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Centre Jacques-Berque

Maktabat al-Maghreb

Riad, médina,
La culture marocaine
Marrakech, Maroc : ajus
contemporaine à
tements d’une
l’épreuve des mutations
expérience touri...

LE MAROC AU PRÉSENT Partie 4. Cultures et langues


 | Baudouin Dupret,  Zakaria
Rhani,  Assia Boutaleb,  et al.

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Les langues au
Maroc : réalités,
changements et évolutions
linguistiques
Karima Ziamari et Jan Jaap De Ruiter

p. 441-462

TEXTE BIBLIOGRAPHIE NOTES AUTEURS

TEXTE INTÉGRAL

La question linguistique au Maroc demeure au cœur des


polémiques les plus passionnées. Elle est non seulement
extrêmement sensible, mais elle connaît également des
évolutions importantes et se trouve au centre d’enjeux
importants. Cette contribution se veut une revue des
principales transformations inhérentes à la question
linguistique au Maroc depuis une dizaine d’années. Dans un
premier temps, nous présenterons la situation générale. Nous
exposerons, ensuite et plus précisément, les langues en
présence soumises à des enjeux sociaux et politiques. Enfin,
nous aborderons les aspects sociaux qui sous-tendent
l’évolution des pratiques langagières.

Quand le plurilinguisme
l’emporte
Plusieurs langues et variétés linguistiques coexistent
actuellement au Maroc, ce qui lui confère le statut d’État
plurilingue (Benítez-Fernandéz, Miller, de Ruiter et Tamer
2013 ; Messaoudi 2013, de Ruiter et Ziamari, à paraître). Ces
langues sont l’arabe standard, l’arabe marocain ou darija,
l’amazigh, le français, l’anglais et l’espagnol ; elles ne sont pas
en usage ou reconnues par les institutions de manière
équivalente.

Le Maroc a connu dernièrement un changement sans égal en


termes de politique linguistique. La nouvelle Constitution,
approuvée par référendum en juillet 2011, a revu le statut des
langues. Alors que toutes les versions des constitutions
précédentes ne reconnaissaient qu’une seule et unique langue
officielle, l’arabe, celle de 2011 fait exception  : «  L’arabe
demeure la langue officielle de l’Etat. L’Etat œuvre à la
protection et au développement de la langue arabe, ainsi qu’à
la promotion de son utilisation. De même, l’amazigh constitue
une langue officielle de l’Etat, en tant que patrimoine commun
à tous les Marocains sans exception (extrait de l’article 5). »

Les deux langues ne sont toutefois pas officialisées au même


niveau  : l’arabe est «  la  » langue officielle, tandis que
l’amazigh est «  une  » langue officielle. La distinction entre la
langue officielle et une langue officielle agace certains militants
amazighs (Oiry-Varacca, 2012). De plus, le terme
«  patrimoine  » relève du registre symbolique. L’amazigh est
figé dans l’idée d’un héritage que partagent les Marocains. Par
ailleurs, l’amazigh attend une loi organique pour la mise en
pratique de son officialisation  : «  Une loi organique définit le
processus de mise en œuvre du caractère officiel de cette
langue, ainsi que les modalités de son intégration dans
l’enseignement et dans les domaines prioritaires de la vie
publique (extrait de l’article 5). »

La Constitution s’est également positionnée par rapport aux


autres variétés en usage. Il est question pour l’État de
préserver le hassani, la langue parlée au sud du Maroc et en
Mauritanie, et de protéger les parlers pratiqués. Par ailleurs,
l’État reconnaît l’intérêt de l’apprentissage et de la maîtrise des
langues étrangères  : «  L’Etat œuvre à la préservation du
hassani, en tant que partie intégrante de l’identité culturelle
marocaine unie, ainsi qu’à la protection des parlers et des
expressions culturelles pratiqués au Maroc. De même, il veille
à la cohérence de la politique linguistique et culturelle
nationale et à l’apprentissage et la maîtrise des langues
étrangères les plus utilisées dans le monde […] (extrait de
l’article 5). »

Ce qui constitue l’avancée de la nouvelle Constitution est la


reconnaissance, aussi minime soit-elle, de certaines langues
vernaculaires ou maternelles, ce qu’aucune autre Constitution
n’avait fait auparavant (Benítez-Fernandéz, Miller, de Ruiter et
Tamer, 2013, p. 24), même si elle ne nomme pas explicitement
la darija. Par conséquent, ce texte admet une certaine
diversité linguistique, en phase avec la réalité du pays.

