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R.-H.

ROBINS
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BRÈVE HISTOIRE
DE LA
LINGUISTIQUE
DE PLATON A CHOMSKY
T R A D U IT D E L ’A N G LA IS
P A R M A U R IC E B O R EL

ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris V ïe
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DE LA. LINGUISTIQUE

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CE LIATtE

EST P U B L IÉ DANS LA C O LLEC TIO N

T R A V A U X LINGUISTIQUES
D IR IG ÉE P A R N ICO LA S R U W E T

ISBN 2-02-004479-X

Éditìon origliale : A Short History of Linguistics,


Longmans, Great and Co Ltd, London and Harlow, 1967.
© R.H. Robins, 1967.
© Éditions du Seuil, Paris, 1976.

La toi du 11 mars 1957 ini crû1 les copies ou reproductions des-


ii née s à une utilisation collective. Toute représentation ou repro­
duction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce
soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause,
est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les
articles 425 et suivants du Code pénal.
Préface

J ’ai tenté, dans ce livre, de donner un bref compte rendu de l’his­


toire des études linguistiques jusqu’à nos jours. Pour les raisons expo­
sées dans le premier chapitre, le récit est centré sur l ’histoire de la
linguistique en Europe; mais j ’espère avoir suffisamment tenu compte
des contributions qu’o n t apportées à cette dernière les travaux nés
en dehors du continent européen.
Il est maintenant largement admis que l ’histoire de la linguistique
constitue un secteur défini d ’enseignement et de recherche, et nombre
d ’Universités, à travers Je monde, l’ont incorporée dans le programme
de leurs cours. L ’intérêt que manifestent fréquemment les linguistes
pour l ’histoire de leur domaine est en soi un signe que la linguistique,
en tant que discipline académique, et en dehors de ses applications
pratiques, est parvenue à la maturité. J ’espère que ce livre contribuera
à satisfaire une partie des besoins des professeurs et des étudiants, tant
en approfondissant leur appréciation de ce qui a été accompli dans
l’étude du langage qu’en suggérant des voies fécondes, ouvertes à de
nouvelles recherches.
L orsq u ’on entreprend un livre de cette portée, on se trouve immé­
diatement confronté à de nombreuses difficultés. En premier lieu,
une telle entreprise exigerait que l’on possédât une égale connais­
sance de l ’ensemble des travaux linguistiques, exigence à laquelle
personne ne peut satisfaire. Deuxièmement, l’étendue, la nature
et l ’état présent des sources varient largement d ’une période étu­
diée à l’autre. Notre savoir sur les pionniers de la linguistique
com porte de regrettables lacunes, tandis que, dans l ’histoire contem­
poraine des tendances en cours, le problème se pose dans des termes
inverses : il s ’agit de tenter d ’extraire, parmi l’énorme masse de publi­
cations, le matériel le plus susceptible de revêtir une signification his­
torique durable. En outre, pour différentes périodes, il existe une
importante variation du nombre des recherches déjà entreprises; on a
écrit, d ’une part, quantité de choses sur l ’époque gréco-romaine de la
linguistique; plusieurs études historiques récentes se sont inspirées du

5
PRÉFACE

livre de Pcdersen, Linguistic Science in the Nineteenth Century (« La


science linguistique au dix-neuvième siècle » ); Chomsky a récemment
attiré l’attention sur quelques anticipations frappantes des thèmes
modernes dans les œuvres de certains auteurs du dix-septième; des
éludes sur les travaux du Moyen Age et de la Renaissance, dans les
diverses branches qui touchent à la linguistique générale sont actuel­
lement en cours, mais il reste encore beaucoup à faire avant qu’une
vaste étude historique réellement satisfaisante, allant de l’antiquité
occidentale au monde moderne, puisse être envisagée.
Si l ’on se tourne vers la recherche linguistique en dehors de l’Europe,
dont celle-ci sut tirer un si grand profit, le besoin d ’éditions et de
commentaires n’est pas moins pressant; une bonne partie de l’œuvre
linguistique chinoise, arabe et indienne a déjà été extensivement
étudiée, mais c ’est principalement du point de vue de sa place dans
l ’histoire culturelle et littéraire des peuples respectifs. Des chercheurs
qui relieraient les écrits individuels dans ces domaines à la théorie et
à la pratique linguistiques courantes combleraient une lacune consi­
dérable dans notre compréhension de l’histoire culturelle du monde.
Pour toutes ces raisons, qui s’ajoutent à l’inadéquation du savoir
et des capacités de l’auteur du présent écrit à la tâche qu’il s’est
imposée, les lecteurs découvriront probablement des motifs d ’être
en désaccord avec ce qui est dit ici. Mais si ce livre réussissait seule­
ment à stimuler une recherche plus approfondie des sources de l’his­
toire de la linguistique, il aurait déjà atteint une partie de ses objectifs.
Quand on essaye de couvrir une aire aussi vaste, on se rend mieux
compte de la dette qu’on a envers les savants anciens et modernes
qui ont œuvré dans ce domaine, dette qui n’est que partiellement
reconnue dans les références bibliographiques qui accompagnent
chaque chapitre. Personnellement, je suis heureux d ’exprimer mes
remerciements aux collègues que j ’ai consultés, de Londres et d ’ail­
leurs, et en particulier au professeur David Abercrombie, pour le
soin avec lequel il a lu et vérifié le texte de ce livre et fait d ’importants
commentaires et corrections; à tous ceux aussi qui ont eu l ’amabilité
de lire des chapitres traitant de thèmes pour lesquels ils étaient beau­
coup plus qualifiés que moi : Dr. Thcodora Bynon, Mme Vivian
Salmon, et M . K .-L. Speyer. Le meilleur de ce livre est dû à leur
aide et à leurs conseils. Je reste responsable des erreurs et des défauts
qui subsistent. Enfin, j ’ai été fortement aidé par la gentillesse et la
patience de ma femme, qui a lu le manuscrit, me suggérant de nom­
breuses améliorations de détail.
R .H . Robins
Londres, 1967.
Perçant qui ante nos nostra dixerunt (M au­
dits soient ceux qui nous ont ôte les mots
de la bouche).
- AeUus Donatus (apud Saint-Jérôme).

