe
s. le point de départ d'un procès (« désormais ») : de la en plus, de si en avant,
désormais fréquent en moyen français, dont de la en avant, dorenavant apparu au
XIIIe s. et courant au XIVe s. à côté de des lors en avant, de la en avant, d'ici en
avant, et au XVIe s. des l'eure, des adonc.
Encui est en ancien français un composé de hui (« aujourd'hui »), de même qu'enuit,
fréquent jusqu'au XVIe s., et enquenuit le sont de nuit (« cette nuit »).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 314
(avec ne) et déjà ; au XVIIe s. il ne se trouve plus guère que chez Scarron et La
Fontaine.
Jadis (ja a dis) (« il y a déjà des jours », dis a pour origine le mot latin signifiant
« jour », dies, comme dans lundi..)[ expliquer dis ?] est employé depuis le XIIe s.
Jamais/jamés existe dès l'ancien français à côté de ja dans les propositions négatives
ou marquant la virtualité (hypothétiques, interrogatives, complétives) : ne... jamais se
développe au XIVe s. où il ne concurrence encore que ne... ja ; mais au XVe s., alors
que ne... ja reste cantonné au futur et au présent, ne... jamais commence à
accompagner des verbes au passé Je ne vy jamais, moi' homme... Cent Nouvelles
nouvelles) ; au XVIe s. il concurrence ne... onques qu'il supplante au XVIIe s.
Lors (« alors, à ce moment-là »), apparu au XIIe s., est extrêmement fréquent en récit
pendant tout le Moyen Âge ; il n'est concurrencé par alors qu'au XVIe s. Au XVIIe
s., seuls les auteurs du début du siècle l'emploient, les grammairiens de la fin du
siècle ne l'acceptant plus que dans les locutions dès lors et pour lors, qui ont perduré.
Maintenant, très courant dès le XIIe s., marque en ancien français l'immédiateté du
procès (« aussitôt ») : Et maintenant vanta et plut (Chréien de Troyes, Yvain : « Et
aussitôt il se mit à venter et à pleuvoir »). C'est en moyen français qu'il prend en
discours direct sa valeur actuelle de renvoi au temps de l'énonciation, mais jusqu'au
XVIIIe s. il conserve parfois son sens premier (Bossuet, Prévost).
Meshui, synonyme en ancien français de hui, se rencontre encore parfois fin XVIe s.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 315
Au XVIe s. ne... onques est encore largement utilisé, mais il commence à être
concurrencé par ne... jamais avec le verbe au passé ; il subsiste encore au début du
XVIIe s. chez La Fontaine et Scarron, mais pour les grammairiens c'est un terme
archaïque.
Or, adverbe très fréquent en ancien français et placé le plus souvent en tête de phrase,
et ore/ores, placé plus souvent à l'intérieur de la proposition, jusqu'au XVIe s. font
référence au moment de l'énonciation (« maintenant » ; ore... ore « tantôt... tantôt ») ;
au XVIIe s., employé parfois par La Fontaine ou Th. de Viau, or paraît archaïque.
C'est à la même époque, au XVIIe s., qu'apparait l'emploi moderne, logique de or (Or
donc « ainsi donc », or est-il que « toujours est-il que »). Le composé orains (« il y a
un instant ») n'existe qu'en ancien français, et orendroit (« à présent, sur-le-champ »)
paraît archaïque au XVIe s. Dès lors, la valeur temporelle de cet adverbe ne subsiste
plus que dans deux composés : dorénavant, et d'ores et déjà qui a eu quelque succès
au XXe s.
Pendant, à l'origine participe présent qui a servi à former divers composés temporels,
est parfois adverbe au XVIe s.
Puis (« après, ensuite ») est attesté, comme préposition et adverbe, dès les plus
anciens textes ; le tour puis après apparaît dès l'ancien français.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 316
Quelquefois, apparu au XVIe s., signifie « une fois, un jour » jusqu'au XVIIe s., où se
développe le sens moderne « parfois »).
Sempres (« toujours » dans les plus anciens textes, et « aussitôt ») disparaît fin XIVe
s.
Tempres, qui ne se rencontre pas après le XIIIe s., marquait l'immédiateté (« aussitôt,
vite, tôt »).
Tout à l'heure signifiait aux XVIIe et XVIIIe s. « sur l'heure, tout de suite », avant de
marquer un futur légèrement différé.
Tozdis, qui n'est plus utilisé après le XVe s., toz jors, graphié toujours en moyen
français, marquent l'aspect duratif ou répétitif d'un procès dès le plus ancien français.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 317
Bas, en bas, apparaissent au XIVe s. pour marquer la position inférieure sans contact,
et au XVIe s. ils auront quasiment remplacé aval et jus.
Céans, çaienz en ancien français (« ici à l'intérieur ») renvoie lui aussi au lieu de
l'interlocution ; aux XVIe et XVIIe s. on ne le trouve plus guère que dans l'expression
de céans (« d'ici, de cette maison »).
Deenz, denz, dedenz/dedanz, dedens/dedans (formés sur enz « dedans »), sont
apparus très tôt en ancien français ; deenz et denz ne sont pas très fréquents, mais
dedanz (dedans dès le XIIIe s.) est très courant comme préposition ou adverbe, et est
sans doute à l'origine de dans.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 318
I/Y indique le point d'aboutissement du procès, soit comme adverbe de lieu, soit
comme adverbe pronominal. En ancien français, dans l'expression il y a marquant
l'existence, i/y n'est exprimé que si aucun complément de lieu ne précise la
localisation : Molt i a grant noise et grant bruit (Chrétien de Troyes, Yvain), mais :
Ceanz n'a huis ne fenestre (ibid. : « Ici il n’y a ni porte ni fenestre »).
Jus (« en bas, à bas ») est un adverbe fréquent en ancien français ; dès le moyen
français et encore au début du XVIe s. il n'apparaît plus qu'avec les verbes ruer et
mettre ; bas/en bas le remplace.
La, ila au XVIe s., fait système en ancien français avec ça et ci, et renvoie à un lieu
extérieur à la situation d'énonciation (voir Perret 1988).
Loin/luinz est apparu au XIe s., et indique aussi parfois le temps (« longtemps »).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 319
Mal peut être adverbe dès l'ancien français, mais souvent avec une valeur subjective
plus nette (« pour votre malheur ») : Je criem que mal soiez venuz (Chrétien de
Troyes, Yvain).
Soudain, adjectif au XIVe s., est employé adverbialement à partir de la fin du XVe s.
Volentiers/volontiers est attesté dès le Xe s. (Saint Léger : Qui donc fud miels et a lui
vint, Il voluntiers semper reciut).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 320
Auques (« quelque peu », mais aussi « beaucoup, très ») n'est attesté que jusqu'à la
fin du Moyen Âge.
Beaucoup apparaît fin XIIIe-XIVe s., et il pourra intensifier non seulement un verbe
(faire beaucoup), un adverbe d'intensité (beaucoup plus, mais aussi beaucoup
davantage qu'emploie encore Rousseau) ou un adjectif déjà intensifié (beaucoup plus
rapide), mais jusqu'au XVIIIe s., et encore dans certaines régions, également un
simple adjectif (La nuit fut beaucoup longue (Cent Nouvelles nouvelles), Leur savoir
à la France est beaucoup nécessaire (Molière).
Par adverbe est employé en ancien français et au XIVe s. encore pour intensifier.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 321
Plus sert dès le plus ancien français à intensifier adjectif ou adverbe pour former le
comparatif, dont le complément au Moyen Âge est introduit par de si c'est un nom ou
un pronom : plus fel de lui n'out en sa cumpagnie, (Chanson de Roland), ainsi que le
superlatif. Comme quantifieur la préposition de joint plus au nom (plus de bien) :
c'était déjà presque toujours le cas en ancien français, mais on trouvait aussi : Plus a
paroles an plain pot de vin..(Chrétien de Troyes, Yvain).
Poi/po/pou/peu offre dès l'ancien français toutes les constructions modernes : avec ou
sans un, pouvant lui-même être intensifié par un adverbe (molt po), il porte sur le
verbe, le nom (poi de/un poi de), l'adjectif ou l'adverbe (un po plus longuemant,
Chrétien de Troyes) : a poi que ne... signifie « pour un peu... » en ancien français
Si, en ancien français comme en français moderne, ne peut modifier qu'un adjectif ou
un adverbe ; pour marquer la comparaison d'égalité, il construit son corrélat avec
comme en ancien français ; mais c'est que qui introduit la consécutive.
Tant a jusqu'au XVIIIe s. des emplois bien plus larges qu'en français moderne ; il
peut en particulier intensifier un adjectif (tant heureux, autant heureux) ou certains
adverbes (tant plus, tant seulement) ; autant et tellement l'ont remplacé dans certaines
constructions.
Très remplace mout devant l'adjectif au superlatif absolu dès le XIIe s. et surtout au
cours des XVe et XVIe s. ; dès le XVIIe s. très peut porter sur un nom, soit quand il
est pris comme qualificatif : Oui, vous êtes sergent, monsieur, et très sergent (Racine,
Les Plaideurs), soit dans une locution verbale (avoir très faim), malgré les réserves
des puristes.
Trop porte dès l'ancien français, sur un verbe, un adverbe ou un adjectif, et au Moyen
Âge, il a alors souvent le sens de « très » (en français moderne encore peut-être : cela
est par trop connu), comme en français oral non standard actuel ; portant sur un nom,
il se construit avec de presque toujours dès l'ancien français
D'autre part, pour marquer le haut degré ou l'intensité, le français, aux différentes
époques, a utilisé toutes sortes d'adverbes en -ment, de durement en ancien français
à vachement en français parlé des années soixante, ainsi que des adjectifs, tel fort
(qui dès le XVIIe s. sert à intensifier aussi bien adjectif ou adverbe que verbe), ou
l'indéfini tout pris adverbialement (tout petit).
Donc/dont, parquoy, par tant qui deviendra partant, poruec, por ce marquent, en
français médiéval, la conséquence.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 322
Pourtant ne marque que la cause encore au XVIIe s. ; mais dès le XVIe s. il sert à
introduire une opposition (Montaigne). Ensurquetout, meesmement, puis surtout
indiquent une hiérarchie dans l'argumentation. Au XVIe s. apparaît outreplus (« en
outre »)
Enfin, de l'ancien français au français moderne se sont développés toute une série
d'adverbes de locutions conclusives, connecteurs du discours qui structurent l'énoncé
(voir E. Roulet 1987) : en somme, finalement, au fond, de toute façon, bref, fin de
compte, décidément, bon alors...
Mon, dans les tours assez peu fréquents il est vrai c'est mon, savoir mon, est encore
attesté au XVIIIe s. Il marque une sorte d'assertion (« vraiment »).
Si m'aist Diex, (« de la même façon que je demande à Dieu de m’aider »), toujours
en discours direct, est une formule de serment et d’assertion forte (Marchello-Nizia,
1985), et jusqu'au XVe s. asserte très fortement l'énnoncé auquel il est corrélé : Si
mait Dex, tout ainsiz sera il (Ami et Amile : « Je vous le jure,.. »)
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 323
L'adverbe non
En ancien français et moyen français non est employé pour nier un élément autre
que le verbe conjugué : qui en amer sont non veant (Chrétien de Troyes, Yvain), et
français moderne : non voyant ; mettre en nonchaloir, vostre beauté non pareille,
XIVe s. Mais, dès le moyen français, on trouve déjà ne... (mie/pas...) en cet emploi :
naturel apetit d'omme n'est pas de soy obligier a ne mengier jamais de chair
(Chirurgie, début XIVe s.). Non se rencontre également dans les alternatives (voille
ou non), dans la locution exceptive se... non (français moderne sinon), et devant le
« verbe vicaire » (faire/avoir/estre) en réponse négative ou en assertion négative
contradictoire : « Jo i puis aler mult ben ! - Nu ferez certes », (Chanson de Roland),
Souvent dissoit : « Or i irai ; Non ferai voir ; voir si ferai » (Bel inconnu). Ce tour se
rencontre encore chez quelques auteurs du XVIIe s. (Malherbe, La Fontaine, Molière
pour certains personnages).
Non comme pro-phrase de réponse négative est attesté dès le XIIIe s., mais il ne
commence à se répandre qu'au XVe s., concurrençant nennil/ nenny. Aux XVIIe et
XVIIIe s. point peut avoir le même usage (Etes-vous fâché ? Point). En français
moderne non est parfois concurrencé par toute une série de tours en pas (pas du tout,
absolument pas) ou de métaphores familières (des clous).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 324
conjoint) ; ne (parfois nen) est une forme affaiblie de non non tonique qui apparaît
dans les plus anciens textes : et Karlus meos sendra de suo part non lostanit
(Serments de Strasbourg, IXe s.). La forme simple de la négation continue d'être
parfois employée jusqu'au XVIIe s., surtout avec certains verbes (je ne veux, je ne
daigne), comme c'est le cas d'ailleurs encore en français moderne, mais de façon
résiduelle (je ne puis, je ne saurais dire).
Ne mie, fréquent encore chez certains auteurs du XIVe s. (Froissart), devient rare à
la fin du même siècle et aux XVe et XVIe s. il ne se rencontre que de loin en loin, à la
rime surtout. Ne pas l'emporte, et tout au long des XVe et XVIe s. il va concurrencer
ne seul. Ne point subsiste.
Dès le XVIIe s., la forme normale de la négation est ne pas, ne point marquant
d'après les grammairiens du temps une négation plus forte. Enfin, goutte (ne voir
goutte) et mot (ne dire/sonner mot) sont attestés, mais rares, de l'ancien français au
français moderne.
Si pas, mie ou point se rencontrent seuls très vite, ce n'est guère qu'en contexte
virtuel (interrogations directe ou indirecte surtout, hypothétique) : Tut seie fel se jo
mie l'otrei ! (Chanson de Roland : « Qu'on me traite de félon si j'y consens le moins
du monde ! »). En revanche, à côté de ces emplois qui persistent, apparaissent au
XVIIe s. des phrases dans lesquelles pas est véritablement négation à lui seul :
Elles me touchent pas tant que le malheur qui... (lettre de La Fontaine) ; les emplois
de ce type attestés au XVIIe s. semblent réservés au dialogue re présenté et à la
correspondance, de même qu'au XVIIIe s. où ils apparaissent lorsqu'il y a mime du
langage parlé populaire.
Dans la langue parlée courante, cet effacement de ne est quasi général au début du
XXe s., comme en témoignent le manuel de conversation de Kron (1909) et l'étude
sur le langage populaire de Bauche (1929) qui souligne « la suppression presque
obligatoire de ne » : J'ai pas su, pour pas qu'elle s'en aille. En français moderne
parlé, lorsque le verbe commence par une voyelle, ne (sous la forme n') est assez
souvent attesé : J'étais pas là est courant à côté de Je n'étais pas là, il était pas là à
côté de il n'était pas là. En outre, pas est couramment employé pour nier un terme
autre que le verbe, surtout en réponse (pas lui), et tend même en composition avec un
à remplacer aucun, donnant naissance à un nouveau déterminant ou représentant
négatif (pas un).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 325
Pour indiquer que le procès ne concerne que certains éléments d'un ensemble,
l'ancien français utilise ne mes, ne... se... non (le terme excepté se plaçant entre se et
non), ne fors, ou ne... que. Dès le XIVe s. se et non se placent souvent côte à côte et
dès le XVe s. sinon est courant.
Ne discordantiel ou « explétif »
Dès l'ancien français, il est un certain nombre de cas où un adverbe ne est présent
sans marquer exactement une négation, mais plutôt la non-actualisation d'un procès ;
c'est le cas dans les complétives de verbes exprimant la crainte : Ge criem qu'il ne me
face ennui (Béroul, Tristan), l'interdiction, l'imminence : pur poi d'ire ne fent
(Chanson de Roland : « il s'en faut de peu qu'il n'éclate de colère »), de même que
dans la subordonnée introduite par ainz que puis par avant que : Vos le verroiz
ainçois que ge ne ferai (Mort Artu) : dans ces cas-là, son emploi n'est jamais
systématique, et il perdure jusqu'au français moderne. En revanche, en ancien
français, ce ne « explétif », ou « discordantiel », semble systématique dans les
subordonnées compléments d'une comparaison d'inégalité (plus/moins... que) : Plus
est isnels que nen est uns falcuns (Chanson de Roland). Les grammairiens des XVIIe
et XVIIIe s. ont tenté de formuler des règles d'emploi de ce ne, mais, de fait, il n'est
jamais obligatoirement exprimé : ainsi il semble assez rare dans le français classique
après avant que ; en revanche, le français moderne l'utilise assez volontiers, de même
qu'après sans que.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 326
La fonction de ces conjonctions est de marquer une relation hiérarchisée entre deux
énoncés ; il est cependant des cas, à toutes les étapes du français, où une telle relation
est obtenue par parataxe, c'est à dire par juxtaposition de deux énoncés présentant un
certain nombre de caractères précis (voir chap IX § III).
Si les quatre conjonctions de base présentent à travers les siècles une assez grande
continuité, il n'en est absolument pas de même pour les locutions formées sur que ou
comme, qui dans l'histoire du français révèlent une extraordinaire instabilité, aussi
bien au plan des formes que pour ce qui est de leurs constructions et significations.
IV.3.2 Graphiée quant jusqu'au XVe s., puis quand par souci étymologique, cette
conjonction est parfois prononcée /kãt/ en français moderne devant une consonne
(sous l'influence de la liaison en -t devant une voyelle ?). Attestée dès le Xe s. elle a
dès l'ancien français ses valeurs modernes : temporelle essentiellement, et c'est tout
au long des siècles une articulation assentielle du récit (Quant..., si... dans la prose du
XIIIe s. ; lors... quand.. au XVIe s.) ; mais aussi parfois causale ou adversative
(« alors que ») : Quant tu es mor, dulur est que jo vif (Chanson de Roland), Quant tu
deus estre serjanz Jhesuscrist tu devenis sergenz au deable (Queste del saint Graal,
XIIIe s.), et même concessive dans un entourage au conditionnel : Ja por ce n'en
eschaperoie, quant il vos avroient ocis (Chrétien deTroyes, Yvain : « Je n'en
réchapperais pas, quand bien même ils vous auraient tué »).
Si ne s'est trouvé graphié définitivement ainsi que depuis le moyen français. En très
ancien français, la forme courante est si ; mais dès le XIIe s. et jusqu'au XIVe s. se (s'
devant voyelle) est la forme la plus généralement attestée.
Se/si introduit dès l'ancien français, comme en français moderne, d'une part des
propositions hypothétiques - c'est le cas le plus fréquent - , des concessives ou
oppositives : Se fuit s'en est Marsilies, Remés i est sis uncles Marganices (Chanson
de Roland), Si elle est grande, l'autre l'est autant (« Si l'on peut poser que.. »), mais
aussi des complétives interrogatives indirectes : Mais saveir volt se Charles i
vendrat (Chanson de Roland). Si est également partie prenante dans trois
constructions interrogatives : la double interrogation en ou si, apparue au XIIe s.,
que l'on rencontre sans cesse, qui connut un fort succès au XVIIe s. : Est il estourdy
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 327
ou s'il dort ?(Mystère du Vieil Testament), Est-ce pour rire ou si tous deux vous
extravaguez ? (Molière) et qui, un peu recherchée, est toujours attestée ; et
l'interrogation directe en se/si (ou est-ce l'adverbe si ?) attestée parfois en ancien
français (Quex, sire ? Si ne le savez ? Chrétien de Troyes, Perceval) ; et en français
moderne l'interro-hypothétique en Et si (Et si l'on parlait d'autre chose ?).
