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Jacqueline Picoche Christiane Marchello-Nizia

Professeure honoraire Professeure émérite à l'Ecole normale


à l'université de Picardie supérieure Lettres et Sciences humaines (Lyon)

Histoire de la langue française

Médaille de vermeil, Grand prix du rayonnement


de la langue française décerné par l’Académie française

cet ouvrage contient des caractères phonétiques


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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 1

AVERTISSEMENT

L'Histoire de la langue française a paru en 1989 chez Nathan qui l'a diffusée
jusqu'en 2000. Ce volume a été établi à partir de la troisième édition de 1999.

L'essentiel du texte a été écrit entre 1984 et 1988.

À chaque réédition, les auteures se sont efforcées de l'actualiser dans la mesure du


possible, le nombre des pages leur étant étroitement compté. La bibliographie établie
en 1988 n'a été que très légèrement retouchée.

Mettre à jour cet ouvrage en 2008 aurait été une tâche qu'elles n'ont pas cru possible
d'assumer. Il contient toutefois quelques rectifications mineures.

En ce qui concerne les périodes les plus récentes de cette histoire, le lecteur ne
devra donc y chercher qu'une sorte de photographie de l'état de la langue française et
des études sur l'histoire de cette langue pendant la décennie 1990-2000.

Cet ouvrage contient des caractères phonétiques


en cas de défaut total ou partiel d'affichage
ceux-ci doivent être téléchargés à l'adresse

http://pointecole.free.fr/phonetik.html

ou sollicités par e-mail auprès de l'éditeur


contact@vigdor.com

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AVANT-PROPOS

Ce livre a l'ambition d'être une histoire de ce trésor commun qu'est la LANGUE


française, non des styles, créations individuelles que cette langue a permis
d'engendrer.

Histoire externe : À travers les siècles, qui a parlé et parle encore français et sur
quels territoires, quel est le nombre de ces locuteurs, quel français parlent-ils, en
quelles situations ?

Histoire interne : À travers les siècles, comment a évolué ce système de systèmes


(phonologiques, orthographiques, morphologiques, syntaxiques, lexicaux) qu'est le
français dit « standard », comme toute autre langue ? Quelles ont été les variations
de la norme et, en même temps, quels sont les caractères fondamentaux suffisamment
stables pour qu'on puisse dire que les œuvres de Chrétien de Troyes et celles de
Céline sont écrites « en français » ? C'est tout, et c'est déjà beaucoup pour un seul
volume relativement léger !

Le plan, qui procède non par périodes mais par juxtaposition d'histoires parallèles
de domaines particuliers, a été adopté pour plus de clarté et permet d'éviter
beaucoup de redites. Les chapitres VIII et IX sont l'œuvre de C. Marchello-Nizia, les
autres, de J. Picoche. Mais chacune a relu et conseillé l'autre.

En matière de bibliographie, nous n'avons pas visé une impossible exhaustivité,


mais essayé de donner au lecteur des indications qui lui permettront d'orienter ses
recherches. Outre la grande Histoire de la Langue française de Brunot dont les
bibliographies ont été remises à jour dans les années soixante, nous citons surtout
des ouvrages récents comportant eux-mêmes des bibliographies où l'on trouvera la
référence d'études plus anciennes concernant des points particuliers d'histoire de la
langue.

C'est là un simple « précis » qui ne contient pas toutes les cartes, illustrations,
tableaux synoptiques, textes commentés, index, dont nous aurions aimé l'enrichir.
Espérons du moins qu'il contient l'essentiel.

Depuis la 1re édition (1989), des retouches d'une certaine importance ont été
apportées à cet ouvrage. La bibliographie a été rajeunie; en 1991, on a traité de la
dernière réforme de l'orthographe ; et surtout, en 1994, le chapitre I a été
substantiellement modifié, et l'état de la francophonie mis à jour. En ce qui concerne
l'Afrique, Suzanne Lafage, professeur à l'université de Paris-III, nous a apporté une

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aide extrêmement précieuse dont nous tenons à la remercier ici, ainsi que le père
Nakad pour le Liban, M. Jacques Maurais et Mme Louise Dagenais pour le Canada,
et M. Théo Venckeleer, professeur à l'université d'Anvers, pour la Belgique.

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ABRÉVIATIONS ET SIGNES CONVENTIONNELS

fr. français all. allemand lat. latin


afr. ancien français angl. anglais néerl. néerlandais
mfr. moyen français frq. francisque occ. occitan
frm. français moderne germ. germanique pic. picard
auj. aujourd'hui it. italien prov. provençal
> : devient < : provient de ≠ : différent de

ABRÉVIATIONS PROPRES AUX CHAPITRES VIII ET IX


CR : cas régime OV : objet, verbe
CRS : cas régime singulier OVS : objet, verbe, sujet
CRP cas régime pluriel SCV : sujet, complément, verbe
CS : cas sujet SN : syntagme, nominal
CSS : cas sujet singulier SV : sujet, verbe
CSP : cas sujet pluriel SVC : sujet, verbe, complément
CVS : complément, verbe, sujet SVO : sujet, verbe, objet

À noter que :
 les termes précédés d'un * ne sont pas attestés
 les // encadrent une transcription phonétique

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CARACTÈRES DE L'ASSOCIATION PHONÉTIQUE INTERNATIONALE (A.P.I.)

Voyelles Consonnes Semi-consonnes


/i/ comme dans lit /p/ comme dans pan /j/ comme dans yeux
/e/ comme dans thé /b/ comme dans banc /V/comme dans nuit
/ε/ comme dans sel /w/ comme dans oui
/e/comme dans le /t/ comme dans temps
/θ/ comme th dans angl. think
/a/ comme dans patte /d/ comme dans dent
/A/ comme dans pâte /δ/ comme th dans angl. that
/O/ comme dans sotte
/o/ comme dans sot /k/ comme dans car
/u/ comme dans fou /g/ comme dans gare

/y/ comme dans tu /f/ comme dans faux


/E/comme dans feu /v/ comme dans veau
/œ/comme dans peur
/s/ comme dans coussin
/C/comme dans fin /z/ comme dans cousin
/D/comme dans un /H/comme dans chou
/B/comme dans an /ζ/ comme dans joue
/I/ comme dans bon
/m/ comme dans mer
/n/ comme dans nerf
/G/comme dans agneau (« n mouillé »)
/η/ comme dans angl. parking

/l/ comme dans la


/λ/ comme dans gli it. figlio « l mouillé »

/R/ moderne « grasseyé », comme dans


rire
/r/ apical ou « roulé » auj. régional
/h/ comme dans angl. house

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PRÉCISIONS TERMINOLOGIQUES

I. POINT DE VUE LINGUISTIQUE

La première langue qu'apprend un enfant est sa langue maternelle et toute


autre, acquise par la suite, est une langue seconde. Tout parler a sa
« grammaire », même quand aucun linguiste n'en a fait un livre. Tout locuteur
communique au moyen d'un système de phonèmes, de morphèmes, de lexèmes
régis par une certaine syntaxe. En ce sens très général, on peut donc employer le
mot langue. Mais lorsqu'il risquerait d'être équivoque, nous préfèrerons le mot
idiome.

Lorsque l'usage se diversifie au point de nuire à l'intercompréhension, on peut


dire qu'un idiome engendre des dialectes. De ce point de vue − à la différence du
breton, du basque, de l'alsacien, et du flamand − le français et les langues
romanes sont, historiquement, des dialectes du latin; mais, celui-ci mort, ils ne le
sont plus, synchroniquement.

Les dialectes peuvent se fragmenter en patois, idiomes ruraux propres, à la


limite à un seul village, que de menues différences phoniques et lexicales
démarquent de ses voisins, mais qui rendent la communication difficile, hors
d'un périmètre restreint, à ceux qui ne possèdent pas d'autre moyen d'expression.

Non sans une certaine part d'arbitraire (on appelle « dialectes » en chinois ou
en arabe des idiomes qui diffèrent beaucoup plus entre eux que le danois et le
norvégien), l'« idiome » unitaire originel ayant disparu, on peut décider qu'à
partir d'un certain nombre de critères convergents ou divergents, on regroupera
les dialectes en langues : langue d'oïl (comprenant picard, normand, wallon,
etc.), et langue d'oc (comprenant limousin, auvergnat, provençal, gascon, etc.),
opposées au catalan ou au castillan (eux-mêmes subdivisés en dialectes), ou au
toscan et au calabrais auxquels se rattachent les variétés septentrionale et
méridionale du corse. La « langue » est donc, de ce point de vue, une unité plus
grande que le « dialecte ».

Quand ces « langues » ne sont pas de simples classifications abstraites mais


ont une existence réelle et permettent aux dialectophones de communiquer entre
eux moyennant une certaine marge de tolérance (car il peut suffire de minces
particularités phonétiques ou lexicales pour brouiller la réception du message),
on peut parler d'une langue commune ou koinê (mot appliqué, à l'origine, au

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grec, forme simplifiée de l'attique parlée dans les pays conquis par Alexandre).
On parle plutôt aujourd'hui, de langue standard.

À côté des dialectes géographiques, on peut parler de sociolectes, pour un


ensemble d'usages propres à une catégorie sociale.

Est francophone quiconque parle habituellement le français, au moins dans


certaines circonstances, soit comme langue maternelle, soit comme langue
seconde.

Avoir comme langue maternelle une langue officielle de grande


communication étant un rare privilège, les peuples parlant des langues
vernaculaires propres à une seule communauté d'un pays fortement fragmenté
ont besoin d'une langue véhiculaire pour communiquer avec les autres. Le
contact de langues très différentes a amené la formation de sabirs (systèmes
d'appoint mixtes limités à quelques règles et à un vocabulaire restreint aux
échanges commerciaux) et de pidgins (systèmes linguistiques d'Extrême-Orient
faits d'anglais modifié et d'éléments autochtones). Par contre, les créoles, issus
du contact d'une langue européenne et d'une langue indigène ou importée, sont
devenus langues maternelles de plusieurs communautés.

II. POINT DE VUE POLITIQUE

Au mot langue est souvent associée l'idée d'une nation : ainsi, l'anglais parlé à
New York, à Toronto ou à Melbourne est conçu comme la langue de
l’Angleterre; le français parlé à Genève, à Montréal ou à Dakar comme celle de
la France. Il faut qu'ait existé une forte unité politique et un certain rayonnement
culturel, pour qu'un dialecte ait acquis le statut de langue officielle,
statutairement employée dans un État pour la rédaction des textes qui en
émanent. C'est l'idiome dominant des milieux au pouvoir, socialement
prestigieux, promu au rang de « bon usage » ou norme qui transcende et
marginalise toutes les autres, codifiée, enseignée et respectée par toutes les
instances officielles. Revendiquer pour un idiome régional le terme de
« langue » revient à attacher plus d'importance à l'identité culturelle de
communautés se définissant elles-mêmes qu'à celle de la nation, dont on
conteste l'unité ou du moins la centralisation.

La diglossie est la pratique alternée d'un sociolecte populaire, et de la langue


standard officielle. Lorsque celle-ci est absolument différente de la langue
maternelle (ex. basque, breton), les locuteurs possédant parfaitement les deux
sont bilingues. Certains États, notamment africains, confèrent, sous le nom de
langue nationale, ne jouissant pas des mêmes prérogatives que la langue
officielle, un statut légal à l'idiome d'importantes ethnies.

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PREMIÈRE PARTIE

HISTOIRE EXTERNE
DU FRANÇAIS

CHAPITRE I : HISTOIRE DU FRANÇAIS EN FRANCE


CHAPITRE II : LES ÉTATS EUROPÉENS FRANCOPHONES
CHAPITRE III : LE FRANÇAIS HORS D'EUROPE
CHAPITRE IV : LE FRANÇAIS OUTRE-MER
CHAPITRE V : LE FRANÇAIS EN AFRIQUE APRÈS 1960
CHAPITRE VI : LE FRANÇAIS EN PAYS ALLOPHONES ET LA FRANCOPHONIE

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CHAPITRE I

HISTOIRE DU FRANÇAIS EN FRANCE

I. La « Romania »
II. Le recul du latin
III. Les premières fragmentations dialectales
IV. Principales oppositions anciennes entre Oc et Oïl
V. Évolutions communes à « Oc » et « Oïl »
VI. Progressivité de la dialectalisation
VII.Le français est-il le dialecte de 1'Île-de-France ?
VII.1 Les sources
VII.2 L'utilisation de ces sources
VII.3 Le statut des dialectes au Moyen Âge
VIII.La survie du latin et le développement d'un français savant
IX. Les patois et la progression du français, langue commune
X. Intérêt pour les patois et renaissance des parlers régionaux
XI. Les français régionaux
XII.Le français et les langues de l'immigration

ANNEXE

CARTES

 Cartes des Langues de France, limites entre oc, oïl et franco-provençal

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I. LA « ROMANIA »

L'unité politique de l'Empire romain, même près de sa fin, assurait à ses habitants,
dont beaucoup étaient bilingues (connaissant à la fois le latin et le grec), des
possibilités étendues de communication linguistique : en Orient par la « koinê »
grecque, en Occident par le latin, parlé sous sa forme dite « vulgaire » et maintenu
par le commerce, l'évangélisation et l'école. Jusqu'à son effondrement, la
« Romania », ou ensemble des territoires où l'on parlait latin (Italie, péninsule
ibérique − à l'exception de la zone basque −, Gaule jusqu'au Rhin, ensemble des pays
germaniques situés au sud du Danube, des pays Balkaniques non hellénisés, Afrique
du Nord et même, dans une certaine mesure, Grande-Bretagne, jusqu'aux confins de
l'Écosse), a connu une évolution linguistique relativement homogène, les
changements les plus anciens étant, en gros, pan-romans.

En Gaule, le latin, d'abord pratiqué dans les villes, avait, au Ve s., achevé de
conquérir les campagnes, éliminant les dialectes celtiques dont les traces, nombreuses
dans les toponymes, sont rares dans le vocabulaire. Que ce latin ait été marqué par
des substrats anciens de nature à favoriser la fragmentation ultérieure, c'est bien
probable, encore que linguistiquement non démontrable. Cela n'ôte rien au fait massif
que, tous issus du latin, les dialectes d'oc et d'oïl sont essentiellement des langues
romanes.

II. LE RECUL DU LATIN

II.1 Les invasions germaniques, slaves, anglo-saxonnes, arabes firent reculer les
frontières de la Romania qui perdit, à des dates diverses, la Dalmatie (aujourd'hui
Yougoslavie) − alors que la Roumanie résista − , une grande partie du versant nord
des Alpes, la Grande-Bretagne − à l'exception des îles anglo-normandes − et
finalement l'Afrique du Nord. Dans des régions mal romanisées, des parlers
antérieurs reprirent vigueur, comme le basque, langue pré-indo-européenne; des
Bretons insulaires chassés par l'invasion des Angles et des Saxons, réfugiés au VIIe s.
en Armorique, y réveillèrent d'anciens parlers celtiques qu'une latinisation
superficielle n'avait pas entièrement éliminés.

II.2 Au Nord de la Gaule, le latin perd sur la rive gauche du Rhin, au profit du
francique, dialecte germanique parlé par les Francs, toute la région actuellement
flamingante. La « frontière linguistique » actuelle, rectiligne, irréductible à toute
frontière politique ancienne, pourrait résulter d'un système défensif du Bas-Empire,
destiné à couvrir les approches de Trèves et la Wallonie actuelle, stratégiquement
importante parce que fertile, peuplée, riche en mines de fer, et douée d'un bon réseau
routier. Elle n'a guère varié depuis cette époque, sauf dans le Boulonnais, germanisé,
puis de nouveau romanisé entre le IXe et le XIIIe s.

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II.3 Au Nord-Est, Cologne et Trèves, fortement romanisées, résistent : jusqu'au XIIIe


s., des îlots romans subsistent dans l'Eifel et la vallée de la Moselle. À l'Est, l'arrêt,
par les Mérovingiens, de l'invasion alémanique fixe la frontière dans les Vosges,
légèrement à l'est des crêtes.

II.4 En Suisse, les Burgondes, établis à partir de 400 dans la région de Genève et du
Jura, christianisés et romanisés, deviennent les soutiens de la latinité. L'Estest
germanisé par les Alamans dont la conquête, lente et pacifique, s'intensifie au VIIe s.
Ils chassent beaucoup de Romans vers la Rhétie (Grisons), région isolée, dépendant
d'évêchés italiens, qui connaît un développement linguistique original d'où résultera
le « romanche ».

Vers 750, l'Aar délimite l'évêché burgonde de Lausanne et l'évêché alémanique de


Constance. La « frontière linguistique » résulte de la rencontre progressive de colons
de langues différentes, implantés dans différentes vallées. Elle ne fut jamais continue,
à cause de la large crête inhabitée des Alpes. Dès le haut Moyen Âge, quatre régions
linguistiques sont à peu près dessinées, mais la poussée germanique atteint les crêtes
de l'Oberland bernois au VIIIe s., la région de Glaris au XIe s.; la frontière atteint son
tracé actuel dans le canton de Fribourg au XIIIe s. Morat et Coire sont germanisés au
XVe s., après quoi la répartition des langues est restée stable jusqu'à nos jours.

II.5 Ainsi se stabilisèrent les frontières linguistiques entre parlers romans et non
romans. Les aléas de l'Histoire ne leur permirent pas de coïncider exactement avec
les frontières politiques : le Pays basque fut toujours partagé par les Pyrénées entre la
France et la Navarre; la frontière germanique traverse la Belgique, la Suisse et le
territoire français en Lorraine et en Alsace (cette dernière annexée en 1648); le duché
de Bretagne fut rattaché à la Couronne en 1491 et la Corse en 1768.

II.6 À l'intérieur même de la Romania, et plus particulièrement de la Gaule, des


différences d'évolution se produisent selon des lignes appelées « isoglosses » qui,
lorsqu'elles forment des faisceaux assez serrés, engendrent des frontières entre
langues romanes.

III. LES PREMIÈRES FRAGMENTATIONS DIALECTALES

III.1 L'étude des dialectes du passé entre dans la problématique de l'interprétation


des graphies anciennes et de la reconstitution d'une chronologie des changements
phonétiques aux époques pour lesquelles peu de témoignages sur les prononciations
nous ont été conservés (voir chap. VII).

Coïncidant avec l'éviction du dernier empereur d'Occident (476), les invasions


burgondes et surtout franques, entraînant une certaine implantation des Germains en

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Gaule septentrionale (Clovis règne de 481 à 511), peuvent être considérées comme
marquant le début de la formation des dialectes. Les Francs (dont le nom, étymon de
l'adjectif franc, signifie « fier, hardi, libre ») sont des peuplades rhénanes établies de
Mayence (Francs ripuaires) à la mer du Nord (Francs saliens, envahisseurs du nord de
la Gaule). Dès le IIIe s. ils commencent une longue poussée dont l'implantation ne
dépasse pas 20 % de la population au nord d'une ligne Abbeville - Versailles - Nancy
(zone où les traces germaniques sont les plus nombreuses). Elle est moins
considérable encore jusqu'à la Loire, voire inexistante au sud de ce fleuve.

Minorité politiquement dominante, les Mérovingiens et les Carolingiens, tous plus


ou moins bilingues, ont longtemps conservé leur langue. Hugues Capet, sacré en 987,
sera le premier roi de langue maternelle romane, ayant besoin d'un interprète pour
communiquer avec les germanophones. Mais les Francs se sont pourtant assimilés,
par des unions avec les familles gallo-romaines, de civilisation plus évoluée, et, chose
capitale même au point de vue linguistique (en particulier lexical), en adoptant la
religion du pays conquis. Le baptême de Clovis, le 25 décembre 496, a un caractère
archétypique de ce que sera plus tard la France.

À partir du début du IXe s., où le bilinguisme commence à disparaître, une nouvelle


invasion, celle des Normands, instaure, entre la langue romane marquée de francique
parlée en Normandie, et un autre parler germanique, d'origine danoise, une seconde
période, beaucoup moins importante et moins longue que la précédente. En 943,
Guillaume Longue-Epée, second duc de Normandie, fils de l'envahisseur Rollon, doit
envoyer son fils à Bayeux apprendre le danois, qu'on ne parle déjà plus à Rouen mais
qui subsiste sur les côtes jusqu'au XIIe s. En 1066, c'est un parler roman que le duc
Guillaume, surnommé le Conquérant, implanta en Angleterre, donnant ainsi
naissance au français d'outre-Manche qu'on a appelé l'anglo-normand (voir chap.
VI).

III.2 Alors que vers la fin du IVe s., la sonorisation des consonnes sourdes
intervocaliques a lieu dans toute la Gaule, du Ve au VIIIe s., la langue parlée dans le
Nord (siège de transformations galopantes) et celle, beaucoup plus stable, parlée dans
un Midi protégé par sa situation géographique et où l'influence franque n'eut qu'un
caractère politique, subissent des évolutions phonétiques presque systématiquement
divergentes. Dans les plaines situées au nord de la Loire (celles du Poitou et de la
Saintonge ayant été acquises à la langue d'oïl dans le courant du Moyen Âge)
s'accomplit la fusion originale de deux peuples et de leurs deux langues, celle des
envahis marquée par celle des envahisseurs, mais la dominant. Par des évolutions
phonétiques rapides, franciscus, latinisation de * frankisk, deviendra le français.

Alors que la « renaissance carolingienne » favorise l'apprentissage d'un latin plus


pur que celui des époques précédentes, la date de 813 (concile de Tours prescrivant
de prêcher en langue vulgaire) symbolise le moment où l'on prend conscience de
l'émergence d'une langue nouvelle, distincte de celle qui l'a engendrée, et que, pour
les époques anciennes, nous préférerons appeler « roman ». Avec le latin très pur de

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Nithard, historien des divisions entre les fils de Louis le Débonnaire, contraste
spectaculairement le texte des Serments de Strasbourg qu'on s'attendrait à lire * per
Dei amorem et per Christiani populi, et nostram communem salutem, etc., et qui
apparaît, cité sous cette forme incontestablement romane qu'on peut croire originale,
et remontant à 842 : Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun
salvament... Un de nos plus anciens textes, conservé à la bibliothèque de
Valenciennes par le plus grand des hasards (il avait servi de couverture à un autre
manuscrit !), est le brouillon d'un sermon sur Jonas, prononcé à Saint-Amand-les-
Eaux entre 937 et 952 à l'occasion d'un jeûne ordonné pour éviter le retour des
Normands. Pour décalquer en roman le commentaire de saint Jérôme du livre de
Jonas, le prédicateur s'aide d'un canevas rédigé dans sa langue de culture, le latin,
auquel il mêle, à l'intention de son auditoire, des passages en langue vulgaire.

Dès le VIIIe s., le vieux mot Gallia commence à être concurrencé et ne tarde pas à
être supplanté par un néologisme apparu au VIe s. pour désigner les régions
rhénanes : Francia, le pays des Francs, la France. Il désignera successivement
l'empire de Charlemagne, roi des Francs, puis les divers royaumes résultant de son
partage : après la mort de Louis le Pieux, on oppose la Francia orientalis, royaume
de Louis, la Francia media, royaume de Lothaire, et la Francia occidentalis,
royaume de Charles, seule appelée à conserver ultérieurement le nom de France. À
l'intérieur de cette France occidentale, le roi Charles le Chauve crée en 847, entre
Seine et Loire, un duché de France (le futur « domaine royal » d'Hugues Capet) qu'il
confie à Robert le Fort, ancêtre de la dynastie capétienne. De façon plus restreinte
encore, on prend l'habitude d'appeler France (voir des toponymes comme Roissy en
France, Belloy en France) et, à partir du XVe s., Ile de France, la partie nord de cette
région, située entre Seine, Marne et Oise, centrée sur l'île de la Cité de Paris dont les
armoiries portent la nef de ses bateliers, jouissant (à une époque où les transports
routiers sont difficiles) d'une admirable desserte fluviale. Cet étroit terroir devait être
au français ce que le Latium fut au latin.

III.3 Le terme langue d'oc (auj. plus couramment, occitan) apparaît dans des actes
de 1291 et, bientôt, chez Dante qui l'oppose à celle d'oïl et à celle de si, la sienne.
Mais il y avait déjà bien longtemps que pour dire « oui », le nord disait « oïl » (lat.
hoc, ille), et le sud « oc » (lat. hoc).

Aujourd'hui, la limite entre parlers d'oc et d'oïl passe par l'embouchure de la


Dordogne, par Blaye, et par Coutras (le « bourrelet d'isoglosses » saintongeais-
occitan). Au centre, les deux langues interfèrent sur une zone de 25 km de large,
appelée par les dialectologues le « croissant », dont le tracé actuel, contournant le
Massif Central, va du nord d'Angoulême au sud de Thiers, en passant par Confolens,
Bellac, Guéret, Gannat.

III.4 Vers 1870, le linguiste Ascoli, en se fondant sur une communauté de traits
linguistiques dont il serait aventureux d'attribuer la responsabilité aux envahisseurs
burgondes, baptise franco-provençal une zone intermédiaire, sans aucune tradition

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littéraire ni aucune unité politique notoire. De Mâcon, Besançon, Neuchâtel au nord,


à Noirétable et Tain l'Hermitage au sud, ce domaine comprend le Lyonnais, une
grande partie du Forez, le sud de la Bourgogne et de la Franche-Comté, le nord du
Dauphiné, la Savoie, la Suisse romande, et le Val d'Aoste, avec les villes de Lyon,
Saint-Etienne, Grenoble, Chambéry, Bourg, Pontarlier, Genève, Lausanne. Cet
ensemble de parlers, localisés dans une aire montagneuse, a conservé quelques traits
anciens. Dès l'époque carolingienne, le français d'oïl s'en était déjà détaché par une
série de « sur-évolutions ».

IV. PRINCIPALES OPPOSITIONS ANCIENNES ENTRE OC ET OÏL

La Gaule du Nord a été la seule à introduire dans son système phonétique la


consonne germanique /h/ (haie, hareng, etc.) et même à avoir conservé, sur les
zones frontalières où l'implantation germanique a été plus forte qu'ailleurs (Picardie,
Wallonie, Lorraine, nord de la Champagne, est de la Franche-Comté, Suisse romande,
Savoie), la consonne germanique /w/, ailleurs renforcée en /gw/ ultérieurement
réduit à /g/ (pic. warder, fr. garder). La diphtongaison de /ε/ et /O/ n'avait déjà été
que partielle au sud, alors qu'elle était générale au nord. Celle de /a/, de /e/ et de /o/
toniques libres est propre à la langue d'oïl. Celle d'oc conserve /a/ et /e/ intacts et
ferme /o/ en /u/ (lat. tres > occ. tres, fr. trois; lat. pratu > occ. prat, fr. pré; lat. capra
> occ. cabra, fr. chievre; lat. flore > occ. flur, fr. fleur). Cette seconde diphtongaison
peut être attribuée à l'influence de l'accent germanique, plus intense que celui du
latin, qui a pour effet d'allonger considérablement les voyelles qu'il frappe et
d'abréger les autres. Par voie de conséquence, la langue d'oc conserve les -a finaux
que le français réduit à /e/, et toute une variété d'autres voyelles finales, que le
français amuit.

Par la suite, le français tend à privilégier l'accent de groupe, alors que le mot
occitan, souvent paroxyton, conserve son accent propre.

La langue d'oc arrête à des étapes intermédiaires l'évolution des sourdes


intervocaliques : à /d/ celle de /t/ qui, en pays d'oïl, devient fricatif et achève de
disparaître vers le Xe s. : lat. mutatum > occ. mudat, fr. mué; à /b/ celle de /p/ qui
devient fricatif et labio-dental en pays d'oïl : lat. sapere > occ. saber, fr. savoir; à /g/
celle des /k/ qui, en pays d'oïl, selon leur environnement vocalique passent à /j/ ou
s'amuissent : lat. pacare > occ. pagar, fr. payer; lat. securu > occ. segur, afr. seür.

La langue d'oc conserve un système de conjugaison plus proche du latin, pour


l'essentiel commun avec celui du catalan, qui rend inutile le pronom personnel sujet.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 15

CARTE DES LANGUES DE FRANCE

source : DGLFLF

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La frontière n'est pas seulement phonétique et morphologique, mais aussi lexicale


(les mots d'origine germanique y sont beaucoup moins nombreux qu'au nord) et dans
une certaine mesure syntaxique : l'antéposition de l'adjectif qualificatif, l'inversion
du sujet quand la phrase commence par un complément, fréquentes en langue d'oïl
ancienne, peuvent être attribuées à une influence germanique.

Les caractéristiques de la langue d'oc sont, en somme, un ensemble d'archaïsmes par


rapport à l'évolution extrêmement rapide de la langue d'oïl, dont elle est beaucoup
plus éloignée que des autres langues romanes. Il est certain que dès l'époque
carolingienne, les oppositions ci-dessus étant acquises, le caractère méridional de la
langue d'oc se démarque très nettement du français septentrional. Sur dix-neuf
critères discriminatifs choisis par l'occitaniste J. Ronjat − et dont certains sont
postérieurs à cette époque primitive − quatre l'opposent au catalan, sept au castillan,
huit à l'italien, douze au franco-provençal et seize au français. Dans les œuvres
littéraires médiévales, aucun mélange ne s'observe entre dialectes d'oc et d'oïl, alors
qu'ils sont fréquents entre dialectes d'oïl. Il y a donc, entre les parlers d'oc et ceux
d'oïl, une frontière de langue et non une simple frontière dialectale. Là encore, les
frontières politiques, résultant de circonstances historiques plus ou moins tardives, et
les frontières linguistiques, ne coïncident pas.

V. ÉVOLUTIONS COMMUNES À « OC » ET « OÏL »

Si importante qu'ait pu être l'influence francique sur les parlers d'oïl, il serait
pourtant simpliste d'y voir la cause de toutes les évolutions dialectales. Même à date
relativement tardive, certaines peuvent couvrir l'ensemble de l'ancienne Gaule,
comme la palatalisation du /u/ long en /y/, achevée vraisemblablement à l'époque
carolingienne, qui a touché non seulement les pays d'oïl (à l'exception de l'est wallon
et d'une partie du franco-provençal) mais encore, peut-être un peu plus tard, les pays
d'oc.

On ne peut pas non plus attribuer au superstrat germanique la palatalisation de /k/


+ /a/ et /g/ + /a/, pourtant contemporaine de l'invasion franque, qui aboutit à la
formation de phonèmes /H/ et /j/. Commune à la France, à la Suisse et à l'extrême
nord de l'Italie, elle se développe à partir d'une ligne est-ouest, du Valais suisse à
Périgueux, où la palatalisation est beaucoup plus forte qu'ailleurs; de chaque côté, une
aire de palatalisation moyenne; au nord, absence de palatalisation (ou palatalisation
régressive) en Picardie et en Haute-Normandie, zones de forte implantation
germanique, et au sud, absence de palatalisation dans une bande pyrénéo-
méditerranéenne, qui divise le domaine d'oc en « nord-occitan » et « sud occitan ».

De même, la palatalisation de /k/ + /e/, /i/ en /tH/ > /H/ en Picardie, alors qu'elle se
fait en /ts/ > /s/ en français (lat. mercede > fr. merci, pic. merchi) pourrait faire partie
de la première grande vague de palatalisations qui a atteint l'ensemble des langues

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 17

romanes bien avant les invasions germaniques, ce qui exclurait une influence franque.

Ces quelques faits suffisent à montrer que même à l'époque immédiatement


antérieure à la production des premiers textes en « lingua rustica gallica » (IXe s.), oc
et oil ne sont pas des langues homogènes et parfaitement délimitées : elles sont
divisées par des isoglosses anciennes telles que /k/ + /a/ non palatalisé, /k/ + /e/ ou /i/
différemment palatalisé, /w/ germanique conservé ou passé à /gw/, de sorte que les
traits fondamentaux du dialecte picard, si bien typé linguistiquement (et dont les
limites ni la dénomination n'ont jamais coïncidé avec celles d'aucun domaine féodal)
sont déjà acquis. Autre exemple : à une date prélittéraire, la triphtongue /iei/ a connu
diverses évolutions : tandis qu'en région parisienne, elle aboutit à /i/ : lat. lectu > /
*lieito/ > lit, à l'ouest, on trouve liet et let, et à l'est leit. Mais le domaine d'oïl reste
alors linguistiquement assez cohérent, et n'est encore traversé que par un petit nombre
d'isoglosses.

VI. PROGRESSIVITÉ DE LA DIALECTALISATION

Par la suite, vont apparaître de nouvelles fragmentations, tant à l'intérieur du


domaine d'oc où l'on distinguera le gascon, l'occitan méridional (languedocien et
provençal), et le nord-occitan (limousin, auvergnat et vivaro-alpin), qu'à l'intérieur du
domaine d'oïl où les locuteurs du temps opposent au « françois » les parlers
« picard », « normand » et « bourguignon ». La frontière dialectale entre Picardie et
Normandie doit remonter à l'invasion normande, et ne pas être antérieure à l'an mil.
On assiste, par exemple, à des évolutions diphtongales diverses, et aux effets
divergents des nasalisations : alors que, dans la plus grande partie du domaine d'oïl, la
diphtongue /ei/ passe à /oi/ à partir du Xe s., en Normandie, elle reste /ei/ et évolue
vers /e/; dans l'extrême Nord, /oi/ devient /oe/ puis /o/, l'accent ne se déplace pas et le
deuxième élément disparaît; si la nasalisation interrompt généralement l'évolution
de /ei/ vers /oi/, elle ne l'interrompt pas dans certains parlers bourguignons, etc.

Le système féodal favorise les particularismes locaux, resserrant une communauté


autour d'un pouvoir politique et économique, et les différences linguistiques sont
souvent le reflet de ces autonomies. Alors qu'au début (IXe s.), les oppositions se
limitent à un petit nombre de traits fondamentaux, les dialectes ont tendance à se
particulariser toujours davantage pour se réduire finalement (XVIe-XVIIe s.) à l'état
de patois, propres, à la limite, à un seul village. Mais d'un dialecte à l'autre, il n'existe
pas de ligne de démarcation nette : seulement des zones de transition plus ou moins
larges où les isoglosses peuvent s'enchevêtrer de façon extrêmement complexe de
sorte qu'il n'y a pas d'aire totalement homogène ni totalement hétérogène. Sans entrer
dans le détail de l'histoire des dialectes, une histoire de la langue française ne peut
éviter de s'y intéresser pour répondre à des questions d'ordre bien différent,
linguistique, politique, et sociologique :

Le « français » est-il le dialecte de l'Île-de-France ou autre chose et quoi ?

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 18

Comment est-il devenu « langue officielle » ?

Comment s'est-il imposé à l'ensemble du territoire, quelle a été au cours des siècles
et quelle est aujourd'hui sa situation par rapport aux dialectes d'oc et d'oïl et aux
variantes appelées « français régionaux » ?

VII. LE FRANÇAIS EST-IL LE DIALECTE DE L'ÎLE-DE-FRANCE ?

VII.1 Les sources

Les chartes, primitivement écrites en latin, commencent à être rédigées en langue


vulgaire à partir de 1204 (à Douai), et leur nombre progresse selon les régions au
cours du XIIIe s. Elles présentent l'avantage d'être précisément datées et localisées
(ce qui n'est pour ainsi dire jamais le cas des textes littéraires), et l'inconvénient d'être
tardives (on ne possède pas de charte parisienne en français avant la seconde moitié
du XIIIe s.). On ne croit plus, comme G. Raynaud en 1876, qu'« elles sont à l'abri de
l'imagination ou du caprice des scribes » et que, « écrites sans prétention, dans un but
d'utilité pratique », « elles offrent... la langue vulgaire dans toute sa vérité ». Les
scribes des chancelleries étaient aussi capricieux et imaginatifs que leurs confrères
des ateliers de copistes. Une même chancellerie pouvait employer des scribes
d'origines différentes, qui passaient facilement d'un dialecte à l'autre; certaines
produisaient des séries assez homogènes, d'autres non. Néanmoins, elles restent les
sources les plus fiables pour établir une géographie des systèmes de graphie
médiévaux.

Au XIXe s., les philologues ont été choqués par l'hétérogénéité de ces systèmes et
certains ont même cédé à la tentation de corriger les textes littéraires qu'ils éditaient
pour leur donner plus de cohérence, accentuant ce qu'ils considéraient comme leur
caractère dialectal. Pour tenter de comprendre cette hétérogénéité, A. Dees a soumis à
un traitement informatique 3 300 chartes de langue d'oïl pour réaliser un Atlas des
formes et des constructions des chartes françaises du XIIIe siècle dont le premier
volume (1980) donne les descriptions localisées de 300 phénomènes. Les variantes,
extrêmement nombreuses, traitées sous forme de dichotomies hiérarchisées, sont
exprimées en termes de pourcentages, les points géographiques choisis étant, selon
l'abondance des matériaux, des villes ou des régions. Les indices de corrélation entre
les différents points permettent de conclure que chacun d'eux est caractérisé par un
dosage spécifique de traits régionaux. À partir de là, il devient possible de déterminer
avec une bonne probabilité l'origine des manuscrits non localisés des textes littéraires.

VII.2 L'utilisation de ces sources

Comment, dans la multitude des variantes médiévales écrites, distinguer ce qui est

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prospectivement dialectal de ce qui est prospectivement français ? S'il peut se faire


qu'une graphie proche de l'étymon latin soit traditionnelle et conservatrice (illos >
els), on est bien obligé, quand on a affaire à une graphie vraiment novatrice (eus, et
plus encore iaus), de l'interpréter phonétiquement. La comparaison des textes anciens
d'une certaine région avec les formes dialectales modernes de la même région, malgré
une évolution de mille ans, est moins hasardeuse qu'on pourrait le croire : les traits
fondamentaux du picard sont communs aux graphies régionales des XVIIe-XVIIIe s.
et aux prononciations dialectales d'aujourd'hui (bos, k(e)vaux, merchi... pour bois,
chevaux, merci), même si certaines prononciations nouvelles sont apparues (capieu
pour capiau, fr. chapeau) et si d'autres ont disparu (iaus, chiaus pour eux, ceux). Les
isoglosses de la répartition entre présence et absence de -d- intercalaire dans des
formes comme moudre, tendre, vendre, tendrai, vendrai, ou bien entre les formes
contractées as et aus sont stables du XIIIe au XXe siècle.

VII.3 Le statut des dialectes au Moyen Âge

Les textes d'oïl présentent tous des traits dialectaux jusqu'à la fin du XIIIe s. au
moins. L'hétérogénéité des graphies est la règle, et on ne peut en rendre compte que
par des dénombrements. Si l'on effectue (comme le fait A. Dees) les comptages
d'occurrences d'un unique trait graphique à partir du plus grand nombre possible de
textes datés et localisés, on aboutit à des aires délimitées par des pourcentages plus ou
moins élevés allant de 0% à 100 % de traits dialectaux et de traits que nous
attribuerons prudemment à un « français commun ». Si l'on effectue (comme l'ont fait
L. Remacle et C. Th. Gossen) les comptages de toutes les occurrences dialectales de
textes pris un à un, on aboutit à des pourcentages qui dépassent exceptionnellement
15 à 20 % et descendent rarement au-dessous de 5 %. Des sondages faits par Th.
Gossen sur des chartes de diverses régions d'oïl ont donné les résultats suivants : 90 à
97 % de formes communes à Paris, Provins, Bar sur-Aube, Orléans, Honfleur, Rouen;
de 80 à 89 % à Saint-Quentin, Beauvais, Lille, dans la Somme, à Verdun, Châlons-
sur-Marne, Langres, Dijon, Autun, Arbois, Châteauroux, Thouars, Loches, Angers, Le
Mans, Ren, Vannes, Saint-Lô; de 70 à 79 % à Mons, Namur, au Luxembourg, à
Liège, Metz, Mézières, dans les Vosges, dans le Bourbonnais, en Saintonge. La charte
la plus « française » comporte encore 3 % de traits prospectivement dialectaux; les
moins « françaises » sont celles qui proviennent des points les plus éloignés de Paris,
mais la plus dialectale comporte encore 70 % de formes communes.

Dans les textes littéraires, les graphies de l'Ouest, en particulier anglo- normandes,
sont les plus fréquentes jusqu'à la fin du XIIe s. À partirdu début du XIIIe s., les
graphies picardes prennent une importance toute particulière et leur pourcentage a
tendance à varier selon le genre littéraire : J. Bodel est plus picard dans le Jeu de
saint Nicolas que dans la Chansondes Saisnes, Adam de la Halle dans le Jeu de la
Feuillée plus que dans le Jeu de Robin et de Marion et surtout que dans ses poèmes
lyriques. Les deux méthodes convergent donc vers la mise en évidence de l'énorme
importance numérique des formes françaises communes dans les textes

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 20

médiévaux.

VII.4 Contrairement à ce qu'on aurait pu penser, Paris ne semble pas avoir un


rayonnement particulier : on ne constate pas, par exemple, une série d'aires qui
auraient la capitale pour centre.

La lecture des cartes d'A. Dees montre que les variantes se distribuent de façon
assez cohérente dans l'espace, mais que la forme des aires varie de manière
imprévisible avec les phénomènes étudiés, de sorte qu'il serait très difficile, sinon
impossible, de délimiter des dialectes sur la base d'une communauté de traits à
l'intérieur d'une région déterminée.

Les rares textes antérieurs au XIIe s. sont difficiles à localiser précisément mais ne
proviennent sûrement pas de la région parisienne. Une convergence d'arguments
linguistiques et historiques permet de soutenir comme la moins invraisemblable
l'hypothèse d'une origine poitevine des Serments de Strasbourg (843). La Séquence
de sainte Eulalie (881 ou 882) est wallonne avec des traits picards. Les assonances du
Sant Lethgier (Xe s.), écrit d'après un récit latin de peu postérieur à l'assassinat, près
d'Arras en 679, du saint qui avait été abbé de Saint-Maixent (Deux-Sèvres), dont les
reliques avaient été transportées à Ébreuil (Allier) et dont le culte s'était largement
répandu, présentent les mêmes caractéristiques. Mais il faut sans doute mettre au
compte du copiste un certain nombre de traits méridionaux de ce texte, conservé dans
un manuscrit de la bibliothèque de Clermont-Ferrand, avec une Passion de la même
époque, probablement écrite dans la région dite du « croissant », séparant le domaine
d'oc de celui d'oïl. Quant aux parties romanes du Sermon sur Jonas (vers 950), elles
sont wallonnes. L'original de la Vie de saint Alexis (vers 1040) provenait sans doute
de la région rouennaise; le plus ancien texte conservé de la Chanson de Roland (vers
1080) est anglo-normand. Au XIIe s., l'activité littéraire en langue d'oïl se concentre
surtout dans les domaines anglo-normand, champenois, puis picard. Paris devient un
centre intellectuel important plus tard que Chartres, Rouen, Troyes, Arras. Ses
écoles (où on parlait latin), déjà réputées à la fin du XIIe s., ne sont organisées en
université qu'en 1215; le premier auteur littéraire (peut-être champenois) qui fit
carrière à Paris est Rutebeuf, mort en 1285.

Les interprétations successives qu'on a données de l'hétérogénéité des textes et de la


prédominance des formes communes peuvent être schématisées ainsi :

 Les formes « communes » sont du francien (mot inconnu au Moyen Âge, créé,
vers 1890, par Suchier et Gaston Paris pour désigner le dialecte présumé parlé
en Île-de-France en le distinguant de la langue devenue ultérieurement
nationale); les scribes ont l'intention d'écrire la langue du roi, langue de
prestige, mais, étant donné leur origine régionale, ils laissent échapper des
« fautes », qui sont précisément les traits dialectaux que nous relevons dans
leurs manuscrits. Sous cette forme abrupte, cette hypothèse est aujourd'hui

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 21

abandonnée.

 Les formes communes constituent une langue en grande partie artificielle,


constituée à l'époque des premiers textes (IXe s.), à un moment où la
fragmentation dialectale était encore peu avancée, destinée à la communication
écrite, dont le rapport avec l'usage parlé réel est tout à fait problématique. Cette
hypothèse est aujourd'hui soutenue par des dialectologues (R. Loriot, C.
Fondet) et par des historiens de la langue (B. Cerquiglini, R. Balibar).

 Quoique « communes » à l'ensemble des régions d'oïl, ces formes n'en étaient
pas moins vivantes à l'endroit où elles étaient utilisées par les scribes,
l'homogénéité supposée des dialectes parlés étant tout à fait problématique,
comme le montrent les Atlas d'A. Dees.

Quels sont lesarguments à prendre en considération pour apporter quelque lumière


dans ce problème ardu ?

Des dialectologues modernes, travaillant dans les campagnes limitrophes de Paris,


et comparant systématiquement les formes qu'ils relèvent aux formes anciennes, font
ressortir que :

 les formes paroxytoniques françaises en -ent atone de 3e personne du pluriel


s'opposent aux formes oxytoniques attestées dans la France entière, dont font
partie les finales -ont (ils faisont, ils allont) usuelles, jusqu'à une date récente,
dans les patois jusqu'aux portes de Paris. Les formes en -ent atone ne sont
attestées dans les patois que dans le Calvados, l'Eure, la Seine-Maritime, la
Manche et l'Ile-et-Vilaine. Le fait que cette finale paysanne -ont ne soit attestée
qu'à partir du XVIe s. ne prouve pas qu'elle ne soit pas plus ancienne.

 les futurs comportant un groupe /dr/ du type viendra, voudra, faudra, prendra
existent au sud, mais au nord, on trouve dialectalement les formes venra,
voura, faura, pranra sauf dans l’Eure, l'Orne, le Calvados, une partie de la
Manche, l'Oise, et une partie de la Somme.

 La finale française -aient de troisième personne du pluriel de l'imparfait et du


conditionnel n'est attestée dans les patois que dans l'Oise, l'Eure, le Calvados,
une partie de l'Orne et de la Manche. Ailleurs, prédominent les formes en -aint
bien attestées au XVIIe s. dans les parlers populaires de la région parisienne.
On peut donc penser que les clercs des abbayes carolingiennes de la future
Normandie ont joué un rôle important dans le passage de la langue rustique à
l'écrit, et que par la suite, l'importance du royaume plantagenet a contribué à
perpétuer l'influence normande.

Un peu plus tard, c'est une influence picarde qui marque la langue commune de
son empreinte : dès les années 1880, l'étude des graphies du XIIe au XIVe s. avait

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 22

révélé au philologue allemand Hermann Suchier que l'évolution /o/ > /ou/ > /E/ a son
origine dans les Ardennes et en Picardie; elle atteint Paris, et se propage vers le sud,
jusqu'à Bourges, selon une sorte de triangle englobant les principales résidences des
rois de France (jusqu'à Philippe Auguste), avec des poussées en direction de Rouen et
de Troyes. En dehors de ce domaine, les dialectes ont /ou/>/u/ et c'est la diffusion du
français central à partir de Paris qui impose la graphie eu et le son /E/.

De même, le passage de /ei/ à /oi/ vient du Nord-Est. En Wallonie et en Picardie, il


est terminé en 1125. Cinquante ans plus tard, il est attesté dans les départements
voisins, et, à la fin du XIIe s., /oi/ évoluant vers /wé/, irradie Paris non sans que la
prononciation /è/ aujourd'hui conservée dans les patois de l'Ouest y laisse des traces
importantes.

En matière de syntaxe, il est bien connu que l'abandon de la déclinaison bicasuelle a


son origine dans les régions de l'Ouest et s'est propagée à Paris au XIIIe s.; à la même
époque, on voit une évolution dont le point de départ semble se situer dans le secteur
sud-est du domaine d'oïl gagner Paris : l'objet direct du verbe tend, à Paris, à lui être
postposé alors qu'il lui était, en général, antéposé. Expliquer, à date ancienne,
l'existence de formes communes jusque dans les provinces les plus reculées du
domaine d'oïl par l'influence de Paris se heurte donc à de fortes objections. On peut
soutenir que, depuis qu'au IXe s. la langue romane rustique est perçue dans la Gaule
du Nord comme distincte du latin, les clercs qui commencent à l'écrire constituent
une sorte de langue interrégionale, dont deux textes qui ne sont assurément ni
normands ni parisiens : les Serments de Strasbourg où on lit la forme de futur
prindrai avec un d, et la Séquence de sainte Eulalie qui comporte déjà des formes
verbales en -ent, porteraient les premières traces.

La langue littéraire de la scripta semble s'être élaborée dès les origines dans des
conditions sociologiques différentes de celles des idiomes populaires et, à partir du
XIIIe s., le parler urbain, stratifié, certes, mais proche de celui de la classe aisée, n'a
cessé de s'opposer au parler rural jusqu'à la Révolution. Depuis, par volonté
unificatrice, la tendance s'est inversée, jusqu'au nivellement accéléré que nous
connaissons aujourd'hui.

Est-ce à dire que cette langue écrite, littéraire, officielle, soit une langue artificielle,
et sans rapport avec le parler réel de la région parisienne ? Bien desservie par voies
d'eau (la Seine qui permet de passer de Champagne en Normandie, l'Oise, grossie de
l'Aisne, qui met Paris en relations avec le Nord, la Marne et l'Yonne irriguant la
Champagne et la Bourgogne), la région parisienne était un lieu de rencontre quasi
obligé pour les voyageurs qui avaient intérêt, pour mieux se comprendre, à y
employer les formes les plus « communes » de leurs dialectes, de préférence aux
formes spécifiques. Des influences du centre vers la périphérie ont dû compenser plus
ou moins les influences de la périphérie vers le centre et ce n'est pas parce que les
écrits conservés sont latins qu'on n'y parlait pas un « françois » commode pour les
relations interrégionales. Et supposer une grande influence des œuvres littéraires en

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 23

langue vulgaire serait leur attribuer une importance qu'elles n'avaient pas à une
époque où toute connaissance sérieuse s'exprimait en latin. Dans un texte illustre
datant de 1180, Conon de Béthune, présent au mariage du jeune Philippe Auguste, se
plaint des railleries dont son parler artésien a été l'objet à la cour :

... Ke mon langaige ont blasmé li François


Et mes cançons, oiant les Champenois
Et la Contesse, encor, dont plus me poise.
La roïne ne fist pas que cortoise
Qui me reprist, ele et ses fius li rois.
Encor ne soit ma parole franchoise,
Si la puet on bien entendre en françois
Ne cil ne sont bien appris ne cortois
Qui m'ont repris se j'ai dit mot d'Artois
Car je ne fui pas noriz à Pontoise.

On voit par là, à la fois, qu'à la fin du XIIe s., on avait clairement conscience de la
diversité dialectale; que les Parisiens jugeaient leur parler supérieur à celui des
provinciaux; que l'usage oral de l'auteur était plus dialectal que l'usage écrit de ses
scribes, les manuscrits de ses poésies ne comportant qu'un très petit nombre de traits
picards; que le mot « françois » (le « francien » des philologues du XIXe s.) ne
s'applique qu'au parler d'une région et non à l'ensemble des parlers d'oïl alors désigné
par le terme de « roman » et surtout que l'intercompréhension existait malgré cette
diversité.

Ce témoignage est confirmé par saint Thomas d'Aquin, traitant de l'épisode


évangélique du reniement de Pierre : « Sûrement, toi aussi, tu en es : et d'ailleurs, ton
langage te trahit. » Alors, il se mit à jurer avec force imprécations : « Je ne connais
pas cet homme »; et aussitôt, le coq chanta (Matthieu XXVI 73). Son commentaire,
écrit à Paris entre 1256 et 1259 peut être traduit ainsi : « C'est pourtant un fait que
tous étaient juifs. Comment se fait-il donc qu'il est dit : « et d'ailleurs, ton langage te
trahit » ? Saint Jérôme résout le problème en faisant remarquer qu'à l'intérieur d'une
même langue, il existe souvent des variantes (« in eadem lingua saepe diversa locutio
fit »); c'est évidemment le cas en France, en Picardie, en Bourgogne, et pourtant, il
s'agit d'une seule et même langue ». Témoignage confirmé par le philosophe Roger
Bacon qui séjourna à Paris entre 1257 et 1265 et remarque que « la langue française a
de multiples variantes (« lingua gallicana multiplici variatur idiomate ») chez les
Français, les Normands, les Picards et les Bourguignons et que ce qui est conrect
(« proprie dicitur ») dans le langage des Picards est tout à fait choquant (« horrescit »)
chez les Bourguignons et même chez les Français pourtant plus proches
voisins » − En 1283, le Livre Roisin, coutumier de Lille, admet, sans prévoir
d'interprète, que, pour prêter serment en justice, « s'il fust aucuns qui... ne seuist riens
dou langage pikart, si doit il estre rechus à son sierment faire par le gage que il mius
set ». Et au XVe s. encore, Jeanne d'Arc, venue des confins de la Lorraine et de la
Champagne, n'eut pas de peine à se faire comprendre à Chinon, ni à Poitiers, ni à

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 24

Orléans, ni à Rouen. Cette intercompréhension est un argument très fort en faveur de


la troisième hypothèse, c'est-à-dire de l'implantation réelle dans les parlers
régionaux desformes communes à côté des formes clairement caractérisées comme
dialectales. Elle ne se heurte qu'au présupposé qu'un dialecte est forcément
homogène, qu'une évolution phonétique a lieu, sur une aire déterminée au même
moment pour tous les locuteurs et tous les mots concernés, en toutes circonstances,
cequi est contraire à l'expérience. Pour l'époque moderne, où une orthographe rigide
masque nos diversités, un ouvrage comme le Dictionnaire de la prononciation
française dans son usage réel, de A. Martinet et H. Walter, révèle de considérables
différences d'usage à l'intérieur d'un petit groupe, pourtant a priori homogène, de
« Parisiens cultivés », en même temps qu'une grande masse de mots sur la
prononciation desquels aucun francophone n'hésite. À plus forte raison à une époque
où la langue vulgaire n'était pas enseignée et où n'existait rien de semblable aux
médias modernes, l'hétérogénéité était-elle plus vraisemblable que l'homogénéité. Si
l'on examine, dans l'Atlas d'A. Dees, les pourcentages spécifiques qui définissent le
dialecte « françois », on constate que les formes « prospectivement françaises » sont
presque toujours très largement majoritaires, et même souvent les seules employées.
Il nous serait extrêmement précieux de posséder une étude d'ensemble des parlers
d'oïl, qui, combinant les données des Atlas linguistiques modernes et de la phonétique
historique, aboutirait à une chronologie des principales isoglosses, et permettrait de se
faire une idée de l'étendue de la zone linguistiquement homogène qui pouvait
s'étendre au sud du domaine picard, entre le IXe et le XIe s. Elle était sans doute, en
direction de la Champagne, de la Normandie, et des pays de Loire, plus vaste alors
qu'elle ne l'est devenue par la suite, débordant largement les étroites limites de l'Île-
de-France, fait propre à faire prédominer les formes communes.

Or, cette aire géographique inclut les villes qui, depuis Clovis, ont été les
principales résidences royales. À part Charlemagne, qui établit sa capitale à Aix-la-
Chapelle, tous les rois mérovingiens et carolingiens ont choisi de résider dans une
région qui n'excède guère, dans les actuels départements de l'Oise e l'Aisne, les
limites que les toponymes assignent au parler picard : Paris (et ses abords immédiats :
Saint-Denis, Saint-Ouen, Saint-Cloud, Argenteuil, Gentilly), Reims, Laon, Soissons,
Chelles, Compiègne, Noyon, Quierzy-sur-Oise. Ils ont leur sépulture à Saint-
Germain-des-Prés (Paris) ou à Saint-Denis. Hugues Capet est élu roi à Senlis et sacré
à Noyon. Lorsqu'en 1060 le jeune Philippe Ier visite son domaine, ses chevauchées le
conduisent de Paris à Senlis, à Dreux, à Etampes, à Orléans, et l'année suivante, à
Compiègne et à Reims. Les principales « foires de Champagne » (actives à partir du
XIe s.) avaient lieu à Provins (70 kms de Paris) et à Troyes, et (à la différence du
picard), les isoglosses caractéristiques d'un « dialecte » champenois (effets de la
vocalisation du /l/ sur une voyelle précédente, non-évolution de la diphtongue /ou/
en /E/) ne peuvent remonter à une date prélittéraire. Dans toute cette région, dont
l'importance politique et économique n'est pas à démontrer, on parlait le « françois »
ou un dialecte qui ne s'en distinguait que fort peu.

Rien d'étonnant, donc, à ce que, malgré le faible rayonnement intellectuel de Paris à

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 25

date ancienne, les « François » aient eu le sentiment de la supériorité de leur parler,


qui était celui des affaires et du roi. Le trouvère Guernes, né à Pont-Sainte-Maxence
(Oise), aux confins de la Picardie, clerc itinérant, est l'auteur d'une Vie de saint
Thomas Becket (l173) dont le v. 6165 est célèbre : Mis languages est bons, car en
France fuinez. En fait, on trouve dans son œuvre, telle qu'elle nous a été transmise,
une proportion très ordinaire de traits picards et anglo-normands. Un siècle plus tard,
bien plus exigeant, en matière de « bon usage », Jean, natif de Meun-sur-Loire près
d'Orléans (mort avant 1305), auteur du Roman de la Rose, dont la langue nous paraît,
aujourd'hui, peu marquée dialectalement, écrit dans sa traduction de Boèce : Si
m'escuse de mon langage / Rude, malostru et sauvage / Car nés ne sui pas de Parts.

VII.5 Jusqu'au XIIIe s., on peut affirmer l'identité, dans leur majorité, des formes
« françoises » et des formes interdialectales, ainsi que le sentiment, plus d'une fois
affirmé, de la supériorité du « françois », dont le rayonnement reste pourtant
hypothétique. Mais, aux alentours de 1280, les chartes, jusque-là rédigées assez
librement, changent de caractère : on constate un certain raidissement, dû en
particulier à une ordonnance de 1281 permettant aux particuliers d'obtenir des actes
sans passer par la juridiction d'Église; des bureaux d'écritures se développent autour
des baillis. Le personnel, pas toujours local, en relation constante avec la cour et les
bureaux parisiens, écrit toujours en français des actes répandus par milliers. Il a donc
tendance à éliminer des traits dialectaux trop voyants. Dans les cas où A. Dees
oppose deux cartes (l'une vers 1275, l'autre vers 1300) pour un même phénomène, on
constate une croissance très nette des pourcentages de la forme « commune ». Par la
suite, seuls conserveront encore un caractère dialectal accusé les délibérations
d'assemblées, suppliques, pétitions, procès-verbaux d'enquêtes, comptes, inventaires,
lettres privées, etc., qui, à la différence des actes juridiques, ne sont soumis à aucune
règle particulière. De même, dans les textes littéraires, les graphies dialectales se
raréfient au cours du « moyen français » et disparaissent pratiquement vers le milieu
du XVIe s. La diffusion dans les provinces du français de Paris est, à partir de la
fin du XIIIe s., un fait incontestable, principalement dû aux progrès du pouvoir
royal et de la centralisation administrative. Et ce n'est pas n'importe quel parler
parisien ! Dès le XIIIe s., nous percevons des traces de prononciations divergentes
correspondant vraisemblablement à des différences de classes sociales : certaines
évolutions, apparemment senties comme vulgaires, sont freinées (passage de /wε/ à /
wa/, de /λ/ à /j/) ou carrément réprimées (passage de /èau/ à /jo/, ouverture de /è/ en
/a/ devant /r/, passage de /s/ intervocalique à /r/, etc.) et ne se conservent que dans les
campagnes proches. Au XVIe s., le « français » est une grande mosaïque d'usages
sociaux et régionaux très variés, mais déjà la cour et le parlement font figure de
modèles. Au XVIIe s., leur usage sera tenu pour seul « bon » et, parmi toutes les
façons de parler possibles à Paris, seul cet étroit sociolecte donnera naissance au
« français standard » d'aujourd'hui. Martine, des Femmes savantes, était peut-être
d'Auteuil ou de Pontoise, peut-être de Paris même; il n'y a aucune raison de la
supposer picarde, ni normande, ni bourguignonne. Pour entendre quelque chose qui
ressemblait au parler des paysans de Molière et de Marivaux, il suffisait d'écouter un
jardinier d'Argenteuil ou de Montmorency.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 26

En conclusion, le « bon français », lefrançais standard », le « parisien cultivé »


d'aujourd'hui résulte des formes communes aux divers dialectes d'oïl anciennement
majoritaires en région parisienne. Ce « françois » n'a cessé d'étendre son influence sur
les provinces à partir de la fin du XIIIe s. et parmi les divers usages vivants en région
parisienne, cette diffusion a été restreinte à un certain sociolecte, celui des milieux
cultivés et socialement dominants du monde judiciaire et de la cour.

VIII. LA SURVIE DU LATIN ET LE DÉVELOPPEMENT D'UN FRANÇAIS


SAVANT

VIII.1 Dans la société tripartite du Moyen Âge, à côté des diverses formes de la
« lingua rustica », du « roman », pratiquées par les chevaliers, les laboureurs, et, de
plus en plus, par les gens de loi (malgré leur formation latine), à côté de cette norme
« françoise » qui tendait à s'établir, le latin est resté pendant des siècles la langue
vivante, non seulement écrite, mais orale, des clercs qui avaient gardé le privilège
de l'accès aux Écritures, saintes et profanes. Entrer dans une école monastique, et,
plus tard, dans une université, signifie apprendre à lire et à écrire, àsuivre des cours et
à prendre part à des « disputationes » en latin. La Sorbonne (fondée en 1252) est le
centre du « quartier latin » où se regroupe la corporation universitaire comme, en
d'autres quartiers, celles de marchands ou d'artisans. Toutes les connaissances
sérieuses et savantes relevant du cursus sont consignées dans des ouvrages en latin
aujourd'hui méconnus mais dépassant en nombre et en importance ceux en langue
vulgaire. Les œuvres et les hommes circulent sans obstacle dans une communauté
universitaire internationale utilisant une langue qui possède des normes et une
terminologie clairement enseignées. Outre le prestige d'être inaccessible au profane,
ses qualités de stabilité, de technicité et d'universalité lui donnent la première place
dans la hiérarchie des langues, et lui assurent un quasi-monopole parmi les
intellectuels. Il a fallu les travaux des grammairiens et lexicographes, à partir du
XVIe s., pour expliciter ses règles et fixer son « bon usage », et son rayonnement à
l'étranger aux XVIIe et XVIII s., pour que le français puisse prétendre à disputer au
latin son rôle de « supranorme ».

Quelques traductions de la Bible existent au Moyen Âge, mais leur usage est
exceptionnel. Sa lecture par des laïcs ignorants est tenue pour la source de toutes les
hérésies. « L'Église enseignante » utilise la langue vulgaire pour prêcher, catéchiser
« l'Église enseignée », et l'édifier au moyen de nombreuses vies de saints et contes
pieux, mais elle conserve le latin pour la liturgie, la théologie et la philosophie. Au
début du XVIe s., Érasme et Briçonnet militent pour l'accès direct des laïcs à
l'Écriture sainte traduite dans leur langue. Le concile de Trente ne l'interdit pas mais
reste sur la réserve. C'est Olivétan et son cousin Calvin, publiant l'un, en 1535, une
traduction de la Bible, l'autre, en 1541, une traduction française de son Institutio
religionis christianae, qui ouvrent la première brèche importante dans le latin
religieux. L'Église catholique, quatre siècles plus tard, lui portera le coup de grâce par

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 27

la constitution sur la liturgie du concile Vatican II qui, tout en proclamant le latin


« langue vivante de l'Église », a utilisé la permission d'employer dans la liturgie les
langues vernaculaires pour en faire une langue morte. Aujourd'hui, c'est surtout dans
le travail des terminologues, consistant à former les mots français dont les sciences et
techniques modernes ont besoin, que les radicaux latins continuent à vivre.

La médecine s'ouvre lentement au français par la nécessité de donner une certaine


formation aux barbiers, chirurgiens et apothicaires. Le prestige d'Ambroise Paré,
« indocte » de compétence universellement reconnue, qui, dès 1545, écrit en français
sa Méthode pour traiter les playes faictes par harquebutes renforce cette tendance. À
la fin du XVIIe s., Molière ridiculise la thèse, encore latine, de Thomas Diafoirus.

Au XVIe s., quelques travaux de mathématiques, d'astronomie ou d'astrologie


paraissent en français ainsi que certains ouvrages de chimie, de physique, de sciences
naturelles. À côté de son Discours de la méthode écrit en français pour les femmes et
gens du monde, Descartes écrit en latin ses autres ouvrages et sa correspondance avec
les savants étrangers.

Mais au prix d'un considérable effort terminologique, à la fin du XVIIIe s. la masse


de la production scientifique est écrite en français.

VIII.2 L'histoire s'était, dès le début du XIIIe s. (Villehardouin, Robert de Clari),


ouverte au français parce qu'elle intéressait l'aristocratie qui devenait peu à peu plus
cultivée et cherchait à sortir de son illettrisme, sans pour cela arriver à la maîtrise du
latin qui fait le clerc. C'est pour elle que, malgré la guerre de Cent Ans, les premiers
Valois, surtout Charles V, font traduire des ouvrages de culture générale sérieux tels
que Tite-Live (par Bersuire), Aristote (par Nicole Oresme).

La littérature de divertissement : épopée, roman, conte, théâtre, poésie lyrique, est


en français dès le XIIe s. Les poètes de la Pléiade, avec leur volonté de « défendre et
illustrer » la langue française, ne font donc que renouveler une longue tradition. Ils y
sont fortement encouragés par les rois qui ne marchandèrent jamais leur soutien aux
écrivains en langue française.

À partir de la Renaissance, lorsque les collèges s'ouvrent aux gens du monde, ils
continuent à dispenser une culture exclusivement latine. Deux nouveaux ordres
religieux forment les élites laïques : les Oratoriens qui admettent un peu de français
dans les classes élémentaires, et les Jésuites qui l'interdisent jusqu'au début du
XVIIIe s. On joue dans leurs collèges des pièces de théâtre en latin. Tous le
pratiquent jusqu'au cuisinier, avec son « latin de cuisine » ! Le père de Montaigne lui
avait donné un précepteur allemand chargé de ne lui parler que latin. Toute la famille,
serviteurs compris, avait suivi le mouvement et il n'avait pas appris un mot de
français − ou de gascon − avant l'âge de six ans ! Cas non exceptionnel : il en allait de
même dans la famille Estienne.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 28

Dans le latin du Moyen Âge, des néologismes apparaissent, et sa syntaxe s'adapte


plus ou moins à celle des langues modernes. Les humanistes de la Renaissance, à
commencer par Erasme, prétendent le ramener à une pureté cicéronienne. Mais, en
voulant lui restituer tout son éclat, ils le rendent si difficile qu'ils contribuent à en
faire une langue morte. Le latin scolaire général et obligatoire finit par être ressenti
comme un pédantisme inutile, un exercice peu fructueux gaspillant le temps des
élèves. Mais la progression du français dans les établissements scolaires est lente.
Plusieurs « lecteurs royaux » du Collège de France, fondé en 1530 par François Ier,
ont la hardiesse de l'utiliser, en particulier Ramus. Richelieu ne réussit pas à faire
vivre un établissement secondaire de langue française. Les principaux pionniers sont
les protestants, pour des raisons religieuses évidentes : puis les « Frères des Écoles
Chrétiennes » fondés à la fin du XVIIe s. par saint Jean-Baptiste de La Salle pour
l'instruction des enfants pauvres, et les « Petites Écoles » des messieurs de Port
Royal.

Au cours du XVIIe s. la revendication de plus en plus pressante d'un enseignement


du français (surtout de l'orthographe !) et en français, soutenue dès 1719 par Rollin,
est satisfaite par les « maîtres de pension » plus que par les collèges. Pourtant, en
1733 on distribue des prix de français chez les Oratoriens. Vers 1750, on cesse
d'imposer le latin dans la conversation. En 1759, les Bénédictins de Sorèze
inaugurent une filière entièrement française qui, en 1767, était suivie par 36 élèves
sur 220. L'année 1762 voit à la fois la parution de l'Émile de Jean-Jacques Rousseau
et la fermeture des collèges de jésuites. Le Parlement de Paris les réorganise en
préconisant un enseignement du français fondé sur les livres de grammaire
contemporains (Restaut, Girard, de Wailly) et ceux du siècle précédent. L'université
de Paris accepte en 1765 la dédicace des Principes... de la langue française de
Wailly. Dans les années quatre-vingt, des collèges renoncent à enseigner en latin les
mathématiques, la philosophie, les sciences. L'enquête du 15 ventôse an IX, ordonnée
par Chaptal, révèle un nombre à peu près égal de collèges mentionnant, expressément
ou non, l'enseignement du français dans leurs programmes. Aujourd'hui, le latin,
optionnel et réduit à la portion congrue, y tient à peine la place qu'y tenait le français
au début du XVIIIe s., et certainement avec moins de dynamisme.

C'est un paradoxe que les gloires de la littérature française, les meilleurs stylistes en
notre langue, n'aient jamais appris le français mais uniquement le latin. Cette
confrontation perpétuelle de deux normes, et souvent de trois (la « supranorme »
latine, la norme française, et l'« infranorme » dialectale) − la norme antique et
vénérable, présentant des structures syntaxiques profondément différentes des
autres − , obligeait à une gymnastique mentale dont les meilleurs esprits ont tiré un
incontestable profit linguistique.

Mais ce n'est pas le cas pour les élèves des écoles de villages, « petites écoles »,
« écoles de charité », auxquels on apprend à lire les principales prières en latin (donc
en prononçant toutes les lettres), sans apprendre le latin, de sorte que le passage à la
lecture en français (avec des lettres muettes) est fort laborieux et occasionne nombre

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 29

de ces « réactions orthographiques » qui ont eu leur importance dans l'histoire de la


prononciation. Cette méthode tombe en désuétude dans le courant du XVIIIe s. mais
en 1880, Ferdinand Brunot connaissait encore de vieilles personnes qui avaient appris
à lire ainsi.

IX. LES PATOIS ET LA PROGRESSION DU FRANÇAIS, LANGUE


COMMUNE

IX.1 Au fur et à mesure que le « françois » s'étend et gagne en prestige, les dialectes
se particularisent toujours davantage. La paysannerie, dans son ensemble, à partir du
XVIe s., a pour langue maternelle des patois; les écoles paroissiales de villages, en
nombre sans cesse croissant, sont des annexes de l'Église, dont le clergé, à côté du
latin obligatoire dans les actes liturgiques, emploie l'idiome local pour les sermons, le
catéchisme, et beaucoup de cantiques populaires, en particulier des Noëls. On y
enseigne surtout la religion, la lecture, un peu d'écriture et de calcul. Ces écoles sont
impuissantes à assurer une vraie francisation, à supposer que les maîtres, souvent peu
instruits, en aient eu la volonté.

Dans leur désir d'« enrichir » la langue française, les écrivains de la Renaissance,
introducteurs du terme « dialecte », enrichissent volontiers leur vocabulaire de mots
du Val-de-Loire devenu région des châteaux de plaisance. Néanmoins, à partir du
milieu du XVIe s., en dehors de brefs opuscules en patois extrêmement marginaux,
burlesques, et faiblement diffusés, le français élimine les graphies et les faits de
morphologie dialectaux et même parisiens populaires.

IX.2 Cette transformation en langue nationale d'un sociolecte d'Île-de-France


dont les formes n'étaient radicalement étrangères nulle part en pays d'oïl est le
résultat à la fois d'une évolution spontanée et de volontés politiques.

Même en utilisant largement le latin, les villes possédant une chancellerie


importante sont des centres de diffusion du français. Ce fut, dans la vallée du Rhône
et le Midi, le rôle de ce centre de relations internationales qu’était Avignon, du temps
des papes.

Les rois de France, dans leur lutte contre les pouvoirs féodaux, ont contribué au
recul des dialectes. Illustre, parmi une série d'édits royaux qui luttent contre les
malentendus résultant de l'usage administratif du latin, l'ordonnance de Villers-
Cotterêts, prise par François Ier en 1539, stipule que tous les actes juridiques se font
désormais en langage maternel françois et non autrement. Malgré l'adjectif
« maternel », elle est vite interprétée comme imposant le français du roi au détriment
des idiomes régionaux. Elle provoque de « merveilleuses complaintes » chez les
Provençaux forcés d'adopter un bilinguisme au moins passif s'ils veulent conserver le
contrôle de leurs affaires. À vrai dire, l'édit de Villers-Cotterêts a été assez souvent la
consécration d'un état de fait : l'ancien occitan reculait, comme langue littéraire

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 30

depuis l'époque de la croisade des Albigeois, et comme langue juridique depuis le


XVe s. En 1539, le Limousin, le Périgord, le Bordelais, l'Agenais utilisent déjà le
français, et à la fin du siècle, l'administration de toutes les provinces d'oc, jusqu'aux
Pyrénées, est francisée, non sans avoir intégré des termes locaux techniques
inexistants en français. Jean Marot, de Cahors, comprend qu'il faut, pour faire
carrière, abandonner une langue que ne soutiennent plus ni prestige littéraire ni
structures politiques : il amène son fils Clément à peine âgé de dix ans à Paris, où il
oublie sa langue maternelle et apprend... la paternelle / Langue françoise ès grands
courts estimée...

La protection royale accordée aux écrivains, la fondation de l'Académie française


(1635) et des académies provinciales, le regroupement de la noblesse à la Cour de
Louis XIV, le prestige de quelques personnages, qui avaient soigneusement corrigé
des anomalies propres à leur province d'origine (Malherbe était normand, Vaugelas
savoyard), et qui s'arrogèrent le privilège du beau langage, étaient bien propres à
« dégasconner » les nobles méridionaux. Les salons parisiens, imités en province,
firent beaucoup pour le recul des usages dialectaux, mais leur influence directe se
limitait aux classes dirigeantes et cultivées.

IX.3 Il n'y eut pas, sous l'Ancien Régime, de politique de francisation


généralisée et systématique, l'existence orale, entre provinciaux, et parmi le menu
peuple, d'autres normes, différentes du « bon usage », ne présentant, en somme, pas
d'inconvénient aux yeux du roi. Mais elle en présentait de sérieux pour les usagers !
Ils pouvaient discuter de leurs testaments, baux, contestations, impôts, dans leur
idiome maternel, mais il fallait en faire dresser l'acte en français. C'est pourquoi
l'intérêt de tout propriétaire terrien, de tout justiciable, était de ne pas limiter sa
compétence linguistique à la pratique d'un patois, et il est vraisemblable que la
diglossie était très fréquente en pays d'oïl. Par contre en pays d'oc, il fallait un
interprète aux voyageurs venant du Nord. Le français y resta longtemps une langue
étrangère, passablement connue des gens un peu cultivés : dans sa tournée
méridionale, Molière trouva un public pour l'applaudir. Mais on ne sait qui le
composait au juste, ni s'il riait surtout du texte ou de la mimique. En Alsace, au XVIe
s., le dialecte germanique est universel. Mais dès le début du XVIIe s., malgré les
ravages de la guerre de Trente Ans, on édite à Strasbourg des ouvrages de grammaire
française. La mode d'apprendre le français se répand dans les hautes classes, qui vont
se perfectionner en France ou en Suisse. On y lit l'Amadis et l'Astrée. Autour de 1660
les progrès sont sensibles à Mulhouse et à Strasbourg qui, lors de la conquête
pacifique de 1681, était déjà un centre de diffusion de la culture française. À la fin du
XVIIe s., au témoignage de l'intendant, « il ne se trouve guère de personnes un peu
distinguées qui ne parlent assez le français pour se faire entendre ». Malgré un arrêt
imposant le français dans l'administration (1685), on applique avec souplesse l'édit de
Villers-Cotterêts en publiant dans les deux langues ce qui avait de l'importance pour
l'ensemble du public.

Dans les classes populaires, certains faits de société favorisent la diffusion du

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 31

français, surtout parmi les artisans : le tour de France des compagnons, les travaux
saisonniers entraînant des déplacements d'une province à l'autre, l'émigration des
montagnards (Savoyards, Auvergnats) vers les villes des plaines. Au XVIIIe s., le
développement d'un réseau routier convergeant vers Paris et un début
d'industrialisation amènent certains déplacements de populations, donc des mariages
entre gens de provinces différentes,favorisantmoins l'assimilation linguistique d'un
conjoint par l'autre que la pratique du français commun.

Enfin − donnée plus géographique que socio-linguistique − ce qui permet de


regrouper les patois en « dialectes », c'est l'accumulation de traits spécifiques
communs sur une certaine aire. Mais dans les zones de transition où les isoglosses
s'enchevêtrent de façon complexe, le français se répand plus vite qu'ailleurs : ainsi,
entre picard et wallon, le Hainaut, zone de transition, où la rivalité entre le /k/ picard
et le /tH/ wallon a été résolue par l'adoption du français /H/; ainsi, de Roanne à
Grenoble, la zone séparant l'occitan du franco- provençal, où, ne sachant trop s'il
fallait dire negun, comme en occitan ou nyon comme en franco-provençal, on a
adopté le français personne. À plus forte raison le français se diffuse-t-il quand une
telle zone coïncide avec de grandes voies de communications, routières et fluviales,
comme c'est le cas dans la vallée du Rhône.

IX.4 Ce que la royauté n'avait qu'ébauché, la Révolution le voulut; elle entreprit une
politique d'éradication des dialectes et langues régionales, et une francisation
générale. En même temps qu'elle crée le mètre, le litre, le gramme, instruments
universels de mesure, l'une des conditions juridiques de l'échange, elle veut qu'un
même langage puisse servir à toutes les transactions, sur tout le territoire national.

En 1790 l'abbé Grégoire, curé d'Embermesnil en Lorraine et député à l'Assemblée


nationale, entreprit de faire le bilan de la situation linguistique d'une nation de près de
28 millions d'habitants qui, du rang de « sujets », avaient été promus à celui de
« citoyens », en diffusant un questionnaire relatif « aux patois et aux mœurs des gens
de la campagne ». Encore que les réponses n'aient rien de formellement statistique, il
en conclut que la langue française n'est « exclusivement parlée » et encore non sans
« altérations » que dans une quinzaine de départements, que près de 12 millions de
Français ne la parlent pas (encore que bien souvent, ils la comprennent), que 3
millions seulement la parlent avec pureté et que ceux qui l'écrivent correctement sont
encore moins nombreux. Talleyrand, dans un rapport de 1791, s'étonne que le
français, répandu dans toute l'Europe, reste inaccessible à un grand nombre de
Français et assure que « les écoles primaires vont mettre fin à cette étrange
inégalité »; Grégoire (qui envisageait d'exiger des candidats au mariage la pratique
orale et écrite du français !) tire de son enquête un nouveau rapport à la Convention
(1794) « sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage
de la langue française » : il admire « nos frères les Américains chez qui tout le monde
sait lire, écrire et parler la langue nationale »... « Le peuple doit connaître les lois
pour les sanctionner et leur obéir. »… « Pour extirper tous les préjugés, développer
toutes les vérités, tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans la

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 32

masse nationale, simplifier le mécanisme et faciliter le jeu de la machine politique, il


faut identité de langage. » La même année, Barrère tonne contre les langues
étrangères pratiquées en France : le bas-breton, le basque, l'« allemand » d'Alsace et
l'« italien » de Corse qui ont « perpétué le règne du fanatisme et de la superstition...
empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants et peuvent
favoriser les ennemis de la France ». Contre les patois : « Citoyens, c'est ainsi que
naquit la Vendée : son berceau fut l'ignorance des lois... Il faut populariser la langue,
il faut détruire cette aristocratie de langage qui semble établir une nation polie au
milieu d'une nation barbare... Laisser les citoyens dans l'ignorance de la langue
nationale, c'est trahir la patrie... la langue d'un peuple libre doit être une et la même
pour tous... Donnons donc aux citoyens l'instrument de la pensée publique, l'agent le
plus sûr de la révolution, le même langage. » On choisira parmi les habitants des
villes les instituteurs des campagnes, qui, payés par le Trésor public, ne seront les
ministres d'aucun culte et enseigneront « la langue française et la Déclaration des
droits de l'Homme à tous les jeunes citoyens des deux sexes que les pères, mères et
tuteurs seront tenus d'envoyer dans les écoles publiques. »

Ce programme resta lettre morte jusqu'à Guizot, puis J. Ferry au XIXe s.


L'obligation scolaire date de 1882 et elle s'accompagne de l'interdiction absolue
d'employer à l'école, même en récréation, l'idiome local, sous peine de sanctions
humiliantes dont la plus connue est la « plaque » ou « symbole », un objet (petite
pierre plate, sabot brisé, bâton, écriteau) que le maître donnait au premier élève qu'il
entendait s'exprimer en patois; celui-ci s'en débarrassait au plus vite en la passant à un
camarade coupable de la même infraction; en fin de journée, le dernier élève en
possession de cette « plaque » avait une punition : en général une tâche de nettoyage
à accomplir. Travaillant à une thèse sur les patois de ses Ardennes natales (1913), Ch.
Bruneau, tout en reconnaissant leur intérêt scientifique, n'y voit que des « langues
d'abrutissement » dont il souhaite et prédit la disparition. Comme les Conventionnels,
il n'estime qu'un français complètement « dérégionalisé » dont les élites urbaines,
dans leur générosité, et, s'il le faut, par la contrainte, font bénéficier les plus arriérés
de leurs concitoyens. Outre l'« instruction publique », le déracinement des
populations ouvrières, le service militaire, les guerres, le développement des
transports ferroviaires, de la presse, l'arrivée des automobiles, de la radio (1920), et
enfin de la télévision (1950), tout se conjugue, à partir de la fin du XIXe s., pour
donner le coup de grâce aux patois qui régressent et se délabrent. Même en milieu
rural, les dialectologues ont peine à trouver, parmi les vieillards, des « témoins »
valables pour leurs enquêtes et craignent d'être les derniers à pouvoir faire ce travail.
La langue française est désormais une institution apparemment aussi incontestable
que le système métrique ou celui des poids et mesures.

X. INTÉRÊT POUR LES PATOIS ET RENAISSANCE DES PARLERS


RÉGIONAUX

X.1 Et pourtant, à la fin du XXe s., les parlers régionaux donnent des signes de

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 33

vitalité imprévisibles il y a cinquante ans. À vrai dire, Grégoire, tout en voulant


détruire les patois, ne leur déniait pas tout intérêt : il est au courant des travaux que
dès le XVIII s. leur ont consacrés quelques érudits; surtout en ce qui concerne
« l'histoire étymologique des langues »... ils « ont déjà révélé des faits assez
étonnants pour éveiller la curiosité et se promettre de grands résultats ».

C'est ce que confirmeront les études des monographies dialectales et « atlas


linguistiques » qui se sont développées à partir du dernier quart du XIXe s., surtout en
Belgique et en Suisse, où l'idéologie de l'usage exclusif de la langue nationale ne
régnait pas autant qu'en France. Citons le Dictionnaire liégeois de J. Haust (1933),
l'Atlas linguistique wallon mis en chantier en 1920, paru à partir de 1953 et le
Glossaire des patois de la Suisse romande dont les auteurs enquêtent entre 1899 et
1910 dans un village sur trois, et accumulent deux millions de fiches permettant
d'élaborer une image aussi complète que possible de patois presque disparus depuis,
mais qui sont parmi les mieux explorés. Des Allemands (K. Jaberg, J. Jud) et des
Scandinaves (B. Hasselrot, franco-provençaliste d'Upsal, A. Blinkenberg, Danois des
Alpes maritimes) montrèrent souvent, dans l'étude des dialectes français, plus
d'ardeur que les Français eux-mêmes. Néanmoins, il y a une école française de
dialectologie, illustrée d'abord par les noms de Gaston Paris, de l'abbé Rousselot, et
de Jules Gilliéron qui, aidé de son unique enquêteur, EdmondEdmont, élabore de
1897 à 1901 son grand Atlas linguistique de la France en 7 volumes (1902-1907). En
1925 est fondée la Société de linguistique romane dont la revue fait une large place à
la dialectologie, À la même époque, un Suisse de langue allemande, Walter von
Wartburg, commence à rassembler les glossaires dialectaux qui forment l'essentiel de
la documentation de son énorme Französisches Etymologisches Wörterbuch.
Continuée après sa mort par son équipe, aujourd'hui, l'œuvre est presque achevée. Un
élève de Gilliéron, A. Dauzat, frappé par certains défauts de l'œuvre de pionnier
réalisée par son maître, lance en 1939 l'idée d'un Atlas linguistique de France par
régions. Sa réalisation ne commença qu'après la guerre. Les premiers volumes
parurent en 1955. Elle est aujourd'hui en voie d'achèvement. Le questionnaire
s'adapte aux réalités locales. De là le qualificatif d'ethnographique coordonné à celui
de linguistique dans le titre de ces atlas. Car, outre l'intérêt linguistique, ils apportent
une masse d'informations sur les techniques et les coutumes d'une vie rurale que
l'évolution sociale et technologique condamnait à disparaître. L'enquête, portant sur
un réseau de points beaucoup plus serré, fut confiée à des chercheurs de la région,
connaissant bien son parler, assez souvent à des universitaires dont l'enseignement
dialectologique, un peu marginal, finit par prendre de l'importance dans les
universités des régions où la revendication linguistique était la plus forte, et,
naturellement, à Paris, lieu par excellence du contact des cultures.

En effet, leur œuvre n'aurait été que muséographique sans cette passion de ne pas
laisser mourir les parlers régionaux qui, dans bien des provinces, subsistaient comme
langage de la gaieté et de la facétie. La volonté de leur rendre vie et dignité fut
hautement affirmée par certains, aux yeux de qui comme à ceux d'un correspondant
de Grégoire, pour détruire les patois « il faudrait détruire le soleil, la fraîcheur des

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 34

nuits, le genre d'aliments, la qualité des eaux, l'homme tout entier. »

X.2 Dès 1854, autour de F. Mistral, à la fois poète épique, réformateur de


l'orthographe du provençal et dialectologue, a été fondé le Félibrige, avec le but de
« relever, raviver en Provence le sentiment de la race; restaurer la langue naturelle et
historique du pays, rendre au provençal sa dignité par la consécration de la poésie ».
Cette entreprise connut le succès à travers tout le pays d'oc, et dans la plupart des
provinces, plus d'un tenta d'en suivre l'exemple. Aujourd'hui, on assiste, en faveur des
idiomes régionaux, à des revendications qui ne sont pas le fait de ceux qui les
pratiquent encore peu ou prou : vieillards des campagnes reculées, sous-prolétariat de
certains faubourgs urbains et « exploitants agricoles ». Ces derniers ne tiennent pas à
redevenir des « paysans » et auraient tendance à se méfier de ce qu'ils considèrent
comme un bizarre mélange de passéisme et de gauchisme. Les revendications
viennent d'intellectuels plutôt jeunes, militant pour une politique écologiste et
décentralisatrice, défenseurs du tiers monde et des cultures opprimées, maîtrisant
parfaitement le français, et qui, las de l'uniformité d'une langue standardisée, prennent
plaisir à s'en démarquer en pratiquant un idiome enraciné dans un terroir.

En Belgique et en Suisse, où le rôle de parler directeur est disputé au français par


d'autres puissantes langues européennes, les dialectes, moins pourchassés, n'ont pas
de revanche à prendre. Le dualisme franco-wallon n'a jamais été un antagonisme, et
les Wallons ont assez à faire à défendre le français contre le flamand pour ne pas
rêver d'un enseignement dialectal des mathématiques.

En Suisse, où le français est associé aux valeurs de la bourgeoisie urbaine les patois
disparaissent, d'abord dans les villes protestantes (Genève vers 1750, Lausanne et
Neuchâtel vers 1800). Combattus par l'école, ils déclinent au XIXe s. Alors que la
Suisse alémanique a conservé ses dialectes, en revanche pour la très grande majorité
des Suisses romands le patois est devenu un monde étranger.

En France, la gamme des revendications est étendue, allant d'un enseignement


facultatif des langues régionales à un enseignement obligatoire en langues
régionales à partir de l'école maternelle, instaurant (comme en Espagne pour le
basque et le catalan) un véritable bilinguisme et évitant la folklorisation. Il est
exceptionnel qu'on demande qu'elles soient utilisées par l'administration, mais on
souhaite les consacrer par des diplômes universitaires, un plus grand nombre
d'émissions de radio et de télévision, et une orthographe des noms de lieux conforme
à la prononciation locale. On refuse le terme de « dialecte » jugé péjoratif et on
revendique celui de « langue » sans toujours démêler clairement la polysémie de ces
deux termes.

X.2.1 La revendication linguistique a été très partiellement satisfaite à partir de la


promulgation de la loi Deixonne (1951). Elle permet d'enseigner le basque, le breton,
le catalan et l'occitan dans les classes du second cycle, sur la base du volontariat des
maîtres et des élèves. Depuis, des circulaires ministérielles ou rectorales ont traité le

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 35

problème, de façon généralement restrictive pour l'enseignement public, tandis que


certaines associations régionales fondaient des écoles privées enseignant en idiomes
locaux (« Diwan » en Bretagne, « Ikaskola » au Pays Basque, « Bressola » en
Catalogne, « Calandretas » en Languedoc). En 1976, une circulaire ministérielle
ayant parlé assez malencontreusement « des langues d'oc » (alors qu'il aurait mieux
valu dire « la langue d'oc » au singulier ou « les dialectes d'oc » au pluriel) donne
l'idée à quelques régionalistes d'émettre des revendications en faveur « des langues
d'oïl », expression des plus fâcheuses étant donné l'abondance des traits communs au
français et aux divers dialectes d'oïl. Il n'y a, à proprement parler, que des « dialectes
d'oïl », la seule « langue » d'oïl étant le français.

La circulaire Savary (1982), sans énumération limitative d'idiomes, promet qu'un


enseignement de « la culture et de la langue régionale » sera réalisé dans les trois ans,
partout où la demande se sera manifestée; d'où la création de cours facultatifs de
« langue et culture régionales » dans beaucoup d'écoles normales d'instituteurs et un
certain nombre de créations de postes plus ou moins éphémères. Une circulaire de
1983 donne la liste des « langues » (puisque telle est la terminologie ministérielle)
officiellement reconnues au baccalauréat, parmi lesquelles une « langue » d'oïl : le
gallo (dialecte roman de la haute Bretagne). Quoique les raisons de cette préférence
ne soient pas évidentes, il faut constater qu'elle a eu pour effet de renforcer la
demande en matière de gallo et de développer son étude à l'université de Rennes.
Enfin, un décret du 23 septembre 1985 crée un « Conseil national des langues et
cultures régionales ».

X.2.2 Au point de vue pédagogique, on peut considérer l'enseignement des idiomes


locaux comme favorable non seulement au rapprochement des générations, et à
l'enracinement dans une tradition plus ou moins vivante (contes, légendes, chansons,
arts et traditions populaires), mais encore, s'il est conduit avec doigté, à l'acquisition
de la langue « standard » : des enfants de milieux défavorisés, parlant chez eux un
français régional à base dialectale peu conforme aux normes officielles, vivent une
« insécurité linguistique », qui est souvent la cause de leurs échecs scolaires. Dans la
région nord, linguistiquement picarde, et fortement industrialisée, c'est un cas
fréquent non seulement en milieu rural mais encore et surtout dans la population
ouvrière. Il est donc souhaitable que les instituteurs n'ignorent pas l'idiome de leurs
élèves, ne le dévalorisent pas systématiquement, et même l'utilisent comme point de
départ pour leur faire prendre conscience de ses particularités en face de celles de la
langue « standard ».

X.2.3 Mais cet enseignement nouveau pose de nombreux problèmes.

Tout d'abord à ceux qui s'en font les champions. Il est difficile d'enseigner une
« langue régionale » sans définir une norme explicite remplaçant les simples usages
des patois, sans les uniformiser, sans retomber à l'échelle de la région dans ce
phénomène du « parler directeur » qu'on fuyait à l'échelle de la nation.
L'intercompréhension affirmée par les Occitanistes n'est que toute relative, et les

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 36

Provençaux de tradition mistralienne rechignent à privilégier le languedocien.

Il est difficile d'imposer une orthographe là où n'existe pas de tradition graphique;


de former des maîtres; de s'adapter à une énorme diversité de situations plus propres à
être traitées à l'échelon local que par circulaires ministérielles. Une estimation de M.
Cohen antérieure à 1947 dénombrait ainsi les locuteurs de langues régionales :
« occitan » (compte non tenu des subdivisions) : 9 500 000; alsacien : 1 300 000;
breton : 1 000 000; corse : 300 000; flamand : 200 000; catalan : 185 000; basque :
100 000. Il faut, aujourd'hui, en rabattre. Même dans les pays où l'idiome local est
encore vivant, il n'est pas pratiqué par la totalité de la population, loin de là. Sur un
million et demi d'habitants de la basse Bretagne, 600 000 comprennent un dialecte
breton et 3 à 400 000 le pratiquent quotidiennement. Depuis 1940, les curés ont
renoncé au prêche et au catéchisme en breton,et beaucoup d'élèves l'ignorent
entièrement. L’heure d’émission en breton sur France 3 n’a que 0,4% d’audience.
Selon une enquête de 1994, à Strasbourg, 5% seulement des enfants de 6 ans disent
parler le dialecte à la maison, 30% dans les petites villes d’Alsace et sans doute
davantage à la campagne. Parmi ceux qui connaissent le breton et l’alsacien, tous les
degrés d'imprégnation sont possibles.Dans les pays d'oïl, les dialectes, mourants,
n'existent plus qu'à l'état de bribes. Il faut les ressusciter pour les enseigner et on peut
s'interroger sur la réceptivité des générations futures à unidiome bien artificiel.
Prétendre enseigner un « système picard » aussi distinct du « système français » que
l'italien peut l'être de l'espagnol est une chimère. La plupart du temps, il ne s'agit que
de quelques traits phonologiques qui lui sont propres et de traits
morphologiquessporadiques ; quant au vocabulaire, les jeunes picardisants qui
animent à Abbeville la revue Ch’lanchron (fr. « le liseron ») sont obligés d'en faire
provision dans les glossaires pour pouvoir glisser çà et là un mot dialectal dans leurs
chansons, leurs bandes dessinéeset leurs spectacles de marionnettes, où ils
prononcent et écrivent « à la picarde » une masse de mots français. Il s'agit désormais
moins d'un dialecte que d'un français régional plus ou moins marqué, selon la classe
sociale du locuteur ou son intention de « parler picard ».

Prospectivement, on peut penser que les « langues régionales » qui ont le plus
d'avenir sont celles qui peuvent servir de « tremplin » pour l'acquisition d'une langue
étrangère : allemand pour les dialectes d'Alsace et du nord de la Lorraine, espagnol
pour la langue d'oc, italien pour le corse, néerlandais pour le flamand. Mais, malgré
leur isolement, il faut aussi compter avec la volonté des Basques et des Bretons : un
idiome survit dans la mesure où il y a assez de gens qui trouvent un intérêt à l'utiliser.

D'autres problèmes se posent à ceux qui se préoccupent avant tout de


l'enseignement de la langue nationale : sceptiques, à tort ou à raison, quant à la valeur
pédagogique des dialectes dans les cas d'échec scolaire et d'illettrisme, ils ne voient
pas l'intérêt de relativiser une norme difficile à acquérir. À leur avis, il est inutile de
se révolter contre le fait (résultant d'un histoire longue et irréversible) que le français
commun est un parler parisien d'un certain niveau socio-culturel « parachuté » dans
les provinces où il a recouvert les idiomes locaux. À l'échelle mondiale, où l'anglais

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 37

joue à l'égard du français le rôle de « langue dominante » qu'on lui reproche de jouer
à l'égard des dialectes, la première urgence est de le défendre. Pour qu'il reste le
véhicule commun aux francophones d'Europe, d'Amérique, d'Afrique, et d'Océanie, il
faut s'abstenir d'enseigner ce qui pourrait nuire à l'intercompréhension entre des
locuteurs si différents.

Il y a donc un équilibre à trouver entre la satisfaction de revendications régionales


qui ont leur légitimité et la nécessité de conserver au français sa qualité de langue de
grande communication.

XI. LES FRANÇAIS RÉGIONAUX

L'histoire des dialectes nous permet de comprendre le phénomène des « français


régionaux » qui, même lorsqu'ils sont fortement typés, et pratiqués par des locuteurs
peu instruits, ne constituent pas un obstacle sérieux à l'intercompréhension.

XI.1 Ils s'opposent aux dialectes quand ils ont en commun avec le français
standard :

 Le système des morphèmes (outils grammaticaux, affixes, etc.) quant à leur


forme et leur position par rapport au lexème régissant. N'est pas « français »,
par exemple, tout idiome qui n'a pas deux articles définis l'un masculin l'autre
féminin, homophones de pronoms personnels précédant obligatoirement le
nom; ou l'opposition je/nous assortie des désinences verbales correspondantes;
ou la conjonction que, etc. Mais on doit reconnaître comme « français » des
« codes restreints » n'employant qu'une partie des possibilités de la langue
(certains ne font aucun usage des relatifs dont ou lequel ou remplacent
habituellement nous par on). Les parlers techniques et argotiques sont du
français, mais non les créoles ou un dialecte comme le wallon, dans lequel on
peut trouver une forme comme ils parachutant, ou même le picard, dans la
mesure où il emploie encore les subjonctifs en -che et le démonstratif à la place
de l'article défini.
 Les mêmes règles syntaxiques principales.
 La majorité des mots les plus fréquents.
 Les oppositions phonologiques au plus fort rendement : ne serait pas
« français » un idiome qui ignorerait l'opposition voyelles orales/voyelles
nasales. Mais on peut admettre comme « françaises » la neutralisation de
l'opposition standard de deux /A/, deux /O/, deux /E/ (plus ou moins fermés ou
ouverts), ainsi que diverses réalisations d'un même phonème (/r/ roulé ou
grasseyé).
 Le nom que les locuteurs acceptent de donner aux deux idiomes. En 1971,
5% seulement des écoliers liégeois, objets d'un sondage, disaient parler
« Wallon »; les autres parlaient « français ».

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 38

XI.2 Mais ils s'opposent au français standard par un ensemble de traits permettant
d'identifier un Alsacien, un Languedocien, un Belge, un Suisse, un Canadien, un
Africain, etc. Leur diversité s'explique surtout par différents substrats dialectaux,
mais aussi par des archaïsmes, des innovations originales, ou par l'influence de
langues étrangères voisines (de l'allemand sur le français parlé à Strasbourg ou en
Suisse, par exemple).

 L'accent, facteur de différenciation le plus important et le plus durable, parce


que le plus inconscient, est beaucoup plus difficile à modifier que le
vocabulaire et la syntaxe. C'est un ensemble de traits phonétiques différents de
ceux du français standard (lui-même moins unifié qu'on pourrait le croire) :
dans le Midi, prononciation de tous les /e/ caducs, nasalisation incomplète,
confusion des timbres de /e/ et de /ε/, /O/ et /o/, /a/ et /A/; en Alsace, confusion
des sourdes et des sonores; en Bourgogne, roulement des /r/; en Normandie,
fermeture des /ε/ dans des mots comme tête, père, attaque aspirée de honte,
haut; maintien d'oppositions archaïques : en Suisse et en Franche Comté celle
de /O/ (sirop, pot, sot, mot, piano) et de /o/ (peau, seau, maux); en Normandie,
Wallonie, Suisse, celle de longueur, utilisée notamment pour marquer le genre
(brève au masculin, longue au féminin). Mais ce sont surtout les faits
suprasegmentaux, différences de rythme et d'intonation, difficiles à définir
scientifiquement, qui distinguent entre eux les accents régionaux.

Ils étaient nets et bien diversifiés sous l'Ancien Régime : À la convention nationale,
écrit Grégoire, on retrouve les inflexions et les accents de toute la France. Les finales
traînantes des uns, les consonnes gutturales ou nasales des autres, ou même des
nuances presque imperceptibles, décèlent presque toujours le département de celui
qui parle. Aujourd'hui, ils régressent, en particulier l'/r/ roulé. Pourtant la radio et la
télévision, qui naguère pourchassaient l'accent méridional, tendent à le tolérer chez
certains de leurs présentateurs et le Parisien, qui vit en pleine sécurité linguistique et
croit ne pas avoir d'accent, est surpris de s'entendre dire à Marseille qu'il « parle
pointu ».

 Les différences syntaxiques et morphologiques ne sont que des détails, très


caractéristiques pourtant : dans le Midi pronominalisation expressive : on s'est
mangé une bouillabaisse ; dans le Nord et l'Est : je lui ai donné du pain pour
lui manger; en Belgique, il s'accapare de tout, trop poli que pour être honnête;
en Suisse romande, emploi des temps surcomposés et de vouloir comme
auxiliaire du futur périphrastique.

 Le vocabulaire typiquement régional (à Lyon, matefaim pour crêpe, en


Normandie, carte pour cartable; en Belgique une ajoute par-ci, une ajoute
par-là, faire blinquer les cuivres; en Suisse, chambre de bains pour salle de
bains, mots suffixés en -ée : une éreintée, une craquée, une lugée, etc.). Ces
mots, connus de tout le monde dans un espace considérable, sont, dans la
conversation, bien moins fréquents que les vulgarismes. En France, tous ceux

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 39

qui les utilisent les croient français, mais hors frontières c'est un point sensible
de la conscience linguistique régionale, surtout depuis que Belges et Québecois
ont acquis un rôle de premier plan dans la défense de la langue française : la
plupart des Belges et des Canadiens emploient couramment certains mots en
sachant très bien qu'ils ne sont pas du français de France et sans leur
reconnaître aucune « indignité » particulière. D'où une certaine contestation du
rôle de « parler directeur » du « français parisien cultivé », ce « français
régional » parmi d'autres...

XII. LE FRANÇAIS ET LES LANGUES DE L'IMMIGRATION

À la fin du XXe s., les problèmes des relations entre le « français standard » et les
langues et dialectes ancestraux de l'antique « Francia » sont tout à fait mineurs en
comparaison de ceux que pose, depuis les années soixante, l'arrivée massive sur le
territoire français d'étrangers d'origines extrêmement diverses, qui revendiquent
hautement le droit à une installation définitive, et dont la langue maternelle a souvent
des structures totalement différentes de celles des langues romanes ou même indo-
européennes. Numériquement, le portugais et l'arabe sont beaucoup plus importants
que le breton ou le basque. La relative inefficacité des tentatives d'alphabétisation des
adultes (subventionnées par le Fonds d'aide sociale) a amené le législateur à
supprimer, par exemple, parmi les conditions d'éligibilité aux comités d'entreprises,
l'obligation de s'exprimer en français (loi de 1982, ainsi confirmée par le Conseil
d'État en 1987). Le Code du travail, malgré le principe d'utilisation de la langue
française pour la rédaction des contrats de travail écrits, prévoit, depuis 1988, qu'un
salarié étranger peut en demander une traduction dans sa langue maternelle et, en cas
de litige, seul ce texte (dont les conditions de traduction ne sont pas précisées) peut
être invoqué contre lui. La « vision du monde » implicitement contenue dans les
parlers d'oc, ou dans une langue romane comme le portugais, ou dans une langue
européenne comme le polonais, n'est sans doute pas trop différente de celle de la
langue française. Mais le passage du vietnamien, où les mots sont monosyllabiques et
invariables, où la personne se définit par sa place dans la hiérarchie sociale, au
français, avec sa variabilité morphologique et la claire opposition d'un « je » et d'un
« tu » est une sorte de « révolution copernicienne » exigeant une énorme gymnastique
mentale.

Les enfants étrangers scolarisés en France sont plus nombreux que tous les élèves
des réseaux français ou franco-étrangers hors frontières. Ils s'adaptent vite au
français, mais sommairement et mal, sans pédagogie appropriée. S'il est vrai que
l'enseignant doit pouvoir s'appuyer sur ce que connaît déjà l'enseigné, et qu'on ne peut
pourtant pas initier chaque instituteur à tout un éventail de langues étrangères,
comment éviter que les échecs, déjà enregistrés par une école monoculturelle dans
une société pluriculturelle à l'échelle française, ne soient décuplés à l'échelle de
l'immigration ? Si un jeune « Chtimi » souffre d'une « insécurité linguistique » de
nature à compromettre sa réussite et à faire de lui l'un de ces illettrés dont, au bout

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 40

d'un siècle d'obligation scolaire, la France, avec stupéfaction, commence à découvrir


le nombre, quels ne sont pas les risques courus par les enfants qui fréquentent la
même école que les jeunes Français alors qu'avec leurs parents ils parlent créole,
portugais, arabe, berbère, turc, tamoul, wolof, vietnamien ? Il serait pédagogiquement
souhaitable, mais sociologiquement détestable que les élèves soient regroupés par
ethnies, avec des maîtres connaissant leur langue maternelle. Des associations
assurant des enseignements complémentaires pourraient faciliter la transition d'une
langue à l'autre. Les accords conclus, depuis les années 70, avec les gouvernements
portugais et algérien pour introduire dans les écoles des maîtres du pays d'origine
peuvent être une bonne chose, même pour la langue française, s'ils sont appliqués
dans un esprit de véritable coopération. Il faudrait que des socio-linguistes s'inspirent
des travaux américains concernant l'anglais parlé par les Noirs, pour étudier
systématiquement les variétés de français à substrat exotico-régional parlées dans les
H.L.M., qui servent de langue véhiculaire entre immigrés de toutes origines et entre
Français et immigrés.

Un enseignement plus rationnel demanderait certains moyens financiers, mais


surtout un dessein politique, des structures d'une extrême souplesse qui ne sont pas du
tout dans la tradition de l'Éducation nationale, et une volonté qui, à l'heure actuelle,
n'existe suffisamment ni chez les enseignants, ni chez les enseignés. Puisque la
France accepte l'implantation d'étrangers sur son territoire, il est à la fois de son
intérêt et de son devoir, sous peine d'un considérable gâchis humain et d'une
déstructuration de sa langue, de ne pas les laisser s'enfermer dans des « ghettos »
linguistiques et de trouver les moyens de leur donner accès à une norme assurant la
communication et l'aisance des relations sociales.

ANNEXE

En 1806, le ministère de l'Intérieur ordonne un recensement des langues de


l'Empire. Il est confié en 1807 à un homme de science et ancien diplomate, Charles
Coquebert de Montbret, qui adresse aux préfets, lesquels la transmettent aux sous-
préfets et aux Juges de paix, la demande de textes en idiome local : au minimum, la
traduction de la Parabole de l'enfant prodigue (Luc XV 11-32), une chanson, et un
conte. Les réponses sont conservées à la Bibliothèque nationale. Les diverses
versions de la Parabole de l'enfant prodigue (suivies, au cours de tout le XIXe s., de
nombreuses autres) sont publiées en 1831. Pour donner une idée de la diversité
dialectale, nous recopions ci-dessous sans chercher à en modifier l'orthographe, les
versets 21 à 24 de plusieurs de ces textes. Celui d'Ambert a été publié dans la Revue
de linguistique romane, 1975, p. 46.

Texte français :

Son fils lui dit alors : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre vous; je ne mérite plus d'être
appelé votre fils. Mais le père dit aux serviteurs : Allez vite chercher la plus belle robe et l'en

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 41

revêtez, mettez-lui au doigt un anneau, des souliers aux pieds. Amenez le veau gras et tuez-le,
mangeons et faisons liesse.

Textes d'oïl :

1. PICARD (Saint-Omer) : Sin fieu ly dit : Min père, j'ai grament péché conte l'ciel et conte vous; et
jenne su pu dinne d'éte apelai vous fieu. Alor I'pére dit à ses gins : Allez vite qére s'première
robe et fourez ly su sin dos; mettez ly un aniau au douet et dés solés à ses pieds. Amenés
aveucque I'viau cras et tuélle, mingeons et faigeons bonne torche.

2. WALLON (Malmédy) : Et l'fils Il diha : Pere, j'a pegchi conte lu ci et conte vos : ju n'so nin digne
d'ess loumé vos fils. Mais l'pere diha atou ses siervans : appoirto bin vite su pu belle robe et
tapo li so l'coir et metto li onne bague et des solés èze pis. Et allézo prinde lu cras vai et sul
touo et s'magnans et s'fusans gasse.

3. MORVANDIAU (Nièvre) : Et son fiot ly dié : Men père, y ait pécé conte le ciel et coi vous aitout,
y n'mairite pu d'eitre aipelé voute fiot. Anchitôt, le père dié ai sas valots aiportez vias sai
premère robbe et vitez ly, boutez ly enne baigue au det et das soulés dans sas piés. Aimouniez
aitout le viau gras et l'tuez : mezons et fions fricot.

Textes d'oc :

1. AUVERGNE (Ambert, Puy-de-Dôme) : Son garsou Il diguet : Payre, iou é petcho contro le chia
et contro vous; et iou ne sé pu digne d'être appella voutre garsou. Adonle payre diguet en sons
vali : Pourta vite la pu bèlo raubo et metta lo li et meta li ono bago au de et de soulards en sons
pès. Mena mai le vedet gra et tua le. Mangean et fagean bouon fricot.

2. GASCOGNE (Gers) : E soun hil qu'eou digouc : Moun pay, qu'ey peccat cost’oou ceo é
daouant bous : nou souy pas mes digne deou noum de boste hil. Lou pay que digouc a sous
baylets :Biste, biste, pourtat sa pruméro raoubo é boutats l'oc; boutats lou la bago aou dit, é
caoussats lou. Amiats lou bedet gras, é tuats lou : minjen é hascan uo gran'hesto.

3. PROVENCE (Marseille) : Et soun fieou li diguet : Moun païré aï peccat contro lou ciel et contro
de vous, noun siou pas digné d'estre appelat vouestre fieou. Alors, lou péro diguet à seis
domestiquos : Adduses sa premiero raoubo, et vestisses lou; mettes-li une bague oou det et de
souliers eis peds. Adusés lou vedeou gras et tuas lou, mangens e faguem boumbanço.

Texte en franco-provençal

1. SUISSE (Valais, Saint-Maurice) Son meniot la y a det : Mon père y ai petchia devant le chel et
devant vo; ye ne sey pas digno ora d'être appèlo voutrom fi. Mais le pere a det à son valets :
Apporta ley to de suite sa première roba é la fey bota; metté ley ona baga u dey é dé solar è
pia; amènà le vè grà é toa lo; mindzin é fézin granta tchiéra.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 42

CHAPITRE II

LES ÉTATS EUROPÉENS FRANCOPHONES

I. Introduction
II. La Belgique
II.1 Situation linguistique de la Belgique des origines à 1830
II. 2 Le réveil flamand
II.3 Les conflits linguistiques actuels en Belgique
II. 4 Le cas de Bruxelles
II.5 En marche vers une solution ?
III. Le Luxembourg
IV. La Suisse
V. La Savoie, Nice et le Val d'Aoste
VI. Monaco

CARTES

 La frontière linguistique franco-germanique en Belgique


 La frontière linguistique franco-germanique en Suisse

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 43

I. Les frontières qui séparent la France des états frontaliers francophones sont
politiques, non linguistiques. Ni la Wallonie ni la Suisse romande ne sont bilingues, le
français n'y est pas minoritaire; leurs habitants parlent un français régional comme un
autre, et bien souvent le français de Paris. La Suisse romande tend au refoulement de
toute tradition locale qui pourrait la singulariser par rapport à la France. Le
développement, relativement tardif, d'une littérature en wallon ou en français
régional, n'a jamais donné naissance à un mouvement organisé tendant à faire du
« français de Belgique » la langue officielle ou même seulement normale du pays.
D'innombrables puristes donnent aux Belges des leçons de beau langage, utilisant les
mots « flandricisme » et « belgicisme » dès 1806 et 1811. Entre eux, les Belges se
gardent de « pincer » leur français; ils ont un « bon usage » qui admet des
régionalismes lexicaux et surtout phonétiques, mais sont volontiers puristes en
syntaxe. Rien de comparable à la réaction des Québécois, regimbant contre le
français de Paris. Dans les circonstances officielles et, hors de leur pays, afin d'être
compris, ils s'y adaptent sans rechigner. Rien d'étonnant donc à ce que ce soit un
Belge, Maurice Grevisse, qui ait écrit la plus complète grammaire normative du
français moderne : Le Bon Usage.

Toutefois, l'appartenance à des nations différentes isole suffisamment les


communautés pour qu'on voie se constituer ce que J. Pohl a appelé des statalismes.
La frontière franco-belge constitue un faisceau très serré d'isoglosses : la plus typique
est, sur le plan phonétique, la conservation de l'opposition de longueur, et sur celui du
lexique, l'utilisation durable de septante et de nonante, malgré l'adoption de quatre-
vingts (alors que la Suisse conserve huitante). Ces faits, communs à la Suisse et à la
Belgique, correspondent exactement aux territoires du royaume et de la
confédération. Ils survivent sporadiquement en français avec une fréquence ou à des
niveaux de langue tout autres. Des « belgicismes quantitatifs » sont plus fréquents
d'un côté de la frontière que de l'autre, et des belgicismes « sociaux », tenus pour plus
ou moins grossiers et tabous de chaque côté. Les administrations, les pharmaciens
n'ont pas exactement le même vocabulaire ni la même terminologie. Simples indices,
très superficiels, de la nationalité de locuteurs aussi francophones que ceux de
n'importe quelle province française.

II. LA BELGIQUE
Rappel historique

La région de la Meuse et une grande partie de celle qui porte depuis la fin du XVe s.) le nom de
« Pays-Bas » ou Belgica (antique appellation gallo-romaine ravivée par les humanistes) étaient
terres d'Empire alors que la Flandre, l'Artois et le Tournaisis étaient des fiefs français. Mais à
partir de 1197 (avènement de Frédéric II Barberousse, qui s'en désintéresse), la dépendance
des grands fiefs : Brabant, Hainaut, Namur, Luxembourg, devient purement nominale, et leurs
principautés, ainsi que celle de l'évêque de Liège, de petits États souverains. La France, à partir
de Bouvines (1214), y étend son influence et, en 1384, un frère du roi, le duc de Bourgogne,
hérite de la Flandre et de ses dépendances. En 1477, date du mariage de Marie de Bourgogne,
unique héritière de Charles le Téméraire, avec Maximilien d'Autriche, la région passe aux

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 44

Habsbourg, alliés par mariages à la maison de Castille. Elle est d'abord gouvernée par
Marguerite d'Autriche, fille de Maximilien et tante de Charles Quint. Celui-ci est né à Gand en
1500, élevé à Malines, devient empereur en 1519, et fait désormais passer l'intérêt de l'Empire
avant celui de son pays natal. Son fils, Philippe II d'Espagne, ne sait pas éviter une rébellion qui
se termine en 1579 par une rupture : la Hollande et le autres provinces du Nord, calvinistes,
forment la « République des provinces unies », regroupées sous l'autorité du « stathouder »
Guillaume de Nassau (devenu par héritage prince d'Orange en France), qui fut, en fait, le
fondateur de la dynastie de l'actuel royaume des Pays-Bas; celles du Sud, dont les frontières
sont fixées au traité d'Utrecht (1713), restent aux Habsbourg catholiques (espagnols et, à partir
de 1714, autrichiens). Envahies par les armées de la Révolution, elles sont, en 1797, annexées
à la France et, en 1815, à la Hollande. En 1830, une révolte de la bourgeoisie francophone
contre la maison d'Orange est à l'origine de l'indépendance, reconnue par les puissances
européennes et ratifiée par la Hollande (1839), d'une monarchie neutre et laïque, la
« Belgique », sur un territoire traversé d'est en ouest par l'antique frontière linguistique
germano-romane (voir chapitre 1). On créait ainsi, sans le percevoir encore, un risque
d'éclatement du royaume, en même temps qu'en la personne de Léopold de Saxe-Cobourg, on
lui donnait le fondateur d'une dynastie qui en a jusqu'ici préservé l'unité.

source : http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/europe/belgiqueetat_demo.htm

II.1 Situation linguistique de la Belgique des origines à 1830

Comme partout ailleurs en terres d'oïl, en Wallonie et dans la partie picarde du pays,
la langue écrite au Moyen Âge est la langue commune, marquée d'une proportion
variable, mais jamais très considérable, de dialectalismes, qui devient peu à peu, au
XIIIe s., celle de l'administration et des affaires. Les archives de Tournai, détruites en
1940, conservaient environ 100 000 chirographes français du XIIIe s.

En pays flamand, ou thiois (mot d'origine francique apparenté à tudesque), elle


s'utilise pour le commerce international et les relations avec les Cours de langue
française : France et Angleterre. Aux archives d'Ypres, existaient encore en 1914 plus
de 7 000 « lettres de foire » datées de 1249 à 1291, écrites dans ce français qui a donc
été en usage à Namur, à Liège, à Malmédy et même à Bruges et à Ypres longtemps
avant de l'être à Pau, Nice, Quimper, Perpignan, Strasbourg ou Bastia.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 45

Pour leurs affaires intérieures, les Flamands utilisent leurs dialectes, apparentés au
néerlandais actuel, tendant à se substituer au latin. À l'époque du comte de Flandre
Louis III de Male (1330-1384), les cours de justice rendent leur sentence dans la
langue employée par les parties. Les d'Arteveld, meneurs des révoltes de Gand
(seconde moitié du XIVe s.), commencent à exprimer des revendications
linguistiques, Jacques écrivant (en français) au roi d'Angleterre qu'ils allaient « bouter
hors le langage françois » et Philippe se faisant fort de s'emparer de la personne du
jeune roi Charles VI et de lui apprendre le flamand. En Brabant, le chancelier devait
être bilingue. Charles le Téméraire provoqua une vive réaction particulariste en
essayant de généraliser l'usage du français. Le flamand se maintint donc et continua à
développer une littérature.

Néanmoins, passé le règne du duc Jean de Brabant (1312-1355) qui avait encore
écrit des poésies en flamand, les familles régnantes, surtout la bourguignonne, ne
pratiquèrent que le français, langue des Cours. Adenet le Roi, dont la carrière
littéraire se déroule au XIIIe s., en Brabant et en Flandre, nous apprend, dans Le
Roman de Berthe aux grands pieds, que

Avoit une coustume, ens el tiois pais


Que tout li grant seignor, li conte et li marquis
Avoient entour aus gent françoise tousdis
Pour apprendre françois lor filles et lor fils..

G. Chastellain (1415-1475), de langue maternelle flamande, et se disant français,


écrit en français une Chronique qui soutient le point de vue bourguignon contre celui
de la France. Au XVe s., les provinces du Nord, bien qu'hostiles à la France, jugent sa
langue indispensable à une éducation complète et lisent des livres français. Au XVIe
s., Marot et Ronsard influenceront les poètes néerlandais.

La disparition de la dynastie bourguignonne nuit peu au français : Marguerite


d'Autriche ignore le flamand et l'allemand, parle français, et ses « indiciaires » (Jean
Molinet, Jean Lemaire) n'écrivent qu'en cette langue, ou bien en latin. Charles Quint a
le français pour langue maternelle. Les Espagnols ne prétendent pas imposer leur
langue, s'excusent de l'employer quand ils n'en savent pas d'autre, et communiquent
avec les villes des Pays-Bas en français. Les Wallons ont eu la chance qu'un parler
voisin du leur devienne une langue internationale; ils ont profité de son prestige et de
son patrimoine littéraire, alors que les dialectes flamands ne rayonnaient pas au-delà
de leur aire géographique. À l'époque des « Lumières », à partir de 1750 surtout, la
francisation de l'élite flamande progresse rapidement, soutenue alors par un clergé
plutôt hostile au flamand. En 1815, après vingt-cinq ans de régime français,
Guillaume de Hollande trouve très peu de partisans en Flandre, et une vigoureuse
résistance à Bruxelles, quand il veut y développer l'usage du néerlandais, assez
différent des idiomes flamands locaux. Il ne parvient pas à l'imposer comme langue
officielle, et doit tolérer le français, qui était depuis le XIIIe s. la langue des classes

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 46

dominantes et, pour beaucoup de Flamands, une langue moins étrangère que le
néerlandais. La frontière linguistique est alors autant sociologique que géographique :
l'aristocratie et la bourgeoisie parlent français tandis que le peuple parle divers
dialectes, germaniques flamands, ou romans (wallon, picard, ou gaumais, dialecte
lorrain de la Gaume). Cette situation, durable, fit que certains Flamands, dont les plus
illustres sont Verhaeren (1855-1916) et Maeterlinck (1862-1949), ont fréquenté des
établissements scolaires où le flamand était prohibé, le dialecte, exclusivement
« réservé au peuple », étant surtout employé pour parler aux domestiques dans leur
milieu familial parfaitement francophone.

Tout cela explique qu'en 1830, le problème linguistique n'ait pas été considéré
comme un obstacle à la création du nouvel État belge, unitaire et centralisé, où
malgré un arrêté proclamant la « liberté des langues », toutes les écoles, les
administrations et les tribunaux étaient francophones.

II.2 Le réveil flamand

À partir de 1850, alors que la petite bourgeoisie, soucieuse de faire carrière dans
l'administration, souffre du préjudice que lui cause sa langue maternelle, des
intellectuels, suivant un mouvement général à l'époque du Félibrige, trouvent un
nouvel intérêt aux parlers flamands. Dans de nombreux établissements
d'enseignement catholiques, des cercles les étudient et les réhabilitent. On publie des
pamphlets et des œuvres littéraires dont les auteurs sont souvent des prêtres. Issus du
peuple, ils sont en conflit avec le haut clergé francophone qui, à la fin du siècle, tolère
l'enseignement du flamand dans les écoles primaires mais le refuse à l'université. Des
étudiants militent pour qu'il se répande dans tout l'enseignement. En 1889, on en
réintroduit l'usage dans les tribunaux et en 1898 la loi de l'égalité impose la rédaction
des lois dans les deux langues. Au cours de la guerre de 1914-1918 (et pendant celle
de 1939-1945), l'occupant allemand soutient le mouvement flamand. Quelques
années après, l'université de Gand devient néerlandophone, malgré l'opposition du
cardinal Mercier favorable au français comme tout le haut clergé et les partisans de
l'ordre établi.

Dans la Wallonie, à dominante laïque et socialiste, le clergé est resté longtemps


« unitaire », et, sauf exception, en dehors de toute action spécifiquement wallonne.
Ce n'est qu'à partir des années trente que commence à se forger une réflexion à la fois
wallonne et catholique. Le futur Mgr Leclercq écrit en 1938 : « L'avenir, disons plus,
le maintien de la Belgique dépend aujourd'hui pour une grande part de la formation
d'une communauté populaire wallonne consciente de ses destinées, de sa vocation
propre, et de sa grandeur. » Il souhaite donner au peuple wallon le sens de son unité
dans l'unité nationale.

En 1932, une loi importante, fondée sur le principe de l'homogénéité linguistique,


établit que la langue officielle des régions flamandes sera le néerlandais, celle de la

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 47

Wallonie (y compris Malmédy, repris à l'Allemagne), le français, celle d'Eupen et de


Saint-Vith, annexées en 1919, l'allemand. Seule la capitale, Bruxelles, enclavée en
zone flamande, sera bilingue. La minorité flamande de langue française n'a plus,
officiellement, aucun droit linguistique et son importance numérique tend à diminuer.
En 1963, les diplômes des écoles privées francophones en Flandres ne sont plus
reconnus, ni ceux des écoles néerlandophones en Wallonie. Sous réserve de
« facilités » accordées à des communes à population mixte, chaque communauté
linguistique rend obligatoire l'usage de sa langue sur son territoire pour l'éducation,
l'administration, les documents des entreprises, et même les offres d'emploi. À
Bruxelles, la liberté d'employer les deux langues tend à se transformer en bilinguisme
obligatoire.

II.3 Les conflits linguistiques actuels en Belgique

Depuis 1947, les recensements ne mentionnent plus les langues : les partis flamands
qui dominent les gouvernements belges ne souhaitent pas voir publier des chiffres qui
démontreraient la francisation progressive de Bruxelles et de certaines communes de
banlieue réputées néerlandophones. La minorité de langue allemande ne compte
guère que 65 000 personnes scolarisées, depuis 1919, dans le bilinguisme allemand-
français, qui, lorsqu'elles sont bilingues, pratiquent plutôt le français que le flamand.
Une estimation grossière du nombre des Belges francophones tentée en 1963, en
additionnant la population de la Wallonie (3 227 000) + 85 % de Bruxelles (858 000)
+ 250 000 habitants de la banlieue de Bruxelles + Flamands de langue française +
étrangers latins ou maghrébins, donnait un total de 4 300 000, soit 43 % de la
population de la Belgique. Cela signifie que la tendance est à la décroissance, les
pourcentages étant de 46 % en 1900 et 44 % en 1947.

En 1962-1963, une loi a fait coïncider les limites administratives avec les limites
linguistiques. Sans demander l'avis des habitants, Mouscron et Commines ont été
rattachés à la zone francophone et les Fourons (en flamand Voeren) à la zone
néerlandophone. Cet ensemble de six villages détaché de la province de Liège et
rattaché à celle de Limbourg a élu constamment, pendant de longues années, le
bourgmestre José Happart, un Wallon qui ne sait ou ne veut parler une autre langue
que le français. Il demande inlassablement le « retour à Liège » de sa commune, ce
qui exaspère les Flamands. Les « facilités » concédées par la loi aux minorités
linguistiques concernent les administrés mais pas les administrateurs : tout Fouronais
a le droit de remplir sa déclaration d'impôts en français, mais le maire est tenu à
n'utiliser que le néerlandais dans ses actes officiels. La querelle des Fourons est
l'abcès de fixation d'une vraie guerre civile linguistique. En octobre 1986 l'annulation
par le conseil d'État de l'élection du bourgmestre, contestée par les ministres wallons
et jugée immédiatement applicable par les ministres flamands, fut pour quelque chose
dans la démission du cabinet Martens. Un accord intervenu en mai 1987 laissa à José
Happart le titre de bourgmestre en lui retirant certaines prérogatives. En décembre
1988, il démissionne, mais n'abandonne pas la lutte. Autre traumatisme cruellement

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 48

ressenti par les Wallons : le Walen Buiten (« Wallons, dehors ! ») qui a retenti vers
1960 dans l'université catholique de Louvain Y il est vrai surpeuplée Y , d'où scission,
et transfert de sa section francophone dans le Brabant wallon, à « Louvain-la-
Neuve ».

En matière économique, les réalités l'emportent sur les passions : les Flamands ne
refusent pas de parler français avec les Français (encore qu'ils préfèrent utiliser
l'anglais !). Mais dans les relations commerciales, le fournisseur parle la langue de
son client. Les firmes étrangères ou wallonnes ne peuvent espérer vendre en Flandre
qu'avec le concours de représentants néerlandophones, réciproquement, les Flamands
doivent utiliser le français pour vendre en pays francophone. À noter qu'en 1979, 91,3
% des élèves des écoles flamandes avaient choisi le français comme première langue,
et 8,7 % seulement l'anglais. 75 % apprennent le français à concurrence d'au moins
deux ou trois heures par semaine pendant au moins quatre ou cinq ans (et un tiers
pendant dix ans), et leurs connaissances sont sans cesse entretenues et consolidées par
la radio, la télévision francophone (regardée par 15 % d'entre eux), la presse, et les
vacances en France. 70 % de la population totale a ainsi la possibilité de
communiquer en français. Tant que la France restera le troisième partenaire
commercial de la Belgique, on pourra y travailler en français. Et il y a toujours
interaction, on le sait bien, entre les domaines économique et culturel.

II.4 Le cas de Bruxelles

Les difficultés spécifiques à cette capitale découlent du fait que, originairement


flamande, avec, en 1830, une population qui parlait en majorité le dialecte flamand
brabançon, à présent presque éteint, elle est progressivement devenue un îlot à forte
majorité francophone isolé en pays flamand. Cette francisation s'explique par
l'implantation de nombreuses familles de travailleurs wallons qui y ont fait souche,
par le poids social des milieux financiers et industriels francophones qui présentaient
à leur personnel le bilinguisme comme la clé du succès social et, plus récemment, par
une immigration maghrébine francophone. On peut estimer que Bruxelles compte, à
la fin du XXe siècle, au maximum 10 % de flamingants, 20 % d'immigrés, dont
beaucoup de Marocains, qui parlent français, et, pour le reste, des Belges
francophones. L'évolution démographique, les grandes entreprises immobilières et la
poussée des habitants vers la périphérie, commune à toutes les grandes villes, tendent
à agrandir toujours un peu plus la zone francophone autour de Bruxelles. En
particulier une forte natalité chez les immigrés maghrébins joue en faveur de la
francisation. Les Flamands souffrent d'être de plus en plus obligés de parler français
pour se faire comprendre dans leur ville, pourtant théoriquement bilingue, et se
défendent en maintenant, dans les organismes locaux, des quotas de représentation
sans proportion avec leur nombre. Le pouvoir fédéral, où ils sont dominants, diminue
les investissements à Bruxelles au profit des régions, notamment d'Anvers, mégapole
devenue le centre du réseau autoroutier et fluvial, où une certaine immigration
francophone se fait jour. Les lois linguistiques y sont respectées et les milieux

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 49

commerciaux n'y engagent guère de personnel qui ne soit trilingue (français, flamand
et anglais).

À ces problèmes généraux, s'ajoute celui des communes aujourd'hui


majoritairement francophones de la grande couronne de Bruxelles. À la demande des
Flamands qui craignaient l'extension de la « tache d'huile » bruxelloise, les
francophones avaient admis, en 1963, que six communes des alentours soient dotées
de facilités toujours contestables et contestées, plutôt que de devenir bilingues, ce qui
aurait, à l'époque, découlé de la simple application de la loi sur le recensement
linguistique. De plus, la situation ainsi figée ne tient pas compte du développement
urbain vers la périphérie. Parmi les quelque 125 000 francophones qui habitent les
banlieues sous régime linguistique flamand, 40 000 résident dans les six communes à
statut spécial, mais la majorité, soit une population équivalente à celle de la
communauté germanophone, ne dispose pas de « facilités » linguistiques. Ces
citoyens sont contraints d'accomplir en néerlandais tous les actes de leur vie publique.
Dans l'état actuel des choses, le statut de ces francophones de Belgique est inférieur à
celui des Québécois et la loi prévoyant l'égalité entre les communautés ne les protège
plus.

Malgré certaines pressions pour peupler les classes flamandes aux normes de
création et d'encadrement particulièrement favorables, les enfants font leurs études en
français dans la proportion de 8 ou 9 sur 10. Mais dès le début, ils sont obligés
d'apprendre la seconde langue nationale. Il existe à Bruxelles un « Front des
Francophones » qui développe les arguments suivants : il n'y a pas équivalence entre
le « bilinguisme de promotion » flamand-français, qui donne accès à une grande
langue internationale, et le « bilinguisme de résignation » français-flamand qui ne sert
guère qu'à devenir employé subalterne dans la ville de Bruxelles et ne permet même
pas une communication aisée avec les Belges de Gand ou d'Ostende, puisqu'on
n'enseigne pas les parlers flamands usuels en Belgique, mais le « beschaafd
nederlands » qu'à peine plus de cinq mille Belges pratiquent en dehors de l'école. Les
parents ont le droit naturel de choisir le mode d'éducation de leurs enfants, certains
pédagogues considèrent comme dangereux de commencer l'apprentissage d'une
langue étrangère avant de maîtriser les mécanismes de sa langue maternelle; les
instituteurs bilingues flamands enseignent un français sans nuances, contaminé, voire
fautif... À quoi les Flamands répondent que l'argument de la fragmentation des patois
ne tient pas, que le néerlandais est leur véhicule normal, que le français est mieux
enseigné dans les classes flamandes que le néerlandais dans les classes françaises, et
que le bilan de l'enseignement bilingue, surtout dans les classes flamandes, est positif.
Même si l'on fait la part des passions dans ce débat, cette situation n'est pas de nature
à créer entre les deux communautés un climat de sympathie et de compréhension
dans la liberté intellectuelle et culturelle.

La conséquence est que c'est l'anglais qui tend à devenir la langue de la


réconciliation entre francophones et néerlandophones. L'implantation à Bruxelles de
la C.E.E., entraînant la présence de dix-mille fonctionnaires européens, d'abord

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 50

favorable à la pratique du français, qui parmi les sept langues officielles de la


Communauté, était la langue de travail la plus utilisée, devient de plus en plus
favorable à celle de l'anglais. L'association Initiative européenne, très active à
Bruxelles, milite pour l'unilinguisme anglais en Europe; les documents francophones
du projet européen Eurêka ont pour en-tête Together to the future; à l'aéroport, on ne
lit que des inscriptions en anglais, et comme le bilinguisme obligatoire est coûteux en
caractères d'imprimerie, les cartes des restaurants commencent par Welcome et les
tickets de métro et d'autobus, trop petits pour des inscriptions en deux langues, sont
écrits en anglais. Bruxelles, dont certains souhaiteraient faire une ville-phare de la
francophonie, est, visuellement au moins, de plus en plus anglaise.

II.5 En marche vers une solution ?

L'acuité des conflits a obligé la Belgique à se réorganiser. Au 1er janvier 1993, elle
est devenue officiellement un État fédéral associant trois communautés (française,
flamande et allemande) réparties sur trois régions (Wallonie, Flandre et région
bruxelloise), et réunies dans un comité de coordination. Chaque communauté,
compétente pour l'enseignement, les matières culturelles et la coopération
internationale en ces matières, a son assemblée législative, son exécutif, son
« commissariat général aux relations internationales » et sa représentation à l'étranger.
Un « gouverneur adjoint » doit veiller sur l'application des lois linguistiques dans
l'enseignement, l'administration et les gouvernements autonomes. Quoique les
institutions fédérales ne reçoivent que des miettes du budget de l'État, ce qui gêne
plus les Wallons que les Flamands, on a créé (1985) un « service de la langue
française » et un « Conseil de la langue française » qui a déjà retenu comme
prioritaire la question du français langue scientifique; désormais, la communauté
française dispose d'un centre culturel à Paris et à Québec.

L'existence même de la Belgique fut contestée dans les années 80; elle l'est moins
aujourd'hui : la majorité des Wallons ne souhaiteraient pas plus être rattachés à la
France que les Flamands ne souhaiteraient être rattachés au royaume des Pays-Bas.
De plus en plus, les deux communautés ont le sentiment de former une nation. Le
mouvement « Bruxelles-Français » voudrait voir cette ville si disputée devenir la
capitale d'un État Wallon-Bruxellois souverain traitant juridiquement, malgré les
inégalités économiques, d'égal à égal avec un État flamand souverain. L'institution
monarchique observe, depuis Léopold III, une parfaite neutralité dans le débat
linguistique. Elle a jusqu'ici maintenu l'unité de la Belgique. Pourra-t-elle longtemps
encore jouer ce rôle ? Quel pourra être le sort des divers groupes linguistiques belges
dans une confédération européenne ? C'est ce qu'il est bien difficile aujourd'hui de
prédire.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 51

III. LE LUXEMBOURG
Rappel historique

Luxembourg, chef-lieu d'un comté puis d'un duché, donna plusieurs empereurs à l'Allemagne
avant le rattachement à la Bourgogne, puis aux domaines des Habsbourg, puis à la France,
sous le nom de « département des forêts ». En 1815, le roi des Pays-Bas devint Grand-Duc de
Luxembourg, par une union personnelle qui dura jusqu'en 1890. Le Grand-Duché conclut en
1922 une « union économique belgo-luxembourgeoise » puis devient membre du Bénélux dont
il représente un peu plus de 1 % de la population. À mi-distance d'Amsterdam et de Milan,
carrefour entre la France et l'Allemagne, dont il utilise les deux langues, ce petit État souverain
était destiné à devenir le siège de la C.E.C.A. et de divers organismes ouest-européens.

Mis à part les environs de la bourgade romane de Lasauvage dont le dialecte est
lorrain, la langue maternelle des autochtones (268 813 sur 364 602 habitants en 1981)
est le dialecte luxembourgeois, voisin de l'allemand, qui en 1984 a succédé, comme
langue nationale, au français toujours enseigné dès les classes primaires. Ainsi la
majorité des Luxembourgeois sont trilingues (luxembourgeois, français, allemand).
Beaucoup pratiquent l'anglais (ou l'une des langues de l'immigration, surtout le
portugais ou l'italien) et sont quadrilingues. Un sondage réalisé en 1986 révèle que,
pour les échanges oraux, le luxembourgeois est préféré dans la vie privée, les
spectacles, discours, conférences, cérémonies religieuses. Mais le français a une
position dominante sur le lieu du travail, dans les cafés, les restaurants, les magasins.
On préfère les disques, les cassettes, les films, la télévision en français, mais les
émissions radiophoniques en allemand. En fait de lectures, beaucoup de
Luxembourgeois sont éclectiques, mais un tiers ne choisit que des journaux,
périodiques, livres en allemand, alors qu'un dixième seulement les choisit
exclusivement en français. Pour les échanges écrits, les correspondances privées, le
luxembourgeois arrive en troisième position après l'allemand et le français; et dans
les relations professionnelles et administratives, le français prédomine. Pourtant,
lorsqu'on leur demande laquelle de ces différentes langues ils écrivent le mieux, 49%
répondent « l'allemand » et 28 % seulement « le français ».

Sur la frontière linguistique où l'on peut observer le contact entre le français,


l'allemand, le néerlandais et leurs divers dialectes, le contraste est grand entre la
Belgique, déchirée par les querelles linguistiques, et le Luxembourg, pays, par
excellence, de la coexistence pacifique des langues.

IV. LA SUISSE
Rappel historique

Au Moyen Âge, les différents pays qui composent la Suisse actuelle font d'abord partie de
l'Empire. Mais la vie alpestre y suscite des structures économiques et culturelles qui en font une
démocratie tout à fait originale. Les seigneurs ont du mal à s'imposer et les communautés
jouissent d'une indépendance de fait dont elles profitent pour se libérer du joug des Habsbourg.
À une Confédération, limitée d'abord à Uri, Schwytz, et Unterwald, fondée en 1291 au bord du
lac des Quatre Cantons dans la prairie du Grütli, se rallient, entre 1332 et 1513 Lucerne, Zurich,
Glaris, Zoug, Berne, Fribourg, Soleure, Bâle, Schaffouse et Appenzell. On arrive à un total de

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 52

treize cantons, le « corps helvétique » stable pendant trois siècles. La langue alémanique
domine, saut à Fribourg,) place forte qui a plusieurs fois changé de mains avant de devenir
savoyarde, et dans le Jura, dépendant du prince-évêque de Bâle, où sont parlés des dialectes
français. Aux XVe et XVIe s., les cantons soumettent par les armes les « pays alliés » (Valais,
ligues grisonnes), les « bailliages » (Thurgovie, Tessin), et les « terres sujettes » (Vaud).
Restent indépendants de la Confédération, en pays francophone, Genève, gouvernée par des
princes-évêques jouissant de tous les droits régaliens, et Neuchâtel, fief de princes laïcs, qui
deviendra, par voie de succession, à partir de 1707, possession personnelle du roi de Prusse.

Les Suisses, que leurs vallées ne suffisent pas à nourrir, guerroient non seulement pour leur
propre compte, mais aussi au dehors, en qualité de mercenaires. Engagés dans les guerres
d'Italie, ils sont vaincus à Marignan et le roi de France conclut avec eux (1521) une alliance
restée en vigueur jusqu'à la Révolution, qui lui permet d'y lever des troupes. À l'apogée du
règne de Louis XIV, la Confédération prend figure de protectorat français et le nombre de ces
soldats s'élève jusqu'à 25 000 pour une population de deux millions d'habitants.

La Réforme (1522) conquiert rapidement Zurich, Lausanne, Berne, Bâle, dont l'évêque se
réfugie à Porrentruy. Elle suscite le mouvement populaire des anabaptistes (qui refusent le
cens, la dîme, le servage), durement réprimé. Berne les expulse et certains trouvent refuge sur
les terres fidèles à l'évêque de Bâle, dans le Jura francophone où leurs descendants parlent
encore le dialecte alémanique. En 1536, Calvin fonde la République de Genève. Certains
cantons : Lucerne, Zoug, Soleure, Fribourg, refusent la Réforme et s'efforcent de maintenir
dans les « bailliages communs », où règnent deux confessions, des couloirs fidèles à l'ancienne
foi, garantissant leurs contacts avec l'Europe catholique. Toutefois, il n'y a pas de coïncidence
entre les limites linguistiques et confessionnelles, la religion créant entre les cantons des
liens plus forts que la langue.

source : Office fédéral de la statistique, Suisse, recensement 2000

Le mercenariat et sa division confessionnelle lui interdisant de prendre parti dans les conflits
européens, la Suisse devient l'Etat « neutre » qu'elle est restée jusqu'à aujourd'hui.

À l'époque révolutionnaire, une constitution centralisatrice imposée par le Directoire est mal
supportée. En 1803, par l' « Acte de Médiation », Napoléon rend à la Suisse sa structure
fédérale en lui ajoutant six nouveaux cantons : Argovie, Thurgovie, Tessin, Vaud (anciens pays
sujets), Grisons et Saint-Gall (anciens alliés). En 1815, le traité de Vienne crée trois cantons
supplémentaires, entièrement ou majoritairement francophones : Genève, Valais et Neuchâtel
(dont le nouveau statut ne sera reconnu par le roi de Prusse qu'en 1857). De même que
l'émancipation du Tessin a créé la Suisse italienne, celle du pays de Vaud et l'adjonction de
Genève et de Neuchâtel ont créé la Suisse romande définie, à l'ouest, par une frontière d'État

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 53

sans signification linguistique, et, à l'est, par une frontière linguistique ne coïncidant pas
toujours avec les limites cantonales ni même communales. Cela n'engendrera toutefois pas de
conflits linguistiques, sauf dans le Jura francophone, octroyé à Berne, en remplacement de
l'Argovie et du pays de Vaud, par un acte arbitraire opposé au principe fédéral helvétique. Les
frontières de langues n'ont pas empêché l'élaboration d'une politique globale. La Suisse a
connu, jusqu'en 1848 (date de sa constitution fédérative moderne) des guerres civiles à causes
religieuses, sociales, économiques, mais jamais à causes linguistiques. La Première Guerre
mondiale a marqué une rupture profonde, appelée « le fossé », entre la Suisse alémanique,
économiquement et démographiquement dominante, tournée vers l'Allemagne, et la Suisse
romande qui prend parti pour la France. Des conflits sociaux ressoudèrent la bourgeoisie, mais,
au référendum de 1992 encore, les germanophones, majoritaires, imposèrent le « non à
l'Europe » aux francophones, qui avaient voté « oui ». Après la Seconde Guerre mondiale, la
Suisse n'adhère pas à l'O. N. U. en raison de sa neutralité qui l'a préservée du conflit. Mais
Genève, qui abrite le comité international de la Croix-Rouge depuis sa fondation (1863),
accueille de plus en plus d'organisations et de conférences internationales : l'office européen
des Nations unies, le Bureau international du travail, l'Organisation mondiale de la santé, le
Centre européen de la recherche nucléaire. Même si l' « esprit de Genève », cosmopolite, n'a
guère de racines locales, c'est un atout pour la francophonie. L'après-guerre est une période
d'expansion économique : banques, sociétés multinationales, entreprises de construction; la
proportion des travailleurs étrangers passe de 5 % en 1945 à 10 % en 1960 et 17 % en 1974.
Ils sont 30 % de la population active; un habitant sur six est un étranger. Des mesures de
stabilisation sont prises et des dizaines de milliers d'entre eux doivent regagner leur pays.
Pourtant des modifications constitutionnelles tendant à en réduire massivement le nombre sont
par trois fois refusées par le peuple. La Suisse, devenue le quatrième investisseur dans le tiers
monde, a créé en 1961 le Service de coopération technique dont bénéficient, en fait de pays
francophones, Madagascar et le Rwanda.

IV.1 Au XVIe s. le sénat de Genève discute encore en dialecte savoyard, mais le


français y est langue de chancellerie depuis le XIIIe s., lorsque Calvin se met à
l'employer comme langue religieuse. Genève devient la capitale intellectuelle et
religieuse de la France protestante. La plupart des pèlerins qui s'y rendent (Marot,
Ramus, Estienne) et des hommes illustres qui s'y installent (Th. de Bèze, d'Aubigné)
sont des Français. Nombre d'étudiants français viennent suivre les cours (en latin) de
son Académie et des étrangers viennent y apprendre le français. Dans le peuple, les
patois résistent, comme ailleurs, mais en 1668, la « vénérable Compagnie des
Pasteurs » interdit aux enfants qui suivaient l'enseignement religieux de s'exprimer en
savoyard.

Les mercenaires, une fois leur service terminé, restent en France comme portiers,
suisses d'église, ou rentrent chez eux, plus ou moins francisés. Grâce à des traités de
commerce avec la France, des marchands suisses jouissent, à Lyon, de nombreux
privilèges.

Dès la fin du XVIIe s., la Suisse romande est réputée pour la pureté du français
qu'on y parle. Au XVIIIe s., Genève a une vie intellectuelle intense, Lausanne a ses
salons, la principauté de Neuchâtel est un centre intellectuel et mondain favorable aux
Encyclopédistes.

VI.2 De 1815 à 1978, la Suisse compte trois cantons francophones : Vaud,


Neuchâtel, Genève, et trois cantons bilingues franco-alémaniques : Berne, Fribourg,
le Valais. Mais dès 1826, Xavier Stockmar jure de libérer le Jura de la domination

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 54

des Bernois qui répriment durement diverses insurrections et se heurtent à la


réclamation de plus en plus insistante de ceux qui veulent que le territoire
francophone, appartenant jadis à l'Évêché de Bâle et attribué à Berne en 1815,
devienne indépendant et forme un nouveau canton. La question n'est pas seulement
linguistique (le Jura est sous-industrialisé et mal pourvu en voies de communication).
Elle est compliquée par le fait que tout le monde n'y est pas francophone : les
descendants des réfugiés anabaptistes parlent toujours le dialecte de Berne, et de
récents mouvements de population ont modifié le paysage linguistique. Bref, au XXe
s. 8% de la population y parle allemand et 6,7 % italien. En 1947, le Grand-Conseil
bernois refuse de confier à un francophone la direction cantonale des travaux publics,
d'où protestations, rassemblements populaires, création du « Comité pour la défense
des droits du Jura »» et du « Rassemblement jurassien » par Roland Béguelin, alors
âgé de 26 ans, qui consacra sa vie à la cause de l'indépendance cantonale. Il sut se
faire aider d'une poignée de compagnons déterminés et fut le concepteur d'une
stratégie parfaitement légale fondée sur le principe de territorialité qui a mené à la
victoire de 1974. Son action le mena à créer des liens avec la Belgique, le Canada, le
Val d'Aoste, dont les combats sont les mêmes, et à fonder, en 1971, la Conférence des
peuples de langue française dont il fut le secrétaire général jusqu'à sa mort en 1993.

En 1950, Berne fait quelques concessions mais le « Rassemblement jurassien »


continue à revendiquer l'indépendance alors que les antiséparatistes créent l' « Union
des patriotes jurassiens ». La « votation » de 1959 est défavorable aux séparatistes qui
reprennent la lutte à travers la presse, les fêtes populaires, et en organisant diverses
manifestations de sympathie envers l' « ethnie française ».

Des efforts de conciliation aboutissent à un « additif constitutionnel » reconnaissant


aux districts jurassiens un « droit d'autodétermination » dont ils usent en répondant au
référendum du 23 juin 1974 par 36 802 oui contre 34 057 non. Mais comment tracer
les limites du nouveau canton ? Les districts du Nord sont séparatistes; ceux du Sud
veulent rester bernois. La majorité n'est très claire que dans les districts de Porrentruy,
Delémont et des Franches-Montagnes. Une série de « votations d'autodétermination »
en décident. Le nouveau canton du Jura est créé en 1978; il a pour chef-lieu
Delémont. Berne reste pourtant bilingue, une certaine proportion de francophones y
subsistant, dans le sud du Jura et à Bienne, devenue bilingue à la suite d'un afflux
d'ouvriers francophones au XIXe s. Depuis, Berne abandonné au Jura la petite
commune de Vellerat, et la municipalité de Moutiers (8 000 h.) a été conquise par les
« Jurassiens ». Les séparatistes, qui ont réalisé une « révolution » sans violence,
pragmatiquement, lentement, dans le cadre de la légalité, conservent l'espoir
d'atteindre la totalité de leurs objectifs.

IV.3 La question linguistique n'a pas été abordée lors de l'élaboration de la


Constitution de 1848. C'est la députation vaudoise qui fait adopter à l'unanimité le
principe selon lequel l'allemand, le français et l'italien sont les trois langues
nationales de la Confédération (le romanche ne devant être reconnu comme
quatrième langue nationale qu'en 1938) et c'est le Valais, jusque là entièrement

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 55

dominé par les germanophones minoritaires, qui le premier se proclama « bilingue ».


Le français s'y développa rapidement et c'est encore aujourd'hui la seule région de
Suisse où il progresse par rapport à l'allemand, sans que les tensions entre
francophones et germanophones remettent en cause l'unité du canton.

En Suisse, deux principes régissent le droit des langues :

Le principe de personnalité, conséquence de l'idée démocratique que l'État doit


devenir l'image du peuple qui le compose, permet à chaque citoyen de s'adresser aux
autorités fédérales et d'en recevoir une réponse dans sa propre langue, à condition
qu'elle soit langue officielle de l'État, allemande, française ou italienne (le romanche,
langue « nationale », n'étant pas « officiel » pour des raisons pratiques). Le même
principe s'applique dans les cantons et les communes bilingues, où tout citoyen a le
droit de s'adresser aux autorités cantonales ou communales et d'en obtenir une
réponse dans l'une et l'autre des deux langues officielles. Au plan confédéral, dans
tout organisme public ou semi-public, le français se trouve juridiquement sur un pied
d'égalité absolue avec l'allemand. Ainsi, les bureaux, les chemins de fer, les postes et
l'Agence télégraphique suisse (A.T.S.), qui transmet les informations nationales et
internationales aux nombreux journaux locaux, sont trilingues; on demande aux
fonctionnaires, même subalternes, les connaissances nécessaires.

Mais, selon le principe de territorialité, la Confédération garantit le libre exercice


des droits des cantons qui possèdent toujours le rang d'États indépendants avec
pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, et sont maîtres de leur législation linguistique
interne : les cantons de langue purement allemande, ou française, ou italienne, ne
peuvent pas être soumis au règlement en vigueur dans la Confédération et dans les
cantons bilingues. Ils se servent uniquement de la langue parlée par leurs citoyens. En
conséquence, les gens qui ne parlent pas la langue du canton ou du district qu'ils
habitent ne sont pas reconnus comme minorité; on attend, sans les contraindre, qu'ils
s'assimilent; il dépend d'eux de l'accepter ou d'aller vivre ailleurs. La seule catégorie
de la population qui soit invitée à résister à cette assimilation est celle des
fonctionnaires fédéraux francophones et italophones vivant dans la commune
alémanique de Berne, puisque, justement, ils représentent leur communauté
linguistique au sein de la Confédération. La majorité des fonctionnaires fédéraux,
recrutés à Berne, étant de langue allemande, la résistance est difficile, mais plus
encore pour les italophones que pour les francophones qui disposent d'une école
française pour leurs enfants et d'un « Fichier français » (association privée fondée en
1959) pour les aider dans leurs travaux de traduction.

Le particularisme linguistique des cantons est protégé par la Fédération comme le


montre un jugement à l'encontre de commerçants tessinois par le tribunal fédéral
(1931) : « Les frontières linguistiques de notre pays, une fois fixées, doivent être
considérées comme intangibles; la certitude pour chaque souche, de l'intégrité du
territoire sur lequel sa langue est parlée et auquel s'étend sa culture propre constitue la
sauvegarde de la bonne entente des diverses parties du pays entre elles et il faut

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 56

reconnaître à chacune de celles-ci le droit de prévenir tout empiètement ». Dans


chaque canton, la langue de l'école publique est celle du canton. L'enseignement n'est
pas bilingue, même si la commune l'est : Bienne doit entretenir deux écoles, française
et allemande. La plupart des enfants peuvent sortir de l'école primaire sans avoir
appris ou entendu une autre langue que la leur. Les pédagogues suisses privilégient la
langue maternelle et refusent d'enseigner aux jeunes enfants plusieurs langues à la
fois. Mais dans le secondaire, une seconde langue nationale est obligatoire pour tous.

IV.4 Cet équilibre délicat est fragile ; il n'est pas certain que le particularisme des
cantons, districts, et communes puisse longtemps conserver sa forme actuelle : les
moyens modernes de communication (transports et médias) ouvrent leurs frontières
aux influences venant d'ailleurs; l'industrialisation rend nécessaire une certaine
mobilité de la main d'œuvre; la Constitution de 1848 révisée en 1874, garantissant la
libre circulation et le droit de domicile, permet un mélange des populations nuisible à
la préservation de l'unité linguistique. Dès 1950, 68 % seulement des Suisses étaient
nés dans le canton qu'ils habitaient. Partout, la part relative de la langue principale
s'est réduite au cours des années 1950-1960 : dans le canton unilingue de Genève, 70
% seulement des habitants sont de langue maternelle française. Un afflux de
travailleurs italiens, parlant une des langues officielles de la Confédération, mais pas
du canton où ils travaillent, pose un problème.

Le premier recensement date de 1850 mais la question de la langue n'est posée qu'à
partir de 1870 et celle de la « langue maternelle » en 1960, sous cette forme :
« indiquer une seule langue, celle dans laquelle on pense et que l'on possède le
mieux ». En 1880, 21,4 % (608 000) parlaient français; en 1950, 20,3 %. (956 889).
En 1980, l'Office fédéral de la statistique de Berne donne les pourcentages suivants
pour les différentes langues : allemand 73,5; français 20,1; italien 4,5; romanche 0,9;
autres 1,0. La proportion de francophones parmi les nationaux ne s'est guère modifiée
depuis le siècle dernier. Elle diminue légèrement surtout à cause de l'immigration.
Les Alémaniques ont certes adopté depuis le XVIe s. la langue écrite en Allemagne,
mais parlent entre eux le dialecte de leur canton, alors que, nonobstant les rivalités
entre Genève, Lausanne, Neuchâtel, la Suisse romande parle depuis longtemps le
français de Paris, à vocation internationale, doué de prestige aux yeux des
Alémaniques. La démographie est favorable à ceux-ci, mais les migrations se font
surtout dans le sens est-ouest et ceux qui émigrent en Suisse romande sont assimilés à
la deuxième génération. On peut donc prévoir le maintien du français et peut-être
même une certaine progression.

La Suisse réunit des conditions exceptionnellement favorables à la solution du


problème linguistique : les trois langues principales sont des langues culturelles de
premier ordre et les groupes linguistiques ne coïncident ni avec les groupes religieux
ni avec les groupes économiques. La formation culturelle et professionnelle de la
population est relativement élevée et l'enseignement des langues développé dans le
secondaire. On a tendance à accorder aux minorités, dans les commissions et bureaux
de la Confédération et des cantons, un peu plus de voix et de subventions que leur

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 57

nombre ne le permettrait effectivement. Ainsi, quoique les Suisses de langue romane


soient beaucoup moins de 30 % de la population, ils sont régulièrement représentés
au Conseil fédéral par trois conseillers sur sept. L'unité de la Suisse n'est pas visible,
c'est une réalité psychique reposant sur la volonté de ses ressortissants qui, depuis six
siècles, ont su préserver le particularisme des groupes sans perdre de vue les besoins
de la totalité du peuple.

V. LA SAVOIE, NICE, ET LE VAL D'AOSTE

Rappel historique

Dernière pièce du puzzle hexagonal, la Savoie choisit la France en 1860. Indépendante, puis
associée au Piémont, elle connaissait un développement original dû à une position
géographique dont savaient habilement profiter ses princes. Au Moyen Âge, des « comtes de
Savoie », relevant de l'Empire, se constituent gardiens des passages des Alpes et acquièrent
certaines parties du pays de Vaud et le Bugey. En 1388, Nice, en révolte contre le comté de
Provence, se livre à Amédée VII, comte de Savoie, qui l'annexe avec l'arrière-pays. En 1416,
Amédée VIII est fait « duc de Savoie » par l'Empereur. Louis XI exerce une sorte de protectorat
sur son duché dont François 1er (et virgule que je supprime) s'empare en 1536. Au traité de
Cateau-Cambrésis (1559), le duc Emmanuel-Philibert, fidèle à l'empereur, le récupère, acquiert
le Piémont, et installe sa capitale à Turin. Christine, fille d'Henri IV, « Madame Royale »,
épouse son héritier. Veuve en 1637, elle exerce la régence, puis un pouvoir officieux jusqu'à sa
mort en 1663. Elle développe le français au Piémont. Son fils Charles-Emmanuel Il épouse
successivement deux princesses françaises. La Savoie, trois fois occupée par Richelieu et
Louis XIV, est attribuée en 1713 par le traité d'Utrecht à Victor-Amédée, proclamé roi de Sicile,
puis de Sardaigne. En 1792, envahie par les troupes révolutionnaires, elle devient le
« département du Mont Blanc », et le comté de Nice les « Alpes Maritimes ». Le traité de Paris
(1815) restitue ses domaines à Victor-Emmanuel 1er En 1858, Napoléon III s'engage envers
Cavour à aider le roi de Sardaigne à chasser les Autrichiens d'Italie, moyennant quoi il recevra
Nice et la Savoie qui, en avril 1860, plébiscitent par 130 533 « oui » contre 235 « non » leur
rattachement à la France. Le Val d'Aoste francophone, négligé par cette convention, est
désormais isolé en territoire italien.

V.1 Les dialectes de la Savoie et de quelques vallées du versant italien sont franco-
provençaux. Le latin cède la place au français, à partir du XIIIe s., dans les actes
officiels, d'abord dans les résidences ducales de Chambéry et d'Annecy, dans la
Maurienne et dans le Val d'Aoste, passage obligé des voyageurs, pèlerins ou
marchands se rendant en Italie. Le Piémont commerce habituellement avec la Savoie
et le Dauphiné. Au Moyen Âge, le français y est en usage autant que le piémontais et
plus que le toscan. Des « mystères » sont représentés en français aux XVe et XVIe s.
à Lanslebourg, Lanslevillard. On conserve le texte d'un Noël en français chanté au
XVe s. à Aoste, où depuis le XIIe s., les actes latins sont émaillés de termes et de
patronymes français que les notaires n'ont pas su traduire. L'ordonnance de Villers-
Cotterêts, appliquée de 1536 à 1559, est confirmée en 1561 par un décret du duc
Emmanuel-Philibert quand il recouvre son duché où le français devient langue
officielle. Les futurs magistrats, évêques, docteurs savoyards fréquentent les écoles
de France. Au XVIe s., le père de François de Sales continue une tradition séculaire
en envoyant son fils étudier à Paris et au XVIIe s. la Savoie a donné à la France, en la
personne de Vaugelas, son plus illustre puriste. À partir du moment où la Savoie

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 58

s'accroît du Piémont et de la Sardaigne, le français dispute à l'italien la


prépondérance. En Piémont, en 1560, seul le français est encore usuel dans la
justice; à partir de 1577, l'italien devient officiel. Au XVIIe, s., Turin applaudit les
comédiens français et possède une académie militaire où l'exercice et les ordres sont
donnés en français. Avec un accent que Jean-Jacques Rousseau trouve désagréable, la
bonne société continue à employer largement le français jusqu'au XIXe s.

V.2 Ce n'est pas le cas de Nice, dernière région francisée de l' « hexagone », où,
jusqu'à la Révolution, l'italien et le dialecte local sont seuls en usage. En 1805, le
préfet des Alpes-Maritimes menace de faire fermer l'école à tout instituteur primaire
qui « montrerait à quelqu'un de ses élèves les éléments de la lecture ou de l'écriture
dans une langue autre que la française »... « L'enfant qui est conduit à l'école
primaire, ne parlant que l'idiome du pays, ne connaît pas plus l'italien que le français;
il peut donc apprendre aussi bien l'un que l'autre. » Les résultats sont médiocres, les
instituteurs ayant fait presque toutes leurs études en italien et la modicité de leur
traitement ne permettant pas d'en faire venir d'ailleurs. Le conseil général des Alpes-
Maritimes insiste pour avoir un des lycées prévus par la loi du 11 floréal an X (1802).
Créé en 1803, il fonctionne en 1811. Dans les écoles secondaires et le séminaire, les
professeurs sont des Piémontais sachant mal le français. Il faut attendre 1860, date à
laquelle la ville connaît un essor rapide, pour que le français se généralise.

V.3 C'est alors que commencent les conflits linguistiques dans le Val d'Aoste.
Jusqu'en 1860, pas de problème particulier pour cette vallée longue de 80 km et large
de 40, enclavée par les plus hauts sommets des Alpes, où la « frontière » de langue et
de culture passe par les localités de Pont-St-Martin, Gressoney, Valtournanche,
Chatillon, Breuil, Aoste, Courmayeur. Aujourd'hui très touristique, elle est dès le XIIe
s., par le Petit et le Grand-Saint-Bernard, en relations continuelles avec la Savoie et la
Suisse romande dont elle subit l'influence exclusive. Le royaume sarde est bilingue.
L'article 62 du « Statut Charles-Albert » de 1848 (discuté en langue française et dont
la première rédaction fut faite en français) établit que l'italien est la langue officielle
du Sénat et de la Chambre des députés mais reconnaît aux représentants des régions
francophones le droit de s'exprimer en français et en 1854, la traduction de toutes les
lois devient obligatoire, En janvier 1860, les sujets francophones constituaient encore
1/8e de la population du royaume. Mais en avril, l'annexion de la Savoie à la France
les réduit au rang d'une étroite minorité de 2/1000, et tout va changer. Quoique
l'article ci-dessus soit resté en vigueur jusqu'en 1947, les deux derniers discours en
français prononcé à la Chambre furent ceux des députés savoyards prenant congé en
1860. Jusque-là, les infiltrations de l'italien s'étaient faites sans contrainte, par le
commerce et l'administration. Le Valdôtain Laurent Pléoz, pourtant favorable à
l'italianisation de la vallée, reconnaît que, si les fonctionnaires savent l'italien, les
commerçants et artisans, le piémontais, « l'ignorance de la langue italienne est
complète dans toutes nos communes rurales et montagneuses ». Par là même, les
textes administratifs en italien (autorisation d'installer un four à chaux, de faire des
coupes dans les forêts, etc.) ne peuvent être ni compris, ni observés, à moins d'aller
au chef-lieu perdre son temps et son argent en traductions. L'italianisation forcée va

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 59

être à l'origine d'un sentiment de la « nationalité valdôtaine » qui n'entache pourtant


pas le loyalisme vis-à-vis de la maison de Savoie.