L’arabe standard : l’arabe que


l’on ne parle pas 1
C’est «  la  » langue officielle quoique l’on ne lui accole pas
souvent d’adjectif. En effet, l’épithète est polémique et
« idéolinguistique » (Larcher, 2008). Langue non vernaculaire,
l’arabe standard, littéral, littéraire ou même fusḥa, a toujours
récolté tout le prestige dont sont dépourvues certaines autres
langues au Maroc, notamment l’arabe marocain. D’abord, c’est
une langue écrite, et ce caractère scripturaire lui donne un
pouvoir particulier allant dans le sens d’une «  hiérarchisation
statutaire des langues  » fondée sur «  langues écrites versus
langues orales  » (Miller, 2011, p.  60). Ce qui renforce le
rapport diglossique avec l’arabe marocain ou la darija. Ensuite,
c’est la langue de la domination sociale et politique, des
discours officiels, celle de l’élite, celle qui représente la norme.

L’arabe standard «  n’est la langue naturelle d’aucun


Marocain  » (Aboulkacem, 2005, p.  241) dans la mesure où il
n’a pas de locuteurs natifs puisqu’on l’apprend généralement à
l’école. Pourtant, cette langue est présente dans plusieurs
domaines. Elle est la langue de l’enseignement, du primaire au
supérieur, dans la plupart des filières. Elle est aussi la langue
des médias, de la presse et de l’administration. C’est la langue
du sacré, de l’islam, de la prière et des rituels religieux.
(Grandguillaume, 2004  ; de Ruiter, 2006), celle de «  la
révélation » et de « Dieu » (Cohen, 2011, p. 249).

En tant que langue dominante, l’arabe standard jouit ainsi de


l’argument du sacré et du religieux comme de l’argument
politique. L’idéologie dominante relative à cette langue, issue
du panarabisme, est celle de l’arabisation. Par «  besoin
d’authenticité  » (Grandguillaume, 2004), de promouvoir une
identité arabe loin de la colonisation, les nationalistes
panarabes se sont engagés dans la défense et la promotion
de cette langue. Ainsi, «  l’arabe renvoyait à l’authenticité
marocaine et à l’unité nationale à travers des argumentations
à caractère religieux (l’arabe est la langue sacré du Coran),
idéologique (le panarabisme), culturel (l’appartenance
historique à la communauté arabo-musulmane), politique (la
force unificatrice nationale de la langue)  » (de Poli, 2005,
p. 15). Le modèle jacobin calqué sur L’Etat-nation prime et le
linguistique croise l’idéologique. Et «  tout plaidoyer en faveur
du dialecte est une attaque contre l’islam et contre la nation
arabe » (Larcher, 2008, p. 30).

0 Cette situation que l’on pensait immuable et fixe et où l’arabe


standard s’est imposé en écrasant la darija a duré pendant
des décennies. Celle-ci sort pourtant de sa marginalisation.

L’arabe marocain : la voie de la


« démarginalisation »
L’arabe marocain, dialectal ou darija, est la langue maternelle
et «  naturelle  » des arabophones au Maroc (Benítez-
Fernandéz, de Ruiter et Tamer, 2010). Il existe différentes
variétés régionales de darija, ce qui lui confère une vitalité
importante. La darija constitue la langue de communication
dans les sphères privées et informelles.Elle joue également le
rôle de langue véhiculaire entre arabophones et
berbérophones. Elle est aussi langue littéraire (comme le
Melhoun, le théâtre et les proverbes) et de création actuelle
(comme dans la musique et le cinéma).

2 La darija n’a jamais bénéficié d’un statut clair et précis dans


les textes officiels, et, même dans la dernière Constitution, l’on
réfère aux « parlers et aux expressions culturelles pratiquées »
sur le territoire marocain. Pourtant, cette langue a gagné
énormément en prestige. Cela est sans doute dû au fait que
les représentations attachées à la darija ont évolué
positivement.

3 En effet, la darija a gagné du terrain sur plusieurs plans  : de


l’éducatif au religieux, du privé au public, de l’artistique au
culturel, du politique au virtuel. En bref, la darija est beaucoup
plus visible qu’elle ne l’était avant. C’est «  l’hebdomadaire
francophone Telquel et son numéro 34 de 2002 intitulé “Darija
notre langue nationale” qui a lancé sur la place publique le
débat de façon relativement spectaculaire » (Miller, à paraître).
Le débat a été amorcé et a suscité des réactions comme la
création en 2006 de l’hebdomadaire Nichane, écrit en partie
en darija et en graphie arabe.