Ce sont les constructions hypothétiques qui au cours des siècles ont connu les
principaux changements (voir également § III.2.2 et chap. IX, § III.3). L'hypothèse
portant sur le présent ou l'avenir (potentiel) est exprimée en ancien français par les
systèmes suivants :
En moyen français et encore au XVIe s., quand l'hypothèse porte sur le présent ou
l'avenir, on joue sur différentes combinaisons possibles de l'indicat présent, de
l'indicatif imparfait, du subjonctif imparfait, du futur, de la forme en -roie pour
marquer le degré plus ou moins grand de probabilité du procès : du système
entièrement à l'indicatif présent, à celui en si + indicatif imparfait/-roie et à la
combinaison de deux subjonctifs imparfaits, ce dernier ne se rencontrant plus guère
qu'en discours direct au XVe s. : Se je le sceusse, je ne le demandasse pas (Cent
Nouvelles nouvelles). Le subjonctif imparfait avec valeur de passé accompli survit
encore jusqu'au XVIIe s. (Malherbe, Corneille), d'une part avec être et avoir et avec
les verbes « modaux » (pouvoir, devoir...), d'autre part dans quelques expressions
verbales. Pour l'irréel du passé est apparue, au XIVe s., une nouvelle combinaison
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 328
Au XVIe s., on rencontre parfois dans la subordonnée introduite par si une forme en
-rait proscrite par la norme ensuite : Si vous auriez de la répugnance à me voir votre
belle-mère, je n'en aurois pas moins sans doute à vous voir mon beaufils (Molière,
L'Avare) ; peut-être faut-il mettre ce phénomène en rapport avec la présence possible,
de l'ancien français au français moderne et malgré la norme là encore, du futur
après si : Qui donc attendrons-nous, s'ils ne reviendront pas ? (Hugo, Les
Contemplations). Et malgré l'existence depuis le XIVe s. des systèmes avec formes
composées, aux XVIIe et XVIIIe s. il n'est pas rare que la forme simple ait la valeur
de la forme composée avec les verbes modaux : S'il n'eût pas quitté brusquement
Madrid, il pouvait y trouver une bonne place (Beaumarchais : « .. il aurait pu y
trouver... »). Que si... continue à s'employer au XVIIIe s avec quelque emphase : Que
si, après l'avoir lu tout entier, quelqu'un m'osoit blâmer (Rousseau). Aux XIXe s. et
XXe s. se rencontre un tour hypothétique destiné à emphatiser une caractérisation :
s'il en est/fut (Un original s'il en fut, A. France. Pierre, homme de gauche s'il en est :
« véritable », « s'il en a jamais existé un »), avec une hésitation au XIXe s. sur le
mode du verbe : Un fait exorbitant anormal, s'il en fût jamais (Balzac).
IV.3.4 Comme est en ancien français, comme quomodo en latin tardif, à la fois
comparatif et temporel. Introduisant le second terme d'une comparaison d'égalité, au
Moyen Âge il est souvent corrélé à un adverbe (ainsi, si, aussi tant, autant) ; dans cet
emploi de corrélat, dès le moyen français il est concurrencé par que, mais se
rencontre encore au XVIIIe s. : Autant l'hiver comme l'été (Racine). Temporel, il
indique les circonstances du procès général (« alors que », « dès que »). Si com au
Moyen Âge a les mêmes valeurs : Il santi desoz le vant, si com il en aloit devant
(Chrétien de Troyes, Yvain), et est parfois même local (« là où »). En moyen français
et jusqu'au XVIIe s., comme suivi du subjonctif marque la cause, ou du moins une
temporalité à nuance causale : Comme je leusse le tiers chapitre de Ysaïe, le cueur
m'est troublé de freeur (A. Chartier, XVe s.), Comme quelques-uns... le priassent de
se retirer..., il leur répondit....(Malherbe). La cause est plus nette avec comme ainsi
soit que avec subjonctif, attesté surtout au XVIe et un peu moins au XVIIe s. (« étant
donné que »).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 329
Outre ses emplois comparatif, temporel et causal, comme peut enfin introduire une
complétive : En ce temps vint nouvelles en Espaigne comme le roy de France alla de
vie a trespas (Jean de Paris, XVe s.), et au XVIIe s. encore avec les verbes s'étonner
ou admirer. C'est peut-être l'origine de la locution comme quoi dont Vaugelas
souligne la nouveauté et la fréquence dès le XVIIe s. et qui est toujours utilisée, mais
que la norme refuse : Jugez après cela comme quoi je vous aime (Corneille :
« comment » ou « que »), On y verra comme quoi le père et la mère se sont vus
réduits...(Catulle Mendès), Elle a reçu un papier comme quoi...
En ancien français la subordonnée introduite par que est annoncée par ce le plus
souvent (conjoint à que ou disjoint), par le parfois : Ce que il se desguisa en
semblance de nouvel chevalier m'en toli la droite connoissance (Mort Artu : « Le fait
qu'il se soit équipé comme un jeune chevalier m'a empêché de le reconnaître »),
Quant ço veit Guenes que ore s'en rist Rollant (Chanson de Roland), Mult ben le
savïez, Que Guenelun nos ad tuz espïez (ibid.). Cette cataphore est nécessaire quand
la subordonnée est régime prépositionnel du verbe : Et a ce dobla li enuiz qu'il
plovoit a si grant desroi (Chrétien de Troyes, Yvain). Certaines de ces constructions,
où ce que conjoint introduit une subordonnée sujet avec reprise en ce/cela dans la
principale, perdurent jusqu'au XVIIe chez quelques auteurs : Ce que Dieu est bon,
c'est du sien et de son propre fonds, ce qu'il est juste, c'est du nôtre (Pascal). Il existe
encore en français moderne des emplois de constructions en le... que, ou en ce que
conjoint mais uniquement avec préposition : Je le voyais bien, que ça n'allait pas ; Je
suis heureux de ce qu'il ait pensé à écrire ; Je tiens à ce que tu partes ; le français
moderne utilise le fait que, du fait que.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 330
Pour les comparaisons d'égalité, de l'ancien français et jusqu'au XVIIe s., le second
terme pouvait être introduit par com(me) ; mais que commence à apparaître dès le
XIIIe s. dans ce contexte.
Pour les comparaisons d'inégalité, le français à toutes les époques présente quelque
difficulté de construction lorsque les deux termes de la comparaison sont des
complétives en que : l'impossibilité presque constante (sauf en moyen français :
Vraiement je ameraie miex que un Escot venist d'Escoce et gouvernast le peuple du
royaume bien et loialment, que que tu le gouvernasses mal apertement, Joinville, Vie
de saint Louis, 21) de la séquence *que que conjoints conduit soit à ne réaliser qu'un
que (Mialz est que je seule muire que je les veïsse deduire de vostre mort, Chrétien de
Troyes, Yvain : « il vaut mieux que je sois seule à mourir plutôt que de les voir se
réjouir de votre mort »), J'aimerais mieux souffrir la peine la plus dure Qu'il eût reçu
pour moi la moindre égratignure (Molière, Tartuffe), soit à avoir recours à que ce
que, soit à utiliser une paraphrase, comme en français moderne (que de le voir subir).
Il est un type de corrélation qui ne se rencontre guère après l'ancien français : que
ne + subjonctif (« sans que », « à moins de ») : Cligés a chevalier n'asanble Qu'il nel
face a terre cheoir (Chrétien de Troyes, Cligès : « ... qu'il ne le fasse tomber de
cheval »), à distinguer du français moderne que relatif + ne + subjonctif (« Cligés ne
rencontre aucun chevalier qu'il ne fasse tomber... »).
Du XIe au XVe s. existe un emploi de que « explicatif » (on le traduit souvent par
« car »), reliant deux énoncés, mais que les grammairiens hésitent à considérer
comme un vrai subordonnant : Et je m'anemie la claim, qu'elle me het (Chrétien de
Troyes, Yvain, 1461 : « Et je l'appelle mon ennemie, car elle me hait. »)
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 331
A cause que a été formé au XVe s. et est courant au XVIe s. ; mais il paraît vieilli au
XVIIe s.
Afin que avec subjonctif apparaît au XIIIe s., et entre le XVe et le XVIIe s.
concurrence les autres conjonctions de but ; a celle fin que en moyen français marque
aussi le but, et deviendra plus tard à seule fin que. Afin que est à son tour concurrencé
par pour que avec subjonctif à partir du XVIIIe s.
Alors que apparaît fin XIVe s., et a à la fois valeur temporelle et oppositive.
A mesme que et au prix que, locutions du XVIe s., signifient « à mesure que ».
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 332
Après ce que est apparu au XIIIe s. ; il prend la forme moderne en moyen français En
français classique, cette locution se construisait surtout avec le subjonctif,
contrairement à la norme moderne, mais conformément à l'usage courant aujourd'hui.
Aussitôt que est apparu en moyen français, succédant à si tost que de l'ancien
français.
Avant que, apparu au XIIIe s., devient courant au XIVe s., se construit parfois avec
l'indicatif ; il coexiste avec devant (ce) que et auparavant que jusqu'au XVIIIe s. ;
seul le subjonctif est utilisé à partir du XVIIe s.
Bien soit ce que marque au Moyen-Âge la concession ; bien que apparaît en moyen
français, et, de même qu'encore que et quoique, peut au XVIIe s. se trouver construit
avec l'indicatif.
Ce pendant que, qui existait au Moyen-Âge, est au XVIe s. avec encependant que
(Pléiade) la locution temporelle la plus fréquente.
Comment que (« de quelque manière que ») n'apparaît plus après le XVIe s., de
même que comme ainsi soit que (« bien que »), alors que comme que avec subjonctif
(« de quelque façon que ») est encore utilisé au XVIIIe s.
D'autant que apparaît au XVIe s. avec valeur causale (« dans la mesure où », « parce
que » : Montaigne), de même que par autant que (Rabelais), pour autant que
(Marot).
De ci que est employé en ancien français avec une principale négative (« d'ici à ce
que »), et deviendra d'ici que, d'ici à ce que.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 333
Depuis que/des puis que temporel a parfois au Moyen Âge et au XVIe s. valeur
causale (« après que » d'où « puisque », « dès lors que »).
Dès ce que est courant en ancien français et ses dernières attestations datent du début
du XVIe s. ; dès que lui succède. Toute une série de locutions marquent le point de
départ en ancien et moyen français : des l'eure que, des lors que qui dès l'ancien
français prend la valeur causale que connaît encore le français moderne ; au XVIe s.
apparaissent dès incontinent que, dès quand, etc.
Des fois que en français moderne parlé marque la condition : Des fois que tu
trouverais…
Devant ce que n'est utilisé que jusqu'au XIVe s. ; devant que, assez courant, est
encore utilisé en français classique.
Dusqu'à tant que, construit avec l'indicatif ou le subjonctif, se rencontre pendant tout
le Moyen Âge.
En ce que est l'une des nombreuses locutions temporelles de l'ancien français, mais
sera supplantée par d'autres.
Encore que apparaît à la fin du XVe s. (Commynes), est fréquent à partir du XVIe s.
avec subjonctif (« même si »).
Ensemble que marque au XVIe s. avec avec ce que et outre ce que, l'adjonction d'une
cause (« outre le fait que »).
Fors que ou fors tant que introduit au Moyen Âge une exception (« si ce n'est que »).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 334
Incontinent que (« dès que »), attesté au XIVe s., est utilisé couramment à partir du
XVe s. ; archaïsant au XVIIe s. (La Fontaine), il n'est plus employé à la fin du siècle.
Ja soit ce que, concessif (« bien que »), qui devient Jaçoit que, Ja soit que au XVIe
s., est employé du Xe au XVIIIe, s., avec le subjonctif en général, parfois avec
l'indicatif (Ja soit ce que tu dis..., XVe s.).
Jusque, jusqu'à ce que, jusque tant que et divers autres composés se construisent en
ancien français avec l'indicatif ; en moyen français ils sont déjà suivis du subjonctif,
mais on trouve jusqu'à ce que avec l'indicatif encore au XVIIIe s. (Voltaire, Lettres
phil.).
Lors que, apparu au XIIe s., peut au XVIe s. encore être graphié en deux mots.
Lues que (« dès que », « quand »), assez peu courant en ancien français, disparaît au
XIVe s.
Maintenant que signifie en ancien français « dès que » ; elle ne semble pas utilisée
dans les siècles suivants, et la locution moderne (« à présent que », avec nuance
causale « dès lors que ») paraît récente.
Mais que en ancien français après un verbe négatif et construit avec l'indicatif
signifie « pas plus que » ; après un verbe positif et construit avec le subjonctif, il
indique une condition (« pourvu que », « à moins que »), et cet emploi est encore
parfois attesté au XVIIe s. : Il promit qu'il le ferait, mais qu'ils tâchassent aussi de
leur côté à disposer les esprits (Vaugelas), Aimez-moi, soupirez, brûlez pour mes
appas, Mais qu'il me soit permis de ne le savoir pas (Molière) ; et l'on peut sans
doute en rapprocher le tour mais suivi de que avec subjonctif présent du français
moderne : Je viendrai, mais qu'on me laisse en paix.
Mesmement que marque au XVe, s. une cause renforcée (« surtout que »).
Néanmoins que au XVIe s. marque la concession (« bien que »), de même que
nonobstant que, avec subjonctif ; ils ne se rencontrent plus guère par la suite.
Obstant (ce) que apparaît au XVe s. ; peu fréquent, il est difficile à interpréter : il
marque une cause négative, qui n'a pas joué (Villon).
Outre (ce) que se rencontre surtout au XVIe s. (« outre le fait que »).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 335
Par ce que à sens causal existe depuis l'ancien français (« par le fait que ») ; mais son
emploi ne se développe qu'à partir du XVIe s. et il prend sa graphie moderne.
Par si que, par tel covent que avec le subjonctif marquent au Moyen Âge la
condition (« à condition que », « de telle manière que »).
Posé que est construit en moyen français avec le subjonctif et signifie « à supposer
que ».
Pour ce que suivi de l'indicatif est la façon la plus courante d'introduire une
subordonnée causale de l'ancien français jusqu'au XVIIe s. où il est condamné par
Vaugelas au profit de parce que ; il subsiste dans le langage juridique, et on le
rencontre encore au XIXe s. en dialogue (G. Sand).
Suivi du subjonctif, il marque le but en ancien français et n'est plus employé après le
XIVe s. (Ne) pour chose que, assez fréquent en ancien français et moyen français,
marque la cause non retenue (Je ne le di pas pour chose que... : « ce n'est pas parce
que... »).
Pouvu que est apparu au XIVe s. où il coexiste avec mes que, et se construit alors
avec l'indicatif ou le subjonctif.
Puis que, puis cele heure que ont d'abord en ancien français un sens temporel,
encore très vivant en moyen français (Villon : « depuis que ») ; le sens causal s'est
développé dès l'ancien français
Quand ainsi serait il que au XVIe s. marque l'éventualité (« quand il se ferait que »).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 336
Que que est en ancien français une locution temporelle qui apparaît chez Chrétien de
Troyes (« pendant que ») et se construit avec l'indicatif ; en moyen français se
développe un emploi de que que avec subjonctif, qui devient quoique dès la fin du
XIVe s, et marque la concession.
Sanz ce que, qui deviendra sans que, est attesté dès l'ancien français, mais avec une
signification plus large (« sans que », mais aussi « outre le fait que, « si l'on excepte
le fait que »).
Tandis que/com temporel (« pendant que », « aussi longtemps que ») apparaît à la fin
du XIIe s. ; il devient courant en moyen français (Joinville) et conserve sa valeur
temporelle durative au cours des siècles (... qu'il tint enchaîné tandis qu'il a vécu,
Voltaire) ; ce n'est que récemment que s'est développée sa valeur d'opposition.
Tant que depuis l'ancien français a sens temporel il marque non seulement la durée,
mais aussi le point d'arrivée (« jusqu'à ce que »).
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en relation, ce qui n'est pas le cas des autres conjonctions). Nous étudierons car et
mais, mais ni or ni donc que l'on a traités au nombre des adverbes.
IV.4.2 Dès le plus ancien texte français et sert à unir deux éléments de même statut à
l'intérieur d'une phrase, ou deux phrases de même nature : Pro Deo amur et pro
Christian poblo et nostro commun salvament..., in quant Deus savir et podir me
dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in adiudha et in cadhuna cosa... Et ab
Ludher nul plaid nunquam prindrai...(Serments de Strasbourg, IXe s.). Ces éléments
n'ont pas nécessairement la même nature : dès le français classique, adjectif
qualificatif et relative peuvent être coordonnés : C'est une situation difficile et qui
n'est pas sans risques. Et peut enfin, à toutes les époques, marquer l'enchaînement
logique ou narratif plus que la coordination, entre deux termes introduits par plus :
Plus l'offenseur est cher et plus grande est l'offense (Corneille), ou en début de
réponse : Respunt Rollant : « E Deus la nus otreit ! » (Chanson de Roland), français
moderne « Et vous viendrez quand même ? » ou dans le récit : Et puis... Et alors....
Mais en ancien français et peut en outre introduire une régissante suivant une
subordonnée temporelle ou hypothétique : S'en volt ostages, e vos l'en enveiez
(Chanson de Roland : « S'il veut des otages, envoyez-lui-en »).
Des origines au XVIe s., mais au XVIIe s. encore, l'adverbe de phrase si sert
fréquemment à relier deux énoncés de même nature : Mon cheval prist et moi leissa,
si se mist arriere a la voie (Chrétien de Troyes, Yvain), mais également une
subordonnée et sa régissante : Quant mangié ot, si se refiert el bois (ibid.). Si n'est
pas synonyme de et, il hiérarchise les deux énoncés en posant le premier comme
préalable au second, alors que et les relie simplement.
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IV.4.3 Ni, graphié ne jusqu'au XIVe s. au moins (la forme ni ne s'est généralisée
qu'au XVIe s.), coordonne depuis les origines deux énoncés négatifs ou deux termes à
l'intérieur d'un énoncé négatif ; dans le premier cas, en français on ne répète pas
nécessairement le ne adverbe de négation : mes n'i areste ne demore (Chrétien de
Troyes, Yvain).
Mais du Moyen Âge au XVIIe s., ne/ni peut également unir un énoncé non négatif à
un énoncé négatif, et il peut relier deux termes à l'intérieur d'un énoncé non négatif,
mais virtuel : interrogatif : Que valt cist crit, cist dols ne cesta noise ? (Vie de saint
Alexis, XIe s.), hypothétique : Se je poisse ne deüsse (Chrétien de Troyes, Yvain),
comparatif : Plus se fait fiers que leon ne leupart (Chanson de Roland), Patience et
longueur de temps font plus que force ni que rage (La Fontaine), relative indéfinie :
Et si l'enore de quanqu'ele onques set ne puet (Chrétien de Troyes, Yvain : « Et elle
l’honore du mieux qu’elle peut »).
Ni coordonne enfin deux termes introduits par la préposition sans : sans boire ni
manger.
IV.4.4 Ou, qui comme et ou ni fonctionne souvent redoublé (ou... ou) est aux XVIIe
et XVIIIe s. concurrencé par soit. Si le redondant soit ou... ou est condamné par les
puristes (Soit ou crime... ou devoir, Voltaire), soit... ou est courant à cette époque.
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IV.4.6 Car, en ancien français, a, outre son emploi constant explicatif, un autre
emploi, adverbial, injonctif, devant l'impératif, le futur ou le subjonctif : Ceste
bataille car la laisses ester ! (Chanson de Roland) ; en français médiéval, il paraît
parfois proche d'une conjonction de subordination : Pur ço les volt li abes guarnir,
Quer bien purvit que ert a venir (Voyage de saint Brendan), et il peut se trouver en
début d'une réponse : « Nel feras ?-Non !-Kar tu es soz ! » (Mystère d'Adam, XIIe s.).
Au XVIIe s., certains puristes veulent proscrire l'emploi de car (La Bruyère). En
français moderne, car est surtout utilisé à l'écrit, et à l'oral s'est développé le doublet
car en effet : il existait dès le XVIIe s., mais en effet avait alors uniquement le sens de
« en réalité, en fait, il est vrai que », qu'il conserve encore parfois : Il est venu en
effet.