Les premiers apôtres de l'unité italienne veulent une nation unilingue. Diverses
mesures sont prises en ce sens : un chemin de fer d'Ivrée à Aoste, inauguré en 1886,
est considéré comme « la meilleure grammaire italienne » pour la vallée. Une forte
garnison militaire y est installée. L'industrialisation provoque, surtout après la
Première Guerre mondiale, une immigration de populations ouvrières italiennes si
importante qu'il y a aujourd'hui, du moins en ville, plus de Valdôtains d'adoption que
de naissance. À partir de 1880 tous les actes de procédure civile et pénale se font en
italien et les protestations restent vaines. En 1862, l'abolition du français dans les
écoles provoque un tel tollé que le gouvernement doit faire marche arrière; mais en
1882-1883 l'italien devient la seule langue des écoles primaires et moyennes. En
réponse aux protestations, le ministre laisse aux Valdôtains le droit de parler français
avec le devoir d'apprendre l'italien. S'ils tiennent à faire apprendre le français à leurs
enfants, ils doivent prendre à leur charge les appointements des instituteurs qui
l'enseignent en dehors des heures de classe.

Une longue résistance s'organise. 1909 voit la fondation de la « ligue valdôtaine » à


laquelle adhèrent des personnalités italiennes de premier plan, favorables au
bilinguisme, comme Benedetto Croce. Le clergé, hostile au gouvernement, est alors
favorable au français. Les libéraux ne sont pas hostiles au développement de l'italien,
indispensable pour accéder à la fonction publique, mais font valoir l'utilité de
citoyens bilingues qui pourront fournir des professeurs de français au reste de la
nation. Ils envisagent de commencer l'enseignement en français et d'aborder l'italien
progressivement : une minorité, qui s'est battue pour l'unité italienne, veut garder la
langue de ses ancêtres. La campagne que lance, en 1913, le Corriere della Sera pour
le maintien de l'italien à Malte est pour eux un bon argument : l'Autriche n'a jamais
imposé la langue allemande à la Vénétie ni à la Lombardie; l'Angleterre a laissé
jusqu'ici la langue italienne à Malte; les Iles ioniennes se servent de la langue grecque
sous la protection des Anglais. « Le gouvernement italien, écrit le chanoine Bérard,
portant si haut le drapeau de la liberté, ferait-il ce que n'a pas fait le despote
autrichien ? » En reconnaissance de leur conduite pendant la Première Guerre
mondiale, les Valdotains espèrent l'autonomie linguistique et administrative mais sont
déçus par le traité de Versailles.

Le fascisme, considérant la revendication linguistique comme une aspiration à un


fédéralisme qu'il refuse absolument, veut faire disparaître toutes les langues
frontalières : l'allemand du Tyrol, et le français d'Aoste. Les registres de l'état-civil
jusque-là restés français passent à l'italien, on rebaptise les rues, on remplace
l'« Hôtel de Ville » par un « Municipio ». Les journaux doivent changer de nom et de
langue : Le Mont Blanc, La Revue diocésaine, Le Messager valdôtain deviennent Il
Monte Bianco, Augusta Praetoria, Il Messaggero Valdostano; « Le lingue straniere
non debbono piu essere del'dialetti italiani; gli Italiani debbono parlare la lingua di
Dante. »

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 60

Soutenus par le clergé, 8 000 chefs de famille signent une pétition pour la défense
du français. En 1925, l'abbé Trêves et quelques jeunes gens forment la « jeune vallée
d'Aoste » (J.V.A.), qui devient un centre de résistance au fascisme, le français étant
symbole de liberté. L'oppression arrive à briser le loyalisme traditionnel des
Valdôtains : le notaire E. Chanoux (1906-1944), membre de la J.V.A. et auteur
d'ouvrages (en italien) : Les Minorités ethniques dans le droit international et
Fédéralisme et autonomie, souhaite une organisation fédérale de type suisse
garantissant les droits des minorités. À partir de 1943, il voit le salut du Val d'Aoste
dans l'effondrement de l'Italie. Il organise un maquis, rencontre les représentants des
autres vallées alpines avec lesquels il élabore une déclaration commune. Il meurt
tragiquement en 1944.

Au lendemain de la débâcle fasciste, la majorité des Valdôtains se tournent vers la


France. Désireux de freiner ce courant irrédentiste, des autonomistes ayant à leur tête
F. Chabod obtiennent des autorités italiennes un statut particulier pour la vallée,
destiné à assurer aux francophones la possibilité d'une insertion réelle dans la vie
politique de l'État. En 1945, un décret, sanctionné par une loi constitutionnelle de
1948, en fait une région autonome au sein de la République italienne. La langue
française est égale à l'italien, en particulier dans l'enseignement : les programmes
comportent autant d'heures de français que d'italien, et certaines matières peuvent être
enseignées en français. Aujourd'hui, l'école est italophone, entièrement aux mains de
Rome, et les enseignants savent mal le français. Quant aux écoliers, vers 1970, 43,32
% parlaient chez eux le dialecte franco-provençal, 45,09 % l'italien, les autres un
patois allemand, le piémontais ou le français L'italien prédomine partout :
couramment employé dans l'administration malgré les en-têtes bilingues, il est la
langue la plus parlée au Conseil à la Vallée. L'Église, jadis ferme soutien du français,
a viré de bord : on ne célèbre guère en français que la messe du dimanche soir à
l'église Saint-Ours d'Aoste. Seule, la vieille génération élevée avant le fascisme prie
encore dans un français marqué de franco-provençalismes et d'italianismes. Cette
« relique » est considérée par les Valdôtains comme le cachet le plus marquant de leur
personnalité ethnique, et le vœu d'une minorité d'entre eux est que le français soit de
nouveau activement parlé. La France ne s'intéresse guère à eux et n'a pas seulement
ouvert un lycée français à Aoste. Ils mettent leur espoir dans une Europe plus
régionalisée où certaines ethnies ne seraient plus linguistiquement minorisées.

VI. MONACO
Rappel historique

Village ligure situé sur le versant français du col de la Turbie, que ses colonisateurs romains
considéraient comme la frontière entre l'Italie et la Gaule, plus facile d'accès par mer, Monaco
(et ses dépendances, Menton et Roquebrune), après avoir relevé du royaume de Provence et
de l'évêché d'Embrun, devient (1191) possession de Gênes, patrie des Grimaldi. Charles ler
parvient à s'en faire reconnaître le seigneur (1342); il fortifie le port, et fait payer aux bateaux un
« droit de mer ». Au XVe s., Lambert rompt avec Gênes et demande la protection du roi de

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 61

France (1482) pour sa seigneurie, dont Louis XII reconnaît l'indépendance.

Redoutable petite place forte située à un point stratégique, Monaco, qui ne compte alors guère
plus de 500 habitants, devient, à la suite de négociations avec Charles Quint, protectorat
espagnol (1525). Mais, las d'être privé de tout pouvoir, son seigneur conclut avec Louis XIII le
traité de Péronne (1641) : le roi finance une garnison à Monaco, dont il devient l'héritier en cas
d'extinction de la dynastie; il en nomme les officiers mais elle est soumise au prince auquel il
s'engage à laisser sa liberté et sa souveraineté. Jamais il ne demandera à Monaco de
contribuer aux guerres de la France. La paix et la prospérité y règnent jusqu'en 1792, date où
l'annexion par la République crée des difficultés économiques et développe le particularisme.
Quoique l'influence de la garnison ne soit pas négligeable, les Grimaldi, mariés à des
princesses françaises, se francisent plus que leur principauté. Menton et Roquebrune se
donnent à la Sardaigne en 1847 puis plébiscitent leur rattachement à la France en 1861 ce qui
réduit à 1/16e de sa surface antérieure Monaco qui n'est alors qu'une bourgade de 1200 h. Le
percement vers Nice (1868) d'une voie ferrée de 16 km en facilite l'accès. De toutes les
manières (consulats, décorations... ), le prince Charles III en défend l'indépendance; en 1913,
elle compte 23 000 habitants et 27 000 en 1982. Le jeu et l'immunité fiscale attirent les
étrangers. Le prince Albert ler lui octroie une « organisation constitutionnelle », crée un Jardin
exotique, modernise le port, réunit des congrès d'océanographie. Lui et son fils réussissent à
assurer l'avenir de leur dynastie, l'indépendance de leur État et l'amitié française. Trop exigu
pour entrer à l'O.N.U., Monaco est pourtant considéré comme un de ces petits États auxquels la
morale internationale garantit l'indépendance et la paix.

Les Grimaldi du XVIe s. sont fort instruits, mais leur bibliothèque, riche d'auteurs
classiques et italiens, n'est presque pas française. Pourtant, dès 1339 certains
documents émanant de leur chancellerie, conservés aux archives du Palais, sont
rédigés en français. Bien avant son utilisation à Nice, le français entre lentement, à
partir de 1641, dans les actes d'état-civil, particulièrement les actes de décès
concernant la garnison, dont la présence sur le rocher entraîne une sorte de
bilinguisme chez les prêtres chargés de les rédiger. En fait, de 1641 à 1910, tandis
que les Monégasque parlent un dialecte qu’on s’efforce aujourd’hui de réhabiliter, en
en faisant une matière d’enseignement facultative au lycée de Monaco, l'italien et le
français sont appris tour à tour et parfois ensemble par une partie de la population qui
accepte, en 1792, le français comme langue officielle. À son retour, en 1815, le prince
Honoré maintient ce statut et proclame l'égalité des deux langues dans
l'enseignement. L'usage du français dans les assemblées populaires et les actes
publics entre 1792 et 1814 le rend familier à la population et il ne cessera jamais
d'être enseigné dans les écoles primaires. Une loi fondamentale (1858) décide que
l'enseignement sera en français, l'italien devenant facultatif. Des établissements
religieux d'enseignement français s'installent; un collège de jésuites italiens disparaît
(1902) lorsque Charles III crée un lycée français, confirmant ainsi le caractère
définitivement francophone de sa principauté.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 62

CHAPITRE III

LE FRANÇAIS HORS D'EUROPE

Implantations antérieures à 1763

I. Conséquences linguistiques des croisades


II. La colonisation française du XVIe au XVIIIe s
II.1 Genèse des créoles français
II.2 Aperçu de la structure des créoles français
II.2.1 Phonétique et phonologie
II.2.2 Morpho-syntaxe
II.2.3 Lexique
II.3 Le présent et l'avenir des créoles français.
III. Le français d'Amérique du Nord
III. 1 De 1763 à 1945
III. 2 Caractères linguistiques du français en Amérique du Nord
III.3 Depuis 1945
III.3.1 Données démographiques actuelles
III.3.2 Le réveil du Québec et ses conséquences
III.3.3 Les autres provinces canadiennes
III.3.4 Aux U.S.A
IV. Le français au Proche-Orient, notamment au Liban

CARTES

 La francophonie

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 63

Implantations antérieures à 1763

À plusieurs reprises la France conquiert outre-mer des territoires où elle implante


des colons. Il en résulte des variétés régionales, voire des idiomes nouveaux, et, pour
le français, une situation de langue véhiculaire internationale dont nous essaierons de
préciser le rôle actuel.

I. CONSÉQUENCES LINGUISTIQUES DES CROISADES

Cette entreprise est majoritairement française. La première aboutit à la création du royaume


chrétien de Jérusalem (prise en 1099) et des fiefs d'Édesse, d'Antioche et de Tripoli. Mais huit
croisades ne suffirent pas à maintenir la présence chrétienne et occidentale au Proche-Orient :
en 1254 saint Louis doit repartir sans avoir repris Jérusalem et sans pouvoir assurer aux
Maronites le soutien qu'il leur avait promis.

Les « pidgins » voire les « créoles » dus à deux siècles de contacts entre croisés de
différentes origines et populations locales doivent être à la base de la lingua franca
purement orale et utilitaire, utilisée pendant des siècles dans les ports de la
Méditerranée. Le « turc » de la scène du « Mamamouchi » du Bourgeois
gentilhomme nous en donne, sans doute, une idée approximative. Il n'en reste rien
aujourd'hui.

François Ier, allié à Soliman le Magnifique, appela un Libanais à enseigner l'arabe et le syriaque
dans le collège royal, futur Collège de France qu'il venait de créer. Il conclut en 1535 avec le
Sultan un traité appelé « capitulations » qui reconnaît à la France le rôle de protectrice des
chrétiens de l'Empire ottoman. Cela permet de conserver, non sans difficultés ni violences, des
contacts commerciaux et diplomatiques avec cet Empire, et d'entretenir en Afrique du Nord des
consuls (souvent des prêtres lazaristes) dont une des tâches principales est de négocier le
rachat des chrétiens enlevés et réduits en esclavage par les pirates musulmans. Ces contacts
très limités, sans incidence linguistique immédiate, créent néanmoins une tradition politique
dont l'effet se fera sentir au XIXe et au XXe s.

II. LA COLONISATION FRANÇAISE DU XVIe AU XVIIIe SIÈCLE

Rappel historique

La France explore le monde après les Portugais et les Espagnols, et avec moins de moyens.
Elle doit toujours disputer ses conquêtes à d'autres pays européens, en particulier l'Angleterre.
Pourtant, elle est présente dans toutes les parties du monde connu. La plus illustre des
expéditions du XVIe s. est celle de Jacques Cartier qui, envoyé par François Ier à la recherche
du « passage du Nord-Ouest », s'engage le 10 août 1534 dans l'estuaire d'un grand fleuve
auquel il donne le nom de la fête du jour : le Saint-Laurent. Un très modeste début de
colonisation du Canada sera tenté par Champlain beaucoup plus tard : fondation de l'Acadie,
d'abord « la Cadie », sans doute d'après un nom indien (1604), de Québec (1608), et arrivée
de missionnaires, Récollets (vers 1610) et Jésuites (vers 1620).

Dans une perspective à la fois politique et religieuse, Richelieu encourage la fondation de


« compagnies » privées jouissant de la protection de la marine royale et du monopole du
commerce, en contrepartie de l'obligation de transporter les colons, d'aménager les territoires,
et d'évangéliser les indigènes, dont il envisage l'assimilation. Il prescrit « que les sauvages qui
seront amenés à la connaissance de la Foi soient désormais censés et réputés pour naturels
français... sans être tenus de prendre aucune lettre de déclaration de naturalité ». Le traité de

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Saint-Germain (1632), délimitant les zones d'influence anglaise et française, donne l'élan à la
colonisation. En 1639, à Québec, arrivée des Sœurs Hospitalières de Dieppe et installation, par
Marie de l'Incarnation, des Ursulines, vouées à l'éducation des « filles sauvages ». Elles
joueront après 1763 un rôle décisif dans le maintien de la langue française; la fameuse
grammaire française qu'elles rédigèrent, longtemps unique en Nouvelle-France, en est le
symbole. En 1642 fondation de Montréal par Chomedey de la Maisonneuve et Jeanne Mance.
En 1663, création par Louis XIV du Conseil souverain de la Nouvelle France, chargé de
l'administration et de la justice. En 1670, installation d'un fort dans l'île de Saint-Pierre, voisine
de Terre-Neuve. Au Canada, beaucoup des premiers colons, originaires des provinces de
l'Ouest de la France, sont des mystiques, plus animés du désir d'évangéliser que de se livrer au
commerce des fourrures, non négligeable cependant.

Il n'en va pas de même aux Caraïbes, convoitées par les Anglais, les Hollandais et les Français
dès qu'elles échappent au contrôle de l'Espagne. Là, ce sont des « flibustiers », hardis marins,
mais aventuriers sans foi ni loi, avides de faire fortune aux dépens des galions espagnols, qui
s'implantent au nom de la France dans plusieurs îles : Martinique (1625) et Guadeloupe
(1635). Leurs effectifs sont renforcés par des « engagés », ouvriers libres amenés de
Saintonge, de Bretagne, de Normandie, par les bateaux de la Compagnie des lies d'Amérique.
En 1642, on estime leur nombre à 5 000 répartis sur quatorze îles. Le traité de Ryswyck (1697)
concède à la France la moitié occidentale de Saint-Domingue (Haïti).

Dès la fin du XVe s., les Espagnols avaient commencé à transporter d'Afrique à Saint-
Domingue des esclaves noirs. Leur exemple fut suivi au XVIIe s. par les Français qui avaient
besoin de main-d'œuvre pour cultiver la canne à sucre, le tabac et le coton, la population
caraïbe, d'ailleurs fort peu nombreuse, n'ayant aucune disposition pour ce genre de travaux
forcés. Les différences entre les « créoles » des « isles » et le français du Canada ont leur
origine dans ces différences de colonisation et de peuplement.

À la même époque, des Français fondent Cayenne (1637) en Guyane, Fort-Dauphin (1643) à
Madagascar et Saint-Louis (1639) au Sénégal, où ils s'emparent de Rufisque et de l'îlot de
Gorée, point de départ de la traite des Noirs. Dès 1635, des indigènes de Rufisque connaissent
des jurons français et se font comprendre dans un sabir à base française.

En 1624, un jésuite français, Alexandre de Rhodes, débarque en Cochinchine (aujourd'hui


Vietnam du Sud). Il apprend la langue locale et obtient du roi du pays l'autorisation
d'évangéliser. Malgré bien des persécutions locales, et l'incompréhension européenne, il
estime, en 1653, à 300 000 le nombre des chrétiens fréquentant les églises du Tonkin. Il est à
l'origine de la fondation (1659) de la Société des Missions étrangères de Paris, qui mettra Louis
XIV en relations (au sg. ?) avec le roi de Siam. C'est le début d'une présence française en
Extrême-Orient qui, bien qu'interrompue, ne fut jamais complètement oubliée.

Au Canada et aux Antilles, Colbert s'efforce d'accroître la population, accorde des privilèges
aux familles nombreuses, et offre à des jeunes filles orphelines ou pauvres une dot et un
trousseau à condition qu'elles acceptent d'aller se marier outre-mer. De 1663 à 1673, 961 de
ces « filles du Roy » viennent fonder des familles dont les descendants peuplent encore le
Québec. Elles sont accueillies − et mariées − à leur arrivée à Montréal par Marguerite
Bourgeois, dévouée auxiliaire de Chomedey et fondatrice d'une congrégation enseignante. En
1659 arrive un évêque de 36 ans, Mgr de Laval. Il organise les séminaires qui, sous la
domination anglaise, seront à la fois les bastions du catholicisme et de la langue française. En
1701, la grande « paix indienne » assure aux colons une certaine tranquillité de la part des
Iroquois; mais les Anglais continuent leurs attaques et au traité d'Utrecht (1713), la France perd
la baie d'Hudson, Terre-Neuve et l'Acadie.

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Carte de la francophonie

Du Canada partent les premières explorations de l'intérieur du continent nord-américain par la


vallée du Mississippi : en particulier celle de Cavelier de la Salle (1682) qui prend possession,
pacifiquement, pour la France, d'un territoire qu'il appelle la Louisiane et qui, en 1712, compte
deux cents colons.

Aux Antilles, des flibustiers deviennent colons, plantent, bâtissent, se marient, luttent contre les
Caraïbes (révoltés en 1654 à la Martinique), se livrent à un fructueux commerce. En 1655, un
jésuite estime la population des îles à 16 000 Français et 12 000 esclaves noirs. La population
caraïbe qui a survécu aux combats et aux épidémies (les Indiens résistent mal aux virus
inconnus apportés par les Européens) ne compte guère que 3 000 individus en 1660 lorsque le
gouverneur de Poincy lui garantit la possession des îles de la Dominique et de Saint-Vincent.
La promesse fut tenue, et la paix assurée, mais cela n'enraya pas son dépérissement. Il en
subsiste aujourd'hui une petite communauté à la Dominique. En 1685, Colbert promulgue le
Code Noir qui assure une certaine protection aux esclaves tout en officialisant leur statut. En
1700, les Antilles sont les colonies françaises les plus peuplées : environ 70 000 esclaves noirs
et 25 000 Blancs.

Pendant ce temps, les îles de l'océan Indien commencent à être colonisées de façon beaucoup
plus modeste : l'« île Dauphine » (Madagascar) cause bien des déboires mais une autre,
relativement proche, considérée comme française depuis 1638, et complètement déserte, l'« île
Bourbon » (la Réunion), connaît une très faible colonisation : en 1664 elle compte une
vingtaine de Blancs et une dizaine de Noirs dont trois femmes; en 1667 débarquent les cinq
premières femmes blanches. En 1671, une petite colonie d'une centaine d'habitants, assistée
par un aumônier portugais, se répartit en deux villages : Saint-Paul et Saint-Denis. En 1673
quelques « filles de La Rochelle » partent, comme on le chante encore, « faire la course dessus
les mers du Levant ». Elles arrivent à Bourbon en 1676, et sont les ancêtres de plusieurs
familles de la Réunion. Une île voisine, abandonnée par les Hollandais qui en 1598 l'avaient
appelée « Mauritius » (prénom du fils de leur stathouder), est occupée en 1715 par les Français
qui la baptisent « Île de France ».

Ces colonies sont des escales sur la route des « Indes Orientales » où la France s'empare de

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quelques comptoirs, en particulier de Pondichéry (1673), sur la côte orientale.

Bref, à la fin du règne de Louis XIV, la France possède les pays du Saint-Laurent et des Lacs,
la Louisiane, les Petites Antilles, la moitié de Saint-Domingue, la Guyane, l'île Bourbon et
quelques établissements au Sénégal et aux Indes. La plupart de ces pays sont encore
aujourd'hui, de diverses manières, « francophones », quoique le nombre des Français expatriés
fût extrêmement faible : En 1713, les Français du Canada étaient moins de 20 000; en 1763, il y
avait, selon le démographe Alfred Sauvy, sur l'ensemble du continent américain 60 000 colons
français pour un million d'Anglais.

Pendant la Régence, la France s'intéresse à la Louisiane et y envoie des colons; les


volontaires étant peu nombreux, elle y déporte faux-sauniers, vagabonds, déserteurs,
chômeurs, prostituées. Aucun accueil n'est organisé, le climat est malsain, la mortalité énorme
(voir la fin de Manon Lescaut, de l'abbé Prévost). Les survivants s'organisent et fondent La
Nouvelle-Orléans (1718). Malgré les attaques des Anglais et de certaines tribus indiennes,
malgré l'indifférence de la métropole, des plantations se créent, et les passes du Mississipi sont
draguées. Les Ursulines inaugurent une maison d'éducation pour les jeunes filles (1727) tandis
que les fils des colons les plus riches vont étudier en métropole. Le port se développe grâce au
commerce avec les Antilles. Vers 1750, 5 000 Blancs possèdent environ 2 000 esclaves noirs et
La Nouvelle-Orléans a l'aspect d'une ville. Mais au traité de Paris (1763) la rive gauche du
Mississippi est cédée aux Anglais et la rive droite aux Espagnols auxquels elle fut reprise
(1800) avant d'être définitivement abandonnée en 1803.

À la même époque, grâce à l'implantation du café et à la culture des épices, l'île Bourbon et l'île
de France (Réunion et île Maurice) connaissent un essor démographique et économique
rapide : à la fin du XVIIe s., 6 500 Blancs y emploient 15 000 Noirs et en 1770 les Seychelles
sont colonisées.

Aux Indes, des gouverneurs entreprenants, dont le plus illustre est Dupleix, étendent la
domination de la France sur le tiers du sous-continent.

Mais, si l'on excepte les Antilles (dont le trafic, à la fin du XVIIIe s. représente les deux tiers du
commerce extérieur français), l'île Bourbon, et l'île de France (cadre de Paul et Virginie, de
Bernardin de Saint Pierre) la métropole ne s'intéresse pas à ses colonies qui coûtent plus
qu'elles ne rapportent. Les succès de Dupleix aux Indes la laissent froide. L'élan missionnaire
du XVIIe s. est retombé (si l'on excepte le cas de Mgr Pigneau, ami de l'empereur Gia-Long, qui
maintient des œuvres catholiques à Saïgon de 1790 à 1821).

Les « philosophes », bien que certains d'entre eux aient des intérêts aux Antilles et parfois
même dans la traite des Noirs, sont théoriquement amis des « bons sauvages » et hostiles à la
colonisation. Indifférents aux colons catholiques du Canada qui ne demandent qu'à rester
français , ils soutiennent la revendication d'indépendance des colons protestants d'origine
britannique, souvent leurs « frères » en maçonnerie.

Peu informée, la métropole ne se soucie pas (1755) du « grand dérangement » des colons
français d'Acadie (voir Pélagie la Charrette de la romancière acadienne Antonine Maillet).
Passés sous domination anglaise au traité d'Utrecht en 1713, ils n'entendent abandonner ni leur
langue, ni leurs terres, ni leur religion. D'abord tolérés, puis persécutés, pour refus de prêter
serment d'allégeance à la couronne britannique, ils sont déportés vers le sud au nombre
d'environ 7 000. Certains subsistent en Louisiane sous le nom de Cajuns (déformation
d'« Acadiens »); d'autres parviennent à regagner leur pays, rebaptisé Nouvelle-Écosse et
Nouveau-Brunswick, où ils trouvent leurs domaines pris par les Anglais. Ils défrichent des
terres vierges, formant une petite communauté francophone repliée sur elle-même, d'autres se
font pêcheurs à Saint-Pierre-et-Miquelon.

Québec est pris par les Anglais (1759). Le traité de Paris (1763) ruine notre premier « empire
colonial ». Aux Indes, la France ne garde que cinq comptoirs; à distance des côtes d'Afrique :
l'île de Gorée, l'île Bourbon et l'île de France (Réunion et Île Maurice); en Amérique, les deux
îlots de Saint-Pierre-et-Miquelon, ses possessions de Saint-Domingue, la Guadeloupe et la
Martinique.

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La Révolution et l'Empire ruinent ce dernier reste : à l'exemple de la métropole, la partie


française de Saint-Domingue connaît de sanglantes émeutes et, reprenant son nom caraïbe
d'Haïti, devient une république indépendante en 1804 sous la direction d'un Noir, Toussaint
Louverture, qui se proclame président à vie avec droit de nommer son successeur. En 1803,
Bonaparte vend aux États-Unis, pour 80 millions, la partie de la Louisiane récupérée trois ans
auparavant. À partir de Trafalgar (1805), l'Angleterre, maîtresse des mers du monde, s'empare
de ce qui subsiste, à l'exception de la Guyane où s'installent les Portugais (1809). Les traités de
Paris de 1814 et de 1815 rendent à la France à peu près ce qu'elle possédait en 1763,
équivalent d'un gros département de 7 000 km2 : les cinq comptoirs de l'Inde, ceux du Sénégal,
Saint-Pierre-et-Miquelon, la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe, et l'île Bourbon, rebaptisée
« la Réunion » par les révolutionnaires. Mais les Anglais gardent l'« île de France » et lui
rendent son ancien nom d'« île Maurice ». Ainsi s'achèvent, assez misérablement, plus de deux
siècles de grandes entreprises. Mais l'implantation de la langue française devait être plus
durable que la domination politique de la France.

II.1 Genèse des créoles français

Dans tous les pays où des colons portugais, anglais, français ont utilisé une main-
d'œuvre servile noire, la langue du maître, parlée par l'esclave, a connu une évolution
rapide et importante. L'espagnol est la seule langue à avoir très largement échappé à
ce phénomène, pour des raisons probablement dues à la spécificité de la colonisation
espagnole (influence éducatrice des jésuites sur la population indienne, mariages
inter-raciaux, moindre proportion de la population servile). Le mot créole est
l'adaptation orale, par les colons français des Antilles, d'un mot criollo que les
Espagnols avaient emprunté aux Portugais du Brésil : crioulo, dérivé de criar
« nourrir » (du lat. creare) désignant l'esclave né à la maison, par opposition à
l'esclave récemment amené par la traite. Le mot français devient fréquent à partir de
1670 et désigne à l'origine indistinctement tous les êtres vivants nés « aux isles »,
blancs, noirs, métis, et même animaux (un « cheval créole », s'oppose à un cheval
récemment importé). Par la suite son emploi se diversifie : à la Réunion, il s'applique
à tous les natifs quelle que soit la couleur de leur peau; aux Antilles, il ne désigne
plus que les Blancs nés sur place, alors qu'à l'île Maurice, il désigne les Noirs et métis
de Noirs, à l'exclusion des Blancs et des Indiens ou métis d'Indiens. La première
attestation d'un emploi linguistique de ce mot date de 1688 (à propos d'un jargon en
usage au Sénégal). L'expression patois créoles, pour dénoter les idiomes des
Caraïbes, des Mascareignes, de la Guyane et de la Louisiane, apparaît à la fin du
XVIIIe s., soulignant à la fois leur relation génétique avec le français et leur statut
social inférieur. Eliminé le substantif patois, et substantivé l'adjectif, nous
emploierons le mot créole dans ce sens ancien et limité, et ne l'étendrons pas aux
idiomes nés de la colonisation du XIXe s.

Dans la genèse de créoles français, l'apport de la population autochtone, impossible


à asservir totalement, exterminée ou marginalisée, qui communiquait avec les
envahisseurs par un sabir, se limite à quelques mots dénotant des réalités locales.
Pour l'essentiel, ils résultent de l'importation d'une main-d'œuvre servile en majorité
africaine, propre à remplir les tâches agricoles. Au XVIIe s. à la Martinique, le

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nombre des Noirs est inférieur à celui des Blancs en 1664; ils sont à peu près à
égalité en 1680 et il y a deux Noirs pour un Blanc en 1687. À l'île Bourbon, lors des
premières arrivées d'Africains, la population est déjà en partie formée de créoles
blancs et il faut attendre 1717 pour que le nombre des Noirs dépasse celui des Blancs.
Il a fallu quarante ans dans le premier cas, cinquante dans le second pour que le
chiffre du groupe noir rejoigne celui du groupe blanc. Cela correspond à deux
générations, c'est-à-dire le temps vraisemblablement nécessaire à la stabilisation des
créoles. L'énorme disproportion qui existe aujourd'hui entre la population blanche et
la population noire, encore aggravée à la Martinique par l'éruption de la montagne
Pelée (1902) dont les 30 000 victimes étaient presque toutes des créoles blancs, est un
phénomène très largement postérieur. Dans les deux zones, les colons sont originaires
des mêmes provinces de l'ouest de la France, et parlent le même français populaire
marqué de dialectalismes, alors que les Noirs ont des origines ethniques et
linguistiques très diverses. Aux Antilles, ils viennent en majorité de l'Afrique
occidentale, mais les planteurs prennent soin de mélanger les ethnies afin qu'ils ne
puissent communiquer entre eux que dans la langue du maître, ce qui évite complots
et révoltes et facilite l'assimilation. À l'île Bourbon, la population de couleur vient de
Madagascar ou de l'Inde, plus rarement d'Afrique occidentale. On peut admettre,
schématiquement, que la première génération a communiqué avec ses maîtres en
utilisant un sabir; puis, que la seconde génération a enrichi et développé ce sabir
devenu sa langue maternelle et son seul instrument de conceptualisation, donnant
ainsi naissance aux créoles. Les Noirs destinés à l'esclavage étaient enlevés jeunes,
aux alentours de quinze ans, et subissaient une formidable « déculturation », allant
jusqu'à oublier leur idiome maternel. Ils apprenaient comme ils pouvaient, sans aucun
enseignement, sous la pression de la nécessité de se faire comprendre de leurs
maîtres, un français très éloigné de celui de la Cour. Les maîtres, de leur côté, pour se
faire comprendre de leurs esclaves, utilisaient leur langue sous une forme simplifiée.
Par la suite, les esclaves créoles devenaient des intermédiaires tout trouvés entre les
maîtres et les esclaves nouvellement arrivés et les instruments de leur adaptation. À la
charnière du XVIIe et du XVIIIe s., période décisive pour la stabilisation des créoles,
ils formaient un pourcentage élevé de la population servile, 35 à 40% à l'île Bourbon,
entre 1685 et 1709.

Ces données sociolinguistiques expliquent cette situation paradoxale : d'une part la


présence des Noirs a entraîné une évolution du français parlé beaucoup plus rapide et
profonde qu'au Canada, où n'a jamais été pratiqué l'esclavage, aboutissant à des
idiomes qui, à certains niveaux, diffèrent du français standard plus que l'italien ou
l'espagnol, et autant que les langues romanes du latin classique. D'autre part, on ne
peut démontrer l'influence d'aucune langue africaine particulière sur cette évolution.
Malgré l'hétérogénéité du peuplement noir, les créoles des Antilles et de la Réunion,
et les français parlés en Louisiane et au Canada présentent entre eux et avec le
français de la métropole des traits communs qui ne peuvent être fortuits. Les rares
documents anciens écrits en créole montrent que le dialecte de l'île Maurice et celui
de la Réunion (un « bourbonnais » déjà constitué au moment de l'arrivée des Noirs),
se sont différenciés tardivement, ce qui plaide en faveur d'une certaine unité

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originelle. R. Chaudenson (1979), faisant le point des controverses passionnées


suscitées par la genèse des créoles, pense que le rôle des langues maternelles des
esclaves est plutôt différenciateur. Il ne pourrait être déterminé que par une étude
précise, encore à faire, de chaque système. Il est vain de chercher un substrat africain
aux éléments linguistiques communs aux deux zones : leur point de départ est ce
français populaire du XVIIe s. connu surtout par les mots « vieux », les tours
« vicieux » et « bas » que les puristes, occupés à créer la langue française moderne
officielle, ne signalent que pour les condamner et les marginaliser. Certains traits
dialectaux propres aux régions situées au nord d'une ligne Bordeaux-Paris sont
encore relevés dans les patois modernes, généralement conservateurs. Ainsi, un mot
mystérieux tonn, tondre, « briquet », attesté au Canada et dans les îles Mascareignes,
n'est autre que l'ancien normand tondre « amadou ». Le nom du « filtre à café » :
grèg à la Réunion lagrèk à l'île Rodrigue, grèk à la Martinique, représente l'ancien
français grègue conservé en Saintonge avec le sens de « chaussette » ou de
« bonnet » et à Nantes avec celui de « cafetière filtrante ». Le pronom réfléchi ko, kor
vivant dans plusieurs créoles est le français corps qui avait pris en ancien et moyen
français une valeur pronominale, réprouvée par les puristes du XVIIe s. mais
conservée jusqu'à nos jours en Charente-Maritime.

Toute langue a des « points critiques », sur lesquels se concentrent les « fautes » des
apprenants : enfants, ou étrangers quelle que soit leur langue maternelle. Ces points
sont ceux où ils concentrent leur activité de simplification (élimination d'oppositions
à rendement insuffisant) ou de restructuration de la langue-cible par voie d'analogie.
C'est sur ces points, précisément, que les créoles ont innové. La pression familiale et
la réprobation sociale qui obligent les enfants à abandonner leurs créations au profit
des usages reçus, n'ont pas joué dans le cas des jeunes esclaves. Il n'est donc pas
surprenant qu'on trouve dans les créoles des faits qui les apparentent au langage
enfantin, et au français populaire, ce « français avancé », objet de la « grammaire des
fautes » de Henri Frei.

II.2 Aperçu de la structure des créoles français

II.2.1 Phonétique et phonologie

Tous les créoles suppriment la série des voyelles antérieures arrondies /y/>/i/, /œ/>/
ε /, et /E/>/e/. On prononcera donc /lin/ pour lune, /bεf/ pour bœuf, /fe/ pour feu. Une
habitude articulatoire générale chez les Noirs a affaibli ou fait disparaître le /r/.
L'influence du système malgache qui ne distingue pas les sifflantes des chuintantes
alors que cette opposition se conserve aux Antilles, a fait disparaître les phonèmes /H/
et /j/ des parlers de Mascareignes : /zOli/ pour joli, /sjC/ pour chien.

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II.2.2 Morpho-syntaxe

Le verbe tend vers l'invariabilité; l'infinitif prédomine sur les formes conjuguées et
l'expression de l'aspect sur celle du temps. Les créoles utilisent des « marqueurs
préverbaux » dont l'origine peut, dans la plupart des cas être trouvée dans les
nombreuses périphrases verbales du moyen français réprimées par le bon usage du
XVIIe s. : alon, va, a, (« nous allons, il va faire... »), apré, apé (« il est après à
faire... »), pou (« il est pour faire... », fini, finn (« il finit de faire... »), fek (« il ne fait
que passer... »), té (« il a été faire... »).

On n'utilise que les formes toniques des pronoms personnels, éventuellement


dialectales (yo < iaus forme picarde de l'ancien français eus), renforcées par zot >
« nous autres, vous autres », forme qui tient généralement lieu de pronom de la
deuxième personne du pluriel. On se substitue facilement aux première et deuxième
personnes du pluriel. Le pronom i(l) reprend fréquemment le sujet nominal singulier
ou pluriel. Les Mascareignes s'opposent, par l'extension de zot à la troisième personne
du pluriel, aux Antilles qui utilisent yo, yé. Le système des déterminants du nom
(articles, démonstratifs, possessifs) est simplifié de diverses façons dans les créoles
qui possèdent un déterminant antéposé (on, èn) et un actualisant postposé qui a
généralement la forme la < « cet homme-là... », alors que « ci », moins employé, a
été éliminé. La post-position, vraisemblablement d'origine africaine, est
particulièrement systématique aux Antilles où « le chat », « les chats », « mon chat »
se disent chat la, chat yé la, chat mouin la...

II.2.3 Lexique

La plupart des lexèmes sont d'origine française et tout mot du français standard le
plus moderne est « créolisable » par un simple jeu de transformations phonétiques.
Dans tout créole, il en existe toutefois un certain nombre dont l'origine n'est pas
évidente. Ceux-ci n'ont fait l'objet d'aucune étude scientifique dans la zone caraïbe,
alors que les recherches sont plus avancées dans celle de l'océan Indien, grâce aux
travaux de R. Chaudenson sur le parler de la Réunion. La grosse majorité de ceux
dont l'étymologie a pu être établie sont des archaïsmes ou des néologismes, donc
d'origine française; l'apport malgache est de 4,3%, l'apport indo-portugais de 3,2% et
l'apport africain de 0,3%. Le créole mauricien comporte un nombre plus élevé de
mots d'origine indienne à cause d'une forte immigration au XIXe s.; en seychellois,
une cinquantaine de termes peuvent être d'origine africaine. On peut même trouver
dans les Mascareignes quelques mots d'origine caraïbe, preuve des contacts
qu'établissaient les marins d'autrefois entre les « isles », mais il ne s'agit de toute
façon que d'un très faible pourcentage du lexique total.

II.3 Le présent et l'avenir des créoles français

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Huit millions de personnes environ utilisent divers créoles comme leur langue
maternelle unique, ou dans un système de diglossie franco-créole, mais nulle part,
sauf, depuis 1976, aux Seychelles et depuis 1987 à Haïti, comme langue officielle.
Ces langues orales sans prestige sont propres à favoriser les contacts réels entre
interlocuteurs, alors que le français, langue écrite et prestigieuse à valeur symbolique,
n'assure que des contacts artificiels en situation officielle. Elles sont réparties sur
quatorze territoires dont quatre appartiennent à la France depuis le XVIIe s. Ils ont le
statut de « département d'outre-mer » (D.O.M.) depuis 1946 : la Guadeloupe et ses
dépendances (350 000 habitants), la Martinique (325 000 habitants), la Guyane (45
000 habitants) et la Réunion (485 000 habitants). D'autres ont été perdues par la
France au profit de l'Angleterre : Dominique (70 000 habitants), Grenade et Sainte-
Lucie (100 000 habitants), l'île Maurice, l'île Rodrigue et les Seychelles (960 000
habitants en tout). Mais le passage du français à l'anglais comme langue officielle n'a
pas affecté la pratique d'un créole français comme langue vernaculaire d'usage
quotidien; et même, deux îles qui n'ont jamais été françaises : Saint-Thomas (2 000
habitants) et la Trinité (1 300 000 habitants), parlent un créole français. En Louisiane
ne subsistent plus que quelques dizaines de milliers de créolophones ruraux de
milieux sociaux défavorisés; le demi-million de Cajuns francophones descendants
d'Acadiens parlent un français voisin de celui du Canada.

La violence révolutionnaire d'Haïti en 1803 s'est exprimée non en créole, mais en


français oratoire du XVIIIe s. « Pour dresser l'acte d'indépendance, il nous faut la
peau d'un Blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pour encre, et une
baïonnette pour plume ! » Cet État de 5 millions d'habitants où, dans les années
trente, se développe un mouvement « indigéniste », a connu un protectorat américain
de 1916 à 1936 et une longue dépendance économique et financière. Jusqu'en 1983,
le créole n'était que mentionné dans sa constitution : « Le français est langue
officielle. Son emploi est obligatoire dans les services publics, néanmoins, la loi
détermine les cas et conditions dans lesquels l'usage du créole est permis et même
recommandé pour la sauvegarde des intérêts matériels et moraux des citoyens qui ne
connaissent pas suffisamment la langue française. » Haïti fut longtemps ignorée par
la France. Seules les congrégations enseignantes continuaient à former l'élite de ce
pays pauvre dont la population, rurale à 80%, est scolarisée à 15 ou 20%. Aujourd'hui
il fait l'objet d'une action culturelle importante appréciée (lycée français, institut
français, coopérants), et qu'il faudrait accroître. La langue française y a gardé dans les
programmes radiophoniques une forte présence. Toutefois, depuis 1950, le créole est
utilisé dans des publications sérieuses; en 1979, il a été introduit dans l'enseignement;
en 1983, à côté du français « langue officielle », il a été proclamé « langue
nationale » et enfin, en 1987, « langue officielle ». Le français connaît une certaine
régression due à une forte émigration haïtienne aux U.S.A., qui développe
l'apprentissage de l'anglais. Il n'est donc plus un gage de réussite sociale et son avenir
semble passablement compromis.

L'île Maurice et l'île Rodrigue ont accédé à l'indépendance en 1968, formant un


seul État sous le nom de Maurice, les Seychelles en 1976, la Dominique en 1978 :

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VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 72

Maurice (près d'un million d'habitants en 1986) a l'une des populations les plus
denses du globe, mélange de Blancs, de métis, de Noirs, d'Hindous, d'Arabes et de
Chinois. La résistance des colons blancs catholiques à l'anglicisation a maintenu
pendant tout le XIXe s. une diglossie français-créole. Aujourd'hui, dix-sept langues y
sont pratiquées. L'anglais, langue officielle qui n'est parlée couramment que par 0,3%
de la population, se développe un peu sous l'effet de l'immigration hindoue.
Aujourd'hui, les élèves du secondaire sont initiés aux langues et littératures anglaise
et française. Le créole tend à y devenir langue véhiculaire de la vie politique, signe
d'identité nationale et sera sans doute, à terme, la langue d'usage de presque tous les
Mauriciens. Ses progrès entraînent le développement du français, langue des
anciennes classes dominantes, qui reste celle de la vie culturelle, déjà compris et plus
ou moins parlé par 75% des Mauriciens, soit 720 000 personnes dont 5% seulement
l'utilisent à la maison. Les trois quarts de l'île Maurice reçoivent la télévision
française de la Réunion, sa propre télévision et sa radio sont françaises à 50%, sa
presse à 80%. Par attachement au français, elle est entrée dans l'O.C.A.M. (voir chap.
V.5 § III). En 1993, en pleine expansion économique, l'île a accueilli le 5e sommet de
la francophonie. Les autres langues, surtout le « bojpuri », d'origine indienne, et le
chinois, sont employées dans leurs communautés ethniques. L'anglais est la
principale langue d'enseignement depuis le milieu du XIXe s., mais les maîtres sont
autorisés, pendant les trois premières années de la scolarité, à utiliser la langue la plus
propre à favoriser la réussite scolaire de leurs élèves; le français est largement
enseigné et la France accorde à des Mauriciens, en vue d'études supérieures à la
Réunion ou en Métropole, des bourses fort appréciées étant donné la cherté des
universités anglaises. 96% des 61 000 habitants des Seychelles (en 1980) parlent le
créole, introduit dans l'enseignement élémentaire depuis 1982, avec des résultats
positifs. Le français (compris de tous mais peu et mal pratiqué) y est redevenu langue
officielle en 1976, à côté de l'anglais et du créole français, langue véhiculaire de tous
les Seychellois.

C'est surtout dans la zone de l'océan Indien qu'on peut parler d'un continuum entre
le français régional et le créole. Celui de l'île Maurice et des Seychelles est, au prix
d'un minimum d'étude, et lorsqu'il est parlé clairement, à la radio, compréhensible par
tous les francophones. Celui de la Réunion a une situation spéciale : 25% de la
population, les « petits blancs » descendants de colons appauvris, conservent un
français archaïque, qui est, de tous ces parlers, le moins éloigné du français.

Actuellement, les créoles français ne sont en régression qu'en Louisiane, à la Trinité


et à la Grenade. Dans les D.O.M., ils se maintiennent bien; le français, à la différence
de l'anglais, tend à les protéger plutôt qu'à les détruire. En 1980, 19% de la population
des Antilles résidait dans une île de langue officielle française. Le nombre des
créolophones unilingues pourrait représenter 15 à 20% de la population à la
Martinique, 30 à 40% à la Guadeloupe, près de 70% à la Réunion, mais presque tous
les habitants comprennent le français, même s'ils ne le parlent pas.

Le statut ambigu des créoles, langues bien vivantes, mais socialement inférieures,

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VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 73

est dû, même là où la situation politique permettrait une évolution, à une multitude de
facteurs dont le plus important est la variabilité de ces parlers qui, malgré leur air de
famille, ne permettent que faiblement ou même pas du tout l'intercompréhension. Les
Martiniquais et les Guadeloupéens se comprennent, mais ne comprennent pas, ou
mal, les Haïtiens; le simple passage de la Réunion à l'île Maurice nécessite quelques
semaines d'adaptation. À l'intérieur d'un même territoire il existe toutes sortes de
niveaux, depuis un « français régional » à phonétisme plus ou moins créole (le
« créole de salon » d'Haïti), jusqu'à une langue dont la structure syntaxique est en
véritable rupture avec celle du français. Or ces idiomes appartiennent à des
populations peu nombreuses qui ont un besoin vital d'accéder à une grande langue
véhiculaire.

Écrire les créoles, langues parlées, sans tradition orthographique, nécessiterait tout
un travail d'« aménagement linguistique », dont les résultats ne feraient pas
l'unanimité de tous ceux qui ont des idées en ce domaine. Enfin, partout où une
langue nationale de statut inférieur a été rénovée et revalorisée (flamand de Belgique,
finlandais, norvégien), cela a été fait par un groupe social animé d'une volonté
unanime. Or, ce n'est nullement le cas en pays créole, où la passion africanisante
d'une minorité se heurte au sentiment de la majorité de la population d'accéder grâce
au français à un statut social supérieur, de sorte que même les indépendantistes ne
demandent généralement pas l'abandon du français.

La France a fait dans les D.O.M. un effort important de scolarisation : le principal


résultat a été un formidable pourcentage d'échecs scolaires dus à l'obstination à ne pas
prendre en considération l'existence du créole. Pourtant il devrait poser moins de
problèmes que les langues de l'immigration, ceux qui le parlent possédant déjà une
masse de lexèmes français. Cette base d'apprentissage pourrait être consolidée, et
aider à vaincre l'obstacle des structures morpho-syntaxiques et phonologiques. Une
pédagogie rationnelle, aménageant la diglossie, permettrait de préserver l'originalité
de la culture créole et d'acquérir le niveau de français nécessaire à une vie moderne
socialement satisfaisante.

III. LE FRANÇAIS D'AMÉRIQUE DU NORD

Bien différent du cas des créoles est celui du français régional des colons
d'Amérique du Nord, langue dominée par l'anglais, depuis que, passés sous la
souveraineté de l'Angleterre ou des États-Unis, eux-mêmes connurent le statut de
colonisés.

III.1 De 1763 à 1945

Le traité de Paris sauvegarde la religion des colons du Canada mais pas leur
langue; la Proclamation royale anglaise du 7 octobre 1763 n'a d'autre but que leur

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 74

assimilation totale (d'ailleurs prédite par deux mauvais prophètes : Benjamin Franklin
puis Alexis de Tocqueville). Toutefois (compte non tenu de la période 1841-1848), les
Anglais leur ont toujours laissé le droit d'user du français dans les questions de « droit
privé » réglant les rapports entre particuliers. Le clergé a donc pu jouer un rôle
linguistique crucial et les lois civiles ont renforcé le sentiment qu'éprouvaient les
francophones d'appartenir à une culture et à une tradition particulières. Les
traducteurs juridiques jouent un rôle positif : ils permettent de continuer à dire le droit
en français, et négatif : ils sont amenés à angliciser leur langue, qui vers le milieu du
XIXe s. atteint le fond de la déchéance. À partir de 1854, la traduction, devenant un
service public, s'améliore, et, en 1934, la création du « Bureau des traductions »
donne aux francophones unilingues l'accès à tous les textes législatifs et
administratifs de la Fédération.

À la fin de la guerre d'indépendance des colonies anglaises d'Amérique, les colons


français doivent faire place à un flux considérable d'immigrants anglais fidèles à la
couronne britannique et, par la suite, à bien d'autres. Mais une très forte natalité leur
permet de résister à l'anglicisation. Moins de 60 000 en 1763, et sans apport de
population métropolitaine, ils sont 700 000 en 1842. Ils fournissent aux U.S.A.,
pendant la seconde moitié du XIXe s., de forts contingents d'immigrés. Après la
conquête, les Québécois) se contentent de l'agriculture et des professions libérales,
acceptant tacitement d'abandonner le commerce aux conquérants.

En 1837, une révolte anti-anglaise est réprimée et en 1841, l'article 41 de l'Acte


d'Union fait de l'anglais la seule langue officielle des colonies canadiennes. Louis-
Hippolyte Lafontaine, par son discours historique en français au parlement de
l'Union le 13 septembre 1842, amorce le mouvement qui aboutit à son abrogation en
1848, et à rendre les francophones conscients qu'« une loi qui prétend empêcher un
peuple de parler sa langue est immorale et nulle de fait ».

En 1867, l'article 133 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique fait du Canada


un « dominion » fédéral. L'anglais et le français deviennent les langues officielles des
lois, débats et textes parlementaires des gouvernements et tribunaux de la Fédération
et du Québec.

À cette date, 15% des Québécois vivent dans les villes. Mais l'industrie se
développe et beaucoup de ruraux quittent la campagne pour devenir les ouvriers de
patrons anglophones, en particulier à Montréal. En 1911, la population est urbaine à
50%. Elle l'est aujourd'hui en grande majorité. L'urbanisation, due aux anglophones,
dont les trois quarts résident à Montréal, va de pair avec l'industrialisation, assumée
par de grandes sociétés d'abord britanniques puis américaines. La population
ouvrière, séparée du milieu conservateur et traditionnel de la campagne, se tire
d'affaire en baragouinant l'anglais du patron et ce français populaire anglicisé appelé
le « joual » (prononciation locale du français « cheval ») de Montréal, qui a été au
cœur des discussions linguistiques vers 1960. Elle ne dispose pas de terminologie
française pour ce qui relève de la technique moderne. C'est donc tout naturellement

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 75

que l'anglais, langue des affaires qui jouait en fait, sinon en droit, un rôle prédominant
dans la politique, l'administration et la fonction publique, tend à devenir la langue du
travail. Sa connaissance devient assurance de succès.

Le bilinguisme se développe dans la majorité francophone dont le français


s'anglicise, mais non dans la minorité anglophone dont l'anglais ne se francise pas.
Beaucoup de francophones, pourtant, restent unilingues. Ils ont longtemps été sous-
scolarisés : en 1842, leur taux de fréquentation scolaire élémentaire est estimé à 4,4%
soit 4 935 enfants sur 111 244; en 1855, les collèges classiques pour garçons
reçoivent moins de l% des élèves potentiels. Paradoxalement, grâce aux
congrégations féminines installées même en milieu rural, les filles sont un peu plus
scolarisées que les garçons. Mais en 1960, la moyenne de la population québecoise
adulte quitte l'école après avoir appris à lire, écrire et compter, au bout de cinq ans
d'enseignement. La construction d'un chemin de fer intercontinental en 1885 permet à
des francophones de s'installer à l'Ouest, en particulier au Manitoba. Entre 1840 et
1900, environ 600 000 Québecois passent la frontière des U.S.A. pour répondre à la
demande de main-d'œuvre consécutive au développement de l'industrie textile. Ils
retrouvent en Nouvelle-Angleterre les descendants de certains de leurs compatriotes.
Ils sont près de 20 000 en 1850. Dans les villes du Maine, du New Hampshire, du
Vermont, du Massachusetts, de Rhode Island et du Connecticut, ils sont souvent
logés, et employés par des filatures à raison de soixante heures par semaine. On a
appelé « petits Canadas » les quartiers assez misérables où ils habitent. Une vie
familiale et religieuse intense les isole du monde anglo-saxon protestant et même des
catholiques irlandais de langue anglaise. Au prix de grands sacrifices et d'une volonté
de préserver leur identité supérieure à celle d'autres groupes ethniques, ils fondent
leurs propres sociétés d'entraide, leur presse, et leurs écoles paroissiales bilingues. Là,
des religieux enseignants, bien convaincus que « perdre sa langue c'est perdre sa
foi », entretiennent les traditions de ces « Franco-Américains » pauvres. À la fin du
XIXe s., ils forment un peu plus de 10% de la population totale de la Nouvelle-
Angleterre.

À l'inverse de ce qui s'est passé au Québec, la Louisiane (devenue en 1812 le dix-


huitième État américain) reçoit tardivement ses plus gros contingents d'immigrés
francophones : les Acadiens ou « Cadiens », qui refusent aujourd'hui l'appellation
« cajuns », transcription anglaise de leur nom, arrivent à la fin de la domination
française. Installés dans des marais appelés « bayous », ils constituent une population
si homogène que pendant longtemps, bien loin de se laisser assimiler, ils assimilent
tous les immigrants, allemands, espagnols, syro-libanais et même anglais qui
s'installent au milieu d'eux. Arrivent ensuite des habitants de Saint-Domingue fuyant
la révolution de Toussaint Louverture, hommes libres de couleur et colons blancs
accompagnés de leurs esclaves et des aristocrates français fuyant la Révolution.
Arrivent des demi-soldes venus chercher fortune; puis des républicains hostiles au
Second Empire. À la Nouvelle-Orléans, à côté d'une bourgeoisie d'affaires
anglophone récemment installée, la population française fait figure d'aristocratie
lettrée et raffinée. Elle cultive la littérature, la poésie, le théâtre, et assimile plus

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 76

qu'elle n'est assimilée. La guerre de Sécession met fin à cette situation : le français
devient la langue des pauvres et des perdants ; de nombreux Américains du Nord
s'installent et anglicisent en particulier la population noire. En 1921, la nouvelle
constitution de la Louisiane interdit de parler français à l'école et tend à abolir tout ce
qui rappelle le français et la France. La Nouvelle-Orléans devient presque
entièrement anglophone et le dernier quotidien français, L'abeille, cesse de paraître en
1923. La percée de routes désenclave la population cadienne, dont le caractère rural
préserve pourtant la langue. La découverte du pétrole entraîne une forte
industrialisation, naturellement anglophone. Les parents s'efforcent de gommer chez
leurs enfants le handicap que constitue pour le travail une origine française. Seule, la
tradition orale s'oppose à la toute-puissance de l'anglais, le français dépérit; il n'est
pas exceptionnel d'entendre des phrases du type revenez back, cher !

III.2 Caractères linguistiques du français en Amérique du Nord

Avant 1763, les colons ont, de l'avis de nombreux voyageurs, un bon niveau
linguistique. La nécessité de s'entendre, alors qu'ils sont d'origines diverses, l'attente
dans les ports de Nantes et de La Rochelle, de longs voyages en commun, les ont
obligés à abandonner leurs patois. Ils parlent donc le français de leur temps, tel qu'on
pouvait l'entendre dans les provinces de l'Ouest dont ils étaient majoritairement
originaires : Aunis, Saintonge, Poitou, Touraine, Normandie (16% des Québécois
d'aujourd'hui ont des ancêtres normands). Actuellement, les parlers des groupes
francophones, sans être uniformes, présentent certains caractères communs qui les
opposent au français métropolitain.

Pendant plus d'un siècle, au Canada du moins, les relations avec la France ont été
maintenues par les congrégations religieuses qui n'ont jamais cessé d'y faire des
fondations et d'y envoyer quelques-uns de leurs membres. Cette quasi-rupture
provoque un vieillissement de la langue, conservée surtout par tradition orale. Il est
donc normal d'y trouver des archaïsmes. D'autre part, elle suit une évolution
divergente qui crée des néologismes spécifiques.

Sur le plan phonétique, l'articulation est restée moins tendue que ne l'est devenue
celle du français moderne, les voyelles /i/, /y/, /u/ sont plus ouvertes et centralisées,
du moins dans certaines positions. Les consonnes /t/ et /d/ ont tendance à se
palataliser et à s'affriquer devant /i/ et /j/. Les parlers acadiens ont conservé des
diphtongues qui trouvent leur source dans les dialectes de l'ouest de la France. Les
diphtongues présentes dans les autres parlers canadiens, notamment québécois, sont
beaucoup plus récentes et dérivent initialement du système des longueurs vocaliques
du français central du XVIIe s.

Sur le plan lexical, on emploie des mots anciens et souvent dialectaux tels que
espérer pour attendre, à main pour commode, ou berlander (normand) pour flâner, se
jouquer (picard) pour se coucher. La dérivation privilégie certains suffixes qui

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 77

tendent à tomber en désuétude en France : adjectifs péjoratifs en -eux (plutôt qu'en


-ard) comme niaiseux, noms en -age ou -erie (plutôt qu'en -ment et en -tion) comme
poudrerie « tempête de neige », chefferie « direction d'un parti politique ».

D'autre part, le langage de ces communautés isolées, amenées à pratiquer la


traduction de façon souvent littérale, ne pouvait pas ne pas produire des anglicismes
de plusieurs sortes :

1. Emprunts purs et simples sans aucune adaptation : boss « patron », fan


« ventilateur »; gang et job (fém. avec son diminutif jobine « petit boulot »).
2. Emprunts ayant subi une adaptation morphologique, phonétique,
orthographique conforme à la vieille tradition française (voir chap. X) : c'est le
cas de nombreux verbes en -er à base anglaise : drave (angl. drive) «« flottage
du bois » d'où draver, draveur; tinque « réservoir » (angl. tank), d'où tinquer
« faire le plein d'essence »; checker, qui peut signifier « vérifier », « pointer »,
« faire enregistrer », « mettre à la consigne »; bines « haricots » (angl. beans),
qui alterne dans l'usage avec fèves. À la limite, on pourrait entendre
(rarement !) des phrases dont seule la morpho-syntaxe resterait française,
comme slaquer la notte avec le wrench « desserrer l'écrou avec la clé
anglaise ».
3. Dans nombre de cas, on choisit la forme française la plus proche de l'anglais
(gradué « diplômé » pour traduire graduate).
4. Un mot français adopte une des acceptions de son équivalent anglais : pouvoir
employé comme power au sens de « courant électrique ».
5. Traduction littérale de métaphores anglaises : demeurer sur la clôture = to sit
on the fence là où le français dirait être assis entre deux chaises.
6. Anglicismes de syntaxe : marcher au bureau pour « aller à pied au bureau ».
Tout cela est de nature à brouiller, dans une certaine mesure,
l'intercompréhension des francophones de France et de ceux d'Amérique mais
non à l'empêcher entièrement, surtout quand il s'agit de Québécois cultivés
dont le langage est très proche de celui de la France.

III.3 Depuis 1945

III.3.1 Données démographiques actuelles

Les personnes déclarant avoir le français pour langue maternelle aux recensements
sont :

 À Saint-Pierre-et-Miquelon, Département d'Outre-Mer, 6 400.


 Au Canada (selon des estimations de 1991) :
6 502 865, soit 24% d'une population totale de 27 296 859 habitants, dont 91
845 considèrent avoir deux langues « maternelles », la française et l'anglaise.
La plupart d'entre eux résident au Québec, où ils sont 5 556 105 (soit 82% de la

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 78

population de cet État) à côté de 599 145 anglophones (10%). Les autres, dont
le nombre n'atteint pas tout à fait un million, se répartissent entre l'Acadie et
plus particulièrement le Nouveau-Brunswick où 33% des 724 000 habitants se
déclarent francophones, et l'Ontario, où une minorité non négligeable d'environ
5% a le français comme langue d'usage. 69% de la population canadienne est
unilingue, 4% polyglotte, et 26% bilingue (français-anglais). 50% des bilingues
sont au Québec et 25% en Ontario, le reste étant dispersé à travers les autres
États. Les anglophones sachant le français sont 59% au Québec et 6% dans le
reste du pays. Les personnes de langue française ou capables de s'exprimer en
français sont 94% au Québec, 42% au Nouveau-Brunswick et 12% en Ontario.
À la différence de la Belgique, dont les recensements ne tiennent pas compte
de l'usage des langues, et des États-Unis qui lui accordent peu de place, le
Canada donne périodiquement des statistiques linguistiques très précises par
État, par âge, par sexe, par situation de famille, et tenant compte de l'
« assimilation linguistique » d'un conjoint par l'autre.
 Aux États-Unis : Les chiffres de 1993 donnent 1 702 000 personnes de 5 ans
et plus parlant français à la maison.
 Le plus grand nombre est en Nouvelle-Angleterre. Au recensement de 1980,
près de 2 millions de personnes avaient déclaré être d'ascendance française et
900 000 avoir le français pour « langue maternelle » sinon d'« usage courant ».
 En Louisiane, sur plus de 900 000 personnes d'ascendance française, pour la
plupart acadienne (21% de la population), en 1986, un peu moins d'un demi-
million s'estimaient francophones. En 1993, ils seraient 550 000, ce qui
constitue une petite remontée
 Une certaine présence canadienne-française tend à se développer en Floride
(100 000 personnes, renforcées, l'hiver, de 60 000 retraités qui recherchent le
soleil) et en Californie.

III.3.2 Le réveil du Québec et ses conséquences

La Seconde Guerre mondiale ayant encore développé l'industrialisation, le Québec,


à partir des années 60, se modernise, laïcise son enseignement public. Accédant à un
des niveaux de vie les plus élevés du monde, il entend bien échapper au statut social
qui a été le sien jusque-là; un mouvement indépendantiste se manifeste. La
revendication linguistique est l'une des composantes politiques majeures de cette
« révolution tranquille ». On avait commencé à se poser, à la fin du XIXe s., le
problème d'une « langue canadienne » distincte du parler de la Métropole, tenue
tantôt pour plus fidèle que celle-ci au « bon vieux français », tantôt pour un jargon,
tantôt pour une variante régionale légitime. Désormais, les rapports des Québécois
avec la France se multiplient, leur permettant de mesurer ressemblances et
différences. Ils souhaitent améliorer la « qualité » de leur français et en faire un
moyen d'ouverture sur le monde moderne et de communication avec l'ensemble des
pays francophones, tout en souhaitant voir reconnaître une manière québécoise de
l'utiliser; ils n'entendent pas se laisser dicter leur norme par Paris, chose d'autant plus

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 79

difficile que les ouvrages de référence usuels en proviennent. C'est donc sous la
pression de l'opinion publique et de nombreuses associations que les gouvernements
successifs ont été amenés à légiférer en ce domaine, avec toujours plus de précision.

La loi 63 (1969) votée par l' « Union nationale », trop timide et favorable au
bilinguisme, ne suffit pas à apaiser des revendications allées jusqu'à l'émeute. La loi
22 (1974) votée par le « Parti libéral » entend revaloriser le statut de la langue
française, considérée comme un « patrimoine national » dont l'État a la charge. Il
s'agit d'en « assurer la prééminence » et d' « en favoriser l'épanouissement et la
qualité », donc de fixer des critères juridiques de cette qualité et de « dire le droit » en
matière de langue. Mais les moyens de l'appliquer sont insuffisants. La loi 101 ou
Charte de la langue française (1977), votée par le « Parti québécois », sans exclure la
pratique de l'anglais ni celle des langues amérindiennes et inuits, impose le français
comme seule langue officielle du Québec (ce qui signifie que les traductions
anglaises des textes administratifs et juridiques ne sont plus « officielles »). L' État
n'ayant aucune compétence particulière dans le domaine de la planification
linguistique, il lui faut créer un « Conseil de la Langue française » pour orienter ses
décisions et un « Office de la Langue française » pour conduire la politique ainsi
définie. Dès qu'ils sont publiés dans la Gazette du Québec, les termes normalisés par
l'Office deviennent obligatoires dans les textes prévus par la loi. Une « Commission
de surveillance » veille à l'application de cette politique et sanctionne les infractions :
les entreprises, en particulier, doivent obtenir, sous peine d'amende, un « certificat de
francisation ». Le législateur s'est essentiellement préoccupé de l'usage de la langue
en matière d'éducation, de travail et d'activité économique. L'enseignement en anglais
est toléré pour les enfants dont le père ou la mère auraient reçu un enseignement en
anglais au Québec et en feraient la demande, mais le français devient la règle
générale. Même les immigrés, quelle que soit leur langue d'origine, y sont astreints,
alors que jusque-là ils choisissaient généralement l'anglais, qui leur permettait de
passer facilement d'une province à l'autre et du Canada aux U.S.A. Depuis les années
soixante, le Québec a connu un vif essor industriel et technologique et fait un gros
effort de culture scientifique de la population. Au niveau universitaire, l'absence de
manuels en français dans les disciplines scientifiques et techniques est encore
fréquente. Des techniciens, des juristes font progresser le français : élaboration d'un
premier manuel d'informatique en français, traduction par l'université de Moncton de
la Common law, pour permettre aux francophones du Nouveau-Brunswick d'avoir
accès à la justice en français. On a créé des Commissions de terminologie qui sont
extrêmement actives, parmi les plus efficaces du monde francophone. Ce n'est plus
une défense mais une contre-offensive de refrancisation et d'abandon des anglicismes.
En moins de dix ans, l'application de la loi 101 a redressé la situation du français au
Québec et obtenu des résultats spectaculaires.

Mais en 1988, la Cour suprême d'Ottawa l'a jugée anticonstitutionnelle en ce qui


concerne l'interdiction de publicité et d'affichage en anglais. Ce point apparemment
secondaire est si sensible qu'il a suscité la création d'un parti anglophone, « Equahty »
qui, en 1989, a obtenu quatre sièges au Parlement du Québec. Son application se

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 80

heurte donc à des résistances.

Les anglophones, soit environ 14% de la population, dont près de 60% sont
bilingues, ont mal accepté la situation nouvelle. Certains d'entre eux sont partis; elle
est un frein à l'immigration que le Québec souhaite pouvoir sélectionner sur critères
linguistiques. La démographie de la province s'en ressent, d'autant plus que la
« révolution tranquille », contemporaine du relâchement conciliaire de la discipline
catholique, s'est accompagnée d'une énorme baisse de la natalité chez les
francophones, passée entre 1959 et 1987 (année la plus basse, où 60 000 naissances
seulement ont été enregistrées) de 3,3 à 1,35 enfant par femme. Une légère remontée
(1,41 1988) ne suffit pas à enrayer le vieillissement de la population. Globalement, la
population canadienne a presque doublé en 40 ans, mais le Québec, qui en
représentait 28,9% en 1951, n'en représente plus que 25,3% en 1991, et si l'évolution
continue, les Canadiens francophones ne seront plus que 23,8% en 2006 La carte
électorale étant remaniée tous les dix ans en fonction des données démographiques,
déjà en 1985, la représentation du Québec au parlement d'Ottawa est passée de 75
sièges sur 282 à 75 sur 304. Un Québec minoritaire, à la démographie déclinante,
aurait-il intérêt à devenir indépendant en face d'un Canada plus jeune ? Selon le mot
de M. Bourassa, « la dénatalité est le pire ennemi de la francophonie ». Il serait
urgent de redresser la courbe, et aussi d'accepter un plus grand nombre d'immigrés
francophones. Haïti pourrait en fournir de bons contingents et la France un peu plus
que les 1 500 qui s'y sont installés en 1987. Les chaînes de télévision francophones
subissent la forte concurrence des chaînes anglophones. Les téléspectateurs refusent
une quelconque réglementation limitant l'accès à la télévision américaine, mais
réclament une amélioration des émissions en français, Des sondages pratiqués auprès
des jeunes francophones révèlent que 40% d'entre eux n'attachent pas une importance
vitale aux problèmes de langue et que si leurs lectures sont plutôt françaises, ils
préfèrent la radio, la télévision, les disques et les cassettes en anglais. L'échec du parti
québécois aux élections provinciales de 1985 a permis une application moins
rigoureuse de la loi 101 et on a commencé à voir réapparaître à Montréal enseignes et
publicités unilingues anglaises. En 1994, la majorité passe au parti « souverainiste »
qui organise le référendum de 1995 concernant l'accession du Québec à la
souveraineté, tout en sauvegardant une association avec le Canada. Des entreprises
quittent Montréal, qui menace de faire sécession en cas de succès. Le Québec reste
canadien par 50,6% des voix contre 49,4% aux souverainistes qui ne renoncent pas.
En dehors des conséquences politiques prévisibles, les avantages identitaires et même
économiques de l'indépendance leur paraissent l'emporter sur le risque de voir le
bilinguisme officiel disparaître du reste du Canada et de mettre en difficulté les
francophones hors Québec. Néanmoins, malgré sa vigilance et celle du peuple, le
facteur démographique pourrait remettre en question le statut du français et l'avenir
de la descendance des 12 millions de francophones d'Amérique.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 81

III.3.3 Les autres provinces canadiennes

Le gros avantage des Québécois sur les autres minorités francophones, c'est d'être
une entité politique qui se gouverne en français. Les « isolats » des autres provinces
sont moins favorisés.

Le recensement de 1986 a montré que même si le nombre absolu des francophones


hors Québec s'est accru, leur importance relative diminue généralement, sauf dans le
Nouveau-Brunswick, l'Alberta et la Colombie Britannique où elle augmente
légèrement. Dispersés sur l'ensemble du territoire, ils fournissent plus de 50% des
électeurs dans cinq circonscriptions fédérales : quatre au Nouveau-Brunswick et une
en Ontario. Grâce à l'Association de la presse francophone créée en 1976, un
quotidien et trente publications hebdomadaires, bimensuelles et mensuelles atteignent
environ 400 000 personnes, soit un francophone sur deux hors Québec. Depuis la fin
de 1983, des émissions télévisées en français atteignent à peu près toutes les
provinces. Depuis 1969, le français et l'anglais sont les langues officielles du
Nouveau-Brunswick, où le bilinguisme des institutions provinciales se développe.
Moncton, en Acadie. possède une université francophone.

En 1970, au niveau fédéral, la Loi sur les langues officielles consacre l'égalité de
l'anglais et du français « pour tout ce qui relève du parlement et du gouvernement du
Canada ». Égalité beaucoup plus théorique que pratique. Peu de fonctionnaires sont
capables d'assurer des services en français pour les francophones des provinces de
l'Ouest. Il est très difficile ou impossible de travailler en français au sein des
institutions fédérales, en dehors de l'Ontario ou du Nouveau-Brunswick. Dans les
écoles, l'apprentissage du français commence tard (la cinquième, sixième, septième
année d'études). Il reste facultatif et réservé aux sujets les plus doués pour les
langues. Toutefois, des « classes d'immersion » en français s'ouvrent un peu partout,
permettant non seulement aux enfants anglophones d'apprendre le français mais aussi
aux francophones des régions anglophones d'étudier leur langue. L'université York à
Toronto a décidé de devenir entièrement bilingue et dans l'Ontario une loi a été votée,
par laquelle tous les services de l'administration doivent être fournis dans les deux
langues. Au deuxième sommet francophone du Québec (1987), c'est le Premier
ministre canadien (et non québécois), B. Mulroney, qui a multiplié les initiatives et
été le véritable meneur du jeu. Courant chez les francophones, le bilinguisme
progresse et atteint, dans les années 90, un peu plus de 8% des anglophones.
Encourageante pour les partisans de l'unité canadienne, cette évolution ne convainc
pas les indépendantistes québécois qui jugent la situation si dégradée qu'ils
envisageraient un regroupement au Québec de tous les francophones dans l'hypothèse
où ils arriveraient à leurs fins.

III.3.4 Aux U.S.A.

Au recensement de 1970, 2 598 408 habitants des U.S.A. se sont déclarés de langue

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 82

maternelle française; beaucoup d'entre eux étaient âgés; on peut pouvait les estimer,
en 1980, à 1 992 000 et il faut s'attendre à ce que, dans les années à venir, leur
nombre diminue encore.

Aux U.S.A., certains États rendent obligatoire l'étude d'une seconde langue dans le
secondaire. Le français y est en seconde position derrière l'espagnol, réputé plus
facile, et rendu nécessaire par l'immigration massive de Portoricains, Mexicains,
Cubains dans les grandes villes. L'article 7 de l' Elementary and secondary Éducation
Act (1968) promulgué par le gouvernement fédéral prévoit une instruction bilingue
pour les enfants sortant de foyers parlant une autre langue que l'anglais. En 1981, un
peu plus d'un million d'élèves de l'enseignement secondaire (contre 2 millions pour
l'espagnol) et 250 000 du supérieur étudiaient le français. Dans plus de 30 États, il
existe plus de 115 émetteurs de radio qui, une ou deux fois par semaine, diffusent des
programmes en français d'une heure en moyenne; plus de la moitié se trouvent en
Nouvelle-Angleterre et en Louisiane. En ce qui concerne la télévision, les
francophones cherchent à faire abolir le statut fédéral de 1976 prohibant la diffusion
de programmes canadiens au-delà de 150 miles au sud de la frontière. Ceux de
Floride ont un hebdomadaire et une revue, à la radio, un bulletin quotidien de
nouvelles québécoises, une émission de variétés en fin de semaine, des films et des
messes en français. Et dans toute l'Amérique du Nord, les cours de langue française
par les médias audiovisuels sont largement répandus.

En Nouvelle-Angleterre, l'histoire culturelle des « Francos » ou Franco-


Américains, depuis la Deuxième Guerre mondiale, a décrit une courbe descendante
suivie depuis une quinzaine d'années d'une légère remontée. Le temps n'est plus où,
dans les « Petits Canadas », on pouvait exercer une profession en français, certaines
usines étant dirigées par des familles d'industriels venues de Belgique ou du nord de
la France. Les sociétés de secours mutuels, devenues compagnies d'assurances,
s'ouvrent à des clients anglophones, les paroisses deviennent bilingues, les écoles
paroissiales se raréfient, la vie familiale perd son caractère clos et traditionnel.
L'assimilation, sans être complète, est importante, puisque, en 1979, sur plus d'1 400
000 personnes de souche française, à peine 700 000 conservent le français comme
langue d'usage quotidien.

Un « Comité de vie franco-américaine » fondé en 1947, animé par Mgr Adrien


Verrette, de Manchester, New Hampshire, a réagi à travers divers organismes dont
seule la Fédération féminine franco-américaine a conservé une activité de 1951 à nos
jours. Il est relayé aujourd'hui par divers organismes tels que la Société historique
franco-américaine, l'Institut français de l'Assomption. Ce dernier constitue une sorte
de vaste « banque de données » de toute la « Franco-Américanie », et les compagnies
d'assurances investissent une partie non négligeable de leurs bénéfices dans des
activités culturelles francophones. Au niveau des États, les Franco-Américains ont
réussi, depuis 1968, à faire nommer, pour former des liens avec les pays
francophones (surtout le Québec), des « commissions culturelles ». 1978, année du
« Franco-American Friendship Day and Year », commémorant le traité d'alliance de

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 83

1778 entre la France et les colonies américaines, a vu l'adoption d'une loi fédérale
reconnaissant les Franco-Américains comme groupe minoritaire officiel, condition
nécessaire pour bénéficier de programmes d'enseignement bilingues. Mais
l'application de l'article 7 de l'Educational Act n'a jamais répondu aux espérances
qu'il avait fait naîÎtre; il n'était conçu que pour aider les enfants d'immigrés récents à
s'intégrer, alors que les enfants franco-américains savent s'exprimer en anglais.
Aujourd'hui, il ne manque pas, en Nouvelle-Angleterre, de francophones parfaitement
bilingues.

Chaque ville comptant une population franco-américaine assez nombreuse


maintient des « Clubs Richelieu », des « Cercles Jeanne Mance », des « Cercles des
Dames françaises » qui éditent des bulletins et revues en français, organisent des
« semaines » et des « festivals » franco- américains. Enfin, la possibilité de capter,
grâce au câble, des émissions de télévision en français supplée dans une certaine
mesure l'affaiblissement de l'exigence linguistique familiale.

Le grand handicap des « Francos » est la dispersion, à travers les villes des six
États, de communautés qui sont de moins en moins cohérentes. Les jeunes ménages,
souvent mixtes (donc en bonne voie d'anglicisation), préfèrent s'installer en banlieue.
Les « Petits Canadas » disparaissent peu à peu, détruits par la rénovation urbaine ou
occupés par des immigrés d'origine différente. Mais, depuis un siècle qu'on prédit
l'assimilation de ce groupe de citoyens américains fidèles à leur patrie mais
ethniquement originaux, on doit constater une survie nullement menacée dans les
prochaines décennies.

Au contraire, dans la Louisiane, catholique à 85%, les douze paroisses plus ou


moins francophones qui s'étendent de la frontière du Texas à l'embouchure du
Mississippi, ont la chance d'être groupées autour d'un centre urbain, économique et
culturel, Lafayette, siège de huit cents compagnies pétrolières, où 52,1% de la
population s'est déclarée francophone au recensement de 1970. Le pétrole a conféré
une certaine prospérité à cette région ruinée par la guerre de Sécession qui reste
pourtant, avec un taux de chômage de 14% en 1987, l'État le moins riche des U.S.A.

C'est à partir de 1968, après des guerres et des épreuves qui ont montré leur
cohésion, que les États-Unis acceptent que certains de leurs citoyens retrouvent leurs
racines linguistiques; l'affirmation d'une « différence » louisianaise peut même,
pense-t-on, avoir un intérêt touristique. La vie culturelle francophone s'organise
autour du CODOFIL (Council for the Development of French in Louisiana), agence
d'État fondée en 1968 par l'avocat James Domangeaux et alimentée par des fonds
publics et privés. La loi 256, proposée par un gouverneur anglophone et votée à
l'unanimité par un parlement à majorité anglophone, stipule que l'État de Louisiane
est désormais bilingue : le français y est langue officielle au même titre que l'anglais.
En réalité, il s'agit d'un simple principe, sans application effective si ce n'est qu'en
1984, contrairement à ce qui se passe dans les autres États, on impose l'enseignement
d'une deuxième langue pour les élèves de 9 à 14 ans. Cette décision unanime de la

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 84

« Commission de l'Enseignement primaire et secondaire de Louisiane » ne précise


pas quelle langue, mais le français a été choisi à 90%, du moins par ceux qui avaient
la possibilité d'en bénéficier, car, les mesures financières qui auraient été nécessaires
n'ayant pas suivi, la loi n'est appliquée que dans quelques écoles de quelques districts
scolaires. Les francophones ont été encouragés dans leurs aspirations linguistiques et
ethniques par l'alliance La Raza, qui, au cours des années soixante, a affirmé en
Californie, au Nouveau-Mexique, et en Arizona, la fierté d'appartenir au monde
hispanique. On n'a plus honte, aujourd'hui, d'être cadien; on en serait plutôt fier !
C'est pourtant le standard parisien qui est porteur de débouchés internationaux. De
jeunes professeurs cadiens proposent d'enseigner un standard intermédiaire qui ne
coupe pas la communication entre leurs élèves et leurs parents, scolarisés en anglais,
qui ne savent ni lire ni écrire le français local qu'ils parlent. L'arrivée de la télévision
câblée, porteuse d'émissions en français, peut les aider utilement.

Globalement, pour l'ensemble des États-Unis, l'évolution démographique joue


contre les francophones; aux différents recensements, le nombre des personnes se
déclarant d'« origine française » n'a cessé de diminuer et, dans les années 80, seules
les personnes très âgées étaient plus à l'aise pour s'exprimer en français qu'en anglais.
Apparemment condamné à brève échéance comme langue maternelle, le français peut
échapper à la précarité des engouements passagers et au risque de folklorisation,
sensible en pays cadien, dans la mesure où certains jeunes commencent à percevoir
qu'une langue seconde n'est pas un luxe, mais peut, même dans leur vie
professionnelle, être un atout.

III.3.5 En 1980, les francophones représentaient 3% de la population d'Amérique du


Nord; ils devraient être 2,7% en 2000. Leur histoire est riche de leçons pour la
France : ils lui tendent un miroir où elle peut voir ses propres problèmes et apprécier
la manière dont elle les traite.

La créolisation du français dans les Caraïbes, qui ne peut se comparer qu'à la


fragmentation du latin en langues romanes, montre le danger d'éclatement qui menace
une langue lorsqu'elle est parlée par des allophones à qui on ne fait pas l'effort de
l'enseigner de façon efficace,

L'exemple des Antilles et celui du Québec montrent de façon différente, qu'une


linguistique descriptive, attentive aux évolutions, doit être le fondement d'une
linguistique sainement normative, capable de canaliser le changement, non par
purisme, mais pour les nécessités de l'intercompréhension, et pour éviter la formation
de variantes dévalorisées et méprisées, handicap considérable pour la réussite sociale
de ceux qui n'ont pas d'autre langage. La survie, dans ce continent devenu anglais et
ibérique, de la langue d'une poignée de colons français, si improbable en 1763,
montre à quel profond niveau de l'inconscient sont inscrites les règles linguistiques et
à quel point elles forment la personnalité. Certes, de ce que les langues naissent et
meurent, il ne résulte rien de globalement catastrophique pour l'humanité. Mais
l'obligation d'assimiler entièrement une langue et une culture étrangères peut conduire

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 85

les individus à des situations de désarroi qui expliquent leurs réactions de défense,
surtout lorsqu'ils ne sont pas isolés et qu'ils ont des raisons d'être fiers d'une culture et
d'une langue maternelle prestigieuses.

Les relations entre le français et l'anglais ont été vécues de façon conflictuelle,
comme celles du français de France avec ses dialectes, ses langues régionales et les
langues de l'immigration.

L'assimilation progressive des francophones, là où ils sont par trop minoritaires, se


fait sans trop de heurt et les expériences de développement de l'étude du français
menées par le Canada anglophone et la Louisiane semblent donner satisfaction aux
intéressés. Mais le Québec ne s'est pas résigné à cette assimilation. Il montre à la
France les voies d'une défense efficace. Son cas démontre clairement l'importance de
la démographie, de l'économie, et de la politique : le français s'y est imposé et
maintenu parce qu'il est parlé par un groupe compact, soudé par sa religion et ses lois;
ce groupe s'est agrandi, a dépassé le seuil de la pauvreté, atteint un niveau de culture
suffisant, et des structures politiques lui permettant d'exprimer ses aspirations. La
puissance publique a imposé son autonomie culturelle et l'assemblée législative a été
son rempart contre la menace de l'anglicisation. Le Québec a compris qu'une
« législation linguistique », qui se donne les moyens d'être respectée, est nécessaire et
que la langue est une affaire d'État.

IV. LE FRANÇAIS AU PROCHE-ORIENT, NOTAMMENT AU LIBAN

Au Liban et en Syrie, terres d'ancienne chrétienté incomplètement islamisées, les


chrétiens ont été l'objet de l'intérêt de Charlemagne, Louis IX, François Ier, Louis
XIV. À partir du XVIIe s., l'implantation du français va de pair avec celle d'écoles par
les Capucins (le collège d'Antoura qu'ils fondent en 1628 existe encore), des Jésuites,
des Lazaristes. À partir du XIXe s., le français devient l'instrument d'une renaissance
culturelle si importante que l'œuvre de plusieurs écrivains libanais (par exemple G.
Schéhadé) fait partie du patrimoine littéraire français. Il n'a jamais été imposé et
l'effort de scolarisation accompli pendant la durée du mandat français (1918-1945),
n'a pas été ressenti comme l'effet d'un impérialisme qui déposséderait le Liban de son
identité. Les Libanais, dont beaucoup parlent mais ne savent pas écrire l'arabe, ont
assimilé le français par ouverture à l'universel, et se reconnaissent dans une sorte de
mariage des deux cultures, arabe et française.

Lors de l'indépendance (1943), l'arabe devient la langue officielle des deux pays
dont la situation linguistique actuelle peut se comparer à celle du Maghreb. La Syrie,
majoritairement islamique, et fière du rôle historique de Damas, opte pour
l'arabisation radicale. Elle maintient entre le français et l'anglais une parité théorique,
mais le recrutement de professeurs de français (qu'on va chercher jusqu'en Algérie !)
s'avère plus difficile que celui des professeurs d'anglais, souvent palestiniens.

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Le Liban, nation commerçante, et mosaïque de minorités ethnico-religieuses, adopte


une politique linguistique favorable à l'expansion des langues occidentales jusqu'à la
guerre qui éclate en 1975, et même encore pendant une dizaine d'années après cette
date; la situation est la suivante : la Constitution accordait, par son article 10, la
liberté totale de l'enseignement. Une situation complexe naît de la concurrence de
plusieurs grandes langues de culture : l'arabe sous sa double forme littéraire et
dialectale, le français et l'anglais. Celui-ci n'a, toutefois, jamais touché plus de 15 à
20% des apprenants, le français lui étant préféré dans 80% des cas, dans les écoles
qui ne pratiquent pas le « trilinguisme ». Le passage de l'arabe au français, dans la
même conversation, voire dans une même phrase, n'est pas rare et engendre
occasionnellement des sortes de sabirs. L'arabe est la langue de l'enseignement. Les
langues étrangères, imposées dès le niveau primaire (huit heures par semaine), puis
dans le cycle moyen (quatorze heures), sont, dans le secondaire, le véhicule des
matières scientifiques, de la philosophie et des cours de littérature étrangère.
Beyrouth possède deux universités privées francophones (Saint-Joseph, jésuite, et
Saint-Esprit, maronite), et une université nationale, où une grande partie de
l'enseignement est donnée soit en français soit en anglais. Grâce à l'université Saint-
Joseph et à l'hôpital français, fonctionnant avec des subventions françaises, la
médecine est surtout francophone. En 1970, 39,7% de la population parlait français,
mais avec de grandes différences entre l'excellent niveau de la bourgeoisie
fréquentant les écoles privées étrangères et celui des élèves d'écoles gratuites, plutôt
médiocre. En ville, on peut être trilingue, mais on pratique plutôt un bilinguisme
qu'aucune frontière religieuse ne limite. Certains musulmans, attachés au français par
moins de liens affectifs que les chrétiens, souhaitent une arabisation plus poussée.
Mais après avoir assez massivement tâté de l'anglais dans les années soixante, ils sont
revenus au français, qui est plutôt pour eux langue seconde que langue étrangère. Elle
est celle de deux quotidiens, de revues et de périodiques. En 1984 encore, le Liban
était le plus grand importateur de livres français de tout le Proche-Orient (80%) : la
radio, le cinéma et la télévision (où les films étrangers sont toujours sous-titrés en
arabe et en français), parlent français pendant un grand nombre d'heures. Malgré la
guerre, la réduction des effectifs de Français en poste et l'apport des Palestiniens dont
la seconde langue est plutôt l'anglais, le nombre des élèves de français a, au moins
jusqu'en 1985, continué à progresser. Mais la destruction de beaucoup de locaux
scolaires, l'exode de bon nombre d'enseignants, la détérioration de la situation
économique du pays et la domination syrienne qui pèse sur lui depuis la paix (accords
de Taëf, octobre 1989) modifient profondément ce paysage. La Syrie demande avec
insistance l'arabisation totale des programmes scolaires et la nationalisation de toutes
les écoles catholiques particulièrement attachées au français, l'enseignement au Liban
devant finir par n'être qu'une copie de l'enseignement en Syrie. Les États-Unis,
implantés depuis 1936, et l'Allemagne proposent, moyennant de très importants
subsides, le remplacement du français par l'allemand et surtout par l'anglais. L'accès
au livre français naguère très recherché est rendu extrêmement onéreux par la
formidable dévaluation de la monnaie locale (le franc français, qui valait une demi-
livre libanaise en 1963, en vaut 300 en 1990).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 87

En 1992, les chaînes de télévision publiques, peu suivies, sont tenues par les Syriens
qui, en 1994, interdirent les chaînes privées; elles étaient quarante, pour la plupart
financées par des firmes américaines, allemandes, italiennes, qui exigeaient l'anglais.
Trois radio privées, une radio publique et deux chaînes de télévision, l'une privée et
l'autre publique, étaient entièrement francophones, ce qui représentait 14% de la
production télévisée. Il existe encore un quotidien en français, L'Orient, le jour qui
tire à 22 000 exemplaires et a failli déposer son bilan. À la même date, parmi les
établissements d'enseignement supérieur, un nombre sans cesse décroissant utilise le
français. Les écoles, surtout celles des régions sous occupation israélienne, et
certaines institutions subventionnées par l'Arabie Saoudite, adoptent de plus en plus
l'anglais.

Malgré tout, le français conserve encore des positions relativement fortes : dans le
primaire et le secondaire, sur 800 000 élèves, 85% apprennent encore le français, 300
000 d'entre eux fréquentent les écoles d'État et 500 000 les écoles libres, catholiques
dans leur très grande majorité, qui préparent les enfants au baccalauréat à la fois
français et libanais.

La France a paru, pendant quelques années, se désintéresser de cette porte ouverte


sur l'Orient qu'était pour elle le Liban où elle était comprise et pouvait se sentir chez
elle, ne pas voir l'intérêt d'utiliser ce pays ami comme une rampe de lancement de ses
valeurs et de ses produits vers les pays limitrophes. Mais dans les dernières années de
la décennie 90, elle a fait un très gros effort pour y reprendre sa place. De nouveaux
centres culturels se sont créés dans différentes régions, des attachés culturels français
se sont remis à sillonner le pays : des sessions de formation d'enseignants
s'organisent, des expositions itinérantes recréent des liens culturels qu'on croyait à
jamais rompus. Les Libanais sont demandeurs. Les innombrables difficultés que
connaît le pays n'empêchent pas le grand Beyrouth de connaître une certaine
effervescence théâtrale, musicale, littéraire. L'avenir dira si ce n'était qu'un dérivatif
pour oublier trop de déceptions politiques, diplomatiques, et économiques ou bien le
signe que le Liban reprend progressivement en Orient son rôle civilisateur.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 88

CHAPITRE IV

LE FRANÇAIS OUTRE-MER

Implantations postérieures à 1815

I. L'implantation de la langue française


II. L'enseignement en Afrique noire française à l'époque coloniale
II. 2 Des méthodes inadaptées
II.3. Un enseignement sélectif
III. La méthode belge
IV. L'enseignement au Maghreb
V. En Indochine (Viêt-nam, Laos, Cambodge)
VI. Dans le Pacifique
VII.La guerre
VIII.L'ère de la décolonisation
VIII. 1 Évolutions douces
VIII. 2. Évolutions dures
IX. Le français en Asie du Sud-Est depuis 1939.
X. Le français dans le Pacifique depuis 1939

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 89

Implantations postérieures à 1815

Rappel historique : Le nouvel « empire colonial » français, de 1815 à 1939

La Restauration entreprend la mise en valeur des quelques colonies restituées à la France.


Des lois, qui seront à la base de toute l'administration coloniale, y confèrent l'autorité à un
gouverneur et à des conseils qui disposeront par la suite du budget; conformément aux
décisions du Congrès de Vienne et du Saint-Siège, la traite des Noirs est interdite, mais se
pratiquera illégalement jusque vers 1830; l'esclavage est aboli par la Ile République en 1848.

Au début, les actions gouvernementales sont généralement accompagnées et souvent


précédées d'un intense effort d'évangélisation. Alors que le XVIIIe s., la Révolution et le
développement des missions protestantes anglo-saxonnes ont tari le recrutement des
missionnaires catholiques français (ils ne sont plus guère que 300 vers 1800), le XIXe s.
connaît un réveil religieux sans précédent. De solides vocations naissent pendant la Terreur et
le Directoire, comme celle de la mère Anne-Marie Javouhey, apôtre des esclaves noirs,
soutenue par Louis-Philippe, fondatrice des sœurs de Saint-Joseph de Cluny qui essaiment non
seulement en Afrique, mais à la Réunion et en Guyane. Les congrégations missionnaires se
multiplient jusqu'au XXe s. : Spiritains du P. Libermann, Assomptionnistes du P. d'Alzon, Pères
de Picpus, Maristes, Oblats de Marie Immaculée. Partout, ils apprennent la langue du pays
(dont ils donnent les premières descriptions) et associent à l'évangélisation et à la
christianisation des mœurs (lutte contre la polygamie, l'esclavage, l'anthropophagie, les
mutilations, la sorcellerie), la scolarisation, l'action sanitaire, et l'apprentissage de toutes sortes
de techniques occidentales.

D'autre part, des idéologues non religieux comme les saint-simoniens et les francs-maçons,
considérant comme un devoir de transformer le monde en propageant la civilisation
européenne, répandent leurs idées, surtout après 1870 : la plupart des gouverneurs nommés
par J. Ferry sont francs-maçons et implantent des loges dans leurs territoires.

Les pays animistes se révélèrent beaucoup plus pénétrables à l'évangélisation et à


l'occidentalisation que les pays musulmans où le simple fait de fréquenter une autre école que
l'école coranique passait pour un début d'apostasie. Ce sont, aujourd'hui encore, en Afrique
noire, les plus scolarisés.

À partir de 1817 des gouverneurs sont nommés au Sénégal, dont le comptoir principal Saint-
Louis avait dès 1789 envoyé un cahier de doléances aux États Généraux. Les premiers
esclaves libérés sont organisés en troupes de tirailleurs. Mgr Kobès installe vers 1850, au sud
de Dakar, la mission Saint-Joseph qui permettra, en vingt ans, d'ordonner six prêtres
sénégalais. Un isolé, René Caillié, parvient à Tombouctou en 1828. De 1843 à 1845, des
marins reconnaissent les côtes du golfe de Guinée jusqu'au Gabon où, quelques années après,
Mgr Bessieux fonde une petite mission.

Dans le Pacifique, la colonisation résulte de rivalités franco-anglaises en Polynésie,


découverte au XVIe s. par les Espagnols et les Portugais, explorée au XVIIIe. s. par les
Français et en Nouvelle-Celédonie, découverte par Cook en 1774. Avant toute colonisation, le
Saint-Siège envoie des missionnaires dans ces îles où vivent des populations primitives,
inhospitalières et pour la plupart anthropophages. Beaucoup périssent sans avoir vu le résultat
de leurs efforts, mais après le martyre du P. Chanel à Futuna (1841), toute l'île devient
chrétienne en trois ans. Les Gambier sont évangélisées par le P. Laval; Wallis l'est par le P.
Bataillon et demande en 1842 un protectorat français qui ne lui sera accordé qu'en 1886. Les
Pères de Picpus, expulsés de Tahiti sous l'influence du missionnaire anglais protestant
Pritchard, y reviennent en 1842; la reine Pomaré promet la liberté religieuse et accepte en 1847
le protectorat français qui s'étend aux archipels voisins (Gambier, Marquises, Tuamotou,
Australes). En 1843, Mgr Douarre, en Nouvelle-Calédonie, prépare l'implantation de la France,
réalisée en 1853; son successeur, le P. Rougeyron (mort en 1902), consacre soixante ans de
sa vie à convertir et à faire évoluer ces populations. Dans l'océan Indien, la France ne
s'implante pas à Madagascar, mais occupe, aux Comores, Nossi-Bé et Mayotte en 1840 et

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 90

1841.

La première entreprise gouvernementale délibérée fut, en 1830, malgré une opinion publique
hostile, celle du gouvernement de Charles X qui espérait affermir son autorité en réduisant la
piraterie nord-africaine, plaie de la Méditerranée. Une grande opération de débarquement se
termina le 4 juillet 1830 par la capitulation du dey qui gouvernait, au nom des colonisateurs
turcs, une Algérie dont la population n'atteignait pas alors deux millions d'habitants. Les
conquérants ignorent l'arabe et le berbère, mais la pratique de la « lingua franca », toujours en
usage dans les ports où commercent quelques étrangers, permet de trouver des interprètes.
Quoique Charles X ait fait occuper la Mitidja, la monarchie de Juillet ne laisse que 10 000
hommes à Alger, Oran, Bône (aujourd'hui Annaba) et Bougie (aujourd'hui Bejaia). Par un traité
de 1834, elle reconnaît sur tout l'arrière-pays au jeune émir Abd el-Kader une autorité que celui-
ci utilisera à essayer de chasser ces occupants « infidèles » qui n'ont pas su exploiter les
sentiments antiturcs des indigènes et se sont vite rendus fort impopulaires. Les généraux
Danrémont, Bugeaud, Lamoricière, finissent par obtenir sa reddition en 1847. L'Algérie dépend
du ministère de la Guerre. Elle est divisée en trois provinces (Alger, Oran et Constantine)
comprenant chacune des territoires civils, mixtes et militaires. Dans ces derniers, les chefs
indigènes sont maintenus sous le contrôle des « bureaux arabes » composés d'officiers
connaissant bien la langue et les coutumes indigènes, qui règlent directement les problèmes.
En 1830, les Français ont promis de respecter la liberté, les propriétés, et la religion. Les deux
premières promesses sont mal tenues; quant à la troisième, les biens des mosquées qui
servent à financer les écoles coraniques sont confisqués, mais Louis-Philippe et ses
successeurs interdisent d'évangéliser les indigènes. De plus grands troubles sont évités, mais
aussi tout mélange entre les deux communautés, avec ce que cela implique d'incompréhension,
de brimades et d'hostilité. Par la suite, la IIIe République créa un « clergé » musulman officiel
rétribué par l'État, formé dans trois médersas françaises, auquel d'ailleurs la population préfère
les marabouts locaux. Ainsi, en Algérie, la loi de séparation de l'Église et de l'État ne fut jamais
appliquée. Le clergé catholique ne doit s'occuper que des colons, qui sont déjà, en 1847, 110
000, dont 2000 familles d'agriculteurs. Des crédits importants sont votés pour les aider à mettre
en valeur le pays, non sans paupérisation des indigènes. Français de langue d'oc, Espagnols,
Italiens, ces « pieds-noirs » parlent un français peu académique, appelé ultérieurement
« pataouète » et n'apprennent pas, ou très peu l'arabe.

Sous le Second Empire.

À partir de 1858, les services administratifs sont centralisés dans un ministère de l'Algérie et
des colonies. Napoléon III poursuit la pacification du Sud et de la Kabylie, développe de
grands travaux (routes, ponts, voies ferrées, assèchement de marais) et encourage les sociétés
de colonisation. Il s'attire pourtant l'hostilité des colons par politique d'association assez
favorable aux indigènes qu'il renonce à assimiler et veut protéger, réconcilier, associer. Par le
sénatusconsulte du 14 juillet 1865, les musulmans et les israélites peuvent obtenir les droits du
citoyen français mais aucun ne fait cette démarche. En 1866, une invasion de sauterelles, une
épidémie de typhus, une famine n'aident pas sa politique, et en 1869, un projet de constitution
autonomiste échoue.

Au Sénégal, de 1852 à 1865, Faidherbe, qui parle arabe et wolof, et connaît à fond les
problèmes locaux, développe et pacifie les possessions françaises dont la population passe de
15 000 à 200 000 habitants. Avec des moyens limités mais une volonté inflexible, il lutte contre
la malaria, introduit de nouvelles cultures, ouvre des écoles, trace des routes, et fonde les ports
de Rufisque et de Dakar.

Enfin, la France, non sans arrière-pensées commerciales, intervient en Asie du Sud-Est pour
protéger ses missionnaires souvent persécutés et martyrisés avec leurs fidèles depuis 1833,
par les empereurs Minh-Mang et Tu-Duc. En 1862, Tu-Duc reconnaît à la France la possession
de la moitié orientale de la Cochinchine et le libre exercice de la religion chrétienne dans le
royaume d'Annam (région de Hué). En 1863, la France impose son protectorat au Cambodge.
Le cours du Mékong est exploré, le port de Saigon (aujourd'hui Chi Minh-Ville) créé, des routes
tracées, le télégraphe installé. Au début de la guerre contre la Prusse, la France possède,
outre-mer, un empire de 900 000 kilomètres carrés, fruit d'actions politiques de prestige et
d'initiatives privées plutôt que d'une vraie volonté de conquête. Jusque vers 1880, une opinion

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 91

publique défavorable le considéra comme une source de difficultés plutôt que de puissance.

L'empire, jugé trop arabophile, ne fut pas regretté des colons d'Algérie mais le décret Crémieux
(1870), qui fait aux musulmans l'affront d'accorder aux seuls juifs la citoyenneté française,
provoque une insurrection (1871), d'où une dure répression : les indigènes sont accablés
d'amendes et d'impôts. Les musulmans regrettent le « grand sultan » Napoléon III et méprisent
la Troisième République. Celle-ci ne s'intéresse à l'expansion coloniale que lorsqu'elle y voit
une compensation à ses déboires européens. Elle entre alors dans la grande « course aux
colonies ». Le Code de l'indigénat (1881) prévoit des infractions spéciales aux indigènes
passibles d'internement administratif, de mise en surveillance, d'amendes collectives, institue le
permis de circulation intérieure et une certaine participation forcée aux travaux publics.
Bismarck réunit à Berlin en 1885 une conférence de 14 nations européennes pour régler le
partage de l'Afrique. Malgré l'opposition des milieux nationalistes qui ne perdent pas de vue « la
ligne bleue Vosges » et n'aiment guère les gros négociants, une sorte de « parti colonial » se
crée, transcendant les habituels clivages politiques et regroupant les militaires et les milieux
d'affaires, les missionnaires et les francs-maçons. Jules Ferry en prend la tête dans l'intérêt
supérieur de la civilisation et pour la plus grande satisfaction des financiers qui en espèrent des
bénéfices rapides. Ils furent souvent déçus : les colonies coûtaient plus qu'elles ne rapportaient
et les capitaux se tarirent vite. La France hésita toujours entre l'exploitation pure et simple, une
assimilation peu réalisable et une association politique favorable à l'indépendance
administrative. Quant à l’évangélisation, les gouvernements anticléricaux tolérèrent outre-mer,
en raison de son efficacité colonisatrice, un clergé qu'ils persécutaient en Métropole.

En Afrique noire, les Européens ne trouvent devant eux aucun État constitué, juste un vague
souvenir d'anciens royaumes du Ghana, du Mali, du Congo et du Monomotapa. Entre 1876 et
1885, Savorgnan de Brazza rallie à la France les tribus des immenses territoires du Gabon et
du Congo, bientôt évangélisés par Mgr Augouard à qui on doit l'installation, à Brazzaville, d'un
laboratoire de recherche sur les fièvres tropicales dirigé par l'Institut Pasteur. En Afrique
occidentale, des expéditions militaires soumettent des chefs locaux comme Ahmadou, Samory,
Béhanzin, et permettent l'annexion du Niger, du Soudan (1893) et du Dahomey (1894). Au
Sénégal, les originaires des « quatre communes » (Saint-Louis, Dakar, Rufisque, et Gorée) où
la France était le plus anciennement implantée, reçoivent la citoyenneté française avec droit de
vote et obligation du service militaire (1876).

Après les explorations de Stanley, la conférence de Bertin désigne à l'unanimité Léopold Il, roi
des Belges, comme souverain d'un « État indépendant du Congo » situé sur la rive gauche du
fleuve alors que la France occupe la rive droite. Après la mort du roi, (1885), il devient colonie
belge.

Madagascar, où le royaume Mérina, avec lequel la France entretenait des relations


diplomatiques normales, exerçait son autorité, passe sous protectorat français en 1895, est
déclaré « colonie française » en 1896 et confié à Gallieni.

La région du Tchad est explorée et colonisée en 1900.

En Afrique du Nord, des familles alsaciennes, fuyant l'annexion allemande, s'ajoutent aux
colons d'Algérie. Après 1903, les indigènes commencent à travailler dans les exploitations
européennes; une politique d'assimilation est pratiquée, surtout en matière de justice; et des
noms de villes et villages sont francisés; mais jusqu'en 1919, il n'y a pas d'égalité devant
l'impôt : la charge fiscale est, à proportion de leurs ressources, très lourde pour les indigènes.
Non sans risque, des explorateurs isolés, desmilitaires, et les Pères Blancs, fondés par le
cardinal Lavigerie, évêque d'Alger, vont à la découverte du Sahara. À partir de 1902 les
« Compagnies sahariennes » occupent le désert (action de Laperrine auprès des Touaregs,
séjour du P. de Foucauld à Tamanrasset). Sous prétexte de razzias opérées en Algérie à partir
de la Tunisie, J. Ferry contraint le bey de Tunis à accepter le protectorat de la France en1881 et
s'empare du pouvoir économique. Même chose au Maroc en 1912, où Lyautey, disciple de
Gallieni, crée le port de Casablanca et acquiert par son œuvre organisatrice l'estime des
Marocains. Comme à Madagascar, la France substitue son autorité à celle d'États déjà
constitués et ces trois pays seront les premiers foyers de nationalismes auxquels elle se
heurtera.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 92

En Asie du Sud-Est, Tu-Duc ayant fait appel aux Chinois pour reprendre Hanoi, Jules Ferry
envoie en 1883 un corps expéditionnaire. Le protectorat français s'étend en1885 sur l'Annam et
le Tonkin (région de Hanoi), que Gallieni mettra dix ans à pacifier. L'Union indochinoise réunit
sous un même gouverneur la Cochinchine, l'Annam, le Tonkin et le Cambodge, puis, en1893, le
Laos. Les indigènes furent associés à la gestion des affaires par des conseils élus, et les
travaux d'irrigation et de construction des routes développés.

La Nouvelle-Calédonie attire peu les Français qui cherchent plutôt en Afrique du Nord, puis en
Afrique noire ou en Indochine, l'exotisme et l'aventure. Elle accueille un bagne et des déportés
politiques après la Commune (1871). La marine, les troupes, la « transportation » fournissent la
quasi-totalité des immigrés temporaires et une partie considérable des colons. Vers 1860-1870,
arrivent des Réunionnais. En 1887, les Européens (18 358 habitants) sont égaux en nombre
aux autochtones (à peine 19 000 habitants). La culture du café se développe; la
« transportation » cesse en 1897; on supplée au manque de main-d'œuvre qui en résulte en
introduisant des Japonais, des Tonkinois et des Javanais. Au début du XXe s. arrivent des
agriculteurs français. La découverte et l'exploitation du nickel, dont l'île devient le premier
producteur mondial, entraînant une immigration de cadres et d'ouvriers, la population d'origine
européenne en vient à dépasser en nombre la population mélanésienne. C'est la seule
« colonie de peuplement » en Océanie française, mais sa population totale reste très faible
relativement à son étendue.

À Tahiti, française depuis 1880, de grandes familles de « demis », à statut social élevé, sont
issues de l'union de Polynésiennes avec les premiers colons français. L'île a connu deux
immigrations chinoises, en 1865 et à la fin du XIXe s., d'où la constitution d'autres familles de
« demis » d'origine plus récente.

Les îles Wallis et Futuna évangélisées par des missions catholiques deviennent françaises en
1886. Par la convention de Londres de 1906 et le protocole de 1914, elles deviennent le
condominium des Nouvelles-Hébrides, « territoires d'influence commune » à la France et à la
Grande-Bretagne. Deux petites colonies blanches y ont évolué de façon différente, les Français
étant essentiellement planteurs, les Anglais exerçant une influence politique prépondérante,
liant étroitement éducation et évangélisation, quadrillant le territoire de missions
presbytériennes et anglicanes.

La guerre de 14-18 et l'entre-deux guerres.

En 1914, la France a le second empire colonial du monde par l'étendue (10 000 000 km2) et
par la population (48 000 000 d’habitants dont 2 000 000 seulement de Français, surtout en
Algérie). La guerre n'y entame pas son prestige. La contribution des colonies est décisive, en
matières premières et en hommes (45 000 volontaires malgaches, 193 000 « tirailleurs
sénégalais » dont 25 000 mourront, participation importante de l'Algérie qui perd 25 000
musulmans et 22 000 Français). Le loyalisme des musulmans dont, en 1918, plus du tiers
servait la France comme travailleurs ou comme soldats, fut une heureuse surprise pour les
responsables de l'Algérie. Les réformes accordées en remerciement en1919 : égalité fiscale,
plus large représentation musulmane, sont jugées excessives par les colons, et trop timides par
les musulmans « évolués ».

1919 voit le partage des colonies allemandes : le Rwanda et le Burundi sont confiés à la
Belgique; la France reçoit mandat sur le Togo et le Cameroun (partagés avec l'Angleterre); et,
au Proche-Orient, sur la Syrie et le Liban. En 1934, une rébellion dans le sud-marocain l'amène
à pacifier la Mauritanie. L'Empire qui atteint ainsi 12 600 000 km2 et 6 700 000 habitants, est
célébré en 1931 par l'Exposition coloniale.

L'Algérie est devenue une « nation » parmi les autres aux yeux des Arabes : dès 1919, l'émir
Khaled, petit-fils d'Abd el-Kader, vient parler d'indépendance à la Société des Nations ; à Paris
en1927, Messali Hadj fonde l'association communiste et indépendantiste, l'Étoile nord-africaine.
Au Maroc, le nationalisme, dont les chefs sont exilés, se manifeste autour des mosquées à Fès,
Meknès, Rabat, Salé. En Tunisie, Habib Bourguiba, qui tient la colonisation pour responsable
de la misère du pays, plus voyante qu'ailleurs, envisage comme idéal « l'indépendance de la

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 93

Tunisie, complétée par un traité d'amitié et d'union avec la grande République française ».

La revendication politique de l'Afrique noire entre les deux guerres s'exprime à Paris
beaucoup plus que sur place. Les Africains francophones, en nombre infime, rencontrent une
certaine sympathie chez les Français qui n'ont pas oublié les « tirailleurs sénégalais » et parmi
les intellectuels attirés par le jazz et l'art nègre. Un Haïtien, le Dr Léo Sajous, fonde le Comité
universel de l'Institut nègre de Paris (1930) et publie le premier numéro de la Revue du Monde
noir (1931). Léopold Sédar Senghor, sénégalais, agrégé de grammaire, fonde, avec ses amis
Aimé Césaire, martiniquais, et Léon Gontran Damas, guyanais, la revue L'Étudiant noir (1934),
qui dure jusqu'au début de la guerre. Ces colonisés noirs lettrés ont pour premier objectif de se
prouver à eux-mêmes que ce qui les a rendus « colonisables » n'est pas un caractère
éternellement inscrit dans leur nature; le mot de négritude, employé pour la première fois par
Aimé Césaire dans son Cahier d'un retour au pays natal de1939, résume le désir qu'ont
Africains, Antillais et Guyanais de faire admettre, au nom des « droits de l'homme » l'originalité
de leur culture et de hâter son insertion dans le monde moderne.

Dans l'immense Afrique noire française, entre les deux guerres, la population autochtone, peu
nombreuse X A.O.F. (Afrique Occidentale française) 13 millions, et A.E.F. (Afrique Équatoriale
française) 4 millions d'habitants − était répartie en trois catégories : 90 % étaient les « sujets »,
soumis au régime de l'indigénat; les 10% restants étaient, d'une part les « exemptés » de
l'indigénat (chefs de canton, fonctionnaires, titulaires du certificat d'études, commerçants payant
patente, anciens militaires) et, d'autre part, les « citoyens originaires » des « quatre
communes » du Sénégal (78 000 en 1936 sur 1 800 000 habitants).

Quelques Africains s'étaient enrichis par le commerce du bétail, du poisson séché, de la kola,
de l’arachide. Dans les régions côtières du Golfe de Guinée, productrices de cacao, les
populations, répondant remarquablement à l'action des missionnaires, s'occidentalisent plus
profondément qu'ailleurs. Mais la seule possibilité de monnayer un diplôme dépassant le
certificat d'études primaires était l'entrée au service du gouvernement colonial. En 1939, l'élite
restreinte, soigneusement éduquée par les Français, qui trouve immédiatement à la sortie de
l'école un emploi de commis d'administration, d’instituteur, de médecin auxiliaire, semble
satisfaite de ses privilèges : les habitants de l’A.O.F. et de l’ A.E.F. avaient un modèle politique
avec les « quatre communes » dont le député, Blaise Diagne, continuellement réélu
(1914-1932), fut sous-secrétaire d'État aux colonies en 1931-1932. Négligeable dans la
politique française, mais certaine aux yeux de ses électeurs, sa puissance rendit la théorie de
l'assimilation très populaire, surtout à partir de la fondation par Lamine Gueye, docteur en droit
de l'université de Paris, du Parti socialiste sénégalais (1935) soutenu par le Front populaire. Au
Congo, André Matsoua, ancien catéchiste catholique, employé de bureau, fonde l'Amicale des
originaires de l'A.E.F. et suscite dans le Bas-Congo (1930-1934) un mouvement d'opposition à
l'indigénat, de résistance passive, et de sourde révolte, tandis qu'au Dahomey (aujourd'hui
Bénin), Louis Hunkarin, ex-instituteur, fonde une section de la Ligue des droits de l'homme.

À Madagascar, les indigènes peuvent devenir citoyens français sur demande et après enquête;
en fait, en 1939, ils ne sont pas plus de 8 000. Une faible agitation existe, certains souhaitant
l'indépendance, d'autres la départementalisation de Madagascar, mais la population qui, grâce
au développement des cultures vivrières et des soins médicaux, passe de 2 600 000 en 1905 à
4 millions n'est guère politisée. La religion traditionnelle reste la plus répandue, mais le
christianisme et la scolarisation se développent : en 1930, il y a 400 000 protestants, 550 000
catholiques, 100 000 enfants dans les écoles primaires officielles et 85 000 dans celles des
missions.

En 1939 l'Afrique n'a que deux pays indépendants : le Libéria (depuis 1847), en fait sous la
domination de Firestone, société américaine de plantation d'hévéas, et l'Égypte (depuis 1922)
avec une présence militaire britannique. Tout le reste est réparti entre les puissances
européennes maîtresses du pouvoir politique et économique. En 1939 aucune d'elles ne songe
à une prochaine décolonisation.

En Indochine, est fondé le Parti national du Vietnam (1927), puis, sous l'impulsion d'Hô Chi
Minh, le Parti communiste vietnamien (1930), ce qui ne va pas sans quelques attentats et
quelques troubles.

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I. L'IMPLANTATION DE LA LANGUE FRANÇAISE

Elle se fait par l'installation de militaires, d'administrateurs, de missionnaires,


d'enseignants, et d'un petit nombre de colons. Elle se superpose, dans l'exercice des
fonctions politique, juridique, administrative, scientifique, technique, et surtout
pédagogique, aux langues extrêmement variées de la majorité autochtone. En
Afrique, la mission suit la conquête plutôt qu'elle ne la précède; l'armée est le premier
véhicule du français et le cadre de la première administration des territoires soumis,
de sorte que l'habitude se prend de recruter parmi les anciens militaires de carrière les
fonctionnaires, y compris les enseignants qui, au début, étaient souvent des sous-
officiers ou d'anciens interprètes de l'armée. Des troupes de « tirailleurs » (pas tous
sénégalais) sont levées parmi les indigènes et commandées en français, d'où la
formation d'un « français tiraillou », jargon de soldats non scolarisés. Revenus dans
leur village, ils sont des intermédiaires tout trouvés entre l'administration et les
habitants, auprès desquels ils jouissent d'un prestige réel surtout lorsqu'il s'agit
d'anciens combattants titulaires d'une retraite.

Ainsi s'explique l'influence de la terminologie et de l'argot militaires sur le français


d'Afrique. Quoi qu'il en soit, le colonisateur français mesure l'importance de son
emprise sur le pays aux progrès de sa langue qui, peu à peu, apparaît aux Noirs
comme la seule voie d'accès à la modernité. La situation est assez différente dans la
partie du Congo confiée à Léopold II roi des Belges, qui recrute des officiers de
diverses nationalités. Nombre d'entre eux, anglophones, usent avec la troupe d'une
langue véhiculaire africaine, kiswahili, puis lingala, il en est de même de
l'administration coloniale et des colons dans leurs rapports avec la main-d'œuvre
autochtone. Les langues africaines jouent donc un rôle beaucoup plus important dans
la colonie belge, où le français n'est guère introduit que par l'école, et encore à un
niveau assez élevé.

II. L'ENSEIGNEMENT EN AFRIQUE NOIRE FRANÇAISE À L'ÉPOQUE


COLONIALE

II.1 Dans la partie du Sénégal de langue wolof redevenue française en 1815, les
gouvernements de la Restauration, d'accord avec l'Église, se soucièrent
immédiatement d'envoyer des missionnaires et d'enseigner le français. À cette
époque, il n'est pas question d'assimiler l'ensemble de la population. Le gouverneur
J.-F. Roger (1822-1827) ne veut que former une petite élite de jeunes francophones
capables de seconder l'autorité religieuse et coloniale dans leur famille, leur tribu, à
l'intérieur du pays et aussi former des auxiliaires compétents de l'administration
française pour réaliser son programme d'expansion politico-économique. Il est en
cela bien d'accord avec la Mère Anne-Marie Javouhey, qui implante sa congrégation
des Sœurs Saint Joseph de Cluny dès 1817 et évangélise en wolof. Sans beaucoup de

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 95

succès, elle envoie en France ses meilleurs sujets pour en faire des prêtres, des
religieuses, des instituteurs. Les débuts d'une école fondée à Saint-Louis sont
marqués par la personnalité et le dévouement de l'instituteur J. Dard, doué d'un
véritable génie linguistique et pédagogique. Débarqué à Gorée le 9 octobre 1816, il
donne sa première leçon de français le 7 mars 1817. Il tâtonne, apprend le wolof dont
il fait la première description connue, et, après plusieurs mois de méthode directe,
conçoit sa « Méthode de traduction ». Il veut, à la différence de l'école coranique qui
exerce la mémoire plus que l'intelligence, développer celle des Noirs, qu'il ne juge en
rien inférieure à celle des Blancs, leur donne la possibilité d'exprimer leurs idées par
écrit, d'abord dans leur langue maternelle, ensuite dans la langue française qu'il leur
apprend par comparaison. Il conçoit cela comme une sorte de libération. Il bénéficie
de l'appui du gouverneur général Fleuriou qui juge sa méthode « merveilleuse ».
Malheureusement, il ruine sa santé à la tâche et ne reste que quatre ans à Saint-Louis
(1816-1820). Il y revient en 1832 et meurt un an plus tard. La plupart des enseignants
qui le remplacent, militaires ou prêtres, n'ont pas son talent et ses disciples ne savent
pas défendre sa méthode qui, malgré son incontestable valeur pédagogique, ne tarde
pas à être abandonnée, au moins dans l'enseignement d'État.

Cette méthode exigeait, tout d'abord, que le colonisateur apprît la langue locale sans
aucun préjugé linguistique. Ensuite, il fallait un recrutement homogène : tous les
élèves de J. Dard parlaient wolof; le moindre mélange d'individus parlant des langues
différentes posait des problèmes insolubles. Aujourd'hui où les grandes
concentrations urbaines entraînent un profond brassage d’ethnies, elle ne peut être
appliquée telle quelle, on peut seulement s'en inspirer. De plus, elle était lente : les
jeunes Noirs devaient passer beaucoup de temps à l'étude des deux langues, or on
était pressé de former les auxiliaires de l'administration coloniale. Enfin, elle exigeait
un décalage entre le commencement de la scolarité des fils de colons blancs et des
jeunes indigènes donc des écoles différentes. En pratiquant une telle ségrégation,
pédagogiquement justifiable, les Belges se sont attiré une violente réprobation que les
Français ont toujours voulu éviter.

II.2 Des méthodes inadaptées

Dès 1828, l'objectif devient l'assimilation : « Effacer graduellement ces différences


d'éducation, de langage, de mœurs qui sont ici les seuls obstacles au rapprochement
et à la fusion de toutes les classes, puisque aucun préjugé ne les divise d'ailleurs. »
Alors que Dard voulait préserver le contact de l'enfant et de son milieu, à partir des
années 1830 se répand l'idée que « tant que l'usage du wolof ne sera pas exclu des
leçons et pour ainsi dire, retranché aux élèves, on n'obtiendra pas de succès réel ».

La solution adoptée, la plus paresseuse et la moins efficace, est la « méthode


directe ». Une seule langue en deçà comme au-delà des mers ! L'enseignement est
dispensé à une minorité, soit par un personnel métropolitain, qui ignore la langue des
élèves, et dont le climat et les maladies tropicales abrègent le séjour, soit par des

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moniteurs indigènes qui copient l'enseignement de Paris. Le principe est de plonger


les enfants dans une sorte de « bain linguistique » et de leur faire assimiler la langue
étrangère et toutes les connaissances qu'elle véhicule. Les jeunes Noirs étudient
exclusivement les œuvres des grands écrivains français dont le contenu est sans
rapport avec réalité qu'ils vivent. L'effort d'adaptation demandé est énorme et dépasse
les possibilités de la plupart. Les internats destinés à soustraire les élèves à l'influence
familiale se révèlent peu efficaces. Entre eux et à chaque sortie dans leur famille, ils
retrouvent leur langue maternelle. L'hostilité aux patois qui règne en France sous la
IIIe République s'étend tout naturellement aux parlers indigènes. Les redoublements,
les renvois, les abandons en cours de scolarité se multiplient, avec toutes les
frustrations qu'on peut imaginer. Parallèlement aux échecs scolaires, se développe le
préjugé de la faiblesse intellectuelle des Noirs. Chacun est bien conscient que les
méthodes devraient être adaptées aux conditions particulières de l'enseignement mais
on ne sait pas comment faire, parce que le substrat linguistique africain est
extrêmement divers et que la plupart des langues locales son uniquement orales.
Fascinés par l'œuvre organisatrice et unificatrice de la France, les Noirs, même les
plus intelligents, ne ressentent pas cette situation comme conflictuelle. Bien loin de
revendiquer un enseignement en langues locales, ils accusent la Belgique, qui en use
exclusivement en début de scolarité, d'avoir voulu les maintenir dans une condition
d'hommes inférieurs !

Seules certaines écoles dirigées par des missionnaires, qui en avaient acquis la
pratique et considéraient que leur rôle principal était l'évangélisation et non la
diffusion du français, continuèrent longtemps à utiliser plus ou moins ces langues. Le
gouverneur du Cameroun tente de mettre fin à cette relative indépendance par un
arrêté de 1921 confirmé en 1938 : « L'enseignement doit être donné exclusivement en
langue française. L'emploi des idiomes indigènes est interdit »; toutefois, il « peut
être autorisé dans les cours pratiques et centres d'éducation indigène ». Il est toléré
dans les catéchismes et les écoles coraniques qui ne sont pas considérés comme des
établissements d'enseignement.

La maîtrise de la langue française ainsi obtenue est généralement faible et les


réformes suscitées par les constats d'échec tendront toujours à renforcer plutôt qu'à
améliorer cette méthode inadaptée. Plus de cent ans n'ont pas suffi pour implanter
solidement le français qui, à l'approche de la Deuxième Guerre mondiale, n'est ni
diffusé ni assimilé autant qu'on l'espérait. Le problème n'est pas seulement
l'apprentissage du français, mais aussi, par son truchement, celui des autres
connaissances. La plupart des enfants noirs accumulent les insuffisances et, à la veille
des indépendances, tout le monde se plaint. Néanmoins, à côté de beaucoup
d'intelligences sacrifiées, on ne doit pas méconnaître un petit nombre de brillants
succès : diplômés de français, écrivains couronnés par des prix littéraires, ayant
acquis une notoriété mondiale, dont l'exemple le plus illustre est celui de Léopold
Sédar Senghor.

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II.3. Un enseignement sélectif

En fait, même si certains rêvent d'un enseignement pour tous, par la force des
choses, les rares écoles sont réservées à des privilégiés; une très petite minorité y
entre; une minorité plus petite encore en sort avec des connaissances utilisables pour
exercer une profession dans l'administration coloniale. Dans les internats des « écoles
régionales », installées au chef-lieu, la IIIe, République organise une scolarité en trois
ans : deux cours élémentaires et un cours moyen. Ensuite, viennent l'École Primaire
Supérieure ou l'École Normale. Les titulaires du diplôme de sortie, à peu près du
niveau de la cinquième, mais deux fois plus âgés que des Français de cette classe,
deviennent instituteurs, commis d'administration ou « écrivains » c'est-à-dire
employés aux écritures, puis dactylographes. Ce système dure jusqu'à l'installation
des premiers « cours secondaires » primitivement prévus pour les Français, mais
ouverts chaque année à quelques dizaines d'indigènes, puis des lycées et des collèges
d'enseignement général.

Vers 1920, on implante un peu partout des écoles de villages, où, en quatre ans,
l'enfant doit « apprendre à s'exprimer clairement, simplement et à comprendre ce qu'il
dit et ce qu'il entend ». Les plus aptes sont sélectionnés pour les internats des écoles
régionales où enseignent des instituteurs métropolitains assistés d'indigènes issus des
Écoles Normales. Les meilleurs des autres n'apprennent Q de « moniteurs » pourvus
du seul certificat d'études primaires, juste capables de communiquer avec leurs
supérieurs hiérarchiques Q que ce qu'il faut de français pour devenir domestiques ou
chefs d'équipes de manœuvres.

Certains pays sont plus scolarisés que d'autres. En Côte-d'Ivoire, où le grand


nombre des langues favorise le français, la fondation, entre les deux guerres, de
l'école primaire supérieure de Bingerville marque le début d'un essor scolaire qui rend
nécessaire celle de lycées, d'Écoles Normales et de l'université d'Abidjan. Le sud du
Dahomey (aujourd’hui République du Bénin), devenu le « quartier latin de
l'Afrique », fournissait l'encadrement administratif de l'A.O.F. D'autre part,
l'Allemagne avait réalisé une action spectaculaire au Cameroun et dans la partie
méridionale du Togo où la mission protestante de Brême, installée parmi les Éwé
depuis 1847, avait transcrit la littérature en langue indigène. Les missions françaises
prennent la relève, avec des écoles subventionnées. Elles arrivent, en 1939, à des
pourcentages de scolarisation très bas dans l'absolu (respectivement 16% et 7,15 %)
mais beaucoup plus élevés qu'ailleurs.

Seule parmi les colonies françaises situées au sud du Sahara, Madagascar possède
une langue nationale comprise partout malgré des variations dialectales : le mérina,
écrit depuis qu'en 1827 le roi Radama Ier avait adopté l'alphabet latin (dès cette date,
4 000 Malgaches savaient lire et écrire et étaient devenus chrétiens). Une littérature
orale a été partiellement transcrite par des missionnaires protestants établis dans l'île
au début du XIXe s. Les autres ethnies étant dans l'impossibilité de fournir les cadres
et les techniciens nécessaires pour occuper les postes créés, la centralisation française

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 98

joue en faveur de Tananarive, la capitale des Mérinas, qui entrent en force dans la
fonction publique. Gallieni fonde une Académie malgache (1902) et donne à l'école
une place centrale dans le dispositif colonial : dès 1895, les missions ont 164 000
élèves. Par la suite, l'enseignement officiel s'organise, réservant une certaine place au
malgache, malgré la prédominance du français qui, au XXe s., est devenu la langue
du commerce, de l'administration et des relations économiques.

À l'approche de la Deuxième Guerre mondiale, tel est le bilan de la scolarisation en


Afrique noire : dans les meilleurs cas, une école tous les 80 km. Quoique les missions
y aient, en raison de l'importance de la zone islamisée et de l'orientation laïque des
gouvernements français, joué un rôle moins important qu'en Afrique anglaise,
presque la moitié de ces écoles sont religieuses. L'enseignement secondaire est
dispensé en A.O.F. dans les grands séminaires à quelques dizaines d'élèves, et dans
deux établissements publics, le lycée Faidherbe de Saint-Louis (1920) et le cours
secondaire de Dakar, réservés dans la pratique aux Européens et aux citoyens des
« quatre communes ».

L'enseignement était excellent à l'école normale créée en 1903, mais les promotions
n'étaient que de 100 au maximum. Des écoles primaires supérieures fonctionnaient en
1938 à Saint-Louis, Dakar, Porto Novo, Bingerville, Conakry, mais le nombre de
leurs élèves ne dépassait pas quelques centaines. En A.E.F. (alors 4 millions d’
habitants), il n'existait que quatre écoles régionales : à Brazzaville, Libreville, Bangui
et Fort-Lamy. En A.O.F. (alors 13 millions d’habitants) l'enseignement primaire
officiel et gratuit scolarisait 30 000 élèves en 1926-1927, et 71 000 en 1938. Parmi
ceux-ci, 15,66 % dépassaient le niveau de l'école rurale et accédaient à l'école
régionale, 1,9% là 'école primaire supérieure, 0,33% à l'école normale ou aux écoles
spécialisées.

Les écoles ont longtemps été réservées aux fils de colons et de chefs ou de notables
d'une fidélité éprouvée : à une certaine époque, l'école militaire de l'A.E.F. était
réservée aux fils ou neveux d'anciens combattants. C'est une très petite minorité qui y
entre; plus petite encore celle qui en sort avec des connaissances utilisables pour
exercer une profession dans l'administration coloniale. Les femmes restent
généralement analphabètes.

III. LA MÉTHODE BELGE

Elle est profondément différente de celle de la France. La Belgique consent des


investissements proportionnellement beaucoup plus importants. Elle pratique un
enseignement de masse, attachant plus d'importance au travail manuel qu'à la
formation générale, qui, jusqu'à 1954, est entièrement lié à l'essor de missions très
nombreuses (3 700 missionnaires pour 200 fonctionnaires en 1938). Dès 1892, des
classes fonctionnaient à côté des postes d'évangélisation. En 1906, l'État indépendant
du Congo passe avec le Saint-Siège une convention d'après laquelle chaque mission

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 99

catholique reçoit des terres et doit avoir une école dont l'État contrôle les programmes
et le fonctionnement. Le nombre des Congolais catholiques passe de 50 000 en 1910
à 960 000 en 1921 et 1 500 000 en 1939; le premier prêtre congolais est ordonné en
1917. En 1920, il y a 100 000 écoliers dans les missions catholiques, 85 000 dans les
missions protestantes, 1 861 dans l’enseignement officiel : réalisme, reflet des
querelles linguistiques de la Métropole, désir de ne pas trop privilégier le français au
détriment du flamand ? Cet enseignement est dispensé dans les langues autochtones
du cours préparatoire au cours moyen. Mais la déperdition scolaire est telle que 90%
des élèves ne dépassent pas ce niveau, fréquentent l'école deux ans et rentrent dans
leur famille sachant lire et écrire en langue indigène, mais pas en français. Donc, 10
% seulement des enfants scolarisés apprennent le français, et encore par la méthode
directe (avec, il est vrai, quelques traductions) sans exploiter autant que cela aurait été
possible leur connaissance théorique de la langue maternelle. Les seuls Congolais à
faire de véritables études et à maïtriser suffisamment le français sont les séminaristes.

Il n'est pas certain que les Français apprenaient le français à un beaucoup plus grand
nombre de leurs administrés et le solide enseignement professionnel belge faisait
cruellement défaut sur l'autre rive du Congo. Mais la langue de la promotion sociale
était le français et dans une certaine mesure le flamand; ceux qui n'avaient suivi que
des cours en langues locales se sentaient d'autant plus frustrés qu'ils souffraient d'une
ségrégation raciale voisine de celle de l'Afrique du Sud, avec des trains, des
magasins, des cimetières séparés. Bref, les conditions socio-politico-affectives de cet
enseignement ont engendré plus de mécontentement du côté belge que du côté
français et n'ont pas permis aux élèves d'en tirer tout le profit qu'on pouvait espérer.
Le cas du Congo belge montre que l'enseignement de la langue du colonisateur
importe à l'expression d'un nationalisme local.

IV. L'ENSEIGNEMENT AU MAGHREB

Au moment de la conquête, il existe en Algérie des établissements d'enseignement


islamiques, libres par rapport à l'État turc. Dans la plupart des villages, il y a des
écoles, où peut-être 40 % de la population apprend à lire et à écrire le Coran, et dans
chaque province, des medersas formant des « oulémas » spécialisés en droit et en
théologie. Elles sont ruinées par la guerre et la confiscation des biens des mosquées,
qui contraint beaucoup de maîtres à émigrer. Ceux qui restent, ou reviennent, excitent
le peuple contre la France qui espérait réaliser la conquête morale des Algériens par
l'école et la médecine. Au tout début, l'armée est suivie non seulement de colons
avides de terres qu'ils estiment sous-exploitées, mais d'instituteurs (tant bien que mal
recrutés) et de médecins (généralement militaires). Le gouvernement compte sur eux
pour conquérir les esprits à une Civilisation que les vainqueurs jugent admirable et
les vaincus ridicule et impie. On ne tarde pas à s'apercevoir qu'il y a un abîme entre
les idées françaises du travail, de l'instruction, et de l'hygiène, et celles que s'en font
les Musulmans qui n'éprouvent que méfiance à l'égard des bienfaits d'envahisseurs
qui leur font la guerre pour des raisons obscures, et les spolient de leurs terres. Les

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 100

médecins sont tolérés mais leur clientèle est occasionnelle et restreinte. Les écoles
sont carrément boycottées; musulmans et juifs locaux refusent de s'asseoir sur les
mêmes bancs; il faut payer quelques pauvres hères pour qu'ils consentent à faire acte
de présence aux cours des Infidèles, sans en tirer grand profit. De leur côté, les
Européens ne sont pas beaucoup plus enthousiastes pour suivre des cours d'arabe.
Napoléon III, inquiet de voir la population locale sombrer dans l'ignorance, restaure
l'enseignement musulman. On ouvre des écoles coraniques élémentaires (2 000 en
1863), des écoles primaires arabes-françaises où l'on enseigne l'arabe le matin et le
français le soir (36 en 1870). On crée à Alger une école normale (20 élèves-maîtres
français et 10 musulmans en 1865). Les écoles communales sont ouvertes aux enfants
arabes, mais ils n'y viennent pas. Des collèges franco-arabes fondés à Alger en 1857
puis à Constantine et à Oran, pour répandre l'instruction « dans les classes élevées,
d'où elle descendra dans les masses », une école indigène des arts et métiers en
Kabylie, et trois médersas restaurées et modernisées (pour le droit) représentent un
effort considérable. Les colons y voient une dangereuse arabophilie et d'autres les
critiquent car on éduque « à part dans des établissements spéciaux » les rares élèves
musulmans acceptant l'enseignement des roumis. En 1870 fonctionnent 36 écoles
primaires arabes-françaises (l 300 écoliers musulmans) deux collèges arabes-français,
et trois médersas.

La IIIe République hérite donc d'une politique de scolarisation indigène. Mais les
colons républicains font fermer les écoles (qui ne sont plus que 16 en 1882), les
collèges arabes et laissent végéter les medersas. En 1883, Jules Ferry veut appliquer
sa nouvelle législation scolaire. Indignation des colons, qui ne tiennent pas plus à
répandre, parmi les Arabes, les idées subversives dont la culture française est
porteuse, que les Arabes à les acquérir. La Métropole rêve de court-circuiter
l'enseignement de l'arabe au profit du français chez les montagnards berbérophones
mais, les parents et notables musulmans, redoutant l'émancipation des jeunes,
refusent d'envoyer leurs enfants dans les écoles du gouvernement, surtout les filles.
Bref, en 1890, environ 10 000 Musulmans (1,9% des enfants d'âge scolaire)
fréquentent une école française, publique ou privée. Le recteur Jeanmaire
(1884-1908) parvient à 4,3%; malgré le développement des écoles auxiliaires
confiées à des moniteurs indigènes, il y en a seulement 5% en 1914, 6 % en 1929 (60
644 enfants sur 900 000). L'enseignement secondaire français n'accueille en moyenne
que 84 enfants musulmans par an avant 1900 et 150 avant 1914. En 1914, l'université
d'Alger couronne 34 bacheliers et 12 licenciés musulmans. Le plus grand nombre va
chercher à Fès, à Tunis ou au Caire une formation traditionnelle dispensée dans la
langue « sortie tout armée d'un chef-d'œuvre incréé », où le monde musulman voit un
facteur essentiel de cohésion et de résistance. Pourtant, d'autres facteurs (service
militaire, émigration en France, relations administratives et commerciales, nécessité
de comprendre son employeur) vulgarisent assez le français pour que, vers 1930, un
interprète soit presque partout inutile.

Après la Première Guerre mondiale, certains jeunes Musulmans découvrent les


avantages d'un savoir moderne et veulent apprendre dans les écoles françaises. Déjà

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 101

quelques Algériens musulmans venaient passer leurs examens en France. Après 1920,
certains y font leurs études. Peu à peu se constitue une élite musulmane,
commerçants, fonctionnaires, membres de professions libérales, qui doivent leur
réussite à l'acquisition de l'outillage mental véhiculé par le français. Dès lors, l'école
devient une de leurs principales revendications, avec la suppression du régime de
l'indigénat, et l'extension de la représentation politique des Musulmans. Plus tard, ce
sera dans cette minorité de gens insérés dans une société francophone décevante, et
non parmi les analphabètes, que se recruteront les chefs historiques de la rébellion,
puis les membres des gouvernements indépendants.

Au Maroc, en 1937, on réprime des manifestations où l'on crie « Pain, justice,


instruction ! ». En 1938, pour 5 900 000 habitants, le nombre d'élèves musulmans
fréquentant les écoles françaises est de 21 900 pour le primaire, 1 300 pour le
technique primaire, 586 pour le secondaire, 22 pour le technique secondaire; 460 ont
obtenu le certificat d'études primaires.

À Tunis, où les mosquées continuent leur enseignement traditionnel, la coexistence


entre le français et l'arabe se révèle pacifique et, en somme, fructueuse, grâce au
succès du collège Sadki institué en 1875. Il dispensa un enseignement laïc bilingue
aux futurs cadres de la Tunisie indépendante, et fut à l'origine de l'enseignement
actuel.

V. EN INDOCHINE (VIETNAM, LAOS, CAMBODGE)

Comme ailleurs, le français était la langue officielle et le vietnamien relégué au


second rang. Toutefois, l'Indochine ne connaissait pas une « déculturation »
comparable à celle de l'Afrique noire. Les missionnaires européens du XVIIe s.
avaient doté son peuple d'un instrument linguistique aisément accessible à tous (à la
différence du chinois réservé aux lettrés) en transcrivant en caractères latins la langue
annamite qui devint au XIXe s, avec le soutien de l'administration coloniale, une
véritable langue nationale. Elle devait se révéler un outil efficace de diffusion des
idées occidentales, aussi de la prise de conscience nationale au Vietnam. L'influence
la plus durable que notre langue y ait exercée se mesure peut-être moins au nombre et
à la qualité des locuteurs qu'à sa contribution à l'enrichissement du vietnamien : la
phrase, au contact du français, a accentué l'aspect logique des constructions et s'est
incorporé des articulations à la fois plus souples et plus rationnelles. Les principaux
artisans de cette évolution, qui se situe dans les vingt dernières années du XIXe s.
furent les mandarins chargés de la traduction des documents officiels, qui vivaient un
trilinguisme franco-sino-vietnamien.

Les textes officiels étaient systématiquement traduits. Dès le début, les Français
sélectionnèrent le personnel subalterne indispensable aux divers services officiels, par
le biais d'un « enseignement franco-indigène » dans lequel petits et moyens
propriétaires fonciers et les notables ne tardèrent pas à voir un moyen d'ascension

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 102

sociale beaucoup plus sûr que l'enseignement traditionnel. Le règlement de 1917


prévoyait deux années d' « enseignement populaire » en langue locale, une année de
CM1 bilingue; puis les classes primaires et secondaires en français. À chaque palier,
un élève sur dix accédait au niveau supérieur. Le « primaire supérieur » comportait un
certain enseignement des langues locales. À la veille de la Deuxième Guerre
mondiale, il existait un réseau d'établissements bien répartis, employant environ 500
maîtres français et 12 000 maîtres locaux formés avec soin. Un dixième environ de la
population ayant embrassé le catholicisme, de gros établissements catholiques
scolarisaient un élève sur cinq dans le cycle élémentaire et un sur quinze dans le
secondaire à Saigon (aujourd'hui Hô Chi Minh-Ville), Hué, Da Dalat, avec un
personnel vietnamien faisant partie de congrégations françaises : Frères des Écoles
chrétiennes, Sœurs de Saint-Paul de Chartres, Chanoinesses de Saint-Augustin. En
vingt ans, de puissants moyens d'édition avaient permis de publier à 9 millions
d'exemplaires, 33 manuels dont 24 pour les classes élémentaires, des revues
pédagogiques et 170 ouvrages; en on comptait 58 titres de journaux, et 105
périodiques.

À côté de l'enseignement franco-indigène, l'enseignement français proprement dit,


dispensé dans les prestigieux lycées d'Hanoi et de Saigon, fréquenté à 30% par les fils
de la grande bourgeoisie locale : commerçants, notables et mandarins. Le recrutement
très étroit de ces établissements assurait à leurs élèves, en échange de leur fidélité,
une ascension sociale sans risque, garantie par des études universitaires en France :
haute administration, état-major, et professions libérales.

Une certaine solidarité entre l'administration coloniale et la bourgeoisie indigène a


permis le succès de cet enseignement et de la diffusion du français en Indochine
malgré la faiblesse des effectifs des colonisateurs. Alors qu'en 1935-36, il n'y a pas
plus de 30 000 Français pour une population globale de 12 millions (ils seront 50 000
à la veille de la guerre) on compte environ 930 000 bilingues, surtout petits
fonctionnaires et commerçants, soit 1 sur 10. La présence de 500 000 anglophones,
vingt-cinq ans plus tard, est loin d'avoir produit les mêmes effets. Il fallait bien que le
pacte fût solide pour que cette situation demeurât inchangée au moins jusqu'en 1950
au Nord-Vietnam, jusque vers 1956-1957 au Sud, malgré les bouleversement venus à
partir de 1945 (suite aux § VIII et IX).

VI. DANS LE PACIFIQUE

Malgré la prédominance de l'anglais depuis la fin du XVIIIe s., le français se


développe en Polynésie. Toutefois, Wallis et Futuna ont à partir de 1906 deux
langues officielles, le français et l'anglais, et deux systèmes éducatifs distincts. En
Nouvelle-Calédonie, où se parlent une trentaine d'idiomes, le français accède au rôle
de langue véhiculaire, sans toutefois éliminer les langues mélanésiennes, surtout en
brousse (suite au § X).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 103

VII. LA GUERRE

Avant 1939, chacune des puissances colonisatrices était convaincue et avait convaincu les
indigènes de son invincibilité. Les péripéties de la Seconde Guerre mondiale jouent un rôle de
détonateur dans l'évolution des nationalismes. Les sociétés évoluent plus en cinq ans que dans
les vingt années précédentes et, dans certaines, la revendication politique fait des pas de
géant. La guerre mit au premier plan deux grandes puissances hostiles à la colonisation
européenne : l'U.R.S.S., influente surtout en Asie, et les U.S.A. Soutenus par le monde
protestant et celui des affaires, Churchill et Roosevelt réunis sur un navire de guerre dans la
baie de Terre-Neuve proclament, dans leur « charte de l'Atlantique » (1941), que « chaque
peuple a le droit de choisir la forme gouvernement sous laquelle il doit vivre ». La « charte des
Nations unies » (1945) impose à ses signataires l'obligation de tenir compte des aspirations
politiques des terres non autonomes et de développer leur capacité à s'administrer elles-
mêmes. En 1939 le seul mot d'« indépendance » était tenu pour subversif; en 1945, on énonce
une théorie de la décolonisation qui, en quinze ans, sera presque partout mise en pratique.

L' A.E.F., sous-peuplée et peu développée, a un rôle de premier plan grâce au gouverneur noir
du Tchad, Félix Éboué, né à Cayenne, franc-maçon donc hostile à Vichy. Il préconise une
politique d'association basée sur le respect des coutumes et des religions africaines et
l'utilisation des chefs et des institutions locales pour administrer le pays. Son ralliement à la
« France libre » (1940) entraîne celui du Cameroun, du Congo, de l'Oubangui Chari (aujourd'hui
R.C.A.). On crée, notamment à Brazzaville, des émetteurs radio à grande puissance. L'aviation
et la radio désenclavent le Tchad : Fort-Lamy devient en 1940 une escale aérienne pour la
guerre en Afrique Orientale puis en Libye.

Dans toute la région, l'économie liée à un effort de guerre important, avec travail forcé, dans les
zones produisant or, diamant, caoutchouc, prend son essor. Le Congo belge s'enrichit de 1940
à 44, en vendant à la Grande-Bretagne 800 000 tonnes de cuivre, aux U.S.A. cobalt, étain, zinc,
huile de palme, coton, caoutchouc, et le minerai d'uranium de la bombe d'Hiroshima. Une
nouvelle classe moyenne africaine est avide de hauts salaires et d'instruction pour ses enfants.
Tous les centres commerciaux et industriels s'urbanisent intensément : Léopoldville (aujourd'hui
Kinshasa) passe de 46 500 à 100 000 habitants (1939-1945) et les Congolais vivant hors du
milieu coutumier de 8,5% à 15 % de la population. Le ralliement de l'A.E.F. entraîne un
renouvellement du statut colonial : organisation de communes purement africaines avec
responsabilités budgétaires (1942); institution de tribunaux purement africains compétents en
matières civile et commerciale (1943). Le général de Gaulle réunit à Brazzaville une conférence
de tous les gouverneurs de l'Afrique noire et de Madagascar (1944) écartant tout autochtone et
au nom de l'œuvre civilisatrice de la France, toute idée d'autonomie; mais on y prône la
décentralisation administrative, la participation des indigènes à la gestion de leurs affaires, et
l'acheminement à la « personnalité politique ».

La défaite française, les pertes en vies humaines (24 000 sur 63 000 tirailleurs sénégalais, 4
350 sur 14 675 Malgaches), les difficultés économiques résultant du blocus maritime
britannique, la baisse des exportations d'arachide, n'entraînent pas de secousse immédiate
dans les populations africaines, sensibles au prestige de l'âge et des anciennes victoires du
maréchal Pétain. La « Révolution nationale » séduit les Français d'Algérie et ne déplait pas aux
Musulmans qui conservent un bon souvenir de Napoléon III, méprisent les parlements, haïssent
la république des colons. Ils se réjouissent de l'abolition du décret Crémieux (1940) et de la
participation au Conseil national d'une représentation égale des Musulmans et des Français
d'Algérie. Ferhat Abbas, pharmacien de Sétif, qui se sent encore « français », écrit le 10 avril
1941 une lettre au chef de l'État où il revendique une réforme agraire, l'enseignement de
l'arabe, l'accession des Musulmans aux emplois supérieurs. Ce programme ne reçoit qu'une
réponse courtoise et dilatoire. En A.O.F., le gouverneur général Boisson nommé par Vichy
repousse une attaque anglo-gaulliste sur Dakar (1940) puis signe un accord avec Darlan et
Eisenhower selon lequel l'A.O.F. met toutes ses forces à la disposition des alliés, les autorités
françaises ayant seules autorité pour promulguer lois et règlements (1942).

Les choses changent avec les interventions militaires des Alliés et de la « France libre » du

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 104

général de Gaulle qui rassemble rapidement toutes les terres de l'Empire, à l'exception de
l'Indochine, la Guadeloupe et la Martinique, les dernières à se rallier (1943).

La Nouvelle-Calédonie, coupée de la Métropole, a en garnison des troupes australiennes,


américaines et néo-zélandaises par milliers. À Madagascar, les Anglais, aidés de soldats
zoulous d'Afrique du Sud, attaquent Diego-Suarez. Après sept semaines de combat, un
armistice qui respecte la souveraineté française (1942) est signé. Les gaullistes (1943)
réclament un effort de guerre considérable en argent (150 millions de francs), en hommes (28
000 mobilisés), en travail obligatoire (30 journées par homme au lieu de 10 précédemment), et
créent pour leurs réquisitions un « Office du riz » extrêmement impopulaire, qui engendre
pénurie et marché noir. Tout cela réveille un nationnalisme jusque-là assoupi, qu'on tente
d'apaiser en créant des conseils de districts élus par les notables malgaches (1944). En A.O.F.,
les Africains sont scandalisés de voir incarcérer le gouverneur général Boisson, grand mutilé de
1914, qui meurt en prison avant d'être jugé l1943) et le passage au gaullisme, accompagné
d'un important effort de guerre, est très mal ressenti.

Au Maroc et à Alger, a lieu le débarquement allié, immédiatement suivi d'un atterrissage de


troupes allemandes à Bizerte (1942). Après de brefs combats, le gouvernement de la « France
libre » s'installe à Alger. Le Sultan rencontre le président Roosevelt : la comparaison entre les
Français et les Américains bien équipés, nombreux, payant bien, ruine l'image de la puissance
française imposée par Lyautey. Bizerte est reprise aux Allemands qui occupaient la Tunisie,
particulièrement éprouvée par la guerre (1943). Dans chacun des trois pays, le débarquement
américain a encouragé les nationalistes à revendiquer l'indépendance ou du moins l'autonomie
pour la fin de la guerre. Foyers de nationalisme, les pays d'Afrique voient les Français, déjà
vaincus sur leur propre sol, « perdre la face » à Alger, Casablanca, Madagascar, devant les
Américains et Anglais (en théorie leurs alliés), à Tunis devant les Allemands, en Indochine
devant les Japonais. Ils se déchirent entre « Français libres » et Français fidèles à Vichy. Le
résultat est une formidable perte de prestige pour la France et un renforcement du
nationalisme.

En Indochine, de 1940 à 1945, malgré l'occupation militaire japonaise et la formation du Viet-


Minh, « front de l'indépendance du Vietnam » à la fois anti-japonais et français sous la direction
du chef communiste Hô Chi Minh (1941), l'amiral Decoux, vichyste, réussit à maintenir l'autorité
française jusqu'en mars 1945 date où le Japon désarme les troupes françaises d'Indochine,
s'empare de tous les pouvoirs, et le place en résidence surveillée, tandis que les Américains
bombardent Tokyo. L'empereur d'Annam, Bao-Daï, en profite pour dénoncer le traité de
protectorat de 1883, proclamer l'indépendance et former un gouvernement qui n'obtient le
soutien ni d'Hô Chi Minh ni du nationaliste Ngo Dinh Diem. Au lendemain d'Hiroshima, Hô Chi
Minh crée le Comité de libération du peuple vietnamien et Bao Daï abdique en faveur du
gouvernement révolutionnaire de Hanoi.

VIII. L'ÈRE DE LA DÉCOLONISATION

Au lendemain de la guerre, les informations sur l'Indochine sont filtrées et l'influence des
nationalistes d'Afrique du Nord sous-estimée. La France refuse de reconnaître qu'elle est
passée du rang de deuxième puissance coloniale à celui de « quatrième grand », elle admet
difficilement d'avoir à décider, avec les trois autres, de l'organisation de l'Europe. Gouvernants
et gouvernés ne comprennent pas combien la guerre a entamé leur prestige aux colonies et
restent attachés à la notion d'« empire français » quoique s'intéressant peu aux ethnies qui le
peuplent.

L'AssembIée constituante élue en octobre 1945 compte un certain nombre de représentants


des colonies (29 pour l'Afrique) parmi lesquels certains des futurs « pères de l'indépendance »
dont Senghor et Houphouët-Boigny. Ils obtiennent, au cours de l'élaboration de la constitution
adoptée par référendum le 27 octobre 1946, les progrès suivants : « La France forme avec
les peuples d'outre-mer une Union fondée sur l'égalité des droits et des devoirs, sans
distinction de race ni de religion » : suppression de l'indigénat et du travail forcé, application du
Code pénal métropolitain, reconnaissance du droit d'association, liberté de la presse, liberté

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 105

syndicale et constitution du F.I.D.E.S. (Fonds d'investissement et de développement


économique et social); la citoyenneté française est accordée à tous les ressortissants des
territoires d'outre-mer. Dans chacun d'eux (huit pour l'A.O.F., quatre pour l'A.E.F.) un conseil
général élu vote le budget, les impôts, les programmes administratifs.

En ce qui concerne les missions, un tournant est pris à Rome, dès 1953, avec l'encyclique
« Evangelii praecones » qui affirme que « l'Église doit être fermement et définitivement établie
chez les nouveaux peuples et recevoir une hiérarchie propre, choisie parmi les habitants du
lieu ». C'est au Cameroun qu'on trouve le nombre le plus important de prêtres (99 et 2
évêques), de sœurs (134) pour 623 000 catholiques, et de pasteurs (174) pour 500 000
protestants.

VIII.1 Évolutions douces

Aux Indes : Rétrocédés à l'« Union indienne » (1954), les « comptoirs français » (610 000
habitants) ont deux langues officielles : le français et le tamoul. Une communauté française
d'environ 20 000 personnes bénéficie d'un enseignement de type français à Pondichéry et à
Karikal.

En Afrique :

Etienne. Mounier et Jean-Paul Sartre contribuent à faire acquérir droit de cité, dans la littérature
française, aux écrivains noirs qui produisent dans les années cinquante des romans de valeur
comme L'enfant noir du Guinéen Camara Laye (Plon 1953). André Gide, dans le premier
numéro de Présence africaine (1955), réédite le violent Discours sur le colonianalisme d'Aimé
Césaire. Cheikh Anta Diop défend l'utilisation des langues nationales africaines pour
l'expression des « idées scientifiques et philosophiques du monde moderne » (Nations nègres
et cultures X 1955). De Paris, Félix Houphouët-Boigny, député ivoirien, avait lancé un
« Manifeste du Rassemblement démocratique africain » rejetant « l'assimilation, chape de
plomb jetée sur l'originalité africaine » avant de réunir à Bamako (1946) un congrès de 800
délégués qui protestent contre le caractère de « charte octroyée » de la Constitution et
réclament une association librement consentie. Mais malgré l'effet psychologique de la guerre
d'Indochine sur les combattants noirs rentrés au pays, la revendication d'indépendance n'est ni
violente, ni générale. Le problème brûlant est celui de la « chefferie » dont la Constitution de
1946 a sapé l'autorité : dans quelle mesure peut-on imposer à des gens devenus citoyens
français un chef non fonctionnaire et non élu ? La France forme des fonctionnaires noirs,
préfets, sous-préfets, nommés ailleurs que dans leur région pour que leur action ne soit pas
entravée par le tribalisme. Dans les régions côtières d'Afrique noire (car, au-delà d'une ligne
passant environ à 200 kms de la côte, les populations sont peu concernées par les
transformations économiques et politiques), on investit dans le développement minier et hydro-
électrique. Les communications et les ports s'urbanisent rapidement : entre 1945 et 1952,
Léopoldville, Douala, Dakar doublent leur population. Mais le cas le plus remarquable de ville-
champignon est celui d'Abidjan. Ce port, créé en 1904 autour de quelques villages lagunaires,
recevant sa première factorerie en 1920, compte 23 000 habitants quand il devient chef-lieu de
la Côte-d'Ivoire en 1934, 100 000 en 1946, 450 000 en 1969, deux millions en 1994. De 1946 à
1955, la population européenne fait plus que tripler en A.E.F., plus que doubler en A.O.F. et au
Congo belge. On développe les services de santé et d'enseignement pour répondre à la
demande africaine. En 1953 Senghor lance l'idée d'un état fédéral d'A.O.F. intégré dans une
république fédérale française mais rencontre l'opposition de la Côte-d'lvoire qui, plus riche, ne
veut pas en faire les frais.

Dans toute l'Afrique, dès les années de guerre, c'est un engouement pour
l'enseignement de type européen. Entre 1945 et 1955 les effectifs scolaires sont
multipliés par trois. En 1949, l'enseignement primaire devient obligatoire : une école
doit être construite partout où l'on peut réunir 50 élèves. Après la Deuxième Guerre
mondiale, on crée des « cours normaux » où les moniteurs sont formés en trois ans,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 106

les instituteurs en quatre. Dès 1956, dans le Sud-Cameroun catholique, pays où l'on
trouve le plus de médecins africains, on atteint un taux de scolarisation de 91 %
(contre 10 % dans le Nord, musulman). L'enseignement secondaire est institué
partout et les pays déjà bien scolarisés (certains à plus de 80 %), comme les « quatre
communes » : le Congo, le Sud du Dahomey, du Togo et du Cameroun, envoient vite
des étudiants en France.

Résultat : cet enseignement forme une classe privilégiée de fonctionnaires dont


beaucoup sont issus des écoles normales d'instituteurs, l'accès à l'enseignement
supérieur restant exceptionnel. Plusieurs années avant les indépendances,
l'enseignement du français était déjà confié à des instituteurs noirs. Certains ont
accouru à l'École normale supérieure de Saint-Cloud où, en sept mois, on les formait
comme inspecteurs primaires. Le degré d'instruction moyen de ces instituteurs, qui
n'avaient pas le français pour langue maternelle et ne le pratiquaient pas à la
perfection, ne leur permettait pas de prendre de grandes initiatives pédagogiques : la
« méthode directe » a continué, et l'enseignement a été en périclitant.

Vus de la Métropole, la plupart ne sont que des demi-lettrés. Vus d'Afrique, ce sont
des gens qui ont accompli un effort considérable d'intelligence et d'adaptation au
monde moderne. C'est de cette minorité que sont issus ceux qui, pendant des
décennies, ont représenté les Noirs au Sénat français et au Palais-Bourbon et parfois
reçu des portefeuilles ministériels, et c'est parmi eux qu'après l'indépendance se
recrutera le personnel politique des nouveaux États.

VIII. 2. Évolutions dures

VIII.2.1 Le Congo belge, en 1945, est florissant. Persuadée que le mieux-être économique
de la masse doit précéder toute éducation politique, la Belgique poursuit ses projets à long
terme et réagit avec indignation à un « Plan de trente ans pour l'émancipation de
l'Afrique » (1955), très prématuré à son avis, et très insuffisant de l'avis des nationalistes
locaux. Leurs salaires et leurs logements, supérieurs à ceux des Congolais français, ne leur
font pas oublier qu'à l'exception de 217 « immatriculés » et de 1557 titulaires de la « carte
civique » sur 13 millions, ils n'ont pas le droit de s'asseoir à côté des Blancs dans les transports
et les lieux publics, doivent se soumettre au couvre-feu, et sont interdits d'alcool.

Une certaine tension règne, chez les colons et les Congolais « évolués », entre la
tendance « indigéniste » et la tendance « européaniste » qui veut faire le plus de place
possible au français dans l'enseignement. Celle-ci commence à prédominer dans les
années cinquante, surtout sous la pression des Africains, d'où l'instauration d'écoles
« mixtes » calquées sur le système français. Les écoles secondaires et techniques se
développent (1954-1958); les Jésuites fondent l'université de Lovanium (1954), liée à
Louvain qui, en 1959-1960, compte 345 étudiants africains et 140 européens.

L'économie est en récession depuis 1956. Les élections municipales de 1957 et 1958 sont la
première participation congolaise à la vie politique. Des émeutes durement réprimées (janvier
1959) sont le début de la carrière de Patrice Lumumba. La Belgique, prise de court, accorde en
hâte l'indépendance le 30 juin 1960. Alors que l'enseignement sélectif de la France avait tout de

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 107

même formé une « élite » plus ou moins occidentalisée, dans la nouvelle république du Zaïre,
peu d'indigènes étaient en mesure de prendre en main le gouvernement de leur pays. La
sécession du Katanga (1960) prive le gouvernement de 60 % de ses revenus. De violents
mouvements tribalistes se développent et la population de Léopoldville passe de 400 000 à un
million d'habitants (entre 1960 et 1963). Après cinq années de chaos le colonel Mobutu prend le
pouvoir (1965). En fait, l'économie reste aux mains de sociétés belges et des missionnaires ne
tardent pas à revenir.

Dans les colonies françaises les plus agitées, la lVe République, hésitante, ne sut
que passer de répressions trop brutales à des concessions trop tardives.

VIII.2.2 À Madagascar, le gros effort sanitaire accompli par la France permet l'accroissement
rapide de la population mais non la reconquête de sa confiance. En 1946 (année où les
Comores sont séparées administrativement et financièrement de Madagascar), l'application de
la Constitution, qui aurait été accueillie avec joie dix ans plus tôt, n'empêche pas la diffusion du
manifeste du « Mouvement démocratique pour la rénovation malgache ». Fondé à Paris (1946)
par les deux députés nationalistes élus à la Constituante, il séduit surtout les paysans
mécontents de la côte Est, la plus colonisée. Des rébellions graves très sévèrement réprimées
(1947) engendrent peur et colère de part et d'autre. Le nationalisme local en reste marqué
profondément et durablement. Diverses mesures législatives sont prises en faveur des
Malgaches, lorsqu'à Tananarive le discours de De Gaulle évoquant le futur « État
malgache » (1958) est accueilli « avec enthousiasme », prélude à l'indépendance complète
(1960).

VIII.2.3 En Indochine, tandis que des violences se produisent à Saigon (1945), les troupes
britanniques et chinoises de Tchang Kaï-chek, chargées de désarmer les Japonais,
commencent à occuper le pays. Leclerc débarque à Saigon, l'amiral Decoux est arrêté,
l'« épuration » commence. Hô Chi Minh, après avoir proclamé l'indépendance du Viêtnarn
(1945), négocie en vain à Fontainebleau (1946) un accord selon lequel la France reconnaîtrait
la République démocratique du Vietnam comme un État libre au sein de la Fédération
indochinoise et de l'Union française. Après l'échec de coups de mains à Haiphong et à Hanoi,
après le bombardement de Haiphong par le croiseur Suffren, Hô Chi Minh entre dans la
clandestinité; c'est la création de l'Armée populaire commandée par Giap et le début de la
guerre du Vietnam.