4 Nichane n’est pas la première tentative de journal écrit en


darija. A titre d’exemple, on citera les journaux Khbar Bladna
et Al-Amal. Cependant, Nichane est l’hebdomadaire « par qui
le scandale arrive  ». Le fameux dossier sur les blagues
marocaines a eu de lourdes conséquences et a coûté au
journal une interdiction par décision du Premier ministre,
quelques mois seulement après son lancement. Avec
Nichane, nous relevons deux processus assez importants : le
premier, c’est donc l’emploi, même partiel, de l’arabe
marocain ; le second, c’est que le passage à l’écrit en graphie
arabe a enfreint l’intouchable rapport oral/écrit. Et «  cette
situation pose la question de savoir si ce qui est entendu peut
être lu, cela amenant à interroger le statut de l’oralité et de
l’écriture dans la société marocaine, dite de tradition orale  »
(Cohen, 2011, p. 259).

5 Ainsi, le passage à l’écrit est une étape inéluctable dans la


promotion de cette langue. Il y a juste quelques années, on
définissait la darija comme une langue uniquement et
exclusivement orale. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Et grâce
à l’écriture, on constate une visibilité importante. En bref, le
passage à l’écrit favorise et la «  démarginalisation  » et la
« reconnaissance » (Miller, 2011, p. 66) de cette langue.

6 Par ailleurs, la darija  n’est plus cette langue stigmatisée,


«  vulgaire  », «  de la rue  », elle est (re)devenue désormais
langue de création (Caubet, 2005), voire l’emblème d’une
expression culturelle et artistique moderne et actuelle. Elle est
au centre d’un mouvement culturel novateur à travers la
formation de nouveaux groupes de musique ou la réalisation
de films, tel que le raconte le documentaire «  Casa Nayda  »
de Farida Benlyazid et Dominique Caubet (2007). Beaucoup
de jeunes artistes utilisent la darija pour s’exprimer, selon eux,
dans un «  parler vrai qui prend parfois des chemins plus
directs, et donc plus crus  » (Caubet 2005, p.  240). Ainsi,
l’expansion de l’arabe marocain accompagne tout un
mouvement culturel et social (Caubet, 2010) baptisé la Nayda.
Cette dernière consiste en «  un bouillonnement culturel et
sociétal urbain qui fédère plusieurs domaines  : musique,
image (photo, vidéo, cinéma, animation), presse, mode, arts
urbains (graff, sports de glisse, hip-hop), arts plastiques. Ce
mouvement […] tire avantage de la mondialisation et se
positionne directement au niveau international, tout en
proclamant un attachement fort au pays, totalement à l’opposé
du nationalisme. Il est mené par une poignée d’individus et
d’artistes décidés à faire souffler un vent de liberté et à se
prendre en main sans rien attendre de personne  ; c’est une
société civile qui se construit, avec un passage explicite du
statut de sujet à celui de citoyen » (Caubet, 2011). On assiste
donc à l’épanouissement d’une «  génération darija  » qui
revendique la pluralité de la culture marocaine, africaine,
amazigh et arabe.

7 C’est également avec les nouvelles technologies que l’usage


de l’arabe marocain s’est développé, que ce soit sur la toile
(MSN 2, Facebook et blogs) ou avec la généralisation des
téléphones portables. D’ailleurs, même Microsoft se met à la
darija. Ce dernier, en partenariat avec Buzzef, lance la
première campagne digitale en darija. Leur objectif consiste à
promouvoir la nouvelle version d’Internet Explorer  9. Cette
campagne vise les jeunes et leur parle en darija  : «  jarrabni-
daba  » essaie-moi maintenant), «  tconekta u bikheeer  »
(connecte-toi et tout baaaiiigne), à titre d’exemple. « C’est sur
le Net que les changements sont les plus rapides avec le
développement de ce que certains appellent le e-darija  »
(Miller 2011, p. 67).

8 Parmi les changements qui ont touché la darija, il y a ses


usages en politique, domaine sensible qui lui était, il y a
quelques années encore, prohibé. Les politiciens n’hésitent
plus à faire de la darija leur langue et même un style, comme
le montre un titre du journal en ligne, Au fait Maroc de juin
2013 qui n’hésite pas à proclamer : « Le PJD, meilleur soutien
de la darija.  » La darija a, par ailleurs, accompagné le
Mouvement du 20 Février via les slogans scandés et les
discussions sur la toile, Facebook entre autres (Moustaoui,
2012-2013).