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CHAPITRE IX
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 341
I.1 Le seul changement fondamental est sans doute la présence devenue de règle en
français moderne d'un déterminant devant le nom qui porte les marques du genre et
du nombre et lui permet de fonctionner comme élément de la phrase, ce qui n'était
pas le cas en ancien français : l'évolution a été progressive, et il est encore des cas en
français moderne où l'absence de déterminant est normale (voir chap. VIII § II.1).
La liste des déterminants du nom n'a que très peu changé depuis l'ancien français
(voir ch. VIII § II) : les déclinaisons ont disparu, un seul paradigme de déterminants
subsiste pour le démonstratif (ce/cet/cette/ces) et le possessif (mon/ma/mes... ).
Certains déterminants indéfinis ont disparu ou sont en train de disparaître (autretel,
nul), d'autres sont apparus (article partitif, indéfini pluriel des, chaque, pas un),
d'autres encore ont changé de signification (aucun) ; mais ni les différentes catégories
de déterminants, ni leur position par rapport au nom n'ont été fondamentalement
modifiées.
En revanche, ce qui s'est quelque peu modifié, ce sont les règles d'emploi et de
position de certains déterminants les uns par rapport aux autres. Ainsi, le déterminant
possessif pouvait être précédé du déterminant démonstratif ou de certains
déterminants indéfinis (un, aucun, autre, quelque, nul) : la séquence Dét. + Dét.
Possessif + (adj.) + Nom, attestée de loin en loin jusqu'au XVIe s. (yceulx nos
premiers parens, XVe s.), ne l'est plus. Mais à peu près toutes les séquences du
français moderne sont attestées dès les plus anciens textes (tuit cil altre seinors est
déjà dans la Vie de saint Alexis au XIe s.).
I.1.2 L'adjectif épithète peut être antéposé ou postposé au nom ; s'il y en a plusieurs,
les épithètes peuvent se regrouper de l'un ou l'autre côté, ou se disposer de part et
d'autre du nom. En ancien français et, de façon moindre, jusqu'au XVIIe s., un plus
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En français classique la place des épithètes n'est pas toujours la même qu'en français
moderne : les adjectifs numéraux ordinaux sont souvent postposés, grand l'est
parfois, tandis que l'on trouve antéposés capital, féminin, naturel, etc., ainsi que des
participes passés ou présents adjectivés. La différence de signification que présentent
en français moderne certain, différent, divers, seul, etc. selon qu'ils sont antéposés ou
postposés n'est pas encore systématisée. Cependant plusieurs grammairiens, dès le
XVIIIe s., établissent des listes d'adjectifs qui changent de signification selon leur
position par rapport au nom : brave, etc.
Dès les origines du français deux ou plusieurs épithètes peuvent porter sur un
nom, et dans ce cas on constate au long des siècles les mêmes possibilités de
construction ; elles sont plus ou moins exploitées selon les époques (ainsi, les auteurs
des XIVe, XVe et XVIe s. offrent des combinaisons nombreuses et variées). Les
adjectifs peuvent être antéposés au nom, juxtaposés : une bonne grosse plate ville
(Froissart), sous longues annuyeuses contraires fortunes (Chastellain), une
insignifiante petite pluie, une vraie bonne idée ; ou coordonnés : le saige, vrai et loial
amoreux (A. de la Sale), un beau et gigantesque projet. Ils peuvent également être
répartis de part et d'autre du nom, avec ou sans coordination : un gentil galant demy
fol et non gueres saige (Cent nouvelles nouvelles), des haus signeurs et nobles
(Froissart), de savants hommes et très catholiques (Pascal).
Lorsqu'un adjectif est épithète de deux ou plusieurs noms, les modalités de son
accord ne sont pas du tout les mêmes selon les époques. En ancien français et moyen
français, le plus souvent l'épithète s'accorde avec le nom le plus proche (ses beau
pere et mere) ; au XVIIe s. si Malherbe critique cette pratique, Vaugelas l'admet (les
pieds et la tête nue) ; par la suite l'accord au pluriel, qui a toujours été possible, est
devenu obligatoire, et l'on a le masculin pluriel lorsque les noms sont de genre
différent.
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par de, en français moderne, il peut être séparé du nom qu'il détermine : L'heure est
venue de quitter ce monde.
I.1.4 Quant aux relatives, elles suivent elles aussi leur antécédent. Cependant,
jusqu'en français classique, elles peuvent en être séparées : An ce voloir l'a Amors mis
qui a la fenestre l'a pris (Chrétien de Troyes, Yvain), ce qui n'est plus guère pratiqué
en français moderne
I.2.1 Lorsque le verbe n'a pas de sujet nominal, en ancien français et moyen français,
il pouvait ne pas y avoir de sujet exprimé, surtout en proposition indépendante ou
principale ; dès le moyen français l'absence de sujet est largement minoritaire ; dès le
français classique, sauf en cas de coordination par et ou devant l'impératif, l'emploi
du sujet est obligatoire. Dès lors on peut considérer, particulièrement à l'oral, que le
verbe ne porte plus que les marques temporelles, le pronom (ou le nom) sujet
spécifiant genre, nombre et personne : en effet, les oppositions graphiques –e/-es
/-ent (aime/aimes/aiment), -s/t (viens/vient, venais/venait, viendrais/viendrait,
viendrons/viendront) ne sont plus marquées dans la prononciation. Seuls sont porteurs
de marques perceptibles oralement le déterminant du nom sujet pour le genre et le
nombre, le pronom sujet pour la personne, le nombre et à la troisième personne le
genre. On a même pu interpréter le développement de on vient au lieu de nous venons
comme un phénomène à rattacher à cette simplification des désinences verbales :
vien- pour les quatre premières personnes marque le présent de l'indicatif (Désirat-
Hordé 1976 p. 144-145).
I.2.3 Aux formes composées du verbe, le participe passé pouvait, au Moyen Âge, se
placer avant l'auxiliaire, et tout spécialement en début de vers : Asemblet s'est as
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sarrazins messages (Chanson de Roland), Pris ai Valtere (ibid.). Si cela est encore
possible dans la syntaxe du vers classique et moderne, ce ne l’est plus en prose.
En ce qui concerne son accord, le participe passé construit avec l'auxiliaire être
s'accorde dès l'origine avec le sujet ; lorsqu'il n'y a pas accord, l'on peut se demander
s'il ne s'agit pas d'un cas où la déclinaison est atteinte : La s'est pasmet (Chanson de
Roland).
Avec l'auxiliaire avoir, l'accord peut ou non avoir lieu avec le régime direct, plus
fréquemment, mais non systématiquement, lorsque le régime précède le participe :
En sun visage sa culur ad perdue (Chanson de Roland), Enquis ad mult la lei de
salvetet (ibid.), moins fréquemment lorsqu'il le suit : Guenes li fels en ad fait traïsun
(Chanson de Roland), De ma maisnee ad faite traïsun (ibid.). C'est Marot au XVIe s.
qui formule la règle d'accord moderne (par analogie avec l'italien) ; au siècle suivant
Vaugelas et les grammairiens acceptent cette règle tout en la complexifiant ; au long
des siècles, et jusqu'en français moderne, l’hésitation persiste, d'autant plus qu'à l'oral,
dans bien des cas, l'accord ne se perçoit pas : le livre/les livres/l'affiche/les affiches
qu'il a lu(e)(s). Avec les verbes factitifs laisser et faire, les verbes de perception voir,
entendre, écouter, sentir construits avec un infinitif, le français classique ne fait pas
l'accord, alors que le français moderne distingue le cas où le complément antéposé est
agent de l'infinitif (et il y a accord : les violonistes que j'ai entendus jouer, elles se
sont laissées mourir) et celui où le complément antéposé est régime de l'infinitif (et il
n'y a pas accord : la chanson que j'ai entendu chanter, la chanson que j'ai fait/laissé
chanter) ; dans l'usage des Français, les hésitations subsistent. L'arrêté de 1901
assouplissait certaines de ces règles d'accord, mais cette « tolérance » n'est pas entrée
dans la norme.
I.2.5 L'accord de l'adjectif ou du nom attribut se fait généralement dès l'origine avec
le sujet ; mais quand il y a deux ou plusieurs sujets, l'ancien français et le moyen
français accordent parfois avec le plus proche : et estoient tuit et toutes vestues si
richement (Mort Artu).
I.2.6 La place du complément essentiel du verbe conjugué s'est elle aussi figée :
immédiatement devant le verbe s'il s'agit d'un ou deux pronoms régimes (voir chap.
VIII § III), immédiatement après le verbe s'il s'agit d'un nom ou d'un groupe nominal,
qui ne peuvent en être séparés que par un certain nombre d'adverbes (encore, jamais,
toujours..., vite, lentement, bien... heureusement, certainement... ). Si ce type de
construction était déjà courant en ancien français il existait cependant des cas où le
régime pronominal pouvait être postposé au verbe (Dist li), et des cas où le régime
nominal était antéposé (voir chap. IX § III : la séquence OVS).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 345
I.2.9 Lorsque le verbe conjugué régit un infinitif, les pronoms régimes de cet infinitif
étaient en ancien français toujours placés devant le verbe conjugué ; de la fin du
Moyen Âge au XVIIIe s. ces pronoms se sont placés devant l'infinitif qui les régissait,
à la forme clitique (voir chap. VIII § III) ; seuls les verbes factitifs et de perception
sont encore précédés du régime de leur infinitif régime (Cette chanson, je l'ai
entendu chanter. Cette notion, je l'ai entendu utiliser à plusieurs reprises).
Plusieurs grammairiens (F. Brunot, A. Lombard, M. Cohen, etc.) ont souligné le rôle
important que jouent en français les procédés de nominalisation. Dans un certain
type d'énoncés (annonce, titre d'ouvrage ou de journal tout particulièrement), les
procès sont exprimés sous forme nominalisée, ce qui permet entre autres possibilités
d'effacer l'agent du procès. Ainsi par exemple ce titre : Les manifestations contre
l'application de la loi Debré sur les services militaires (Le Monde, 23-3-1973, cité
par Désirat-Hordé 1976) : qui manifeste, applique, fait le service militaire ?
Dans l'évolution du français, l'un des phénomènes les plus importants est l'évolution
de l'ordre des éléments de la phrase simple et la quasi-généralisation de l'ordre SV
(Sujet-Verbe conjugué). Ce phénomène concerne au premier chef les phrases
énonciatives, mais pas seulement : les interrogatives subissent également cette
évolution, avec le développement des tours en Sujet nominal-Verbe-Sujet pronominal
(Pierre vient-il ?) et en est-ce que (voir chap. VIII, II.3.7).
Pour les phrases déclaratives (ou « énonciatives »), on assiste entre l'ancien français
et le français moderne à une évolution capitale : la généralisation de l'ordre SVC
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SVC est en ancien français très largement majoritaire dans les subordonnées, dans
lesquelles le mot relationnel n'entre pas en ligne de compte. CVS et CV représentent
environ la moitié des cas de principales et indépendantes ; là encore, un certain
nombre de mots relationnels sont souvent en quelque sorte « hors phrase minimale »,
tels et, mais, neporquant,... En revanche, il en est quelques-uns qui occupent toujours
la première place de la phrase, tel si...
Mais des séquences plus complexes ne sont pas exceptionnelles, où ce qui précède
le verbe se compose non pas d'un, mais de deux ou plusieurs éléments : d'un élément
relationnel (conjonction de coordination ou de subordination), et aussi d'un autre ou
plusieurs autres compléments, de type CSV, SCV, CCV : Mult gentement li emperere
chevalchet (Chanson de Roland), Li rois le brief a sa main prent (Béroul, Tristan),
Du repentir consel lor done (id., ibid.).
Ce genre de phrase peut parfaitement être décrit grâce au schéma positionnel qu'a
proposé P. Skårup (1975) pour analyser la structure de la phrase en français médiéval,
en trois zones : préverbale, verbale (dont les limites sont fixées à gauche par la
négation ne, à droite par l'un des adverbes auxiliaires de la négation pas/mie/point, ou
par un adverbe tels ja/onques...), et postverbale. La zone préverbale est formée de ce
que Skårup nomme le fondement, mais entre celui-ci et le verbe peut s'insérer une
‘intercalation’, un élément intercalé (incise, relative, subordonnée), et surtout le
fondement peut être précédé d'un élément en extraposition : cela permet de rendre
compte des phrases ci-dessus, dans lesquelles Mult gentement, Li rois le brief, Du
repentir sont en extraposition.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 347
En subordonnée, et dans tous les genres de textes, l’ordre SVC s'est définitivement
généralisé. Dès le début du XIVe. s., dans la Chronique métrique attribuée à Geffroy
de Paris (en vers, écrite entre 1312 et 1317 en Île-de-France), 96 % des subordonnées
présentent la structure SV (SVC 83 %, SCV 13 %) ; au XVe s., dans tous les textes, la
proportion de SV(C) varie autour de 90 % des cas.
L'on peut dire que c'est au XVIIe s. que se généralise complètement l'ordre SVC,
avec sujet exprimé systématiquement, et impossibilité, sauf constructions clivées,
de placer l'objet ou le complément essentiel avant le verbe. Et même dans les
phrases de la langue parlée moderne du type Moi, mon frère, sa voiture, c'est une
Renault. Moi, mon frère, sa voiture, il l'a achetée en avril, l'ordre canonique est
respecté, une fois la série des thématisations effectuée. Cette évolution est l'un des
grands changements qui ont affecté l'histoire du français : elle touche également les
phrases interrogatives, comme on le verra.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 348
l'ordre des éléments de la phrase ne fût ambigu, et la seule possibilité était de fixer un
ordre unique, permettant à tout coup d'identifier comme sujet le SN précédant le
verbe (ce qui, on l'a vu, était loin d'être toujours le cas en ancien français). Mais plus
récemment, à la suite des travaux de J.-H. Greenberg (1963) sur la typologie des
langues et les universaux de langage, de l'article important de T. Vennemann (1974)
et de l'ouvrage de M. Harris (1978) qui en reprend les éléments, on peut peut-être,
grâce à Combettes (1985) et Buridant (1987), reprendre la question d'un point de vue
plus général. L'évolution de l'ordre des mots en français (et dans la plupart des
langues romanes, voir Söres, 1989) est à situer par rapport à une évolution en très
longue période qui s'était amorcée dès les premiers textes latins, qui devait s'être
largement développée en latin parlé (« latin vulgaire »), dans toute la Romania, et
dont les langues romanes ont hérité : il s'agit du passage de l'ordre OV (Objet-
Verbe) à l'ordre VO. En effet, si, dans la prose « classique » littéraire de César et de
Cicéron, le verbe se trouve dans la majorité des cas en fin de phrase, il n'en va pas de
même, par exemple, dans les pièces de Plaute, nettement antérieures, ni dans des
écrits postérieurs, où l'ordre VO est nettement représenté (voir J.N. Adams, 1976). Et
dans le passage de SVO/OVS /OV à SVO seul, il faudrait voir la suite de cette
évolution typologique. Les changements signalés au chapitre précédent, concernant la
postposition de l'épithète et du complément déterminatif au nom dans le SN, et du
participe passé à l'auxiliaire dans le SV, vont dans le même sens : en effet, selon Th.
Vennemann, un caractère essentiel des langues de type VO, c'est la séquence
« déterminé-déterminant ». Il est néanmoins des constructions n qui, en moyen
français, restaient de type OV : ainsi en est-il de l'ordre des éléments dans certaines
subordonnées, tout spécialement dans les relatives, qui présentent assez fréquemment
la séquence SCV comme en ancien français Mais cette possibilité a disparu dès le
XVIe s.
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l'agent de l'infinitif pouvant déjà être introduit par les prépositions à ou par : Lessez
gesir les morz tut issi cun il sunt (Chanson de Roland), Si veit venir cele gent paienur
(ibid.), Onques puis... ne vi autant fere d'armes a un chevalier (Mort Artu), Puis a fet
un suen escuier par une pucele apeler (Chrétien de Troyes, Erec). Il en est de même
des verbes d'obligation impersonnels (convenir, estovoir, comme en français
moderne pour falloir) qui ont d'ailleurs diverses possibilités de construction : Il vos
en couvient aler de ci (Mort Artu), Il couvient que vos veingniez leanz (ibid.), Il le
couvenoit a remanoir (ibid.).
La répartition moderne entre infinitif régime ayant pour agent le sujet du verbe
principal d'une part, et séquence infinitive avec agent différent et complétive en que,
est relativement récente ; ainsi, quand les sujets sont différents, le XVIIIe s. emploie
souvent un infinitif prépositionnel sans agent alors que le français moderne utilise la
complétive : Rends-le moi sans te fouiller (Molière : « sans que je te fouille »).
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parfois) et d'un pronom régime exprimant l'agent : Vous estant a genoulz, vostre
prestre...(Saintré), Lesquelles haches l'une choisie...(ibid.), Leur vie durante...
(Rabelais).
La conjonction que peut être effacée en tête de toute complétive régime d'un verbe :
Co sent Rollant la veüe ad perdue (Chanson de Roland),. Gardez ne vos movez por
rien (Chrétien de Troyes, Yvain), et en particulier en tête de la complétive (au
subjonctif avec négation explétive) de verbes marquant la nécessité : Ne poet muer
n'en plurt e ne suspirt (Chanson de Roland : « Il ne peut s'empêcher de pleurer et de
soupirer »), Ne lesserat bataille ne lur dunt (ibid. : « Il n'aura de cesse de les
combattre »). La prose ne conserve guère cette possibilité que pour savoir, cuidier ou
quelques verbes d'assertion, qui semblent d'ailleurs employés en incise, comme en
français moderne encore : Vostre tres desiree compaignie soiez certain
n'abandonneray (Saintré), Je viendrai, je vous assure.
III.3.2 Le relatif peut être effacé en ancien français quand, suivi du subjonctif, il est
en corrélation avec le démonstratif ou avec un nom à sens indéfini tel homme : N'i a
celoi n'i plurt e se dement (Chanson de Roland : « Il n'y en a un seul qui ne pleure et
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se désole »), Jamais n'iert home plus se voeillet venger (ibid.). Cette construction ne
se rencontre plus après le XIIIe s.
III.3.3 Pour exprimer l'hypothèse (voir si, chap. VIII § IV.3), dès l'ancien français on
a la possibilité de juxtaposer deux énoncés au futur, au conditionnel ou au subjonctif :
Venget li reis, si nus purrat venger (Chanson de Roland), Voeillet o nun, a tere chet
pas met (ibid. : « Qu'il le veuille ou non... »), Ne fust l'aubers qui iert fors et treslis,
Tout l'eüst mort li cuivers maleïs (Ami et Amile : « N'eût été son hau bert aux mailles
solides, le maudit traître l'aurait tué »), Tu me verrais mourir, tu rirais (Hugo). La
pause (ou la virgule) entre les deux énoncés peut être remplacée par que : Il eût été
dans cet instant l'homme le plus laid (que) dans cet instant il lui eût plu (Stendhal),
Tu me le dirais [que] je ne le croirais pas en français moderne.
L'ancien français utilise une autre formule d'assertion, également avec l'adverbe si
ou avec les adverbes ja, ainz en début d'un énoncé au futur ou au futur antérieur : Ne
mengerai de pain fait de farine... S'arai veü com Orenge est assise (Prise d'Orange :
« Je ne mangerai plus de pain... avant d'avoir vu Orange »), Ja ainz n'iert vespres ne
li solauz couchans, Ja la verrai ardoir en feu ardant (Ami il Amile : « Avant ce soir je
la verrai brûler sur un bûcher »).
Le français classique et le français moderne ont développé les tours avoir beau,
pouvoir bien à l'indicatif ou au « conditionnel » et suivis de l'infinitif, où sont
également juxtaposés deux énoncés : Crois désormais que Chimène a beau dire, Je
ne l'écoute plus que pour la consoler (Corneille), Il a beau faire, on ne le croit pas. Il
peut bien pleuvoir, je sortirai quand même.