La France après avoir subi de lourdes pertes en vies humaines et le désastre de Diên Biên Phu
(1954) s'engage par les accords de Genève à évacuer le Nord-Vietnam. Hô Chi Minh (qui
devait mourir en 69) s'installe à Hanoi; Ngo Dinh Diem, nationaliste catholique, qui avait
proclamé la république du Sud-Vietnam (1950), refuse la réunification avec le Nord, d'abord
aidé par l'Amérique qui souhaitait liquider l'influence française puis abandonné (1963), renversé
et assassiné. L'instabilité politique s'installe au Sud et les Américains commencent à bombarder
le Nord aidé par l'U.R.S.S. (1964). En 1965, 125 000 hommes sont déjà engagés dans la
guerre. Sous la pression de l'opinion intérieure et internationale, les Américains se retirent
(1969) et en 1975, les nordistes prennent Saigon (désormais Hô Chi Minh-Ville), où s'instaure
un régime communiste très dur. Au Cambodge, les Khmers Rouges entrent dans Phnom-Penh
et pratiquent dans leur pays un véritable génocide, suivi de l'occupation vietnamienne.

VIII.2.4 Au Maghreb, et plus particulièrement en Algérie, la population indigène comprend


deux minorités en développement : les « évolués », comme Abbas, séduits par la civilisation
française, souhaitant une association avec la France, et les nationalistes, comme Messali Hadj,
séduits par le communisme, voulant l'indépendance pure et simple. La masse résiste plus ou
moins passivement à la francisation, préservant sa religion, ses traditions, et sa culture. De
1930 à 1954, les Musulmans passent de 6,3 à 8,7 millions dont les deux tiers, faiblement
rétribués comme ouvriers agricoles, sont réduits à une économie de subsistance. Bien des
familles vivent de l'argent envoyé par les émigrés qui en 1957 sont environ 300 000 (un adulte
masculin sur sept). Ils restent de deux à quatre ans en France, d'où ils rentrent, en général, tout
acquis au F.L.N., tandis qu'au pays, l'urbanisation de la population musulmane due au chômage

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 108

(19 % en 1954) augmente le nombre des « évolués » qui ne parviennent pas à faire entendre
leurs positions politiques. Ces divers facteurs créent une situation révolutionnaire.

La scolarisation reste faible. Au Maroc, à l'époque du protectorat, elle n'est encore que de 15 %
en 1955, et l'accès au secondaire est très rare. En dehors d'Alger, il n'existe pas
d'enseignement supérieur laïque au Maghreb. Ni la Qaraouiyine de Fès ni la Zitouna de Tunis
ne forment des cadres modernes et les étudiants maghrébins en France sont rares.

De 1936 à 1950, l'implantation d'Européens en Tunisie passe de 213 000 à 250 000 (dont bon
nombre de « petits blancs », surtout italiens, hostiles à la « tunisification » des emplois) et au
Maroc, de 202 000 à 363 000. En Algérie, la population européenne s'accroît faiblement et
atteint à peine un million. La francisation des étrangers progresse rapidement, 79 % sont nés
en Algérie, 80 % vivent dans les villes; ces colons pensent avoir bien mérité de leur patrie : un
« mort pour la France » pour quarante Français d'Algérie pendant la Deuxième Guerre
mondiale. Les agriculteurs se modernisent, ont un vaste plan d'irrigation, se sentent soutenus
par la métropole, améliorent, entre 1947 et 1954, la production et le commerce, dont les
bénéfices leur reviennent à 90 %. Les premiers troubles n'entament pas l'optimisme. Le coup
de tonnerre de Diên Biên Phu est ressenti comme un encouragement au nationalisme algérien.
Il est suivi de près par le déclenchement de l'insurrection qui va faire payer cher aux colons leur
mépris des Musulmans modérés et francophiles, leur refus de toutes les réformes, et à la
France de n'avoir pas su imposer un ferme arbitrage aux deux communautés.

Malgré des signes avant-coureurs, l'insurrection du 1er novembre 1954 surprit la population
européenne et les autorités administratives. L'armée française en Algérie, (56 500 hommes en
1954, 400 000 en 1956) obtient des succès. Le pétrole vient d'être découvert. Alger est en plein
boom économique. Une littérature algérienne d'expression française s'y développe; il y
fermente des idées nouvelles et les programmes scolaires algériens d'aujourd'hui lui font une
large place. Mais la violence se développe en Algérie, en Tunisie et au Maroc. La France perd
du terrain à l'O.N.U.; elle reconnaît l'indépendance de la Tunisie (1956) et celle du Maroc
(1957). La situation devient explosive en Algérie. En France le général de Gaulle est appelé au
pouvoir (1958). Résolu dès cette date à décoloniser, il fait voter, par référendum fixé au 28
septembre 1958, une nouvelle constitution avec projet d'une « communauté française ». A
Brazzaville, au cours d'une tournée de propagande, il déclare déjà : « À l'intérieur de cette
communauté, si quelque territoire, au fur et à mesure des jours, se sent, au bout d'un certain
temps, que je ne précise pas, en mesure d'exercer toutes les charges, tous les devoirs de
l'indépendance, eh ! bien, il lui appartiendra d'en décider par son assemblée élue et si c'est
nécessaire par le référendum de ses habitants... Je garantis d'avance que dans ce cas, la
Métropole ne s'y opposera pas. » La Guinée, sous l'influence du communiste Sékou Touré,
proclame son indépendance (1958). Deux ans après, les autres colonies d'Afrique noire suivent
son exemple : les deux ensembles, mal structurés mais viables, de l'A.O.F. (20 millions
d'habitants) et de l'A.E.F. (8,5 millions) ont fait place à quatorze États : Cameroun, Congo-
Brazzaville, Côte-d'Ivoire, Dahomey (aujourd’hui Bénin), Gabon, Haute-Volta (aujourd'hui
Burkina-Faso), Madagascar, Mali, Mauritanie, Niger, République Centrafricaine., Sénégal,
Tchad, Togo (1960). La communauté n'a été qu'une transition vers les indépendances.

Restait le problème algérien. Il existe alors un profond déphasage entre de Gaulle et les
Français d'Afrique du Nord qui espéraient trouver en lui leur sauveur, et le convaincre, par les
manifestations de « fraternisation franco-musulmanes » du 13 mai 1958, de réaliser, bien
tardivement, l'« intégration » qu'ils avaient jusque-là refusée. Un référendum (1961) lui donne
un blanc-seing pour négocier avec le F.L.N. et il conclut les accords d'Evian (19 mars 1962),
approuvés par un second référendum, gagné avec 90,7 % des voix. C'est l'époque du contre-
terrorisme de l'O.A.S., des affrontements entre l'armée française et la population européenne,
de l'exode massif des « pieds-noirs » spoliés de tous leurs biens, du massacre des harkis
fidèles à la France qui n'a rien fait pour les sauver. Seule dans toute l'Afrique, l'Algérie n'est
devenue indépendante qu'au bout de sept années d'une guerre cruelle où la résolution
implacable et le terrorisme d'une poignée d'hommes ont entraîné successivement des fractions
de plus en plus larges du peuple algérien jusqu'à la quasi-unanimité des musulmans, dans un
climat de tragédie (voir au chapitre V, les problèmes linguistiques de l'Afrique décolonisée).

Aux approches de l'an 2000, de ses deux « empires » successifs, il ne reste à la France que

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 109

des fragments épars sur toute la planète : Amérique du Nord (Saint-Pierre-et-Miquelon),


Caraïbes (Martinique et Guadeloupe), Amérique du Sud (Guyane), Océan Indien (Réunion,
Mayotte), Pacifique Sud-Ouest (Nouvelle-Calédonie), Pacifique central (Wallis et Futuna)
Pacifique Oriental (Polynésie française), Pacifique Nord-Est (îlot Clipperton), région antarctique
(Kerguelen et les Terres australes). Cela lui assure, en vertu du nouveau droit de la mer (1982),
une « territorialité nautique » hors d'Europe de 10,8 millions de km2, la troisième du monde,
avec d'importantes implications économiques et stratégiques : droits de pêche, exploitation
minière des fonds sous-marins, contrôle du mouvement des navires, possibilité de procéder à
des expérimentations nucléaires et spatiales, potentialités d'intervention militaire sur presque
toute la surface du globe. Cet outre-mer n'est plus un domaine colonial, tous ses ressortissants
sont citoyens français. Mais il est menacé par une déstabilisation interne due à des
mouvements indépendantistes soutenus par les Églises, les pays marxistes, et par les
puissances anglophones qui tolèrent mal une présence française dans le Pacifique. Ces
mouvements profitent de la situation d'une jeunesse sans grand avenir et surtout, peut-être, de
l'indifférence des Français métropolitains.

IX. LE FRANÇAIS EN ASIE DU SUD-EST DEPUIS 1939

L'Indochine connaissait, sous l'administration Decoux, un calme insolite extrêmement propice


à l'amélioration du système éducatif, au renforcement des contacts entre Français et
autochtones, et à la consolidation d'une situation linguistique caractérisée par le développement
équilibré du français et des langues locales.

Le Vietnam indépendant prend un ensemble de mesures administratives et politiques au début


du gouvernement Diem (1950), et un nouvel ordre linguistique s'instaure, affectant trois
secteurs principaux : l'administration d'où le français, non sans laisser de multiples traces sous
la forme d'emprunts lexicaux, disparaît lentement; l'enseignement élémentaire où les langues
nationales s'y substituent, parallèlement à la montée des effectifs; enfin, l'enseignement
secondaire et supérieur, diversement affecté selon les pays dès 1950 au Nord qui prend des
mesures radicales de vietnamisation, et à partir de 1956 au Sud : la décolonisation y démantèle
complètement l'enseignement franco-indigène qui respectait au maximum les langues locales,
mais laisse intact l'enseignement de type français métropolitain dont la clientèle affiche pourtant
le nationalisme le plus sourcilleux. Les établissements catholiques à personnel vietnamien sont
ceux qui ont enseigné le plus de français jusqu'en 1975.

De 1965 à 1972, la présence américaine, grosse pourvoyeuse d'emplois répand l'usage de


l'anglais; le Sud-Vietnam, à 10 000 kms de la France, inclus dans un vaste ensemble géo-
économique anglophone, met en question son système d'enseignement français et crée des
« collèges polyvalents » de type anglo-saxon.

L'évolution est beaucoup plus lente dans le reste de la péninsule : au Laos, dès 1971, les
U.S.A. avaient introduit ces collèges avec enseignement en lao, où l'anglais et le français
étaient de simples langues étrangères; mais en 1973, quatre écoles normales, totalisant 2 300
élèves, employaient encore plus de cinquante professeurs français associés à des collègues
locaux bilingues pour assurer la formation des futurs maîtres des trois dernières classes du
primaire; l'École supérieure de pédagogie formait en français les professeurs des diverses
spécialités du cycle secondaire; les comptes rendus de la Chambre des députés, les
ordonnances et arrêtés royaux et ministériels étaient encore rédigés en français.

Au Cambodge, Norodom Sihanouk décide la khmérisation de l'enseignement (1967), qui


n'atteint les classes terminales qu'en 1974, et le lycée Descartes de Phnom-Penh, flambeau de
la francophonie, ferme. Mais jusqu'à la chute de la capitale, l'Alliance française et son Centre
audiovisuel regrouperont des milliers d'étudiants. Encore aujourd'hui, un enseignement en
français de la médecine y est prévu.

Les événements de 1975 précipitent le déclin de la francophonie. Presse, radio, télévision,


importations de livres en français disparaissent. Cependant, l'usage du français subsiste dans
les discussions multilatérales entre fonctionnaires des trois pays de l'ex-Indochine. Au Vietnam

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 110

des statistiques précises font défaut sur l'enseignement actuel des langues étrangères destiné
tant aux enfants qu'aux adultes. Le français, presque inexistant au Nord-Vietnam dans
l'enseignement supérieur, devrait progresser dans le secondaire, si la réforme en cours rend
l'enseignement des langues réellement obligatoire dès la 6e. Les jeunes sont attirés par
l'anglais en raison de la proximité de la Thaïlande. En 1982, a été créé à Hô Chi Minh-Ville un
institut d'échanges culturels avec la France. Un accord de coopération prévoit un fort tirage
d'éditions bilingues, à commencer par des « fables choisies » de La Fontaine et des « poésies
choisies » de Victor Hugo. Sciences sociales, une nouvelle revue en français (1984), donne un
reflet abondant de l'activité des chercheurs vietnamiens en sciences humaines (histoire,
archéologie, ethnologie).

À l'heure actuelle, outre une école de formation de professeurs de français pour les universités
et des sections de français aux universités de Hanoi et de Hô Chi Minh-Ville, trois écoles
supérieures de langues étrangères forment des professeurs pour l'enseignement général. Des
manuels de français pour l'enseignement secondaire, et d'autres, destinés aux cadres adultes,
sont en préparation. En effet, malgré un important effort de terminologie scientifique et
technique, dans la plupart des secteurs, le vietnamien ne permet pas le travail de traduction
qu'il faudrait. La vietnamisation n'a pas réussi à éviter, pour l'accès à la documentation
spécialisée, l'emploi des langues étrangères, parmi lesquelles le français, sans être le mieux
placé, joue à nouveau un certain rôle.

X. LE FRANÇAIS DANS LE PACIFIQUE DEPUIS 1939

Dans l'océan Pacifique, les populations de langue officielle française représentaient en 1980 3,6
% de l'ensemble formé par la Polynésie, la Micronésie, la Mélanésie, la Nouvelle-Zélande, la
Papouasie et la Nouvelle-Guinée. Tant en Polynésie française qu'en Calédonie, les besoins de
l'administration et du commerce ont créé un centre urbain : Nouméa à l'ouest, Papeete à l'est.
Dans ces villes sont concentrées la plupart des activités économiques administratives et
culturelles; la grande majorité des immigrés mais aussi les autochtones qu'attirent les
possibilités de vie à la française y habitent.

Là, le français domine. Partout ailleurs, en brousse ou sur les îles éparpillées du grand océan, il
est la deuxième langue des populations indigènes, apprise à l'école plutôt qu'en famille. La
plupart des Océaniens ont gardé leurs langues, mais depuis quelques années, les classes
défavorisées ont compris que le progrès économique dépend de la connaissance du français.
De plus, la télévision, qui touche toute la population urbaine, le diffuse largement, tandis que
l'accroissement du tourisme américain joue en sens inverse.

X.1 Ce français, isolé de la langue métropolitaine, est exposé aux influences des langues
indigènes et de l'anglais. Quoiqu'il existe des français d'Océanie (le français tahitien et le
français calédonien s'opposant par des régionalismes lexicaux assez importants), des
nouveautés communes et des emprunts réciproques permettent d'esquisser un tableau
d'ensemble du français d'Océanie dont l'origine est ce « français colonial » résultant du fait
que les lignes maritimes desservant ces territoires passaient autrefois par plusieurs colonies
françaises. En route pour Tahiti, on visitait les Antilles; on faisait escale à l'île Maurice ou à la
Réunion avant de toucher Sydney et de partir pour Nouméa. Les troupes et les administrateurs
coloniaux avaient souvent travaillé dans d'autres colonies et les marins avaient l'expérience de
nombreuses stations. Par leur truchement, le vocabulaire passait de colonie en colonie, tout
comme les notions sur les plantes et les animaux à essayer pour la production. Les troupes
appelaient les Canaques Bédouins, les Tahitiens et les Canaques Nhaqués (/Gakwe/) c'est-à-
dire, « rustres » en vietnamien. On retrouvait à Tahiti et en Calédonie des crabes qui
ressemblaient aux tourlourous, des poissons qui ressemblaient aux crocros des Antilles, on y
introduisait les brèdes de Maurice, les chouchoutes de la Réunion et les barbadines antillaises.
Le dis (une herbe d'Algérie fournissant une paille) devient le dis, disque, dixe (autre herbe et
autre paille de Calédonie). Après l'indépendance de la plupart des anciennes colonies et le
changement de statut de plusieurs autres, le procédé a continué grâce à des transferts de
résidents et à la stabilité de l'administration des D.O.M.-T.O.M. C'est ainsi que le mot cramcram,
d'origine wolof, est venu concurrencer le nom local d'une graminée calédonienne.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 111

Le français calédonien, qui porte encore la marque des parlers du bagne (c'est pas des gouèles
« c'est sûr », Pas un Pète « pas du tout »), de l'infanterie coloniale et de la marine (Allez,
mouille « Vas-y ! commence ! », chavirer « renverser ») développe des locutions propres
comme iya ! (marque l'étonnement), bétail (insulte : « rustre, grossier »), Moyen ! « c'est
possible », mettre un canon (« un coup de poing ») à quelqu'un etc. L'influence de l'anglais,
surtout australien en Calédonie, plutôt américain à Tahiti, reflète souvent les activités de colons
anglophones, comme l'élevage et les mines.

La marque des langues autochtones est imprimée dans la prononciation (réalisation bilabiale
de /v/ à l'initiale et à l'intervocalique, réalisation apicoalvéolaire de /r/, prononciation de l' /e/,
plus étendue et répondant à d'autres nécessités qu'en français du Midi chez les Tahitiens
bilingues, prénasalisation des occlusives sonores chez les Canaques de la Grande Terre
calédonienne, accent « caldoche », etc.). Elle est également imprimée dans le vocabulaire,
surtout en ce qui concerne les particularités locales : flore (tamanou, niaouli), faune (mahimahi,
cagou), danses (tamouré, pilou-pilou), vêtements (paréo, manou), etc.

Enfin, on a innové, différemment dans chaque territoire, en changeant la référence de mots


français (à Tahiti barre « volant de voiture »), en fabriquant de nouveaux dérivés et de
nouveaux composés (bois-bouchon « arbuste, decussocarpus minor »). On trie dans le stock
lexical français : lagon élimine lagune; piquant remplace la paire piquant, épine. Il existe de
menues différence de syntaxe ou de genre comme Taille ! pour « taille-toi », le nacre, un clovis.
Mais l'amélioration de l'enseignement fait que de nos jours le français du Pacifique ne se
distingue du français standard que par un caractère populaire, régional, mais nullement
dialectal. Il possède divers registres. Celui des autochtones bilingues et multilingues diffère de
celui des Français nés dans le territoire, lui-même différent de celui des fonctionnaires ou
spécialistes métropolitains envoyés là pour deux ou trois ans.

X.2 Au Vanuatu (ex-territoire franco-britannique des Nouvelles-Hébrides, où beaucoup de


propriétaires fonciers étaient français), la question linguistique devint brûlante lors de
l'indépendance, en 1980. On érigea en langue nationale le bichelamar, pidgin anglo-
mélanésien, mais l'anglais et le français restent les deux langues officielles et de scolarisation.
Depuis les années soixante-dix, la France développe son système éducatif. En 1980, 13 787
écoliers sont francophones contre 15 211 anglophones et 43 % de la population (soit 50 300
personnes) a reçu une éducation en français. Les deux systèmes, hérités de l'époque coloniale,
existent toujours et ne communiquent pas entre eux. On songe à créer des passerelles, rendant
obligatoire l'enseignement du français dans les écoles anglaises et vice versa, ce qui ferait du
Vanuatu le seul état bilingue franco-anglais d'Océanie.

X.3 Devenue après la guerre « territoire d'outre-mer », la Nouvelle-Calédonie a été le lieu


de violentes revendications indépendantistes qu'un référendum en 1988 et d'importantes aides
de la France ont en partie apaisées. Du fait de leur appartenance française, les Polynésiens de
Tahiti, et surtout de Wallis et de Futuna, sont économiquement de plus en plus tributaires de
Nouméa. Ils y émigrent massivement depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En 1976,
on comptait plus de Wallisiens (9 600) en Nouvelle-Calédonie que sur leur territoire (9 000).
Cette immigration, ajoutée à l'apport européen, fait que la majorité de la population est de
« sang mêlé ». Actuellement, quelles que soient l'ethnie ou la nature du métissage, la règle de
recensement est simple : chaque individu se détermine lui-même quant au choix de son origine;
autrement dit, il peut se déclarer « mélanésien », ce qui lui confère le statut de droit coutumier
(interdisant par exemple l'accès à la propriété privée) ou « européen », ce qui lui confère le
statut de « droit commun » et le dispense de toute obligation de caractère coutumier. Deux
frères peuvent donc être de statut différent.

Dans cette île, grande comme la Belgique, où vingt-huit langues locales sont réparties en une
cinquantaine de dialectes pour 60 000 locuteurs, la langue commune de Nouméa, la langue
véhiculaire de la brousse, celle de la radio et des journaux du parti indépendantiste, est le
français. Sa maîtrise, grâce à une grande expansion de l'enseignement, s'est considérablement
affermie parmi les autochtones et ce malgré une demande croissante d'enseignement des
langues maternelles indigènes. Les immigrés polynésiens, venant de Wallis et de Tahiti,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 112

possèdent au moins des éléments de français appris à l'école et conservent aussi l'emploi de
leurs langues maternelles indigènes. L'influence sur le français calédonien d'une immigration
asiatique (vietnamienne, javanaise, japonaise) a été minime; les jeunes pratiquent avec aisance
le français de leur région.

X.4 La Polynésie française, c'est une population très jeune de 210 000 habitants dont plus de
la moitié à Tahiti. Le reste vit dans une multitude d'îles étalées sur une surface d'océan égale à
l'Europe mais qui, toutes rassemblées, ne représentent, en kilomètres carrés de terres
émergées, que la moitié de la superficie de la Corse. La population, après avoir diminué
jusqu'au début du siècle, s'accroît rapidement sous l'effet d'une natalité de 3,3 enfants par
femme et de l'immigration. À la suite de la création en 1963 du centre d'expérimentation
nucléaire du Pacifique, la proportion des métropolitains est passée de 3,2 % à 11,2 % en 1977.
Papeete, seul centre urbain, attire les Polynésiens des autres îles françaises : îles de la
Société, Tuamotou, Gambier, Australes et Marquises, dont chacune a sa langue propre. Cela
ne va pas sans difficultés économiques. Une seule communauté, originaire des deux Chines,
dont certains membres sont devenus citoyens français, tient 60 à 70 % de tout le commerce.
Comme tout habitant de Papeete parlant français, vivant à l'européenne, et jouissant d'un
emploi stable et lucratif, ils sont considérés comme des « demis » par les Tahitiens, qui ne sont
pas racistes. Mais presque tous placent leur argent à San Francisco ou à Hong Kong et
envoient leurs enfants étudier aux États-Unis. L'ensemble de la population, quoique comptant
25 % de chômeurs, a un niveau de vie très supérieur à celui des autres pays de la région, qui
découle à 75 % des transferts métropolitains. C'est le principal facteur qui maintient dans
l'ensemble français la Polynésie dont le budget local était largement financé par le centre de
Mururoa. L'arrêt des essais nucléaires décidé en avril 1992 va lui coûter cher et il est douteux
que le tourisme suffise à compenser les pertes.

En Polynésie, la plupart des Chinois parlent tahitien et les jeunes connaissent bien le français et
l'anglais : ils sont trilingues et bien adaptés à la vie et à l'économie modernes. Les « demis »
sont bilingues français-tahitien. Le groupe polynésien vit un peu à l'écart des activités
économiques. Son niveau de vie et d'instruction est peu élevé. Pour diverses raisons
économiques, politiques, sociales, 80% d'entre eux utilisent le néotahitien aux dépens des
autres dialectes. En 1980, il a acquis, à côté du français, le statut de langue officielle, enseigné
dans les écoles, alors que jusque-là on ne l'employait que dans les jardins d'enfants.

Jusqu'en 1962 le sommet des études sur place était le « brevet d'études du premier cycle ».
L'enseignement secondaire est un fait relativement récent; mais un gros effort a été consenti :
en 1964, on dénombrait 11 établissements secondaires (3 000 élèves); en 1973 déjà 23 (6 345
élèves), 9 collèges techniques (l 500 élèves) et une école normale. Si la plupart des
professeurs sont métropolitains, la majorité des instituteurs sont autochtones. L'adoption des
méthodes d'enseignement du français langue étrangère entre 1967 et 1974 a beaucoup
amélioré le vocabulaire et la syntaxe sinon la prononciation. Les jeunes Polynésiens scolarisés
parlent comme les « demis ». Le français, quoique rarement parlé en famille par les
Polynésiens de souche, est pratiqué, aujourd'hui, par 80 % de la population. Il progresse grâce
à la télévision, à la présence d'enfants d'immigrants métropolitains dans les écoles, et au fait
que presque 100% des enfants scolarisables sont scolarisés. On peut prévoir son expansion
aux dépens du tahitien, qui néanmoins ne semble pas voué à disparaître. La Polynésie évolue
donc vers un bilinguisme franco-tahitien.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 113

CHAPITRE V

LE FRANÇAIS EN AFRIQUE APRÈS 1960

I. Problèmes généraux
II. Le français au Maghreb
III. Le français en Afrique subsaharienne
III. 1 Sa situation juridique par rapport aux langues locales
III.1.1 Une seule langue officielle, le français
III.1.2Une seule langue officielle, locale
III.1.3 Deux langues officielles, le français et une autre
III.1.4 Une langue officielle, le français, et une ou plusieurs « langues nationales à
statut particulier »
III.3 La pratique du français en Afrique subsaharienne
III.4 Aspects du français en Afrique subsaharienneI
III. 5 L'enseignement du français en Afrique subsaharienne

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 114

I. PROBLÈMES GÉNÉRAUX

Malgré la spécificité du Maghreb, certains problèmes généraux se posent pour


toute l'Afrique en matière d'enseignement. En ce domaine, les jeunes nations n'ont
pas répudié, mais développé l'héritage du colonialisme. Toutes ont fait de la
scolarisation des enfants − en théorie, à partir de 6 ans − une priorité nationale. D'où
un énorme développement du primaire suivi de celui du secondaire et la
multiplication, imprévisible en 1960, d'universités nationales tenues pour un des
attributs extérieurs de la souveraineté. Les obstacles ont été importants.

I.1 Le recrutement de maîtres francophones suffisamment nombreux et formés fut


difficile. Les meilleurs instituteurs étaient drainés par le développement de
l'enseignement secondaire; beaucoup des éléments valables préférèrent des postes
politiques à l'enseignement mal payé et sans prestige. Les postes vacants furent
souvent occupés par de simples moniteurs sans véritable formation. Même déficit
pour la suite du cursus. En 1973, il n'y avait au Congo que six titulaires du C.A.P.E.S.

Si, en 1960, les agents de l'administration coloniale ne s'étaient pas reconvertis en


« coopérants », c'en était fini du français en Afrique. L'Algérie, désorganisée par la
guerre et l'exode des « pieds-noirs », dut recourir, en pleine période d'« arabisation »,
aux services d'environ 6000 d'entre eux.

En 1969, par exemple, la France a financé (outre un nombre important d'experts


techniques) 6 116 enseignants en Algérie, 7 600 au Maroc, 3 670 en Tunisie, 6 500 en
Afrique noire. Depuis 1979, au Maroc, l'enseignement du français est pris en charge
par les Marocains, mais une présence française minimale est maintenue. La richesse
de la Tunisie en étudiants francophones a permis une relève rapide. De 1980 à 1987
le nombre des enseignants français a diminué de 30 % en Afrique, où la France
n'entretient qu'un petit nombre de coopérants, pour la plupart au Maghreb.

I.2 Les pays qui ont cru pouvoir se passer de coopérants : Guinée (1958), Madagascar
(1972), l'ont regretté. La France ne peut faire face à leur demande actuelle. En Côte-
d'Ivoire, le personnel du primaire est ivoirien à 99 %, celui du secondaire et de
l'université s'africanise rapidement. Dans certaines disciplines déficitaires, on a dû
utiliser des assistants techniques dans le secondaire et dans les universités, où des
professeurs français effectuent aussi de rapides missions.

À des degrés divers selon les pays, le matériel scolaire et les manuels sont
insuffisants, mais Larousse, Hatier, Nathan, les Nouvelles Éditions africaines
(Abidjan, Dakar, Lomé), le C. L. E. de Yaoundé s'emploient à remplacer les manuels
métropolitains par des ouvrages adaptés à l'Afrique. Certains livres de lecture
comportent des textes d'auteurs africains écrits en français. Dans les manuels
tunisiens, on trouve des auteurs algériens d'expression française à côté de textes en
provenance de France et d'autres pays francophones, le poids respectif de ces diverses

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 115

sources faisant l'objet de débats.

La pénurie de manuels est due surtout au prix actuel des publications françaises,
augmenté des frais de transport, exorbitant pour des budgets africains. Le
développement des bibliothèques publiques est indispensable. Certaines ambassades
en ont, mais seules les capitales en bénéficient. On vient d'en implanter 46 au Mali.
En Côte-d'Ivoire, 72 bibliothèques scolaires, dotées d'environ 57 000 volumes, ont vu
le jour en 1979 et on prévoit une bibliothèque nationale de 7 500 m2 pour 150 places
et 600 000 volumes; les tentatives se multiplient, mais l'usure est rapide, les
bibliothécaires n'ont pas assez d'autorité pour discipliner les usagers et, en brousse,
les bibliothèques sont rares et pauvres. Le bibliobus y est la solution la plus efficace.

I.3 Les effectifs auxquels ont à faire face de jeunes enseignants démunis et
hâtivement formés sont pléthoriques étant donné la scolarisation de masse et
l'explosion démographique. Ainsi, au Maroc, les effectifs du primaire ont doublé
(1963) puis quadruplé (1970). Aujourd'hui, 45 % des Africains ont moins de 15 ans,
avec un taux brut de natalité de cinquante pour mille. Le nombre des enfants en âge
d'entrer à l'école était, en 1987, de vingt millions. Néanmoins, le taux de
scolarisation, après s'être étendu très vite, quoique inégalement selon les pays,
plafonne. D'après les chiffres des inscriptions dans le primaire (la fréquentation réelle
étant incontrôlable) publiés par l'U.N.E.S.C.O. sur l'ensemble de l'Afrique, la
proportion d'enfants scolarisés est passée de 43,5 % (1960) à 84,3 % (1985); soit,
pour les filles, de 31,5 à 75,7 % et pour les garçons, de 55,4 à 100 % pour le Congo.

I.4 L'effort financier requis par ce choix est colossal : les nouveaux États y
consacrent en moyenne un quart et souvent 30 à 35 % du budget national. Le
contraste est grand entre le triomphalisme des statistiques et les résultats réels qui,
dans la plupart des cas, ne sont pas à la mesure des sacrifices consentis. En Afrique
noire, la déperdition scolaire est inquiétante : ainsi, au Mali, le budget de l'éducation
(26 % du budget total) permet à un tiers des enfants d'entrer à l'école; parmi ceux-ci,
68 % l'abandonnent entre 6 et 11 ans. 4,6 % des effectifs terminent les classes
primaires sans redoubler. Partout les retards et les échecs scolaires se multiplient.

I.5 De plus, pédagogues, hommes politiques, écrivains, parents d'élèves se lamentent


un peu partout sur la baisse du niveau de l'enseignement du français, surtout dans
le primaire. Les méthodes, qui ne font guère de place aux langues locales, n'en sont
pas la seule cause, car dans les ex-colonies anglaises où l'on fait la classe en langues
locales (l'anglais n'est qu'objet d'enseignement), la qualité du « broken english » parlé
par les lettrés ressemble à celle du « français populaire », deux systèmes opposés
produisant à peu près les mêmes résultats. La qualité des universités est inégale et
l'enseignement n'y est pas toujours adapté aux besoins réels des États et dans les
années 90 plusieurs d'entre elles ont connu pour des raisons politiques ou
économiques, de longues périodes de fermeture. Les institutions privées (écoles
d'ingénieurs par ex.) jouent un rôle important au niveau supérieur.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 116

I.6 Outre le problème de la scolarisation des enfants, se pose celui de


l'alphabétisation des adultes qui ne sont guère réceptifs au-delà de l'âge de 30 ans.
En Afrique, on appelle « alphabétisation fonctionnelle » la formation professionnelle
et socio-économique des analphabètes pour les rendre plus aptes à remplir leur
fonction. Elle est aujourd'hui en grande partie l'œuvre des associations
philanthropiques que sont les O.N.G. ou « organismes non gouvernementaux ».
L'expérience de l'alphabétisation en français avait été assez décevante au Cameroun,
où les « écoles sous l'arbre » créées en 1962 produisaient un français dialectal paysan
qui faisait la joie des citadins, et en Côte-d'Ivoire, où 130 centres n'atteignaient qu'un
assez petit nombre de gens surtout préoccupés d'acquérir rapidement le français local
pour obtenir une promotion immédiate dans le monde du travail. Depuis 1984, elle se
fait en langues nationales en Côte-d'Ivoire et au Togo et elle est presque
complètement arrêtée au Zaïre [redevenuCongo en 1997] et au Cameroun.

I.7 La scolarisation de masse a été, entre autres, un facteur non négligeable de


l'accélération de l'exode rural. On va à l'école pour acquérir non des connaissances
utiles à la société, mais un diplôme et pour savoir assez de français pour se libérer des
contraintes de la tradition, et accéder à la vie civilisée des grandes villes et à la caste
des privilégiés. Au début du siècle, il n'existait que de gros bourgs. Aujourd'hui,
Nouakchott (Mauritanie), sortie de terre au début des années soixante, et prévue pour
20 000 habitants, dépasse les 500 000. Pendant que naissent trois enfants, sept
Africains quittent la campagne pour la ville. Des mégapoles ingouvernables, avec un
centre construit à l'européenne et une périphérie de bidonvilles, se multiplient en
Afrique noire. Les paysans, exploités par les privilégiés, vivent dans une grande
pauvreté et produisent moins d'aliments nécessaires aux villes que ceux qu'importent
les pays du Nord. La production vivrière a baissé de 15 % entre 1959 et 1984, année
où il a fallu acheter, en empruntant ou en demandant à l'aide alimentaire, dix millions
de tonnes de céréales.

Les jeunes quittent leur village pour s'inscrire en ville, où les écoles sont mieux
implantées. Au bout de six ans, une sélection sévère trie ceux qui sont admis dans le
secondaire (en Côte-d'Ivoire, un concours d'entrée en sixième, uniquement écrit,
permet à un enfant sur six d'y accéder). Les autres ressentent leur déscolarisation
comme un drame, refusent de réintégrer les masses rurales encore en grande partie
illettrées et vont grossir le nombre des jeunes inadaptés. Un service civique
(alphabétisation, hygiène, civisme, exploitation de parcelles de terre de deux ou trois
hectares par personne) instauré par la Côte-d'Ivoire (1961) pour des garçons dont 95
% ignoraient le français à l'entrée, n'a réussi à faire des agriculteurs modernes que du
quart d'entre eux : à la fin du stage de trois ans, 75 % quittent la terre. Pour les filles,
on organisa en 1964 des stages de six mois (puériculture, civisme, géographie,
alphabétisation) mais beaucoup devinrent délinquantes ou furent considérées comme
telles, par une société qui, surtout en milieu musulman, n'était pas préparée à cette
évolution. Une loi de 1977 tend à orienter l'enseignement de manière à effacer le
mythe de la supériorité du travailleur intellectuel sur le paysan et à intégrer l'école à
l'effort de production. Dans les années 90, la progression de l'islam dans des pays

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 117

anciennement christianisés comme la Côte-d'Ivoire et le Bénin, et la crise


économique entraînant une perte de confiance dans l'efficacité de l'école officielle
pour trouver du travail, suscitent la création d'écoles coraniques privées franco-
arabes, financées par certains pays musulmans et les parents d'élèves.

Au Maghreb, les Algériens, outre une option plus industrielle qu'agricole, ont une
nette préférence pour les emplois urbains et administratifs. D'où une dépendance
alimentaire importante. L'avenir dira l'efficacité des mesures prises pour limiter
l'afflux de la population dans les villes côtières : développement de l'intérieur par
implantation d'écoles, de centres universitaires, d'industries et d'entreprises de main-
d'œuvre, construction de routes et de bâtiments publics, aide à l'agriculture.

Dans l'ensemble de l'Afrique, on relève trop peu de techniciens et trop de diplômés


en lettres et en droit par rapport aux postes à pourvoir. Trop de fonctionnaires
déséquilibrent la balance des paiements aux dépens des investissements productifs.
La place des intellectuels dans la nation et leur chômage sont des problèmes que
l'émigration est impuissante à résoudre. Des responsables politiques, qui militent en
paroles pour la refonte de leur système éducatif national, envoient leurs enfants
étudier à l'étranger et, les bourses d'études étant souvent supérieures aux salaires
africains, ceux-ci y prolongent indéfiniment leurs séjours. Devenus capables de servir
utilement leur pays, ils ont tendance à ne pas le regagner et à s'intégrer dans la
fonction publique française ou le personnel de l'UNESCO. En 1970, on estimait que
le nombre des médecins togolais qui n'étaient pas rentrés au pays était égal à celui des
médecins étrangers en service au Togo. L'Afrique souffre donc à la fois d'une
pléthore de diplômés inutilisés et de la « fuite des cerveaux ».

II. LE FRANÇAIS AU MAGHREB

II.I Les trois pays du Maghreb parlent l'arabe, langue de diffusion internationale,
étroitement lié à l'Islam qui est à la fois religion et mode de vie, manière de s'opposer
à l'Occident matérialiste et de conjurer son pouvoir de fascination. Lors des
indépendances, ceux-ci entendent remettre en valeur ce patrimoine trop longtemps
méprisé et proclament l'arabe littéraire langue officielle.

En pratique, pourtant, il y a loin entre cet objectif et sa réalisation. L'arabe littéraire,


classique ou moderne, norme écrite par une minorité de lettrés, est étranger aux
masses, au point que l'hymne national algérien n'est guère intelligible à la majorité du
peuple qui parle un arabe dialectal oral, marqué d'emprunts au français, mal compris
dans les autres pays islamiques, et sans prestige. Il existe donc une diglossie entre
arabe classique et arabe dialectal. Elle est compliquée par un bilinguisme ancien :
une importante minorité berbère (dite « kabyle » en Algérie), aux revendications
occultées, cherche à préserver sa langue (elle-même diversifiée en dialectes)
antérieure à l'invasion arabe du VIIe s. Elle soutient que l'Islam n'impose pas
l'adoption de l'arabe; que les langues populaires algériennes sont l'arabe dialectal et le

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 118

kabyle et que l'arabe littéraire, importé du Moyen-Orient, serait, à la limite, un


élément de colonisation.

Le français, structurellement très différent de ces langues, subsiste, indispensable,


notamment pour l'arabisation des sciences. La science moderne s'est élaborée dans
d'autres contextes culturels que l'Islam et la majorité des pays arabes, colonisés
pendant la révolution industrielle, n'en ont été touchés que de façon embryonnaire et
en langues étrangères. Le rapport au monde moderne et l'accès à la documentation
scientifique et technique s'est établi par le français qui, par la volonté plus ou moins
explicite des gouvernements, continue à jouer ce rôle, avec concurrence de l'anglais
dans certains secteurs de pointe. La Charte nationale algérienne de 1964, sans
vouloir préciser, affirma donc que la « récupération totale de la langue nationale et sa
nécessaire adaptation à tous les besoins de la société » n'excluait pas « un ferme
encouragement à l'acquisition des langues étrangères ».

L'arabisation complète des sciences suppose une planification de l'arabe qui se


heurte à des difficultés culturelles et linguistiques. D'une part, certains redoutent une
évolution qui rendrait la langue du Coran incompréhensible et résistent à une
modernisation lexicale de l'arabe ressentie comme une désacralisation. D'autre part, si
beaucoup voient la nécessité d'un arabe correct, simplifié, adapté au monde
scientifique, l'élaboration d'une terminologie demande encore un immense travail et il
est difficile de ne pas prendre de retard sur l'évolution des techniques. Chaque État
crée des termes d'une manière anarchique. Même l'Académie d'Égypte, malgré son
influence, ne coordonne pas les efforts de normalisation nécessaires. Il faut que des
spécialistes, bilingues, et ne craignant pas l'emprunt, assimilent les notions
étrangères, en langues d'origine. Le décollage industriel dépend donc partiellement de
la maîtrise des langues étrangères.

II.2 Il n'était pas question pour la population « francophone » adulte du Maghreb


(environ 8 millions d'hommes et 5 millions de femmes en 1962) d'abandonner la
pratique du français, objet à la fois d'attraction et de répulsion, témoin d'une histoire
douloureuse, d'une revanche, et utilisée comme voie d'accès au monde moderne.
Paradoxalement, l'émigration, et l'effort de scolarisation qui a suivi l'indépendance, l'a
développée.

La maîtrise de la langue varie selon de nombreux paramètres (urbanisation,


scolarisation, profession). Parfaitement maîtrisée par une certaine couche de la
population, qui la manie parfois avec plus d'aisance que sa langue maternelle, elle est
totalement étrangère à la majorité des plus de trente ans non citadins. Le reste des
locuteurs est constitué de « mauvais bilingues » dont les productions échappent pour
l'instant à toute investigation. Quoique la population alphabétisée ait quintuplé depuis
l'indépendance, beaucoup d'adultes sont encore analphabètes (80 % en 1962, 50 % en
1991). Parlant occasionnellement le français sans jamais le lire ni l'écrire, ces
locuteurs produisent des énoncés économiques et intelligibles, mais très incorrects du
point de vue de la norme.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 119

L'enfant qui entre a l'école déjà bilingue ou plurilingue n'a pas tout à apprendre.
Pourtant, le français est moins bien maîtrisé par les nombreux écoliers d'aujourd'hui
que par le peu de Maghrébins scolarisés à l'école française avant l'indépendance. À la
fin du cycle moyen, ils ont suivi plus de mille heures de cours donnés par des
enseignants formés à la hâte, qui, devant l'hétérogénéité des classes, hésitent entre
l'exigence et le laxisme et qui doivent parfois, à cause des effectifs, pratiquer la
« double vacation » correspondant au « mi-temps ». Cette situation a engendré des
francophones d'un nouveau type, avec une compréhension orale et écrite quasi
parfaite, une expression orale assez bonne, mais une expression écrite désastreuse,
car l'arabisation, entraînant la réduction des horaires de français, a obligé les
enseignants à réduire la rédaction pour ne garder que la grammaire et l'explication de
texte. Les progrès de la scolarisation s'accompagnent donc de la pratique brouillonne
et tenace de ce que certains nomment le « franc-arabe », d'un niveau inférieur à celui
d'un francophone monolingue, mais supérieur à une compétence moyenne en langue
étrangère. Les écarts portent surtout sur les marques du nombre et du genre, les
locutions, la conjugaison, les problèmes de concordance des temps et de valeur
aspectuelle des verbes, l'emploi de l'article et des anaphoriques (redondance du
pronom personnel sujet et objet, sans pause anténominale ni mise en valeur), l'emploi
des prépositions, la coordination des syntagmes, l'ordre des mots, les structures
spécifiques des relatives et des conditionnelles, et la prédominance de la phrase
nominale. Il s'agit moins d'une langue en évolution que d'une variété déjà ossifiée
qu'il faut connaître pour perfectionner en français les adultes des cours du soir. Mais
certains s'interrogent : est-il vraiment utile que les Maghrébins écrivent le français ?
Doit-on viser la maîtrise de la langue dans sa totalité ou dans les domaines discursifs
qui lui sont réservés ? Faut-il chercher à corriger ce qui, après tout, n'est plus « langue
officielle », ou revendiquer une spécificité maghrébine ?

Dans le discours oral quotidien, l'arabe est mêlé jusqu'à l'inextricable et


l'inobservable au français qui continue à tenir une place prépondérante dans diverses
situations, en milieu urbain notamment. Il continue à être pratiqué par les adultes qui
peuvent l'avoir acquis à l'école ou par simple contact avec les anciens colons ou
encore au cours de longues années d'émigration en France et selon la spécialité qu'ils
envisagent, les étudiants suivent des cours à dominante française ou arabe. Il reste
familier aux jeunes. Il est pour eux une langue seconde qu'ils parlent assez peu en
milieu familial, plus fréquemment à l'école, au lycée, entre copains. Ils déclarent
suivre les émissions de télé et de radio aussi bien en arabe qu'en français, ce qui
implique un comportement constant de bilinguisme actif. Dans les conversations
courantes, les interviews télé ou radiodiffusées, les réunions, rencontres, séminaires,
on passe constamment, avec une dominante variant selon les locuteurs ou les
situations, de l'arabe au français ou au kabyle. De plus, l'importance de la
communauté maghrébine installée en France, en relations avec son pays d'origine, et
les habitudes de travail héritées de la présence française confortent la pratique du
français.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 120

II.3 Pendant la trentaine d'années qui sépare les indépendances de la dernière


décennie du XXe s., la situation est en gros la suivante : en ce qui concerne la presse,
plusieurs quotidiens paraissent en français en Tunisie et au Maroc, ainsi que des
périodiques et des revues scientifiques. En Algérie, on ne comptait encore, en 1966,
que deux organes en arabe sur onze quotidiens ou hebdomadaires. En 1991, le
nombre des journaux est très réduit mais les trois quotidiens en langue nationale
représentent à peine la moitié du tirage de la version française d'El Moudjahid (350
000 exemplaires). L'hebdomadaire Algérie-Actualités est en français, quelques
périodiques sont bilingues. Mais les journaux gouvernementaux ont tendance à
stagner et les journaux étrangers, surtout français, trop contingentés au goût du public
par les autorités responsables de l'information, à augmenter leur audience.

Dans tout le Maghreb, le français est toujours présent sur les médias : en Algérie, la
radio nationale a trois chaînes, la première est arabe, la deuxième kabyle, la troisième
française (avec une heure et demie en anglais et en espagnol). À la télévision, le
volume horaire quotidien varie entre 1 h 35 et 3 h 20. Un journal est programmé en
français à une heure de moindre écoute qu'en arabe. De même qu'au cinéma, la
plupart des films étrangers télévisés, beaucoup de documentaires et de dessins animés
sont en français. De plus, les téléviseurs captent des émissions européennes.
Cependant l'effort d'arabisation se poursuit.

En matière de littérature, depuis 1987, on trouve de moins en moins de livres


édités en France : les quotas d'importation sont draconiens et les prix de vente
exorbitants. Plusieurs écrivains algériens (Mouloud Ferraoun, Mohamed Dib, Kateb
Yacine, etc.), soucieux de marquer leur différence avec les orientations officielles du
pays, sont restés fidèles à une langue dont ils ont une connaissance profonde et qu'ils
manient avec talent. Ils sont édités à Paris, courant le risque d'être isolés de leur
communauté. « La langue française est mon exil » déclare Mohamed Haddad. Au
Maghreb, notamment en Tunisie, la production d'œuvres littéraires en français, de
plus en plus souvent publiées sur place, n'a jamais été interrompue et a même
tendance à se développer.

L'arabe littéraire et le français sont donc les deux seules langues écrites,
prestigieuses, sans lesquelles les locuteurs sont exclus de la promotion sociale et
condamnés au silence. Toutefois, malgré son statut officiel, l'arabe, renvoyant à
l'Islam, au passé, à la religion, au monde de l'au-delà, est quelque peu dévalué dans le
vécu. Les lettrés en arabe classique se sentent frustrés en ce sens que leur langue est
sacrée, que la Charte nationale algérienne dit qu'il faut lui donner la place principale,
mais que leur formation trop littéraire les rend inadaptés à l'appareil industriel. Ils
cherchent donc à investir les administrations et à remettre en cause la stratégie
d'industrialisation qui les écarte du pouvoir. La montée de l'islamisme est leur
revanche. Au contraire, le français est la langue des affaires, des entreprises, des
finances, de la médecine. Il demeure l'un des indices les plus sûrs de distinction
socio-culturelle et de modernité. Une certaine bourgeoisie en a fait sa langue,
n'utilisant l'arabe que pour les besoins de son service. Ses membres ont une situation

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 121

encore privilégiée, bien que leurs positions se dégradent : l'industrialisation les rend
indispensables et, après l'indépendance, ils ont largement investi l'administration
bâtie sur le modèle français. À partir de 1971 les fonctionnaires algériens durent faire
preuve d'une connaissance suffisante de la langue arabe; mais l'application fut souple
et le français demeura dominant; puis vint l'arabisation de la justice, de l'état civil, des
poteaux indicateurs et des enseignes. Au Maroc, certains ministères techniques n'ont
été que très peu touchés par l'arabisation; les enseignes, les noms de rues sont
bilingues. En Tunisie une partie de l'administration est encore francophone. Les
notables s'arabisèrent donc en surface, tout en se disant qu'on aurait encore longtemps
besoin d'eux pour soigner la population et faire tourner les usines.

Le statut juridique du français au Maghreb est celui d'une langue étrangère. Mais
l'importance qu'il a en pratique le fait désigner tour à tour comme « langue
fonctionnelle », « langue scientifique et technique », « langue étrangère à statut
particulier », voire « LA langue étrangère ».

La Tunisie et le Maroc participent à certains organismes de la francophonie. Au


contraire, l'Algérie a refusé d'adhérer à ce mouvement parce que l'arabe, langue
nationale, a aussi une vocation mondiale et que ce terme senti comme
« néocolonialiste » était impopulaire. Un bilinguisme non doctrinal mais de fait est
admis, temporairement, « dans l'intérêt du pays », en attendant une complète
arabisation. Dans l'enseignement, le « statut particulier » de cette « langue
étrangère » a régressé et varié au cours des années. Mais on ne peut pas enseigner le
français scientifique et technique sans enseigner le français tout court ! Les
Maghrébins, conscients que l'arabe n'était pas mûr en ce domaine, n'envisagèrent
jamais de l'éliminer entièrement. Dans les trois pays, les processus d'arabisation ont
été assez semblables : d'abord, arabisation progressive des premières années du
primaire. Puis, en Algérie (1969), le bilinguisme de fait réserva l'arabe aux matières
littéraires, le français aux disciplines scientifiques. Enfin, depuis la fin de la décennie
soixante-dix, le français devient une langue étrangère enseignée dès le primaire mais
ne reste langue véhiculaire que dans certaines filières scientifiques du supérieur. Au
Maroc, les mathématiques ont été arabisées, puis refrancisées, puis de nouveau
arabisées, non sans inconvénients pour les élèves. Dans les trois États, le français est
enseigné dès la 3e ou la 4e année du primaire et, à partir de 1994, en Tunisie, un
français « culturel » devenu obligatoire dans le secondaire est sanctionné au
baccalauréat et l'effet de cette mesure est renforcé par l'accès à la chaîne de télévision
France 2. L'arabisation n'y est plus sentie comme une revanche mais comme une
complémentarité avec les langues étrangères.

L'université Mohammed V de Rabat, créée dès 1959, se développa au détriment de


l'antique Qaraouiyine de Fès qui n'avait plus, en 1970, que 500 étudiants, contre 9
000 à l'université moderne et 3 000 à l'étranger. Toutefois, en 1970, c'est la Tunisie
qui avait la plus grande proportion d'étudiants, avec des travaux universitaires
souvent rédigés en français. Dans le supérieur en Algérie, le français, étudié à
l'Institut des langues vivantes étrangères, ne cède que lentement la place dans

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 122

certaines disciplines qui s'arabisent progressivement. Les accords d'Evian ayant prévu
que la France et l'Algérie pourraient chacune ouvrir des écoles sur le territoire de
l'autre, l'Algérie se contenta de donner des cours d'arabe dans des établissements de
France. La France maintint en Algérie sous la direction d'un Office universitaire et
culturel français trente écoles, deux collèges et trois lycées qui, en 1987, scolarisaient
encore 6 150 élèves. Mais depuis la fin de cette période, l'Algérie entame, sous
l'impulsion du parti islamiste, une évolution qui l'isole entre les deux autres États du
Maghreb. En 1988, il est interdit aux Algériens et aux binationaux de fréquenter le
lycée Descartes d'Alger. En 1990, une loi impose sous peine de lourdes amendes de
rédiger tous les actes officiels en arabe. On envisage d'aboutir en deux ans à une
arabisation totale y compris à la télévision. Dans un pays où beaucoup ne pratiquent
que l'arabe dialectal ou le tamazight des Kabyles, ou encore connaissent moins bien
l'arabe littéraire que le français, où nombre de femmes ont des postes de secrétaires
bilingues, cette décision soulève une vague de protestations et reste un objet de
polémiques. En 1993, le français cesse d'être obligatoire comme première langue
étrangère et pourra être remplacé, notamment, par l'anglais − décision, il est vrai, plus
théorique que pratique, faute de professeurs. Certes, les journaux en français, qui ne
souffrent pas de la sacralisation de l'arabe classique, se sont même multipliés depuis
1988; ils continuent à être les plus lus et la télévision française à être regardée
assidûment, mais le lycée Descartes ferme ses portes; le terrorisme qui, au moyen
d'assassinats bien ciblés, frappe les étrangers, chasse les derniers coopérants. En
1994, l'avenir du français en Algérie semble compromis. Au Maroc et en Tunisie, au
contraire, il se maintient bien, pouvant même apparaître comme un rempart contre un
intégrisme islamiste que beaucoup redoutent de voir s'installer dans leur pays.

III. LE FRANÇAIS EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE

III.1 Sa situation juridique par rapport aux langues locales

III.1.1 750 langues, environ, sont recensées, indépendantes des frontières


politiques. Les États englobent plusieurs langues dont le dénombrement varie selon
qu'on prend ou non en considération des dialectes plus ou moins apparentés (selon
certaines estimations, le Cameroun en compte 250, selon d'autres, 130...) et certaines
langues appartiennent à deux, trois États ou plus. Celle du colonisateur, français (32
% de la population africaine), anglais (53 %), ou portugais (5,8 %) est donc souvent
le meilleur moyen de communication entre États et ethnies.

Pourtant, mieux adaptées aux structures mentales des Africains, certaines langues
antérieures à la colonisation (bambara au Mali, dioula au Burkina-Faso) sont
devenues véhiculaires pour plusieurs communautés : au Sénégal, si l'ethnie wolof ne
représente que 36 % de la population, la langue wolof, chargée à la fois des valeurs
de l'Islam local et d'une certaine modernité, est maintenant parlée et comprise par 85
% des Sénégalais. D'autres langues africaines véhiculaires (sango en République
Centrafricaine, lingala au Congo et au Zaïre) se sont répandues spontanément, alors

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 123

que l'expansion du français scolaire a quelque chose de forcé.

À partir des années cinquante, la promotion des langues locales suscita des
discussions passionnées qui débouchèrent sur des déclarations d'intention comme la
« résolution de linguistique » du deuxième congrès des écrivains et artistes noirs
(1959) condamnant l'emploi officiel, dans l'Afrique indépendante, de toute langue
européenne. Mais promouvoir artificiellement une langue locale comportait le risque
de mécontenter les autres ethnies; tandis qu'une langue qui n'appartenait à personne,
permettant d'éviter des rivalités tribales sanglantes, était un facteur d'unité.

De plus, pour qu'elles soient utiles à l'administration et au développement du pays,


il aurait fallu développer intensément les langues africaines, les doter d'une
orthographe, fixer leur prononciation, leur grammaire, et enrichir leur vocabulaire.
Leur inadaptation à la vie moderne était et reste le grand obstacle à leur utilisation
comme langues officielles; et le peu d'enthousiasme des jeunes Africains pour la
linguistique ne permet pas de prévoir la planification vigoureuse qui leur permettrait
de rattraper rapidement leur retard. Rien d'étonnant à ce que les jeunes États
indépendants aient privilégié la langue du colonisateur, immédiatement disponible et
opérationnelle, permettant un développement technologique, économique et
pédagogique. Ils ont choisi de sacrifier des langues auxquelles les attachaient de forts
liens affectifs et dont beaucoup sont destinées à s'éteindre pour n'en cultiver que
quelques-unes dont l'utilisation comme « langues nationales » suppose tout un travail
linguistique, encore inachevé.

« Nous avons refusé de nous enfermer dans un dilemme désuet », proclame L.S.
Senghor; « nous avons choisi en même temps les deux termes de l'alternative... nous
avons décidé de choisir le français comme "langue officielle" de travail et de
communication internationale, tandis que nos six langues principales seraient
promues au rang de "langues nationales" parce qu'expression de nos valeurs négro-
africaines. »

III.1.1 Une seule langue officielle, le français

• Bénin, ex-Dahomey (4 900 000 habitants, capitale Porto-Novo)


• Burkina-Faso, ex-Haute-Volta, (9 400 000 habitants, capitale Ouagadougou)
• Congo (2 310 000 habitants, capitale Brazzaville)
• Djibouti (520 000 habitants)
• Gabon (1 200 000 habitants, capitale Libreville
• Mali (8 463 000 habitants, capitale Bamako
• Niger (7 490 000 habitants, capitale Niamey

Ces États sont parmi les plus pauvres d'Afrique, sauf le Gabon à la fois le plus petit,
le moins peuplé, et le plus riche de l'ancienne fédération d'A.E.F. dont Brazzaville
était le centre et dont la disparition a gêné le Congo, très scolarisé, urbanisé à 40 %.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 124

Ceux du Sahel, en majorité musulmans et peu scolarisés, sont les moins


anciennement francophones, quoiqu'au Burkina-Faso et au Mali, l'usage du français
soit entretenu par nombre d'anciens combattants. La pluralité des ethnies empêche de
proclamer une « langue nationale ». Le français, dominant en matière d'enseignement
et d'information, y est la langue de la justice et de l'administration. Mais le Mali, par
une sorte de colonisation ethnolinguistique, a introduit le bambara et favorise sa
diffusion : le seul quotidien, L'Essor, est en français; le mensuel Kibaru, en bambara.

III.1.2 Une seule langue officielle, locale :

Madagascar (11 500 000 habitants, capitale Antananarivo). Sa politique


linguistique a varié significativement : les symboles nationaux, hymne et devise de la
République, ont été rédigés en malgache dès la Constitution de 1959. Après douze
ans de bilinguisme : malgache (pour l'authenticité), français (pour l'efficacité),
Madagascar quitte l'Organisation commune africaine et malgache (O.C.A.M.) dont le
M. final signifie désormais « Mauricienne » (1972). La charte de la Révolution
proclame son opposition à la « francophonie » aux « relents de paternalisme et de
néocolonialisme ». Les dirigeants cherchent à satisfaire les nationalistes les plus durs
en privilégiant le malgache sans nuire au fonctionnement de l'État. La Constitution de
1975 n'aborde pas la question de la langue officielle.

La malgachisation amorcée en 1960, accélérée en 1972, réalisée à la radio, dans


l'enseignement, primaire, le premier cycle du secondaire et la justice, a été freinée par
la fragmentation dialectale d'une langue pourtant comprise dans toute l'île, et par son
inadaptation à la vie moderne. Les commandements de l'armée ont été malgachisés
en 1975 et les recrues illettrées sont alphabétisées en malgache lors de leur
incorporation; mais les habitants de la côte Est, de Diego-Suarez et de Tamatave,
craignant d'être marginalisés, ont été jusqu'à l'émeute pour protester contre
l'officialisation du dialecte mérina de Tananarive. Le français supra-ethnique est
finalement moins dangereux pour l'unité nationale !

Les autorités contournent la difficulté en prenant position pour un « malgache


commun » hypothétique, et préconisent d'enrichir le lexique officiel mérina de
variantes dialectales côtières. Mais la récession économique consécutive aux
événements de 1972 et l'éviction, pour cause de francophilie, de quelques
personnalités compétentes, entraînent la stagnation du travail linguistique de
modernisation et d'harmonisation dialectale du malgache. Faute de crédits, aucun des
organismes créés n'a répondu aux attentes. Un dictionnaire français-malgache, en
chantier en 1972, n'a pas été terminé. L'institution la plus active est la « Division du
journal officiel » créée à la suite de la décision de le rendre bilingue (1972) : elle
emploie sept personnes, qui, pour traduire les textes administratifs et législatifs, ont
réussi à malgachiser environ deux mille termes du français, qui continue à être
largement utilisé dans les textes de loi. Si les audiences se déroulent en malgache, les
arrêts sont, dans un souci de précision, rédigés en français puis traduits. La

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 125

connaissance des deux langues est toujours nécessaire pour accéder à la fonction
publique. Le français continue à être utilisé comme langue des affaires ; la plupart des
locuteurs ont gardé l'habitude de compter en français au-delà de 10 000, et on n'a
touché aux secteurs clés qu'avec une grande prudence. L'immobilisme linguistique
actuel le maintient comme langue officielle de facto.

Le cas de Madagascar montre qu'il est difficile pour un pays en voie de


développement de se passer d'une langue européenne. Sa situation est destinée à se
maintenir aussi longtemps que le malgache ne sera pas devenu plus adéquat. Le
chemin est lent, vers l'unilinguisme.

III.1.3 Deux langues officielles, le français et une autre

• Burundi (5 620 000 habitants, capitale Bujumbura)


• Cameroun (12 200 000 habitants, capitale Yaoundé)
• Mauritanie (l 995 000 habitants, capitale Nouakchott)
• République centrafricaine (2 700 000 habitants, capitale Bangui) français et
sango
• Rwanda (7 336 000 habitants, capitale Kigali)
• Tchad (5 500 000 habitants, capitale N'djamena)
• Mayotte (95 000 habitants)

Au Tchad, ruiné par la sécheresse et vingt ans de guerres, un tiers des Musulmans
(qui sont 50 % de la population) ont l'arabe local pour langue maternelle. Le reste est
une mosaïque de plus de cent groupes linguistiques. Peu de Tchadiens (malgré
quelques brillantes exceptions) parlent français. L'arabe et le sara se développent.

La Mauritanie ne possède qu'1% de surface cultivable mais depuis l'exploitation,


par la France, des mines de fer de Zouérate (1959), une relative aisance lui permet de
maintenir son indépendance par rapport au Maroc. Sa population, en majorité
arabophone, compte pourtant 25 à 30% d'agriculteurs noirs, riverains du fleuve
Sénégal. Ses élites lisent un journal local en français.

Le Rwanda et le Burundi, par exception, sont monolingues : ici le kinyarwanda, là


le kirundi, sont à la fois langues d'enseignement du primaire et langues officielles.

La situation du Cameroun résulte du partage en 1919 de cette ancienne colonie


allemande entre la France et l'Angleterre. L'unité nationale n'a été réalisée qu'en 1967
à la fin de la rébellion des Bamilékés contre le pouvoir de l'époque. Le Nord,
musulman et sous-scolarisé, s'oppose au Sud, catholique et protestant, hyperscolarisé.
Le Cameroun occidental (20 % des habitants) a été colonisé en anglais. Le journal
officiel et les formulaires administratifs sont rédigés en français et en anglais. Les
programmes scolaires donnent une formation bilingue dans le secondaire et le
supérieur, et dans quelques classes expérimentales du primaire. La presse pratique les

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deux langues. Mais ce bilinguisme ne compromet pas la position dominante du


français.

III.1.4 Une langue officielle, le français, et une ou plusieurs « langues nationales


à statut particulier »

• Comores (560 000 habitants, capitale Moroni)


• Côte-d'Ivoire (12 150 000 habitants, capitale Yamoussoukro)
• Guinée (7 100 000 habitants, capitale Konakry)
• Sénégal (7 530 000 habitants, capitale Dakar)
• Togo (3 500 000 habitants, capitale Lomé)
• Zaïre [redevenu Congo en 1997] (33 460 000 habitants, capitale Kinshasa)

L'expression « langue nationale à statut particulier » est ambiguë et correspond à


une multiplicité de situations juridiques et pratiques.

Aux Comores, presque entièrement islamisées, la langue locale, anciennement


écrite en caractères arabes, est parente du kiswahili d'Afrique orientale. L'arabe,
langue de la religion et des cercles lettrés, domine la vie culturelle. Le français,
répandu par l'enseignement moderne, reste limité à certains aspects de la vie
économique et politique. La Grande Comore, Anjouan et Mohéli obtinrent
l'indépendance (1975), mais Mayotte (46 000 habitants parlant à 40 % une langue
d'origine malgache), à cause de rivalités anciennes avec les autres îles et de certains
traits sociopolitiques comme l'émancipation des femmes, préféra rester française;
l'enseignement du français s'y est, depuis, fort développé.

La Côte-d'Ivoire connaît une prospérité qui culmine en 1976-1978, fondée sur le


cacao, le café, le bois, et la stabilité de sa politique pro-occidentale. C'est le plus
grand bénéficiaire de l'assistance française et l'un des rares pays africains où la
population européenne croisse depuis l'indépendance : 5 000 en 1946, 60 000
aujourd'hui dont 50 000 Français, auxquels s'ajoutent presque autant de Libanais.
Aucune de sa cinquantaine de langues (sans compter les dialectes), appartenant à
quatre groupes culturels différents, n'est la langue maternelle de plus de 20% de la
population. Huit « langues nationales » ont été sélectionnées, mais, craignant les
tendances centrifuges de quelques ethnies, le gouvernement ne favorise guère leur
développement, 50 % des Ivoiriens comprennent le dioula, mais, diffusé par les petits
commerçants musulmans venus du Nord, et les manœuvres voltaïques ou maliens,
immigrés analphabètes, il n'a pas assez de prestige pour s'imposer aux gens du Sud,
fiers de leur ancienne christianisation et de leur capitale. Tous les symboles de l'État
sont rédigés dans la langue officielle : l'hymne national est l'« Abidjanaise »; la
devise du pays, « Union, Discipline, Travail ». Les inscriptions du sceau de l'État, des
armoiries de la République, des décorations, des ordres du mérite, et des timbres-
poste, sont rédigées exclusivement en français, comme les dénominations des
sociétés d'État. Quoiqu'il n'y ait pas de règlement explicite à ce sujet, toutes les

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 127

procédures judiciaires, depuis la suppression des tribunaux coutumiers (1964), ont


lieu en français; le président peut, en cas de besoin, désigner un interprète. Seuls les
citoyens sachant lire et écrire le français peuvent être jurés. Tout commerçant,
détaillant ou grossiste, doit tenir un registre en français destiné aux contrôles. La
Côte-d'Ivoire adhère aux associations francophones et le président de l'assemblée
déclara devant l'O.N.U. en 1976 : « Une chose essentielle sur le plan international :
s'exprimer dans une langue ayant l'avantage d'être parlée dans 47 États membres de
l'O.N.U. n'empêche en rien les cultures africaines de se développer et de s'enrichir
des contacts ainsi créés. »

La Guinée, enrichie de 1947 à 1958, grâce à des investissements anglo-américains,


par l'exploitation de la bauxite et la construction du barrage du Konkouré, tombée au
plus bas sous la dictature de Sékou Touré, se relève peu à peu depuis sa disparition
(1984). La constitution de 1990 reconnaît de jure au français la situation qui,
antérieurement, était la sienne de facto, de langue officielle, à côté de huit « langues
nationales ». La Guinée-Bissau, encastrée entre le Sénégal et la Guinée, est de
langue officielle portugaise. Mais le français y est enseigné dans le secondaire,
quelques écoles primaires, et les milieux dirigeants le pratiquent aisément.

Politiquement instable, économiquement fragile, vivant de ses diamants et de son


uranium, la République centrafricaine a promu « langue nationale », puis « langue
officielle », le sango, dérivé d'une langue parlée à l'origine par les pêcheurs du fleuve
Oubangui, utilisé par les missionnaires, et signalé dès 1916 comme « langue
commerciale ». Son utilisation par les médias et les hommes politiques, son
aménagement par l'Institut de linguistique appliquée de Bangui, un alphabet officiel,
un projet d'introduction à l'école, outre son statut juridique, affirment sa
prédominance.

Le Sénégal, que la monoculture de l'arachide n'a pas enrichi, joue dans la


francophonie un rôle sans commune mesure avec son poids économique et
démographique grâce à trois siècles de présence française; l'importance de Dakar,
naguère capitale de l'A.O.F., et la personnalité de son premier Président, Léopold
Sédar Senghor, agrégé de grammaire et francophone passionné en même temps que
chantre de la « négritude », y contribuent. Parmi les six « langues nationales », le
wolof est dominant.

Au Togo, fragilisé comme le Cameroun, par des tensions entre le Nord et le Sud, la
langue nationale la plus importante est celle du Sud, l'éwé.

Le Zaïre, [redevenu Congo en 1997] immense État aux grandes richesses minières,
fier de son rang de premier pays francophone du monde par l'étendue, et de second
par son nombre d'habitants, fier de sa capitale, Kinshasa, seconde ville francophone
entre Paris et Montréal, a proclamé quatre langues « nationales » : le swahili, le
tshiluba, le kikongo et surtout le lingala. Ce dernier, favorisé par les pouvoirs publics,
sert à l'instruction de l'armée et de la gendarmerie nationale. Désormais le français

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 128

(haute administration et relations internationales) et les langues locales (petite


administration) ne sont plus en conflit mais en complémentarité.

III.2 Tout en faisant au français une large place, les divers États ne peuvent négliger
la promotion des langues locales, considérées par une partie de l'opinion comme
l'élément primordial de la personnalité négro-africaine. Certains doutent que l'usage
du français soit utile dans la lutte contre la misère et la désertification et y voient un
signe d'inféodation à l'Occident. Ce n'est pas un hasard si les pays qui ont tenté de
l'éliminer radicalement : Guinée (1958), Madagascar (1972), sont passés sous régime
communiste. La demande de plus en plus insistante d'employer les langues locales à
la télévision ivoirienne émane moins des masses populaires que d'intellectuels qui se
sentent écartelés entre l'Occident et l'Afrique même si, paradoxalement, ils doivent à
l'Occident leur intérêt pour les langues et traditions locales. Comme eux, les
Malgaches évolués doivent à la publication par Jean Paulhan, longtemps professeur à
Madagascar, des Hain-tenys mérinas, de ne plus considérer leur tradition littéraire
comme « enfantine », « dépassée par la marche de la civilisation » et de témoigner en
français de leur spécificité malgache et de leur refus de la colonisation. Aujourd'hui,
leur expérience communiste n'ayant pas produit les résultats escomptés, certains
reprennent conscience de leur héritage francophone.

La condition sine qua non de toute promotion des langues africaines (dont beaucoup
ne sont pas encore décrites aujourd'hui) est leur étude scientifique, œuvre de
voyageurs, colons et missionnaires. Le collège Liebermann (spiritain) de Yaoundé les
cultive depuis longtemps. À partir de 1956, on commence à s'y intéresser dans les
universités créées un peu partout. L'Unesco fixe un plan décennal pour « l'étude de la
tradition orale et la promotion des langues africaines » (1970); on ouvre des instituts
de recherches comme le C.L.A.D. (Centre de Linguistique Appliquée de Dakar)
l'I.F.A.N. (Institut Français d’Afrique Noire) en Afrique de l'Ouest et l'I.R.S.A.C.
(Institut pour la Recherche en Afrique centrale). L'I.L.A. (Institut de linguistique
appliquée) d'Abidjan dirigé par un Ivoirien, fondé en 1966, à personnel d'abord
mixte, n'a plus, en 1994 que deux membres français. D'abord axé sur les problèmes
d'enseignement du français, il a développé des études contrastives avec toutes les
langues locales importantes et préparé leur enseignement. L'université d'Abidjan s'est
mise à enseigner le dioula (1973), puis le baoulé. Mais il a fallu y renoncer pour des
raisons de rivalités interethniques.

La S.I.L. (« Société internationale de linguistique » ou « Summer Institute of


Linguistics »), association protestante anglo-saxonne pour la traduction de la Bible,
financée par les États-Unis et dirigée par un Canadien, emploie en Côte-d'Ivoire une
vingtaine de linguistes et autant d'Ivoiriens formés sur le terrain et a une antenne à
Yaoundé.

Comment réaliser une francophonie qui n'étoufferait pas les langues


africaines ? Ce problème passionnément discuté reste en grande partie verbal. En
Côte-d'Ivoire, l'appui des étudiants et des enseignants du primaire et du secondaire,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 129

trop conditionnés au français, est loin d'être assuré aux propositions de l'I.L.A. L'élite
africaine, à quelques exceptions près, prend à son compte le discours sur l'inégalité
entre langues européennes et africaines. L'enseignement en français interdit l'accès
aux études supérieures à la majorité des élèves issus du peuple qui ne le parlent pas
en famille mais favorise ceux qui vivent dans un entourage lettré et francophone. Aux
yeux des masses, avides de gravir l'échelle sociale, les langues africaines sont des
« non-valeurs ». Pourtant, sous l'effet de la crise économique et du chômage, elles en
viennent à douter de l'efficacité de « l'école des Blancs » dont le prestige s'effrite au
profit de l'école coranique véhiculée par le développement de l'islam. Les prises de
position des intellectuels contre les langues européennes sont ambiguës : bien peu
sont prêts à abandonner la solide rente que constitue leur possession. Bien des cadres
supérieurs, qui exigeaient la « malgachisation » immédiate de l'enseignement en
1972, ont inscrit leurs enfants dans les lycées, collèges et facultés de la Réunion, de
l'île Maurice et parfois en France. On peut donc douter que la classe intellectuelle
remette en cause l'utilisation du français sur lequel elle fonde son propre pouvoir.

Les langues et traditions africaines sont, au moins en théorie, défendues surtout par
le Mali, Madagascar, le Sénégal et le Zaïre [redevenu Congo en 1997] dont la
politique d'authenticité s'est manifestée par des noms africains donnés aux journaux,
des roulements de tamtam substitués aux salves d'artillerie, le renversement des
coupes au moment des toasts. Plusieurs États africains ont contraint la population à
abandonner les prénoms chrétiens. Plusieurs pays, villes, cours d'eau, ont repris des
noms pré-coloniaux, souvent plusieurs années après l'indépendance. Par la radio, la
télévision, les fonctionnaires, et l'école, l'État peut infléchir à long terme le
comportement linguistique d'une communauté. La promotion de « langues
nationales » tend à développer des formes de bilinguisme ou de trilinguisme moins
anarchiques que par le passé.

III.3 La pratique du français en Afrique subsaharienne

Le plurilinguisme est la norme : un locuteur natif parle d'abord sa langue


maternelle, lieu de refuge de la tradition, signe d'appartenance à une tribu et à un
lignage, et reconnaît immédiatement comme parents ceux qui la pratiquent. Il élargit
son aire de communication au moyen d'une ou plusieurs autres langues africaines.
Enfin, s'il possède le français local, il est capable d'en utiliser divers niveaux, jusqu'au
« sabir ». Un Peul de Guinée, en pays Soussou, par exemple, aura tendance à utiliser
le français. Choisir une langue ou une autre pour communiquer est toujours
significatif et varie selon l'instruction, le niveau social, le type d'activité des deux
interlocuteurs. Tous les véhiculaires africains ne sont pas également cotés : l'arabe est
prestigieux, le dioula de Côte-d'Ivoire est « inférieur » à l'éwé du Sud-Togo. Cette
situation, complexe, évolue rapidement. Le français a été introduit non seulement
dans des régions sans langue véhiculaire, mais dans des communautés où des langues
véhiculaires orales se superposaient déjà aux langues maternelles. Lorsque l'une
d'elles tend à devenir langue véhiculaire nationale, une des fonctions du

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 130

français − cimenter l'unité nationale − disparaît. Les statistiques de l'I.R.A.F. ou


Institut de recherches pour l'avenir de la langue française (1986), pour la population
des plus de 15 ans, font la preuve que la greffe française « prend » surtout là où,
comme au Gabon, au Cameroun et en Côte d'Ivoire, il n'existe pas de véhiculaire
africain assez coté, et où des rivalités tribales sont latentes. L'échelonnement va de
72,8 % de locuteurs plus ou moins francophones au Gabon à 9,9% au Burkina-Faso.

Même dans les conditions les plus défavorables, le français perdure. Il prédomine
dans les ministères, la correspondance officielle, les discours politiques publiés, les
commissions de l'Assemblée nationale, les Hautes Cours de justice, les avis
administratifs, la presse, l'édition (quand elle existe), le grand commerce, la publicité,
la banque, la signalisation routière. C'est au niveau de l'usage oral privé, des médias,
des services publics entre nationaux, que les différences s'accusent selon les pays. En
politique intérieure, les hommes d'État qui prononcent en langue française leurs
discours officiels (comme les présidents Félix Houphouët-Boigny ou Omar Bongo)
font désormais figure d'exception, la plupart cherchant un contact plus direct avec les
citoyens. Les Églises, catholique et protestantes, ont partout opté pour les langues
locales. Mais dans la société africaine, le français, qui permet d'acquérir toutes sortes
de connaissances, est une condition nécessaire, sinon suffisante, d'accès au pouvoir.
Il offre diverses promotions dont l'importance varie avec la manière de le parler, de le
lire, de l'écrire : les universitaires les plus titrés occupent les plus hautes places, les
autres s'effaçant d'eux-mêmes. La masse illettrée est dominée par la bourgeoisie
lettrée, minorité que le sort a favorisée : naissance dans un centre urbain à côté d'une
école, famille de chefs, de notables évolués, ou d'anciens combattants. La
décolonisation n'a pas « libéré » la classe dominée mais la classe sociale qui parlait et
continue de parler la langue dominante. Les Noirs lettrés s'enorgueillissent, non sans
parfois une certaine insécurité linguistique, d'appartenir au club fermé de la
francophonie. Seule langue d'enseignement, seule langue officielle, seule langue de la
promotion sociale, le français demeure, presque partout, la clé qui ouvre bien des
portes.

Le nombre d'Africains francophones est difficile à évaluer, parce que tout dépend
du degré de connaissance du français. Au début de la deuxième décennie des
indépendances, on pouvait considérer qu'en « Afrique francophone », à peine 15 %
comprenaient le français, et moins d'l % le parlaient couramment. Aujourd'hui 30%,
surtout des hommes, le parlent. Compte tenu du faible niveau de classes surpeuplées
et de la déperdition scolaire, il est risqué d'évaluer selon le taux de scolarisation celui
des gens capables d'utiliser couramment le français. Pourtant il y a une relation entre
les deux : si un nombre indéterminable d'Africains non scolarisés parlent et
comprennent le français de façon rudimentaire, ils ne parviennent que très rarement à
la correction. Le français ne s'apprend vraiment qu'à l'école.

On peut tenir pour francophone un « lettré » qui accomplit un cycle primaire


complet : en théorie cinq ou six ans, en réalité beaucoup plus. Il arrive que, sortis de
l'école au niveau du primaire ou du premier cycle secondaire sans formation

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 131

professionnelle, des jeunes perdent l'usage du français écrit et même, plus tard, oral;
mais un lieu de résidence urbain, une profession, un rôle social dans les villages le
maintiennent. Le taux de scolarisation est donc, actuellement, un indicateur objectif
de la diffusion du français. En 1965, 11 % de Sénégalais et 1 % de Sénégalaises
déclarent savoir lire et écrire le français. En 1970, le taux de scolarisation passe à
43%, des garçons en majorité. Mais il suit difficilement la démographie. Malgré
l'imprécision des statistiques, voici, comme ordre d'idée, les taux d'inscription dans le
primaire en notre possession et qui se sont plutôt détériorés qu'améliorés depuis le
milieu des années 80 : Gabon, Congo presque 100 %, Cameroun 85 %, Côte-d'Ivoire
80 %, République Centrafricaine., Bénin, Togo 65 %, Madagascar 50 %, Sénégal 40
%, Mali 35 %, Guinée 33 %, Tchad 25 %, Niger, 20 %, Burkina-Faso, 13 %. En tout,
plus de 22 millions d'élèves reçoivent un enseignement en français.

La proportion de francophones varie avec le sexe, l'âge, les régions (côtières ou de


l'intérieur), l'habitat (rural ou urbain), la profession, la religion, et la nationalité du
colonisateur.

Les Belges, qui n'ont jamais été plus de 50 000, dont une moitié de Flamands, au
Zaïre [redevenuCongo en 1997] , au Rwanda et au Burundi (43 000 000 d'habitants),
frayaient moins que les Français avec les indigènes. Leur administration travaillait en
français et l'administration indigène, le plus souvent, en langues locales. Dans les ex-
colonies françaises (77 000 000 d'habitants), plus nombreux étaient ceux qui, prenant
pour modèle le français des cadres subalternes de la colonisation, le baragouinaient
quelque peu.

Dans les pays ex-belges, les langues locales prédominent dans l'administration
régionale, les postes, les agences bancaires (dont les imprimés sont bilingues), la
police et le contingent de l'armée. Dans la plupart des pays ex-français au contraire,
toute l'administration est francophone. Il est donc plus utile ici que là d'avoir une
connaissance au moins sommaire du français.

Au Zaïre (200 ou 250 langues maternelles), on a estimé qu'en 1974, 4% de la


population le savaient plus ou moins couramment; le maréchal-président Mobutu
tenait au français de France, au point d'infliger des amendes à qui disait septante pour
soixante-dix ! Pourtant, les belgicismes restent assez nombreux et assez vivaces pour
qu'on distingue sans trop de peine le Zaïrois de ses voisins Congolais ou Gabonais.
Le français, développé par l'enseignement, a vu son expansion freinée par celle du
lingala, depuis toujours intertribal, et seule langue nationale à faire sentir son
attraction à travers tout le pays. Limité à l'origine à la région du Haut-Zaïre et de
l'Équateur, il a conquis Kinshasa (pourtant en territoire kongo), centre de la musique
zaïroise moderne : 90 % des chansons à la mode sont en lingala. Le commerce de
détail, les discours politiques non publiés et improvisés, la communication entre
médecins et patients se font en langues locales mais celles-ci sont envahies de lexies
françaises et toute la publicité, 94% des publications, 60% des émissions de radio et
de télévision sont en français. Une certaine jeunesse pratique des sabirs argotiques

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 132

franco-lingala plus ou moins éphémères. Le français est bien maîtrisé par les gens
instruits, qui l'emploient par exemple dans leur correspondance; à l'oral il sert surtout
dans les rapports verticaux, les mariages intertribaux et peut se mêler à une langue
zaïroise à l'intérieur d'une même phrase.

En Côte-d'Ivoire, au contraire, le plurilinguisme africain régresse au profit d'un


bilinguisme entre la langue maternelle (qui tend à se cantonner dans le vaste domaine
familial) et le français, qui s'étend de la ville aux villages, d'une classe sociale à
l'autre, et se diffuse dans la population non scolarisée. Permettant plus de mobilité
professionnelle et sociale, c'est un véhiculaire plus large et plus prestigieux que le
dioula. Impensable de recruter comme fonctionnaires des gens qui ne le parlent pas.
Un employé n'interpellera jamais un Africain qu'il ne connaît pas en dioula mais en
français. Répondant à un sondage, les jeunes Baoulés (du Sud) se disent « ivoiriens »
et non « baoulés ». À la question « S'il fallait une langue unique en Côte d'Ivoire,
laquelle ? », 73% répondent en faveur du français et non du dioula (1 %). On a
signalé, dans la jeunesse, au Cameroun, la pratique de la « joute autour du français »,
où chaque interlocuteur pousse l'autre à « se défendre » en cette langue, et l'accuse de
« se vanter » s'il en a pris l'initiative. Les statistiques les plus récentes, concernant la
population de 5 ans et plus en Côte d'Ivoire, font apparaître l'évolution suivante entre
1980 et 1990 : on passe de 38 à 48,7 % d'hommes scolarisés, donc forcément
francophones, et de 23,7 à 35 % de femmes scolarisées. En ce qui concerne les
illettrés francophones, non scolarisés, qui ont appris dans la rue à se débrouiller en
français, on passerait de 15,7 à 17,6 %, ce qui donnerait un total de près de 60 % de
francophones plus ou moins compétents. En ce qui concerne les différents niveaux
d'enseignement, ceux qui ont à leur actif quatre années de primaire passent de 13,1 à
14,4 %, ceux qui terminent leurs études primaires de 10,5 à 15,1 %, ceux qui
terminent le 1er cycle du secondaire de 6,1 à 9,9 %, ceux qui terminent le deuxième
cycle de 0,9 à 2 %, et ceux qui, après le baccalauréat, font des études supérieures de
0,6 à 0,9 %.

La forte immigration africaine en Côte-d'Ivoire entraînant un intense brassage


d'ethnies, surtout dans la capitale, plaque tournante de l'Afrique de l'Ouest, donne une
grande importance à la situation du français à Abidjan (68,4 %) mais elle est la même
au Cameroun, au Congo, au Gabon. En Guinée, malgré un quart de siècle
d'africanisation, c'est un véhiculaire très répandu dans les villes.

Les pays islamiques, possédant des écoles coraniques, ont jadis largement refusé la
scolarisation française : le Mali, le Tchad, le Niger, le Burkina-Faso, utilisent donc
très peu le français dans la vie courante. Au Sénégal et en Guinée, il y a une minorité
chrétienne, donc francophone. Les pays animistes, largement christianisés (Gabon,
Congo, sud du Cameroun et de la Côte-d'Ivoire, Bénin et Togo), scolarisés très tôt,
sont aujourd'hui les plus francophones.

Le français est donc marqué comme la langue des hommes issus des villes d'ex-
colonies françaises, chrétiens, de haut statut social et économique, et proches du

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 133

pouvoir.

La radio tient la place que tenaient autrefois le messager, le voyageur, le griot; on


écoute surtout les émissions qui donnent des nouvelles : journal parlé, sport, faire-
part, nominations. Son rôle est considérable dans la diffusion du français parlé. Bien
accordée à une civilisation orale, elle explique en partie le relatif discrédit dont
souffrent la presse écrite et le livre. Des radios rurales émettent au Burkina-Faso, au
Bénin, au Mali, au Congo et en Centrafrique; l'Agence de Coopération Culturelle et
Technique (ACCT). favorise leur développement. Étant donné son efficacité, on peut
tenir pour caractéristique des attitudes gouvernementales la place qui est faite sur les
ondes au français et aux langues africaines. En Côte-d'Ivoire, 80 % des émissions
sont en français (et dans les 20 % restants, on maintient attentivement la balance
égale entre les huit autres langues, sans privilégier le dioula); au Zaïre 60 %; au
Cameroun 55 % (et 29 % en anglais). Étant donné la multiplicité des langues locales
au Togo et au Bénin, le pourcentage de 50 % y favorise le français plus qu'au Rwanda
unilingue. Le Sénégal réserve une chaîne aux émissions en français et une autre aux
langues locales surtout wolof. La radio existe depuis 1931 à Madagascar où, jusqu'en
1976, deux chaînes ont émis, l'une en français, l'autre en malgache, il n'en reste
qu'une, malgache, mais à la télévision 65 % des émissions sont louées ou achetées en
version française, et une quarantaine de salles de cinéma projettent à 98 % des films
français ou sous-titrés en français.

De ces situations résulte un échelonnement de variétés de français : en Côte


d'Ivoire, les « cadres » au pouvoir (0,5 %), élites issues des universités après, parfois,
de longs séjours en France, respectent scrupuleusement la langue. Les lettrés de la
haute classe moyenne, diplômés de l'enseignement secondaire (environ 5 %),
pratiquent une sorte de français régional. Les commerçants, souvent libanais ou
marocains, s'éloignent davantage des canons de Grevisse. Le reste de la population,
analphabète ou peu scolarisé dans le primaire (immigrés maliens ou voltaïques), en
fait ce qu'on appelle le « français populaire ivoirien » (F.P.I.), variété pidginisée de
français que certains considèrent comme en voie de créolisation, à laquelle ils
recourent lorsque la situation l'exige, et qui se développe rapidement dans les villes.
Son emploi intensif a contribué à fixer, dans une certaine mesure, sa phonologie, sa
grammaire, son lexique : norme locale accessible à tous, il permet à celui qui n'est
pas allé à l'école de s'exprimer et à celui qui y est allé et qui ne comprend pas très
bien son dialecte, de se faire comprendre de lui. Il favorise, en attendant une
scolarisation généralisée, un début d'unification linguistique. Il pénètre même la
campagne, domaine des langues maternelles, par le biais de l'exode rural qui
provoque un va-et-vient constant entre la ville et le village. Ses formes extrêmes sont
les argots qui se développent parmi les jeunes inadaptés d'Abidjan : « nouchi » des
années 80, « zouglou » des années 90, moins métissé, mais tout aussi argotique.
Répandus par les chansons, ils sont revendiqués en milieu urbain comme leur idiome
propre par des jeunes aussi incapables de s'entendre en français correct que dans une
langue nationale, Le français populaire existe aussi dans des pays moins
francophones, comme le Tchad et la République Centrafricaine., qui ont fourni

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 134

pendant la Première Guerre mondiale beaucoup de « tirailleurs sénégalais » et


pendant la Seconde, des soldats à la division Leclerc, formée à Fort-Archambault et à
Fort-Lamy. Les anciens combattants, pensionnés et socialement bien considérés,
servent souvent d'interprètes. On a recruté parmi eux des chefs d'équipes de chantiers.
Ils ont transmis à leurs hommes un « français militaire » que n'inhibe pas la crainte de
la faute propre à ceux qui sont allés à l'école. Appelé à disparaître avec eux, sans
prestige, jugé comique par les Africains éduqués, il a marqué de son empreinte le
français parlé en Afrique centrale, dont il permet de comprendre certaines
particularités.

Les écrivains camerounais qui, comme Guillaume Oyono Mbia, aiment à décrire les
scènes de la vie campagnarde, font parler leurs personnages en français populaire
pour en tirer des effets comiques, comme Molière les paysans de son temps. Les
lettrés ivoiriens s'amusent à écrire le « français d'Abidjan ». Ils en font des bandes
dessinées, l'utilisent à la radio, au moins pour les variétés. Mais jusqu'à présent tous
les écrivains ivoiriens utilisent un français puriste et élégant. Comme dit Aké Loba :
« Pourquoi hésiter à utiliser le langage moderne de notre monde contemporain ?
N'avons-nous pas accepté sa voiture, ses chaussures, en un mot, tous ses outils et
conforts ?... Dédaignerions-nous ce magnifique instrument qui nous est offert en tout
bien tout honneur ? » Les Ivoiriens reconnaissent qu'ils n'ont pas choisi la
francophonie, l'histoire a choisi pour eux. Le français est la langue du consensus.
Loin d'être ressenti par la majorité comme celle du passé colonial, il est celle de
l'avenir, de la prospérité, celle qui facilite les échanges avec l'extérieur, et qui, en
effaçant les distinctions ethniques, non sans un certain risque de rendre plus évidentes
et moins supportables les inégalités, cimente l'unité de l'État-nation. La position
dominante du français, du moins à moyen terme, ne semble donc pas menacée. Mais
quel français ?

III.4 Aspects du français en Afrique subsaharienne

Les analphabètes parlent-ils une langue locale bigarrée de vocables français, ou du


français bigarré de vocables locaux ? Leur syntaxe est africaine et la difficulté qu'ils
éprouvent à changer de système phonologique les éloigne du français standard. Les
« lettrés » ayant achevé au moins le premier cycle du secondaire ne se distinguent
guère des Français que par un accent, et la méconnaissance de certaines règles de
surface. La Côte-d'Ivoire fait preuve de liberté d'invention : tout le monde est à la
même tête (« ils pensent tous la même chose ») peut être un calque d'une langue
locale, mais non être garé dans une bonbonnière. Lorsqu'il n'est pas très cultivé,
l'Africain ne dispose pas d'une variété d'usages utilisables dans des situations
différentes. D'où emploi de clichés, confusion des registres (il abusera de l'argot si on
lui révèle qu'il ne faut pas « parler comme un livre ») et surtout, par insécurité,
hypercorrections : le bureau dont je travaille, un vieil pantalon, il la demande de
venir (lui est masculin !), sur le plan carnier « quant à la viande », dans un journal)...

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 135

Les types d'écarts dus aux substrats africains sont les suivants :

En syntaxe, tendance à juxtaposer et coordonner plutôt qu'à subordonner, à


supprimer l'article, les accords : il m'a dit qu'il aura des invités qui viendra; à
multiplier les infinitifs substantivés : il est parti au travailler; et les constructions
transitives : hériter son oncle, jouer la guitare, fiancer, marier quelqu'un (l'épouser),
retraiter quelqu'un (le mettre à la retraite), virer quelqu'un (le payer par virement).
D'où certains accidents sémantiques : consulter un malade (l'examiner), interner un
enfant (le placer dans un internat), torcher (éclairer avec une torche électrique),
amender (frapper d'une amende).

En morphologie, erreurs de genre : un pierre, une arbre; changements de


conjugaison : s'évanouiller, fuyer (pour s'évanouir, fuir); difficulté à passer de la
variété des aspects en langues africaines à la variété des temps en français : le verbe
est souvent réduit à l'infinitif, les modalités étant portées par des morphèmes.

Tous ont un « accent »; mais il faut distinguer les écarts phonétiques n'entravant
pas la compréhension des écarts phonologiques qui détruisent des oppositions
indispensables. Beaucoup, même lettrés, confondent par exemple /a/ et /B/; le
substrat lingala fait que les Zaïrois prononcent /etidja/ pour « étudiant ». Ils ont
tendance à accentuer plusieurs syllabes par syntagme ou mot long, à mutiler certains
mots : vègue (aveugle), déologie (idéologie), la dipendance (l'indépendance), et des
phénomènes d'analogie : impharmacie, comme information. Plus le niveau
d'instruction descend, plus les confusions se multiplient.

En matière de vocabulaire, les innovations ont été bien étudiées. Une équipe,
conseillée par le linguiste belge Willy Bal et coordonnée par Danièle Latin, a élaboré,
sous l'égide de l'A.U.P.E.L.F., un Inventaire des particularités du français en Afrique
noire (I.F.A.), précédé par divers lexiques régionaux, comme ceux de Louis
Duponchel et de Suzanne Lafage pour le Bénin et le Togo (1975), et d'Ambroise
Queffelec pour le Mali et le Niger (1978). Y sont exploitées des enquêtes orales et le
dépouillement intégral des archives coloniales conservées à Niamey.

Les auteurs impartiaux n'osent pas mépriser des formes aberrantes, ni décider si
l'usage scolaire est un obstacle ou un rempart contre le développement d'écarts qui,
outre l'utilisation toute naturelle de mots locaux pour désigner des réalités locales :
akassa (pâte de maïs), canari (récipient de terre cuite), touchent comme suit les
lexèmes français :

Différences de connotations et de niveau de langue; frousse, se démerder sont


neutres en Afrique. Les moins instruits mélangent l'argot avec le vocabulaire
administratif et des grossièretés inattendues avec les formules épistolaires répandues
par les écoles de dactylographie.

Confusions de paronymes ou de parasynonymes : comparer pour comparaître,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 136

assurance routière pour assurance au tiers, dégorger pour égorger, emprunter pour
prêter et vice versa. À côté de cela, le vocabulaire des métiers : prospection et
exploitation forestière, scierie, menuiserie, ferronnerie, couture, mécanique, est
extrêmement précis.

Changements de sens : (transfert, restriction ou extension, emplois métaphoriques)


père (missionnaire blanc), abbé (prêtre africain), dame (femme blanche), rival (beau-
frère), frustrer (offenser), soupçonner (se souvenir, être reconnaissant d'un bienfait),
cafouiller (favoriser moyennant un bakchich), combine (commune), avocat
(corruption), bureau (maîtresse d'un homme marié), kilo (centre de pesée des
nourrissons), fondamentale (école primaire), bancs (école), soupe (sauce), souder
(raccommoder), etc. L'étude de beaucoup de ces phénomènes serait, comme l'a
montré Sully Faïk pour le Zaïre, extrêmement révélatrice des bouleversements
survenus dans la société depuis la décolonisation.

Néologismes : l'école ne procure pas une parfaite maîtrise du français mais en décrit
les mécanismes de dérivation et de composition, qui sont d'autant plus appliqués que
la censure du bon usage n'existe pas : essencerie (station-service), montation
(augmentation) des prix, digération et indigération (digestion et indigestion);
enceinter (engrosser); adjectif titube (du verbe tituber); froidir son cœur, frotte-dents
(brosse à dents); famille de boy : boyerie, boyeresse, boy-maison, boy-bébé, boy-
jardin, etc.

« Métissage linguistique » : certains morceaux de mots français sont interprétés


comme des morphèmes africains : au Rwanda, iki'-,igi- étant augmentatifs, aka, ga-
diminutifs, examen /ikizami/, compris « grand examen », engendre /akazami/ « petit
examen »; casserole /gasoroli/, compris « petite casserole » engendre /igisoroli/
« grande casserole ».

Ajoutons des arabismes dans le Sahel, des anglicismes au Cameroun, des


lusitanismes implantés sur la côte depuis le XVIe s., et on aura une idée de la
nécessité d'une politique de la néologie pour éviter des évolutions excessivement
divergentes. Pourtant, la plupart des spécialistes pensent qu'on ne risque pas d'assister
à des phénomènes comme la fragmentation de la Romania ou l'apparition des créoles,
parce que le monde moderne n'est plus celui d'il y a quinze siècles ni même d’il y a
trois siècles. L'analphabétisme recule. Les textes écrits, la radio et la télévision
empêchent une totale dérive, sans parler du prestige de l'élite locale, qui impose à ses
enfants l'emploi du français en famille et, en Côte-d'Ivoire du moins, de l'importance
de la colonie française. La variété populaire, en contact permanent avec des variétés à
statut plus élevé, tend à s'en rapprocher. Et les pays où le français, limité aux
fonctions « supérieures », n'est employé que par l'élite scolarisée, sont encore moins
favorables à la créolisation.

Par contre, la situation favorise des régionalismes très marqués. Dans la mesure
où le français prend place au foyer, sur les marchés et dans les bars, il est inévitable

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 137

que des normes locales s'instaurent et soient revendiquées. La variation donne la


mesure de l'implantation. Le même Léopold Sédar Senghor qui, en 1976, voulait pour
son pays le français « le meilleur possible, celui-là qu'ont affiné durant des siècles des
centaines d'orfèvres : les grands écrivains », prenait parti trois ans plus tard pour
« une langue française, mais avec des variantes, plus exactement des enrichissements
régionaux ». En 1981, un congrès des Centres de linguistique appliquée d'Afrique
noire émet le vœu que la lexicographie française prenne en compte les usages
africains. L'introduction massive, dans les programmes de français, de textes
d'auteurs nationaux en consacre certains. La Côte-d'Ivoire refuse que les émissions
des médias soient doublées par des locuteurs français à l'accent parisien donnant le
modèle des réalisations phonétiques. Si elle doit parler français, ce sera son français !
Lors d'un grand rassemblement de la jeunesse francophone qu'elle avait organisé, on
posait des questions comme : Les Ivoiriens font des « fautes ». « Donc ils ne sont pas
francophones » ? ou « Donc ils sont francophones » ? En quoi ces « fautes »
concernent-elles la France et les Français ?

III. 5 L'enseignement du français en Afrique subsaharienne

L'Afrique noire, avant la colonisation, a été partiellement scolarisée par les écoles
coraniques qui ont gardé leur importance au Tchad, bien qu'elles utilisent une langue
étrangère pour beaucoup d'élèves, et difficile pour ceux mêmes dont la langue
maternelle est un arabe dialectal. L'écriture arabe a servi à transcrire certaines langues
africaines, mais, dans l'ensemble, la pure oralité caractérise les sociétés d'Afrique
noire, dont on connaît peu les systèmes d'éducation traditionnels encore vivants.
L'initiation, accompagnée souvent de l'apprentissage d'une langue secrète, doit jouer
encore un grand rôle dans la socialisation et dans la formation des jeunes. « Illettré »
n'est pas synonyme d'« ignorant ». Il existe en Afrique des circuits de transmission du
savoir différents des nôtres, mettant en jeu la compétence d'individus et de groupes
multiples et complémentaires, au lieu d'être concentrés entre les mains de
spécialistes. C'est à l'encontre de toutes les traditions africaines, devenues inadaptées,
que l'institution scolaire importée est devenue, non sans accentuer la césure entre les
élites et les masses, une des composantes essentielles des États contemporains.

Au lendemain des indépendances, les objectifs de l'apprentissage du français ont été


mal définis. Or, ce qui est valable pour le petit nombre ne l'est pas nécessairement
pour les masses. Le problème n'est pas le même pour les pays qui font des langues
locales un usage administratif et pour ceux qui utilisent exclusivement le français,
condition de l'exercice des droits civiques, qui devrait donc être enseigné à tout le
monde. Il faudrait analyser les situations dans lesquelles le français est nécessaire, et
les objectifs qui en découlent, pour redéfinir son statut à plus long terme.

Partout, l'enseignement secondaire et supérieur continue à être donné en


français. Mais la grosse masse de la population scolarisée n'a accès qu'à
l'enseignement primaire. Aussi se pose la question de la place respective du

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 138

français et des langues locales, et des méthodes d'apprentissage.

Rien d'impossible, en principe, à faire débuter en langues nationales les jeunes


enfants, selon la méthode des Allemands avant 1919, des Belges, et, aujourd'hui, des
ex-colonies anglaises. Deux des ex-colonies belges ont perpétué le système
antérieur : début de l'enseignement du français en quatrième année, après celui de la
langue locale, au Burundi et au Rwanda, ce qui pose moins de problèmes qu'ailleurs
dans ces États monolingues. Au Zaïre, la pédagogie a fluctué. En 1960, tout ce qui
était flamand a été extirpé du pays. On a arrêté l'enseignement en langues locales,
jugé peu valorisant. Le français a été imposé dès la première année d'école primaire,
en 1962. En 1966, par idéologie de l'authenticité, on optait pour l'instauration
(réalisée à partir de 1969) d'un enseignement dispensé à tous les niveaux en langues
locales et pour le principe d'une langue autochtone qui deviendrait langue nationale
unique, apte à toutes les fonctions, du moins à l'intérieur du pays. En 1971, on est
revenu au français, enseigné dans le primaire une demi-heure par jour en première et
deuxième années, une heure par jour, en troisième et quatrième années avant
d'absorber la totalité de l'horaire, tout en rendant obligatoires en faculté des lettres les
langues zaïroises qui devront ultérieurement remplacer le français jusqu'en deuxième
année du secondaire. Mais les élèves d'une même classe ne possèdent pas tous la
même langue maternelle et le maître ne parle que sa propre langue qui, par le jeu des
affectations administratives, n'est pas toujours celle de la majorité de ses élèves !
Faute de préparation suffisante, le succès n'est pas à la mesure des espérances, et à
l'heure actuelle, on se réoriente plutôt vers l'usage exclusif du français et, comme il
est moins coûteux d'éditer un ou deux manuels qu'autant de manuels que de langues
locales, on se contente, pour le cycle primaire, de Jouons à parler français et
Apprendre le français, le secondaire utilisant les manuels français faits pour l'Afrique.

Parmi les nouveaux États issus des ex-colonies françaises, trois seulement ont opté
rapidement pour l'intégration des langues nationales dans l'enseignement :

La Mauritanie a décidé de commencer en arabe, le français occupant un quart de


l'horaire dans le primaire et la moitié dans le secondaire. Mais ces décisions se sont
révélées difficilement applicables à cause du coût d'un enseignement bilingue et des
divergences de sensibilité linguistique des Maures et des Noirs africains à l'égard du
français.

La Guinée a déclaré « nationales » huit de ses langues (1958) et, pendant vingt-six
ans, elles ont été imposées dans le primaire, pratiquement sans livres, avec des
maîtres sans formation, souvent mutés dans des villages dont ils ne parlaient pas la
langue. Le français n'apparaissait qu'en troisième année, et devenait le véhicule du
secondaire. En 1984, les Guinéens ont demandé qu'il redevienne langue
d'enseignement et l'ont rendu obligatoire du cours préparatoire à l'université. Ils
refusent d'utiliser des méthodes ivoiriennes ou sénégalaises et veulent élaborer les
leurs. Des attachés linguistiques, à Konakry, travaillent à des manuels pour le cycle
primaire.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 139

À Madagascar on a voulu ne plus faire du français (dont 80% de la population


vivait sans en connaître un mot ni en éprouver le besoin) qu'une langue étrangère,
enseignée après que les élèves ont assimilé parfaitement les mécanismes de l'écriture
et de la lecture en malgache. La malgachisation progresse d'un cours par an et en
1977 atteint l'ensemble du primaire. Un « service de la logistique pédagogique » a
pour tâche de préparer le matériel nécessaire, mais la réalisation ne suit pas. Les
maîtres ne sont pas formés, les programmes ne sont pas prêts. Les manuels français
sont périmés par suite du changement des programmes, mais on n'a pas assez de
ressources pour en élaborer de nouveaux. Les autorités refusent de trancher la
question explosive des dialectes. On parle d'une génération sacrifiée, d'un
enseignement sans valeur, et le mécontentement se développe. Aussi, quoique la
malgachisation soit théoriquement « irréversible », depuis 1978 et surtout 1985 (loi
dite de « restructuration de l'enseignement ») le français a retrouvé, dès la deuxième
année primaire, quatre heures par semaine. Tous les élèves doivent, en principe, le
maîtriser en fin de classe de troisième. Il est le véhicule du deuxième cycle du
secondaire et de l'enseignement supérieur.

La plupart des États ont maintenu l'enseignement en français. Les Africains


considèrent, lors des indépendances, comme une garantie de sérieux et d'efficacité
qu'on emploie chez eux les mêmes méthodes et les mêmes programmes qu'en France.
L'enseignement en langues locales n'était guère désiré et les difficultés à vaincre n'y
encourageaient pas. Aujourd'hui encore, certains essais d'introduction des langues
nationales sont ressentis comme des tentatives pour instaurer un enseignement « au
rabais » sans perspective de promotion sociale.

Donner à des langues orales à prononciation fluctuante un système d'écriture adapté


à leur phonologie, unifier l'orthographe des diverses langues nationales, faire passer
leurs règles de l'implicite à l'explicite, adopter une norme, élaborer des manuels aurait
été un travail de titan pour le petit nombre des linguistes négro-africains et l'édition
de manuels en langues multiples, insupportable pour les budgets, déjà très lourds,
consacrés à l'Education. Apprendre à lire et à écrire aux enfants dans leur langue
maternelle supposerait une tribalisation de l'enseignement et de la formation des
maîtres : on ne pourrait enseigner que des « langues nationales » véhiculaires qui sont
déjà, pour beaucoup d'enfants, des langues étrangères (quoique moins étrangères que
le français). On prévoit, par exemple, de découper en cinq zones le Togo qui compte
une soixantaine de langues pour trois millions d'habitants; mais c'est faire bon marché
de la complexité de la carte linguistique et de l'hostilité des populations dont la
langue n'aura pas été retenue. Vient ensuite le problème du niveau où sera introduit le
français, du temps consacré à son étude, des méthodes de son enseignement, de la
répartition des matières entre la langue locale et le français (si on décide qu'il ne sera
pas seulement langue enseignée mais aussi langue d'enseignement), de l'intégration
aux langues locales des vocabulaires spécialisés comme ceux des mathématiques,
sciences naturelles, chimie, physique, médecine, droit, etc.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 140

La diversité linguistique a pratiquement interdit le recours à la traduction et


pérennisé dès la première année primaire la « méthode directe » supposée mettre des
enfants de 6 ou 7 ans qui, dans 98% des cas, n'ont jamais entendu un mot de français,
en état de lire aussi couramment au bout d'un an que les petits métropolitains. Les
résultats sont inégaux selon que le français est un véhiculaire plus ou moins répandu
dans le pays et que la motivation est plus ou moins forte. En Côte-d'Ivoire, où il est
obligatoire à l'école, même en récréation, les élèves l'apprennent avec une rapidité et
une facilité étonnantes. Au bout de deux mois, ils peuvent déjà suivre les instructions
sommaires du maître. Au bout de six ans, ils en ont une maîtrise suffisante pour
pouvoir s'exprimer, spontanément, sans plus de difficulté que les petits Français ou
Québécois de leur âge, mais, bien sûr, dans la variété « populaire ».

Cette « méthode directe » a été très critiquée : « Qu'arriverait-il, écrit le Congolais


Makouta Mboukou, si l'on voulait enseigner aux enfants de Paris, par la méthode
"inductive et intuitive" une des langues de l'Afrique du Sud, le zoulou, par exemple,
avec tous ses clics et autres traits particuliers étrangers à la langue française tant sur
le plan structural, sémantique, qu'articulatoire ? » Il traite de « charlatans » ceux qui
soutiennent qu'une langue étrangère s'acquiert comme la langue maternelle, sans
référence à d'autres langues, et considère comme nécessaire d'avoir recours à une
méthode comparative. Les élèves « bantous », « mandés », « voltaïques » n'opposent
pas une résistance et n'offrent pas une réceptivité d'égale nature. Il n'est certes pas
question d'élaborer une méthode adaptée à chaque langue, mais il est possible de
regrouper les langues négro-africaines en quelques familles linguistiques,
caractérisées par des structures communes, engendrant des « fautes » du même ordre,
et d'élaborer des méthodes régionalisées. Dans cette direction, la méthode P.P.F.
(« Pour Parler Français ») fut élaborée par le Centre de linguistique appliquée de
Dakar dans les années soixante pour répondre aux exigences de scolarisation de
masse. Pendant près de vingt ans, ce fut un modèle méthodologique pour la plupart
des instituts et centres de linguistique appliquée d'Afrique. Fondée sur une
comparaison entre français et wolof, elle utilisait les acquis les plus récents, surtout
phonologiques, de la linguistique d'alors. Elle visait à développer la maîtrise des
habitudes articulatoires et des mécanismes du français langue étrangère. La syntaxe
devait être acquise par des exercices structuraux. En matière lexicale, il s'agissait de
répartir sur cinq ans l'assimilation des niveaux 1 et 2 du Français Fondamental.
Méthode audiovisuelle, elle utilisait des figurines sur tableau de feutre pour illustrer
des dialogues qui devaient être mémorisés. La radio scolaire mettait en place les
leçons de présentation. Un livre du maître très directif était supposé pallier les
lacunes de jeunes instituteurs ou moniteurs, qu'on envoyait seuls, face à 60, 70 ou 80
élèves. C'était, à dessein, une méthode à appliquer mécaniquement.

La Côte-d'Ivoire, après 1968, puis le Niger et le Sénégal, investirent beaucoup dans


des programmes d'enseignement télévisé dont les résultats semblèrent d'abord
encourageants. En dehors des émissions du Centre de Linguistique Appliquée de
Dakar., la radio a été utilisée, moins sans doute qu'il n'aurait été possible, pour le
recyclage des maîtres : cinquante heures par an au Bénin, trois heures par semaine en

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 141

Centrafrique, une heure par quinzaine au Rwanda.

Certains pays où le français n'est pas véhiculaire et où la déperdition scolaire est


particulièrement grave, Mali, Niger, Burkina-Faso, ont tenté l'intégration ponctuelle
et progressive des langues nationales africaines dans l'enseignement primaire.
En 1971, le Sénégal en adoptait le principe, mais les réalisations ne suivent pas. Le
Burkina-Faso, tenant l'ancien système pour un facteur de sous-développement, a
ouvert, à partir de 1979, des classes expérimentales en moré et en fufuldé. Toutes les
écoles devaient être réformées en 1989 et une langue locale utilisée pendant les six
ans de la scolarité primaire, le français devenant objet d'enseignement, oral pendant
les deux premières années, écrit à partir de la troisième année. L'objectif était d’avoir
des enfants bilingues à l'oral et à l'écrit à la sortie du primaire. A la suite d'une
révolution, la réforme a été brutalement interrompue en 1984 et toutes les écoles ont
repris l'enseignement en français.

Les années soixante-dix furent celles des grandes espérances; mais dans la
décennie quatre-vingt, la crise éclate et ne fait que s'amplifier dans les années
quatre-vingt-dix : elle est démographique (natalité galopante), sanitaire (épidémie de
sida), économique (baisse du prix des produits d'exportation, dévaluation du franc
C.F.A., rivalités entre les pays du Nord), politique (opposition à des régimes
corrompus, tensions tribales) et, naturellement, pédagogique. Or, l'apprentissage du
français conditionne tout progrès, avec nécessité de toucher les femmes sur qui
repose pour une bonne part tout espoir de redressement. Partout, les expériences
pédagogiques ont échoué. Les taux de scolarisation sont restés très en deçà des
prévisions et l'enseignement n'a cessé de se détériorer. La télévision et les cassettes
vidéo, moins coûteuses que l'école, sont sans doute le moyen le plus efficace pour
progresser. Or les leçons de français télévisées sont supprimées, non sans dommage,
au Niger, puis en Côte-d'Ivoire, enfin au Sénégal. On se plaint de trop tarder à
réhabiliter les langues africaines, seules démocratiques. Les gouvernements ont
presque partout pris parti pour l'introduction des langues africaines dans les
programmes, mais, dans les faits, à quelques exceptions près (Rwanda, Burundi,
Mali, quelques maternelles en wolof au Sénégal) le chemin parcouru est insignifiant.
Ce français, qui a créé tous les complexes de supériorité comme d'infériorité, est
devenu parmi les Noirs un instrument de domination qui tient trop de place par
rapport à d'autres disciplines. Qu'il cesse d'être une fausse langue maternelle pour
devenir une langue seconde et étrangère ! D'ailleurs quel avantage y a-t-il à
développer ce « français populaire » qui est trop souvent le résultat d'une scolarité
primaire ?

À Dakar, lors de la réunion des États généraux de l'Education (1981), des critiques
virulentes s'adressent au pouvoir politique en place et à la méthode P.P.F. tenue pour
son instrument. Déjà, l'origine linguistique (bourgeoise, parisienne, cultivée) des
animateurs des émissions du C.L.A.D., soigneusement enregistrées en studio sous
l'autorité d'un phonéticien, est devenue insupportable. Au bout de quelques années,
les voix françaises ont été remplacées par des voix africaines, plus aiguës et plus

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 142

fortes, avec l'accent local sans lequel un Africain est ridicule et rejeté par son milieu.
Les dialogues à mémoriser, bâtis pour faire maîtriser des oppositions phonologiques
et un vocabulaire fondamental non adapté au milieu africain, sont artificiels, donnent
une image édulcorée de l'Afrique, où l'apprenant ne se reconnaît pas. Ils ne prennent
pas en compte les faits d'énonciation. (Tel énoncé est-il un conseil ou une menace ?)
Ils transforment les maîtres en « robots » répétitifs, condamnés à dresser leurs élèves
aux automatismes du langage. Les méthodes structuro-globales ne permettent pas des
échanges verbaux spontanés. On a par trop confondu « apprendre » et « retenir ».
Bref, P.P.F. est abandonné, mais par quoi le remplacer ? L'échec est ressenti comme
un recul des forces de progrès. On retourne aux méthodes classiques, à la dictée, à la
rédaction. Mais l'Afrique est lasse des expériences pédagogiques dont son école fait
les frais depuis près de vingt-cinq ans.

Quelles leçons tirer de ces échecs ? Retourner à l'éducation africaine


traditionnelle ? Abandonner toute langue européenne ? Personne n'y songe
sérieusement. Remplacer le français par une autre langue internationale ? Cela
imposerait un délai fatal aux réformes politiques et sociales indispensables et en quoi
cela serait-il plus facile ? La preuve est faite que, même au prix de sacrifices
financiers excessifs, des populations entières parlant une foule de langues non indo-
européennes ne peuvent pas devenir globalement francophones en une génération par
la magie de mesures législatives.

Que faire donc ? Travailler. La rénovation pédagogique passe par la formation de


linguistes africains de valeur, et de maîtres compétents. Trop isolés, trop occupés,
les chercheurs travaillant en Afrique dans le domaine de la didactique des langues ont
pris un retard qui freine la réforme. Les descriptions scientifiques de langues
africaines doivent être multipliées ainsi que des études contrastives incluant les
différences des cultures, pour servir de base à l'élaboration de manuels où les réalités
africaines ne soient ni occultées ni déformées. Il faut pouvoir prendre en
considération le fait que les apprenants sont plus sensibles aux connotations qu'aux
dénotations, qu'ils ont leur propre symbolisme des gestes et des attitudes corporelles,
qu'il leur arrive d'exprimer les abstractions, dans leur langue maternelle, par
l'entremise des figures de l'éléphant, de l'hyène, de l'hippopotame, du cheval, de
l'âne... Le français ne peut leur être utile qu'en devenant « transculturel » et en cessant
d'apparaître comme le véhicule exclusif d'une culture affirmée comme unique ou
supérieure.

L'intérêt porté en France, même aujourd'hui, aux langues négro-africaines, la


floraison des centres de linguistique dans les universités, l'I.L.A., la S.I.L., l'Institut
Malien d'Alphabétisation Fonctionnelle, les institutions de la francophonie, ne
peuvent qu'influer en bien sur l'enseignement du français. Une politique linguistique
commune aux divers États est souhaitable pour éviter la dispersion des efforts, la
multiplicité des expériences inutiles, et permettre à la langue française de venir en
aide même aux pays qui, comme le Mali ou le Sénégal, ont la chance d'avoir une
langue de communication nationale.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 143

Il est sans doute plus efficace d'enseigner la lecture et l'écriture en langue


africaine (même véhiculaire, non maternelle) que d'interposer le français comme un
écran entre de jeunes élèves et les connaissances élémentaires qu'ils doivent acquérir.
Ce n'est probablement pas un hasard si le Togo et le Bénin (où des écoles de missions
très actives ont longtemps conservé la tradition de l'enseignement en langues locales)
sont devenus le « quartier latin de l'Afrique ». En Côte-d'Ivoire, des « lettrés », en
désaccord avec leur gouvernement, ont, à l'égard du « français populaire », le même
mépris que les humanistes de la Renaissance à l'égard du « latin de cuisine » des
collèges de leur temps, sans voir qu'il peut être une voie d'accès à des niveaux plus
élevés, Ils souhaitent qu'on n'enseigne qu'à partir de la sixième un français
« normatif », « langue étrangère privilégiée », apte à préserver l'intercompréhension
entre la Côte-d'Ivoire et les autres nations francophones. Le Sénégal a un projet plus
réaliste, qui vise, à l'exemple du Maghreb, à enseigner en même temps, par la
méthode contrastive, une langue nationale et le français. La plupart des États
africains, d'accord avec les linguistes, conçoivent aujourd'hui l'avenir de la langue
française en fonction du développement des langues nationales. Ils voudraient
parvenir à un bilinguisme qui soit facteur d'équilibre intellectuel, où les langues
africaines, valorisées, normalisées, seraient employées dans les actes de la vie
quotidienne publique et privée, et où le français conserverait ses fonctions de langue
technique et « véhiculaire » à l'échelle de la partie francophone du continent.

Un travail sociolinguistique pourrait dresser la liste des situations concrètes dans


lesquelles les apprenants auront à communiquer en français, et à définir des objectifs
et des niveaux. Qui parle français ? Quand ? Où ? Pourquoi ? La plupart ne
pratiqueront qu'un « bilinguisme d'opportunité » mais ne doivent pas être enfermés
dans la condition de « noirs muets » qui ne peuvent s'exprimer ni en leur langue, qui
n'a pas d'audience internationale, ni dans un français insuffisamment enseigné. Sans
leur imposer un français puriste, il faut leur donner des bases assez solides pour qu'ils
puissent accéder aux niveaux supérieurs et défendre une correction suffisante pour
que la langue parlée puisse jouer le rôle véhiculaire qui justifie son maintien.

Les linguistes sont maintenant tous d'accord pour reconnaître la spécificité du


français d'Afrique encore méprisé et négligé par l'école, le pouvoir, et les
dictionnaires français. Mais qui a autorité pour décider de la norme locale ? L'étude
n'en a guère été commencée que vers 1970. L'A.U.P.E.L.F., en réunissant
périodiquement depuis dix ans une table ronde des Centres de linguistique appliquée
d'Afrique noire, a permis, en ce domaine, des progrès considérables. Il est souhaitable
que les « commissions de normalisation » travaillent à réduire la distance qui sépare
le français scolaire du français extra-scolaire. Elles doivent définir et admettre
comme non déshonorante une norme régionale, chemin vers la norme internationale
qui évite la rupture de compréhension entre francophones. Donner la maîtrise de cette
diglossie aux apprenants pourrait être leur objectif pédagogique.

III.6 La politique linguistique africaine cherche à tâtons un équilibre entre les

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 144

langues. Pour l'avenir du français, on peut envisager diverses hypothèses dont la


réalisation dépend de l'équilibre futur des civilisations et de l'importance plus ou
moins grande que prendra l'arabe classique au Maghreb :

1. Rejet pur et simple, au profit de langues locales ? Le français disparaîtrait en


quelques générations comme il a jadis disparu d'Angleterre, en ne laissant que
des traces lexicales. Cela parait peu vraisemblable à moyen terme, surtout en
Afrique noire.

2. Africanisation du français, francisation de l'arabe et des langues négro-


africaines comparables à la fusion du latin vulgaire et du francique ? Une telle
évolution, vraisemblable jadis, ne manquerait pas, aujourd'hui, d'être freinée
par la scolarisation et l'influence des médias.

3. Recul du français devant des langues internationales concurrentes : arabe


classique enseigné au Maghreb; swahili, qui touche déjà environ cinquante
millions de locuteurs africains, surtout dans les pays ex-anglais; anglais, en
faveur duquel joue le poids démographique et économique, et le dynamisme du
Ghana, du Liberia, du Nigeria qui cherchent à développer leurs relations avec
les pays francophones ? Si la France ne veille pas à garder à sa langue un statut
scientifique et technique, l'Afrique francophone passera, sans doute un jour, à
l'anglais, non sans difficultés aggravant ses handicaps économiques.

4. Persistance du caractère « privilégié » d'une langue française capable de


soutenir la concurrence de l'anglais et coexistence durable avec les langues
nationales, chacune répondant à des besoins distincts, comme le latin en
Europe jusqu'au XVIIe s.

Sauf bouleversements imprévisibles, les troisième et quatrième hypothèses sont de


loin les plus vraisemblables à moyen terme. Pour des raisons démographiques,
l'avenir du français se joue peut-être dans cette francophonie africaine menacée et
fragile.

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CHAPITRE VI

LE FRANÇAIS EN PAYS ALLOPHONES ET LA FRANCOPHONIE

I. Le Moyen Âge
I.4.1 En Angleterre.
I.4.2 En Italie
II. La Renaissance
II.1 L'influence italienne sur le français
II.2 L'influence espagnole
III. La Réforme
IV. L'apogée du français en Europe
IV.1 Causes de la progression en français
IV.2 « L'universalité de la langue française »
IV.2.1Les pays du Nord
IV.2.2 Les pays du Sud
IV.2.3 Les pays de l'Est
IV.2.4 Les pays de l'Ouest
IV.3 La réaction
V. La Révolution et l'Empire
VI. XIXe et XXe siècles
VI.1 Le français dans les relations internationales
VI.2 La diffusion du français à l'étranger
VI.2.1 Les acteurs privés religieux
VI.2.2 Les acteurs privés laïcs
VI.2.3 Caractéristiques de l'action culturelle directe de l'État français
V1.2.4 Action des autres États francophones
VI.3 Réalisations de l'action culturelle directe de l'État français
VI.4 Taux d'enseignement du français en pays allophones
VII.La francophonie
VII.1 Nom et institutions
VII.2 Nature de ce mouvement
VII.3 Les médias francophones dans le monde
VIII.Les handicaps et les atouts de la langue française
VIII.1 Facteur démographique
VIII.2 Facteur géographique
VIII.3. Facteur économique
VIII.4. Facteurs scientifique et technique
VIII.5. La rivalité linguistique franco-anglaise et l'avenir du français
VIII.5.1 Le problème de la communication scientifique
VIII.5.2 Les réalisations francophones
VIII.5.3 Aspects économiques, politiques et sociaux
VIII.5.4 La législation linguistique française
VIII.5.5. Vivre le multilinguisme

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Selon les époques, le français a toujours plus ou moins joué un rôle international, en
Europe et dans le monde.

I. LE MOYEN ÂGE

I.1 Du IXe au XIe s., l'Europe du Nord et de l'Est (Danemark, Suède, Saxe,
Hongrie, Pologne) se christianisant, fait appel à des missionnaires francs. Cluny et
Cîteaux rayonnent dans toute l'Europe. Les pèlerinages mettent en contact des gens
de tous pays : en particulier celui de Saint-Jacques de Compostelle, où l'on entre par
la « porte des Français », et celui de Jérusalem, devenu expédition militaire. La
France joue un rôle prépondérant dans les croisades qui mettent en contact les
Français et les Allemands. En 1108, plusieurs milliers de Norvégiens, conduits par
Sigurd le Croisé, séjournent quelques mois auprès du roi Baudouin de Jérusalem. Des
chevaliers français bataillent contre les Maures de la péninsule ibérique ou contre les
Mongols en Hongrie. Enfin, de grandes foires s'organisent en France, attirant des
foules cosmopolites. Même concurrencée par le latin parmi les clercs, la langue d'oïl
ne pouvait pas ne pas bénéficier de tant de contacts.

I.2 Toutefois, l'événement linguistiquement le plus important fut la conquête de


l'Angleterre par les Normands.

Rappel historique :

En 1066, profitant des difficultés de la succession d'Edouard, dernier roi anglo-saxon, le duc
Guillaume de Normandie, protégé par le pape, débarque avec une flotte et une armée, soumet
l'Angleterre, met ses compagnons à la tête des principaux fiefs, remplace les prélats anglo-
saxons par des Normands. Son fils, Henri Ier, roi d'Angleterre et duc de Normandie, n'a qu'une
fille qui épouse Geoffroi Plantagenêt, déjà maître de l'Anjou, de la Touraine et du Maine. Leur
fils épouse en 1152 Aliénor d'Aquitaine, dont le mariage avec le roi de France Louis VII venait
d'être annulé, et dont les domaines couvraient tout le Sud-Ouest de la France. Il devient en
1154 roi d'Angleterre sous le nom de Henri II. Mais Philippe Auguste reconquiert l'Anjou, le
Maine et la Touraine (1203), la Normandie (1204), enfin, une partie du Poitou et la Saintonge
(1208).

Les chevaliers inféodés par Guillaume ne sont pas tous normands, mais aussi
angevins, picards, français. Ils n'apprennent pas les dialectes des autochtones,
extrêmement diversifiés, et parlent entre eux (avant qu'on ne songe à lui donner une
forme graphique bien particulière) une variété composite de français appelée
aujourd'hui anglo-normand, conservatrice sur certains points, novatrice sur d'autres,
d'où la déclinaison à deux cas fut rapidement éliminée, et à laquelle le substrat local
imposa certaines particularités phonétiques. Ils sont environ 5 000 à être à l'origine
d'une longue et importante immigration. Longtemps, les rois d'Angleterre
s'intéresseront à leurs domaines continentaux où ils tiendront à être enterrés jusqu'en
1272. Moines et évêques sont facilement transférés d'Angleterre sur le continent et
vice versa. Le père de Thomas Becket, archevêque de Canterbury, est de Rouen, sa
mère de Caen. Sous la dynastie angevine, les transports maritimes développent le

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 147

français comme langue des marins. Beaucoup de continentaux s'installent à Londres


pour leurs affaires, de sorte que jusqu'au-delà du XIIIe s., lorsqu'on n'a pas recours au
latin, la langue du commerce, des règlements communaux et des guildes de
marchands est le français. À la fin du XIIe s., tous les propriétaires fonciers
obtiennent l'accès à la Cour royale, francophone, ce qui répand le français jusque
dans les campagnes. Cette époque voit, en même temps que la quasi-extinction de
l'ancien anglais littéraire, la floraison de toute une littérature didactique, religieuse,
historique, narrative et dramatique écrite dans un anglo-normand qui peut, à cette
époque, être considéré comme un des principaux dialectes occidentaux de la langue
d'oïl. Mais la reconquête de la Normandie, au début du XIIIe s., relâche les relations
de l'Angleterre avec la France, et le déclin de l'anglo-normand s'amorce.

I.3 C'est de la seconde moitié du XIIe s. jusqu'à la guerre de Cent Ans, que le
français continental d'oïl va atteindre l'apogée d'un rayonnement, qui s'explique par
une multiplicité de facteurs.

I.3.1 Facteur géographique : la vaste étendue sur laquelle une langue commune
pouvait être comprise lui donnait un caractère véhiculaire.

Facteur économique : les foires de Champagne deviennent des centres de


commerce international, avec une jurisprudence propre aux négociants. On y écrit
énormément. Le français devient donc la langue commune des marchands, et, dans
le monde des affaires, occupe au XIIIe s. la même place que l'anglais de nos jours. De
plus, les transports par mer, au Portugal, des draps du Nord-Ouest de la France, ou en
Angleterre, du vin de Bordeaux donnaient lieu à des écritures en français.

Facteur politique : le prestige des Capétiens est renforcé par une politique de
mariages de princesses françaises qui amènent avec elles une suite nombreuse, et
propagent en Allemagne, en Hongrie, en Suède et dans la péninsule ibérique, les
mœurs, la culture et le langage de leur pays. Dans les Alpes, la Savoie est mi-
française, mi-italienne. Sur les deux versants des Pyrénées, se constituent deux
royaumes en partie français par leurs souverains, leurs institutions et la langue de leur
aristocratie, celui d'Aragon (qui va jusqu'à Perpignan et Montpellier et dont les rois
espagnols ont souvent épousé des Françaises) et celui de Navarre (qui s'étend jusqu'à
l'Adour, et dont les rois, au Moyen Âge, sont des Français).

Facteur démographique : le royaume de France (6 millions d'habitants vers l'an


1000) devient le plus peuplé d'Europe au début du XIVe s. (environ 20 millions).

I.3.2 Facteurs culturels enfin : répartie en divers collèges, dont la Sorbonne (XIIIe
s.), l'université de Paris est l'une des plus réputées. Dès 1164, Jean de Salisbury écrit
à Thomas Becket : « J'ai fait un détour par Paris. Quand j'y ai vu l'abondance des
vivres, l'allégresse des gens, la considération dont jouissent les clercs, la majesté et la
gloire de l'Église tout entière, les diverses activités des philosophes, j'ai cru voir, plein
d'admiration, l'échelle de Jacob, dont le sommet touchait le ciel et qui était parcourue

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 148

par des anges. » Au XIIIe s., ayant acquis des franchises de la part du pouvoir
politique comme du pouvoir religieux, c'est une puissante corporation internationale :
l'Italien Thomas d'Aquin y enseigne; quatre fois, au Moyen Âge, un Suédois en est le
recteur,. Elle regroupe au sein de quatre « nations » la « française », la « normande »,
l'« anglaise » et la « picarde » environ 6 000 étudiants, dont beaucoup d'étrangers.
Ceux de Pologne, avant la fondation de Cracovie, se partagent entre Paris et Bologne;
les Dominicains suédois séjournent au « collegium upsaliense » et chargent un
architecte français de construire la cathédrale d'Uppsala (1287). Les liens créés avec
la Norvège et l'Écosse sont tels qu'elles s'allient à la France contre l'Angleterre
(1294). Les bonnes familles danoises envoient leurs fils à Paris pour s'y former
comme ecclésiastiques mais aussi pour s'y instruire des choses du siècle, et un
manuel d'éducation norvégien, le Speculum regale (1240), dit : « Si tu veux être
parfait en sciences, apprends toutes les langues, mais avant tout le latin et le français,
car ce sont les plus répandues. »

Les étudiants parlent entre eux l'idiome du quartier de la Montagne Sainte


Geneviève, le latin, mais sont bien obligés d'apprendre un minimum de langue
vulgaire pour leurs relations avec les autochtones.

I.3.3 Le rayonnement du français doit beaucoup à sa littérature profane qui, dès le


XIIe s. mais surtout au XIIIe, connaît un grand succès en pays germaniques. Les
épopées françaises traduites en norvégien inspirent la Karlamagnus Saga; chansons
de geste, romans bretons et poésie lyrique sont imités et adaptés en Allemagne. Des
seigneurs de langue néerlandaise (Baudouin VIII de Flandre, Henri III et son fils Jean
de Brabant) composent des poèmes en français ou en provençal.

L'Italie, qui n'écrivait encore qu'en latin, se familiarisa vite, grâce aux jongleurs et
aux pèlerins en route vers Rome, avec la « geste » de Charlemagne et la lyrique
provençale. Les écrivains, surtout lombards et vénitiens, préfèrent longtemps à leur
langue maternelle celle de la littérature en vogue. De nombreux manuscrits d'œuvres
françaises sont copiés de main italienne et plus ou moins italianisés (le Roland de
Venise). Au milieu du XIIIe s., se développe un langage factice, français fortement
italianisé, pratiqué par Aldobrandin de Sienne, Martino da Canale, Philippe de
Novare, Rusticien de Pise, à qui Marco Polo dicte le récit de ses voyages, et Brunetto
Latini qui écrit « en roman selon le langage des Français » parce qu'il juge cette
langue « la plus délectable » et « la plus commune à toutes gens ». Elle sert aux
Italiens pour l'épopée et la prose, alors qu'ils écrivent leurs poésies lyriques en
provençal.

Bref, à la veille de la guerre de Cent Ans, la France est le cœur de la chrétienté


d'Occident dans les domaines spirituel, intellectuel, artistique, économique,
politique : « C'est le creuset où l'or vient se fondre » écrit le pape Innocent IV (1245)
et le français jouit alors d'un prestige qu'il ne retrouvera qu'au XVIIIe s.

I.4 Le XIVe et le XVe s., malgré l'accession au trône de Hongrie, puis de Pologne de

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 149

princes angevins qui développent des institutions de type français et favorisent les
relations universitaires de ces pays avec la France, sont une période de relatif recul
de l'influence française. Dans le même temps la guerre et la peste noire réduisent de
moitié la population, qui ne sera plus estimée qu'à dix millions d'habitants vers 1450.

I.4.1 En Angleterre

Rappel historique

Le Poitou méridional, la Guyenne, la Gascogne, restés anglais, assurent des bases


stratégiques à Edouard III, petit-fils de Philippe le Bel par sa mère. Lorsqu'en 1337, il
commence à disputer le trône de France à son cousin Philippe VI de Valois, il entame une
guerre dite « de Cent Ans » qui se terminera par la prise de Bordeaux par les Français (1453) et
la perte totale des possessions continentales de l'Angleterre.

Dès avant le début des hostilités, le développement de l'université d'Oxford rend


moins fréquents les séjours de clercs anglais à Paris. À la fin du XIIIe s. plus d'un
noble anglais ignore le français, ou le parle d'une façon jugée ridicule sur le
continent. D'où la composition des Manières de langage, petits manuels qui n'ont pas
été sans influence sur les origines, au XVIe s., de la grammaire et de la lexicologie
françaises.

Mais le français continue à être la langue du droit, de la littérature, de l'éducation, et


de la Cour. Edouard III utilise difficilement la langue anglaise. Son usage est autorisé
pour les débats et plaidoyers dans les cours de justice (1362). Chaucer (Contes de
Canterbury,1387) lui rend son statut littéraire. Henri IV, au début du XVe s., est le
premier roi de langue maternelle anglaise. À ce moment, l'anglo-normand, très
détérioré, tend à devenir une langue morte. Seul, le droit reste un bastion du français :
le premier ouvrage juridique en anglais date du XVIe s. et l'anglais ne devient
obligatoire devant les tribunaux qu'en 1731. Le français disparaît peu à peu des textes
de lois en faisant place à un anglais dans lequel tous les mots importants (contract,
agreement, covenant, obligation, debt, condition, note, guarantee) sont d'origine
française de sorte qu'aujourd'hui encore, les gens de loi doivent connaître au moins un
peu de latin et de français. Après trois siècles de bilinguisme, l'anglais était la plus
latine des langues germaniques, avec de nombreux couples de synonymes
sémantiquement diversifiés (land et country, mild et gentle, town et city, etc.).
Certains de ces emprunts (sport, confort, budget...) étaient destinés à retraverser la
mer lorsqu'à son tour l'anglais deviendra dominant, à être refrancisés avec un sens et
parfois une forme renouvelés.

I.4.2 En Italie

Alors que les Angevins au pouvoir dans le sud de l'Italie (1265) y implantent pour
peu de temps un peu de français, Dante critique « les mauvais Italiens qui font l'éloge
de la langue d'autrui et méprisent la leur ». Son œuvre et celles de Pétrarque et

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 150

Boccace (XIVe s.)donnent au dialecte toscan un éclat qui ne tardera pas à lui conférer
une position dominante en Europe. Cette floraison littéraire, dans un pays qui n'avait
pas connu de véritable guerre pendant plusieurs siècles et s'était enrichi par le
commerce et l'agriculture, s'accompagne d'un progrès exceptionnel en matière d'arts,
de sciences, et de raffinement de la vie de cour.

II. LA RENAISSANCE

II.1.1 L'influence italienne sur le français

À la fin du XVe s., la France, revendiquant des droits féodaux sur le Milanais et le
royaume de Naples, est fascinée par cette Italie florissante. De la première expédition
de Charles VIII (1494) au traité de Cateau-Cambrésis (1559), tant pour des opérations
militaires que pour des occupations pacifiques, des Français séjournent en Italie, où
ils renouvellent, en particulier, le vocabulaire de leur spécialité, les armes.

Sur la route de Milan à Paris, Lyon reçoit dans ses foires une foule de marchands
d'Outre-Monts, héberge des colonies italiennes prospères et cultivées. Riche en
imprimeurs, ce centre intellectuel actif donne aux lettrés intéressés par les bons
auteurs « italiques » la possibilité de satisfaire leur avidité de lecture.

Charles VIII avait ramené de Naples architectes et peintres pour construire et


décorer son château d'Amboise. Louis XII parvint à fixer quelques savants italiens à
l'université de Paris. François Ier, s'entoure d'artistes dont le plus illustre est Léonard
de Vinci. Il fait décorer le château de Fontainebleau par le Rosso et le Primatice.
Henri II et plus tard Henri IV donnent à la France des reines florentines de la riche et
puissante famille des Médicis, Catherine (1533), puis Marie. Catherine, qui conserve
le pouvoir, jusqu'en 1589, sous le couvert de ses fils, parle fort bien français mais
s'entoure de compatriotes qui imposent à la Cour de France leur mode de vie et leurs
habitudes de langage.

La plupart des emprunts du français à l'italien remontent à cette époque. Ils ne sont
ni très nombreux ni très fréquents, et beaucoup ont été éphémères, car, comme
aujourd'hui l'influence anglaise, cette influence italienne suscita des polémiques et
des réactions de rejet. Tous ne souhaitent pas, comme Lemaire de Belges, la
Concorde des deux langages. Les poètes de la Pléiade, pourtant grands lecteurs des
Italiens, plaident, comme Du Bellay, pour la Défense et illustration de la langue
française. Quoique sachant parfaitement l'italien, Henri Estienne se fait le grand
champion de l'anti-italianisme et l'ennemi des courtisans « gâte-français », dans sa
Conformité du langage français avec le grec (1565), ses Deux Dialogues du nouveau
langage français italianisé (1578) et sa Précellence du langage français (1579). Mais
à la fin du siècle, les modes italiennes s'estompent et la polémique avec elles.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 151

II.2 L'influence espagnole

Longtemps bornée à la popularité du roman d‘ Amadis (1508) répandu par une


traduction, elle prend le relais de l'influence italienne vers la fin du XVIe s., au
moment où l'Espagne devient la principale puissance politique d'Europe et où
rayonne la littérature du « Siècle d'Or ». Elle devient dominante quand la reine
espagnole Anne d'Autriche arrive en France (1613). À ce moment, se répand
l'enseignement de l'espagnol auquel le français emprunte quelques vocables. Mais
cette influence est surtout littéraire et ses effets linguistiques restent très limités.

II.3 L'influence française en Europe du Nord

Si le français a perdu son rôle de langue véhiculaire en Italie, en Autriche, en


Bavière (où l'italien domine), s'il n'a pas conquis la péninsule ibérique où aucune
grammaire française n'est publiée avant 1565, et où Philippe II, par crainte de
l'hérésie, interdit à ses sujets d'aller étudier dans les universités étrangères, il le
conserve, en concurrence avec l'italien, dans l'Europe du Nord où des manuels de
français se multiplient : en Angleterre, l'Esclarcissement de la langue françoyse de
Palsgrave (1530), aux Pays-Bas, où des gens des provinces méridionales l'enseignent
à de futurs commerçants, le Vocabulaire français-flamand de Meurier (à Anvers, chez
l’imprimeur Plantin en 1557).

En Allemagne, après la paix de Cateau-Cambrésis (1559), les cours du Palatinat et


de Hesse-Cassel font appel à des maîtres de français. Étudié surtout dans la région
rhénane, il est enseigné jusqu'à l'université de Wittenberg (Saxe), à Nuremberg,
Brême, Leipzig... Beaucoup de jeunes Allemands viennent étudier en France, et la
traduction française d'Amadis connaît un grand succès en Allemagne.

Alors que la France ignore l'anglais, les œuvres des écrivains français ont un grand
succès en Angleterre. La reine Élisabeth traduit Marguerite de Navarre. On parle
français dans l'entourage de Marie Stuart. Henri VIII écrit à Anne Boleyn en français.
Tous les rois d'Angleterre, jusqu'au XVIIe s. le savent, ayant parfois été l'étudier en
France dans leur jeunesse. La plupart de leurs courtisans sont plus ou moins
bilingues. La suite (plus de cent personnes) d'Henriette de France, fille d'Henri IV,
mariée avec Charles Ier, contribuera au développement de la culture française, même
si cette culture exaspère certains Anglais, comme Milton qui condamne la gallomanie
et l'éducation à la française.

Lorsque Henri d'Anjou est élu roi de Pologne en 1573, les ambassadeurs qui lui
sont envoyés savent le français. Charles Quint, qui règne − entre autres domaines −
sur l'Autriche et les Pays-Bas, est francophone, il n'a que mépris pour les langues
germaniques. Guillaume le Taciturne (mort en 1584), élevé à sa Cour, fréquente
surtout des Wallons, sa dernière femme est une Coligny, il écrit en français et traduit
en allemand ou en flamand ses brouillons de lettres; la Hollande pratique le français

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 152

depuis longtemps et pour longtemps encore. Huyghens, au service de ses rois pendant
soixante-deux ans à partir de 1625, est parfaitement francophone et Corneille lui
dédiera Don Sanche d'Aragon. Mais il sait aussi l'anglais et l'italien, parle hollandais
dans sa famille et proteste contre l'invasion des mots français en néerlandais.

III. LA RÉFORME

La Réforme, les guerres de Religion, la Saint-Barthélemy (1572) marquèrent le


début d'une émigration des protestants français, irrégulière, mais ininterrompue
jusqu'à la fin de l'Ancien Régime.

Cependant, à partir du règne d'Henri IV, plutôt que vers l'Italie, les resortissants des
pays protestants se tournent vers la France, seul pays latin où ils pouvaient
retrouver des coreligionnaires. Le Palatinat et la Hesse calvinistes (suivis, il est
vrai, par l'évêché de Cologne) contribuent à la propagation du français tandis que la
Bavière et l'Autriche catholiques restent fidèles à l'italien. Suédois, Anglais,
Allemands fréquentent les écoles d'équitation de Saumur et d'Angers. Après la guerre
de Trente Ans, se créent dans l'ouest de l'Allemagne des « gymnases » où l'on
enseigne l'escrime, la danse et les langues modernes. Plusieurs universités enseignent
le français qui progresse dans les pays scandinaves.

Dès 1535, des lettres de naturalisation avaient été accordées à quelques huguenots
français réfugiés en Angleterre. Après la fuite de Jacques II, et surtout après la
révocation de l'édit de Nantes, ils s'y exilent en grand nombre, apprennent et parlent
l'anglais, écrivent en français et luttent ardemment contre la France persécutrice,
fournissant aux débuts de la franc − maçonnerie un terrain d'élection. Il s'en établit
aussi dans d'autres pays étrangers.

Accueillis aux Pays-Bas par le fils de Guillaume le Taciturne, Maurice de Nassau


(francophone), puis par Frédéric-Henri, fils de Louise de Coligny, les Huguenots se
forment dans l'art de la guerre (parmi eux Turenne) et entrent dans l'armée
néerlandaise. Après 1685, ils sont plus de 75 000, dont beaucoup de marins, jouissant
d'une exemption d'impôts de douze ans. Ils obtiennent le droit de cité en Hollande au
cours du XVIIIe s., parlent le néerlandais et finissent par se fondre complètement
dans la population. La descendance de certains, partis pour Le Cap, n'est pas éteinte
en Afrique du Sud.

En Allemagne, ils sont plus ou moins bien reçus selon les régions. Les plus
accueillantes sont la Hesse et le Brandebourg dont le duc-électeur profite de cet
accroissement de population et de compétences, assure des terres aux cultivateurs,
l'admission dans les corporations aux artisans, et à ceux qui s'établissent dans les
villes, accorde droit de bourgeoisie, privilèges, charges, honneurs, dignités. Des
Français combattent contre la France dans ses armées, négocient avec la France pour
le compte du roi de Prusse. « Le zèle de Louis XIV, écrit Frédéric II à d'Alembert,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 153

nous a pourvus d'une colonie de huguenots, laquelle nous a rendu autant de services
que la société d'Ignace en a rendus aux Iroquois. »

Jusqu'au début du XIXe s. leurs registres d'état civil sont tenus en français. Ils ont
leurs temples, écoles et tribunaux où l'on parle français; les sermons en français sont
parfois le rendez-vous de la belle société. Leurs écoles (notamment le collège français
de Berlin) sont fréquentées aussi par des enfants allemands; ils servent de précepteurs
et de gouvernantes aux Allemands, même princes et princesses, aux yeux de qui le
français est inséparable des bonnes manières qui leur manquent encore au XVIIe s.
Ils enseignent le français, le maintien et une civilité à laquelle les femmes sont très
sensibles : ils apprennent à ne pas porter sans élégance un costume trop riche, à
mettre des chaussettes et des chaussures, au lieu de paille dans des sabots, à alterner,
à table, les hommes et les femmes, à ne pas manger à même le plat, sans fourchette,
avec un couteau pointu, à ne pas s'enivrer dans des festins interminables. Ils publient
des modèles de lettres. Malgré leur hostilité à la France qu'ils ont quittée, les réfugiés
répandent leurs modes de vie et leur langue jusque dans les classes modestes des pays
protestants. Il y a des cercles français au Danemark; les enfants apprennent les fables
de La Fontaine, et des gallicismes apparaissent dans les langues germaniques.
Néanmoins, ils provoquent certaines réactions de rejet de la part de beaucoup
d'autochtones : sans être catholiques, ils ne sont pas luthériens et se conduisent
souvent en libertins. En ville, ils s'assimilent au milieu où ils vivent, de sorte que la
troisième génération sait mal le français; leurs noms se germanisent et les Français de
France se moquent du « langage réfugié ».

III.3 L'édition et la presse françaises à l'étranger

En face de la monarchie catholique de France, la Hollande, puissance territoriale


modeste, mais enrichie par l'industrie et le commerce, république puis royaume
calviniste, devient, de 1600 à 1715, le havre des auteurs censurés, spécialiste de la
contrebande, et pourvoyeuse de Francfort, seul grand marché aux livres jusqu'au
milieu du XVIIe s. Elle publie des livres français en tout genre, originaux ou
contrefaçons (le Discours de la méthode, à côté d'histoires ordurières, de libelles
scandaleux, de livres interdits). Les éditions sont belles, et généralement excellentes.
Les correcteurs français des Elzevier améliorent la typographie. À la fin du siècle,
selon Bayle, « les livres français y ont plus de débit que tous les autres; il n'y a guère
de gens de lettres qui n'entendent point le français, quoiqu'ils ne le sachent pas
parler ».

À partir de 1617, une presse périodique s'y développe. Chaque État des Pays-Bas a
sa Gazette. À partir de 1650, des gazetiers, dont beaucoup n'étaient pas néerlandais,
en font d'hebdomadaires, pour l'exportation, rédigées en français, langue
internationale. Celles d'Amsterdam, de Leyde, de La Haye, le Journal des savants, et
les Mercures, répertoires périodiques des faits les plus importants, agissent sur
l'opinion internationale. On en rédige aussi en Angleterre. Au XVIIIe s., à

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 154

Copenhague paraissent La Spectatrice danoise bihebdomadaire, et Le Mercure


danois dont l'audience est loin d'égaler celle de la presse hollandaise. En fait, quoique
largement francophone, la Hollande, où la guerre fit momentanément haïr à la fois
Louis XIV et sa langue, est un centre de résistance à l'influence française, qui s'exerce
assez peu sur la littérature locale. En France, en revanche, beaucoup de lecteurs très
intéressés se procurent cette presse d'opposition contre laquelle le gouvernement
français lutte sans succès.

IV. L'APOGÉE DU FRANÇAIS EN EUROPE

Sous Louis XIII, les pays du Nord hésitaient encore entre l'italien, l'espagnol et le
français; mais dès la minorité de Louis XIV, entre les diverses langues romanes, leur
choix est fait. L'hostilité des puritains et deux révolutions n'empêchent pas les jeunes
nobles anglais de continuer à étudier en France. Les guerres du Palatinat et de
Hollande compromettent un temps le prestige du français mais les témoignages de sa
pratique dans les cours étrangères abondent dès la fin du XVIIe et durant tout le
XVIIIe s.

IV. 1 Causes de la progression du français

IV.1.1 Quoiqu'on ne dispose d'aucun recensement général avant 1801, on estime que
vers 1670, la France avait retrouvé son niveau du début du XIVe s. (environ 20
millions d’ habitants); en 1789, elle était presque surpeuplée pour l'époque (environ
28 millions). Sa population était la plus dense d'Europe et la plus avancée
économiquement et culturellement.

IV.1.2 L'excellence et l'abondance de ses produits partout demandés rendaient plus


que jamais le français utile aux négociants. Certains l'apprennent, en Angleterre.
Depuis longtemps les Pays-Bas le pratiquent : Anvers, où se parle un mélange de
français et de flamand, propage les termes commerciaux français en Hollande. Les
modes et les manières françaises se répandent partout avec les objets de luxe
importés. Le Milanais Cesarotti, au XVIIIe s., justifiera la vague de gallicismes en
italien par le fait qu'« il n'est pas de domaine que les Français n'aient enrichi, depuis
cent cinquante ans, en y introduisant des nouveautés. Leur industrie a produit, avec
une étonnante variété, des objets sans modèle et pour lesquels nos ancêtres ne nous
ont naturellement légué aucun terme ».

IV.1.3 Louis XIV tenait une si grande place dans la politique européenne que tout
chef d'État avait intérêt à choisir des collaborateurs francophones; dans les
conférences, il arrivait que le rôle principal fût tenu par qui parlait le mieux le
français; même pour combattre la France et entrer dans le détail de beaucoup
d'affaires, ses ennemis devaient apprendre sa langue. C'est pourquoi, pendant la
seconde moitié du XVe s., le français se substitua au latin comme langue des

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 155

diplomates.

À la fin du ministère de Richelieu, la correspondance diplomatique se fait déjà en


français avec Malte, la Savoie, nombre d'États allemands, la Lorraine, la Hollande,
l'Angleterre, la Hongrie. Les Italiens, les Espagnols et le « Corps helvétique »
emploient leur langue, mais leurs relations d'alliance ou de sujétion avec la Suisse
romande voisine imposent à beaucoup de Suisses alémaniques la connaissance du
français qui progresse rapidement à Berne. Les ambassadeurs des Treize Cantons
reçus par Louis XIV (1681) le savent presque tous.

Les Diètes d'Empire avaient pour règle de ne communiquer avec les puissances
étrangères qu'en latin, mais l'italien était presque officiel à la cour d'Autriche. Le
texte du traité de Westphalie (1644) est en latin, mais les Français obtiennent de
négocier dans leur langue. À Nimègue, des discussions sur l'emploi du danois font
progresser celui du français, mais la plupart des séances se tiennent en latin. En 1678
le traité franco-hollandais est en français, le traité franco-espagnol en français et en
espagnol; le traité franco-impérial de 1679 est en latin. À la Diète de Francfort, les
Français refusent d'employer le latin pour les négociations mais l'acceptent pour les
actes officiels à moins qu'il n'y ait des versions en langues des diverses parties. À
Rastatt (1714), la France et l'Empire traitent pour la première fois en français pour
éviter trop de lenteur. De même à la convention de Viennc (1735-1736), au traité
d'Aix-la-Chapelle (1748) et par la suite, toujours et sans restriction. Même les pays
étrangers l'utilisent entre eux, afin de mieux faire connaître leurs textes au monde :
traité de commerce de Copenhague (1691), et paix de Kainardji, entre Russes et Turcs
(1774). Il ne s'agit pas d'un droit, mais d'une hégémonie de fait et d'un usage constant.

IV.1.4 Les étrangers découvrent en France une littérature et tout particulièrement un


théâtre qui ne touchent guère les classes populaires mais passionnent la haute
société. Concurrencés par les Italiens, des comédiens français itinérants font
connaître à l'Europe Corneille et Racine : ils commencent à jouer en Bavière (1667),
au Danemark (1669), en Prusse (1684), quoique Frédéric Guillaume n'aime pas les
belles-lettres, en Hollande (1714). Ils font en Pologne de brèves apparitions.
Certaines troupes se fixent dans des cours étrangères : les souverains de Hollande et
de Wurtemberg en entretiennent, ainsi que Frédéric II, qui écrit lui-même des
comédies. Catherine II dépense sans compter pour ses comédiens et son opéra
comique français et composé des pièces pour son « Théâtre de l'Ermitage ». En Saxe
(1719) leur budget est de 10 866 thalers contre 5 333 pour les Italiens; Dresde est
atteinte de « théâtromanie ». Joseph II a une passion pour le théâtre français qui,
pendant une dizaine d'années, brille à Vienne d'un vif éclat. On le cultive même en
Italie, notamment à Parme, à demi française. En Turquie même, après 1738, le consul
de France à Constantinople donna des représentations peut être mal comprises, mais
très applaudies, auxquelles même les femmes assistaient, à travers des jalousies !

IV.1.5 Amies ou ennemies de la France, la plupart des cours européennes étaient


fascinées par l'éclat de la cour de Versailles, où venait se polir une élite d'hommes et

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 156

de femmes de toutes nations, et tout prince qui aspirait à l'élégance et à la majesté


tentait d'imiter ce modèle.

IV.1.6 De plus, à cette époque, qui n'est plus celle de Catherine de Médicis ni d'Anne
d'Autriche, les mariages princiers profitent plutôt à la culture française qu'aux
autres. La Pologne eut deux reines françaises : en 1645, Marie Louise, fille du duc de
Nevers, épouse Ladislas IV. Après sa mort, elle se remarie avec son beau-frère et
reste sur le trône vingt-deux ans, ne parlant que français avec son mari et ne
s'entourant que de Français, tel Saint-Amant, resté deux ans auprès d'elle. Elle fonde
un couvent de Visitandines venues de France pour éduquer des jeunes filles
polonaises. Dans sa suite de dames d'atours et de demoiselles d'honneur, qui
épousèrent toutes des Polonais, se trouvait la jeune Marie, fille du marquis d'Arquien,
gentilhomme nivernais, qui épousa (1665) le roi Jean Sobieski, francophile et
francophone. Sa sœur épouse le chancelier; un capucin français prêche en français à
la Cour; la maison royale regorge de Français. De 1635 à 1700, surtout à Varsovie, on
en a recensé 413 établis de façon durable, exerçant divers métiers. Chopin est le fils
d'un immigré français du XVIIIe s.

Le duc Georges-Guillaume de Brunswick épouse par amour une huguenote


française de petite noblesse rochelaise, Eléonore d'Olbreuse, reçue a sa cour comme
dame d'honneur. La révocation de l'édit de Nantes renforce sa cour de calvinistes,
tolérés par les luthériens locaux. Sa fille ayant épousé Georges II, elle devient l'aïeule
des rois de Prusse et d'Angleterre et toute sa famille est entraînée dans l'orbite
française.

Un certain nombre de ces mariages sont conclus avec des souverains du sud de
l'Europe, particulièrement imperméable à l'influence française. En 1660, la future
reine de France, Marie-Thérèse d'Espagne, sait l'italien mais pas la langue de son
mari, non plus que sa suite. Cela ne suffit pas à hispaniser la cour de France, ni à
franciser celle d'Espagne. Son frère Charles II s'habille à la française pour épouser
Marie-Louise d'Orléans, mais est incapable de prononcer un mot de français. C'est la
reine allemande Marie-Anne de Neubourg, qui, après la mort de Marie-Louise,
commence à acclimater sinon la langue, du moins la mode française, déjà implantée
dans son pays. À la fin du XVIIe s., le roi français Philippe V n'a aucunement la
volonté de franciser l'Espagne; il parle français mais prend des mesures favorables à
la défense de l'espagnol.

Au Portugal, où dominent les influences italienne et castillane, après le mariage de


Mlle d'Aumale avec le roi Alphonse VI (1666), le roi fait venir de France habits,
meubles, voitures, vaisselle, maîtres à danser, cuisiniers, tailleurs, mais on adopte les
choses plus que les mots.

En Italie, des princesses françaises deviennent duchesses en Piémont, à Modène. La


Toscane, à la mort du dernier Médicis (1737), échoit à François de Lorraine, en
échange de ses États héréditaires. Le pouvoir est exercé en son nom par un conseil de

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 157

trois membres dont deux Lorrains; le comte de Richecour y règne en maître jusqu'en
1757 et suscite un certain engouement pour le français parmi les Florentins, pourtant
considérés comme les gardiens de la bonne langue italienne. Un arrière-petit-fils de
Louis XIV, époux d'une fille de Louis XV, devient duc à Parme (1748) et l'influence
française est telle qu'en 1768, il faut un règlement pour ordonner l'usage exclusif de
l'italien dans la comptabilité de l'État.

IV.1.7 À tout cela s'ajoute un facteur proprement linguistique : la langue française


avait été travaillée par les grammairiens et par l'Académie française, en vue d'un
maximum de clarté, et cet objectif avait été atteint : réduite aux termes les plus
généraux par l'élimination des régionalismes et des vocabulaires techniques et
spéciaux, chaque mot conservé ayant été pesé, son sens et son niveau de langue
précisé, ses associations avec d'autres mots déterminées, elle était devenue facilement
intelligible. C'était une langue fixée, donc capable de concurrencer le latin dans le
rôle, selon l'expression de Bayle, de « point de communication de tous les peuples de
l'Europe ».

IV.2 « L'universalité de la langue française »

D'autant plus répandue qu'on montait plus haut dans l'échelle sociale, elle continue,
au XVIIe s. à être mieux connue dans les pays non latins que dans les pays latins. Elle
y pénètre pourtant assez pour faire connaître en Italie la littérature anglaise, qui
n'atteignait le reste des nations que dans des traductions et des adaptations françaises.
Elle devient la langue véhiculaire des intellectuels, des politiques, des savants, des
mondains. Pendant quelques décennies, l'Europe l'accepta comme langue commune.
Rivarol, couronné par l'académie de Berlin pour son Discours sur l'universalité de la
langue française (1784), proclame : « Le temps semble être venu de dire "le monde
français" comme autrefois "le monde romain". »

IV.2.1 Les pays du Nord

Alors que les Français s'ouvrent passionnément à l'influence de l'Angleterre, la


France fait partie du « grand tour » jugé indispensable à l'éducation des Anglais
cultivés. Ils y séjournent longtemps, toujours plus nombreux jusqu'à la Révolution,
continuant à faire de l'équitation à Saumur et à Angers. Ils reçoivent un accueil
aimable, voire enthousiaste. Même pendant les périodes de guerre, les Anglais
résident en France sans difficulté, membres d'une haute société cosmopolite, simple
spectatrice en apparence de la rivalité politique, coloniale et commerciale qui
opposait les deux nations. Sans créer de chaires, on commence à enseigner le français
à Oxford et Cambridge (1741). On le parle beaucoup à la cour des rois hanovriens;
les romans français, les œuvres de Rousseau ont un grand succès. Des anglicismes
pénètrent en français, et des gallicismes en anglais. Certains Anglais écrivent en
français, non seulement leur correspondance personnelle, comme Horace Walpole et

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 158

Mme du Deffand, mais des ouvrages auxquels ils souhaitent donner une vaste
diffusion comme le Vathek de Bedford, et l'Essai sur l'étude de la littérature de
Gibbon.

Aux Pays-Bas, la haute société a une forte culture française. Certains ne savent plus
qu'à peine le néerlandais, ne veulent plus le lire, entretiennent des correspondances en
français. Le roi Charles XII de Suède sait le français sans aimer la France. Mais sous
Gustave III, francisé comme son oncle Frédéric II, la Suède et le suédois empruntent
beaucoup à la France.

En Allemagne, Leibniz entretient de philosophie, en français, Sophie de Hanovre


qui a séjourné à la cour de Louis XIV et failli épouser le duc de Bourgogne. Quoiqu'il
n'ait pas réalisé son souhait d'entrer au service de Louis XIV, il écrit en français sa
Théodicée, ses Nouveaux Essais sur l'entendement, sa Monadologie. Gotha, Weimar,
Dresde se francisent. En Wurtemberg, à la Karlschule, l'enseignement littéraire est
principalement français; l'École des Demoiselles est une copie de Saint-Cyr.
Rousseau est très lu. À Francfort, on rédige en français les statuts de la loge
maçonnique « L'union » fondée par le marquis de Thiers, attaché à l'ambassade de
France; les hommes les plus distingués de la ville en font partie. Voltaire, arrivant en
Prusse, se croit en France; les officiers français faits prisonniers à Rossbach aussi.
Frédéric II parle et écrit le français avec purisme; il est fou de littérature française,
ainsi que les autres membres de la famille royale. Il encourage une presse
française − Le Journal de Berlin, Les Nouvelles politiques et littéraires − et fonde en
1743 une Académie des Sciences et Belles-Lettres de Prusse, en fait internationale,
qui a pour premier président le Français Maupertuis. Le roi y imposa le français à
l'exclusion du latin, la finalité des Académies étant de communiquer les découvertes
dans une langue universelle. « Or, écrit Maupertuis, personne, je crois, ne refusera cet
avantage à la nôtre, qui semble aujourd'hui plutôt la langue de l'Europe entière que la
langue des Français. » « Par ce seul idiome, reprend Frédéric, vous vous épargnez
quantité de langues qu'il vous faudrait apprendre, qui surchargeraient votre mémoire
de mots à la place desquels vous pourrez la remplir de choses, ce qui est bien
préférable; vos idées se propageront d'une manière uniforme et la vérité pénétrera par
le même chemin dans tous les esprits. » On imagine le rayonnement qu'une telle
institution devait assurer en Allemagne à cette langue étrangère.