9 Cette expansion de la darija se constate bien entendu dans les


médias plus traditionnels, comme la radio ou la télévision.
Ainsi, à la radio, on note une darija correspondant «  à la fois
[à] des registres «  relâchés  », «  informels  » qui auraient été
considérés comme inappropriés, voire vulgaires il y a encore
quelques années, mais également [on voit] se populariser des
registres plus «  savants  », «  éduqués  »  » (Miller, 2012). La
création de radios privées a énormément participé à ce
phénomène. A la télé aussi, on a vu apparaître une darija
plurielle grâce au doublage des séries turques, mexicaines,
indiennes (Ziamari et Barontini, 2013). Ainsi, les séries
télévisées étrangères réconcilient les Marocains avec leur
langue vernaculaire, alors que le doublage se faisait jusque-là
en arabe standard ou en syro-libanais.

0 Du doublage au langage du marketing on peut citer la


campagne publicitaire, début 2014, de Coca Cola qui l’utilise
pour créer des bouteilles personnalisées 3  : zzaz (la beauté),
3chiri (mon pote), supersat (super mec), supersata (super
nana). Source de richesse économique, la darija concurrence,
entre autres, l’arabe standard. Les publicitaires parlent aux
consommateurs dans leur langue, toutes graphies
confondues, latine ou arabe.

1 Les enquêtes effectuées montrent que la darija a toujours été


forte comme langue de communication orale nationale, la
lingua franca du Royaume, et qu’elle se renforce sur le marché
linguistique, surtout aux dépens d’autres langues, comme le
français (de Ruiter et Ziamari, à paraître).

L’amazigh : le combat
remporté ?
2 L’amazigh connaît une dynamique sans précédent après avoir
été, pendant des siècles, ignoré, écarté, stigmatisé, utilisé à
des fins politiques et idéologiques et soumis à des
surenchères politiciennes en vue de le minimiser, voire de
l’éradiquer (Benítez-Fernandéz, de Ruiter et Tamer, 2010).

3 L’amazigh est la langue de cette « minorité majoritaire » (Oiry-


Varacca, 2012), celle de la population autochtone. L’amazigh
« est la langue maternelle de 28 % de la population selon les
résultats du dernier recensement (2004)  ; il est parlé plus en
milieu rural qu’en milieu urbain  » (Boukous, 2007, p.  82).
Rejetés par les militants amazighs, ces chiffres « n’échappent
pas aux calculs politiques et [on leur] oppose les chiffres de la
Commission africaine des droits de l’homme, 12 millions au
lieu des 3 millions du HCP, et sa propre estimation est celle de
60  % d’Amazighs au Maroc  » (Pouessel,  2011, p.  20). C’est
une langue utilisée dans la communication orale. Il existe trois
variétés principales parlées dans des différentes parties du
Maroc. Ces variétés sont le tarifit, essentiellement parlé au
Nord, dans les montagnes du Rif qui longent la côte
méditerranéenne, le tamazight, parlé dans les montagnes de
l’Atlas central et, enfin, le tachelhit parlé dans les hautes
montagnes de l’Atlas, les montagnes de l’Anti-Atlas dans le
Sud et la vallée du Souss.

4 L’amazigh est passé par différentes phases pour s’imposer.


Certains facteurs l’ont longtemps menacé  : l’environnement
politique marginalisant cette langue, le statut socioéconomique
de ses locuteurs, la pauvreté et la précarité poussant la
population amazighophone à l’exode rural, la dimension
culturelle et idéologique discriminant cet idiome, l’éducatif qui
a tardé à l’inclure dans sa politique, le médiatique et le
technologique et, enfin l’environnement législatif (Boukous,
2009, p. 16-18). Par ailleurs, un retour sur l’histoire permet de
cerner la « revitalisation » de cette langue.

5 A l’initiative de six associations culturelles, un document


intitulé «  Charte d’Agadir  » a été rédigé en 1991. Le but
principal de cette charte était la reconnaissance de la langue
et de la culture amazighes au Maroc. La Charte est considérée
comme un des premiers documents dans lesquels la cause
amazighe au Maroc est exprimée de façon claire et directe.
Elle a été signée par plusieurs associations amazighes, et elle
sert, depuis, de point de référence pour les développements
du mouvement amazigh 4.