A lks Gescheidte ist schon gedacht worden,


man muss nur versuchen es noch einmal zu
denken (On a déjà réfléchi à tout ce qui est
digne d’attention, il faut seulement essayer
d’y réfléchir une fois de plus). G oethe
I

' —
1

Introduction

L a plupart du temps, l’usage et la compréhension de la langue natale


sont choses admises, qui ne suscitent aucune prise de conscience,
aucun commentaire ni interrogation de notre part. Les souvenirs de
notre prime enfance, ainsi que la pratique de l’éducation peuvent
occasionnellement nous amener à réfléchir sur le caractère complexe
de la capacité linguistique que possède toute personne normale;
d ’autre part, l ’apprentissage d ’une ou de plusieurs langues étrangères,
une fois maîtrisée la langue natale, révèle la mesure exacte de ce qui
est mis en jeu dans la faculté de l ’homme de communiquer par le
langage.
Cependant, en dépit de cette acceptation passive du don du langage
articulé, certaines cultures ont suscité, parmi leurs membres, une prise
de conscience active de son pouvoir; cct éveil de la conscience linguis­
tique fut stimulé par des contacts avec des locuteurs étrangers, par
l ’existence et la reconnaissance d ’un clivage dialectal au sein d ’une
communauté de langue ou par une orientation particulière de cette
curiosité désintéressée que l’homme porte spontanément à lui-même
et au monde qui l ’entoure. C ’est de cette source qu’a jailli la « lin­
guistique populaire » (folk Unguistics), faite de spéculations ou de
dogmes sur l ’origine du langage (et de la langue maternelle), et sur
la place de la langue dans la vie de la communauté.
La réflexion spontanée sur le langage donna naissance, dans diffé­
rentes parties du monde civilisé, à une science linguistique. L e terme
science, bien qu’employé à dessein, n ’est pas pris ici dans son sens
restrictif. C ar, dans ce contexte, la science ne se distingue pas des
études « humanistes » : toute étude satisfaisante du langage mobilise
aussi bien les vertus d ’exactitude et d ’autodiscipline intellectuelle
requises par la science que la sensibilité et l’imagination qu’exigent
les études humanistes.
L a science linguistique d ’aujourd ’hui — pareille aux autres branches
de la connaissance et de la recherche — est le produit de son passé
et la matrice de son avenir. Les individus naissent, grandissent et

9
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

vivent dans un environnement physiquement et culturellement déter­


miné par le passé; ils participent à cet environnement et certains d ’entre
eux deviennent même les instruments de son changement. Comme les
peuples, comme les conceptions intellectuelles ou morales, les sciences
(au sens le plus large) ont leur histoire. Les savants ne repartent pas
de zéro à chaque génération; ils travaillent dans le cadre et sur la
base de ce que leur science — et la science en général — a hérité dans
telle culture et à telle époque. La réflexion historique sur la science,
ou sur tout autre aspect des "problèmes hum ains, consiste à étudier
les séquences temporelles, constituées des personnes et des événe­
ments, à y discerner les connexions causales, les influences et les
tendances qui les traversent.
Les brèves esquisses historiques d ’un thèm e, telles qu’en contien­
nent souvent les manuels d ’introduction, regardent inévitablement le
passé du point de vue du présent, ne retenant des oeuvres antérieures
que les aspects qui semblent soit particulièrement appropriés, soit,
au contraire, par trop impropres aux approches contemporaines.
Cette démarche renferme le danger d'adopter le point de vue qui pré­
vaut dans un domaine à un moment donné com m e critère d ’évaluation
de tout travail antérieur, et d ’envisager l ’histoire d ’une science
com m e une avancée, tantôt à un rythme régulier, tantôt interrompue
oti détournée, vers des objectifs prédéterminés qui caractérisent l ’état
actuel de la science.
Ceci ne siguifie pas qu’il faut s’interdire d ’évaluer les œuvres
anciennes d ’après les réalisations postérieures ou actuelles, si l’on a
des raisons sérieuses de voir dans ces dernières un progrès incontes­
table. En fait, de telles comparaisons peuvent se révéler profitables
en ce qu’elles montrent quels aspects d ’une science ont été les plus
favorisés par des circonstances, périodes et aires de civilisation par­
ticulières. Il faut tenter de discerner comment le passé est devenu
présent et comment les changements de la science sont liés à ceux
de son environnement culturel, tout en prenant soin d ’éviter un choix
délibéré, dans les travaux antérieurs, des seuls aspects qui peuvent
tout particulièrement être mis en rapport avec les préoccupationt
du présent. ;
Issu d ’un intérêt pour le langage et pour les problèm es linguistiques
pratiques, l ’avènement de la science linguistique s ’est produit de façon
autonom e dans plusieurs centres de civilisation et, au cours de l’his­
toire, chacun de ceux-ci, avec ses mérites propres et ses réalisations
originales, est entré en contact avec la tradition linguistique euro­
péenne et lui a apporté sa contribution. De plusieurs points de vue, il
est difficile de croire que la linguistique européenne occuperait la