IV.2.2 Les pays du Sud

Ces pays catholiques ne reçoivent pas d'immigrés protestants et dressent un


« cordon sanitaire » contre les idées philosophiques portées par le français. Fiers de
leur ancienne tradition culturelle, ils ne sont pas très avides des nouveautés d'Outre-
Monts.

Les Français cessent d'emprunter à l'italien mais continuent à l'apprendre. Leur


influence fut tardive en Italie, restée le centre incontesté de l'art. Au XVIIIe s. à
Rome, ville cosmopolite, tous les papes et la plupart des cardinaux, princes et

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 159

princesses sont capables de s'exprimer en français, mais Naples reste très fermée. Une
multitude de traductions prouve qu'on ne sait pas la langue mais qu'on est curieux des
choses françaises : celle des Lettres persanes remporte un grand succès. Des Italiens
comme Beccaria, Goldoni, Alfieri, écrivent en français pour avoir un plus vaste
public, mais sans lui reconnaître une supériorité quelconque. Il se répand surtout dans
le Nord : outre le Piémont, Parme et la Toscane, Milan est un centre intellectuel
ouvert et francophile où la comtesse Simonetti et la société du Café revendiquent le
droit à l'emprunt, au néologisme et au gallicisme, pour les inventions françaises sans
équivalent italien. Reste que cette pénétration n'est pas un envahissement.

À partir de 1714, des manuels de français sont édités en Espagne; à Pau, en 1765,
de jeunes Espagnoles séjournent dans des pensionnats où elles apprennent les bonnes
manières et le français. L'espèce du gallomane existe pourtant, puisque son portrait
devient un thème de satire et de comédie... Àu Portugal, non plus, ce n'est pas
l'engouement. Des traductions, en particulier celle de l'Art poétique de Boileau
(1697), montrent qu'on ne lisait guère dans le texte. Pombal, ami des philosophes,
engage des Français pour diriger la construction de vaisseaux et donner des cours de
navigation, mais n'accorde aucune place officielle au français dans sa réforme de
l'Université (1772).

IV.2.3 Les pays de l'Est

Beaucoup d'écrivains suisses alémaniques utilisent le français pour s'assurer une


plus grande diffusion, mais ils ne sont pas une élite et la frontière linguistique n'en est
en rien modifiée.

En Autriche, la cour de Vienne, où la tradition italienne était très forte, résiste


longtemps, mais Marie-Thérèse épouse François de Lorraine (1736), et fait enseigner
le français dans son « Collegium Theresianum », sa correspondance et celle de sa
famille sont en français. La franc-maçonnerie y est d'origine française. Marie-
Antoinette est l'élève d'un Français, l'abbé de Vermont. Joseph II emplit la cour de
Vienne de Belges et de Lorrains. On y parle un français excellent et Mme Geoffrin y
est reçue en princesse.

Les Magyars qui viennent de Hongrie à la cour d'Autriche tombent en plein milieu
francisé. Paradoxalement, le français leur sert à réhabiliter leur idiome. Les historiens
de la littérature hongroise datent de 1772 la renaissance des lettres et l'attribuent à un
groupe qu'ils appellent l'« école française ». Selon un recensement des livres français
dans les anciennes bibliothèques hongroises inventoriées, ils étaient quatre au XVIe
s., une centaine au XVIIe s. et 3 600 au XVIIIe s.

La France, pour s'assurer des appuis dans sa lutte contre l'Autriche, entretient des
relations avec les princes de Transylvanie et leur fournit des officiers. En Moldavie
et en Valachie (actuelle Roumanie), vassales des Turcs, des Russes francisés

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 160

apportent quelque chose de la culture française; les seigneurs locaux, notamment les
Ypsilanti, s'entourent de Français et apprennent leur langue (mais laissent leurs
femmes dans l'ignorance). En 1776, on introduit, dans le programme du collège de
Bucarest, neuf ans d'étude du français dont la diffusion en Roumanie est facilitée par
l'ouverture d'un consulat français.

Influencée par ses deux reines françaises, la Pologne le développe beaucoup.


Stanislas Leszczynski, roi de 1704 à 1709, devenu duc de Lorraine et beau-père du
roi de France, attire à Lunéville de jeunes Polonais dans sa compagnie de cadets. Sa
fille, Marie, parle, fort bien et sans accent, allemand et français. Son successeur,
Stanislas-Auguste Poniatowski, considère Mme Geoffrin comme sa « maman ». Il
écrit ses mémoires dans sa langue et le français tient, après le latin, dans la profonde
réforme de l'éducation entreprise sous son règne, une place importante, encore accrue
par le coup d'arrêt au latin dû au départ des jésuites; de nombreuses gouvernantes
françaises font carrière en Pologne. Là aussi, la franc-maçonnerie est d'origine
française. On publie un Journal littéraire de Varsovie et la gallomanie n'est pas
diminuée par le partage de la Pologne de 1772.

Le tsar Pierre le Grand (1672-1725) voyage à Paris mais ne sait pas le français; il
appelle artisans et artistes français à Saint-Pétersbourg (aujourd'hui Leningrad), plus
facile d'accès que Moscou, et ouvre la Russie aux Huguenots. L'influence française
se développe surtout après lui, tardive mais intense. Arrive au pouvoir Catherine II
(1762), élève d'une française, Mlle Gardel, et amante du « plus français des
Polonais », Poniatowski, qu'elle fit roi. En relation avec les écrivains et penseurs
français, elle invite Diderot à sa cour. Le clergé orthodoxe étant particulièrement
intolérant à l'égard des catholiques, elle publie des oukases permettant le libre
exercice de leur culte aux étrangers auxquels elle offre toutes sortes d'avantages
économiques (1763). De nombreux Français et Françaises, surtout lorrains, émigrent
en Russie où, entre autres métiers, ils se font instituteurs et gouvernantes. Quoique
souvent dépourvus de la moindre formation, ils donnèrent lieu à Voltaire de se réjouir
« qu'on parlât français à Astrakan, et qu'il y eût des professeurs en langue française à
Moscou ». Ces aventuriers et aventurières font du français la seconde langue
maternelle de l'aristocratie russe. La littérature russe naissante subit fortement
l'influence des livres français, très recherchés. On publie La Gazette de Saint-
Pétersbourg, Le Caméléon littéraire et quelques autres journaux pour des lecteurs
russes, qui parlent et écrivent beaucoup mieux le français qu'ils ont appris que le
russe, leur langue maternelle, qu'ils n'étudient pas. Ils fréquentent tant Paris, où le
futur Paul Ier vient incognito, qu'il faut y ouvrir une chapelle orthodoxe. Ils voyagent
à Strasbourg, Angers, Ferney, et la langue russe s'imprègne de gallicismes.

IV. 2.4 Les pays de l'Ouest

Quelle langue officielle allaient adopter les États-Unis après une indépendance due
en grande partie au soutien français ? La langue française ne manquait pas de

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 161

défenseurs et faillit l'emporter sur celle de l'ancien colonisateur.

IV.3 La réaction

IV.3.1 Le français est resté langue de culture aristocratique. Beaucoup de gens n'en
ont qu'une teinture. Les couches populaires sont soit indifférentes soit hostiles à la
France. Dans le peuple polonais, l'influence de l'allemand domine. En Angleterre,
dans les classes inférieures, il existe une vieille haine et des préjugés bien enracinés
contre les Français, odieux aux puritains à cause de leur immoralité, aux armateurs et
commerçants locaux à cause de leur concurrence. Réfugiés quémandeurs, ils lassent
la charité. Lorsque le francophile Walpole est remplacé par le francophobe Pitt
(1749), des bagarres sanglantes marquent le passage d'une troupe théâtrale française.
À Francfort, en 1740, un incendie ayant éclaté dans les cuisines de l'ambassade, on
accuse les Français d'avoir voulu mettre le feu à la ville.

IV.3.2 L'indiscrétion dans le succès propre aux Français exaspère les amours-propres
et provoque chez les étrangers des réactions de patriotisme : fierté de leurs traditions
culturelles, et désir de donner ou de rendre à leur langue l'éclat que les Français
avaient donné à la leur. Une campagne se développe pour fermer la langue anglaise
aux influences continentales. Leibniz souhaite la régénération de la langue allemande,
la fondation d'une académie, la rédaction de dictionnaires. Les Allemands
commencent à apprécier ce qu'un pamphlet de l'époque appelle « la belle langue
héroïque de leurs pères » et à s'enorgueillir de Gutenberg et de Luther. Berlin, dont la
cour est toute française, leur semble une ville envahie. En Italie, le marquis Orsi, de
Bologne, organise la défense de l'italien contre le français jugé efféminé, non
poétique, peu harmonieux et rigide. L'Académie espagnole, fondée en 1714, est un
centre de résistance aux influences étrangères. En 1735, une « Société des amis de la
langue russe » est établie auprès de l'Académie pétersbourgeoise. Catherine II, en
1782, fonde une Académie exclusivement réservée aux écrivains russes et ne songe
pas, comme Frédéric, à substituer un idiome à l'autre.

IV.3.3 Un peu partout, les gallicismes déclenchent les réactions des puristes locaux.
Si Leibniz, parfait francophone, admet les emprunts avec discernement, les
gallicismes que les puristes espagnols relèvent à foison dans les journaux, sont
satirisés par Iriarte et Pablo Forner. De même en Angleterre, et en Italie, où on accuse
de lassismo les cercles francophiles milanais.

Le théâtre français, longtemps en grande vogue, recule. La mode passe d'écrire des
œuvres littéraires en français pour leur assurer une plus grande diffusion. C'est
l'époque de Schiller, Klopstock, et surtout de Herder, le philosophe du mouvement,
qui détaille les insuffisances du français et voit dans le génie de la langue allemande
la vérité et la vertu. La Suisse s'ouvre aux idées anglaises et allemandes. Berne et
Zurich rivalisent avec Lausanne et Genève comme capitales littéraires. Un cas type
est celui du Piémontais Alfieri qui, à l'académie militaire de Turin, apprend mieux la

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 162

maledettissima lingua francese, que l'italien qu'il adore, tient son journal en français
de 1774 à 1775, le reprend en italien en 1777; entreprend de donner à l'Italie le
théâtre qui lui manque, mais y travaille en pays francophone, et s'éprend d'une
Allemande à laquelle il n'a d'autre ressource que de faire sa cour en français ! Le
français classique se révèle peu apte à exprimer les aspirations « romantiques »;
l'anglais s'annonce comme une langue de culture, rivale du français, favorisée par un
énorme développement maritime et commercial. Survenant pendant cette période de
malaise linguistique, la Révolution ne fera qu'accélérer un déclin à peine amorcé.

V. LA RÉVOLUTION ET L'EMPIRE

Les orateurs de la Révolution s'imaginaient que la « langue de la liberté » allait


devenir « la langue de l'humanité ». En fait, son influence linguistique a été de
renforcer l'amour des langues maternelles et le sentiment de ce « Volkstum » qu'en
1825 un traducteur s'excuse de rendre par le néologisme « nationalité ». Dans cette
crise, le français perdit son hégémonie.

V.1 Après avoir renoncé, dans sa Constitution, à toute guerre de conquête, la France
en fait beaucoup; de batailles en traités de paix, elle devient en 1809 un Empire de
130 départements, allant du nord de l'Allemagne à l'Italie centrale. Elle étend son
influence sur des royaumes théoriquement indépendants comme Naples et l'Espagne.

Accueillis d'abord, notamment par l'Allemagne, en libérateurs, les Français se


rendent vite impopulaires en appliquant un décret de la Convention du 15 décembre
1792, stipulant que, dans tout pays occupé les privilèges seraient supprimés, les
autorités existantes remplacées par les partisans de la liberté, que l'assignat aurait
cours forcé, et que les propriétés appartenant au prince, à ses « satellites » et aux
communautés religieuses seraient mises « sous la sauvegarde de la République
française ». Le comportement des soldats de l'an II justifie la création par l'abbé
Grégoire du mot « vandalisme ». Leur anticléricalisme scandalise les populations
chrétiennes. Les victimes des taxations, exactions, spoliations et pillages sont surtout
les classes sociales les plus francophones. À de lourds impôts s'ajoute, sous l'Empire,
la conscription : l'armée, qui mélange, en principe, mais pas toujours en fait, des
conscrits de toutes provenances, ne leur donne qu'une teinture de français. Étendant
l'emprise politique de la France, l'Empire faisait régresser le rayonnement de sa
culture, maintenu en partie par des savants, des opposants (Chateaubriand, Mme de
Staël) et par l'attrait de Paris qui, dans les rares périodes où la guerre ne l'interdit pas,
reste très fréquentée des étrangers.

Les Français ne développent guère qu'en Pologne leur popularité qui culmine avec
la création (1807) du grand-duché de Varsovie; l'enseignement secondaire y fait une
large place au français; les séances du Conseil d'État ont lieu en français; Varsovie est
un autre Paris.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 163

Partout ailleurs, il y a recul. En Prusse, on crée une « députation pour l'élaboration


et le perfectionnement de la langue allemande » (1792), et l'Académie se germanise.
Lord Palmerston substitue l'anglais au français dans la correspondance diplomatique.
À Vienne où la mort de Louis XVI déclenche l'indignation, on abandonne la langue
française. En Autriche et en Russie, on demande aux émigrés d'abdiquer par serment
la patrie révolutionnaire et les écrits français sont censurés. La Montansier, envoyée
en Belgique par la Convention pour des représentations de propagande, n'a guère de
succès, ni Mlle Raucourt, en Italie. À l'exception de la Russie, le théâtre français
perd beaucoup de son succès à l'étranger.

V.2 Le français s'était répandu jusque-là de façon spontanée grâce au prestige


culturel de la France. Les mesures autoritaires prises pour en faire la langue de tous
les citoyens ne lui furent pas aussi favorables. Des lois interdisant l'usage de toute
autre langue dans les actes publics ou privés (1794), l'imposant même dans les
tribunaux (1795), en font un objet de haine : à Bruxelles, on refuse de traduire les
proclamations de Dumouriez « pour ne pas laisser profaner la langue flamande ».
L'italien et l'allemand ne se laissent pas éliminer. Une chose est de s'initier à une
langue véhiculaire, autre chose de renoncer à la sienne. L'application, par la force des
choses, fut suspendue peu après la promulgation.

Au programme républicain d'assimilation, Napoléon n'attache pas partout la même


importance : à l'intérieur des « frontières naturelles » (Nice, rive gauche du Rhin) où
les annexions ont un caractère définitif, la tyrannie linguistique règne. L'obligation de
signer des contrats, des testaments dans une langue inconnue est très mai ressentie,
d'où nécessité de surseoir ici et là à l'application, dans un chaos d'ordres et de
contrordres.

Ailleurs, d'autres intérêts l'emportent, et l'empereur module ses exigences selon les
situations locales. Le français est en principe la langue de l'administration mais les
hauts fonctionnaires sont recrutés autant que possible dans les pays conquis. Le Code
civil est appliqué dans les « départements réunis », puis dans les territoires gouvernés
par la famille Bonaparte, mais dans le royaume de Westphalie confié à Jérôme, on
l'utilise en allemand. L'égalité du français et de l'italien est reconnue en Toscane, mais
non dans le reste de l'Italie. Il est permis de juxtaposer une traduction en langue du
pays au catéchisme, et aux actes juridiques dont, pourtant, seul le texte français fait
autorité...

V.3 En matière d'enseignement, les « gymnases » allemands sont supprimés et on


installe un peu partout des « Écoles centrales » (fondées en 1795). Napoléon essaie
d'étendre à tous les territoires conquis sa réforme universitaire. Mais les lycées, où
l'enseignement devrait être donné en français, sont longs à établir et à remplir. Celui
de Parme ne recrute aucun élève. Celui de Mayence, la ville d'Allemagne la plus
francophile, 16 en vingt mois. Par contre, celui de Turin où la tradition de
l'enseignement en français est ancienne, est assez fréquenté. Celui de Gênes, prévu en
1805 et créé en 1811, a 318 élèves en 1812. Par-ci par-là on ouvre une école normale

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 164

(Coblence, 60 élèves en 1812). Dans les facultés et écoles spéciales, on laisse une
place à l'idiome du pays et au latin; on crée à Pise un « pensionnat académique » dont
certains élèves peuvent être appelés à l'école normale de Paris. Mais, à vrai dire,
Napoléon s'intéresse surtout aux écoles militaires dont il tient à ce que les élèves
soient francisés.

Les projets républicains d'école primaire se révèlent inapplicables. Les préfets,


chargés de la surveillance de l'enseignement (1802), ne peuvent que constater la
médiocrité des maîtres, qui ignorent souvent le français, et l'impossibilité d'en
recruter de meilleurs, situation à laquelle l'Empire ne cherche pas à remédier.

V.4 Malgré tout, les classes aristocratiques, même politiquement ennemies, ne


perdent pas l'habitude du français. Mme de Staël le constate en Allemagne. Lors
d'une séance de l'académie de Berlin où se trouvait l'abbé Grégoire (1804), tous les
mémoires qu'on y lut étaient en français, langue connue de beaucoup d'officiers
prussiens. Les Allemands sont partagés entre leur culture française et leur haine de
l'envahisseur, leur amour pour leur langue maternelle et leur croyance à l'universalité
du français. En partie protestante, et jouissant d'une certaine autonomie, la Suisse
francophone sert de trait d'union entre la France et l'Angleterre qui, malgré des
hostilités perpétuelles, reste curieuse des choses françaises et considère toujours le
français comme la langue de l'Europe continentale. En Russie, les réactions anti-
françaises dues à la guerre sont passagères et n'atteignent pas profondément le
prestige d'une littérature et d'une langue qui resteront dominantes jusqu'à la fin à la
cour des tsars. Le français se développe dans certains pays soumis aux Turcs :
provinces danubiennes et Grèce.

De nombreux émigrés, bien accueillis à Hambourg, en Angleterre, en Russie, à


Coblence, à Trèves, s'étaient faits précepteurs, maîtres de pension, libraires, ou même
comédiens; ils publient des gazettes, surtout à Berlin et Hambourg. Leur influence est
faible à Vienne et en Espagne, considérable en Russie où ils occupent des fonctions,
reçoivent des terres, comme le duc de Richelieu qui organise le Sud et fonde Odessa.
La dignité de certains ecclésiastiques fait un peu reculer l'intransigeance anti-
catholique en Russie et en Angleterre. Mais rien de comparable au rôle des
protestants un siècle plus tôt; la plupart, ayant donné précédemment dans les idées
philosophiques, n'avaient rien à dire, sinon se renier.

VI. XIXe ET XXe SIÈCLES

Le français regagne outre-mer un certain « impérialisme » et conserve en Europe un


rôle important mais non hégémonique à côté de l'anglais et de l'allemand en forte
progression. La rivalité culturelle entre les puissances reflète leur rivalité politique.
En France, les « idéologues », découvrant les lois de formation et d'évolution des
langues, démontrent la vanité de tout projet d'établir une langue véritablement
universelle, rêve qui ne sera que partiellement réalisé par les nations anglo-saxonnes.

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VI.1 Le français dans les relations internationales

Langue dominante au congrès de Vienne, langue de rédaction du traité, le français


garda sur le continent son statut de langue diplomatique, jusqu'au traité de Versailles
(1919), rédigé en français et en anglais, alors que les États-Unis, suivis par
l'Angleterre, avaient décidé de n'utiliser aucune autre langue que la leur, tout en
accordant le même droit aux ambassadeurs étrangers. Depuis, les traités et accords
sont de plus en plus souvent rédigés dans les langues de toutes les parties. Mais
plusieurs États de langue officielle ni anglaise ni française utilisent encore le français
avec des partenaires placés dans la même situation. En 1945 (grâce, notamment, à
l'insistance de Haïti) le français obtient le même statut que l'anglais à l'O.N.U. et dans
ses institutions spécialisées. Il est comme l'anglais, l'espagnol, le russe, le chinois et
l'arabe, langue de travail et langue officielle. Depuis l'admission de nombreux États
francisants (1960), il est utilisé par 48 délégations sur 159, et le quart des orateurs.
Mais 90 % des documents préparatoires sont rédigés en anglais, ce qui tend à rendre
optionnelles les autres langues.

Le multilinguisme théorique des institutions européennes, déjà trop coûteux à douze


pour être toujours effectif, devient impossible à gérer avec l'entrée de nouveaux
partenaires, sauf traduction plus ou moins automatique des documents de travail.
Quoique les Britanniques ne soient pas les plus nombreux dans la communauté,
l'anglais, ou pour mieux dire l'anglo-américain, s'y taille de plus en plus la part du
lion. Le français pourrait, paradoxalement, bénéficier de la réclamation des
Allemands qui, forts des 80 millions de germanophones, commencent à protester
contre l'anglophonie galopante. Hors de l'Europe, il est langue officielle et de travail,
à côté de l'anglais ou de l'anglais et de l'arabe dans la Commission du Pacifique Sud,
les organisations régionales africaines, la Conférence islamique, la Ligue arabe. Sa
place de seconde langue paraît solide dans nombre d'organisations non
gouvernementales dont beaucoup ont été créées et entretenues par la France. Enfin,
considérable potentiel de soutien à sa langue, celle-ci accueille 8% des congrès
internationaux et près de 66% de ceux qui se tiennent en Europe, Paris tenant le
premier rang.

VI. 2 La diffusion du français à l'étranger

De 1815 à 1871, la diffusion du français à l'étranger est surtout le fait d'acteurs


privés agissant pour des raisons idéologiques. De 1871 à 1914, la défaite exacerbe en
France un certain « messianisme ». D'importantes associations plus ou moins
soutenues par l'État se créent pour diffuser le français, considéré comme vecteur de la
Civilisation. Depuis 1919 : renforcement du rôle de l'État en matière de politique
linguistique. Depuis 1960 : développement, d'abord à l'initiative des pays décolonisés
ou menacés dans leur identité, du mouvement appelé « francophonie ».

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VI.2.1 Les acteurs privés religieux

Les œuvres catholiques dont certaines remontent au XVIIe s., sont fort actives au
XIXe s. En 1894, sur 70 000 missionnaires dans le monde, environ 50 000, prêtres,
frères ou sœurs, sont français et répandent, avec leur religion, leur culture et leur
langue. L'État les subventionne, assez chichement. Malgré le virulent anticléricalisme
de la IIIe République, et l'expulsion hors de France des congrégations, le Quai
d'Orsay continua à les soutenir, notamment dans l'Empire ottoman (plus de 10 000
élèves en 1914). Il s'appuya sur des jésuites français pour concurrencer des
universités de langue anglaise qui s'étaient établies à Beyrouth et à Shangai. En 1939,
30 000 religieux français hors frontières scolarisaient 300 000 élèves. En 1981, leurs
écoles, dirigées par 14 000 religieux, scolarisaient, au moins partiellement en
français, un million d'élèves, chiffre supérieur à celui du total des autres acteurs y
compris l'État. Au Proche-Orient, la majorité des gens instruits est encore plus ou
moins imprégnée de culture française. En Égypte, à une époque de violente rivalité
franco-anglaise, le nombre de leurs élèves était passé de 15 000 (1902) à 25 000
(1914). Mais aujourd'hui, les écoles privées égyptiennes abandonnent de plus en plus
le français.

La Société des missions évangéliques de Paris (1822) s'implante dans diverses


colonies. En 1971, elle devient la Communauté évangélique d'action apostolique. En
1972, elle scolarise quelques milliers d'élèves en Afrique et 1 500 au collège
protestant de Beyrouth.

L'Alliance israélite universelle (1860) offre des écoles aux communautés juives
dont le mode de vie restait archaïque dans les pays méditerranéens et d'Europe
centrale : 200 en 1914, dont près de la moitié (14 000 élèves) dans l'Empire ottoman.
Aujourd'hui elle scolarise, principalement en français, environ 20 000 élèves, surtout
en Israël.

VI.2.2 Les acteurs privés laïcs

Dès les années 1820, francs-maçons, saint-simoniens, socialistes français, sont en


relations avec de nombreuses institutions et personnalités étrangères; aux côtés des
« libertadores » d'Amérique du Sud, ils jouent le rôle de coopérants et conseillers
culturels avant la lettre, répandant les idées de la Révolution et créant des liens entre
la France et les nouvelles républiques hispanophones. Beaucoup plus tard, se créent
des associations encore en pleine activité. L'Alliance française (1883) compte déjà,
en 1914, plusieurs centaines de comités locaux, financés à 70 % par leurs moyens
propres. Aujourd'hui, les subventions du gouvernement français, en constante
augmentation, lui permettent d'organiser des manifestations culturelles et, à un coût
qui reste très inférieur à celui des lycées français, des cours de français pour des

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 167

élèves qui, en 1992, étaient 358 673. Ces subventions ont un effet multiplicateur,
suscitant dons et legs, subventions locales et actes de bénévolat. Les centres les plus
importants se trouvent − à part celui de Paris (plus de 20 000 élèves) − à Hong Kong,
en Amérique latine et en Afrique où, consécutivement à la baisse de l'enseignement
officiel, la demande s'accroît considérablement. Dans une atmosphère de convivialité
et de dialogue des cultures, elle emploie 4 000 enseignants à plein temps pour ses 300
000 élèves actuels qui coûtent à l'État dix à quinze fois moins que les 200 000 élèves
de ses instituts et lycées. Elle a ouvert (en 1919) l'École internationale de Paris qui de
1945 à 1977 a dispensé des cours à plus de 870 000 étudiants d'une centaine de pays.

La Mission laïque française (1902) démantelée par les événements du Proche et de


l'Extrême-Orient s'est reconstituée ailleurs. Elle possède aujourd'hui, dans 40 pays, 90
établissements (environ 1 200 enseignants et 18 000 élèves) dont une trentaine sont
payés par les sociétés françaises pour scolariser, partout où elles s'implantent,
durablement ou provisoirement, les enfants de leurs cadres, ce qui constitue un
support précieux et souple pour la politique économique de la France.

La Chambre de commerce de Paris forme des professeurs étrangers et a mis en


place dans 51 pays 215 centres préparant à ses examens de langue du commerce et
des affaires (5 000 candidats en 1985).

VI.2.3 Caractéristiques de l'action culturelle directe de l'État français

Elle fut tardive, et plus opportuniste que volontariste. La IIIe République, à partir de
1905, conçoit et finance (surtout par le pari mutuel et le produit des jeux) le début
d'une politique linguistique; quoiqu'en constante progression depuis 1919, elle n'a pas
un caractère massif, ne mettant guère en jeu que 2 % du P.N.B., grossis par un certain
« effet multiplicateur », et la contribution de pays qui font appel à leurs frais à des
coopérants francophones. Très peu tournée vers le profit, alors que nos échanges
commerciaux croissent plus vite avec les États non francisants, elle s'adresse surtout à
des pays pauvres sans débouchés économiques importants, et ne suffit pas à la
demande : les crédits destinés aux manuels scolaires devraient au moins quintupler
pour qu'on puisse espérer transformer en francophones réels les francophones
potentiels. Quant aux pays développés, Belgique, Suisse, Canada, Louisiane,
Nouvelle-Angleterre, les crédits qui leur sont consacrés sont dérisoires.

Les institutions de toute nature contribuant à la diffusion du français relèvent de


divers ministères (Affaires étrangères, Coopération, Défense, Éducation nationale, et,
depuis 1988, Francophonie). Des structures de coordination existent mais ont souvent
pour seul effet de ratifier − parfois d'entraver − des initiatives locales et individuelles.

C'est bien à tort que la France est accusée d'impérialisme linguistique. Il s'agit plutôt
d'un désir diffus d'expansion, d'influence, et de contribution au progrès de l'humanité,
animant quelques centaines d'hommes très motivés, et quelque 100 000 agents

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 168

culturels, enseignants et experts, gens de toutes tendances, parmi lesquels, pour cette
action précise, le consensus règne. De plus des organismes internationaux, comme
l'Unesco, recrutent en France, selon les années, entre un cinquième et la moitié de
leurs coopérants. Les Français sont près de 45 % des agents culturels expatriés, et
c'est l'un des rares domaines où existe un équilibre avec les anglophones. Volontaires,
destinés à être relevés par des nationaux, ils ne forment pas un « corps » et ne sont
employés que temporairement, parfois pour de courtes missions. Ils sont pourtant
appréciés dans le monde entier et, telle quelle, l'œuvre réalisée est déjà immense.

V1.2.4 Action des autres États francophones

L'association belge « pour la promotion et l'éducation à l'étranger » emploie 300


professeurs et techniciens. L'Alliance Champlain, québécoise, s'occupe de former des
professeurs de français pour le continent américain. Des enseignants tunisiens, au
moins titulaires d'une maîtrise, participent à l'enseignement du français dans le
monde, surtout dans les pays arabes.

VI.3 Réalisations de l'action culturelle directe de l'État français

Les cinq grands établissements de recherche archéologique, à Rome (fondé par


Louis XIV), à Athènes (1846), au Caire, à Pondichéry et Madrid n'ont qu'un rôle
indirectement linguistique.

Les premiers instituts français, dépendant d'universités françaises, ont été ceux de
Madrid (1909), Florence, et Saint-Pétersbourg. En 1939 ils étaient 35; en 1982-1983,
avec les centres culturels, ils sont 160. 2 509 animateurs offrent à 109 000 élèves des
bibliothèques de prêt, des centres de documentation sur la France, des salles où l'on
peut lire les journaux français, des salles de cours, des laboratoires de langues, des
films, des conférences, des expositions. Pour les adultes, dans les pays trop pauvres
pour payer les cours de l'Alliance française, ou totalitaires, refusant les associations et
missions, ils représentent la seule possibilité permanente d'accès au français et
d'échanges culturels.

Les lycées français ou franco-étrangers remontent au ministère de Victor Duruy


(1863-1869), qui fonda en plusieurs points de l'Empire ottoman quelques
établissements scolaires non religieux. Aujourd'hui, ils sont 361 (près de 10 000
enseignants, plus de 200 000 élèves). Ils scolarisent les enfants de diplomates et de
coopérants français ou de pays francophones (80 000) et favorisent le biculturalisme
par l'accueil d'élèves étrangers (120 000).

À partir de 1905, les lycées français accueillent des assistants anglais et allemands,
et des universités étrangères, surtout américaines, reçoivent des professeurs français
et des lecteurs ; environ 450, sont mis à la disposition d'autres établissements

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 169

d'enseignement supérieur, pour plus de la moitié au Maghreb et en Afrique


francophone.

Dans les ambassades, on crée en 1920 des postes d'attachés culturels et, en 1958,
d'attachés linguistiques. Ils ont pour rôle d'assurer des enseignements, de conseiller
les autorités nationales ou locales sur les programmes, d'animer des activités de
traduction et de terminologie, et surtout d'encadrer, perfectionner, recycler les
professeurs nationaux sur lesquels se joue l'avenir du français. Ainsi, en Égypte, où
l'enseignement secondaire est en difficulté par suite du développement vertigineux de
la population scolarisable, leur travail est primordial.

Le Quai d'Orsay crée un « service des œuvres françaises à l'étranger » (1920), suivi,
dans l'immédiat après-guerre, d'une « direction générale des relations culturelles ».
On fonde le Haut Comité pour la défense et l'expansion de la langue française,
présidé par le Premier ministre et chargé des questions de politique linguistique et de
défense qualitative du français (1966), qui devient Commissariat général à la langue
française (1981), puis Conseil supérieur de la langue française (1989). Ce n'est
plus un conseil de hauts fonctionnaires, mais une assemblée de 25 personnalités
représentant tous les secteurs de la vie du pays et, pour la première fois, de quelques
vrais linguistes. Elle a un organe exécutif, la « Délégation générale à la langue
française », qui met en œuvre ses conclusions.

L'état subventionne ou finance les organismes ci-dessous

 Le « Centre international d'études pédagogiques de Sèvres » (le C.I.E.P.),


associé à une centaine de centres dans le monde, lieux de documentation, de
réunion et de recherche pédagogique. Il organise des stages de durée variable
pour préparer des formateurs, met en œuvre des programmes comme celui de
la coopération éducative entre la France et le Québec, et anime des associations
comme la Fédération internationale des professeurs de français fondée en
1967.
 Le « Bureau pour l'enseignement de la langue et de la civilisation françaises à
l'étranger » (B.E.L.C., 1959) étudie la linguistique appliquée et comparée, et
fournit une assistance et du matériel pédagogique à différents pays selon leur
situation.
 Le « Centre de recherche et d'étude pour la diffusion du français »
(C.R.E.D.I.F., 1959) a pour origine les travaux de G. Gougenheim sur le
français fondamental, commencés en 1951, et pour but l'alphabétisation et
l'enseignement du vocabulaire scientifique et technique. Il produit des
méthodes audiovisuelles de spécialités et de niveaux variés. Il forme, à l'E.N.S.
de Saint-Cloud, des étudiants ayant des besoins en langue française et des
enseignants de français langue étrangère.
 Le « Centre national de documentation pédagogique » (C.N.D.P.).
 Une banque de données sur les moyens d'enseignement du français DIACOM
1.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 170

 Les centres universitaires ouverts dans les D.O.M-T.O.M. Celui de la


Réunion a fortement contribué à développer l'enseignement supérieur français
à l'île Maurice, il entretient des relations avec les Seychelles, Madagascar et les
pays voisins. Il a créé une « Association internationale des institutions de
recherche et de développement de l'océan Indien ». À Papeete et surtout à
Nouméa, ont lieu d'importants stages de recyclage des professeurs de français
australiens ou néo-zélandais.
 La Cité universitaire de Paris fut créée (1925) pour l'accueil en France des
étudiants étrangers, de plus en plus nombreux (1 190 350 en 1983-84, soit
13,8 % de la population universitaire totale, la France occupant le deuxième
rang, après les U.S.A.). Presque toutes les universités leur organisent
aujourd'hui des cours de perfectionnement en français. Elle accorde des
bourses pour faire des traducteurs, des secrétaires bilingues et des enseignants
de français langue étrangère, notamment à l'« U.E.R. d'études françaises pour
l'étranger » de l'université de Paris III.

Une amélioration de l'accueil pourrait peut-être remédier à un taux d'échecs et


d'insatisfaction assez fort. Et il y aurait tout à gagner, dans les domaines du commerce
extérieur et de la coopération scientifique et technique, à assurer un meilleur « suivi »
des anciens étudiants étrangers non francophones fréquentant les universités ou
écoles techniques supérieures françaises, et aussi celles de Montréal, Louvain-la-
Neuve, Genève.

VI. 4 Taux d'enseignement du français en pays allophones

On appelle ainsi le pourcentage d'enseignés de français par rapport à la


population totale des enseignés d'un pays. Le rapport de 1985 sur l'état de la
francophonie donne les chiffres suivants, tous niveaux et types d'enseignements
confondus (celui de 1993 ne fournit pas de pourcentages) :

 21 %, pour l'Europe occidentale (niveau généralement bon); développement


en Irlande, Norvège, Finlande, aux Pays-Bas, au Portugal, en Suède, en
Autriche et en R.F.A., surtout pour des raisons technologiques. Des cours de
français à la radio et à la télévision sont bien implantés et parfois couplés avec
ceux de l'école en Grande-Bretagne et en Suède.
 13 % en Amérique du Nord (niveau généralement bon) − 10,7 % au Proche
et Moyen-Orient (niveau plutôt faible).
 4,9 % en Europe de l'Est (en recul presque partout, mais, même n'ayant
jamais quitté leur pays, les étudiants de français ont un très bon niveau).
 3 % en Amérique latine et aux Caraibes (niveau généralement assez faible
dans le secondaire, meilleur à l'université).
 2,6% en Afrique noire non francophone (niveau généralement médiocre, à
l'exception de la Sierra Leone qui fait un gros effort).
 0,2 % en Asie et Océanie.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 171

En cas de taux inférieurs à 5%, les effectifs d'enseignés se réduisent souvent à ceux
du dispositif français à l'étranger. Dans l'ensemble de l'Asie, le français est en
deuxième ou troisième position, loin derrière l'anglais sauf au Viêt-nam. Au japon, en
Inde, en Corée du Sud, en Chine populaire, les effectifs, quasi inexistants dans le
secondaire, croissent dans les universités, grâce à un réseau de lecteurs français et à
un corps professoral national de bon niveau.

Étant donné le poids que prend dans le monde la zone du Pacifique, la France
envisage, malgré les problèmes calédoniens, d'y établir un « Centre d'études
supérieures francophones ». En Australie, les langues étrangères sont optionnelles et
seulement 20 % des élèves font cette option parmi lesquels 40 % de francisants,
surtout vietnamiens, mauriciens et libanais. Ces derniers y sont 145 000 et leur
patriarche fait de grands efforts pour le développement du français.

VII. LA FRANCOPHONIE

VII.1 Nom et institutions

La décennie 1950-1960 vit la fondation d'organismes encore actifs aujourd'hui :


l'« Union des journalistes de langue française » (U.J.L.F. 1952), l'« Union culturelle
et technique de langue française » entre le Canada et la France (U.C.T.F. 1954), la
« Communauté radiophonique de langue française » (1955), la « Communauté des
télévisions francophones » (1962), et l'« Association des universités partiellement ou
entièrement de langue française » (A.U.P.E.L.F. 1961) qui agit au moyen de
l'U.R.E.F. (Université des réseaux d'expression francophone).

Le terme de francophonie, créé au lendemain de la guerre de 1870 par le géographe


Onésime Reclus, resurgit en 1962 dans la revue Esprit, sous la plume de Léopold
Sédar Senghor. Très vite, d'autres hommes politiques s'en emparent : le prince
Norodom Sihanouk (Cambodge), les présidents Habib Bourguiba (Tunisie), Charles
Hélou (Liban), Hamani Diori (Niger). Certains journalistes et universitaires
québécois, rejoints par les Wallons, y voient une arme pour leurs luttes politico-
linguistiques. Bref, lorsqu'il entre dans les dictionnaires, dans les années soixante, il
est le fait d'hommes d'État étrangers. La France ne fait qu'accepter ce cadeau qui
réalise, dans une certaine mesure, son rêve universaliste. Outre le service des Affaires
francophones du ministère des Relations extérieures, elle crée un « Haut Conseil de la
francophonie » (1984), dépendant de la présidence de la République, qui réunit des
personnalités françaises et étrangères pour préciser le rôle de la langue française dans
le monde. Il publie tous les cinq ans un « rapport sur l'état présent de la
francophonie ». Destiné à l'origine à coordonner les services qui s'occupent de ces
questions dans quatre ministères différents, un « secrétariat d'État chargé de la
francophonie » est créé en 1986 et devient en 1988 un ministère de la
Francophonie. Depuis 1986 se tiennent régulièrement, en principe tous les deux ans,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 172

des « sommets » à vocation au moins aussi politique que linguistique, réunissant les
chefs d'États et de gouvernements des pays francophones. Un « Conseil permanent de
la francophonie », qui en assure le suivi et l'organisation, a été créé par le sommet de
Chaillot en 1991. Celui de Dakar, en 1989, a approuvé la fondation d'une Université
internationale de langue française à Alexandrie (Égypte) et l'a reconnue
« établissement privé d'utilité publique internationale ». Elle a pour mission de
former des cadres appelés à travailler en Afrique francophone dans les domaines de la
nutrition, de la santé, de l'administration et de la gestion. Le Secrétaire général des
Nations unies, présent au sommet de Maurice en 1993, parle d'une « famille unie »,
se félicite qu'« aujourd'hui, pour la première fois, la francophonie non française
dépasse numériquement celle de la France » et se « porte garant de l'équilibre des
langues au sein de l'O.N.U. ».

D'autres institutions et associations se mettent en place : la « Fédération du français


universel » (1964) qui organise des « Biennales pour la défense et l'expansion de la
langue française »; l'« Association des parlementaires de langue française », (1967),
la « Fédération internationale des professeurs de français ». Une mention spéciale
doit être faite du « Conseil international de la langue française » (C.I.L.F.) fondé en
1968, qui regroupe aujourd'hui 24 états dont 18 africains, et de l'« Agence de
coopération culturelle et technique » (A.C.C.T.) qui, par la volonté d'Hamani Diori,
fut fondée à Niamey en 1969, et groupe 41 États francophones. Ces deux institutions
se complètent et, souvent, coopèrent, travaillant à des publications techniques
bilingues, des dictionnaires, des ouvrages didactiques et des manuels de diverses
spécialités, des lexiques français-langues africaines, des mallettes éducatives pour
écoles rurales, des programmes de télévision éducative, et aussi une collection de
textes traditionnels facilitant la conservation des cultures menacées. Il serait trop long
de donner une liste complète de toutes les associations francophones qui organisent
des stages, des échanges, des groupes d'études et dont le nombre n'est pas forcément
une garantie d'efficacité.

Ce mouvement ne cesse de s'élargir. Le gouvernement algérien, qui la dénonce


comme une entreprise impérialiste, a seulement fermé les yeux sur une certaine
collaboration de ses universités avec l'A.U.P.E.L.F. et le C.I.L.F. Des parlementaires,
juristes, linguistes de pays non francisants (Brésiliens, Égyptiens, Espagnols, Grecs,
Italiens, Polonais, Roumains, Suisses, etc.) participent, en français, aux travaux de
certaines associations francophones.

VII.2 Nature de ce mouvement

Il répond au besoin d'affirmer son identité, éprouvé par ceux pour qui la langue
française a toujours été, ou bien est devenue une « patrie », ou du moins un
patrimoine. En Belgique, en Suisse, au Québec, existent des littératures en français,
plus ou moins autonomes par rapport à la France. De plus, des francophones
véritablement bilingues ont fait du français, au-delà de son rôle véhiculaire,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 173

l'instrument de créations littéraires. en Haïti, à la Martinique, en Afrique noire, au


Maghreb, au Liban, des littératures en français sont nées, et elles sont étudiées à
l'école hors de France. Elles sont scandaleusement ignorées du public français, encore
que des Centres d'études francophones s'ouvrent dans diverses universités. Il faut
noter que le français est une des très rares langues dans lesquelles ont choisi de
s'exprimer des écrivains de pays où il n'a pas été institutionnalisé, comme Panaït
Istrati. Gréco-roumain, Samuel Beckett, irlandais, prix Nobel de littérature, Eugène
Ionesco, roumain, de l'Académie française, Vintila Corbul, roumain, Hector
Bianciotti, italo-argentin.

Cet ensemble d'États et de locuteurs unis par la langue est naturellement traversé de
courants centrifuges et de courants centripètes.

Il n'est pas toujours facile de vivre la tension entre deux cultures : « je ne suis pas
d'un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, dit un personnage du
Sénégalais Cheikh Hamidou Kane, je suis devenu les deux ». Edouard Maunick,
poète mauricien, parle d'« inséminer le français ». Les écrivains congolais,
camerounais, ivoiriens, n'écrivent plus avec « l'œil de l'instituteur français dans le
dos ». Ahmadou Kourouma, auteur de Soleil des indépendances, « casse le français »
pour « restituer le tour africain ». « La langue française me colonise, écrit Tchicaya U
Tamsi, je la colonise à mon tour », « je fais éclater les mots pour exprimer ma
tropicalité ». De violentes revendications identitaires se manifestent parmi les
Québécois et les Acadiens qui veulent bien faire l'inventaire des ressemblances et des
différences, mais refusent la notion de « faute » par rapport à une norme qui
marginalise les régionalismes. Pour la Louisianaise Jeanne Castille, « se battre pour
le français n'est pas se battre pour la France mais pour l'Acadie et la Louisiane ». Les
États francophones veulent le français dans la mesure où il n'étouffe pas mais
promeut leurs cultures propres. La francophonie est un mouvement d'émancipation, et
ses institutions contribuent à l'affirmation et à l'épanouissement de cultures
longtemps méconnues.

L'A.C.C.T., l'A.U.P.E.L.F., le C.I.L.F. travaillent à la promotion conjointe du


français et des langues et cultures nationales : « Les Antillais, écrit Aimé Césaire, ne
peuvent ni ignorer l'histoire ni la falsifier. La composante américaine, le
soubassement nègre, et trois siècles de vie commune avec la France, tout cela
constitue un tout indissociable... La richesse et l'originalité des Antilles sont le prix de
cette synthèse. » « Pourquoi écrivons-nous en français, se demande Senghor ? Parce
que nous sommes des métis culturels, parce que, si nous sentons en nègres, nous nous
exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle,
que notre message s'adresse aussi aux Français de France et aux autres hommes. » Et
le roi du Maroc veut de bons coopérants « parce que le génie français n'appartient pas
à la France » et que c'est « un véhicule qui ouvre une assez grande tranche d'univers
dans l'esprit de chacun ». Ainsi l'histoire et la volonté des hommes pourraient
construire une « francopolyphonie », refusant l'uniformité mais capable
d'universalité.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 174

En effet, mettant en contact des partenaires qui naguère s'ignoraient : Caraïbes,


Maghreb, Océan Indien, Afrique noire, la francophonie cesserait d'exister si ses
membres cessaient de s'entre − comprendre. Le français ne doit pas seulement
exprimer des singularités locales mais constituer le lien de plus de 200 millions de
personnes de toutes races. C'est bien ce qu'a comprise Québécois Jean Marcel,
refusant de se laisser enfermer dans le « joual », idiome populaire de Montréal. D'où
un courant puriste, en général européen, mais parfois aussi africain. Les francophones
conscients de la dimension internationale de leur langue comprennent à quel point
il est important de veiller à ce qu'elle n'éclate pas en dialectes opaques les uns aux
autres. Les savoureuses particularités locales constituent un fait de diglossie
parfaitement légitime chez soi, et acceptable au-dehors dans la mesure où
l'intercompréhension n'est pas compromise. Mais c'est réalisme et non chauvinisme
de préconiser l'enseignement normatif assez rigoureux d'un français standard, dont le
parler directeur ne peut, à l'heure actuelle, être que celui de Paris. De plus, on voit se
manifester un certain souci d'« unité diachronique » dans les politiques culturelles des
pays francophones. À la différence d'autres puissances, surtout préoccupées d'unité
synchronique entre pays d'une même aire linguistique, et tout en repoussant un
fixisme qui condamnerait la langue à mourir, on souhaite que les chefs-d'œuvre
littéraires du passé restent accessibles au plus grand nombre. D'où la nécessité
d'insister sur les structures phonétiques et morphosyntaxiques dans un enseignement
qui peut admettre plus de laxisme en matière de vocabulaire. C'est un fait que la
France, en 1988, compte beaucoup plus de francophones de langue maternelle que
tout le reste du monde et que son patrimoine littéraire a plus de poids que tout ce qu'a
produit jusqu'ici le reste de la francophonie. Si toutes les variétés d'une langue sont
linguistiquement égales, il y en a qui, sociologiquement, sont « plus égales » que
d'autres. Il est souhaitable d'arriver à une gestion des différences qui ne soit pas un
affrontement. Et la plupart des francophones tiennent non seulement à la langue mais
aussi à la culture française qui, outre la rationalité et les techniques, apporte un
souffle de liberté, un humanisme, une foi.

La francophonie est aussi un fait d'entraide. Les pays du Nord aident ceux du
Sud. Depuis 1970, le Canada, le Québec, la Suisse, la Belgique renforcent
considérablement leurs liens avec le Maghreb, le Liban, l'Afrique subsaharienne,
l'océan Indien. Plusieurs institutions font partie des O.N.G. ou de l'O.N.U., dosant
savamment les représentations nationales.

Les pays nordiques préfèrent passer par des organismes de répartition auxquels la
France a consacré, en 1986-1987, 160 millions de francs et le Canada 80 millions, la
Belgique venant loin derrière. Mais c'est peu de chose en comparaison des 6 milliards
et plus que la France a consacrés en 1986 à une aide directe à ses anciennes colonies.
La francophonie a acquis un certain poids économique. Mais il n'est nullement
question à l'heure actuelle d'institutionnaliser son rôle politique.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 175

VII.3 Les médias francophones dans le monde

La diffusion du français et sa survie passent, entre autres choses, par l'accroissement


de la production de biens culturels.

Le cinéma français, quoique en déclin, persiste à se défendre contre celui


d'Hollywood; la production de certains pays francophones, encore confidentielle,
n'est pas sans intérêt.

La chanson française, aujourd'hui très métissée, concerne surtout un public de 70


millions d'auditeurs français, belges, suisses et québécois, numériquement insuffisant
pour la grande industrie du show-business. Elle souffre donc d'un grave déficit
d'exportation avec la Grande-Bretagne et les États-Unis. Des quotas obligatoires à la
radio et des manifestations festives tentent de parer à cette menace.

Le livre français occupe le sixième rang de la production mondiale, après les États-
Unis, l'ex-U. R. S. S., la R. F. A., la Grande-Bretagne et le japon, et le quatrième rang
des exportations. Les neuf dixièmes des 2 000 éditeurs francophones de quelque
importance sont en France, en Belgique, en Suisse et au Québec. Leur relative
faiblesse peut tenir à un insuffisant effort de traductions dans les deux sens. Leurs
livres abondent aux foires de Montréal, de Paris, de Francfort, et la première foire aux
livres de Dakar fut un succès. Un programme de l'A.C.C.T., le Centre africain de
formation à l'édition et à la diffusion (C.A.F.E.D.), tente de stimuler l'édition africaine
qui ne représente actuellement que 1,5 % de la production mondiale, à un moment où,
à l'étranger, les livres issus de la francophonie non française suscitent de plus en plus
d'intérêt.

La presse écrite francophone connaît presque partout des difficultés. Depuis la fin
de la guerre et l'occupation syrienne, elle est en forte régression au Liban. Elle
connaît un certain essor au Maghreb et en Afrique noire. Un magazine pour enfant,
Carambole, est créé à l'île Maurice. La presse d'Afrique, de Belgique, de Suisse
s'exporte très peu.

Au Québec, La Presse, Le Devoir, Le Soleil, Le Journal de Montréal sont bien


implantés et connaissent une certaine diffusion hors frontières. Du Premier ministre
français dépend un « Fonds d'aide à l'expression de la presse française à l'étranger ».
À noter la création en 1991 du mensuel Libertitres qui présente une sélection
d'articles à partir de 150 journaux africains.

Des radios françaises émettent à destination de l'étranger depuis l'Exposition


coloniale de 1931; les sigles, les destinataires, la durée des émissions ont varié. Selon
la loi sur la communication audiovisuelle (1982), leur but, plus politique que
linguistique, est d'exposer et faire comprendre le point de vue français face aux
événements du monde contemporain ». Depuis 1983, « Radio-France internationale »
(R.F.I.), diffuse 24 h sur 24 en français à destination des pays francophones et aussi

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 176

en 16 langues étrangères. Elle touche environ 30 millions d'auditeurs dans le monde


entier; elle a de plus en plus d'audience en Europe de l'Est et mène une politique de
développement en Asie, en Afrique et aux États-Unis.

Les radios locales des pays francophones débordent parfois sur les pays
frontaliers : « France-Culture » et « France-Musique » en Suisse et en Allemagne;
« Radio Méditerranée internationale », initiative marocaine, à capitaux marocains
(pour 51 %) et français (pour 49 %), atteint, en français et en arabe, 25 millions
d'auditeurs. « Africa I » (1981), à capitaux gabonais (60%) et français (40 %), a 15
millions d'auditeurs et, depuis 1992, émet vers Paris.

Il faut mentionner aussi les émissions en français de nombreux postes étrangers à


destination des pays francophones.

La télévision francophone s'appuie sur diverses institutions : la SOFIRAD


(société holding appartenant à l'État français), Canal France International (banque
d'images née en 1989) et le C.I.R.T.E.F. (Centre international des radios et télévisions
d'expression française) mettent des émissions en français à la disposition d'opérateurs
locaux. L'Institut pour la Coopération Audiovisuelle Francophone (I.C.A.F.), né en
1983, produit les émissions d'Espace francophone diffusées par diverses chaînes.
France 2, diffusée par satellite, est accessible en Europe de l'Ouest, au Maghreb, et
aux États-Unis. Radio-France Outre-Mer, née en 1983, désormais reconvertie dans la
télévision, avec 9 stations dans les DOM-TOM touche 2 millions de personnes. TV5
Europe, née en 1984, rejointe par TV5 Québec-Canada (1988), TV5 Afrique (1991)
et TV5 Amérique latine (1992), télévision multilatérale à couverture mondiale, est
disponible 24 heures sur 24 par satellite. L'Afrique noire, qui pratique beaucoup le
téléspectacle collectif, est mal équipée en récepteurs et insuffisamment électrifiée,
mais les foyers qui disposent du câble ou d'une parabole permettant de recevoir cette
chaîne sont en forte progression en Europe de l'Est, nombreux en Europe occidentale,
au Maghreb, au Proche et Moyen-Orient.

VIII. LES HANDICAPS ET LES ATOUTS DE LA LANGUE FRANÇAISE

VIII.1 Facteur démographique

Combien y a-t-il de francophones dans le monde ? Les chiffres d'Albert Salon,


publiés en 1983, reposent sur des statistiques de 1977. Il réserve cette dénomination
aux individus qui possèdent une connaissance active et passive du français,
l'entretiennent au moins périodiquement, pour qui il a été la langue de la maison,
depuis la petite enfance, ou bien le véhicule dominant de l'éducation et de la culture
pendant la scolarité ou au moins pendant quatre années d'études supérieures, ou
encore la langue du travail pendant six à dix ans. Il en recense 86 millions. Il appelle
francisants ceux qui ont appris le français pendant une période brève (par exemple
trois heures par semaine pendant deux ans) ou les adultes motivés ayant suivi une

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 177

année d'enseignement spécial de trois à cinq heures hebdomadaires. Il en recense 112


millions, dont peut-être 25 en pays officiellement allophones, soit un peu moins de
2,5 % de la population mondiale contre 14 à 18 % d'anglicisants.

Le total des francophones et des francisants dans l'ensemble du monde atteignait


selon lui 197 915 000 individus. Il progresse à cause de l'énorme natalité et de la
scolarisation de l'Afrique qui dispose de peu d'argent mais de beaucoup d'enfants. En
1980, la France (53 507 500 habitants) en fournissait encore plus du quart. En
ajoutant à quelque 50 000 000 de Français de souche les effectifs cumulés de la
Wallonie (3 827 000), de Bruxelles (environ 1 000 000 sur 1 250 000), de la Suisse
romande (1 175 000), de Monaco (27 063) et du Québec (5 370 000) on arrive à
environ 61 500 000 locuteurs ayant le français à la fois comme langue maternelle,
officielle, de scolarisation, et de travail, pourvus d'argent mais guère d'enfants. Ce
déséquilibre ne sera pas sans conséquences sur l'évolution de la langue.

Sur d'autres critères de scolarisation, sans les distinguer des « francisants », et sans
prendre en compte ceux des pays n'appartenant pas à la francophonie, l'Institut de
Recherches pour l'Avenir du Français (I.R.A.F.), fondé par Philippe Rossillon à
l'initiative du Haut Comité, et qui a cessé ses activités en 1986, a donné en 1985 des
statistiques concernant les pays francophones du Maghreb, de l'Afrique noire et de
l'océan Indien. Elles sont accompagnées de projections pour l'an 2000 qui, sauf
bouleversement, ont de fortes chances de se réaliser. Elles y distinguent deux groupes
pour lesquels nous donnons les résultats globaux :

 locuteurs parlant un français rudimentaire : en 1985, 23 % (21 637 500) en


2000, 29,5 % (43 655 100).
 locuteurs ayant une maîtrise correcte du français : en 1985, 10,6 % (9 936
100); en 2000 17,8 % (26 368 100).

À la même époque, en additionnant, compte non tenu de la situation linguistique


réelle, la population des territoires ayant le français comme langue officielle, on
arrive à un total de 207 271 000, ce qui exclut Madagascar, le Maghreb, le Liban et
inclut la totalité de la Suisse et du Canada. Ce critère grossier, mais simple et objectif,
permet la comparaison avec quelques autres grandes langues du monde : l'anglais,
incluant l'Inde et les U.S.A. (l 439 863 000), le chinois, incluant Taïwan, Hong Kong
et Singapour (l 091 983 000), l'hindi (783 044 000), le russe (282 811 000);
l'espagnol, avec l'Amérique latine (266 302 200); l'arabe (207 125 000); le portugais,
avec le Brésil, l'Angola et le Mozambique (136 787 400).

Les chiffres avancés pour le français, sans être négligeables, ne sont pas énormes
par rapport à 5 milliards d'êtres humains. Pour jouer un rôle dans le monde, et
conserver sa langue, il n'est pas nécessaire qu'un pays soit très peuplé, mais il vaut
mieux qu'il ne soit pas exsangue. D'autres facteurs que la démographie entrent en
jeu : dispersion géographique, importance économique, financière et culturelle,
politique extérieure, et surtout volonté de vivre. Le poids de la francophonie dans le

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 178

monde est supérieur à son poids démographique, et son avenir à long terme plus
incertain que celui de la plupart des langues ci-dessus.

VIII.2 Facteur géographique

Le français est aujourd'hui, loin derrière l'anglais, la seconde langue internationale,


ce qui lui crée, à l'égard des nations dont le développement est conditionné par son
utilisation, une sorte d'obligation de se défendre et de s'adapter constamment à la
modernité. Mais il n'est présent sur certains continents qu'à doses homéopathiques, ce
qui fait sa fragilité. Sa disparition est possible à terme dans le Pacifique et aux États-
Unis où il fissure l'unilinguisme anglais. En Asie, on constate une forte demande de la
péninsule indochinoise depuis l'arrêt du soutien de l'ex-U.R.S.S. L'A.U.P.E.L.F.
s'efforce, dans la mesure du possible, d'y répondre (Institut de technologie du
Cambodge, Institut francophone d'informatique de Hanoi). Son sort est lié surtout au
maintien de son usage courant dans la Communauté Européenne. et, hors d'Europe, à
la destinée des États africains francophones, donc à la capacité des francophones du
Nord d'aider efficacement ceux du Sud.

VIII.3 Facteur économique

« Au point de vue du P. N.B., la France est désormais, en 1991, le quatrième État du


monde avec 1 192 milliards de dollars, après les États-Unis (5 567), le japon (3 363),
l'Allemagne (2 773), mais devant le Royaume-Uni, l'Italie et la Russie, passée du
second au 8e rang depuis la dissolution de l'U.R.S.S. Elle se trouve en très bon rang
dans certains secteurs de pointe (fusées spatiales, satellites, aéronautique,
électronique). Mais un franc fort garantit une francophonie vivante : certains États
francophones sont parmi les plus pauvres et les plus endettés du globe. Si l'économie
de ceux qui sont actuellement développés venait à fléchir, un affaiblissement
linguistique s'ensuivrait inévitablement;

VIII.4 Facteurs scientifique et technique

La recherche scientifique, européenne avant 1940, est devenue américaine pendant


la guerre. La prédominance acquise par les U.S.A., leurs relations commerciales avec
le Japon, ont eu des conséquences linguistiques. À partir des années cinquante, la
France a repris vigueur beaucoup plus vite en mathématiques qu'en physique ou en
biologie. Sa notoriété est bonne en lexicographie, démographie, psychologie,
sociologie, médecine, pharmacie, et bien d'autres matières. La recherche se
mondialise et, chaque année, l'U.R.S.S., le Japon, la Chine, la Corée, l'Inde, s'y
taillent une place plus importante.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 179

VIII.5 La rivalité linguistique franco-anglaise et l'avenir du français

VIII.5.1 Le problème de la communication scientifique

Tout ceci explique que la langue dominante de la communication scientifique


(environ 60 % des articles et ouvrages publiés) soit aujourd'hui l'anglo-américain.
Moins universel que le latin du Moyen Âge, il tiendrait plutôt, dans le monde, la
place du français en Europe au XVIIIe s. Les grandes revues anglophones exigent
d'être les premières à publier une découverte, obligatoirement en anglais, et
n'acceptent même pas qu'elle le soit d'abord en langue nationale. Les mathématiciens
français, qui ont réussi à imposer leur langue à la communauté internationale par la
qualité de leurs travaux, sont attirés par les hauts salaires américains. Les physiciens
et chimistes français, bilingues, croient servir leur carrière en publiant en anglais,
mais la France aurait intérêt, suivant l'exemple du Japon, à exploiter industriellement
les découvertes de ses ressortissants au lieu de leur donner trop de publicité et de les
laisser fuir à l'étranger.

Les anglo-américanophones, indifférents au débat linguistique, croient l'anglais


universel et partout accepté. De fait, bien des pays (Scandinavie, Israël, japon,
Hollande, Chine, U.R.S.S. hors du bloc de l'Est) renoncent à leur langue pour
transmettre leurs idées, leurs valeurs, leurs techniques. Malgré le risque, pour qui
n'est pas de langue maternelle anglaise, de perdre pied dans les échanges oraux qui
font progresser la science − et par conséquent l'énorme avantage concédé aux vrais
anglophones, parmi lesquels se recrutent la majorité des prix Nobel, beaucoup
accepteraient que les peuples continuent à utiliser leur langue dans la vie courante et
pour leur culture littéraire, alors que l'anglais serait celle des grandes affaires
mondiales, dans lesquelles les sciences et les techniques jouent un rôle prépondérant.
Défendre sa langue pour des raisons de « tradition culturelle » et de « patrimoine »
est plus fréquent chez les francophones que chez d'autres peuples.

D'autres, dont certains anglophones, pensent que l'avenir de la communauté


scientifique internationale est plurilingue. Selon J.-H. Large (The Foreign
Language Barrier - Londres 1983) l'incompétence des Américains en langues
étrangères est un danger pour les États-Unis. Leurs banques de données tendent à
s'enfermer dans un ghetto linguistique : ne prenant en compte que 25% des données
non anglaises, ils en occultent, consciemment ou non, 75 %, pertes sèches pour la
communauté scientifique mondiale, alors que 85 % des chercheurs britanniques
comprennent le français, 53% l'allemand et 8 % le russe. Il conclut que « notre
monde serait vraiment invalide si la communication internationale devait dépendre
d'un langage commun et unique ».

Or, le plurilinguisme scientifique n'est plus utopique. L'ordinateur permet, pour des
textes techniques à syntaxe simple et termes univoques, la traduction instantanée,
condition de la survie des langues nationales, la traduction manuelle de milliers
d'articles étant impossible. Elle se pratique couramment en météorologie où le

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 180

lexique est restreint (environ 2 000 termes). Elle divise par 10 le temps nécessaire
pour traduire les 100 000 pages de la documentation technique d'une centrale
nucléaire. Le système TITUS fonctionne en quatre langues pour l'agronomie
tropicale. Les textes littéraires eux-mêmes résistent de moins en moins à des systèmes
de traduction automatique, en évolution perpétuelle, qui permettent, moyennant une
certaine révision manuelle, de lire rapidement les journaux étrangers. C'est une affaire
d'investissement, le codage des termes et surtout des verbes utilisés étant assez
coûteux. Les premières synthèses de la parole permettent de commander à des
ordinateurs ou d'interroger par téléphone les banques de données et il est de la plus
haute importance qu'il ne soit pas obligatoire de formuler en anglais les ordres qui
seront donnés aux machines.

Tout en admettant que l'anglais facilite la communication au plus haut niveau, on


peut développer un niveau élevé de vulgarisation en langues nationales. Le français
est devenu le principal véhicule de l'information scientifique pour les pays naguère
colonisés, confrontés à des problèmes graves et urgents, pour qui le passage global et
rapide à une autre langue serait une perte de temps et d'énergie inenvisageable. « Ce
que la France nous a apporté d'essentiel, d'irremplaçable, plus qu'aucun autre pays
d'Europe, écrit L. S. Senghor, c'est l'esprit de méthode et d'organisation »... « Les
langues européennes... sont essentiellement des langues scientifiques parce que
langues de raisonnement. » La survie du français scientifique est, à long terme, plus
que l'aide financière, la condition de leur nourriture, de leur santé et de leur
développement. Ils en sont bien conscients, et la France ne peut se dérober à une telle
responsabilité.

VIII.5.2 Les réalisations francophones

Ces dernières années, les milieux scientifiques francophones ont manifesté des
préoccupations linguistiques. « La francophonie, disent les Québécois,
doit prendre le virage technologique » et c'est en effet le Québec qui a donné
l'impulsion à des systèmes d'information en français, indispensables pour lutter contre
le monolinguisme anglo-américain : « Association de psychologie scientifique de
langue française » (1951), « Ligue des scientifiques pour l'usage de la langue
française » (1979), « Association nationale des scientifiques pour l'usage de la langue
française » (1981), « Union des scientifiques francophones » (1985). L'action de
l'« Association française pour la cybernétique économique et technique » (4 500
membres et 6 revues publiant à 77 % en français quoique le choix de la langue y soit
libre) est d'autant plus importante que la maîtrise de l'informatique conditionne la
survie d'une langue comme moyen de communication mondiale. L'électronique, dont
toutes les nouveautés sont présentées en anglais, peut ignorer la francophonie, mais la
francophonie ne peut pas ignorer l'électronique dont les applications sont devenues
quotidiennes. Quoique plusieurs centaines de milliers de lecteurs francophones ne
représentent que 10 à 15% du public mondial, ce qui nuit à la notoriété des auteurs et
à la rentabilité des éditions (aux associations et à l'État de chercher les compensations

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 181

nécessaires !), ils justifient le maintien à jour d'une collection de monographies


d'électronique en français, base de la formation continue, de l'enseignement supérieur,
et par voie de conséquence, de la recherche.

Les U.S.A. ont acquis une position dominante en matière de bases et banques de
données et établi, à la Maison de la chimie, à Paris, une tête de pont du Chemical
Abstracts Service. Néanmoins, il existe dans les pays francophones développés 250
bases de données concernant surtout la bourse, les finances, la bibliographie
scientifique et technique, les entreprises, le secteur juridique et comptable. En 1984,
TELESYSTÈME QUESTEL a vendu 54 000 heures d'interrogations, en majeure
partie à l'Europe et à l'Amérique du Nord. La banque P.A.S.C.A.L. (« Programme
Appliqué à la Sélection et à la Compilation Automatique de la Littérature »), une des
moins chères et des plus consultées du monde, comporte 5 millions de références
bibliographiques et s'accroît environ de 450 000 chaque année. Le chiffre d'affaires
français a quadruplé depuis 1979, mais celui des U.S.A. est 57 fois supérieur.

L'« Agence de coopération technique, industrielle et économique » sert à mieux


faire connaître à l'étranger les réponses françaises aux besoins de développement
industriel dans le monde. La coopération technique franco-québécoise progresse et un
accord a été signé entre l'université technologique de Compiègne et celle de
Waterloo, Ontario (1984). Les industries de la langue sont une préoccupation majeure
des pays francophones développés. Les axes de coopération ne passent plus
obligatoirement par Paris mais peuvent relier directement des pôles comme Tunis,
Genève, Montréal, Dakar (siège du « Bureau africain du réseau universitaire
francophone »), etc. La coopération scientifique et technique entre l'Algérie et le
Canada a pris un élan depuis 1983 : flux d'étudiants, échanges documentaires,
participation à des projets. Un « terminal de traduction assistée par ordinateur » a été
offert à Alger par Ottawa, il utilise le français et l'anglais et doit s'étendre à l'arabe.

L'édition scientifique, proportionnellement plus importante en Suisse, en Belgique


et au Québec, représente 8,62 % des exportations de la France. Mais les revues
françaises sont mal diffusées à l'étranger en raison de tarifs postaux prohibitifs. Les
pays du Sud (Afrique, Haïti, Viêt-nam) trouveraient un grand avantage à leur
microfichage systématique. Alors qu'il ne manque pas, en France, de réunions
scientifiques où l'anglais est la seule langue de travail, on peut encore en voir à
l'étranger, notamment en Roumanie (ce pays, où le russe n'était pas obligatoire et
l'anglais impossible, a beaucoup cultivé le français), qui sont tenues en partie ou
entièrement en français; d'autres ont recours à la difficile et coûteuse traduction
simultanée; il existe une active « Association internationale des villes francophones
de congrès ».

Le président du Burundi, lors d'une conférence interministérielle de 35 pays


francophones (1987), met le doigt sur la plaie : « Les fruits d'une véritable
coopération au sein de l'organisation francophone pourront être appréciés seulement
lorsque le degré de relations aura atteint celui des pays anglophones qui utilisent une

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 182

technologie et une langue communes » : depuis, l'A.U.P.E.L.F. - U.R.E.F., par un


nombre considérable d'actions, s'efforce de répondre à cette attente.

VIII. 5.3 Aspects économiques, politiques et sociaux

La prédominance de l'anglais est liée au rôle des U.S.A. dans le domaine


scientifique, l'O.T.A.N., l'économie mondiale, et un certain nombre d'organisations
financières (F.M.I., Banque mondiale). La variété américaine qui se dit elle-même
« world english », dégradée en un jargon parfois appelé « l'international », est une
composante de la situation économique dominée par les multinationales et les
pétrodollars. Tandis qu'une architecture standardisée sévit à Tokyo et au Caire, où les
médias diffusent une masse de chansons et téléfilms américains, la publicité qui
accompagne les produits répand partout les mots de fast food, hamburger, et inspire à
un coiffeur et à un restaurateur de Bruxelles de prendre pour enseignes New kwaf et
Tart'Inn, dans un irrespect total de toutes les langues concernées.

VIII.5.4 La législation linguistique française

La situation particulière des Québécois et des Wallons a fait de ces deux groupes les
plus ardents défenseurs de la langue française. La France a suivi, avec un
foisonnement d'institutions : « Association des écrivains de langue française »,
« Association générale des usagers de la langue française », « Association
internationale des amis du français langue olympique et sportive », « France-
Canada », « France-Québec », « France-Tunisie », « France-Madagascar », etc., plus
ou moins soutenues par les pouvoirs publics. Avec beaucoup de retard, elle a
développé une législation linguistique. Le « Haut Comité » a suscité, à l'usage de la
radio et de la télévision, une « commission du langage », créé une « Commission du
bon usage chargée de la défense qualitative de la langue » présidée par le secrétaire
perpétuel de l'Académie française, et quinze commissions ministérielles de
terminologie (1970). Il en est résulté la publication au Journal officiel de six arrêtés
sur l'« enrichissement du vocabulaire » (1973), suivis de beaucoup d'autres,
concernant l'audiovisuel, l'énergie nucléaire, le pétrole, l'espace, les transports, les
bâtiments et travaux publics. Ils proposent pour chaque rubrique une liste de « termes
recommandés » facultatifs et une de « termes approuvés » rendus obligatoires dans
les marchés et contrats de l'État et des établissements publics, les ouvrages
d'enseignement et de recherche et tout acte et correspondance officiels. Grâce à cette
politique, le vocabulaire scientifique et technique suit à peu près le train du progrès.

Outre les arrêtés de terminologie, on impose certains comportements langagiers,


mais la loi reste dans l'ensemble très peu appliquée. La loi Bas-Lauriol (1975),
élaborée en liaison avec le Haut Comité, rend obligatoire l'emploi du français pour
s'adresser aux consommateurs et aux demandeurs d'emploi, et elle punit, « des peines
prévues par la loi de 1905 sur la répression des fraudes », l'emploi officiel et

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 183

commercial des termes étrangers. L'A.G.U.L.F., fondée par A. Guillermou (1976)


pour mobiliser les consommateurs contre les infractions à cette loi, intente des procès
à la British Airways notamment pour la rédaction de ses billets (gagné en 1978), et
aux firmes qui négligent de franciser les modes d'emploi des produits importés, mais
il ne s'agit que de succès très isolés. L'essentiel de la loi Toubon (1994) qui entendait
protéger les consommateurs, les travailleurs et l'avenir scientifique de la francophonie
en imposant l'usage du français dans les publicités, les modes d'emploi, les contrats
de travail, les films subventionnés par la France, l'enseignement à tous les degrés et
(au besoin au moyen de traductions simultanées) dans les colloques scientifiques
tenus en France a été presque aussitôt annulé par le Conseil constitutionnel au nom de
la liberté d'expression.

VIII.5.5. Vivre le multilinguisme

Les États francophones ne sont pas seuls en cause et d'autres nations, qui ont les
mêmes intérêts, devraient être solidaires dans un combat pour le multilinguisme,
seule garantie pour quelques langues d'importance mondiale de pouvoir être
employées dans toutes les circonstances de la vie. Que ce privilège soit actuellement
très inégalement réparti à la surface du globe n'est pas une raison pour que ceux qui
l'ont y renoncent. Par ailleurs, plus les Français pratiqueront un grand nombre de
langues, mieux la leur sera accueillie à l'étranger. C'est ce que cherche à faire
comprendre le « Centre d'information et de recherches sur l'enseignement et l'emploi
des langues » créateur d'« Expolangues » et d'une banque de données linguistiques.
Plusieurs États attachent à la question de la réciprocité culturelle une importance
traitée au plus haut niveau.

Or, malgré la grande diversité théorique des langues étrangères offertes au choix des
élèves, en première langue, 81 % choisissent l'anglais, 15 % l'allemand et 4% le reste,
la seconde langue corrigeant dans une certaine mesure ces déséquilibres. On peut
compter sur l'introduction d'une langue étrangère à l'école primaire, sur l'inertie des
établissements scolaires dont une trop large palette compliquerait l'organisation, et
sur le mondialisme de beaucoup d'hommes politiques pour maintenir ou aggraver la
tendance actuelle. Elle ne pourra être inversée que par de vigoureuses campagnes
d'opinion et une action résolue des parents d'élèves.

Il est très préjudiciable à la France que 90% de ses cadres supérieurs ne sachent que
l'anglais, alors que 75 % de son commerce extérieur se fait avec des pays non
anglophones. Un renforcement de l'allemand, de l'espagnol, de l'italien, du portugais
et une plus large diffusion de leurs productions culturelles (la chanson !) seraient
bénéfiques pour le français. Il est absurde que des Espagnols, des Italiens et des
Français communiquent en anglais, et regrettable que tant d'heures, naguère passées à
ânonner le latin classique, n'aient pas été utilisées comme tremplin pour l'acquisition
de notions élémentaires des langues romanes. En Italie et en Espagne (où l'on
n'enseigne pas ou peu de seconde langue), l'anglais a progressé dans des proportions

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 184

énormes : un éditeur espagnol de manuels français est passé entre 1982 et 1987 de 1
000 000 à 150 000 exemplaires vendus. Seul le Portugal commence à définir une
politique linguistique, mais il souhaiterait que ses efforts pour l'enseignement du
français trouvent une réciprocité en France pour celui du portugais. Par l'inertie des
gouvernements italien et espagnol, l'« Union latine » fondée par la convention de
Madrid (1954) pour la diffusion des langues et cultures des pays latins, n'a pas obtenu
les résultats espérés.

L'espagnol, moins international que le français, a pour lui une masse de locuteurs en
grande majorité de langue maternelle, entrés assez tardivement dans la « société de
consommation », donc peu sensibles à la « colonisation culturelle ». Leur dynamisme
démographique garantit la survie de la langue, même sans politique linguistique,
parmi les cinq ou six premières mondiales. Cela peut expliquer leur indifférence aux
efforts des francophones qui, conscients que des erreurs de gestion pourraient
compromettre le destin de leur langue, sont les plus actifs, peut-être les seuls,
aujourd'hui, au niveau des États, à vouloir renverser le courant. S'ils échouent, le
français conservera, comme l'italien, un certain prestige culturel, et jouera en Europe
et en Afrique noire un rôle régional dans un ensemble dominé par l'anglais. À plus
long terme, il pourrait ne subsister que dans le bloc européen, devenu une sorte de
grosse Acadie, à véhiculaire anglais et vernaculaire français. S'ils réussissent, il
pourrait, au contraire, servir de moteur à la promotion d'autres langues et hâter
l'adoption d'un plurilinguisme équilibré.

La « francophobie » existe, notamment en Amérique, dans les milieux mondialistes


et dans les multinationales. Certains Français eux-mêmes considèrent que parler de
francophonie et des dangers courus par la langue française est une attitude passéiste,
antimoderne, signalant un adversaire du marché mondial et du libéralisme absolu. On
a pu voir un francophone présider en anglais une séance de l'O.N.U. Mais d'autre
part, il est des pays et des milieux où l'hégémonie américaine fait peur et où le
français apparait comme une alternative crédible à la langue de l'impérialisme actuel,
d'où l'entrée dans la « francophonie » d'États non francophones comme l'Égypte et la
Moldavie. À l'île Maurice, parler français, c'est résister à l'administration anglaise et à
la montée de l'anglais imposée par l'immigration indienne; au Liban, en Égypte, c'est
s'opposer non seulement à l'anglais mais aussi à l'arabe classique trop figé. Au
contraire, dans le Maghreb, les islamistes recourent à l'anglais pour ne pas parler la
langue de l'ancien colonisateur.

À quel prix est donc le succès ? Il relève de la politique de rechercher les


complémentarités, rassembler, partager les ressources économiques, intellectuelles et
sociales de pays extrêmement dissemblables. La linguistique se doit d'aménager, sans
conservatisme, une norme que tous jugent indispensable. Bien utilisé, le patriotisme
linguistique des Français pour qui la défense de leur langue est à la fois un problème
de qualité de la vie, d'identité, et de relations internationales, peut coïncider avec
l'intérêt de toute la francophonie et même des autres groupes linguistiques. Les
structures du français, langue bien assimilée ou maternelle, informent dans une

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 185

certaine mesure la pensée des locuteurs, et constituent une sorte de « patrie » qui
transcende les frontières mais entre en concurrence avec d'autres « patries »
extrafrontalières, d'ordre religieux, idéologique, culturel, économique. Selon la façon
dont ces « patries » s'harmoniseront, la francophonie deviendra un simple souvenir,
un lieu de conflits, ou un ensemble dynamique de pays coopérant les uns avec les
autres pour leur plus grand bien et celui de la planète.

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DEUXIÈME PARTIE

HISTOIRE INTERNE
DU FRANÇAIS

CHAPITRE VII : PHONÉTIQUE ET ORTHOGRAPHE


CHAPITRE VIII : MORPHOLOGIE ET MORPHOSYNTAXE
CHAPITRE IX : SYNTAXE DE LA PHRASE ET DE L'ÉNONCÉ
CHAPITRE X : LE LEXIQUE

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CHAPITRE VII

PHONÉTIQUE ET ORTHOGRAPHE

I. Préliminaires
I.1 Transcription phonétique
I.2 Comment peut-on connaître les prononciations du passé ?
I.3 Les causes du changement phonétique
I.3.2 Les principaux « modes phonétiques » distingués par E. J. Matte sont de quatre
sortes
I.3.4 Survol de deux mille ans d'évolution phonétique
II. Première période : du IXe au XlIe s.
II.1.1 Le mot et le groupe de mots ont une structure accentuelle nouvelle.
III. Évolution vers le mode croissant au cours du XIIe s.
III.1. Elle est marquée par plusieurs phénomènes.
III.2 Les graphies de l'ancien français
IV. Deuxième période : du XIIIe au XVIIe s.
IV.1 Évolution et réduction des diphtongues et triphtongues
IV.2 Réduction des hiatus et traitement de /e/
IV.3 Phénomènes de décentralisation des voyelles : fermetures, ouvertures et labialisationsI
IV.4 Voyelles et consonnes nasales
IV.5 Opposition entre voyelles brèves et voyelles longues
IV.6 Développement d'une opposition entre deux /A/
IV.7 Histoire de /r/
IV.8 Histoire de /G/, /λ/ et /j/
IV.9 Amuissement des consonnes finales, et liaisons
IV.10 Histoire de /h/ dit « aspiré »
IV.11 Histoire de la prononciation du latin et des mots savants
IV.12 Naissance et développement de l'« orthographe »
IV.12.3 L'imprimerie, les tentatives de régularisation de l'orthographe au XVIe s. et ce
qu'il en advint
V. Époque moderne : XVIIIe-XXe s. : Règne du mode tendu et antérieur
V.1 Disparition de l'opposition de longueur
V.2 Transformations articulatoires
V.3 Phonèmes latents
V.4 L'influence de l'orthographe sur la prononciation
V.5 La prononciation des mots étrangers empruntés
V.6 Le présent et l'avenir de la prononciation française
V.7 L'orthographe du français moderne
V.8 La « réforme » de 1990

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I. PRÉLIMINAIRES

I. 1 transcription phonétique

Les graphies originales sont en italiques ; les transcriptions phonétiques entre barres
obliques : afr. costure /kutyre/. Dans les deux cas, lorsque c'est utile (remontée vers
une forme latine, histoire des diphtongues), la voyelle ou l'élément de diphtongue
frappé par l'accent tonique est souligné : ex. latin : pera > afr., /peire/ > frm. poire.

L'Alphabet Phonétique International (A.P.I.), qui est le plus courant, a été utilisé
avec quelques adaptations nécessaires à la clarté de l'exposé historique :

Le second élément des diphtongues a été transcrit par une voyelle, sans autre signe
distinctif et non par les semi-consonnes /j/ ou /w/, le passage de /j/ à /i/ deuxième
élément de diphtongue étant justement un fait important dans l'histoire de la
phonétique française.

Les voyelles en hiatus sont distinguées des diphtongues par un tiret ; on prononcera
donc /ai/ comme dans angl. fine et /a-i/ comme fr. haï.

Quand l'aperture de certaines voyelles est incertaine, on emploie la majuscule,


comme archiphonème : ex. afr. pere /pEre/ peut être prononcé /pεre/ ou /pere/. Les
quatre « archiphonèmes » utilisés sont : /A/ pour /a/ et /A/ - /E/ pour /ε/, /e/, /e/ - /O/
pour /O/ et /o/ - /E/ pour /E/ et /œ/.

Trois caractères de l'A.P.I. inusités dans les transcriptions en français moderne ont
dû être utilisés : /δ/ comme th dans l'anglais that - /θ / comme th dans l'anglais think
- /λ/ comme gli dans l'italien figlio (« l mouillé »).

Les autres sont bien connus et figurent dans la table des abréviations et des signes
conventionnels en début de volume.

I.2 Comment peut-on connaître les prononciations du passé ?

Premiers enregistrements de la voix parlée : 1877.

Premier laboratoire de phonétique expérimentale en France : 1889, Archives de la


parole, aujourd'hui Phonothèque nationale : 1911.

Pour les époques antérieures, la convergence et le recoupement d'informations


indirectes donnent, selon leur abondance et leur précision, une idée plus ou moins
claire de la façon dont le français a été prononcé aux différentes époques de son

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 189

histoire. Ces informations sont :

Les remarques explicites des écrivains et des grammairiens sur leur langue.
Fréquentes dans la latinité, elles font défaut entre le VIe et le XVe s. À partir du XVIe
s., elles redeviennent très nombreuses, mais les grammairiens du passé n'avaient ni
les mêmes concepts ni le même vocabulaire que nous ; de plus, chacun décrivant sa
façon de parler particulière, il leur arrive assez souvent de se contredire.

Pour l'ancien et le moyen français, la versification (rimes, assonances, compte des


syllabes) apporte une masse considérable d'informations. Mais les rimes ne sont
vraiment probantes que dans la mesure où les poètes avaient le souci de la rime
exacte, et cette mesure nous échappe. De plus, si une rime permet de penser que deux
sons sont identiques, elle ne nous apprend rien sur la prononciation exacte que
représentent des graphies bien souvent ambiguës. Enfin, la poésie peut conserver des
prononciations archaïques abandonnées par le langage courant.

Les emprunts d'une langue à une autre, lorsque leur date est connue, donnent des
informations sur la prononciation de la langue d'origine à l'époque où ils ont eu lieu.
C'est le cas pour un certain nombre de mots français passés en anglais à la suite de la
conquête de 1066.

Les modifications orthographiques, innovations isolées, « fautes d'orthographe »,


sont de bons indices. Car rien n'est plus conservateur que la graphie. Celle de poing
date d'une époque où -ng, à la fin d'un mot, se prononçait /G/. Mais jusqu'à quand ?
Les « graphies inverses » seront un indice du changement de prononciation : ici,
l'extension de la graphie -ng à des mots où l'étymologie ne le justifie pas (ex. mfr.
ung pour un).

Toutes ces sources ont été dépouillées par les philologues, surtout au cours du XIXe
s. Ceci fait, c'est aux phonéticiens d'interpréter ces données et de les mettre en
perspective de façon cohérente avec celles de la phonétique générale, c'est-à-dire
d'établir une chronologie relative tenant compte du nombre de générations
nécessaires à l'aboutissement d'un ensemble d'évolutions, à l'intérieur de laquelle
viennent se placer quelques dates de chronologie absolue.

La chronologie proposée, surtout pour les époques les moins riches en informations
précises, ne fait pas sur tous les points l'unanimité des spécialistes et a le caractère
d'une grille théorique permettant de situer les faits les uns par rapport aux autres, sans
exclure de larges variations entre idiolectes ou sociolectes. Certaines prononciations
sont « avancées », d'autres « conservatrices » : Dès le XIIIe s., on a des indices de la
réduction de /λ/ à /j/ dans le vulgaire parisien, variante à la fois locale et sociale. Au
XIXe s., Littré, conservateur, conseille encore /λ/ alors que /j/ était nettement
socialisé, mais que /λ/ n'était pas oublié et vit encore dans certains patois (ex.
Vendée), devenu à son tour variante locale et sociale.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 190

Enfin, les changements phonétiques sont d'autant plus lents que la langue est écrite,
enseignée, et qu'un « bon usage » est imposé par un groupe dominant : il est clair que
les évolutions ont été beaucoup plus importantes et plus rapides entre le IVe et le
VIIIe s. qu'entre le XVIe et le XXe, s.

Un changement phonétique limité à un individu n'est qu'une bizarrerie ridicule ;


limité à un groupe, c'est une variante locale ou sociale qui pourra s'étendre ou non. À
partir de quand le phénomène devient-il majoritaire et se trouve-t-il adopté par le
« bon usage » ? Voilà qui est bien difficile à préciser, même pour notre époque. Une
enquête socio-linguistique, avec échantillonnage fiable et traitement statistique des
données, n'a jusqu'ici été tentée que sur des groupes très restreints de témoins.

Des prononciations du passé, les phonéticiens ne peuvent pas reconstituer les


« sons » produits par des locuteurs particuliers, mais seulement des faits de société
massifs, et en ce sens, on peut bien parler de « phonèmes ». Toutefois, la
reconstitution du système des oppositions réellement pertinentes, pour les locuteurs
de tel ou tel état passé, a un caractère si conjectural que nous nous en tiendrons à un
niveau phonétique et non phonologique.

I. 3 Les causes du changement phonétique

I.3.1 Depuis le début de la linguistique historique (fin du XVIIIe S.), les changements
phonétiques ont été plus étudiés que tous les autres. Le travail fondamental a été
d'établir le tableau comparatif, son par son, des changements survenus à l'intérieur du
groupe des langues indo-européennes, puis du groupe des langues romanes. Chacun
de ces changements était présenté comme une « loi » dont on constatait l'application
dans certaines limites géographiques et chronologiques.

Le « comment » des processus articulatoires propres à chacun de ces changements


et de leurs effets acoustiques a été progressivement connu dans le détail. Mais de leur
« pourquoi », aucune des explications proposées ne rend compte de façon totalement
satisfaisante.

La « loi du moindre effort », équilibrée par les nécessités de la communication, ne


suffit pas à expliquer pourquoi un phonème, stable pendant des siècles, commence, à
un certain moment et sur un certain territoire, à se transformer.

Les hypothèses concernant les substrats et superstrats (celtique et germanique, en ce


qui concerne le français) n'expliquent dans une certaine mesure que des faits
ponctuels.

L'essor de la phonologie a orienté les recherches vers les facteurs de déséquilibre


internes aux systèmes de phonèmes : dissymétries, phonèmes isolés, oppositions à
faible rendement. Mais là encore, pour les époques anciennes, des hypothèses

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 191

cohérentes n'ont pu être élaborées que pour un petit nombre de transformations, et la


difficulté majeure à laquelle on se heurte est l'extrême lenteur de beaucoup
d'évolutions, une cause potentielle de déséquilibre pouvant rester sans effet pendant
des siècles.

Georges Straka (1979) explique l'évolution du latin au français par l'énergie ou la


faiblesse articulatoire alternant par périodes : « Peu de modifications dues d'un côté à
l'énergie des mouvements musculaires et de l'autre à l'affaiblissement de ces
mouvements... se rencontrent isolément. Les uns et les autres apparaissent regroupés
de façon étonnante dans des périodes déterminées et nettement séparées dans le
temps. »

On peut donc être tenté de chercher dans les « modes phonétiques », c'està-dire
l'ensemble des habitudes articulatoires d'une langue à une époque donnée, une
explication plus globale de ces changements : « Un changement fondamental se
produit-il dans les modes phonétiques d'une langue, et c'en est fait de tout le système
des oppositions. À la longue, tous les phonèmes en sont atteints, que le catalyseur soit
le contact profond avec les habitudes articulatoires d'un peuple voisin ou envahisseur,
un changement subtil d'accent... ou simplement la loi du moindre effort... La
naissance d'un mode phonétique se fait sentir lentement, atteignant d'abord... le
système accentuel, le rythme et l'intonation. Puis, à mesure que la répartition de
l'énergie change, elle se fait sentir dans la syllabation et finalement dans les sons
mêmes » (E.J. Matte, 1982).

I.3.2 Les principaux « modes phonétiques » distingués par E. J. Matte sont de


quatre sortes

Le mode décroissant : alternance de grands efforts musculaires et d'efforts atténués ;


de temps forts et de temps faibles (syllabes atones). Dans la syllabe, concentration de
l'énergie articulatoire sur la consonne prévocalique. Prédominance d'intonations à
mélodies descendantes.

Le mode relâché : aboutissement du mode décroissant : mouvements articulatoires


flous, états instables, d'où forte diffusion entre voyelles et consonnes, tendance à la
centralisation des voyelles.

Le mode croissant : l'effort articulatoire augmente progressivement. Les syllabes


tendent à se terminer sur le noyau vocalique. La transition de consonne à voyelle est
nette sans diffusion entre les sons. L'énergie est répartie presque également entre les
syllabes à l'exception de la dernière, syllabe tonique mise en relief. Les voyelles
atones maintiennent leur timbre.

Le mode tendu : tous les phonèmes sont articulés énergiquement sans renforcement
perceptible des uns aux dépens des autres ; stabilité des éléments en position faible ;

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 192

phases consonantiques énergiques ; voyelles très tendues, avec un système


d'oppositions centrifuge : les lèvres se projettent ou s'écartent à l'extrême. Le rythme
tend à la régularité ; la mise en relief des syllabes toniques s'effectue presque sans
affaiblissement des syllabes atones ; l'égalité syllabique domine ; les groupes
rythmiques sont délimités par la longueur de la voyelle tonique et la note musicale
qui l'accompagne. L'intonation a le plus souvent une mélodie montante.

I.3.3 Ce type d'explication ne fait que repousser le problème. Pourquoi ces lents
changements de mode ? Les causes sont-elles physiologiques, économiques, socio-
culturelles ?

La simple opposition, au XXe s., entre le français, tendu, et l'anglais, relâché, alors
qu'il s'agit de peuples européens de culture et de niveaux de vie voisins, sinon
identiques, suffit à montrer ce qu'il y a de hasardeux dans les hypothèses formulées
en ce domaine.

De plus, on a pu reprocher leur caractère subjectif aux notions de tension et de


relâchement rebelles aux mesures en laboratoire.

Quoi qu'il en soit, et malgré les controverses, c'est encore cette théorie qui nous
semble la plus apte à nous fournir une périodisation des phénomènes et un cadre
chronologique.

I. 3.4 Survol de deux mille ans d'évolution phonétique

Latin classique : langue relativement tendue, comparable au français d'aujourd'hui.

IIe-IVe s. après J.-C. : l'accent d'intensité l'emporte, dans le parler vulgaire, sur
l'accent musical. Le système des voyelles en est bouleversé, les oppositions de timbre
l'emportant désormais sur les oppositions de quantité. On entre dans le mode
décroissant : c'est le moment de la première diphtongaison, panromane (à l'exception
du portugais), et de nombreuses palatalisations de consonnes et disparitions de
voyelles pénultièmes atones.

Ve-VIIIe s. : cette évolution aboutit au mode relâché dans la Gaule du Nord :


nouvelles diphtongaisons et palatalisations ; voyelles finales disparaissant ou
s'affaiblissant en /e/ ; beaucoup de consonnes en position faible se sonorisent,
deviennent fricatives, ou disparaissent.

IXe-XIIe s. : relative stabilité des modes relâché et décroissant ; forte poussée de


nasalisations et vocalisation du /l/ devant consonne.

XIIIe-XVIIe s. : progression des modes croissant et tendu : élimination des


diphtongues et de nombreuses consonnes implosives ou finales. L'articulation du

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 193

français prend un caractère de plus en plus antérieur.

XVIIIe-XXe s. : apogée du mode tendu. Néanmoins, certaines tendances du français


populaire semblent annoncer des changements qui pourraient à la longue déclencher
un retour aux modes décroissant et relâché.

Les trois dernières sections de ce « survol » nous fourniront les repères de notre
étude de l'évolution du phonétisme français.

II. PREMIÈRE PÉRIODE : DU IXe AU XIIe S.

II.1 À l’époque des plus anciens textes en langue française au IXe s.(Les « Serments
de Strasbourg » datent de 842), le langage populaire est déjà bien loin du latin
classique. Des transformations capitales sont déjà acquises.

II.1.1 Le mot et le groupe de mots ont une structure accentuelle nouvelle

À part quelques /a/ devenus /e/ central et sourd, les voyelles atones internes ont
disparu, entraînant la formation, dans certains cas, de consonnes de transition dites
« épenthétiques » (simulat > semble).

Les finales, atones en latin, ont disparu pour la plupart ; elles se sont maintenues,
sous la forme /e/ lorsque jadis elles avaient le timbre /a/, ou étaient finales de
proparoxytons ou encore nécessaires au soutien de certains groupes consonantiques.

Dès les premiers textes, cet /e/ (ainsi que le -a de la, ma, ta, sa) s'élide devant une
autre voyelle, moins systématiquement toutefois qu'en français moderne. Il mérite
déjà, on le voit, sa dénomination récente de « e caduc ».

Les mots français sont déjà généralement oxytons (accentués sur la finale), ou, dans
la mesure où l'/e/ final n'est pas élidé, paroxytons (accentués sur la pénultième, ou
avant-dernière syllabe). Les derniers proparoxytons conservés par la diction
liturgique (angele, virgene) ont déjà été éliminés par l'amuissement de leur dernière
syllabe : malgré la graphie trisyllabique conservée un temps, ils ne comptent en vers
que pour deux syllabes.

Il en résulte que peu de mots populaires français ont plus de deux ou trois syllabes
et que l'opposition entre finales « féminines » et finales « masculines », qui a joué un
si grand rôle dans notre poésie, est aussi ancienne que la langue.

II.1.2 Aujourd'hui, l'accent français n'est pas un « accent de mot » (comme en latin)
mais un « accent de groupe », frappant la dernière voyelle non caduque d'un
syntagme.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 194

Quand ce changement a-t-il eu lieu ? Cette lente évolution, impossible à dater, a


commencé dès que le latin vulgaire a développé l'usage des « clitiques » (brefs mots
atones faisant groupe avec le mot suivant ou précédent, rares en latin classique). Le
fait que les pronoms personnels et déterminants évoluent différemment, à date
largement prélittéraire, selon qu'ils sont atones ou toniques en est un signe évident.

L'usage de l'accent de groupe devait donc déjà être en bonne voie au IXe s., se
généralisant à mesure qu'en ancien français, l'emploi du pronom sujet antéposé atone
se développe. Au XVIe s., les témoignages de grammairiens enseignant aux étrangers
la prononciation du français montrent que l'étape actuelle était atteinte et leur
unanimité prouve que cela ne devait pas être chose récente.

II.1.3 Les « sons utiles » (« phonèmes » et « variantes », « libres » ou


« combinatoires » que nous ne chercherons pas à opposer, du moins
systématiquement) se sont multipliés.

1) Les voyelles : le latin classique en comptait cinq (/a/, /e/, /i/, /o/, /u/) qui, pouvant
être soit longues soit brèves, constituaient en fait dix phonèmes, et trois diphtongues
(/ae/, /oe/, /au/) qui se sont, à des dates diverses, monophtonguées.

En Gaule du Nord, la plus durable est /au/ qui entre le VIe et le VIIIe s. est
devenue /O/.

Les oppositions de quantité ont été très anciennement remplacées par des
oppositions de timbre, les longues devenant fermées, les brèves ouvertes. Les seules
voyelles longues, dès le IIIe s., sont les toniques libres qui, à l'exception des anciens /
i/ et /u/ longs latins, se sont toutes diphtonguées à diverses dates prélittéraires.

Les dipthongues sont nombreuses à l'époque qui nous occupe. Mais /ae/ < /a/ long
tonique libre est déjà réduit à /E/.

L'ancien /i/ long latin a subsisté, mais l'ancien /u/ long a subi, pour des raisons
discutées (substrat ou rééquilibrage du système phonologique ?) et à une date
controversée (mais on peut tenir pour vraisemblable, au moins au Nord, le VIIIe s.)
un déplacement spectaculaire de l'arrière vers l'avant, aboutissant au timbre /y/ qui,
encore aujourd'hui, oppose, sur des territoires où l'implantation celtique avait été
forte, le français, le provençal, et quelques dialectes d'Italie du Nord, à l'ensemble des
autres langues romanes qui ont conservé le timbre /u/.

La nasalisation des voyelles suivies d'une consonne nasale est commencée comme
le prouve l'évolution de manu > main, pane > pain, manet > maint, et la graphie
maent dans la Séquence de Sainte Eulalie qu’on peut dater de 880. Le deuxième
élément de la diphtongue /ae/ issue de /a/ tonique libre a évidemment subi l'action de
la nasale suivante et entamé une évolution particulière avec fermeture du second

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élément avant que /ae/, dans tout autre entourage, ne se monophtongue en /E/, étape
acquise à l'époque des premiers textes.

2) Les consonnes : le latin classique avait les occlusives /p/, /t/, /k/, /b/, /d/, /g/, les
nasales /m/ et /n/, les constrictives /f/ et /s/, les liquides /l et /r/ (apical fortement
roulé), et deux semi-consonnes /j/ et /w/.

À l'époque des premiers textes, un certain nombre de profondes transformations


sont déjà acquises.

Deux vagues prélittéraires de palatalisations sont déjà intervenues :

la première, panromane, touchant les consonnes suivies de /j/ à l'exception des


labiales, ainsi que /k/ + /e/ ou /i/, et /g/ initial ou appuyé + /e/ ou /i/,

la seconde, propre à la Gaule du Nord touchant /k/ et /g/ + /a/.

Il en résulte l'existence, durable en français de /λ/ et /G/ dits « l et n mouillés » et


d'affriquées plus vite disparues : /ts/, /dz/, /dζ/, /tH/ : centu > cent /tsent/ ratione >
raison /raidzon/ ; placere > plaisir /plaidzir/ ; gente > gent /dζent/ ; carru > char /
tHar/.

La palatalisation de certaines consonnes a suscité un son de transition, /i/, formant,


avec une voyelle précédente, le second élément d'une « diphtongue par
coalescence » : raison, plaisir, et area /arja/ > aire /aire /, nausea /nOsja/ > noise /
nOize/.

Quand ces consonnes se sont-elles dépalatalisées ?

Si l'on admet avec G. Straka que le passage d'une palatale à une affriquée est signe
de dépalatalisation, cela devrait être largement prélittéraire.

Dès avant la fin de l'Empire romain, /w/ initial et intervocalique latin était devenu
bilabial, puis labio-dental, d'où l'existence d'un /v/, si ancienne que lors de l'invasion
franque, les Gallo-Romains, devenus incapables de prononcer le /w/ initial
germanique, en on fait un /gw/ qui a été traité comme /gw/ et /kw/ d'origine latine
(lingua > langue, quadratu > carré). La conservation, peut-être jusqu'au XIIe s., de
l'élément /w/ est à l'origine de beaucoup de nos /g-/ initiaux actuels (*werra >
guerre).

Les invasions germaniques avaient aussi introduit en Gaule un son qui, depuis
longtemps, n'existait plus en latin que dans les graphies : un fort souffle laryngal,
certainement très net au IXe s., le « /h/ aspiré » (francique *hestr > hêtre).

Les sourdes intervocaliques s'étaient sonorisées vers la fin du IVe s. d'où l'existence

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d'un /z/ inconnu du latin classique : pausare > poser /pOzEr/. Celles qui subsistent
alors sont le produit d'anciennes géminées dont la simplification est déjà intervenue :
sappinu > sapin.

Une fois sonorisées, les occlusives simples sont devenues fricatives : sapone >
*sabone > savon, faba > fève, pacare > * pagare > payer, ou se sont amuies : tabone
> taon, fagina > faïne, securu > *seguru > seür, laissant subsister de nombreux
hiatus très caractéristiques de l'ancien français..

Une fricative /δ/, issue du /d/ intervocalique, primaire ou secondaire, est alors en
cours d'amuissement, quoique la Vie de saint Alexis, au XIe s., la note encore par -d-.
Après la chute des voyelles finales, elle s'assourdit en /θ/ avant de disparaître. Cela
devait être chose faite au Xe s. d'où l'hiatus et la finale purement vocalique de formes
comme auditu > oï, laudatu > loé.

Beaucoup de consonnes en position implosive faible se sont relâchées : labra est


déjà lèvre ; patre > /padre/ > /pEδre /, évolue vers /pEre /. Le /j/ de factu /fakto/
devenu /fajto/ depuis des siècles est resté consonne assez longtemps pour préserver le
/t/ de la sonorisation et du relâchement des intervocaliques, d'où /fajt/ avec un /-t/
final prononcé. On peut supposer que c'est vers le IXe s. que ce /j/ prend l'articulation
vocalique /i/ et devient second élément de diphtongue.

Devant sonore, /s/ implosif devait être faiblement articulé, alors qu'il se maintenait
intact devant une consonne sourde, puisqu'en 1066, Guillaume le Conquérant
introduit en Angleterre une prononciation sans /s/ de isle < i(n)sula (angl. isle) et une
prononciation avec /s/ de beste < bestia (angl. beast). Les géminées du latin classique
sont déjà toutes simplifiées à l'exception de /rr/, prononcé jusqu'au XVIe s.

Une des évolutions concernant les consonnes implosives, la vocalisation du /l/, est
particulièrement importante par sa fréquence et la variété de ses résultats. Elle semble
accomplie au début du IXe s., bien que, longtemps, les graphies ne la notent pas
systématiquement (molt à côté de mout) ; de plus, au début XIIe s., les assonances
n'en tiennent pas toujours compte. Placé devant une consonne, /I/ était prononcé
« vélaire », avec le dos de la langue remonté vers le voile du palais. Il a suffi que la
pointe de la langue se détache des dents pour qu'on n'entende plus qu'une sonore
postérieure, formant une diphtongue par coalescence avec la voyelle précédente :
alba > aube /aube/, poll(i)ce > pouce /poutse/.

Cette évolution a causé le recul partiel d'un /ε/ ouvert précédent, d'où la formation
d'une triphtongue /εau/, fréquente dans les mots à suffixe lat. -ellos (castellos >
chasteaus, etc.).

On reconnaît, à cette époque, plusieurs caractéristiques du mode « relâché » :


mouvements articulatoires flous (abondance des diphtongues et triphtongues),

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diffusion entre les voyelles et les consonnes qui les entourent (nasalisation,
vocalisation du /l/) et surtout syllabation « décroissante ». Il est rare qu'une syllabe se
termine sur son noyau vocalique, le plus souvent suivi d'un élément de transition
(consonne implosive ou second élément de dipthongue). Toutefois, l'amuissement des
consonnes implosives les plus faibles amorce l'évolution vers une syllabation
croissante, terminée par la voyelle, appelée à devenir prédominante.

II.2 Au début du XIIe. s., même compte non tenu des sons qui, ultérieurement, ont
été confinés dans les dialectes, le panorama est singulièrement riche.

1) Voyelles orales

/i/ et /y/ sans doute moins tendus et moins aigus qu'aujourd'hui.

Quatre sortes de /E/ :

/e/ sourd, final ou non : mula > mule /myle/, *aetaticu > eage /e-adζe/ frm.
âge ;

/e/, fermé, issu de /i/ bref ou /e/ longs classiques initiaux ou entravés : missa >
messe /mese/ ;

/ε/ ouvert, issu de /e/ bref classique initial ou entravé : terra > terre /tεrre/

et enfin le produit de /a/ latin tonique libre, anciennement diphtongué puis


remonophtongué : patre > pere qui ne rime qu'avec lui-même, et dont le timbre
a été très discuté et que, par conséquent, nous transcrivons par
l’archiphonème /E/. Le plus vraisemblable est qu'à l'origine, il devait s'agir
d'un /ε/ long et très ouvert qui s'est ultérieurement fermé.

- /a/ initial ou entravé

deux /O/ : /O/ < /au/ (causa > chose /tHOze /) ou bien < /o/ bref, initial ou
entravé (porta > porte)

et /o/ < /o/ long ou /u/ bref initiaux ou entravés (cohorte > corte > cort /kort/
frm cour, turre > tor /tor/ frm tour).

À cette époque, /u/ semble faire défaut, /u/ long latin étant passé à /y/ et /o/
français ne s'étant pas encore fermé en /u/. Les labiales /E/ et /œ/ n'existent pas
encore.

Donc, neuf voyelles orales pures.

2) Diphtongues orales :

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À cette époque, elles sont toutes descendantes, portant l'accent sur leur premier
élément : plusieurs sont en pleine évolution ; déjà menacées de
monophtongaison, elles résistent par la différenciation, l'élément le plus ouvert
changeant de point d'articulation. Nous noterons donc la prononciation
ancienne, qui ne devait pas être oubliée, et la prononciation récente, qui entrait
dans l'usage :

/ai/ > /ει/ > /ε/ (lait < lacte). La Chanson de Roland fait assoner /ai/ dans les
laisses en /a/ comme dans les laisses en /ε/ ;

/ei/ > /oi/ : la première attestation de cette prononciation est une graphie du
Sermon sur Jonas (Xe s.) ; elle semble achever de se répandre au milieu du
XIIe s. (creire, croire < credere, teit, toit < tectu) ;

/uO/ < /o/ bref tonique libre encore graphié uo dans les plus anciens textes > /
uε > /yœ/ (XI e s. : puot, puet < potet).

D'autres diphtongues sont encore stables :

/ie/ < /e/ bref tonique libre : (pied < pede).

/ou/ < /o/ long et /u/ bref toniques libres, graphié ou dans les plus anciens
textes, mais généralement -o- au XIIe s. (flour, flor < /flore/).

/oi/ (voix < voce, dortoir < dormitoriu) qui assone avec /o/ (flor, sol) dans les
plus anciens textes, distinct de /oi/ au timbre ouvert (noise < nausea).

/yi/ (fruit < fructu, cuir < coriu)

/au/ (aube < alba).

/eu/ (eus < illos).

/Ou/ (clavu > clou) distinct de /ou/ (ultra > outre).

Donc, on trouve onze diphtongues orales : /ai/, /ei/, /oi/, /ει/, /yi/, /uO/ [en
voie de disparition], /uε/, /ie/, /au/, /ou/, /Ou/.

Deux triphtongues : /εau/ (beaux < bellos, eaue < aqua) - /iεu/ : (lieu < locu
>, yeux < oculos, mieux < melius).

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3) Voyelles et diphtongues nasalisées :

Les rimes et assonances distinguent /a/ de /ã/ (Xe s.) ; /e/ de /C/ (milieu du
XIe s.) mais unissent parfois /ã/ et /C/ et plus souvent /ãi/ et /Ci/ (Chanson de
Roland, fin du XIe s.).

Au XIIe s., on trouve des assonances loinz ; plort ; bien ; brief (mais pas
bien : vent) ; fin : fil (mais pas fin : faim) ; brun : vertu ; baron : flor. La
tendance à associer entre eux les mots en -on aboutira dans le courant du
siècle.

À s'en tenir donc à ce critère, on peut considérer que la nasalisation est propre
à l'ancien et au moyen français, touchant d'abord les voyelles les plus ouvertes,
puis les diphtongues et les voyelles moyennes et enfin les voyelles les plus
fermées sur lesquelles elle a une influence ouvrante.

Ceci se heurte à diverses objections :

a) En phonétique générale, l'effet de la nasalisation est une fermeture et non


une ouverture.

b) Dès le VIe s. ou au plus tard le VIIe s., /a/ latin tonique libre suivi de
nasale s'est mis à évoluer autrement que devant une autre consonne, et cette
évolution consiste justement en une fermeture du deuxième élément : manu >
main à côté de pratu > pré. À la même époque, l'influence de la nasale peut
avoir joué sur les diphtongues /ou/ et /ei/ qui ne connaîtront pas la même
différenciation de leurs deux éléments que leurs homologues suivies de toute
autre consonne : latrone > larron à côté de flore > fleur ; frenu > frein à côté
de seru > soir.

c) La nasalisation touche aussi bien les voyelles libres suivies d'une nasale
explosive que les voyelles entravées suivies d'une consonne nasale implosive :
bon, bonne, mont se prononcent /bIn/, /bIne/, /mInt/.

Jusqu'au XVIe s., la nasale implosive subsiste à côté de la voyelle nasalisée,


et la voyelle conserve sa résonance nasale à côté de la nasale explosive. Dans
ces conditions, une voyelle nasalisée ne peut être qu'une variante combinatoire,
sans fonction distinctive, échappant facilement à la perception du locuteur. Il se
pourrait donc que les consonnes nasales suivant les voyelles et diphtongues
aient commencé à les affecter bien avant toute trace écrite, exerçant d'abord sur
elles une influence fermante ; leur ouverture ultérieure aurait eu lieu (Matte,
1982), en moyen français, avec les débuts du mode croissant.

Quoi qu'il en soit, et même en adoptant l'hypothèse la plus tardive, il est


certain qu'au début du XIIe s., /a/, /e/, /ε/, /ai/, /ei/, /o/, /O/, /ue/ sont nasalisés

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 200

et réduits aux quatre sons /ã/, /I/, /yC/, /ãi/. Au XVIe s., le second élément de /
ãi/ est encore assez nettement perçu par certains pour qu'ils en tiennent compte
dans leurs rimes.

Donc quatre voyelles ou diphtongues nasales.

4) Consonnes :

/p/, /t/, /k/, /b/, /d/, /g/, /n/, /G/, /l/, /λ/, /r/, /f/, /v/, /s/, /z/, /h/ et des consonnes
à articulation complexe, affriquées /ts/, /dz/, /tH /, /dζ/ et labio-vélaires /kw/
et /gw/ qui ont sans doute une variante /kV/, /gV/ devant /i/. Donc vingt-trois
consonnes.

Une seule semi-consonne : /j/ issu de /k/ ou /g/ intervocaliques : (paiier <
pacare) compte non tenu des seconds éléments de labio-vélaires.

Les hypothèses les plus « économiques », avec élimination des formes


prospectivement dialectales, nous amènent à un nombre de sons utiles non
inférieur à une cinquantaine. On sait que les langues n'utilisent, en moyenne,
qu'une trentaine de sons, rarement plus de quatre-vingts sur les milliers qu'un
appareil phonatoire humain peut produire. Le système d u XIIe s. est donc
d'une richesse et d'une lourdeur exceptionnelles. Le français moderne, même
en opposant − ce que bien des locuteurs ne font pas − /a/ à /A/, /e/ à /ε/, /o/ à /
O/, /E/ à /œ/, /C/ à /D /, en distinguant /œ/ de /e/ caduc prononcé, en
conservant /G/ que beaucoup prononcent aujourd'hui /nj/ et /h/ qui ne sert plus
qu'à empêcher les liaisons, ne dépasse pas 36 phonèmes.

L'histoire du phonétisme français sera donc avant tout celle d'une simplification.

III. ÉVOLUTION VERS LE MODE CROISSANT AU COURS DU XIIe S.

III.1 Elle est marquée par plusieurs phénomènes

Au début, par la simplification des labio-vélaires : carré /kwarre/, guerre /gVεre/,


gui /gVi/, achèvent de se prononcer /karre/, /gεre/, /gi/).

À la fin, par la simplification de la plupart des affriquées, indice du mode croissant


où l'énergie articulatoire se situant de plus en plus dans le noyau syllabique, la détente
devient la phase consonantique la plus importante. Il se peut qu'à l'intervocalique, le
passage de /dz/ à /z/ (raison /raidzon/ > /raizon/) soit antérieur (VIIIe s. ?) ; mais
ailleurs /ts/ > /s/, /dz/ > /z/ rejoignent alors les /s/ et z déjà existants et les
démonstratifs ont acquis leur initiale /s/.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 201

/tH/ et /dζ/ engendrent deux phonèmes nouveaux : /H/ et /ζ/ (cheval, /tHeval/
> /Heval /, et gent /dζãnt/ > /ζãnt/).

L'effacement de consonnes implosives.

Celui de /s/ devant une consonne sourde est marqué par des graphies inverses
comme costure < lat. cultura dès la fin du XIIe s. Certaines graphies suggèrent qu'il a
été remplacé par une aspiration encore perceptible au XIVe s., qui disparut en
entraînant l'allongement de la voyelle précédente.

Celui de toute consonne devant l'-s de flexion d'où les alternances vif, vis, clerc,
clers.

Celui du -n- de la désinence -ent.

Les autres nasales implosives résistent jusqu'au XVIe s.

La réduction de certaines diphtongues par « bascule ».

À l'origine, toutes étaient « descendantes », accentuées sur le premier élément. À la


fin du siècle, la plupart seront « montantes » et, le premier élément de telles
diphtongues devenant très facilement semi-consonne, il en résulte le remplacement
des diphtongues par des groupes semi-consonne + voyelle, entraînant :

• la formation de /w/ et /V/ qui ne se trouvaient antérieurement qu'en


combinaison avec /k/ et /g/ et avaient été éliminées : cuer /ky œ r/ > /kVœ r /,
nuit /nyit/ > /nVit /, toile /toele/ > /twele /.
• la multiplication des /j/ rares jusque-là : pied /pie/ >/pje/.

Les premières atteintes sont ue /yœ/ passé à /Vœ/, peut-être dès le XIe s. et /yi/,
assonant encore en /y/ dans le Roland d'Oxford (fin XIe s.), mais en /i/ (donc
devenu /Vi/) dans les remaniements postérieurs.

Finalement, /ie/ > /je/ et /oi/, déjà devenu /oe/ par assimilation d'aperture > /wE/.

Conséquence morphologique, la bascule de /yi/ en /Vi/ a sans doute contribué à


l'élimination des féminins li et celi parallèles à lui et celui, et du relatif cui /kyi/ au
profit de qui /ki/.

Ce déplacement de l'accent touche aussi les triphtongues : /ieu/, /εau/ qui


deviennent /ieu/, //εau /.

Les diphtongues peuvent aussi être réduites par assimilation : Dans le courant du
siècle, le passage de /ai/ à /ε/ s'achève : des graphies telles que fere pour faire (< lat.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 202

facere), aile pour ele (< lat. ala) et sait pour set apparaissent. En moyen français, le
participe passé en -é peut rimer avec le passé simple en -ai, souvent graphié -é. La
prononciation /ai/ encore signalée par Palsgrave en 1530 est alors, depuis longtemps,
dialectale.

Les autres diphtongues résistent : /ou/ résiste en se différenciant en /eu/ puis /Eu/
dans la seconde moitié du siècle, d'abord au nord de Paris, évolution qui atteindra la
capitale au siècle suivant ; il rejoint ainsi /Eu/ issu de /e/ + /l/ vocalisé, et la
triphtongue /ieu/ qui suivront la même évolution.

III.2 Les graphies de l'ancien français

Chilpéric Ier, roi de 561 à 584, plus lettré que ses successeurs du VIIe s., fut, selon
Grégoire de Tours, le premier réformateur malheureux de l'orthographe, à une époque
où ceux qui écrivaient le latin le prononçaient déjà d'une façon plus proche de la
« lingua rustica » que de celle de Cicéron. L'édit par lequel il prétendit imposer quatre
caractères grecs, destinés à transcrire quelques spirantes et diphtongues, resta lettre
morte.

Lorsque les clercs commencèrent, après la réforme carolingienne, à transcrire des


textes en langue vulgaire, ils se contentèrent des vingt-deux caractères de l'alphabet
latin traditionnel, qu'ils traçaient dans une jolie écriture ronde, nette et bien lisible
dite « caroline ». Ils y ajoutèrent l'y et une création, w, soit, en tout, 24 lettres : a b c d
e f g h i k l m n o p q r s t u w x y z, dont deux, l'i et l's comportaient une variante
courte et une variante longue.

Ils séparaient les mots et utilisaient de façon significative les majuscules, les
lettrines ornées marquant toujours des articulations importantes des textes.

Ils n'utilisaient pas les accents, mais quelques signes de ponctuation hérités de
l'Antiquité, le « periodus » ponctuation forte, point en haut et virgule au-dessous ; le
« colon », point, ponctuation moyenne ; le « comma », point en bas et virgule au-
dessus, ponctuation faible, dont ils faisaient un usage irrégulier et encore peu étudié,
fort différent du nôtre.

Leur alphabet n'est pas phonétique, il ne permet pas une transcription univoque de
la cinquantaine de « sons utiles » du début du XIIe s., d'autant plus que k, w, et, au
début, y sont exceptionnels, que deux caractères sont des « ligatures » : x, qui
équivaut à -us et z qui équivaut à -ts, et que plusieurs autres : c, k, qu pour /k/, c, s,
ss, puis z pour /s/, et i, j (variante longue de i) y pour /i/, font parfois double emploi.

Il faut donc, dès les origines, recourir à des combinaisons de caractères


(« digrammes » et « trigrammes ») pour transcrire des sons simples, ou conférer
plusieurs valeurs à un caractère unique.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 203

Si une sorte d'unanimité se fait pour écrire ch la fricative /tH/ et sa réduction /H/, /
G/ et /λ/ peuvent s'écrire -gn-, -ign-, -ing-, -ill, -ll-, -il, et dans le midi, nh, lh, de
sorte qu'il est bien difficile de savoir quand on a affaire à des diphtongues ou à des
graphies complexes ;

e peut transcrire /e/, /ε/, /e/, et même /ã/ (suivi de nasale) ;

Aucun moyen de noter les oppositions de longueur ;

/i/, /j/, et /ζ/ sont transcrits indistinctement par les deux variantes de la même lettre,
longue : j ou courte : i ; la voyelle /i/ parfois par l'y, et la semi-consonne /j/ parfois
par les combinaisons ii ou ij.

Un signe unique transcrit pendant des siècles /y/ et /v/.

c, g, sont /k/, /g/ devant /a/, /o/, /u/, mais /ts/ puis /s/, /dζ/ puis /ζ/ devant /E/ et /i/.

Ainsi, nombre d'homographes ne sont pas homophones : /ve-y/ < *vidutu et /vE/ <
votu ont la même graphie veu.

Les graphies de l'ancien français sont tâtonnantes. Elles différent selon la région et
l'école où les scribes ont été formés, même dans des cas où les différences graphiques
ne peuvent pas avoir de raison phonique. À l'intérieur d'une région donnée, leurs
habitudes ne sont pas uniformes et ne peuvent être traitées qu'en termes de
pourcentages ; enfin, ils admettent des variantes même dans leur usage personnel. La
notion de « faute d'orthographe », et même d'« orthographe », à cette époque, est
dénuée de sens. Pour une prononciation vraisemblable /bwCne/, A. Dees (1980),
dans son Atlas des chartes d'oïl du XIIIe s., relève les graphies boene, boenne,
bouenne, buene. Sans parler des formes en -o, -ou, qui se prononçaient peut-être
différemment (jo, jou), le pronom de la première personne /ζe/ s'écrit ge, je, ie :
l'initiale g- apparait à 95% en Poitou-Charentes, à 83% en Loire-Atlantique, à 75%
dans le centre du domaine d'oïl, 56% en Bourgogne, 14% à 33% dans l'Est, excepté la
Franche-Comté (4%) ; elle est presque inusitée dans le Nord-Nord-Ouest et inconnue
à Paris. On comprend donc quelle prudence requiert l'interprétation des graphèmes !

Et malgré tout, la tendance dominante de ces graphies est nettement phonologique :


les copistes n'ont nul souci de l'étymologie. Dès les plus anciens textes, on trouve des
exemples de graphies inverses (nevold, nevuld < nepotem, dans le Roland d'Oxford).
Ils s'appliquent à distinguer par l'écriture des allomorphes de même fonction (or, ore,
ores) ; ou encore les variantes dialectales d'un même mot : lieu, forme centrale, et liu,
forme picarde. Pour transcrire le /w/ initial germanique représenté ailleurs par g mais
conservé dans le Nord, ils associent deux v en un signe unique w. L'inventaire des
formes trouvées par A. Dees dans les chartes révèle l'innombrable variété des

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 204

graphies (pas moins de 44 pour le seul mot soixante !), certainement pas toutes
homophones, par lesquelles les scribes essayaient sans doute de représenter des
prononciations plus ou moins différentes d'un mot donné.

Enfin, conséquence de la tendance précédente, ces graphies sont évolutives. Celles


des plus anciens textes différent de celles qui apparaissent au XIIe s. La notation par
d ou dh d'anciennes fricatives désormais amuies, disparaît. Le passage de /ei/ à /oi/
est transcrit, et même, au XIIIe s., dans certains cas, celui de /oi/ à /oe/. Sans souci
des dérivés de corn, jorn, charn, qui comportaient un -n- (corner, jornee, charnel),
la disparition du -n final entraîne les graphies cor, jor, char.

Aucun souci de différencier les homonymes : vent, vers, pers représentant vendo et
ventem, viridis, versus, et vermis, perdis, persus et pares. Les éditions imprimées,
ponctuées à la moderne, partiellement accentuées, distinguant i de j et u de v effacent
une partie des caractères, pour nous déroutants, des manuscrits. Certains scribes, tel
ce Guiot, de Provins, qui recopia les œuvres de Chrétien de Troyes, avaient mis au
point un système d'écriture relativement phonologique, clair, simple et élégant et tous
cherchaient, malgré un matériel graphique déficient, à être fidèles à la réalité
phonique. Ce souci ne résistera pas longtemps à la multiplication des textes écrits et à
la rapidité de l'évolution phonétique.

IV. DEUXIÈME PÉRIODE : DU XIlle AU XVIIe S.

On évolue vers le mode croissant, et des changements vocaliques donnent au


français un caractère antérieur : depuis le XVIe s. deux tiers des voyelles du français :
/i/, /e/, /ε/, /a/, /y/, /E /, /œ/, /C/D/ sont des voyelles d’avant.

IV.1 Évolution et réduction des diphtongues et triphtongues

Dès le XIIe s., les diphtongues nasalisées -ain, -ein, peuvent être graphiées - in
donc prononcées /C/ malgré le son diphtongué qu'entendent encore des grammairiens
du XVIe s. Elles peuvent rimer avec -oin, dès lors prononcé, /wC/ (saintes : jointes
chez Rutebeuf).

Diphtongues orales :

/je/ < /ie/ n'en est déjà plus une. Le processus de réduction se poursuit par la
disparition du /j/ chaque fois qu'il était précédé de /λ/, /G/, /H/, /ζ/, et, par analogie,
dans la totalité des verbes à infinitif en –ier.

Des indices en existent dès le XIIIe s. encore que le -i ne disparaisse guère des
manuscrits avant le XVe s. (rimes informez : enfoncez, dez : eschaudez ; vuidez :
cuidez chez Villon) et que jusqu'au XVIe s. les poètes fassent rimer rarement /e/ et

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 205

/je/.

Ailleurs, brief > bref, mais les formes rien, bien > ren, ben restent populaires et ne
prévalent pas dans l'usage normal. Dans le suffixe –ier, /je/ subsiste et subit, après un
groupe de deux consonnes, vers la fin du XVe s., une diérèse, d'où la prononciation
dissyllabique /ije/ dans sanglier, meurtrier, etc.

De même, /wE/ < /oe/. Une réduction de la semi-consonne /w/ parallèle à celle de /
j/ se manifeste dès la fin du XIIIe s. par des graphies comme drete, crestre pour
droite, croistre. Mais ce n'est qu'une tendance qui ne l'emportera, au XVIe s., que
dans quelques mots isolés, comme craie, raide, taie (non sans des hésitations dont on
a la trace dans des variantes comme harnois et harnais, François et Français) et
dans certains suffixes : -ais de noms de peuples, -aie de chênaie, cerisaie, etc., et
dans les désinences verbales d'imparfait et de conditionnel. La graphie -oi- se
maintient encore trois siècles malgré les efforts de Voltaire, entre autres, pour imposer
-ai- qui ne sera accepté par l'Académie que dans son dictionnaire de 1835.

Dans la majorité des cas, /wE/ se maintient, hésitant, dès le XIIIe s., entre /we/ et /
wε/. Le timbre ouvert l'emporte au XVIe s. Une prononciation populaire, plus ouverte
encore, /wa/ apparait à Paris dès le début du XIVe s. Tenue pour vulgaire - c'est la
première fois que nous voyons intervenir la notion de « niveau de langue » en
phonétique - elle est combattue par les grammairiens du XVIe s. et du début du
XVIIe s. Mais Hindret (1687) constate qu'il y a beaucoup d'honnêtes gens, à la cour
et à Paris, « qui disent du bouas, des nouas, trouas, mouas, des pouas, vouar ».

Rutebeuf (XIIIe s.) fait rimer − chose encore rare au XIVe s. − /VE/ et /Eu/,
confondus, par assimilation régressive ou progressive de leurs deux éléments, en un
son unique /E/.

L'évolution /E/ < /Eu/ < /ou/ < lat. /o/ long tonique libre, progresse des Ardennes
par le sud de la Picardie jusqu'à la région parisienne. Ailleurs, /ou/, non différencié,
s'est monophtongué en /u/ graphié -ou-, encore très fréquent au XIVe s. et au XVe s.
Pendant deux siècles, les poètes ne se privent pas de la facilité de choisir entre des
finales -ous et -eus (fréquemment), -our et -eur (plus rarement). Toutefois, au XVIe
s. /E/ s'est définitivement imposé, accentuant le caractère antérieur du français
moderne.

/ou/ < /O/ + /l/ vocalisé (multu > mout, *colapu > coup) ne se confond pas avec le
précédent et se réduit à /u/ dans le courant du XIIIe s., rétablissant ainsi l'existence
d'un phonème qui avait disparu en tant que tel pendant quelques siècles.

/au/ < /a/ + /l/ vocalisé a eu une existence plus longue : il assone en /a/ et doit
encore se prononcer généralement /ao/ vers 1300. Villon fait rimer maulx avec os.
Mais au XVIe s, plusieurs grammairiens défendent une prononciation diphtonguée.
Fabri (1521) précise que, malgré l'orthographe, aubel (« peuplier blanc ») se

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 206

prononce comme aoust bel ; Meigret (1542) prononce /ao/. Peletier (1549) ne
diphtongue pas et Ramus (1562) notant l'orthographe des enseignes o cherf, o pot
d'estain, n'entend plus qu'un /o/ long. H. Estienne (1582) critique la rime maux :
mots tout en reconnaissant que chausse ne diffère de chose que par le /z/. À la fin du
XVIe s. la diphtongue ne subsiste guère qu'en Normandie et dans le Midi, mais
continue à être signalée et critiquée par certains grammairiens jusqu'au XVIIIe s.
(Saint-Pierre, 1730).

La triphtongue /εau/ a duré plus longtemps encore. Le parler populaire de Paris et


de nombreux dialectes ont vite réduit à /jau/ > /jo/ cette triphtongue conservée par la
langue soutenue (encore un fait de « niveau de langue »). Chez Villon, eaue < lat.
aqua, est toujours monosyllabique donc sans /e/ final, ce qui n'exclut pas la
triphtongue, attestée au XVIe s. par Érasme (1528), Meigret (1542) et Peletier (1549).
L'instabilité des diphtongues montantes a pu réduire le premier élément à un /e/
syllabique susceptible de s'amuir en hiatus : /eao/ > /e-o/ > /o/ bref. Hindret (1687)
n'entend plus que les porteurs d'eau de Paris crier Qui veut d'l'iao ? On n'a plus,
alors, dans l'usage courant, que deux prononciations concurrentes : /e-o/ et /o/.
L'Académie cesse en 1740 de conseiller la prononciation de l'/e/ dans eau. En 1786
encore, le Marseillais Féraud affirme que « eau se prononce eo, mais de manière que
l'e ne s'y fait presque pas sentir ».

Dans -eau < lat. -ellum, l'amuissement a été plus précoce. Saint Liens (1580)
reproche aux courtisans de prononcer « le mot beau, qui semble avoir deux syllabes,
comme s'il n'en avait qu'une ». Palliot (1608) réitère cette critique et les trouve « mal
embouchés ». Au XVIIe s., /e/ se maintient un peu, mais Hindret (1687) trouve sa
prononciation « badaude ».

Donc, /eao/ avait assez longtemps survécu à la diphtongue /ao/, elle-même dernier
vestige d'un ensemble dont la plupart des éléments avaient déjà disparu au XIVe s.

IV. 2 Réduction des hiatus et traitement de /e/

Certains des nombreux hiatus de l'afr. subsistent en frm. (bahut, trahir).

Cas le plus fréquent, la réduction s'est faite généralement par disparition de la


première voyelle lorsqu'il s'agissait d'un /e/ (/se-yr />/syr/ écrit sûr) ou par
contamination des deux dans le cas de /a-i/ (/tra-itre/ > /trεtre/ écrit traître).

Parfois, la langue a recouru à une consonne intervocalique :

-v- analogique dans le verbe pooir > pouvoir ;

le plus souvent /j/ : baer > bayer, desblaer > déblayer (Tabourot 1587) et obéir
prononcé /Obéjir/.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 207

Dès le XIIIe s., la versification permet de noter quelques formes réduites en


particulier de parfaits forts et d'imparfaits du subjonctif (feiz, eüst monosyllabiques,
surtout chez des auteurs picards). Certaines sont réduites plus tôt que d'autres : -eeur
> -eur (suffixe de noms d'agents) est fréquent dès le XIVe s. ainsi que -eu,
graphiquement stable, qui hésite entre /E/ (bon eür > bonheur) et /y/ (seür > sûr).
Les autres, comme gaaignier > gaignier, eage > aage > âge, seoir > /swεr/, reonde
> ronde, fuïr > /fVir/, raençon > rançon, flaon > flan, se réduisent un peu plus
lentement. Le phénomène ne se développe qu'au XIVe s. et ne se généralise que dans
la seconde moitié du XVe s. où l'emploi des formes à hiatus n'est plus qu'une facilité
de versification dont Clément Marot est le dernier à user.

Lorsqu'un /e/ est la seconde de deux voyelles en hiatus à l'intérieur d'un mot, dès le
XIVe s., il peut très facilement entrer ou non dans le compte des syllabes (crieray :
deux ou trois syllabes). Selon H. Estienne (1582), il ne sert qu'à allonger la voyelle
précédente. Ronsard conseille de ne pas en tenir compte à l'intérieur du vers, même
quand il se trouve en fin de mot, et écrit rou', jou', nu' pour roue, joue, nue. Il est
plus difficilement supprimé à la rime ; il arrive pourtant à Villon − rarement − de faire
rimer finales masculines et féminines (cul d'oue : prins ou ?) comme, plus tard, du
Bellay.

Entre deux consonnes, /e/, jusque-là régulièrement compté, est souvent négligé par
les poètes de la Pléiade pour qui souverain, carrefour, ont deux syllabes. Mouvement
qui s'accentue au XVIIe s. puisque les transcriptions de Gilles Vaudelin (1700)
étudiées par M. Cohen donnent menu, velu, guenon monosyllabiques et attestent
même /lo bnit/, /dzOrmε/, /lzetrãζe/ pour l'eau bénite, désormais, les étrangers.

Les règles qui, au XVIIe s., régissent l'emploi de l'/e/ en vers reflètent donc déjà
une prononciation soutenue, voire archaïque ; l'/e /, dans la langue courante, était
aussi caduc qu'il l'est aujourd'hui si ce n'est plus, l'usage correct l'ayant rétabli dans
bien des cas. La tendance à éliminer cette voyelle centrale doit être mise en relation
avec les faits ci-après :

IV.3 Phénomènes de décentralisation des voyelles : fermetures, ouvertures et


labialisations

Au XIIIe s., les représentants de lat. /au/ et de /O/ bref tonique entravé conservent
normalement un /O/, ouvert : auru > or, auricula > oreille, porcu > porc.

Toutefois, /O/ issu de /au/ se ferme en /o/ devant /s/ implosif ou /z/ explosif : ausare
> oser, causa > chose, ou quand il est allongé par l'amuissement d'un /s/ implosif :
claus(i)tura > closture > clôture.

Le mouvement de fermeture aboutit à /u/ lorsqu'il s'agit

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 208

• de /o/, fermé, tonique, entravé : bucca > boche > bouche ;


• de /O/ initial atone, quelle que soit son origine : porcellos > pourceaux,
pullanu > poulain ou laudare > loer > louer
• ou de /O/ en finale absolue clavu > clo > clou.

Ces évolutions, qui concourent, avec la réduction de /O/ + /l/ vocalisé à /u/, au
rétablissement d'un phonème /u/, ont été profondément troublées par l'analogie (mort
empêche la réalisation de *mourtel, il dort celle de *dourmir), et par des
prononciations savantes (volume comme latin volumen), de sorte qu'au XVIe s.,
d'innombrables hésitations divisaient les grammairiens, selon la terminologie de
Tabourot (1587), en « ouistes » (qui disaient, par exemple, souleil, rousée, cousin), et
« non-ouistes » (qui préféraient soleil, rosée, cosin). Très arbitrairement, une
prononciation uniforme a fini par être imposée à chaque mot au cours du XVIIe s., les
arbitres du bon usage décidant qu'on dirait couleuvre mais colombe, couronne mais
colonne, etc.

Il est vraisemblable que c'est parallèlement à la fermeture de certains /O/ en /o/ et


en /u/, que le /E/ issu de lat. /a/ tonique libre, probablement très ouvert à l'origine, a
conquis un timbre fermé.

Au contraire, /r/ a eu une influence ouvrante sur un /ε/ précédent dès le XIIIe s. où
apparaissent des rimes comme armes : larmes (et non afr. lairmes). Cette tendance
est très vivante au XVIe s. dans la région parisienne. Par réaction, apparaissent des
prononciations /ε/ là où on attendrait /a/ (meri pour mari). De ces hésitations, il ne
nous reste que quelques traces comme escherpe > écharpe, ou asparge > asperge.
Au XVIIe s., dans le théâtre de Molière, /ar/ pour /εr/ (Piarrot pour Pierrot) fait
partie des caractéristiques du langage populaire et paysan.

/e/ initial a eu tendance à se labialiser, tendant vers un /œ/ faiblement prononcé.


Dans un entourage labial, cette évolution a même pu aller jusqu'à /y/ : bevant >
buvant, femier > fumier. Dans certains mots, du XVIe au XVIIIe s., une influence
savante lui a imposé le timbre /e/, que, depuis la réforme érasmienne, on prononçait
dans le mot latin correspondant : ce fut le cas pour désir, péril, frémir, etc.

Enfin le XVIe s. a vu les débuts de la « loi de position » ou tendance à prononcer /


E/, /E/ et /O/ ouverts ou fermés non plus en raison de leur origine phonétique mais en
raison de la structure de la syllabe où ils se trouvaient : ouverts dans le cas d'entrave,
fermés en finale absolue : l’adjectif fier /fiεr/ et le verbe se fier /fje/, menteur /œr/ et
coléreux /E/, sotte /O/ et sot /o/.

Au XVIIe s., on hésite sur la prononciation de la consonne finale de l'infinitif, -er


qui se prononce soit /εr/ soit /e/ et Molière, dans le cas de liaison, insiste auprès de
ses comédiens pour qu'ils ne reviennent pas à l'/ε/, suivant Vaugelas qui veut que l'on

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 209

prononce aller comme allé et Hindret (1687) qui prescrit de syllaber commencé-rune
affaire.

Mais les exceptions sont nombreuses : sotte /sOt/, mais il saute /sot/, porté /e/, mais
il portait /ε/. Beaucoup d'anciennes finales /ε/ ou /wε/ ne se sont pas fermées. Il serait
plus juste de parler de « tendance » que de « loi ».

D'une façon générale, il est difficile de connaître exactement l'ancien degré


d'aperture des voyelles, qui semble, comme aujourd'hui encore, avoir été l'objet de
bien des hésitations et sur lequel les anciens grammairiens insistent moins que sur
leur quantité.

IV. 4 Voyelles et consonnes nasales

Les assonances prennent en considération la nasalisation de /je/ à partir du XIIIe s.


(bien : rien plus fréquent que bien : entier). Il en résulte un son /jC/ alors que dans
les mots savants calqués sur le latin comme science, patience, une prononciation /jã/
devait être déjà ancienne.

À Paris la prononciation populaire de /jC/ tend vers /jã/ (il nous en reste fiente
/fjãte/), généralement rejeté par le bon usage au XVIIe s.

La nasalisation de /i/ dont certains signes apparaissent dès le XIIIe s., et surtout
de /y/ (les rimes en -un sont fort rares) est encore plus lente et ne semble vraiment
accomplie qu'au XVIe s. où ces deux voyelles nasales se sont déjà ouvertes en /C/ et /
D/.

À la fin du XVIe siècle se produisent deux phénomènes essentiels

• après voyelle nasalisée, les consonnes nasales implosives s'amuissent : entre


afr. /ãntre/ > /ãtre /, bon afr. /bIn/ > /bI/.

• suivies d'une consonne nasale explosive les voyelles nasales se dénasalisent :


femme, afr. /fãme/ > /fame/ ; bonne afr. /bIne/ > /bOne/.

À la fin du XVIIe s., cette évolution semble terminée. C'est la vieille Bélise qui dans
Les Femmes savantes prononce grammaire comme grand mère, archaïsme, bientôt
relégué au rang de provincialisme.

Désormais, la séquence d'une consonne nasale n'est plus nécessaire, et même


s'oppose à l'articulation d'une voyelle nasale. De « variantes combinatoires », celles-
ci sont devenues « phonèmes » et un phonème nasal ne « diffuse » plus sur le
phonème voisin : indice important du passage du « mode relâché » au « mode
croissant » et bientôt « tendu » ; jalon très caractéristique sur la route menant à la

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 210

prononciation moderne.

IV. 5 Opposition entre voyelles brèves et voyelles longues

Elle est attestée, à partir du XVIe s., par les déclarations des grammairiens et les
tentatives des poètes Baïf et Jodelle pour donner au français des règles de
versification fondées sur l'alternance des longues et des brèves comme celles du latin.
Dans les vers traditionnels, elle n'influe ni sur le compte des syllabes, ni sur les rimes.
Son existence fait presque l'unanimité des témoignages, qui ne divergent que sur des
points de détail.

Les voyelles suivies de /e/ (criera, finales féminines vocaliques), celles après
lesquelles s'est amuie une consonne implosive (/s/ + consonne, /s/ final du pluriel,
nasales), celles qui résultent d'une réduction d'hiatus (pu, maille, reine), celles qui
représentent une ancienne dipthongue (feutre) sont longues ; on discute sur la
longueur de -au et de -eau. Thomas Corneille trouve le /E/ initial d'aider (réduction
récente d'hiatus) beaucoup plus long que celui d'aimer (réduction ancienne de
diphtongue).

Phonologue avant la lettre, l'abbé d'Olivet, dans sa Prosodie françoise (1736), tout
en reconnaissant qu'il y a des voyelles douteuses, donne des séries de « paires
minimales » où la corrélation de longueur est pertinente (crin, bref ; il craint, long ;
goutte, bref ; il goûte, long, etc.). Cette opposition a même des applications
morphologiques : notre, votre, déterminants antéposés, sont brefs ; le nôtre, le vôtre,
pronoms, sont longs. La finale vocalique des participes passés, dont l'accord est
encore audible, brève au masculin singulier, est longue au féminin et au pluriel.

Les voyelles longues sont cependant la minorité : une longue pour quatre brèves
selon Saint-Pierre (1730). À partir du XVIe s., un accent circonflexe vient prendre la
place d'un /s/ implosif amui et marquer la longueur de la voyelle précédente : ainsi
beste > bête, long, s'oppose à bette, bref. Il apparaît parfois dans le cas de réduction
d'hiatus (traître, mûr) mais dans la plupart des cas, l'orthographe ne reflète pas ce
phénomène.

IV.6 Développement d'une opposition entre deux /A/

La vélarisation de certains /a/ résulte de leur allongement, lui-même conséquence


de l'amuissement d'un -s- implosif (pâte), de la dénasalisation de /ã/ (flamme), de la
réduction d'un hiatus (âge), de la simplification d'un -rr- (barre), de certains
emprunts, de certains faits d'analogie, de certains environnements consonantiques de /
wa/. Elle n'est guère mentionnée avant le XVIIIe s., les grammairiens anciens étant
plus sensibles à la longueur qu'au timbre des voyelles. Pourtant certains indices
montrent qu'elle existait déjà au XVIIe s. Lamy (1688) prononce différemment

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 211

« malle, une espèce de coffre, et mâle, masculin ». Andry de Boisregard (1688)


remarque que « â se prononce plus près du gosier ». On voit se dessiner chez Audry
(1689), de la Touche (1696), un courant de protestations contre la prononciation du
« peuple », « traînante et désagréable », avec des /a/ si longs « qu'il semble qu'on aille
rendre l'âme », bien différente de celle de la cour qui est « douce et agréable et n'a
rien d'affecté », premier indice de fragilité de la corrélation de longueur...

IV.7 Histoire de /r/

L'inébranlable constance des graphies de ce phonème nous masque les vicissitudes


qui ont été les siennes au cours des siècles et dont une explication phonologique a pu
être tentée. L'/r/ apical fortement roulé hérité du latin et décrit par le « maître de
philosophie » du Bourgeois gentilhomme, qui subsiste dans quelques provinces, était
en ancien français un phonème instable capable de « métathèses » ou déplacements à
l'intérieur d'un mot (fromage, brebis, supplantant les formes étymologiques attestées,
formage, berbis).

Stable à l'initiale et après la consonne, il pouvait s'affaiblir ailleurs jusqu'à


l'amuissement : du XIIe au XVIIIe s., on peut noter des rimes commes dames, armes,
sage : large, rouge : courge.

La difficulté d'effectuer les battements de la pointe de la langue, mise en relation par


Delattre (cité par Matte) avec les positions exigées par l e développement du mode
antérieur, a eu diverses conséquences :

• Amuissement en position finale parfois dès le XIIIe s ; à l'intervocalique, aux


XVe et XVIe s., dans le langage populaire de Paris,

• Assibilation en /z/ qui n'a laissé d'autres traces que chaise à côté de chaire, et
bésicles pour béricles tandis que le /rr/ se simplifiait en allongeant la voyelle
précédente (sauf dans certaines formes verbales)

• Passage à /l/ au XVIIe s. (materas > matelas).

Ces deux dernières tendances étant contrecarrées, les locuteurs ont cherché à
imprimer à la luette les vibrations qu'ils ne parvenaient plus à obtenir de la pointe de
la langue, phénomène auquel on a attribué l'influence ouvrante de /r/ sur /e/, entraîné
en arrière jusqu'à /a/ (escherpe > écharpe). Un /r/ uvulaire a dû servir de transition
entre l'/r/ apical et /R/ dorso-vélaire très faiblement articulé, sans vibrations de la
luette, que nous connaissons aujourd'hui.

Il semble remonter à la fin du XVIIe s. dans l'usage de la cour où, selon Andry de
Boisregard (1689), on ne prononçait pas l'/r/ « jusqu'à écorcher les oreilles », mais
« d'une manière douce », sans « rien de grossier ni de badaud », époque où Furetière

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 212

(1690) insère dans son dictionnaire le verbe grasseyer qu'il définit « parler gras, ne
pouvoir pas bien prononcer certaines lettres et entre autres l'r ». C'est donc à partir de
la cour que la nouvelle prononciation s'est répandue dans les milieux parisiens, puis
urbains, et, au XIXe s., dans les campagnes.

IV. 8 Histoire de /G/, /λ/ et /j/

Alors que, dans les mots populaires, lat. /gn/ et /nj/ avaient abouti à un /G/ palatal
dont nous avons des attestations non équivoques (veniat > qu'il vieigne), le -gn- des
mots calqués sur le latin se prononçait /n/ dès le latin mérovingien qui écrit renum,
renavit, dinatus est pour regnum, regnavit, dignatus est. En aancien et en muyen
français, on trouve des rimes comme digne : encline, Renes : règnes. La mouillure,
encore discutée au XVIe et au XVIle s. (maline ou maligne ?), a pour origine la
graphie savante -gn- : premier effet notable de l'influence de l'orthographe sur la
prononciation.

La réduction de /λ/ à /j/ est attestée à Paris dès le temps de Philippe le Bel. Pourtant,
au XVIIe s. encore, tous les grammairiens la condamnent comme « molle, faible et
lâche », propre aux femmes, aux enfants, aux gens inéduqués, au peuple de Paris... ce
qui fait déjà beaucoup de monde !

Un /j/ intervocalique peut développer à l'avant un /i/ de transition (bruyère peut se


prononcer /bryjεr/ ou /brVijεr/ et contaminer le timbre de la voyelle précédente
(payer /paje/ > /pEje/ dès le XVIe s ; foyer /*/ > /fwεje/ > /fwaje/).

Mais cette tendance n'aboutit pas toujours (aïeul, païen restent /ajœl/, /pajC/) et il
arrive que /j/ intervocalique s'amuisse (afr. jaiant > géant ; en frm. gruyère a les trois
prononciations /gryjεr/, /grVijεr/ et /gry-εr /).

IV. 9 Amuissement des consonnes finales, et liaisons

À l'origine, toutes les consonnes finales sont sourdes. La tendance à les amuir est
perceptible dès le Xe s. avec la disparition du /θ/ final. On en trouve certains indices
tout au long de l'ancien français et surtout du moyen français. Elle est liée à
l'installation du mode croissant, et son résultat est une syllabation ouverte dans la
majorité des cas. Elle n'a pas abouti partout (certaines n'ont jamais disparu ; d'autres
ont été rétablies sous l'influence des grammairiens et de l'orthographe), ni au même
moment pour toutes les consonnes, ni à toutes les places dans la chaîne parlée :
d'abord devant la consonne initiale d'un mot suivant, ensuite à la pause (où l'on peut
encore entendre, aux XVIe et XVIIe s., le -p de champ et l'-s du pluriel), et parfois, si
l'on se trouve dans le cas de liaison impossible ou facultative, devant la voyelle
initiale du mot suivant, principalement au XVIe s. ; par exemple à cette place, avec,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 213

soif, fils, moult se prononcent /ave/, /swe/, /fi/, /mu/.

Les infinitifs en -er et -ir sont réduits à /é/, /i/ ;

il, devant consonne se prononce normalement /i/ ;

-eur se confond avec -eux, d'où la généralisation d'un féminin -euse (menteuse) qui
élimine -eresse.

Mais devant une voyelle initiale, la liaison est la règle générale ; la consonne s'y
prononce comme à la pause, sauf -s qui se sonorise (ainsi, parfois, que -f : Peletier
entend un -v- à la liaison de inventif et résolu). Nous prononçons encore comme au
XVIe s. certains numéraux : six chevaux, six hommes, ils sont six où six est articulé /
si/, /siz/, et /sis/.

Au XVIIe s., l'ainuissement progresse. À la pause − preuve que beaucoup ne le


faisaient plus − les grammairiens insistent pour qu'on prononce le -t de il court, il va
faire nuit. Déjà l'-s du pluriel était réduit à l'allongement de la voyelle précédente.
Les transcriptions de Gilles Vaudelin (1700) montrent que la langue courante ne fait
plus que les liaisons les plus étroites, du déterminant au déterminé, ou du pronom
sujet au verbe, et qu'elle les omet dans bien des cas où la langue soignée d'aujourd'hui
les fait : Qui sont-ils ? se dit /ki sIti/, mais je me suis égaré, vous êtes adorable,
salut éternel sont prononcés : /ζe msVi egare /, /vuz εt adOrabl/, /saly etεrnεl/.

Inversement, l'influence des grammairiens et de l'orthographe commence à se faire


sentir et certaines consonnes finales sont rétablies à toutes les places ; en particulier le
/r/ final des verbes en -ir et en -oir.

IV. 10 Histoire de /h/ dit « aspiré »

Bien que le /h/ germanique soit quelquefois omis dans la graphie à partir du XIIIe
s., au XVIe s. encore, certains grammairiens comme Palsgrave (1530) le comparent à
l'initiale de l'anglais have. Mais beaucoup, depuis H. Estienne (1582), de Bèze
(1584), jusqu'à nos jours, critiquent des prononciations populaires comme /ζε/, /yn
arãg/ pour je hais, une harangue d'où l'aspiration avait déjà disparu. Les efforts pour
la maintenir dans la prononciation soignée n'ont abouti, comme le constate Lartigaut
(1669), qu'à interdire l'élision de /e/ et la liaison devant l'initiale vocalique d'une liste
de mots restée à peu près fixe depuis Palsgrave.

IV.11 Histoire de la prononciation du latin et des mots savants

Jusqu'au XVIe s., le latin se prononce, à l'église et dans les écoles, comme se

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 214

prononcerait un mot français écrit de la même façon ; -qu-, -gu- + voyelle comme /k/
et /g/ et -u- comme /y/. Les consonnes implosives sont souvent amuies. Les voyelles
suivies de consonnes nasales se nasalisent : Tunc beatam se prononce /tIbe-atã/.
Richelet et Féraud indiquent pour Te Deum la prononciation /tedjI /. Priam, souvent
écrit Priant jusqu'au XVIe s., et au début du XVIIe s. est /prijã/. Plaisanterie
classique : dans Requiescant in pace, on peut entendre (aux pauses près) Eh ! Qui
est-ce ? -Quentin -Passez ! À la fin du XVIII e s., Domergue fait encore rimer
Eden : Jardin. De ces prononciations anciennes, il nous reste celle d'un certain
nombre de mots comme Adam, examen, ou toton, rogaton, dicton représentant
respectivement totum, rogatum, dictum.

Erasme, essayant d'imposer une prononciation plus proche de celle des anciens, se
plaint que les Français allongent presque toutes les syllabes finales, prononçant caput
« comme avec deux u ». En France, sur ce point de l'accentuation oxytonique, la
réforme érasmienne échouera toujours. Sur les autres points, les érudits, dont certains
veulent la prononciation antique, d'autres la prononciation italienne, remportent de
lents succès. Au XVIIe s., la prononciation du latin, déjà devenue très différente de
celle du français, aura une influence considérable sur celle des mots savants.

IV.12 Naissance et développement de l'« orthographe »

IV.12.1 À partir du XIIIe s., l'écriture se modifie : à la ronde « caroline » succède la


« gothique », haute, pointue, décorative, mais beaucoup moins lisible, effaçant
beaucoup de distinctions entre les lettres. À côté des manuscrits de luxe, on multiplie
les écrits en « cursive » encore plus difficiles à déchiffrer. Cela rend nécessaires
lettres et combinaisons diacritiques donnant aux mots un caractère idéogrammatique :

• développement de l'y, « littera legibilior », surtout à la finale,


• développement d'un h initial devant u pour le faire prononcer /V/ et non /v/
(ex. huile),
• graphie ung pour éviter la confusion avec uii (« sept » en chiffres romains)
• habitude des consonnes muettes, dues, entre autres facteurs, à l'usage des
abréviations communes au français et au latin, par ex. mlt pour multum ou
pour molt prononcé /mut/.

Abréviations et surcharges paradoxalement associées, lisibilité faible, sont les


caractères principaux de l'écriture du XIVe et du XVe s.

IV.12.2 Du XIIIe au XVIe s., se produisent donc de grands changements dans les
habitudes graphiques. Sans cesser d'être « phonologiques », elles acquièrent un
caractère morphologique et étymologique qui, malgré des remaniements de détail, a
été conservé jusqu'à nos jours.

D'une part, les variantes sont moins nombreuses et géographiquement moins

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dispersées. Gilles Roques, qui a relevé 34 formes de la première personne de


l'indicatif présent du verbe vouloir dans des textes du XIIe au XIVe s., n'en relève
plus que 25 (dont 13 nouvelles, il est vrai) dans les textes du XVe s. et du début du
XVIe s. À l'intérieur du seul XIIIe s. (époque de la première attestation du mot
ortografie, sous la plume de l'universitaire parisien Henri d'Andeli), pour quelques
phénomènes graphiques (concurrence de nous et de nos, des formes sujet et régime
de l'article, de leur et de lour, de deux et de dous, du -s et du -z final), A. Dees (1980)
oppose la période 1201-1275 à la période 1275-1300. Il présente deux cartes dont le
contraste montre, pour la seconde, une répartition géographique beaucoup plus nette,
des pourcentages plus voisins des extrêmes, et une progression sensible des formes
prospectivement françaises.

Les scribes suivent de loin, ou plus du tout, l'évolution phonétique. La nasalisation


des voyelles libres est marquée par le redoublement de la consonne nasale suivante
(femme, bonne) mais le passage de /C/ à /ã/ et sa dénasalisation en /a/ n'ont pas laissé
de trace. La quantité des voyelles a été notée tantôt par la généralisation de l'-s-
implosif muet, même non étymologique, puis du circonflexe, tantôt (au XVIe s.
seulement) par le redoublement (baailler, roole) mais sans aucun esprit de système.

L'hiatus /e-y/, une fois réduit, a été éliminé des graphies (armeüre > armure) sauf
dans le participe eu et d’autres formes du verbe avoir, mais pas l'hiatus /à-I/ sauf
dans flaon > flan : taon, faon, Laon subsistent.

Si le passage de /ou/ à /E/ a été vite noté par le digramme eu, celui de /Ve/ à /E/ l'a
été beaucoup plus lentement, avec des hésitations entre eu (meule) et œu (bœuf).

La plupart des diphtongues : /ai/, /εi/, /ei/, /oi/ /ou/, /au/, et la triphtongue /εau/,
malgré les changements de timbre et les monophtongaisons, ont gardé leur
orthographe du XVIIe s. ;

s implosif amui et l vocalisé (souvent en double emploi : molt ou moult) subsistent


longtemps dans l'écriture.

L'amuissement progressif et partiel des consonnes finales crée des allomorphes


impossibles à transcrire sans occulter l'unité du mot :

ainsi bon prononcé, après dénasalisation, /bI/ à la pause et devant consonne, et /


bOn/ devant voyelle ;

ou plus, prononcé /plys/ à la pause, /ply/ devant consonne et /plyz/ devant voyelle.
Dans un tel cas, on garde la graphie ancienne, et le -s final muet sert du moins à
distinguer ce mot de ses homonymes ; mais /ply/ écrit pleu, vient des verbes plaire et
pleuvoir.

Le français, dès lors, possède quantité de consonnes finales latentes, ordinairement

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muettes mais qui apparaissent en liaison étroite, dans l es dérivés, dans les variantes
féminines des noms et des adjectifs, assurant la cohérence graphique d'une « famille »
de mots. Exemple : petit /peti/ ou /pti/, en liaison /petit/ ou /ptit/, féminin petite,
dérivés petitesse, petitement. Ce genre de phénomènes caractérise le passage d'une
orthographe « phonologique » à une orthographe « morphophonologique » qui va
aboutir à l'élimination d'anciennes allomorphies : ainsi grant (dérivés : grandir,
grandeur) sera écrit grand (compte non tenu de grand homme /grâtOm/) et doté du
féminin grande. Sa graphie devient étymologique comme celle de beaucoup d'autres
mots (avenir réorthographié advenir, comme lat. advenire avec un d muet, prononcé
plus tard à cause des progrès de l'alphabétisation). Des lettres étymologiques peuvent
se rencontrer au XIIIe s. Le manuscrit B. de Villehardouin contient par exemple dicta,
septembre, prophetie, mais ce n'est que très peu de chose en comparaison de leur
importance aux XVe et XVIe s.

Tout cela converge avec l'habitude d'user d'abréviations bilingues, de juxtaposer en


traduction un calque du latin à un mot du fonds français, et avec le développement de
l'humanisme.

Un résultat positif a été de distinguer graphiquement les nombreux homophones


résultant de l'évolution phonétique galopante du français (ex. : sain, saint, cinq,
ceint, seing) et de conserver un certain volume aux monosyllabes (ex. : eau). D'où ce
qu'on a pu appeler le principe « différenciateur » de l'orthographe française. Un
résultat négatif a été une sorte d'esthétique des lettres inutiles qui, selon l'expression
de Meigret (1545), « servent de grand remplage en une escripture et donnent grant
contentement aux yeux », et le rêve, qui, selon M. Huchon (1981) a été celui de
Rabelais, d'une orthographe française délivrée des influences « barbares », des
variations phonétiques si nombreuses à l'époque restaurée dans sa « pureté »
primitive, où chaque terme serait caractérisé par une forme unique, demandant à
l'étymologie une stabilité et une immutabilité semblables à celles des langues
anciennes, en particulier l'hébreu. À la fin du XVIIe s., Régnier-Desmarets entend lui
aussi maintenir la langue écrite à l'abri des variations diachroniques et géographiques.

Par malheur, ces profonds remaniements se sont faits de façon incohérente : le


principe morpho-phonologique reste inconscient. On introduit des lettres latines
correspondant à des phonèmes depuis longtemps amuis ou transformés, souvent à
côté du produit de leur transformation (ex. : factu > fait réécrit faict ; rétablissement
de l'h- initial latin de herba, habitum, hora dans erbe, abit, eure réécrits herbe,
habit, heure, etc.). Des connaissances étymologiques approximatives causent des
restitutions erronées : (ex. : pe(n)sum > pois réécrit poids sous l'influence de
pondus). Les « lettres grecques » : ph, th, introduites surtout à partir du XVIe s.,
restent affaire de choix personnel pendant une grande partie du XVIIe s.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 217

IV.12.3 L'imprimerie, les tentatives de régularisation de l'orthographe au XVIe


s. et ce qu'il en advint

La gothique, encore utilisée dans les « incunables » (le premier livre, en latin,
imprimé en France, est publié à la Sorbonne, en 1470), fut vite éliminée par les
caractères « romains » (nouvelle version de la caroline) et « italiques » (parfois
préférés par les poètes) très beaux et très lisibles, répandus par les Aldes, établis à
Venise en 1490 (premier livre, en français et en caractères romains, Paris, chez
Galliot du Pré, 1519).

Désormais, les imprimeurs joueront un rôle important dans la constitution d'une


orthographe, par leur volonté plus ou moins novatrice et les caractères dont ils
disposent. Au début, ils leur viennent d'Italie par Lyon et Bâle, où Erasme (1521) fait
imprimer une traduction du Nouveau Testament avec une ponctuation riche et
régulière. Puis, un fondeur français, Garamont, en 1543, ajoutera à ses alphabets
romains et italiques une série complète de signes diacritiques pour les voyelles.

L'organisation en corporation, la succession de père en fils à la tête des entreprises,


les « mariages d'atelier » entre filles et veuves d'imprimeurs et leurs meilleurs
ouvriers, la protection du monarque qui nomme des « imprimeurs royaux » chargés
d'éditer toutes les pièces administratives, assurent un grand professionnalisme à de
véritables dynasties : celle des Estienne (des débuts de Henri 1er, 1502, à la mort
d'Antoine, 1652) ou des Tournes, à Lyon (de 1543 à la Révolution). Les plus
importants, au XVIe s. sont Geoffroy Tory, et Etienne Dolet, qui préconisent l'usage
des accents, de la cédille et de l'apostrophe. Robert Estienne adopte la typographie
des Aldes mais, très lié à l'Université, contribue beaucoup à maintenir le caractère
« étymologique » de l'orthographe française. Jean de Tournes est l'imprimeur du
rénovateur modéré Peletier du Mans. Mais les troubles politiques et religieux
poussent certains à s'exiler comme Robert Estienne et Etienne Dolet, et vers la fin du
siècle, l'activité des imprimeurs français régresse. C'est dans l'Europe du Nord que
seront désormais réalisées les meilleures éditions : à Anvers, où s'installe le
Tourangeau Christophe Plantin, et, au XVIIe s., à Leyde et à Amsterdam chez les
Elzevier.

Ouverts à bien des innovations, les imprimeurs seront pour beaucoup dans une
certaine modernisation de l'orthographe du XVe s. Mais également soucieux de ne
pas dérouter leur clientèle, ils freineront la hardiesse réformatrice de quelques
grammairiens.

Si certains, comme Dubois, dit Sylvius, sont partisans des lettres étymologiques,
d'autres le sont d'une orthographe phonétique.

Le premier en date est Louis Meigret, lyonnais (1542), qui préconise la suppression
des lettres inutiles, un emploi aussi univoque que possible des signes graphiques
usuels, augmentés de quelques signes diacritiques : écrire ai pour /a-i/, mai s e pour /

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 218

ε/ : haïr, parfet ; écrire g pour /g/ et j pour /ζ / : gaja et non gagea ; opposer -ll- /l/ à -
ll. /λ/ : ville mais till.ac, etc.). Non sans quelque inconséquence, il conserve l'y, ne
substitue pas s à ç, ne propose pas de graphie spéciale pour les voyelles nasales.

Jacques Peletier, manceau, lui jeta le pavé de l'ours en faisant son


« apologie » (1549). D'accord avec lui sur les principes, il diverge sur tant de détails
de prononciation qu'il montre clairement combien la diversité régionale rendait
difficile une orthographe phonétique uniforme, ce que fera remarquer Etienne
Pasquier à Ramus, lui aussi partisan d'une orthographe phonétique : « Ceux qui
mettent la main à la plume prennent leur origine de divers païs de la France et il est
malaisé qu'en nostre prononciation il ne demeure toujours en nous je ne sçay quoi du
ramage de nostre païs. » L'orthographe de Meigret, et même celle de Peletier, quoique
plus timide, auraient pourtant permis, sur bien des points, une rationalisation dont le
besoin se fait encore sentir aujourd'hui.