6 Le discours du Trône du 20 août 1994, à l’occasion de la fête


de la Révolution du Roi et du Peuple, est considéré comme un
tournant. Dans ce discours, le roi Hassan II annonçait, dans un
certain sens, l’ouverture du pays aux trois variétés de berbère.
Il se montrait favorable à l’enseignement de ces langues, et,
immédiatement après ce discours, les stations TV et radio
commençaient des bulletins d’information en tarifit, tamazight
et tachelhit.

7 Un autre fait crucial pour la reconnaissance de la langue


amazighe est la publication du «  Manifeste berbère  »  le 1er
mars 2000, dont l’auteur principal est Mohamed Chafik et qui a
été signé par 229  intellectuels marocains. Le document
explique dans quelle mesure la culture amazighe fait partie de
l’identité marocaine et qu’il n’existera pas de démocratie au
Maroc sans la participation effective des amazighophones. De
plus, il restaure l’histoire marocaine en reconstituant l’histoire
des Imazighens et en «  faisant tomber les camouflages  »
concernant le déni dont ont longtemps souffert ces derniers.
Ce document présente neuf revendications dont l’officialisation
de l’amazigh.

8 C’est ainsi que fut annoncée la création de l’Institut royal de la


culture amazighe (IRCAM) par le «  décret d’Ajdir  », en juin
2002. L’Institut est chargé de la planification linguistique de
l’amazigh, c’est-à-dire, entre autres attributions, son
introduction dans le pays, la recherche sur la langue et la
culture, le développement des matériaux pédagogiques pour
les écoles marocaines. Il comprend sept centres de recherche
s’intéressant à l’aménagement linguistique, la didactique, les
études artistiques, les études historiques et
environnementales, la traduction, la documentation et la
communication, l’informatique et les études anthropologiques
et sociologiques.

9 En 2003-2004, l’introduction de l’enseignement de l’amazigh


dans le système scolaire est devenu une réalité « tradui[sant]
l’intégration de l’identité amazighe dans l’identité marocaine,
une amazighité qui, dès lors, appartient officiellement à tous et
ne peut plus être l’apanage d’un groupe «  ethnique  »
particulier » (Pouessel, 2011, p. 24). Ainsi, quelque 300 écoles
publiques ont introduit l’amazigh dans leur cursus (Abouzaid,
2011) comme «  langue-matière  » et non comme «  langue-
médium  » d’enseignement (Abouzaid, 2013, p.  140), et
environ 1  000 enseignants ont été recrutés pour enseigner à
des élèves aussi bien arabophones qu’amazighophones.

0 L’alphabet choisi pour écrire l’amazigh est le tifinagh, ancien


alphabet du touareg qui a été remis au goût du jour par les
associations amazighes contemporaines et standardisé par
l’IRCAM. C’est suite à un long débat (El Aissati et de Ruiter,
2004, Berkani, 2010) que l’on a tranché pour le tifinagh. Ce
choix permet de contourner à la fois l’alphabet arabe et
l’alphabet latin. Le premier « aurait contribué à concevoir cette
langue comme une sous-branche de la langue arabe et aurait
imposé la dimension religieuse et sacrée inhérente aux
caractères arabes », alors que le second aurait été soupçonné
d’être «  la preuve d’une emprise toujours vivace du
colonialisme européen sur le Maghreb  » (Pouessel, 2011,
p. 149).

1 En juin 2004, une convention a été signée entre l’IRCAM et le


ministère de l’Education nationale concernant l’introduction de
l’amazigh dans le système éducatif marocain. Il était prévu que
l’amazigh devienne éventuellement une matière obligatoire
dans toutes les classes de l’enseignement primaire et
secondaire. L’IRCAM s’occupe également de  la normalisation
et de la standardisation de l’amazigh. L’Institut développe des
matériaux pédagogiques pour les trois variétés d’amazigh,
mais il essaie le plus possible d’utiliser des mots et des
constructions qui sont identiques ou presque dans les trois
variétés. Ainsi, quant à l’aménagement linguistique de cette
langue, le choix de l’IRCAM consiste à «  prendre en
considération les différents géolectes [et à] procéder au
rapprochement des parlers à l’intérieur de chaque groupe
dialectal en négligeant les particularités microlocales et en
mettant en relief ce qui est le plus régulier, le plus
systématique et le plus répandu sans perdre de vue la
perspective de la standardisation  » (Ameur, 2009, p.  79).
L’aménagement du corpus de cette langue va donc dans le
sens d’un « standard ». Les étapes sont définies ainsi : « les
principales mesures concernent l’adoption d’un système
graphique standard (tifinagh-IRCAM) et des règles
orthographiques identiques pour toutes les variantes de
l’amazigh  ; la convergence des formes syntaxiques  ;
l’harmonisation du lexique scolaire et pédagogique pour
l’ensemble des variantes en favorisant la création
terminologique et le recours aux termes authentiques  ;
l’enrichissement mutuel des variantes à travers la synonymie
et, enfin, la normalisation progressive d’un amazigh standard
enrichi et unifié » (Agnaou, 2009, p. 125).