III.3.6 Dès l'ancien français sont attestées des constructions alliant deux énoncés
introduits tous deux par tant, autant, tant plus (qui est encore fréquent au début du
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XVIIe s., mais que Vaugelas juge vieilli et qui subsiste dans des usages régionaux),
plus, moins, tel : Tant as, tant vaus, et je tant t'ain (Proverbe : « Autant tu as, autant tu
vaux, et autant je t'aime »), Plus vit li aingniaus, plus empire li piaus (id. : « Plus
longtemps vit l'agneau, plus cher vaut sa peau »), Tant plus le chemin est long dans
l'amour, tant plus un esprit délicat sent de plaisir (Pascal)
Lorsque les deux propositions sont à l'indicatif, si les deux procès sont au passé − et
même au présent historique −, le verbe subordonné est à l'imparfait : Il vindrent a un
chastel qui ert enmi la forest (Mort Artu), Et li demande qui il estoit (ibid.), français
moderne Il m'a demandé qui j'étais. La question ne se pose guère que lorsque le
verbe recteur est à un temps du passé et que le procès de la subordonnée dure encore
au moment de l'énonciation. Dès l'ancien français le verbe de la subordonnée peut
être soit au passé, soit au présent : Et dist qu'ele estoit amee de plus biau chevalier et
de meilleur que je n'estoie (Mort Artu), Si dist que maudite soit l'eure que onques
tieus noveles vindrent devant li (ibid.), On m'a dit qu'il impute son mal à la demeure
du Palais (Malherbe, XVIIe s.), et dans ce dernier cas il s'agit souvent de discours
indirect. Dès le français classique il put y avoir hésitation : Je le priai de me dire en
un mot quels sont les points débattus entre les deux parts (Pascal), et au XVIIIe s. on
discutait sur la validité de : Je t'ai déjà dit que j'étais gentilhomme, à quoi il fallait
préférer que je suis... ; le français moderne connaît encore les deux usages : Je savais
bien que Rome était/est une ville splendide ; Il a dû admettre que deux et deux
font/faisaient quatre.
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ensemble (Molière), soit le subjonctif présent car le passé composé se rapportait alors
au temps de l'énonciation :... N'avez-vous pas ordonné dès tantôt qu'on observe ses
pas ? (Racine). Au XIXe s. il devient courant d'employer le subjonctif présent dans
une complétive régime d'un verbe au passé, et spécialement au passé composé, le
subjonctif imparfait n'étant plus guère employé qu'à la troisième personne : Pierre n'a
pas voulu que je vienne, hier.
L'ancien français offre très peu d'occurrences de ces constructions dans la littérature
épique ou lyrique ; en revanche, le roman en présente des exemples, moins nombreux
en vers, nettement plus nombreux en prose. Le plus souvent, et jusqu'au XVIIe s., les
deux connecteurs sont que et qui : A celui le dit qui li sanble que des autres soit sire
et mestre (Chrétien de Troyes, Lancelot), Ne dirai chose que je cuit Qui vos griet ne
qui vos enuit (Chrétien de Troyes, Cligès), Vos estes la demoisele del monde que ge
mielz volsisse qui m'amast par amors (Mort Artu)... cele que ge vos dis que Lancelos
amoit par amors (ibid.), C'est vous... qu'on m'a dit qui viviez inconnu dans ces lieux
(Molière), Il s'est fait valoir par des vertus qu'il assurait fort sérieusement qui étaient
en lui (La Bruyère), Et il faut que ce soit lui que le Ciel ait permis qui succombât
(Laclos). En français moderne, l'homme que tu dis qui est venu n'est plus le tour le
plus fréquent : chaque fois que possible, au moins en langage soutenu, c'est la
construction infinitive qui est utilisée : l'homme que tu dis être venu.
La construction moderne en dont... que : J'ai acheté ce livre dont on affirme qu'il
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 354
est nécessaire, se rencontre déjà parfois en moyen français, sous la forme dont... qui
surtout : Pour le grant nombre de peuple dont il estoient enfourmé qui les sievoit
(Froissart), et avec que dès le français classique : De l'humeur dont je sais que le
cadet est né (La Fontaine). Avec la construction infinitive : Ces propos que tu penses
ne pouvoir approuver, celle en dont... que est la plus courante en français moderne.
L'état des recherches en linguistique fait qu'il n'est pas encore possible de baliser
avec certitude le champ de l'énonciation dans la langue, c'est-à-dire des moyens
spécifiques par lesquels le locuteur s'inscrit en tant qu'énonciateur dans son énoncé ou
construit l'image de l'énonciateur de cet énoncé, et y construit et inclut la
représentation de son allocutaire réel ou potentiel. Plusieurs voies ont été explorées
dans cette direction, plus ou moins efficacement. Les analyses les plus anciennes
(Jespersen 1922, Benveniste 1966, Jakobson 1963) ont mis en évidence la présence
dans la langue d'éléments spécifiquement réservés à l'inscription dans l'énoncé du
locuteur et des circonstances de l'énonciation : les « embrayeurs », l' « appareil
formel de l'énonciation » (pronoms personnels de première et deuxième personne,
temps verbaux, démonstratifs, adverbes de temps et de lieu... ). Certaines démarches
ont analysé plus spécialement les marques de changement − ou d'ambiguïté − de
locuteur. D'autres traitent des énoncés comme lieu d'affrontement, de rapports de
force entre locuteurs, de stratégies discursives parfois très élaborées. D'autres ont au
contraire approfondi la notion de discours dialogique (Bakhtine trad. 1978) ou
polyphonique (Ducrot 1980 et 1984) et la façon dont, par exemple, un énoncé est
donné par son auteur comme un propos qui doit être attribué à autrui, qu'il récuse et
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 355
inverse (voir le processus de l'ironie), et dès lors une distinction s'opère entre
locuteur (responsable matériel de l'énoncé, indiqué par le texte lui-même) et
énonciateur (responsable du point de vue exprimé par l'énoncé), énonciateur et
locuteur pouvant coïncider ; est ainsi fondamentalement remise en cause l'unité du
sujet parlant. Toutes ces opérations énonciatives, et bien d'autres encore sont
possibles dans la langue, et dès les origines du français on peut déceler les marqueurs
privilégiés (voir Culioli 1990).
IV.1 Dès l'ancien français, il est un certain nombre de marques pour spécifier que le
locuteur rapporte les paroles (et les pensées ?) de quelqu'un d'autre ; la prise de
conscience et l'analyse de ce fait de langue sont relativement récentes ; il s'agit de ce
que l'on nomme discours (ou styles) direct, indirect, indirect libre.
IV.1.1 De l'ancien français au français moderne ce sont à peu près les mêmes
procédés qui servent à indiquer que l'on rapporte, telles quelles, en discours
direct, les paroles d'autrui (voir Cerquiglini 1981) : dans le récit qui précède,
l'annonce par un verbe de parole (dire et répondre sont dès l'origine de loin les plus
fréquents) dont le sujet est le nouveau locuteur, et qui a parfois pour complément
l'allocutaire : Il dist al rei (Chanson de Roland) ; insérée dans le discours, une incise
comportant un verbe de parole (dire et répondre, faire surtout en ancien français et en
français moderne non académique : Dame, fet il,..) avec pour sujet le locuteur en
début de discours, parfois des marques spécifiques (apostrophe, interjection..), et dans
le discours la présence des pronoms je/tu/nous/vous ; en fin de discours, souvent les
marques de retour au récit, en ancien français par les adverbes atant ou lors, en
français moderne par alors.
IV.1.2 Le discours indirect consiste à intégrer au récit les paroles rapportées grâce à
toute une série de transformations : temps verbaux, adverbes, déictiques, pronoms
personnels, sont recalculés par rapport au locuteur qui rapporte les propos. Annoncés
par un verbe ou un nom de parole, pensée ou croyance, les propos du second locuteur
sont, de l'ancien français au français moderne, généralement introduits par que : Il li
enortet... Qued elle fuiet lo nom christiien (Eulalie, IXe s. : « Il [le roi] l'exhorta
[Eulalie] à abandonner le christianisme »), Pierre m'a dit qu'il viendrait demain.
Si la frontière entre ces deux premiers modes de discours rapporté semble nette
(voir Authier 1978), le passage de l'un à l'autre n'est pas rare. Ainsi, on a pu
remarquer que, dans les romans du Moyen Âge, le discours indirect n'est pas soutenu
longtemps dès lors que les propos rapportés sont de quelque ampleur, et que l'on
passe assez vite au discours direct ; il n'est pas rare, dans les romans en prose du
XIIIe s., qu'un dialogue s'amorce au discours indirect, continue au discours direct et
se termine à nouveau au discours indirect : La damoisele li aporte la manche... et li
prie que il face moult d'armes a ce tornoiement por l'amor de lui, tant qu'ele tiengne
sa manche a bien emploiee. « Et si sachiez veraiement, sire, fet ele, que vos estes li
premiers chevaliers a qui ge feïsse onques requeste de riens... » Et il respont que por
l'amor de li en fera il tant que ja n'en devra estre blasmez (Mort Artu), Et elle leur dit
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 356
que ja par famine ne s'en iroient, « car je ferai acheter toutes les viandes en ceste
ville » (Joinville, Vie de saint Louis). Le Moyen Âge connaît même un « discours
direct introduit par que » qui ne semble plus se rencontrer au-delà du XVe s. : il li
unt demandé Que, « se ce n'estoit verité, Que vieus tu c'on face de toi ? » (Robert de
Boron, Roman de l'estoire dou graal), et dist au roy que « il trouverent ce clerc que
vous veez ci... » (Joinville).
IV.1.3 Le discours (ou style) indirect libre, bien que procédant du même phénomène
linguistique, est assez différent des deux autres modes de relation de la parole
d'autrui, et ce pour trois raisons.
Tout d'abord, son mode d'insertion dans le récit est infiniment moins facile à décrire
que dans les deux cas précédents ; on s'accorde cependant sur le fait qu'il est en
général précédé de la mention d'un acte de parole, de pensée ou de croyance ; et
l'usage de certaines formes verbales lui sert souvent d'indice (voir Plénat 1979) : futur
ou imparfait du subjonctif en ancien français, emploi de certains adverbes tels ja, si,
mar, or : Femme voleient qu'il preisist, Mes il del tut les escundist : ja ne prendra
femme a nul jur (Marie de France, Guigemar), Guigemar a la vile assise, N'en
turnerat si sera prise (ibid.), imparfait de l'indicatif ou forme en -rais en français
moderne : Tout le jour il avait l'œil au guet, et la nuit Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l'argent (La Fontaine, Le savetier et le financier), Elle tâcha de se
figurer sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et qu'elle aurait pu
mener, si le hasard l'avait voulu. Ils se seraient connus, ils se seraient aimés !... De la
scène, tout en jouant, il l'aurait regardée. Mais une folie la prit : il la regardait, c'est
sûr ! (Flaubert, Madame Bovary). D'autre part, si discours direct et indirect indiquent
toujours très clairement quel est le responsable des propos rapportés, ce n'est pas le
cas en discours indirect libre, et souvent l'on doit se demander : qui parle ? Ainsi de
l'énoncé Paul vient de téléphoner, il est très déprimé (Authier 1978) : à qui attribuer
la seconde partie de cet énoncé (au locuteur, à Paul, aux deux ?), et quel sens lui
donner (simple relation des propos de Paul, ironie du locuteur, ou explication
apportée par le locuteur à l'appel de Paul - il téléphone chaque fois qu'il est
déprimé) ?
Enfin, dans l'histoire des formes littéraires, le discours indirect libre jouit d'un statut
singulier : repéré et décrit par quelques grammairiens allemands dès la fin du XIXe
s., il fait l'objet en 1912 d'une monographie de Charles Bally, qui le nomme « style
indirect libre », y revient plusieurs fois et en trace le trajet historique : « Connu de
l'ancien français, le style indirect libre meurt, ou peu s'en faut, à la Renaissance... ;
Rabelais en présente des traces. La Fontaine en fait un de ses procédés favoris... Les
purs classiques l'ignorent... Il reparait chez les émancipateurs ; Rousseau le pratique
spontanément, les romantiques le remettent à la mode et chez Flaubert, il devient une
forme d'art capable des effets les plus délicats ; mais déjà Zola le schématise et en
abuse... ». Certains auteurs jouent des trois types de discours rapporté : « Monsieur
Le Roy racontait qu'une fois il avait été malheureux en amour. Rien qu'une fois ? -
Pas davantage... ». Alors il dormait ses quinze heures et il engraissait à vue d'œil
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 357
Ces modalisations se font souvent, dès l'ancien français, par un jeu décalé dans
l’usage des temps et modes verbaux, ainsi que de certains adverbes de temps. En
ancien français, après certains verbes (cuidier, penser, croire, estre avis, sembler)
l'emploi du subjonctif ou de l'indicatif dans la complétive indique le jugement,
négatif ou positif, que porte le locuteur ou l'énonciateur sur cet énoncé : Por ce, mien
escïant, cuit gié que j'ai bien et a droit jugié (Chrétien de Troyes, Yvain), Quant le
lion délivré ot, si cuida qu'il li covenist conbatre..., mes il ne le se pansa onques
(ibid. : « Quand il eut délivré le lion, Yvain crut qu'il allait devoir se battre avec lui,
mais l'animal n'en avait nullement l'intention »), La dame set molt bien et pansse que
cele la consoille a foi (ibid.), Li rois pense que par folie, Sire Tristran, vos aie amé
(Béroul).
La forme en -rait est également employée avec une valeur comparable en lieu de
présent, et ce dès l'ancien français : Assez ai quis et rien ne truis. -Et que voldroies tu
trover ? (Chrétien de Troyes, Yvain), Certes, fet il, ma douce amie, morir n'i voldroie
je mie (ibid.), Je voudrais te parler, Je désirerais un livre sur le jardinage ; mais elle
marque plus nettement aussi la non-prise en charge de l'énoncé par le locuteur : Le
cyclone se dirigerait à présent vers le nord du pays.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 358
Il est en outre toute une série d'adverbes de temps qui peuvent marquer la présence
du locuteur-énonciateur dans l'énoncé (voir Martin 1987 ch. VIII) : toujours, déjà,
encore, maintenant (Je lui ai tout raconté ; maintenant, est-ce que je l'ai convaincu ?
Tu peux toujours essayer. C'est encore beau qu'il ne pleuve pas !) ; en ancien français
ja, encore, si avaient des emplois comparables.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 359
CHAPITRE X
LE LEXIQUE
I. L'étymologie
II. Données statistiques concernant lexique
II.1 Le corpus du T.L.F.
II.2 Son exploitation
II.3 Tendances générales de l'évolution sur deux siècles
II.4. Causes des évolutions qui ne peuvent être l'effet du hasard
II.4.1 Causes externes
II.4.2 Causes socioculturelles
II.4.3 Causes internes
II.5 Conditions d'une étude systématique de l'évolution du lexique
III. Les dictionnaires
III.1 Leur finalité
III.2 Survol de l'histoire des dictionnaires français
III.3 Vers une banque de données du lexique francophone ?
IV. Les voies de la néologie
IV.1 Les néologismes de sens
IV.2 Procédés morpho- syntaxiques
IV.3 Emprunts à des langues modernes
IV.3.1 Les degrés de la francisation
IV.3.2 Les mots voyageurs
IV.4 Emprunts savants au latin et au grec
V. Le Moyen Âge (jusque vers 1350)
VI. Le moyen français (1352-1605)
VI.1. L'invasion des mots savants
VI.2 L'usage des milieux judiciaires
VI.3 L'usage de la Cour
VI.4 L'italianisme
VI.5 « Mots voyageurs »
VI.6 Le développement du fonds français
VI.7 Le « jargon »
VII.Le français classique (1605-1777)
VII.1 Les législateurs du langage
VII.2 Refus de l'archaïsme
VII.3 Refus du néologisme
VII.4 Refus des mots « bas »
VII.5 La soupape de sûreté
VII.6 L'apport positif de l'époque classique
VIII.Le français moderne et contemporain ...
VIII.1 La « néologie » du XVIIIe s
VIII.2 Lexique et histoire des mentalités modernes
VIII.2.1 Traitement des mots anciens
VIII.2.2 Anglicisme
VIII.3 Le développement des terminologies savantes
VIII.4 Abrégements
VIII.4.1 Siglaison
VIII.4.2 Troncation
VIII.5 Les vulgarismes
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 360
L'histoire du lexique est tard venue, à cause des problèmes tenant au grand nombre
des unités concernées (plusieurs dizaines de milliers contre trente-six phonèmes et
quelques dizaines de morphèmes) et à leur capacité de renouvellement. À toute
époque, à côté de zones de stabilité, des néologismes apparaissent. Entre le Petit
Larousse de 1949 et celui de 1960, près du quart des entrées ont bougé, par apparition
et disparition de mots, de compositions ou de sens. Seules sont fixes les langues
« mortes », et encore fournissent-elles beaucoup de greffes productives à nos langues
vivantes. Les lexèmes permettent d'appréhender un monde partiellement stable,
partiellement changeant à travers des structures mentales partiellement stables et
partiellement changeantes. Ils naissent, changent de sens et meurent plus ou moins
vite, mais bien plus, dans l'ensemble, que les phonèmes, morphèmes et structures
syntaxiques. La « date de naissance » d'un mot est difficile à donner, toute « première
attestation » pouvant être annulée par une découverte nouvelle ; plus encore sa date
de décès, des mots disparus pouvant réapparaître à titre d'archaïsmes ou retrouver une
jeunesse dans une utilisation nouvelle ; et spécialement délicate est l'histoire des
signifiés qui varient sans variation concomitante du signifiant.
I. L'ÉTYMOLOGIE
I.1 L'histoire de la langue française commençant au IXe s., nous ne nous attarderons
pas sur sa préhistoire, l'étymologie, dont la notion moderne remonte au XVIIe s.,
mais les méthodes, pour l'essentiel, à la linguistique du XIXe s. : critique
philologique des témoignages écrits, phonétique historique et comparaison de langues
et dialectes apparentés.
I.2 Les problèmes les plus épineux concernent le fonds populaire le plus ancien,
comportant certains mots pour lesquels on ne peut proposer un étymon latin classique
rendant compte de façon cohérente de la forme, du sens et de la chronologie. Il faut le
chercher, parfois en vain, dans le latin tardif des Mérovingiens et Carolingiens : ainsi,
jardin, attesté en français depuis le XIIe s., est précédé de gardinius (849),
latinisation d'un mot germanique apparenté à l'anglais garden, à l'allemand garten.
On peut être réduit à reconstituer un étymon conjectural par comparaison des divers
idiomes romans entre eux, des langues germaniques ou celtiques entre elles, et,
parfois même, à supposer une origine pré-indo-européenne (voir cale, calanque,
chalet). On doit ensuite − passant de la préhistoire à l'histoire − suivre les diverses
formes à partir de la première attestation, les dater, les localiser, déceler les cas de
collusion homonymique et d'attraction de paronymes (voir par exemple bachelier et
les relations qu'il a acquises avec baccalauréat, bien postérieur). Le Französiches
Etymologisches Wörterbuch de W. von Wartburg et de son équipe rassemblant et
interprétant tout l'apport des dialectes gallo-romans, dictionnaires, glossaires
d'œuvres anciennes, a fait faire un énorme progrès à cette discipline et réduit à une
frange les mots français pour lesquels on ne peut proposer un étymon au moins
vraisemblable.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 361
I.3 Dans ce fonds ancien, le substrat gaulois (celtique) n'est représenté que par une
centaine de mots usuels, dont plusieurs concernent la vie des campagnes, latinisées
après les villes (alouette, arpent, bec, bouleau, balai, bruyère, cervoise, chemin,
combe, dune, galet, glaise, lieue, marne, tonneau, etc.). Le paysan gaulois allait
vendre du miel sous son nom latin (mel) mais conservait rusca, d’origine celtique,
pour la ruche qui n'était pas objet d'échange.