Ramus, dans sa Gramere, distingue non seulement le /i/, i du /ζ/, j, mais encore le
/y/, u, du /v/, v, qui, sous le nom de « lettres ramistes » s'imposeront beaucoup plus
tard. De plus, il crée des caractères nouveaux pour les phonèmes qui n'existaient pas
en latin, ce que n'avaient fait ni Meigret, ni Peletier, si l'on excepte l'e barré pour /e/.
Cette innovation, coûteuse et ne répondant à aucune attente chez les imprimeurs ni
dans le public, échoua.

Dans ce public, les écrivains tiennent une place toute spéciale et rares sont ceux qui
n'ont pas pris position sur le problème de l'orthographe : attitude archaïsante et
étymologisante de Rabelais et de Théodore de Bèze ; collaboration de Clément Marot
avec Geoffroy Tory ; usage de Montaigne inspiré de celui de Peletier, qu'il avait
fréquenté. Mais celui qui exigea le plus de ses imprimeurs, entre 1550 et 1565, et
faillit réussir à imposer une orthographe simplifiée, fut Ronsard. Il emprunte l
ibrement à Meigret et à Peletier, pour éviter au lecteur d'être gêné par la transcription
graphique de vers souvent destinés à être chantés, tout en se ménageant le droit à la
licence poétique : suppression des lettres doubles et muettes, transcription des
voyelles et des diphtongues anciennes pour éviter de noter des différences de
prononciation trop importantes, réduction à -s des finales -x et -z, élimination de « cet
épouvantable crochet d'y » et des « lettres grecques », usage copieux et cohérent des
accents. Pourquoi, à partir de 1565, tout en conservant une orthographe simple, a-t-il
renoncé à une lutte si vigoureusement engagée ? Difficulté de trouver des imprimeurs
dociles et de surveiller leur travail ? Influence de Du Bellay qui, quoique approuvant
en principe les novateurs, préfère s'en tenir au « commun et antiq'usaige » pour ne pas
déprécier son œuvre aux yeux du public ? Certes, mais aussi, voire surtout, son
engagement politique et religieux, son souci des « misères de ce temps », qui ont pu
faire passer au second plan ces problèmes formels. La fin du siècle est marquée en
France par un recul des innovations orthographiques. La mort violente de Dolet puis
de Ramus, l'exil de Robert Estienne puis de Plantin, signalent que l'orthographe
française a été une des victimes des guerres de Religion.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 219

Les troubles du début du XVIIe s., les édits de censure de Richelieu et de Mazarin,
la Fronde, n'arrangeront pas la situation. Toute la première moitié du XVIIe s. ne
connaît que des éditions médiocres, sur mauvais papier, à l'orthographe archaïque.
Les lettrés se disputent à prix d'or celles du siècle précédent. Un édit de Louis XIV
daté de 1649 reconnaît que « c'est une espèce de honte » et « un grand dommage à
nostre État ».

C'est en Hollande que sont les meilleurs imprimeurs, usant des « lettres ramistes »,
désormais appelées « lettres hollandaises » i, j, u, v. Celles-ci ne demandaient pas la
création de caractères nouveaux, elles existaient déjà dans les casses et il suffisait de
leur attribuer systématiquement une valeur distinctive. Corneille, lui aussi soucieux
d'orthographe, en impose l'usage régulier pour l'édition de 1663 de son théâtre.

Richelet élimine de son Dictionnaire (1680), les s inutiles (forest > forêt). Mais
c'est en vain que Perrault (1673) propose à l'Académie d'imposer à tous ses membres
une orthographe unique qu'on essayerait ensuite de faire adopter au public. Soucieuse
de distinguer les savants d'avec « les ignorants et les simples femmes », elle conserve,
dans la première édition de son dictionnaire (1694), les lettres étymologiques. Son
secrétaire perpétuel, Régnier Desmarais, impose i, j, u, v (1718). L'abbé d'Olivet
(1740), puis Duclos (1762) rajeunissent enfin l'orthographe de 5 000 mots, revanche
partielle et tardive de l'orthographe de Ronsard.

V. ÉPOQUE MODERNE : XVIIIe-XXe s. : RÈGNE DU MODE TENDU ET


ANTÉRIEUR

V.1 Disparition de l'opposition de longueur

Même en français moderne, toutes les voyelles n'ont pas la même longueur, mais
leurs différences ne sont pas aussi grandes que dans d'autres langues et restent
inconscientes. Elles ne conservent une valeur phonologique que le long d'un arc de
cercle Suisse-Wallonie-Normandie. Ailleurs, le sentiment de l'« égalité syllabique »,
caractéristique du « mode tendu », peut servir à la délimitation d'une nouvelle
période.

Cette opposition était fort menacée sinon disparue, à la cour, dès la fin du XVIIe s.
Mais elle est attestée durant tout le XVIIIe s., et il faut attendre Domergue, à l'époque
révolutionnaire, pour ne plus entendre de différence entre un cri et des cris.
Parallèlement, les grammairiens deviennent plus sensibles au timbre, comme si une
corrélation remplaçait l'autre.

Deux exceptions toutefois :

 jusqu'à la fin du XIXe s. reste audible la longueur d'une voyelle suivie d'un /e/
amui (ami, bout, porté différent de amie, boue, portée).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 220

 jusqu'au XXe s., un /ε/ long s'oppose à un /ε/ bref en syllabe finale entravée,
isolé dans un système d'où toutes les autres oppositions de longueur ont
disparu. Passy (1897) fournit une série de paires minimales du type bête (long)
-bette (bref) sans noter la moindre divergence dans l'usage. Des auteurs plus
tardifs en observent, en se contredisant. Charles Bruneau (qui était des
Ardennes) enseigne cette opposition jusqu'en 1939. De nos jours P. Delattre a
mesuré une différence significative entre la durée moyenne de maître (32,
4/100e de seconde) et celle de mètre (19, 8/100e) que ne perçoivent que
quelques locuteurs âgés.

Cette disparition a eu pour effet de rendre en grande partie artificielle et désuète la


fameuse « règle de l'accord des participes » : tant que -ée, -ie, -és, -is se distinguaient
par leur longueur de -é, -i, la différence entre j'ai fermé la porte et la porte que j'ai
fermée était aussi nette à l'oreille que celle que nous entendons aujourd'hui entre j'ai
ouvert la porte et la porte que j'ai ouverte. Un petit nombre de participes passés à
finale consonantique, dont certains extrêmement fréquents (fait, dit, pris, etc.) varient
de façon perceptible. L'analogie des participes à finale vocalique (-é, -i, -u) joue
puissamment en faveur de l'invariabilité du participe passé dans les temps composés
et on peut se demander si le respect de la tradition vaut les efforts pédagogiques qu'il
exige.

V.2 Transformations articulatoires

 L'élimination de /wε/ au profit de /wa/ progresse au XVIIIe s. et Féraud (1760)


juge /wε/ propre au discours soutenu. À partir de l'époque révolutionnaire, la
bourgeoisie parisienne l'impose à toute la France, et au début du XIXe s., /wε/,
à part ses usages régionaux, ne sera plus employé que par quelques émigrés
revenus d'exil.

 La défense par les grammairiens de /λ/ devenu /j/ ne sert qu'à répandre une
prononciation /lj/ et à faire prononcer souiller comme soulier, rouiller comme
roulier. Mais Landais (1834), qui n'a jamais entendu un général parler de ses
bata-lions mais seulement de ses bata-ions, proteste. Les théoriciens finissent
par se rallier à un usage désormais bien établi.

V.3 Phonèmes latents

À la pause, l'abbé d'Olivet (1736) n'entend plus de différence entre bal et balle,
mortel et mortelle. Il doit suivre déjà les règles actuelles de prononciation de l'/e/,
souvent facultatif, qui dépendent de sa place dans le groupe accentuel, de son
entourage consonantique, de la présence dans la syllabe suivante d'un autre /e/. Plus

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 221

stable en syllabe initiale qu'ailleurs, il n'est jamais prononcé en finale ; à l'intérieur, il


tombe obligatoirement après une seule consonne prononcée (samedi /samdi/) et reste
après deux ou plus (vendredi /vãdredi/).

Devant une voyelle, l'élision de /e/ final entraîne (comme la liaison) une
syllabation ouverte. Elle n'est empêchée, dans un petit nombre de mots fréquents, que
par l'ancien /h/ germanique, encore « aspiré » par quelques locuteurs parisiens et que
d'autres confondent avec le simple h- graphique : faut-il lier et élider devant haricot,
handicapé ?

L'élision et la liaison peuvent aussi être empêchées par une semi-consonne initiale.
Alors qu'on les fait dans les yeux, l'oiseau, il y a hésitation pour des mots moins
anciens (ouate, hiatus) et c'est un fait général pour les emprunts récents (yaourt,
yacht, whisky). Enfin, il peut y avoir des raisons non phonétiques de refuser l'élision,
sorte de « mise entre guillemets » (le un, l'auteur de « il pleut, bergère »).

Thomas Corneille (1687) prononce /fεtãkOr/ pour faites encore, mais Chifflet
(1659) recommande /fεtezãkOr /. Malgré la résistance des milieux aristocratiques,
les liaisons préconisées par les « pédants », puis par les instituteurs, se développent,
au XIXe s., dans les classes moyennes qui y voient une élégance, et même dans le
peuple à qui il arrive de distribuer un peu au hasard les /t/ et les /z/ intervocaliques. À
partir du début du XXe s., Rousselot, Dauzat signalent que cette mode est en recul.

Aujourd'hui, la liaison ne se fait presque jamais à la joncture syntagmatique (les


chiens aboient /le HjC abwa/). À l'intérieur du syntagme, elle est obligatoire ou
facultative selon l'ordre des mots et la nature de leur lien grammatical : obligatoire
dans l'ordre « déterminant » + « déterminé » ou « qualifiant » + « qualifié » (un
homme, les autres, de bons amis /DnOm/, /lezotR/, /de bIzami/), facultative et
assez rare dans l'ordre inverse (amis intimes). Dans le cas de finales nasales, elle
dénasalise la voyelle (bon exemple, certain accord /bOnεgzãpl/, /sεRtεnakOR/) ;
mais mon, ton, son, en, un, on, bien, rien, ont repris dans le courant du XIXe s. et
gardé leur timbre nasal. Dans le parler négligé de locuteurs jeunes, il arrive même
qu'elle ne soit pas faite entre l'auxiliaire et le participe passé dans une forme verbale
composée (ont été, sont arrivés, /I ete/, /sI aRive/) pourtant étroitement liés au
point de vue syntaxique.

V. 4 L'influence de l'orthographe sur la prononciation

Des graphèmes complexes peuvent être mal interprétés.

Dans Le Lièvre et la Tortue, les écoliers − et même leurs instituteurs − ont tendance
à prononcer /gaζœR/ le mot /gaζyR /, gageure qui ne fait guère partie de leur
vocabulaire, le rôle joué par -e- devant -u- étant équivoque.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 222

De telles bévues survenues à propos des graphèmes notant /G/, /λ/, et /j/ sont
passées dans l'usage :

poigne et ses dérivés, jadis /pOG/ sont devenus /pwaG/ ; de même moignon et
encoignure, le seul de la série à avoir gardé sa prononciation ancienne étant oignon ;

juillet, aiguille, jadis /ζ yjε/, /εgyj/ > //ζ Vijε /, /εgVij / ; boyau, loyal, etc., jadis /
bOjo/, /lOjal/ > /bwajo/, /lwajal/. L'ancienne prononciation est mentionnée par les
dictionnaires jusqu'à la fin du XIXe s.

Le mouvement se poursuit, progressif et partiel, avec le rétablissement des sourdes


finales amuies, sous l'influence de l'orthographe :

• f final est restitué au XVIIIe s. dans suif, juif, neuf, bœuf, œuf, et les mots en
-if ;
• c final, encore muet au XVIIIe s. dans coq, sac, arc, bec, bouc, y est rétabli,
mais pas dans porc, clerc, jonc, long, bourg ;
• t final est prononcé dans sept, huit, net, rut, facultatif dans un fait, un but,
mais reste le plus souvent muet ; de même -s final, sauf dans des mots savants
comme cactus, cubitus.

Des prononciations savantes ou étrangères introduisent en français des finales


sonores : Jacob, jadis /ζακOp/ ou /ζακο/ > /ζακOb/. Boindin (1709) préfère David à
/davit/; Alfred, le Talmud, le baobab, le grog, le zinc, le gaz, se terminent par des
sonores. Notons, de plus, que l'amuissement de /e/ final crée, à la pause, une
multitude de finales implosives orales, tant sonores que sourdes, qui, à la différence
des anciennes, sont très solides et ne prêtent pas à contestation.

Des lettres muettes peuvent être prononcées : outre le cas des sourdes finales, c’est
celui des « lettres étymologiques » datant du moyen français : absoudre /asudR/ >
/absudR/, adjuger /aζyζe/ > /adζyζe/ ; rédempteur /RedãtœR/ > /RedãptœR/ ;
psautier /sotje/ > /psotje/ ; cheptel /Hetεl/, ou /Htεl/ > /Hεptεl/ ; etc.

Anciennement /s/ comme dans Auxerre, Bruxelles, -x- prend une prononciation /ks/
ou /gz/ ; -gn- se prononce parfois /gn/ (diagnostic, stagnant), tendance accentuée par
la prononciation, déjà ancienne, du latin « restitué » ou « à l'italienne », qui
réintroduit en français les groupes /kw/, /gw/ et leurs variantes /kV/, /gV/ disparus
depuis le XIIe s. Ménage (1672) prononçait aquatique /akatik/ mais Dangeau (1694)
/akwatik/. Pour le dictionnaire de l'Académie (1762) quadrige, quadruple sont
/kwadriζ /, /kwadrypl/ mais quadrature /kadratyr/ alors que Buffier (1709)
prononce /kwadratyr/.

Des /s/ implosifs amuis sont restitués. L'Académie (1762) ne connaît qu'amonéter ;

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 223

en 1835, elle remarque que « plusieurs disent et écrivent admonester » et, en 1878,
ne connaît plus que cette forme. Des géminées, simplifiées depuis toujours (à
quelques exceptions près comme courrai, croyions) réapparaissent. À la fin du XIXe
s., les mots où il est permis de les prononcer sont savants (alluvion, malléable,
syllabe). Le mouvement s'amplifie, s'étendant à la jonction d'un préfixe et d'une
initiale consonantique (illégal, immeuble, inné) ou à des mots du vocabulaire courant
(illustre, sommet), soutenu par une certaine tendance populaire à la gémination (je
l'aime prononcé /ζellεm/).

Ces restitutions créent des consonnes implosives, pas assez nombreuses toutefois
pour contrecarrer la tendance dominante à la syllabation ouverte.

On généralise la valeur la plus répandue du graphème.

Dans les mots savants empruntés au grec, il y a souvent un -ch- prononcé tantôt /H/
dans les plus anciens (catéchisme, bronchite, chimère), tantôt /k/ dans les plus
récents (archéologie, lichen) ; /H/ a fini par l'emporter dans le préfixe archi-.

Dans un certain nombre de mots comportant le graphème -ill-, sans mouillure


étymologique, une prononciation /j/ s'est installée : c'est le cas dans osciller, vaciller,
scintiller.

Enfin, dans certains emprunts au latin savant, une prononciation populaire est
apparue. Domergue (1805) note qu'on ne prononce plus /gn/ mais /G/ dans
magnétisme ; de même, un peu plus tard, pour lignite, magnat, inexpugnable ; /kw/
se réduit à /k/ dans équitation, quintuple, quiétisme, etc. On entend même parfois
linguistique /lCgistik/ au lieu de /lCgVistik/.

V.5 La prononciation des mots étrangers empruntés

La plupart sont anglais. Les emprunts du XVIIIe et même du XIXe s. ont été
« naturalisés » (country dance > contredanse, wagon > /vagI/).

Ceux d'aujourd'hui conservent de plus en plus leur prononciation d'origine,


reproduite par des locuteurs plus ou moins anglophones. Talkie-walkie est volontiers
accentué sur ses deux pénultièmes /tOkiwOki/ mais aussi sur une seule finale /tOki
wOki /.

Les mots en -er (crooner) peuvent être prononcés avec accent sur la pénultième et
finale brève, ou accent sur la finale, comme les mots français en -eur.

La terminaison -ing, qui apparaît dans un grand nombre d'emprunts, a introduit en


français, dans la mesure où elle est prononcée à l'anglaise, un son /N/ jusque-là
inusité ; elle connaît plusieurs variantes : /iN/ atone (rare), et /iN/, /iNg/, /iG/, /iGg/, /

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 224

Cg/ accentuées. Un mot comme discount peut être prononcé /diskaunt/, /diskount/
ou /diskunt/. Il en résulte une grande instabilité, dans la place de l'accent et dans la
prononciation des phonèmes.

V.6 Le présent et l'avenir de la prononciation française

Le français compte officiellement 36 phonèmes, 16 vocaliques et 20


consonantiques, mais les oppositions qu'ils entretiennent entre eux ne sont pas toutes
également solides ni vivantes chez la totalité des locuteurs.

1) Les oppositions consonantiques entre sourdes et sonores, orales et nasales,


occlusives et constrictives, paraissent extrêmement stables ainsi que /R/ pharyngal,
quoique faiblement articulé, et la liquide /l/, qui en est désormais bien distincte,
malgré leur isolement dans le système. Le seul phonème consonantique actuellement
menacé est /G/ qui, depuis l'élimination de /λ/, représente le dernier vestige de
l'ancien système des palatales du proto-français. La confusion entre les deux
prononciations possibles de panier et de gagner /panje/ ou /paGe /, /gaGe/
ou /ganje/ qui remonte au XVIIe s. a toujours été considérée comme populaire.
Aujourd'hui, si /nj/ semble l'emporter sur /G/, la distinction des syllabes finales de
prenions, gagnons, gagnions, très vivante à Paris jusqu'à la dernière guerre
mondiale, est toujours, pour des raisons morphologiques, utile à enseigner.

2) Les oppositions vocaliques prêtent bien davantage à confusion.

Les oppositions entre voyelles ouvertes et voyelles fermées comportent bien des
exceptions et sont l'objet d'hésitations. Malgré la tendance à ouvrir les voyelles
entravées et à fermer les voyelles libres, inaccentués, les /ε/ et les /œ/ tendent à se
fermer et les /o/ à s'ouvrir.

Voyelles accentuées entravées :

Jusqu'au XVIIIe s., on critique les rimes terre : père. Au XIXe s. encore, on
enseigne un timbre fermé pour les finales en /Eζ/ (collège, liège, piège, etc.).
Aujourd'hui, l'évolution est accomplie pour /E/ avec généralisation de /ε/, et pour /E/
(menteur, venteux : /œR/, /E/), les mots meule, veule, étant les derniers à résister et à
présenter chez une majorité de locuteurs une voyelle fermée entravée.

Il n'en va pas de même pour /O/.

Une graphie -au-, un accent circonflexe, suffisent à maintenir la prononciation


fermée (il saute, une côte) ;

/O/ dénasalisé, jadis fermé, s'est ouvert (donne /dOn/). La plupart des mots

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 225

d'emprunt au grec comportant un /O/ suivi de nasale, même ceux qui avaient un
« oméga » se sont ouverts ou tendent à s'ouvrir (anémone, astronome, etc.) mais
certains ont conservé un /o/ (amazone, aphone, cyclone) en particulier ceux où un
accent circonflexe marquant jadis la longueur a été conservé (trône, binôme). Les
hésitations sont nombreuses pour les mots savants en -os (rhinocéros, tétanos. ..).

Voyelles accentuées libres :

Domergue (1805) est le dernier grammairien à conseiller un /O/ dans la finale –ot
(jadis brève) et un /o/ dans la finale -ots (jadis longue). Les grammairiens du XIXe s.
entendent un /o/. L'évolution est plus ancienne encore pour les finales -os à -s muet
(dos, repos, propos) ou -eau et -aux. Toutefois, ce n'est qu'aux alentours de 1914 que
tout le monde s'accordera à voir de parfaits homophones dans pot et peau, sot et
seau, mot et maux.

Pour /E/, la fermeture en finale absolue est presque sans exception.

Pour /E/, l'opposition /e/ -/ε/ (aimé-aimait) à la finale est stable, mais la répartition
est compliquée : /ε/ apparaît dans les formes accentuées de les, est (Prends-les, ça y
est) ; dans les mots où il est écrit -ès, -êt, -et, -aie, -aît, -ait, -aix (procès, prêt, poulet,
craie, connaît, portait, frais, paix). La finale -ai, fermée à l'origine, s'est ouverte dans
la plupart des mots (mai /me/ > /mε/) sauf dans quelques cas comme quai, gai, et
dans les premières personnes de futur et de passé simple portai, porterai. Cette
répartition même n'est pas commune à tous les locuteurs : il arrive qu'on entende /e/
pour -et et, inversement, surtout parmi les jeunes générations /ε/ à la première
personne du futur. Là, ainsi qu'à la première personne du passé simple, il y a un
intérêt morphologique à enseigner la prononciation fermée pour maintenir aussi nette
que possible la distinction entre futur et conditionnel, passé simple et imparfait.

Voyelles inaccentuées :

/o/ tend à s'ouvrir ; les graphies -ô- (rôtir) et -au- (augmenter) ne suffisent pas à
protéger l'ancienne prononciation fermée ; hôtel, côté, résistent encore, ainsi que les
mots où /o/ est suivi de /z/ (oser, rosace).

Dans le cas de /E/ les prononciations fermée et ouverte sont en concurrence ; la


fermeture récente, dans plaisir, gaîté, a été longtemps considérée comme vulgaire.

L'opposition de deux /A/ :

Il ne s'agit pas ici d'une opposition d'aperture, mais de point d'articulation. Le /A/
postérieur, vélaire, de formation relativement récente, a toujours été plus rare en
français que le /a/ d'avant et ne cesse de régresser (10 à 12% des /A/ en français
moderne chez les locuteurs qui maintiennent cette opposition). L'histoire de ce recul

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 226

n'est pas simple. Il semble qu'au XIXe s. le peuple de Paris ait eu tendance à exagérer
la vélarisation de /A /et l'antériorisation de /a/ et que cette forte différenciation, jugée
vulgaire, ait amené les milieux cultivés à rapprocher les deux phonèmes en direction
d'un /A/ moyen. Beaucoup de Parisiens maintiennent cette opposition qui fournit un
grand nombre de paires minimales, mais ils ne sont pas tous d'accord sur les mots où
on doit prononcer /A/ ou /a/ et beaucoup de provinciaux l'ignorent. C'est dans les
monosyllabes (là-las, bat-bas, ta-tas) qu'elle est le plus unanimement maintenue.
Mais, comme elle est sans incidence morphologique, les manuels destinés à
l'enseignement du français aux étrangers renoncent généralement à l'enseigner.

L'opposition de /C/ et de /D/ :

La tendance à remplacer /D/ par /C/ est très forte ; c'est l'opposition la plus
menacée de tout le système, ce qui s'explique par le faible rendement de /D/ qui
n'apparaît que dans une vingtaine de mots, dont certains peu courants. Si elle n'est pas
tout à fait morte aujourd'hui, c'est évidemment à cause de la grande fréquence de
l'article indéfini un et de la gêne qu'il peut y avoir à prononcer deux /C/ consécutifs
par exemple dans un pain, un vin et tout particulièrement dans vingt et un, quatre-
vingt-un.

Conclusion : Il est donc bien évident que la prononciation du français n'est pas figée
mais connaît de nombreuses variantes, dont certaines tendent à l'emporter sur les
autres ; la réactualisation des transcriptions phonétiques du Petit Robert pour l'édition
de 1993 a permis de mesurer l'ampleur de l'évolution en vingt-cinq ans, et notamment
le retour en force de l'/e/ sourd.

De nombreuses oppositions vocaliques sont menacées. Certains locuteurs n'ont


qu'une conscience diffuse voire même inexistante de phonèmes qu'ils réalisent
parfois ; d'autres ont une conscience très nette de phonèmes qu'ils ne réalisent
presque jamais. Mais tant qu'une évolution n'est pas terminée, il est bien difficile de
prédire l'avenir. Depuis le début du XIXe s. peu d'évolutions sont arrivées à leur
terme : on ne saurait citer que la réduction de /λ/ à /j/, la fermeture de la finale -ot et
la perte de la corrélation de longueur.

Même des statistiques établies à partir d'échantillons de population représentatifs ne


nous permettront pas d'oublier qu'en matière d'usage linguistique, ce n'est pas
toujours la majorité qui l'emporte. Dans le passé, beaucoup d'évolutions populaires
ont été sans suite ou n'ont laissé que des traces, contrecarrées par le bon usage d'une
minorité de locuteurs. L'école, la radio et la télévision feront le « bon usage » de
demain, et dans ces deux domaines, une certaine normativité n'est pas fatalement
vouée à l'échec, surtout si elle se fonde sur l'intérêt qu'il y a à maintenir des
oppositions morphologiques utiles.

Même si les oppositions phonologiques les plus faibles venaient à disparaître


entièrement, cela ne remettrait pas en question les traits essentiels du phonétisme du

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 227

français moderne : son caractère tendu et surtout antérieur : /C/ ne l'est pas moins
que /D/ et dans la rivalité entre les deux /A/, c'est incontestablement le /a/ d'avant qui
l'emporterait. Actuellement, douze des dix-sept consonnes du français, neuf de ses
seize voyelles, et deux de ses trois semi-consonnes, ont une articulation antérieure.
De plus, on a calculé que les voyelles antérieures apparaissent dans 66, 76% des
syllabes et les voyelles postérieures dans 33, 24%.

Ces voyelles, pures, sans trace de diphtongaison, sont très « centrifuges », articulées
avec de grands efforts musculaires pour écarter les commissures, arrondir les lèvres,
bomber la langue vers l'avant ou vers l'arrière. Les voyelles nasales sont nasalisées au
maximum.

Un phénomène important est celui de l'« anticipation vocalique » : on prépare


l'émission de la voyelle pendant qu'on articule encore la consonne précédente. Par
conséquent, le caractère antérieur des consonnes s'en trouve renforcé. Les labiales
sont articulées avec une forte projection des lèvres en avant ; on a affaire à une
syllabation ouverte, les consonnes finales d'un mot se rattachant à la voyelle initiale
du mot suivant, et la coupe syllabique tendant à se placer devant les groupes de
consonnes. Une phrase comme je ne te le redemanderai pas même si je te vois, tend
à être syllabée /ζe - nte - lRe- dmã - dRe - pA- mε - msi - ζτe - vwa /. On articule
les consonnes nettement, sans aspirer les sourdes ni assourdir les sonores.

Les Français émettent des syllabes relativement égales, sans temps forts ni temps
faibles à l'intérieur d'un syntagme donné, en économisant leur souffle jusqu'à la
syllabe tonique, finale de groupe, deux ou trois fois plus longue que les atones
précédentes et dont la note musicale est plus haute, dans la majorité des cas, ou plus
basse que les autres.

Pourtant, d'après les données statistiques relevées par E. Matte, le français est dans
une période de transition rapide. « L'accent d'intensité expressif est de plus en plus
fréquent, et tend à substituer l'accent de mot à l'accent de groupe. Est-ce un signe que
l'histoire des trois premiers siècles de notre ère se répète ? C'est possible. La
centralisation et l'élision des voyelles atones, l a palatalisation des consonnes
marquent de plus en plus le parler populaire, ainsi que la nasalisation des consonnes
sonores précédées par une voyelle nasale, signe sûr que l'anticipation vocalique le
cède à l'anticipation consonantique. Les modes croissant et relâché vont-ils l'emporter
de nouveau ? Ou les normes actuelles, arbitrairement conservatrices, continuer à
prédominer ? Il faudra attendre deux ou trois générations pour connaître l'effet des
moyens que nous avons de contrecarrer les tendances populaires et préserver la
pureté musicale du français tel que nous le connaissons. »

V. 7 L'orthographe du français moderne

Au XVIIIe s., l'orthographe est régie par un « usage », imprécis sur bien des points,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 228

tolérant et beaucoup plus novateur qu'il ne l'est devenu au XIXe s.


Rétrospectivement, on est surpris par l'ampleur de la « réforme » accomplie par la
troisième édition du Dictionnaire de l’Académie (1740), œuvre de l'abbé d'Olivet,
qui a eu des vues géniales sur l'évolution des systèmes de la langue écrite et a préparé
celle de 1762. Retouches de détail, mais qui portent sur 25% des mots enregistrés !

Des lettres grecques (déthrôner > détrôner), des consonnes étymologiques


(advocat > avocat) sont supprimées ; l'accent circonflexe remplace systématiquement
l'-s- implosif muet : (teste > tête).

Beaucoup plus conservatrice, l'édition de 1835 adopte pourtant deux modifications


importantes par le nombre de mots touchés : -ai substitué à –oi prononcé /ε/ ; pluriel
des mots en -ant, -ent passant de -ans, -ens à -ants, -ents ; d'autres codifications sont
moins heureuses, comme celle des fameux sept pluriels en -oux...

Il est significatif que notre orthographe, résultat plus ou moins cohérent de


tendances diverses, et parfois contradictoires, se fige en dogme et en institution au
moment où la loi Guizot (1833), imposant à toutes les communes d'entretenir une
école élémentaire, organise les Écoles normales d'Instituteurs. Jusque-là,
l'orthographe concernait surtout les écrivains, imprimeurs, secrétaires et greffiers, et
la notion de « faute » n'avait, pour le gros de scripteurs, minoritaires dans la
population, qu'une importance relative.

Au XVIIIe s. encore, l'enseignement des collèges, surtout orienté vers le latin, ne


sacralisait pas l'orthographe de la langue maternelle. Plus d'un cependant (Hindret
1696, Rollin 1726, Restaut 1730) souhaitait que le français ne fût pas sacrifié au latin,
et Restaut se plaignait des grosses fautes d'orthographe que faisaient les élèves de
rhétorique. Mais enfin, des hommes illustres, comme le maréchal de Saxe ou
Napoléon, ne s'embarrassaient pas de tels problèmes. Maintenant, « il faut apprendre
à écrire à tous les petit Français » (A. Chervel 1977) et on ne peut laisser dans le
doute les instituteurs chargés de cette tâche. Un instrument de sélection important
dans le concours doit être manié sans contestation, selon des règles strictes. Le
Dictionnaire de l'Académie prend un rôle normatif plus grand que jamais et une
grammaire, tout orientée vers l'acquisition de ces règles, une énorme importance.

Les inconvénients ne tardèrent pas à apparaître : nombre d'heures nécessaires pour


apprendre des difficultés souvent peu justifiables, paralysie de beaucoup de Français
devant la difficulté d'écrire, obstacle à la diffusion du français à l'étranger. Victor
Hugo, dans Choses vues, mentionne la séance du 22 novembre 1843 où les
académiciens avaient décidé la suppression de toutes les consonnes doubles !
Hardiesse sans lendemain !

Un vaste mouvement de réforme se développe, d'abord en Suisse, à partir des


années 1860, soutenu par des personnalités dont beaucoup sont encore illustres
aujourd'hui : Firmin-Didot, imprimeur de l'Académie française, Littré, Sainte-Beuve,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 229

le phonéticien Passy, et les plus grands noms de la philologie : Louis Havet,


professeur au Collège de France, Gaston Paris, Arsène. Darmesteter, Maurice
Grammont, Louis Clédat. Plusieurs publient en orthographe réformée, sans lettres
grecques, sans consonnes doubles, et sans -x final. Une polémique très violente
s'engage dans la presse. Les écrivains sont partagés, les uns pour (surtout Anatole
France) les autres contre (surtout Alphonse Daudet, Leconte de Lisle). Les
imprimeurs, craignant les invendus, sont résolument hostiles. L'Académie, ne se
considérant que comme le « greffier de l'usage », refuse de légiférer. Sans désespérer
d'en imposer un nouveau qu'elle pourrait approuver, les réformistes se tournent vers
l'État.

Finalement, la montagne accouche d'une souris : l'arrêté de 1901 (cité par Grevisse),
signé du « ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts », publie une liste de
graphies « tolérées » pour lesquelles il ne serait pas compté de fautes aux examens.
Pratiquement ignoré, jamais appliqué, il a une importance plus théorique que
pratique : l'orthographe est devenue une affaire d'État qui doit être réglée par des
textes officiels. Les réformateurs du XIXe s. ont échoué, mais leur combat a permis
d'apprécier la complexité des problèmes et de mesurer la force des résistances.

Outre des faits de psychologie collective qui ne doivent pas être sous-estimés :
habitudes de lecture à ne pas bouleverser brutalement, attachement à des règles
chèrement maîtrisées, à des graphies auxquelles certains prêtent une sorte de poésie, à
l'aspect de « monument historique » que présente aujourd'hui l'orthographe. Outre
− chose moins subjective − la nécessité de préserver la lisibilité des textes écrits
jusqu'à nos jours, il faut reconnaître que les raisons linguistiques de s'opposer à
l'orthographe purement phonologique préconisée par certains linguistes (Blanche-
Benveniste et Chervel, 1969 ; Martinet, 1980) ne sont pas minces.

Cette orthographe phonologique devrait neutraliser les variations de l'usage oral


selon la région, le milieu social, le niveau de langue, par conséquent présenter un
caractère fortement abstrait, et se réformer, selon une certaine périodicité pour rester
conforme au système oral. De plus, elle effacerait complètement de nombreuses
lettres latentes marquant la relation entre masculin et féminin, mots de base et
dérivés, mots populaires et mots savants d'une même famille (petit, petite, petitesse -
temps, temporel - relation entre -eau et -eler, -ot et -oter), donc le caractère
morphologique acquis en moyen français.

Enfin, elle négligerait certains faits propres au monde d'aujourd'hui : on lit (des
affiches, des modes d'emploi, des journaux) beaucoup plus qu'on n'écrit (le téléphone
remplaçant en grande partie la lettre) et ce qui est difficulté pour le scripteur est
facilité et secours pour le lecteur. Les marques grammaticales, le caractère
« idéogrammatique » de mots appréhendés globalement, la distinction graphique des
nombreux homophones du français, permettent une lecture oculaire rapide, sans
« subvocalisation ». Et le développement de l'informatique impose une orthographe
sans tolérances, distinguant au maximum les homophones, la moindre faute ou

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 230

variation de l'usage pouvant empêcher, ou compliquer, la reconnaissance d'une forme


par la machine.

L'orthographe du français moderne n'est pas un chaos informe, mais l'imbrication


d'une multitude de micro-systèmes. René Thimonnier (1967, 1970) a mis en lumière
leur existence et tenté de fonder sur eux une pédagogie. Sa modeste demande de
réformer trois centaines de mots aberrants n'a pas été entendue. Trop modeste, à vrai
dire, si l'on songe que, dans sa perspective, il faut 4 500 règles pour maîtriser la
totalité du « système ». Nina Catach a montré que ces règles pouvaient être
hiérarchisées, selon leur fréquence et leur opérativité, tout en tenant compte des
raisons ci-dessus de ne pas adopter une orthographe strictement phonologique :
l'italien et l'espagnol (où les risques de « fautes d'orthographe » sont bien moins
importants) montrent l'inutilité des graphies « grecques » abandonnées par les
langues du sud de l'Europe mais conservées par celles du nord, et pas un ordinateur
ne tomberait en panne si l'on supprimait les consonnes doubles, l'accent circonflexe,
et la « règle » des pluriels en -oux. Pour ses étudiants russes, Viktor Gak (1976) a fait
une étude syntagmatique et paradigmatique des positions de lettres, permettant de
déchiffrer la prononciation de 95% des mots français. Les 5% restants, véritablement
anormaux, pourraient sans doute être utilement réformés.

En 1975, l'Académie avait admis quelques propositions du Conseil International de


la Langue Française (C.I.L.F.), et Jean Mistler, secrétaire perpétuel, en avait publié
une liste dans la revue La Banque des mots (4e trimestre 1976) : correction de
quelques petites anomalies ; tolérances de détail portant sur la conjugaison des verbes
en -eler et -eter (généralisation de -èle, -ète) ; régularisation des accents (évènement,
asséner) et du tréma (gageüre) ; rectification de quelques micro-systèmes sur les
formes les plus fréquentes, ce qui ne va pas toujours dans le sens de la simplicité :
imbécilité sur imbécile, mais charriot, bonhommie, sur charrue, charrette, et
bonhomme. Elle les applique dans le premier fascicule du dictionnaire (1986) : ce qui
touche 10 pages sur 116. Mais, lors des séances des 12 et 19 mars 1987, elle les
rejette dans leur ensemble, constatant qu'elles n'étaient pas entrées dans l'usage, et ne
les applique plus dans le deuxième fascicule (1987) : événement garde son accent
aigu, phylloxera, demiurge restent sans accent...

Le C.I.L.F. limite dès lors son ambition à l'harmonisation orthographique des


dictionnaires sur les points où ils divergent. Sous son égide, Charles Muller met sur
pied la banque de données orthographiques « Orthotel » consultable par minitel,
utilisée en France et en Suisse romande, mais que l'Éducation nationale ignore
toujours. De son côté, l'équipe du C.N.R.S. dirigée par Nina Catach a mené une
longue étude historique de l'orthographe des dictionnaires français et fondé une
« Association pour l'information et la recherche sur les orthographes et les systèmes
d'écriture » (A.I.R.O.E) qui propose inlassablement une liste prudente de
simplifications concernant les accents (surtout circonflexes), certaines lettres doubles,
le pluriel des noms composés, l'accord de demi, et celui des participes.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 231

Un des grands obstacles à la réforme de l'orthographe est que, limitée, elle est
toujours contestable (pourquoi ceci et non cela ? pourquoi laisser subsister telle ou
telle exception ?) et que, radicale, elle est impossible. De plus en plus conscients de
cette situation, les spécialistes, freinant les revendications plus radicales de beaucoup
d'instituteurs, la conçoivent plutôt comme une suite de « petits pas », d'étapes étalées
dans le temps, ce qui est tout à fait se situer dans la lignée des écrivains (Ronsard,
Corneille, Voltaire) et grammairiens (Meigret, Ramus, d'Olivet) qui, sans brutalité ni
fixisme, l'ont fait évoluer. De plus, en matière d'orthographe, on ne peut pas compter
sur « l'usage » pour imposer une nouvelle norme puisque tout écart par rapport à
l'ancienne est comptabilisé comme faute par les instances officielles. Une réforme
qui, si sage qu'elle soit, prêtera toujours par quelque côté le flanc à la critique, ne peut
être imposée que par une volonté politique ferme.

V. 8 La « réforme » de 1990

Cette volonté se manifesta en novembre 1989, lorsque le Premier ministre Michel


Rocard annonça le projet de réforme de l'orthographe qu'il confiait au Conseil
supérieur de la langue française. Une première synthèse préparée par un comité de
neuf experts fut retravaillée par une commission composée de membres du Conseil et
présidée par Maurice Druon, secrétaire perpétuel de l'Académie française, qui soumit
ces propositions au vote de l'Académie. D'abord très hostile à la réforme, M. Druon
assouplit ses positions au cours des discussions et finit par s'en faire le défenseur. Elle
reçut un avis favorable non seulement de l'Académie française (même si plus d'un
académicien, devant les réactions de l'opinion, revint sur son vote après l'avoir votée),
mais aussi du Conseil de la langue française du Québec et du Conseil de la langue
française de Belgique. Tout cela aboutit au décret paru au Journal officiel le 6
décembre 1990. La « réforme » porte sur les points suivants :

1. Les mots composés : Extension de la soudure dans les composés sur croque-,
porte-, passe-, tire- : portemonnaie comme portefeuille dans les composés sur
contre et entre : contretemps comme contrepoint, s’entraimer comme
s’entraider − les composés sur extra, infra, ultra, supra : extrafort comme
extraordinaire – les composés de préfixes grecs ou latins : autoécole comme
radioactif − les composés d’onomatopées ou de mots d’origine étrangère :
tictac comme froufrou, apriori.

2. Trait d'union dans les nombres : Son usage sera étendu aux numéraux formant
un nombre complexe en deçà et au-delà de cent : cent-soixante-et-onze.

3. Pluriel des noms composés. Prendront la marque du pluriel, seulement quand


le composé est au pluriel, les noms composés d'un verbe et d'un nom, d'une
préposition et d'un nom : un pèse-lettre, des pèse-lettres, comme un
portefeuille, des portefeuilles, un sous-main, des sous-mains

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 232

4. Pluriel des noms empruntés : On accentuera leur intégration en leur appliquant


la règle normale de formation du pluriel en -s : des matchs, des solos, des
maximums, des médias, des raviolis, des ossobucos, des weekends

5. Signes diacritiques :

Le circonflexe : Supprimé sur i et u sauf dans le passé simple, le subjonctif


imparfait : nous réclamâmes qu'il prît la parole et dans cinq cas où il permet
des distinctions utiles : il croît, dû, jeûne, mûr, sûr.

Le tréma. Sera placé sur la voyelle prononcée dans aigüe, etc. On étendra son
usage a argüer, il argüe, gageüre, etc.

L'accent grave ou aigu sur le le e. On écrira asséner, réfréner, etc.,


allègrement, évènement, aimè-je, puissè-je. On alignera sur le type semer les
futurs et conditionnels : je considèrerai(s).

6. Verbes en -eler, eter. On les conjuguera sur le modèle de peler, acheter : il


ruissèle, j'époussète (exception : appeler, jeter et leurs dérivés, dont
interpeler). Leurs dérivés suivent : ruissèlement.

7. Les anomalies. Combattif, persifflage, groseiller, greloter, douçâtre au lieu de


combatif, persiflage, groseillier, grelotter, douceâtre, etc.

On ne peut pas dire que les réformateurs aient péché par hardiesse. Leur réforme
touchait au maximum 1 200 mots, un sur 90 dans le grand Robert et seulement six
des mille mots les plus fréquents. Il suffisait, pour en appliquer l'essentiel, de
mémoriser 26 mots usuels : abime - accroitre - aout - apparaitre (et autres verbes en
-aitre) - après-midi, plur. après-midis - assoir - boite -bruler - céder, cédera (et
autres verbes de ce type) - chaine - conter - croute - dégout - diner - (en)trainer -
évènement - flute - frais, fraiche - gout - ile - maitre, maitresse - mure - sure.

En Belgique, la réforme obtint l'accord de plusieurs revues et universités, et fut


publiée dans la dernière édition du Bon Usage ; une circulaire diffusée dans tout
l'enseignement privé en préconisa l'application. En France, le ministère de
l'Éducation nationale reste neutre, n'interdisant ni ne préconisant l'application de la
réforme. Toujours est-il que ces graphies ne devraient plus compter comme fautes
aux examens.

Un inventaire systématique des graphies nouvelles introduites chaque année dans


les dictionnaires révèle que globalement, à part les accents circonflexes, qui font
l'objet de réticences, plus de la moitié des rectifications ont été adoptées. Le Petit
Larousse en a intégré beaucoup et le T.L.F. les intègre systématiquement dans ses
derniers volumes. En 1992, le tome I de la 9e édition du Dictionnaire de l'Académie

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 233

intègre quelques menues corrections concernant les accents graves ou aigus et les
rectifications concernant les verbes en -eler, -eter et ceux du type céder en les
présentant comme facultatives. Mais il relègue les autres dans des pages vertes avec
des propositions de « recommandations », d'« acceptation » et en précisant que c'est à
l'usage qu'on verra s'ils s'imposent.

En fait, l'impact sur l'usage réel a été presque nul et les promoteurs de la réforme
doivent se battre pour qu'elle ne rejoigne pas l'arrêté de 1901 dans les oubliettes de la
routine et de l'incompétence. À la surprise des Québécois, habitués à soutenir des
luttes plus vitales, un immense tollé s'éleva dans un public français de demi-savants,
pour des raisons de sensibilité linguistique et aussi d'opposition politique. À la
différence de l'allemand, du norvégien, du russe, du portugais qui, sans nuire à leur
prestige de langues de culture, ont réussi à réformer leur orthographe, mais à la
ressemblance de l'anglais qui n'y est jamais parvenu, le français n'est pas encore sorti
d'un immobilisme séculaire.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 234

CHAPITRE VIII

MORPHOLOGIE ET MORPHOSYNTAXE

I. Le nom et l'adjectif
II. Déterminants du nom et substituts
II.1Absence de déterminant. Articles défini, indéfini, partitif
II.2 Pronoms personnels
II.3 Pronoms et déterminants démonstratifs
II.4 Pronoms et déterminants possessifs
II.5 Indéfinis
II.6 Numéraux
II.7 Relatifs, interrogatifs, exclamatifs
III. Le verbe
III.1 Les formes verbales
III.1.2 Les caractères stables de la conjugaison française
III.1.3 Phénomènes d'évolution dans la conjugaison
III.2 Emplois et valeurs des formes verbales
III. 2.1 Les temps de l'indicatif
III.2.2 Les temps du subjonctifI
III.2.3 L'impératif
III.2.4 Temps es aspect, les périphrases verbales
III.2.5 Les voix, l'impersonnel
III.2.6 Infinitif, participes
IV. Les invariables
IV.1 Prépositions
IV.2 Adverbes
IV.3 Conjonctions de subordination
IV.4 Conjonctions de coordination

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 235

I. LE NOM ET L'ADJECTIF

I.1 Dans les anciens textes français, on observe pour les mots de la catégorie du nom
et ses déterminants, qualificatifs, substituts, des variations en cas, en genre, en
nombre et en personne. La variation en cas, ou déclinaison, a totalement disparu de
la morphologie du nom et de l'adjectif : elle n'apparaît plus que pour quelques
pronoms. La variation en personne n'apparaît que pour les pronoms personnels et les
possessifs : il n'existe pas de marque spéciale de la personne pour le nom, toujours de
« troisième personne », non plus que pour l'adjectif. Quant aux variations en genre et
en nombre, elles affectent l'ensemble de ce qui se rapporte au nom. Une seule et
même marque peut signifier plusieurs de ces morphèmes.

I.2 La variation en cas, ou déclinaison (variation de la forme du mot suivant sa


fonction dans la phrase), concernait en ancien français une bonne partie des noms et
des adjectifs. L'ancienne déclinaison à six cas du latin classique s'était réduite en
ancien français à une déclinaison à deux cas : le cas-sujet (pour le sujet, l'épithète et
l'attribut du sujet, l'apposition au sujet, l'apostrophe) et le cas-régime (pour toutes les
autres fonctions), hérités du nominatif et de l'accusatif latins. Cette déclinaison, qui
concerne essentiellement les masculins, et fort peu les noms et adjectifs féminins, est
plus ou moins régulièrement observée.

Pour les noms et adjectifs masculins, il existe trois déclinaisons. La première, de


loin la plus fréquente, et qui concerne la majorité des noms et des adjectifs, se marque
par une opposition de terminaison : -s (cas-sujet singulier et cas-régime pluriel)/zéro
(cas-régime singulier et cas-sujet pluriel) ; les mots en -s (cors) sont donc
indéclinables, ainsi que ceux en -z (braz). La deuxième concerne les noms et adjectifs
en -e (frere, povre), qui ne marquent que le cas-régime pluriel d'un -s. La troisième
concerne un petit groupe de noms animés humains : la forme du cas-sujet singulier
est nettement différente de la forme commune aux trois autres cas, elle est parfois
accentuée différemment, parfois plus courte d'une syllabe. Il s'agit pour la plupart de
noms suffixés selon des formations déjà bien vivantes en latin classique, et que le
latin vulgaire a largement développées : le suffixe -o/-one (lat. latro, latronem ancien
français lerre, larron), qui aboutit à –e atone ou zéro/-on et qui est particulièrement
fréquent pour les noms propres (Charle(s)/Charlon, Gui/Guyon), le suffixe -or/-
όre(m) et le suffixe d'agent -átor/-atóre, qui aboutissent à -r/-or et à -ere/-ëor
(ultérieurement -ëeur, puis -eur). Le tableau ci-dessous donne la plupart des formes
possibles, les plus courantes étant en caractères gras :

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 236

SINGULIER PLURIEL

CS li bons murs (1re décl.) li bon mur


(cas sujet)
beaus cors (1re décl.) bel cors
povre frere (2e décl.) povre frere
granz huem/hon/on (1re décl.) grant homme
mieldre lerre (3e décl.) meillor larron
trovere (3e décl.) trovëor

CR le bon mur les bons murs


(cas régime)
bel cors beaus cors
povre frere povres freres
grant home granz homes
meillor larron meillors larrons
trovëor trovëor

Les noms et adjectifs féminins sont globalement indéclinables et ne marquent


qu'une opposition de nombre. Toutefois, au singulier seulement, quelques noms
présentent une forme spécifique pour le cas-sujet : quelques animés et quelques noms
propres gardent trace d'une déclinaison imparisyllabique latine (en –a /-ane,
analogique de -o/-one : none/nonain, pute/putain, ante/antain, Aude/Audain ; ou
suer/seror) ; et quelques noms et adjectifs de troisième déclinaison latine (en -is latin
ou refait) qui ont une terminaison « masculine » en français marquent parfois d'un -s
ou -z le cas-sujet. On a le tableau suivant, où sont indiquées en gras les formes les
plus courantes :

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 237

SINGULIER PLURIEL (pour les deux cas)

CS la bone dame
bele citez/cité
granz/grant nés/nef

mieldre/meillor suer les bones dames

povre none beles citez


granz nés
CR la bone dame meillors serors
bele cité povres nonains
grant nef
meillor seror
povre nonain

Les adjectifs qualificatifs suivent dans leur immense majorité le modèle des noms
de première déclinaison pour le masculin, et celui des noms sans déclinaison pour le
féminin (voir bons/bon/bone(s) et beaus/bel/bele(s) dans les tableaux ci-dessus). Les
participes passés et la plupart des adjectifs indéfinis suivent les mêmes modèles.
Mais une quinzaine d'adjectifs qualificatifs, l'indéfini tel, l'interrogatif quel et les
formes verbales en -ant, ayant la particularité de ne point marquer d'opposition entre
masculin et féminin (voir plus bas), la forme du CSS pour le féminin est assez
souvent identique à celle du CSS pour le masculin (voir granz/grant et
mieldre/meillor dans le tableau ci-dessus), les formes de CRS et CRP étant toujours
identiques.

La perte de la déclinaison nominale et adjectivale est achevée au XVe s. Dès les


origines, la déclinaison à deux cas est observée de façon plus ou moins régulière
selon le genre littéraire, le scribe et surtout l'origine dialectale des textes : très
irrégulièrement en anglo-normand dès la version la plus ancienne de la Chanson de
Roland (vers 1100), avec une grande régularité dans les textes les plus soignés écrits
en scripta franco-picarde jusqu'au XVe s. À ce moment, le système de la déclinaison
a disparu : pour l'immense majorité d es noms et adjectifs jusque-là déclinables, c'est
la forme du cas-régime qui s'est imposée, tant au singulier qu'au pluriel ; et les formes
régimes en -ëeur et -ëeurs se sont réduites à -eur et -eurs au XIVe s. Toutefois, un
petit nombre de cas-sujets, tels prêtre, sœur, tante, l'ont emporté ; sire et seigneur,
pute et putain, nonne et nonnain, gars et garçon, chantre et chanteur, etc. ont
conservé les deux formes, avec un sens différent ; le -s du cas-sujet survit dans

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 238

quelques prénoms masculins tels Charles, Georges, Hugues ; les formes en -on ont
été éliminées ou survivent comme noms de famille.

I.3 Pour ce qui est de la variation en genre, de l'ancien français au français


contemporain, la situation n'a évolué que sur des points de détail. Le grand
changement s'était effectué antérieurement, dans le passage du latin au français : le
latin possédait trois genres, masculin, féminin et neutre. Pour les noms et les
adjectifs (il en va autrement de certains pronoms) le français n'a gardé que le
masculin et le féminin ; les noms neutres du singulier sont devenus masculins, tandis
que des noms neutres du pluriel, marqués en -a ou -ia en latin (comme la majorité des
noms féminins singulier) sont devenus des féminins singulier en français, avec valeur
sémantique de collectif souvent, du moins à l'origine (folia est devenu la fueille, « le
feuillage » ; grana, la graine ; paria, la paire). Dans le cas des inanimés
(chaise/fauteuil, raison/raisonnement) ou des animés dont le sexe est considéré
comme sans importance, celui de nombreux animaux non domestiqués (par exemple
souris, castor, truite, araignée, etc.), le genre est arbitraire. Quant aux adjectifs, le
neutre a laissé quelques traces en français ancien, pour les attributs de pronoms
neutres (ce est droit).

Le trait le plus caractéristique de l'ancienne langue par rapport au français


contemporain est l'existence d'adjectifs épicènes, pour lesquels le féminin n'est pas
marqué par l'ajout d'une désinence -e au radical masculin. Ils représentent l'héritage
de la troisième déclinaison latine, qui offrait la même forme pour les deux genres ;
mais déjà en latin vulgaire l'analogie avait joué, et nombre de ces adjectifs avaient
acquis l'opposition de genre (à dulcem correspondent dès les plus anciens textes
français dolz au masculin, dolce au féminin). À ce groupe d'épicènes appartiennent
d'anciens participes présents employés comme adjectifs (luisant, avenant, vaillant),
une petite série d'adjectifs qualificatifs (grant qui est par ailleurs l'adjectif le plus
employé dans l'ancienne langue, fort, brief, vert, cruel, mortel, naturel/natural, loial,
roial), tel et quel, ainsi que les quelques comparatifs synthétiques hérités du latin
(graindre/greignor, mieldre/meillor, pire/peior, mendre/menor, maire/maior). Dès le
XIe s. on rencontre des formes grande, verde (Vie de saint Alexis ou Chanson de
Roland). Après le XIIIe s. l'emploi des féminins sans -e final se restreint de plus en
plus, mais les deux usages se maintiennent jusqu'au XVIe s., où les poètes utilisent
encore la forme épicène. Le français moderne conserve grand-messe, grand-mère,
grand-route, grand-tante, des toponymes comme Rochefort, la locution elle se fait
fort de... (que l'arrêté de 1901 permet de faire varier) ; des comparatifs synthétiques
ne subsistent que meilleur(e), pire et moindre. En revanche, le français possède un
groupe d'adjectifs en -e aux deux genres qui, eux, sont toujours épicènes (aveugle,
frêle, superbe, adj. en -ique, -able, -ible...).

Quelques changements ont cependant affecté le genre de certains noms : gens,


d'abord féminin, a été dès le XIIe s. attiré vers le masculin, sans qu'il l'emporte
absolument : on dit encore de vieilles gens à côté de ces gens sont vieux ; amour,
délice et orgue, masculins au singulier, sont féminins au pluriel.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 239

Au XVIIe s., Vaugelas examine une soixantaine de cas litigieux et tranche


habituellement en faveur de l'usage moderne, qui deviendra le nôtre. Mais on constate
que l'hésitation était alors permise pour des mots dont le genre est aujourd'hui
parfaitement fixé, tels que âge, abîme, affaire (masculin en ancien français), comté
(féminin en ancien français), date, doute, épisode, intervalle, etc. Il s'agit souvent de
mots commençant par une voyelle (et donc précédés d'un déterminant à forme
neutralisée : l', son, cet[te]) et terminés par un -e alors devenu muet ; et c'est
précisément dans ces cas-là qu'aujourd'hui encore subsistent des hésitations : il est
souvent nécessaire de consulter un dictionnaire pour accorder anagramme, apogée,
épithète, effluve, omoplate, ongle, orbite, etc.

Pour les marques du féminin, tous les types actuels existaient déjà en ancien
français, même si leur réalisation était phoniquement parfois différente :

• Absence de marque propre, pour les noms comme pour les adjectifs, le féminin
apparaissant par accord : enfant, concierge, bizarre...

• Ajout d'un -e final, hérité du -a latin, jadis prononcé, et qui l'est encore dans le
sud de la France. Dans le nord, il s'est amuï très progressivement à partir du
XVIIe s. sans doute, entraînant dans un premier temps l'allongement de la
voyelle précédant immédiatement, encore sensible à l'oreille en Belgique ou
dans certaines régions telle la Normandie, où l'on distingue ami de amie, porté
de portée. En français standard, il n'appartient plus dans bien des cas qu'au
code écrit (aïeul/aïeule). Mais dans d'autres cas il entraîne des alternances
consonantiques et vocaliques, tant à l'écrit que dans la prononciation : bavard/
bavarde, idiot/idiote, léger/légère, bon/bonne, cousin/cousine, époux/épouse,
faux/fausse, vif/vive...

• Ajout d'un suffixe propre au féminin : -esse était plus fréquent en ancien
français qu'aujourd'hui (princesse, ânesse, traîtresse), et entraîne parfois une
modification consonantique (duc/duchesse).

• Spécificité d'un suffixe féminin s'opposant à un suffixe masculin : -eur/-eresse


qui a connu un certain succès en moyen français. et au XVIe s.
(pécheur/pécheresse, vengeur/vengeresse), -teur/trice qui est savant et
relativement moderne (impératrice a relayé empereriz au XVe s. ;
acteur/actrice, évocateur/évocatrice), -eur/-euse (vendeur/vendeuse, menteur/
menteuse).

• Suffixe propre à la forme masculine : mule/mulet, cane/canard,


compagne/compagnon.

• Existence d'un mot complètement différent du masculin : homme/femme, oncle/


tante, oie/jars.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 240

La relation entre genre, marque purement grammaticale, et sexe, n'est pertinente


que pour les animés, et dans le cas où la reproduction a quelque importance (taureau,
bœuf, vache...). Lorsqu'existe une opposition binaire, l'un des deux genres est apte à
dénoter aussi bien l'espèce entière que le sexe (oie, chat, homme - l'opposition latine
homo « individu de l’espèce humaine »/vir « être de sexe masculin » n'ayant pas
subsisté), l'autre ne dénotant que le sexe (jars, chatte, femme). Là encore, la
répartition est à la fois obligatoire et arbitraire. Il existe quelques problèmes que la
langue du XXe s. n'a pas bien résolus, touchant au pluriel des appellatifs d'une part, à
certaines discordances entre genre et sexe pour les noms d'agent d'autre part.

• Pour les appellatifs, au singulier, on tient toujours compte du sexe : sire,


messire puis monseigneur, et monsieur au XVe s., (ma) dame, (ma) demoiselle
dès les origines du français. Au pluriel, l'usage est divers : un seul appellatif
générique (Mes chers parents, Hommes de peu de foi...), ou coordination de
deux, voire trois appellatifs (Mesdames, mesdemoiselles, messieurs,- Electrices
et électeurs...).

• Les noms d'agent donnent lieu à des discordances parfois gênantes ; certes, il
est des cas où cela ne fait aucune difficulté : quand le succès sourit à un acteur
il devient une vedette. Jean est une bonne recrue, l'armée utilise des estafettes
et des sentinelles, de sexe masculin et de genre féminin. En ce qui concerne les
femmes, l'usage propose un acteur/une actrice, un directeur/une directrice,
mais un recteur/une *rectrice est impossible ; il admet un supérieur/une
supérieure, depuis peu un professeur/une professeure (la prof est courant dans
le langage des élèves et des étudiants) ou un auteur/une auteure, ces formes
étant depuis longtemps entrées dans l'usage et officialisées au Québec ; une
artiste, une philosophe sont possibles, et depuis peu une juge, une ministre ; il
en résulta longtemps des hésitations, des discordances telles que Madame la/le
ministre, Madame le secrétaire d'État ; l'usage, en France, penche vers
Madame le..., du moins lorsqu'il s'agit des fonctions hiérarchiquement ou
symboliquement importantes ; mais l’usage se répand désormais de
« féminiser » à l'aide des marques morphologiques courantes, ou par le
déterminant, les noms de fonctions occupées par des femmes, comme on l’a
fait auparavant en Suisse et en Belgique.

I.4 La variation en nombre s'exprime en ancien français par les mêmes marques que
la variation en cas ; lorsque celle-ci disparaît fin XIVe s., il ne subsiste qu'une
opposition entre deux formes, le cas-régime singulier (marque -zéro) et le cas-régime
pluriel (marque -s). Cet -s, toujours prononcé dans l'ancienne langue, avait entraîné
des changements phonétiques dont le français moderne garde des traces :

• Dès l'époque prélittéraire, -s précédé de -l- provoque la vocalisation de cette


consonne ; ainsi bel, nouvel, fol, mol, vieil au singulier devant un nom à initiale
vocalique donnent au pluriel beaux, nouveaux, fous, mous, vieux ; aïeul, ciel,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 241

œil donnent au pluriel aïeux, cieux, yeux. Le singulier en -al donne -aux dans
25 mots très courants (cheval/chevaux), et celui en -ail donne -aux au pluriel
dans une douzaine de mots (travail/travaux), alors que des termes introduits
plus récemment ou ayant subi l'influence analogique du singulier ont un pluriel
normal (chacal XVIIe s., chandail XIXe s.). Simple fait de graphie, -x était
jadis une abréviation pour -us : on écrivait donc chevals, chevaus ou chevax ; -
ux combine les deux graphies et apparaît également dans quelques mots en
-oux. Mais l'ancienne langue connaissait d'autres alternances vocaliques qui ont
été éliminées : le pluriel a été refait sur le singulier dans d'autres mots en -el
(quand issu du latin -ale), -eil, -euil, -il (hôtels, conseils, fils au lieu de osteus,
conseus, fiuz) ; et le singulier a été refait sur le pluriel dans les mots en -el (issu
de -ellu) : château et non plus chastel, chapeau et non plus chapel, etc. Ces
réfections sont chose acquise au XVe s.

• Avant le XIIIe s., cet -s provoque l'amuïssement d'une consonne précédente. Il


en est ainsi pour -c (d'où l'opposition entre arc/ars, et clerc/clers, le premier
conservant la prononciation du -c comme au singulier, l'autre l'ayant amuï
comme au pluriel). Il en est de même pour -t ; le groupe -ts se graphiait par
abréviation -z ; mais ce groupe s'étant réduit à -s dans la prononciation au début
du XIIIe s. (pluriel faiz, puis fais), l'orthographe est restée flottante et -z final
est attesté jusqu'au début du XVIIe s. ; le -t, purement graphique, a été rétabli
au pluriel (faits). La consonne -f connaît une évolution semblable, d'où les
prononciations différentes au singulier et au pluriel des mots bœuf/bœufs, œuf/
œufs, et l'hésitation sur la prononciation de -f final en ce qui concerne le mot
cerf ; l'opposition entre chef et chef-d'œuvre, où f ne se prononce pas, est, elle,
constante. Il subsistait de nombreuses hésitations au XVIIe s., qui ont été
résolues parfois par l'analogie, l'orthographe, pour une fois, suivant :
apprenti(f) et bailli(f) ont perdu leur -f, alors que neuf, vif, plaintif l'ont
conservé, et que l'on admet les deux graphies clé(s) et clef(s).

• Cet -s final s'est amuï très progressivement : toujours audible dans l'ancienne
langue, au moins jusqu'à la fin du XIIIe s., il a d'abord cessé d'être prononcé à
l'intérieur de la phrase devant un mot à initiale consonantique, mais est encore
sensible à la pause jusqu'au XVIe s. ; et s'amuïssant, il allonge la voyelle
précédente ; devant un mot à initiale vocalique, il continue de sonner sous la
forme sonorisée /z/. L'allongement de la voyelle a disparu progressivement au
cours des XVIIe et XVIIIe s. À l'époque de la Révolution, le grammairien
Domergue n'entend plus de différence entre voyelle finale et voyelle + s au
pluriel. La sonore /z/ est encore audible aujourd'hui dans les cas de liaison
étroite (des-enfants- intelligents, j'ai de bons vins et de bons-amis) (voir
chap.VII).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 242

II. DÉTERMINANTS DU NOM ET SUBSTITUTS

Cette section englobe ce qui, possédant les catégories, nominales pour les trois
premières, du cas, du nombre, du genre et de la personne, est dépourvu de matière
notionnelle. Dans une large mesure, il s'agit de termes s'organisant en micro-systèmes
morphologiques. Entre certains éléments de ce vaste ensemble existent des
ressemblances formelles : une origine commune (les diverses formes du démonstratif
latin ille) explique l'identité des formes le/l'/la/les de l'article défini avec les formes
conjointes du pronom personnel complément de la troisième personne, ainsi que la
ressemblance entre les formes elle/lui du pronom personnel et celle/celui du
démonstratif. Une autre origine commune (l'adverbe latin ecce « voici » employé
comme préfixe) explique le c- initial commun à la majorité des formes de
démonstratifs.

Dans l'ensemble des déterminants et substituts du nom, il existe une opposition qui
structure presque tous les micro-systèmes, et qui est de nature syntaxique : c'est la
différenciation entre formes « conjointes », non accentuées, clitiques, appuyées
nécessairement sur un support tonique verbal (par exemple, les formes clitiques du
pronom personnel) ou nominal (les déterminants), et formes « disjointes », ou
« prédicatives », non clitiques, qui sont syntaxiquement autonomes. La composition
de chacun de ces deux sous-ensembles a varié au cours de l'histoire du français, mais
l'opposition fondamentale subsiste.

II.1 Absence de déterminant. Articles défini, indéfini, partitif

II.1.1 Les articles, inconnus du latin, sont des créations prélittéraires des langues
romanes qui, toutes, les connaissent. Il y a cependant, à toutes les époques du
français, des cas où le nom est employé sans article.

Pour certaines constructions, la possibilité d'absence de déterminant est constante


de l'ancien français au français moderne : pour l'apostrophe (Sire ! Garçon !),
pour l'énumération (Tut te durai.. Lit ed ostel e pain e carn e vin, Vie de Saint
Alexis, XIe s. Adieu veau, vache, cochon, couvée, La Fontaine), pour certaines
locutions verbales (avoir faim, faire peur, prendre congé), pour certains
compléments introduits par à, avec, comme, de, en, par, pour, sans (à pied, à terme,
avec joie, dur comme fer, mourir de peur, en été, par peur, pour vol, sans arrêt).
Dans l'ancienne langue, en outre, on pouvait se passer de tout déterminant devant un
nom de peuple : Franceis se dressent, Paien chevalchent. (Chanson de Roland),
devant un nom abstrait quasi personnalisé (Amour, Nature), devant un nom au
référent unique (soleil) ou générique (plus durs que fers), ou dans des phrases
négatives ou virtuelles : Se home sanz pitié ne trueve.. (Chrétien de Troyes, Yvain).
En français moderne, l'absence de déterminant est courante dans les titres ou les
annonces (Grammaire historique, Manuel de.., Fictions, Baisse du dollar). Et le
choix entre déterminant zéro, article défini et article indéfini permet divers jeux

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 243

sémantiques, comme le montrait déjà la Grammaire générale et raisonnée de Port-


Royal, le premier ouvrage à élaborer une théorie de la détermination (Louis XIV est
roi/le roi//un roi).

II.1.2 L'article défini possède en ancien français. une déclinaison à deux cas pour
le masculin (CSS li/l', CRS le/l', CSP li, CRP les) : elle disparaît dans le cours du
XIVe s. en même temps que celle des noms et adjectifs, et ne subsistent que les deux
régimes, le/l' et les. Le féminin est indéclinable et ne connaît que l'opposition de
nombre : la/l' et les. En picard, l'affaiblissement phonétique de la en le au féminin
entraîne parfois au CSS la forme li pour le féminin (à moins d'y voir l'article féminin
li attestée dans l'Est).

En ancien français, le et les se contractent avec les prépositions à, de, en : au


singulier, devant voyelle, en al, del et el ; au singulier, devant consonne, en au, dou
puis du, et ou ; au pluriel en as, des et es. À la fin du XIIIe s. apparaît un pluriel aus,
plus tard aux, analogique du singulier au, qui achève d'éliminer as au XVe s. Ou et es
sont encore bien vivants aux XVe et XVIe s., mais ou tend à se confondre avec au
issu de à + le, d'où l'hétérogénéité de quelques micro-systèmes : en
été/hiver/automne, mais au (= ou devant consonne) printemps, en mon nom et au
sien (= ou sien). Au XVIIe s. c'est chose faite, et es n'est plus dès lors qu'un
archaïsme.

À partir du XIVe s. les formes contractées du et des vont connaître une fortune
singulière : des commence à servir de pluriel à l'article indéfini pour les noms
nombrables (voir ci-dessous), et du/de la commencent à s'employer devant des noms
de substance continue et non nombrable. C'est l'origine de ce que l'on nomme
aujourd'hui « article partitif », mais l'évolution est lente, l'absence d'article étant
encore relativement fréquente au XVIe s. Un, des, du, de la, de constituent un
système sémantiquement cohérent, mais morphologiquement fort hétérogène (voir
Wilmet, 1986, chap. IV) : j'ai un (beau) livre, j'ai des livres, j'ai de beaux livres/j'ai
des beaux livres, je n'ai pas de livre(s), je n'ai pas un (seul) livre.

II.1.3 L'article indéfini, en ancien français, n'a pas de forme de pluriel : un,
uns/unes au pluriel marque autre chose, la paire ou le collectif : unes chausses (« une
paire de chausses »), uns degrez (« des marches, un escalier »), unes letres (« une
lettre, un message ») :

SINGULIER PLURIEL DUEL ou COLLECTIF

Masculin Féminin Masculin Féminin

CS uns ___ un

} une } unes
CR un uns

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 244

Au XIVe s., le CSS masculin est éliminé, et, on l'a vu, des commence à marquer le
pluriel : d'abord avec valeur de « partitif » sans doute (« un certain nombre de » :
Mais en Peitou laissa des chevaliers (Couronnement de Louis, XIIe s.). Et déjà
parfois devant l'épithète antéposée on trouve de seul : Ains qu'enfant ait, moult fait de
hideus cris (Aubéron). Enfin, dès l'ancien français apparaissent des emplois de point
de/mie de qui préfigurent l'indéfini de phrase négative pas de (voir ci-dessous). Le
duel/collectif uns/unes n'est pas encore tout à fait mort au début du XVIe s.

II.I.4 L'article partitif (dénomination inventée par Palsgrave au début du XVIe s.),
utilisé pour déterminer une substance non nombrable (continue, compacte), n'existe
quasiment pas en ancien français : boire vin, mangier pain. Quand, de façon
extrêmement rare, del /de la apparaissent, c'est avec le sens de « un morceau de, une
partie de » ; mais dès le XIIe s. il est déjà difficile parfois de le gloser aussi
précisément : S'au bacin viax de l'eve prandre.... (Chrétien de Troyes, Yvain : « de
cette eau-là »). Dès l'ancien français on peut trouver avec valeur partitive, en
particulier en phrase négative, devant une épithète, ou avec l'adverbe de négation mie/
point, la préposition de seule : …que ja ne mangera d'avainne vostre chevax..
(Chrétien de Troyes, Perceval) ; et de son neveu n'i vit mie (ibid. : « il ne voyait pas
son neveu ») ; Sire.., n'avez vous point d'escu ? (Mort Artu).

L'origine de ce tour est sans doute en latin tardif les emplois du type de vino bibere.
Mais ce n'est qu'aux XIVe et XVe s. qu'il cesse d'être d'un emploi exceptionnel, et
que se dessine l'usage moderne du/de la/de l' devant une substance compacte (j'ai
acheté du beurre), des devant un pluriel marquant la partie d'un ensemble (j'ai pris
des cerises de ce panier) ; avec négation (et marquant alors la quantité nulle : pas de)
ou avec un adverbe de quantité, ou devant un adjectif épithète il y a peu encore, de
seul : Pierre boit beaucoup de whisky, mais ne prend pas de vin/Pierre est ivre sans
avoir bu de vin / Gustave a de bon vin (encore possible récemment). En français
moderne, malgré l'identité des morphèmes, il est encore possible de marquer la
distinction entre un partitif indéfini : j'ai de la peine, et un partitif s pécifié : Mon
berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau (Chateaubriand) ; ainsi qu'entre
un indéfini pluriel : j'ai pris des cerises, et un pluriel partitif : j'ai pris des cerises de
ce panier (voir Wilmet 1986).

II.2 Les pronoms personnels

II.2.1 À partir des pronoms personnels latins (ego, me, tu, te...), et du démonstratif
ille pour les 3e personnes, traités de façon tonique ou atone, le français a créé un
système de pronoms personnels beaucoup plus complexe que le système latin ; le
français possède en particulier plusieurs formes spécifiques pour la troisième
personne, ce que n'avait pas le latin. Dès l'ancien français les pronoms personnels se
répartissent en trois ensembles de formes, selon leur place et leur fonction dans la
phrase. Du IXe au XXe s., le système a subi quelques changements à mettre en

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 245

relation avec l'évolution de la structure du groupe nominal et de la phrase, mais dans


l'ensemble, il présente un certain nombre de caractères stables : l'invariabilité des
formes nous et vous, où n'interviennent ni le genre ni le cas ; la déclinaison à deux ou
trois cas aux autres personnes, maintenue jusqu'au français moderne ; le fait que le
genre n'est pertinent qu'aux troisièmes personnes ; l'extrême asymétrie du système
enfin, constante dans l'histoire du français, et que montrent les deux tableaux ci-
dessous (conjoint signifiant dans la zone verbale, en général atone, et disjoint hors de
la zone verbale, autonome, en général tonique : Skårup 1975). En ancien français :

CAS-SUJET CAS-RÉGIME
DIRECT INDIRECT
Conjoint j' me /m'
1re p. sg. Disjoint je gié /jou mei /moi
Conjoint t' te /t'
2e p. sg. tu
Disjoint tei /toi
3e p. sg. Conjoint le /l' li
masc Disjoint il Lui
3e p. sg. Conjoint la /l' li
fem el /ele
Disjoint Li
3e p. sg. Conjoint il le /l' -
neutre Disjoint - - -
1re p. pl Conjoint nos /nous nos /nous
Disjoint
2e p. pl. Conjoint vos /vous vos /vous
Disjoint
3e p. pl. Conjoint les lor /leur
masculin Disjoint il eus /aus
3e p. pl. Conjoint les lor /leur
féminin eles
Disjoint Eles
3e Réfléchi Conjoint -
masc/fem/neutre se /s'
3e Réfléchi Disjoint -
masc/fem sei /soi

En français moderne :

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CONJOINTS DISJOINTS
SUJET RÉGIME SUJET ou RÉGIME
direct indirect
1re p. sg. je /j' me /m' moi
2e p. sg. tu /t' te /t' Toi
3e p. sg.masculin il le /l' lui Lui
3e p. sg.féminin elle la /l' lui Elle
3e p. sg. neutre il le /l' -
1 re p. pl. nous nous nous
2e p. pl. vous vous vous
3 e p. pl.masculin ils Eux
3e p. pl.féminin elles {les {leur elles

La forme de CSS féminin el n'est attestée que jusqu'au XVIe s. La forme de CSS de
deuxième personne t', attestée en ancien français, est encore utilisée oralement
(T'auras ton cadeau, T'es pas venu ?). Le CSS masculin de troisième personne il est
dès l'ancien français réalisé parfois i devant consonne : des graphies qui (= qu'i) pour
qu'il), si (= s'i) pour s'il en témoignent. Ce phénomène a perduré, et en français parlé
l'élision de -l devant consonne est courante (I viendra à côté de Il viendra), ainsi que
la contraction de il y a en i y a ou y a. Et le développement du morphème
interrogatif -ti a la même cause : au XVIe s. apparaît à l'oral le -t- de liaison de
troisième personne du singulier (L'aime-t-il ?), analogique des cas où est présent un -t
de désinence (Vient-il ? L'aimaient-ils ?) ; ce -t-il est prononcé -ti et va dès la fin du
XVIIIe s. servir de suffixe interrogatif à toutes les personnes, permettant de conserver
l'ordre canonique Sujet-Verbe (J'aime-ti ? I partent ti ? C'est ti qu'i part ?), et
s'ajoutant même aux formes avec inversion au XIXe s. dans la langue
« populaire » (Veux-tu-ti ?) ; ce suffixe en français contemporain apparaît archaïque
ou régional.

En ancien français les pronoms régimes conjoints le, les, et plus rarement me et vos
forment enclise avec certains monosyllabes : avec le pronom je (jel/jeu/jou, jes)
l'adverbe de négation ne (ne/nou, nes, nem, nos), la conjonction se (sel, ses), l'adverbe
si (sil, sis), le relatif qui (quil, quis), et que conjonction ou relatif (quel, ques) ; mais
ces formes ne se trouvent plus après le Moyen Âge.

Lorsque deux pronoms régimes conjoints de troisième personne se suivent, il y a


contraction : le li, la li ou les li en li, le lor, la lor ou les lor en lor (il li done pour il
le li done), et ce phénomène a perduré en français oral (j'lui ai donné pour je le lui ai
donné) ; au XVIIe s. cet effacement du premier pronom se rencontre chez de
nombreux auteurs : Je leur envoie à Rennes (Sévigné), pour je la leur envoie ; Il avait
demandé plusieurs pères jésuites, on lui a refusés (Sévigné).

La forme régime conjointe ou disjointe li, ambiguë, est souvent dès le XIIIe s.
confondue avec lui, qui la remplace totalement à la fin du XVe s. pour le masculin. Et

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 247

parallèlement, ele/elle, jusqu'alors uniquement sujet, commence à apparaître en


fonction de régime, comme le pouvait déjà au pluriel elles.

Le CSP masculin il a peu à peu pris un -s : à la fin du XIVe s. ils/ilz domine assez
généralement.

En outre, pendant toute la fin du Moyen Âge, on pouvait trouver il/ilz/ils pour elles :
Car pourquoy rougiront-ilz (les dames) ? Il semble qu'ilz se sentiroyent coulpables
des vices que le Jaloux recite de famine (début XVe s.) ; il s'agit d'un phénomène trop
étendu pour qu'on puisse l'expliquer par un dialectalisme : sans doute faut-il voir là
une tentative pour instaurer une forme de pluriel de genre indifférencié.

Mais le principal changement dans le système des formes est la cliticisation des
pronoms sujets, avec la disparition des formes autonomes jou/gié au XIVe s. :
je/tu/il/ils sont désormais nécessairement conjoints au groupe verbal. Parallèlement,
les formes disjointes moi/toi/lui/eux rompent avec la fonction régime et commencent
à apparaître en fonction de sujet dès la seconde moitié du XIIIe s., chaque fois que le
sujet pronominal se trouve en position disjointe (sauf dans l'expression figée je
soussigné).

Ainsi, dès la fin du Moyen Âge, la déclinaison à deux ou trois cas ne concerne plus
que les formes conjointes, devenues clitiques ; les pronoms disjoints forment un
ensemble indéclinable.

La présence du sujet du verbe n'a pas toujours été de règle. En ancien français et
tout particulièrement dans les indépendantes ou régissantes, le sujet pouvait n'être pas
exprimé (chap. IX § II). Mais en moyen français plusieurs changements se sont
produits : généralisation de l'ordre SVC, neutralisation ou effacement phonétique de
plusieurs désinences verbales qui distinguaient les personnes, cliticisation des
pronoms sujets devenus désormais les seules marques de personne distinctes à l'oral,
qui tous allaient dans le sens d'une généralisation de la présence du sujet, et tout
spécialement du pronom sujet aux premières et deuxièmes personnes et aux
troisièmes en cas d'anaphore ou d'impersonnel, et cela même lorsqu'il n'y avait
aucune ambiguïté. Cependant, au XVIe s. encore, le sujet pouvait parfois n'être pas
exprimé, spécialement dans le cas d'expressions quasi figées, ou avec l'impersonnel
(Non ferai/Si ferai, Veuille ou non, N'a pas longtemps, Faut que..., Suffit que..., Ainsi
fut fait), mais pas seulement : Ma manière est fort bonne, et n'en veux point changer
(Regnard) ; et le français moderne connaît encore de ces constructions (Si bon vous
semble ; Reste à savoir si..., De là vient que..., Tant s'en faut). Inversement, de
l’ancien français au français classique, on peut trouver un sujet devant un impératif
(Vous soyez le très bien venu).

En ancien français, les formes de CS peuvent être employées soit en position


conjointe, soit en position disjointe du verbe conjugué et donc tonique : Elle colpes
non auret (Eulalie, IXe s.) ; Je meïsmes cil Yvain sui (Chrétien de Troyes, Yvain) ;

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 248

Tu, fet la dame, qui tant sez, me di..(ibid.) ; Et il toz raseoir les fist (ibid.) ; Si l'amez
come vostre fame, et ele vos come sa dame (ibid.) ; Dunc n'ies tu gié et ge sui tu ?
(Roman d'Eneas, XIIe s.). Seule la première personne du singulier présente parfois
une forme tonique spécifique gié ou jou suivant la région. Mais à partir de la fin du
XIIIe s., et surtout aux XIVe et XVe s., ce sont peu à peu les formes de CR disjointes
qui vont être utilisées en fonction de sujet disjoint : ainsi lorsque le sujet est séparé du
verbe par un élément tel que meïsmes/même : Li mesmes temoigne que..(Raoul de
Presles, XIVe s. : « Lui-même assure que... ») ; les derniers exemples de je meismes
sont du début du XVe s.), ou un numéral cardinal (nous deux), ou encore une
apposition, ou une relative : moy qui estois roi...(Jehan de Paris, XVe s.). C'est le cas
aussi lorsqu'on veut marquer une opposition : Lui le sait apparaît dès la fin du XIIIe
s. ; ou encore dès le XIVe s. lorsqu'il s'agit de deux sujets coordonnés dont l'un au
moins est un pronom (Lui et toi resterez ici). Et ces formes disjointes apparaissent
désormais en fonction d'attribut (Je ne suis plus moy, XVe s. ; C'est moi à partir du
XIVe s.) ou d'apposition (Moi je...) et en phrase elliptique.

Pour s'adresser à son interlocuteur, le locuteur dispose soit de tu/te/toi, soit du vous
« de politesse ». Le latin classique n'utilisait que tu dans ce cas ; l'emploi de vos de
politesse se développe au début du Ve s. à la cour de l'empereur Honorius. En ancien
français, il est des cas où tu et vous alternent dans le même énoncé en discours direct,
même à l'adresse d'un supérieur, du chevalier au roi en particulier, ou de l'homme à
Dieu : se mêlent alors un vouvoiement hiérarchique ou social et un tutoiement
affectif ; ainsi par exemple dans le Roman de Tristan de Béroul (XIIe s.) où tu et
vous alternent dans une adresse de Dinas au roi Marc (Vos estes oncle et il tes niés),
dans un discours des trois barons au roi Marc, dans l'adieu d'Yseut à Tristan (Tristan,
entent un petitet, Menberra moi de vos sovent). Dans bien des cas on peut interpréter
cette irruption de tu comme une marque d'insistance ou de supplication.

À partir du XVIe s. et de la Réforme, si les catholiques vouvoient Dieu en général,


les protestants le tutoient. Aux XVIIe et XVIIIe s., la Cour généralise le
vouvoiement, et le tutoiement semble rare dans la société cultivée, sauf de maître à
valet ou entre amis ; le tutoiement est plus fréquent dans les pièces de Corneille que
dans celles de Racine, et de toute façon reste marqué dans la littérature de ces deux
siècles. La Révolution avait aboli la forme de politesse, mais la Restauration l'a
rétablie. En français moderne, dans les rapports interpersonnels ou sociaux, le choix
de vous ou de tu, ou le passage de l'un à l'autre sont toujours porteurs de signification.

Un problème spécifique se pose à propos du sujet neutre. En ancien français, dans


ce cas il y a le plus souvent non-expression du sujet ; mais dès le XIe s. apparaît un
emploi de il neutre, « impersonnel » : Quant li jurz passet ed il fut anuilet (Vie de
saint Alexis), encore peu fréquent en ancien français ; quelques textes du XIIe s.
offrent une forme el/al, dialectale et éphémère. Tout au long des siècles cet il est
utilisé comme sujet grammatical de verbes météorologiques ou comparables (Il pleut,
Il fait nuit, Il est trois heures). Mais pour renvoyer à un énoncé, à côté de il neutre se
développe en ancien français un emploi comparable de ce (Ce poise moi que... / Il est

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 249

juget que...), tous deux pouvant commuter avec zéro (Moi poise que... /Or me covient
que...) ; la langue classique utilise encore souvent il comme sujet renvoyant à un
énoncé précédent : Non, il m'est impossible (Molière) ; Goûtez bien cela, il est de
Léandre (La Bruyère) ; mais les grammairiens recommandent l'emploi de cela, qui en
français moderne dominera (voir chap. VIII § 3) ; et en fonction de régime direct,
c'est le pronom le neutre (voir ci-dessous II.3.6) qui dès l'ancien français, et en
concurrence avec ce, est employé comme anaphore d'un énoncé précédent (Jean est
venu hier, je le sais).

Dès l'ancien français, se développent les deux tours de présentation ou d'existence


c'est... et (il) (i) a, dans lequel il est rarement présent, et i n'est présent que si aucun
complément de lieu (ou de temps) n'est exprimé : Bataille i ad (Chanson de Roland :
« On livre bataille là-bas ») ; au XVIIe s. encore y peut ne pas être exprimé : La
véritable cause est qu'il en a de vrais (Pascal). Cet emploi de il neutre n'a fait que se
développer en français (Il est arrivé trois personnes ce matin, Il se produit de drôles
de choses).

Parmi les langues romanes, peut-être sous l'influence germanique, seul le français
(avec l'occitan) a développé un pronom indéfini sujet on/l'en (en ancien
français)/l'on (depuis le moyen français) qui est à l'origine le CSS du nom homme. Si
la première attestation qui se trouve dans le premier texte français est sans doute
encore à interpréter comme un nom à portée générale : Si cum om per dreit son
fradra salvar dift (Serments de Strasbourg ; le texte germanique correspondant
comporte l'équivalent allemand de on :…man... : « ainsi que tout homme doit
obligatoirement aider son frère »), dès le XIe s. on a des cas où on ne peut être autre
chose que le sujet indéfini : Sainz Boneface, que l'un martir apelet (Vie de saint
Alexis). Dès l’ancien français et jusqu'au français moderne on est utilisé non
seulement avec sa propre valeur d'indéfini (à la fin du XIIIe s. un grammairien
signale que le passif latin du type dicitur se traduit par on dit), mais également
comme pronom omnipersonnel (on a pu montrer qu'en français moderne on peut se
substituer à n'importe lequel des pronoms personnels), et comme substitut de nous
tout spécialement : d'où en moyen français dans le nord-est des tours en On aurions...
S'on ne sommes mors ou tués ; d'où en français moderne la possibilité d'accorder au
pluriel le participe passé ou l'attribut introduit par on est (Hier on est allées au
cinéma ; On est fiers du résultat). Et en français classique existe la possibilité
d'alternance on/vous : Vous, Narcisse, restez, et vous qu'on se retire (Racine,
Britannicus).

Le pronom masculin pluriel ils est assez courant dès le français classique pour
désigner un sujet indéterminé : qu'ils disent ; qu'ils appellent ; Madame, ils ne vous
croiront pas (Racine, Britannicus : « on ne vous croira pas »). Dans certains de ces
cas le français moderne a développé on (comme on dit), mais cet emploi de ils n'est
pas rare à l'oral pour référer à un collectif indéterminé : À la Sécu, ils me demandent
de remplir cet imprimé.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 250

II.2.2 En ce qui concerne les pronoms régimes, la répartition des emplois entre
formes conjointes et formes disjointes a évolué, spécialement en moyen français

Lorsque le pronom est régime du verbe conjugué, l'ancien français comme le


français moderne utilisent la forme conjointe (Pierre le voit). Mais lorsqu'il est
régime ou agent d'un infinitif lui-même régime direct ou prépositionnel, en ancien
français et jusqu'au milieu du XVIIe s., plus longtemps encore pour les verbes
modaux, et jusqu'au français moderne pour l'agent des verbes factitifs et de sensation,
le ou les pronoms se placent devant le verbe conjugué : Ge le vueil savoir (Mort Artu,
XIIIe s.) ; Moult les amoit a veoir (ibid.) ; Vous l'osâtes bannir, vous n'osez l'éviter
(Racine, Phèdre, XVIIe s.) ; Je le vois venir ; Il le lui fait lire ; Il me la lui fait
répéter tous les jours.

À partir de la fin du XIVe s. se rencontrent des cas où le pronom régime de


l'infinitif est placé devant l'infinitif, et non plus devant le verbe conjugué : Pour quoy
ne vient la mort te prendre ? (Quinze joies de mariage) ; mais cette construction
nouvelle ne supplante l'ancienne qu'au XVIIIe s. ; au XVIIe s. encore les
grammairiens discutent de la validité de je ne le veux pas faire et de je ne veux pas le
faire : il se vient justifier est accepté encore comme bon, mais dès qu'il y a deux
infinitifs il faut préférer la construction en il vient se justifier et dire...

Lorsqu'un verbe a deux régimes pronominaux, en ancien français ils se succèdent


toujours dans l'ordre CR direct-CR indirect : Et ge le vos dirai (Mort Artu). Mais
aux XVe et XVIe s. la séquence inverse commence à apparaître lorsque le régime
direct est de troisième personne et l'indirect de première ou deuxième personne : on
passe de le me à me le, de le vos à vous le ; mais cette évolution est lente. Dès le
milieu du XIIIe s. apparaissent quelques exemples du type vous le, mais isolés, et
discutables ; au XVe s. le type le vous domine encore largement, mais vous le
commence à le concurrencer vraiment ; au début du XVIe s. le vous n'est pas rare : Il
le vous print au mot (Rabelais) ; mais à la fin du siècle vous le est à peu près
généralisé, et au XVIIe s. les grammairiens rejettent totalement le tour ancien.

Quand les deux régimes sont de troisième personne, très souvent en ancien français
il y a effacement ou contraction du premier : Si li mostre (Queste del Saint Graal :
« Il le lui montre » : voir ci-dessus, paragraphe II.2.1.) ; ce phénomène se rencontre
encore au XVIIe s., et dans le français parlé contemporain (J’ lui ai donné pour je le
lui ai donné).

Le français classique et le français moderne encore allient parfois deux pronoms


régimes indirects ; aux XVIIe et XVIIIe s. cela était possible quand l'un des
pronoms était régime d'un infinitif suivant : Il me lui faut conter comme l'on m'a
surprise (Corneille) ; mais en français moderne ce n'est possible que lorsque l'un des
pronoms est un « datif d'intérêt » : Le renard sort du puits, laisse son compagnon et
vous lui fait un beau sermon (La Fontaine).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 251

En ancien français il est quelques exemples de séquences de trois pronoms


régimes, mais fort rares : Ce ne serait pas buen, se mener la vos en lessoie (Chrétien
de Troyes, Lancelot, XIIe s.).

Dans l'ancienne langue, le pronom régime conjoint direct ou indirect pouvait


occuper d'autres positions devenues agrammaticales en moyen français en raison de
l'évolution de la structure de la phrase et de la zone verbale (Skårup 1975). En ancien
français, dans les phrases déclaratives, le pronom régime conjoint pouvait suivre
immédiatement le verbe conjugué placé en tête dans deux cas : lorsque le sujet était
lui aussi postposé : Ot le Guillelmes (Couronnement de Louis) ; Falt me li cuers
(Eneas), et avec un verbe de parole : Diseient li : « Sire... » (Chanson de Roland). Et
le pronom régime, mais à la forme disjointe, pouvait se trouver hors de la zone
verbale soit en tête de phrase : Moi poise molt (Chrétien de Troyes, Erec), soit après
le verbe : Et poise moi de la roïne (Béroul, Tristan) ; Il m'ama et ge haï lui (Chrétien
de Troyes, Perceval), soit en phrase elliptique : Si la salue et ele lui (ibid.). Mais de
tels énoncés n'étaient pas fréquents.

Dans les interrogatives, le pronom régime à la forme conjointe se trouve dès le


XIIIe s. en tête de phrase, comme en français moderne : Me connissiés vos ?
(Aucassin et Nicolette) ; Le me creantez vos ? (Queste del saint Graal). Mais
auparavant il se trouvait placé entre le verbe conjugué et le sujet postposé : Conois la
tu ?(Queste).

Dans les injonctives à l'impératif, en ancien français le pronom régime peut se


place avant ou après le verbe. Avant le verbe, s'il est en début absolu, il est à la forme
disjointe ; mais s'il est précédé d'un adverbe, il est à la forme conjointe : Ne me gabés
mie, comme en français moderne ; Or me di : Or le me dites encore au XVe s.(Jehan
de Saintré). Après le verbe, il est à la forme conjointe si c'est un pronom de troisième
personne, et à la forme disjointe si c'est un pronom de première ou deuxième
personne (Adobez le ; Lessiez moi), comme en français moderne ; mais dans ce
dernier cas en ancien français si le pronom est suivi d'un terme accentué il est à la
forme conjointe (Dites me voir ; Rent te pris).

En français moderne, quand deux pronoms suivent l'impératif, l'ordre courant est
régime direct - régime indirect (Donne- le- lui/moi) ; mais à l'oral si le régime
indirect est de première personne, il n'est pas rare d'avoir Donne-moi-le.

Après l'adverbe présentatif Ez/Es, qui n'est plus employé après le XIIIe s., et qui est
souvent accompagné de vos, l'ancien français emploie le pronom régime conjoint :
Quant cil l'oïrent, es les vos tos montez (Raoul de Cambrai, XIIe s. : « les voici tous à
cheval »). Avec vecy/voici et velà/voilà qui apparaissent en tant que terme autonome
en moyen français, le pronom régime conjoint précédera le présentatif (le voici).

De l'ancien français au français moderne le pronom régime neutre le est utilisé


comme anaphore d'un énoncé précédent ou suivant, comme il. Mais en français

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 252

moderne il peut renvoyer à une partie seulement de l'énoncé précédent : à un adjectif,


comme attribut du sujet (Es-tu heureux ? je le suis) ; ce tour semble courant depuis le
XVIIe s., où, d'ailleurs, le pronom s'accordait avec le sujet du verbe : Vous êtes
satisfaite, et je ne la suis pas (Corneille) ; Infidèles témoins d'un feu mal allumé,
Soyez-les de ma honte (id.) ; en français moderne parlé encore, on perçoit parfois des
hésitations sur le genre du pronom.

Dans la langue classique le pouvait aussi être substitut d'un participe passé non
explicité : Qu'il m'assujettisse à tes volontés comme Hercule le fut à celle
d'Eurysthée (Fénelon).

II.2.3 Le pronom régime introduit par une préposition est toujours à la forme
disjointe, de l'ancien français au français moderne Pour le pronom régime d'un
infinitif ou d'une forme en -ant introduits par une préposition, un changement
s'est produit en moyen français En ancien français, ce pronom se place en général
entre la préposition et le verbe à la forme disjointe (pour lui veoir), et cela encore
parfois au XVIe s. (occasion de toy contenter, Rabelais). Mais dès le XIIe s. apparaît
parfois la forme conjointe : Pour les veoir issent des triex (Roman de Thèbes, XIIe
s.) ; por la mener a chief (Queste del saint Graal, XIIIe s.). Dès la fin du XIVe s. le
tour moderne est majoritaire, et il est général au XVIe s.

En ancien français et moyen français le pronom régime pouvait cependant aussi se


placer après l'infinitif ou la forme en -ant, à la forme disjointe pour les première et
deuxième personnes et le réfléchi de troisième personne : por fere moi de duel morir
(Mort Artu), à la forme conjointe pour la troisième personne : Et il ne cesse de proier
la (Queste del saint Graal) ; en prenant la, XIVe s.. Mais sans être exceptionnels, ces
tours sont rares.

Dès la fin du XVIe s. on ne rencontre plus que la construction moderne. Comme on


le voit, l'évolution conduit à la généralisation des formes conjointes devant
infinitif (prépositionnel ou non) et gérondif, gommant ainsi certaines distinctions
syntaxiques. En effet, l'ancien français faisait une nette différence entre l'infinitif
prépositionnel complément essentiel du verbe conjugué : Moult le desirroient tuit et
totes a veoir (Mort Artu) et l'infinitif prépositionnel complément associé marquant
une circonstance du procès : Je n'i aloie fors por lui veoir (Queste del saint Graal) :
entre le XIVe et la fin du XVIe s. cette distinction a disparu. Le régime d'un infinitif
ou d'une forme en -ant non prépositionnels est presque toujours à la forme disjointe
en ancien français et moyen français, antéposé en général, parfois postposé : Si ne
sceust..comment soy excuser (Jehan de Saintré, XVe s.). Au début du XVIe, s. le
grammairien Palsgrave donne l'emploi de soi comme règle devant infinitif ou
gérondif ; mais dans le courant du siècle, la forme conjointe se généralise ; en
français moderne soi-disant est une trace de l'ancienne construction.

II.2.4 En et i/y sont des formes adverbiales de pronom ; anaphoriques de lieu à


l'origine, dès le très ancien français ils peuvent renvoyer à des animés humains : Et

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 253

par la simplece qu'il i voit i espoire il tant de bien qu'il li plest molt qu'il le face
chevalier (Queste del saint Graal : « À cause de la droiture qu'il voit en lui, il espère
trouver chez lui.. ») ; cette possibilité existe encore en français classique dans la
langue cultivée : J'ai voulu par des mers en être séparée (Racine, Phèdre) ; Je puis
beaucoup sur lui, J'y pourrai davantage (Corneille, Pertharite) ; et, malgré
l'interdiction des puristes, en français moderne, couramment pour en, avec quelques
verbes comme penser pour y : À ses amis, Pierre y pense tous les jours, il en parle
souvent. Formes conjointes, en et y précèdent le verbe conjugué et, s'ils cooccurrent
avec un pronom personnel, le suivent, en ancien français comme en français moderne
(Il vos en dira voir, Si m'en creez).

En et y peuvent renvoyer à un énoncé précédent ; en français classique en dans ce


cas peut avoir valeur causale : Le roi a toujours la goutte et en est au lit (Racine) ;
Ma vue commence à baisser et m'en empêche le jugement (Malherbe). En français
moderne en a parfois encore cette valeur dans des consécutives (Il est si bon qu'il en
est injuste, Il est si passionné qu'il en oublie le reste).

Quand en et y sont tous deux régimes du même verbe, en ancien français ils suivent
l'ordre en i : Gardez que n'en i veigne nus (Chrétien de Troyes, Yvain, XIIe s.) ; dès le
XIVe s. apparaît la séquence y en (Il y en a), qui se généralise au XVIe s. où le tour
ancien apparaît encore parfois : Et y en trouvons tant... Et combien en y a t il eu... ?
(Montaigne).

Seule la troisième personne possède un pronom réfléchi spécifique : se/s'/soi,


renvoyant au sujet du verbe (Ses meillors humes en meinet ensembl'od sei (Chanson
de Roland, XIIe s.) ; Quels démons, quels serpents traine-t-elle après soi ? (Racine,
Andromaque). Dès l'ancien français on lui substitue assez souvent le pronom
personnel correspondant : Mes son lyeon avoec lui ot (Chrétien de Troyes, Yvain :
« Mais il avait son lion avec lui») ; et dès cette époque, comme en français moderne,
ce n'est guère qu'avec un sujet indéterminé (on, qui, chacun) que le réfléchi est
obligatoire : Ki hume traïst sei ocit e altroi (Chanson de Roland : « Celui qui trahit se
perd et perd autrui ») ; Chascun par soi ; On a souvent besoin d'un plus petit que soi.

L'ancien français possédait une locution synonyme du pronom réfléchi : ses cors,
normalement décliné : Autretant l'aim come mon cors (Chrétien de Troyes, Yvain :
« Je l'aime comme moi-même ») ; Il dist que il ne les y lairoit ja aler, se ses cors n'i
aloit (Joinville, fin XIIIe s. « …si lui-même n’y allait pas »). Ce tour disparaît en
moyen français, il ne reste en français moderne que l'expression à son corps
défendant.

Dès l'ancien français enfin, le pronom personnel construit avec la préposition de est
parfois employé au lieu du possessif : L'anme de lui en portet Sathanas (Chanson de
Roland).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 254

II.3 Pronoms et déterminants démonstratifs

II.3.1 En latin vulgaire, les démonstratifs du latin classique (déterminants ou


pronoms) sont devenus simples déterminants articles (d'où en français le/la) ou
simples substituts nominaux (d'où en français il/elle). C'est grâce à une forme
renforcée par le préfixe adverbial ecce (« voici ») que le latin vulgaire a recomposé
un système de démonstratifs déictiques ou anaphoriques (c'est-à-dire renvoyant soit à
un élément de la situation d'interlocution, soit à un élément du discours précédent ou
suivant).

Le pronom démonstratif neutre ce (l'un des rares neutres du français) vient du neutre
latin ecce hoc alors que les autres démonstratifs, déterminants et pronoms, viennent
des paradigmes latins (ecce) iste et (ecce) ille. Aux XI-XIIe s., le système des
démonstratifs s'organise ainsi en français :

MASCULIN FÉMININ NEUTRE

CSS cil/cist
CRS1
} cele/ceste ce, ceo, ço
cel/cest
CRS2 celui/cestui celi/cesti
CSP cil/cist cestes
CRP } celes/ cez (det)
cels, ceuz/cez

Trois remarques d'ordre morphologique sont à faire. D'une part, il existait deux
formes neutres, cel et cest (CSS et CRS), rares, et qui ne sont plus attestées après le
XIIe s. D'autre part, tous ces démonstratifs existent également sous une forme plus
longue, préfixée en i- (icil, iceste...), peut-être accentuée ; certaines de ces formes en
i- se rencontrent encore au XVIIe s. notamment dans le style juridique (icelui). Enfin,
en fonction de déterminants, ces démonstratifs sont en général atones et précèdent
toujours le nom, alors qu'en fonction de pronoms , ils sont toniques et s'emploient de
façon autonome. Ce qui distingue en ancien français ces deux paradigmes en -l- et
-st-, c'est leur signification : cist indique que le référent est un élément de la situation
d'interlocution (déictique), ou un élément de l'énoncé précédant immédiatement
(anaphorique) ; dans le couple cist/cil, il est la forme marquée ; cil est employé dans
les autres cas (référent extérieur ou éloigné), mais en tant que forme non marquée, il
peut occuper tous les emplois de la forme marquée (Kleiber 1985). Enfin, lorsque le
pronom démonstratif est déterminé par une relative, un groupe nominal, un adverbe,
c'est quasiment toujours la forme en -l- qui est employée (cil qui, ceus del chastel, cil
dedens).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 255

Dès la fin du XIIe s., une première modification se produit dans ce système
parfaitement symétrique ; elle concerne le déterminant pluriel : d'une part la forme
cez du CRP masculin et du féminin pluriel devient ces sous l'effet de la disparition
dans le système phonologique du français des consonnes occluso-constrictives (-z,
prononcé jusqu'alors -ts, se réduit à -s) ; d'autre part, dans la plupart des régions au
nord de la Loire, cels devient ces par effacement de -l devant consonne comme dans
les autres déterminants atones (de les donne des, a les donne as, forme beaucoup plus
courante que aus en ancien français) (Dees 1971). Cette première modification en
entraîne une seconde : à ce déterminant pluriel ces, va correspondre un déterminant
singulier ce qui apparaît dès le début du XIIIe, s. devant les noms au CRS masculin
commençant par une consonne. Cette création s'est produite dans les régions où
existait ces, et sans doute sur le modèle du déterminant défini le/les. Au XIIIe s.
existe donc pour les déterminants démonstratifs un système propre, différent de
celui des pronoms :

DÉTERMINANTS

MASCULIN FÉMININ

CSS cil/cist
CRS1
cel /cest + voyelle } cele /ceste

ce + consonne
CRS2 celui /cestui celi /cesti

CSP cil /cist


CRP
ces } celes/cestes/ces

Et la forme de pronom ces issue de cez est remplacée dès le XIIIe s. par la première
forme composée en -ci : ceus-ci.

Au XIVe s., la forme de CSS et CSP masculin cist disparaît en même temps que la
déclinaison bi-casuelle nominale ; mais du XIVe au XVIe s., cil reste utilisé (encore
chez Rabelais, Du Bellay), parfois sans valeur casuelle. Et les formes cel et cest
tendent à se cantonner dans l'emploi de déterminant. De la fin du XIVe au début du
XVIe s. le système courant est celui-ci :

PRONOMS

(i) cestui (ci/la) (i) ceste (ci/la)


Masculin sg. Féminin sg.
(i) celui (ci/la) (i) celle (ci/la)
(i) cestes (ci/la)
Masculin pl. (i) ceus (ci/la) Féminin pl
(i) celles (ci/la)

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 256

DÉTERMINANTS

Masculin sg. cest +voyelle (i) ceste


cel + voyelle (ci/la)
ce + consonne (i) celle
Féminin sg. (disparaît au XVe s.) ci/la

Masculin pl. ces Féminin pl ces

Contrairement à ce que l'on affirme parfois, le paradigme en -st- ne s'est pas très
vite spécialisé dans les emplois de déterminant : cestui et ceste continuent d'être
utilisés comme pronoms jusqu'au XVIe s. Et cestui et celui sont alors parfois encore
déterminants, en particulier dans l'Ouest (d'où l'usage qu'en font Rabelais et Du
Bellay).

Dès le XIVe s., l'opposition sémantique entre les deux paradigmes en -st en -l-
semble avoir disparu ; ce qui marque désormais cette opposition, ce sont les suffixes -
ci et -la. Mais ces suffixes ne deviennent courants qu'après 1450, et dès ce moment-là
on constate la même dissymétrie qu'en français moderne : les formes en -ci sont
marquées et renvoient nettement à la situation d'interlocution, celles en -là couvrent
un plus large éventail d'emplois et paraissent être, comme cil en ancien français, le
paradigme non-marqué. En français moderne, à l'oral, les formes en -là sont plus
courantes que celles en -ci, même accompagnées d'un geste déictique.

Quant aux formes préfixées en i- (icelui, icelles), relativement rares en ancien


français où elles servent de déterminant marqué, elles deviennent plus fréquentes au
XIVe s., tant comme pronoms que comme déterminants, surtout dans les textes
juridiques.

Au XVIIe s., les pronoms cette-ci et cettui-ci disparaissent, ils ne survivent que
sporadiquement dans le style comique (Voltaire) ; et tout au long du siècle l'on hésite
pour le suffixe entre -cy et -icy. Mais l'on a dès lors le système moderne des
démonstratifs, avec deux séries totalement différenciées :

PRONOMS DÉTERMINANTS

ce + consonne (ci, la, qui)


Masculin sg. celui-(ci/la/qui/de...) Masculin sg.
cet + voyelle (ci, la, qui)
Féminin sg. celle-(ci/la/qui/de...) Féminin sg. cette (ci, là, qui)
Neutre ce, ceci, cela,
Masculin pl. ceux-(ci, la, qui, de...) Masculin pl.
Féminin pl. celles-(ci, la, qui, de... Féminin pl. } ces (ci, la, qui)..
.
Neutre ce (+ sont...), c’

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 257

II.3.6 En ancien français le démonstratif était seul à offrir les mêmes formes pour le
déterminant et le pronom ; les possessifs ont un paradigme de déterminants
spécifique, les déterminants définis et les pronoms personnels n'ont que quelques
formes communes (le, la, les). Peut-être cette situation a-t-elle joué aussi dans la
différenciation qui s'est progressivement opérée entre les deux séries de la fin du
XIIe au XVIIe s., l'une parallèle aux pronoms personnels toniques (lui/elle/eux/elles),
l'autre, parallèle à l'article défini. Et, comme pour les autres déterminants et à la
différence du pronom personnel, toute déclinaison a été éliminée.

II.3.7 L'originalité du français est d'avoir largement développé un neutre. En ancien


français, le pronom ce (ice, cen en Bretagne et Touraine parfois) est tonique ; il est
l'un des premiers à apparaître sous les formes composées cecy, cela. Suivi du verbe
estre, il constitue dès cette époque le prédicat d'existence c'est ; mais en ancien
français et moyen français estre s'accorde avec ce qui suit, qui est sujet, ce étant
attribut. Cela est surtout flagrant dans le tour ce + estre + pronom personnel : Ha,
Galaad, estes vos ce ? -Sire, fet il, oïl, ce sui je voirement (Queste del saint Graal,
XIIIe s.) ; Qu'est ce que j'oy ?- Ce suis je !- Qui ?- Ton cuer… (Villon, XVe s.). Mais
dès le XIVe s. apparaissent les premières attestations d'un accord du verbe avec ce, à
la troisième personne du singulier, quel que soit le pronom (C'est moi, c'est toi, c'est
vous), sans doute par analogie avec les cas où l'attribut était un nom ou un pronom de
troisième personne (C'est le roi) ; il n'y a qu'à la troisième personne du pluriel que
l'accord continue de jouer : Ce sont eux/Ce sont des livres est constant de l'ancien
français au français moderne. Les deux types d'accord coexistent quelque temps, et au
XVIe s., plusieurs grammairiens discutent de ce tour. Dès l'ancien français s'est
formée la locution présentative c'est... qui... qui se développera en c'est…que...
(Härmä 1979).

Dès l'ancien français également, sous la forme inversée est-ce, souvent graphiée
esse en moyen français, ce tour marque l'interrogation partielle (Ou esse ? Qu'est
ce que tu veux ?). Ce n'est qu'au XVIe s. que est-ce que commence à introduire une
interrogation totale (Est-ce que tu viens ?), dont il est devenu en français parlé la
forme par excellence (voir chap. IX, § II).

Dès l'ancien français encore, ce, comme il/le neutres (voir chap. VIII § II.2.), sert
d'anaphore à une subordonnée conjonctive en que (voir chap. VIII § VI que) : Ce me
poise que por nos deus se conbatront (Chrétien de Troyes, Yvain) ; Ce que je te le dis
est un signe que je te veux guérir (Pascal, XVIIe s.) ; en français moderne ce n'est
plus possible que si ce que est précédé de préposition : Il se plaint de ce que tu es
parti trop tôt.

Au XIVe s. ce s'emploie de plus en plus comme sujet grammatical des verbes


impersonnels : ce luy semble. Au XVIIe s. se développent des incises en ce dit-on,
ce m'a-t-il dit (Corneille, Molière chez les personnages de paysans), bannies au
XVIIIe s. Au XVIIIe s., la locution explicative c'est que (« c'est parce que ») tend à

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 258

être employée de façon autonome : D'abord, c'est qu'il faut vous en laisser le mérite
(Laclos).

À la fin du XVIIe s. commence à apparaître écrit le pronom neutre ça (à ne pas


confondre avec l'adverbe de lieu), contraction de cela ; au siècle suivant, Laclos fait
utiliser cette forme par la seule Cécile Volanges. Le français moderne a développé
l'emploi de ça/cela pour anaphoriser une phrase en fonction sujet (Il n'est pas venu,
cela m'inquiète), à côté de le en fonction objet (Il n'est pas venu, je le sais).

II.4 Pronoms et déterminants possessifs

II.4.1 La catégorie des possessifs présente la particularité d'indiquer la personne du


possesseur et le nombre et le genre (au singulier) de l'objet possédé. L'unique série du
latin classique s'est dédoublée en latin vulgaire en deux séries opposées, l'une atone et
l'autre tonique. En ancien français, il en résulte un système extrêmement
dissymétrique, selon que le possesseur est unique ou multiple et que l'objet possédé
est masculin ou féminin, le maximum de diversification concernant un possesseur
singulier et un possédé masculin, et le maximum de simplification un possesseur de
troisième personne du pluriel.

POSSESSEUR UNIQUE

MASCULIN DÉCLINABLE
ATONE TONIQUE

SINGULIER PLURIEL SINGULIER PLURIEL


Sujet Régime Sujet Régime Sujet Régime Sujet Régime
1re p sg. MES MON MI MES MIENS MIEN MIEN MIENS
2e p sg. TES TON TI TES TUENS TUEN TUEN TUENS
3e p sg. SES SON SI SES SUENS SUEN SUEN SUENS

FÉMININ INDÉCLINABLE
ATONE TONIQUE

SINGULIER PLURIEL SINGULIER PLURIEL


1re p sg. MA/M' MES MEIE/MOIE MEIES/MOIES
2e p sg. TA/T' TES TOE/TOUE TOES/TOUES
3e p sg. SA/S' SES SOE/SOUE SOES/SOUES

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 259

POSSESSEURS MULTIPLES

MASCULIN ET FÉMININ (INDÉCLINABLE)


ATONE TONIQUE

SINGULIER PLURIEL SINGULIER PLURIEL


1re p sg. NOSTRE NOZ NOSTRE NOSTRES
2e p sg. VOSTRE VOZ VOSTRE VOSTRES
3e p sg. LOR/LEUR

En ancien français, ma/ta/sa sont élidés devant une voyelle (m'amie). Les formes
atones ne sont employées que comme déterminants, alors que les formes toniques ont
soit un emploi adjectival (la meie mort), soit un emploi pronominal (la meie). Tant
par la diversité des formes que par leur nombre fort inégal selon les personnes (douze
formes possibles à la troisième personne du singulier, selon le genre, le nombre et la
position, contre une seule et unique à la troisième personne du pluriel), on a là un
système extrêmement hétérogène. C'est peut-être là la cause de quelques tentatives de
simplification : en picard apparaissent les singuliers atones no et vo analogiques du
pluriel nos et vos, et d'autre part, par affaiblissement des voyelles atones, ma/ta/sa y
prennent la forme me/te/se, et mon/ton/son y deviennent men/ten/sen. En anglo-
normand, ce sont les formes de CSS masculin mes/tes/ses qui par analogie avec les
pluriels mi/ti/si prennent la forme mis/tis/sis.

II.4.2 Entre la fin du XIIe s. et le XVIe s. se met en place le système des formes que
nous connaissons.

Dès la fin du XIIe s. on trouve dans certaines régions (en wallon, picard et lorrain
spécialement) des traces de mon/ton/son au lieu de m'/t'/s', au féminin devant voyelle.
Au XIVe s. les deux formes sont en concurrence, et la série élidée disparaît
pratiquement au début du XVe s., sauf dans quelques groupes figés tels que m'amie,
par m'ame, que l'on rencontre encore au XVIe s. ; il n'en subsiste guère que ma mie
(= m'amie) et des mamours.

À partir du XIIIe s. apparaissent dans la série tonique des formes analogiques du


CRS masculin mien : d'abord tien, sien, puis mienne, tienne, sienne ; seule la forme
de première personne moie subsiste jusqu'à la fin du XVe s.

À la fin du XIIIe s. leur commence à prendre un -s lorsqu'il détermine ou


pronominalise un nom au pluriel ; cette marque se répand au XIVe s. et se généralise
au XVe, mais le grammairien Palsgrave écrit encore au début du XVIe s. leur
navires.

Au XIVe s., avec la disparition de la déclinaison, les formes de CS cessent d'être


employées ; il n'en reste que sire, et messire.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 260

En français moderne, on oppose, aux quatrième et cinquième personnes du pluriel,


les déterminants notre et votre aux pronoms nôtre(s) et vôtre(s), à l'oral par le timbre
de la voyelle, ouvert pour les premiers, fermé pour les seconds, et à l'écrit par la
présence d'un accent circonflexe.

II.4.3 En ancien français, si les formes atones ne sont que déterminants, les formes
toniques, précédées ou non d'un déterminant, ont des fonctions adjectivales et
pronominales : par souue clemencia (Eulalie, IXe s.) ; pur sue amor, la sue grant ire
(Chanson de Roland), cest mien anel, li torz en seroit tuens, por vostre enor et por la
moie (Chrétien de Troyes, XIIe s.). Entre la forme atone (ma mort) et la forme
tonique (la moie mort), il y a une différence sémantique d'insistance, de subjectivité,
même si elle est parfois difficile à percevoir. Si l'emploi adjectival de la série tonique
a eu tendance à se restreindre au cours des siècles, il est encore attesté au XVIIe s., et
même postposé au nom si le déterminant est l'article défini : quelque sien voisin, ce
mien camarade (Corneille) ; deux siens voisins (La Fontaine) ; Et n'appréhendez plus
l'interruption nôtre (Molière). Le type un mien ami est donné par Littré au XIXe s.
comme « familier » ; c'est en français moderne un archaïsme. Ce qui le remplace,
c'est le tour pronominal postposé au nom : un ami à moi (qui n'est pas synonyme de
mon ami). L'avantage de cette construction est d'être possible à toutes les personnes
(ce que n'était plus depuis longtemps la forme tonique) : c'est un ami à vous ? et elle
est même utilisée pour lever les ambiguïtés du déterminant possessif : c'est sa mère à
elle ; elle est enfin courante comme attribut : ce livre est à moi ; et au XVIIe s. le
grammairien Maupas préférait ce pays est à eux à ce pays est leur. Un tour semblable
existait déjà dès l'ancien français, mais avec la préposition de : l'anme de lui
(Chanson de Roland) ; l'amour de moi.

Le pronom possessif construit avec l'article défini prend souvent valeur


substantivale : le mien/le sien a longtemps signifié « mes/ses biens » : Se je vos ai
presté del mien (Chrétien de Troyes, Yvain) ; les miens signifie encore « les membres
de ma famille ».

Le déterminant possessif est assez couramment omis lorsqu'il s'agit des parties du
corps ; on emploie alors l'article défini (Il marche la tête haute, il secoue la tête), que
précise parfois le pronom personnel indirect (Je me lave les cheveux, à côté de
l'emphatique Je lave mes cheveux), et cela dès l'ancien français : Desuz le front li
buillit la cervele (Chanson de Roland). Dans ce cas comme dans celui de mien, on le
voit, les possessifs ont des rapports étroits avec les pronoms personnels.

Étudiant l'« expressivité » dans la langue, H. Frei (1929) soulignait l'importance des
déterminants possessifs dans ce domaine : Il fait son malin, Voilà notre ami, J'ai tout
mon temps, Oui mon général...

Quant à monsieur, il apparaît au XIVe s. : parallèlement à messire et monseigneur,


il est utilisé à l'égard de nobles d'un rang important, mais devient dès le XVIe s.
simple adresse de politesse.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 261

II.5 Indéfinis

II.5.1 Par rapport au latin, le français possède un très grand nombre d'indéfinis,
beaucoup étant de création romane ou française ; plusieurs d'entre eux résultent de
combinaisons de quel, que, et un. La principale évolution concerne les termes qui,
d'indéfinis dans l'ancienne langue, sont devenus négatifs.

II.5.2 Quelques termes qui en ancien français désignaient une unité indéterminée,
désignent à présent une quantité nulle : nul, aucun, rien, personne.

En ancien français, nul, déterminant ou pronom, se rencontre de loin en loin


jusqu'au XVIe s. sans ne, avec un sens négatif, mais c'est un latinisme très rare ; il est
soit accompagné de ne dans les phrases négatives (dès les Serments de Strasbourg),
soit sans ne dans les phrases virtuelles ou interrogatives où il a un sens indéfini, et
cela encore au XVIIe s. : Set le donc nus ? (Chrétien de Troyes, Yvain : « Quelqu’un
le sait-il ? ») ; Mes ne li plot... que nus li feïst conpaignie (ibid. : « ..que quelqu’un
l’accompagne ») ; T'ai-je jamais refusé nulle chose ? (La Fontaine). Nesun et negun
ont les mêmes emplois ; peu fréquents dès l'ancien français, ils sont attestés jusqu'au
XVIe s.

Aucun, pronom et déterminant, est positif en ancien français : Espoir aucun duel a
eü (Chrétien de Troyes, Yvain : « Il a peut-être eu quelque chagrin... ») ; Quant il
avient que aucuns pert sa terre (Mort Artu, XIIIe s.), et l'est encore parfois au XVIIe
s. chez Scarron, La Fontaine, Molière, surtout précédé de d' et au pluriel : Aucuns
disent que... ; Aucunes fois... ; Ce que d'aucuns maris souffrent paisiblement
(Molière). Ce tour en d'aucuns sujet est attesté dès le XVe s. (Commynes), il se
rencontre encore en français moderne. Aucun apparaît dès l'ancien français dans des
phrases négatives, mais rarement, et avec valeur d'indéfini ; ce n'est qu'à partir du
XVe s. que, remplaçant de plus en plus souvent nul auprès de ne, il prend peu à peu
au singulier la valeur négative qu'il a en français moderne ; cette évolution est
achevée au XVIIe s.

En français moderne, aucun, tant comme pronom que comme déterminant, est
largement concurrencé par pas un, qui apparaît au XVe s. pour désigner un animé
humain : Il ne en a pas une qui en soit excusée (Cent Nouvelles nouvelles, XVe s.).
Au XVIIe s. il est parfois employé comme indéfini non négatif : Si j'en connais pas
un, je veux être étranglé (Corneille). Désormais, dans les phrases négatives, aucun et
pas un sont en concurrence, nul ne se rencontrant plus que dans l'expression nulle
part.

Rien et personne pronoms sont aussi, à l'origine, positifs. En ancien français, rien(s)
(venant du latin rem, « chose ») accompagne souvent ne dès le XIe s., mais il reste
substantif désignant un objet ou un animé humain : la riens ou monde que plus aim
(« la personne au monde que je préfère ») et il est pronom indéfini en phrases

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 262

virtuelles : Dites se de rien i mesprant (Chrétien de Troyes, Yvain). Dans tous ces
emplois, on trouve aussi au Moyen Âge et parfois encore au début du XVIIe s. ame
(pour les animés humains) et chose. Cependant dans le tour por rien, il désigne dès le
XIIe s. (Eneas) la quantité nulle ; en moyen français, il peut déjà parfois nier à lui
seul, mais ce n'est qu'au XVIIe s. qu'il devient pronom négatif ; subsistent cependant
des cas où il reste indéfini : Impossible de rien faire ni de rien dire qui ne lui fût
odieux (Mauriac, XXe s. : « quoi que ce soit »).

Personne, qui apparaît au XIIIe s. mais reste exceptionnel, commence à être attesté
au XVe s. comme pronom désignant un animé humain à l'existence virtuelle : Si nous
a faillu attendre que quelcun aye ouvert l'uys. Le cappitaine, que bien tenoit l'ueil si
personne ouvriroit point la porte, a veu ung des chambellans a la porte (Jehan de
Paris, XVe s.). Au XVIIe s. on discute encore de son genre : Je ne vois personne si
heureux/si heureuse.

II.5.3 Un certain nombre d'indéfinis indiquent que l'on pose ou suppose l'existence
d'une ou plusieurs personne(s) ou chose(s) dont l'identité n'est pas spécifiée. Il s'agit
de composés de que/quel/un, et de termes indiquant un pluriel non défini.

Le pronom quelqu'un, créé au XIIIe s., ne devient courant qu'au XVe s., et d'abord
dans des phrases virtuelles : Jamais ne se fust doubté qu'il y eust quelque ung (Cent
Nouvelles nouvelles).

Quelque chose apparaît également au XIIIe s., mais ne devient pronom qu'entre le
XVe et le XVIIe s., lorsque l'épithète pourra n'être plus au féminin : quelque chose de
nouveau (Cent Nouvelles nouvelles, XVe s.) mais quelque chose confortative (ibid.),
et encore au début du XVIIe s. : Quand on veut imaginer quelque chose qu'on n'a
jamais vue (Descartes).

Le déterminant indéfini est quelque, apparu fin XIIe s. : A quelqu'enui, a quelque


painne, ting cele voie et ce santier (Chrétien de Troyes, Yvain). Composé avec une
relative déterminative, on a soit quel... que (Alez quel part que boen vos iert, ibid.),
soit quel que avec subjonctif (Quiex que fust la definaille, ibid.), soit quelque... que
avec subjonctif (En quelque leu qu'il onques soit, ibid.). Les deux dernières
constructions, qui marquent la concession, ont perduré, et jusqu'au XVIIe s. quelque
peut s'accorder avec le sujet de la relative : Quelques méchants que soient les
hommes (La Rochefoucauld). La première se rencontre jusqu'au XVIIe s. : En quel
lieu que ce soit (Molière). Dans toutes ces constructions, le sens indéfini prédomine.
Ce n'est qu'au XVe s. que quelques commence à s'employer au pluriel et prend le
sens plus positif de « un petit nombre de » : Il viendroit l'endemain quelzques gens
des leurs en l'ost ; Ils avoient esté en repos plus de trente ans, sauf quelques petites
guerres (Commynes). Enfin, dès le XVe s. quelque peut précéder un nom de nombre
pour marquer son imprécision, et il s'accorde dans ce cas jusqu'au XVIIe s. au moins :
Quelzques sept ou huyt cens personnes (Commynes) ; Quelques soixante ans
(Racine).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 263

Certain, déterminant ou pronom, est à l'origine un adjectif qualificatif, et il apparaît


fin XIIIe s. d'abord dans des textes juridiques, au sens de « fixé, défini » (a une
certaine personne, a un certain jour), sens qu'il a encore au XVIIe s. (Vous savez de
certaine science, La Fontaine) et en français moderne lorsqu'il suit le nom. Il est peu
fréquent en moyen français, surtout au pluriel ; au XVIIe s. il est courant comme
pronom pluriel, précédé de de (De certains disent que) ; comme déterminant, on
l'emploie surtout au pluriel, et comme adjectif, il est singulier et précédé de l'article
un.

Un/l'un est pronom dès l'ancien français : Li un recontoient noveles (Chrétien de


Troyes, Yvain) ; mais en français classique, sans article, il peut avoir le sens de
« quelqu'un » : Ma fantaisie me fait haïr un qui souffle en mangeant (Pascal).
Quelques termes indiquent un pluriel non spécifié : plusieurs, adjectif ou pronom : Li
pluisur jetent lermes (Vie de saint Alexis), a le sens de « nombreux » en ancien
français ; tant/tanz/tantes est beaucoup plus rare : De plusurs choses a remembrer li
prist. De tantes teres cum li bers cunquist (Chanson de Roland) ; maint, pronom ou
déterminant, d'un usage constant jusqu'au XVIe s. se rencontre encore au début du
XVIIe s., mais les grammairiens le déclarent archaïsant ; divers(es) et différent(e)s au
pluriel et non précédés de l'article, commencent au XVIe s. à être employés comme
déterminants indéfinis ; la plupart apparaît dans la seconde moitié du XVe s. ; enfin,
les tours en mout de, tant de dans l'ancienne langue, bien des et beaucoup de plus
récemment, des tas de, plein de en français contemporain familier peuvent également
être analysés comme des déterminants indéfinis.

II.5.4 Certains indéfinis marquent l'identité ou la différence, mais sans spécification.


Autre est pronom ou adjectif ; le CR oblique du pronom est autrui, qui en ancien
français, et encore au XVIe s., pouvait être complément déterminatif antéposé au nom
(l'autrui joie, en autruy territoire), et qui est en français moderne presque sorti de
l'usage. D'autres apparaît au XVe s., et comme adjectif autre commence à se trouver
postposé aux XVe-XVIe s. : Representez-vous ung monde autre (Rabelais).

L'ancien français possédait un autre pronom, el/al (« autre »), qui n'est plus attesté
après le XIVe s.

Même existe dès l'ancien français, sous la forme meïsme(s) ; il est adjectif ou
adverbe, et exprime déjà soit la similitude entre deux éléments distincts, soit
l'insistance sur un élément particulier. En ancien français et jusqu'au XVIIe et au
XVIIIe s., même adjectif peut se placer soit entre le déterminant et le nom : Cil qui
autrui juge a tort doit de celui meïsmes mort morir que il li a jugiee (Chrétien de
Troyes, Yvain : « la même mort ») ; an celui meïsmes jour (ibid. : « ce même jour »
ou « ce jour même ») ; Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu ? (Corneille, Le
Cid : « le courage même »), soit, mais seulement en ancien français, devant le
déterminant : Escu ot d'or a vair freté, De meïme le teint ot la lance (Thomas, Tristan
et Yseut : « de la même couleur ») ; soit encore après le nom : Sans être rivaux nous

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 264

aimons en lieu même (Corneille), sans que la place serve absolument, comme en
français moderne, à déterminer à quelle valeur on a affaire. Cependant dès l'ancien
français même d'insistance portant sur un pronom suit toujours le pronom (lui
meïsmes), et s'il porte sur un nom il le suit déjà : Li sire meïsmes i cort (Chrétien de
Troyes, Yvain : « le seigneur lui-même »). Il semble en outre qu'au Moyen Âge et
jusqu'au XVIIIe s. la distinction entre même adjectif et mêmes adverbe (avec -s
adverbial jusqu'au XVIIIe s.) ne soit pas nette, la forme avec -s et la forme sans -s
pouvant se rencontrer dans les deux emplois. C'est en moyen français que l'on
commence à utiliser le groupe le même comme pronom neutre au sens de « la même
chose », encore attesté au XVIIe s. : Incontinent il fut tué et mis en pieces, et si
vouloient ils faire le même a plusieurs autres (Juvénal des Ursins) ; J'espère de vous
le même (Corneille).

Tel, autel (qui disparaît après le XVe s.), autretel (que l'on retrouve jusqu'au XVIIe
s. sous la forme autre tel) marquent en ancien français la similitude. Ce sont des
formes épicènes, mais le -e désinentiel du féminin commence à apparaître dès le XIIe
s. et se généralisera lentement. En corrélation avec comme ou que, tel marque plutôt
l'intensité ou l'insistance. Adjectif épithète ou attribut, tel n'est en général pas précédé
d'un déterminant, et ce jusqu'au XVIIe s. au moins. Pronom, en ancien français il
entre dans deux tours, disparus ensuite : tel i a (qui) : Ce fu molt bel a tel i ot
(Chrétien de Troyes, Yvain : « Il y a des gens à qui cela fit grand plaisir »), et tel
précédant un numéral avec le sens de « de cette sorte » : A icest mot tels.c. milie s'en
vunt (Chanson de Roland). Au XVIIe s. tout tel est courant, mais blâmé par les
grammairiens.

II.5.5 Quelques indéfinis marquent la totalité : globalité ou distribution. Chascun


est en ancien français adjectif et pronom ; encore au début du XVIIe s. on trouve
comme adjectif chascun, mais cet usage est blâmé par Vaugelas. La forme chaque
pour le déterminant, peut-être apparue dès le XIIe s., ne commence à être utilisée
qu'au XVe s. et ne devient usuelle qu'au milieu du XVIe s. Comme pronom, chacun
est souvent précédé de l'article indéfini un depuis le moyen français jusqu'au XVIIIe
s. : Comme un chacun sait (Voltaire). Le français moderne en a gardé l'archaïsant
tout un chacun, remplacé par tout le monde.

Tout est pronom, adjectif ou adverbe dès l'ancien français, et dans tous ces emplois
il se déclinait au masculin (CSS toz, CRS tot/tout, CSP tuit, CRP toz/tous). Tout
déterminant est suivi d'un autre déterminant (tout le/ce/mon, tous les/ces/mes),
marquant soit la globalité, soit la totalité des éléments d'un ensemble ; lorsqu'au
singulier il précède directement le nom, il a valeur distributive ou indéfinie (sor tote
rien : « plus que toute chose » ; sur toute chose encore en français moderne) ; au
pluriel enfin il peut aussi précéder directement le nom : armez de totes armeüres
(Chrétien de Troyes, Yvain), Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers de
tous les temps, de tous ages et de toutes conditions (Pascal). Marquant l'intensité, tout
s'accorde aux deux genres jusqu'au XVIIe s. : Einçois ira toz seus (Chrétien de
Troyes, Yvain : « il ira tout seul »), Il faut... tenir mes chevaux tous prêts (Molière).

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Vaugelas a imposé l'invariabilité au masculin et l'accord au féminin, et tout au long


du siècle on trouve couramment toute autre chose. Après bien des hésitations,
l'Académie édicte la règle que l'on a conservée : tout adverbe s'accorde au féminin
singulier ou pluriel quand il précède un mot commençant par une consonne (elle est
toute contente, mais elle est tout heureuse).

II.6 Numéraux

II.6.1 Les nombres cardinaux ont connu quelques variations au cours des siècles.

En ancien français et moyen français, une énumération (un, deux, trois...)


commence soit par empreu (Empreu et deus et trois...), soit par un. Pour les noms de
nombre composés, du Moyen Âge au XVIIe s. on coordonne les dizaines et les unités
(trente et trois) ; dès le XVIe s. cependant l'usage moderne de juxtaposer les deux
éléments apparaît, d'abord après voyelle (trente trois, mais cent et un), puis dans tous
les cas. Pour les dizaines et les centaines, à côté de la numération à base dix dont on a
conservé soixante-dix et quatre-vingt-dix, existe jusqu'au XVIe s. en France une
numération à base vingt (trois vinz, quatre vinz, etc., quinze-vingt = « trois cents »).
Le grammairien Palsgrave dit qu'elle est courante dans le peuple. Le XVIIe s. a gardé
six-vingts : Je disois cent ans, mais vous passerez les six-vingts (Molière, L'Avare), et
nous avons conservé quatre-vingts. Dès l'ancien français existent aussi septante,
oitante/octante, nonante, qui sont encore la norme dans le français de Belgique et de
Suisse, et qui subsistent en France dans l'aire du franco-provençal.

Pour les milliers, si l'ancien français fait une différence entre mil (unique forme au
singulier) et milie/mille/mil pour plusieurs milliers, mil et mille sont utilisés
indifféremment aux XVIe s. et XVIIe s. ; pour la datation, on n'a jamais cessé de
pouvoir écrire l'un ou l'autre (mil neuf cent quatre vingts). Au XVIIe s. les
grammairiens discutent de la pertinence d'un -s pour mille (il m'a fait milles amitiés)
et tranchent pour l'invariabilité.

Pour exprimer une fraction d'un ensemble, l'ancien français et le moyen français
utilisent le tour des cinc les trois (« trois sur cinq »).

Pour interroger sur le nombre, l'ancienne langue utilisait quant/quanz/quantes : Jorz


avoit passez ne sai quanz (Chrétien de Troyes, Yvain : « combien ») ; on le trouve
encore au XVIe s. : Quantes heures sont ? - Neuf...(Rabelais), à côté des modernes
quel.. et combien.

II.6.2 Le système des ordinaux n'a subi que très peu de changement ; l'ancien
français possédait secont, tiers, quart, quint, qui du XIVe au XVIIe s. ont été
concurrencés puis remplacés par les formes actuelles (Rabelais, par exemple, utilise
les deux systèmes, comme plusieurs auteurs du XVIIe s.), mais on a conservé second
et tierce (personne).

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Jusqu'au XVIIe s. les ordinaux sont plus largement utilisés qu'en français moderne :
pour la datation (le quantième du mois), pour le rang des souverains (c'est au XVIIe
s. que l'usage moderne s'implante : Henri quatre à côté de Henri quatrième), pour la
numérotation des chapitres (c'est également au XVIIe s. qu'apparaît l'usage moderne :
chapitre neuf).

En ancien français et jusqu'au XVIe s., pour indiquer le nombre de personnes qui
accompagnent quelqu'un, on utilise le tour pronom personnel + ordinal (soi quart :
« avec trois compagnons »).

Pour indiquer l'heure, les termes de prime, tierce et none, qui au Moyen Âge
désignaient les heures canoniales, continuent d'être utilisés jusqu'au XVIe s., mais dès
la fin du XIVe s. le système moderne se fait jour (Froissart connaît les deux).

II.7 Relatifs, interrogatifs, exclamatifs

II.7.1 L'ancien français a hérité du latin toute une série de formes en qu-/c-, qui ont
donné qui/que/quoi/cui/quel, et qui constituent alors l'essentiel des paradigmes du
relatif, de l'interrogatif, de certains exclamatifs.

Les formes des relatifs sont en ancien français assez peu différentes de celles que
nous connaissons. Elles ne marquent ni l'opposition masculin/féminin, ni l'opposition
singulier/pluriel. Ce sont : qui, que, cui, quoi, dont, ou, ainsi que, plus rarement et
tardivement, le paradigme de lequel.

Qui est cas-sujet masculin ou féminin, singulier ou pluriel ; mais il est parfois aussi
utilisé comme régime au lieu de la forme cui, en particulier avec préposition, et
même pour le non-humain : Et vos... par qui conseil ceste guerre est commenciee
(Mort Artu, XIIIe s.). Cet usage est courant jusqu'au XVIIIe s., malgré l'opposition de
Vaugelas qui d'ailleurs l'emploie : Selon l'ordre... du sens commun sur qui la
grammaire doit être fondée (Vaugelas). Qui, en ancien français, est couramment
relatif indéfini, sans antécédent : d'une part dans des énoncés formulaires généraux où
la relative est sujet du verbe régissant, et cet usage se rencontre encore en français
moderne : Plaindre se doit qui est batuz (Chrétien de Troyes, Yvain), d'autre part,
jusqu'au XVIIe s., dans des énoncés hypothétiques, où la relative au subjonctif
imparfait ou au conditionnel, le plus souvent, a une autre fonction que sujet : Nenil,
qui bien esgarde droit (Chrétien de Troyes, Yvain : « Non, si on considère ce qui est
légitime »), Qui me paiast, je m'en allasse (Pathelin, XVe s. : « Si l'on me payait, je
m'en irais »), Qui pourrait toutefois en détourner Lysandre, ce serait le plus sûr
(Corneille : « Si on... »). On a encore en français moderne comme qui dirait, ou le
proverbe « Tout vient à point qui sait attendre ». Jusqu'au XVIIe s. au moins qui peut
être aussi sujet neutre renvoyant à l'énoncé précédent : Uns vavasors... antra leanz,
qui mout lor nut (Chrétien de Troyes, Perceval : « ce qui leur fut fatal »), Madame de

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 267

Dreux sortit hier de prison ; elle fut admonestee, qui est une très légère peine
(Sévigné) ; le tour en ce qui se développe à partir du XIVe s., mais le français
moderne conserve encore qui plus est, voilà qui est bien. L'ancien français possède
enfin un tour exprimant la généralité d'une attitude, et dans lequel le relatif peut être
effacé : n'i a celui/cel n'en i a/n'en i a cel (qui) ne + subjonctif présent : Cel n'en i ad
ki de pitet ne plurt (Chanson de Roland, 822), et N'i ad celoi n'i plurt (ibid.,
1836) signifiant : « Tous pleurent ».

Que est parfois sujet neutre précédé de ce : Trestot me plest ce que li siet (Chrétien de
Troyes, Yvain : « Je suis heureux que cela lui convienne »), mais aussi sujet masculin
ou féminin dans certains textes, du XIe jusqu'au XVIe s., en particulier quand le
relatif sujet est séparé du verbe : Je vous bailleray le plus bel coustel... que onques fu
fait (Bérinus, XIVe s.). Il peut être aussi attribut du sujet jusqu'en français moderne
(Le professeur que je suis...). Mais dans la très grande majorité de ses emplois que est
régime direct, en général atone, et parfois neutre (« ce que » : faire que sages « agir
sagement », encore chez La Fontaine). Il se rencontre cependant de loin en loin après
une préposition.

Cui est la forme tonique de cas-régime, direct, indirect ou prépositionnel pour les
animés humains : Celui cui ele leisse an grant enui (Chrétien de Troyes, Yvain), Cil
cui la forteresce estoit (ibid.), La pucele por cui il se voloit conbatre (ibid.), et il peut
être complément déterminatif antéposé : Artus, li boens rois de Bretaigne, la cui
proesce nos enseigne que... (Chrétien de Troyes, Yvain : « dont la prouesse »). C'est
en moyen français que cui sera remplacé par qui.

Quoi est la forme correspondant à cui pour le non-humain, mais son usage est bien
plus réduit en ancien français, et presque seulement prépositionnel : Les portes par
coi maintes genz furent mortes (Chrétien de Troyes, Yvain) ; il se répandra en moyen
français, et au XVe s. pourra être complément direct.

Quant que/quanque (« tout ce que ») est relatif neutre en ancien français et moyen
français : Si vit quanqu'il voloit veoir (Chrétien de Troyes, Yvain).

Lequel, assez rare en ancien français, connaît comme pronom ou déterminant un très
grand succès en moyen français et au XVIe s., car il peut s'insérer dans les
constructions les plus complexes : Pour a laquelle chose seurement obvier (Cent
Nouvelles nouvelles). Au XVIIe s. Vaugelas le recommande en fonction de sujet dans
la narration (Il y avait à Rome un grand capitaine, lequel...), alors que dans ce cas
l'Académie préfère qui. Par la suite il est moins utilisé comme sujet et régime direct,
son emploi courant étant en français moderne prépositionnel : il peut en effet
anaphoriser aussi bien un animé (qui demanderait qui après préposition) qu'un
inanimé (pour lequel qui est impossible et quoi peu courant) : Le livre /L'élève
/L'événement auquel je pense.

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Dont/don, adverbe interrogatif, ou relatif de lieu jusqu'au XVIIe s. avant d'être


supplanté par d'où : Ménélas trouve sa femme en Egypte, dont elle n'était point partie
(Racine), peut être pronom relatif dès le XIe s. : Mes larges terres dunt jo aveie asez
(Vie de saint Alexis), mais c'est au XVIIIe s. qu'il a vraiment supplanté duquel et de
qui. Comme qui et que, il peut renvoyer à l'énoncé précédent, et ce encore au XVIIIe
s. : d'un mien anemi mortel me vencha, don si lie me fist que... (Chrétien de Troyes,
Yvain : « ce dont je fus si heureux que... »), parallèlement à ce dont qui dans cet
emploi a supplanté dont. Dont en français moderne ne représente plus qu'un relatif
combiné à la préposition de ; mais encore actuellement son emploi dans l'usage et
dans l'apprentissage de la langue ne va pas sans présenter quelque difficulté.

Où est à l'origine adverbe relatif marquant le lieu. Mais dès l'ancien français et encore
au XVIIIe s. certains emplois sont de relatif, avec antécédent animé humain parfois :
Ne trovat home u il sachet parler (Chanson de Guillaume, XIIe s. : « à qui parler »),
Vous avez vu ce fils où mon espoir se fonde (Molière), J'ai honte des horreurs où je
me vois contraint (Racine). Où a donc eu très longtemps une utilisation beaucoup
plus large que dans le français moderne qui n'en a guère conservé que les valeurs
locale et, secondairement, temporelle (Au temps où.., que l'on a déjà en ancien
français).

En français classique, après c'est/ce n'est + complément prépositionnel, il est


courant que l'on emploie soit où, soit dont, soit préposition + qui au lieu du simple
que en français moderne : C'est à la cour où l'on en use le moins (Vaugelas), Ce n'est
point de ma blessure ni de ma captivité dont je suis en peine (Fénelon), C'est à vous,
mon esprit, à qui je veux parler (Boileau) : il y a reprise, et non simple anaphore du
complément dans la relative. Mais il se produit aussi que c'est soit suivi d'un groupe
construit directement, et que la préposition apparaisse devant la relative, au contraire
de ce qui se fait en français moderne : C'est vous dont je demande les prières
(Bossuet), C'est votre illustre mère à qui je veux parler (Racine).

En français moderne, les formes des pronoms relatifs (lequel déterminant de


liaison est archaïque) se répartissent en un triple paradigme, selon que le référent est
humain (donc masculin ou féminin), non-humain masculin ou féminin, ou non-
humain neutre (avec ce pour antécédent). Dans les trois cas, le sujet est qui (ce qui
pour le neutre), le régime direct est que (ce que pour le neutre), le régime
prépositionnel avec de peut être dont (ce dont pour le neutre), et les régimes
prépositionnels avec les autres prépositions sont qui/lequel pour l'humain (avec
qui/lequel), lequel pour le non-humain masculin ou féminin (La table sur laquelle se
trouve un livre), quoi pour le neutre (Ce sur quoi tu comptes).

II.7.2 Selon leur valeur sémantique, les relatives sont classées en déterminatives et
explicatives. Cette distinction a été esquissée dès le XVIIe s. par les grammairiens
logiciens de Port-Royal ; elle a donné lieu récemment à de nombreux travaux qui ont
largement précisé et affiné cette analyse. Les déterminatives ont valeur adjectivale et
fonction d'épithète ou parfois d'attribut du régime (Je l'aperçois qui vient) ; les

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 269

explicatives ont valeur circonstancielle (cause, concession, temps) et se construisent


comme une apposition, avec pause à l'oral et virgule à l'écrit (Pierre, qui connaissait
la réponse, prit la parole).

À côté du relatif qui employé sans antécédent, désormais archaïque, et de celui qui/
ceux qui, le français a développé toute une série de relatifs indéfinis composés qui,
dès l'origine, se construisent avec le subjonctif et introduisent une concessive : en
ancien français qui que/que que/quoi que/où que/quel que/quelque que : Ki ques
rapelt, ja n'en returnerunt (Chanson de Roland : « Qui que ce soit qui les rappelle »),
Quel part qu'il aut (ibid. : « Où qu'il aille »), En quelque leu qu'il onques aut
(Chrétien de Troyes, Yvain). Le français moderne a conservé comme pronoms quoi
que (Quoi qu'il dise, on ne le croit pas), quel que (Quel qu'il soit), a développé les
locutions en qui que ce soit qui, et avec un nom n'emploie plus que quelque... que
(En quelque lieu qu'il aille).

Dès l'ancien français se sont développées des constructions relatives imbriquées


qui tout au long des siècles n'ont cessé de susciter des hésitations, et dont J. Härmä
(1979) a donné pour le français moderne une analyse approfondie. Il s'agit des cas où
deux relatives, ou une relative et une conjonctive s'enchainent : Ce livre dont tu crois
que je dois me servir, Ce livre que tu penses que j'utilise, Ce livre dont tu penses que
je l'utilise, L'homme à qui tu crois que je dois parler, etc. Diverses analyses ont été
proposées pour le second que - la plus raisonnable étant sans doute de l'interpréter
comme un relatif. Quand le complément du dernier verbe est prépositionnel (régime
indirect ou circonstanciel), on a dès l'ancien français la construction moderne avec
dont/où comme première articulation et que pour la seconde : Si se sont tuit cele part
tret ou il sorent que il aloit (Chrétien de Troyes, Lancelot : « ... où ils savaient qu'il se
rendait »), mais aussi l'inverse : Cest duel que ne sai don vos nest (Chrétien de
Troyes, Yvain : « Cette peine dont je ne sais d'où elle naît »). Quand le dernier relatif
est sujet ou régime direct du dernier verbe, deux constructions coexistent au cours des
siècles et jusqu'au français moderne : l'une en qui/que... qui/que (Pour l'amour que il
orent veue que li roys m'avoit moustreee, Joinville, fin XIIIe s. Ne scey quelles
choses que l'en dit que ce sont anvoutures, Quinze joies de mariage, XVe s.), la plus
courante aux XVIIe-XVIIIe s. malgré les réticences de Vaugelas (Divers petits
Amours qui semblent qui s'élancent, Scudéry, XVIIe s. Son malheur que l'on voit
qu'il prévoyait, Montesquieu), l'autre en dont... qui/que (vers celui don ele savoit qui
suens avoit esté toz dis, Chrétien de Troyes, Lancelot : « Celui dont elle savait qu'il
lui avait toujours été fidèle ») que le français moderne utilise de préférence lorsque
l'infinitif ou la nominalisation est impossible (« Celui qu'elle savait être fidèle »,
« Celui dont elle connaissait la fidélité »).

Le paradigme des interrogatifs n'a guère changé ; seuls certains emplois ont
évolué.

Qui est pronom interrogatif sujet, attribut ou régime direct pour les animés humains,
en interrogation directe ou indirecte, mais il s'emploie aussi parfois pour l'inanimé ou

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 270

le neutre : Et li prie... Qu'el li die qui la fet rire (Chrétien de Troyes, Cligès : « ce qui
la fait rire »), Qui sont-elles, ces trois opérations de l'esprit ? (Molière). Ce n'est qu'à
la fin du XVIIe s. que les grammairiens imposent de réserver qui à l'interrogation sur
la personne. Dès l'ancien français apparaît une construction d'insistance en qui est qui
ou qui est ce qui : Qui est qui se demante si ? (Chrétien de Troyes, Yvain), Qui est ce
la qui grouille ? (Cent Nouvelles nouvelles, XVe s.). Qui se rencontre parfois au lieu
de cui en ancien français : En la qui [= cui] garde leroiz vos madame la reine ?(Mort
Artu : « En la garde de qui laisserez-vous.. ?»), puis, il sera employé régulièrement
pour l'animé humain après une préposition (pour qui ?).

Que est pronom interrogatif régime direct pour le non-humain. En ancien français il
est parfois aussi attribut du sujet ou sujet neutre : Mere, fet il, que est iglise ?
(Chrétien de Troyes, Perceval), Qu'est devenuz li Guascuinz Engeler ?(Chanson de
Roland), Que purrat ço estre ? (Chanson de Roland). De l'ancien français au XVIIIe
s., que peut être employé en interrogation directe avec le sens de « pourquoi ? » : Que
ne t'ai ore an ma baillie ? (Chrétien de Troyes, Yvain), Que parlez-vous du Scythe et
de ses cruautés ? (Racine), Que tardons-nous à faire un pas qu'il faut toujours faire ?
(Rousseau). Cet emploi, un peu archaïsant, se rencontre encore en français moderne
avec la négation ne seule : Que ne dites-vous la vérité ?. En interrogation indirecte,
dès l'ancien français et au XVIIIe s. encore on trouve que comme interrogatif objet ou
attribut du sujet, à côté du tour en ce que plus tardif et qui s'imposera : Or ne sai jo
que face (Chanson de Roland), Je ne sais que c'est d'aimer ni de haïr, (Corneille), Je
ne sais qu'est devenu son fils (Racine) ; cette construction ne subsiste que devant
infinitif : Il ne troverent que mengier (Quête du Graal, XIIIe s.), Je ne sais que faire
en français moderne.

Que est ce qui (sujet)/que se développe aussi dès l'ancien français (voir II.3.7).

Quei/quoi s'est spécialisé dès l'ancien français comme pronom interrogatif


prépositionnel pour le non-animé. Il peut se trouver cependant comme objet dans une
interrogative elliptique : Quoi, sire ? (Chrétien de Troyes, Perceval) ; au XVIIIe s.
quoi interrogatif régime direct se rencontre devant infinitif (Je ne sais quoi penser) :
on le considère comme un gasconisme et les grammairiens lui préfèrent que, mais il a
perduré.

Au XVIIe s. apparaît un tour nouveau (selon Vaugelas) en comme quoi pour


introduire une subordonnée, au sens de comment d'abord : Jugez après cela comme
quoi je vous aime (Corneille), et très vite avec valeur d'un que introductif de
complétive : Lisant un jour comme quoi certains saints.... (La Fontaine) ; ce tour est
très vivant en français moderne oral ou écrit.

Quel était surtout déterminant interrogatif en ancien français, mais parfois aussi
pronom : Quele fu ele ?(Mort Artu), Quel en avint ? (Bérinus, X1Ve s.), et ce,
jusqu'au XVIIe s. : Quel des trois... faut-il que je préfère ? (La Fontaine), Des bêtes,
je ne sais quelles (Diderot), où on ne tolère quel seul qu'elliptique. Le quel/lequel

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 271

était pronom en toute fonction ; mais jusqu'aux XVIIe-XVIIIe s. il pouvait, comme


pronom neutre, renvoyer à un énoncé, en particulier pour formuler un choix : Or vous
demande je, fist il, lequel vous aimeriés miex, ou que vous feussiez mesiaus, ou que
vous eussiés fait un pechié mortel (Joinville, fin XIIIe s. : « ce que vous préféreriez :
être lépreux, ou... »), Je transissais, je brûle maintenant, Lequel vaut mieux ? (La
Fontaine).

Dont est uniquement adverbe interrogatif de lieu (origine), et coexiste dans cet
emploi jusqu'au XVIe s. avec d'où : Dom estes vos ? (Chrétien de Troyes, Cligès),
Dont viens tu, Alcofrybas ? (Rabelais). Jusqu'au XIIe s. l'anglo-normand possède, en
outre, l'adverbe de lieu unt, en général construit avec par (par unt : « où »).

Où est l'adverbe d'interrogation sur le lieu (origine, direction).

Comme coexiste avec comment pour interroger sur la manière de l'ancien français au
XVIIIe s. : Cum le purrum nus faire ? (Chanson de Roland), Comme est ce qu'on s'y
porte ? (Molière) ; en ancien français on trouve aussi comfaitement.

Quant est pronom et surtout adjectif interrogatif en ancien français et encore au XVIe
s., il sert à interroger sur la quantité ou le nombre : Gardez entre vos quanz de voz
compaignons nos avons perduz (Mort Artu), Jorz i sejorna ne sai quanz (Chrétien de
Troyes, Yvain), Quantes heures sont ? (Rabelais).

Combien, pourquoi, quand servent d'adverbes interrogatifs dès l'ancien français.

Il faut souligner que le français moderne, surtout à l'oral, fait souvent suivre ces
termes interrogatifs, sauf quel, de est-ce que/qui, qui est devenu le morphème
interrogatif oral et évite toute inversion VS ; quel est surtout employé en attribut avec
l'ordre SV (Quel jour préfères-tu ? Quel est le jour que tu préfères ?) (voir chap. IX §
II).

Il.7.4 Il existe dès l'ancien français un adjectif exclamatif : quel : Ha ! Las ! Quel
mescheance ! (Chrétien de Troyes, Yvain).

Mais outre les adverbes d'intensité si et tant, qui en exclamative sont construits sans
deuxième terme, l'on trouve, en emploi adverbial, que, parfois intensif (Que vous
avez de bave ! Pathelin), parfois simplement exclamatif avec la négation ne, et ce
jusqu'au français moderne (E ! reis, amis, que vos ici nen estes ! Chanson de Roland :
« que n'êtes-vous ici ! », Que n'êtes-vous resté chez vous !), comme, se également
pour marquer le regret ou le souhait (Se ge le peüsse amender ! Adenet, Cléomadès :
« Si seulement... ! »), qui même (Ki veïst... !). Tous ces termes, habituellement
subordonnants, introduisent tout au long des siècles (à l’exception de qui) des
exclamatives non dépendantes (voir Henry 1977 ; Culioli 1974). Le français moderne
a enfin développé, dans les exclamatives, ce que et qu'est-ce que : Ce que tu
m'ennuies ! Qu'est-ce que je m'ennuie !

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 272

III. LE VERBE

III.1 Les formes verbales

III.1.1 Une réorganisation complète de la conjugaison s'est opérée à l'époque


prélittéraire. Le système verbal du plus ancien français est totalement différent de
celui du latin classique, et il présente déjà dans ses grands traits l'aspect de notre
conjugaison moderne.

Certains paradigmes du latin classique ont été conservés − non sans quelques
transformations − et ils s'insèrent dans un système différent : il s'agit de l'indicatif
présent, du subjonctif présent, de l'impératif, de l'indicatif imparfait, de l'indicatif
parfait, du subjonctif plus-que-parfait, du participe présent et du participe passé.

D'autres, les plus nombreux, ont été éliminés : le futur classique a disparu (sauf
dans certaines formes du verbe être inutilisées après le XIVe s.).

Il a été remplacé par une création originale. L'indicatif plus-que-parfait a laissé dans
les textes les plus anciens quelques traces qui n'ont pas tardé à s'effacer (furet, firet,
représentant fuerat, fecerat respectivement dans la Séquence de sainte Eulalie au IXe
s. et dans la Vie de saint Alexis au XIe s., entre autres). Le subjonctif imparfait et
parfait, l'indicatif futur antérieur ont totalement disparu, ainsi que la totalité des
formes simples passives et déponentes. L'impératif futur, l'infinitif passé et l'infinitif
futur, le participe futur, les gérondifs en -di et -dum, le supin, n'ont rien donné.

Des paradigmes nouveaux ont été créés, en utilisant, outre l'auxiliaire être que le
latin classique employait déjà à d'autres fins, un nouvel auxiliaire : avoir, l'un
pouvant, dans certains cas, se combiner avec l'autre ou avec lui-même. C'est là
l'origine non seulement du nouveau futur et du conditionnel, formation strictement
romane à laquelle le grammairien Restaut en 1730 donna son nom, où l'auxiliaire
avoir, dès les premiers textes, est soudé à l'infinitif qui le précède et joue le rôle de
désinence (cantAre hAbet > chantera), mais aussi des temps composés (et
ultérieurement surcomposés) de la conjugaison active ainsi que de toute la
conjugaison passive.

Nous étudierons donc d'abord, dans la conjugaison française, les zones de stabilité,
puis les changements qui sont intervenus au cours des siècles.

III.1.2 Les caractères stables de la conjugaison française

Le français a toujours connu une opposition entre paradigmes forts comportant un


balancement de l'accent entre la base (ou radical) et la désinence, et paradigmes

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faibles ne comportant pas ce balancement, accentués sur la désinence à toutes les


personnes.

Le présent de l'indicatif et du subjonctif, ainsi que l'impératif sont depuis les


origines des paradigmes forts opposant aux personnes un, deux, trois, six dites
« fortes », accentuées sur la base, les personnes quatre et cinq dites « faibles »,
accentuées sur la désinence, qui parfois s'opposent les unes aux autres non seulement
par cette structure accentuelle, mais aussi par la forme phonique de la base
(alternances vocaliques, alternances consonantiques) : il pOrte /nous portOns, J'écrIs/
nous écrivOns, il pEUt/nous pouvOns. Les seules exceptions actuelles (l'indicatif
présent du verbe être : sommes, êtes, et la cinquième personne de dire et de faire :
dites, faites, à l'indicatif et à l'impératif) sont anciennes. Dans le cas où la base faible
du présent de l'indicatif diffère de la base forte, elle est commune à celle de
l'imparfait de l'indicatif et du participe présent et ce fait est ancien : je veux/nous
voulons, je voulais, voulant.

L'opposition, à l'infinitif et au participe passé, entre un type accentué sur la base


(infinitifs en -re : faire, prendre, participes en -t : fait, ou en -s : pris) et plusieurs
types accentués sur la désinence (infinitifs en -er, -ir, -oir, participes en -é, -i, -u) est
également ancienne.

Parmi les types faibles actuels, l'imparfait de l'indicatif, le futur, le conditionnel,


le participe présent, l'imparfait du subjonctif (si l'on excepte le futur et l'imparfait
archaïques du verbe être) l'ont toujours été ; le passé simple connaissait déjà en
ancien français les trois types principaux qui sont aujourd'hui les nôtres, accentués
sur une désinence à voyelle -A-, -I-, ou -U-, à côté des types forts.

Phénomènes de stabilité dans la répartition des bases verbales

Les études de morphologie les plus récentes (voir en particulier Pinchon-Couté


1980 et Andrieux-Baumgartner 1983) classent les verbes d'après le nombre de bases
qu'ils présentent (sur le modèle de ce qu'avait proposé pour le français moderne
Dubois 1968) et la manière dont ces bases se combinent avec les morphèmes
composant la désinence. Encore que les inventaires de morphèmes puissent varier
selon la méthode d'analyse adoptée, c'est un fait que le français moderne présente tout
un éventail de cas allant du verbe à base unique (porter, cacher) jusqu'au plus
variable de tous, le verbe être, qui comporte huit bases à l'écrit et sept à l'oral. Les
oppositions entre bases différentes d'un même verbe peuvent, exceptionnellement,
comme dans le verbe aller (je vais, j'irai), résulter de faits de supplétisme ; elles sont
habituellement l'aboutissement d'évolutions phonétiques divergentes, plus ou moins
régularisées par l'analogie. Elles peuvent être de nature uniquement vocalique (je fais/
je fis, il acquiert/nous acquérons) ou uniquement consonantiques (il écrit/nous
écrivons, il finit/nous finissons) ou combiner les deux (il veut/nous voulons). Dans
l'immense majorité des cas où un verbe a plusieurs bases, la nature et la répartition de
celles-ci sont anciennes. Dans un nombre considérable de cas où un verbe a une seule

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 274

base, il s'agit aussi d'un fait héréditaire et ancien, en particulier dans de nombreux
verbes où le balancement de l'accent n'entraîne pas - pour diverses raisons
phonétiques dont la principale est l'entrave de la voyelle accentuée - d'opposition
entre voyelle radicale accentuée et voyelle radicale non-accentuée : je pOrte/nous
portOns.

Phénomènes de stabilité dans les morphèmes désinentiels

On verra que certains morphèmes propres à l'ancien français ont disparu et que
certaines combinaisons nouvelles se sont formées. Mais tous les morphèmes
composant les désinences verbales du français moderne existaient déjà dans le
système ancien.

En ancien français, l'opposition entre les verbes en -er caractérisés par un


morphème /e/ à l'infinitif, au participe passé et à la cinquième personne de l'indicatif
présent et les autres verbes existe déjà. Ces mêmes verbes en -er possèdent déjà à la
deuxième et à la troisième personne une désinence -e ou /e/ sourd qui les oppose aux
autres verbes. Le système des trois désinences du pluriel, -ons, -ez, -ent, hérité de la
première conjugaison latine, est déjà étendu à tous les verbes ; le verbe être pour tout
son paradigme et aller, avoir, faire, avec leur sixième personne en -ont font déjà
exception. Au subjonctif présent, les verbes qui n'ont pas l'infinitif en -er opposent
déjà, au singulier, un morphème désinentiel -e et, dans de nombreux cas, une base
spécifique à des formes différentes de l'indicatif (il pert/qu'il perde, il fait/qu'il face,
etc.). L'impératif est déjà, pour l'essentiel, conforme au modèle actuel.

Le morphème -oi- propre à l'imparfait et au conditionnel, représentant la


désinence -E(b)a(m) du verbe avoir latin (habEbam), étendue à tous les verbes à date
prélittéraire, est déjà solidement installé ; sa prononciation évoluera vers /wε/ puis /ε/
entre le XIIIe et le XVIe s., mais la graphie traditionnelle sera conservée jusqu'à
l'édition de 1835 du Dictionnaire de l'Académie qui opte pour -ai-.

Au futur et au conditionnel, le morphème -r-, éventuellement précédé de -e- est


déjà en place ainsi que la plupart des bases « irrégulières » que nous connaissons
aujourd'hui (il verra, il pourra). Le système actuel des désinences de futur, hérité du
présent de habere, est déjà entièrement constitué.