2 Cette opération a suscité beaucoup de critiques (Berkani,


2010). Même si pour l’IRCAM un standard «  aura plus de
poids politique que des dialectes non standardisés  »
(Pouessel, 2011, p.  25), le principe d’aménager l’amazigh
débouche pourtant bien sur « un monstre normatif » (Chaker,
2000, p.  166). D’abord, toute opération
d’enseignement/apprentissage passe par la formation des
enseignants. «  Jusqu’à présent tous les enseignants du
berbère sont formés et grammatisés en arabe ou en français.
En d’autres termes, ce sont des enseignants d’arabe ou de
français qui ont acquis des connaissances grammaticales
dans l’une de ces deux langues. Pour le berbère, ces mêmes
enseignants ont bénéficié d’une formation de quelques jours
(une semaine au maximum). Les connaissances
grammaticales en berbère de ces enseignants ne peuvent être
donc que très limitées  » (El Mountassir, 2010). Ensuite, les
instruments didactiques et pédagogiques mis en place
comptent énormément dans ce processus. Selon certains
linguistes, cette normalisation pose beaucoup de problèmes
d’ordre pédagogique et pourrait même engendrer une
diglossie à long terme.

3 A côté de l’enseignement, l’usage de l’amazigh s’est


développé dans des contextes inédits, grâce l’édition et à la
presse en l’occurrence. Des recherches sociolinguistiques
empiriques effectuées au Maroc montrent également le
renforcement de la langue amazighe comme langue écrite et
lue (de Ruiter, 2006  ; de Ruiter et Ziamari, à paraître). Une
production culturelle importante, quoiqu’elle n’ait pas reçu
d’encouragements institutionnels (théâtre, roman, poésie,
films), s’est également développée. Il y a eu aussi la création
d’une chaine de télévision d’expression amazighe, la chaine
TV8. Pourtant, certains chercheurs soulignent une présence
encore insuffisante de l’amazigh dans le champ audiovisuel
(Saib, 2013).

4 Sur le plan politique, certains ministres et députés marocains


«  répondent  » en amazigh lors de séances plénières du
parlement. Ce qui constitue une révolution par rapport aux
pratiques linguistiques qui avaient cours auparavant. Cette
langue est également beaucoup plus visible qu’elle ne l’était
avant sur la toile, même si cela demeure modeste. Quoique
grâce à internet, notamment Facebook, on a assisté à une
augmentation «  de la capacité de l’activisme amazigh  »
(Suarez Collado, 2013).

5 La reconnaissance et la légitimation constitutionnelles de la


langue amazigh, après le Printemps arabe, relèvent d’un long
combat où enjeux politiques et identitaires fusionnent 5. En
effet, «  le mouvement amazigh brise un tabou en proposant
une vision plurielle et décentralisée de la Nation : la demande
de reconnaissance officielle de l’amazighité remet en cause le
modèle politique et territorial de gestion de l’identité qui a
prévalu depuis l’Indépendance » (Oiry-Varacca, 2012).

6 Bénéficiant d’un nouveau statut de langue co-officielle depuis


l’adoption de la Constitution de 2011, l’amazigh espère
toujours la mise en place d’un cadre législatif mettant en
application cette officialisation. La loi organique dont parle
l’article 5 tarde à voir le jour.