Les Germains ont adopté la langue des vaincus plus civilisés, un latin véhiculaire
qui avait assimilé beaucoup plus de grec que de celtique, en le marquant de leur
empreinte et en provoquant un bouleversement tel que l'usage des non-lettrés l'a
emporté sur celui des lettrés, éliminant bien des mots classiques, conférant à des
vulgarismes un niveau de langue courant, et laissant fonctionner librement l'analogie
et la dérivation.
La grande majorité des 907 mots les plus fréquents du Trésor de la langue
française, base du vocabulaire français, provient du fonds populaire gallo-roman qui
fournit tous les mots grammaticaux et le plus grand nombre des mots lexicaux
faiblement connotés dont la phrase ne peut se passer. Au moins la moitié des
cinquante mots les plus fréquents sont dans les trois plus anciens textes, pourtant si
brefs : Serments de Strasbourg, Séquence de Sainte Eulalie et Sermon sur Jonas. Ce
lexique est, dès les origines, aussi fermement établi que les structures phoniques et
morpho-syntaxiques qui distinguent désormais le français tant du latin que des autres
langues romanes. Et dès les premiers textes, il existe des mots savants calqués sur le
latin écrit, à côté des mots populaires transmis oralement. Selon les calculs de D.
Messner, les mots français seraient d'origine latine à 86,53%, germanique à 1,35%,
scandinave à 0,12%, celtique à 0,08%, le reste consistant en emprunts.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 362
Qu'un mot soit dans une phase de croissance ou de décroissance ne peut être évalué
que par dénombrements entiers au sein d'échantillons représentatifs, donc en usant de
techniques mathématiques (Muller 1968). Avant tout, donc, il faut délimiter un
corpus. Que sélectionner parmi les œuvres littéraires ? Et pourquoi s'en tenir à la
littérature ? Les documents d'autres niveaux n'ont, linguistiquement, pas moins
d'importance. Et pourquoi se limiter à l'écrit, dès lors que la voix peut être
enregistrée ?
Un, parmi tous les types de corpus imaginables, actuellement disponible, est celui
du Trésor de la langue française, qui intéresse linguistes et historiens du monde
entier. Cette institution, intégrée à l'I.N.A.L.F. ou Institut national de la langue
française (1977), est née d'un colloque du C.N.R.S. (Strasbourg,1957) où, le
Dictionnaire de Littré tombant dans le domaine public, on se demandait s'il fallait le
mettre à jour ou le réimprimer tel quel. On opta pour cette solution et, en même
temps, pour la mise en chantier d'un nouveau dictionnaire qui, par couches
successives, donnerait un tableau aussi complet que possible du lexique français des
origines à nos jours. On commencerait par le XIXe et le XXe siècles dernière couche
prévue, mais prioritaire dans l'ordre des urgences. Des moyens humains importants
et, invention alors nouvelle, un ordinateur Bull, lui furent donnés. À partir de 1968, le
Français moderne publia le Bulletin du T.L.F., liste des textes, datés de 1789 à 1965,
retenus par la commission présidée par P. Imbs, pour être dépouillés intégralement. 1
000 textes littéraires de 350 auteurs fournirent 70 millions d'occurrences, et les textes
techniques, 20 millions, le tout représentant 71 640 vocables. On avait là la matière
première non seulement d'un grand dictionnaire, dont l'édition en 16 volumes fut
achevée en 1994 et qui est désormais accessible en ligne (TLF), mais également d'une
banque de données consultable en ligne, FRANTEXT, constamment enrichie, et aussi
d'un Dictionnaire des fréquences plus fiable que tous les précédents, donnant, sur la
durée de deux siècles, des chiffres globaux et détaillés par tranches chronologiques,
genre littéraire, personne dominante (textes à la troisième, à la première personne ou
dialogués à la première et à la deuxième personne).
É. Brunet, dans Le Vocabulaire français de 1789 à nos jours d'après les données du
Trésor de la langue française (1981) constate que les mots de fréquence supérieure
à 7 000 qui sont 907, parmi les plus anciens et les plus populaires, représentent
environ 90% de l'ensemble des occurrences ; en détaillant un peu plus, que ceux de
fréquence supérieure à 500 sont 6.700 ; ceux de fréquencc inférieure à 7.000 et
supérieure à 500 environ 5 800 (peut-être 8% de l'ensemble) ; ceux de fréquence
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 363
inférieure à 500 sont 64 940, dont 21 000 hapax (apparaissant une fois), soit à peine
2%, ce qui relativise beaucoup l'importance des emprunts et néologismes fantaisistes,
gibier habituel des chroniques de langage journalistiques. Il est vrai que ces mots
rares, porteurs de beaucoup d'information et fortement connotés, ont tout pour ne pas
passer inaperçus.
À partir de l'hypothèse nulle (stabilité parfaite sur les deux siècles), il calcule pour
chaque mot un écart réduit et un coefficient de corrélation chronologique (qui peut
varier entre - 1 et + 1) : un seuil d'erreur de 5% est atteint lorsqu'il s'approche de + 0,5
ou de 0,5%, ou que l'écart réduit est au moins égal à 2, les autres cas étant
significatifs de la croissance ou de la décroissance d'un mot, avec une probabilité d'au
moins 95%.
D'autres graphiques (ainsi que les tables du volume 2 incluant des mots moins
fréquents) révèlent des mots stables, voisins de l'hypothèse nulle, sortant peu de la
marge d'erreur, tels que afin, âge, ajouter, an, année, annonce, appeler, appartenir,
apporter, apprendre, approcher, avouer, etc.
Globalement, 40% des mots ont un mouvement assez affirmé pour échapper au
hasard : parmi les 6 700 de fréquence supérieure à 500, 2 756 coefficients
significatifs : 1 280 progressent, 1 476 régressent. La tendance s'équilibre pour les
verbes, les mots grammaticaux et les adjectifs ; les substantifs déclinent et les
adverbes en -ment progressent.
Parmi les mots de fréquence supérieure à cinquante (20 000 unités), 7 718
coefficients significatifs : 4 750 progressent, 2 968 régressent. Quant aux basses
fréquences, au-dessous de cinquante, elles fournissent un grand nombre de
néologismes. La tendance est inverse dans les hautes fréquences où le lexique tend à
se restreindre et dans les basses fréquences où il s'accroît de façon continue depuis
1789.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 364
Une forte décroissance n'est d'ailleurs pas une condamnation à mort. En face du
néologisme, apparaît l'autre face de l'évolution : l'archaïsme, conscient ou non,
ridicule ou attrayant selon la mode, le style et ses connotations, ce qui se disait
autrefois mais qui peut encore se dire.
Certaines, surtout dans les basses fréquences, objet de presque toutes les études
lexicales conçues comme auxiliaires de l'histoire ou de la sociologie, relèvent de
l'histoire des techniques et des institutions.
Brunet cite comme croissants les mots avion, auto, cabine, camion, chauffeur,
cinéma, électricité, gare, photographie, radio, télégramme, téléphone, train, vitesse,
voie, wagon, et décroissants cabriolet, calèche, cour, épée, lieue, perruque, pistolet,
pourpre, rang, roi, torche, trône. On l'aurait deviné : les nouveaux objets,
condamnant les anciens, portent atteinte aux mots qui les représentaient. Toute
science nouvelle exige sa terminologie. Pour dénommer une nouveauté, une langue a
le choix entre trois solutions : créer des mots nouveaux (logiciel, progiciel, etc.),
réanimer des mots anciens (nuisance, maintenance, péage) ou importer un terme
étranger en même temps que son référent (fast-food). Dans le domaine des « realia »,
l'histoire des signifiés est relativement simple et l'analyse sémique, par genre et
différence spécifique, fonctionne bien. Mais celle des signifiants peut être fort
complexe : avant de s'accorder, au XIXe s., sur (faire) grève, locution des ouvriers
parisiens, on essaya batioter, batioteur, batiotage (terme des imprimeurs), faire une
cloque (Sedan), un taquehans (Nord), un tric (Lyon) tandis que les patrons parlaient
de coalitions, confédérations, cabales, et micmacs. Quelques chercheurs (Wexler
1955, Guilbert 1965, 1967), sur les exemples précis des chemins de fer, de l'aviation,
de l'astronautique, nous ont montré comment se forme le vocabulaire d'une nouvelle
technique, ce qu'il tire par extension de sens d'un fonds plus ancien, ce qu'il
emprunte, ce qu'il crée, après quels doubles emplois il se stabilise, comment il
pénètre dans la langue commune et y développe des polysémies et des métaphores.
La route ferrée, solidement pavée de pierre grise, vieux mot français, a facilité le
développement de voie ferrée mais le chemin de fer, français depuis les installations
du Creusot (1784), a triomphé tard de railway. Train élimine convoi grâce à son
emploi fluvial dans train de bateaux ; il y avait déjà des gares pour que les bateaux
arrêtés laissent passer les autres, et tout naturellement les passagers des trains vont
embarquer. Le tunnel, « maçonnerie cintrée comme un tonneau », apparaît en anglais
au début de l'essor des canaux vers 1765 ; il est emprunté et concurrencé par voûte,
souterrain, percée, percement, galerie, mine. Le rail, mot anglais d'origine française,
au genre mal assuré, l'emporte sur longuerine, guide, bande, barreau, barre, coulisse,
lame, limande... et, très souvent, ornière ; l'anglicisme wagon (var. vagon, vaguon,
waggon) élimine chariot et fourgon vers 1828. Le viaduc (var. viaduct), copié sur
éditions
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 365
aqueduc, est un mot savant de même que locomotive qui élimine vers 1837 voiture à
vapeur, automoteur, chariot locomoteur, locomobile, locomoteur, locomotrice. Ce
vocabulaire composite devient vite assez familier et Vigny, Balzac risquent des
métaphores ferroviaires.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 366
depuis 1976 par le Centro del Lessico Intelletuale Europeo, de T. Gregory, dont le
thème est un mot latin étudié dans la littérature philosophique gréco-latine,
chrétienne, scolastique, et enfin dans ses traductions en langues vulgaires quand
l'Europe savante abandonne le latin et se babélise. Les néologismes sont le « miroir
d'une société », selon le titre d'un article de S. Faïk (Français moderne, juillet 1979)
qui inventorie ceux du Congo (alors Zaïre) décolonisé, tournant principalement
autour des notions d'« argent », de « sexe » et d'« anarchie » (ex. traiter : « acheter à
bas prix en corrompant le vendeur à l'insu du patron » et « entretenir des relations
sexuelles illicites » ; détourneur « chef de mission corrompu » et « Don Juan,
séducteur »). Sa recherche, menée dans la bourgeoisie urbaine universitaire, montre
une société qui a perdu les assises morales de la vieille Afrique sans s'être vraiment
adaptée à la vie moderne, et qui souffre d'un profond déséquilibre. Mais c'est trop peu
de dire que les mots, créés à mesure des évolutions socio-culturelles, les « reflètent »
aux yeux de l'observateur ; ils donnent à ceux qui les vivent le moyen de les penser et
de les exprimer. Selon le titre de la thèse inédite de J.-L. Roch sur le vocabulaire de la
mendicité en moyen français, « les mots aussi sont de l'histoire ».
Le mot véhicule une idéologie héritée du passé qui subsiste tandis que des emplois
nouveaux se développent, ressentis comme des « abus de langage » par les locuteurs
pour qui la « justesse » des mots est la juste image des choses. Ils furent mis à rude
épreuve pendant la période révolutionnaire. Peut-on vraiment dire que la liberté, la
tyrannie, ou le fanatisme est ceci, n'est pas cela ? Les Français expérimentèrent qu'en
de tels domaines, il ne s'agissait pas de « choses » ou de faits de nature isolables dans
le champ de l'expérience, mais d'objets abstraits, construits par les discours, dont la
signification était devenue le champ clos de conflits idéologiques. Les significations
varient selon la vision politique des factions et l'instabilité lexicale est un sujet
omniprésent dans les discours et les journaux. En 1801, le « néologue » Sébastien
Mercier défend le changement politico-linguistique, et le droit à créer, sans
consensus, un lexique auquel l'usage et la réalité n'auront qu'à s'adapter...
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 367
Ces quelques exemples montrent qu'on peut étudier les mots pour saisir les
idéologies d'une époque, et, inversement les idéologies d'une époque pour faire
l'histoire des mots. L'histoire et la sociologie pourraient être considérées comme
sciences auxiliaires de la lexicologie. Mais jusqu'ici, c'est plutôt l'étude du lexique qui
a été mise au service d'autre chose qu'elle même, en particulier par l'école de G.
Matoré qui cherche à repérer dans les textes « les mots témoins », néologismes
significatifs d'une évolution extra linguistique et des « mots clés », porteurs de
notions dans lesquelles la société d'une époque se reconnaît, comme prudhomme,
honnête homme, philosophe ... G.-S. Burgess (1970) voit un « changement de vision
du monde » dans le courant du XIIe s., en étudiant dix vocables, « tous des plus
simples, mais d'autant plus probants ». Ainsi, curteis (qui dans la Chanson de Roland
n'était qu'un « mot clé », subordonné au concept de vasselage) devient « mot
témoin » dans les romans antiques, avec un nouveau sens. Cette méthode vaut ce que
valent la culture, éventuellement grande, du chercheur et son flair, éventuellement
subtil. Elle anticipe utilement sur des travaux plus rigoureux, faits sur des inventaires
plus complets encore hors de notre portée.
Elle a pourtant deux inconvénients. D'abord, elle ne permettra jamais, n'étant pas
faite pour cela, une étude complète et systématique du vocabulaire d'une époque.
Ensuite, il s'agit souvent d'analyse du discours plutôt que de la langue. Il se peut que
l'aventure soit le moyen de former la personnalité du héros et de résoudre le conflit
entre la réalité quotidienne et l'idéal, un événement miraculeux, pont entre ce monde-
ci et l'Autre ; qu'elle joue un rôle socio-politique dans le monde courtois, permettant à
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une classe de se constituer en « élite » et d'« aliéner » les classes inférieures. Rien de
tout cela n'entrera dans une définition lexicographique, où ne doit apparaître que le
peu de substance sémantique permettant les effets de sens imaginés par les auteurs de
romans. Après tant de merveilles, il faudra revenir à la définition que donne Godefroy
(« ce qui arrive inopinément à quelqu'un, ce qui arrive par hasard ») d'un mot qui est
parmi les plus stables de la langue. Th. Venckeleer (1975) dont le but, atteint dans une
certaine mesure, était d'arriver à une définition linguistique des qualifications
laudatives en ancien français, est, en toute honnêteté, bien obligé de reconnaître à
quel point leurs oppositions sont évanescentes et à quel mince faisceau de traits
sémantiques aboutit son grand travail.
Buona pulcella fut Eulalia... « Pourquoi Eulalie est-elle bonne ? » Une réponse
extra-linguistique, relative au genre littéraire « vie de saint », est : « Parce qu'elle sert
Dieu » ; une réponse linguistique, applicable à tous les emplois de l'adjectif sera :
« Parce qu'elle a les qualités qu'on peut attendre de l'être qu'elle est. » Au point de vue
de l'histoire de la langue, le hic sera de savoir à partir de quand ce sens général
conservé en antéposition se restreindra, postposé à un nom d'être humain, au sens de
« charitable », entraînant l'impossibilité pour Jean le Bon de signifier « Jean le
Brave », même si la bravoure est la qualité par excellence qu'on attend du roi Jean, et
en afr. la notion de « bravoure » restant exprimable par d'autres moyens, de même
que celle de « charité ». La confusion médiévale, soulignée par G.-S. Burgess entre le
sens « abstrait » et le sens « concret » du mot honor qui dénotait, en somme, tout ce
qui fait qu'un homme est « en vue » : possessions territoriales et reconnaissance
sociale, richesses et marques extérieures de respect, est un fait linguistique, et le
processus de disparition du sens « concret » importerait à l'histoire de la langue. Bref,
il nous semble préférable de ne faire dire aux mots des choses sociologiques,
historiques et littéraires qu'après leur avoir fait dire ce qu'ils sont linguistiquement.
Les évolutions auxquelles on ne peut attribuer aucune cause de ce genre, les mots
qu'elles touchent exprimant des concepts plus fondamentaux que ceux de n'importe
quelle idéologie ou technique, constituent un phénomène dont nous commençons à
peine à percevoir l'énormité. Ces changements encore mystérieux, situés surtout dans
les hautes fréquences, ne pourront recevoir d'explication que linguistique, reposant
sur la morphologie du mot, ses relations syntagmatiques et paradigmatiques, et
surtout, à notre sens, sur sa structure sémantique interne. En voici un échantillonnage
toujours emprunté à Étienne Brunet (1981)
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aïe !, c’, certaine, certes, déjà, il, maintes, mais, non, parfois, pas,
pourquoi, pourtant, quoi, sinon, soi, tard, trop, vers, voire.
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très polysémique, exprime soit l'activité de l'esprit tendant vers un résultat (lat
intendere « s'orienter vers », « écouter »), soit le moment où l'esprit atteint le but qu'il
s'est fixé et l'état qui en résulte (lat. intelligere : « percevoir », « s'apercevoir de »,
« comprendre »). Dans les nombreux cas où entendre vaut oïr, le complément est le
plus souvent une parole humaine, donc un sens, compris par l'intelligence en même
temps que son support sonore est perçu par l'oreille. La polysémie de entendre nous
invite donc à y voir un verbe intellectuel et abstrait, dont l'objet peut être un
phénomène sonore en tant qu'il est interprétable, alors qu'oïr est un verbe de
perception strictement concret. À cette époque l'intellection est pensée comme le
terme d'une tension, une flèche atteignant sa cible.
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un individu : ce qu'il dit et ce qu'il est. Bref, c'est un verbe plein de vitalité et de
force.
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5. Traiter prioritairement l'histoire des mots les plus fréquents et les plus
polysémiques exprimant des concepts fondamentaux comme la permanence et
le devenir, le tout et la partie, l'un et le multiple, l'espace et le mouvement, le
besoin, le désir, et la satisfaction, etc. L'analyse des mots porteurs de concepts
plus particuliers ne pourra que gagner à s'appuyer sur ce travail de base.
Récemment, ont vu le jour des études de statistique (Muller 1979, Demonet 1975,
Launay 1977), et d'autres de sémantique lexicale (Renson 19062, Grisay 1969,
Undhagen 1975, Picoche 1976, Brucker 1987) à finalité plus linguistique que
littéraire, fondées sur des corpus de diverses époques, tendant à dégager les grandes
articulations sémantiques des mots et des champs. De tels travaux ouvrent la voie à la
réalisation de ce programme qui n'est pas une lointaine utopie.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 373
tel ou tel, qui lui vient à l'esprit, fait partie du français standard ou doit être exclu d'un
usage soigné (et pour cela, il préférera des dictionnaires restrictifs et normatifs) ;
exposés sur les choses dénotées par ces mots (et dans ce sens il choisira des
dictionnaires extensifs à tendance encyclopédique). Dès l'époque d'Estienne un public
humaniste, intéressé aux questions de langue, permet l'émergence de la notion de
« trésor », ou inventaire systématique de toutes les ressources d'une langue. Mais les
ouvrages anciens, écrits dans une intention synchronique, n'ont d'intérêt historique
que pour nous.