Au passé simple, les types faibles sont déjà conformes à leur modèle actuel, en
totalité en ce qui concerne le type en -ai, à l'exception de la première personne en ce
qui concerne les types à voyelle -i- et à voyelle -u- (je dormi, je parui, et de la
troisième pour le type en -i- (il dormi).

À l'imparfait du subjonctif, le morphème -ss- hérité du plus-que-parfait du


subjonctif latin joue déjà son rôle caractéristique, et la dépendance, au point de vue
du vocalisme, de l'imparfait du subjonctif par rapport au passé simple est un fait
établi, à l'exception des quatrième et cinquième personnes du type en -er.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 275

Les auxiliaires

Le jeu des auxiliaires est déjà pour l'essentiel ce qu'il est aujourd'hui.

L'auxiliaire être, qui formait en latin les temps passifs marquant l'action accomplie,
est désormais utilisé :

1. pour former les temps passifs correspondant aux temps simples de l'actif ;
2. pour former les temps composés actifs d'un certain nombre de verbes
intransitifs (exemple je suis venu, je suis descendu/j'ai descendu la valise) ;
3. pour former les temps composés des verbes pronominaux (je me suis fait une
robe/j'ai fait une robe).

L'auxiliaire avoir, inconnu du latin classique, a été utilisé à date prélittéraire pour
former le nouveau futur et le conditionnel, en composition avec l'infinitif (cantAre
hAbeo > *cantarAyyo > chanterai, cantAre habEbam > *cantarEa > chanteroie).
Mais dans le système français, ceux-ci sont désormais des temps simples. Par contre,
dès les origines, tous les temps simples de l'indicatif et le subjonctif présent sont
doublés par un temps composé exprimant l'action accomplie, formé du participe
passé accompagné de l'auxiliaire conjugué au temps simple correspondant.
L'auxiliaire est avoir dans la plupart des cas, être dans les cas 2) et 3) ci-dessus. C'est
ainsi que sont constitués à côté du présent, le passé composé (j'ai chanté, je suis
venu, je me suis blessé) ; à côté de l'imparfait, le plus-que-parfait (j'avais chanté,
j'étais venu, je m'étais blessé) ; à côté du futur, le futur antérieur (j'aurai chanté, je
serai venu, je me suis blessé) ; à côté du passé simple, le passé antérieur (j'eus
chanté, je fus venu, je me fus blessé) ; à côté du subjonctif présent, un subjonctif
passé (que j'aie chanté) ; à côté de l'infinitif, un infinitif passé (avoir chanté).

Au passif, l'expression de l'accompli exigera par conséquent l'emploi des deux


auxiliaires, l'auxiliaire être passant au participe passé et l'auxiliaire avoir portant les
marques de la conjugaison (j'ai été blessé, j'avais été blessé, j'aurai été blessé, j'eus
été blessé, que j'aie été blessé, avoir été blessé). Cette innovation possède un
caractère fondamental et un dynamisme qui la fera s'étendre ultérieurement au
conditionnel et à l'imparfait du subjonctif et entraînera la formation de temps
surcomposés.

Dès les origines, en ce qui concerne les verbes en -er sans alternance vocalique de
la base et les verbes en -ir/-iss- dits « inchoatifs », la conjugaison est facilement
prévisible et conforme, à peu de chose près, à ce qu'elle est aujourd'hui.

Tel est le cadre stable dans lequel viendront s'inscrire les changements qui
composent l'histoire du verbe français, et qui, en somme, ne sont que des détails.
L'énumération de ces détails sera cependant plus longue que l'exposé des traits
essentiels et stables.

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III.1.3 Phénomènes d'évolution dans la conjugaison

Les textes français jusqu'au XVIe s. présentent, surtout pour les verbes à plusieurs
bases dont la conjugaison n'est pas entièrement prévisible, un foisonnement de
formes verbales déroutant pour le lecteur débutant et dont les manuels existants sont
loin de donner un relevé exhaustif - qui ne pourra être obtenu qu'à l'aide de moyens
informatiques. Pour les seules trois premières personnes de l'indicatif présent de
vouloir, un dépouillement important (Roques 1985) ne présente pas moins de 128
formes différentes attestées ; il est vrai que sur les 47 formes de première personne,
34 ne le sont que dans un ou deux textes ; restent tout de même 13 types plus ou
moins usuels. D'autre part, les manuels ont tendance à donner des paradigmes
complets et à masquer le fait que divers paradigmes sont défectifs, comme l'imparfait
et le futur archaïques du verbe être pour lequel les personnes quatre et cinq (eriens,
eriez) sont à peine représentées, ainsi que l'ancien parfait du verbe vouloir à première
personne (voil).

L'impression de désordre qui en résulte est cependant superficielle. Tout locuteur a


besoin de mémoriser des règles morphologiques simples lui permettant d'engendrer
toute forme dont il a besoin pour s'exprimer. Le caractère plus ou moins
« prévisible » des formes verbales est donc fondamental et l'opposition systématique
d'un petit nombre de morphèmes était, bien entendu, nécessaire à
l'intercompréhension en ancien français comme dans toute autre langue. Il faut bien
comprendre que : 1) bon nombre de ces variantes ne relèvent que des problèmes
d'orthographe étudiés ci-dessus ; 2) que d'autres sont des variantes combinatoires,
apparaissant toujours dans un environnement donné et phonétiquement prévisibles ;
3) qu'aucun texte ne présente 13 types de la première personne du verbe vouloir !
Comme pour l'orthographe, il y a des usages propres aux diverses provinces, aux
diverses écoles de scribes, et des usages individuels.

Cela dit, les principales évolutions portent sur les points suivants

ÉVOLUTIONS PORTANT SUR LES TYPES DE CONJUGAISON

La variation dans le temps de la forme de l'infinitif n'entraîne pas toujours, loin de


là, un changement de conjugaison, ce qui reste un phénomène rare, limité à quelques
types anomaux de faible fréquence : le verbe cremir ou criembre/je criem, il crient,
nous cremons, est refait en craindre, qui adopte la conjugaison de plaindre, au XIIIe
s., par l'intermédiaire de criendre qui apparaît dès le XIIe s. À la même époque,
gemir, il gient/nous gemons donne naissance à un verbe geindre conjugué comme les
autres verbes en -indre, à côté de gemir qui adopte la conjugaison inchoative. Celle-ci
connaît d'ailleurs en moyen français une certaine extension : ainsi, l’ancien français
estrecier, flechier deviennent français moderne (r)étrécir, fléchir ; finer, encore bien
vivant au XVIe s., est remplacé par finir qui existe à côté de fenir depuis le XIIIe s.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 277

mais reste très rare jusqu'au XVe s. Son influence s'exerce aussi sur le verbe haïr qui
l'adopte définitivement au XVIIe s. mais conserve pourtant, remaniées, ses formes
anciennes aux trois premières personnes de l'indicatif présent.

ÉVOLUTIONS PORTANT SUR LES BASES

C'est un fait que les alternances vocaliques à l'intérieur des bases verbales étaient
plus nombreuses en ancien français qu'en français moderne. Elles ont totalement
disparu au passé simple, alors que certaines se sont conservées et même développées
au présent. L'action simplificatrice de l'analogie s'exerce depuis la période
prélittéraire et il faut attendre la fin du XVIIe s. pour atteindre la structure moderne
de la conjugaison française. Un travail exhaustif sur les dates d'apparition et de
diffusion des formes nouvelles, de recul et de disparition des formes anciennes, qui,
pour être véritablement fiable devrait être une étude statistique fondée sur des
dépouillements informatiques aussi larges que possible, reste à faire et révélerait sans
doute que chaque verbe à plusieurs bases a son histoire particulière. Néanmoins, les
grandes lignes d'une chronologie peuvent être tracées.

Bases de présent : Un petit nombre de verbes, particulièrement ‘irréguliers’,


présentent en ancien français une alternance syllabique : ce sont aidier/il aiue,
araisnier/il araisone, disner/il desjune, mangier/il manjue, parler/il parole. Dès
l'ancien français, on constate une certaine tendance à généraliser la base faible
(aidier, parler) ou à constituer un paradigme complet sur chacune des bases
(araisnier/il araisne qui ne survivra pas, à côté de araisoner/il araisone ; disner/il
disne, qui se spécialise sémantiquement à côté de desjuner/il desjune). Cependant, il
faut attendre le XVe s. pour voir disparaître il parole et il aiue, celui-ci étant encore
continué, jusqu'au XVIe s. par la forme à diérèse de type aïde. Il mange n'apparaît
que vers la fin du XVe s. et ne triomphe de il manjue qu'au XVIe s. Parmi les
alternances vocaliques, certaines formes plus ou moins rares sont concurrencées ou
même éliminées par des formes analogiques dès l'ancien français : les formes en -ue-
ou -eu- de aprochier/il aprueche, corre/il queurt (français moderne courir), cosdre/il
queust (français moderne coudre), tendent à être éliminées, les formes en -oi- de
anoier/il anuie, apoier/il apuie, je puisse/nous poissiens, proier/il prie, proisier/il
prise, sont fortement concurrencées par les formes analogiques correspondantes, et
on voit apparaître une tendance à la spécialisation sémantique de nier/il nie et noier/il
noie. Prier, nier sont les formes courantes au XIVe s., mais Rabelais a encore apoyé.
Ainsi, c'est la période du moyen français qui voit la disparition de la plupart des
alternances vocaliques qui n'existent plus aujourd'hui.

Un certain nombre de verbes avaient au présent de l'indicatif une première


personne palatalisée, héritière des formes latines en -eo et -io, semblable à la base de
subjonctif présent, mais différente de la base faible comme de la base forte de ces
verbes, d'où, parfois, une alternance triple, comme dans le verbe morir : je muir, il
muert, nous morons. J'ai et je puis sont les seules premières personnes palatalisées à
avoir subsisté telles quelles. Je truis, de trover, je pruis de prover, je ruis de rover,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 278

analogiques de je puis ont disparu (début du XIVe s.) ainsi que je faz, de faire, puis je
plaz de plaire, je taz de taire, je haz de haïr (XIVe s.) ainsi que les premières
personnes en -il (l palatal) : je vueil de voloir (qui a survécu jusqu'au XVIe s.), je
seuil de soloir, je vail, je fail, je sail de valoir ; falir, salir (français moderne faillir,
saillir), ainsi que les premières personnes en -ng (n palatal) : je maing, de manoir, je
vieng, je tieng de venir, tenir, je poing, je doing de pondre et de donner et,
analogiquement, je preing de prendre (qui dans l'ensemble disparaissent au XIVe s.).
Le verbe aller avait, en ancien français une première personne palatalisée je vois, à
côté de laquelle se sont développées plusieurs formes analogiques. Au XVIe s., on
avait le choix entre je vois, je voy, je vais, je vay, je vas, je va. Au XVIIe s., Maupas
(1625) préconise je vais et je vois. Vaugelas (1647) admet je vais quoique toute la
Cour dise je va. Au début du XVIIIe s. seulement, les hésitations prennent fin et
Buffier (1709) écrit que « depuis un temps on dit plus souvent je vais que je vas ».

En conséquence, dans la plupart des cas, les formes correspondantes de subjonctif,


privées de tout lien avec l'indicatif, ont été refaites sur le modèle de celui-ci : que je
treuve, puis trouve, que je plaise, que je vienne, que je donne, etc. ont remplacé que
je truisse, que je place, que je viegne, que je doigne, etc.

Que je voise est la forme la plus courante du subjonctif présent d'aller jusqu'au XVe
s. et ne disparaît complètement qu'au XVIe s. Un subjonctif preigne, du verbe
prendre, est encore attesté au XVIIe s., condamné par Vaugelas et par l'Académie.
Quelques subjonctifs héréditaires ont cependant subsisté comme que je puisse, que je
veuille, que je fasse, que je vaille, que je sache.

En ce qui concerne les alternances simples entre radical faible et radical fort, on
peut noter les faits suivants : l'alternance /a/-/e/ disparaît dès le début du XIVe s.
dans laver et paroir, mais ils scèvent reste la sixième personne normale de savoir
jusqu'à la fin du XVe s., et Marot écrit encore je déclaire à côté de l'infinitif
déclarer ; Villon (1463) est des premiers à employer ils savent et à faire rimer âme :
je reclame (et non je reclaime) ; depuis le XIIIe s., aimer tend discrètement à
l'emporter sur amer (et réciproquement, quoique dans une moindre mesure, il ame sur
il aime). Les formes modernes se répandent au XIVe et au XVe s., mais Marot écrit
encore amoit, amé.

À l'origine, l'infinitif des verbes veoir, seoir, cheoir est dissyllabique ; à l'indicatif
présent, ils possèdent, ainsi que croire, un paradigme où le /a/ des personnes faibles,
en hiatus avec la désinence, alterne avec une diphtongue aux personnes fortes : /ie/
pour cheoir et seoir, /oi/ pour veoir et croire. L'infinitif des trois premiers, encore
dissyllabique au début du XIVe s., est généralement monosyllabique à la fin du XVe,
prononciation qui fait l’unanimité des grammairiens à partir de Meigret (1542). La
réfection la plus ancienne des personnes faibles est celle des formes veons/voyons,
veez/voyez qui apparaissent, très rarement, dès l'ancien français, largement à partir du
XIVe s., suivies par celles de croire et, parfois, de cheoir dont les dérivés subsistants
se conjuguent - dans la mesure où ils se conjuguent - sur le modèle de voir ; quant à

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 279

(as)seoir, il reste le lieu de longues hésitations, surtout aux quatrième et cinquième


personnes : Meigret (1542) admet nous seyon ou sion ; Ramus (1562) nous sèons ;
Joubert (1579) admet assoyez-vous ; Vaugelas (1647) préconise asseions, asseiez, et
admet assis-toi ou assieds-toi ; assisons, assisez, encore employés par Thomas
Corneille, étaient fréquents.

D'une manière générale, la langue a trouvé dans les ressources de la phonétique et


de l'analogie le moyen d'éliminer la plupart des formes présentant un hiatus entre la
base et les morphèmes désinentiels : disparition de la voyelle initiale atone dans les
infinitifs de type veoir, introduction d'une consonne aux personnes quatre et
cinq : /v/ dans les formes correspondantes du verbe pooir/pouvoir, poons,
poez/pouvons, pouvez à partir du XVIe s., ou /j/ dans les formes voyons, croyons,
asseyons ; ce /j/ est d'ailleurs plus fréquent en français moderne que la graphie ne le
laisserait supposer : il existe dans la prononciation de nous crions, nous oublions, etc.

Les deux alternances anciennes /ue/-/o/ du type sofrir, il suefre, et /ou > eu/-/o/ du
type plorer, il pleure se confondent dans l'orthographe du XVe s. en une unique
alternance /eu/-/ou/, conservée aujourd'hui dans certains verbes, et qui, là où elle a
disparu, a eu une longévité particulière. On hésite encore entre –eu- et –ou- au XVIe
s. et même au XVIIe s. pour des verbes comme couvrir, demeurer, (é)prouver,
pleurer, pleuvoir, (se)courir, souffrir, trouver, qui connaissent parfois des tentatives
de réfection analogique (du type treuver) inverses de celles qui ont triomphé. Baïf
(1574) admet plouvoir et pleuvoir ; Vaugelas (1647) prescrit : « il faut dire pleuvoir
et non pas plouvoir » et Chifflet (1659) affirme : « il n'y a que pleuvoir qui soit en
usage ».

À côté des alternances vocaliques anciennes qui ont subsisté, des alternances
nouvelles en ont remplacé d'anciennes ou même ont été créées par le jeu des
évolutions phonétiques : la plupart des anciennes alternances /ie/ - /e/ ou /oi > we/ -
/e/ se sont confondues avec une alternance /ε/-/e/ déjà existante ou une alternance /
ε/-/e/ qui apparaît au XVIe s. comme conséquence de la loi de position régissant la
répartition des /ε/ et des /e/. J'espoire/nous esperons, je poise/nous pesons sont
encore attestés au XVe s., je liève/nous levons, je criève/nous crevons au XVIe, mais
ne tarderont pas à être remplacés par les alternances modernes j'espère/nous
espérons, je pèse/nous pesons, je lève/nous levons, je crève/nous crevons. Le verbe
achater, j'achate/nous achatons ou achetons, est devenu acheter, j'achète/nous
achetons. L'évolution de /e/ ou /œ/ initial atone vers /y/ dans un entourage labial vers
le XVe s. a eu pour conséquence le passage de je bois, nous bevons à je bois, nous
buvons, qui n'a pas été régularisé, alors que les formes en /y/, de même origine, du
verbe pleuvoir/pluvoir n'ont pas été retenues. Pour ces deux verbes, l'usage n'a pas été
fixé avant le XVIIe s. et De la Touche (1696) admet encore beuveur, beuverie et
buveur, buverie.

L'évolution des nasales a entraîné une alternance vocalique nouvelle et très notable
dans les verbes en -indre : je joins, nous joignons, je crains, nous craignons,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 280

opposent à partir du XVIe s. une voyelle orale dans le radical faible à une voyelle
nasale dans le radical fort. Malgré des tentatives de régularisation qui apparaissent au
XVIe s. : paindant (‘peignant’) chez Marot, qu'il tainde (‘teignant’) chez Lemaire de
Belges, cette alternance n'a pas été éliminée ; bien plus, dans la conjugaison du verbe
prendre qui n'avait anciennement qu'une base unique prend-, comme attendre,
descendre, c'est un paradigme à triple alternance orale-nasale, analogique de celui de
venir et tenir qui l'a emporté. Notons de plus que les verbes faire et dire qui, en
ancien français, n'avaient pas de formes faibles au présent de l'indicatif (nous faimes,
vous faites, nous dimes, vous dites), en ont développé une, empruntée à l'imparfait et
au participe présent, à la quatrième personne dès le XIIIe s. (nous faisons, nous
disons), et qu'il en résulte pour les deux verbes une alternance consonantique, et pour
le verbe faire une alternance vocalique qui l'intègre, oralement du moins, dans la
série des verbes à alternance /ε /- /e/ ; disons apparaît au XIIIe s., entraînant la
sixième personne disent au lieu de dient, et éliminant la tentative de réfection non
alternante dions. Dient, toutefois, est encore en usage au XVIIe s. et autorisé par
Vaugelas ; faisons date du XIIIe s. et s'est vite imposé.

Enfin, si l'on considère non plus seulement la forme écrite de la conjugaison, mais
encore la forme orale qu'elle a prise en français moderne, on constate que
l'amuissement de l' /e/ a eu pour conséquence la constitution de nombreuses
alternances syllabiques nouvelles : j'appelle, nous appelons, j'achète, nous
achetons se prononcent en fait /ζapεl/, /nuzapl I/, /ζaHεt /,/nuz aHtI /.

Il est donc évident que le type de présent à alternance consonantique, vocalique ou


syllabique est encore bien vivant dans la conscience linguistique des francophones. Il
n'en va pas de même au parfait (ou passé simple).

Bases de parfait : À côté des trois types faibles à voyelles -a-, -i-, -u- que nous
connaissons encore (il porta, il bâtit, il mourut), l'ancien français possède plusieurs
microsystèmes de parfaits forts regroupant de petits nombres de verbes parfois très
usuels, dont la structure accentuelle est différente de celle des présents forts : elle
oppose trois formes fortes courtes (première, troisième, sixième personnes, la sixième
comportant souvent une consonne supplémentaire, t ou d) à trois formes faibles, plus
longues d'une syllabe qui porte l'accent (deuxième, quatrième et cinquième) : ex. le
parfait du verbe traire : je trais, tu traisis, il traist, nous traisimes, vous traisistes, il
traistrent.

Cette structure concerne :

1. Le type dit « sigmatique » parce que caractérisé par la présence dans la base
d'une consonne /s/ :

• sans alternance vocalique dans la première syllabe : c'est le cas de tous


les verbes en -indre (je plains, tu plainsis) et de quelques autres comme
ardoir, clore, (con)clure, (con)duire, valoir ;

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 281

• avec alternance vocalique /i/ -/e/ dans la première syllabe : c'est le type
je pris, tu presis, auquel se conforment en particulier les verbes faire,
mettre, dire.

2. Les verbes venir et tenir, avec la même alternance vocalique /i/ -/e/

Les verbes présentant un hiatus aux formes faibles :

• avec alternance /i/ -/e/ : verbe veoir : je vi, tu veïs, qui a servi de modèle aux
variantes du type 1) je pris, tu preïs ;

• un type comportant une alternance /y/ -/e/dans la première syllabe et une


voyelle /y/ dans la seconde syllabe des formes faibles ; c'est le cas de devoir :
je dui, tu deüs, il dut et d'une douzaine d'autres verbes parmi lesquels boivre,
conoistre, croire, croistre, devoir, estovoir, movoir, (re)çoivre ;

• un type qui ne concerne que cinq verbes, dont certains fort usuels : avoir
(j'oi/tu eüs/il ot) et pooir, savoir, plaire, paistre, taire, dont la première syllabe,
à l'origine à voyelle /o/ sans alternance, ne tarde pas à présenter une
alternance /o/- /e/ et dont la seconde syllabe des formes faibles présente le
vocalisme /y/.

La voyelle de la seconde syllabe des formes faibles est héritée de celle de la


désinence des formes latines correspondantes : étymologiquement, il s'agit donc d'un
morphème désinentiel. Mais si l'on considère la synchronie des XIIe et XIIIe s.,
l'analyse morphologique la plus économique et la plus cohérente invite à y voir un
élément de la base, suivi des mêmes désinences de parfait que celles qui apparaissent
dans les types faibles. Là encore, il y a eu remaniement du système latin et création
d'un système de bases et de désinences nouveau. Nous considérerons donc que tous
ces parfaits sont construits sur deux bases : trais-/traisi-, vin-/veni-, o-/eü-, etc.

Les réfections se sont faites à des dates différentes selon les dialectes (l'anglo-
normand commençant dès le XVIIe s. avec une grande avance sur le français) et
selon les types de conjugaison, mais aucun type fort n'a survécu au-delà du XVe s.
Parmi les verbes sigmatiques sans alternance vocalique, beaucoup ont simplement
disparu (ardre) ou sont devenus défectifs (traire), se sont refait un passé simple sur le
radical faible du présent (je plaignis, je conduisis), ont utilisé leurs formes fortes pour
se conformer à une conjugaison faible déjà existante (je conclus, tu conclus). Au
XIIIe s. la forme à hiatus des verbes sigmatiques à alternance l'emporte nettement sur
la forme étymologique (preïs, plus fréquent que presis), ce qui prépare la disparition
au XlVe s. du /e/ atone et l'alignement de la conjugaison sur le type faible en /i/. La
réfection du type -ui/-eüs est relativement précoce et devient fréquente en français
dès la fin du XIIIe s. ; par contre, le type –oil[ l ?]-eüs s'est maintenu plus longtemps :
on trouve encore des graphies -oi au XVe s. alors que -ui a complètement disparu à
cette date. Quoi qu'il en soit, à la fin du XVe s., on ne connait plus qu'un unique

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 282

paradigme en /y/ dans lequel se sont confondus le parfait du verbe être, l'ancien type
faible et les deux types forts en /y/. La conservation orthographique du e- dans j'eus
et le participe passé eu est un archaïsme. Quant aux deux verbes venir et tenir, ils se
sont constitué un passé simple à voyelle nasale sans alternance vocalique ni
balancement d'accent ; leurs anciennes formes de sixième personne, vindrent et
tindrent, n'ont toutefois disparu qu'au XVIe s. Ils sont restés seuls de leur espèce, les
formes analogiques, bien vivantes au XVIe s., que le verbe prendre s'était constituées
sur leur modèle (il print, ils prindrent) ayant été éliminées après que Vaugelas (1647)
eut déclaré qu'elles « ne valaient rien ».

Bases d'infinitif et de futur : Dans les bases d'infinitif, les changements sont
rares : on peut signaler, dès la fin du XIIe s. et au XIIIe s., le remplacement, sous
l'influence de faire, des formes étymologiques plaisir, taisir, luisir, nuisir, par plaire,
taire, luire, nuire ; au XIVe s., la réduction de veoir, cheoir, seoir à /vwar/, /swar/ ;
en moyen français, l'alignement de certains infinitifs en -vre sur les autres infinitifs en
-re : boivre > boire, escrivre > écrire, ou leur passage au type en -oir : (re)çoivre >
(re)cevoir et quelques cas isolés comme sivre > suivre, foïr > fuire, puis fuir.

Du point de vue historique, il existe, on l'a vu, un lien étroit entre les formes
d'infinitif et celles de futur - qui sont aussi celles de conditionnel. Ce lien est encore
visible, à l'écrit dans la grande majorité des verbes ; certains font exception, et ces
exceptions sont presque toutes anciennes.

Les quelques transformations qui se sont produites portent sur les points suivants :

1) élimination du futur archaïque du verbe être : il iert, ert, qui présentait le


quadruple inconvénient d'être défectif, d'hésiter entre formes avec ou sans
diphtongue, d'être homonyme de l'imparfait et de n'avoir aucun lien avec le
conditionnel ; déjà rares dans la seconde moitié du XIIIe s., ces formes disparaissent
presque complètement au début du XIVe s. Christine de Pizan est le dernier écrivain
à les employer : ce n'est plus qu'un archaïsme littéraire ou un emploi poétique,
satisfaisant aux exigences de la rime ;

2) bevra > boira, (as)serra > (as)siéra, (as)soira, vendra, tendra > viendra, tiendra
en moyen français ; à côté de aura qui subsiste, ara et av(e)ra disparaissent de la
conjugaison du verbe avoir. Sous l'influence de veoir, envoyer dont le futur est à
l'origine la forme régulière envoyerai, développe une forme enverrai qui triomphe de
la première dans le courant du XVIIe s., prouvant ainsi qu'il n'y a pas eu, en français,
de tendance systématique à résorber les futurs anomaux ;

3) un certain nombre de verbes en -ir ont eu des futurs en -erai qui ont subsisté
jusqu'au XVIIe s. et dont cueillerai est un vestige : j'offrerai, j'ovrerai, je soffrerai ;

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 283

4) quelques accidents phonétiques ont troublé la régularité des verbes en -er et ont été
corrigés, au moins dans la graphie : déliverrai, esperrai pour délivrerai, espèrerai,
crirai pour crierai, donrai, menrai et parfois dorrai, merrai pour donnerai, mènerai.

5) Mais ces quelques faits de détail ne doivent pas faire oublier ni surtout sous-
estimer un fait majeur de l'évolution du futur français, qui touche la totalité des
verbes en -er : perceptible à l'oral seulement, il est consécutif à l'amuissement
progressif du /e/ sourd, après voyelle et, le plus souvent, entre deux consonnes, et,
simultanément, à l'amuissement progressif du -r final qui, rétabli dans les verbes en
-ir, a totalement disparu, dans le courant du XVIIe s., des verbes en -er : chanter /
Hãte /et chanterai /Hãtre/ ne peuvent plus, dans une analyse synchronique à visée
pédagogique être considérés comme dérivant l'un de l'autre. Il nous reste, dans ce cas
précis, une base commune, un morphème -r- indicateur de temps, et un morphème /e/
pouvant servir de marque de l'infinitif ou de désinence de première personne ; dans
porterai, prononcé /pOrtre/ ou /pOrtere/ le morphème /r/ peut être précédé d'un /e/
sourd ; dans parlerai /parlere/, il l'est obligatoirement. Dans la conjugaison moderne,
la base du futur pour les verbes en -er est celle des personnes fortes d'indicatif
présent, pour la plupart des verbes en -ir et en -re c'est celle de l'infinitif, pour devoir
et (re)cevoir, celle des quatrième et cinquième personnes du présent, et, pour un petit
nombre de verbes à fréquence élevée tels que avoir, être, faire, aller, pouvoir,
vouloir, falloir, valoir, voir, mourir, courir, venir, tenir, des bases particulières qu'il
est indispensable de mémoriser.

Ce résultat relativement compliqué en synchronie d'une évolution historique


extrêmement simple a contribué à favoriser la création au XVe s. et la diffusion d'un
type périphrastique dit « futur proche » composé du verbe aller au présent, suivi de
l'infinitif : je vais voir à côté de je verrai (Fleischman, 1982).

ÉVOLUTIONS PORTANT SUR LES MORPHÈMES DESINENTIELS

Si nous considérons, en français moderne les trois formes /nu pOrtI/, /nu pOrtjI/
et /nu pOrtrI/, nous sommes amenés à considérer que la base est suivie, dans le
premier cas, de la seule désinence /I/ indiquant la personne, qui se retrouve dans les
deux autres, et que cette désinence est précédée dans la seconde comme dans la
troisième, d'un morphème indicateur de temps, respectivement /j/ pour l'imparfait et /
r/ pour le futur. Malgré la pertinence de cette analyse, nous ne nous astreindrons pas à
faire séparément l'histoire de chaque morphème, ce qui est bien souvent impossible
dans une perspective diachronique et traiterons éventuellement comme un tout
l'ensemble des morphèmes qui suivent la base.

En ce domaine, les principales évolutions portent sur les points suivants :

1) Les désinences d'infinitif changent peu. Le morphème /e/ caractéristique des


verbes en -er a, en ancien français une variante /ie > je/ qui apparaît à la suite des

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 284

bases terminées par une consonne ayant connu une palatalisation au moins à date
prélittéraire, au moment de la diphtongaison de /a/ long tonique libre : il s'agit des
verbes dont la base se termine par -c-, -ch-, -g-, gn, ill (chacier, changier, travaillier,
etc.) et de quelques autres comme aidier, baisier, baissier. Ce morphème se rencontre
à l'infinitif, au participe passé et à la cinquième personne de l'indicatif présent. La
variante /ier/ devenue /jer/ à la fin du XIIe s., disparaît au XIVe s., phonétiquement
dans la plupart des cas, analogiquement dans d'autres.

2) Présent de l'indicatif : première personne : En règle générale, à date.ancienne,


la seule caractéristique de la première personne est le morphème zéro : j'aim, je port,
je voi. Elle est réduite à la base seule qui, pour raisons étymologiques et phonétiques,
peut se trouver parfois terminée par un -e : je semble, ou, plus souvent par un -s,
puisque c'est le cas en particulier de tous les verbes « inchoatifs » : je bastis.
L'évolution consistera à étendre un -e à celle des verbes en -er et un -s à celle des
autres verbes.

Le -e final, analogique des deuxième et troisième personnes, apparaît dès le XIIe s.


dans les verbes à infinitif en -er, devient plus fréquent au XIIIe s. mais ne se répand
vraiment qu'en moyen français, plus vite dans les verbes dont la base se termine par
une consonne (qu'il défend contre la tendance à l'amuissement, maintenant ainsi
l'intégrité de la base). Il se répand plus lentement dans ceux dont la base se termine
par une voyelle. Au XVe s., seuls les verbes à base terminée par /i/ apparaissent
encore sporadiquement sans -e. Pour Palsgrave (1530), je te pry, je l'os sont des
licences poétiques.

Le -s désinentiel des autres verbes (et sa variante graphique -x) se répand beaucoup
plus lentement. Si l'on excepte je suis qui, à côté de je sui, n'est pas rare au XIIIe s. et
s'impose entièrement dès le début du XVe s., il n'est guère employé avant le moyen
français. Après une consonne, -s est encore rare au XIVe s., où subsistent beaucoup
de formes palatalisées ; au début du XVe s., les formes en -s sont à peu près aussi
fréquentes que les autres et à la fin du siècle, l'évolution est à peu près terminée : je
viens, je requiers, etc., remplacent je vieng, je requier, etc. ; je vueil se maintient
encore au XVIe s. Après voyelle, l'évolution est encore plus lente : elle touche
d'abord les verbes en -i (je di, je dis) ; les formes en -ay, -oy (hay, sçay, voy, doy,
reçoy) restent les formes normales jusqu'à la fin du XVe s. ; au XVIe s. le -s final
étant généralement amui, il ne s'agit plus que d'une hésitation orthographique. Au
XVIIe s., on trouve encore des formes sans -s, surtout à la rime où elles constituent
une licence poétique.

À la quatrième personne : les formes faimes et dimes disparaissent au XIVe s.,


remplacées par faisons, disons. Désormais, si l'on excepte de rares formes dialectales,
la désinence -mes, au présent, est réservée au verbe être.

3) L'opposition de l'indicatif et du subjonctif présent : Il faut distinguer en ancien


français :

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• Les verbes en -er à base non palatalisée qui opposent une désinence -es et -e
aux personnes 2 et 3 de l'indicatif à une désinence consonantique -s (ou -z) et -t
aux personnes 2 et 3 du subjonctif, les autres personnes étant semblables : tu
aimes, il aime et tu ainz, il aint.

• Les autres verbes, à base non palatalisée, qui, inversement, opposent les trois
personnes du singulier dont les désinences sont zéro, -s, -t à l'indicatif et -e, -es,
-e au subjonctif : je pert, tu perz, il pert, et je perde, tu perdes, il perde.

• Les verbes à base palatalisée, qui présentent, en outre, des désinences


spécifiques -iens, -iez aux quatrième et cinquième personnes : nous venons,
vous venez et nous vegniens, vous vegniez.

Dans cet état de choses, compliqué et peu cohérent, l'opposition des deux modes
n'existe pour la grande majorité des verbes qu'au singulier et pour une minorité
seulement, également au pluriel.

L'extension d'un -e aux trois premières personnes du subjonctif présent de verbes en


-er, déjà bien amorcée en ancien français, est achevée au XIVe s. au moins pour la
première personne. Toutefois, jusqu'à la fin du XVe s. et même parfois au XVIe s., on
rencontre, surtout dans des formules de souhait ou serment, les anciennes formes de
troisième personne en -t, comme aïst, doint, gart, à côté de aide, donne, garde.
Contre cette évolution, qui tendait à effacer toute différence entre indicatif et
subjonctif, au présent des verbes -er, la langue a réagi en créant des marques
originales pour la quatrième et la cinquième personne.

En effet, dès l'ancien français, -iens et –iez s'étendent à des verbes dont le radical
n'était pas palatalisé, concurrençant les formes normales -ons et -ez. Au XIVe s. la
forme -ons se répand aux dépens de -iens, qui disparaît à la fin du siècle, bientôt
remplacée par la forme hybride -ions, qui existait déjà à l'imparfait de l'indicatif, et
qui devient fréquente au XVe s. Les désinences -ions, -iez ne s'imposent vraiment que
vers le milieu du XVIe s. Après une longue période d'hésitation, elles suffisent à
sauvegarder la conscience de l'opposition des deux modes dans la classe si importante
des verbes en -er, et complètent la série des oppositions propres aux autres verbes.
Cette évolution est d'autant plus remarquable qu'elle se produit à un moment où,
phonétiquement, la variante -ié- du morphème caractéristique des verbes en -er se
réduit à -é-. Il s'agit donc bien d'une réorganisation du système morphologique.

Le subjonctif présent du verbe être dont les formes anciennes de première et


deuxième personnes soie, soies, sont régulières, connaîtra pour ces deux personnes
une évolution exceptionnelle, semblable à celle des désinences d'imparfait.

4) Les désinences d'imparfait et de conditionnel : L'imparfait archaïque du verbe


être : il ert, ou parfois iert disparaît au XIIIe s., en même temps que son homonyme,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 286

le futur archaïque, et pour les mêmes raisons. Désormais un seul type d'imparfait est
vivant, dont les désinences, semblables à celles du conditionnel, et de même origine,
sont en ancien français : -oie, -oies, -oit, -iiens, -iiez, -oient. La diphtongue /oi/ évolue
normalement, hésite à partir du XIIIe s. entre la prononciation /wε/ et la
prononciation /ε/ qui l'emporte au XVIe s. sans être suivie par l'orthographe officielle
avant le XIXe s., quoique des formes à graphie -ai- soient attestées au XIVe s.

Cette prononciation /ε/ a probablement contribué à l'effacement du /e/ final des


première et deuxième personnes. Une forme de première personne en -ois apparaît
dès le XIVe s. et semble se répandre plus vite au conditionnel qu'à l'imparfait. Au
XVIe s. on a le choix entre -oie, -oi, -ois ; cette dernière forme, préférée par Ronsard
pour des raisons d'euphonie, se généralise à la fin du siècle.

Les désinences de quatrième et cinquième personnes, -iiens, -iiez étaient à l'origine


dissyllabiques, mais dès le XIIIe s. la versification révèle une prononciation
monosyllabique qui finit de s'imposer au XVIe s. De plus, une forme hybride -(i)ons
tend à supplanter -(i)iens à des dates diverses selon les dialectes. La Chanson de
Roland, anglo-normande, connaît déjà avium alors que Joinville, champenois,
emploie presque uniquement -iens, qui à la fin du XIIIe s. cédera la place à -ions au
XIVe s.

5) Désinences de futur : La seule évolution à signaler est le remplacement par -ez de


l'ancienne désinence de cinquième personne -oiz qui devient très rare dès le début du
XIIIe s.

6) Désinences de passé simple : La première personne des verbes qui n'ont pas
l'infinitif en –er ne possédait pas en ancien français d'-s désinentiel (l'-s des parfaits
sigmatiques faisant partie de la base) ; d'autre part, les parfaits à voyelle /y/, tant
faibles que forts, avaient une première personne en -ui : je fui, je dolui, je dui, ou en -
oi : j'oi, je poi. Cet -i final disparait dans le courant du XIVe s. où l'on voit se
multiplier des formes comme je fu, je po, je peu.

La désinence -s, exceptionnelle au XIIIe s., ne commence à se répandre un peu qu'à


la fin du XIVe s., à n'être employée de façon régulière par certains auteurs que dans
la seconde moitié du XVe s. et ne s'impose qu'au début du XVIe s.

À la troisième personne, quelques verbes avaient une désinence -iet (correspondant


à la sixième personne en -ierent dont il sera question ci-dessous : il perdiet) à
l'intérieur d'un parfait faible à voyelle /i/. Les autres parfaits faibles se terminaient par
-i ou -ut (il dormi, il morut). Dès le début du XIIIe s. i1 perdiet est supplanté par il
perdi.

Une désinence -t, analogique de celle des parfaits forts et des parfaits faibles en -ut,
est étendue aux types en -i et à il fu. Elle touche d'abord les parfaits faibles en -ut, qui
avaient eu des formes en -iet (perdiet > perdi > perdit), puis le verbe estre et les

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 287

autres parfaits faibles en -i. Il fut, il dormit ne deviennent vraiment usuels qu'à la fin
du XVe s. La forme analogique il voulut remplace il voust au XVe s.

À la quatrième personne, une désinence -smes, analogique du -stes de la


cinquième personne, se répand au XIVe et au XVe s., de façon non systématique. Cet
-s- qui deviendra ultérieurement accent circonflexe n'a d'ailleurs d'autre rôle à
l'époque que celui d'allonger la voyelle précédente.

À la sixième personne, la désinence archaïque -ierent suit le sort de -iet et s'aligne


sur -irent. On en trouve pourtant encore quelques exemples au XIVe s.

La désinence -èrent des verbes en -er connaît en moyen français la concurrence


d'une variante populaire -arent qui sort du bon usage vers le milieu du XVIe s.

7) Désinences d'imparfait du subjonctif : Elles ne diffèrent en ancien français


qu'aux quatrième et cinquième personnes, de celles qui figurent encore aujourd'hui
dans les tableaux de conjugaisons de nos grammaires. À ces personnes, dans les
verbes en -er, le morphème -ss- qui caractérise ce temps est précédé d'une voyelle -i-
(chantissiens, chantissiez). D'autre part, dans tous les types de verbes, les morphèmes
de quatrième et cinquième personnes sont à l'origine -ons et -oiz, d'où des formes
comme chantissons, chantissoiz ; -oiz alterne dès l'ancien français avec -ez, -iez.
Avec un temps de retard (-ons domine encore au XVe s.) la quatrième personne
s'aligne sur celle du subjonctif présent et adopte -iens et -ions. La voyelle /i/ des
verbes en -er se signale par sa longévité : quoique contestée, elle est encore bien
vivante au XVIe s. et il faut attendre le milieu du XVIIe s. pour la voir totalement
disparaître.

ÉVOLUTIONS PORTANT SUR LES FORMES COMPOSÉES

Dès lors qu'à l'époque prélittéraire a été introduit dans la langue le système
consistant à doubler une forme verbale simple d'une seconde forme, composée d'un
auxiliaire, être ou avoir, accompagné du participe passé du verbe concerné, tous les
temps composés de tous les modes existaient au moins en puissance. Leur apparition
effective, leur emploi plus ou moins fréquent dans les textes, dépendent de facteurs
extra-morphologiques : la valeur sémantique, aspectuelle ou temporelle qui s'est
trouvée attachée à ces formes et le besoin plus ou moins grand qu'on éprouvait de
signifier l'aspect accompli d'un procès passé, ou l'antériorité temporelle. Ce besoin
s'est fait sentir très tôt à l'indicatif, qui possède dès les origines un jeu complet de
formes composées : passé composé, futur antérieur, et deux temps qui se répartissent
selon une multitude de critères fort complexes, l'expression de l'accompli dans le
passé : plus-que-parfait et passé antérieur.

Sur le développement des formes composées au subjonctif et au conditionnel, on


ne possède pas d'étude systématique et détaillée ; mais la forme composée du
subjonctif présent, appelée couramment « subjonctif passé » (qu'il ait fait) n'apparaît

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 288

que sporadiquement en ancien français où l'imparfait du subjonctif jouit d'une


situation dominante, et son développement est vraisemblablement lié au recul de
celui-ci.

La forme composée de l'imparfait du subjonctif, appelée couramment « subjonctif


plus-que-parfait » se rencontre dans la Chanson de Roland, apparaît de loin en loin
au XIIe s., et se développe au XIIIe s., en proposition hypothétique, dans les œuvres
en prose consacrées à l'histoire et au droit, où il y avait intérêt à lever certaines
ambiguïtés sémantiques propres à l'imparfait. Mais un certain nombre de verbes très
usuels et pouvant jouer eux-mêmes un rôle d'auxiliaire (devoir, pouvoir, vouloir, être,
avoir, veoir, valoir, venir, cuidier, savoir : voir Wagner 1939) résistent quelque
temps à cette évolution. À partir du XVIe s. ils adoptent la répartition courante des
rôles de l'imparfait et du plus-que-parfait du subjonctif. On trouve encore fût et
surtout dût chez Malherbe et Corneille pour exprimer l'hypothèse passée (« aurait
dû »), et jusqu'au XVIIIe s., aussi bien au subjonctif qu'à l'indicatif, les formes
simples des verbes modaux pouvaient encore parfois avoir valeur d'accompli. La
forme composée du conditionnel ou « conditionnel passé » se développe en même
temps que le plus-que-parfait du subjonctif qu'il concurrence en moyen français ;
mais il est très long à s'imposer. Chez les écrivains du XVIIe s., les phrases
hypothétiques qui l'utilisent constituent encore une exception curieuse, une note
inattendue et un peu populaire, et son succès définitif ne date que du milieu du
XVIIIe s.

Le français s'est engagé, par surcroît, dans la voie de la création de formes


surcomposées, qui ajoutent à des formes déjà composées un auxiliaire de plus (voir
Cornu 1953). Le premier passé surcomposé connu se trouve dans la branche X du
Roman de Renart (vers 1190 : Se Lietart t'a eü pené, il le t'a bien guerredoné, cité par
Stéfanini 1970). Le plus ancien plus-que-parfait surcomposé est du XIIIe s., mais ce
n'est qu'à partir du XVe s. que ces formes connaissent un développement de quelque
importance, évidemment lié au fait que les formes composées perdent leur valeur
aspectuelle au profit de leur valeur temporelle. Ces formes surcomposées semblent
s'être développées d'abord et surtout dans les parlers de l'Est et avoir un caractère
populaire ; servant à exprimer le caractère définitivement révolu d'un procès, ou
l'antériorité d'un procès sur un autre déjà exprimé à un temps composé, elles sont
toujours restées relativement rares en français, plus fréquentes dans certains parlers
régionaux, en particulier celui de la Suisse romande. Beauzée (1767) est le premier à
les avoir introduites dans la grammaire.

En matière de morphologie verbale comme de morphologie nominale, c'est aux


XIVe et XVe s. que se situent les principales évolutions, celles qui ont un caractère
systématique comme la simplification des parfaits forts, l'extension d'une désinence -
au moins écrite - à toutes les premières personnes de l'indicatif présent, la création
des marques actuelles de subjonctif présent communes à tous les types verbaux, et en
particulier d'une désinence -ions, commune au subjonctif présent, à l'indicatif
imparfait et au conditionnel. Mais des archaïsmes subsistent encore longtemps.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 289

On peut dire que la morphologie verbale que nous connaissons aujourd'hui (même
si les différents paradigmes verbaux ne sont pas employés exactement de la même
façon ni avec la même fréquence, ce qui est une autre affaire) est stable depuis le
milieu du XVIIe s., et cela non seulement sous sa forme écrite mais aussi sous sa
forme orale, passablement différente. En effet, les témoignages des grammairiens de
l'époque permettent d'affirmer qu'au XVIIe s. les consonnes finales étaient largement
amuies et que l'amuissement de l'/e/ final était déjà pratiqué par une partie important
de la population. Par conséquent, dès cette époque, tout -e- désinentiel tend à devenir
purement graphique et toute désinence -s, -x, -z, -t, -nt l'est déjà. Aujourd'hui,
quatorze désinences à l'écrit correspondent à cinq seulement à l'oral : zéro, /I/, /e/,
/a/, /ε/, devant lesquelles peuvent s'intercaler des « marques de série verbale » : /j/
ou /r/.

Le résultat est que la conjugaison orale moderne du français est d'une complexité
modérée (voir Pinchon et Couté 1980). Un de ses traits saillants est l'alignement
fréquent sur un radical commun des personnes un, deux, trois et six, les morphèmes
spécifiques étant réservés aux personnes quatre et cinq (avec une tendance à
l'alignement de la quatrième personne sur la troisième, étant donné le remplacement
fréquent de nous par on : nous chantons se trouvant concurrencé par on chante). Un
grand nombre de verbes à une seule base ou à deux bases très voisines (verbes en -er
-sauf aller et envoyer, verbes « inchoatifs » et quelques autres) ont une conjugaison
entièrement prévisible. Mais doivent être mémorisées les trois bases de envoyer, voir,
devoir, (re)cevoir, partir, connaître, plaindre et autres verbes en -indre, les quatre
bases de savoir, venir, tenir, prendre, les cinq bases de vouloir et pouvoir, et cinq
verbes très usuels présentant une répartition anormale de leurs bases, qui offrent en
tout quatorze formes vraiment irrégulières appartenant au présent de l'indicatif : être,
avoir, aller, faire et dire. À cela s'ajoutent les deux temps propres au français écrit, le
passé simple et l'imparfait du subjonctif, qui demandent la mémorisation de quelques
morphèmes particuliers mais dont la conjugaison, depuis le remaniement radical des
XIVe et XVe s., est devenue extrêmement simple et régulière, et dont la « difficulté »
pédagogique ne tient qu'à leur caractère littéraire.

Aujourd'hui, les verbes en -er, à une ou deux bases, sont très nombreux (plus de
5 000 dans les dictionnaires usuels) et l'immense majorité des néologismes verbaux
se conforme à ce type. Le groupe des verbes « inchoatifs » en -ir, à deux bases, sans
alternance vocalique, compte environ trois cents verbes ; il connaît une faible
productivité : vrombir, amerrir, alunir sont des formations récentes ; les autres
verbes, dont beaucoup sont à bases multiples, dépassent à peine la centaine et leur
nombre ne s'accroît pas. Mais le caractère très usuel de la plupart d'entre eux et par
conséquent, leur grande fréquence en discours fait que leur existence ne paraît pas
menacée. Une enquête socio-linguistique systématique pourrait toutefois en révéler
les points forts et les points faibles.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 290

III.2 Emplois et valeurs des formes verbales

On insistera moins sur les valeurs constantes des formes verbales à travers l'histoire
du français, que sur les changements qui se sont opérés.

III.2.1 Les temps de l'indicatif

Comme temps du passé, le présent, l'imparfait et le passé simple de l'indicatif


étaient en ancien français employés tous trois dans les textes narratifs et descriptifs.
Dès les origines, le passé simple (ou parfait) est de loin le plus utilisé dans le récit
d'événements passés, l'imparfait étant alors assez rare ; le « présent historique », lui,
est courant dès les chansons de geste les plusanciennes, il y alterne avec le passé
simple : Dis blanches mules fist amener Marsilies, Que li tramist li reis de Suatilie.
Li frein sunt d'or, les seles d'argent mises. Cil sunt muntez ki le message firent. Enz
en lur mains portent branches d'olive...(Chanson de Roland, 89 sq.). Cette possibilité
d'alternance dans la même phrase persiste jusqu'au XVIIe s. : Le roi... fait visiter le
travail, et après avoir loué les soldats de leur diligence, fit avancer les machines
(Vaugelas).

Au Moyen Âge, le passé simple est le temps normal des descriptions, là où le


français classique et moderne emploiera l'imparfait : Buona pulcella fut (Séquence
de sainte Eulalie, IXe s.), Bels fu li vespres et li soleilz fut cler (Chanson de Roland).
Dans les subordonnées temporelles de concomitance, de l'ancien français au XVIIe s.,
on trouve couramment le passé simple ou le passé antérieur, après comme en
particulier : Comme ils furent à la portée du trait, la cavalerie des Perses chargea
(Vaugelas), Comme ils eurent refusé de le faire, il leur déclara la guerre (Fléchier).
Enfin, le passé simple est jusqu'au XVIIIe s. tout à fait courant dans le dialogue, en
discours direct.

Dans les textes narratifs et descriptifs, à l'écrit, le passé simple domine de loin en
français moderne : le choix que fit Camus du passé composé dans l'Étranger (1942)
prenait son sens justement de cette prédominance du passé simple. Mais c'est un
paradigme désormais réservé à l'usage écrit, même si parfois il se rencontre à l'oral,
dans des récits enfantins dont les modèles sont de tradition écrite : les manuels de
conversation du début du XXe s. montrent la désaffection du passé simple au profit
du passé composé. C'est en outre un paradigme incomplet : certaines personnes ne
sont à peu près jamais employées (la deuxième personne : tu vins), les formes de
certains verbes non plus (nous vinmes, vous vintes), seules les troisième et sixième
personnes restent d'usage courant, à l'écrit. Enfin la diversité des types, la complexité
et l'ambiguïté de certaines désinences (il est difficile de maintenir la distinction je
chantai/ je chantais) en augmentent la difficulté d'apprentissage et d'utilisation ; dès
le XVIIe s. les grammairiens signalaient des hésitations.

L'imparfait, assez peu attesté dans les textes les plus anciens (une quarantaine
d'imparfaits dans les quatre mille vers de la version la plus ancienne de la Chanson

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de Roland), commence à se développer dans les romans en vers de la fin du XIIe s.,
et surtout dans les proses du XIIIe s., où sont attestés à peu près tous ses emplois
modernes, tant temporels que modaux. Temps du passé, l'imparfait apparaît dans
les descriptions, en subordonnée de concomitance, en relative : Et endementiers
qu'il parloient ainsi, si entrerent laienz troi nonains qui amenoient devant eles
Galaad... Et cele qui estoit la plus dame le menoit par la main et ploroit mout
tendrement (Queste del saint Graal, p. 2), là où, s'agissant d'un procès secondaire ou
aux contours non spécifiés, ou d'un procès répétitif, le passé simple est inadéquat.
Mais au début du XIXe s. apparaît un nouvel emploi de l'imparfait, pour exprimer un
procès ponctuel et daté, en lieu et place du passé simple attendu, attesté d'abord
semble-t-il chez Chateaubriand : Vingt jours avant moi, le 14 août 1768, naissait
dans une autre île, à l'autre extrémité de la France, l'homme qui a mis fin à
l'ancienne société, Bonaparte (Mémoires d'outre-tombe). Ce nouvel usage, dénommé
par Charles Bruneau « imparfait de rupture », fut très vite utilisé dans la nouvelle,
puis dans le roman (Le lendemain, tout était fini et je reprenais la route de Paris..,
Maupassant, La Ficelle). À la fin du XIXe s. se développe pour l'imparfait un emploi
qui tend à remplacer celui du « présent historique » : les romanciers naturalistes,
comme l'ont bien vu G. Lanson et Ch. Bally, l'utilisent pour indiquer un procès
pourtant unique et ponctuel : Rapidement, on dressait une tente, tandis qu'on
déballait du fourgon le matériel nécessaire (Zola), Lui aussi la chassait, l'injuriait,...
Mais elle ne se rebutait pas, elle l'obligeait à jeter la hache, elle l'entraînait par les
deux bras (id.).

Sont également attestés dès l'ancien français les emplois modaux de l'imparfait :
ainsi son utilisation dans les systèmes hypothétiques (voir chap.VIII § IV.3 si, et
chap. IX § III.2), dans les discours rapportés au style indirect ou indirect libre, dès le
XIIe s. et jusqu'au français moderne dans les récits de rêves (voir G. Moignet 1978,
qui explique cet imparfait comme un cas particulier de discours rapporté). En outre,
en corrélation avec un membre de phrase exprimant empêchement ou obstacle,
l'imparfait marque non un fait réel, mais un procès qui aurait pu se réaliser s'il n'avait
été contrecarré par un événement antérieur : Se ne fust li fiz Tydeus, vencu estoient
(Roman de Troie, XIIe s.), Sans votre intervention, il était perdu ; L'instant d'après,
le train déraillait. De l'ancien français au XVIIIe s., les verbes devoir et pouvoir à
l'imparfait peuvent marquer l'irréel, équivalant à une forme en -rait composée : Je
devais retenir ma faiblesse : tu vas en triompher (Racine, Bajazet ; « J'aurais dû... »).
Cette valeur modale de l'imparfait s'est encore développée par la suite : ainsi dans
certains systèmes hypothétiques où en lieu et place d'une forme en -rait l'on a un
imparfait : S'il m'avait prise dans ses bras et un peu caressée, à cet instant-là, je
fondais en larmes et j'avouais tout (Prévost, XVIIIe s.) ; français moderne : La corde
cassait, tout s'effondrait. L'importance de ces emplois de l'imparfait a conduit, depuis
Guillaume (1929) et Damourette et Pichon (E.G.L.F.), à rendre compte, de manière
unifiée, des emplois temporels et modaux de ce temps : le domaine du présent serait
celui du champ dans lequel se situe la parole du locuteur et la réalité, celui de
l'imparfait se caractérisant par un écart avec ce champ marqué soit dans la
temporalité, soit dans l'absence de réalité du procès.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 292

Le passé composé dans les textes épiques et romanesques les plus anciens alterne
avec le présent historique et le passé simple dans le récit des événements : c'est
alors, et jusqu'au français classique, un présent-passé à valeur d'accompli indiquant
qu'un procès passé a des conséquences dans le présent ; alors que le passé simple,
déjà en ancien français et moyen français, est accompagné d'une indication
temporelle (adverbe, complément de temps), le passé composé est référé au temps du
locuteur. Dans les textes anciens, le passé composé est donc à interpréter comme une
forme de « présent-passé historique » : Carles li reis, nostre emperere magnes, Set
anz tuz pleins ad estet en Espaigne : Tresqu'en la mer cunquist la tere altaigne. N'i
ad castel ki devant lui remaigne (Chanson deRoland, v. 1-4). Dès les textes en prose
du XIIIe s., le passé composé devient fort rare dans les récits, alors que passé simple
et présent historique continuent d'alterner. Ce n'est qu'au XVe s. que le passé
composé commence à devenir un temps du passé : on le rencontre parfois comme tel
dans des chroniques, mais l'évolution sera lente ; au XVIe s., Estienne énonce la « loi
des vingt-quatre heures » : le passé composé pour les événements écoulés depuis
moins d'un jour, le passé simple pour les autres. En 1609, Maupas précise cette règle
en faisant intervenir la notion a spectuelle de période accomplie : le passé simple
« infère toujours un temps pieça passé, et si bien accompli qu'il n'en reste rien à
passer » : on ne peut dire de soi-même que je suis né, ce n'est qu'après la mort de
quelqu'un que l'on peut dire il naquit. En fait dans l'usage des écrivains du XVIIe et
du XVIIIe s. des hésitations se font jour ; et c'est bien plutôt la présence ou l'absence
corrélative d'un morphème temporel qui détermine le choix du passé simple ou du
passé composé. L'emploi général du passé composé comme temps du passé dans la
langue parlée est un phénomène relativement récent, attesté dès le début du XXe s.

Les formes surcomposées, le passé surcomposé en particulier, même si elles sont


attestées très anciennement, n'ont jamais été d'usage fréquent : très rares en ancien
français, un peu plus fréquentes au XVe s. : Et quand je l'ay eu trouvé, il ne s'est
onques daigné lever (Cent Nouvelles nouvelles), elles ne se trouvent au XVIIe s. que
chez Molière, dans la bouche d'un paysan, ou dans les lettres de Mme de Sévigné,
mais toujours en situation d'interlocution, et si Balzac l'emploie c'est encore ainsi :
Quand je t'ai eu décidée à le mettre près de toi...(Balzac, Le Père Goriot).

Le futur n'a guère varié dans ses emplois temporels et modaux (injonctif, etc.) au
cours des siècles. En moyen français on rencontre déjà des emplois de « futur
historique » dans le récit : En oyant ceste confession, le mary estoit bien à son aise.
S'il eust osé voluntiers l'eust tuée à ceste heure ; toutesfoiz, affin d'oyr encores le
surplus..., il aura pacience (Cent Nouvelles nouvelles, XVe s.). Au XVIIe s. et
jusqu’en fr. mod. est attesté un emploi du futur en première personne pour indiquer
un procès présent - futur « de politesse », « d'atténuation » : Et je vous supplierai
d'avoir pour agréable Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt (Molière), Je
vous demanderai à présent la plus grande attention. À la même époque est attesté
avec les verbes avoir et être un emploi du futur pour indiquer un fait présent ou
passé, mais conjectural : Ce sera quelque énigme à tromper un enfant (La Fontaine :

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« C'est sans doute.. »), Pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts ? Ah ! mon
Dieu, ce sera pour Madame Rousseau (Proust, Du côté de chez Swann). Pour les
autres verbes, c'est le futur antérieur qui dans le discours direct, depuis le XIXe s.,
marque cette modalité explicative conjecturale : Pauvre enfant ! On t'a maltraitée ;
c'est ta femme de chambre qui t'aura trahie (Musset, Il ne faut jurer de rien), Il est en
retard : il aura encore manqué son train ; Vous vous serez trompé.

Les formes en -rait ou « conditionnel », outre leurs emplois virtuels ou irréels en


particulier dans les systèmes hypothétiques (voir ci-dessous § IV.3, si, et chap. IX, §
III.3), servent également à indiquer que le locuteur ne donne pas son énoncé comme
une vérité qu'il assumerait : procès passé ou présent mais présenté comme
conjectural, en particulier dans les formules de « politesse » : Plairoit vos oïr un son
d'Aucassin... ? (Aucassin et Nicolete, XIIIe s.), Vous plairait-il recommencer ? (La
Bruyère, XVIIe s.), mais aussi pour rapporter une information non vérifiée : Sa mère
lui aurait laissé cinq millions (Zola), Un grave accident d'avion aurait eu lieu... ; il y
aurait de nombreuses victimes ; ou, dans une exclamative, pour rejeter une assertion :
Moi, je pourrais trahir le Dieu que j'aime ! (Racine, Esther). C'est aussi dès l'ancien
français la forme verbale du discours indirect libre : Melz sostendreiet les
empedementz Qu'elle perdesse sa uirginitet (Séquence de sainte Eulalie, IXe s. :
« Elle préférait subir la torture que perdre sa virginité »), dont le XIXe s. fera un large
usage.

III.2.2 Les temps du subjonctif

Les temps du subjonctif s'opposent moins d'un point de vue temporel strict que
modal ou aspectuel.

En indépendante ou principale, le présent marque depuis l'ancien français le souhait,


l'ordre ou la défense ; l'imparfait marque le regret : Car pleüst ore a Dieu que..(« si
seulement… »). Du XIIe au XVe s., le tour si m'aïst Diex est une formule de serment
assertant l'énoncé joint. Le morphème que, dont les attestations en ancien français
sont fort discutées, ne se répand qu'en moyen français ; en français moderne il n'est
absent que dans quelques tours figés : Vive les vacances, Plaise à Dieu. En
subordonnée, le subjonctif est employé dans les complétives en que dépendant d'un
verbe exprimant volonté, souhait, désir (l'ancien français pouvant employer l'indicatif
si la probabilité est forte), nécessité, crainte (avec possibilité jusqu'au XVIIe s. d'avoir
le futur ou la forme en -rait : J'ai peur que cette grande furie ne durera pas,
Malherbe ; mais Richelet exige le subjonctif), ou d'un verbe exprimant une opinion
(croire, cuidier, penser, estre avis, sembler) s'il s'agit d'une croyance que le locuteur
juge fausse ou d'une conjecture (voir chap. IX § 4) (Ne creez pas que il soit einsint
com vos le pensez, Mort Artu, § 34. Car je croi qu'ele soit morte de duel, ibid., § 70.
Mais : Et ge croi bien que la reïne en sera honnie, ibid., § 74). Aux XVIe et XVIIe s.
on pouvait parfois rencontrer le subjonctif après un verbe de croyance positif : La
plus belle des deux je crois que ce soit l'autre (Corneille, Le Menteur), Vous croyez

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qu'un amant vienne vous insulter (Racine, Andromaque), mais le français moderne a
presque généralisé l'indicatif même après croire négatif : Je ne crois pas qu'il
viendra/vienne. Il est en outre un certain nombre de conjonctions de subordination
qui se construisent régulièrement avec le subjonctif (voir ci-dessous, § IV.3). Dans
les subordonnées de comparaison, ou dans les relatives suivant un superlatif, si
l'indicatif est le mode le plus courant en ancien français et moyen français, il arrive
qu'on trouve le subjonctif : Une des plus beles dames c'onques veïst riens terriene
(Chrétien de Troyes, Yvain, XIIe s.). Le français moderne a généralisé l'indicatif dans
le premier cas, le subjonctif dans le second. Enfin, jusqu'au français classique, le
subjonctif imparfait ou plus-que-parfait était normalement utilisé dans les systèmes
hypothétiques en si ou en corrélation pour marquer l'éventuel ou l'irréel (voir § IV.3
si et chap. IX § III.3).

En ancien français, jusqu'à la fin du XIIIe s., l'imparfait du subjonctif peut


régulièrement avoir valeur d'irréel du passé, le plus-que-parfait étant fort rare encore ;
cette possibilité se rencontre jusqu'au français classique.

En français moderne les subjonctifs imparfait et plus-que-parfait étant presque sortis


de l'usage, seuls subsistent les subjonctifs présent et passé composé quel que soit le
temps envisagé ; la seule opposition qu'il soit encore possible de marquer
morphologiquement est désormais aspectuelle : accompli /non accompli.

III.2.3 L'impératif

C'est en français un paradigme incomplet, ne concernant que les personnes de


l'interlocution. Dès l'ancien français, le subjonctif le relaie pour les troisième et
sixième personnes. En ancien français et plus rarement en moyen français l'impératif
peut être accompagné d'un pronom sujet : Vous soiiez le tres bien venuz. Au Moyen
Âge, en indépendante ou principale, il est souvent précédé de or ou car, et de si
lorsqu'il s'agit du second impératif d'une série : Carles, kar te purpenses, Si pren
cunseill..(Chanson de Roland). Dès le moyen français il est souvent accompagné de
donc. À époque ancienne il peut également se trouver en subordonnée complétive
après le verbe d'interdiction garder : Gardez nel distes a nului (Roman de Renart,
branche I).

Dès l'ancien français également, l'infinitif peut être employé avec valeur injonctive,
surtout avec négation, et parfois accompagné du pronom sujet : Ne t'esmaier !
(« N'aie pas peur ! »), Garde que ne mentir ! (Mort Aymeri), Ne m'ocirre tu pas !
(Chrétien de Troyes, Erec : « Ne me tue pas ! ») ; l'infinitif non nié est parfois
nominalisé en ancien français grâce à la préposition de et à l'article défini : Seignor,
fet il, or del monter ! (Mort Artu : « Seigneurs, dit-il, à cheval ! »). Le français
moderne possède encore cette faculté, mais la valeur en est différente. Alors qu'en
ancien français et moyen français, l'infinitif de défense est accompagné généralement
d'un pronom de deuxième ou cinquième personne et s'adresse donc à un ou plusieurs

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interlocuteurs spécifiés, en français moderne l'infinitif injonctif, nié ou non, d'ordre


ou de défense, n'a pas d'interlocuteur spécifié et reste donc général : Ne pas fumer,
Refermer après usage.

III.2.4 Temps et aspect, les périphrases verbales

Le français ne peut guère marquer par ses formes verbales que l'opposition
accompli /non accompli (forme simple /forme composée). Mais il est apparu au cours
des siècles toute une série de périphrases verbales par lesquelles on peut traduire
certaines valeurs aspectuelles.

L'ancien français ne connaît guère que le tour en aller + forme en -ant, qui indique
un procès en cours, souvent avec un verbe de parole : Et la dameisele autresi vet
regardant environ li (Chrétien de Troyes, Yvain), Que est ce que vos alez disant ?
(Mort Artu : « Qu'êtes-vous en train de dire ? »), Que vous iroys je plus racomptant ?
(Jehan de Paris, XVe s.). Dès le moyen français cette locution indique plus souvent
un véritable mouvement, mais elle est encore vivante au XVIIe s. : Quel malheur me
va poursuivant ? (Corneille), et a subsisté jusqu'au français moderne avec un sens un
peu différent, le procès étant perçu dans sa progression : Il faut convenir que les
mœurs vont se dépravant de jour en jour (V. Hugo), L'impôt allait pesant sur une
terre toujours plus pauvre (Michelet).

Dès le moyen français les périphrases verbales se font plus nombreuses : aller ou
s'en aller + infinitif apparait au XVe s. pour marquer le futur prochain, employée
alors presque toujours à la première personne et sous forme assertive : Dea ! Or je
vois savoir (Pathelin) ; voir ci-dessus, § III.1.3). Mais le même tour apparaît au XIVe
s. au présent et à la troisième personne, en contexte narratif au passé, souvent avec
des verbes de parole : il a alors une valeur aspectuelle toute différente d'inchoatif : Et
il regarda et va dire... Si le va tourner de tous poins (Landry : « Il regarda et se mit à
parler :.. ») ; cette périphrase n'est attestée que jusqu'au début du XVIIe s. Enfin, ce
tour, au futur ou à l'impératif nié ou dans une hypothétique, sert encore à marquer que
le locuteur veut éviter l'accomplissement d'un procès : N'allez pas vous imaginer
cela ! Si vous alliez le raconter... Au XVIIe s. s'en aller + participe passé marque
l'accomplissement prochain du procès : La Thrace s'en allait perdue (Vaugelas : « La
Thrace courait à sa perte »).

En ancien français existe faire a + infinitif (« être digne de, être destiné à ») : Por
ce me plest a reconter chose qui face a escouter (Chrétien de Troyes, Yvain, 34) ;
c'est au XVe s. qu'apparaît estre pour + infinitif marquant aussi la destination : Et
bien disoient tous qu'il estoit pour subjuguer a soy tout le demeurant du monde
(Jehan de Paris : « être destiné à, être capable de »). Cette locution, très vivante en
français classique : Morbleu ! Vous n'êtes pas pour être de mes gens (Molière, Le
Misanthrope), a disparu au début du XXe s. en laissant peu de traces : Votre
proposition n'est pas pour me déplaire.

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En ancien français devoir et en moyen français vouloir non modaux suivis de


l'infinitif commencent à être utilisés pour marquer un futur : A cest jour d'ui doit
venir un chevalier (Mort Artu), La blessure semblait vouloir se fermer (G.
Duhamel) ; mais Il veut pleuvoir est dialectal. Devoir à la forme composée peut
indiquer un fait passé conjectural : Pierre a dû lire ce livre.

Cuidier en ancien français et moyen français, penser du moyen français au français


classique, faillir et manquer de en français moderne suivis de l'infinitif marquent une
action qui aurait pu s'accomplir : Quant il cuidièrent retourner, il ne peurent
(Froissart), Leur hôtel de Paris a pensé brûler (Sévigné).

En français moderne les locutions être sur le point de, être en passe de, être près de
avec l'infinitif marquent l'imminence du procès. Le procès dans sa durée est marqué
par être à, être après à, et surtout être en train de avec l'infinitif, tours attestés en
français classique, dont seul le dernier subsiste.

Enfin, pour indiquer le passé récent, le français moderne utilise venir de + infinitif :
Il vient juste d'arriver.

III.2.5 Les voix, l'impersonnel

Les voix indiquent le rapport du sujet du verbe au procès exprimé, et de l'agent au


procès. Ainsi, lorsqu'il s'agit de topicaliser le verbe, le français moderne emploie le
passif impersonnel sans agent exprimé, ou le pronominal impersonnel : Il a été
décidé au conseil municipal que tous les mercredis il sera procédé à l'enlèvement des
ordures ménagères ; Il se fait là-bas, dans l'ombre de la porte, un bruit confus de
frôlement, de chuchotements (A. Daudet), Dans un silence se fait entendre le bruit
d'un verre que l'on repose sur une petite table (A. Robbe-Grillet), Il se dit que...

En ancien français, aux formes composées des verbes pronominaux, le pronom


réfléchi était souvent effacé lorsque l'accent était mis sur l'aspect accompli du procès,
mais il pouvait être conservé : Bien nos somes antrebatu, et se nos fussiens conbatu
encore un po plus longuement, il m'en alast trop malement (Chrétien de Troyes,
Yvain), Se je vos coneüsse, a vos conbatuz ne me fusse (ibid.).

III.2.6 Infinitif, participes

Les formes non conjuguées du verbe peuvent avoir dès l'ancien français soit emploi
verbal (en particulier après préposition, ou en « proposition infinitive » ou
« participiale » : voir chap. IX § III.1 et 2, ou avec valeur d'impératif : voir ci-dessus
III.2.3 ; sur la question de l'accord des participes passé et présent, voir chap. IX §
1-2), soit emplois nominaux ou adjectivaux.

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L'infinitif peut avoir toutes les fonctions du nom. Il est soit substantivé, ce qui est
courant de l'ancien français au français classique : Ja li corners ne vos avreit mester
(Chanson de Roland : « Sonner du cor serait désormais inutile »), Le vouloir est en
eux ce que le mouvoir est en la matière (Fénelon), soit introduit par de comme en
français moderne : Honte fust de l'escondire (Chrétien de Troyes, Yvain : « Il aurait
été honteux de refuser »). Mais jusqu'au XVIIe s. l'infinitif est bien plus souvent
construit directement qu'en français moderne : Plaist vos oïr d'une estoire vaillant
Bone chançon ?(Couronnement de Louis, XIIe s.), N'est-ce pas par le père qu'il
convient commencer ? (Molière, Le Malade imaginaire) ; de même avec plaire, prier,
avoir envie, promettre, feindre, se souvenir...

Les participes en -ant peuvent aussi se trouver substantivés, en ancien français (en
mon dormant, le covenant, le semblant) ; mais c'est surtout comme épithète, attribut
ou apposition qu'ils sont utilisés, certains étant devenus des adjectifs (vaillant, bien
seant, dolent...). Avant le XVIIe s., la distinction entre gérondif, participe présent et
adjectif verbal n'est pas pertinente, car d'une part avec valeur de « gérondif » la forme
en -ant peut s'employer sans préposition, d'autre part l'accord se fait même lorsque la
forme en -ant a valeur verbale ; c'est l'Académie qui en 1679 formule les règles
d'accord de ses différents emplois. Enfin, en français classique, participe présent et
gérondif peuvent se rapporter à un terme autre que le sujet, ou même à un agent non
explicité : Que pouvons-nous attendre de vous, nous ayant réduits à ce point ?
(Vaugelas), Il y a des vices qui en ôtant le tronc s'emportent comme des branches
(Pascal : « ... lorsqu'on en ôte le tronc... »). En français moderne encore on a :
L'appétit vient en mangeant. Ce sont surtout les participes passés cependant qui sont
employés en fonction d'épithète ou d'attribut, et, dans ce cas, le participe passé a
parfois valeur active en ancien français (paien mescreü : « païen infidèle »). À partir
du XVIe s. se développe l'emploi du participe passé en fonction d'apposition à l'un
des éléments de l'énoncé, mais pas nécessairement du sujet comme c'est le cas en
français moderne : Voilà comme, occupé de mon nouvel amour, Mes yeux sans se
fermer ont attendu le jour (Racine, Britannicus : occupé se rattache à mes), Et,
pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre Ce que je viens de raconter (La
Fontaine, Les Fables : pleurés renvoie à leur).

IV. LES INVARIABLES

IV.1 Prépositions

IV.1.1 Possédant dès l'origine une déclinaison nominale fort réduite et d'ailleurs
bientôt disparue, le français utilise des prépositions pour construire les compléments
du verbe autres que l'objet direct ainsi que presque tous les compléments de nom,
d'adjectif, de phrase.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 298

Plusieurs prépositions sont héritées du latin, mais avec des emplois en général fort
divers (ainsi à héritant à la fois d'emplois de ad et de ab latins) ; le français a créé en
outre un très grand nombre de prépositions composées (devant, envers...) et de
locutions prépositionnelles à partir d'un radical et de 1'une des quatre prépositions
fondamentales de, à, en ou par (au-dessus de, en raison de, par suite de...).

Dès les origines du français, bon nombre de prépositions ont rapport avec les
adverbes, la distinction entre les deux n'ayant pas été toujours aussi stricte qu'en
français moderne (dans/dedans, sur/dessus...).

Quelques prépositions ont pour origine des participes passés ou présents (vu, étant
donné, ci-joint) : invariables quand elles précèdent le complément qu'elles
introduisent, elles sont variables si elles le suivent et n'ont plus alors statut
prépositionnel (ci-joint les indications... /les indications ci-jointes).

On étudiera d'abord les cas où un complément autre qu'objet direct se construit sans
préposition, puis à et de, et toutes les autres prépositions ou locutions
prépositionnelles de quelque importance dans l'histoire du français, leurs formes,
leurs emplois et leurs valeurs successifs.

IV.1.2 À toutes les époques il y eut des compléments se construisant directement,


sans préposition : outre le complément essentiel (objet direct), ce fut toujours le cas
pour certains compléments de temps (ancien français ce jor, l'endemain, l'autre nuit ;
français moderne le mardi, tous les mardis, cet été,..), en ancien français pour le
complément déterminatif de nom à certaines conditions (que le déterminant soit un
animé humain, déterminé, singulier, lié au déterminé par un rapport de parenté ou de
possession : la mort Artu, la fille le roi, l'ame son père : voir Herslund 1980 ; il en
reste la rue saint Jacques, Bourg-la-Reine), de l'ancien français au français moderne
pour certains compléments de manière ou d'allure (aler le pas/le galop, partir les
mains vides, la tête haute). En français contemporain se créent à nouveau des tours
avec complément déterminatif construit directement, mais à la différence de la
construction ancienne, le complément est sans article : l'agent R.A.T.P., le
responsable informatique, le problème S.N C.F.. (voir Noailly 1990).

IV.1.3 La préposition a, graphiée à pour la distinguer de la troisième personne du


singulier du verbe avoir, peut introduire aussi bien un nom qu'un pronom, un verbe à
l'infinitif (comme de, pour ou par) ou une proposition enchâssée (à ce que...), un
complément de verbe, de nom, d'adjectif ou de phrase.

Introduisant le complément d'un adjectif, à ne possède pas de valeur sémantique


définie et marque des rapports fort différents : un travail facile à faire, Pierre est
facile à vivre, ardent à la guerre... Comme introducteur du complément
déterminatif du nom, à marquait en ancien français la parenté ou la possession
lorsque la construction directe n'était pas possible : fille a roi, fille a un roi; cette
construction est donnée comme courante par des grammairiens au XVIe s. (le bonnet

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à Jacques), et est condamnée par Malherbe au début du XVIIe s. : seuls Scarron et La


Fontaine l'utilisent parfois : la fille au noble roi Latin, la caverne au lion. En français
contemporain, même si la norme le rejette, on emploie encore dans la langue orale le
fils au voisin et le livre à Pierre, uniquement lorsque le nom complément désigne un
animé, et nécessairement lorsque le complément est un pronom personnel : c'est un
ami à vous, c'est mon livre à moi.

A introduisait aussi, dès l'ancien français : Charles a la barbe florie (Aymeri de


Narbonne) jusqu'au français moderne la caractérisation : satin vert a fleurs de
pensee (Saintré, XVe s.), tissu à rayures. A suivi de l'infinitif peut aussi caractériser
un nom un livre à lire et à relire.

À introduit le complément essentiel de certains verbes : obéir à, parler à (et du


Moyen Âge au XVIIe s. même avec un pronom personnel parler a lui). Aux XVIe et
XVIIe s. se construisent avec à des verbes actuellement transitifs directs : prier aux
dieux, servir à quelqu'un, satisfaire à quelqu'un ; étudier à l'algèbre (qui n'est plus
employé qu'au début du XVIIe s.), ou des verbes construits actuellement avec de :
oublier à faire, omettre à, se proposer à, ne pas manquer à faire... ; de même,
certains verbes construits en français moderne avec auprès de : s'acquitter à,
s'excuser à, se conseiller à (qui se construisait ainsi déjà au XIIe s.) ; et en ancien
français comme en français classique, changer construit son deuxième complément
avec à : changier sa joie a duel (Chrétien de Troyes, Yvain), Changer le nom de
reine au nom d'impératrice (Racine, Bérénice). A sert à construire l'attribut du
complément d'objet de certains verbes : l'ancien français employait couramment
tenir a seigneur/vaillant/honneur (« considérer comme son seigneur, vaillant… »),
prendre/avoir a femme/seigneur, conoistre a mauvais. Ces constructions sont
courantes jusqu'au XVIIe s., où l'on rencontre aussi devenir à rien. Le français
moderne connaît encore prendre à témoin, tenir à honneur de.

Le complément d'agent est parfois introduit par à ; cette construction, assez rare en
ancien français, est plus fréquente en moyen français : A deus serjans le fait aerdre
(La Male Honte, XIIIe s. : « Il le fait saisir par deux de ses serviteurs »), Il se faisait
servir a sa suer (Livre du chevalier de La Tour Landry, fin XIVe s.), Ce que nous
avons ouy dire et raconter a nos anciens (Jean d'Arras, Mélusine, fin XIVe s.). Le
français moderne connaît encore : J'ai entendu dire à Pierre qu'il viendrait, J'ai fait
lire cette lettre à Pierre.

Mais dès les origines du français, ce sont surtout des compléments circonstanciels
que construit à. Complément de lieu : direction, destination, destinataire, séjour :
aller a Carlemagne/a Jerusalem ; Molière écrit au XVIIe s. : Mais qu'alliez-vous
faire à cette galère ? (Scapin). Dans bien des cas le XVIIe s. emploie à où le français
moderne préférerait sur, en ou dans : au trône, plongé/lavé au sang de, tomber aux
mains de (encore possible), et Corneille juxtapose les deux constructions : Et ce qu'il
perd au comte il le retrouve en toi (Le Cid). En ce qui concerne les noms de ville et
de pays, ils se répartissent entre les prépositions a et en, et dès les origines il pouvait

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 300

y avoir concurrence entre elles : venir a/en Jerusalem (Quatre Livres des Rois, XIIe
s.). Une évolution s'est produite, du XVIIe au XIXe s., tendant à modifier la
répartition : jusqu'au XVIIIe et même au XIXe s., pour quelques noms de pays
lointains, on disait aller/être à la Chine, à l'Amérique, etc. (encore au XIXe s., chez
Hugo, Barbey d'Aurevilly, Michelet), mais Littré signale que cet usage change ; dès
le XVIIIe s. se dessine l'usage moderne : en, sans article, devant les noms de pays
féminins (comme c'était déjà l'usage pour beaucoup de noms de pays depuis l'ancien
français : en France, en Espagne) et les noms masculins commençant par une
voyelle, au/aux devant les autres noms masculins (au Japon) et quelques noms
féminins pluriel (aux Antilles).

A introduit des compléments de temps : de l'ancien français au XVIIe s., à introduit


le complément situant le procès dans le temps : au matin/au soir/a l'endemain/au
jour de/a toz jorz/a Pentecoste ; au XVIIe s., la préposition disparaît dans bien des
cas : le matin/le jour de... /toujours ; mais à la même époque à ce coup, à cette fois, à
même temps sont encore couramment employés ; et le français moderne a conservé à
l'occasion, à chaque fois/chaque fois. De manière, d'allure, d'instrument : dès
l'ancien français on a estre/metre a douleur/a pais/a loisir/a merveille(s)/a plenté /a
foison/a destruction... : le XVIIe s. emploie encore a la foule à côté de en foule, et le
français moderne a encore à l'anglaise, à peine ; l'ancien français construit
l'instrument avec à (tuer a son espee), le français moderne a plutôt avec, mais a
conservé faire à la main, aller à pied ; et de même que le XIIe s. avait : Je croi, a ces
ansaignes que je voi, que chevalier a eü ci (Chrétien de Troyes, Perceval), le français
moderne a : à son allure, à sa mine. De cause : avec l'infinitif : à se comporter ainsi,
Pierre s'est rendu odieux ; au XIVe s. Froissart écrivait : uns moult gentilz bacelers y
fut tués a jouster. D'accompagnement : a moult poi de ses gens (Froissart, fin XIVe
s.), a peu de gens (Commynes, XVe s.).

IV.1.4 De est à toutes les époques la préposition la plus fréquente, ses emplois sont
extrêmement divers. Il [ ou elle ?] De introduit aussi bien un nom, qu'un pronom, un
adverbe ou un infinitif. Il construit aussi bien des compléments de verbe, de nom,
d'adjectif, de pronom ou d'adverbe. De peut même, depuis l'ancien français,
introduire le thème : quand c'est un infinitif postposé : C'est bon de nous coucher de
bonne heure (Cent Nouvelles nouvelles, XVe s.) ou antéposé au verbe : De mentir est
honteux ; mais aussi quand c'est un nom postposé : Dure cose est de mariage (XIVe
s.).

De, de l'ancien français au français moderne, construit le groupe nom-apposition :


ma dame de mère, XIIe-XIIIe s. ; mon seigneur de père, XIIe-XVe s. ; ma lasse
d'ame, XIIIe s. ; votre ribaude de femme, XIVe s. ; ce fripon de valet ; votre imbécile
de frère ; la ville de Rome ; le mois de mai.

De introduit parfois l'attribut de l'objet direct (traiter quelqu'un de sot ; j'ai deux
jours de libres ; il a deux kilos de trop), surtout avec il y en a (Il y en a deux de bons),
voici (En voici deux de bons) ; mais au XVIIe s. même l'attribut du sujet pouvait être

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 301

construit ainsi : Voilà qui est de bon. Il construit en français moderne la plupart des
compléments de nom : ce n'était pas le cas en ancien français, où existaient également
la construction directe (la fille le roi) et le tour en à (la fille a un roi). Il est des cas où
il y a ambiguïté (l'amour de Dieu). Le complément de nom indiquant la matière peut
être construit par de (ou en) : le perron de marbre. Le complément introduit par de
peut spécifier un adjectif ou un nom (« pour ce qui est de, au sujet de » : riches de
cœur, pauvres d'esprit ; titres : le Roman de la Rose). Au cours de l'histoire du
français, de a toujours introduit des compléments de verbe, d'adjectif, et ce ne furent
pas toujours les mêmes : ancien français : penser de, oïr de ; XVIIe s. : s'accoutumer
de, se hasarder de, prêt de. Du Moyen Âge au XVIIe s., de introduit souvent le
complément d'agent, et c'est parfois encore le cas en français moderne (il n'est obéi
de personne, abandonné de tous). Le complément de comparaison est en ancien
français couramment introduit par de (miaudres de moi) à côté de que ; c'est plus rare
en moyen français (plus fort de soy, XIVe s.) ; assez vite que supplante de, sauf après
plus et moins (moins de dix). Enfin et surtout, de sert à construire toutes sortes de
compléments circonstanciels : d'origine dans l'espace ou le temps (« depuis » :
D'ist di en avant, IXe s., Serments de Strasbourg. Il y a précisément cinquante ans de
ma première connaissance de Mme de Warens, Rousseau. Je ne l'ai vu de
longtemps) ; de localisation temporelle (de halte ore « à une heure avancée »,
Villehardouin, XIIIe s. ; de nuit ; de nos jours) ; de cause (encore au XVIIe s. : De
quoi donc avez-vous si grand peur de mourir ? Malherbe ; et en français moderne :
sauter de joie ; et avec infinitif : d'avoir fait cela..) ; de manière (Il le servira de
bonne volonté, Rou, XIIe s. ; Résistez virilment et de courage, Henri IV) ; de moyen
ou d'instrument (frappé d'une épée ; fait de ses mains).

IV.1.5 Ainz/ains/einz/ainçois/ançois marque en ancien français l'antériorité


temporelle : Einz demain noit en iert bele l'amendise (Chanson de Roland : « Avant
demain soir il en sera fait réparation »). Suivi de de, il marque la préférence (« plutôt
que », « à la place de ») : ainz de li (« à sa place »). Surtout adverbes, ces formes
n'apparaissent plus qu'exceptionnellement comme prépositions après le XIIIe s.

Après (voir près).

Arrière de, rier, darriés, (au) darrière (de), derière marquent la postériorité spatiale
et temporelle en ancien français et moyen français

Atot/atout (« avec » : a « avec » + tot) est utilisé en ancien français et encore parfois
au XVIe s. ; du XIIe au XVe s., il s'accorde parfois : atotes ses puceles.

Autour de apparaît fin XIVe s. ; entour, courant en ancien français, cesse d'être
attesté au XVIe s., où à l'entour de lui succède.

Aval et contreval (« au bas de »), surtout adverbes, sont parfois prépositions en


ancien français : en ce qu'il aloient aval la vile (Mort Artu, XIIIe s.), et la conduient
tout contreval les rues (Mort Artu).

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Avant, adverbe en ancien français, ne devient préposition marquant l'antériorité


temporelle qu'au début du XIVe s. ; au XVe s. apparait paravant : paravant la
defense (Cent Nouvelles nouvelles) ; auparavant est parfois encore préposition au
XVIIe s. Je l'estimai jadis, et je l'aime et l'estime plus que je ne faisais auparavant
son crime (Corneille, Mélite).

Avec/avecques/avoec/avuecques marque en ancien français et moyen français


l'accompagnement. C'est seulement au XVIe s. qu'il introduira un complément de
manière jusque-là, c'était plutôt la fonction de de. Au XVIIe s. avec introduit des
compléments qui seront ensuite construits avec en : avec confidence (Corneille : « en
confidence »). Dès l'ancien français, d'avec marque la séparation :..que départir ne le
leira messire Gauvains d'avoec lui (Chrétien de Troyes, Yvain), Il vient d'avec moy
(Pathelin, XVe s.).

Chiés/chez apparaît en ancien français à la fin du XIIe s. (dérivé de casa). Au XVIIe


s. Vaugelas et les puristes blâment l'emploi de chez devant un nom d'auteur : chez
Platon, mais l'usage a perduré. Une forme cheux est attestée au XVIIe s. (Retz).

Comme s'emploie en ancien français pour introduire un complément de comparaison


d'égalité non verbal : (aussi/si/tant +) adjectif/adverbe + com/come/comme +
nom/pronom/adverbe/adjectif : Blanc'a la barbe cume flur en avrill (Chanson de
Roland), Pur ço sunt Francs si fiers cume leuns, (ibid.) ; ou un complément
d'identité, comme c'est encore le cas en français moderne : Tient Durendal, cume
vassal i fiert (ibid. : « il se bat en homme courageux »).

Contre et encontre marquent en ancien français : la direction (contre Orient : « vers


l'Orient » ; contre Guillaume : « à la rencontre de Guillaume ») ; la proximité dans le
temps ou dans l'espace (contre le mois de mai : « vers le mois de mai, à peu près en
mai » ; contre son piz : « contre sa poitrine ») ; la relation d'évaluation, de
comparaison d'une quantité ou d'une qualité (« en comparaison avec » : Tout biauté
estoit obscure Contre si belle creature, Florimont) ou d'équivalence (Cuntre un des
noz en truverat morz quinze, Chanson de Roland) ; l'opposition (combatre contre
monseigneur Gauvain, Mort Artu). Au XVIIe s. encontre est archaïque (« contre, à
l'égard de ») et se trouve parfois encore chez La Fontaine. A l'encontre de, qui
apparait vers le XVIe s., puis à la rencontre de, marquent la direction ; en français
moderne, à l'encontre de a pris une valeur d'opposition. Et parallèlement, contre n'a
conservé que ses valeurs de proximité dans l'espace (avec contact : contre sa
poitrine), d'opposition et d'équivalence (échanger un livre contre un disque).

Contremont et contreval, rarement prépositions, apparaissent cependant parfois en


ancien français et moyen français (contreval la rivière, contremont la montagne).

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Coste, encoste, decoste, d'encoste sont assez rarement prépositions, et assez tard
(XIIIe s., moyen français : encoste la fontaine). Au costé de apparaît fin XVe s., et
plus tard du côté de.

Davant, devant marquent en ancien français l'antériorité dans le temps (devant


Pasques) et dans l'espace, jusqu'au XVIIe s. Avant se développant, devant ne
concernera plus que l'espace.

Dans : voir enz.

Deçà, delà sont très fréquents comme prépositions au XVIIe s. (delà les Alpes, deçà
les monts) ; par-delà, au-delà de apparaissent à l'époque moderne.

Depuis (voir puis).

Dès apparaît dans la Chanson de Roland (1100), se rapportant aussi bien au lieu :
Des Besentum tresqu'as porz de Guilsand (« De Besançon jusqu'au port de
Wissant ») qu'au temps, où il marque indistinctement le point de départ (« dès », mais
aussi « depuis ») : Dés les apostles ne fut hom tel prophete (« Depuis les apôtres.. »).

De ci/des ci/de ci a/ de si, puis d'ici/d'ici à/entre ci et marquent dès l'ancien français
le point de départ spatial ou temporel.

Durant, à l'origine participe présent, s'emploie comme préposition postposée dès la


fin du XIIIe s. (la vie durant : mais n'est-ce pas encore un participe ?), puis antéposé
au XVIe s. Les deux emplois subsistent en français moderne

Emmi est couramment utilisé du Moyen Âge au XVIIe s. au sens local ou temporel
(« au milieu de »). Au milieu de apparaît au début du XIVe, s. et le supplantera.

Empur est utilisé jusqu'au XlVe s. : en pur le corps (« nu »), empur sa chemise
(« avec seulement sa chemise, nu sous sa chemise »).

En est très fréquent jusque dans la seconde moitié du XVIe s. : c'est en effet à ce
moment-là que dans devient courant. En français moderne, il ne s'emploie plus que
devant un nom sans déterminant ou précédé de un, l' (en l'état) : les formes
contractées el/ou (souvent remplacé par au : ou ciel, ou lit) avaient disparu dans le
courant du XVIe s. et ès au XVIIe s. (Rabelais écrivait encore en l'ame, ou cors, es
biens), mais pendant quelque temps encore en pouvait précéder un article défini (Je
mourrai en la peine, Molière). En est en français moderne la seule préposition à
pouvoir encore introduire une forme en -ant, mais jusqu'au XVe s. il pouvait
construire également un infinitif. La première fonction de en est d'introduire un
complément de lieu, avec ou sans mouvement, et bien plus largement qu'en français
moderne où sur, à occupent certains de ses anciens emplois (mais encore mort en
croix, casque en tête). En particulier, un certain nombre de noms de ville ou de pays

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 304

(Orient, Italie) jusqu'au XVIIe s. se construisent avec en (en Florence, en Argos, en


Jérusalem, encore en Avignon) ; inversement, aux XVIe-XIXe s. on disait aller à la
Chine, à l'Andalousie ; au XVIIe s. en la cour, en la place, en campagne (« à la
campagne »), en la droite de (« à.. ») étaient courants (voir français moderne en
ville). Mais en introduit aussi depuis les origines des compléments de temps (en deux
jours), de manière (en hault « à haute voix »), ou bien spécifie le thème (« pour ce
qui est de »), ou marque le résultat d'un changement (se tourner en joie), ou enfin
introduit l'attribut de l'objet : il fut esleu en abbé (Landry, XIVe s.). Enfin, aux XVIe-
XVIIe s. en introduisait le complément de verbes construits différemment à présent :
penser, songer, s'intéresser, veiller, etc.

Endroit marque en ancien français et moyen français la localisation spatiale de


proximité, la direction, la localisation temporelle (endreit hore de midi : « à midi »),
et de façon plus abstraite signifie « en ce qui concerne, à l'égard de » (endreit sei :
« pour sa part ») ; avec cette dernière valeur endroit se rencontre encore au XVIe s.,
mais au XVIIe s. c'est à 1'endroit de, très courant, qui le remplace (à l'endroit de ses
amis, en mon endroit).

Ensemble est parfois préposition de l'ancien français au XVIe s. : ensemble la roïne


(Béroul, Tristan), ensemble eux (Rabelais) et au XVIIe s. (Scarron).

Entre, fort courant dès l'ancien français, indique comme en français moderne un
espace (lieu ou temps) ou une relation entre deux termes. Il a parfois le sens de
« parmi » (entre la gent), et marque aussi la totalisation : Entre Rembalt e Hamon de
Galice Les guierunt tut par chevalerie (Chanson de Roland : « Rembald et Hamon de
Galice à eux deux les guideront avec vaillance »). Le français moderne connaît
encore cet emploi : entre les fruits et les légumes, j'en ai pour dix euros. Au XVIIe s.
entre ci et signifie « d'ici à ».

Environ commence au XVIe s. à être préposition pour marquer le lieu, et sera


courante au XVIIe s. comme préposition de temps : environ ce temps (Corneille,
Bossuet...) ; cet emploi se rencontre de loin en loin jusqu'au XXe s. : environ ma
quatrième année (G. Duhamel). Apparaissent en moyen français environ de, à
l'environ de, plus tard aux environs de.

Enz/ens est rarement préposition en ancien français et moyen français (enz cele
cambre) ; il est surtout adverbe, ou forme locution : enz en. Mais son composé
(dedenz/dedanz/dedens/dedans) est couramment préposition du XIIe au début du
XVIIe s., et même encore au XIXe s. dans la langue parlée familière (Balzac, Cousin
Pons) ; il marque soit le lieu (estre/entrer dedanz la sale), soit la localisation
temporelle (dedenz cinq jornees) ; à partir de ce terme se sont formées de nombreuses
locutions : au-dedans de, par-dedans...

Denz/dans formé à partir de dedans apparaît au XIIIe s., mais très rarement, et dans
des régions proches de celles où se parle le provençal (qui possède la forme dinz) ; le

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moyen français l'utilise encore très peu ; dans ne deviendra une préposition courante
qu'au XVIe s. En français moderne il indique surtout le lieu, mais, dans certains cas le
temps, avec des valeurs diverses (dans le temps, dans son enfance, dans quinze jours/
dans les quinze jours), et il a des emplois plus abstraits (dans la crainte de, cela m'a
coûté dans les cent francs, agir dans les règles...).

Estre (« excepté », « outre », « sans »), peu fréquent, n'est attesté que du Xe au début
du XIVe s.

Etant donné ne s'emploie que depuis peu comme préposition : dans bien
de cas il reste participe et s'accorde (étant donné les circonstances/étant données les
circonstances).

Excepté date du XIVe s.

Fors (de) (« excepté, ne... que », et « hors de »), introduit un nom, un pronom (fors la
vile) ou avec sa valeur d'exception un infinitif : Je ne ferai fors courre (Adam de la
Halle, fin XIIIe s.) ; dès le moyen français et jusqu'au XVIe s. il ne conserve plus que
sa valeur d'exception.

Defors/defuer est préposition dès le Xe s., mais n'est plus attesté en moyen français
Forsmis apparait au XIIIe s.

Hors (de) et dehors (de) (autres formes du précédent ?) sont parfois prépositions en
ancien français, mais n'indiquent que le lieu. Horsmis (« excepté ») apparaît fin XIIIe
s. et devient courant en moyen français

Il y a, (il) a en ancien français, suivi d'un complément de temps marque l'antériorité :


Il m'avint plus a de set ans que...(Chrétien de Troyes,Yvain).

Joste, dejoste marquent en ancien français la proximité spatiale (« près de ») ; au


XVIIe s., jouxte est archaïque et n'est plus utilisé que dans la langue juridique.

Jusque(s) (à), dusque (à) indiquent en ancien français l'aboutissement dans l'espace,
(« jusqu'à ») ou le temps (« d'ici ») : Jusqu'a un an avrum France saisie (Chanson de
Roland : « D'ici un an... »).

Lez/lès, delez sont prépositions spatiales en ancien français et moyen français (« près
de, à côté, de » : lez la fontaine), et ne sont plus guère employées après le XVIe s.
(Rabelais), sauf dans des noms de lieu (Villeneuve-lès-Avignon).

Lonc, selon indiquent en ancien français la proximité spatiale (« le long de » : selonc


la riviere) ou la conformité (selonc son servise : « selon, en fonction de son mérite » ;
sulunc les clers : « d'après les savants »). En moyen français et au XVIe s. seul selon

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 306

subsiste avec ces deux sens, et à partir du XVIIe s. seul perdure le second sens. Dès
l'ancien français apparaît au long de et plus tard le long de.

Malgré formait d'abord en ancien français une locution avec un déterminant possessif
ou un complément d'animé humain : mal gré mien « contre ma volonté » parallèle à
buen gré suen ; mais dès le XIIIe s. il est suivi d'un complément animé humain :
maugré touz ses ennemis (Mort Artu) ; par la suite il pourra gouverner d'autres
compléments (malgré la pluie).

Moyen, moyennant apparaissent au XIVe s. (moien l'aide de Dieu), au moyen de à la


fin du XVe s.

Nonobstant et obstant apparaissent au XIVe s. où cependant, à côté de non obstant


antéposé (non obstant ce, non obstant sa perte), on le retrouve encore parfois
postposé (ce non obstant). Assez vite archaïque et propre au langage juridique, il fut
surtout employé comme adverbe dès le XVIIe s.

O/od/o tot marque en ancien français l'accompagnement surtout, l'instrument, la


manière : o lui, o pleurs et o lermes, od m'espee. Rare en moyen français, encore plus
au XVIe s. malgré Ronsard qui le préfère à avecques, il ne se rencontre plus que de
loin en loin au XVIIe s.

Outre en ancien français marque la localisation ou le degré : « au-delà de, plus que,
malgré » (oultre laditte rivière, outre son vuel), mais il est surtout adverbe. Il
subsiste, à basse fréquence, jusqu'au XVIIe s. (outre le Jourdain, Pascal) et dans des
expressions figées jusqu'au français moderne (outre mesure, outre-tombe).

Par marque dès l'ancien français la localisation spatiale (« par, à travers ») : Par
tantes terres ad sun cors demened (Chanson de Roland) ou la durée qu'occupe ou à
l'intérieur de laquelle se situe le procès : Vint par un samedi li contes Guillaumes de
Haynau (Froissart), et dura la cace... par deus jours et par deus nuis (id.) ; au XVIIe
par chaque jour est courant, bien que Vaugelas lui préfère chaque jour ; par instans
est au XVIIIe s. un néologisme blâmé par quelques puristes.

En ancien français et moyen français, par construit avec un animé humain signifie
« tout seul » (par moi : « de mon côté, à moi tout seul ») ; construit avec un numéral
cardinal, il a valeur jusqu'en français moderne de distributif (par trois, un par un).
Mais surtout, jusqu'au XVIIIe s., par est bien plus souvent qu'en français moderne
employé pour marquer la cause : par fierté ; Il me cache ses maux par l'intérêt qu'il
sait que j'y prends (Sévigné). Par tant, devenu partant au XVIe s., signifie jusqu'au
français moderne « en conséquence ». Parquoy signifie au XVIe s. « c'est
pourquoi » ; et parce que a remplacé pour ce que. Toute une série d'expressions
construites avec par suivi d'un nom sans déterminant ont valeur causale (par faute
de). En ancien français, moyen français, et encore parfois au XVIIe s., par suivi de
l'infinitif est également causal : Si fu enclos de ses ennemis par trop demorer arrrière

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 307

(Froissart : « pour s'être trop attardé ») ; par être trop court (Sévigné). Comme c'est
encore le cas, par peut marquer le moyen ou la manière. Enfin, dès l'ancien français
par peut introduire le complément d'agent (Que dulce France par nus ne seit hunie !
Chanson de Roland), mais il ne supplantera définitivement de dans cet emploi qu'aux
XIXe-XXe s.

Parmi (voir emmi) a en ancien français et jusqu'au XVIIe s. au moins des emplois
beaucoup plus larges qu'en français moderne : « à travers » : parmi la sale le
queroient (Chrétien de Troyes, Yvain), Sun grant espiet par mi le cors li mist
(Chanson de Roland) ; « sur » (ferir parmi l'escu) ; « par » : Par mi le col soyent
pendu (Pathelin, XVe s.), les conditions de réalisation d'un procès : Par my aucunes
convenances..(Mélusine : « à certaines conditions, moyennant.. »), « dans » (souvent
avec un nom de sentiment) : Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore ? (Racine,
Britannicus).

Pendant, participe, devient préposition au XVe s. (Pendant ces six sepmaines,


Commynes) ; jusque-là, il est encore postposé (ce siège pendant, Froissart), et il en
reste cependant.

Pour est l'une des prépositions importantes du français ; premier mot du premier
texte écrit en français (Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun
salvament, Serments de Strasbourg), elle a traversé les siècles avec des constructions
et des valeurs fort diverses. Dès l'origine, pour gouverne soit un nom ou un pronom,
soit un adjectif, soit un infinitif (présent ou passé) ou une forme en -ant.

En ancien français, por indique le but, l'intention du procès : Une chose m'acreantez
por vostre enor et por la moie (Chrétien de Troyes, Yvain), Por esprover ma proesce
et mon hardement (ibid.) ; ou bien la cause : ne m'an fuirai por tel menaces (ibid.),
Pur bien ferir l'emperere plus nos aimet (Chanson de Roland : « Parce que nous nous
battons bien.. »), por Dieu (« au nom de Dieu ») ; ou encore l'équivalence, la
proportion, l'échange, l'estimation, et introduit parfois ainsi l'attribut du complément
direct avec tenir, juger... :Si tient tote la gent por fole (Chanson de Roland), Pur tut
l'or Deu ne volt estre cuard (ibid.) ; ou, en phrase négative, la concession : Ja pur
murir n'eschiverunt bataille (ibid.), N'en descendrat pur malvaises nuveles (ibid. :
« même pour... »), et dans ce cas pour peut introduire un verbe en -ant : Ne vos leroie
por les membres perdant (Prise d'Orange, XIIe s. : « même si je devais en perdre
mes membres »).

Dès l'ancien français, por peut signifier « pour ce qui est de » : Pur hanste freindre
e pur escur peceier... En nule tere n'ad meillor chevaler (Chanson de Roland : « Pour
ce qui est de briser des lances.. »). Toutes ces valeurs perdurent jusqu'au français
moderne, à quelques restrictions près : dans son emploi causal, pour introduit souvent
un nom sans déterminant (condamné pour vol), et ne peut en français moderne
introduire qu'un infinitif passé (condamné pour avoir volé). Ses constructions
concessives sont moins fréquentes, souvent explicitées par même (Même pour tout

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 308

l'or du monde...), et pour ne peut plus introduire la forme verbale en –ant ; enfin,
avec sa valeur « pour ce qui est de », pour n'introduit plus qu'un nom (Pour de
l'esprit, j'en ai sans doute, Molière). En moyen français pour l'amour de signifie « à
cause de » ; cette locution causale a beaucoup de succès au XVIe s. et est encore
employée au XVIIe s.(Molière). Au XVIe s. apparaît empour, « en échange de », qui
ne subsiste plus que dans le français de l'Ouest.

Près, rarement seul comme préposition, le plus souvent suivi de à ou de marque dès
l'ancien français et le moyen français la proximité concrète ou abstraite : prés terre
(Chrétien de Troyes) ; prés de moi ; s'ot prés de deus espanz de lé (Chrétien de
Troyes, Yvain : « il faisait presque deux fois la largeur de la main »), Et toujours
mectent le gallant pres la damoiselle, (Quinze joies de mariage). Au XVIIe s. près de
signifie aussi « en comparaison de, auprès de » : Et près de vous ce sont des sots que
tous les hommes (Molière, Tartuffe).

Après marque, depuis l'ancien français, la postériorité, dans le temps le plus souvent
mais aussi, dans l'espace. Au XVIIe s. il est parfois l'équivalent de « d'après » :
Mais vous en jugerez après la voix publique (Corneille, Le Menteur). Au XVIe s. en
après est parfois aussi préposition. Déjà au XVIIe existe l'expression être après à +
infinitif : Je suis après à m'équiper (Molière, Scapin), encore attesté en français oral.

Auprès (de) apparaît à la fin du XIVe s., d'abord au sens local, puis pour marquer la
comparaison. Au XVIIe s., Vaugelas et l'Académie refusent la construction directe
(auprès le palais), exigent auprès de.

En prés, emprés (de) marque en ancien français soit la postériorité temporelle


(enprés la messe) soit la proximité locale (« près de ») et la succession (l'un enprés
l'autre).

En moyen français apparait deprés (en la mer deprés Espaigne...), au sens de « près
de ».

Puis indique en ancien français la postériorité dans le temps (puis cele ore, puis le
tens que, puis ma mort « après ma mort »). Encore courant comme préposition au
XIVe s. il l'est moins aux XVe, et XVIe s., il n'est plus qu'adverbe ensuite, et devient
une articulation importante dans le récit oral (puis, et puis, et puis après).

Depuis, adverbe dès le XIIe s., devient préposition au XIVe s. (depuis le creation du
monde, Froissart), et introduit parfois un complément de lieu (« partir de »). Au
XVIIe s. on trouve parfois depuis devant infinitif passé (depuis vous avoir écrit, La
Rochefoucauld).

Quant et est employé au XVe au XVIe (je les porte quant et moy, Montaigne) et au
début du XVIIe s. encore au sens de « avec, en même temps que », mais Vaugelas le
condamne.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 309

Quant à, quant de, quant est de apparaissent tous trois en moyen français : El est
perdue quant a son honneur (Quinze joies de mariage), Je n'en ay poinct quant est de
moy (Rabelais).

Sanz/senz/seinz/sans dès l'ancien français introduit nom, pronom, infinitif ; il marque


l'absence, et parfois l'exception - ce qui n'est plus le cas en moyen français : Mors
sunt Franceis, tuz les i ad perdut, Senz l'arcevesque e senz Gualter de l'Hum
(Chanson de Roland : « ... sauf l'archevêque... »).

Sauf, adjectif en ancien français, est encore parfois variable en moyen français.

Sor/seur/seure/sur (forme anglo-normande), desor/deseure/desur, et d'autre part sus,


dessus, apparaissent en ancien français dès les plus anciens textes ; prépositions de
lieu, ils précisent la localisation par rapport à un objet ou à une personne : supériorité
avec ou sans contact (« sur », « au-dessus de » : sor le perron/desus le perron/desor
le perron), direction (il vient sor ax) ou atteinte par agression (ferir sor) ; mais, plus
abstraitement, supériorité ou intensité : Or cuidoye estre sur tous maistre (Pathelin,
XVe s.), Sur tuz les altres est Carles anguissus (Chanson de Roland : « Plus que tous
les autres… »). Ces termes marquent également l'opposition (« malgré » : sor son
deffens, deseur le suen commandement), l'objet de pensées ou de sentiments (plorer
sor). Sor et sus peuvent aussi introduire un complément de temps : Li soleuz fu chauz
sor la prime (Béroul, Tristan : « Dès la première heure du jour... »). En moyen
français apparaît la forme sur (croisement de sor et sus), graphiée parfois surs.

Beaucoup plus rare que sus au début, sur ne tardera pas à le supplanter ; au XVIe s.
les deux prépositions les plus courantes sont sur et dessus (Clarté desus clarté,
puissance sur puissance, D'Aubigné). Au début du XVIIe s. dessus s'emploie encore
normalement comme préposition ; ce n'est plus le cas à la fin du siècle, car sur s'est
généralisé, et les puristes ont fait un effort pour distinguer des formes adverbiales (en
de-) de formes prépositionnelles simples ; cependant par dessus peut encore avoir un
emploi prépositionnel. Dessur disparaît au XVIIe s.

Enseur de/ensus de marquent l'éloignement en ancien français et moyen français


(« loin de »), mais sont vieillis à la fin du XVe s., et de sur indique la position en
surplomb « du haut de »).

Au XVIIe s. sur introduisait le régime de quelques verbes se construisant


actuellement avec à (se confier sur, insulter sur), et avait parfois le sens de « plus
que » (sur tous autres aimable).

Soz/souz/soubz/sous et dessoz/dessous marquent comme prépositions la localisation


spatiale ; dessous peut jusqu'au XVIIe s. être préposition, comme dessus ; mais de
dessous, par dessous ont emploi de préposition. Sous peut introduire parfois un

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 310

complément de temps : sous peu de temps, au XVIIIe s. Sous ombre de, qui apparaît
en moyen français, puis sous prétexte de ont un sens figuré.

Trés/triés marque en ancien français dans le temps le point de départ (trés m'anfance,
trés puis « depuis lors »), dans l'espace la postériorité (« derrière » : très le dos) ;
detriés est uniquement local, tresqu'a/en local ou temporel. Seul très subsiste comme
préposition jusqu'au XVe s. (tres le matin).

Vers/envers marquent en ancien français la direction (« vers, du côté de »),


l'opposition (« contre »), le rapport abstrait de comparaison (« en comparaison
avec ») ; devers marque la proximité dans le temps ou l'espace. En moyen français
vers/devers/par devers/par dedevers ont à peu près ces mêmes valeurs. Au XVIIe s.
vers/envers avec un animé humain signifie « auprès de » : Vous avez du crédit vers
lui (La Rochefoucauld).

Un certain nombre de ces prépositions peuvent se combiner, et ce dès l'époque la


plus ancienne. On a ainsi en français moderne : Il est passé par devant chez moi. Il l'a
gardé par devers soi. Tout sera prêt dès avant midi, etc.

IV.1.6 De très nombreuses locutions prépositionnelles ont été et sont constamment


créées à l'aide des quatre prépositions de base, à/de/en/par : à l'endroit, à l'envi de
(XVIe s. : « à l'égal de »), à faute de, à force de, à la mode de (« en raison de » : « à
la manière de »), à la raison de (« en raison de » au XVIe s.), à raison de, à la
réserve de (qui au XVIIe s. remplace à la réservation de : « sauf »), à l'usage de
(XVIe s. : « selon »), au moyen de, au regard de, au travers de, de par (« au nom
de », XIIe s.), de force de (XVIe s. : « à force de »), du fait de, en comparaison de,
mercy à (XVIe s. : « grâce à »), grâce à, etc.

IV.1.7 Enfin, à chacune des étapes de la langue, des participes présents ou passés
sont devenus prépositions, le critère de ce changement étant leur invariabilité
(grammaticalisation). Attendu apparaît au XVIe s., s'accorde encore parfois, mais est
déjà souvent invariable ; concernant devient préposition fin XVIe s. ; considéré
commence à être employé comme préposition, invariable, au XVIe s. : Considéré
l'énorme quantité de laict requis, (Rabelais) ; suivant se répand au XVIIIe s. ;
touchant, vu qui peut s'accorder encore au XVIIe s. ; y compris, non compris, ci-joint
et ci-inclus, invariables quand préposés au nom, variables quand ils le suivent : ci-
joint la lettre que... /la lettre ci-jointe.

IV.2 Adverbes

IV.2.1 Alors qu'il est impossible de regrouper les prépositions par domaines
sémantiques ou syntaxiques, il en va tout autrement des adverbes. Aussi, après avoir
rappelé les différents modes de formation de ces mots, nous étudierons
successivement les différents types d'adverbes.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 311

En français, les adverbes sont d'origine fort diverse. Quelques-uns sont issus du
latin (mais, plus, ne, assez, tres, moins) ; et comme la plupart de ceux-ci se
terminaient par -s, en ancien français cet -s final a été considéré comme une marque
adverbiale et a été ajouté à des formes qui ne le comportaient pas (onques, ores,
sempres). Quelques adverbes ont pour origine des adjectifs ou des participes
(ferant, batant, tost, haut), ou des formes verbales (espoir en ancien français, peut-
être en français moderne). Enfin et surtout, un grand nombre d'adverbes ont été, sont
et seront formés à partir d'adjectifs à la forme féminine auxquels on ajoute le suffixe
adverbial -ment (fort-e-ment) : c'est l'un des deux modes de formation adverbiale
encore productifs, l'autre étant l'utilisation d'adjectifs à la forme masculine comme
adverbes (manger sain, boire sec, laver plus blanc). Un certain nombre d'adverbes
ont été, pendant toute une période du français, du Moyen Âge au XVIIe s., également
prépositions, et certains termes ont encore les deux emplois (devant, derrière, par-
dessus...) ; c'est à partir du XVIIe, s. que les grammairiens ont séparé les deux
catégories de mots (tout en acceptant par exemple il est venu avec pour reprendre un
groupe préposition + animé).

IV.2.2 Les adverbes de temps sont de très loin les plus nombreux ; quelques-uns
d'entre eux ont pris valeur logique (ainz, cependant), mais c'est rare.

Acoup (« soudain »), apparu au XIIIe s., est encore employé au XVIIe s. par
Descartes ; seul le composé tout à coup a subsisté.

Adés (« aussitôt », ou « sans cesse ») n'est utilisé que du XIe au XIVe s.

Adonc/adonques/adont indique le moment du procès (« alors » ou « maintenant »


selon le temps du verbe) ; extrêmement fréquent en moyen français, il est supplanté
par alors dès la fin du XVIe s. ; on le trouve encore parfois au XVIIe s. dans des
textes archaïsants (La Fontaine).

Ainc/ainz/ainçois marquent l'antériorité temporelle (« avant, auparavant » ; employés


de l'ancien français à la fin du XVIe s., ils ne le sont plus au XVIIe s.

Alors (composé de lors) apparaît au milieu du XIIIe s. ; rare avant le XVe s., il
supplante à partir du XVIIe s. les autres adverbes lorsqu'il s'agit de situer le procès
dans une séquence narrative.

Antan (« l'année dernière », « jadis »), peu fréquent en ancien français et moyen
français (Villon), est encore utilisé de loin en loin au XVIe s. (Du Baïf).

Aprés et emprés apparaissent dans la Chanson de Roland et marquent la postériorité ;


le XVIIe s. utilise les composés en après, par après, et connaît la locution verbale
être après à faire..

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 312

À présent est très fréquent au XVIIe s., malgré l'opposition de Vaugelas qui préfère à
cette heure, maintenant, aujourd'hui, présentement.

Atant, fréquent en ancien français dans le récit, y marque souvent le retour à la


narration après un discours direct, et se combine avec ez dans atant ez vous
(« voici »). Moins courant en moyen français et au XVIe s., il est encore utilisé au
XVIIe s. par La Fontaine.

Aujourd'hui (composé de au jor d'ui, XIIe s.) ne remplace hui/ui qu'au XVIIe s. Le
français moderne familier a formé une nouvelle locution : au jour d'aujourd'hui.

Auparavant (composé sur avant) apparaît au XVe s. et sera quelque temps


préposition également.

Aussitôt apparait au XIIIe s. dans la locution conjonctive aussi tost com (« dès que »),
mais n'est employé comme adverbe autonome que depuis le XVIe s. (Du Bellay).

Avant n'a jamais été très courant comme adverbe : dès l'origine il a été concurrencé
par davant/devant (temporel).

Bonne pièce signifie « bien longtemps » au XVIe s.

Brie(f)ment a en ancien français le sens de « rapidement », et au XVIe, s. celui de


« bientôt ». Bref apparaît au XVIe s. (« rapidement, bientôt »).

Cependant apparaît au début du XIVe s., mais comme locution (tout ce


pendant) ; au XVIe s., à côté de l'adverbe pendant, on utilise cependant, encependant
(Rabelais), ce temps pendant, en ce temps pendant.

D'abord marque aux XVIe-XVIIe, s. l'immédiateté (« tout de suite ») ; il a pris en


français moderne valeur argumentative en discours direct.

Dedentre/dedantrains, peu fréquents, marquent en moyen français la concomitance


(« pendant ce temps »).

Déjà/desja apparait au XIIIe s. et commence à concurrencer ja en moyen français


avant de le supplanter au XVIIe.

Demain est apparu dans la Chanson de Roland. L'endemain comme complément


direct se rencontre encore au XVIe s.

Depuis/du depuis au XVIe ne marquent pas seulement la durée, mais aussi la


postériorité (« après »).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 313

Derechef marque plutôt l'aspect (« à nouveau ») que le temps ; il est utilisé jusqu'à la
fin du XVIIe s. où il commence à paraître archaïque.

Devant (davant parfois en ancien français, dedevant en moyen français) peut être
adverbe de temps jusqu'au XVIIIe s., et se rencontre encore sporadiquement avec
cette valeur.

Toute une série de locutions marquent en moyen français et parfois encore au XVIe
s. le point de départ d'un procès (« désormais ») : de la en plus, de si en avant,
désormais fréquent en moyen français, dont de la en avant, dorenavant apparu au
XIIIe s. et courant au XIVe s. à côté de des lors en avant, de la en avant, d'ici en
avant, et au XVIe s. des l'eure, des adonc.

Encore renvoie en ancien français au présent du locuteur ; il a donc les mêmes


emplois qu'en français moderne, marquant la perpétuation d'un procès, positif ou
négatif : si leissons cez qui ancor durent (Chrétien de Troyes, Yvain), ancor nel vos
doing gié (ibid.) ; en outre, avec le futur, il signifie « un jour ou l'autre, à l'avenir » :
Diex li doint ancor changier (ibid.).

Encui est en ancien français un composé de hui (« aujourd'hui »), de même qu'enuit,
fréquent jusqu'au XVIe s., et enquenuit le sont de nuit (« cette nuit »).

En ancien et moyen français plusieurs termes marquent la concomitance et la durée :


entrues (qui disparaît fin XIVe s.), endemantiers qui devient rare en moyen français
et disparait au début du XVIe s. (Du Bellay l'emploie par archaïsme), entre tant
graphié dès le XVe s. entretemps, entandis surtout fréquent en moyen français
(Villon).

Eneslepas et enevois (« immédiatement, aussitôt ») disparaissent avant le XIVe s.

Hier/ier est apparu en ancien français (Chanson de Roland).

Hui/ui/huimais/jehui sont courants en ancien français et moyen français ; hui est


encore utilisé au XVIe s., mais au XVIIe s. il ne se trouve plus que chez La Fontaine.

Incontinent (« aussitôt ») apparaît au XIVe s. et est fort usité jusqu'au XVIIIe s.

Ja accompagnant l'adverbe de négation ne a valeur temporelle (« ne... jamais »), mais


ne porte que sur le présent et le futur (voir onques). En phrase non négative il peut
accompagner tous les temps verbaux et marque soit l'assertion, soit l'appréciation
temporelle : « déjà » avec le passé ou le présent) : Ceanz est ja (Chrétien de Troyes,
Yvain : « il est déjà là »), et « bientôt », avec le futur : Jo vos plevis, ja returnerunt
Franc (Chanson de Roland : « Je vous le garantis, les Francs reviendront à coup
sûr/bientôt »). Ja se rencontre encore au XVIe s., mais il est concurrencé par jamais

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 314

(avec ne) et déjà ; au XVIIe s. il ne se trouve plus guère que chez Scarron et La
Fontaine.

Jadis (ja a dis) (« il y a déjà des jours », dis a pour origine le mot latin signifiant
« jour », dies, comme dans lundi..)[ expliquer dis ?] est employé depuis le XIIe s.

Jamais/jamés existe dès l'ancien français à côté de ja dans les propositions négatives
ou marquant la virtualité (hypothétiques, interrogatives, complétives) : ne... jamais se
développe au XIVe s. où il ne concurrence encore que ne... ja ; mais au XVe s., alors
que ne... ja reste cantonné au futur et au présent, ne... jamais commence à
accompagner des verbes au passé Je ne vy jamais, moi' homme... Cent Nouvelles
nouvelles) ; au XVIe s. il concurrence ne... onques qu'il supplante au XVIIe s.

Longes (« longtemps ») en ancien français, longuement du XIIe au XVIe s. et parfois


encore au XVIIe s. marquent la durée (« longtemps »). Long temps a au XVIe s.
marque la durée passée ; longtemps commence à devenir adverbe au XVIIIe s., mais
jusqu'au XVIIIe s. reste substantif : exerça durant un longtemps toute sorte de
violences (Bossuet).

Lors (« alors, à ce moment-là »), apparu au XIIe s., est extrêmement fréquent en récit
pendant tout le Moyen Âge ; il n'est concurrencé par alors qu'au XVIe s. Au XVIIe
s., seuls les auteurs du début du siècle l'emploient, les grammairiens de la fin du
siècle ne l'acceptant plus que dans les locutions dès lors et pour lors, qui ont perduré.

Lués (« aussitôt, sur-le-champ ») n'est employé qu'en ancien français

Main est courant en ancien français (« le matin, au matin ») (voir Demain).

Maintenant, très courant dès le XIIe s., marque en ancien français l'immédiateté du
procès (« aussitôt ») : Et maintenant vanta et plut (Chréien de Troyes, Yvain : « Et
aussitôt il se mit à venter et à pleuvoir »). C'est en moyen français qu'il prend en
discours direct sa valeur actuelle de renvoi au temps de l'énonciation, mais jusqu'au
XVIIIe s. il conserve parfois son sens premier (Bossuet, Prévost).

Meshui, synonyme en ancien français de hui, se rencontre encore parfois fin XVIe s.

Mesouan (« maintenant, désormais » : mais + oan (venant de hoc annu « cette


année ») [ expliquer oan ?] ) est utilisé du XIIe au XVIe s., où il n'apparaît plus après
Rabelais.

Naguère (n'a gaires en ancien français) se répand au XVe s. ; à côté de sa


signification originelle (« il y a peu ») il prend parfois en français moderne celle de
jadis (« il y a longtemps »).

Oan/ouan n'apparaît qu'en ancien français (« cette année », « désormais »).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 315

Onc/onques est employé en ancien français soit avec la négation ne et un verbe au


passé (« ne... jamais », « pas une seule fois » : Meillors vassals de vos unkes ne vi,
Roland, 1857), soit en phrase non négative mais exprimant la virtualité (complétives,
hypothèse : s'il onques puet, Chrétien de Troyes, Yvain : « si jamais il le peut »).

Au XVIe s. ne... onques est encore largement utilisé, mais il commence à être
concurrencé par ne... jamais avec le verbe au passé ; il subsiste encore au début du
XVIIe s. chez La Fontaine et Scarron, mais pour les grammairiens c'est un terme
archaïque.

Or, adverbe très fréquent en ancien français et placé le plus souvent en tête de phrase,
et ore/ores, placé plus souvent à l'intérieur de la proposition, jusqu'au XVIe s. font
référence au moment de l'énonciation (« maintenant » ; ore... ore « tantôt... tantôt ») ;
au XVIIe s., employé parfois par La Fontaine ou Th. de Viau, or paraît archaïque.
C'est à la même époque, au XVIIe s., qu'apparait l'emploi moderne, logique de or (Or
donc « ainsi donc », or est-il que « toujours est-il que »). Le composé orains (« il y a
un instant ») n'existe qu'en ancien français, et orendroit (« à présent, sur-le-champ »)
paraît archaïque au XVIe s. Dès lors, la valeur temporelle de cet adverbe ne subsiste
plus que dans deux composés : dorénavant, et d'ores et déjà qui a eu quelque succès
au XXe s.

Par tens, en ancien français, marque la proximité temporelle (« bientôt »).

Paravant (« auparavant ») est utilisé du XIVe au XVIe s. (Rabelais).

Pendant, à l'origine participe présent qui a servi à former divers composés temporels,
est parfois adverbe au XVIe s.

Pieça en ancien français situe le procès dans le passé (« il y a longtemps », « il y a


quelque temps ») ; il est archaïque au XVIIe s. De pieça (« depuis longtemps ») est
utilisé en ancien français et moyen français

Premiers/premerains, primes puis premierement marquent en ancien français et


moyen français l'antériorité d'un procès par rapport à d'autres (« d'abord,
auparavant ») ; seul le dernier subsiste jusqu'au XVIe s. avec cette valeur
d'antériorité ; c'est au XVIIIe s. que sa signification change et qu'il ne peut plus être
utilisé que dans une série numérale : Je vous ai dit premièrement ; or, dire un
premièrement, c'est annoncer au moins un secondement. Secondement donc...
(Diderot, Jacques le fataliste).

Puis (« après, ensuite ») est attesté, comme préposition et adverbe, dès les plus
anciens textes ; le tour puis après apparaît dès l'ancien français.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 316

Quant et quant est courant au XVIe s. et au début du XVIIe s. pour marquer la


concomitance (« en même temps ») : La plus calamiteuse et fraile de toutes les
créatures, c'est l'homme, et quant et quant la plus orgueilleuse (Montaigne).

Quelquefois, apparu au XVIe s., signifie « une fois, un jour » jusqu'au XVIIe s., où se
développe le sens moderne « parfois »).

Sempres (« toujours » dans les plus anciens textes, et « aussitôt ») disparaît fin XIVe
s.

Sovent/souvent (« à plusieurs reprises ») marque dès l'ancien français la répétition.


Souventesfois, devenu adverbe, se trouve de loin en loin au XVIe s. et au début du
XVIIe s.

Tandis (« pendant ce temps ») est employé comme adverbe autonome du XIIe au


XVIIe s.

Tantost/tantôt, apparu au XIIe s., marque l'imminence (« aussitôt, immédiatement »)


jusqu'au XIVe s. C'est au XVe s. qu'il commence à indiquer un futur légèrement
différé (« bientôt »), valeur qu'il garde aux XVIe et XVIIe s., ou un passé tout récent
(Il est venu tantôt), valeur qu'il avait encore récemment à Paris et qu'il conserve en
français régional et en Belgique. Au XVIe s. cet adverbe s'emploie aussi redoublé
pour marquer l'alternance (tantôt bien, tantôt mal) : seul cet emploi est resté courant
en français moderne

Tempres, qui ne se rencontre pas après le XIIIe s., marquait l'immédiateté (« aussitôt,
vite, tôt »).

Tost/tôt marque en ancien français et jusqu'au XVIIe s. l'immédiateté d'un procès


(« rapidement, aussitôt ») ; en moyen français apparaît le sens moderne (« de bonne,
heure »), qui seul subsistera.

Tout à l'heure signifiait aux XVIIe et XVIIIe s. « sur l'heure, tout de suite », avant de
marquer un futur légèrement différé.

Tozdis, qui n'est plus utilisé après le XVe s., toz jors, graphié toujours en moyen
français, marquent l'aspect duratif ou répétitif d'un procès dès le plus ancien français.

IV.2.3 Les adverbes de lieu sont également nombreux en français.

Ailleurs est apparu au XIe s.

Arrière, essentiellement adverbe déjà en ancien français, signifie « derrière, en


arrière »

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 317

Amont, contremont (« en haut »), et aval, contreval (« en bas ») sont courant en


ancien français et moyen français ; seul contremont subsiste jusqu'au XIXe s. ; (en)
haut et en bas se substituent à eux entre le XIVe et le XVIe s.

Bas, en bas, apparaissent au XIVe s. pour marquer la position inférieure sans contact,
et au XVIe s. ils auront quasiment remplacé aval et jus.

Ça marque en ancien français la direction vers le lieu de l'interlocution ; utilisé du


Moyen Âge au XVIIe s. (Molière), il est employé en discours direct et accompagne
des verbes de mouvement ; mais dès le XVe s. il apparaît essentiellement dans des
expressions figées (Or ça, viens ça), dans des locutions (ça-bas, ça-haut), et dans le
couple çà et là où il survit encore (voir Perret 1988).

Céans, çaienz en ancien français (« ici à l'intérieur ») renvoie lui aussi au lieu de
l'interlocution ; aux XVIe et XVIIe s. on ne le trouve plus guère que dans l'expression
de céans (« d'ici, de cette maison »).

Ci/ici renvoie en ancien français à la situation du locuteur, mais sans mouvement en


général ; au XVIe s., ici concurrence ci qui ne subsistera qu'en composition avec le
démonstratif (celui-ci), et il pourra être employé pour marquer le mouvement vers le
lieu du locuteur.

Deenz, denz, dedenz/dedanz, dedens/dedans (formés sur enz « dedans »), sont
apparus très tôt en ancien français ; deenz et denz ne sont pas très fréquents, mais
dedanz (dedans dès le XIIIe s.) est très courant comme préposition ou adverbe, et est
sans doute à l'origine de dans.

De fortune au XVIe s. signifie « par hasard ».

Emmi/enmi (« à l'intérieur ») est utilisé en ancien français et encore jusqu'au XVIIe


s.

Ensus (« au-dessus », ou « au loin, à l'écart, en arrière » surtout avec le verbe


retraire ou soi traire) n'est plus utilisé en moyen français que dans la locution
prépositionnelle ensus de.

Enz/ens (« dedans, à l'intérieur »), courant en ancien français et en moyen français, et


surtout dans le groupe prépositionnel enz en, n'est plus utilisé que dans quelques
locutions au début du XVIe s., au dire de Palsgrave.

Entour (« autour », d'où « à ce sujet ») est employé en ancien français et moyen


français, et au XVIe s. il ne se trouve plus que chez Rabelais.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 318

Fors/defors a, en français très ancien et jusqu'au début du XIIIe s. valeur locale


(« dehors » : metre fors, aler fors) ; mais fors en est venu à exprimer l'exclusion
(Tout est perdu fors l'honneur), et du XIIIe au XVIIe s., où il se rencontre encore
chez Scarron et La Fontaine, il n'a plus que cette signification.

Haut/en haut apparaît au XIVe s. ; au XVIe s. il remplace amont et sus.

Hors/dehors sont en ancien français adverbes ou prépositions ; au XVIe s. hors est


encore souvent adverbe ; à partir du XVIIe s. seul dehors reste adverbe, hors/hors
étant préposition.

I/Y indique le point d'aboutissement du procès, soit comme adverbe de lieu, soit
comme adverbe pronominal. En ancien français, dans l'expression il y a marquant
l'existence, i/y n'est exprimé que si aucun complément de lieu ne précise la
localisation : Molt i a grant noise et grant bruit (Chrétien de Troyes, Yvain), mais :
Ceanz n'a huis ne fenestre (ibid. : « Ici il n’y a ni porte ni fenestre »).

Iluec/illec (« ici, en ce lieu-ci ») est utilisé du Xe s. au début du XVIIe s. où il paraît


vieilli et populaire.

Joste/dejoste (« à côté, de côté ») sont utilisés surtout au Moyen Âge. Au XVIIe s.


jouxte paraît archaïque.

Jus (« en bas, à bas ») est un adverbe fréquent en ancien français ; dès le moyen
français et encore au début du XVIe s. il n'apparaît plus qu'avec les verbes ruer et
mettre ; bas/en bas le remplace.

La, ila au XVIe s., fait système en ancien français avec ça et ci, et renvoie à un lieu
extérieur à la situation d'énonciation (voir Perret 1988).

Laiens/léans (« là-bas à l'intérieur ») est encore fréquent au XVIe s. et au début du


XVIIe chez Scarron et La Fontaine.

Lassus/laissus n'est guère courant qu'en moyen français

Loin/luinz est apparu au XIe s., et indique aussi parfois le temps (« longtemps »).

Près apparaît au XIe s. (« près, de près »).

Puer (« dehors, au loin ») n'est utilisé que jusqu'au XIIIe s.

Sor/dessore/desseure (« au-dessus ») ne sont plus employés après le Moyen Âge ;


sus/dessus sont encore courants en moyen français mais sus ne subsistera que
quelque temps.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 319

Soz/desoz/dessoub/dessous sont adverbes et prépositions jusque dans le courant du


XVIIe s. ; seul dessous conserve cet emploi.

IV.2.4 Adverbes de manière

A foule est au XVIe s. une expression figée (« en foule »).

Ainsi/ainsint/einsi/einsint indique dès l'ancien français qu'une comparaison est


instituée à propos du procès ; le second terme de la comparaison est introduit par
com/comme, puis à partir du XIIIe s. par que.

Bonnement du XIVe au XVIe s. signifie souvent « bien ».

Conformement, au XVIe s., signifie « de la même façon ».

Errant jusqu'à la fin du XIVe s., errament/erraument jusqu'au XVIIe s. marquent la


rapidité du procès (« rapidement »).

En apert (« ouvertement, publiquement ») n'est utilisé qu'en ancien français

Enviz/envis (« malgré moi », « de mauvais gré ») disparaît fin XVIe s.

Espres/exprès (« juste, exactement ») est apparu au XIVe s.

Haut en ancien français et jusqu'en français moderne, hautement jusqu'au XVIe s.


peuvent aussi signifier « à voix haute ».

Isnelepas (« rapidement ») est attesté jusqu'à la fin du XIVe s.

Mal peut être adverbe dès l'ancien français, mais souvent avec une valeur subjective
plus nette (« pour votre malheur ») : Je criem que mal soiez venuz (Chrétien de
Troyes, Yvain).

Pis est attesté dès la fin du Xe s.

Soudain, adjectif au XIVe s., est employé adverbialement à partir de la fin du XVe s.

Volentiers/volontiers est attesté dès le Xe s. (Saint Léger : Qui donc fud miels et a lui
vint, Il voluntiers semper reciut).

En outre, la majorité des adverbes en -ment et des adjectifs employés comme


adverbes indiquent la manière dont se déroule le procès marqué

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 320

par le verbe. Il faut souligner l'importance, en français contemporain et dans certains


types de style (publicité), de l'emploi adverbial d'adjectifs au masculin (manger léger,
s'habiller triste, bâtir solide).

IV.2. 5 Adverbes marquant le degré et la quantité

Assez en ancien français et moyen français signifie « suffisamment », « bien », mais


aussi « trop » cette dernière valeur ne semble plus attestée après le Moyen Âge.

Auques (« quelque peu », mais aussi « beaucoup, très ») n'est attesté que jusqu'à la
fin du Moyen Âge.

Aussi/autresi, autant/autretant marquent une comparaison, dont le second terme est


introduit en ancien français et parfois encore en moyen français par comme, et dès le
XIIIe s. également par que.

Beaucoup apparaît fin XIIIe-XIVe s., et il pourra intensifier non seulement un verbe
(faire beaucoup), un adverbe d'intensité (beaucoup plus, mais aussi beaucoup
davantage qu'emploie encore Rousseau) ou un adjectif déjà intensifié (beaucoup plus
rapide), mais jusqu'au XVIIIe s., et encore dans certaines régions, également un
simple adjectif (La nuit fut beaucoup longue (Cent Nouvelles nouvelles), Leur savoir
à la France est beaucoup nécessaire (Molière).

D'avantage, puis davantage est apparu au XIIIe s. et a jusqu'au XVIIIe s. le sens de


« en plus, en supplément » : Que demandons nous davantage ? (Bossuet) ; mais les
constructions modernes (davantage de, en... davantage, davantage que) se trouvent
déjà aux XVIe et XVIIe s.

Environ, à l'origine préposition, tend au XVIIIe s. à se postposer et acquiert ainsi


valeur adverbiale : Il est deux heures environ.

Meins/mains/moins offre dès l'ancien français toutes les constructions et expressions


que connaît le français moderne : au moins, a tot le moins, del meins, mais aussi c'est
del meins (qui signifie en ancien français soit « c'est la moindre des choses », soit
« c'est sans importance »).

Molt/mout est en ancien français et en moyen français l'adverbe le plus courant de


très loin pour quantifier un nom ou intensifier un verbe, un adjectif ou un adverbe ;
très commence à l'évincer devant adjectif et adverbe entre le XIIe et le XVe s. ; mais
on le rencontre parfois encore au XVIe s.

Par adverbe est employé en ancien français et au XIVe s. encore pour intensifier.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 321

Plus sert dès le plus ancien français à intensifier adjectif ou adverbe pour former le
comparatif, dont le complément au Moyen Âge est introduit par de si c'est un nom ou
un pronom : plus fel de lui n'out en sa cumpagnie, (Chanson de Roland), ainsi que le
superlatif. Comme quantifieur la préposition de joint plus au nom (plus de bien) :
c'était déjà presque toujours le cas en ancien français, mais on trouvait aussi : Plus a
paroles an plain pot de vin..(Chrétien de Troyes, Yvain).

Poi/po/pou/peu offre dès l'ancien français toutes les constructions modernes : avec ou
sans un, pouvant lui-même être intensifié par un adverbe (molt po), il porte sur le
verbe, le nom (poi de/un poi de), l'adjectif ou l'adverbe (un po plus longuemant,
Chrétien de Troyes) : a poi que ne... signifie « pour un peu... » en ancien français

Si, en ancien français comme en français moderne, ne peut modifier qu'un adjectif ou
un adverbe ; pour marquer la comparaison d'égalité, il construit son corrélat avec
comme en ancien français ; mais c'est que qui introduit la consécutive.

Tant a jusqu'au XVIIIe s. des emplois bien plus larges qu'en français moderne ; il
peut en particulier intensifier un adjectif (tant heureux, autant heureux) ou certains
adverbes (tant plus, tant seulement) ; autant et tellement l'ont remplacé dans certaines
constructions.

Très remplace mout devant l'adjectif au superlatif absolu dès le XIIe s. et surtout au
cours des XVe et XVIe s. ; dès le XVIIe s. très peut porter sur un nom, soit quand il
est pris comme qualificatif : Oui, vous êtes sergent, monsieur, et très sergent (Racine,
Les Plaideurs), soit dans une locution verbale (avoir très faim), malgré les réserves
des puristes.

Trop porte dès l'ancien français, sur un verbe, un adverbe ou un adjectif, et au Moyen
Âge, il a alors souvent le sens de « très » (en français moderne encore peut-être : cela
est par trop connu), comme en français oral non standard actuel ; portant sur un nom,
il se construit avec de presque toujours dès l'ancien français

D'autre part, pour marquer le haut degré ou l'intensité, le français, aux différentes
époques, a utilisé toutes sortes d'adverbes en -ment, de durement en ancien français
à vachement en français parlé des années soixante, ainsi que des adjectifs, tel fort
(qui dès le XVIIe s. sert à intensifier aussi bien adjectif ou adverbe que verbe), ou
l'indéfini tout pris adverbialement (tout petit).

IV.2.6 Adverbes marquant une relation logique

Les adverbes marquant ce type de relation n'ont guère évolué.

Donc/dont, parquoy, par tant qui deviendra partant, poruec, por ce marquent, en
français médiéval, la conséquence.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 322

Neporquant/neporuec/neportant, nequedent, totesvoies/toutefois en ancien français,


puis neanmoins et nonobstant marquent la concession et l'opposition.

Pourtant ne marque que la cause encore au XVIIe s. ; mais dès le XVIe s. il sert à
introduire une opposition (Montaigne). Ensurquetout, meesmement, puis surtout
indiquent une hiérarchie dans l'argumentation. Au XVIe s. apparaît outreplus (« en
outre »)

Enfin, de l'ancien français au français moderne se sont développés toute une série
d'adverbes de locutions conclusives, connecteurs du discours qui structurent l'énoncé
(voir E. Roulet 1987) : en somme, finalement, au fond, de toute façon, bref, fin de
compte, décidément, bon alors...

IV.2.7 Adverbes d'assertion, d'énonciation, d'existence

Buer (voir mar).

Espoir (« peut-être » : première personne du singulier du verbe esperer en ancien


français, il est attesté du XIIe s. jusqu'au début du XVIe s. ; se devient (même sens)
n'est guère attesté qu'en ancien français ; possible apparaît au XVIe s. ; mais dès
l'ancien français attesté puet cel estre qui deviendra peut-être.

Mar exprime un jugement négatif de l'énonciateur-locuteur sur le prédicat : Ja mar


crerez Marsilie (Chanson de Roland : « Vous auriez tort d'écouter Marsilie »), buer,
plus rare, exprimant le jugement positif symétrique.

Mon, dans les tours assez peu fréquents il est vrai c'est mon, savoir mon, est encore
attesté au XVIIIe s. Il marque une sorte d'assertion (« vraiment »).

Oïl/oui est dès l'ancien français la pro-phrase de réponse positive.

Si m'aist Diex, (« de la même façon que je demande à Dieu de m’aider »), toujours
en discours direct, est une formule de serment et d’assertion forte (Marchello-Nizia,
1985), et jusqu'au XVe s. asserte très fortement l'énnoncé auquel il est corrélé : Si
mait Dex, tout ainsiz sera il (Ami et Amile : « Je vous le jure,.. »)

Voici/voilà, d'abord morphèmes d'existence, ont parfois un emploi adverbial (Voilà,


j'ai fini).

Voire/voirement (« certes, vraiment ») sont attestés de l'ancien français jusqu'à la fin


du XVIIe s. Voire est quasi synonyme de même : Je ne puis faire arriver en six jours,
voire en six heures, ce qui s'est passé en six ans (Corneille). Ce sens subsiste en
français moderne, surtout dans la locution voire même.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 323

Enfin, un certain nombre d'adverbes en -ment, tels heureusement, malheureusement,


certainement, qui sont adverbes de manière lorsqu'ils portent sur le verbe, peuvent
marquer le point de vue de l'énonciateur : Heureusement, il fait beau ! En cet emploi
énonciatif ces adverbes peuvent introduire une complétive en que, et ce dès le
français classique, constructions dont Féraud au XVIIIe s. se défiait : Heureusement
qu'il fait beau ! Certainement qu'il viendra !

IV.2. 8 Adverbes de négation

Deux étapes importantes marquent l'histoire de la négation en français : la


généralisation d'une forme composée (ne... pas), et le déplacement de l'accent de la
négation sur le deuxième élément de cette négation composée (pas). Le décalage qui
existe en français contemporain entre la langue écrite (où la forme composée est très
majoritairement conservée) et la langue parlée courante (où pas seul marque
couramment la négation) témoigne de la seconde phase de cette évolution ; quant à la
première, on peut la dater du moyen français.

L'adverbe non

En ancien français et moyen français non est employé pour nier un élément autre
que le verbe conjugué : qui en amer sont non veant (Chrétien de Troyes, Yvain), et
français moderne : non voyant ; mettre en nonchaloir, vostre beauté non pareille,
XIVe s. Mais, dès le moyen français, on trouve déjà ne... (mie/pas...) en cet emploi :
naturel apetit d'omme n'est pas de soy obligier a ne mengier jamais de chair
(Chirurgie, début XIVe s.). Non se rencontre également dans les alternatives (voille
ou non), dans la locution exceptive se... non (français moderne sinon), et devant le
« verbe vicaire » (faire/avoir/estre) en réponse négative ou en assertion négative
contradictoire : « Jo i puis aler mult ben ! - Nu ferez certes », (Chanson de Roland),
Souvent dissoit : « Or i irai ; Non ferai voir ; voir si ferai » (Bel inconnu). Ce tour se
rencontre encore chez quelques auteurs du XVIIe s. (Malherbe, La Fontaine, Molière
pour certains personnages).

Non comme pro-phrase de réponse négative est attesté dès le XIIIe s., mais il ne
commence à se répandre qu'au XVe s., concurrençant nennil/ nenny. Aux XVIIe et
XVIIIe s. point peut avoir le même usage (Etes-vous fâché ? Point). En français
moderne non est parfois concurrencé par toute une série de tours en pas (pas du tout,
absolument pas) ou de métaphores familières (des clous).

L'adverbe ne employé seul ou avec pas/mie/point comme négation totale

En ancien français la négation est majoritairement exprimée par ne seul précédant le


verbe conjugué (dont il ne peut être séparé que par un pronom personnel régime

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 324

conjoint) ; ne (parfois nen) est une forme affaiblie de non non tonique qui apparaît
dans les plus anciens textes : et Karlus meos sendra de suo part non lostanit
(Serments de Strasbourg, IXe s.). La forme simple de la négation continue d'être
parfois employée jusqu'au XVIIe s., surtout avec certains verbes (je ne veux, je ne
daigne), comme c'est le cas d'ailleurs encore en français moderne, mais de façon
résiduelle (je ne puis, je ne saurais dire).

Si la Vie de Saint Alexis au XIe s. n'offre aucune attestation sûre de ne + adverbe,


dès la Chanson de Roland, ne mie est fortement représenté (De sa parole ne fut mie
hastifs, 140). Si ne… mie est au total la plus courante des négations composées en
ancien français, dans certains textes ne pas la concurrence fortement. Ne point est
nettement moins fréquent en ancien français, et il s'emploie surtout lorsque le verbe a
comme régime direct un partitif : Il n'a point de mal autre part (Chrétien de Troyes,
Yvain). Ces trois adverbes mie/pas/point peuvent se placer soit avant, soit après ne.

Ne mie, fréquent encore chez certains auteurs du XIVe s. (Froissart), devient rare à
la fin du même siècle et aux XVe et XVIe s. il ne se rencontre que de loin en loin, à la
rime surtout. Ne pas l'emporte, et tout au long des XVe et XVIe s. il va concurrencer
ne seul. Ne point subsiste.

Dès le XVIIe s., la forme normale de la négation est ne pas, ne point marquant
d'après les grammairiens du temps une négation plus forte. Enfin, goutte (ne voir
goutte) et mot (ne dire/sonner mot) sont attestés, mais rares, de l'ancien français au
français moderne.

Si pas, mie ou point se rencontrent seuls très vite, ce n'est guère qu'en contexte
virtuel (interrogations directe ou indirecte surtout, hypothétique) : Tut seie fel se jo
mie l'otrei ! (Chanson de Roland : « Qu'on me traite de félon si j'y consens le moins
du monde ! »). En revanche, à côté de ces emplois qui persistent, apparaissent au
XVIIe s. des phrases dans lesquelles pas est véritablement négation à lui seul :
Elles me touchent pas tant que le malheur qui... (lettre de La Fontaine) ; les emplois
de ce type attestés au XVIIe s. semblent réservés au dialogue re présenté et à la
correspondance, de même qu'au XVIIIe s. où ils apparaissent lorsqu'il y a mime du
langage parlé populaire.

Dans la langue parlée courante, cet effacement de ne est quasi général au début du
XXe s., comme en témoignent le manuel de conversation de Kron (1909) et l'étude
sur le langage populaire de Bauche (1929) qui souligne « la suppression presque
obligatoire de ne » : J'ai pas su, pour pas qu'elle s'en aille. En français moderne
parlé, lorsque le verbe commence par une voyelle, ne (sous la forme n') est assez
souvent attesé : J'étais pas là est courant à côté de Je n'étais pas là, il était pas là à
côté de il n'était pas là. En outre, pas est couramment employé pour nier un terme
autre que le verbe, surtout en réponse (pas lui), et tend même en composition avec un
à remplacer aucun, donnant naissance à un nouveau déterminant ou représentant
négatif (pas un).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 325

Ne + ja/onques/jamais, rien/personne/nul/aucun, mais/plus/guère. Pour préciser


la négation, un certain nombre de termes se combinent avec ne dès l'ancien français
Pour le temps, ce sont ja (mais) et onques : ne…ja(mais) porte sur un verbe au
présent ou au futur, ne onques (mais) porte sur le passé et se construit très
majoritairement avec un verbe au passé simple. Ce n'est qu'au XVIe s. que l'adverbe
jamais supplantera onques : on n'aura plus dès lors qu'une locution, ne jamais, pour le
passé et le futur. De même que pas, jamais peut nier à lui seul (tu dis jamais rien).
Les adverbes mais, plus et garres/guère quantitatifs, se combinent également avec ne,
et peuvent avoir un sens temporel dès l'ancien français Si la négation porte sur le
sujet ou un régime nominal, l'ancien français accompagne ne de rien(s), chose, ou
ame, ou nient, ou nul ; ces termes ne son pas négatifs en eux-mêmes, ce sont des
indéfinis. Ce n'est qu'à partir du XIVe s. que rien, comme nient, peut marquer à lui
seul la négation (ce fust nient, pour rien). Personne se rencontre déjà de loin en loin
depuis le XIIIe s. avec ne, mais en général accompagné de nul (et donc encore
substantif), et ne sera pas courant avant le XVIIe s. Aucun, indéfini positif en ancien
français, commence à accompagner ne au XIVe s., mais ne nul l'emporte pendant
longtemps.

Enfin le tour ne... neïs (« ne pas même ») ne dépasse pas le XIIIe s.

L'exception : ne... que, ne...mes, se... non/sinon, fors

Pour indiquer que le procès ne concerne que certains éléments d'un ensemble,
l'ancien français utilise ne mes, ne... se... non (le terme excepté se plaçant entre se et
non), ne fors, ou ne... que. Dès le XIVe s. se et non se placent souvent côte à côte et
dès le XVe s. sinon est courant.

Ne discordantiel ou « explétif »

Dès l'ancien français, il est un certain nombre de cas où un adverbe ne est présent
sans marquer exactement une négation, mais plutôt la non-actualisation d'un procès ;
c'est le cas dans les complétives de verbes exprimant la crainte : Ge criem qu'il ne me
face ennui (Béroul, Tristan), l'interdiction, l'imminence : pur poi d'ire ne fent
(Chanson de Roland : « il s'en faut de peu qu'il n'éclate de colère »), de même que
dans la subordonnée introduite par ainz que puis par avant que : Vos le verroiz
ainçois que ge ne ferai (Mort Artu) : dans ces cas-là, son emploi n'est jamais
systématique, et il perdure jusqu'au français moderne. En revanche, en ancien
français, ce ne « explétif », ou « discordantiel », semble systématique dans les
subordonnées compléments d'une comparaison d'inégalité (plus/moins... que) : Plus
est isnels que nen est uns falcuns (Chanson de Roland). Les grammairiens des XVIIe
et XVIIIe s. ont tenté de formuler des règles d'emploi de ce ne, mais, de fait, il n'est
jamais obligatoirement exprimé : ainsi il semble assez rare dans le français classique
après avant que ; en revanche, le français moderne l'utilise assez volontiers, de même
qu'après sans que.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 326

IV.3 Conjonctions de subordination

IV.3.1 Du latin, le français n'a conservé que quatre conjonctions de


subordination : comme, quand, si et que. C'est à partir de que, combiné à des
prépositions ou à des adverbes, qu'ont été créées tout au long des siècles une bonne
centaine de locutions conjonctives - qu'elles soient toujours graphiées en deux mots
(parce que, pendant que), ou qu'elles forment désormais un seul mot (puisque,
lorsque).

La fonction de ces conjonctions est de marquer une relation hiérarchisée entre deux
énoncés ; il est cependant des cas, à toutes les étapes du français, où une telle relation
est obtenue par parataxe, c'est à dire par juxtaposition de deux énoncés présentant un
certain nombre de caractères précis (voir chap IX § III).

Si les quatre conjonctions de base présentent à travers les siècles une assez grande
continuité, il n'en est absolument pas de même pour les locutions formées sur que ou
comme, qui dans l'histoire du français révèlent une extraordinaire instabilité, aussi
bien au plan des formes que pour ce qui est de leurs constructions et significations.

IV.3.2 Graphiée quant jusqu'au XVe s., puis quand par souci étymologique, cette
conjonction est parfois prononcée /kãt/ en français moderne devant une consonne
(sous l'influence de la liaison en -t devant une voyelle ?). Attestée dès le Xe s. elle a
dès l'ancien français ses valeurs modernes : temporelle essentiellement, et c'est tout
au long des siècles une articulation assentielle du récit (Quant..., si... dans la prose du
XIIIe s. ; lors... quand.. au XVIe s.) ; mais aussi parfois causale ou adversative
(« alors que ») : Quant tu es mor, dulur est que jo vif (Chanson de Roland), Quant tu
deus estre serjanz Jhesuscrist tu devenis sergenz au deable (Queste del saint Graal,
XIIIe s.), et même concessive dans un entourage au conditionnel : Ja por ce n'en
eschaperoie, quant il vos avroient ocis (Chrétien deTroyes, Yvain : « Je n'en
réchapperais pas, quand bien même ils vous auraient tué »).

Si ne s'est trouvé graphié définitivement ainsi que depuis le moyen français. En très
ancien français, la forme courante est si ; mais dès le XIIe s. et jusqu'au XIVe s. se (s'
devant voyelle) est la forme la plus généralement attestée.

Se/si introduit dès l'ancien français, comme en français moderne, d'une part des
propositions hypothétiques - c'est le cas le plus fréquent - , des concessives ou
oppositives : Se fuit s'en est Marsilies, Remés i est sis uncles Marganices (Chanson
de Roland), Si elle est grande, l'autre l'est autant (« Si l'on peut poser que.. »), mais
aussi des complétives interrogatives indirectes : Mais saveir volt se Charles i
vendrat (Chanson de Roland). Si est également partie prenante dans trois
constructions interrogatives : la double interrogation en ou si, apparue au XIIe s.,
que l'on rencontre sans cesse, qui connut un fort succès au XVIIe s. : Est il estourdy

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 327

ou s'il dort ?(Mystère du Vieil Testament), Est-ce pour rire ou si tous deux vous
extravaguez ? (Molière) et qui, un peu recherchée, est toujours attestée ; et
l'interrogation directe en se/si (ou est-ce l'adverbe si ?) attestée parfois en ancien
français (Quex, sire ? Si ne le savez ? Chrétien de Troyes, Perceval) ; et en français
moderne l'interro-hypothétique en Et si (Et si l'on parlait d'autre chose ?).

Ce sont les constructions hypothétiques qui au cours des siècles ont connu les
principaux changements (voir également § III.2.2 et chap. IX, § III.3). L'hypothèse
portant sur le présent ou l'avenir (potentiel) est exprimée en ancien français par les
systèmes suivants :

• se + indicatif présent/indicatif présent ou futur, ou impératif ou subjonctif


présent, si la probabilité de réalisation du second procès est forte dans le cas où
le premier procès se réalise ;
• se indicatif imparfait/forme en -roie (-rais), dès le début du XIIe s., quand la
réalisation du premier procès (condition du second) est davantage de l'ordre de
l'imaginaire : [La nuit] tuz tens durreit, se li soleilz n'estait (Philippe de Thaon,
début XIIe s.), S'i estïez le premier jor d'esté, Lors orrïez les oseillons chanter
(Prise d'Orange : « Si jamais... ») ;
• se + subjonctif imparfait/subjonctif imparfait lorsqu'il s'agit d'évoquer une
hypothèse exclue (irréel du présent) : S'altre le desist, ja semblast grant
mençunge ! (Chanson de Roland : « Si un autre disait cela... ») ; et c'est ce
dernier système qui sert également à marquer l'irréel du passé : S'i fust li reis,
n'i oüsum damage (ibid. : « Si le roi avait été là, nous n'aurions subi aucun
dommage »).

C'est seulement au XIIIe s. qu'apparait le système au subjonctif plus-que parfait


pour exprimer l'irréel du passé : se + subjonctif plus-que-parfait/subjonctif plus-que-
parfait : Il l'eüssent sanz faille aconseü, se il fussent alé cele part (Mort Artu), et ce
tour sera très courant jusqu'au XVIIe s. Ces différentes possibilités peuvent en outre
se combiner, donnant des systèmes mixtes : Ferir l'en volt, se n'en fust desturnet
(Chanson de Roland : « Il voulut l'en frapper, [et l'aurait fait] s'il n'en avait été
dissuadé »).

En moyen français et encore au XVIe s., quand l'hypothèse porte sur le présent ou
l'avenir, on joue sur différentes combinaisons possibles de l'indicat présent, de
l'indicatif imparfait, du subjonctif imparfait, du futur, de la forme en -roie pour
marquer le degré plus ou moins grand de probabilité du procès : du système
entièrement à l'indicatif présent, à celui en si + indicatif imparfait/-roie et à la
combinaison de deux subjonctifs imparfaits, ce dernier ne se rencontrant plus guère
qu'en discours direct au XVe s. : Se je le sceusse, je ne le demandasse pas (Cent
Nouvelles nouvelles). Le subjonctif imparfait avec valeur de passé accompli survit
encore jusqu'au XVIIe s. (Malherbe, Corneille), d'une part avec être et avoir et avec
les verbes « modaux » (pouvoir, devoir...), d'autre part dans quelques expressions
verbales. Pour l'irréel du passé est apparue, au XIVe s., une nouvelle combinaison

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 328

avec verbes composés : si + indicatif plus-que-parfait/forme en -roie composée, qui


est devenue la forme canonique en français moderne ; mais aux XIVe, XVe et XVIe
s., elle n'était pas généralisée, et, outre le tour toujours vivant formé d'un double
subjonctif plus-que-parfait, toutes sortes de systèmes mixtes étaient possibles (voir
Wagner 1939). Le français moderne n'exclut d'ailleurs pas certaines combinaisons
mixtes : Si quelqu'un venait, vous direz que je ne suis pas là ; Si François eût été
vivant, elle l'aurait amené au cirque (Maurois).

Au XVIe s., on rencontre parfois dans la subordonnée introduite par si une forme en
-rait proscrite par la norme ensuite : Si vous auriez de la répugnance à me voir votre
belle-mère, je n'en aurois pas moins sans doute à vous voir mon beaufils (Molière,
L'Avare) ; peut-être faut-il mettre ce phénomène en rapport avec la présence possible,
de l'ancien français au français moderne et malgré la norme là encore, du futur
après si : Qui donc attendrons-nous, s'ils ne reviendront pas ? (Hugo, Les
Contemplations). Et malgré l'existence depuis le XIVe s. des systèmes avec formes
composées, aux XVIIe et XVIIIe s. il n'est pas rare que la forme simple ait la valeur
de la forme composée avec les verbes modaux : S'il n'eût pas quitté brusquement
Madrid, il pouvait y trouver une bonne place (Beaumarchais : « .. il aurait pu y
trouver... »). Que si... continue à s'employer au XVIIIe s avec quelque emphase : Que
si, après l'avoir lu tout entier, quelqu'un m'osoit blâmer (Rousseau). Aux XIXe s. et
XXe s. se rencontre un tour hypothétique destiné à emphatiser une caractérisation :
s'il en est/fut (Un original s'il en fut, A. France. Pierre, homme de gauche s'il en est :
« véritable », « s'il en a jamais existé un »), avec une hésitation au XIXe s. sur le
mode du verbe : Un fait exorbitant anormal, s'il en fût jamais (Balzac).

En ancien français, lorsque deux subordonnées hypothétiques étaient


coordonnées, le se n'était ni répété ni repris : la seconde commençait par et et était en
général au subjonctif ; la reprise en et que + subjonctif (S'il vient et que je ne sois pas
là) apparaît au XIIe s., elle est rare au XIIIe s., et devient plus courante au XIVe s.,
mais elle reste encore longtemps minoritaire par rapport à la simple coordination.

IV.3.4 Comme est en ancien français, comme quomodo en latin tardif, à la fois
comparatif et temporel. Introduisant le second terme d'une comparaison d'égalité, au
Moyen Âge il est souvent corrélé à un adverbe (ainsi, si, aussi tant, autant) ; dans cet
emploi de corrélat, dès le moyen français il est concurrencé par que, mais se
rencontre encore au XVIIIe s. : Autant l'hiver comme l'été (Racine). Temporel, il
indique les circonstances du procès général (« alors que », « dès que »). Si com au
Moyen Âge a les mêmes valeurs : Il santi desoz le vant, si com il en aloit devant
(Chrétien de Troyes, Yvain), et est parfois même local (« là où »). En moyen français
et jusqu'au XVIIe s., comme suivi du subjonctif marque la cause, ou du moins une
temporalité à nuance causale : Comme je leusse le tiers chapitre de Ysaïe, le cueur
m'est troublé de freeur (A. Chartier, XVe s.), Comme quelques-uns... le priassent de
se retirer..., il leur répondit....(Malherbe). La cause est plus nette avec comme ainsi
soit que avec subjonctif, attesté surtout au XVIe et un peu moins au XVIIe s. (« étant
donné que »).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 329

Outre ses emplois comparatif, temporel et causal, comme peut enfin introduire une
complétive : En ce temps vint nouvelles en Espaigne comme le roy de France alla de
vie a trespas (Jean de Paris, XVe s.), et au XVIIe s. encore avec les verbes s'étonner
ou admirer. C'est peut-être l'origine de la locution comme quoi dont Vaugelas
souligne la nouveauté et la fréquence dès le XVIIe s. et qui est toujours utilisée, mais
que la norme refuse : Jugez après cela comme quoi je vous aime (Corneille :
« comment » ou « que »), On y verra comme quoi le père et la mère se sont vus
réduits...(Catulle Mendès), Elle a reçu un papier comme quoi...

IV.3.5 Que, forme issue de plusieurs subordonnants latins, est la conjonction


multivalente du français. L'emploi le plus fréquent de que à travers l'histoire du
français est celui d'introducteur d'une complétive, celle-ci pouvant être à l'indicatif
ou a subjonctif selon la nature du verbe régisseur et selon la façon dont le procès est
envisagé. La complétive est le plus souvent régime du verbe régisseur, elle en est
parfois le sujet : Et lui est molt tart que il voie des ialz ce que ses cuers voit (Chrétien
de Troyes, Yvain), français moderne : Que tu puisses croire cela me surprend.
Comme introducteur de complétive directe, on trouve parfois quer ou car en ancien
français et moyen français au lieu de que : Tuit dient par cest païs Car molt par faites
grant laidure (Joufroi dePoitiers), XIIIe s. : « Tous disent que... »), Il a grant paour
car elle le refuse (Quinze Joies de mariage).