Le français : la langue de
l’autre
7 Langue introduite au Maroc avant et surtout pendant le
Protectorat (1912-1956) et qui, depuis plus de cinquante ans,
reste présente dans les pratiques langagières des Marocains,
est une langue «  élitaire  » et «  utilitaire  » (Messaoudi, 2010,
p.  58). Bien qu’elle ne soit pas constitutionnalisée, elle reste
institutionnalisée dans plusieurs secteurs. De toutes les
langues présentes dans le pays, le français bénéficie d’un
statut ambigu et «  opaque  » (Benzakour, 2010, p.  34  ;
Messaoudi, 2010, 2013  ; Amargui, 2006). Il est «  à peine un
peu moins qu’une langue nationale, ou disons locale, dans les
différents niveaux de compétence des usagers – mais il est
bien plus qu’une langue étrangère  » (Youssi, 2013, p.  32).
Selon Youssi toujours, le «  paradoxe  » reste que «  c’est la
seule langue qui, dans ce paysage linguistique fragmenté, est
parlée, lue et écrite ».

8 En reconsidérant le statut des langues, la nouvelle


Constitution stipule que l’État «  veille à la cohérence de la
politique linguistique et culturelle nationale et à l’apprentissage
et la maîtrise des langues étrangères les plus utilisées dans le
monde, en tant qu’outils de communication, d’intégration et
d’interaction avec la société du savoir et d’ouverture sur les
différentes cultures et sur les civilisations contemporaines  »
(article 5). Certes, ladite Constitution ne mentionne pas
explicitement le français, mais l’on comprend que la mention
« langue étrangère » correspond bel et bien à cette langue. En
effet, les textes législatifs, exceptée la Charte nationale
d’éducation et formation (COSEF, 1999) ne font pas mention
du français 6. C’est dans ce sens que la Constitution est
intéressante, alors même que l’on attend toujours ses
retombées sur la politique linguistique marocaine.

9 Le français reste par ailleurs une langue de prestige social


(Ziamari, 2007). Il a pendant longtemps bénéficié d’un statut
privilégié, étant associé au savoir et à l’ouverture vers l’autre,
vers l’Europe. Cependant, il «  ne tarda pas à connaître les
fluctuations dues aux « turbulences » de la mise en place de
l’arabisation » (Benzakour, 2010, p. 35). En effet, le secteur de
l’éducation est le premier à être touché par ce changement de
statut après l’adoption de l’arabisation comme politique
linguistique au Maroc. La dernière enquête langagière
effectuée au Maroc par de Ruiter et Ziamari montre que sur le
marché linguistique, le français a perdu fortement de
l’espace,  comparativement à l’enquête précédente (de Ruiter,
2006). Dans la première enquête, cette langue était d’un
usage un peu supérieur à l’arabe standard, mais dans la
deuxième enquête les deux langues sont en concurrence.

0 Le français est présent dans plusieurs domaines autres que


l’enseignement. Il est utilisé dans le secteur économique
(banques, assurances, entre autres), dans les médias, dans la
publicité et dans la presse. Bien que l’on remarque une nette
diminution dans la presse où «  la tendance s’inverse et
actuellement près de 80 % des titres sont en langue arabe, et
les trois premiers journaux les plus lus sont arabophones  »
(Daghmi et al., 2012, p. 3).

1 Le français a toujours été au contact des langues


vernaculaires au Maroc, notamment la darija (Benzakour,
2012). De nombreuses études ont analysé les conséquences
linguistiques de ce contact (Ziamari, 2008). De l’emprunt au
mélange de langues, le français a toujours été très dynamique
dans le quotidien de la plupart des Marocains bilingues
(Ziamari 2007).

L’anglais : une langue


« neutre » ?
2 Parmi les langues étrangères en présence, l’anglais bénéficie
d’un statut particulier. Il ne s’agit pas d’un héritage colonial,
contrairement au français ou même à l’espagnol. Ce qui lui
confère le statut de langue étrangère « neutre », loin de toute
connotation négative (Ennaji, 2005).

3 Deux enjeux sont liés à l’expansion de l’anglais au Maroc,


souligne Buckner (2011, p. 213). Il s’agit d’abord de l’ouverture
du Maroc sur l’international. Ensuite, le choix de jeunes en
quête de meilleures possibilités d’éducation et d’emploi. Un tel
choix exprime leur désir d’apprendre cette langue qui «  n’est
pas une menace culturelle ».

4 En effet, l’anglais est associé à la modernité, la science, la


technologie et la globalisation. Il concurrence de plus en plus
le français, notamment dans le secteur de l’enseignement et
du tourisme. Aujourd’hui, l’enseignement de cette langue est
assuré par divers établissements entièrement anglophones,
tels l’Université Akhawayn à Ifrane, les centres de langue
américains (American Language Centres) et le British Council.
Par ailleurs, à partir de 2004, l’anglais est intégré dans
l’enseignement public primaire alors qu’il était enseigné
seulement au lycée. Plus encore, un baccalauréat international
option » anglais 7 » sera mis en place à la rentrée 2014-2015.
Ce qui donnera plus de poids à cette langue dans l’avenir
linguistique du Maroc.