10
INTRODUCTION

position qui est aujourd’hui la sienne, sans les aperçus pénétrants


qu’elle a reçus de l’œuvre linguistique extra-européenne, en parti­
culier des travaux de l ’Inde ancienne sur la grammaire et la phono­
logie du sanskrit. Aujourd’hui, la science européenne est devenue
science mondiale, en linguistique comme ailleurs; nous pouvons donc
retrouver, dans les études linguistiques actuelles, la trace des divers
courants qui, à différentes époques, vinrent se déverser et se fondre
dans la tradition européenne, pour constituer ainsi la science linguis­
tique que connaît le monde contemporain.
Cette observation fournit et justifie le cadre dans lequel il est
possible de présenter une histoire de la linguistique. Construire ce
cadre autour de l’histoire de la linguistique européenne ne revient en
aucun cas à affirmer la supériorité de celle-ci. En fait, la recherche
européenne fut manifestement inférieure à celle de l’Inde ancienne
en ce qui concerne une grande partie de la théorie phonétique et
phonologique, et certains aspects de l ’analyse grammaticale. C ’est
que la tradition européenne nous permet de suivre une ligne continue
de développement, aucune cassure ne vient rompre sa continuité ;
on y trouve, il est vrai, de fréquents changements de théories, de buts,
de méthodes et de concepts, et tout cela est la matière de l’histoire
de la linguistique. Cependant, en Europe, chaque génération de
linguistes a pu connaître l’existence des travaux de ses prédécesseurs
et disposer de certains d’entre eux.
Dans l ’histoire d’une science comme dans les études historiques
plus générales, la tentation est constante de discerner et d’extraire
des thèmes et modèles majeurs qui la parcourent et qui se retrouvent
dans la succession des événements et des travaux. Par exemple, le fait
que l’Antiquité occidentale n ’a pas réussi à développer une théorie
adéquate de la linguistique historique, en dépit de la fascination
qu’exerçait à l ’époque l’étymologie, peut légitimement se relier au
fait que les historiens anciens furent impuissants à considérer le
phénomène du changement comme dépassant la simple révélation
de ce qu’un système politique ou le caractère d ’une personne recèle
d ’inné et de perm anent1; quant à la synthèse embrassant le langage,
la pensée et la réalité objective, due à la « grammaire spéculative »
du Moyen Age tardif, elle apparaît comme une facette de cette
synthèse plus générale de la connaissance a priori et a posteriori, dans
la théologie catholique.
Mais notre savoir et les recherches sur une grande partie de l’his­
toire de la linguistique en sont à un stade où, pour l’instant du moins,

1. Cf. Collingwood, 1946, 43-45.

11
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

nos objectifs doivent demeurer modestes. L ’histoire d ’une science


tire son importance du fait qu’eile aide à mettre le présent en perspec­
tive : les linguistes d ’aujourd’hui ont reçu en héritage plus de deux
millénaires de cet émerveillement que « l’étrangeté, la beauté et
l ’importance de la parole humaine1 » n ’ont jamais manqué de sus­
citer.

BIBLIO GRAPH IE CO M PLÉM EN TAIRE *

A ren s (H .), Sprachwissenschaft : der Gang ihrer Entwicklung von der


Antike bis zur Gegenwart, Fribourg/Munich, 1955, couvre l’histoire
de la linguistique dans son ensemble, principalement par des extraits
d ’auteurs représentatifs reliés par des commentaires. Arens consacre
beaucoup d’espace au travail comparatif et à la linguistique histo­
rique du xix c siècle; mais le travail descriptif du x x e siècle est passé
en revue jusque vers 1950.
B orst (A.), Der Turmbau von Babel, Stuttgart, 1957-1963, traite de manière
exhaustive, avec beaucoup de détails, l’histoire des idées et des croyances
dans diverses parties du monde sur l’origine et la diversité des langues
et des peuples, en relation avec les opinions religieuses et philosophiques
courantes.
C ollingwood (R.-G.), The Idea o f History, Oxford, 1946.
K uhn (T.-S.), The Structure o f scientific Révolutions, Chicago, 1962 (trad.
fr. Paris, 1973).
S inger (C .), A short History o f Science, Oxford, 1941.
Verbürg (P.-A.), Taal en functionaliteit, Wagelingen, 1952, traite de la
période allant du Moyen Age au début du x ix e siècle et examine les
changements d’attitude à l’égard du rôle du langage dans la vie humaine.