En ancien français la subordonnée introduite par que est annoncée par ce le plus
souvent (conjoint à que ou disjoint), par le parfois : Ce que il se desguisa en
semblance de nouvel chevalier m'en toli la droite connoissance (Mort Artu : « Le fait
qu'il se soit équipé comme un jeune chevalier m'a empêché de le reconnaître »),
Quant ço veit Guenes que ore s'en rist Rollant (Chanson de Roland), Mult ben le
savïez, Que Guenelun nos ad tuz espïez (ibid.). Cette cataphore est nécessaire quand
la subordonnée est régime prépositionnel du verbe : Et a ce dobla li enuiz qu'il
plovoit a si grant desroi (Chrétien de Troyes, Yvain). Certaines de ces constructions,
où ce que conjoint introduit une subordonnée sujet avec reprise en ce/cela dans la
principale, perdurent jusqu'au XVIIe chez quelques auteurs : Ce que Dieu est bon,
c'est du sien et de son propre fonds, ce qu'il est juste, c'est du nôtre (Pascal). Il existe
encore en français moderne des emplois de constructions en le... que, ou en ce que
conjoint mais uniquement avec préposition : Je le voyais bien, que ça n'allait pas ; Je
suis heureux de ce qu'il ait pensé à écrire ; Je tiens à ce que tu partes ; le français
moderne utilise le fait que, du fait que.

Un second emploi de que a traversé les siècles : que en corrélation avec un


adverbe (ainsi, si, aussi, tant, autant, plus, moins, tellement), un indéfini (tel), un
comparatif (mieux, pire), introduisant un verbe à l'indicatif (comparaison,
conséquence) ou au subjonctif (but).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 330

Pour les comparaisons d'égalité, de l'ancien français et jusqu'au XVIIe s., le second
terme pouvait être introduit par com(me) ; mais que commence à apparaître dès le
XIIIe s. dans ce contexte.

Pour les comparaisons d'inégalité, le français à toutes les époques présente quelque
difficulté de construction lorsque les deux termes de la comparaison sont des
complétives en que : l'impossibilité presque constante (sauf en moyen français :
Vraiement je ameraie miex que un Escot venist d'Escoce et gouvernast le peuple du
royaume bien et loialment, que que tu le gouvernasses mal apertement, Joinville, Vie
de saint Louis, 21) de la séquence *que que conjoints conduit soit à ne réaliser qu'un
que (Mialz est que je seule muire que je les veïsse deduire de vostre mort, Chrétien de
Troyes, Yvain : « il vaut mieux que je sois seule à mourir plutôt que de les voir se
réjouir de votre mort »), J'aimerais mieux souffrir la peine la plus dure Qu'il eût reçu
pour moi la moindre égratignure (Molière, Tartuffe), soit à avoir recours à que ce
que, soit à utiliser une paraphrase, comme en français moderne (que de le voir subir).

Il est un type de corrélation qui ne se rencontre guère après l'ancien français : que
ne + subjonctif (« sans que », « à moins de ») : Cligés a chevalier n'asanble Qu'il nel
face a terre cheoir (Chrétien de Troyes, Cligès : « ... qu'il ne le fasse tomber de
cheval »), à distinguer du français moderne que relatif + ne + subjonctif (« Cligés ne
rencontre aucun chevalier qu'il ne fasse tomber... »).

Que de reprise, pro-conjonction remplaçant une conjonction en coordination


(Quand j'aurai fini et que le soir sera venu... ; s'il vient et que je ne sois pas là...),
n'existe à peu près pas avant le moyen français, où et que de reprise reste peu
fréquent ; jusque-là on coordonne par et, sans répéter la conjonction, mais en
reprenant le sujet par un pronom s'il est le même : Quant il ot messe oïe et il ot fetes
ses oroisons..., si se parti de leanz (Mort Artu). Au XVIIe s. que de reprise est
généralisé.

Il existe un autre type de « que de reprise » : en ancien français et jusqu'au XVIIe s.


encore, que conjonction est parfois répété dans le cas où la subordonnée qu'il
introduit est interrompue par une autre subordonnée enchâssée : Ge vos pri que, se ge
vos ai dite chose qui vos desplese, que vos le me pardoingniez (Mort Artu) ; cette
construction, non obligatoire, ne disparait qu'au XVIIe s. ;Vaugelas la condamne.

La construction faire/dire que + adjectif au cas-sujet (« agir/parler en... »),


fréquente en ancien français, disparaît au XVe s. : D'orendroit ai ge dit que sages
(Chrétien de Troyes, Yvain) : s'agit-il de que conjonction, ou d'un relatif indéfini (« ce
que » avec proposition elliptique) ?

Du XIe au XVe s. existe un emploi de que « explicatif » (on le traduit souvent par
« car »), reliant deux énoncés, mais que les grammairiens hésitent à considérer
comme un vrai subordonnant : Et je m'anemie la claim, qu'elle me het (Chrétien de
Troyes, Yvain, 1461 : « Et je l'appelle mon ennemie, car elle me hait. »)

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 331

Un autre emploi de que, liaison assez imprécise équivalent presque à un et,


marquant plus ou moins les circonstances du procès, se rencontre aussi en ancien
français : Devant lor paveillon descent que nus ne fu a son descendre (Chrétien de
Troyes, Yvain : « Il met pied à terre devant leur tente, et il n'y avait personne pour
l'aider »). Ce que vaguement circonstanciel, consécutif, ou causal parfois, se
rencontre continûment, aussi bien en français classique : Par un prompt désespoir
souvent on se marie Qu'on s'en repent après tout le temps de sa vie (Molière) qu'en
français moderne : Je viens de voir une femme qui pleure dans la rue que c'est un
déchirement (V. Hugo), Mais tu n'as pas faim, que tu ne finis pas tes huîtres ? (P.
Bourget). Enfin, dès l'ancien français que peut introduire une exclamative
indépendante, au subjonctif présent ou imparfait selon qu'un souhait ou un regret est
exprimé : Que benois soies tu ! (Aucassinet Nicollete), Que pleüst Deu... que ci fust
ore le palazin Bertran ! (Prise d'Orange), mais cet emploi est encore fort rare. En
moyen français apparait que exclamatif avec indicatif pour marquer le haut degré :
Hé Dieu ! que vous avez de bave ! (Pathelin).

IV.3.6 Locutions formées avec que

A cause que a été formé au XVe s. et est courant au XVIe s. ; mais il paraît vieilli au
XVIIe s.

A ce que en ancien français est temporel (« pendant que ») ; suivi du subjonctif, à


partir du XIIIe s. il peut indiquer le but, et c'est encore le cas au XVIe s.

A condition que se construit couramment avec l'indicatif futur ou le subjonctif au


XVIIIe s. (C'est à condition que je ne serai pas connu, Montesquieu) et encore au
début du XXe s. ; seul le subjonctif est d'usage en français actuel.

Afin que avec subjonctif apparaît au XIIIe s., et entre le XVe et le XVIIe s.
concurrence les autres conjonctions de but ; a celle fin que en moyen français marque
aussi le but, et deviendra plus tard à seule fin que. Afin que est à son tour concurrencé
par pour que avec subjonctif à partir du XVIIIe s.

Ainsi que au XVIe s. signifie « quand, pendant que ».

Ainz/ainçois que est la principale locution marquant l'antériorité en ancien français


ainçois que disparait fin XIVe, s., ains que peu après ; avant que et devant que les ont
remplacés.

Alors que apparaît fin XIVe s., et a à la fois valeur temporelle et oppositive.

A mesme que et au prix que, locutions du XVIe s., signifient « à mesure que ».

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 332

Après ce que est apparu au XIIIe s. ; il prend la forme moderne en moyen français En
français classique, cette locution se construisait surtout avec le subjonctif,
contrairement à la norme moderne, mais conformément à l'usage courant aujourd'hui.

Attendu que est au XVIe s. explicatif (« puisque ») ; en français moderne il est


réservé à la langue juridique.

Au cas que marque au XVIe s. la concession (« alors que »).

Aussitôt que est apparu en moyen français, succédant à si tost que de l'ancien
français.

Avant que, apparu au XIIIe s., devient courant au XIVe s., se construit parfois avec
l'indicatif ; il coexiste avec devant (ce) que et auparavant que jusqu'au XVIIIe s. ;
seul le subjonctif est utilisé à partir du XVIIe s.

Avec ce que signifie au XVIe s. « outre le fait que ».

Bien soit ce que marque au Moyen-Âge la concession ; bien que apparaît en moyen
français, et, de même qu'encore que et quoique, peut au XVIIe s. se trouver construit
avec l'indicatif.

Ce pendant que, qui existait au Moyen-Âge, est au XVIe s. avec encependant que
(Pléiade) la locution temporelle la plus fréquente.

Combien que adversatif ou concessif apparaît en ancien français, est en moyen


français la plus utilisée des locutions concessives, et sera courante jusqu'à la fin du
XVIIe s.

Comment que (« de quelque manière que ») n'apparaît plus après le XVIe s., de
même que comme ainsi soit que (« bien que »), alors que comme que avec subjonctif
(« de quelque façon que ») est encore utilisé au XVIIIe s.

D'abord que en français classique signifie « aussitôt que ».

D'autant que apparaît au XVIe s. avec valeur causale (« dans la mesure où », « parce
que » : Montaigne), de même que par autant que (Rabelais), pour autant que
(Marot).

De ce que en ancien français marque la cause, et sera utilisé jusqu'au XVIIe s.

De ci que est employé en ancien français avec une principale négative (« d'ici à ce
que »), et deviendra d'ici que, d'ici à ce que.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 333

Demantiers que/endemantiers que marque en ancien français la concomitance ; le


second ne subsiste que jusqu'au XVIe s. (Lemaire de Belges).

De mode que au XVIe s. marque la conséquence (« de sorte que »).

Depuis que/des puis que temporel a parfois au Moyen Âge et au XVIe s. valeur
causale (« après que » d'où « puisque », « dès lors que »).

Dès ce que est courant en ancien français et ses dernières attestations datent du début
du XVIe s. ; dès que lui succède. Toute une série de locutions marquent le point de
départ en ancien et moyen français : des l'eure que, des lors que qui dès l'ancien
français prend la valeur causale que connaît encore le français moderne ; au XVIe s.
apparaissent dès incontinent que, dès quand, etc.

Des fois que en français moderne parlé marque la condition : Des fois que tu
trouverais…

Devant ce que n'est utilisé que jusqu'au XIVe s. ; devant que, assez courant, est
encore utilisé en français classique.

Durant que apparaît au XIVe s. et se trouve très fréquemment au XVIIe s.

Dusqu'à tant que, construit avec l'indicatif ou le subjonctif, se rencontre pendant tout
le Moyen Âge.

En ce que est l'une des nombreuses locutions temporelles de l'ancien français, mais
sera supplantée par d'autres.

Encore que apparaît à la fin du XVe s. (Commynes), est fréquent à partir du XVIe s.
avec subjonctif (« même si »).

En manière que marque au XVIe s. la conséquence ; mais au XVIIe s. c'est la


locution de manière que qui est utilisée, à côté de de façon que, de sorte que.

Ensemble que marque au XVIe s. avec avec ce que et outre ce que, l'adjonction d'une
cause (« outre le fait que »).

Plusieurs locutions en ancien français marquent la simultanéité de procès : entandis


que et entretandis que, dont seul le premier perdure en moyen français ; entrues que,
qui disparaît fin XIVe s. ; entretant que dont la graphie changera au XVe s.
(entretemps que), la graphie ancienne perdurant dans des provincialismes. Au XVIe
s. la locution entre deux que (« pendant que ») s'ajoute aux autres.

Fors que ou fors tant que introduit au Moyen Âge une exception (« si ce n'est que »).

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Incontinent que (« dès que »), attesté au XIVe s., est utilisé couramment à partir du
XVe s. ; archaïsant au XVIIe s. (La Fontaine), il n'est plus employé à la fin du siècle.

Ja soit ce que, concessif (« bien que »), qui devient Jaçoit que, Ja soit que au XVIe
s., est employé du Xe au XVIIIe, s., avec le subjonctif en général, parfois avec
l'indicatif (Ja soit ce que tu dis..., XVe s.).

Jusque, jusqu'à ce que, jusque tant que et divers autres composés se construisent en
ancien français avec l'indicatif ; en moyen français ils sont déjà suivis du subjonctif,
mais on trouve jusqu'à ce que avec l'indicatif encore au XVIIIe s. (Voltaire, Lettres
phil.).

Lors que, apparu au XIIe s., peut au XVIe s. encore être graphié en deux mots.

Lues que (« dès que », « quand »), assez peu courant en ancien français, disparaît au
XIVe s.

Maintenant que signifie en ancien français « dès que » ; elle ne semble pas utilisée
dans les siècles suivants, et la locution moderne (« à présent que », avec nuance
causale « dès lors que ») paraît récente.

Mais que en ancien français après un verbe négatif et construit avec l'indicatif
signifie « pas plus que » ; après un verbe positif et construit avec le subjonctif, il
indique une condition (« pourvu que », « à moins que »), et cet emploi est encore
parfois attesté au XVIIe s. : Il promit qu'il le ferait, mais qu'ils tâchassent aussi de
leur côté à disposer les esprits (Vaugelas), Aimez-moi, soupirez, brûlez pour mes
appas, Mais qu'il me soit permis de ne le savoir pas (Molière) ; et l'on peut sans
doute en rapprocher le tour mais suivi de que avec subjonctif présent du français
moderne : Je viendrai, mais qu'on me laisse en paix.

Mesmement que marque au XVe, s. une cause renforcée (« surtout que »).

Moyennant que, causal ou conditionnel, apparaît à la fin du XVe s., et se construit


souvent avec le subjonctif au XVIIe s.

Néanmoins que au XVIe s. marque la concession (« bien que »), de même que
nonobstant que, avec subjonctif ; ils ne se rencontrent plus guère par la suite.

Obstant (ce) que apparaît au XVe s. ; peu fréquent, il est difficile à interpréter : il
marque une cause négative, qui n'a pas joué (Villon).

Ore que est en ancien français local ou temporel (« là où », « quand ») ; au XVIe s. il


marque le point de départ (« maintenant que »).

Outre (ce) que se rencontre surtout au XVIe s. (« outre le fait que »).

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Par ce que à sens causal existe depuis l'ancien français (« par le fait que ») ; mais son
emploi ne se développe qu'à partir du XVIe s. et il prend sa graphie moderne.

Par si que, par tel covent que avec le subjonctif marquent au Moyen Âge la
condition (« à condition que », « de telle manière que »).

Partant que suivi du subjonctif imparfait marque au XVIe s. l'hypothèse (« au cas


où »).

Pendant que, ce pendant que, en ce pendant que coexistent en moyen français, le


premier supplantera les autres.

Posé que est construit en moyen français avec le subjonctif et signifie « à supposer
que ».

Pour ce que suivi de l'indicatif est la façon la plus courante d'introduire une
subordonnée causale de l'ancien français jusqu'au XVIIe s. où il est condamné par
Vaugelas au profit de parce que ; il subsiste dans le langage juridique, et on le
rencontre encore au XIXe s. en dialogue (G. Sand).

Suivi du subjonctif, il marque le but en ancien français et n'est plus employé après le
XIVe s. (Ne) pour chose que, assez fréquent en ancien français et moyen français,
marque la cause non retenue (Je ne le di pas pour chose que... : « ce n'est pas parce
que... »).

Pour/por que suivi du subjonctif marque en ancien français le but, ou la condition


(« pour peu que », « pourvu que »)à : Por qu'aïe ne consoil truisse, ne li leirai mon
heritage (Chrétien de Troyes, Yvain). En français moderne, dans un emploi qui
semble assez récent, pour que avec le subjonctif introduit un procès qui demande
explication, la principale apportant la cause ou l'explication : Pour qu'on le traite
ainsi, il faut vraiment qu'il soit coupable.

Pour tant que de l'ancien français au XVIe s. exprime la cause.

Pouvu que est apparu au XIVe s. où il coexiste avec mes que, et se construit alors
avec l'indicatif ou le subjonctif.

Puis que, puis cele heure que ont d'abord en ancien français un sens temporel,
encore très vivant en moyen français (Villon : « depuis que ») ; le sens causal s'est
développé dès l'ancien français

Quand ainsi serait il que au XVIe s. marque l'éventualité (« quand il se ferait que »).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 336

Que que est en ancien français une locution temporelle qui apparaît chez Chrétien de
Troyes (« pendant que ») et se construit avec l'indicatif ; en moyen français se
développe un emploi de que que avec subjonctif, qui devient quoique dès la fin du
XIVe s, et marque la concession.

Sanz ce que, qui deviendra sans que, est attesté dès l'ancien français, mais avec une
signification plus large (« sans que », mais aussi « outre le fait que, « si l'on excepte
le fait que »).

Si est ce que se développe surtout en moyen français et au XVIe s. avec valeur


adversative (« et pourtant ») ; au XVIIe s. certains auteurs l'emploient encore
(Descartes), mais à la fin de ce siècle et au XVIIIe il est archaïque.

Si que suivi de l'indicatif marque en ancien français la conséquence (« de telle sorte


que ») et se rencontre encore au XVIIe s. chez des auteurs archaïsants (Scarron, La
Fontaine) ; suivi du subjonctif, il indique le but en ancien et moyen français ; c'est
par si que qui lui succède avec valeur finale.

Soudain que au XVIe s. marque la postériorité temporelle (« dès que »).

Surtout que semble récent et marque une cause privilégiée.

Tandis que/com temporel (« pendant que », « aussi longtemps que ») apparaît à la fin
du XIIe s. ; il devient courant en moyen français (Joinville) et conserve sa valeur
temporelle durative au cours des siècles (... qu'il tint enchaîné tandis qu'il a vécu,
Voltaire) ; ce n'est que récemment que s'est développée sa valeur d'opposition.

Tant que depuis l'ancien français a sens temporel il marque non seulement la durée,
mais aussi le point d'arrivée (« jusqu'à ce que »).

Tantost que/comme signifie « dès que » en ancien français

Tresque en ancien français marque la postériorité temporelle (« dès que », « après


que »).

Vu que apparaît au XIVe s.

IV.4 Conjonctions de coordination

IV.4.1. La catégorie des « conjonctions de coordination » est relativement récente


dans les grammaires (fin XIXe-début XXe s.), et la liste canonique que donnent les
ouvrages spécialisés n'offre guère d'unité ; seuls et, ou, ni ont des caractères
communs (liaison de deux énoncés ou de deux termes ayant la même fonction
syntaxique et sémantique, et possibilité de récurrence devant chacun des termes mis

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 337

en relation, ce qui n'est pas le cas des autres conjonctions). Nous étudierons car et
mais, mais ni or ni donc que l'on a traités au nombre des adverbes.

IV.4.2 Dès le plus ancien texte français et sert à unir deux éléments de même statut à
l'intérieur d'une phrase, ou deux phrases de même nature : Pro Deo amur et pro
Christian poblo et nostro commun salvament..., in quant Deus savir et podir me
dunat, si salvarai eo cist meon fradre Karlo et in adiudha et in cadhuna cosa... Et ab
Ludher nul plaid nunquam prindrai...(Serments de Strasbourg, IXe s.). Ces éléments
n'ont pas nécessairement la même nature : dès le français classique, adjectif
qualificatif et relative peuvent être coordonnés : C'est une situation difficile et qui
n'est pas sans risques. Et peut enfin, à toutes les époques, marquer l'enchaînement
logique ou narratif plus que la coordination, entre deux termes introduits par plus :
Plus l'offenseur est cher et plus grande est l'offense (Corneille), ou en début de
réponse : Respunt Rollant : « E Deus la nus otreit ! » (Chanson de Roland), français
moderne « Et vous viendrez quand même ? » ou dans le récit : Et puis... Et alors....

Mais en ancien français et peut en outre introduire une régissante suivant une
subordonnée temporelle ou hypothétique : S'en volt ostages, e vos l'en enveiez
(Chanson de Roland : « S'il veut des otages, envoyez-lui-en »).

Dès cette époque l'on a divers schémas de coordination possibles : A et B, ou et A et


B (et in adiudha et in cadhuna cosa), ou A, B et C, ou encore (et) A et B et C... Si
selon les époques l'on privilégie tel ou tel type, toujours les schémas en et A et B...
sont marqués, rythmiquement, sémantiquement ou stylistiquement : S'an est Kex de
honte essomez, et maz, et muz, et desconfiz (Chrétien de Troyes, Yvain), Et la terre, et
le fleuve, et leur flotte, et le port sont des champs de carnage où triomphe la mort
(Corneille, Le Cid).

Lorsque et coordonne deux syntagmes nominaux se pose la question de la répétition


du déterminant, et du nombre. En ancien français il y a répétition du déterminant, et
de la préposition s'il y a lieu : li pains et l'eve ; li sire des rois et des seignors del
monde ; pain d'orge et de seigle ; Qui pert sa joie et son solaz par son mesfet et par
son tort (Chrétien de Troyes, Yvain). Aux XVIe, XVIIe et XVIIIe s. il n'est pas rare
que la préposition ne soit pas répétée et le déterminant pas repris, même s'il est à un
genre ou à un nombre différent : Et l'a on suivi comme une idole, à cause de sa
beauté et belle perruque (Calvin) ; en français moderne dans ce cas-là on a plutôt
accord de l'article au pluriel : aux XVIe et XVIIe siècles ; mais : au XVIe et au XVIIe
siècle.

Des origines au XVIe s., mais au XVIIe s. encore, l'adverbe de phrase si sert
fréquemment à relier deux énoncés de même nature : Mon cheval prist et moi leissa,
si se mist arriere a la voie (Chrétien de Troyes, Yvain), mais également une
subordonnée et sa régissante : Quant mangié ot, si se refiert el bois (ibid.). Si n'est
pas synonyme de et, il hiérarchise les deux énoncés en posant le premier comme
préalable au second, alors que et les relie simplement.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 338

IV.4.3 Ni, graphié ne jusqu'au XIVe s. au moins (la forme ni ne s'est généralisée
qu'au XVIe s.), coordonne depuis les origines deux énoncés négatifs ou deux termes à
l'intérieur d'un énoncé négatif ; dans le premier cas, en français on ne répète pas
nécessairement le ne adverbe de négation : mes n'i areste ne demore (Chrétien de
Troyes, Yvain).

Mais du Moyen Âge au XVIIe s., ne/ni peut également unir un énoncé non négatif à
un énoncé négatif, et il peut relier deux termes à l'intérieur d'un énoncé non négatif,
mais virtuel : interrogatif : Que valt cist crit, cist dols ne cesta noise ? (Vie de saint
Alexis, XIe s.), hypothétique : Se je poisse ne deüsse (Chrétien de Troyes, Yvain),
comparatif : Plus se fait fiers que leon ne leupart (Chanson de Roland), Patience et
longueur de temps font plus que force ni que rage (La Fontaine), relative indéfinie :
Et si l'enore de quanqu'ele onques set ne puet (Chrétien de Troyes, Yvain : « Et elle
l’honore du mieux qu’elle peut »).

Ni coordonne enfin deux termes introduits par la préposition sans : sans boire ni
manger.

Quand ne/ni unit deux éléments à l'intérieur de l'énoncé, l'adverbe de négation ne


n'est en général pas accompagné de pas/point/mie : c'était déjà le cas dans l'ancienne
langue. Souvent, de l'ancien français au français moderne, tous les termes reliés sont
précédés de ne/ni : Ne por or ned argent ne paramenz, Por manatce regiel ne
preiement, Niule cose non la pouret omque pleier (Séquence de sainte Eulalie, IXe
s.). À toutes les époques il est cependant possible de coordonner deux éléments d'un
énoncé négatif par et au lieu de ni : S'il n'en a tesmoing et garant (Chrétien de
Troyes, Yvain).

IV.4.4 Ou, qui comme et ou ni fonctionne souvent redoublé (ou... ou) est aux XVIIe
et XVIIIe s. concurrencé par soit. Si le redondant soit ou... ou est condamné par les
puristes (Soit ou crime... ou devoir, Voltaire), soit... ou est courant à cette époque.

IV.4.5 Mais, qui à côté de ses fonctions adverbiales a également fonction de


cooordonnant dès les origines, marque en français médiéval une opposition ou une
restriction. La contradiction est plus souvent marquée par ainz/ainçois : ainz oppose
contradictoirement une réponse à une affirmation précédente : « Il est mult francs. -
Ains est mult serf ! » (Mystère d'Adam, mi-XIIe s.), ou relie un énoncé négatif à un
second énoncé positif qui est une sorte de paraphrase du premier : Il n'a soing de lor
conpaignie, einçois ira toz seus (Chrétien de Troyes, Yvain) ; dès l'ancien français
cependant mais pouvait aussi marquer la contradiction.

Mais, en termes de pragmatique, peut se décrire ainsi : « Le locuteur, après avoir


prononcé la première proposition p, prévoit que le destinataire en tirera une
conclusion r ; la deuxième proposition, q, précédée d'un mais, tend à empêcher cette

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 339

éventuelle conclusion, en signalant un nouveau fait, qui la contredit » (Ducrot, 1972,


p. 129).

IV.4.6 Car, en ancien français, a, outre son emploi constant explicatif, un autre
emploi, adverbial, injonctif, devant l'impératif, le futur ou le subjonctif : Ceste
bataille car la laisses ester ! (Chanson de Roland) ; en français médiéval, il paraît
parfois proche d'une conjonction de subordination : Pur ço les volt li abes guarnir,
Quer bien purvit que ert a venir (Voyage de saint Brendan), et il peut se trouver en
début d'une réponse : « Nel feras ?-Non !-Kar tu es soz ! » (Mystère d'Adam, XIIe s.).
Au XVIIe s., certains puristes veulent proscrire l'emploi de car (La Bruyère). En
français moderne, car est surtout utilisé à l'écrit, et à l'oral s'est développé le doublet
car en effet : il existait dès le XVIIe s., mais en effet avait alors uniquement le sens de
« en réalité, en fait, il est vrai que », qu'il conserve encore parfois : Il est venu en
effet.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 340

CHAPITRE IX

SYNTAXE DE LA PHRASE ET DE L'ÉNONCÉ

I. Groupe nominal, groupe verbal


II. Structure de la phrase simple
III. Structure de la phrase complexe
III.1 Constructions infinitives, propositions infinitives
III.2 Constructions participiales, propositions participiales
III.3 Constructions paratactiques
III.4 Concordance des temps
III.5 Constructions imbriquées
III.6 Phrases clivées et pseudo-clivées
IV. Marques de l'énonciation

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 341

I. GROUPE NOMINAL, GROUPE VERBAL

Depuis l'origine, le groupe nominal, en français, offre un certain, nombre de


caractères constants : le ou les déterminants (quand il y a déterminant) précèdent le
nom ; l'adjectif épithète peut le précéder ou le suivre, lui-même pouvant être modifié
par un adverbe d'intensité ou de degré qui toujours le précède ; le complément
déterminatif prépositionnel (mais il y en eut de non prépositionnels en français) suit
toujours le nom qu'il détermine, sauf dans les textes en vers ; la relative suit toujours
le nom antécédent du relatif, sauf dans les textes en vers. Pour chacun de ces
éléments constitutifs du groupe nominal se sont produits quelques changements au
cours des siècles.

I.1 Le seul changement fondamental est sans doute la présence devenue de règle en
français moderne d'un déterminant devant le nom qui porte les marques du genre et
du nombre et lui permet de fonctionner comme élément de la phrase, ce qui n'était
pas le cas en ancien français : l'évolution a été progressive, et il est encore des cas en
français moderne où l'absence de déterminant est normale (voir chap. VIII § II.1).

La liste des déterminants du nom n'a que très peu changé depuis l'ancien français
(voir ch. VIII § II) : les déclinaisons ont disparu, un seul paradigme de déterminants
subsiste pour le démonstratif (ce/cet/cette/ces) et le possessif (mon/ma/mes... ).
Certains déterminants indéfinis ont disparu ou sont en train de disparaître (autretel,
nul), d'autres sont apparus (article partitif, indéfini pluriel des, chaque, pas un),
d'autres encore ont changé de signification (aucun) ; mais ni les différentes catégories
de déterminants, ni leur position par rapport au nom n'ont été fondamentalement
modifiées.

En revanche, ce qui s'est quelque peu modifié, ce sont les règles d'emploi et de
position de certains déterminants les uns par rapport aux autres. Ainsi, le déterminant
possessif pouvait être précédé du déterminant démonstratif ou de certains
déterminants indéfinis (un, aucun, autre, quelque, nul) : la séquence Dét. + Dét.
Possessif + (adj.) + Nom, attestée de loin en loin jusqu'au XVIe s. (yceulx nos
premiers parens, XVe s.), ne l'est plus. Mais à peu près toutes les séquences du
français moderne sont attestées dès les plus anciens textes (tuit cil altre seinors est
déjà dans la Vie de saint Alexis au XIe s.).

Quand deux ou plusieurs noms sont coordonnés, en moyen français et au XVIIe s.


le déterminant peut n'être pas répété, même si le genre ou le nombre sont différents :
cette connaissance et sentiment d'eux-mêmes (Descartes) ; l'État et couronne de
France (La Rochefoucauld).

I.1.2 L'adjectif épithète peut être antéposé ou postposé au nom ; s'il y en a plusieurs,
les épithètes peuvent se regrouper de l'un ou l'autre côté, ou se disposer de part et
d'autre du nom. En ancien français et, de façon moindre, jusqu'au XVIIe s., un plus

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 342

grand nombre d'adjectifs épithètes s'antéposent ; les adjectifs de couleur en particulier


sont fréquemment antéposés au Moyen Âge (la blanche lande, le noir chevalier, la
Vermeille Lande), les adjectifs monosyllabiques sont très majoritairement antéposés
et ce encore en français moderne (bel/beau, grand, bon, doux, fel, fin, fol, franc, haut,
laid, long, plein, pur, saint, vil... ), d'autres le sont moins systématiquement en
français moderne (desloyal, gentil, josne/jeune, loyal, merveilleux, naturel, noble,
petit, royal... ) ; les adjectifs longs en revanche sont dès l'ancien français assez
régulièrement postposés : adjectifs de nationalité, beaucoup d'adjectifs en -al, -el,
-ien, -able, -ible, -uble, -ique, -eux, ainsi que les participes présents ou passés
adjectivés.

En français classique la place des épithètes n'est pas toujours la même qu'en français
moderne : les adjectifs numéraux ordinaux sont souvent postposés, grand l'est
parfois, tandis que l'on trouve antéposés capital, féminin, naturel, etc., ainsi que des
participes passés ou présents adjectivés. La différence de signification que présentent
en français moderne certain, différent, divers, seul, etc. selon qu'ils sont antéposés ou
postposés n'est pas encore systématisée. Cependant plusieurs grammairiens, dès le
XVIIIe s., établissent des listes d'adjectifs qui changent de signification selon leur
position par rapport au nom : brave, etc.

Dès les origines du français deux ou plusieurs épithètes peuvent porter sur un
nom, et dans ce cas on constate au long des siècles les mêmes possibilités de
construction ; elles sont plus ou moins exploitées selon les époques (ainsi, les auteurs
des XIVe, XVe et XVIe s. offrent des combinaisons nombreuses et variées). Les
adjectifs peuvent être antéposés au nom, juxtaposés : une bonne grosse plate ville
(Froissart), sous longues annuyeuses contraires fortunes (Chastellain), une
insignifiante petite pluie, une vraie bonne idée ; ou coordonnés : le saige, vrai et loial
amoreux (A. de la Sale), un beau et gigantesque projet. Ils peuvent également être
répartis de part et d'autre du nom, avec ou sans coordination : un gentil galant demy
fol et non gueres saige (Cent nouvelles nouvelles), des haus signeurs et nobles
(Froissart), de savants hommes et très catholiques (Pascal).

Lorsqu'un adjectif est épithète de deux ou plusieurs noms, les modalités de son
accord ne sont pas du tout les mêmes selon les époques. En ancien français et moyen
français, le plus souvent l'épithète s'accorde avec le nom le plus proche (ses beau
pere et mere) ; au XVIIe s. si Malherbe critique cette pratique, Vaugelas l'admet (les
pieds et la tête nue) ; par la suite l'accord au pluriel, qui a toujours été possible, est
devenu obligatoire, et l'on a le masculin pluriel lorsque les noms sont de genre
différent.

I.1.3 Le complément déterminatif du nom, prépositionnel ou non, se plaçait en


ancien français et moyen français généralement après le nom déterminé, du moins en
prose : la mort le roi ; l'anme del cunte ; cependant quelques termes pouvaient
précéder directement le nom : la roi cort, l'autrui joie, ce qui n'est plus possible après
le Moyen Âge (voir Herslund, 1980). Lorsque le complément est un infinitif introduit

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 343

par de, en français moderne, il peut être séparé du nom qu'il détermine : L'heure est
venue de quitter ce monde.

I.1.4 Quant aux relatives, elles suivent elles aussi leur antécédent. Cependant,
jusqu'en français classique, elles peuvent en être séparées : An ce voloir l'a Amors mis
qui a la fenestre l'a pris (Chrétien de Troyes, Yvain), ce qui n'est plus guère pratiqué
en français moderne

I.2 Au cours des siècles, la syntaxe du groupe verbal s'est systématisée et


simplifiée : la place des différents éléments qui le composent s'est fixée, soit
immédiatement devant le verbe conjugué (pronoms sujet et régimes clitiques), soit
après (participe passé, infinitif) ; les règles d'accord se sont figées au XIXe s., en
particulier pour les participes passés, devenant, inutilement, l'une des principales
difficultés de l'orthographe française (Chervel).

I.2.1 Lorsque le verbe n'a pas de sujet nominal, en ancien français et moyen français,
il pouvait ne pas y avoir de sujet exprimé, surtout en proposition indépendante ou
principale ; dès le moyen français l'absence de sujet est largement minoritaire ; dès le
français classique, sauf en cas de coordination par et ou devant l'impératif, l'emploi
du sujet est obligatoire. Dès lors on peut considérer, particulièrement à l'oral, que le
verbe ne porte plus que les marques temporelles, le pronom (ou le nom) sujet
spécifiant genre, nombre et personne : en effet, les oppositions graphiques –e/-es
/-ent (aime/aimes/aiment), -s/t (viens/vient, venais/venait, viendrais/viendrait,
viendrons/viendront) ne sont plus marquées dans la prononciation. Seuls sont porteurs
de marques perceptibles oralement le déterminant du nom sujet pour le genre et le
nombre, le pronom sujet pour la personne, le nombre et à la troisième personne le
genre. On a même pu interpréter le développement de on vient au lieu de nous venons
comme un phénomène à rattacher à cette simplification des désinences verbales :
vien- pour les quatre premières personnes marque le présent de l'indicatif (Désirat-
Hordé 1976 p. 144-145).

L'accord du verbe avec le sujet se fait généralement selon le nombre grammatical,


parfois selon le nombre sémantique : ancien français sa gent virent que.., Tout ce qu'il
dit sont autant d'impostures (Racine, Les Plaideurs), Chacune de ces bourgeoises...
se prindrent à rire (Caquets de l'accouchée), Et sa jeunesse avec les assistances des
médecins ne purent lui sauver la vie (Bussy-Rabutin) ; français moderne La majorité
des étudiants étaient présents. Lorsque plusieurs sujets sont coordonnés, en ancien
français et moyen français et parfois encore en français classique, le verbe peut ne
s'accorder qu'avec le plus proche : si luy avoit jeunesse et crainte les yeulz bandez... ;
Les poisons et le venin est mis ou bon morcel, (XVe s.), En la bataille se tient le roy
et les princes de son royaulme (Rabelais), L'un et l'autre approcha (La Fontaine), La
reine et tout le monde la reçut fort bien (Sévigné).

I.2.3 Aux formes composées du verbe, le participe passé pouvait, au Moyen Âge, se
placer avant l'auxiliaire, et tout spécialement en début de vers : Asemblet s'est as

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 344

sarrazins messages (Chanson de Roland), Pris ai Valtere (ibid.). Si cela est encore
possible dans la syntaxe du vers classique et moderne, ce ne l’est plus en prose.

En ce qui concerne son accord, le participe passé construit avec l'auxiliaire être
s'accorde dès l'origine avec le sujet ; lorsqu'il n'y a pas accord, l'on peut se demander
s'il ne s'agit pas d'un cas où la déclinaison est atteinte : La s'est pasmet (Chanson de
Roland).

Avec l'auxiliaire avoir, l'accord peut ou non avoir lieu avec le régime direct, plus
fréquemment, mais non systématiquement, lorsque le régime précède le participe :
En sun visage sa culur ad perdue (Chanson de Roland), Enquis ad mult la lei de
salvetet (ibid.), moins fréquemment lorsqu'il le suit : Guenes li fels en ad fait traïsun
(Chanson de Roland), De ma maisnee ad faite traïsun (ibid.). C'est Marot au XVIe s.
qui formule la règle d'accord moderne (par analogie avec l'italien) ; au siècle suivant
Vaugelas et les grammairiens acceptent cette règle tout en la complexifiant ; au long
des siècles, et jusqu'en français moderne, l’hésitation persiste, d'autant plus qu'à l'oral,
dans bien des cas, l'accord ne se perçoit pas : le livre/les livres/l'affiche/les affiches
qu'il a lu(e)(s). Avec les verbes factitifs laisser et faire, les verbes de perception voir,
entendre, écouter, sentir construits avec un infinitif, le français classique ne fait pas
l'accord, alors que le français moderne distingue le cas où le complément antéposé est
agent de l'infinitif (et il y a accord : les violonistes que j'ai entendus jouer, elles se
sont laissées mourir) et celui où le complément antéposé est régime de l'infinitif (et il
n'y a pas accord : la chanson que j'ai entendu chanter, la chanson que j'ai fait/laissé
chanter) ; dans l'usage des Français, les hésitations subsistent. L'arrêté de 1901
assouplissait certaines de ces règles d'accord, mais cette « tolérance » n'est pas entrée
dans la norme.

I.2.5 L'accord de l'adjectif ou du nom attribut se fait généralement dès l'origine avec
le sujet ; mais quand il y a deux ou plusieurs sujets, l'ancien français et le moyen
français accordent parfois avec le plus proche : et estoient tuit et toutes vestues si
richement (Mort Artu).

I.2.6 La place du complément essentiel du verbe conjugué s'est elle aussi figée :
immédiatement devant le verbe s'il s'agit d'un ou deux pronoms régimes (voir chap.
VIII § III), immédiatement après le verbe s'il s'agit d'un nom ou d'un groupe nominal,
qui ne peuvent en être séparés que par un certain nombre d'adverbes (encore, jamais,
toujours..., vite, lentement, bien... heureusement, certainement... ). Si ce type de
construction était déjà courant en ancien français il existait cependant des cas où le
régime pronominal pouvait être postposé au verbe (Dist li), et des cas où le régime
nominal était antéposé (voir chap. IX § III : la séquence OVS).

I.2.7 Du XVIe au XVIIIe s. il est courant de coordonner deux compléments du même


verbe de nature différente ou n'ayant pas la même construction (Ce vieux débauché
qui m'avait mis à Saint-Lazare et Manon à l'Hôpital, Prévost).

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I.2.8 Si l'adverbe de négation ne a de tout temps immédiatement précédé le verbe


conjugué, la place des adverbes pas/mie/point jusqu'au XVIe s. était variable : La
bataille pas ne li faut (Chrétien de Troyes, Yvain), Li empereres n'i volsist aler mie
(Chanson de Roland).

I.2.9 Lorsque le verbe conjugué régit un infinitif, les pronoms régimes de cet infinitif
étaient en ancien français toujours placés devant le verbe conjugué ; de la fin du
Moyen Âge au XVIIIe s. ces pronoms se sont placés devant l'infinitif qui les régissait,
à la forme clitique (voir chap. VIII § III) ; seuls les verbes factitifs et de perception
sont encore précédés du régime de leur infinitif régime (Cette chanson, je l'ai
entendu chanter. Cette notion, je l'ai entendu utiliser à plusieurs reprises).

I.2.10 Quand on a la séquence Verbe conjugué + Infinitif régime nié, en ancien


français et moyen français, ne se place devant le verbe conjugué (ce qu'il ja ne
cuidoit oïr, Yvain,6681 : « ce qu'il pensait ne jamais entendre ») ; au XVIIe s. les
grammairiens recommandent de placer la négation auprès du verbe sur lequel elle
porte (Je ne fis pas semblant de... Je fis semblant de ne pas... ) ; de même pour le
ne... que exceptif : La Harpe corrige chez Voltaire : peut n'offenser que moi, en : ne
peut offenser que moi). Au XVIIe s., les grammairiens ont posé la question de la
place de l'adverbe pas/point/rien auprès de ne devant l'infinitif, comme c'était déjà
parfois le cas et comme le fait le français moderne (Je préfère ne pas te le dire), ou
après l'infinitif, ce qui est l'usage le plus courant en français classique, surtout quand
l'infinitif a également un pronom régime clitique (Et tantôt je le perds pour ne me
perdre pas, Corneille. Ce devrait être une loi de ne les imprimer pas, Voltaire).

Plusieurs grammairiens (F. Brunot, A. Lombard, M. Cohen, etc.) ont souligné le rôle
important que jouent en français les procédés de nominalisation. Dans un certain
type d'énoncés (annonce, titre d'ouvrage ou de journal tout particulièrement), les
procès sont exprimés sous forme nominalisée, ce qui permet entre autres possibilités
d'effacer l'agent du procès. Ainsi par exemple ce titre : Les manifestations contre
l'application de la loi Debré sur les services militaires (Le Monde, 23-3-1973, cité
par Désirat-Hordé 1976) : qui manifeste, applique, fait le service militaire ?

II. STRUCTURE DE LA PHRASE SIMPLE

Dans l'évolution du français, l'un des phénomènes les plus importants est l'évolution
de l'ordre des éléments de la phrase simple et la quasi-généralisation de l'ordre SV
(Sujet-Verbe conjugué). Ce phénomène concerne au premier chef les phrases
énonciatives, mais pas seulement : les interrogatives subissent également cette
évolution, avec le développement des tours en Sujet nominal-Verbe-Sujet pronominal
(Pierre vient-il ?) et en est-ce que (voir chap. VIII, II.3.7).

Pour les phrases déclaratives (ou « énonciatives »), on assiste entre l'ancien français
et le français moderne à une évolution capitale : la généralisation de l'ordre SVC

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 346

(sujet-verbe-complément). Et ce changement, qui a commencé dès le XIIIe s. en


prose par la fixation de l’ordre Verbe + Objet nominal (Marchello-Nizia 1995), s’est
étendu à SV principalement en moyen français, comme l'ont souligné Cl. Buridant
(1987) et B. Combettes (1985 et 1991). En ancien français, les éléments nominaux de
la phrase se répartissaient de part et d'autre du verbe conjugué, qui occupait la
deuxième place dans la phrase. Dès 1892 R.Thurneysen avait mis en évidence ce
phénomène, et l'avait décrit en termes de contrainte rythmique : le verbe, sauf en
quelques cas, ne pouvait occuper la première place tonique dans la phrase, il occupait
la seconde. La contrainte touchant la place du verbe conjugué en ancien français
offrait la possibilité de deux grands types de structures phrastiques largement
majoritaires : SVC d'une part, CVS d'autre part, avec sa réalisation CV en cas de sujet
non exprimé : Li rois fu a Cardoel en Gales, (Chrétien de Troyes, Yvain), Del
Chevalier de la Charrete comance Crestiens son livre (id., Lancelot), Sur tuz les
altres est Carles anguissus : As porz d'Espaigne ad lesset sun nevold, Pitet l'en prent,
ne poet muer n'en plurt (Chanson de Roland, 825-7).

SVC est en ancien français très largement majoritaire dans les subordonnées, dans
lesquelles le mot relationnel n'entre pas en ligne de compte. CVS et CV représentent
environ la moitié des cas de principales et indépendantes ; là encore, un certain
nombre de mots relationnels sont souvent en quelque sorte « hors phrase minimale »,
tels et, mais, neporquant,... En revanche, il en est quelques-uns qui occupent toujours
la première place de la phrase, tel si...

Mais des séquences plus complexes ne sont pas exceptionnelles, où ce qui précède
le verbe se compose non pas d'un, mais de deux ou plusieurs éléments : d'un élément
relationnel (conjonction de coordination ou de subordination), et aussi d'un autre ou
plusieurs autres compléments, de type CSV, SCV, CCV : Mult gentement li emperere
chevalchet (Chanson de Roland), Li rois le brief a sa main prent (Béroul, Tristan),
Du repentir consel lor done (id., ibid.).

Ce genre de phrase peut parfaitement être décrit grâce au schéma positionnel qu'a
proposé P. Skårup (1975) pour analyser la structure de la phrase en français médiéval,
en trois zones : préverbale, verbale (dont les limites sont fixées à gauche par la
négation ne, à droite par l'un des adverbes auxiliaires de la négation pas/mie/point, ou
par un adverbe tels ja/onques...), et postverbale. La zone préverbale est formée de ce
que Skårup nomme le fondement, mais entre celui-ci et le verbe peut s'insérer une
‘intercalation’, un élément intercalé (incise, relative, subordonnée), et surtout le
fondement peut être précédé d'un élément en extraposition : cela permet de rendre
compte des phrases ci-dessus, dans lesquelles Mult gentement, Li rois le brief, Du
repentir sont en extraposition.

C'est en moyen français que se fait le passage à la structure moderne. Désormais,


l'ordre SVC est majoritaire dans tous les cas, et la double thématisation, qui s'est
développée en moyen français, permet de placer des compléments devant SV
(Combettes, 1991).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 347

En subordonnée, et dans tous les genres de textes, l’ordre SVC s'est définitivement
généralisé. Dès le début du XIVe. s., dans la Chronique métrique attribuée à Geffroy
de Paris (en vers, écrite entre 1312 et 1317 en Île-de-France), 96 % des subordonnées
présentent la structure SV (SVC 83 %, SCV 13 %) ; au XVe s., dans tous les textes, la
proportion de SV(C) varie autour de 90 % des cas.

En indépendante et principale, en moyen français, les proportions sont moindres,


mais toujours supérieures à 50 % (selon les textes, de 52 % à 75 %) alors qu'en
ancien français, sauf exception, elles étaient toujours inférieures à 50 %. On rencontre
encore à cette époque des phrases autrement structurées, mais elles sont rares, et
concernent toujours les mêmes verbes ou les mêmes adverbes. Ainsi, avec les verbes
de parole (dire, respondre... ) introduisant des propos rapportés, l'ordre VS que l'on
trouvait anciennement, dès la Chanson de Roland n'est pas rare : Dist Berinus
(Bérinus, roman de la fin du XIVe s.), Respondi li sires (Froissart, Chronique, fin
XIVe s.). L'on trouve ce type de construction jusqu'au XVIIe s., introduit par et et
avec on comme sujet : Et dit on que... : Malherbe, puis Vaugelas le condamneront.
Quant aux énonciatives indépendantes ou principales commençant par l'adverbe si,
elles continuent d'être fréquentes en moyen français, entraînant toujours l'ordre V(S),
et ce seront à peu près les seules phrases où le sujet continuera de n'être que rarement
exprimé ; jusqu'au XVIIe s., l'adverbe si introduisant la principale d'un système
hypothétique est encore employé, souvent avec valeur adversative : Et si elle li
vouloit ore, si ne pourroit elle (Quinze Joies de mariage). Il en est de même aux XIVe
et XVe s. pour quelques autres adverbes tels que tant, atant, adont, après, depuis,
moult, aussi (qui en français moderne encore est suivi d'inversion du sujet), pourtant,
espoir, peut-être, lors.

Un autre changement très net en moyen français est, corrélativement à la plus


grande fréquence des cas où le sujet est exprimé, le développement de l'ordre
CSV(C) ; rare au début du XIVe s. (chez Joinville), il ne l'est plus à la fin du même
siècle chez Froissart, également historien, et le sujet est souvent pronominal dans ce
cas (Car grant voulenté ils avoient de faire fais d'armes ; auparavant, on aurait eu :
Car grant voulenté avoient ils... ).

L'on peut dire que c'est au XVIIe s. que se généralise complètement l'ordre SVC,
avec sujet exprimé systématiquement, et impossibilité, sauf constructions clivées,
de placer l'objet ou le complément essentiel avant le verbe. Et même dans les
phrases de la langue parlée moderne du type Moi, mon frère, sa voiture, c'est une
Renault. Moi, mon frère, sa voiture, il l'a achetée en avril, l'ordre canonique est
respecté, une fois la série des thématisations effectuée. Cette évolution est l'un des
grands changements qui ont affecté l'histoire du français : elle touche également les
phrases interrogatives, comme on le verra.

L'explication qu'ont donnée les grammairiens de ce phénomène, depuis plusieurs


décennies, était toujours la même : la déclinaison ayant disparu, il fallait éviter que

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 348

l'ordre des éléments de la phrase ne fût ambigu, et la seule possibilité était de fixer un
ordre unique, permettant à tout coup d'identifier comme sujet le SN précédant le
verbe (ce qui, on l'a vu, était loin d'être toujours le cas en ancien français). Mais plus
récemment, à la suite des travaux de J.-H. Greenberg (1963) sur la typologie des
langues et les universaux de langage, de l'article important de T. Vennemann (1974)
et de l'ouvrage de M. Harris (1978) qui en reprend les éléments, on peut peut-être,
grâce à Combettes (1985) et Buridant (1987), reprendre la question d'un point de vue
plus général. L'évolution de l'ordre des mots en français (et dans la plupart des
langues romanes, voir Söres, 1989) est à situer par rapport à une évolution en très
longue période qui s'était amorcée dès les premiers textes latins, qui devait s'être
largement développée en latin parlé (« latin vulgaire »), dans toute la Romania, et
dont les langues romanes ont hérité : il s'agit du passage de l'ordre OV (Objet-
Verbe) à l'ordre VO. En effet, si, dans la prose « classique » littéraire de César et de
Cicéron, le verbe se trouve dans la majorité des cas en fin de phrase, il n'en va pas de
même, par exemple, dans les pièces de Plaute, nettement antérieures, ni dans des
écrits postérieurs, où l'ordre VO est nettement représenté (voir J.N. Adams, 1976). Et
dans le passage de SVO/OVS /OV à SVO seul, il faudrait voir la suite de cette
évolution typologique. Les changements signalés au chapitre précédent, concernant la
postposition de l'épithète et du complément déterminatif au nom dans le SN, et du
participe passé à l'auxiliaire dans le SV, vont dans le même sens : en effet, selon Th.
Vennemann, un caractère essentiel des langues de type VO, c'est la séquence
« déterminé-déterminant ». Il est néanmoins des constructions n qui, en moyen
français, restaient de type OV : ainsi en est-il de l'ordre des éléments dans certaines
subordonnées, tout spécialement dans les relatives, qui présentent assez fréquemment
la séquence SCV comme en ancien français Mais cette possibilité a disparu dès le
XVIe s.

III. STRUCTURE DE LA PHRASE COMPLEXE

III.1 Constructions infinitives, propositions infinitives

La notion de « proposition infinitive » fait difficulté en ce qui concerne le français,


et en toute période (voir Moignet, 1973, p. 197 ; Martin-Wilmet, 1980, p. 207) : si Il
voit Pierre venir peut être analysé ainsi, comment faire pour Il le voit venir, où l'agent
de l'infinitif est grammaticalement régime du verbe recteur, ou Je fais lire un livre à
Pierre, où l'agent est prépositionnel, ou Je veux venir ? Sans doute vaut-il donc mieux
parler de « construction infinitive » avec ou sans agent propre. En fait, ce n'est guère
peut-être qu'en moyen français que l'on pourrait parler dans certains cas de
« propositions infinitives », car alors elles peuvent être régimes de verbes de pensée
ou conviction (penser, savoir, juger, dire, prétendre...), de volonté (vouloir, ordonner,
prier, désirer...) ou de nécessité (falloir, convenir... ).

En ancien français, comme en français moderne, peuvent avoir une « proposition


infinitive » régime, les verbes factitifs (faire, laissier) et les verbes de perception,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 349

l'agent de l'infinitif pouvant déjà être introduit par les prépositions à ou par : Lessez
gesir les morz tut issi cun il sunt (Chanson de Roland), Si veit venir cele gent paienur
(ibid.), Onques puis... ne vi autant fere d'armes a un chevalier (Mort Artu), Puis a fet
un suen escuier par une pucele apeler (Chrétien de Troyes, Erec). Il en est de même
des verbes d'obligation impersonnels (convenir, estovoir, comme en français
moderne pour falloir) qui ont d'ailleurs diverses possibilités de construction : Il vos
en couvient aler de ci (Mort Artu), Il couvient que vos veingniez leanz (ibid.), Il le
couvenoit a remanoir (ibid.).

L'ancien français et le moyen français emploient parfois la complétive en que quand


le français moderne utiliserait l'infinitif, lorsque l'agent de l'infinitif et le sujet du
verbe recteur coïncident : Mult criem que ne t'em perde (Vie de saint Alexis : « Je
crains vivement de te perdre »), Je vous requier, dit elle, que je y aille (Cent
Nouvelles nouvelles).

En moyen français, au XVIe s. et encore au début du XVIIe s. les constructions


infinitives sont extrêmement vivantes : les verbes de parole, de pensée, de conviction
(penser, savoir, juger, dire...) d'ordre ou de prière (commander, désirer, prier, espérer...
), de même que ceux énumérés ci-dessus, se construisent avec une séquence infinitive
comportant le plus souvent le verbe estre et un agent nominal ou indéfini exprimé :
Pensant la femme estre morte (Cent Nouvelles nouvelles, Leur eur ne sera pas
Fortune leur estre toujours propice (A. Chartier), Vous reconnaissez ce défaut être
une source de discorde (Bossuet), la copule étant parfois omise : ilz eussent bien
voulu ledit royaume leur (Commynes).

La répartition moderne entre infinitif régime ayant pour agent le sujet du verbe
principal d'une part, et séquence infinitive avec agent différent et complétive en que,
est relativement récente ; ainsi, quand les sujets sont différents, le XVIIIe s. emploie
souvent un infinitif prépositionnel sans agent alors que le français moderne utilise la
complétive : Rends-le moi sans te fouiller (Molière : « sans que je te fouille »).

III.2 Constructions participiales, propositions participiales

De même que pour l'infinitif, il est difficile d'utiliser la notion de « proposition »


participiale pour décrire le français, même si tout au long des siècles on trouve des
participes avec agent autonome exprimé.

L'ancien français offre surtout la construction absolue avec verbe de perception et


agent au cas-régime : Veant toz ses barons se done la dame a monseignor Yvain
(Chrétien de Troyes, Yvain : « sous les yeux de ses barons... »), Le seigneur del
chastel meïsme apele oiant toz (ibid.).

Le moyen français et le XVIe s. offrent bien davantage de ces constructions


absolues formées du verbe (souvent estre) à la forme participiale (avec accord

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 350

parfois) et d'un pronom régime exprimant l'agent : Vous estant a genoulz, vostre
prestre...(Saintré), Lesquelles haches l'une choisie...(ibid.), Leur vie durante...
(Rabelais).

L'ancien français et le moyen français utilisent également cette construction après


préposition : Ains le solel colçant, A prime sonnant, (XIIe s.), Après lesquelz partis...
(A. Chartier), L'autre ne l'avoit déconfit dedans le soleil couchant (Le Jouvencel). Le
français n'a guère conservé que au soleil couchant, etc.

Au XVIIe s. et jusqu'au français moderne on a conservé la possibilité de construire


absolument le participe passé ou présent avec son agent exprimé, mais uniquement en
construction non prépositionnelle : Toutes choses étant causées et causantes..., et
toutes s'entretenans par un lien naturel.... je tiens impossible...(Pascal), La nuit étant
tombée, nous sommes rentrés, Les choses étant ce qu'elles sont...

III.3 Constructions paratactiques

III.3.1 Il est en ancien français quelques constructions dans lesquelles un relatif ou


une conjonction que peuvent être effacés : elles se rencontrent presque
exclusivement en vers, l'articulation entre les deux membres de phrase se trouvant à
la coupe, à l'hémistiche ou à la fin du vers.

La conjonction que peut être effacée en tête de toute complétive régime d'un verbe :
Co sent Rollant la veüe ad perdue (Chanson de Roland),. Gardez ne vos movez por
rien (Chrétien de Troyes, Yvain), et en particulier en tête de la complétive (au
subjonctif avec négation explétive) de verbes marquant la nécessité : Ne poet muer
n'en plurt e ne suspirt (Chanson de Roland : « Il ne peut s'empêcher de pleurer et de
soupirer »), Ne lesserat bataille ne lur dunt (ibid. : « Il n'aura de cesse de les
combattre »). La prose ne conserve guère cette possibilité que pour savoir, cuidier ou
quelques verbes d'assertion, qui semblent d'ailleurs employés en incise, comme en
français moderne encore : Vostre tres desiree compaignie soiez certain
n'abandonneray (Saintré), Je viendrai, je vous assure.

La conjonction que en corrélation avec tant, tel, si ou un comparatif peut également


être effacée en tête de l'énoncé corrélé : Donc a tel doel par poi d'ire ne fent
(Chanson de Roland : « Il en éprouve une telle douleur qu'il est près d'éclater de
colère »), Il l'aiment tant ne li faldrunt nient (ibid.). Ces constructions cessent d'être
employées au début du XIVe s. ; mais lorsque les deux membres de la phrase sont
séparés par une subordonnée, le français moderne conserve la possibilité d'effacer le
que : Ils sont si vieux, s'ils venaient me voir, ils se casseraient en route (A. Daudet).

III.3.2 Le relatif peut être effacé en ancien français quand, suivi du subjonctif, il est
en corrélation avec le démonstratif ou avec un nom à sens indéfini tel homme : N'i a
celoi n'i plurt e se dement (Chanson de Roland : « Il n'y en a un seul qui ne pleure et

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 351

se désole »), Jamais n'iert home plus se voeillet venger (ibid.). Cette construction ne
se rencontre plus après le XIIIe s.

III.3.3 Pour exprimer l'hypothèse (voir si, chap. VIII § IV.3), dès l'ancien français on
a la possibilité de juxtaposer deux énoncés au futur, au conditionnel ou au subjonctif :
Venget li reis, si nus purrat venger (Chanson de Roland), Voeillet o nun, a tere chet
pas met (ibid. : « Qu'il le veuille ou non... »), Ne fust l'aubers qui iert fors et treslis,
Tout l'eüst mort li cuivers maleïs (Ami et Amile : « N'eût été son hau bert aux mailles
solides, le maudit traître l'aurait tué »), Tu me verrais mourir, tu rirais (Hugo). La
pause (ou la virgule) entre les deux énoncés peut être remplacée par que : Il eût été
dans cet instant l'homme le plus laid (que) dans cet instant il lui eût plu (Stendhal),
Tu me le dirais [que] je ne le croirais pas en français moderne.

III.3.4 L'assertion, le serment peuvent être exprimés en ancien français par la


juxtaposition de deux énoncés corrélés ; si m'aïst Dieus/se Dieus m'aït (= « de la
même façon que (je souhaite que) Dieu m’aide ») marque que le locuteur asserte la
vérité de l'énoncé qui l'accompagne : Si m'aïst Dex, tout ainsiz sera il (Ami et Amile :
« Je le jure, cela sera ainsi »).

L'ancien français utilise une autre formule d'assertion, également avec l'adverbe si
ou avec les adverbes ja, ainz en début d'un énoncé au futur ou au futur antérieur : Ne
mengerai de pain fait de farine... S'arai veü com Orenge est assise (Prise d'Orange :
« Je ne mangerai plus de pain... avant d'avoir vu Orange »), Ja ainz n'iert vespres ne
li solauz couchans, Ja la verrai ardoir en feu ardant (Ami il Amile : « Avant ce soir je
la verrai brûler sur un bûcher »).

III.3.5 La concession est l'une des notions sémantiques le plus régulièrement


exprimée par juxtaposition de deux énoncés dans l'histoire du français. Dès l'ancien
français on a des constructions corrélées dont l'un au moins des énoncés est au
subjonctif, avec sujet postposé le plus souvent, et contient un adverbe tel que tant, si,
encore, tout : Encoir ne soit ma parole franchoise, Si la puet on bien entendre en
franchois (Conon de Béthune, fin XIIe s. : « Même si ma façon deparler... »), Et en
estoient hiretier li fil au conte de Valois,... ja fuissent ils de plus lointain degré
(Froissart, fin XIVe s. : « En étaient héritiers…, bien que de plus lointaine parenté »),
Aucun démon n'eût su le prendre, Tant fût subtil (La Fontaine), Dussé-je être blâmé,
je vous soutiendrai (Littré).

Le français classique et le français moderne ont développé les tours avoir beau,
pouvoir bien à l'indicatif ou au « conditionnel » et suivis de l'infinitif, où sont
également juxtaposés deux énoncés : Crois désormais que Chimène a beau dire, Je
ne l'écoute plus que pour la consoler (Corneille), Il a beau faire, on ne le croit pas. Il
peut bien pleuvoir, je sortirai quand même.

III.3.6 Dès l'ancien français sont attestées des constructions alliant deux énoncés
introduits tous deux par tant, autant, tant plus (qui est encore fréquent au début du

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 352

XVIIe s., mais que Vaugelas juge vieilli et qui subsiste dans des usages régionaux),
plus, moins, tel : Tant as, tant vaus, et je tant t'ain (Proverbe : « Autant tu as, autant tu
vaux, et autant je t'aime »), Plus vit li aingniaus, plus empire li piaus (id. : « Plus
longtemps vit l'agneau, plus cher vaut sa peau »), Tant plus le chemin est long dans
l'amour, tant plus un esprit délicat sent de plaisir (Pascal)

III.4 Concordance des temps

« Ce n'est pas le temps principal qui amène le temps de la subordonnée, c'est le


sens. Le chapitre de la concordance des temps se résume en une ligne : il n'y en a
pas », écrivait F. Brunot (1926). En fait, il s'agit de savoir comment aux différentes
époques on accorde le temps de la subordonnée avec le temps grammatical de la
principale d'une part, avec le temps de l'énonciation d'autre part, et comment tout cela
s'accorde avec la façon dont aux différentes époques se marque la différence entre
l'actuel, le virtuel et l'irréel.

Lorsque les deux propositions sont à l'indicatif, si les deux procès sont au passé − et
même au présent historique −, le verbe subordonné est à l'imparfait : Il vindrent a un
chastel qui ert enmi la forest (Mort Artu), Et li demande qui il estoit (ibid.), français
moderne Il m'a demandé qui j'étais. La question ne se pose guère que lorsque le
verbe recteur est à un temps du passé et que le procès de la subordonnée dure encore
au moment de l'énonciation. Dès l'ancien français le verbe de la subordonnée peut
être soit au passé, soit au présent : Et dist qu'ele estoit amee de plus biau chevalier et
de meilleur que je n'estoie (Mort Artu), Si dist que maudite soit l'eure que onques
tieus noveles vindrent devant li (ibid.), On m'a dit qu'il impute son mal à la demeure
du Palais (Malherbe, XVIIe s.), et dans ce dernier cas il s'agit souvent de discours
indirect. Dès le français classique il put y avoir hésitation : Je le priai de me dire en
un mot quels sont les points débattus entre les deux parts (Pascal), et au XVIIIe s. on
discutait sur la validité de : Je t'ai déjà dit que j'étais gentilhomme, à quoi il fallait
préférer que je suis... ; le français moderne connaît encore les deux usages : Je savais
bien que Rome était/est une ville splendide ; Il a dû admettre que deux et deux
font/faisaient quatre.

Lorsque la subordonnée est au subjonctif, la question se pose de savoir si l'on


accorde le verbe subordonné avec le temps de l'énonciation narrative ou avec le
temps de l'énonciation du personnage : Et li proiot Seürement revienge a lui (Béroul,
Tristan), ou avec le temps du procès de la principale : Molt m'a un jaianz domagié
qui voloit que je li donasse ma fille (Chrétien de Troyes, Yvain), ou encore, si l'on
insiste sur l'aspect virtuel du procès subordonné, marqué nécessairement jusqu'au
XVIIe s. par le subjonctif imparfait : Cuidiez vos ore qu'alasse reculant ?
(Couronnement de Louis, XIIe s.), Je n'ai même pas la force de souhaiter que les
choses ne fussent pas (Molière), On craint qu'il n'essuyât les larmes de sa mère
(Racine). Dès le XVIIe s., après un verbe recteur au passé composé, on pouvait
trouver soit le subjonctif imparfait : Vos amants ont arrêté entre eux que vous fussiez

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 353

ensemble (Molière), soit le subjonctif présent car le passé composé se rapportait alors
au temps de l'énonciation :... N'avez-vous pas ordonné dès tantôt qu'on observe ses
pas ? (Racine). Au XIXe s. il devient courant d'employer le subjonctif présent dans
une complétive régime d'un verbe au passé, et spécialement au passé composé, le
subjonctif imparfait n'étant plus guère employé qu'à la troisième personne : Pierre n'a
pas voulu que je vienne, hier.

III.5 Constructions imbriquées

Dès l'ancien français on trouve des constructions « imbriquées », suites de


propositions enchaînées par des connecteurs relatifs, interrogatifs ou par la
conjonction que, et dont l'une au moins est une relative : Pierre m'a tenu des propos
qu'il a cru que j'approuverais, Qui crois-tu qui est venu ? Le verbe de la première
proposition est nécessairement un verbe de parole, d'opinion, de volonté, de
sentiment, il est personnel ou impersonnel : Ce sont des propos qu'il me semble que
tu n'approuveras pas. Mais ce qui varie dans l'histoire du français, c'est l'ordre et la
forme des connecteurs subordonnants qui relient ces propositions ; en français
moderne on peut analyser le second que comme une conjonction, mais diverses
tournures ont été possibles (voir Härmä 1979).

L'ancien français offre très peu d'occurrences de ces constructions dans la littérature
épique ou lyrique ; en revanche, le roman en présente des exemples, moins nombreux
en vers, nettement plus nombreux en prose. Le plus souvent, et jusqu'au XVIIe s., les
deux connecteurs sont que et qui : A celui le dit qui li sanble que des autres soit sire
et mestre (Chrétien de Troyes, Lancelot), Ne dirai chose que je cuit Qui vos griet ne
qui vos enuit (Chrétien de Troyes, Cligès), Vos estes la demoisele del monde que ge
mielz volsisse qui m'amast par amors (Mort Artu)... cele que ge vos dis que Lancelos
amoit par amors (ibid.), C'est vous... qu'on m'a dit qui viviez inconnu dans ces lieux
(Molière), Il s'est fait valoir par des vertus qu'il assurait fort sérieusement qui étaient
en lui (La Bruyère), Et il faut que ce soit lui que le Ciel ait permis qui succombât
(Laclos). En français moderne, l'homme que tu dis qui est venu n'est plus le tour le
plus fréquent : chaque fois que possible, au moins en langage soutenu, c'est la
construction infinitive qui est utilisée : l'homme que tu dis être venu.

En ancien français et moyen français parfois le premier connecteur est que et le


second un relatif prépositionnel, cui en ancien français, dont, ou où : Amors li fait
laissier Che qu'il quide dont on blasmer le doie (Moniot d'Arras),... Il esliroient a
empereor celui cui il cuideroient que fust plus a profit de la terre (Villehardouin),...
pour le peril qu'il ly sembloit ou elle l'avoit mis (Saintré) ; dans ce cas le français
moderne présenterait l'ordre inverse :... pour le péril où il lui semblait qu'elle l'avait
mis. Et de même pour les imbrications interrogatives : Que porai je dire an quel lieu
l'ai laisié ? (Floovant : « En quel lieu pourrai-je dire que je l'ai laissé ? »).

La construction moderne en dont... que : J'ai acheté ce livre dont on affirme qu'il

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 354

est nécessaire, se rencontre déjà parfois en moyen français, sous la forme dont... qui
surtout : Pour le grant nombre de peuple dont il estoient enfourmé qui les sievoit
(Froissart), et avec que dès le français classique : De l'humeur dont je sais que le
cadet est né (La Fontaine). Avec la construction infinitive : Ces propos que tu penses
ne pouvoir approuver, celle en dont... que est la plus courante en français moderne.

III.6 Phrases clivées et pseudo-clivées

Dès l'ancien français, un certain nombre d'opérations permettent de détacher, de


mettre en évidence un membre d'une phrase : par extraction, déplacement et
anaphore, un membre de phrase peut être topicalisé, détaché et placé en tête d'une
phrase dès lors complexe du type : Ce qui/que... c'est, ou C'est... qui/que.

On a proposé récemment (Moreau 1976) de distinguer les phrases avec simple


détachement (C'est gentil d'être venu. Son frère, c'est un idiot), des véritables
phrases clivées en C'est... QU... (C'est le chocolat, qu'il préfère. C'est à sa couleur
qu'on reconnaît le bon chocolat), et des pseudo-clivées en Ce QU... c'est... (Ce qu'il
a mangé, c'est du chocolat. Ce qu'il se demande, c'est si ces chocolats sont bons).

Dès l'ancien français et le moyen français on utilise le détachement (C'est longue


chance que mariage, XVe s.) et la clivée en C'est... qui/que (Se peut il faire que ce
soit vous que je tiens icy entre mes braz ? XIVe s.) ; la pseudo-clivée apparaît plus
tard.

IV. MARQUES DE L'ÉNONCIATION

L'état des recherches en linguistique fait qu'il n'est pas encore possible de baliser
avec certitude le champ de l'énonciation dans la langue, c'est-à-dire des moyens
spécifiques par lesquels le locuteur s'inscrit en tant qu'énonciateur dans son énoncé ou
construit l'image de l'énonciateur de cet énoncé, et y construit et inclut la
représentation de son allocutaire réel ou potentiel. Plusieurs voies ont été explorées
dans cette direction, plus ou moins efficacement. Les analyses les plus anciennes
(Jespersen 1922, Benveniste 1966, Jakobson 1963) ont mis en évidence la présence
dans la langue d'éléments spécifiquement réservés à l'inscription dans l'énoncé du
locuteur et des circonstances de l'énonciation : les « embrayeurs », l' « appareil
formel de l'énonciation » (pronoms personnels de première et deuxième personne,
temps verbaux, démonstratifs, adverbes de temps et de lieu... ). Certaines démarches
ont analysé plus spécialement les marques de changement − ou d'ambiguïté − de
locuteur. D'autres traitent des énoncés comme lieu d'affrontement, de rapports de
force entre locuteurs, de stratégies discursives parfois très élaborées. D'autres ont au
contraire approfondi la notion de discours dialogique (Bakhtine trad. 1978) ou
polyphonique (Ducrot 1980 et 1984) et la façon dont, par exemple, un énoncé est
donné par son auteur comme un propos qui doit être attribué à autrui, qu'il récuse et

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 355

inverse (voir le processus de l'ironie), et dès lors une distinction s'opère entre
locuteur (responsable matériel de l'énoncé, indiqué par le texte lui-même) et
énonciateur (responsable du point de vue exprimé par l'énoncé), énonciateur et
locuteur pouvant coïncider ; est ainsi fondamentalement remise en cause l'unité du
sujet parlant. Toutes ces opérations énonciatives, et bien d'autres encore sont
possibles dans la langue, et dès les origines du français on peut déceler les marqueurs
privilégiés (voir Culioli 1990).

IV.1 Dès l'ancien français, il est un certain nombre de marques pour spécifier que le
locuteur rapporte les paroles (et les pensées ?) de quelqu'un d'autre ; la prise de
conscience et l'analyse de ce fait de langue sont relativement récentes ; il s'agit de ce
que l'on nomme discours (ou styles) direct, indirect, indirect libre.

IV.1.1 De l'ancien français au français moderne ce sont à peu près les mêmes
procédés qui servent à indiquer que l'on rapporte, telles quelles, en discours
direct, les paroles d'autrui (voir Cerquiglini 1981) : dans le récit qui précède,
l'annonce par un verbe de parole (dire et répondre sont dès l'origine de loin les plus
fréquents) dont le sujet est le nouveau locuteur, et qui a parfois pour complément
l'allocutaire : Il dist al rei (Chanson de Roland) ; insérée dans le discours, une incise
comportant un verbe de parole (dire et répondre, faire surtout en ancien français et en
français moderne non académique : Dame, fet il,..) avec pour sujet le locuteur en
début de discours, parfois des marques spécifiques (apostrophe, interjection..), et dans
le discours la présence des pronoms je/tu/nous/vous ; en fin de discours, souvent les
marques de retour au récit, en ancien français par les adverbes atant ou lors, en
français moderne par alors.

IV.1.2 Le discours indirect consiste à intégrer au récit les paroles rapportées grâce à
toute une série de transformations : temps verbaux, adverbes, déictiques, pronoms
personnels, sont recalculés par rapport au locuteur qui rapporte les propos. Annoncés
par un verbe ou un nom de parole, pensée ou croyance, les propos du second locuteur
sont, de l'ancien français au français moderne, généralement introduits par que : Il li
enortet... Qued elle fuiet lo nom christiien (Eulalie, IXe s. : « Il [le roi] l'exhorta
[Eulalie] à abandonner le christianisme »), Pierre m'a dit qu'il viendrait demain.

Si la frontière entre ces deux premiers modes de discours rapporté semble nette
(voir Authier 1978), le passage de l'un à l'autre n'est pas rare. Ainsi, on a pu
remarquer que, dans les romans du Moyen Âge, le discours indirect n'est pas soutenu
longtemps dès lors que les propos rapportés sont de quelque ampleur, et que l'on
passe assez vite au discours direct ; il n'est pas rare, dans les romans en prose du
XIIIe s., qu'un dialogue s'amorce au discours indirect, continue au discours direct et
se termine à nouveau au discours indirect : La damoisele li aporte la manche... et li
prie que il face moult d'armes a ce tornoiement por l'amor de lui, tant qu'ele tiengne
sa manche a bien emploiee. « Et si sachiez veraiement, sire, fet ele, que vos estes li
premiers chevaliers a qui ge feïsse onques requeste de riens... » Et il respont que por
l'amor de li en fera il tant que ja n'en devra estre blasmez (Mort Artu), Et elle leur dit

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 356

que ja par famine ne s'en iroient, « car je ferai acheter toutes les viandes en ceste
ville » (Joinville, Vie de saint Louis). Le Moyen Âge connaît même un « discours
direct introduit par que » qui ne semble plus se rencontrer au-delà du XVe s. : il li
unt demandé Que, « se ce n'estoit verité, Que vieus tu c'on face de toi ? » (Robert de
Boron, Roman de l'estoire dou graal), et dist au roy que « il trouverent ce clerc que
vous veez ci... » (Joinville).

IV.1.3 Le discours (ou style) indirect libre, bien que procédant du même phénomène
linguistique, est assez différent des deux autres modes de relation de la parole
d'autrui, et ce pour trois raisons.

Tout d'abord, son mode d'insertion dans le récit est infiniment moins facile à décrire
que dans les deux cas précédents ; on s'accorde cependant sur le fait qu'il est en
général précédé de la mention d'un acte de parole, de pensée ou de croyance ; et
l'usage de certaines formes verbales lui sert souvent d'indice (voir Plénat 1979) : futur
ou imparfait du subjonctif en ancien français, emploi de certains adverbes tels ja, si,
mar, or : Femme voleient qu'il preisist, Mes il del tut les escundist : ja ne prendra
femme a nul jur (Marie de France, Guigemar), Guigemar a la vile assise, N'en
turnerat si sera prise (ibid.), imparfait de l'indicatif ou forme en -rais en français
moderne : Tout le jour il avait l'œil au guet, et la nuit Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l'argent (La Fontaine, Le savetier et le financier), Elle tâcha de se
figurer sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et qu'elle aurait pu
mener, si le hasard l'avait voulu. Ils se seraient connus, ils se seraient aimés !... De la
scène, tout en jouant, il l'aurait regardée. Mais une folie la prit : il la regardait, c'est
sûr ! (Flaubert, Madame Bovary). D'autre part, si discours direct et indirect indiquent
toujours très clairement quel est le responsable des propos rapportés, ce n'est pas le
cas en discours indirect libre, et souvent l'on doit se demander : qui parle ? Ainsi de
l'énoncé Paul vient de téléphoner, il est très déprimé (Authier 1978) : à qui attribuer
la seconde partie de cet énoncé (au locuteur, à Paul, aux deux ?), et quel sens lui
donner (simple relation des propos de Paul, ironie du locuteur, ou explication
apportée par le locuteur à l'appel de Paul - il téléphone chaque fois qu'il est
déprimé) ?

Enfin, dans l'histoire des formes littéraires, le discours indirect libre jouit d'un statut
singulier : repéré et décrit par quelques grammairiens allemands dès la fin du XIXe
s., il fait l'objet en 1912 d'une monographie de Charles Bally, qui le nomme « style
indirect libre », y revient plusieurs fois et en trace le trajet historique : « Connu de
l'ancien français, le style indirect libre meurt, ou peu s'en faut, à la Renaissance... ;
Rabelais en présente des traces. La Fontaine en fait un de ses procédés favoris... Les
purs classiques l'ignorent... Il reparait chez les émancipateurs ; Rousseau le pratique
spontanément, les romantiques le remettent à la mode et chez Flaubert, il devient une
forme d'art capable des effets les plus délicats ; mais déjà Zola le schématise et en
abuse... ». Certains auteurs jouent des trois types de discours rapporté : « Monsieur
Le Roy racontait qu'une fois il avait été malheureux en amour. Rien qu'une fois ? -
Pas davantage... ». Alors il dormait ses quinze heures et il engraissait à vue d'œil

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 357

(Diderot, Lettre à Sophie Volland, 1760).

IV.2 L'inscription de l'énonciateur (ou du locuteur comme énonciateur) dans le


texte se fait sous différentes formes : modalisations, métadiscours, thématisations
destinées à mettre tel ou tel élément en valeur.

IV.2.1 La langue offre un certain nombre de moyens par lesquels le locuteur


commente en quelque sorte son énoncé, pour le revendiquer comme sien ou s'en
distancier, pour en dire ou en laisser entendre la vérité ou la fausseté, pour atténuer
une assertion, pour expliciter son jugement sur le fait que rapporte son énoncé.

Ces modalisations se font souvent, dès l'ancien français, par un jeu décalé dans
l’usage des temps et modes verbaux, ainsi que de certains adverbes de temps. En
ancien français, après certains verbes (cuidier, penser, croire, estre avis, sembler)
l'emploi du subjonctif ou de l'indicatif dans la complétive indique le jugement,
négatif ou positif, que porte le locuteur ou l'énonciateur sur cet énoncé : Por ce, mien
escïant, cuit gié que j'ai bien et a droit jugié (Chrétien de Troyes, Yvain), Quant le
lion délivré ot, si cuida qu'il li covenist conbatre..., mes il ne le se pansa onques
(ibid. : « Quand il eut délivré le lion, Yvain crut qu'il allait devoir se battre avec lui,
mais l'animal n'en avait nullement l'intention »), La dame set molt bien et pansse que
cele la consoille a foi (ibid.), Li rois pense que par folie, Sire Tristran, vos aie amé
(Béroul).

Cette opposition commence à s'estomper au XVIIe s., malgré l'opinion de quelques


grammairiens (Vaugelas, Th.Corneille, Ménage) qui, constatant que dans certains cas
on emploie indifféremment l'un ou l'autre mode (Je ne pense pas que personne croie/
croit), veulent que l'on maintienne l'opposition au moins à la première personne selon
que le verbe est positif ou négatif (Je crois que tu peux m'accuser/Je ne crois pas que
personne puisse dire). En français moderne l'alternance est encore vivante après
certains verbes, mais elle semble distinguer plutôt des niveaux de langue (Je ne suis
pas sûr qu'il est là/qu'il soit là).

L'imparfait de l'indicatif employé au lieu d'un présent a valeur d'atténuation (Je


voulais te dire que je ne viendrai pas demain ; Je venais chercher mes affaires) : cet
emploi, surtout oral, semble relativement récent en français.

La forme en -rait est également employée avec une valeur comparable en lieu de
présent, et ce dès l'ancien français : Assez ai quis et rien ne truis. -Et que voldroies tu
trover ? (Chrétien de Troyes, Yvain), Certes, fet il, ma douce amie, morir n'i voldroie
je mie (ibid.), Je voudrais te parler, Je désirerais un livre sur le jardinage ; mais elle
marque plus nettement aussi la non-prise en charge de l'énoncé par le locuteur : Le
cyclone se dirigerait à présent vers le nord du pays.

Le choix entre présent et imparfait du subjonctif marquait jusqu'au début du


XIXe s., et encore au début du XXe s. pour certains esthètes de la langue, une

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 358

modalisation différente de la part du locuteur : jusqu'à Gide au moins, Je voudrais


qu'elle soit là n'était pas l'équivalent exact de Je voudrais qu'elle fût là.

Un certain nombre d'adverbes, en particulier en –ment, marquent en français,


comme adverbes de phrase, la position ou le jugement du locuteur à l'égard de son
propre énoncé : certainement, franchement, heureusement, incontestablement,
malheureusement, probablement, sincèrement, vraiment, mais aussi des adverbes ou
locutions tels qu'en ancien français certes, mien escïent, si m'aïst Diex (« je jure
que »), en français moderne bien, à mon avis, je te jure/assure... : Heureusement,
Pierre n'est pas venu ; je suis vraiment désolé ; Heureusement, Pierre est bien venu ;
Vous prendrez bien un verre ? La plupart de ces adverbes ou locutions ont la
possibilité d'ailleurs de gouverner une complétive en que, et ce dès les origines : Ahi !
dist ele,... Si m'aït Dex que tout ainsiz fu il (Ami et Amile) ; au XVIIIe s. Féraud
relève les tours bien connus du français moderne en heureusement que (néologisme
alors), apparemment que (chez Marivaux), sans doute que déjà attesté chez La
Fontaine (Sans doute qu'à la foire ils vont vendre sa peau), peut-être que également
attesté chez La Bruyère et Fénelon, certainement que qui semble au grammairien
contraire à l'usage, et probablement que.

Il est en outre toute une série d'adverbes de temps qui peuvent marquer la présence
du locuteur-énonciateur dans l'énoncé (voir Martin 1987 ch. VIII) : toujours, déjà,
encore, maintenant (Je lui ai tout raconté ; maintenant, est-ce que je l'ai convaincu ?
Tu peux toujours essayer. C'est encore beau qu'il ne pleuve pas !) ; en ancien français
ja, encore, si avaient des emplois comparables.

Parfois la coïncidence, l'identité du locuteur-sujet de l'énoncé et de l'énonciateur fait


que certaines constructions sont impossibles ; ainsi en est-il avec le verbe savoir ; à la
première personne du singulier et au présent de l'indicatif, on a au positif je sais que,
mais *je sais si est impossible (sauf immédiatement spécifié en mais je ne le dirai
pas) ; au négatif on a je ne sais pas si alors que *je ne sais pas que est impossible
(mais, à l'imparfait, on a aussi bien je ne savais pas si/que) ; savoir que présuppose la
vérité de ce qui suit pour l'énonciateur : Elle savait que Pierre viendrait présuppose
pour celui qui parle que Pierre est réellement venu. Donc lorsqu'en je, locuteur et
énonciateur coïncident, seul que est possible ; en revanche lorsque je ne sais pas, c'est
aussi bien le locuteur que l'énonciateur qui ignore, d'où l'impossibilité de que (voir
Culioli 1983, Milner 1978 p. 120, Martin 1987 chap. III).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 359

CHAPITRE X
LE LEXIQUE

I. L'étymologie
II. Données statistiques concernant lexique
II.1 Le corpus du T.L.F.
II.2 Son exploitation
II.3 Tendances générales de l'évolution sur deux siècles
II.4. Causes des évolutions qui ne peuvent être l'effet du hasard
II.4.1 Causes externes
II.4.2 Causes socioculturelles
II.4.3 Causes internes
II.5 Conditions d'une étude systématique de l'évolution du lexique
III. Les dictionnaires
III.1 Leur finalité
III.2 Survol de l'histoire des dictionnaires français
III.3 Vers une banque de données du lexique francophone ?
IV. Les voies de la néologie
IV.1 Les néologismes de sens
IV.2 Procédés morpho- syntaxiques
IV.3 Emprunts à des langues modernes
IV.3.1 Les degrés de la francisation
IV.3.2 Les mots voyageurs
IV.4 Emprunts savants au latin et au grec
V. Le Moyen Âge (jusque vers 1350)
VI. Le moyen français (1352-1605)
VI.1. L'invasion des mots savants
VI.2 L'usage des milieux judiciaires
VI.3 L'usage de la Cour
VI.4 L'italianisme
VI.5 « Mots voyageurs »
VI.6 Le développement du fonds français
VI.7 Le « jargon »
VII.Le français classique (1605-1777)
VII.1 Les législateurs du langage
VII.2 Refus de l'archaïsme
VII.3 Refus du néologisme
VII.4 Refus des mots « bas »
VII.5 La soupape de sûreté
VII.6 L'apport positif de l'époque classique
VIII.Le français moderne et contemporain ...
VIII.1 La « néologie » du XVIIIe s
VIII.2 Lexique et histoire des mentalités modernes
VIII.2.1 Traitement des mots anciens
VIII.2.2 Anglicisme
VIII.3 Le développement des terminologies savantes
VIII.4 Abrégements
VIII.4.1 Siglaison
VIII.4.2 Troncation
VIII.5 Les vulgarismes

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 360

L'histoire du lexique est tard venue, à cause des problèmes tenant au grand nombre
des unités concernées (plusieurs dizaines de milliers contre trente-six phonèmes et
quelques dizaines de morphèmes) et à leur capacité de renouvellement. À toute
époque, à côté de zones de stabilité, des néologismes apparaissent. Entre le Petit
Larousse de 1949 et celui de 1960, près du quart des entrées ont bougé, par apparition
et disparition de mots, de compositions ou de sens. Seules sont fixes les langues
« mortes », et encore fournissent-elles beaucoup de greffes productives à nos langues
vivantes. Les lexèmes permettent d'appréhender un monde partiellement stable,
partiellement changeant à travers des structures mentales partiellement stables et
partiellement changeantes. Ils naissent, changent de sens et meurent plus ou moins
vite, mais bien plus, dans l'ensemble, que les phonèmes, morphèmes et structures
syntaxiques. La « date de naissance » d'un mot est difficile à donner, toute « première
attestation » pouvant être annulée par une découverte nouvelle ; plus encore sa date
de décès, des mots disparus pouvant réapparaître à titre d'archaïsmes ou retrouver une
jeunesse dans une utilisation nouvelle ; et spécialement délicate est l'histoire des
signifiés qui varient sans variation concomitante du signifiant.

I. L'ÉTYMOLOGIE

I.1 L'histoire de la langue française commençant au IXe s., nous ne nous attarderons
pas sur sa préhistoire, l'étymologie, dont la notion moderne remonte au XVIIe s.,
mais les méthodes, pour l'essentiel, à la linguistique du XIXe s. : critique
philologique des témoignages écrits, phonétique historique et comparaison de langues
et dialectes apparentés.

I.2 Les problèmes les plus épineux concernent le fonds populaire le plus ancien,
comportant certains mots pour lesquels on ne peut proposer un étymon latin classique
rendant compte de façon cohérente de la forme, du sens et de la chronologie. Il faut le
chercher, parfois en vain, dans le latin tardif des Mérovingiens et Carolingiens : ainsi,
jardin, attesté en français depuis le XIIe s., est précédé de gardinius (849),
latinisation d'un mot germanique apparenté à l'anglais garden, à l'allemand garten.
On peut être réduit à reconstituer un étymon conjectural par comparaison des divers
idiomes romans entre eux, des langues germaniques ou celtiques entre elles, et,
parfois même, à supposer une origine pré-indo-européenne (voir cale, calanque,
chalet). On doit ensuite − passant de la préhistoire à l'histoire − suivre les diverses
formes à partir de la première attestation, les dater, les localiser, déceler les cas de
collusion homonymique et d'attraction de paronymes (voir par exemple bachelier et
les relations qu'il a acquises avec baccalauréat, bien postérieur). Le Französiches
Etymologisches Wörterbuch de W. von Wartburg et de son équipe rassemblant et
interprétant tout l'apport des dialectes gallo-romans, dictionnaires, glossaires
d'œuvres anciennes, a fait faire un énorme progrès à cette discipline et réduit à une
frange les mots français pour lesquels on ne peut proposer un étymon au moins
vraisemblable.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 361

I.3 Dans ce fonds ancien, le substrat gaulois (celtique) n'est représenté que par une
centaine de mots usuels, dont plusieurs concernent la vie des campagnes, latinisées
après les villes (alouette, arpent, bec, bouleau, balai, bruyère, cervoise, chemin,
combe, dune, galet, glaise, lieue, marne, tonneau, etc.). Le paysan gaulois allait
vendre du miel sous son nom latin (mel) mais conservait rusca, d’origine celtique,
pour la ruche qui n'était pas objet d'échange.

Le superstrat germanique, surtout francique, est plus important : plusieurs


centaines de mots, dont certains ont trait à la vie militaire de jadis : le mot guerre lui-
même, et arroi, dard, épieu, gonfanon, hardi, eschiver (refait en esquiver),
(dé)guerpir. Mais beaucoup font partie du vocabulaire le plus usuel tels garder,
guérir, garnir, gagner, riche, saisir. Une osmose a eu lieu entre des paronymes latins
et germaniques ; ainsi fr. haut < lat. altus, renforcé du /h/ initial de germ. hoch ; la
guêpe, collusion entre lat. vespa et anc. haut all. *wefsa. Calquant un composé de leur
langue, les mercenaires germains des armées romaines appelaient companio (de cum
« avec » et panis « pain ») les soldats partageant la même miche et mangeant à la
même gamelle d'où fr. copain, compagnon, compagnie, accompagner, etc. Parlant,
eux aussi, une langue germanique, les Normands d'origine scandinave ont fourni au
Xe s. à la toponymie et au vocabulaire maritime (agrès, arrimer, bâbord, etc.) un petit
apport lexical.

Les Germains ont adopté la langue des vaincus plus civilisés, un latin véhiculaire
qui avait assimilé beaucoup plus de grec que de celtique, en le marquant de leur
empreinte et en provoquant un bouleversement tel que l'usage des non-lettrés l'a
emporté sur celui des lettrés, éliminant bien des mots classiques, conférant à des
vulgarismes un niveau de langue courant, et laissant fonctionner librement l'analogie
et la dérivation.

La grande majorité des 907 mots les plus fréquents du Trésor de la langue
française, base du vocabulaire français, provient du fonds populaire gallo-roman qui
fournit tous les mots grammaticaux et le plus grand nombre des mots lexicaux
faiblement connotés dont la phrase ne peut se passer. Au moins la moitié des
cinquante mots les plus fréquents sont dans les trois plus anciens textes, pourtant si
brefs : Serments de Strasbourg, Séquence de Sainte Eulalie et Sermon sur Jonas. Ce
lexique est, dès les origines, aussi fermement établi que les structures phoniques et
morpho-syntaxiques qui distinguent désormais le français tant du latin que des autres
langues romanes. Et dès les premiers textes, il existe des mots savants calqués sur le
latin écrit, à côté des mots populaires transmis oralement. Selon les calculs de D.
Messner, les mots français seraient d'origine latine à 86,53%, germanique à 1,35%,
scandinave à 0,12%, celtique à 0,08%, le reste consistant en emprunts.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 362

II. DONNÉES STATISTIQUES CONCERNANT LE RENOUVELLEMENT


DU LEXIQUE

II.1 Le corpus du T.L.F.

Qu'un mot soit dans une phase de croissance ou de décroissance ne peut être évalué
que par dénombrements entiers au sein d'échantillons représentatifs, donc en usant de
techniques mathématiques (Muller 1968). Avant tout, donc, il faut délimiter un
corpus. Que sélectionner parmi les œuvres littéraires ? Et pourquoi s'en tenir à la
littérature ? Les documents d'autres niveaux n'ont, linguistiquement, pas moins
d'importance. Et pourquoi se limiter à l'écrit, dès lors que la voix peut être
enregistrée ?

Un, parmi tous les types de corpus imaginables, actuellement disponible, est celui
du Trésor de la langue française, qui intéresse linguistes et historiens du monde
entier. Cette institution, intégrée à l'I.N.A.L.F. ou Institut national de la langue
française (1977), est née d'un colloque du C.N.R.S. (Strasbourg,1957) où, le
Dictionnaire de Littré tombant dans le domaine public, on se demandait s'il fallait le
mettre à jour ou le réimprimer tel quel. On opta pour cette solution et, en même
temps, pour la mise en chantier d'un nouveau dictionnaire qui, par couches
successives, donnerait un tableau aussi complet que possible du lexique français des
origines à nos jours. On commencerait par le XIXe et le XXe siècles dernière couche
prévue, mais prioritaire dans l'ordre des urgences. Des moyens humains importants
et, invention alors nouvelle, un ordinateur Bull, lui furent donnés. À partir de 1968, le
Français moderne publia le Bulletin du T.L.F., liste des textes, datés de 1789 à 1965,
retenus par la commission présidée par P. Imbs, pour être dépouillés intégralement. 1
000 textes littéraires de 350 auteurs fournirent 70 millions d'occurrences, et les textes
techniques, 20 millions, le tout représentant 71 640 vocables. On avait là la matière
première non seulement d'un grand dictionnaire, dont l'édition en 16 volumes fut
achevée en 1994 et qui est désormais accessible en ligne (TLF), mais également d'une
banque de données consultable en ligne, FRANTEXT, constamment enrichie, et aussi
d'un Dictionnaire des fréquences plus fiable que tous les précédents, donnant, sur la
durée de deux siècles, des chiffres globaux et détaillés par tranches chronologiques,
genre littéraire, personne dominante (textes à la troisième, à la première personne ou
dialogués à la première et à la deuxième personne).

II.2 Son exploitation

É. Brunet, dans Le Vocabulaire français de 1789 à nos jours d'après les données du
Trésor de la langue française (1981) constate que les mots de fréquence supérieure
à 7 000 qui sont 907, parmi les plus anciens et les plus populaires, représentent
environ 90% de l'ensemble des occurrences ; en détaillant un peu plus, que ceux de
fréquence supérieure à 500 sont 6.700 ; ceux de fréquencc inférieure à 7.000 et
supérieure à 500 environ 5 800 (peut-être 8% de l'ensemble) ; ceux de fréquence

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 363

inférieure à 500 sont 64 940, dont 21 000 hapax (apparaissant une fois), soit à peine
2%, ce qui relativise beaucoup l'importance des emprunts et néologismes fantaisistes,
gibier habituel des chroniques de langage journalistiques. Il est vrai que ces mots
rares, porteurs de beaucoup d'information et fortement connotés, ont tout pour ne pas
passer inaperçus.

À partir de l'hypothèse nulle (stabilité parfaite sur les deux siècles), il calcule pour
chaque mot un écart réduit et un coefficient de corrélation chronologique (qui peut
varier entre - 1 et + 1) : un seuil d'erreur de 5% est atteint lorsqu'il s'approche de + 0,5
ou de 0,5%, ou que l'écart réduit est au moins égal à 2, les autres cas étant
significatifs de la croissance ou de la décroissance d'un mot, avec une probabilité d'au
moins 95%.

Après un volume 1 prenant en compte les 71 640 vocables du corpus, le volume 2


présente en tableaux les 6 700 mots de plus de 500 occurrences et le volume 3 les 907
de plus de 7 000, avec des graphiques entrant dans un grand détail.

II.3 Tendances générales de l'évolution sur deux siècles

Souvent neutralisées dans les tables du volume 2 par le coefficient de corrélation


chronologique qui n'indique que les tendances générales, les grandes fluctuations de
certains graphiques sont inattendues et encore inexpliquées, telles les dents de scie de
avoir qui pousse des pointes en bas (1800), en haut (1825), en bas (1875) en haut
(1913), en bas (1955), et celles de à, aimer, ainsi, air, argent (en baisse depuis 1935),
etc.

D'autres graphiques (ainsi que les tables du volume 2 incluant des mots moins
fréquents) révèlent des mots stables, voisins de l'hypothèse nulle, sortant peu de la
marge d'erreur, tels que afin, âge, ajouter, an, année, annonce, appeler, appartenir,
apporter, apprendre, approcher, avouer, etc.

Globalement, 40% des mots ont un mouvement assez affirmé pour échapper au
hasard : parmi les 6 700 de fréquence supérieure à 500, 2 756 coefficients
significatifs : 1 280 progressent, 1 476 régressent. La tendance s'équilibre pour les
verbes, les mots grammaticaux et les adjectifs ; les substantifs déclinent et les
adverbes en -ment progressent.

Parmi les mots de fréquence supérieure à cinquante (20 000 unités), 7 718
coefficients significatifs : 4 750 progressent, 2 968 régressent. Quant aux basses
fréquences, au-dessous de cinquante, elles fournissent un grand nombre de
néologismes. La tendance est inverse dans les hautes fréquences où le lexique tend à
se restreindre et dans les basses fréquences où il s'accroît de façon continue depuis
1789.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 364

Une forte décroissance n'est d'ailleurs pas une condamnation à mort. En face du
néologisme, apparaît l'autre face de l'évolution : l'archaïsme, conscient ou non,
ridicule ou attrayant selon la mode, le style et ses connotations, ce qui se disait
autrefois mais qui peut encore se dire.

II.4. Causes des évolutions qui ne peuvent être l'effet du hasard

II.4.1 Causes externes

Certaines, surtout dans les basses fréquences, objet de presque toutes les études
lexicales conçues comme auxiliaires de l'histoire ou de la sociologie, relèvent de
l'histoire des techniques et des institutions.

Brunet cite comme croissants les mots avion, auto, cabine, camion, chauffeur,
cinéma, électricité, gare, photographie, radio, télégramme, téléphone, train, vitesse,
voie, wagon, et décroissants cabriolet, calèche, cour, épée, lieue, perruque, pistolet,
pourpre, rang, roi, torche, trône. On l'aurait deviné : les nouveaux objets,
condamnant les anciens, portent atteinte aux mots qui les représentaient. Toute
science nouvelle exige sa terminologie. Pour dénommer une nouveauté, une langue a
le choix entre trois solutions : créer des mots nouveaux (logiciel, progiciel, etc.),
réanimer des mots anciens (nuisance, maintenance, péage) ou importer un terme
étranger en même temps que son référent (fast-food). Dans le domaine des « realia »,
l'histoire des signifiés est relativement simple et l'analyse sémique, par genre et
différence spécifique, fonctionne bien. Mais celle des signifiants peut être fort
complexe : avant de s'accorder, au XIXe s., sur (faire) grève, locution des ouvriers
parisiens, on essaya batioter, batioteur, batiotage (terme des imprimeurs), faire une
cloque (Sedan), un taquehans (Nord), un tric (Lyon) tandis que les patrons parlaient
de coalitions, confédérations, cabales, et micmacs. Quelques chercheurs (Wexler
1955, Guilbert 1965, 1967), sur les exemples précis des chemins de fer, de l'aviation,
de l'astronautique, nous ont montré comment se forme le vocabulaire d'une nouvelle
technique, ce qu'il tire par extension de sens d'un fonds plus ancien, ce qu'il
emprunte, ce qu'il crée, après quels doubles emplois il se stabilise, comment il
pénètre dans la langue commune et y développe des polysémies et des métaphores.
La route ferrée, solidement pavée de pierre grise, vieux mot français, a facilité le
développement de voie ferrée mais le chemin de fer, français depuis les installations
du Creusot (1784), a triomphé tard de railway. Train élimine convoi grâce à son
emploi fluvial dans train de bateaux ; il y avait déjà des gares pour que les bateaux
arrêtés laissent passer les autres, et tout naturellement les passagers des trains vont
embarquer. Le tunnel, « maçonnerie cintrée comme un tonneau », apparaît en anglais
au début de l'essor des canaux vers 1765 ; il est emprunté et concurrencé par voûte,
souterrain, percée, percement, galerie, mine. Le rail, mot anglais d'origine française,
au genre mal assuré, l'emporte sur longuerine, guide, bande, barreau, barre, coulisse,
lame, limande... et, très souvent, ornière ; l'anglicisme wagon (var. vagon, vaguon,
waggon) élimine chariot et fourgon vers 1828. Le viaduc (var. viaduct), copié sur

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 365

aqueduc, est un mot savant de même que locomotive qui élimine vers 1837 voiture à
vapeur, automoteur, chariot locomoteur, locomobile, locomoteur, locomotrice. Ce
vocabulaire composite devient vite assez familier et Vigny, Balzac risquent des
métaphores ferroviaires.

II.4.2 Causes socioculturelles

Le lexique a une relation évidemment plus étroite que la phonétique, la morphologie


ou la syntaxe avec l'histoire des civilisations et des mentalités et intéresse
particulièrement l'histoire et la littérature. Les mots dont la croissance ou la
décroissance, révélée par Étienne Brunet (1981) est interprétable de ce point de vue
sont surtout des substantifs et des adjectifs.

 Substantifs en forte régression (- 0,70 ou au-dessous) :

-0,96 : pleurs ; -0,94 : fortune, époux ; -0,92 : résolution, bonté ; -0,90 :


respect ; -0,89 : serment ; -0,88 : renommée, douleur ; -0,87 : dévouement ;
-0,86 effroi ; -0,85 : probité, compagne, regret, affection ; -0,83 : secours,
félicité : -0,82 :affront ; -0,81 : providence ; -0,80 : larmes, famille, honneur,
infortune ; -0,79 :Dieu ; -0,77 : épouse, fils, délicatesse, gloire, terreur, patrie ;
-0,76 : précipice, malheur ; -0,72 : succès, devoirs ; - 0,71 : ardeur ; - 0,70 :
loyauté. ..

 Substantifs en forte progression (+ 0,70 ou au-dessus) :

+0,97 : problème, appel ; +0,96 : affirmation ; + 0,95 : jeu ;+ 0,93 : attitude ;


+0,92 : visage, adolescent ; +0,89 : geste, réalité ; + 0,88 : allusion, musique ;
+0,87 : groupe ; +0,86 : angoisse ; + 0,83 : compte ; +0,82 : science, attente,
appareil ; +0,80 : ascension ; + 0,79 : aventure ; +0,78 : effort ; +0,77 :
camarade ; +0,75 : peur, question ; +0,73 : odeur, place, voie, adolescence ; +
0,72 : passage, note ; + 0,71 : conscience ; + 0,70 : image, sens. ..

Outre que ces quelques exemples permettent d'entrevoir le recul de valeurs


traditionnelles, morales et religieuses, et une expression de l'affectivité toute
nouvelle, un grand nombre de mots abstraits progressent parmi lesquels aptitude,
condition, conséquence, direction, différence, disposition, élément, exemple,
expérience, fonction, forme, hiérarchie, importance, matière, objet, origine, principe,
projet, rapport, signe, somme, système, type, univers, volonté, etc. L'abstraction
croissante de la langue française est une des principales conclusions d'Étienne Brunet,
à rapprocher de la remarque de G. Matoré (1968) sur le français du XVIe s.
manquant, malgré sa richesse, de mots aujourd'hui indispensables comme abstrait,
concret, causalité, concept, analyse, synthèse, classification, rationalisme, déisme,
déterminisme, pessimisme, tolérance, et donc incapable d'exprimer clairement un
certain niveau d'abstraction. D'où l'importance des colloques organisés à Rome

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 366

depuis 1976 par le Centro del Lessico Intelletuale Europeo, de T. Gregory, dont le
thème est un mot latin étudié dans la littérature philosophique gréco-latine,
chrétienne, scolastique, et enfin dans ses traductions en langues vulgaires quand
l'Europe savante abandonne le latin et se babélise. Les néologismes sont le « miroir
d'une société », selon le titre d'un article de S. Faïk (Français moderne, juillet 1979)
qui inventorie ceux du Congo (alors Zaïre) décolonisé, tournant principalement
autour des notions d'« argent », de « sexe » et d'« anarchie » (ex. traiter : « acheter à
bas prix en corrompant le vendeur à l'insu du patron » et « entretenir des relations
sexuelles illicites » ; détourneur « chef de mission corrompu » et « Don Juan,
séducteur »). Sa recherche, menée dans la bourgeoisie urbaine universitaire, montre
une société qui a perdu les assises morales de la vieille Afrique sans s'être vraiment
adaptée à la vie moderne, et qui souffre d'un profond déséquilibre. Mais c'est trop peu
de dire que les mots, créés à mesure des évolutions socio-culturelles, les « reflètent »
aux yeux de l'observateur ; ils donnent à ceux qui les vivent le moyen de les penser et
de les exprimer. Selon le titre de la thèse inédite de J.-L. Roch sur le vocabulaire de la
mendicité en moyen français, « les mots aussi sont de l'histoire ».

Le mot véhicule une idéologie héritée du passé qui subsiste tandis que des emplois
nouveaux se développent, ressentis comme des « abus de langage » par les locuteurs
pour qui la « justesse » des mots est la juste image des choses. Ils furent mis à rude
épreuve pendant la période révolutionnaire. Peut-on vraiment dire que la liberté, la
tyrannie, ou le fanatisme est ceci, n'est pas cela ? Les Français expérimentèrent qu'en
de tels domaines, il ne s'agissait pas de « choses » ou de faits de nature isolables dans
le champ de l'expérience, mais d'objets abstraits, construits par les discours, dont la
signification était devenue le champ clos de conflits idéologiques. Les significations
varient selon la vision politique des factions et l'instabilité lexicale est un sujet
omniprésent dans les discours et les journaux. En 1801, le « néologue » Sébastien
Mercier défend le changement politico-linguistique, et le droit à créer, sans
consensus, un lexique auquel l'usage et la réalité n'auront qu'à s'adapter...

Les néologismes de sens à portée sociologique permettent de prendre conscience de


la désuétude de certains concepts. Grâce dont la polysémie, dénotant des relations
heureuses entre un supérieur et un inférieur, était parfaitement cohérente en ancien
français, tend à se scinder aujourd'hui en trois homonymes ; humilité a perdu, chez la
plupart des locuteurs, sa valeur religieuse pour devenir un substitut littéraire quelque
peu péjoratif de modestie. Prudhomme, aujourd'hui nom de fonction dans le
vocabulaire des conflits du travail, exprimait en ancien français un ensemble de
qualités définissant un type d'homme idéal : expérience, intelligence pratique, piété,
probité, courage, valeur militaire... Rien dans tout cela d'inanalysable, mais cette
constellation de traits sémantiques s'est dissociée, reconstituée, de sorte que c'est un
mot à la fois parfaitement clair pour le médiéviste et sans équivalent moderne. C'est
d'ailleurs le cas de bien d'autres, parvenus jusqu'à nous après tant de distorsions de
leur sens originel qu'il est bien rare qu'une traduction de l'ancien français en français
moderne n'ait pas quelque chose de gauche et d'artificiel, si elle n'est pas une
trahison.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 367

Inversement, un mot peut prendre un tournant et une importance inattendus : fort


usité depuis l'ancien français au sens de « généreux », libéral est sous la Restauration
une litote désignant les anciens jacobins, avant de prendre une signification
économique. Communiste apparaît discrètement (1706) au sens de « qui a souci du
bien commun et aime son prochain ». Il s'est dit, sous l'Ancien Régime, de
« copropriétaires » ou de « co-usufruitiers ». Ce n'est qu'au XIXe s. et plus
particulièrement en 1848, qu'il prendra un sens politique. Des mots aussi anodins que
collaborer, collaboration, collabo(rateur) ont pris en août 1940 des connotations de
trahison qui, dans certains contextes, leur restent attachées. Appliqué d'abord aux
facultés de l'âme (vers 1265), intellectuel ne commence qu'au XIXe s. à qualifier une
personne, en s'opposant à manuel ; Clemenceau en fait, en novembre 1898, malgré
les protestations puristes d'Anatole France pourtant « dreyfusard », un substantif
masculin, en lançant dans L'Aurore, au plus chaud de l'Affaire, la « protestation des
intellectuels ». Au cours des siècles, le bon eür, « hasard heureux » s'était soudé en un
seul mot et était devenu un « état affectif positif » ; mais ce n'est qu'à la fin du XVIIIe
s. qu'il acquiert les traits de « durée » et de « normalité » qui en font une donnée
fondamentale, au moins imaginaire de l'existence humaine, ce bonheur que Saint-Just
n'avait pas tort de tenir pour « une idée neuve » ; si franc, cortois, preudom ne sont
pas vraiment traduisibles en français moderne, le droit au bonheur ne l'est pas non
plus en ancien français.

Ces quelques exemples montrent qu'on peut étudier les mots pour saisir les
idéologies d'une époque, et, inversement les idéologies d'une époque pour faire
l'histoire des mots. L'histoire et la sociologie pourraient être considérées comme
sciences auxiliaires de la lexicologie. Mais jusqu'ici, c'est plutôt l'étude du lexique qui
a été mise au service d'autre chose qu'elle même, en particulier par l'école de G.
Matoré qui cherche à repérer dans les textes « les mots témoins », néologismes
significatifs d'une évolution extra linguistique et des « mots clés », porteurs de
notions dans lesquelles la société d'une époque se reconnaît, comme prudhomme,
honnête homme, philosophe ... G.-S. Burgess (1970) voit un « changement de vision
du monde » dans le courant du XIIe s., en étudiant dix vocables, « tous des plus
simples, mais d'autant plus probants ». Ainsi, curteis (qui dans la Chanson de Roland
n'était qu'un « mot clé », subordonné au concept de vasselage) devient « mot
témoin » dans les romans antiques, avec un nouveau sens. Cette méthode vaut ce que
valent la culture, éventuellement grande, du chercheur et son flair, éventuellement
subtil. Elle anticipe utilement sur des travaux plus rigoureux, faits sur des inventaires
plus complets encore hors de notre portée.

Elle a pourtant deux inconvénients. D'abord, elle ne permettra jamais, n'étant pas
faite pour cela, une étude complète et systématique du vocabulaire d'une époque.
Ensuite, il s'agit souvent d'analyse du discours plutôt que de la langue. Il se peut que
l'aventure soit le moyen de former la personnalité du héros et de résoudre le conflit
entre la réalité quotidienne et l'idéal, un événement miraculeux, pont entre ce monde-
ci et l'Autre ; qu'elle joue un rôle socio-politique dans le monde courtois, permettant à

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 368

une classe de se constituer en « élite » et d'« aliéner » les classes inférieures. Rien de
tout cela n'entrera dans une définition lexicographique, où ne doit apparaître que le
peu de substance sémantique permettant les effets de sens imaginés par les auteurs de
romans. Après tant de merveilles, il faudra revenir à la définition que donne Godefroy
(« ce qui arrive inopinément à quelqu'un, ce qui arrive par hasard ») d'un mot qui est
parmi les plus stables de la langue. Th. Venckeleer (1975) dont le but, atteint dans une
certaine mesure, était d'arriver à une définition linguistique des qualifications
laudatives en ancien français, est, en toute honnêteté, bien obligé de reconnaître à
quel point leurs oppositions sont évanescentes et à quel mince faisceau de traits
sémantiques aboutit son grand travail.

Buona pulcella fut Eulalia... « Pourquoi Eulalie est-elle bonne ? » Une réponse
extra-linguistique, relative au genre littéraire « vie de saint », est : « Parce qu'elle sert
Dieu » ; une réponse linguistique, applicable à tous les emplois de l'adjectif sera :
« Parce qu'elle a les qualités qu'on peut attendre de l'être qu'elle est. » Au point de vue
de l'histoire de la langue, le hic sera de savoir à partir de quand ce sens général
conservé en antéposition se restreindra, postposé à un nom d'être humain, au sens de
« charitable », entraînant l'impossibilité pour Jean le Bon de signifier « Jean le
Brave », même si la bravoure est la qualité par excellence qu'on attend du roi Jean, et
en afr. la notion de « bravoure » restant exprimable par d'autres moyens, de même
que celle de « charité ». La confusion médiévale, soulignée par G.-S. Burgess entre le
sens « abstrait » et le sens « concret » du mot honor qui dénotait, en somme, tout ce
qui fait qu'un homme est « en vue » : possessions territoriales et reconnaissance
sociale, richesses et marques extérieures de respect, est un fait linguistique, et le
processus de disparition du sens « concret » importerait à l'histoire de la langue. Bref,
il nous semble préférable de ne faire dire aux mots des choses sociologiques,
historiques et littéraires qu'après leur avoir fait dire ce qu'ils sont linguistiquement.

II.4.3 Causes internes

Les évolutions auxquelles on ne peut attribuer aucune cause de ce genre, les mots
qu'elles touchent exprimant des concepts plus fondamentaux que ceux de n'importe
quelle idéologie ou technique, constituent un phénomène dont nous commençons à
peine à percevoir l'énormité. Ces changements encore mystérieux, situés surtout dans
les hautes fréquences, ne pourront recevoir d'explication que linguistique, reposant
sur la morphologie du mot, ses relations syntagmatiques et paradigmatiques, et
surtout, à notre sens, sur sa structure sémantique interne. En voici un échantillonnage
toujours emprunté à Étienne Brunet (1981)

 Verbes en forte régression (-87 ou au-dessous) :

abuser, blesser, couvrir, embarrasser, imprimer, nommer, percer, promettre,


récompenser, répandre, verser.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 369

 Verbes en forte progression (+0,88 ou au-dessus)

accepter, apparaître, comprendre, dépasser, évoquer, heurter, louer, poser,


rejoindre, sombrer, utiliser.

 Mots grammaticaux en forte régression (-0,80 ou au-dessous)

afin, après, aux, bientôt, cependant, douze, environ, gratis, quelques,


quelquefois, quoique, ses, toutes, tous.

 Mots grammaticaux en forte progression (+0,80% ou au-dessus)

aïe !, c’, certaine, certes, déjà, il, maintes, mais, non, parfois, pas,
pourquoi, pourtant, quoi, sinon, soi, tard, trop, vers, voire.

On perçoit bien quelques rééquilibrages : quelquefois (-0,82) compensé par parfois


(+0,96), cependant (-0,83) par pourtant (+0,87) ; sur-le-champ (-0,68) par aussitôt
(+0,72) et à brûle-pourpoint (+0,69).

Mais on se demande pourquoi par-devant fait -0,57 et par-dessous +0,58. On reste


perplexe devant la baisse énorme de bientôt (-0,90), environ (-0,85), après (-0,82),
combien (-0,63), et la progression non moins étonnante de non (+0,96), pourquoi
(+0,87), vers (+0,88), voire (+0,86), maintes (+0,81), alors que beaucoup n'est pas
significatif, et qu'on aurait parié que ces deux derniers lexèmes étaient de rares
archaïsmes.

On ne peut pas chiffrer aussi précisément le langage parlé immédiatement


contemporain, ni celui d'avant 1789 ; mais il est bien évident qu'aucune des notions
véhiculées par cette liste de mots présentés par Brunot comme des néologismes du
XVIIIe s. (compléter, énumérer, assimiler, complexité, intégralité, surveillance,
insignifiant, strictement, spontanément, momentanément, préexistant, contre-nature,
universalité, littéralité) n'était impensable ni impensée auparavant. Soit l'exemple de
comprendre : sa tendance est fortement croissante et il explose à partir de la seconde
moitié du XIXe s. (+0,93), dernier épisode d'une longue rivalité avec entendre
aujourd'hui stabilisé aux alentours de l'hypothèse nulle (+0,31), qui lui-même avait
précédemment triomphé de ouir. Elle ne nous paraît pas inexplicable : nous avons
formulé à ce sujet, à partir de sondages dans la documentation disponible et d'une
étude sémantique des verbes de perception, les quelques hypothèses ci-dessous
demanderaient à être vérifiées plus systématiquement (Picoche 1990)

Première période : En ancien français, ouir/oïr, fréquent et bien vivant, n'exprime


qu'une activité sensorielle (lat. audire). Comprendre, savant, très marginal, a des
emplois spatiaux, pouvant signifier tantôt « emplir » (lat. implere), tantôt « contenir »
(lat. includere), et quelques emplois abstraits métaphoriques, un livre comprenant une
certaine matière et un esprit humain une certaine notion. Entendre, très fréquent et

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 370

très polysémique, exprime soit l'activité de l'esprit tendant vers un résultat (lat
intendere « s'orienter vers », « écouter »), soit le moment où l'esprit atteint le but qu'il
s'est fixé et l'état qui en résulte (lat. intelligere : « percevoir », « s'apercevoir de »,
« comprendre »). Dans les nombreux cas où entendre vaut oïr, le complément est le
plus souvent une parole humaine, donc un sens, compris par l'intelligence en même
temps que son support sonore est perçu par l'oreille. La polysémie de entendre nous
invite donc à y voir un verbe intellectuel et abstrait, dont l'objet peut être un
phénomène sonore en tant qu'il est interprétable, alors qu'oïr est un verbe de
perception strictement concret. À cette époque l'intellection est pensée comme le
terme d'une tension, une flèche atteignant sa cible.

Deuxième période : Comprendre (implere) disparaît au XIVe s. ; seul subsiste


comprendre (includere), mais ses emplois spatiaux reculent devant des emplois
métaphoriques abstraits ; il devient par excellence le verbe des classements et des
taxinomies. Le XVIIe s. voit disparaître ouïr, encore conjugué chez Corneille, mais
dont Furetière ne signale plus que quelques emplois figés. Un autre facteur que son
« irrégularité » a pu intervenir, bien d'autres verbes bizarres ayant perduré après
régularisation : une polysémie fondamentale concret-abstrait caractérise les deux
autres grands verbes de sensation, voir et sentir ; la pauvreté d'ouïr, depuis toujours
rebelle à l'abstraction, a peut-être contribué à sa disparition. Désormais entendre, très
lourdement polysémique va cumuler les sens de intendere, audire, intelligere. Des
emplois de comprendre (intelligere) d'apparence moderne, attestés dès le moyen
français, sont des métaphores (comme aujourd'hui assimiler ou saisir) permettant de
penser désormais l'intellection comme l'intégration d'un élément dans un ensemble,
par un jeu mental d'analyse et de synthèse. La métaphore commence à s'effacer à
partir de 1700, lorsqu'on ne dit plus je comprends A dans B au sens de includo, et
qu'on se met à dire je comprends que... au sens d'intelligo, avec un complément
propositionnel.

Troisième période : à partir du XVIIIe, s., surtout au passif, comprendre


(includere) continue à classifier, facile à traiter comme homonyme de comprendre
(intelligere) auquel il n'est plus relié que par la notion très générale d'« analyse et de
synthèse ». Entendre s'allège, et perd, lentement, beaucoup de ses emplois abstraits ;
il en subsiste aujourd'hui quelques-uns, d'ailleurs soumis à certaines restrictions
syntaxiques, tels entendre raison, laisser entendre, entendre par là que..., bien
entendu, s'entendre à faire quelque chose, s'entendre bien ou mal avec quelqu'un,
s'entendre avec quelqu'un pour faire un mauvais coup, j'agis comme je l'entends,
j'entends faire des réformes, j'entends qu'on m'obéisse. Ils expriment une activité
d'esprit insérée dans la vie pratique, la discussion, la coopération, l'élaboration de
projets. Ceux où il exprimait la pure intellection se sont reportés sur comprendre :
Vadius entend le grec est devenu un archaïsme ; j'entends ce que vous me dites ne
signifie plus « je m'en fais une idée claire et distincte, je peux l'analyser et le
synthétiser », mais rien d'autre que je l'oi (audio). Comprendre (intelligere) a acquis
une grande liberté syntaxique ; on peut le conjuguer au passif, ne pas exprimer son
complément, le tourner à la forme pronominale, on peut comprendre une langue, ou

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 371

un individu : ce qu'il dit et ce qu'il est. Bref, c'est un verbe plein de vitalité et de
force.

L'esquisse ci-dessus devrait être reprise à partir d'échantillons vraiment


représentatifs, sur des statistiques précises, et étendue à tous les mots qui, à cette
époque décisive, où naît le français moderne, ont été éliminés ou ont subi des
variations d'emploi importantes. Elles permettraient de voir s'il s'agit d'un
remaniement superficiel de signes lexicaux jouets de la mode, ou d'une profonde
transformation des structures de la langue et des outils mentaux qui nous permettent
d'appréhender la réalité. On peut parier qu'accompli méthodiquement, ce travail
permettrait de vérifier cette réflexion de G. Guillaume : « L'homme linguistique des
différents âges peut penser les mêmes choses. Il reste qu'il ne les pense pas
mêmement. »

Un des phénomènes les plus déconcertants de l'histoire du lexique français, est, au


XVIIe s., après un considérable enrichissement en moyen français, la formidable
élimination des mots tenus pour « vieux » et « bas », et le remaniement sémantique
de beaucoup de ceux qui furent conservés. Cette transformation fut codifiée par des
mondains qui se fiaient à leur bon goût, et qui, plutôt que les décideurs qu'ils se
croyaient, ont dû être les instruments d'une poussée psychomécanique inconsciente.

II.5 Conditions d'une étude systématique de l'évolution du lexique

Pour éclairantes et fondamentales qu'elles soient, les statistiques d'Étienne. Brunet,


portant sur les signifiants, ne peuvent rendre compte des néologismes de sens :
évolutions sémantiques à signifiants stables et figement en « locutions » de
syntagmes originellement libres. L'ordinateur, bien incapable de trier les formes
brutes ou « items » selon leur sens, devrait, comme on le fait déjà en
« lemmatisant » (c'est-à-dire en regroupant) les formes conjuguées d'un verbe, y être
aidé, par un codage des principales acceptions des polysèmes, ce qui n'aurait rien de
surhumain, étant donné le petit nombre des mots très fréquents et très polysémiques.
Les conditions de ce travail seraient :

1. Avoir, pour chaque époque, de bons dictionnaires distinguant clairement les


grandes articulations sémantiques, faits de langue indépendants de la
subjectivité des lexicographes, et leur subordonner la multitude des faits de
discours fournis par le corpus d'où sont extraits les exemples. Une acception
pourra, selon les points de vues adoptés, être traitée avant ou après une autre,
ou encore comme un homonyme, mais il n'est pas de dictionnaire moderne qui,
traitant de comprendre, omettrait d'établir une opposition fondamentale entre
comprendre (includere) et comprendre (intelligere). En vingt ans ont paru une
série de dictionnaires du français moderne très remarquables qui rendraient
parfaitement possible un codage sémantique. Il n'en va pas de même pour les
époques anciennes, l'énormité de ceux dont nous disposons ne compensant pas

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 372

leur insuffisance méthodologique. Le T.L.F. travaille à y remédier et met en


chantier un Dictionnaire du moyen français mais c'est un travail de longue
haleine, destiné à déborder sur le XXIe s. et on ne voit pas à quelle échéance
les chercheurs disposeront d'un T.L.F. pour l'ancien français, d'un pour le XVIe
s. et d'un autre pour l'époque classique.

2. A défaut de dictionnaires complets pour les époques anciennes, et selon l'axe


de recherche choisi, indexer des corpus représentatifs mais aussi assez
restreints pour permettre un classement manuel.

3. Prendre les décisions nécessaires pour faire, à partir du champ sémantique, et


des vocables retenus, un « micro-dictionnaire », qui sera à la base de toutes les
comparaisons ultérieures. L'expérience prouve que les exemples
« inclassables », bien moins nombreux qu'on ne le croit, ne constituent qu'une
frange statistiquement négligeable.

4. Établir une « hypothèse nulle » à partir de l'ensemble du corpus et traiter


statistiquement tous les paquets d'acceptions pour voir où apparaissent des
variations significatives.

5. Traiter prioritairement l'histoire des mots les plus fréquents et les plus
polysémiques exprimant des concepts fondamentaux comme la permanence et
le devenir, le tout et la partie, l'un et le multiple, l'espace et le mouvement, le
besoin, le désir, et la satisfaction, etc. L'analyse des mots porteurs de concepts
plus particuliers ne pourra que gagner à s'appuyer sur ce travail de base.

Récemment, ont vu le jour des études de statistique (Muller 1979, Demonet 1975,
Launay 1977), et d'autres de sémantique lexicale (Renson 19062, Grisay 1969,
Undhagen 1975, Picoche 1976, Brucker 1987) à finalité plus linguistique que
littéraire, fondées sur des corpus de diverses époques, tendant à dégager les grandes
articulations sémantiques des mots et des champs. De tels travaux ouvrent la voie à la
réalisation de ce programme qui n'est pas une lointaine utopie.

III. LES DICTIONNAIRES

III.1 Leur finalité

Composé de monographies juxtaposées dans un ordre alphabétique commode mais


arbitraire, excluant toute vue synthétique, le dictionnaire, même historique, ne peut
constituer une histoire du lexique, mais en est l'instrument indispensable. Pourtant, à
l'exception de quelques-uns parmi les plus récents, ce n'était pas cela que visaient
leurs auteurs ni ce qu'en attendait leur clientèle. Pour l'utilisateur non linguiste, le
dictionnaire est une mine de renseignements pratiques : prononciation et orthographe
exactes ; exemples d'emplois corrects ; explication de mots incompris ; assurance que

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 373

tel ou tel, qui lui vient à l'esprit, fait partie du français standard ou doit être exclu d'un
usage soigné (et pour cela, il préférera des dictionnaires restrictifs et normatifs) ;
exposés sur les choses dénotées par ces mots (et dans ce sens il choisira des
dictionnaires extensifs à tendance encyclopédique). Dès l'époque d'Estienne un public
humaniste, intéressé aux questions de langue, permet l'émergence de la notion de
« trésor », ou inventaire systématique de toutes les ressources d'une langue. Mais les
ouvrages anciens, écrits dans une intention synchronique, n'ont d'intérêt historique
que pour nous.

Il fallut la curiosité de quelques érudits du XVIIIe s. et la linguistique du XIXe s.


pour songer, comme Littré, à doter les dictionnaires de notices historiques, ou les
consacrer à des états de langue passés. Tels, le Dictionnaire de l'ancienne langue
française et de tous ses dialectes du IXe au XVe s. de F. Godefroy (1889-1896) et le
Dictionnaire de la langue française au XVIe s. d'E. Huguet (1925). Encore ces deux
ouvrages, dont le but, uniquement pratique, est de faciliter la lecture des textes
anciens ne donnent-il pas la totalité des mots ni des emplois de ceux qu'ils traitent.
Plus complet est l'Altfranzösisches Wörterbuch de A. Tobler et E. Lommatzsch (1er
fascicule 1915, encore inachevé), fondé sur le dépouillement des œuvres littéraires en
langue d'oïl des origines à la fin du XIIIe s. Les premiers, le Grand Larousse de la
langue française et le T.L.F. tentent de reconstituer l'histoire sémantique de chaque
mot.

III.2 Survol de l'histoire des dictionnaires français

Les scribes du haut Moyen Âge glosent, entre les lignes de leurs textes latins, un
mot classique difficile par un mot vulgaire latinisé ou même vernaculaire (d'abord en
pays germaniques et celtiques, où le latin était une vraie langue étrangère). Les
premiers glossaires sont de simples regroupements de ces gloses. Le plus célèbre est
celui de l'abbaye de Reichenau (Suisse, Xe s.), premier maillon d'une série de
compilations, classiques scolaires reproduits à travers tout le Moyen Âge, telle la
Summa grammaticalis quae vocatur Catholicon de J. de Gênes (1286), dont nous
possédons plus de 200 manuscrits, et, à partir de 1460, des impressions. Dans toute
l'Europe, la lexicographie vernaculaire se greffe sur la latine ; les clercs débutants du
XIVe s. ont besoin des gloses françaises de l'Abavus ou de l'Aalma, abrégés du
Catholicon. Au XVe s., apparaît l'ordre vernaculaire-latin ; puis, pour le commerce
international, des glossaires plurilingues de langues modernes comme celui de
l'italien Calepino (1502) appelé en France Calepin. Enfin au seuil de la Renaissance,
le Vocabolista italien de Pulci est le premier dictionnaire monolingue.

Dès le XIe s., on commence à regrouper les mots ayant la même première lettre,
puis deux lettres en commun, ou bien la même syllabe prononcée. Mais les variantes
des graphies médiévales ont été le grand obstacle à l'utilisation de l'ordre
alphabétique que rendra possible l'imprimerie et une certaine stabilisation
orthographique.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 374

La lexicographie française du XVIe s. ne rompt pas totalement avec la tradition


médiévale. Elle a pour point de départ Robert Estienne qui réutilise les matériaux de
son Dictionarium seu linguae latinae thesaurus (1531) dans un Dictionnaire
français-latin, autrement dit, les mots français, avec les manières d'user d'iceux,
tournés en latin (1539), maintes fois réédité au XVIe s : premier emploi du mot
dictionnaire et premier relevé alphabétique de mots français suivis, outre leur
équivalent latin, de développements en langue nationale. Il inspire le Thrésor de la
langue françoyse tant ancienne que moderne (1606) de Nicot, ni entièrement
monolingue, ni entièrement bilingue. Les dictionnaires plurilingues se démodent :
Cotgrave (A Dictionarie of the French and English Tongues, 1611), Oudin (Trésor
des deux langues espagnole et française, 1616) sont bilingues. Richelet sera le
premier à composer un Dictionnaire français contenant les mots et les matières et
plusieurs nouvelles remarques sur la langue française, ses expressions propres,
figurées et burlesques, la prononciation des mots les plus difficiles, le genre des
noms, le régime des verbes... avec les termes les plus connus des arts et des sciences :
le tout tiré de l'usage et des bons auteurs de la langue française (1680), vraiment
monolingue, œuvre d'un puriste intelligent, proposant des définitions exactes
illustrées d'exemples d'auteurs contemporains, dans une orthographe raisonnable et
modernisée. Il est suivi du Dictionnaire universel contenant généralement tous les
mots français tant vieux que modernes et les termes des sciences et des arts de
Furetière (1690), plus riche, avec une relative abondance de termes de sciences et de
métiers : deux ouvrages novateurs, imprimés l'un à Genève, l'autre à La Haye,
diffusés, avec grand succès, en contrebande. Pour avoir devancé ses confrères,
Furetière fut chassé de l'Académie qui avait l'obligation statutaire et grâce à Colbert
(1674) le monopole de faire un dictionnaire français.

Chapelain, qui y pensait dès 1634, lui avait proposé un corpus de base comprenant
Amyot, Montaigne, François de Sales, Malherbe, Marot, Ronsard, Du Bellay. Les
articles devaient être discutés en commun ; le classement serait alphabétique par
familles de mots. Pour accélérer les travaux, en accord avec Richelieu, moyennant
une pension de 2 000 livres par an il confie la tâche à Vaugelas, qui élimine les
auteurs désuets et présente une première rédaction, avec exemples inventés. En 1650,
il meurt, ayant atteint la lettre I ; en 1672 on en est à la lettre S ; en 1694 le
Dictionnaire est présenté au Roi (qui s'était procuré un exemplaire du Furetière).
Désuet dès sa parution, il est remis en chantier en 1700.

L'importance de ce premier Dictionnaire de l'Académie tient surtout à ce qu'il est le


premier travail collectif accompli à l'initiative d'un gouvernement français témoignant
d'un début de politique linguistique. Les éditions suivantes sont de 1718, 1740, 1762
(nombreux mots nouveaux). La cinquième, prête en 1792, est imprimée en 1798,
après la dissolution de l'Académie qui lui refusera son patronage lors de son
rétablissement. À la sixième (1835) manque, dit un critique, « le tiers de la langue de
nos jours, entre autres, le mot embêter que tout le monde emploie et dont les
académiciens font si bien apprécier la valeur » ; un Complément (1842) la fait passer

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 375

de 28 000 mots à 100 000 ! La septième (1878) reproduit toutes les préfaces
antérieures et ajoute 2 500 mots ; la huitième (1932-35) supprime des termes vieillis,
et admet des mots nouveaux ; la publication de la neuvième commence en 1986 avec
un grand renouvellement du vocabulaire, un affinement des définitions pour
lesquelles on a fait appel à des spécialistes de langue.

Le Dictionnaire de l'Académie est une institution, mais c'est en dehors de lui que la
lexicographie progresse. Furetière, très augmenté, sert de base à une vaste
encyclopédie, le Dictionnaire de Trévoux édité et réédité de 1704 à 1771 au siège
d'une académie de Jésuites, qui faisait encore autorité vers 1850. Au XVIIIe s. se
développe le goût des encyclopédies, comme celle de Diderot (terminée en 1777), des
lexiques spécialisés, même en matière de langue, comme le Dictionnaire
grammatical (1761) et le Dictionnaire critique de la langue française (1788) de
Féraud, instruments aussi utiles pour l'étude du vocabulaire de la seconde moitié du
XVIIIe s. que Littré pour celle du XIXe s. Entre 1770 et 1820, on n'a pas édité moins
de 123 dictionnaires. Ceux du XIXe s. rivalisent de richesse ; Boiste (réédité de 1800
à 1857) atteint 110 000 entrées ; Landais 140 000. Littré, puriste et traditionaliste,
met en 1877 le point final à une somme prodigieuse d'exemples tirés des meilleurs
auteurs postérieurs au début du XVIIe s., illustrant 70 000 entrées. Ses définitions,
médiocres, inspirent le désir d'en faire de plus précises et de plus logiques à Hatzfeld
et Darmesteter dont le Dictionnaire général (1890-1900) est commencé en 1871. P.
Larousse publie les 17 volumes in-quarto de son Grand Dictionnaire universel du
XIXe s. (1866-1876), encyclopédie destinée à un public plus vaste et moins cultivé
que celui de Littré. On en tire (1906) un Petit Larousse illustré en un volume qui,
devenu extrêmement populaire, a été constamment mis à jour et réédité. La substance
de ces travaux a été réutilisée et remaniée par les grands dictionnaires du XXe siècle,
en particulier le T.L.F., le Grand Larousse de la langue française (1971-1978), le
Robert (première édition en 1964, seconde en 1985) et son abrégé, le Petit Robert.

III.3 Vers une banque de données du lexique francophone ?

Quels que soient leurs mérites, ces grands ouvrages ne satisfont pas tout le monde.
Français de France par leurs auteurs et leurs corpus, ils ne rompent pas avec la vieille
tradition d'unification et de normalisation sur la base du parler parisien. Ils continuent
à s'auto-interdire l'accès à une partie du lexique vivant utilisé hors frontières ; les
régionalismes y sont rares (en légère progression depuis 1970-1975), presque tous
français, et présentés comme relevant de la langue parlée. Des linguistes belges ont le
désir de mettre en chantier un dictionnaire historique de leurs régionalismes et
souhaitent que des recherches parallèles soient menées dans les autres pays
francophones. Ainsi, écrit J. Pohl, « notre langue nous apparaîtrait mieux éclairée,
dans toute sa richesse nuancée, immense chêne dont le tronc monte droit et vigoureux
avant de s'épanouir en mille, dix mille, cent mille branches et ramilles, qui
s'enchevêtrent pour former une des plus prestigieuses cimes dans la forêt des
langages humains ». Cet inventaire général offrirait une vue d'ensemble de la

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 376

créativité lexicale française, et des concordances et divergences des innovations


régionales. Il aurait un intérêt pratique pour le voyageur, et un intérêt normatif : avant
de rejeter un mot comme un barbarisme, on connaîtrait sa situation dans cette totalité,
et le lexique pourrait, comme à l'époque de la Renaissance, s'enrichir de son propre
fonds. Pourtant l'Académie introduit dans le premier fascicule de son dictionnaire
(1986) aubette (Belgique) préférable à abribus ; accroires (raconter des) (Canada) :
« mensonges, fables » ; achaler (Canada) : « accabler », « contrarier » ; adoduler
(Suisse) : « bercer pour endormir » ; arrachis (Canada) : « partie d'une forêt où les
arbres ont été arrachés » ; auto-neige (Canada) : « automobile à chenillettes pour
voyager sur la neige accumulée ».

Quoiqu'il ne s'agisse en général que de mots peu fréquents, les régionalismes


portent une telle charge d'affectivité que Belges, Québécois, Africains, mettent une
sorte de point d'honneur à leur faire reconnaître la même dignité qu'aux mots de
Paris, « région » comme une autre, aux yeux de certains. En Belgique et en Suisse
romande, on a beaucoup et très bien étudié les régionalismes et leurs divers aspects,
historiques, culturels, sociolinguistiques ; des inventaires définitifs de belgicismes et
d'helvétismes ne seraient donc pas difficiles à établir. La documentation du Trésor de
la langue française au Québec sert de base à un dictionnaire en chantier dans les
années 90, qui tente de refléter la norme québécoise de cette nouvelle classe moyenne
d'esprit citadin, instruite, ambitieuse, ouverte sur le monde, sous la pression de
laquelle la législation linguistique locale a été élaborée.

On travaille à une 2e édition de l'I.F.A. en vue d'aboutir à un véritable dictionnaire


qui pourrait être un outil de développement des pays du Sud en retenant les éléments
utiles à la définition d'une norme, aux programmes d'alphabétisation en français, et à
la confection de dictionnaires bilingues français-langues locales. Quant aux
régionalismes de France, l'I.N.A.L.F. a entrepris leur recensement. Une telle synthèse
n'a donc théoriquement rien d'impossible. Mais pour avoir un panorama complet, il
faudrait y ajouter le contenu des dictionnaires d'argot, des lexiques techniques des
différents métiers et spécialités. Même sans y annexer les grandes banques de
terminologie scientifique un monument de cette taille serait du ressort de
l'informatique, non de l'édition. Là où les dictionnaires « hexagonaux » ne
conviennent pas, il faut les adapter (cela se fait déjà) ou bien en faire d'autres : le
dictionnaire est un produit commercial subissant des contraintes de dimension et de
prix, destiné à satisfaire les besoins d'un certain public, qui y cherche ce qu'il veut y
trouver pour consolider sa sécurité linguistique et ce n'est pas par cette voie que les
Parisiens adopteront un mot africain ou montréalais.

[Il existe aujourd’hui une Base de Données Lexicographiques Panfrancophone


(BDLP) patronée par l’Agence Universitaire de la Francophonie mise en ligne en
2004, et faisant l’objet de mises à jour annuelles, dont l'objectif est de constituer et de
regrouper des bases représentatives du français de chacun des pays et de chacune des
régions de la francophonie.]

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 377

IV. LES VOIES DE LA NÉOLOGIE

Elles sont nombreuses et fréquentées à toutes les époques ; la langue crée sans
cesse, mais pas ex nihilo (ou tout à fait exceptionnellement) ; elle utilise, par divers
procédés, des formes déjà existantes ; et de ses créations souvent éphémères, seul un
petit pourcentage réussit à durer.

IV.1 Les néologismes de sens

Beaucoup sont dus à des métonymies, qui finissent par occulter l'origine de
l'évolution : ainsi bureau, d'abord tissu de laine (XIIe s.), devient une table à écrire
recouverte de ce tissu (XIVe s.), le lieu où se trouve cette table où se font des travaux
de comptabilité et d'écriture (XVe s.), l'ensemble des employés y travaillant, puis les
membres d'une assemblée élus par leurs collègues pour diriger leurs travaux (XVIIIe
s.). Des métaphores hardies donnent à des mots concrets des sens extrêmement
abstraits : fourchette, « écart entre deux valeurs statistiques extrêmes », des
recherches pointues, le paysage audiovisuel...

Il arrive que le nom d'un objet appartenant à une civilisation disparue renaisse pour
un nouvel emploi. Depuis deux cents ans personne n'est condamné aux galères et
pourtant les jeunes de la fin du XXe s. galèrent et s'exclament c'est la galère! Les
automobilistes font des créneaux pour se garer, les industriels cherchent de bons
créneaux de production et, par une siglaison astucieuse, les financiers de l'Europe
avaient ressuscité l'E.C.U avant qu’il fût détrôné par l’euro.

IV.2 Procédés morpho- syntaxiques

Échanges entre catégories grammaticales, en particulier entre adjectif et nom


comme dans un dîner monstre, un type cochon, un café nature. On a vu qu'un libéral,
un intellectuel, la communale, sont des substantivations d'adjectifs fort anciens,
intervenues au XIXe s.

Figement de syntagmes : M. Gross et G. Gross, qui préparent un « dictionnaire des


mots composés », en repèrent un très grand nombre (plus de 50 000 pour la seule
combinaison d'un nom et d'un adjectif) sur des critères tels que l'impossibilité de
traduire mot à mot, l'absence d'antonyme (le petit coin/*le grand coin), la non-
variation en nombre (les eaux usées), l'impossibilité de supprimer l'adjectif (l'eau
lourde), de prédiquer (l'assistante sociale/*l'assistante est sociale), de graduer
(*assistante très sociale) et de nominaliser (*le socialisme de cette assistante).
Éducation sentimentale a été brusquement figé par Flaubert et s'est surtout répandu
dans les années 1970.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 378

Mots composés : les dictionnaires consacrent ces syntagmes figés par une entrée
spéciale et l'utilisation éventuelle de traits d'union (chou-fleur) ; leur sens peut, au fil
des siècles, devenir tout autre chose que la combinaison de celui de leurs éléments
(l'eau de Cologne n'est pas de l'eau et peut très bien ne pas être fabriquée à Cologne)

Dérivation par préfixes et suffixes : morphèmes sans existence indépendante, dont


certains ont perdu leur qualité d'affixes (tel le -eau, jadis diminutif, du chapeau qui
n'est plus une « petite chape ») ils sont, comme les lexèmes, sujets à des croissances
et décroissances significatives : -ance est très productif en ancien français mais
usance, nuisance, doléance, empirance, remembrance, apercevance, démontrance,
souvenance, disparaissent au XVIe s. L'Académie (1694) supprime allégeance, bien-
disance, ressouvenance et code « vieux » : semblance, séance, observance,
ordonnance, assurance, créance ; Bouhours sauve accoutumance et observance.
Restent usuels : espérance, convenance, contenance, repentance. Mais la courbe
remonte au XIXe s. Balzac forge compatissance, fécondance et attirance, alternance,
mouvance, voyance, errance progressent. Le XXe s. récupère nuisance et introduit
dans son lexique technique les anglicismes radiance et brillance. La productivité des
affixes (nombre d'unités qu'ils forment) et leur diffusion (nombre de champs lexicaux
dans lesquels ils entrent) est variable. J. Peytard (1975) observe d'importantes
modifications du système préfixal sur une période de quarante ans (1924-1964).

Encore que diachroniquement peu étudiées, les règles morpho-syntaxiques de la


dérivation, par exemple celles de la formation des adverbes en -ment, des mots
négatifs en in-, paraissent très stables. J. Peytard constate que re-, anti-, contre-,
para-, fonctionnent à peu près de la même manière au XVIIIe s. et en 1960. Leurs
ressources sont loin d'être exploitées systématiquement, comme le montrent les
perplexités de Féraud devant l'extension du préfixe in- à son époque : on a inattendu,
mais pas inattendre ; si on a inviolable et introuvable, pourquoi n'aurait-on pas
inviolé et introuvé, invioler et introuver ? Il admet insignifiant, inactif, imprévoyant,
mais aussi improbateur, inconcluant, inhabitude, et résiste à intenable et irrecevable
aujourd'hui parfaitement recevables. L'adjonction de non-, pseudo-, quasi devant un
adjectif ou un nom est plus grammaticale que lexicale. Lorsqu'il s'agit de morphèmes
vraiment vivants, ces formations, toujours disponibles, ont un mode d'existence
virtuel ; dans cette zone particulièrement mouvante du lexique, la liberté de la
conversation forge chaque jour des mots qui seront ou non ratifiés par l'usage et
consacrés par le dictionnaire.

Les dérivés ne sont pas toujours contemporains du mot de base : parfois antérieurs,
plus fréquemment très postérieurs. Ils posent des problèmes de première attestation,
d'oubli et de reviviscence, qui ne peuvent être résolus que par des dépouillements
minutieux de textes de tous genres dont B. Quémada s'est fait une spécialité : soigner
est du XIIe s., mais ce n'est que depuis 1907 que les athlètes ont des soigneurs. La
création de dérivés se fait parfois sous l'influence d'un modèle étranger, pas toujours
signalé par les dictionnaires ; social (1352) végète jusqu'au Contrat social de
Rousseau (1761) et socialisme (1831) est un emprunt, à l'anglais ou à l'italien. On ne

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 379

devinerait pas qu'importer et exporter sont des anglicismes. Un dérivé d'origine


anglais comme classification peut coexister avec un dérivé français comme
classement. Étienne Brunet constate simultanément, sur deux siècles, que les suffixes
progressent, touchant 1/3 des vocables de son corpus et qu'ils ne sont qu'1/7 des
occurrences, tenant plus de place dans le dictionnaire que dans le discours. Une
certaine répugnance du français aux mots trop longs peut contribuer en partie à leur
faible fréquence.

Utilisation de préfixaux, procédé de composition particulièrement vivante à


l'époque contemporaine : un appareil ménager fonctionnant à l'électricité est un
appareil électro-ménager ; les relations entre la Chine et l'U.R.S.S. sont les relations
sino-soviétiques. Le premier élément, de forme savante, subit une modification qui
lui ôte la possibilité de fonctionner de façon indépendante ; il est en voie de devenir
un préfixe, c'est une affaire de temps et de fréquence.

L'abrègement par troncation et siglaison, procédés strictement modernes, seront


étudiés à propos du lexique du XXe s.

IV.3 Emprunts à des langues modernes

La comparaison entre les éditions successives du Petit Larousse révèle les flux et
les reflux des mots étrangers empruntés sans assimilation définitive, pour des raisons
économiques ou idéologiques : besoin de dénommer exactement un produit d'origine
étrangère, ou une réalité typique d'un pays lointain ; ils durent ce que dure la
nécessité qui les a fait naître et la mode, qui favorise les langues les plus
prestigieuses. Ainsi, pendant la période coloniale, le français, en contact avec les
parlers d'Afrique, leur a bien moins emprunté qu'à son grand rival, l'anglais.

Le français standard fait aussi des emprunts internes aux provinces : aven
(Rouergue), pissaladière (Nice), tomette (Dauphiné), aber (breton), bastide
(provençal), névé (savoyard), piperade (béarnais), à l'argot, jadis secret, ou à des
jargons de métiers jadis réservés aux spécialistes comme chic, terme de peinture.
Pierre Guiraud (1968) compile, à partir de Dauzat et Bloch-Wartburg, une liste
d'environ 1 200 régionalismes admis par les dictionnaires, parmi lesquels beaucoup
sont des « termes », datables avec précision. Les dictionnaires de néologismes en
regorgent.

IV.3.1 Les degrés de la francisation

Le premier stade de l'emprunt est le « xénisme », mot étranger cité, non acclimaté,
intégré dans la phrase française, avec sa graphie d'origine ou transcrit
phonétiquement lorsqu'il s'agit de langues exotiques : russe, récemment, glasnost,
perestroïka ; anglais bluejean, hot dog, italien pizza, aggiornamento, espagnol

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 380

sangria, sombrero, allemand leitmotiv, lied avec son pluriel lieder, tahitien vahiné.

Le second stade est l'adaptation de sa prononciation au système phonologique de


l'emprunteur, avec accent sur la finale, ce que symbolisent les graphies drolatiques
biftèque, ouiquendes, bloudjinzes risquées par Céline, Queneau, Boudard. De nos
jours, on en reste généralement là, de peur de passer pour ignare en francisant des
mots anglais.

Le troisième stade, naturalisation des emprunts par transformations plus ou moins


considérables, est encore atteint par des langues comme le japonais, ou le turc, et
l'était jadis en français : la cravate (1651) est le foulard des cavaliers croates ;
contredanse (1626) < angl. country dance « danse campagnarde » ; pamplemousse
(1685) < néerl. pompel (gros) limous (citron) ; redingote (1725) < angl. riding coat
« manteau pour aller à cheval » ; séquoia (1847) est le nom du chef indien Sëe-
Quayah. Pour ceux-là, le signe d'une intégration définitive est le développement d'un
ensemble de dérivés, sémantiques ou morphologiques, spécifiquement français :
cravate a un dérivé cravater, et si lilàk, tülbend sont des mots turcs, latinisés en
lilacum, tulipa, il y a en français une couleur lilas et on vend des tulipes de verre chez
les marchands de luminaires.

Un autre procédé de francisation radicale est le calque ou traduction intégrale :


surhomme (1895) < all. Uebermensch, espace vital < all. Lebensraum. Il permet
d'éviter des emprunts sans épaisseur étymologique, dispersés à l'écart des familles
sémantiques.

IV.3.2 Les mots voyageurs

Le français n'emprunte pas seulement aux langues voisines: il fourmille de mots


venus de langues aussi lointaines que l'aztèque chocolat (1666), l'algonquin totem
(1776), le polynésien tabou (1785), l'hindi pyjama (1837), le japonais judo (1931),
l'esquimau anorak (1945). Si pour de simples langues romanes, il est déjà souvent
difficile de déterminer à laquelle a été fait l'emprunt, à plus forte raison est-ce le cas
lorsqu'il s'agit de mots issus de langues exotiques orales et sans dictionnaires,
ramenés de lointaines expéditions par des colonisateurs espagnols, portugais, anglais,
hollandais, aux équipages multinationaux. Attestés rarement, à de longs intervalles,
dans des récits de voyages peu connus, ils ont souvent revêtu des formes variées,
avec possibilités de mauvaises lectures dues à la confusion de u et de v et de i et de j.
Ils se sont stabilisés tard, après toutes sortes d'étapes : citation du mot étranger,
intégration à une phrase française de ce mot, précédé d'un article, adaptations variées,
parfois latinisées, forme vulgarisée. La langue de passage est difficile à préciser avant
une stabilisation définitive, et leur adoption par les dictionnaires est tardive.
Reconstituer l'itinéraire de chacun nécessite de minutieuses études de détail,
spécialité, notamment, de R. Arveiller (1963). Ainsi le français tifon (1571) ou
typhon (1643), bien antérieur à l'anglais typhoon (1773), a des variantes toufon,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 381

touffon, tufin, tufan qui permettent d'hésiter entre le chinois t'aifung, l'arabe tufân, et
le grec ancien tuphôn latinisé en typhon, employé par Pline et Aulu-Gelle.
Finalement, l'arabe est le plus vraisemblable, sans exclure l'accrochage du gréco-latin
et une collusion homonymique avec la forme chinoise, passée par le portugais et le
néerlandais. Zèbre, attesté pour la première fois en 1610 dans une traduction du latin,
elle-même traduite d'un texte italien, adapté d'un manuscrit portugais, a des variantes
zebra, sebra, azebro ; la forme n'est pas encore fixée en 1728. Rien n'appuie
l'étymologie congolaise du mot suggérée dans une des traductions ci-dessus.
L'étymon le plus vraisemblable est l'ancien espagnol ezebro « âne sauvage » <
*eciferus < latin equiferus. Le turc yoghourt, connu en France depuis 1460, toujours
écrit avec un /g/ intervocalique, malgré ses variations, employé comme un mot
français (1672) dans le journal d'A. Galland, traducteur des Mille et Une Nuits
résidant à Constantinople, se vulgarise au XIXe s. mais n'a pas encore d'entrée dans le
Larousse de 1873. La forme yaourt, d'où yaourtière, progresse au cours du XXe s. et
prédomine aujourd'hui ; c'est l'adaptation, par des voyageurs anglais du XVIIIe s., du
mot dialectal turc sans /g/intervocalique. Elle apparaît en français dans des
traductions de l'anglais à partir de 1798 et constitue donc un anglicisme.

IV.4 Emprunts savants au latin et au grec

Dès les origines, le français a assimilé des mots « savants », calqués sur le latin ou
le grec (un mot latin étant parfois lui-même un emprunt ancien au grec), introduits
d'abord dans la langue écrite par les clercs, qui étaient bilingues, et facilement
adoptés par la langue orale courante. Sauf curiosité étymologique, personne ne songe
aujourd'hui que solide, avec son /d/ intervocalique et son accent sur le /i/ est le
doublet savant de sou < latin solidu et fragile celui de frêle. On emprunte parfois une
pure et simple transcription comme agenda, alinéa, a priori, a posteriori, déficit,
examen, minimum, maximum, processus, recto, verso, satisfecit. Une circulaire de la
chancellerie (1977) a proscrit les mots latins du langage judiciaire, sauf quelques-uns
dont elle donnait la liste : ad hoc, alibi, pro forma, prorata, quitus, forum, ratio, et
récépissé. Mais dans la plupart des cas, il y a une légère francisation, notamment de
la terminaison : ainsi ration à côté de ratio, forme à côté de forma, procès à côté de
processus, minime à côté de minimum.

Leur chronologie est parfois compliquée ; outre celle des dérivés, souvent différente
de celle des simples, un mot, polysémique dans la langue d'origine, a pu être
emprunté plusieurs fois avec des sens différents : l'adjectif grec substantivé
katarraktés « qui tombe », devenu en latin cataracta, a été emprunté par la langue
médicale : « voile qui tombe devant les yeux » (1340) puis avec le sens de « chute
d'eau » (1479). Consensus, si vivant aujourd'hui, signifie, dans la Rome antique,
« l'accord de quelques hommes à propos de quelque chose ». Le consensus omnium
bonorum recherché par Cicéron pendant la guerre civile de la fin de la République,
est un rêve d'union nationale. Le consensus grammaticorum de Quintilien est
l'unanimité des grammairiens. Il réapparaît très tard en français, d'abord caché dans le

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 382

dérivé consensuel, sans étymon latin, appliqué à un contrat en 1838, puis, dans le
Larousse de 1866, comme terme de physiologie (marquant les relations entre elles
des différentes parties du corps humain) et comme terme de sociologie (dénotant un
fait de conscience collective, accord d'une société sur des normes et sur des valeurs).
Durkheim et les sociologues le rendent au vocabulaire politique, avec le même sens
qu'il y a deux mille ans. Cette résurgence était possible grâce à la fréquence du
préfixe con-, com- exprimant l'union, à l'existence du mot sens, à tous les dérivés en -
sens- du verbe sentir, et à quelques mots courants en -us (quitus, bonus-malus,
processus). Les structures latino-françaises étaient toutes prêtes à accueillir le
nouveau venu. De même, sans les mots supérieur, supériorité, miniature, minimum,
on ne dirait peut-être pas aujourd'hui du super (carburant) et une minijupe. Le latin
continuant, à l'intérieur du français, une vie souterraine, permet de vraies
résurrections : le Forum des Halles n'est pas une place ni un marché !

Les mots populaires refusant souvent la dérivation, l'habitude est bien enracinée d'y
suppléer par des bases savantes : aquatique, hydrophile, sont les dérivés d'eau ;
ignifugé, pyromane, de feu. On associe sans étonnement au verbe populaire détruire
les dérivés savants destruction, destructeur. Ni le Littré ni le Robert de 1960 n'ont
d'entrée laxisme, mot théologique, francisé au début du siècle, « système moral ou
religieux limitant les interdictions ». Son succès dans les années cinquante a été rendu
possible par le sentiment d'une équivalence entre (se) relâcher (XIIIe s.) et la base
lax- bien connue par relaxe (XIIe s.), laxatif (XIIIe s.), laxité (1559) et les
anglicismes relax (1948), se relaxer, relaxation.

Les bases -lax-, -sens-, super- ne sont pas plus françaises qu'anglaises : mais
internationales, appartenant à tous les pays qui ont vécu pendant des siècles sur
l'héritage de Rome. Toutes les bases savantes sont, comme elles, claires, faciles à
mémoriser, et se prêtent à la multitude des combinaisons que réclament les
terminologies modernes.

Aucune période n'est vraiment bien connue et toutes ne le sont pas également. Le
XVIIIe s. bénéficie de l'intérêt passionné que lui voua F. Brunot, tandis que le XIXe
s., trop proche et trop désuet, est, malgré les travaux de G. Matoré, une terre peu
explorée. Le XIVe et le XVe s., dont la littérature suscitait moins de passion que celle
du Moyen Âge classique, longtemps restés en friche, sortent de l'ombre avec la mise
en chantier du Dictionnaire du moyen français. Il y aurait à faire, sur différentes
coupes synchroniques, non seulement des comparaisons de polysémies et de champs
sémantiques, mais aussi de locutions, de ces « champs de métaphores » au milieu
desquels nous vivons, stables et instables comme tout le reste : Autant en emporte le
vent aujourd'hui comme du temps de Rutebeuf ; mais pour nous avoir vent d'une
nouvelle n'est plus cynégétique. Nous sommes branchés, entre nous le courant passe,
et nos ancêtres seraient perplexes devant nos métaphores électriques.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 383

V. LE MOYEN ÂGE (JUSQUE VERS 1350)

Les « mots clés » et « mots témoins » tant auscultés, par lesquels les épopées et
romans des XIIe et XIIIe s. expriment leurs catégories socio-culturelles, le preu, le
franc, le vaillant, le courtois et le vilain, le félon ; le preudome sage et sené, fier et
hardi et son contraire, le cuivert, fol et couard ; la dame, son ami, leur fine amor et le
losengier qui les agaite, le seigneur, sa mesnie et son barnage, appartiennent au vieux
fonds populaire, ni codifié, ni enseigné. Son développement, que seule limite une
norme orale, amplifie les faits ordinaires de parasynonymie et de polysémie. Outre
ceux que fournissait le fonds latin comme la grande porte de ville (porta), à deux
battants, opposée à l'huis plus étroit (ostium), ou le fonds germanique, comme logier
et herbergier que certains auteurs opposent selon le type d'habitat et d'autres non, des
parasynonymes latins et germaniques se répartissent, non sans chevauchements,
l'espace sémantique : la honte (germanique *haunita) prend un caractère public qui
l'oppose à la vergogne (latin verecundia), plus intime. Mais le sen (germanique sinn)
se confond progressivement avec le sens. Les suffixes latin -ense et germanique -isk
finissent par se confondre en un unique suffixe ethnique -ois/-ais. Ce fonds
relativement pauvre suffit aux besoins de ses utilisateurs grâce à deux de ses
caractères :

 D'abord, l'ampleur de ses polysémies : ainsi, conseil et son dérivé conseillier,


comme aujourd'hui, « avis donné à quelqu'un » et « assemblée délibérante »,
dénotent encore toute délibération, même purement intérieure, le secret qui
entoure cette délibération, son terme, qui est la résolution prise, et l'état affectif
positif qui en résulte, le contraire étant exprimé par l'adjectif desconseillié « en
désarroi », « ne sachant que faire » ; mestier exprime tour à tour les deux faces
d'une même réalité aujourd'hui clairement distinguées : le « besoin » et
l'« utilité » et, par une série ouverte de métonymies, toutes sortes d'objets utiles
répondant à quelque besoin...

 Ensuite, une dérivation très active et très libre : de nombreux déverbaux se


forment par isolement du radical : eschange, desdain, cri, robe, sur eschangier,
desdaignier, crier, rober. Les composés sont relativement rares, mais des
dérivés faisant, à nos yeux, double emploi abondent : mesaise à côté de
malaise (et leurs concurrents malaisance, malaiseté), base des verbes
malaisier, amalaisier, mesaisier et des adjectifs malaisié, mesaisié,
fourmesaisié, malaisif, malaisible. Il suffit de consulter le Dictionnaire inverse
de l'ancien français (Walker 1982) pour avoir le panorama des formations
suffixales d'alors, tant nominales que verbales : diminutifs en -eau, -in, -on, -ot,
et surtout -et (basset, petite, matinet. ..) ; combinaisons de diminutifs
(courtelet. ..) ; collectifs (plumage, feuillage, çhiennaille, poulaille. ..) ; dérivés
de dérivés (-eau, -eler, -elerie, -eleur, etc.).

Passée la vague normande, les emprunts à des langues vivantes sont plutôt rares.
Les croisades n'ont pas créé, mais sans doute accéléré un courant d'échanges entre

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 384

pays méditerranéens : bien avant d'éphémères conquêtes, le commerce avait déjà


introduit quelques mots grecs : besant, chaland, dromond (XIe s.), diamant (XIIe s.),
canapé, sous la forme conopé (fin XIIe s.), carquois, sous les formes tarchois (XIIe
s.), carquais (XIIIe s.), endive (fin XIIIe s.). L'italien, plus répandu que le français
dans ces régions, a servi d'intermédiaire pour golfe (fin XIIe s.), page (1225) ; mais
cette influence reste superficielle.

Plus important est le courant d'emprunts à l'arabe, qui n'a jamais vraiment cessé.
Les objets importés n'ont souvent eu d'autre nom que celui de la ville d'Orient d'où ils
provenaient, comme l'ail d'Ascalon, escaluigne (XIIe s.), refait en échalote (1514) ou
l'étoffe de Damas (XIVe s.). Pourtant, le nombre des mots pouvant avoir été
empruntés directement et rapportés des croisades comme meschine « jeune fille,
servante », jupe (XIIe s.), gazelle (1272), luth sous la forme leüt (XIIIe s.) est
inférieur à ceux qui sont passés par l'Espagne, longtemps occupée par les Maures, et
surtout par l'Italie, comme la girafe (1298), le materas (XIIIe s.) devenu matelas
(XVe s.), et le coton (fin XIIe s.), emprunté d'abord sous la forme du vêtement
nommé auqueton. D'autres ont eu pour intermédiaire le latin médiéval savant, en
particulier le quintal (XIIIe s.), l'alchimie (1418) < alquemie (1265), l'algèbre (fin
XIVe s.), et le chiffre (XVe s.) < cifre (1220) < latin cifra « zéro » < arabe sifr
« vide », etc.

L'audition des hymnes, prières et textes liturgiques en latin produit des mots demi-
savants, freinés dans leur évolution et influencés par la prononciation du temps parce
que lus à haute voix, ou psalmodiés, entre autres, quelques proparoxytons
tardivement abrégés (ange < angele < angelu). D'autres sont carrément calqués sur le
latin écrit : dès la Séquence de sainte Eulalie, par exemple, on trouve élément
typiquement savant ; et dans le Comput (1120) à l'usage des gens du monde du clerc
P. de Thaon, allégorie, occident, diamètre, diagonal, zone, solstictum, equinoxium.
Après la verté (980), apparaît la vérité (XIIe s.). Les premières encyclopédies ou
Images du monde, le Trésor de Brunetto Latini multiplient les termes de sciences
calqués sur le latin, début d'un mouvement qui sera amplifié en moyen français.