Politique d’arabisation : le
« drame linguistique 8 »
5 La politique linguistique adoptée par le Maroc depuis son
indépendance en 1956 est l’arabisation, qui vise la
généralisation de l’arabe standard  : «  On a donc tenté de
l’utiliser pour des usages différents de ses usages
traditionnels, en lui faisant pratiquement prendre une place
analogue à celle de la langue française, voire à la substituer à
celle-ci (Grandguillaume, 2004).  » En effet, l’arabisation ne
vise pas seulement à éliminer le français, langue du
colonisateur, elle écrase aussi les langues maternelles  :
l’amazigh et la darija, « vouées dès le départ à la minoration et
à l’exclusion  » (Quitout, 2007, p.  65). Le processus
d’arabisation est également un essai de réaménagement de
l’arabe classique, langue nationale, en visant son
développement et sa modernisation «  afin d’en faire une
langue pratiquée dans tous les aspects de la vie publique  »
(Benítez-Fernandéz, Miller, de Ruiter et Tamer, 2013, p. 19).

6 L’arabisation a touché trois secteurs  : l’administration, la vie


publique et l’enseignement. Cependant, c’est l’enseignement
qui reste le plus marqué par cette politique. Des mesures ont
été instaurées à trois moments différents. Le premier (1962-
1966) a institué l’arabisation de l’enseignement primaire. Le
second (1973-1975) a revu la langue d’instruction des
matières littéraires dans l’enseignement secondaire,
notamment la philosophie et l’histoire-géographie. Et enfin,
entre 1982 et 1988, se sont imposées les mesures concernant
les sciences dans l’enseignement secondaire.

7 L’arabisation est un ratage aussi bien sur le plan éducatif que


social. En effet, si elle « a été perçue par la population comme
un moyen d’établir un accès égal à l’instruction, [elle] a ainsi
entraîné un réel désenchantement lorsqu’il est apparu
clairement qu’elle servait surtout à maintenir les enfants des
classes populaires en dehors de la compétition. Cette politique
a soulevé, et soulève encore aujourd’hui, des enjeux liés à
l’équité sociale du pays. Ce sont donc de véritables questions
de démocratie sociale qui sont au cœur de ces politiques
linguistiques éducatives (Abouzaid, 2011, p. 33). »

8 Ainsi, après plus de cinquante ans, l’arabisation a offert un


enseignement chaotique et une politique éducative
définitivement problématique. Concrètement, l’enseignement
au Maroc est complètement arabisé dans le primaire et le
secondaire. La langue de l’enseignement des matières
scientifiques et littéraires est l’arabe. Tandis que le français est
une matière comme les autres. Or, dans le supérieur, les
matières scientifiques des filières scientifiques sont
dispensées en français. « S’il est au moins un constat qui fait
l’unanimité au sein de la communauté éducative, c’est que ce
hiatus linguistique entre l’enseignement secondaire arabisé et
l’enseignement supérieur en français constitue l’un des
premiers problèmes à résoudre  » (Bourdereau, 2006, p.  27).
Dans cette perspective, la Charte nationale d’éducation et de
formation est conçue pour pallier ce problème. A travers le
levier 9, cette Charte recommande, entre autres, la maîtrise
des langues étrangères. Or, il s’agit là du talon d’Achille de
l’enseignement public dont les élèves maîtrisent difficilement
les langues étrangères, notamment le français.

9 Une autre réforme est venue donner « un nouveau souffle » à


celle que préconise la Charte. Le plan d’urgence ou
programme Najah (2009-2012) est conçu, entre autres, autour
de la problématique linguistique. Plusieurs mesures ont été
prises pour réussir ce projet, y compris plus d’heures
assignées au français dans les cursus universitaires. Pourtant,
aucun résultat satisfaisant n’a été attesté, et une autre réforme
se prépare pour la rentrée 2014-2015. Malgré la succession
de plusieurs réformes, en matière d’éducation, le Maroc est
classé 143e  sur une liste de 164 pays selon le rapport de
l’UNESCO (2014).

0 La politique linguistique adoptée pour l’enseignement est en


partie responsable d’un échec scolaire massif. En effet, utiliser
une langue, l’arabe standard, que personne ne parle en

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