1. L. Bloomfield,Language, Londres, 1935, VII; trad. : Le Langage, Payot, 1970.


* Les références bibliographiques aux ouvrages signalés en fin de chapitre sous
la rubrique « lectures additionnelles » sont données sous la forme suivante :
nom de l’auteur, suivi de la date de parution de l'ouvrage; les autres références
sont données en entier à leur première occurrence, et abrégées par la suite.
2

La Grèce

__ Pour les motifs exposés au chapitre précédent, il est-raisonnable


de commencer l ’histoire des études linguistiques par les réalisations
des Grecs anciens. Ceci ne porte, essentiellement, ni sur les mérites
de leur œuvre, qui sont grands, ni sur les défauts que les savants
d’aujourd’hui, regardant du point de vue privilégié de ceux qui vien­
nent à la suite d ’une longue tradition, sont en droit d’indiquer. C ’est
simplement que les Grecs, qui réfléchirent sur le langage et sur les
problèmes soulevés par la recherche linguistique, furent en Europe
à l’origine des études que l’on peut recouvrir du nom de linguistique,
au sens le plus large du terme.
L a tradition linguistique européenne a traversé différents stades
et, sensible aux développements internes et aux situations externes,
a plusieurs fois changé d ’idées directrices. A u cours de son histoire,
elle est entrée en contact avec les œuvres majeures des linguistes qui
menèrent leurs travaux hors de la tradition européenne e t dévelop­
pèrent leurs propres aperçus indépendamment d ’elle.
A l’époque p ou r laquelle nous possédons des documents sur la
linguistique en G rèce, c ’est-à-dire au début de l ’âge classique
(ve siècle av. J .-C .), les Grecs étaient établis depuis plusieurs géné­
rations dans les parties habitables de la G rèce continentale, les
régions côtières occidentales d’Asie M ineure, les îles de l ’Égée, les
rives orientales de la Sicile et quelques endroits au sud de l ’Italie.
Ce peuplement résultait des migrations successives d ’envahisseurs
venus du N ord qui, une fois parvenus sur les lieux, se déployèrent
alentour. L a dernière de ces invasions fut celle des D oriens qui,
sans doute vers la fin du second millénaire, disloquèrent la civili­
sation antérieure dite « mycénienne », qui avait été créée p ar d ’autres
groupes de langue grecque, établis sur le continent et sur quelques
îles, au cours des siècles précédents.
Ce n’est pas seulement en linguistique que les Grecs furent des pion­
niers. L ’œuvre intellectuelle de l ’Europe, dans tous ses aspects (pensée
philosophique, m orale, politique et esthétique), y trouve son origine.

13
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

L ’homme moderne sc sent incontestablement plus proche, sur le


plan intellectuel, des Grecs anciens que de n'importe quelle autre
civilisation antérieure ou contemporaine. Sans doute ne saurons-nous
jam ais avec certitude à quelles circonstances sociales, culturelles et
biologiques est duc cette brillante floraison de l’intellect humain dans
la Grèce de l’âge classique; estimons-nous simplement heureux
que ce « miracle » ait eu lieu.
Les Grecs » ’étaient pas les premiers hommes civilisés à fouler
ces terres, et ils apprirent beaucoup des civilisations avec lesquelles
ils furent en contact, notamment celles de l ’extrémité orientale de la
Méditerranée et du « croissant fertile » de l’Asie Mineure. II se
trouva des Grecs pour s ’obstiner à étudier des choses que les autres
ne remarquaient pas ou jugeaient inintéressantes. Par exemple, les
Babyloniens avaient utilisé la géométrie pour l’arpentage des terres,
ainsi que l ’arithmétique et l ’astronomie pour mesurer le temps à
l’aide d’un calendrier, mais ce furent les Grecs qui étudièrent pour la
première fois l’astronom ie, l’arithmétique et la géométrie en tant
que sciences abstraites indépendantes et leur donnèrent pour fonde­
ments l’observation systématique et l’établissement de postulats
et de principes. Rendant compte de l ’apport des Grecs anciens en
linguistique, Bloomfield caractérise ainsi l’éclat particulier de leur
intellect : « Les G recs anciens avaient le don de s’étonner de choses
que les autres peuples tenaient pour acquises1. »
Les Grecs de l ’âge classique n’ignoraient ni l’existence de peuples
narls"« d’autres langues, ni celle de divisions dialectales au sein de
leur propre communauté linguistique. Il est certain que leurs contacts
linguistiques ont été très importants dans le commerce, la diplomatie
et dans de nombreux aspects de la vie quotidienne des « colonies »,
com ptoirs établis dans des régions côtières d ’Asie Mineure et d ’Italie
où on parlait une autre langue. Nous savons étonnamment peu de
choses à ce sujet. H érodote et d’autres auteurs citent et discutent cer­
tains mots étrangers, Platon admet, dans son Cratyle, la possibilité
de l’origine étrangère d ’une partie du vocabulaire grec; nous connais­
sons aussi l ’existence de locuteurs bilingues et d’interprètes profes­
sionnels. Mais rien ne témoigne, chez les Grecs, d’un intérêt sérieux
pour les langues étrangères elles-mêmes; et leur emploi du mot
bârbaroi($à.ppapoi) (« qui parlent de façon inintelligible » ),— d ’où notre
mot « barbares » — , pour désigner les sujets parlant des langues
étrangères, est sans doute révélateur.
L a situation était toute différente pour ce qui est des divisions