VI. LE MOYEN FRANÇAIS (1352-1605)

Ce terme de la fin du XIXe s. distingue, à l'intérieur du « vieux français » une


période de rapide évolution, notamment lexicale. On peut, comme Georges Matoré
(1985), qui estime que, malgré un gros déchet, environ 40% des entrées de nos
dictionnaires remontent à cette époque, prendre comme « terminus a quo » la
traduction de Tite-Live par Bersuire (1352) et comme « terminus ad quem »
l'installation de Malherbe à Paris (1605). Le XVIe s. peut-être parce que plus étudié
que le XIVe s. et le XVe s., nous paraît particulièrement créatif. Les contemporains y
ont été très sensibles. Dans son Champ fleury (1529), G. Tory estime qu'« on pourrait
trouver dix milliers (!) de mots et vocables laissés et changés desquels cent auteurs
usaient du temps passé » et Montaigne craignait qu'une langue vite démodée ne

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 385

permette pas à ses Essais une longue carrière. On a, alors, l'obsession de la pauvreté
du français. Du Bellay intitule un chapitre de sa Défense et Illustration de la Langie
Française « Pour quoi la langue française n'est si riche que la grecque et latine » et
démontre dans le suivant que « la langue française n'est si pauvre que beaucoup
l'estiment ». « Il est fort difficile, écrit Ronsard dans la préface de la Franciade,
d'écrire bien en notre langue si elle n'est enrichie autrement qu'elle n'est pour le
présent de mots et de diverses façons de parler. Ceux qui écrivent journellement en
elle savent à quoi leur en tenir ; car c'est une extrême gêne de se servir toujours d'un
même mot. » Pour l'esthétique du temps − que l'on songe à Rabelais − le superflu fait
partie du nécessaire ! Il en sera ainsi jusqu'à la réaction classique du début du XVIIe
s.

VI.1. L'invasion des mots savants

Facile enrichissement, les latinismes, et, dans une moindre mesure, les hellénismes,
se multiplient. Charles V, dit le sage, roi de 1364 à 1380, soucieux d'enrichir sa
« librairie » ou bibliothèque de traductions d'auteurs anciens leur a donné une forte
impulsion. Nicole Oresme (XIVe s.), un des premiers grands « humanistes », y
recourt là où le français n'a pas de vocabulaire spécial, mais aussi pour rendre sa
langue plus « copieuse » : « Une science qui est forte, ne peut être baillée en termes
légers à entendre, mais il convient souvent user de termes ou de mots propres en la
science qui ne sont communellement entendus ne connus de chacun » (début de sa
traduction de l'Éthique d'Aristote). Peletier du Mans (XVIe s.), publiant un traité
d'arithmétique, se plaint justement d'une terminologie insuffisante. Technicité
nécessaire et obscurité pédantesque ont souvent, depuis lors, fait bon ménage. Les
innovations, d'abord limitées au petit cercle des lettrés, sont acclimatées par le
procédé, courant dès le XIVe s., d'accoupler les synonymes ; Fabri (XVIe s.)
recommande d'écrire en second le terme le plus « entendible », comme stature et
semblance, divulguer et communiquer et se gargarise de phrases pleines de riches
néologismes, comme l'excellence et magnificence des princes nous induisent à
contempler leur magnanimité. Dans la langue populaire, des mots anciens s'alignent
sur le latin comme enferm qui devient infirme, ou se maintiennent à côté de
concurrents savants, d'où multiplication de paires de doublets comme frêle (XIe s.) et
fragile (1361). Les termes de l'école se substituent à ceux de l'usage : mire (1155)
recule devant médecin (1392), pourrisson devant putréfaction (1398), mesnie devant
famille, aerdre devant adhérer, etc. On hésite entre affixes populaires et savants :
intellectuel ou intellectual, idéel ou idéal ? La Réforme fit un essai de langage
populaire français en matière religieuse : Olivétan risque souper pour cène, brûlage
pour holocauste ; mais elle ne tarda pas à adopter les mots savants que le langage
commun, depuis longtemps, s'était révélé apte à assimiler.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 386

VI.2 L'usage des milieux judiciaires

Les tribunaux qui, jusqu'à l'édit de Villers-Cotterêts, peuvent user ou non du latin,
cherchent à écrire leurs arrêts de façon à être compris des laïcs peu lettrés. Eux aussi
latinisent des mots français ou francisent légèrement des mots latins ; le droit fixe la
forme et le sens des mots, rend usuelles des locutions et des formules précises ; sa
langue tend à s'imposer comme modèle et à devenir « langue d'État ». C'est en
compulsant « les registres de notre chambre des comptes » qu'E. Pasquier (fin XVIe
s.) prend conscience des progrès du français, qu'il considère comme « poli » à partir
du règne de Philippe VI (1328-1350). Au XVIe s. l'usage du Parlement est tenu pour
le fonds stable de la langue, bien que certains se plaignent que les termes
soigneusement forgés et choisis par les juristes soient incompréhensibles pour la
foule. « Pourquoi, demande Montaigne, est-ce que notre langage commun, si aisé à
tout autre usage, devient obscur et non intelligible en contrats et testaments ? » On
proteste contre une latinisation excessive ; dès le XVe s., l'« écumeur de latin » (voir
L'Écolier limousin de Rabelais) est un personnage de farce.

VI.3 L'usage de la Cour

Au XVIe s., la cour tend à faire prévaloir sur celle des Parlements sa norme, qui
jouit de l'autorité du roi. Selon Ronsard (préface de la Franciade), entre tous les
dialectes, « le courtisan est toujours le plus beau à cause de la majesté du Prince ». Le
langage de celle de François Ier est cité en exemple par Estienne. Celle d'Henri III ne
peut plus souffrir le style du Palais, trop tôt fixé et vieilli. On voit dès lors se profiler
la situation socio-linguistique des deux siècles suivants.

VI.4 L'italianisme

La cour, surtout à partir de Catherine de Médicis, parle un français très italianisé,


(voir Chap. VI) caricaturé dans les Dialogues d'H. Estienne, premier puriste à prendre
au tragique ce genre d'influence. On emprunte surtout des termes relatifs à la guerre :
soldat (1475), soldatesque (1580), alerte (1540), sentinelle (1546), cartouche (1547) ;
à la finance : banque (1458), banqueroute (1466), bilan (1584), crédit (1491) ; à la
politesse et à la vie de cour : courtisan (1472), bouffon (1530). Dans le domaine des
beaux-arts et de la musique, dont la terminologie reste en grande partie italienne,
l'influence fut importante et durable : artisan, fresque, mosaïque, faïence, médaille,
cadre, contraste, modèle viennent d'Italie ; escalier, salon, balcon ont été introduits
par les architectes italiens ; gothique au sens de « laid », grotesque (qualifiant les
figures de fantaisie trouvées dans les « grottes » souterraines de Rome), monstre
(dénotant ces figures étranges) sont des italianismes. La parenté des deux langues
favorise des osmoses : élève (1653) est à la fois tiré d'un verbe français et calqué sur
allievo ; le vieux mot relief est revivifié par rilievo. Poussin, très italianisé, introduit
attitude, clair obscur, grisaille, madone, svelte ; Molière met virtuose (doublet de

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 387

vertueux) dans la bouche du Sicilien et le XVIIIe s. répandra l'aquarelle et l'adjectif


pittoresque. Les morphèmes aussi sont touchés : un suffixe -ade < lat. -ata (doublet
du français -ée) commun à l'espagnol et au portugais (-ada) et à la langue d'oc (prov.
-ado), déjà acclimaté en langue d'oïl (ballade, 1260), adapte des mots italiens en -ata
et en forme de nouveaux : ainsi cavalcade (1349), doublet de chevauchée, estocade
(1546) dérivé d'afr. estoc sous l'influence de l'italien stocata. Sur le modèle
d'arabesque (1546) barbaresque (1534) grotesque (1532) à côté de arabe (XIIe s.)
barbare (1308) grotte (XIIe s.), le suffixe -esco (doublet du français -ois) calqué en -
esque, sert à former romanesque (1628) et chevaleresque (1642) substitué à l'ancien
chevalereux et conserve encore une certaine disponibilité.

VI.5 « Mots voyageurs »

Les « grandes découvertes » sont à l'origine d'un courant d'emprunts de mots


exotiques ininterrompu depuis : grigri (1557), caïman (1588), canot (1599) sont
parmi les plus anciens. Pétun (1555), manioc (1556), ananas (1578) viennent
directement du Brésil où il y a des Français dès 1504.

VI.6 Le développement du fonds français

Sans souci des doctes, des italianiseurs et des explorateurs, le français populaire
continue son évolution. On forme des fréquentatifs : rêvasser (1190), chantonner
(1538), criailler (1564), sautiller (1564) qui remplace sauteler. Le suffixe -ot (cuissot
fin XIIe s.), est l'hypocoristique normal des prénoms masculins, -ette des prénoms
féminins : Jeannot répond à Jeannette, Pierrot à Pierrette ; -ot masculinise bon
nombre de mots féminins : billot (1360), ballot (1406), cageot (1467), îlot (1529),
goulot (1611). Les diminutifs en -et et -elent sont selon H. Estienne l'une des
principales « mignardises » qui permet au français de se mesurer à l'italien. : Lemaire
des Belges, Du Bellay « provignent » à qui mieux mieux les tresselettes blondes et
tresses blondelettes, et Ronsard cajole son âmelette ronsardelette...

Un certain nationalisme pousse les poètes de la Pléiade, pourtant experts en latin,


grec et italien, à enrichir la langue française en exploitant ses propres ressources :
calques de composés grecs comme Atlas porte-ciel, roi porte-couronne, et sous le
nom de « provignement », formation de dérivés : « je te veux encourager, écrit
Ronsard, de prendre la sage hardiesse d'inventer des vocables nouveaux, pourvu
qu'ils soient moulés et façonnés sur un patron déjà reçu du peuple ». Sa préférence va
aux déverbaux et au suffixe -ement plutôt qu'à -ation, trop « languissant ». Ils
cherchent à retenir dans la langue littéraire des mots vieillissants, préconisent les
provincialismes et les comparaisons empruntés aux métiers ; mais ce n'est qu'une
esthétique qui a peu influencé le développement du lexique français. La plupart de
leurs créations ont été balayées par Malherbe ; les paysans, dans leurs villages, les
artisans ont continué à ne parler leur langage que dans leurs ateliers et dans leurs

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 388

champs. La cour a laissé, en nombre toujours croissant, les vieux mots mourir de leur
belle mort.

VI. 7 Le « jargon »

Au seuil du XIIIe s., le Jeu de saint Nicolas de J. Bodel offrait, dans une discussion
entre voleurs, trois vers obscurs, longuement glosés par les médiévistes, appartenant
sans doute au « jargon » secret des malfaiteurs. Cet idiome qu'on n'appellera « argot »
qu'au XVIIe s. n'a jamais été qu'un vocabulaire soutenu par la syntaxe commune, et
non une langue à part entière. C'est surtout à partir du procès des Coquillards (1455)
qu'on en a un certain nombre d'attestations, étudiées par Sainéan (1907), puis
Guiraud, d'après des opuscules rares, parfois uniques. Les Mystères lui empruntent ;
Villon écrit des Ballades en Jargon. Sont attestés mouche (XIVe s.) qui deviendra
mouchard ; saltérion ancêtre de violon ; dupe, fourbe, gourer et gueux, qui se trouve
dans la Passion de Gréban (XVe s.) ; bribe, coffrer, grivois, matois, narquois (XVIe
s.) ; maraud « matou » (XVe s.) devient « homme » chez les truands du XVIe s.
Estienne s'étonne des progrès du jargon à son époque ; il en admet très peu dans son
dictionnaire ; Cotgrave davantage, par exemple : fouillouse « a bag scrip, or
powch » ; aubert « money », avec la mention barragouin. Telles sont les premières
attestations d'un vocabulaire dont la vie sera longtemps obscure et souterraine.

VII. LE FRANÇAIS CLASSIQUE (1605-1777)

Non sans arbitraire, bien sûr, on peut prendre pour termes symboliques de cette
période, l'arrivée de Malherbe à Paris (1605), début de la grande épuration lexicale, et
l'achèvement de l'Encyclopédie de Diderot qui réhabilite le vocabulaire des métiers
(1777).

Elle est caractérisée par le purisme d'un public qui éprouve le besoin d'une norme ;
par son intellectualisme ; par un modernisme strict excluant à la fois archaïsmes et
néologismes ; par l'établissement dans le lexique, sur des critères socio-culturels,
d'une hiérarchie rigide allant du « noble » au « bas » en passant par le « familier » et
le « simple » ; par l'exclusion de tout ce qui n'est pas conforme aux « bienséances ».
Les « enrichissements » accumulés par les siècles précédents sont devenus un bric-à-
brac bon pour la brocante. Le langage doit être net et précis, et obéir à des règles que
personne, pas même le roi, n'a le pouvoir d'enfreindre. On aspire et on atteint à cette
« clarté » qui définira pour des siècles la langue française.

VII.1 Les législateurs du langage

Des auteurs se permettent de légiférer en matière de langue, ils sont applaudis et


suivis. Malherbe (1555-1628), très influent, malgré les attaques de Mathurin Régnier

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 389

et de Mlle de Gournay, a une doctrine restrictive : pour parvenir à une langue pure, il
proscrit les latinismes mal assimilés, jugés pédants et obscurs, es archaïsmes (qu'il
rejette par un méprisant « il eût passé du temps de Henri III »), les provincialismes (il
faut « dégasconner la cour ») les créations poétiques de la Pléiade (ivoirin, larmeux,
porte-ciel, empourpré) les mots sales (barbier), techniques (ulcère), bas (poitrine,
terme de boucherie auquel on est prié de préférer estomac). Le devoir d'utiliser un
français assez simple pour être compris d'un « crocheteur du port au foin », ne
signifie pas accepter toutes les locutions « plébées » dudit crocheteur et de « la lie du
peuple ».

Sa doctrine est précisée par Vaugelas (1595-1650), familier de l'Hôtel de


Rambouillet, auteur de Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent
bien parler et bien écrire (1647). Ce n'est pas lui, le législateur de la langue : c'est
« l'Usage », qu'il se contente d'enregistrer. Mais pas n'importe lequel ! Le « bon »,
c'est-à-dire celui de « la plus saine partie de la cour et des écrivains du temps », de
l'élite de « la Ville », et y compris ses bizarreries, celui des femmes qui donnent le ton
à la cour.

La définition d'une norme devint une affaire d'État. En 1626 Richelieu eut l'idée de
créer une Académie, qui commença à se réunir en 1634 et fut officiellement fondée
par lettres patentes du roi Louis XIII en 1635 ; son idéal de purisme étroit s'exprime
dès 1636 dans les Sentiments de l'Académie sur le Cid. Dès la seconde réunion,
Chapelain propose la rédaction d'un dictionnaire et d'une grammaire.

L'usage alors préconisé est vivant, oral plus qu'écrit, clé de la réussite sociale. Il n'en
va pas de même par la suite : à partir de 1670, les « bons auteurs » deviennent les
dépositaires du « bon goût », défini par Voltaire comme ce « discernement prompt
comme celui de la langue et du palais », qui permet de « démêler les différentes
nuances ». Le Dictionnaire de Trévoux (1704) estime que le français est arrivé,
comme le latin du temps de Cicéron, à « un degré d'excellence où l'on ne pouvoit rien
ajouter ». Les grammairiens, arbitres de ce qu'il faut dire ou ne pas dire, enseignent
un français fixé, à l'origine du purisme actuel.

VII.2 Refus de l'archaïsme

Contrairement à ce qui se passe en Italie ou en Espagne, la rupture avec le passé est


telle, en France, que, sans initiation, tout texte antérieur devient quasi illisible.
Vaugelas refuse de pérenniser dans le Dictionnaire de l'Académie les mots vieillis.
Non sans un petit regret : « J'ai une certaine tendresse, écrit-il, pour tous ces beaux
mots que je vois ainsi mourir, opprimés par la tyrannie de l'usage, qui ne nous en
donne point d'autres à leur place qui aient la même signification et la même force. »
Et de fait, on peut s'étonner du remplacement des verbes simples gesir, seoir, ester,
par les périphrases être couché, assis, debout, de l'exclusion de méfait, utile
hypéronyme pour délit et crime, etc. Mais cette tyrannie ne se discute pas. Le mot

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« vieux » est dévalorisé, un peu comique : ébahi, sans pareil seraient ridicules,
surtout dans une tragédie. Pour le P. Bouhours, (1628-1702) jésuite, précepteur d'un
fils de Colbert, lié à Boileau, à La Fontaine et à Racine qui lui donnait ses tragédies à
corriger, un des oracles de l'Académie dont il ne fait pas partie pour ne pas
contrevenir aux statuts de son ordre, « retrancher de notre langue de vieux mots ou de
vieilles phrases » comme avaricieux, échars, taquin, chiche, pince-maille, c'est « y
ajouter de nouvelles beautés... Si la langue française n'était riche qu'en ces sortes de
mots, ce serait en vérité une pauvre langue : cela s'appelle étaler des haillons et non
pas faire montre de ses richesses. »

Particulièrement significative, l'élimination des diminutifs dont l'expressivité était


incompatible avec la noblesse et l'intellectualité à la mode. Florissants à la fin du
Moyen Âge et lors de la rivalité avec l'italien, ils régressent vers 1600, brusquement
et assez durablement pour qu'encore aujourd'hui le français se distingue de toutes les
langues romanes par l'emploi parcimonieux qu'il en fait. Malherbe trouve qu'ils
« n'ont guère bonne grâce », Vaugelas qu'ils ne sont « pas fort en usage », Bouhours
qu'« il n'y a rien de si ridicule » : « Nous avons horreur de mignardelette,
blondelette. » La langue française, « depuis qu'elle est devenue raisonnable a
mieux aimé être pauvre que d'être riche en babioles et en colifichets »... « Elle est
tendre comme une personne sage qui parle toujours raisonnablement même en parlant
de sa passion ; et non pas comme un enfant ou comme un fou, qui ne dit que des
sottises. »

Ce massacre ne va pas sans récriminations : Ménage (1613-1692), auteur des


Origines de la langue française (1650) et des Observations sur la langue française
(1672), en conflit avec l'Académie malgré son amitié pour Vaugelas, essaie de
préserver de vieux mots. La Bruyère regrette maint, ains, et ne voit pas en quoi
beaucoup l'emporte sur moult. Fénelon écrit à l'Académie que « notre langue manque
d'un grand nombre de mots »... « qu'on l'a gênée et appauvrie depuis environ cent ans,
en voulant la purifier », que « le vieux langage se fait regretter ». Falconet aurait eu
besoin de pourtraire à côté de peindre. Voltaire aurait aimé pouvoir dire en ce
discord, enfançon, matoisement. Pougens (fils naturel du Prince de Conti, aveugle à
24 ans, qui a consacré sa vie à la langue française) prétend, dans son Archéologie
française ou Vocabulaire des mots tombés en désuétude et propres à être restitués au
langage moderne (deux volumes, 1821-1825), que près de 2 000 mots ont été « mis
pour ainsi dire hors la loi sans motif valable ». Des dissidents s'intéressent au langage
du XVIe s. et même du Moyen Âge, mais leur influence est quasi nulle. Pourtant,
toutes les condamnations n'ont pas été définitives : Féraud pense que « ce serait
dommage qu'on laissât perdre surgir ». Il a été entendu ! Des mots comme astuce,
salarier, accointance, coutumier, tenus pour « marotiques » au XVIIIe s., ont retrouvé
depuis toute leur dignité.

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VII.3 Refus du néologisme

L'aversion pour l'archaïsme n'implique pas l'amour du néologisme. Selon Vaugelas


« faire de nouveaux mots » n'est « pas permis à qui que ce soit » ou du moins « cela
doit être aussi rare que les comètes ». Les « précieuses » s'amusent à en former
quelques-uns, comme emportement (1634) débrutaliser, désagrément (1642). Guez
de Balzac préfère incapable de peur et qu'on ne peut pas trouver à intrépide,
introuvable « jusqu'à ce que le peuple les ait approuvés et que nous y ayons
accoutumé nos oreilles ». Parasol (1580) fut long à autoriser parapluie : selon
Richelet (1680), « quelques dames commencent à dire ce mot, mais il n'est pas établi
et tout au plus on ne peut le dire qu'en riant ». Au XVIIIe s. on fait des inventions
sans les nommer : ainsi, une machine à cylindre et à rotation pour le cardage du
coton et des laines. On écrit un mémoire sur les verges ou barres métalliques
destinées à garantir les édifices sans employer le mot paratonnerre, préférant une
périphrase à un néologisme qui aurait choqué. Bouhours autorise nécessité, analogie,
anonymat, sonorité, sous réserve de correctifs comme « s'il m'est permis... », mais se
félicite que, dans son Dictionnaire, l'Académie ait été « si scrupuleuse... qu'elle n'a
pas même voulu se charger de plusieurs mots nouvellement inventés... que la licence
et le caprice de la mode ont voulu introduire depuis peu ».

Au XVIIIe s., l'esprit classique persiste : le Dictionnaire néologique de Pantalon


Phoebus (1725) accable de railleries les mots nouveaux de quelques auteurs ; d'Olivet
est leur adversaire. Féraud cite Voltaire : « Si vous ne pensez pas, créez de nouveaux
mots », et commente : « Il n'est si petit auteur qui ne se croie en droit de créer des
mots, et jamais le néologisme n'a fait de si grands ravages. » Il note que « l'on n'a pas
désapprouvé dans Molière », ce passage d'Amphitryon : « Et l'on me déssosie
enfin/Comme on vous désamphytrione. » Mais « tout cela n'est que pour le burlesque
et le bas comique » ; dans le style sérieux, il ne faut se servir que des mots en usage.
Pourtant, des tendances libératrices se manifestent : Voltaire, quoique fort puriste,
relève dans son Dictionnaire philosophique les « anomalies » du français : « Nous
avons des architraves et point de traves, des architectes et point de tectes, des
soubassements et point de bassements... Il y a des impudents, des insolents mais, ni
pudents ni solents. » Le voilà parti pour faire tourner la machine analogique et
développer les « familles de mots » : il plaide pour exorable, à côté d'inexorable.
Diderot est pour accusable, sur le modèle d'excusable, d'autres pour abonnir, frivolité
sur le modèle d'agrandir, utilité. « Quand j'ai hasardé le mot investigation, écrit
Rousseau, j'ai voulu rendre un service à la langue en y introduisant un terme doux et
harmonieux dont le sens est déjà connu et qui n'a point de synonyme en français. »

On considère comme particulièrement caractéristiques des innovations du XVIIIe s.


les participes présents employés comme adjectifs dont Féraud admet un grand
nombre bien avant l'Académie : avilissant, inquiétant, révoltant (Ac.1798), alarmant,
assommant, déchirant, décourageant, déshonorant, entraînant, rassurant (Ac.1835),
provocant (Ac.1878). « On ne se gêne plus pour employer adjectivement les
participes... chaque jour voit naître quelqu'un de ces adjectifs verbaux. »

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Caractéristique, également, l'utilisation des préfixes privatifs dé-, dis-, a-, anti-,
més-, non-, et in- qui fonctionne essentiellement avec des bases adjectivales
(populaire engendre impopulaire) et aussi quelques bases nominales (inconfort,
insuccès) ; il n'est totalement productif que pour les déverbaux en -able
(immangeable). Ailleurs, l'usage est capricieux, et ses décisions ne sont pas
argumentées, mais c'est le « souverain arbitre » ! Pougens, dans son Vocabulaire de
nouveaux privatifs français (1794), tire argument de l'existence d'équivalents dans
des langues étrangères (in- en anglais, un- en allemand). Madame de Staël emploie
dans Delphine (1802) intempestif, indélicat, inoffensif, désappointement ; dans
Corinne, inconvenable.

VII.4 Refus des mots « bas »

L'Académie (1694) prend la précaution de coter « vieux » et « bas » quelques mots


qu'elle a cru devoir conserver et que certains lui reprochent ; mais dans l'ensemble,
elle « s'est retranchée à la langue commune, telle qu'elle est dans le commerce
ordinaire des honnêtes gens, des orateurs et des poètes. Elle embrasse tout ce qui peut
servir à la noblesse et à l'élégance du discours. » Or, comment un villageois, un
artisan, un simple soldat − sans aller jusqu'à un malfaiteur − pourraient-ils parler avec
« noblesse et élégance » ? Elle exclut donc toute la partie du lexique français
particulière aux classes populaires, soit les « termes d'arts et de sciences sauf fort
communs ».

Par « termes d'art », il faut entendre « termes techniques ». Elle retient surtout ceux
d'héraldique, de vénerie et de fauconnerie, source de métaphores à caractère
aristocratique (mais pas de charpente, de ferronnerie, d'agriculture). Furetière, pour
qui « les termes des arts et des sciences sont tellement engagés avec les mots
communs de la langue qu'il n'est pas plus aisé de les séparer que les eaux de deux
rivières à quelque distance de leur confluent », est moins délicat. Il retient environ
1 800 termes de sciences, dont un millier appartiennent à la médecine. Pour lui faire
pièce, l'Académie chargea Thomas Corneille d'élaborer un Dictionnaire des arts et
des sciences, distinct du Dictionnaire de l'Académie proprement dit.

Les « termes d'emportement ou qui blessent la pudeur » sont consacrés par le


Dictionnaire de l'Académie (1694), significatif par ses tabous, et aussi restrictif que
possible pour les mots ayant quelque rapport avec la vie physique, la culture étant une
spiritualisation qui arrache l'homme à son destin biologique. L'examen du lexique de
Racine nous apprend que ses personnages vivent dans un monde dépourvu de
couleurs, d'odeurs, et de sensations tactiles. Dans Furetière, le vocabulaire médical,
relativement riche pour les symptômes, instruments, et remèdes, est pauvre pour les
faits physiologiques ou pathologiques proprement dits. Tout ce qui rapproche
l'homme des animaux est « bas », comme appeler pattes, gueule, crocs des jambes,
une bouche, des dents. Il n'est pas très « noble » de manger ; à plus forte raison de

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bouffer (XVe s.) ; à des mots propres par trop sales comme suer (980) et cracher
(1100), on substitue transpirer (1503), expectorer (1664) dépourvus de toute
affectivité. Innommables sont les organes et fonctions situés dans le bas-ventre. On
laissera aux gens grossiers l'usage de couilles (XIIe s.), chier, cul, con (XIIIe s.) et on
évitera les métaphores dépréciatives fournies par le champ sémantique de la
défécation et de la sexualité, ce qui nous amène aux « termes d'emportement »,
exclamations, injures et jurons.

Il n'est pas très « élégant » d'exprimer ses sentiments de façon exubérante : on peut
rire, mais non (se) rigoler (XIIIe s.). Un « honnête homme » n'emploie pas le verbe
foutre (XIIIe s.) pour toute action transitive, ni l'interjection merde ! (Roman de
Renart, XIIe s.). Il ne traite pas son adversaire de salaud, de couillon (XIIIe s.) ni de
salope (1611). Il ne « prend pas en vain le nom de Dieu », même caché sous des
suffixes anodins comme dans pardinne, pardienne, parbleu ; ne sacre pas, même en
employant sapré pour sacré ; n'invoque pas le diable, même sous la forme diantre ;
bref, il n'exprime pas son mépris et sa colère à travers des mots mêlant le sacré, la
sexualité et la défécation. Et s'il éprouve le besoin d'étaler ses vices et exploits
amoureux, il le fera, comme le marquis de Sade et Choderlos de Laclos, dans le
langage le plus châtié.

VII.5 La soupape de sûreté

Ce purisme, dont on trouve des traces dès le Moyen Âge, Estienne l'attaquait déjà,
trouvant ridicules les disputes concernant les degrés de noblesse des mots. À l'époque
classique, l'archaïsme se réfugie dans le style « marotique » et dans le genre
burlesque, qui utilise aussi des mots d'argot ; une Comédie des proverbes de 1633 en
est pleine ; en 1653, à la cour, un ballet s'inspire des « métamorphoses des gueux »
Le jargon, ou Langage de l'Argot réformé est plusieurs fois réédité au XVIIe s. C'est
dans cette période qu'on voit apparaître le mot argot lui-même (1628, d'abord au sens
de « confrérie des gueux »), ainsi que frusques, piaule, polisson, roupiller, rupin,
taule, trimer, etc. Dans Furetière, « Argot est le nom que les gueux ou les voleurs
donnent à la langue ou au jargon dont ils se servent et qui n'est intelligible qu'entre
eux » : il donne cet exemple : Brider la lourde sans tournante « ouvrir la porte sans
clef ». Mais, ajoute-t-il, « les mots de ce jargon n'étant ni de l'usage ordinaire ni
propre d'aucun art, ou d'aucune science, ne se trouvent pas ici ». Son dictionnaire,
ainsi que celui de Trévoux, en accueillent pourtant un nombre non négligeable.

VII.6 L'apport positif de l'époque classique

L'élimination d'un grand nombre de mots a été partiellement compensé par un


important travail sur le sens de ceux qui étaient conservés. Le vocabulaire des
précieuses, riche en mots abstraits, ne fait qu'exagérer la mode classique : ses
extravagances résident surtout dans des alliances de mots inattendues (les

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 394

commodités de la conversation), des extensions de sens jusque-là inconnues (le


grand air, le bel air, l'air de la Cour), des métaphores telles que clartés au sens
intellectuel, des adjectifs substantivés (un brutal, une inhumain), des noms abstraits
au pluriel (les froideurs, les rigueurs, les extrémités), des hyperboles (furieusement,
un gouffre, un abîme, étrange, dernier).

Refusant ceux de forme, les puristes acceptent les néologismes de sens : P.


Bouhours approuve que finesse, qui ne signifiait autrefois qu'« artifice » signifie
maintenant « délicatesse », « perfection », comme dans finesse d'esprit ; que soutenir
se dise d'une manière nouvelle dans soutenir son caractère, soutenir la conversation.
Ce sont là des produits authentiques et bienvenus de l'usage. Le vocabulaire pauvre
de Racine arrive à exprimer tout un univers intérieur au moyen d'un formidable
emploi des figures. Beaucoup de synonymes ont disparu (cheoir, issir, oïr, fournier
éliminés au profit de tomber, sortir, entendre, boulanger) mais ceux qu'on conserve
comme dormir et sommeiller, la fièvre et les fièvres sont soigneusement distingués.
Tout le XVIIe s. et surtout Port-Royal, travaille à des définitions exactes fondées sur
la distinction du sens principal et du sens accessoire ; le XVIIIe s. les affine. L'abbé
Girard publie La justesse de la langue française (1718) puis une version remaniée :
les Synonymes français (1736), elle-même remaniée par Beauzée et Roubaud et enfin
par Guizot (1809) permettant à des générations de Français de cultiver le « mot
juste ». On se proposait des synonymes à distinguer comme des énigmes à résoudre :
« on imite par estime, écrit d'Alembert, on copie par stérilité ». Mais la
« synonymie » était plus qu'un jeu de société : Roubaud en a une conception à la fois
normative et réflexive ; il exige qu'on justifie les distinctions proposées, par l'analogie
ou l'étymologie. Le contenu du mot apparaît comme une résultante de différences,
obtenue par un jeu d'oppositions, ce que, de façon pré-saussurienne, il appelle
« valeur ».

VIII. LE FRANÇAIS MODERNE ET CONTEMPORAIN

Le XVIIe s. a créé le français moderne par l'élimination des archaïsmes dans le


secteur fondamental des mots sans connotation idéologique. Le XVIIIe s. poursuit
cette création en innovant, et la plupart des tendances qui se font jour alors sont
encore actives aujourd'hui.

VIII.1 La « néologie » du XVIIIe s

Dans la seconde moitié du XVIIIe s., le lexique se développe avec l'approbation de


Condillac (1715-1780) pour qui il est l'instrument de la philosophie, doit représenter
le progrès des idées et en faciliter la circulation. Les lexiques techniques se
multiplient, et les gens du monde, conquis par la grande Encyclopédie de Diderot,
mettent le même point d'honneur à employer le terme propre qu'auparavant à
l'ignorer. L'Académie (1762) reconnaît une certaine légitimité à une discipline

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 395

nouvelle, la « néologie », qui est « un art », alors que « le néologisme est un abus »...
« Un traité de néologie bien fait serait un ouvrage excellent et qui nous manque » et
elle admet un certain nombre de mots nouveaux, surtout techniques. Brunot étudie
tous les domaines : économie, industrie, agriculture, beaux-arts, droit, finances,
botanique, physique, chimie, où le XVIIIe s. a innové et constitué des terminologies,
déjà très modernes, qui relèvent à la fois de l'histoire de ces spécialités et, par leurs
modes de formation et leur influence sur la langue commune, de la linguistique.

Mais c'est la période révolutionnaire qui a apporté au lexique les transformations


les plus voyantes. Le Nouveau Tableau de Paris de Sébastien Mercier (1795)
présente une description alphabétique des mœurs de l'époque, avec un éloge de la
« néologie ». L'Académie ayant été dissoute en août 1793 et le manuscrit du
Dictionnaire saisi, celui-ci fut réédité (1798) par les libraires Smitt et Maradan.
Désavoué ultérieurement par les Académiciens, très néologique, incluant des mots
comme anarchiste, affameur, amendement, démocratie, civisme, ordre du jour,
département, il proclame qu'il « tracera et constatera, dans la même langue, les
limites de la langue monarchique et de la langue républicaine ». Il contient un
Supplément d'environ 300 termes politiques « contenant les mots nouveaux en usage
depuis la Révolution ».

Les têtes de chapitre du volume de Brunot consacré au vocabulaire de l'époque


révolutionnaire (T. IX 2e partie) : « l'émigration, le fédéralisme, la guerre civile,
l'armée et son matériel, l'administration, les finances, l'instruction publique, les poids
et mesures », ressemblent à celles d'un livre d'histoire plutôt que de linguistique. Il en
tire un index de quelque 5 000 entrées où l'on trouve, à côté de créations sans
lendemain, des mots encore aujourd'hui aussi vivants que anticonstitutionnel,
arrondissement, ballottage, bourse de commerce, etc.

On renouvelle de fond en comble le vocabulaire des institutions, des poids et


mesures, et même le calendrier ; on introduit le mètre, le litre, le gramme afin que le
commerce n'ait plus, selon un journal du temps, qu'« un même langage pour les
transactions qui exigent le plus qu'on s'entende bien ». Restif de la Bretonne rêve de
corriger le « jargon informe et dégénéré du latin qu'est le français et de remplacer par
exemple ville par urbane, d'où urbain ; urbainement, urber « bâtir une ville »,
urbaniser « donner le droit de cité », etc. mais il doit reconnaître que rebâtir
entièrement une langue est une chimère.

La Néologie de Sébastien Mercier (1801) propose, avec plus d'enthousiasme et


moins d'esprit de système, l'introduction massive de termes de toutes sortes,
vocabulaire scientifique, emprunts au latin, à l'anglais, archaïsmes et surtout créations
obéissant au principe d'analogie.

L'accroissement des « familles de mots » a engendré quelques « monstres » comme


ébruiteur, bagatellier (Restif) ou dépaterniser, pyramider, virginette, se zéroïser
(Mercier), mais beaucoup de néologismes de cette époque donnent l'impression d'être

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français depuis toujours, comme calembour, cantatrice, classification, collaborateur,


commérage, costume, costumé, débutant, émigrant, incohérence, insignifiant,
mystifier, rivaliser, sanctionner, sourcier (Féraud et Académie 1798) ou boxeur,
rénovation, sanitaire, terminologie, versatilité (Mercier).

Désormais, la création de mots ne sera plus limitée par aucun obstacle théorique et
l'Académie sera bien obligée d'en enregistrer de nouveaux à chaque édition de son
Dictionnaire, non sans réserve ni prudence : peu de néologismes, à son goût, sont
« bien faits », et jusqu'au milieu du XIXe s. elle conservera assez de prestige pour
lutter contre le flot montant.

VIII.2 Lexique et histoire des mentalités modernes

« Toute l'histoire de la pensée moderne et les principaux achèvements de la culture


intellectuelle dans le monde occidental sont liés à la création et au maniement de
quelques dizaines de mots essentiels, dont l'ensemble constitue le bien commun des
langues de l'Europe occidentale. Nous commençons seulement à discerner l'intérêt
qu'il y aurait à décrire avec précision la genèse de ce vocabulaire de la culture
moderne. Une pareille description ne pourrait être que la somme des multiples
travaux de détail consacrés à chacun de ces mots dans chacune des
langues » (Benveniste 1954, p. 336). Plusieurs des travaux souhaités ont été effectués
depuis, en particulier par le groupe de recherches « Lexicologie et textes politiques »
de l'ENS de Saint-Cloud. Bon nombre de ces mots prennent un soudain essor au
XVIIIe s.

VIII.2.1 Traitement des mots anciens

Un mot démodé est remplacé par un parasynonyme : Charité, dévalué parce que
religieux, et ravalé dans l'usage commun au sens d'« aumône », est remplacé par
bienfaisance (XIVe s.) relancé par l'abbé de Saint-Pierre ou philanthrope (1370)
philanthropie (1551) relancés par Fénelon, dont le dérivé philanthropique (1780)
apparaît dans le programme des loges maçonniques.

Des mots anciens et rares deviennent fréquents : À vrai dire, ce n'est pas aux
textes du moyen français, qu'ils ignoraient, que les révolutionnaires empruntent, mais
aux sources où avaient déjà puisé les humanistes : aristocratie, aristocratique,
démocratie, démocratique (1361, traduction par N. Oresme de la Politique d'Aristote)
étaient disponibles pour quiconque était frotté de latin et de grec ; aristocrate (1550)
se répand à partir de 1778, et démocrate (1550) à partir de 1785 ; la famille de
législation et législateur (XIVe s., rares avant 1721) prolifère avec législatif (1718) et
légiférer (1796).

Tyran, vieux mot médiéval signifiant « tortionnaire », collusion du tyrannos des

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 397

antiques cités grecques avec le verbe tirer, et despote, emprunt savant du XIIe s.,
vivent d'une vie obscure jusqu'à leur entrée dans la terminologie politique : « Dans le
[l'état] despotique, un seul, sans loi ni règle, entraîne tout par sa volonté et ses
caprices » (Montesquieu) ; « Pour donner différents noms à différentes choses,
j'appelle tyran l'usurpateur de l'autorité royale et despote l'usurpateur du pouvoir
souverain » (Rousseau). Intolérance, apparu chez Cotgrave (1611), entre dans l'usage
pour stigmatiser un état d'esprit et une politique.

Selon d'Argenson (Journal, 1754) : « jamais l'on n'avait répété les noms de nation et
d'État comme aujourd'hui ; ces deux noms ne se prononçaient seulement pas sous
Louis XIV et l'on n'en avait seulement pas l'idée. » Nation (organisation étudiante,
1270) engendre national (qualificatif d'organisations religieuses, 1534), nationalisme
(1798), puis nationalité (1808). Depuis que ses représentants décidèrent qu'entre eux
il n'y aurait plus d'ordres et se constituèrent en Assemblée nationale, le mot nation
devient le symbole de la prééminence du Tiers-État, l'expression d'une autorité
souveraine et d'une unité territoriale, d'un ensemble de personnes voulant vivre en
commun et d'un être abstrait transcendant les intérêts particuliers, puisant sa
légitimité en lui-même. Tout peut être qualifié de national, y compris le français
devenu langue nationale.

Néologismes de sens : Révolution (1190) « tour complet (d'un astre) » devient


métaphoriquement (1559) un « changement brusque et important », éventuellement
une révolution d'État (1636), abrégeable en révolution tout court (1680). Où en était
le vieux mot astronomique et géométrique, lorsqu'en 1743, d'Argenson écrit dans son
journal : « La révolution est dans cet État-ci ; il s'écroule par les fondements » ? Un
demi-siècle plus tard, il a complètement basculé : l'acception métaphorique est
devenue dominante, elle a développé le dérivé révolutionnaire (1789) et le sens
originel est réduit à la modeste condition d'homonyme à valeur technique.

Constitution (XIIe s.) a été vulgarisé par le droit canon et les querelles religieuses.
Bossuet qui, à propos des règles de succession au trône, affirmait que : « La France...
peut se glorifier d'avoir la meilleure constitution d'État qui soit possible », aurait été
surpris d'entendre Turgot déclarer au roi : « La cause du mal, Sire, vient de ce que
votre nation n'a pas de constitution » ; constitutionnel (1760) est noté par Féraud
« mot à la mode depuis qu'on parle tant des idées anglaises ».

Un dérivé nouveau peut donc signifier un remaniement sémantique capital : la


famille de civil (1290), civilité (1361), civique (1504), civiliser (1568) s'enrichit de
civilisation (1756) et de civisme (1770) lorsqu'elle cesse de ne concerner que
l'Antiquité, le droit, et la bonne éducation. Patriote (1460) et patrie (1511)
développent patriotisme (1750).

Des mots anciens entrent dans de nouvelles associations : Ni république (1410)


ni républicain (1658) ne sont nouveaux, mais c'est au XVIIIe s. qu'on a commencé à
les opposer à royauté. Philosophe et philosophie (1160) pouvaient (rarement) être

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 398

appliqués à des incroyants ; au XVIIIe s., époque des « lumières », le sème


« opposition à la religion » ou du moins « à toute religion révélée » devient
constitutif ; morale et nature nouent des liens plus intimes que par le passé. De
nouvelles locutions apparaissent : la profession de foi n'est pas encore « programme
d'un candidat », mais a déjà, chez J.-J. Rousseau, un sens politique : « Il y a... une
profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles. »
Bien avant la Déclaration de 1789, les économistes se servent de l'expression droits
de l'homme, et Voltaire écrit qu'« être libre, c'est raisonner juste, c'est connaître les
droits de l'homme ».

VIII.2.2 Anglicisme

Passée la crise de l'italianisme au XVIe s., le français avait peu emprunté : sa


situation de langue dominante en faisait plutôt la source à laquelle empruntaient les
autres langues. Après 1750, il devient réceptif à l'anglais et emprunte des mots
concernant le commerce, la vie coloniale, la littérature, les sciences, anticipant sur
des emprunts ultérieurs plus massifs. Au XIXe s., l'anglais envahit le jargon mondain
avec dandy, fashionable, turf, le vocabulaire industriel ; celui des chemins de fer lui
doit beaucoup. Au XXe s., les bases sociales, culturelles et techniques de
l'anglomanie lui confèrent un dynamisme sans précédent.

À la fin du XVIIIe s., c'est surtout le vocabulaire politique qui s'anglicise. Les
journalistes qui fondent le Courrier de l'Europe (1776) veulent faire suivre à leurs
lecteurs les débats du parlement anglais, cherchent leur matière dans les publications
londoniennes, et faute d'équivalents français, introduisent dans leurs articles des mots
anglais.

Ils étaient d'ailleurs facilement compris, à cause de leur parenté étymologique, le


vocabulaire juridique anglais étant latin et français. Aucun des anglicismes relevés
par G. von Proschwitz (1956) pour la seule année 1784 : amender, anti-coalition,
anti-coalitionniste, coalitionniste, disqualification, disqualifier, imparlementaire,
insane, insanité, pétitionnaire, sinécure, voteur, anti-social, incontrôlable, n'est
obscur.

Grâce à leurs étymons gréco-latino-français circulation (du sang), constitutionnel,


électricité, fanatisme, inoculer, parlementaire, prime (d'assurance), romantique
s'adaptent parfaitement. Féraud lui-même n'en perçoit pas toujours l'origine anglaise :
comme dans le cas d'encouragement : « Ce mot n'est pas dans les dictionnaires, mais
il est très beau, très utile et l'on s'en sert aujourd'hui sans difficulté », ou
responsabilité (1783, de responsibility, 1733, répandu depuis 1789) : « C'est un mot
de M. Necker. » Mais il détecte bien les emprunts sémantiques : « Quelque habile
que soit un traducteur, il ne se tient pas toujours en garde contre la sourde influence
de la langue étrangère et sans trop s'en apercevoir, il en fait passer les tours et les
expressions dans la copie qu'il en fait. » Il proteste contre l'évolution de popularité,

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 399

populaire, qui exprimaient la bienveillance de X à l'égard du peuple, et commencent,


sous l'influence de popularity, à exprimer l'amour du peuple pour X : « Dans l'idiome
français un homme populaire est un homme qui aime le peuple ; il est donc ridicule
d'y faire entrer le même mot, doué d'un sens opposé à celui dont il est déjà en
possession. » Ce phénomène est assez fréquent aujourd'hui : contrôler « dominer »,
réaliser « s'apercevoir », négocier (un virage). La tendance est déjà bien amorcée au
XVIIIe s.

Certains de ces anglicismes étaient pourtant des « xénismes ». Le français classique


en connaissait : ale (XVIIe s.), pouding (1678), bill (1669) ont toujours leur parfum
d'outre-Manche, mais les mots vraiment intégrés au vocabulaire français étaient alors
« naturalisés ». Le nombre beaucoup plus considérable de nos emprunts actuels
(environ 3% des entrées du Petit Larous, 1975), malgré leur caractère souvent
technique et leur faible fréquence (un sondage dans des articles du Monde en a relevé
1,3%), déclenche des réactions de rejet et des essais d'« aménagement linguistique ».
L'État a réagi par la création des commissions de terminologie (voir chap. VI) qui
essaient de réactiver le procédé ancien en préconisant par exemple processeur,
scripte, monitorage, gazole pour processor, script-girl, monitoring, gas oil. Mais des
anglicismes sans utilité apparente comme look pour « allure », shopping pour
« achats », avec leur connotation de « modernité » défient les prescriptions officielles.
Le suffixe -ing se développe sur des bases françaises (caravaning). La publicité
(exemple Nuts) habitue à prononcer à l'anglaise. Un M. Laffly s'est entendu appeler
Lafflaille. Des dérivés mixtes supposent une prononciation anglaise (jeannerie, /d
ζinRi/ « boutique où l'on vend des jeans »).

Les calques et traductions sont anciens : Voltaire dans son Traité sur la tolérance
(1763) emploie l'anglicisme libre-penseur, calque de free-thinker, qui prévaut bientôt
sur libertin et esprit fort ; d'autres apparaissent, comme liste publique, haute trahison.
En matière d'agriculture, les mots anglais sont généralement traduits : clump par
massif, grove par bocage, les jardiniers acceptant dessiner des jardins anglais mais
non de parler anglais. Les commissions de terminologie cherchent dans cette voie le
moyen de remplacer les anglicismes : dérivation (voyagiste pour tour-operator),
composition (navire-citerne pour tanker), traduction (exclusivité pour scoop,
agrafage pour clip, groupe pour pool), calque (franc-jeu pour fair-play).

Les usagers devraient être intéressés à leur travail et mieux informés. Ils ont
accueilli favorablement les créations intelligibles (bilan de santé pour check up) ;
mais bouteur, formé sur une base archaïque peu connue, n'a pas « bouté hors de
France » le bulldozer. Les termes apparentés au terme étranger comme conteneur
pour container, roquette pour rocket ont été préférés à des traductions comme gaine
et fusée. Mais souvent, les équivalents arrivent trop tard, quand l'emprunt s'est déjà
bien installé, et sont trop longs : scanner économise cinq syllabes et quinze
caractères (ou espaces) sur radiomètre à balayage et lobby deux syllabes et treize
caractères sur groupe de pression.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 400

Certains journalistes attachés à leurs prestigieux anglicismes, et craignant des


interventions bureaucratiques dans un domaine qui leur semblait relever de la
spontanéité, ont été très hostiles à ces créations, comme à la loi Bas-Lauriol (1975),
qui a d'ailleurs dû être atténuée par une circulaire de 1977 pour ne pas rendre
théoriquement punissable l'emploi de beefsteak, de golden ou de bluejean).
Cependant, peu à peu, l'habitude se prend d'appeler les choses par des noms français :
il est de plus en plus rare d'entendre parler de tour-operator, de walkman, de check-
up, de cameraman, de perchman, d'engineering ; voyagiste, baladeur, cadreur,
perchiste, ingéniérie deviennent usuels. Par contre show business réduit à /Hobiz/ n'a
pas été remplacé par industrie du spectacle ni spot par message publicitaire. Mais ces
mots commodes ne menacent pas l'identité de la francophonie. L'emprunt est chose
normale, qui demande seulement à être canalisée, qui l'est en grande partie, et la lutte
contre ce qu'Etiemble a appelé « franglais » ne doit pas devenir une forme de
xénophobie.

VIII.3 Le développement des terminologies savantes (voir F. Brunot, T VI.2)

Ce problème est lié à la fois aux progrès des sciences et à l'abandon du latin. Ni
Descartes (1596-1650) ni Pascal (1623-1662) n'ont créé de langue philosophique ni
scientifique ; ils exploitaient les matériaux existants ; il est vrai qu'ils n'écrivaient en
français que pour les gens du monde, qu'il ne fallait pas rebuter par une terminologie
inconnue. Leibniz (1646-1716), moins soucieux de pédagogie, pense qu'« il faudrait
composer une langue philosophique dans laquelle on déterminerait la signification
précise de chaque mot ». Ainsi, « les hommes pourraient s'entendre, se transmettre
exactement leurs idées ; les disputes qu'éternise l'abus des mots se termineraient, et
les hommes, dans toutes les sciences, seraient bientôt forcés d'adopter les mêmes
principes. » De fait, l'analyse scientifique requiert des termes abstraits monosémiques
sans effets connotatifs et l'élimination des synonymes ; selon le « physiocrate »
Quesnay (1694-1774), « ce n'est pas à l'ordre naturel à se conformer à un langage qui
n'exprime que des idées confuses et équivoques, c'est aux expressions à se conformer
à la connaissance exacte de l'ordre naturel ». Condillac (1715-1780) oppose, en leur
donnant un sens précis et technique, les mots pensée, perception, sensation,
conscience, idée, notion et influence les chimistes Guyton de Morveau (1737-1816)
et Lavoisier (1743-1794).

La terminologie du Dictionnaire anatomique de Tarin (1753), à dominante latine,


élimine les vieux termes des barbiers et des chirurgiens : abdomen remplace
susventre ; astraga1e, noix d'arbalète ; caecum, boyau borgne ; colon, boyau culier ;
sternum, bréchet ; trachée artère, canne des poumons ; épiderme, fleur de peau, etc.
Le suffixe -oïde est réservé aux cartilages, -oïdien aux muscles qui s'y rattachent, -ite
à des affections (mastoïde, mastoïdien, mastoïdite) ; beaucoup de ces néologismes
vivent et prolifèrent (la colite et la trachéite deviennent aussi courantes que la grippe
et épidermique a pris un sens métaphorique).

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 401

Dans les sciences de la nature, le premier pas est la description (traduction en


termes connus de réalités inconnues) et le second le classement (dénomination de
chaque réalité connue par un terme qui lui soit propre et cependant l'apparente aux
réalités voisines) ; c'est à ce stade qu'un vocabulaire spécial devient nécessaire. Bien
sûr, les savants se dégagent difficilement de l'influence des puristes : Rousseau, qui
aime herboriser, n'ose pas employer les mots français foliole, capitule, pourtant
autorisés par l'Académie depuis 1762. Le « descripteur » Buffon est violemment
opposé au « nomenclateur » Linné (1707-1778), botaniste suédois dont la
terminologie, créée sous une forme latinisée, est vraiment novatrice : les noms de
classes sont tous tirés du grec ; le genre est exprimé par la racine ; les différences
spécifiques par un préfixe indiquant le nombre ou la quantité ; l'article plante de
l'Encyclopédie (1765) l'emploie sous une forme francisée par Adanson (1763).
Jussieu la remanie et admet quelques racines latines qu'il accouple à des préfixes
grecs (épistaminées, hypocorollées) ; sa nomenclature définitive (1789) est plus
complexe que celle de Linné, à cause des progrès de la botanique.

Guyton de Morveau, auteur d'Éléments de chimie (1777), pense que les progrès de
la science ne peuvent être sûrs et rapides « qu'autant que les idées sont représentées
par des signes précis et déterminés... qui conservent... sans erreur l'analogie qui les
rapproche, le système qui les définit, et jusqu'à l'étymologie qui peut les faire
deviner ». Pour désigner les corps simples il utilise les mots les moins éloignés de
l'usage, mais en essayant de limiter l'arbitraire du signe. Lavoisier perfectionne sa
terminologie dans La Nomenclature chimique (1787) : il transforme l'air vital en
oxygène, l'air inflammable en hydrogène et la mofette en azote. Il veut des termes
définitoires non arbitraires et forme des noms à l'aide de suffixes (-eux, -ique, -ite,
-aie, -ure) déjà utilisés avant lui mais qui désigneront désormais toujours la même
catégorie de composés. Il mêle lui aussi les racines latines aux grecques et défend
calorimètre parce que thermomètre a un autre emploi : -mètre est désormais un
simple suffixe français et non plus un mot grec, comme -gène, qui exprime par
convention l'idée d'« engendrement ». Tous les corps composés n'ayant pu encore être
décomposés, on ne peut appliquer la méthode qu'autant que le degré d'avancement de
la science le permet. Sa nomenclature n'est qu'une ébauche mais il pose des principes.
Le simple jeu des radicaux et des suffixes, instrument d'analyse mais aussi
d'hypothèse, permettait de concevoir des combinaisons théoriques, et de les
expérimenter. Non sans résistance, il impose l'idée que la science, en élaborant sa
terminologie, a le droit de n'avoir pour règle que son intérêt. Tels sont les premiers
vocabulaires entièrement fabriqués selon des principes arrêtés d'avance, constitués
logiquement, de mots faciles à distinguer les uns des autres, pouvant se multiplier ou
se transformer par application des mêmes principes pour exprimer de nouvelles
conceptions.

Des paires peuvent se constituer par substitution ou suppression :


télescope/microscope − hypo/hyper-tension − autographe/télégraphe ; une formation
qui paraît obscure et pédante est immédiatement comprise par les habitués du
répertoire des bases latines et grecques. Idée étrangère au XVIIe s., et encore peu

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 402

admise au XVIIIe s. où Lavoisier doit soutenir que ses « barbarismes » ne sont pas
pires que ceux de l'ancienne alchimie, ces vocabulaires sont en perpétuel
remaniement.

Les sciences se spécialisant, d'Alembert divise la cosmologie en aérologie,


géologie, hydrologie, uranologie ; des recherches frontalières entraînent la création
d'adjectifs composés du type physico-mathématique (1748) ; on forme
systématiquement les noms de savants avec les suffixes -mètre, -graphe, -icien,
-logue, -logiste correspondant à -métrie, -graphie -ique, -logie ; les noms d'intruments
avec -eur, -teur, -ateur, -oire, -scope, -graphe et -mètre selon les progrès de la
quantification (entre 1746 et 1789 : pyromètre, astromètre, héliomètre, eudiomètre,
calorimètre). L'aspect des choses est dénoté par des suffixes populaires ; -é, -té -eux,
-aire, -ique, -in, -al ou savants : -oïde, -forme, -acé. Le nombre des éléments par
mono-, bi-, tri-, leur absence par a-, la notion de « moitié » par hémi-, semi-, demi- ;
l'action et la transformation par -iser ou -ifier combinables avec -ation, d'où la
remarque de Féraud, plus littéraire que scientifique : classification : « mot barbare...
On dit depuis peu classer mais personne, que je sache, n'a encore dit classifier ; ainsi,
à vouloir exprimer substantivement cette idée, c'est classation qu'il faudrait dire et
non classification. » Bien évidemment, toutes les terminologies ne sortent pas tout
entières de la tête d'un Linné ou d'un Lavoisier. Bien des noms des sciences existaient
déjà : géométrie et physique (XIIe s), géomètre (1300), géographie (1500). Antenne,
chrysalide, stigmate sont déjà chez Furetière mais Réaumur, dans son Histoire
naturelle des insectes (1734), ignore l'entomologie (1745), l'élytre (1762), l'oviducte
(1771). Elles utilisent des éléments hétérogènes : les campagnards parlent une langue
populaire et dialectale et ne s'ouvrent pas facilement au vocabulaire de l'agriculture
rationnelle et scientifique qu'on commence à développer, empruntant à la chimie
calcaire, à la médecine et à la chirurgie sécrétion, incision, cuticule, embryon, pores,
tandis que analytique passe des mathématiques à la chimie ; diurne de l'astronomie à
l'entomologie ; synthèse de la philosophie à la chimie, etc. La langue devient
« interscientifique ».

Dès le XVIIIe s., des mots savants viennent de l'étranger : Vauban ne connaissait
que les dénombrements (1538) ; statisticus « relatif à l'état » formé en latin moderne
(XVIIe s.), devient en allemand statistik (1749), puis en français statistique (1785).
La « science du beau », allemand Aesthetica devient français esthétique (1753). La
minéralogie emprunte beaucoup à l'allemand et aux langues scandinaves : Furetière
connaît gangue ; Buffon (1749) quartz, d'Holbach (1753) spath ; Guyton de Morveau
(1784) nickel, tungstène et cobolt (1771) devenu cobalt 1782) ; ces mots
s'acclimatent très lentement. Malgré son aspect rébarbatif, le grec est deux fois plus
utilisé que le latin, Allemands et Anglais trouvant dans les composés grecs
l'équivalent des noms germaniques formés par des procédés analogues (allemand
Rogenstein, facilement transcrit par oolithe). Les composés grecs permettent
d'intituler un livre d'un mot et non d'une longue et obscure périphrase. Par le grand
nombre de ses préfixes, sa richesse en signes, la souplesse de ses combinaisons, le
grec était apte au rôle de langue auxiliaire, destinée à faire le lien entre les langues

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 403

scientifiques des diverses nations. Aujourd'hui, beaucoup de termes partiellement ou


totalement grecs (cosmonaute, chromosome, isotope, morphème. ..), à graphies très
voisines et faibles différences de prononciation, sont internationaux.

Urbain Domergue (1791, Journal de la langue française) catalogue les particules


grecques ou latines jouant désormais le rôle de préfixes ou de suffixes : amphi-, ana-,
anté-, anti-, circon-, auxquels il aurait pu ajouter -cide, -fuge, -logue, -logie, -mane, -
manie, -vore, déjà utilisés selon des règles qui, remarque J. Peytard (1975), sont
restées pratiquement stables jusqu'à nos jours. Ces créations entraînent celles de mots
nouveaux d'usage commun mais d'allure plus ou moins scientifique tels que
néologue, néologie, anglomane, anglomanie. A travers les éditions du Petit Larousse
de 1924 à 1964 on peut observer la stabilité de certains préfixes grecs, la régression
de certains autres et la progression d'une classe mobile, dont auto- devenu
polysémique depuis le développement de l'industrie automobile, ou télé- qui,
uniquement scientifique et technique dans Littré, accolé à sept bases, dont une seule
autonome (télémètre), se combine dans le Grand Larousse du XXe s. avec quarante-
sept bases dont quinze autonomes, entre peu à peu dans la langue commune et y
fonctionne comme préfixe (télésiège, téléspectateur) et comme substantif : la télé.

Les terminologies, en progrès pendant tout le XIXe s., explosent dans la seconde
moitié du XXe s. Entre les deux éditions du Grand Robert (1964-1985), les mots
commençant par télé- passent de deux à dix pages, ceux en micro- de une page et
demie à huit. Un nouveau prototype d'avion, une centrale nucléaire obligent à créer
plusieurs dizaines de milliers de mots. L'ensemble des lexiques spécialisés d'une
langue moderne dépasse le million de termes. Le problème terminologique est donc
de

 collecter, ordonner, rendre accessibles les termes existants en fonction des


besoins des utilisateurs et du développement des sciences et des techniques ;
 prendre les mesures nécessaires pour susciter la production néologique exigée
par l'évolution de la société et la naissance de concepts nouveaux ;
 veiller à une harmonisation suffisante entre les principales langues pour ne pas
trop compliquer l'intercompréhension.

Il n'est pas certain que les Français aient eu raison de créer ordinateur alors que
computeur aurait été tout aussi latin et plus international.

L'anglicisation massive qu'on constate aujourd'hui et qui augmente l'insécurité


linguistique de l'utilisateur n'était pas une fatalité puisque le vocabulaire utilisé dans
les documents écrits pour la construction de l'usine marémotrice de la Rance (1966)
par des ingénieurs français ne comporte que des formations gréco-latines. Mais la
France des années 50 et 60, préoccupée de conserver la « beauté » et la « pureté » de
sa langue et d'en rassembler le Trésor, n'a pas pris conscience de l'urgence du travail
terminologique imposé par les nouveautés industrielles et a tardé à mettre en œuvre
les moyens massifs nécessaires. La Mecque de la terminologie est INFOTERM :

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 404

« International Information Center for Terminology established in 1971, is sponsored


by UNESCO. It works in liaison with the International Organisation for
Standardization (I.S.O.) ». Quoique le Conseil International de la Langue française ait
constitué, à partir du contenu de ses différents dictionnaires de spécialités, une base
de terminologie multilingue de 120.000 termes, la France est en retard par rapport à
l'Allemagne (banque « Lexis », plurilingue, de 1 400 000 termes), à Ottawa (1970,
banque bilingue français-anglais, 1 500 000 termes), au Québec, (B.T.O., bilingue
français-anglais, tourné vers les nécessités du travail, 1 000 000 de termes). La
banque des communautés européennes EURADICAUTOM (1973, 400 000 termes)
est plurilingue (allemand, français, anglais, italien et grec).

Les dégâts sont limités par le fait que l'anglais transporte avec lui une foule de mots
latins empruntés par voie directe ou française, et que le gros des terminologies est
gréco-latin. Mais cela n'exclut pas de dangereux « faux amis » : en français radio-
signifie « rayonnement » ; en allemand radio- (à cause de l'utilisation de strahl)
« radio-activité ». Il faut donc définir avant de traduire afin d'éviter toute équivoque,
la moindre erreur terminologique pouvant avoir des conséquences désastreuses pour
la communication des chercheurs et des ingénieurs entre eux et avec le grand public,
en particulier en matière de services après-vente.

L'atout de la France est la valeur de ses lexicographes. Elle met les bouchées
doubles depuis la création du Haut Comité de la Langue française (1966, voir chap.
VI), des commissions de terminologie (1970), de l'AFTERM (1975, « Association
française de terminologie ») et de FRANTERM (1980) qui regroupe l'ensemble des
termes officiels et de leurs équivalents dans un dictionnaire informatisé et coordonne
les travaux de nombreuses institutions en pays francophones. Une intense coopération
terminologique devrait aboutir non à une banque centrale mais plutôt à un réseau
international de banques francophones.

Les savants du XVIIIe s. contribuèrent déjà à transformer la langue commune ; ceux


des XIXe et XXe s. bien davantage. Leurs préfixes courent les rues (hypermarché),
les termes techniques se répandent, employés de façon peu précise (transistor « poste
de radio »), métaphorique (branché), abrégée (il est maso, un micro(phone), la
micro(-informatique). Ajoutons l'emprise généralisée d'une langue juridico-
administrative qui transforme chaque individu en allocataire devant remplir des
formulaires pour toucher des prestations, qui entreront ou non dans le calcul de leurs
points-retraite... Il n'est donc pas étonnant que la mode se soit répandue, de se
valoriser en disant et surtout en écrivant des choses très ordinaires dans un «jargon »
d'allure scientifique, connotant le spécialiste bien inséré dans la société moderne, et
l'homme efficace qui ne s'embarrasse pas de sentiments. Cela ne contribue pas peu à
donner au lexique du XXe s. ce caractère « intellectuel » et « abstrait » qui a frappé
Brunet.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 405

VIII.4 Abrégements

En français moderne, les mots de trois syllabes sont 37%, ceux de deux 36%, de
quatre 13%, d'une seule 10% ; ceux de plus de quatre, 4%. Le locuteur a donc
tendance à réduire à deux ou trois syllabes des unités trop encombrantes.

VIII.4.1 Siglaison

Représentant plusieurs morphèmes par un seul sans que la communication soit


gênée, composé des initiales d'un syntagme nominal, le sigle est un fait d'économie
de la langue : B.H.V. économise neuf phonèmes et vingt-trois caractères par rapport à
« Bazar de l'Hôtel de Ville », sans ambiguïté pour les utilisateurs.

Il y en a d'anciens : NSJC « Notre Seigneur Jésus-Christ », INRI « Jesus Nazarenus,


Rex Iudaeorum » ; RPR « religion prétendue réformée », SAR « Son Altesse
Royale », SM « Sa Majesté », simples abréviations de copistes qui n'apparaissent
nullement dans les domaines où nous les trouvons aujourd'hui. Ni la presse
révolutionnaire ni celle de la Commune n'en ont produit. Ils se développent à partir
du XXe s. : C.G.T. et S.F.I.O. sont les premiers sigles politiques et syndicaux,
apparus des années après leur source. Avant la guerre de 1914, P.T.T.(Poste,
Télégraphe, Téléphone), P.L.M. (chemins de fer « Paris-Lyon-Méditerranée »),
C.G.T. sont en progression, mais rares dans la langue écrite, pratiquement inexistants
dans la langue parlée. Après la Deuxième Guerre mondiale, le sigle devient un
phénomène de créativité lexicale d'une ampleur sans précédent. Nom invariable,
utilisable comme adjectif (la liste R.P.R.), il a pour genre, sauf rares exceptions (un
C.R.S. « Compagnie républicaine de sécurité », un H.L.M. « habitation à loyer
modéré ») celui du premier mot de la source ; les sigles étrangers de genre neutre sont
réinterprétés (le F.B.I. « Federal Bureau of Investigations », la R.A.F. « Royal Air
Force »). Leur origine oubliée, les sigles usuels comme O.N.U., C.G.T., produisent
des dérivés : onusien, cégétiste... comme n'importe quel nom.

78% des sigles ont trois ou quatre lettres. Avec vingt-six caractères, le nombre de
combinaisons théoriques est de 650 pour deux lettres, 15 600 pour trois, 358 000 pour
quatre, mais les combinaisons probables sont en nombre limité et les risques
d'homonymie existent (C.G.T., Confédération générale du travail, ou Compagnie
générale transatlantique ?). Un sigle court est prononcé lettre à lettre avec hiatus
chaque fois que le nom d'une lettre commence par /è/ (la S.N.C.F.), avec élision pour
les autres initiales vocaliques (l'H.L.M.). Un sigle long, difficile à mémoriser, doit
être prononcé comme un mot. On dit /oeny/ ou /ony/ mais seulement /ynεsko/. Une
voyelle est maintenue entre deux consonnes pour rendre prononçable un sigle comme
SICOVAM « Société Interprofessionnelle pour la COmpensation des VAleurs
Mobilières ».

Ce phénomène est lié à la bureaucratie croissante et au rôle de l'écrit dans la

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 406

société : R.A.T.P. « Régie autonome des transports parisiens » suppose connue


l'orthographe de autonome, alors que, sans savoir lire, on pouvait réduire à métro
(1891) le « chemin de fer métropolitain » qui, aujourd'hui, serait abrégé en C.F.M.,
comme le « Réseau express régional » l'est en R.E.R. La langue orale ne peut que
refuser ou accepter ce mot qu'elle n'a pas créé et dont elle ne connaît souvent pas
l'origine notamment quand il s'agit de sigles étrangers (laser, radar, Fiat, jeep) ce qui
n'apporterait d'ailleurs rien de plus à la communication que l'étymologie d'un mot
quelconque. Les fondateurs d'un organisme politique, syndical, économique, ne le
dénomment pas sans songer au sigle qui résultera du syntagme-source et le fera bien
vite oublier, si, comme ils l'espèrent, il « prend ». L'obscurité du sigle permet à la
Grèce et à la Turquie de faire partie de l'O.T.A.N. « Organisation du traité de
l'Atlantique Nord » et aux femmes, qui reculeraient peut-être devant un
« avortement », de demander une I.V.G. « interruption volontaire de grossesse ». Le
vocabulaire politique multiplie les sigles et les acronymes du type gestapo (GEheime
STAats POlizei), nazi (National soZIalist), komintern (COMmunisme
INTERNational), agitprop (AGITation et PROPagande). On a pu y voir un « masque
du sens », évitant les questions indiscrètes que pourrait suggérer la source, du genre :
la R.D.A. « République démocratique allemande » était-elle « démocratique » ? Les
sigles, nés dans les lieux du pouvoir, dont ils sont un moyen, sont devenus vocables
officiels servant à la reconnaissance d'un fait indubitable.

VIII.4.2 Troncation

Dans le langage populaire, la troncation, qui, elle, est un phénomène d'oralité,


foisonne : Sécurité sociale > Sécu ; colonel > colon, après-midi > aprèm, Libération
> Libé ; elle opère moins de gauche à droite (autobus > bus) que de droite à gauche,
lorsqu'au bout de deux ou trois syllabes, l'éventail des probabilités de la suite se
referme, et que l'information des syllabes suivantes devient redondante. Elle
s'applique aux mots fréquents dans un certain milieu : métro, en Corse ou en
Martinique, signifie plutôt « métropole » que « Chemin de fer métropolitain » et en
Afrique on oppose le « franc métro » au « franc C.F.A. ». Souvent, le mot est abrégé
en -o, peut-être, à l'origine, sous l'influence du suffixe -ot. On a oublié que le vélo
(1890) était un vélocipède (1829), mais on sent très bien que hosto, écolo, véto sont
des vulgarismes pour hôpital, écologiste, vétérinaire.

VIII.5 Les vulgarismes

Madame de Genlis (1746-1830), veuve d'un mari guillotiné, rentrant d'émigration


en 1802, est frappée par le relâchement du langage mondain. D'honnêtes femmes se
font aménager un boudoir (naguère réservé aux filles), reçoivent ou font des cadeaux
et non des présents ; un père supporte qu'on lui parle de sa dame et de ses demoiselles
et non de sa femme et de ses filles ; on se permet d'aborder une question, de prendre
une glace et non une tasse de glace, du champagne, et non du vin de champagne...

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 407

Un siècle plus tard, le duc de Guermantes l'aurait choquée plus encore, en accueillant
ses hôtes d'un : « Permettez-moi de vous débarrasser de vos frusques. » Connaissait-
elle le mot frusques ?

Jusqu'au milieu du XIXe s. en effet, l'argot reste le langage du « milieu », presque


inconnu du reste de la société : au XVIIIe s., a un poème en treize chants Le vice
puni, ou Cartouche (bandit exécuté en 1721), fait suite le bref Dictionnaire argot-
français de Grandval. Des comédiens français, aidés de la police, interrogent des
malfaiteurs sur leur langage, leur font chanter leurs chansons, obtiennent des
réponses. La description de la « Cour des miracles » de Hugo s'inspire de l'Histoire et
recherche des antiquités de la ville de Paris d'H. Sauval (1724), qui expose
l'institution hiérarchique du « royaume de l'argot » où les « cagous » éduquaient les
jeunes voleurs. Vadé, Restif de la Bretonne, Mercier mettent à la mode le style
« poissard », plus populaire qu'argotique ; mais il ne s'agit que de faits extrêmement
marginaux, tenus dans l'ombre par la suprématie de la norme.

À part le Père Duchêne qui joue le rôle de « soupape de sûreté », les


révolutionnaires emploient un vocabulaire guindé, plus noble que celui des nobles.
En 1808, d'Hautel destine son Dictionnaire du bas langage aux gens d'origine
modeste appelés à une situation sociale élevée, dont Madame Sans-Gêne est le type.
Les Mémoires (1828) et Les Voleurs (1837) de Vidocq, escroc, forçat, puis chef de la
sûreté (ses connaissances sont de première main !) est la source où puisent Hugo,
Balzac, Eugène Sue et autres écrivains, dont le vocabulaire admet quelques mots
d'argot parmi des archaïsmes, des mots étrangers, techniques ou néologiques. Mais
son lexique, constitué de vieux mots détournés de leur sens par des métaphores,
d'emprunts aux dialectes de la France, d'un peu d'italien et de quelques termes
bohémiens, vieillit très vite. Au XIXe s. l'argot français s'enrichit de mots gitans
(berge « année », chourin « couteau »), yiddish (goye « dupe », schnouff « tabac »,
traiffe « suspect »), de termes de bagnards, de joueurs, de camelots et de filles ; la
locution langue verte vient de l'argot des tricheurs autour du tapis vert.

Dans la seconde moitié du XIXe s. s'opère une fusion presque complète du jargon
des malfaiteurs avec le langage populaire parisien des ateliers et des casernes. Le
secret n'existe plus. L'argot n'est plus qu'un « bas langage », qui se diffuse grâce à la
promiscuité des classes, et au goût des viveurs et des artistes du XIXe s. pour les bals
populaires où les débardeurs de Gavarni dansent le chahut. Labiche, dans Deux
papas très bien, ou la grammaire de Chicard (1844), l'emploie ostensiblement. Les
salons du Second Empire se complaisent dans ce qui n'est encore pour beaucoup
qu'une curiosité. Courteline, Carco, Bruant développent une littérature argotique et la
guerre de 1914 répand un « argot des tranchées » dont il ne reste presque plus rien.
Malgré les protestations de Brunetière (1884) et de Brunot (1900), l'argot devient
objet d'études universitaires et le C.N.R.S. a aujourd'hui un « Centre de recherches
d'argotologie ».

Des « argots », parfois limités à quelques dizaines de mots, permettent à des

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 408

groupes socio-culturels, comme les élèves de Grandes Écoles, de se démarquer du


reste du monde. Alors que l'Éducation nationale prétend « donner à l'adolescent une
connaissance approfondie des ressources et des exigences de sa langue, le rendre
capable de s'exprimer convenablement avec précision, ordre et clarté, oralement et
par écrit, lui ouvrir enfin les trésors d'un riche patrimoine littéraire », des jeunes
manifestent leur violente réaction de rejet en se constituant un idiome bien à eux
privilégiant (comme d'ailleurs certaines bandes dessinées pour adultes) le fonds
sexuel et scatologique, abondant en mots grossiers utilisés comme intensifs, et en
mots systématiquement affaiblis comme c'est dément pour « c'est extraordinaire ».
Cet « argot » ayant été étudié, et étalé par les « profs » en pleine salle de classe, les
utilisateurs se sont empressés d'en changer pour préserver leur inintelligibilité.

Lazare Sainéan concluait ainsi son ouvrage sur L'Argot ancien (1907) : « L'armée
des gueux ne compte plus aujourd'hui comme au temps de la cour des miracles,
quelques milliers d'individus en marge de la nation, isolés et dispersés, mais des
centaines de mille, des millions. Elle englobe la foule des travailleurs, des
chemineaux, de toute la masse du peuple. Dans un pays démocratique comme la
France, et grâce à un instrument d'expansion aussi puissant que la presse, les
différentes classes sociales se pénètrent de plus en plus profondément ; une
répercussion linguistique de bas en haut se fait constamment sentir et la littérature
contemporaine en fournit des témoignages nombreux et significatifs. » Le phénomène
ne fait que s'amplifier : A. François (1959) crie à la « subversion » du langage cultivé
par l'argot, que les intellectuels emploient largement, Mais les mots d'argot,
parfaitement sentis comme tels, du moins par les locuteurs capables de pratiquer
plusieurs niveaux de langue, et employés à bon escient dans des situations qui le
permettent, ne pénètrent pas, ou très peu, l'insipide « français standard » imposé par
l'école, la radio, et la télévision. Comment, en effet, échapper à cette insipidité ?
Beaucoup recourent aux deux solutions de facilité extrêmes, et se valorisent tour à
tour, et parfois en même temps, en cultivant la prétentieuse abstraction intellectuelle,
la haute technicité juridico-scientifique, et en se vautrant dans la vulgarité argotique.
Le travail du style n'est pas une solution à la portée de tout le monde !

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 409

CONCLUSION

La linguistique s'est constituée comme science en éliminant les notions de « bien »


et de « mal » et en se contentant d'inventorier, de classer, et si possible, d'expliquer.
La notion de « défense de la langue française » n'a pas de sens à ses yeux. Elle
considère comme chimères et rêveries les discours sur sa « beauté » et sa « clarté ».
Étant par définition des instruments de communication, toutes les langues sont
« claires », et toutes sont « belles » pour ceux qui les ont apprises sur les genoux de
leur mère.

Le diachronicien, le sociolinguiste, le dialectologue constatent des variations plus


ou moins profondes selon les circonstances, non seulement à travers les siècles et les
continents, mais à l'intérieur d'une même communauté, ne rencontrant nulle part
l'unité linguistique complète. La Rochefoucauld parle comme Richelet, le Cardinal de
Retz parle comme Furetière. Ils n'ont pas, sur bien des points, le même lexique. La
variété découle des possibilités offertes par la structure même de la langue.
Secondairement, un groupe social s'empare de variantes, en marginalise certaines et
donne à d'autres un statut dominant. L'outil statistique sait désormais traiter utilement
de l'évolution de leur fréquence. Même la langue des « Parisiens cultivés » est
hétérogène : outre les variantes d'individu à individu, une même personne s'en sert
différemment, suivant son état physique et mental, les circonstances extérieures, le
sujet de la conversation, ses interlocuteurs et surtout selon qu'elle parle ou écrit.

Mais ils constatent aussi que les membres d'un même groupe social tendent à parler
selon une même norme, et que toute déviation, de la part d'un individu, choque les
autres membres du groupe. Cette unité, matériellement insaisissable, n'a qu'une
existence abstraite, aussi longtemps qu'elle n'est pas formulée et fixée par des
grammairiens ; elle ne se trouve que chez le « locuteur idéal », moyenne d'un groupe
de locuteurs réels, auquel Chomsky demande des jugements de « grammaticalité » ou
d'« agrammaticalité » qui lui permettront de définir les règles capables en principe
d'engendrer l'infinité des énoncés d'une langue, les phrases certainement refusées
n'étant que celles qu'aucun locuteur natif n'aurait l'idée d'employer. La plus grande
partie de ces règles échappent à la variation, mais il y en a d'optionnelles, qui
dépendent du contexte linguistique et des données sociales. Le linguiste, dans son
objectivité, laisse avec condescendance le « grammairien » qualifier les usages,
recommander les uns et marginaliser les autres par l'enseignement, les « dictionnaires
de difficultés », et les chroniques des journaux.

Cette attitude ne va pas sans mettre dans l'embarras les enseignants dont une des
tâches principales est d'enseigner une norme écrite, et qui, déjà découragés par la

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 410

restriction de leurs horaires et la baisse de prestige de leur discipline face aux


mathématiques, ont mauvaise conscience à parler de « faute » et de « sanctions » ; ni
sans prendre à rebours le sentiment général des usagers qui, souffrant d'« insécurité
linguistique », désirent seulement qu'on leur dise ce qui peut et ce qui ne doit pas se
dire (tout l'effort du XVIIe s., dès la fondation de l'Académie, a tendu vers ce but), ou
qui, puristes installés dans une grande « sécurité linguistique », voient dans la langue
française une œuvre d'art, un monument historique à protéger, une institution
nationale, une affaire d'État, l'objet d'un culte.

Elle méconnaît le fait que la langue assure l'identification de la masse des sujets au
corps politique ; qu'elle joue un rôle capital dans le sentiment national ; que le rejet
d'autres formes de discours (éventuellement très ténues : une pointe d'accent, un mot
par-ci par-là) est un facteur puissant de cohésion sociale – et du même coup
d'exclusion. Les francophones d'oïl prennent beaucoup de plaisir à écouter un film de
Pagnol ; mais une tragédie de Racine ou un poème d'Eluard prononcé à la provençale
ou avec l'« accent faubourien » semblerait ridicule ou parodique. L'individu peut
manifester sa volonté d'adhésion au groupe par l'usage de variables propres à celui-ci,
moins par ignorance de la norme officielle ou par impossibilité de la réaliser que par
une sorte d'attitude de classe.

Le locuteur en situation d'insécurité linguistique est celui qui, adoptant une norme
venue du haut de la hiérarchie sociale, ne l'a pas intériorisée, et ne connaît pas les
limites de son application. Les classes supérieures ont la plus faible insécurité
linguistique et les classes moyennes la plus forte. Leur tendance à l'hypercorrection
tient à leur aspiration à s'élever, et à leur désir de ne pas être confondues avec les
classes inférieures. Dans toute société, même démocratique, l'« élite » revendique, et
la « masse » lui reconnaît une supériorité politique, économique, intellectuelle,
morale, spirituelle, et par conséquent linguistique, due à l'éducation, sinon à la
naissance. Mais divers groupes peuvent aspirer à cette supériorité et ébranler la
norme reçue ! Actuellement, ce rôle revient largement aux journalistes de la radio et
de la télévision qui parlent en général un « parisien cultivé » oscillant entre la
familiarité et la pédanterie. Il existe donc une « supranorme », le « français
standard », d'origine parisienne et savante, qui présente, par rapport aux autres les
caractères suivants :

1. Il est objet d'enseignement alors que les autres s'apprennent par habitude.
2. Il inclut l'écrit, alors que les autres sont oraux.
3. Il s'impose dans les situations où le rôle social du locuteur l'emporte sur son
individualité.

Actuellement, non seulement les partisans français du régionalisme linguistique,


mais surtout les Canadiens et les Africains, souhaitent assouplir la domination de
cette norme, et revendiquent pour les particularités de leur français un caractère
officiel. Qui les empêche donc de le leur donner ? Des nations indépendantes, toutes
égales devant l'O.N.U., n'ont pas à demander l'autorisation de parler et d'écrire

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 411

comme elles l'entendent, à une France qui n'y verrait pas matière à incident
diplomatique ni à représailles. Le frein est intérieur. Par le fait même qu'elle est
contestée, la « supranorme » est, d'une certaine manière, reconnue comme nécessaire
par ceux qu'elle gêne. Le Parisien dit landau pour « voiture d'enfant » et le Québécois
carrosse. Le premier ne connaît que son propre usage et ne se sent pas tenu d'acquérir
une forme « exotique » ; le second se trouve réduit ou bien à la seule pratique d'une
« infranorme », ou bien à de constants allers et retours synonymiques entre une forme
spontanée et une forme acquise, correspondant à deux niveaux de langue. D'où un
déséquilibre dans la perception de la norme, l'un se sentant en porte-à-faux, et l'autre
à l'aise dans sa légalité.

Selon le rapport de la 5e table ronde des Centres de linguistique appliquée d'Afrique


noire (Yaoundé, avril 1981), la norme réelle est « définie par l'usage du plus grand
nombre ; c'est la somme des usages des Africains quand ils s'expriment en français...
un large accord s'est fait sur une exigence : voir la lexicographie française prendre en
compte de plus en plus les usages régionaux, dont, notamment, les usages africains ».

Il serait plus juste de dire « la lexicographie francophone », mais il est réaliste de


constater que celle-ci se confond largement avec celle-là et que c'est surtout aux
« juges de paix » que sont le Petit Larousse ou le Petit Robert, que les francophones
de tous pays demandent confirmation ou infirmation de leurs intuitions linguistiques.
Il est donc peu vraisemblable, dans l'état actuel du monde, qu'un autre français que
celui de France puisse acquérir un rôle dominant. Mais il revient à la France de
comprendre l'urgence du problème et d'aider à sa solution par la reconnaissance de la
variation.

Tous, hors de l'« hexagone », revendiquent un inventaire des usages linguistiques


partagés par tous les francophones, et des différences qui les isolent. Or, s'il est
relativement facile de faire un inventaire des régionalismes belges, suisses, canadiens,
africains et d'en saupoudrer, comme cela se fait depuis peu, les dictionnaires français,
il l'est beaucoup moins de déterminer ce qui est « régionalisme français » dans le
standard. Seuls, les plus compétents des francophones de l'extérieur peuvent cocher
ce qui leur est ou apparaît comme absolument étranger et juger s'ils auraient ou non
avantage à l'intégrer : travail qui serait extrêmement utile pour élaborer un ordre
d'urgence dans les usages à enseigner afin de conserver au français son rôle
international et pour faire prendre conscience de la dimension planétaire de sa langue
au Parisien qui, cultivé ou non, est convaincu que « c'est français puisque je le dis »
et que « ce n'est pas français puisque je ne le dis pas ». En réalité, guère moins que
les autres il n'échappe à l'universelle diglossie, handicapé qu'il serait d'être confiné
dans un niveau de langue vulgaire, ou de ne savoir que « parler comme un livre ».

Depuis la rédaction, en 1988, de cette conclusion, a été mise en chantier la Banque


de Données Lexicographiques Panfrancophones (BDLP)

http://www.tlfq.ulaval.ca/bdlp/

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 412

dont il a été question au chapitre 10, III. 3, qui donne une base scientifique à une
réflexion sur la diversité du français.

Français, langue internationale répondant au besoin d'une communication large et


efficace, et acceptation de normes régionales répondant à celui d'exprimer son
identité, ne sont pas des visées antinomiques si on parvient à ne pas renouveler les
erreurs commises par la IIIe République dans son élimination des « patois ». C'est en
effet plus par comparaison et hiérarchisation de différentes normes que par
élimination de l'une d'elles qu'on peut espérer faire manier sans frustration une langue
souple et efficace et former des apprenants polyglottes dans leur propre langue,
capables de parler et d'écrire plusieurs sortes de français, en évitant le mélange des
genres.

Le 8 juin 1671, dans son discours de réception à l'Académie française, Bossuet


prononçait ces paroles toujours actuelles : « L'usage, je le confesse, est appelé, avec
raison, le père des langues. Le droit de les établir aussi bien que de les régler, n'a
jamais été disputé à la multitude ; mais, si cette liberté ne veut pas être contrainte, elle
souffre toutefois d'être dirigée. » Elle le souffre, autrement dit, le supporte, certes, et
n'en souffre pas, tout au contraire ! On réclame de grands travailleurs, pour diriger
l'usage, tout à la fois linguistes et grammairiens, remplis d'intelligence, de sagesse et
d'amour.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 413

BIBLIOGRAPHIE

Cette bibliographie a été constituée dans les années 1985-8, elle n'a été que légèrement
remise à jour en 1999 et en 2008. Les publications postérieures à 1988 n'y ont pas été
systématiquement intégrées.

Les ouvrages déjà anciens de F. Brunot et de K. Nyrop restent fondamentaux. On trouvera


dans les rééditions des tomes de l'Histoire de la langue française de F. Brunot ci-dessous
énumérés, datant pour la plupart de 1966-1972, des bibliographies extrêmement détaillées,
établies par des spécialistes de la période concernée. Sauf exception, nous ne mentionnerons
donc que des ouvrages récents, postérieurs à 1965, contenant eux-mêmes des bibliographies
exploitables.

OUVRAGES CONCERNANT L'ENSEMBLE DES CHAPITRES

 BRUNOT (F.) 1966 (1re éd. 1905) Histoire de la langue française des origines à nos jours

• T.I De l'époque latine à la Renaissance - Paris A. Colin - Bibliographie : J. Batany -


597 p. 1966 (1re éd. 1906)
• T. II Le XVIe s. Bibliographie : H. Naïs - 512 p., 1966 (1re éd. 1909-1911)
• T. III La formation de la langue classique 1600-1660 - Bibliographie : R. Lathuillère
- 733 p. en 2 vol., 1966 (1re éd. 1913-1924)
• T. IV La langue classique 1660-1715 - Bibliographie : R. Lathuillère - 1 215 p. en 2
vol. 1966 (1re éd. 1917)
• T. V Le français en France et hors de France au XVIIe s. - Bibliographie : R.
Lathuillère - 443 p. 1966 (1re éd. 1930)
• T. VI Le XVIIIe s. Bibliographie : F. Deloffre -
• 1re partie en 2 vol. : 1) Le mouvement des idées et les vocabulaires techniques - pp.
1-519 - 2) La langue des sciences et des arts - pp. 521-860.
• 2e partie en 2 vol. avec la collaboratin de FRANÇOIS (A.), 1966 (1re éd. 1932) La
langue postclassique : 1) La grammaire et les grammairiens, l'orthographe, la
prononciation et le vocabulaire - pp. 86 -1409 - 2) Les formes, la syntaxe, la phrase
- pp. 1410-2191.
• T. VII 1966 (1re éd. 1934) La propagation du français en France jusqu'à la fin de
l'Ancien Régime - Bibliographie : F. Deloffre et J. Hellegouarc'h - 360 p., 1967 (1ere
éd. 1926)
• T. VIII Le français hors de France au XVIIIe s. - Bibliographie : F. Deloffre et J.
Hellegouarc'h
• 1re partie Le français dans les divers pays d'Europe - vol. 1 - 768 p.,
• 2e partie L'universalité en Europe et 3e partie Le français hors d'Europe, vol. II pp.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 414

769-1209., 1967 (1re éd. 1937)


• T. IX La révolution et l'Empire - Bibliographie : S. Moncassin, vol I, Le français
langue nationale - 615 p. - vol. II Les événements, les institutions et la langue - pp.
617-1276.
• T. X La langue française dans la tourmente - Bibliographie : F. Deloffre et J.
Hellegouarc'h
• 1re partie - 1966 (1re éd. 1939) Contact avec la langue populaire et la langue
rurale - 580 p.
• 2e partie 1968 (1re éd. 1943) Le retour à l'ordre et à la discipline - pp.
583-935, 1969-1979 (1re éd. posthume 1959) Préface de G. Antoine -
Bibliographie de J. Godechot
• T. XI Le français au dehors - vol. I Sous la Révolution - 207 p. - Vol. II Sous le
Consulat et l'Empire - 355 p.
• T. XII BRUNEAU (Ch.) successeur, 1966 (1e éd. 1948) - L'époque romantique -
Bibliographie : Y. Le Hir - 503 p., 1968 (1e éd. 1953) -
• T. XIII - L'époque réaliste - Bibliographie : Y. Le Hir - I. 1re partie La fin du
romantisme et le Parnasse - 384 p. II. 2e partie La prose littéraire 204 p.
• T. XIV : ANTOINE (G.) et MARTIN (R.) successeurs, 1985 - De 1880 à 1914 -
Paris - CNRS - 1 vol. - 642 p.
• T. XV : ANTOINE (G.) et MARTIN (R.) successeurs - 1995 - De 1914 à 1945 -
Paris - CNRS - 1 vol.
• T. XVI : ANTOINE (G.) et CERQUIGLINI (B.) successeurs - 2000 - De 1945 à
2000 - Paris - CNRS - 1 vol. - 1028 p.

 BRUNEAU (Ch.), 1969 (1re éd. 1955 et 1958) - Petite histoire de la langue française -
Paris, Armand Colin -
• T. I Des origines à la Révolution - 285 p.
• T. II. De la Révolution à nos jours - 406 p. [condensé de l'ouvrage précédent].
 BRUNOT (F.) et BRUNEAU (Ch.), 1969 (1ere éd. 1887) - Précis de grammaire historique
de la langue française - Paris - Masson - 592 p.
 NYROP (K.), 1930-1968 (1ere éd. 1899-1930) - Grammaire historique de la langue
française - Copenhague - Glydendal -
• T. I Histoire générale de la langue française; phonétique historique [a beaucoup
vieilli] 594 p.
• T. II Morphologie 483 p.
• T. III Formation des mots 479 p.
• T. IV Sémantique
• T. V Syntaxe, noms et pronoms 464 p.
• T. VI Syntaxe : particules et verbes 448 p.

On pourra consulter, de plus :

 AYRES-BENNETT (W.) 1987 - Vaugelas and the Development of the French Language -
London - Modern Humanities Research Association - 279 p.
 BURIDANT (Cl.) 2000 - Grammaire nouvelle de l'ancien français - Paris - SEDES, 800 p.
 CAPUT (J.-P.), 1972 - La langue française, histoire d'une institution - Paris - Larousse - vol.
1, 319 p. - vol 2, 287 p.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 415

 CHAURAND (J.) (sous la direction de )- 1999 - Nouvelle histoire de la langue française -


Paris - Le Seuil - 817 p.
 COHEN (M.), 1987, 3e éd. revue et mise à jour par l'auteur en 1967 (1re éd. 1947) -
Histoire d'une langue, le français - Paris - Messidor, éditions sociales - 513 p. [copieuse
bibliographie commentée, jusqu'à 1965].
 DAUZAT (A.) 1930 - Histoire de la langue française - Paris - Payot.
 DÉSIRAT (C.) et HORDÉ (T.) 1983 - La langue française au XXe s. Paris - Bordas - 253 p.
 DROIXHE (D.)
• 1978 - La linguistique et l'appel de l'histoire (1600-1800). Rationalisme et
révolution positiviste - Genève - Droz - 457 p.
• 1987 - Histoire de la langue française (Histoire externe, de la Renaissance à nos
jours) - Bruxelles - Presses universitaires - 107 p.
 FOURNIER (N.) - 1998 - Grammaire du français classique - Paris - Belin - 447 p.
 FRANÇOIS (A.) 1959 - Histoire de la langue française cultivée, des origines à nos jours -
Genève - I : 409 p. - II : 306 p.
 LANGUE FRANÇAISE - Revue trimestrielle - Paris - Larousse : n° 10, mai 1971 Histoire de
la langue (A. Lerond) - et n° 15, sept. 1972 Langage et histoire (J.-C. Chevalier).
 MARCHELLO-NIZIA (Ch.), 1979 (réédition 1997) - Histoire de la langue française aux
XIVe et XVe siècles - Paris - Bordas - 378 p.
 MARCHELLO-NIZIA (Ch.) - 1999 - Le français en diachronie : douze siècles d'évolution -
Gap-Paris - Ophrys - 170 p.
 MARCHELLO-NIZIA (Ch.) - 2006 - Grammaticalisation et changement linguistique -
Bruxelles - De Boeck - 301 p.
 MULLER (B.) 1985 (éd. en allemand 1975, revue et corrigée) - Le français aujourd'hui -
Paris - Klincksieck - 302 p.
 OUVRAGE COLLECTIF 1990 - Le français - Tome V, 1 du Dictionnaire encyclopédique
de linguistique romane - Lexicon der Romanistichen Linguistik édité par G. Holtus, M.
Metzeltin, C. Schmitt - Tübingen - Max Niemeyer - XXII, 894 p.
 OUVRAGE COLLECTIF 1989 - La langue française au XVIe siècle : usage, enseignement
et approches descriptives sous la direction de P. Swiggers et W. van Hoecke - Peeters -
Leuven-Paris - 176 p.
 PERRET (M.) - 20083 - Introduction à l'histoire de la langue française - Paris - Armand
Colin - 204 p.
 REY (A.), DUVAL (F.) et SIOUFFI (G.) 2007 - Mille ans de langue française - histoire
d'une passion - Paris - Perrin - 1465 p.
 SAINT-GÉRAND (J.-Ph.) 1980-1981-1983 - Repères pour une histoire de la langue
française au XIXe s. - Université de Poitiers - revue Licorne n° 4 pp. 94-121, n° 5 pp.
237-271, n° 7 pp. 233-305.
 SEGUIN (J.-P.) 1972 - La langue française au XVIIIe s., Paris - Bordas - 270 p.
 WARTBURG (W. von) 1962 (1re éd. 1934) - Évolution et structure de la langue française -
Berne - Francke - 321 p.
 YAGUELLO (M.) (sous la direction de ) - 2003 - Le grand livre de la langue française -
Paris - Le Seuil - 562 p.
 COLLOQUE de Limoges (1982), 1984 - Actualité de l'histoire de la langue française -
Méthodes et documents - Travaux et Mémoires de l'université de Limoges - coordonné par
J.-P. Seguin et B. Ebenstein - 261 p.

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HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 416

OUVRAGES ET ADRESSES CONCERNANT LES CHAPITRES II à VI :


LE FRANÇAIS HORS DE FRANCE

 COLLOQUE de Bruxelles 1986-1987 - (1985) - éd. J. Polh Statalismes - Université libre de


Bruxelles - Revue de l'Institut de Sociologie n° 1-2.
 MACKEY (W.) et alii, 1983 - Bibliographie internationale sur le bilinguisme - Québec-Lille
- Presses Universitaires de Lille - 608 p.
 PRÉSENCE FRANCOPHONE, revue internationale de l'Université de Sherbrooke
(Québec), 1985 - Les parlers français - 144 p.
 VALDMAN (A.), 1979 - Le français hors de France - Paris - Champion 685 p. [ouvrage
fondamental, véritable somme, à l'exception du Maghreb].

Consulter de plus les services culturels des ambassades et les SITES INTERNET

 de la Documentation Française
 de la DGLFLF (Délégation générale à la langue française et aux langues de France)
 de l'OIF (Organisation Internationale de la Francophonie).
 du HAUT CONSEIL de la francophonie : qui publie, tous les deux ans, un rapport sur l'état
de la Francophonie dans le monde incluant l'état du français dans les organisations
internationales.
 de l'AUF (Agence universitaire de la francophonie)
 du CONSEIL SUPÉRIEUR de la langue française en France, en Belgique, au Québec
 de la Délégation à la langue française de Suisse romande
 du CENTRE Wallonie-Bruxelles, de Paris
 de l' INSTITUT valdôtain de la culture
 de l' AFAL (Association française d'amitié et de liaison) [fédère les diverses associations de
la francophonie].
 du BELC (Bureau pour l'enseignement de la langue et de la civilisation françaises à
l'étranger) 8, rue Malebranche, 75005 Paris.
 du CILF (Conseil international de la langue française)

CHAPITRE I HISTOIRE DU FRANÇAIS EN FRANCE

 AVALLE (d'A. S.), 1966 - Alle origini della letteratura francese : i giuramenti di Straburgo
e la sequenza di Santa Euladia - Turin - Giappichelli - 225 p. -
 ID. ibid., 1967 - Monumenti prefranciani : il sermone di Valenciennes e il Sant Lethgier -
283 p. - [bonnes mises au point].
 BALIBAR (R.) 1974 (avec D. LAPORTE) Le français national : politique et pratique de la
langue nationale sous la Révolution - Paris Hachette - 222 p.
• 1985 - L'institution du français; essai sur le colinguisme des Carolingiens à la
République - Paris - PUF - 421 p.
 BRUN-TRIGAUD (G.) 1990 - Le croissant : le concept et le mot; contribution à l'histoire

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 417

de la dialectologie française au XIXe s. - Presses de l'Université de Lyon-III - 446 p.


 CARTON (F.) et alii 1983 Les accents des Français - Paris - Hachette, 1 vol. et une cassette.
 CERQUIGLINI (B.) 1991 La naissance du français - Paris - PUF - « Que sais-je ? »
 CERTEAU (M. de), JULIA (D.) et REVEL (J.) 1975 - Une politique de la langue - La
Révolution française et les patois - Paris - NRF - 320 p.
 CHAURAND (J.) 1972 - Introduction à la dialectologie française - Paris - Bordas - 288 p.
 COLLOQUES internationaux sur l'ancien français et les dialectes (en tête, la date de
publication des actes ; entre parenthèses, le lieu et la date de tenue du colloque)

• 1963 (Strasbourg 1961) - Les anciens textes romans non littéraires, leur apport à la
connaissance des langues romanes du Moyen Âge - Paris - Klincksieck - 302 p.
• 1972 (Strasbourg 1967) - Les dialectes de France au Moyen Âge et aujourd'hui,
Domaine d'oil et domaine franco-provençal - Actes publiés par G. Straka - Paris -
Klincksieck - 478 p.
• 1973 (Strasbourg 1971) - Les dialectes romans de France à la lumière des atlas
régionaux - Avant-Propos de G. Straka - Paris - CNRS - 986 p. -, 1981 (Trèves 1979)
- Les littératures et langues dialectales françaises - Publié par D. Kremer et H.J.
Niederhe - Hambourg - 451 p.

 COLLOQUES internationaux sur le moyen français

• 1978 . (Metz 1976)- Études de syntaxe du moyen français - Actes publiés par R.
Martin - Paris - Klincksieck - 192 p -
• 1978 (Bruxelles 1978) - Sémantique lexicale et sémantique grammaticale en moyen-
français - Actes publiés par M. Wilmet - Brussel - Vrije Universität
• 1982 (Dusseldorf 1980) Du mot au texte, actes publiés par P. Wunderli - Tübingen -
Gunter Narr Verlag - 317 p.
• 1985 (Amsterdam 1982), sans titre - Actes publiés par A. Dees - Amsterdam -
Rodopi - 470 p.
• 1986 (Milano 1985) Pubblicazioni della Università cattolica del Sacro Cuore - 3 vol.
• T. I. Les grands rhétoriqueurs 178 p.
• T. II. Le moyen français 236 p.
• T. III. Études littéraires sur le XVe, s. 239 p.
 DEES (A.) 1980 - Atlas des formes et des constructions des chartes françaises du XIIIe s. -
Tübingen - Max Niemeyer Verlag - 371 p. -
 1987 - Atlas des formes linguistiques des textes littéraires de l'ancien français - ibid.
 DEPECKER (L.) 1992 - Les mots des régions de France - Paris - Belin - 447 p.
 ESPÉRANDIEU (V.), LION (A.) et BÉNICHOU (J.-P.) 1984 - Des illettrés en France -
Paris - La documentation française - 157 p.
 FONDET (C.) 1980 - Dialectologie de l'Essonne et de ses environs immédiats - Lille-Paris -
Champion - 746 p. en 2 vol.
 GILLIERON (J.) et EDMOND (E.) 1902-1907 - Atlas linguistique de la France - 7 vol. in-
folio [travail repris par la collection des Atlas linguistiques par régions, publiée par le
CNRS, près de son achèvement en 1988].
 GIORDAN (H.) et VERBUNT (G.) 1984-1985 - Par les langues de France - Paris -
Publications du Centre Georges-Pompidou - 2 vol. : 102 et 293 p.
 HERMAN (J.) 1975 - Le latin vulgaire - Paris PUF « Que sais-je ? »

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 418

 LANGUE FRANÇAISE (numéros de revue)


• 1973, n° 18 (mai) - Les parlers régionaux - (A. Lerond)
• 1982, n° 54 (mai) - Langue maternelle et communauté linguistique (E. Genouvrier et
N. Gueunier).
 LEROND (A.) 1985 - Patois, français régional et français central - Nanterre - Publi X -
241 p.
 LOT (F.) 1938 - Quels sont les dialectes romans que pouvaient connaître les Carolingiens ? -
« Romania » T. 64 pp. 435-453.
 LUSIGNAN (S.) 1986 - Parler vulgairement, les intellectuels et la langue française aux
XIIIe et XlVe s. - Montréal-Paris - Vrin - 204 p.
 MARCELLESI (J.-B.) et GARDIN (B.) 1974 - Introduction à la sociolinguistique; la
linguistique sociale - Paris - Larousse - 263 p.
 REMACLE (L.) 1948 - Le problème de l'ancien wallon - Liège - 230 p.
 RÉZEAU (P.), 1986 - Bibliographie des régionalismes du français - Paris - Klincksieck -
275 p.
 SALMON (G.-L.) (éd.) 1991 - Variétés et variantes du français des villes, états de l'Est de
la France : Alsace, Lorraine, Lyonnais, Franche-Comté, Belgique - Paris - Champion - 352
p.
 STRAKA (G.) 1983 - Problèmes des français régionaux - Bruxelles - Bulletin de la classe
des lettres et des sciences morales et politiques - 5e série - Tome LXIX - pp. 27-66
[Excellente bibliographie].
 VERMES (G.) et BOUTET (J.) [Sous la direction de], 1987 - France, pays multilingue -
Paris - L'Harmattan - I. Les langues en France, un enjeu historique et social - 204 p. - II.
Pratiques de langues en France - 209 p.
 WALTER (H.) 1982 - Enquête phonologique et variétés régionales du français - Paris - PUF
- 252 p.
 WARTBURG (W. von) 1967 - La fragmentation linguistique de la Romania - Traduction de
J. Allières et G. Straka - Paris - Klincksieck - 148 p.
 WARTBURG (W. von) et alii, 1968 (1re éd. 1934) - Bibliographie des dictionnaires patois
(1550-1957) - Nouvelle édition entièrement revue et mise à jour - Genève - Droz - 377 p.
 WOLFF (P.), 1982 (1re éd. 1970) - Les origines linguistiques de l'Europe occidentale -
Toulouse-Le Mirail - 256 p.
 WÜEST (J.) 1979 - La dialectalisation de la Gallo-Romania : problèmes phonologiques -
Bern - Francke
• 1985 - Le patois de Paris et l'histoire du français - in Vox Romanica - pp. 234-258.

On consultera aussi le SITE INTERNET de

 La Délégation générale à la langue française et aux langues de France.

CHAPITRE II LES ÉTATS EUROPÉENS FRANCOPHONES

 BAETENS-BEARDSMORE (H.) 1971 - Le français régional de Bruxelles - Bruxelles -


Presses Universitaires - 456 p.

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 419

 BAL (W.) et alii 1994 - Belgicismes, inventaire des particularités lexicales du français en
Belgique - Louvain-la-Neuve - Duculot - 143 p.
 DENECKERE (M.) 1954 - Histoire de la langue française dans les Flandres (1770-1823) -
Université de Gand - « Romanica Gandensia » II-III .- 384 p.
 DOMENICONI (R.) 1978 - Le canton du Jura, statistiques et graphiques 1970-1975 -
Delémont Service d'information de l'assemblée constituante, 32 p.
 FUCHS (H.) 1988 - Untersuchungen zu Belgizismen - Frankfurt am Main - Peter Lang - 431
p. [Bibliographie pp. 401-431].
 LEGROS (E.) 1948 - La frontière des dialectes romans en Belgique - Liège - Vaillant-
Carmanne - 115 p.
 LE FRANÇAIS MODERNE 1984 - n° 3-4 consacré en partie au français de Suisse - pp.
137-182.
 MARTI-ROLLI (C.) 1978 - La liberté de la langue en droit suisse - Zurich - Juris Druck -
124 p.
 MARTIN (J. -P.) 1984 - Description lexicale du français parlé en vallée d'Aoste - Aoste -
Musumeci - 204 p.
 MASSION (F.) 1987 - Dictionnaire de belgicismes - Frankfurt am Main - Peter Lang - 2
vol. - 946 p.
 MINISTÈRE de l'Éducation nationale et de la jeunesse 1986 - Enquête sur les habitudes et
besoins langagiers au Grand-Duché de Luxembourg - rapport de la commission
ministérielle - Luxembourg - 27 p.
 POHL (J.) 1979 - Les variétés régionales du français - Études belges (1945-1977) - Éditions
de l'Université de Bruxelles - 188 p. [importante bibliographie].
 SCHLÄPFER (R.) et alii 1985 - La Suisse aux quatre langues - Genève - Zoé - 302 p. -
Traduction de Die viersprachige Schweiz (1982).
 VAN OVERBEKE (M.) 1968 - Introduction au problème du bilinguisme - Bruxelles-Paris -
Nathan-Labor.
 VERDOODT (A.) 1973 - Les problèmes des groupes linguistiques en Belgique - Leuven -
Peeters - 252 p.

CHAPITRE III LE FRANÇAIS HORS D'EUROPE : IMPLANTATIONS


ANTÉRIEURES À 1763

Les Créoles

 ANS (A.-M d'), 1968 - Le créole français d'Haïti - La Haye - Mouton - 181 p.
 BAL (W.) 1966 - Introduction aux études de linguistique romane avec considération
spéciale de la linguistique française - Paris - Didier - 277 p. [fait une place importante aux
dialectes créoles].
 CARAYOL (M.) 1984 - Particularités lexicales du français réunionnais, propositions
pédagogiques - Paris - Nathan - 389 p.
 CHAUDENSON (R.),1974 - Le lexique du parler créole de la Réunion - Paris - Champion -
2 vol. IV - 1 250 p.
• 1979 - Les Créoles français - Paris - Nathan - 173 p.
• 1983, avec VERNET (R.) - L'école en créole; étude comparée des reformes des
systèmes éducatifs en Haïti et aux Seychelles - Paris - ACCT - 161 p.
 VÉRONIQUE (D.) 1994 - Créolisation et acquisition des langues - Aix-en-Provence -

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 420

Publications de l'Université de Provence - 247 p.

Le français en Amérique du Nord

 CORBEIL (J.-C.) 1980 - L'aménagement linguistique du Québec - Montréal - Guérin - 154


p.
 CORBETT (N.) 1990 - (Textes et points de vue présentés par) Langue et identité. Le
Français et les Francophones d'Amérique du Nord - Québec - Presse de l'Université Laval -
398 p.
 GEMAR (C.) 1983 - Les trois états de la politique linguistique du Québec, d'une société
traduite à une société d'expression - Québec - Conseil de la langue française - 201 p.
 GRIOLET (P.) 1986 - Cadjins et Créoles en Louisiane - Paris - Payot - 386 p.
 LEMIEUX (M.) 1985 - Les tendances dynamiques du français parlé à Montréal - Québec -
Office de la langue française - 2 vol. - 204 et 227 p.
 MARCEL (J.) 1982 - Le joual de Troie - Montréal - EIP - 357 p.
 MAURIS (J.) 1987 - Politique et aménagement linguistique - Québec, Conseil de la langue
française - Paris, le Robert - 571 p.
 PÉLOQUIN-FARÉ (L.) 1983 - L'identité culturelle; les Franco-Américains de la Nouvelle-
Angleterre - Paris - Didier - 159 p.
 QUINTAL (C.) et COTNOIR (M.-M.) 1983 - La situation du français aux États-Unis -
Québec - Conseil de la langue française - 103 p.
 COLLOQUE de Trèves 1987 - Français du Canada - Français de France - Coordination :
H. J. Niederehe et L. Wolf - Tübingen - Max Niemeyer Verlag - 382 p.

Le français au Liban

 OUVRAGE COLLECTIF 1993 - Libanité et francophonie - Colloque de l'Association pour


l'école francophone au Proche-Orient (A.E.F.P.O.) - 95, rue de Sèvres, 75006 Paris - 96 p.

CHAPITRE IV ET LE FRANÇAIS HORS D'EUROPE : IMPLANTATIONS APRÈS 1815


CHAPITRE V LE FRANÇAIS EN AFRIQUE DEPUIS 1960

 BONNARD (H.) 1984 - Francophonie africaine - « L'information grammaticale » n° 21


(mars) pp. 12-16
 1985 - Francophonie maghrébine - ibid. n° 26 (juin) - pp. 20-23.
 CALVET (L.-J.) 1981 - Les langues véhiculaires - Paris - PUF - « Que sais-je ? » - 125 p.
 CORNEVIN (M.) Histoire de l'Afrique contemporaine de la Deuxième Guerre mondiale à
nos jours - Paris - Payot - 426 p.
 COUVERT (C.) 1986 - La population francophone dans les pays d'Afrique noire
francophone, du Maghreb, et de l'océan Indien - Paris - Institut de recherches sur l'avenir du
français (IRAF) - 70 p. [Statistiques très à jour à la date de publication].
 DECRAENE (Ph.) 1982 - Vieille Afrique, jeunes nations, Paris PUF - 301 p.
 DUMONT (P.) 1983 - Le français et les langues africaines du Sénégal - Paris - ACCT et éd.
Karthala
 1986 - L'Afrique noire peut-elle encore parler français ? Essai sur la méthodologie de

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 421

l'enseignement du français langue étrangère en Afrique noire - Paris - L'Harmattan - 167 p.


 FAÏK (S.) et alii 1977 - Le Zaïre, deuxième pays francophone du monde ? - Centre
international de recherches sur le bilinguisme (CIRB) - Québec - Université Laval.
 FRANZÖSISCH HEUTE - (Frankfurt am Main Moritz Diesterweg Verlag) 1982 - Contient
un article de Xavier Michel : Panorama de la langue française dans les États africains et
malgache vingt ans après les indépendances
 1984 - Langue française et pluralité au Maghreb.
 GRANDGUILLAUME (G.) 1983 - Arabisation et politique au Maghreb - Paris -
Maisonneuve et Larose - 214 p.
 LE FRANÇAIS DANS LE MONDE 1984 - n° 189, nov.-déc. Horizons Maghreb - Paris - 89
p.
 LE FRANÇAIS MODERNE 1979 - n° 3 consacré en grande partie au français en Afrique
noire - pp. 133-240.
 LANLY (A.) 1962 - Le français d'Afrique du Nord - Paris - PUF - 367 p.
 MAKOUTA-MBOUKOU (J.-P.) 1973 - Le français en Afrique noire - Paris - Bordas - 238
p.
 OBSERVATOIRE du français dans le Pacifique : Université d'Auckland, 1983-1985 -
Études et documents - Paris - Didier - vol. I 199 p. vol II 233p.
 QUEFFÉLEC (A.) et NIANGOUNA (A.), 1990 - Le français au Congo Aix-en-Provence -
Publications de l'Université de Provence - 333 p.
 RACELLE-LATIN (D.) et BAL (W.), coordinateurs de l'équipe IFA, 1988 (1ere éd. 1983) -
Inventaire des particularités du français en Afrique noire - Paris - EDICEF et AUPELF -
442 p.
 TURCOTTE (D.) 1981 - La politique linguistique en Afrique francophone, une étude
comparative de la Côte-d'Ivoire et de Madagascar - Québec - Presses de l'Université Laval -
219 p.
 TURIN (Y.) 1971 - Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale, écoles, médecines,
religions, 1830-1880 - Paris - Maspéro - 435 p.

CHAPITRE VI LE FRANÇAIS EN PAYS ALLOPHONES ET LA FRANCOPHONIE

Pour les époques anciennes, voir l'Histoire de la Langue Française de Brunot.

Pour l'anglo-normand, on pourra consulter :

 POPE (M. K.) 1961 (1re éd. 1934) - From Latin to Modern French, with Especial
Consideration of Anglo-Norman (Phonology and Morphology) - Manchester - University
Press - 571 p.
 PRICE (G.) 1984 - The Languages of Britain - London - Edward Arnold - ch. 17 - pp.
217-231.

Pour la période contemporaine

 BEAUMARCHAIS (J.-P. de), COUTY (D.) et REY (A.) 1984 - Dictionnaire des littératures

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 422

de langue française - Paris - Bordas - 3 000 p. en 3 vol.


 BRUÉZIERE (M.) 1983 - L'alliance française 1883-1983, histoire d'une institution - Paris -
Hachette - 248 p.
 BROGLIE (G. de) 1987 - Le français, pour qu'il vive - Paris - Gallimard - 288 p.
 BURNEY (P.) 1962 - Les langues internationales - Paris - PUF - « Que sais-je ? » 128 p.
 CARRÉ (R.) et DEGRÉMONT (J.-F.) [coordonné par] 1991 - Langage humain et machine;
les industries de la langue - Paris - CNRS - 256 p.
 COSTE (D.) [sous la direction de] 1984 - Aspect d'une politique de diffusion du français
langue étrangère depuis 1945, matériaux pour une histoire - Paris - Hatier - 255 p.
 DENIAU (X.) 1983 - La francophonie, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 126 p.
 ÉTIEMBLE (R.) 1964 - Parlez-vous franglais ? - Paris - Gallimard - 576 p.
 HAGÈGE (C.), 1987 - Le français et les siècles - Paris - O. Jacob - 192 p.
 HAUT CONSEIL DE LA FRANCOPHONIE 1993 - L'état de la francophonie dans le
monde - Paris - La documentation française - 543 p.
 LABRIE (N.) 1993 La construction linguistique de la Communauté européenne - Paris -
Champion - 452 p.
 LALANNE-BERDOUTICQ (Ph.) 1993 - Pourquoi parler français ? - Paris - éd. de Fleurus
- 258 p.
 LUTHI (J. -J.), VIATTE (A.) et ZANANIRI (G.) 1987 - Dictionnaire général de la
francophonie - Paris - Letouzey et Ané - 396 p.
 RIVAROL (A. de) 1982-1983 (1re éd. 1784) - De l'universalité de la langue française, suivi
de textes de P. Imbs, L. S. Senghor, R. Lévesque, Ch. Hélou et alii - Paris, La compagnie
typographique, vol. I 105 p. vol. II 187 p.
 ROBILLARD (D. de) et BENIAMINO (M.) 1993 - Le français dans l'espace francophone -
Paris - Champion - 536 p.
 ROSSILLON (Ph.) 1983 - Un milliard de latins en l'an 2000, étude de démographie
linguistique sur la situation présente et l'avenir des langues latines - Paris - L'Harmattan -
359 p.
 SAINT-ROBERT (Ph. de) 1986 - Lettre ouverte à ceux qui en perdent leur français - Paris -
Albin Michel - 187 p.
 SALON (A.) 1983 - L'action culturelle de la France dans le monde - Paris - Nathan - 160 p.
 TRUCHOT (C.) 1994 - Le plurilinguisme européen, théories et pratique en politique
linguistique - Paris - Champion - 440 p.
 VERDOODT (A.) 1973 - La protection des Droits de l'homme dans les États plurilingues -
Paris-Bruxelles - Nathan-Labor - 210 p.
 COLLOQUE de l'AFAL (1984) 1985 - Le rôle international des associations de la
francophonie - Paris - CILF - 279 p.
 COLLOQUE de Cerisy (1984) 1985 - Le citoyen de demain et les langues, la dimension
politique de l'apprentissage des langues - Coordination D. Thomières - Paris - APLV - 303
p.
 COLLOQUE de Sassenage (1977) 1977 - Le français en contact avec la langue arabe, les
langues négro-africaines, la science et la technique, les cultures régionales - Paris - CILF -
159 p.
 COLLOQUE de Sassenage (1981) - La prospective de la langue française - Paris - CILF -
255 p.

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 423

CHAPITRE VII PHONETIQUE ET ORTHOGRAPHE

 BADDELEY (S.) 1993 - L'orthographe française au temps de la Réforme - Paris-Genève -


Droz - 508 p.
 BEAULIEUX (Ch.), 1927 - Histoire de l'orthographe française - Paris - Champion - I
Formation de l'orthographe, des origines au milieu du XVIe s. - 367 p. - II Les accents et
autres signes auxiliaires - 184 p.
 BOURCIEZ (E. et J.) 1982 (1re éd. 1889) - Phonétique française, étude historique - Paris -
Klincksieck - 243 p.
 BURIDANT (C.) et PELLAT (J.-C.) 1992 - Bibliortho : essai de bibliographie raisonnée de
l'orthographe française et des systèmes graphiques - Strasbourg - Presses Universitaires -
166 p.
 CARTON (F.) 1974 - Introduction à la phonétique du français - Paris - Bordas - 250 p.
 CATACH (N.) 1968 - L'orthographe française à l'époque de la Renaissance (auteurs,
imprimeurs, ateliers d'imprimerie) - Genève - Droz - 495 p.
• 1980 - L'orthographe française, traité théorique et pratique avec des travaux
d'application et leurs corrigés - Paris - Nathan - 334 p.
• 1982 - La bataille de l'orthographe aux alentours de 1900 - v. Brunot T. XIV pp.
237-241.
• 1985 - Les listes orthographiques de base du français (LOB) : les mots les plus
fréquents et leurs formes les plus fréquentes - Paris - Nathan - 156 p.
 CATACH (N.), PASQUES (L.) et SORIN (C.) 1995 - Dictionnaire historique de
l'orthographe française : Robert Estienne, Nicot, Académie (RENA) Paris - Larousse - 1327
p.
 CHAUSSÉE (F. de la) 1974 - Initiation à la phonétique historique de l'ancien français -
Paris - Klincksieck - 232 p.
 CITTON (Y.) et WYSS (A.) 1989 - Les doctrines orthographiques du XVIe s. en France -
Genève - Droz - 160 p.
 COHEN (M.) 1946 - Le français en 1700 d'après le témoignage de Gilles Vaudelin - Paris -
Champion - 90 p.
 CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA LANGUE FRANÇAISE 1990 - Les rectifications de
l'orthographe - JO n° 100, 6 déc. 1990, pp. 3-19.
 ÉTUDES DE DÉTAIL, Voir à propos de
• l'histoire du /a/ : O. Mettas, Le français moderne - 1975 - n° 1 - pp. 39-51, Histoire
de la diphtongue /oi/ : L. Pasques, Romania - 1975 - n° 1 - pp. 67-82 Histoire du
yod /j/ : N. Catach et L. Pasques, Le français moderne - 1979 - n° 2 - pp.141-156.
• Histoire du /r/ : J.-C. Lozachmeur, Revue de linguistique romane - 1976 - n° 159-160
- pp. 311-320.
• Langue française - 1973 - n° 20 - L'orthographe
• Le français moderne - 1992 - n° 2 - numéro entièrement consacré à l'orthographe, y
compris les comptes rendus.
 FOUCHÉ (P.) 1958-1961 - Phonétique historique du français - Paris - Klincksieck. - 1 110
p. en 3 vol.
 GOOSE (A.) 1991 - La nouvelle orthographe - Louvain-la-Neuve Paris - Duculot - 136 p.
 HAJNAL (I.) 1954 - L'enseignement de l'écriture aux universités médiévales - Budapest -
Académie des sciences - 189 p.
 HAUDRICOURT (A.) et JUILLAND (A.) 1970 (1re éd. 1949) - Essai pour une histoire

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 424

structurale du phonétisme français - The Hague-Paris - Mouton.


 HERSLUND (M.) 1976 - Structure phonologique de l'ancien français; Morphologie et
phonologie du francien classique - Copenhague - n° spécial (8) de la Revue Romane.
 LEROND (A.) 1980 - Dictionnaire de la prononciation - Paris - Larousse.
 LIAISONS-HES0 (n° 1 1978 ) revue de l'« Association pour l'information et la recherche sur
les orthographes et les systèmes d'écriture » (AIROE) dirigée par N. Catach
 LOTE (G.) 1955 - Le vers français - T. III Première partie : Le Moyen Âge - Paris - Hatier -
375 p. [nombreuses indications phonétiques].
 LUCCI (V.) et MILLET 1994 - L'orthographe de tous les jours, enquête sur les pratiques
orthographiques des Français - Paris - Champion.
 MARTINET (A.)
• 1964 - Économie des changements phonétiques; traité de phonologie diachronique -
Berne - Francke - 396 p.
• 1974 (1re éd. 1969) - Le français sans fard - Paris - PUF - 223 p.
• 1971 (1re éd. 1945) - La prononciation du français contemporain, témoignages
recueillis en 1941 dans un camp d'officiers prisonniers - Paris-Genève - Droz - 251
p.
 MARTINET (A.) et WALTER (H.) 1973 (1re, éd. 1969) - Dictionnaire de la prononciation
française dans son usage réel - Paris - France Expansion.
 MATTE (E. J.) 1982 - Histoire des modes phonétiques du français - Genève - Droz - 237 p.
 ROSSET (Th.) 1914 - Les origines de la prononciation moderne étudiées au XVIIe s.
d'après les remarques des grammairiens et les textes en patois de la région parisienne -
Paris - Armand Colin - 421 p. [ouvrage de base].
 STRAKA (G.) 1979 - Les sons et les mots - Paris - Klincksieck - 619 p.
• 1981 - Sur la formation de la prononciation française d'aujourd'hui - Strasbourg -
Travaux de linguistique et de littérature - pp. 161-248.
• 1985 - Les rimes classiques et la prononciation de l'époque - ibid. pp. 61-138
 THUROT (Ch.) 1973 (1re éd. 1881-1884) - De la prononciation française depuis le
commencement du XVIe s. d'après le témoignage des grammairiens - Paris - France
Expansion - 2 vol. : 568 et 775 p. [réédition d'un ouvrage de base].
 WALTER (H.) 1976 - La dynamique des phonèmes dans le lexique français contemporain -
Paris - France Expansion 491 p.
• 1982 (1re éd. 1977) - La phonologie du français - Paris - PUF 162 p.
 WARNANT (L.) 1968 (3e éd.) - Dictionnaire de la prononciation française - Gembloux -
Duculot - 654 p.
 ZINK (G.) 1986 - Phonétique historique du français - Paris - PUF - 256 p.

CHAPITRE VIII MORPHOLOGIE ET MORPHOSYNTAXE

 ANDRIEUX (N.) et BAUMGARTNER (E.) 1983 - Manuel du français du Moyen Âge.


Systèmes morphologiques de l'ancien français. Le verbe - Bordeaux-SOBODI - 265 p.
 ANTOINE (G.) 1958 et 1962 - La coordination en français - Paris - D'Artrey - 2 vol.
 BAKOS (F.) 1955 - « Contributions à l'étude des formules de politesse en afr. » - Acta
Linguistica Academiae Scientiarum Hungaricae, T. 5, pp. 295-364.
 BLANCHE-BENVENISTE (Cl.), DELOFEU (J.), STEFANINI (J.), VAN DEN EYNDE

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 425

(K.) 1984 - Pronom et syntaxe. L'approche pronominale et son application au français -


Paris - SELAF-AELIA-CNRS - 247 p.
 CERQUIGLINI (B.) 1981 - La parole médiévale - Paris - Minuit - 252 p.
 CHAUSSÉE (F. de la) 1977 - Initiation à la morphologie historique de l'ancien français -
Paris - Klincksieck - 380 p.
 COMMUNAUTÉ FRANÇAISE DE BELGIQUE, Conseil supérieur de la langue française,
1994 - Guide de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre - 71 p.
 CULIOLI (A.) 1974 - « À propos des énoncés exclamatifs » - Langue française 22, pp.
6-15.
 DAVID (J.) et MARTIN (R.) 1980 - La notion d'aspect - Paris - Klincksieck - 247 p.
 DEES (A.) 1971 - Étude sur l'évolution des démonstratifs en ancien et moyen français -
Groningue.
 DE KOK (A.) 1985 - La place du pronom personnel régime conjoint en français : une étude
diachronique - Amsterdam - RODOPI - 639 p.
 DELAVEAU (A.) et KERLEROUX (Fr.) 1985 - Problèmes et exercices de syntaxe
française. - Paris - A. Colin - 191 p.
 DUBOIS (J.) 1965 - Grammaire structurale du français : nom et pronom - Paris - Larousse -
192 p.
 DUBOIS (J.) 1968 - Grammaire structurale du français : le verbe - Paris Larousse - 218 p.
 DUCROT (O.) 1972 - Dire et ne pas dire - Paris - Hermann- 283 p.
 FLEISCHMAN (S.) 1982 - The future in thought and language - New York-Londres -
Cambridge University Press - 218 p.
 FOUCHÉ (P.) 1932 - Le verbe français, étude morphologique - Paris - Klincksieck - 441 p.
 FOULET (L.) 1919 - Petite syntaxe de l'ancien français - Paris - Champion - 393 p.
 GAATONE (D.) 1971 - Étude descriptive du système de la négation en français
contemporain - Genève - Droz - 238 p.
 GAMILLSCHEG (E.) 1957 - Historische ftanzösische Syntax - Tübingen - Max Niemeyer
Verlag - 828 p.
 G.A.R.S. (Groupe aixois de recherches en syntaxe) 8 numéros parus entre 1975 et 1988 -
Recherches sur le français parlé - Aix-en-Provence - Université de Provence.
 GÉRARD (J.) 1980 - L'exclamation en français - Tübingen - Niemeyer - 138 p.
 GOUGENHEIM (G.) 1929 - Étude sur les périphrases verbales de la langue française -
Paris - Nizet - 385 p.
 GROSS (M.) 1968 - Grammaire transformationnelle du français : syntaxe du verbe - Paris -
Larousse, 181 p.
• 1975 Méthodes en syntaxe, Régime des constructions complétives - Paris - Hermann
- 414 p.
• 1977 - Grammaire transformationnelle du français : syntaxe du nom - Paris -
Larousse - 256 p.
 HAASE (A.) 1914 - Syntaxe française du XVIIe s. - Nouvelle éd. traduite et remaniée par
M. Obert - Paris - 448 p.
 HAGÈGE (Cl.) 1982 - La structure des langues - Paris - PUF - « Que sais-je ? » - 125 p.
 HÄRMÄ (J.) 1979 - Recherches sur les constructions imbriquées relatives et interrogatives
- Helsinki - Academia Scientiarum Fennicae.
 HARRIS (M.) 1978 - The Evolution of French Syntax, A Comparative Approach - Londres -
Longman, 267 p.
 HERMAN (J.) 1963 - La formation du système roman des conjonctions de subordination -

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 426

Berlin - Akademie Verlag - 274 p.


 HERSLUND (M.) 1980 - Problèmes de syntaxe de l'ancien français. Complements datifs et
génitifs - Copenhague - Akademisk Vorlag - 186 p.
 HENRY (A.) 1977 - Études de syntaxe expressive - Université de Bruxelles - 2e éd. revue
(1re éd. 1960) - 245 p.
 IMBS (P.) 1960 - L'emploi des temps verbaux en français moderne - Paris.
 KAYNE (R.) 1977 (1re éd. 1975) - Syntaxe du français. Le cycle transformationnel - Paris -
Le Seuil - 446 p.
 KLEIBER (G.) 1985 - « Sur la spécialisation grammaticale des démonstratifs du français.
ancien » - De la plume d'oie à l'ordinateur - Verbum (n° spécial) - Université de Nancy - pp.
99-113.
 KLUM (A.) 1961 - Verbe et adverbe. Étude sur le système verbal indicatif et sur le système
de certains adverbes de temps... dans la prose du français contemporain - Uppsala.
 KORZEN (H.) 1985 - « Pourquoi » et l'inversion finale en français - Copenhague -
Munksgaards Forlag (Revue Romane 30) - 223 p.
 LANLY (A.) 1977 - Morphologie historique des verbes français - Paris - Bordas - 360 p.
 LE BIDOIS (G. et R.) 1935-1938 - Syntaxe du français moderne - Paris - Picard - 2 vol.
 LE GOFFIC (P.) 1986 - Points de vue sur l'imparfait - Centre de Publications de l'Université
de Caen - 137 p.
 LERCH (E.) 1925-1934 - Historische französische Syntax - Leipzig - Reisland - 3 vol.
 LÖFSTEDT (L.) 1966 - Les expressions du commandement et de la défense en latin et leur
survie dans les langues romanes - Helsinki - Soc. Néophil. - 231 p.
 MARCHELLO-NIZIA (Chr.) 1985 - Dire le vrai : l'adverbe SI en français médiéval -
Genève - Droz - 256 p.
 MARTIN (R.) 1966 - Le mot RIEN et ses concurrents dans l'histoire du français - Paris -
Klincksieck - 332 p.
 MARTIN (R.) 1971 - Temps et aspect, essai sur l'emploi des temps narratifs en moyen
français - Paris - Klincksieck.
 MARTIN (R.) et WILMET (M.) 1980 - Manuel du français du Moyen Âge. Syntaxe du
moyen français - Bordeaux - SOBODI - 316 p.
 MÉNARD (Ph.) 1988 - Syntaxe de l'ancien français, 3e édition revue et augmentée -
Bordeaux - Éd. Brière.
 MILNER (J.-Cl.) 1978 - De la syntaxe à l'interprétation. Quantités, insultes, exclamations -
Paris - Le Seuil - 408 p.
 MOIGNET (G.) 1978 - « La grammaire des songes dans La Queste del saint Graal » -
Langue française n° 40 - pp. 113 -119.
 NOAILLY (M.), 1990 - Le substantif épithète - Paris - PUF (Collection Linguistique
nouvelle) - 221 p.
 OFFICE DE LA LANGUE FRANÇAISE 1986 - Titres et fonctions au féminin, orientation
de l'usage - Québec - 71 p.
 PERRET (M.) 1988 - Le signe et la mention, Adverbes embrayeurs CI, CA, LA, ILUEC en
moyen français - Genève - Droz - 294 p.
 PICOCHE (J.) 1979 Précis de morphologie historique du français - Paris - Nathan - 94 p.
 PINCHON (J.) 1986 Morphosyntaxe du français, Étude de cas - Paris - Hachette - 301 p.
 PINCHON (J.) et COUTÉ (B.) 1981 - Le système verbal du français - Paris - Nathan - 255
p.
 RENCHON (E.) 1967 - Études de syntaxe descriptive - Bruxelles - Palais des Académies.

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 427

 RIEGEL (M.) 1985 - L'adjectif attribut - Paris - PUF - 222 p.


 ROQUES (G.) 1985 - « La conjugaison du verbe vouloir en ancien français ». Actes du IVe
Colloque international sur le moyen français - A. Dees éd. - Amsterdam - pp. 227-268.
 SANDFELD (Kr.) 1936 (2e éd. 1965) - Syntaxe du français contemporain : I. Les
propositions subordonnées, II. L'infinitif - Genève - Droz - 2 vol. 490 p. et 540 p.
 SKÀRUP (P.) 1975 - Les premières zones de la proposition en ancien français - Copenhague
- Akademisk Vorlag - 554 p.
 SOUTET (O.) 1986 - L'expression de la concession en français des origines à la fin du
seizième siècle - Université Paris-IV - Thèse d'Etat - 3 tomes - 1 034 p.
 SPILLEBOUT (G.) 1985 - Grammaire de la langue française du XVIIe s. - Paris - Picard -
429 p.
 STÉFANINI (J.) 1962 - La voix pronominale en ancien et en moyen français - Gap - Éd.
Louis Jean.
 STEINMEYER (G.) 1979 - Historische Aspekte des Français avancé - Genève - Droz.
 TASMOWSKI DE RYCK 1985 - « L'imparfait avec et sans rupture » - Langue française 67
- pp. 59-77.
 TOGEBY (K.) 1974 - Précis historique de grammaire française - Copenhague - Akademisk
Forlag - 258 p.
 TOURATIER (Chr.) 1980 - La relative, Essai de théorie syntaxique - Paris - Klincksieck -
568 p.
 VET (Co) 1980 - Temps, aspects et adverbes de temps en français contemporain. Essai de
sémantique formelle - Genève - Droz.
 WAGNER (R. L.) 1939 - Les phrases hypothétiques commençant par "si"' dans la langue
française des origines à la fin du XVIe s. - Genève - Droz.
 WALTER (H.) 1981 - « Le surcomposé dans les usages actuels du français », in Actants,
voix et aspects verbaux - Angers - Presses de l'Université - pp. 24-42.
 WARTBURG (W. von) et ZUMTHOR (P.) 1958 (2e éd.) - Précis de syntaxe du français
contemporain - Berne - Francke.
 WEINRICH (H.) 1973 (1964 éd. all.) - Le temps - Paris - Le Seuil - 334 p.
 WILMET (M.) 1970 - Le système de l'indicatif en moyen français, étude des « tiroirs » de
l'indicatif dans les farces, sottises et moralités françaises des XVe et XVIe s. - Genève -
Droz.
 WILMET (M.) 1986 - La détermination nominale - Paris - PUF - 196 p.
 ZINK (G.) 1989 - Morphologie du français médiéval - Paris - PUF - 261 p.

Concordances utilisées

 J. J. Duggan, A Concordance of Chanson de Roland - Columbus - Ohio State Univ. Press -


1969).
 P. Bonnefois et M.-L. Ollier - Yvain ou le Chevalier au lion, Concordance lemmatisée -
UFRL-Paris-VII, 1988 et
 M.-L. Ollier, Lexique et concordance de Chrétien de Troyes, Montréal/Paris - Vrin - 1986).
 G. Andrieu, J. Piolle, M. Plouzeau - Le roman de Tristan de Béroul, concordancier complet
des formes graphiques occurrentes - Univ. Aix - CUERMA - 1974).
 P. Kunstmann et M. Dubé - Concordance analytique de La mort le roi Artu - Ottawa - 1982).

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 428

CHAPITRE IX SYNTAXE DE LA PHRASE ET DE L'ÉNONCÉ

 ADAMS (J. N.) 1976 - « A typological approach to latin word order » - in Indogermanische
Forschungen - pp. 70-99.
 ASHBY (W. J.) 1988 - « The syntax, pragmatics, and sociolinguistics of left-and right-
dislocation in french », in Lingua 75 - pp. 203-229.
 AUTHIER (J.) 1978 - « Les formes du discours rapporté » - DRLAV - 17 - pp. 1-87.
 BAILARD (J.) 1982 - « Le français de demain : VSO ou VOS » - in A. Ahlquist (éd.)
Papers from the 5th International Conference of Historical Linguistics - Amsterdam -
Benjamins.
 BAUER (B.) 1987 - « L'évolution des structures morphologiques et syntaxiques du latin au
français », in L'ordre des mots - pp. 95-107.
 BENVENISTE (É.) 1966 - Problèmes de linguistique générale, T. I - Paris - Gallimard (Ve
partie : « L'homme dans la langue » : écrit entre 1946 et 1963).
 BLANCHE-BENVENISTE (C.) 1990 - Le français parlé. Études grammaticales - Paris
-Éd. du CNRS.
 BURIDANT (Cl.) 1987 - « L'ancien français à la lumière de la typologie des langues » -
Romania 108 - pp. 20-65.
 COMBETTES (B.) 1978 - « Thématisation et progression thématique dans les récits
d'enfants » in Langue française - 38 - p. 74-86.
• 1991 - « Ordre des mots et types de propositions : le cas du moyen français », in
Verbum. Texte et parole. Mélanges en hommage au professeur Carton, XIV - p. 227.
 COMBETTES (B.) et TOMASSONE (R.) 1985 - « Types de progressions thématiques en
moyen français » in De la plume d'oie à l'ordinaieur, p. 67-86 - Nancy - P.U.
 CULIOLI (A.) 1975-1976 - Théorie des opérations énonciatives (transcription du séminaire)
- Paris - Université Paris-VII (DRL).
• 1985 - Notes du séminaire de DEA 1983-1984 - Poitiers.
• 1990 - Pour une linguistique de l'énonciation. Opérations et représentations (T. I) -
Paris - Ophrys - 225 p.
 DUCROT (O.) 1984 - Le dire et le dit - Paris - Éditions de Minuit.
 GREENBERG (J. H.) 1963 - « Some universals of grammar with particular reference to the
order of meaningful elements » in Universals of Language - J. H. Greenberg éd. -
Cambridge (Mass.) - The MIT Press pp. 58-90.
 HUOT (H.) 1981 - Constructions infinitives du français. Le subordonnant DE - Genève -
Droz.
 JAKOBSON (R.) 1963 - Essais de linguistique générale - Paris - Éditions de Minuit (Chap.
IX, écrit en 1950-1956).
 JONAS (P.) 1971 - Les systèmes comparatifs à deux termes en ancien français - Bruxelles -
Éd. de l'Université.
 L'ordre des mots - Travaux de linguistique n° 14-15, 1987 - Université de Gand - nov. 1987.
 MARTIN (R.) 1987 - Langage et croyance - Bruxelles - Mardaga.
 MILNER (J. -Cl.) 1978 - L'amour de la langue - Paris - Le Seuil.
 MÖRDRUP (O.) : 1976 - Une analyse non transformationnelle des adverbes en -ment -
Copenhague.
 MOREAU (M.-L.) 1976 - CEST, Étude de syntaxe transformationnelle - Université de Mons
- 242 p.
 PLÉNAT (M.) 1979 - « Sur la grammaire du style indirect libre » in Cahiers de grammaire,

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 429

1 - pp. 95-140.
 POHL (J.) 1965 - « Observations sur les formes d'interrogation dans la langue parlée et
dans la langue écrite » in Actes du Xe Congrès international de linguistique et philologie
romanes - Paris - Klincksieck.
 RAMAT (P.) 1985 (2e éd.) - Typologie linguistique - Paris - PUF.
 ROULET (E.) et alii 1987 - L'articulation du discours en français contemporain - Berne -
Peter Lang.
 SÖRES (A.) 1989 - « Esquisse d'une typologie synchronique des langues romanes » in
Revue de linguistique romane 53 - pp. 5-24.
 THURNEYSEN (R.) 1892 - « Zur Stellung des Verbums im Altfranzösischen » in Zeitschrift
für romanische Philologie XVI.
 VENNEMANN (Th.) 1974 - « Topics, subjects and world order : from SXV to SVX via
TVX » in Historical Linguistics I - J. Anderson et C. Jones éd. - Amsterdam - North-Holland
Publ. - pp. 339-376.

CHAPITRE X LE LEXIQUE

Dictionnaires

Pour les dictionnaires antérieurs à 1970 on se reportera à :

 BALDINGER (K.) 1974 - Introduction aux dictionnaires les plus importants pour l'histoire
du français, recueil d'études publiées sous la direction de - Paris - Klincksieck -184 p.
 MATORÉ (G.), 1968 - Histoire des dictionnaires français - Paris - Larousse - 275 p.
 QUÉMADA (B.) 1968 - Les dictionnaires du français moderne 1539-1863. Étude sur leur
histoire, leurs types, et leurs méthodes - Paris, Didier, 683 p.
 HAUSMANN (F.-J.) et alii, 1990 - Dictionnaires, Dictionnaries, Wërterbücher,
encyclopédie internationale de lexicographie - Berlin - New York - De Gruyter - 3 vol.

Rééditions de dictionnaires anciens :

 CORNEILLE (T.), 1988 (1re éd. 1694) - Le dictionnaire des arts et des sciences - 2 vol. -
1 276 p.
 DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE 1994 - reproduction des 8 éditions
successives (1694 - 1718 - 1740 - 1762 - 1798 - 1835 - 1878 - 1932) - 16 vol.
 RICHELET (P.), 1994 (1re éd. 1680) - Dictionnaire françois - 2 vol. - 1 040 p. - Paris-
Genève - Slatkine-Champion
 FURETIÈRE (A.),1978 - (1re éd. 1690) - Dictionnaire universel - 3 vol. - Paris - le Robert
 FÉRAUD (l'abbé J.-F.) 1994 - Dictionnaire critique de la langue française (1re éd. 1787) -
Tübingen - Niemeyer - 3 vol. -
• 1988 Supplément au Dictionnaire critique - Paris - ENSJF

On pourra consulter : LEROY-TURCAN (I.) 1991 - Introduction à l'étude du « dictionnaire


étymologique ou origines de la langue françoise » de Gilles Ménage (1694) : Les étymologies de

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 430

Ménage : science et fantaisie - Université de Lyon-III.

Dictionnaires récents de taille monumentale :

 DICTIONNAIRE DE L'ACADEMIE FRANÇAISE, 1992 - 9e édition - Tome I - A-ENZ -


Paris - Imprimerie nationale
 LE GRAND LAROUSSE DE LA LANGUE FRANÇAISE, 1971-1978 - Paris - Larousse -
7 vol.
 ROBERT (P.), 1985 (1re éd. en 6 vol. 1964) - Le grand Robert de la langue française -
Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française - 2e éd. entièrement revue et
enrichie par A. Rey - Paris - 9 vol.
 LE TRÉSOR DE LA LANGUE FRANÇAISE, Paris - Klincksieck - vol. 1, 1971 - vol.16
1994). Du corpus réuni pour le TLF a été tiré un Dictionnaire des fréquences - Vocabulaire
des XIXe et XXe s., 1971 - Paris - Didier - 3 407 p. en 4 vol. -
 WARTBURG (W. von) 1921-2002 Französisches Etymologisches Wörterbuch - Tübingen-
Bâle - puis CNRS 25 volumes, 160 fascicules, soit plus de 17 000 pages. Il en existe une
adaptation très abrégée, le Dictionnaire étymologique de la langue française, publiée aux
PUF

Plus maniables :

 DICTIONNAIRE DU FRANÇAIS, 1987 - Paris-Hachette, 1 vol.,1 974 p.


 DICTIONNAIRE DU FRANÇAIS PLUS, 1988 - Montréal - 1 856 p. [adaptation
québecoise du précédent]
 DUBOIS (J.), LAGANE (R.) et LEROND (A.) 1971 - Dictionnaire du français classique -
Paris - Larousse - 564 p.
 ESNAULT (G.), 1965 - Dictionnaire des argots - Paris - Larousse - 644 p.
 JUILLAND (A.), 1965 - Dictionnaire inverse de la langue française - La Haye-Londres-
Paris - Mouton - 508 p.
 LE PETIT ROBERT 1994 (1re éd. 1967) - Dictionnaire alphabétique et analogique de la
langue française, éd. dirigée par A. Rey et J. Rey-Debove - Paris - 2 171 p.
 PICOCHE (J.) 1re éd. chez Tchou 1971- Dictionnaire étymologique du français - Paris - 827
p. [Regroupe les mots par grandes familles historiques; oppose formes populaires et formes
savantes.] - Paris Le Robert - collection des usuels
 REY (A.), 1992 - Dictionnaire historique de la langue française (sous la direction de) -
Paris - Le Robert - 2 vol. - 2 389 p.

Études de lexicologie

Une bibliographie très détaillée, jusqu'en 1972 environ, se trouve dans :

PICOCHE (J.), 1976 - Le vocabulaire psychologique dans les chroniques de Froissart - Paris -
Klincksieck - vol. 1, 238 p.

Nous citerons surtout des ouvrages postérieurs à cette date :

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 431

 ARVEILLER (R.) 1963 - Contribution à l'étude des termes de voyage en français


(1505-1722) - Paris - d'Artrey - 573 p.
 LENOBLE-PINSON (M.) 1991 - Anglicismes et substituts français - Louvain-la-Neuve -
Duculot.
 BERGOUNIOUX (A.) et LAUNAY (M.) 1982 - La parole syndicale, étude du vocabulaire
confédéral des centrales ouvrières françaises 1971-1976 - Paris - PUF.
 BOURQUIN (J.) 1980 - La dérivation suffixale (théorisation et enseignement) au XIXe s. -
Lille-Paris - Champion - 1 187 p. en 2 vol.
 BRUCKER (Ch.) 1987 - « Sage » et « sagesse » au Moyen Âge (XIIe et XIIIe s.), étude
historique, sémantique et sylistique - Genève - Droz - 486 p.
 BRUNET (E.) 1981 - Le vocabulaire français de 1789 à nos jours d'après les données du
« Trésor de la Langue Française » - Genève-Paris - Slatkine-Champion - vol. I 852 p., vol.
II 518 p., vol. III 453 p. [La plupart des ouvrages de statistique lexicale sont édités chez
Slatkine, v. le catalogue.]
 BURGESS (G. S.) 1970 - Contribution à l'étude du vocabulaire précourtois - Genève -
Droz - 189 p.
 CALVET (L.-J.) 1980 - Les sigles - Paris - PUF - « Que sais-je ? » - 123 p.
 CHAURAND (J.) 1977 - Introduction à l'histoire du vocabulaire français - Paris - Bordas -
208 p.
 CORBIN (D.) 1991 (1re éd. 1987) - Morphologie dérivationnelle et structuration du lexique
- Lille - Presses Universitaires - 937 p. en 2 vol.
 CROPP (G.M.) 1975 - Le vocabulaire courtois des troubadours à l'époque classique -
Genève - Droz - 507 p.
 DEMONET (M.), GEFFROY (A.) et alii 1975 - Des tracts en mai 68, mesures de
vocabulaire et de contenu - Paris - A. Colin - 1962 - 492 p.
 DEPECKER (L.) 1988 - Les mots de la francophonie - Paris - Belin - 335 p.
 DOUGNAC (F.) 1981 - F.-U. Domergue, le « journal de la langue française » et la néologie
lexicale (1784-1795), ENS de Saint-Cloud, 260 p.
 DUBOIS (J.) 1962 - Étude sur la dérivation suffixale en français moderne et contemporain;
essai d'interprétation des mouvements observés dans le domaine de la morphologie des
mots construits - Paris - Larousse - 118 p. 1962 - Le vocabulaire politique et social en
France de 1869 à 1872 à travers les œuvres des écrivains, les revues, les journaux - Paris -
Larousse - 460 p.
 DUCHACEK (O.) 1978 - L'évolution de l'articulation linguistique du domaine esthétique
du latin au français contemporain - Brno - 259 p.
 DUMONCEAUX (P.) 1975 - Langue et sensibilité au XVIIe s., l'évolution du vocabulaire
affectif - Genève - Droz - 509 p.
 ELUERD (R.) 1993 - Les mots du fer et des Lumières, contribution à l'étude du vocabulaire
de la sidérurgie française (1722-1812) - Paris - Champion - 544 p.
 ENGWALL (G.) 1984 - Vocabulaire du roman français (1962-1968) - Stockholm - Almkvist
et Wiksell - 427 p. [Dénombrements et statistiques.]
 GLATIGNY (M.) et alii 1981 - Peuple et pouvoir, études de lexicologie politique - Lille -
Presses universitaires - 196 p.
 GOUGENHEIM (G.) 1963-1975 - Les mots français dans l'histoire et dans la vie - Paris -
Picard - 3 vol.
 GOUGENHEIM (G.), SAUVAGEOT (A.), RIVENC (P.), MICHEA (R.) 1964 -
L'élaboration du français fondamental - Paris - Didier - 302 p.

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 432

 GRISAY (A.), LAVIS (G.) et DUBOIS-STASSE (M.) 1969 - Les dénominations de la


femme dans les anciens textes littéraires français - Gembloux - Duculot.
 GUILBERT (L.) 1965 - Glossaire de l'aviation de 1861 à 1891 : le processus de formation
du vocabulaire de l'aviation à travers les textes et les relevés lexicographiques - Paris -
Larousse - 711 p. en 2 vol.
• 1967 - Le vocabulaire de l'astronautique - Publications de l'Université de Rouen -
361 p.
• 1975 - La créativité lexicale - Paris - Larousse - 285 p.
 GUIRAUD (P.)
• 1967 - Structures étymologiques du lexique français - Paris - Larousse - 211 p.
• 1967Dictionnaire des étymologies obscures - Paris - Payot - 523 p.
• Plusieurs volumes de la collection “Que sais-je ?” - Paris - PUF 125 p.:
• 1956, L'argot
• 1961, Les locutions françaises
• 1965, Le français populaire
• 1965, Les mots étrangers
• 1968, Les mots savants
• 1975, Les gros mots
 HASSELROT (B.) 1957 - Étude sur la formation diminutive dans les langues romanes -
Uppsala-Wiesbaden - 343 p.
• 1972 - Étude sur la vitalité de la formation diminutive française au XXe s. -
Stockholm - Almqvist et Wiksell - 112 p.
 HÖFLER (M.) 1982 - Dictionnaire des anglicismes Paris Larousse - 308 p.
 JOHNSON (M.) 1986 - Les mots anglais dans un magazine de jeunes (Hit Magazine
1972-1979) - Frankfurt am Main - Peter Lang - 596 p.
 KLEIBER (G.) 1978 - Le mot « Ire » en ancien français (XIe-XIIIe s.), essai d'analyse
sémantique - Paris - Klincksieck - 488 p.
 KOCOUREK (R.) 1991 (1re éd. 1985) - La langue française et la science - Oscar
Brandstetter Verlag - Wiesbaden - XVIII - 327 p.
 KOENIG (D.) 1973 - « sen », « sens » et « savoir » et leurs synonymes dans quelques
romans courtois du XIIe s. et du début du XIIIe s. - Berne - Peter Lang Verlag - 202 p.
 LAVIS (G.) 1972 - L'expression de l'affectivité dans la poésie lyrique du Moyen Âge (XIIe-
XIIIe s.) Étude sémantique et stylistique du réseau lexical joie-dolor - Paris - Les Belles-
Lettres - 630 p.
 MARTIN (R.) 1966 - Le mot « rien » et ses concurrents en français du XIVe s. à l'époque
contemporaine - Paris - Klincksieck - 325 p.
 MATORÉ (G.) 1951 - Le vocabulaire de la société sous Louis-Philippe - Genève - Lille -
Droz-Giard - 369 p.
• 1953 - La méthode en lexicologie - Paris - Didier - 126 p.
• 1968 - v. ci-dessus I. Dictionnaires
• 1985 - Le vocabulaire et la société médiévale - Paris - PUF - 336 p.
• 1988 - Le vocabulaire et la société du XVIe s. - Paris - PUF - 372 p.
 MESSNER (D.) 1975 - Essai de lexicochronologie française - Salzburg - 105 p.
 MULLER (Ch.) 1979 (1re éd. 1967) - Étude de statistique lexicale : le vocabulaire du
théâtre de Corneille - Genève - Slatkine - 379 p.
• 1973 (1re éd. 1968) - Initiation à la statistique linguistique - Paris - Hachette - 246 p.

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 433

• 1977 - Initiation à la statistique lexicale - ibid. 205 p.


 PEYTARD (J.) 1975 - Recherches sur la préfixation en français contemporain - Lille-Paris -
Champion - vol. I et II 790 p., vol. III non paginé.
 PICOCHE (J.) 1976 - Le vocabulaire psychologique dans les chroniques de Froissart (vol. I
v. début section II)
• 1984 - vol. II Le plaisir et la douleur - Centre d'études picardes de l'université
d'Amiens - 426 p.
• 1986 - Structures sémantiques du lexique français - Paris - Nathan - 142 p. [ch. 2
diachronique]
• 1994 - Études de lexicologie et de dialectologie - Paris - CILF - 400 p.
 PROSCHWITZ (G. von) 1956 - Introduction à l'étude du vocabulaire de Beaumarchais -
Paris - Nizet, complété par un recueil d'articles paru en 1988 : Idées et mots au siècle des
Lumières, mélanges en l'honneur de Gunnar von Proschwitz - Göteborg - Paris - éd. Jean
Touzot - 302 p.
 QUÉMADA (B.) Matériaux pour l'histoire du vocabulaire français - Datations et
documents lexicographiques publiés sous la direction de.
• 1re série, Paris, Les Belles-Lettres vol. A 1959; B 1960; C 1965;
• 2e série, Paris, Klincksieck vol. I 1970 - 31 vol. 1988; sous presse, tables
alphabétiques, chronologiques et méthodiques regroupant le contenu des 20 premiers
volumes [recueils de 1res attestations, sous la responsabilité de l'INALF (Institut
national de la langue française) - Voir notamment n°s 19 et 32, P. Enckell, Français
familier, populaire et argotique du XVIe au XXe s. - n° 23, G. Kem, Abréviations du
français familier, populaire et argotique - n° 24, Néologismes du français actuel - n°
27, Ch. Tetet, Les sports de la montagne, l'alpinisme 1757-1975 - n° 29, M. Coutier,
Pathologie mentale et disciplines connexes 1895-1930.
 RENSON (J.) 1962 - Les dénominations du visage en français et dans les autres langues
romanes : étude sémantique et onomasiologique - Paris - Les Belles-Lettres.
 REY (A.) 1979 - La terminologie - Paris - PUF - « Que sais-je ? » - 128 p.
 REY (A.) et CHANTEREAU (S.) 1979 - Dictionnaire des expressions et locutions figurées
- Paris - Robert - 646 p. - bibliographie.
 SAINÉAN (L.) 1973 (1re éd. Paris 1907) - Les sources de l'argot ancien - I Des origines à
la fin du XVIIIe s. - II Le XIXe s. (1800-1850) 427 et 470 p - réédité en un vol. - Genève -
Slatkine Reprints
 TOURNIER (M.) 1976 - Un vocabulaire ouvrier en 1848, essai de lexicométrie - Saint-
Cloud - 4 vol.
 TUAILLON (G.) et RÉZEAU (P.) 1983 - Régionalismes de France. Documents sur les
français régionaux - Paris - INALF - CNRS.
 UNDHAGEN (L.) 1975 - Morale et les autres lexèmes formés sur le radical moral - étudiés
dans des dictionnaires et dans des textes littéraires français de la seconde moitié du XVIIIe
s., étude de sémantique structurale - Lund - Gleerup - 203 p.
 VENCKELEER (T.) 1975 - Rollant li proz, contribution à l'histoire de quelques
qualifications laudatives en français du Moyen Âge - Presses Universitaires de Lille - 644 p.
 WALTER (H.) 1984 - Lexique extrait de Les mouvements de mode expliqués aux parents -
Paris - Laffont pp. 366-398.
 WALTER (H.) et WALTER (G.) 1991 - Dictionnaire des mots d'origine étrangère - Paris -
Larousse - 413 p.
 WEXLER (P. J.) 1955 - La formation du vocabulaire des chemins de fer en France
(1778-1842) - Genève-Lille - Droz-Giard - 160 p.

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 434

Actes de colloques (dates de parution) :

 Colloque. de lexicologie politique de Saint-Cloud - 1982 - Paris - Klincksieck - 955 p. en 3


vol.
 Colloque du Groupe d'étude en histoire de la langue française - 1986 - Autour de Féraud : la
lexicologie en France de 1762 à 1835 - Paris - coll. de l'ENSJF n° 29 - 276 p.
 Colloque de Paris - 1988 - Terminologie et technologies nouvelles - M. Côté éd. - Québec -
Office de la langue française - 383 p.
 Colloque de Québec - 1986 - Trésor de la langue française au Québec, la lexicologie
québécoise, bilan et perspectives - L. Boisvert éd. - Québec - Presses de l'université Laval -
308 p.
 Colloque international du CNRS à Nice-I - 1986 - Méthodes quantitatives et informatiques
dans l'étude des textes. E. Brunet éd. - Genève-Paris - Slatkine-Champion - 2 vol. in 8° -
XIV - 948 p.
 Colloque. international de Düsseldorf - 1988 - La lexicographie française du XVIIIe siècle -
Barbara von Gemmingen et Manfred Höfler éd. - Strasbourg-Nancy - Travaux de
linguistique et de philologie - 315 p.
 Colloque de Bruxelles - 1989 - Terminologie diachronique - Paris - CILF - 289 p.
 Colloque de Louvain-la-Neuve, 1989 - La création lexicale - in L'information grammaticale
n° 42 - juin 1989.
 COLLOQUIO Internazionale del Lessico Intelletuale Europeo - Centro di studio del CNR -
Tullio Gregory éd. Edizione del Ateneo - Roma
• 1e colloquio 1976 - (sans titre) 384 p.
• 2e colloquio 1979 - Ordo - 848 p. en 2 vol.
• IIIe 1982 Res (594 p.)
• IVe 1984 - Spiritus - 664 p.
• Ve 1988 - Fantasia-Imaginatio - 585 p.
• VIe 1989 Idea.

Revues spécialisées

 La banque des mots (depuis 1971), revue de terminologie française - Paris - CILF
 Cahiers de lexicologie (depuis 1959) - Paris - Didier érudition
 Lexique (depuis 1982), publication thématique annuelle - Presses de l'Université de Lille
 Mots (depuis 1980), revue semestrielle - École normale supérieure, 2, avenue Pozzo-di-
Borgo, 92210 Saint-Cloud [transférée depuis à Lyon] a succédé à Travaux de lexicométrie et
de lexicologie politique (1976) et a publié une Bibliographie générale (1987) des travaux
publiés depuis 1965 par l'Unité de recherches « Lexicologie et textes politiques ».
 Literary and Linguistic Computing (depuis 1986) - Oxford University Press. V. aussi dans
Langue française, mai 1969 : Le lexique - septembre. 1979 : Dictionnaire, sémantique et
culture - septembre. 1990 : Les dictionnaires électroniques du français - mai 1991 :
Parlures argotiques - septembre. 1994 : Le lexique, construire l'interprétation
 Le français moderne - avril 1989 [numéro consacré à l'aspect linguistique de la Révolution
française]
 Linguistique - Louvain-la-Neuve - n° 23 - 1992 - Où en sont les études sur le lexique.

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 435

Ouvrages collectifs

 1972 - Termes techniques français - Essai d'orientation de la terminologie établie par le


Comité d'étude des termes techniques français - Paris - Hermann. 1994 -
 Français scientifique et technique et dictionnaire de langue - textes réunis par Danielle
Candel - Paris - Didier érudition - 201 p.

CONCLUSION LA NORME

 ACADÉMIE FRANÇAISE, 1986 - Mises en garde, propositions, équivalences 1964-1985 -


Paris - Presses du Palais-Royal - 40 p.
 BIBLIOGRAPHIE des chroniques de langage publiées dans la presse française sous la
direction de B. Quémada, 1970- 972 - Paris - Didier - vol. I (1950-1965) 417 p. - vol. II
(1966-1970) 279 p.
 CAPUT (J.-P.) 1986 - L'Académie française - Paris - PUF - « Que sais-je ? »
 CHERVEL (A.) 1977 - Histoire de la grammaire scolaire : « Et il fallut apprendre à écrire
à tous les petits Français » - Paris - Payot - 304 p.
 CELLARD (J.) et REY (A.) 1980 - Dictionnaire du français non conventionnel - Paris -
Hachette - 893 p.
 COHEN (M.) 1971 - Matériaux pour une sociologie du langage - Paris - Maspéro - vol. I
179 p. - vol. II 169 p.
 DEMAIZIÈRE (C.) 1983 - La grammaire française au XVIe s.; les grammairiens picards -
Paris - Didier - 1 096 p. en 2 vol.
 DUNETON (C.) 1978 (1re éd. 1973) - Parler croquant - Paris - Stock - 323 p.
 GADET (F.) 1989 - Le français ordinaire - Paris - A. Colin - 192 p.
 GREVISSE (M.) 1986 (1re éd. 1936) - Le bon usage - 12e éd. revue par A. Goose -
Gembloux - Duculot - 1 766 p.
 HANSE (J.) 1983 - Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne - Gembloux -
Duculot - 1 031 p.
 MARSZYS (Z.) 1984 - Claude Favre de Vaugelas, la préface des « Remarques sur la
langue française » éditée avec introduction et notes - Genève - Droz - 83 p.
 SWIGGERS (P.) 1984 - Les conceptions linguistiques des encyclopédistes, étude sur la
constitution d'une théorie de la grammaire au siècle des Lumières - Heidelberg - Julius
Groos Verlag - 165 p.
• 1986 - Grammaire et théorie du langage au XVIIIe s. : « mot », « temps », « mode »
dans l'« Encyclopédie méthodique » - Presses Universitaires de Lille - 113 p.

Ouvrages collectifs

 1983 - La norme linguistique - Textes colligés et présentés par Édith Bédard et Jacques
Maurais - Paris-Québec - Le Robert - Conseil de la langue française - 850 p.
 1985 - La crise des langues - Textes colligés et présentés par Édith Bédard et Jacques
Maurais - Paris-Québec - Le Robert - Conseil de la langue française - 490 p.
 1989 - Histoire des Bibliothèques françaises - 2 vol. parus : vol. I Les bibliothèques

éditions
VIGDOR
HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE 436

médiévales du VIe s. à 1530 - vol. II Les bibliothèques sous l'Ancien Régime : 1530-1789 -
Paris - Le cercle de la librairie.

éditions
VIGDOR
437

Jacqueline Picoche - Christiane Marchello Nizia

HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE

Ce volume est établi à partir de la troisième édition Nathan, 1999


les auteurs ayant apportés quelques rectifications mineures
Voir l'avertissement

Mise sur le réseau Internet, décembre 2008

Copyright de la présente édition, éditions VIGDOR, 2008


ISBN : 2-84771- 28-0

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presses scientifiques et universitaires en ligne
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