Les scribes du haut Moyen Âge glosent, entre les lignes de leurs textes latins, un
mot classique difficile par un mot vulgaire latinisé ou même vernaculaire (d'abord en
pays germaniques et celtiques, où le latin était une vraie langue étrangère). Les
premiers glossaires sont de simples regroupements de ces gloses. Le plus célèbre est
celui de l'abbaye de Reichenau (Suisse, Xe s.), premier maillon d'une série de
compilations, classiques scolaires reproduits à travers tout le Moyen Âge, telle la
Summa grammaticalis quae vocatur Catholicon de J. de Gênes (1286), dont nous
possédons plus de 200 manuscrits, et, à partir de 1460, des impressions. Dans toute
l'Europe, la lexicographie vernaculaire se greffe sur la latine ; les clercs débutants du
XIVe s. ont besoin des gloses françaises de l'Abavus ou de l'Aalma, abrégés du
Catholicon. Au XVe s., apparaît l'ordre vernaculaire-latin ; puis, pour le commerce
international, des glossaires plurilingues de langues modernes comme celui de
l'italien Calepino (1502) appelé en France Calepin. Enfin au seuil de la Renaissance,
le Vocabolista italien de Pulci est le premier dictionnaire monolingue.
Dès le XIe s., on commence à regrouper les mots ayant la même première lettre,
puis deux lettres en commun, ou bien la même syllabe prononcée. Mais les variantes
des graphies médiévales ont été le grand obstacle à l'utilisation de l'ordre
alphabétique que rendra possible l'imprimerie et une certaine stabilisation
orthographique.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 374
Chapelain, qui y pensait dès 1634, lui avait proposé un corpus de base comprenant
Amyot, Montaigne, François de Sales, Malherbe, Marot, Ronsard, Du Bellay. Les
articles devaient être discutés en commun ; le classement serait alphabétique par
familles de mots. Pour accélérer les travaux, en accord avec Richelieu, moyennant
une pension de 2 000 livres par an il confie la tâche à Vaugelas, qui élimine les
auteurs désuets et présente une première rédaction, avec exemples inventés. En 1650,
il meurt, ayant atteint la lettre I ; en 1672 on en est à la lettre S ; en 1694 le
Dictionnaire est présenté au Roi (qui s'était procuré un exemplaire du Furetière).
Désuet dès sa parution, il est remis en chantier en 1700.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 375
de 28 000 mots à 100 000 ! La septième (1878) reproduit toutes les préfaces
antérieures et ajoute 2 500 mots ; la huitième (1932-35) supprime des termes vieillis,
et admet des mots nouveaux ; la publication de la neuvième commence en 1986 avec
un grand renouvellement du vocabulaire, un affinement des définitions pour
lesquelles on a fait appel à des spécialistes de langue.
Le Dictionnaire de l'Académie est une institution, mais c'est en dehors de lui que la
lexicographie progresse. Furetière, très augmenté, sert de base à une vaste
encyclopédie, le Dictionnaire de Trévoux édité et réédité de 1704 à 1771 au siège
d'une académie de Jésuites, qui faisait encore autorité vers 1850. Au XVIIIe s. se
développe le goût des encyclopédies, comme celle de Diderot (terminée en 1777), des
lexiques spécialisés, même en matière de langue, comme le Dictionnaire
grammatical (1761) et le Dictionnaire critique de la langue française (1788) de
Féraud, instruments aussi utiles pour l'étude du vocabulaire de la seconde moitié du
XVIIIe s. que Littré pour celle du XIXe s. Entre 1770 et 1820, on n'a pas édité moins
de 123 dictionnaires. Ceux du XIXe s. rivalisent de richesse ; Boiste (réédité de 1800
à 1857) atteint 110 000 entrées ; Landais 140 000. Littré, puriste et traditionaliste,
met en 1877 le point final à une somme prodigieuse d'exemples tirés des meilleurs
auteurs postérieurs au début du XVIIe s., illustrant 70 000 entrées. Ses définitions,
médiocres, inspirent le désir d'en faire de plus précises et de plus logiques à Hatzfeld
et Darmesteter dont le Dictionnaire général (1890-1900) est commencé en 1871. P.
Larousse publie les 17 volumes in-quarto de son Grand Dictionnaire universel du
XIXe s. (1866-1876), encyclopédie destinée à un public plus vaste et moins cultivé
que celui de Littré. On en tire (1906) un Petit Larousse illustré en un volume qui,
devenu extrêmement populaire, a été constamment mis à jour et réédité. La substance
de ces travaux a été réutilisée et remaniée par les grands dictionnaires du XXe siècle,
en particulier le T.L.F., le Grand Larousse de la langue française (1971-1978), le
Robert (première édition en 1964, seconde en 1985) et son abrégé, le Petit Robert.
Quels que soient leurs mérites, ces grands ouvrages ne satisfont pas tout le monde.
Français de France par leurs auteurs et leurs corpus, ils ne rompent pas avec la vieille
tradition d'unification et de normalisation sur la base du parler parisien. Ils continuent
à s'auto-interdire l'accès à une partie du lexique vivant utilisé hors frontières ; les
régionalismes y sont rares (en légère progression depuis 1970-1975), presque tous
français, et présentés comme relevant de la langue parlée. Des linguistes belges ont le
désir de mettre en chantier un dictionnaire historique de leurs régionalismes et
souhaitent que des recherches parallèles soient menées dans les autres pays
francophones. Ainsi, écrit J. Pohl, « notre langue nous apparaîtrait mieux éclairée,
dans toute sa richesse nuancée, immense chêne dont le tronc monte droit et vigoureux
avant de s'épanouir en mille, dix mille, cent mille branches et ramilles, qui
s'enchevêtrent pour former une des plus prestigieuses cimes dans la forêt des
langages humains ». Cet inventaire général offrirait une vue d'ensemble de la
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 377
Elles sont nombreuses et fréquentées à toutes les époques ; la langue crée sans
cesse, mais pas ex nihilo (ou tout à fait exceptionnellement) ; elle utilise, par divers
procédés, des formes déjà existantes ; et de ses créations souvent éphémères, seul un
petit pourcentage réussit à durer.
Beaucoup sont dus à des métonymies, qui finissent par occulter l'origine de
l'évolution : ainsi bureau, d'abord tissu de laine (XIIe s.), devient une table à écrire
recouverte de ce tissu (XIVe s.), le lieu où se trouve cette table où se font des travaux
de comptabilité et d'écriture (XVe s.), l'ensemble des employés y travaillant, puis les
membres d'une assemblée élus par leurs collègues pour diriger leurs travaux (XVIIIe
s.). Des métaphores hardies donnent à des mots concrets des sens extrêmement
abstraits : fourchette, « écart entre deux valeurs statistiques extrêmes », des
recherches pointues, le paysage audiovisuel...
Il arrive que le nom d'un objet appartenant à une civilisation disparue renaisse pour
un nouvel emploi. Depuis deux cents ans personne n'est condamné aux galères et
pourtant les jeunes de la fin du XXe s. galèrent et s'exclament c'est la galère! Les
automobilistes font des créneaux pour se garer, les industriels cherchent de bons
créneaux de production et, par une siglaison astucieuse, les financiers de l'Europe
avaient ressuscité l'E.C.U avant qu’il fût détrôné par l’euro.
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Mots composés : les dictionnaires consacrent ces syntagmes figés par une entrée
spéciale et l'utilisation éventuelle de traits d'union (chou-fleur) ; leur sens peut, au fil
des siècles, devenir tout autre chose que la combinaison de celui de leurs éléments
(l'eau de Cologne n'est pas de l'eau et peut très bien ne pas être fabriquée à Cologne)
Les dérivés ne sont pas toujours contemporains du mot de base : parfois antérieurs,
plus fréquemment très postérieurs. Ils posent des problèmes de première attestation,
d'oubli et de reviviscence, qui ne peuvent être résolus que par des dépouillements
minutieux de textes de tous genres dont B. Quémada s'est fait une spécialité : soigner
est du XIIe s., mais ce n'est que depuis 1907 que les athlètes ont des soigneurs. La
création de dérivés se fait parfois sous l'influence d'un modèle étranger, pas toujours
signalé par les dictionnaires ; social (1352) végète jusqu'au Contrat social de
Rousseau (1761) et socialisme (1831) est un emprunt, à l'anglais ou à l'italien. On ne
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 379
La comparaison entre les éditions successives du Petit Larousse révèle les flux et
les reflux des mots étrangers empruntés sans assimilation définitive, pour des raisons
économiques ou idéologiques : besoin de dénommer exactement un produit d'origine
étrangère, ou une réalité typique d'un pays lointain ; ils durent ce que dure la
nécessité qui les a fait naître et la mode, qui favorise les langues les plus
prestigieuses. Ainsi, pendant la période coloniale, le français, en contact avec les
parlers d'Afrique, leur a bien moins emprunté qu'à son grand rival, l'anglais.
Le français standard fait aussi des emprunts internes aux provinces : aven
(Rouergue), pissaladière (Nice), tomette (Dauphiné), aber (breton), bastide
(provençal), névé (savoyard), piperade (béarnais), à l'argot, jadis secret, ou à des
jargons de métiers jadis réservés aux spécialistes comme chic, terme de peinture.
Pierre Guiraud (1968) compile, à partir de Dauzat et Bloch-Wartburg, une liste
d'environ 1 200 régionalismes admis par les dictionnaires, parmi lesquels beaucoup
sont des « termes », datables avec précision. Les dictionnaires de néologismes en
regorgent.
Le premier stade de l'emprunt est le « xénisme », mot étranger cité, non acclimaté,
intégré dans la phrase française, avec sa graphie d'origine ou transcrit
phonétiquement lorsqu'il s'agit de langues exotiques : russe, récemment, glasnost,
perestroïka ; anglais bluejean, hot dog, italien pizza, aggiornamento, espagnol
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 380
sangria, sombrero, allemand leitmotiv, lied avec son pluriel lieder, tahitien vahiné.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 381
touffon, tufin, tufan qui permettent d'hésiter entre le chinois t'aifung, l'arabe tufân, et
le grec ancien tuphôn latinisé en typhon, employé par Pline et Aulu-Gelle.
Finalement, l'arabe est le plus vraisemblable, sans exclure l'accrochage du gréco-latin
et une collusion homonymique avec la forme chinoise, passée par le portugais et le
néerlandais. Zèbre, attesté pour la première fois en 1610 dans une traduction du latin,
elle-même traduite d'un texte italien, adapté d'un manuscrit portugais, a des variantes
zebra, sebra, azebro ; la forme n'est pas encore fixée en 1728. Rien n'appuie
l'étymologie congolaise du mot suggérée dans une des traductions ci-dessus.
L'étymon le plus vraisemblable est l'ancien espagnol ezebro « âne sauvage » <
*eciferus < latin equiferus. Le turc yoghourt, connu en France depuis 1460, toujours
écrit avec un /g/ intervocalique, malgré ses variations, employé comme un mot
français (1672) dans le journal d'A. Galland, traducteur des Mille et Une Nuits
résidant à Constantinople, se vulgarise au XIXe s. mais n'a pas encore d'entrée dans le
Larousse de 1873. La forme yaourt, d'où yaourtière, progresse au cours du XXe s. et
prédomine aujourd'hui ; c'est l'adaptation, par des voyageurs anglais du XVIIIe s., du
mot dialectal turc sans /g/intervocalique. Elle apparaît en français dans des
traductions de l'anglais à partir de 1798 et constitue donc un anglicisme.
Dès les origines, le français a assimilé des mots « savants », calqués sur le latin ou
le grec (un mot latin étant parfois lui-même un emprunt ancien au grec), introduits
d'abord dans la langue écrite par les clercs, qui étaient bilingues, et facilement
adoptés par la langue orale courante. Sauf curiosité étymologique, personne ne songe
aujourd'hui que solide, avec son /d/ intervocalique et son accent sur le /i/ est le
doublet savant de sou < latin solidu et fragile celui de frêle. On emprunte parfois une
pure et simple transcription comme agenda, alinéa, a priori, a posteriori, déficit,
examen, minimum, maximum, processus, recto, verso, satisfecit. Une circulaire de la
chancellerie (1977) a proscrit les mots latins du langage judiciaire, sauf quelques-uns
dont elle donnait la liste : ad hoc, alibi, pro forma, prorata, quitus, forum, ratio, et
récépissé. Mais dans la plupart des cas, il y a une légère francisation, notamment de
la terminaison : ainsi ration à côté de ratio, forme à côté de forma, procès à côté de
processus, minime à côté de minimum.
Leur chronologie est parfois compliquée ; outre celle des dérivés, souvent différente
de celle des simples, un mot, polysémique dans la langue d'origine, a pu être
emprunté plusieurs fois avec des sens différents : l'adjectif grec substantivé
katarraktés « qui tombe », devenu en latin cataracta, a été emprunté par la langue
médicale : « voile qui tombe devant les yeux » (1340) puis avec le sens de « chute
d'eau » (1479). Consensus, si vivant aujourd'hui, signifie, dans la Rome antique,
« l'accord de quelques hommes à propos de quelque chose ». Le consensus omnium
bonorum recherché par Cicéron pendant la guerre civile de la fin de la République,
est un rêve d'union nationale. Le consensus grammaticorum de Quintilien est
l'unanimité des grammairiens. Il réapparaît très tard en français, d'abord caché dans le
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 382
dérivé consensuel, sans étymon latin, appliqué à un contrat en 1838, puis, dans le
Larousse de 1866, comme terme de physiologie (marquant les relations entre elles
des différentes parties du corps humain) et comme terme de sociologie (dénotant un
fait de conscience collective, accord d'une société sur des normes et sur des valeurs).
Durkheim et les sociologues le rendent au vocabulaire politique, avec le même sens
qu'il y a deux mille ans. Cette résurgence était possible grâce à la fréquence du
préfixe con-, com- exprimant l'union, à l'existence du mot sens, à tous les dérivés en -
sens- du verbe sentir, et à quelques mots courants en -us (quitus, bonus-malus,
processus). Les structures latino-françaises étaient toutes prêtes à accueillir le
nouveau venu. De même, sans les mots supérieur, supériorité, miniature, minimum,
on ne dirait peut-être pas aujourd'hui du super (carburant) et une minijupe. Le latin
continuant, à l'intérieur du français, une vie souterraine, permet de vraies
résurrections : le Forum des Halles n'est pas une place ni un marché !
Les mots populaires refusant souvent la dérivation, l'habitude est bien enracinée d'y
suppléer par des bases savantes : aquatique, hydrophile, sont les dérivés d'eau ;
ignifugé, pyromane, de feu. On associe sans étonnement au verbe populaire détruire
les dérivés savants destruction, destructeur. Ni le Littré ni le Robert de 1960 n'ont
d'entrée laxisme, mot théologique, francisé au début du siècle, « système moral ou
religieux limitant les interdictions ». Son succès dans les années cinquante a été rendu
possible par le sentiment d'une équivalence entre (se) relâcher (XIIIe s.) et la base
lax- bien connue par relaxe (XIIe s.), laxatif (XIIIe s.), laxité (1559) et les
anglicismes relax (1948), se relaxer, relaxation.
Les bases -lax-, -sens-, super- ne sont pas plus françaises qu'anglaises : mais
internationales, appartenant à tous les pays qui ont vécu pendant des siècles sur
l'héritage de Rome. Toutes les bases savantes sont, comme elles, claires, faciles à
mémoriser, et se prêtent à la multitude des combinaisons que réclament les
terminologies modernes.
Aucune période n'est vraiment bien connue et toutes ne le sont pas également. Le
XVIIIe s. bénéficie de l'intérêt passionné que lui voua F. Brunot, tandis que le XIXe
s., trop proche et trop désuet, est, malgré les travaux de G. Matoré, une terre peu
explorée. Le XIVe et le XVe s., dont la littérature suscitait moins de passion que celle
du Moyen Âge classique, longtemps restés en friche, sortent de l'ombre avec la mise
en chantier du Dictionnaire du moyen français. Il y aurait à faire, sur différentes
coupes synchroniques, non seulement des comparaisons de polysémies et de champs
sémantiques, mais aussi de locutions, de ces « champs de métaphores » au milieu
desquels nous vivons, stables et instables comme tout le reste : Autant en emporte le
vent aujourd'hui comme du temps de Rutebeuf ; mais pour nous avoir vent d'une
nouvelle n'est plus cynégétique. Nous sommes branchés, entre nous le courant passe,
et nos ancêtres seraient perplexes devant nos métaphores électriques.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 383
Les « mots clés » et « mots témoins » tant auscultés, par lesquels les épopées et
romans des XIIe et XIIIe s. expriment leurs catégories socio-culturelles, le preu, le
franc, le vaillant, le courtois et le vilain, le félon ; le preudome sage et sené, fier et
hardi et son contraire, le cuivert, fol et couard ; la dame, son ami, leur fine amor et le
losengier qui les agaite, le seigneur, sa mesnie et son barnage, appartiennent au vieux
fonds populaire, ni codifié, ni enseigné. Son développement, que seule limite une
norme orale, amplifie les faits ordinaires de parasynonymie et de polysémie. Outre
ceux que fournissait le fonds latin comme la grande porte de ville (porta), à deux
battants, opposée à l'huis plus étroit (ostium), ou le fonds germanique, comme logier
et herbergier que certains auteurs opposent selon le type d'habitat et d'autres non, des
parasynonymes latins et germaniques se répartissent, non sans chevauchements,
l'espace sémantique : la honte (germanique *haunita) prend un caractère public qui
l'oppose à la vergogne (latin verecundia), plus intime. Mais le sen (germanique sinn)
se confond progressivement avec le sens. Les suffixes latin -ense et germanique -isk
finissent par se confondre en un unique suffixe ethnique -ois/-ais. Ce fonds
relativement pauvre suffit aux besoins de ses utilisateurs grâce à deux de ses
caractères :
Passée la vague normande, les emprunts à des langues vivantes sont plutôt rares.
Les croisades n'ont pas créé, mais sans doute accéléré un courant d'échanges entre
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 384
Plus important est le courant d'emprunts à l'arabe, qui n'a jamais vraiment cessé.
Les objets importés n'ont souvent eu d'autre nom que celui de la ville d'Orient d'où ils
provenaient, comme l'ail d'Ascalon, escaluigne (XIIe s.), refait en échalote (1514) ou
l'étoffe de Damas (XIVe s.). Pourtant, le nombre des mots pouvant avoir été
empruntés directement et rapportés des croisades comme meschine « jeune fille,
servante », jupe (XIIe s.), gazelle (1272), luth sous la forme leüt (XIIIe s.) est
inférieur à ceux qui sont passés par l'Espagne, longtemps occupée par les Maures, et
surtout par l'Italie, comme la girafe (1298), le materas (XIIIe s.) devenu matelas
(XVe s.), et le coton (fin XIIe s.), emprunté d'abord sous la forme du vêtement
nommé auqueton. D'autres ont eu pour intermédiaire le latin médiéval savant, en
particulier le quintal (XIIIe s.), l'alchimie (1418) < alquemie (1265), l'algèbre (fin
XIVe s.), et le chiffre (XVe s.) < cifre (1220) < latin cifra « zéro » < arabe sifr
« vide », etc.
L'audition des hymnes, prières et textes liturgiques en latin produit des mots demi-
savants, freinés dans leur évolution et influencés par la prononciation du temps parce
que lus à haute voix, ou psalmodiés, entre autres, quelques proparoxytons
tardivement abrégés (ange < angele < angelu). D'autres sont carrément calqués sur le
latin écrit : dès la Séquence de sainte Eulalie, par exemple, on trouve élément
typiquement savant ; et dans le Comput (1120) à l'usage des gens du monde du clerc
P. de Thaon, allégorie, occident, diamètre, diagonal, zone, solstictum, equinoxium.
Après la verté (980), apparaît la vérité (XIIe s.). Les premières encyclopédies ou
Images du monde, le Trésor de Brunetto Latini multiplient les termes de sciences
calqués sur le latin, début d'un mouvement qui sera amplifié en moyen français.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 385
permette pas à ses Essais une longue carrière. On a, alors, l'obsession de la pauvreté
du français. Du Bellay intitule un chapitre de sa Défense et Illustration de la Langie
Française « Pour quoi la langue française n'est si riche que la grecque et latine » et
démontre dans le suivant que « la langue française n'est si pauvre que beaucoup
l'estiment ». « Il est fort difficile, écrit Ronsard dans la préface de la Franciade,
d'écrire bien en notre langue si elle n'est enrichie autrement qu'elle n'est pour le
présent de mots et de diverses façons de parler. Ceux qui écrivent journellement en
elle savent à quoi leur en tenir ; car c'est une extrême gêne de se servir toujours d'un
même mot. » Pour l'esthétique du temps − que l'on songe à Rabelais − le superflu fait
partie du nécessaire ! Il en sera ainsi jusqu'à la réaction classique du début du XVIIe
s.