1. L. Bloomfield, Language, Londres, 1935,4.

14
LA GRÈCE

dialectales de leur propre langue. Le grec ancien se divisait, plus que


beaucoup d ’autres langues, en dialectes nettement différenciés. Ceci
provenait à la fois du fait que les régions où l’on parlait le grec avaient
été peuplées par des vagues successives d’envahisseurs, et du fait
que la configuration montagneuse d ’une grande partie du continent
et des îles éparpillées dans les mers avoisinantes leur imposa de se
séparer en communautés indépendantes et relativement petites. Mais
que ces dialectes aient été ceux d’une langue unique, et que la posses­
sion de cette langue ait assuré l’unité du peuple grec, en dépit des
guerres incessantes qui opposaient les divers « États-cités », est
attesté par Hérodote : rendant compte du fait capital que les Grecs
réussirent à s ’unir contre les envahisseurs perses, au début du Ve siècle
av. J.-C ., il met dans la bouche des délégués grecs l’affirmation : « la
communauté tout entière ne constitue qu’un seul sang et une seule
langue1 », ce qui fournit une des raisons de l’unité contre les bar­
bares.
Bien que certains des dialectes n ’aient pas été écrits, à l’époque
classique, les plus importants l ’étaient et nous possédons des inscrip­
tions qui nous donnent de la situation dialectale une connaissance
plus élaborée que celle dont nous disposons partout ailleurs pour
l ’Antiquité. En dehors des dialectes parlés, les Grecs instruits savaient
que la langue des poèmes homériques, l'Iliade et VOdyssée, ne s’iden­
tifiait à aucun des dialectes vivants de l ’époque. Ces poèmes tenaient
une place spéciale dans l’éducation; récités en public, ils étaient
considérés et donnés comme sources de préceptes m oraux. « L ’éru­
dition homérique » — établissement des textes des poèmes et leurs
commentaires — avait commencé à Athènes durant le vie siècle.
Les premières réalisations, appartenant essentiellement à la « lin­
guistique appliquée » (pour employer une terminologie plus récente),
ont nécessairement précédé l ’apparition des documents linguistiques
écrits. Au début du premier millénaire av. J.-C ., un système
d ’écriture alphabétique fut élaboré pour la langue grecque et servit
de base pour l ’alphabet de l ’Attique classique (athénien) et les autres
dialectes littéraires; il devait, en même temps que l ’alphabet romain
(dérivé d’une variété occidentale de l ’alphabet grec), devenir l ’ancêtre
des systèmes d ’écriture les plus largement répandus dans le monde
d ’aujourd’h u i12. Nous savons désormais que l’écriture s ’est développée
en Grèce à deux périodes distinctes. Durant le second millénaire, les

1. Hérodote, 8.144.2.
2. C. D. Buck, Comparative Grammar o f Greek and Latin, Chicago, 1933,
68-78.

15
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

Mycéniens employèrent un système d ’écriture syllabique, qui compre­


nait quelques logogrammes (symboles de mots individuels). Celui-ci
est également appelé Linéaire B et resta longtemps indéchiffré.
L ’interprétation de cette écriture et l ’identification presque certaine
de la langue qu’elle transcrivait, comme variété du grec ancien, cons­
tituèrent l’un des événements majeurs de l’érudition classique récente
et influencèrent profondément notre connaissance linguistique et
historique de la Grèce antique.
Cependant, durant les âges sombres des invasions doriennes, la
connaissance de l’écriture fut perdue, et l ’alphabet grec, tel que nous
le connaissons aujourd’hui, se développa à partir d ’une adaptation
de l ’écriture phénicienne. L a forme originelle de l ’écriture égyptienne
est apparemment sans lien avec celle-ci; comme celle de la Chine
ancienne (et moderne) et des Aztèques, il s’agissait d’un ensemble de
caractères, signes ou logogrammes, partiellement pictographiques,
représentant des mots individuels ou des morphèmes.
A l ’époque où les Grecs utilisaient lé système phénicien, celui-ci
consistait essentiellement en un ensemble de signes consonantiques,
le lecteur devant généralement suppléer les voyelles en partant du
sens de l ’énoncé écrit. Les Grecs n ’ont pas certes inventé l’écriture,
mais en inventant un alphabet, au sens moderne du terme, pour
représenter séparément chaque segment distinctif — voyelles aussi
bien que consonnes — , ils peuvent prétendre avoir fait progresser la
linguistique appliquée. Le mérite principal des Grecs fut d ’appliquer
à la représentation des voyelles, certains signes consonantiques du
système hébreu, correspondant à des consonnes sans fonction distinc­
tive. Ainsi (aleph), représentant/ (a)/ en phénicien, devant la lettre
grecque A (alpha) représentant le phonème vocalique /a/. Cet événe­
ment historique significatif est rapporté de façon mythique : on
disait que Cadmus avait ramené l’écriture d ’outre-mer, ce qui revient
à reconnaître les origines étrangères de l’alphabet grec.
Pour l ’essentiel, mais pas en totalité (car aucun alphabet ne l ’est),
il était pbonémique. En particulier, les traits distinctifs suprasegmen-
taux de hauteur (les accents) et de joncture, qui furent observés et
décrits plus tard, avec les accents représentés graphiquement, n ’étaient
pas symbolisés à l’époque classique. Mais l’invention d’un alphabet
pour les phonèmes segmentaux dépendait d ’une analyse phoné-
mique inconsciente de la langue (ou de ses dialectes individuels).
Nous savons peu de chose sur les étapes par lesquelles ce stade fut
atteint, mais l ’apparition dans certaines inscriptions de la lettre <p
pour /k/ devant des voyelles d’arrière (à partir du <p phénicien repré­
sentant Iql, phonème distinct dans cette langue) indique un stade