Facile enrichissement, les latinismes, et, dans une moindre mesure, les hellénismes,
se multiplient. Charles V, dit le sage, roi de 1364 à 1380, soucieux d'enrichir sa
« librairie » ou bibliothèque de traductions d'auteurs anciens leur a donné une forte
impulsion. Nicole Oresme (XIVe s.), un des premiers grands « humanistes », y
recourt là où le français n'a pas de vocabulaire spécial, mais aussi pour rendre sa
langue plus « copieuse » : « Une science qui est forte, ne peut être baillée en termes
légers à entendre, mais il convient souvent user de termes ou de mots propres en la
science qui ne sont communellement entendus ne connus de chacun » (début de sa
traduction de l'Éthique d'Aristote). Peletier du Mans (XVIe s.), publiant un traité
d'arithmétique, se plaint justement d'une terminologie insuffisante. Technicité
nécessaire et obscurité pédantesque ont souvent, depuis lors, fait bon ménage. Les
innovations, d'abord limitées au petit cercle des lettrés, sont acclimatées par le
procédé, courant dès le XIVe s., d'accoupler les synonymes ; Fabri (XVIe s.)
recommande d'écrire en second le terme le plus « entendible », comme stature et
semblance, divulguer et communiquer et se gargarise de phrases pleines de riches
néologismes, comme l'excellence et magnificence des princes nous induisent à
contempler leur magnanimité. Dans la langue populaire, des mots anciens s'alignent
sur le latin comme enferm qui devient infirme, ou se maintiennent à côté de
concurrents savants, d'où multiplication de paires de doublets comme frêle (XIe s.) et
fragile (1361). Les termes de l'école se substituent à ceux de l'usage : mire (1155)
recule devant médecin (1392), pourrisson devant putréfaction (1398), mesnie devant
famille, aerdre devant adhérer, etc. On hésite entre affixes populaires et savants :
intellectuel ou intellectual, idéel ou idéal ? La Réforme fit un essai de langage
populaire français en matière religieuse : Olivétan risque souper pour cène, brûlage
pour holocauste ; mais elle ne tarda pas à adopter les mots savants que le langage
commun, depuis longtemps, s'était révélé apte à assimiler.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 386
Les tribunaux qui, jusqu'à l'édit de Villers-Cotterêts, peuvent user ou non du latin,
cherchent à écrire leurs arrêts de façon à être compris des laïcs peu lettrés. Eux aussi
latinisent des mots français ou francisent légèrement des mots latins ; le droit fixe la
forme et le sens des mots, rend usuelles des locutions et des formules précises ; sa
langue tend à s'imposer comme modèle et à devenir « langue d'État ». C'est en
compulsant « les registres de notre chambre des comptes » qu'E. Pasquier (fin XVIe
s.) prend conscience des progrès du français, qu'il considère comme « poli » à partir
du règne de Philippe VI (1328-1350). Au XVIe s. l'usage du Parlement est tenu pour
le fonds stable de la langue, bien que certains se plaignent que les termes
soigneusement forgés et choisis par les juristes soient incompréhensibles pour la
foule. « Pourquoi, demande Montaigne, est-ce que notre langage commun, si aisé à
tout autre usage, devient obscur et non intelligible en contrats et testaments ? » On
proteste contre une latinisation excessive ; dès le XVe s., l'« écumeur de latin » (voir
L'Écolier limousin de Rabelais) est un personnage de farce.
Au XVIe s., la cour tend à faire prévaloir sur celle des Parlements sa norme, qui
jouit de l'autorité du roi. Selon Ronsard (préface de la Franciade), entre tous les
dialectes, « le courtisan est toujours le plus beau à cause de la majesté du Prince ». Le
langage de celle de François Ier est cité en exemple par Estienne. Celle d'Henri III ne
peut plus souffrir le style du Palais, trop tôt fixé et vieilli. On voit dès lors se profiler
la situation socio-linguistique des deux siècles suivants.
VI.4 L'italianisme
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 387
Sans souci des doctes, des italianiseurs et des explorateurs, le français populaire
continue son évolution. On forme des fréquentatifs : rêvasser (1190), chantonner
(1538), criailler (1564), sautiller (1564) qui remplace sauteler. Le suffixe -ot (cuissot
fin XIIe s.), est l'hypocoristique normal des prénoms masculins, -ette des prénoms
féminins : Jeannot répond à Jeannette, Pierrot à Pierrette ; -ot masculinise bon
nombre de mots féminins : billot (1360), ballot (1406), cageot (1467), îlot (1529),
goulot (1611). Les diminutifs en -et et -elent sont selon H. Estienne l'une des
principales « mignardises » qui permet au français de se mesurer à l'italien. : Lemaire
des Belges, Du Bellay « provignent » à qui mieux mieux les tresselettes blondes et
tresses blondelettes, et Ronsard cajole son âmelette ronsardelette...
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 388
champs. La cour a laissé, en nombre toujours croissant, les vieux mots mourir de leur
belle mort.
VI. 7 Le « jargon »
Au seuil du XIIIe s., le Jeu de saint Nicolas de J. Bodel offrait, dans une discussion
entre voleurs, trois vers obscurs, longuement glosés par les médiévistes, appartenant
sans doute au « jargon » secret des malfaiteurs. Cet idiome qu'on n'appellera « argot »
qu'au XVIIe s. n'a jamais été qu'un vocabulaire soutenu par la syntaxe commune, et
non une langue à part entière. C'est surtout à partir du procès des Coquillards (1455)
qu'on en a un certain nombre d'attestations, étudiées par Sainéan (1907), puis
Guiraud, d'après des opuscules rares, parfois uniques. Les Mystères lui empruntent ;
Villon écrit des Ballades en Jargon. Sont attestés mouche (XIVe s.) qui deviendra
mouchard ; saltérion ancêtre de violon ; dupe, fourbe, gourer et gueux, qui se trouve
dans la Passion de Gréban (XVe s.) ; bribe, coffrer, grivois, matois, narquois (XVIe
s.) ; maraud « matou » (XVe s.) devient « homme » chez les truands du XVIe s.
Estienne s'étonne des progrès du jargon à son époque ; il en admet très peu dans son
dictionnaire ; Cotgrave davantage, par exemple : fouillouse « a bag scrip, or
powch » ; aubert « money », avec la mention barragouin. Telles sont les premières
attestations d'un vocabulaire dont la vie sera longtemps obscure et souterraine.
Non sans arbitraire, bien sûr, on peut prendre pour termes symboliques de cette
période, l'arrivée de Malherbe à Paris (1605), début de la grande épuration lexicale, et
l'achèvement de l'Encyclopédie de Diderot qui réhabilite le vocabulaire des métiers
(1777).
Elle est caractérisée par le purisme d'un public qui éprouve le besoin d'une norme ;
par son intellectualisme ; par un modernisme strict excluant à la fois archaïsmes et
néologismes ; par l'établissement dans le lexique, sur des critères socio-culturels,
d'une hiérarchie rigide allant du « noble » au « bas » en passant par le « familier » et
le « simple » ; par l'exclusion de tout ce qui n'est pas conforme aux « bienséances ».
Les « enrichissements » accumulés par les siècles précédents sont devenus un bric-à-
brac bon pour la brocante. Le langage doit être net et précis, et obéir à des règles que
personne, pas même le roi, n'a le pouvoir d'enfreindre. On aspire et on atteint à cette
« clarté » qui définira pour des siècles la langue française.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 389
et de Mlle de Gournay, a une doctrine restrictive : pour parvenir à une langue pure, il
proscrit les latinismes mal assimilés, jugés pédants et obscurs, es archaïsmes (qu'il
rejette par un méprisant « il eût passé du temps de Henri III »), les provincialismes (il
faut « dégasconner la cour ») les créations poétiques de la Pléiade (ivoirin, larmeux,
porte-ciel, empourpré) les mots sales (barbier), techniques (ulcère), bas (poitrine,
terme de boucherie auquel on est prié de préférer estomac). Le devoir d'utiliser un
français assez simple pour être compris d'un « crocheteur du port au foin », ne
signifie pas accepter toutes les locutions « plébées » dudit crocheteur et de « la lie du
peuple ».
La définition d'une norme devint une affaire d'État. En 1626 Richelieu eut l'idée de
créer une Académie, qui commença à se réunir en 1634 et fut officiellement fondée
par lettres patentes du roi Louis XIII en 1635 ; son idéal de purisme étroit s'exprime
dès 1636 dans les Sentiments de l'Académie sur le Cid. Dès la seconde réunion,
Chapelain propose la rédaction d'un dictionnaire et d'une grammaire.
L'usage alors préconisé est vivant, oral plus qu'écrit, clé de la réussite sociale. Il n'en
va pas de même par la suite : à partir de 1670, les « bons auteurs » deviennent les
dépositaires du « bon goût », défini par Voltaire comme ce « discernement prompt
comme celui de la langue et du palais », qui permet de « démêler les différentes
nuances ». Le Dictionnaire de Trévoux (1704) estime que le français est arrivé,
comme le latin du temps de Cicéron, à « un degré d'excellence où l'on ne pouvoit rien
ajouter ». Les grammairiens, arbitres de ce qu'il faut dire ou ne pas dire, enseignent
un français fixé, à l'origine du purisme actuel.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 390
« vieux » est dévalorisé, un peu comique : ébahi, sans pareil seraient ridicules,
surtout dans une tragédie. Pour le P. Bouhours, (1628-1702) jésuite, précepteur d'un
fils de Colbert, lié à Boileau, à La Fontaine et à Racine qui lui donnait ses tragédies à
corriger, un des oracles de l'Académie dont il ne fait pas partie pour ne pas
contrevenir aux statuts de son ordre, « retrancher de notre langue de vieux mots ou de
vieilles phrases » comme avaricieux, échars, taquin, chiche, pince-maille, c'est « y
ajouter de nouvelles beautés... Si la langue française n'était riche qu'en ces sortes de
mots, ce serait en vérité une pauvre langue : cela s'appelle étaler des haillons et non
pas faire montre de ses richesses. »
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 391
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 392
Caractéristique, également, l'utilisation des préfixes privatifs dé-, dis-, a-, anti-,
més-, non-, et in- qui fonctionne essentiellement avec des bases adjectivales
(populaire engendre impopulaire) et aussi quelques bases nominales (inconfort,
insuccès) ; il n'est totalement productif que pour les déverbaux en -able
(immangeable). Ailleurs, l'usage est capricieux, et ses décisions ne sont pas
argumentées, mais c'est le « souverain arbitre » ! Pougens, dans son Vocabulaire de
nouveaux privatifs français (1794), tire argument de l'existence d'équivalents dans
des langues étrangères (in- en anglais, un- en allemand). Madame de Staël emploie
dans Delphine (1802) intempestif, indélicat, inoffensif, désappointement ; dans
Corinne, inconvenable.
Par « termes d'art », il faut entendre « termes techniques ». Elle retient surtout ceux
d'héraldique, de vénerie et de fauconnerie, source de métaphores à caractère
aristocratique (mais pas de charpente, de ferronnerie, d'agriculture). Furetière, pour
qui « les termes des arts et des sciences sont tellement engagés avec les mots
communs de la langue qu'il n'est pas plus aisé de les séparer que les eaux de deux
rivières à quelque distance de leur confluent », est moins délicat. Il retient environ
1 800 termes de sciences, dont un millier appartiennent à la médecine. Pour lui faire
pièce, l'Académie chargea Thomas Corneille d'élaborer un Dictionnaire des arts et
des sciences, distinct du Dictionnaire de l'Académie proprement dit.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 393
bouffer (XVe s.) ; à des mots propres par trop sales comme suer (980) et cracher
(1100), on substitue transpirer (1503), expectorer (1664) dépourvus de toute
affectivité. Innommables sont les organes et fonctions situés dans le bas-ventre. On
laissera aux gens grossiers l'usage de couilles (XIIe s.), chier, cul, con (XIIIe s.) et on
évitera les métaphores dépréciatives fournies par le champ sémantique de la
défécation et de la sexualité, ce qui nous amène aux « termes d'emportement »,
exclamations, injures et jurons.
Il n'est pas très « élégant » d'exprimer ses sentiments de façon exubérante : on peut
rire, mais non (se) rigoler (XIIIe s.). Un « honnête homme » n'emploie pas le verbe
foutre (XIIIe s.) pour toute action transitive, ni l'interjection merde ! (Roman de
Renart, XIIe s.). Il ne traite pas son adversaire de salaud, de couillon (XIIIe s.) ni de
salope (1611). Il ne « prend pas en vain le nom de Dieu », même caché sous des
suffixes anodins comme dans pardinne, pardienne, parbleu ; ne sacre pas, même en
employant sapré pour sacré ; n'invoque pas le diable, même sous la forme diantre ;
bref, il n'exprime pas son mépris et sa colère à travers des mots mêlant le sacré, la
sexualité et la défécation. Et s'il éprouve le besoin d'étaler ses vices et exploits
amoureux, il le fera, comme le marquis de Sade et Choderlos de Laclos, dans le
langage le plus châtié.
Ce purisme, dont on trouve des traces dès le Moyen Âge, Estienne l'attaquait déjà,
trouvant ridicules les disputes concernant les degrés de noblesse des mots. À l'époque
classique, l'archaïsme se réfugie dans le style « marotique » et dans le genre
burlesque, qui utilise aussi des mots d'argot ; une Comédie des proverbes de 1633 en
est pleine ; en 1653, à la cour, un ballet s'inspire des « métamorphoses des gueux »
Le jargon, ou Langage de l'Argot réformé est plusieurs fois réédité au XVIIe s. C'est
dans cette période qu'on voit apparaître le mot argot lui-même (1628, d'abord au sens
de « confrérie des gueux »), ainsi que frusques, piaule, polisson, roupiller, rupin,
taule, trimer, etc. Dans Furetière, « Argot est le nom que les gueux ou les voleurs
donnent à la langue ou au jargon dont ils se servent et qui n'est intelligible qu'entre
eux » : il donne cet exemple : Brider la lourde sans tournante « ouvrir la porte sans
clef ». Mais, ajoute-t-il, « les mots de ce jargon n'étant ni de l'usage ordinaire ni
propre d'aucun art, ou d'aucune science, ne se trouvent pas ici ». Son dictionnaire,
ainsi que celui de Trévoux, en accueillent pourtant un nombre non négligeable.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 394
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 395
nouvelle, la « néologie », qui est « un art », alors que « le néologisme est un abus »...
« Un traité de néologie bien fait serait un ouvrage excellent et qui nous manque » et
elle admet un certain nombre de mots nouveaux, surtout techniques. Brunot étudie
tous les domaines : économie, industrie, agriculture, beaux-arts, droit, finances,
botanique, physique, chimie, où le XVIIIe s. a innové et constitué des terminologies,
déjà très modernes, qui relèvent à la fois de l'histoire de ces spécialités et, par leurs
modes de formation et leur influence sur la langue commune, de la linguistique.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 396
Désormais, la création de mots ne sera plus limitée par aucun obstacle théorique et
l'Académie sera bien obligée d'en enregistrer de nouveaux à chaque édition de son
Dictionnaire, non sans réserve ni prudence : peu de néologismes, à son goût, sont
« bien faits », et jusqu'au milieu du XIXe s. elle conservera assez de prestige pour
lutter contre le flot montant.
Un mot démodé est remplacé par un parasynonyme : Charité, dévalué parce que
religieux, et ravalé dans l'usage commun au sens d'« aumône », est remplacé par
bienfaisance (XIVe s.) relancé par l'abbé de Saint-Pierre ou philanthrope (1370)
philanthropie (1551) relancés par Fénelon, dont le dérivé philanthropique (1780)
apparaît dans le programme des loges maçonniques.
Des mots anciens et rares deviennent fréquents : À vrai dire, ce n'est pas aux
textes du moyen français, qu'ils ignoraient, que les révolutionnaires empruntent, mais
aux sources où avaient déjà puisé les humanistes : aristocratie, aristocratique,
démocratie, démocratique (1361, traduction par N. Oresme de la Politique d'Aristote)
étaient disponibles pour quiconque était frotté de latin et de grec ; aristocrate (1550)
se répand à partir de 1778, et démocrate (1550) à partir de 1785 ; la famille de
législation et législateur (XIVe s., rares avant 1721) prolifère avec législatif (1718) et
légiférer (1796).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 397
antiques cités grecques avec le verbe tirer, et despote, emprunt savant du XIIe s.,
vivent d'une vie obscure jusqu'à leur entrée dans la terminologie politique : « Dans le
[l'état] despotique, un seul, sans loi ni règle, entraîne tout par sa volonté et ses
caprices » (Montesquieu) ; « Pour donner différents noms à différentes choses,
j'appelle tyran l'usurpateur de l'autorité royale et despote l'usurpateur du pouvoir
souverain » (Rousseau). Intolérance, apparu chez Cotgrave (1611), entre dans l'usage
pour stigmatiser un état d'esprit et une politique.
Selon d'Argenson (Journal, 1754) : « jamais l'on n'avait répété les noms de nation et
d'État comme aujourd'hui ; ces deux noms ne se prononçaient seulement pas sous
Louis XIV et l'on n'en avait seulement pas l'idée. » Nation (organisation étudiante,
1270) engendre national (qualificatif d'organisations religieuses, 1534), nationalisme
(1798), puis nationalité (1808). Depuis que ses représentants décidèrent qu'entre eux
il n'y aurait plus d'ordres et se constituèrent en Assemblée nationale, le mot nation
devient le symbole de la prééminence du Tiers-État, l'expression d'une autorité
souveraine et d'une unité territoriale, d'un ensemble de personnes voulant vivre en
commun et d'un être abstrait transcendant les intérêts particuliers, puisant sa
légitimité en lui-même. Tout peut être qualifié de national, y compris le français
devenu langue nationale.
Constitution (XIIe s.) a été vulgarisé par le droit canon et les querelles religieuses.
Bossuet qui, à propos des règles de succession au trône, affirmait que : « La France...
peut se glorifier d'avoir la meilleure constitution d'État qui soit possible », aurait été
surpris d'entendre Turgot déclarer au roi : « La cause du mal, Sire, vient de ce que
votre nation n'a pas de constitution » ; constitutionnel (1760) est noté par Féraud
« mot à la mode depuis qu'on parle tant des idées anglaises ».
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 398
VIII.2.2 Anglicisme
À la fin du XVIIIe s., c'est surtout le vocabulaire politique qui s'anglicise. Les
journalistes qui fondent le Courrier de l'Europe (1776) veulent faire suivre à leurs
lecteurs les débats du parlement anglais, cherchent leur matière dans les publications
londoniennes, et faute d'équivalents français, introduisent dans leurs articles des mots
anglais.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 399
Les calques et traductions sont anciens : Voltaire dans son Traité sur la tolérance
(1763) emploie l'anglicisme libre-penseur, calque de free-thinker, qui prévaut bientôt
sur libertin et esprit fort ; d'autres apparaissent, comme liste publique, haute trahison.
En matière d'agriculture, les mots anglais sont généralement traduits : clump par
massif, grove par bocage, les jardiniers acceptant dessiner des jardins anglais mais
non de parler anglais. Les commissions de terminologie cherchent dans cette voie le
moyen de remplacer les anglicismes : dérivation (voyagiste pour tour-operator),
composition (navire-citerne pour tanker), traduction (exclusivité pour scoop,
agrafage pour clip, groupe pour pool), calque (franc-jeu pour fair-play).