16
LA GRÈCE

d ’analyse phonémique incomplète, puisque les variétés de la position


vélaire en grec, qui dépendent de la nature des voyelles adjacentes,
sont toutes des allophones d ’un unique phonème /k /, écrit x dans
l ’alphabet classique h
L ’histoire du mot grammatikôs (YcpappocTixoç) atteste que le pre­
mier souci de la recherche linguistique en Grèce fut le développement
et l ’utilisation de l’écriture; ju sq u ’à l ’époque de Platon et d ’Aristote,
le mot désignait simplement celui qui comprenait l ’emploi des lettres,
grdmmata (ypaup-aira), et savait lire et écrire; l ’expression technè
grammatikè (réxvr) Ypc.qpaTixrj) signifiait l’aptitude à lire et à écrire 12.
L ’extension ultérieure du sens de ce term e et de ceux qui lui sont for­
mellement associés s’est effectuée au cours du nouveau développement
de la science linguistique, dans le domaine spécifique de la gram­
maire, par les générations suivantes.
Au début, le terme grammatikè ne signifiait rien de plus que la
compréhension des lettres, et beaucoup de travaux que l ’on assimile
aujourd’hui aux premières recherches linguistiques tom baient alors
dans le champ de la philosophia (<pi,Ao<7oqx(x), terme qui, à l’époque,
recouvrait un domaine beaucoup plus vaste que celui du terme
moderne de « philosophie », puisqu’il embrassait pratiquement
tous les aspects de la connaissance humaine.
Dans les documents que nous possédons concernant les pré-socra­
tiques, les rhétoriciens du V e siècle, ainsi que Socrate, Platon et Aris­
tote, on trouve des observations sur le langage, toujours par référence
à la langue grecque; m ai? il faut attendre l’époque des stoïciens pour
que les études linguistiques se voient reconnaître, au sein du champ
beaucoup plus vaste de la philosophia, un statut indépendant.
N otre connaissance des pré-socratiques et des premiers rhétoriciens
est fragmentaire et dérive de sources secondaires. Dès la fin du
V Ie siècle av. J.-C ., les philosophes d ’Ionie et d ’ailleurs étudièrent
l ’astronomie, la physique, les mathématiques, l’éthique et la m éta­
physique, et inclurent le langage dans leurs compétences. Au V e siècle,
les rhétoriciens, en particulier Gorgias de Sicile, devinrent célèbres
dans le monde grec. Us étudièrent systématiquement l ’a rt oratoire
et certains d ’entre eux voyagèrent, donnant des cours payants et
écrivant des livres sur ce thèm e; ils faisaient partie de ce corps d ’ins­
tructeurs itinérants de toutes sortes que l’on appelle les sophistes.
Socrate, on le sait, n ’a laissé aucun écrit; ses arguments et ses idées
nous sont rapportés dans les écrits de Xénophon et dans les célèbres

1. Bnck, op. cil., 68-74; Thegreek Dialects, Chicago, 1928, 16.


2. Par exemple Platon, Théétèle, 207 B, Philèbe, 17 B, 18 D.

17
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

dialogues de Platon, bien que la question de savoir ce qui, dans ces


derniers, a été directement emprunté à Socrate, et ce qui appartient
en propre à la pensée de Platon, reste toujours ouverte.
Un seul dialogue platonicien, le Cratyle, est consacré aux problèmes
linguistiques, bien que son contenu, par certains côtés, soit décevant;
on trouve des références au langage et à son analyse dans plusieurs
autres dialogues. Bien que Platon n ’ait jamais rassemblé ses
observations sur la grammaire de façon systématique, un auteur
plus tardif, Diogène Laërce, lui attribue un certain rôle dans le
développement initial des études grammaticales, et déclare que Platon
« fut le premier à étudier les potentialités de la gram m aire3 ».
Aristote (384-322 av. J.-C .) connaissait les œuvres de Platon, sur
lesquelles il greffa sa propre pensée. L ’intelligence sans doute la plus
remarquable de l’Antiquité, il s’intéressa à presque tous les domaines
de la connaissance humaine. Ses écrits portent aussi bien sur l’éthique,
la politique et la logique, que sur la physique, la biologie et l’histoire
naturelle; dans une étude sur les formes de vie, il anticipa en quel­
que sorte le modèle évolutionniste de l ’univers vivant, élaboré au
x i x e siècle12.
Comme pour les œuvres de Platon, nous ne pouvons saisir la doc­
trine linguistique d ’Aristote qu’en rassemblant des déclarations
réparties dans plusieurs ouvrages de rhétorique et de logique, où
elles n ’apparaissent q u ’occasionnellement et dans d ’autres contextes.
Il est donc difficile d ’établir avec exactitude la position d ’Aristote sur
des points de détail, et certaines questions restent controversées. Les
grandes lignes de la linguistique d ’Aristote sont cependant assez
claires et il est visible que son œuvre constitue un développement
des vues défendues p ar Platon.
L ’époque d’Aristote a marqué la fin d ’une ère dans l’histoire
grecque. Nommé tuteur du jeune Alexandre de Macédoine Aristote
prêcha à son élève les mérites du petit « État-cité » grec indépendant
qui, durant des siècles, avait constitué le régime politique typique.
Mais les conquêtes d ’Alexandre, qui placèrent toute l’Asie Mi­
neure et l ’Égypte, ainsi que la patrie grecque, sous contrôle
macédonien, firent subir au monde grec des transformations irré­
versibles. Bien que son empire fût émietté par ses successeurs,
souvent en guerre l’un contre l’autre, l’administration et les idées
grecques se répandirent dans la Méditerranée orientale et l’Asie

1. Diogene Laerce, 3.25.


2. W. D. Ross, Aristotle, Londres, 1923, 116-17; C. Singer, A short History
o f Science, Oxford, 1941, 40-41.

18
LA GRÈCE

Mineure, et une variété du dialecte attique, la koinê (xoivv) aiâXr/ToS),


ou dialecte commun, devint une langue courante pour le gouverne­
ment, le commerce et l ’éducation, sur tout le territoire, remplaçant
progressivement les dialectes locaux des périodes précédentes. ‘
Parmi les écoles philosophiques qui grandirent à Athènes après
Aristote, l’école stoïcienne est la plus importante dans l ’histoire de la
linguistique. Cette école, dont le fondateur fut Zénon (v. 300 av.
J.-C .), travailla dans un certain nombre de domaines qu’Aristotc
avait explorés, développant des méthodes et des doctrines propres
dans la philosophie et la rhétorique.
Chez les stoïciens, la linguistique se vil attribuer une place définie
dans le contexte global de la philosophie, et les problèmes linguistiques
furent traités directement et de façon méthodique dans des ouvrages
consacrés aux divers aspects du langage. Les ouvrages eux-mêmes
ayant disparu, nous ne les connaissons que par les relations des auteurs
postérieurs. Trois citations peuvent résumer la place qu’occupe le
langage dans le système stoïcien : « D ’abord vient l'impression,
puis l ’esprit, utilisant la parole, exprime en m ots l’expérience o cca­
sionnée par l’impression » ; « Toutes les choses sont discernées
à travers les études dialectiques » ; « La plupart des gens admettent
qu’il convient de commencer l ’étude de la dialectique par la partie
qui traite du discours » 1.
Les stoïciens formalisèrent la dichotomie entre forme et sens,
distinguant dans la langue « Je signifiant » et « le signifié termes
qui renvoient directement à ceux de Saussure. Bien que les textes en
cause soient difficiles à interpréter, il semble que « le signifié » n ’était
pas exactement une impression mentale, mais quelque chose produit
par un énoncé, dans l’esprit de l ’auditeur, grâce à sa connaissance
de la langue — ce qui est assez proche de l’union saussurienne du
so n e t de la gram m aire2, dont le développement progressif peut
être retracé à travers plusieurs étapes théoriques et terminologi­
ques.
L ’école stoïcienne fut fondée à l ’époque dite hellénistique, dont
on a mentionné ci-dessus les traits. Du point de vue de la langue,
cette période, plus que les siècles précédents, fut marquée par des
contacts de plus en plus étroits entre les Grecs et les étrangers (la
première traduction de l ’Ancien Testament en grec, la Septante,

1. Diogène, 7.49.
2. Diogène, 7.62. StcinthaJ, 1890, volume 1 ,286-290; Barwick, 1957, chapitre i;
F. de Saussure, Cours de linguistique générale (4e édition), Paris, 1949, 156-757.