Les usagers devraient être intéressés à leur travail et mieux informés. Ils ont
accueilli favorablement les créations intelligibles (bilan de santé pour check up) ;
mais bouteur, formé sur une base archaïque peu connue, n'a pas « bouté hors de
France » le bulldozer. Les termes apparentés au terme étranger comme conteneur
pour container, roquette pour rocket ont été préférés à des traductions comme gaine
et fusée. Mais souvent, les équivalents arrivent trop tard, quand l'emprunt s'est déjà
bien installé, et sont trop longs : scanner économise cinq syllabes et quinze
caractères (ou espaces) sur radiomètre à balayage et lobby deux syllabes et treize
caractères sur groupe de pression.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 400
Ce problème est lié à la fois aux progrès des sciences et à l'abandon du latin. Ni
Descartes (1596-1650) ni Pascal (1623-1662) n'ont créé de langue philosophique ni
scientifique ; ils exploitaient les matériaux existants ; il est vrai qu'ils n'écrivaient en
français que pour les gens du monde, qu'il ne fallait pas rebuter par une terminologie
inconnue. Leibniz (1646-1716), moins soucieux de pédagogie, pense qu'« il faudrait
composer une langue philosophique dans laquelle on déterminerait la signification
précise de chaque mot ». Ainsi, « les hommes pourraient s'entendre, se transmettre
exactement leurs idées ; les disputes qu'éternise l'abus des mots se termineraient, et
les hommes, dans toutes les sciences, seraient bientôt forcés d'adopter les mêmes
principes. » De fait, l'analyse scientifique requiert des termes abstraits monosémiques
sans effets connotatifs et l'élimination des synonymes ; selon le « physiocrate »
Quesnay (1694-1774), « ce n'est pas à l'ordre naturel à se conformer à un langage qui
n'exprime que des idées confuses et équivoques, c'est aux expressions à se conformer
à la connaissance exacte de l'ordre naturel ». Condillac (1715-1780) oppose, en leur
donnant un sens précis et technique, les mots pensée, perception, sensation,
conscience, idée, notion et influence les chimistes Guyton de Morveau (1737-1816)
et Lavoisier (1743-1794).
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 401
Guyton de Morveau, auteur d'Éléments de chimie (1777), pense que les progrès de
la science ne peuvent être sûrs et rapides « qu'autant que les idées sont représentées
par des signes précis et déterminés... qui conservent... sans erreur l'analogie qui les
rapproche, le système qui les définit, et jusqu'à l'étymologie qui peut les faire
deviner ». Pour désigner les corps simples il utilise les mots les moins éloignés de
l'usage, mais en essayant de limiter l'arbitraire du signe. Lavoisier perfectionne sa
terminologie dans La Nomenclature chimique (1787) : il transforme l'air vital en
oxygène, l'air inflammable en hydrogène et la mofette en azote. Il veut des termes
définitoires non arbitraires et forme des noms à l'aide de suffixes (-eux, -ique, -ite,
-aie, -ure) déjà utilisés avant lui mais qui désigneront désormais toujours la même
catégorie de composés. Il mêle lui aussi les racines latines aux grecques et défend
calorimètre parce que thermomètre a un autre emploi : -mètre est désormais un
simple suffixe français et non plus un mot grec, comme -gène, qui exprime par
convention l'idée d'« engendrement ». Tous les corps composés n'ayant pu encore être
décomposés, on ne peut appliquer la méthode qu'autant que le degré d'avancement de
la science le permet. Sa nomenclature n'est qu'une ébauche mais il pose des principes.
Le simple jeu des radicaux et des suffixes, instrument d'analyse mais aussi
d'hypothèse, permettait de concevoir des combinaisons théoriques, et de les
expérimenter. Non sans résistance, il impose l'idée que la science, en élaborant sa
terminologie, a le droit de n'avoir pour règle que son intérêt. Tels sont les premiers
vocabulaires entièrement fabriqués selon des principes arrêtés d'avance, constitués
logiquement, de mots faciles à distinguer les uns des autres, pouvant se multiplier ou
se transformer par application des mêmes principes pour exprimer de nouvelles
conceptions.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 402
admise au XVIIIe s. où Lavoisier doit soutenir que ses « barbarismes » ne sont pas
pires que ceux de l'ancienne alchimie, ces vocabulaires sont en perpétuel
remaniement.
Dès le XVIIIe s., des mots savants viennent de l'étranger : Vauban ne connaissait
que les dénombrements (1538) ; statisticus « relatif à l'état » formé en latin moderne
(XVIIe s.), devient en allemand statistik (1749), puis en français statistique (1785).
La « science du beau », allemand Aesthetica devient français esthétique (1753). La
minéralogie emprunte beaucoup à l'allemand et aux langues scandinaves : Furetière
connaît gangue ; Buffon (1749) quartz, d'Holbach (1753) spath ; Guyton de Morveau
(1784) nickel, tungstène et cobolt (1771) devenu cobalt 1782) ; ces mots
s'acclimatent très lentement. Malgré son aspect rébarbatif, le grec est deux fois plus
utilisé que le latin, Allemands et Anglais trouvant dans les composés grecs
l'équivalent des noms germaniques formés par des procédés analogues (allemand
Rogenstein, facilement transcrit par oolithe). Les composés grecs permettent
d'intituler un livre d'un mot et non d'une longue et obscure périphrase. Par le grand
nombre de ses préfixes, sa richesse en signes, la souplesse de ses combinaisons, le
grec était apte au rôle de langue auxiliaire, destinée à faire le lien entre les langues
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 403
Les terminologies, en progrès pendant tout le XIXe s., explosent dans la seconde
moitié du XXe s. Entre les deux éditions du Grand Robert (1964-1985), les mots
commençant par télé- passent de deux à dix pages, ceux en micro- de une page et
demie à huit. Un nouveau prototype d'avion, une centrale nucléaire obligent à créer
plusieurs dizaines de milliers de mots. L'ensemble des lexiques spécialisés d'une
langue moderne dépasse le million de termes. Le problème terminologique est donc
de
Il n'est pas certain que les Français aient eu raison de créer ordinateur alors que
computeur aurait été tout aussi latin et plus international.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 404
Les dégâts sont limités par le fait que l'anglais transporte avec lui une foule de mots
latins empruntés par voie directe ou française, et que le gros des terminologies est
gréco-latin. Mais cela n'exclut pas de dangereux « faux amis » : en français radio-
signifie « rayonnement » ; en allemand radio- (à cause de l'utilisation de strahl)
« radio-activité ». Il faut donc définir avant de traduire afin d'éviter toute équivoque,
la moindre erreur terminologique pouvant avoir des conséquences désastreuses pour
la communication des chercheurs et des ingénieurs entre eux et avec le grand public,
en particulier en matière de services après-vente.
L'atout de la France est la valeur de ses lexicographes. Elle met les bouchées
doubles depuis la création du Haut Comité de la Langue française (1966, voir chap.
VI), des commissions de terminologie (1970), de l'AFTERM (1975, « Association
française de terminologie ») et de FRANTERM (1980) qui regroupe l'ensemble des
termes officiels et de leurs équivalents dans un dictionnaire informatisé et coordonne
les travaux de nombreuses institutions en pays francophones. Une intense coopération
terminologique devrait aboutir non à une banque centrale mais plutôt à un réseau
international de banques francophones.
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 405
VIII.4 Abrégements
En français moderne, les mots de trois syllabes sont 37%, ceux de deux 36%, de
quatre 13%, d'une seule 10% ; ceux de plus de quatre, 4%. Le locuteur a donc
tendance à réduire à deux ou trois syllabes des unités trop encombrantes.
VIII.4.1 Siglaison
78% des sigles ont trois ou quatre lettres. Avec vingt-six caractères, le nombre de
combinaisons théoriques est de 650 pour deux lettres, 15 600 pour trois, 358 000 pour
quatre, mais les combinaisons probables sont en nombre limité et les risques
d'homonymie existent (C.G.T., Confédération générale du travail, ou Compagnie
générale transatlantique ?). Un sigle court est prononcé lettre à lettre avec hiatus
chaque fois que le nom d'une lettre commence par /è/ (la S.N.C.F.), avec élision pour
les autres initiales vocaliques (l'H.L.M.). Un sigle long, difficile à mémoriser, doit
être prononcé comme un mot. On dit /oeny/ ou /ony/ mais seulement /ynεsko/. Une
voyelle est maintenue entre deux consonnes pour rendre prononçable un sigle comme
SICOVAM « Société Interprofessionnelle pour la COmpensation des VAleurs
Mobilières ».
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 406
VIII.4.2 Troncation
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 407
Un siècle plus tard, le duc de Guermantes l'aurait choquée plus encore, en accueillant
ses hôtes d'un : « Permettez-moi de vous débarrasser de vos frusques. » Connaissait-
elle le mot frusques ?
Dans la seconde moitié du XIXe s. s'opère une fusion presque complète du jargon
des malfaiteurs avec le langage populaire parisien des ateliers et des casernes. Le
secret n'existe plus. L'argot n'est plus qu'un « bas langage », qui se diffuse grâce à la
promiscuité des classes, et au goût des viveurs et des artistes du XIXe s. pour les bals
populaires où les débardeurs de Gavarni dansent le chahut. Labiche, dans Deux
papas très bien, ou la grammaire de Chicard (1844), l'emploie ostensiblement. Les
salons du Second Empire se complaisent dans ce qui n'est encore pour beaucoup
qu'une curiosité. Courteline, Carco, Bruant développent une littérature argotique et la
guerre de 1914 répand un « argot des tranchées » dont il ne reste presque plus rien.
Malgré les protestations de Brunetière (1884) et de Brunot (1900), l'argot devient
objet d'études universitaires et le C.N.R.S. a aujourd'hui un « Centre de recherches
d'argotologie ».
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Lazare Sainéan concluait ainsi son ouvrage sur L'Argot ancien (1907) : « L'armée
des gueux ne compte plus aujourd'hui comme au temps de la cour des miracles,
quelques milliers d'individus en marge de la nation, isolés et dispersés, mais des
centaines de mille, des millions. Elle englobe la foule des travailleurs, des
chemineaux, de toute la masse du peuple. Dans un pays démocratique comme la
France, et grâce à un instrument d'expansion aussi puissant que la presse, les
différentes classes sociales se pénètrent de plus en plus profondément ; une
répercussion linguistique de bas en haut se fait constamment sentir et la littérature
contemporaine en fournit des témoignages nombreux et significatifs. » Le phénomène
ne fait que s'amplifier : A. François (1959) crie à la « subversion » du langage cultivé
par l'argot, que les intellectuels emploient largement, Mais les mots d'argot,
parfaitement sentis comme tels, du moins par les locuteurs capables de pratiquer
plusieurs niveaux de langue, et employés à bon escient dans des situations qui le
permettent, ne pénètrent pas, ou très peu, l'insipide « français standard » imposé par
l'école, la radio, et la télévision. Comment, en effet, échapper à cette insipidité ?
Beaucoup recourent aux deux solutions de facilité extrêmes, et se valorisent tour à
tour, et parfois en même temps, en cultivant la prétentieuse abstraction intellectuelle,
la haute technicité juridico-scientifique, et en se vautrant dans la vulgarité argotique.
Le travail du style n'est pas une solution à la portée de tout le monde !
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CONCLUSION
Mais ils constatent aussi que les membres d'un même groupe social tendent à parler
selon une même norme, et que toute déviation, de la part d'un individu, choque les
autres membres du groupe. Cette unité, matériellement insaisissable, n'a qu'une
existence abstraite, aussi longtemps qu'elle n'est pas formulée et fixée par des
grammairiens ; elle ne se trouve que chez le « locuteur idéal », moyenne d'un groupe
de locuteurs réels, auquel Chomsky demande des jugements de « grammaticalité » ou
d'« agrammaticalité » qui lui permettront de définir les règles capables en principe
d'engendrer l'infinité des énoncés d'une langue, les phrases certainement refusées
n'étant que celles qu'aucun locuteur natif n'aurait l'idée d'employer. La plus grande
partie de ces règles échappent à la variation, mais il y en a d'optionnelles, qui
dépendent du contexte linguistique et des données sociales. Le linguiste, dans son
objectivité, laisse avec condescendance le « grammairien » qualifier les usages,
recommander les uns et marginaliser les autres par l'enseignement, les « dictionnaires
de difficultés », et les chroniques des journaux.
Cette attitude ne va pas sans mettre dans l'embarras les enseignants dont une des
tâches principales est d'enseigner une norme écrite, et qui, déjà découragés par la
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Elle méconnaît le fait que la langue assure l'identification de la masse des sujets au
corps politique ; qu'elle joue un rôle capital dans le sentiment national ; que le rejet
d'autres formes de discours (éventuellement très ténues : une pointe d'accent, un mot
par-ci par-là) est un facteur puissant de cohésion sociale – et du même coup
d'exclusion. Les francophones d'oïl prennent beaucoup de plaisir à écouter un film de
Pagnol ; mais une tragédie de Racine ou un poème d'Eluard prononcé à la provençale
ou avec l'« accent faubourien » semblerait ridicule ou parodique. L'individu peut
manifester sa volonté d'adhésion au groupe par l'usage de variables propres à celui-ci,
moins par ignorance de la norme officielle ou par impossibilité de la réaliser que par
une sorte d'attitude de classe.
Le locuteur en situation d'insécurité linguistique est celui qui, adoptant une norme
venue du haut de la hiérarchie sociale, ne l'a pas intériorisée, et ne connaît pas les
limites de son application. Les classes supérieures ont la plus faible insécurité
linguistique et les classes moyennes la plus forte. Leur tendance à l'hypercorrection
tient à leur aspiration à s'élever, et à leur désir de ne pas être confondues avec les
classes inférieures. Dans toute société, même démocratique, l'« élite » revendique, et
la « masse » lui reconnaît une supériorité politique, économique, intellectuelle,
morale, spirituelle, et par conséquent linguistique, due à l'éducation, sinon à la
naissance. Mais divers groupes peuvent aspirer à cette supériorité et ébranler la
norme reçue ! Actuellement, ce rôle revient largement aux journalistes de la radio et
de la télévision qui parlent en général un « parisien cultivé » oscillant entre la
familiarité et la pédanterie. Il existe donc une « supranorme », le « français
standard », d'origine parisienne et savante, qui présente, par rapport aux autres les
caractères suivants :
1. Il est objet d'enseignement alors que les autres s'apprennent par habitude.
2. Il inclut l'écrit, alors que les autres sont oraux.
3. Il s'impose dans les situations où le rôle social du locuteur l'emporte sur son
individualité.
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comme elles l'entendent, à une France qui n'y verrait pas matière à incident
diplomatique ni à représailles. Le frein est intérieur. Par le fait même qu'elle est
contestée, la « supranorme » est, d'une certaine manière, reconnue comme nécessaire
par ceux qu'elle gêne. Le Parisien dit landau pour « voiture d'enfant » et le Québécois
carrosse. Le premier ne connaît que son propre usage et ne se sent pas tenu d'acquérir
une forme « exotique » ; le second se trouve réduit ou bien à la seule pratique d'une
« infranorme », ou bien à de constants allers et retours synonymiques entre une forme
spontanée et une forme acquise, correspondant à deux niveaux de langue. D'où un
déséquilibre dans la perception de la norme, l'un se sentant en porte-à-faux, et l'autre
à l'aise dans sa légalité.
http://www.tlfq.ulaval.ca/bdlp/
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dont il a été question au chapitre 10, III. 3, qui donne une base scientifique à une
réflexion sur la diversité du français.
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BIBLIOGRAPHIE
Cette bibliographie a été constituée dans les années 1985-8, elle n'a été que légèrement
remise à jour en 1999 et en 2008. Les publications postérieures à 1988 n'y ont pas été
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• T. II Morphologie 483 p.
• T. III Formation des mots 479 p.
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Consulter de plus les services culturels des ambassades et les SITES INTERNET
de la Documentation Française
de la DGLFLF (Délégation générale à la langue française et aux langues de France)
de l'OIF (Organisation Internationale de la Francophonie).
du HAUT CONSEIL de la francophonie : qui publie, tous les deux ans, un rapport sur l'état
de la Francophonie dans le monde incluant l'état du français dans les organisations
internationales.
de l'AUF (Agence universitaire de la francophonie)
du CONSEIL SUPÉRIEUR de la langue française en France, en Belgique, au Québec
de la Délégation à la langue française de Suisse romande
du CENTRE Wallonie-Bruxelles, de Paris
de l' INSTITUT valdôtain de la culture
de l' AFAL (Association française d'amitié et de liaison) [fédère les diverses associations de
la francophonie].
du BELC (Bureau pour l'enseignement de la langue et de la civilisation françaises à
l'étranger) 8, rue Malebranche, 75005 Paris.
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Gunter Narr Verlag - 317 p.
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QUÉMADA (B.) 1968 - Les dictionnaires du français moderne 1539-1863. Étude sur leur
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HAUSMANN (F.-J.) et alii, 1990 - Dictionnaires, Dictionnaries, Wërterbücher,
encyclopédie internationale de lexicographie - Berlin - New York - De Gruyter - 3 vol.
CORNEILLE (T.), 1988 (1re éd. 1694) - Le dictionnaire des arts et des sciences - 2 vol. -
1 276 p.
DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE 1994 - reproduction des 8 éditions
successives (1694 - 1718 - 1740 - 1762 - 1798 - 1835 - 1878 - 1932) - 16 vol.
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Tübingen - Niemeyer - 3 vol. -
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Plus maniables :
Études de lexicologie
PICOCHE (J.), 1976 - Le vocabulaire psychologique dans les chroniques de Froissart - Paris -
Klincksieck - vol. 1, 238 p.
éditions
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 432
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 433
éditions
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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 434
Revues spécialisées
La banque des mots (depuis 1971), revue de terminologie française - Paris - CILF
Cahiers de lexicologie (depuis 1959) - Paris - Didier érudition
Lexique (depuis 1982), publication thématique annuelle - Presses de l'Université de Lille
Mots (depuis 1980), revue semestrielle - École normale supérieure, 2, avenue Pozzo-di-
Borgo, 92210 Saint-Cloud [transférée depuis à Lyon] a succédé à Travaux de lexicométrie et
de lexicologie politique (1976) et a publié une Bibliographie générale (1987) des travaux
publiés depuis 1965 par l'Unité de recherches « Lexicologie et textes politiques ».
Literary and Linguistic Computing (depuis 1986) - Oxford University Press. V. aussi dans
Langue française, mai 1969 : Le lexique - septembre. 1979 : Dictionnaire, sémantique et
culture - septembre. 1990 : Les dictionnaires électroniques du français - mai 1991 :
Parlures argotiques - septembre. 1994 : Le lexique, construire l'interprétation
Le français moderne - avril 1989 [numéro consacré à l'aspect linguistique de la Révolution
française]
Linguistique - Louvain-la-Neuve - n° 23 - 1992 - Où en sont les études sur le lexique.
éditions
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Ouvrages collectifs
CONCLUSION LA NORME
Ouvrages collectifs
1983 - La norme linguistique - Textes colligés et présentés par Édith Bédard et Jacques
Maurais - Paris-Québec - Le Robert - Conseil de la langue française - 850 p.
1985 - La crise des langues - Textes colligés et présentés par Édith Bédard et Jacques
Maurais - Paris-Québec - Le Robert - Conseil de la langue française - 490 p.
1989 - Histoire des Bibliothèques françaises - 2 vol. parus : vol. I Les bibliothèques
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médiévales du VIe s. à 1530 - vol. II Les bibliothèques sous l'Ancien Régime : 1530-1789 -
Paris - Le cercle de la librairie.
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437
éditions
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Paris - France
presses scientifiques et universitaires en ligne
www.vigdor.com
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