19

/
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

date de cette époque); elle se caractérisa également par la divergence


du grec parlé, la koiné, d ’avec la langue des auteurs classiques
athéniens qui, avec celle d ’H om ère, constituait la norme littéraire
de tous les Grecs instruits. Certains ont prétendu que l ’attention
accordée aux questions linguistiques par les stoïciens, ainsi que leur
analyse pénétrante de la sémantique des temps verbaux en grec (p. 35
ci-dessous) s ’expliquent en partie p ar le fait que Zénon était lui-même
bilingue : de langue m aternelle.sém itique, il aurait appris le grec
plus tard,
Jusqu’à cette époque, la linguistique s ’était développée dans le
co n te x te des - recherches philosophiques et, plus particulièrement,
logiques; la science linguistique des stoïciens ne constituait qu’une
partie, bien que distincte et articulée, de leur système philosophique
général. Mais, à partir de cette époque, une autre motivation se fit
sentir dans la linguistique ancienne, l ’étude du style littéraire; tout
d’abord, on se soucia de prononciation et de grammaire « correctes »,
c ’est-à-dire du grec classique en tant qu’opposé à la koiné courante,
et des changements provoqués par l’apprentissage du grec par un
grand nom bre de locuteurs non natifs; ensuite, dans l’étude très
répandue de la littérature classique et des œuvres homériques, c ’est-
à-dire du grec classique en tant qu’opposé à la koiné courante, de
nombreux lecteurs provenant du monde nouvellement hellénisé récla­
mèrent des commentaires sur la langue et sur le contenu. Plusieurs
glossaires de divers dialectes non-attiques ont été rédigés à cette
époque, attestant que les différences entre les variétés de grec qui
possédaient un système de représentation écrite étaient systémati­
quement étudiées. L ’étude de la littérature grecque fut délibérément
encouragée par les souverains macédoniens qui succédèrent à
Alexandre; ils financèrent des bibliothèques et des savants, en partie
pour justifier le pouvoir politique dont ils avaient hérité.
Les marques accentuelles écrites datent de l’époque hellénistique,
guidant la prononciation correcte des mots; la description des
traits d ’accent et des traits de joncture, graphiquement représentés
par les frontières de m ots et les marques de ponctuation, sous l ’appel­
lation générale de métrique, prosôdiai (TrpoowSiai), relèvent du
mouvement en faveur du « co rrect », — hellénisme, Hellènismôs
('EXXTjvtcrpéç). L ’érudition hom érique atteignit un stade avancé,
et plusieurs grammairiens im portants engagés dans la recherche
linguistique doivent une renommée à leurs efforts pour établir des
textes homériques corrects, avec leur exégèse.
Nous pouvons considérer m aintenant les axes essentiels autour
desquels leur travail s ’organisa et se développa. Une fois de plus,

20
LA GRÈCE

nous devons essayer de voir celui-ci non com m e une série d ’expé­
riences anticipatrices de ce qui est devenu le point culminant de la
pensée linguistique grecque, mais comme une succession de mou­
vements à partir de certaines positions, atteintes au fur et à mesure
que des lignes de pensée et des modèles descriptifs furent testés,
étendus à du matériel nouveau et ajustés à la lumière de l’expé­
rience.
Dès le début, il apparaît que les problèmes linguistiques
concernant la langue grecque sont traités dans le cadre de deux
controverses liées. Il s’agit, en premier lieu, des hypothèses rivales
émises à propos du rôle de la nature, phÿsis en tant
qu’opposée à la convention, nômos (vo|j.oç) ou thésis (Géctiç) et,
en second lieu, de la régularité ou analogie, analogia (âvaXoyla),
en tant qu’opposée à l’irrégularité ou anomalie, anomalia (¿vog.a)ia)
— dans la maîtrise du langage et la com préhension correcte de son
fonctionnement. Ces deux dichotomies représentent des points de vue
opposés, se partageant la faveur des uns et des autres, plutôt qu’un
*■débat formalisé, avec des protagonistes nettem ent distincts, entre­
tenant d’un côté et de l’autre l ’argumentation.
L a question posée par phj'sis-nâmos semble la plus ancienne; celle
entre analogistes et anomalistes s’est prolongée durant toute l’Anti­
quité, bien que son importance ait diminué avec le temps. Toutes
deux posent des problèmes linguistiques, dans un contexte plus
général.
Un thème essentiel de discussion parmi les philosophes pré-socra­
tiques, puis parmi les sophistes, et que l ’on trouve dans plusieurs
dialogues de Platon, était de savoir dans quelle mesure les normes,
institutions et jugements acceptés, concernant le bien et le mal,
le juste et l’injuste, etc., trouvaient leur fondem ent dans la nature
même des choses, ou dans quelle mesure ils résultaient essentiel­
lement d’une convention tacite, ou même d ’une législation explicite.
Le thème du Craiyïe est une discussion sur l ’ origine du langage
et sur les relations entre les mots et leur sens : sont-elles basées sur
une affinité naturelle entre la forme du m ot et son sens, ou le résultat
d’une convention, d ’un accord Les deux points de vue sont dûment
exprimés par les participants, mais aucune conclusion n ’en est
dégagée. L ’argumentation naturaliste reposait évidemment sur le
poids de l ’onomatopée dans le vocabulaire et sur le symbolisme
sonore plus général dans la structure phonologique de certains mots;1

1. Platon, Cratyle, 384 D.

21
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

par ailleurs, l ’on se servait beaucoup d'étymologies fantaisistes pour


tenter de rapporter l’origine de différents mots à une source prétendue
« naturelle » ; en effet, on soutenait, dans Je cam p naturaliste, que le
temps avait altéré les form es « primitives » des mots l. Les conven-
tionnalistes rétorquaient qu ’on peut changer le vocabulaire à volonté
et que, une fois le changement accepté, la langue reste tout aussi
efficace
L ’application de cette opposition entre nature et convention aux
problèmes du langage ne semble ni correcte ni féconde. Le langage
est une capacité universelle que possède tout être humain normal et,
en ternies de complexité globale, de systématicité et d’adéquation
culturelle, il n ’y a aucun moyen valide de classer les langues sur une
échelle ou de relever de prétendues survivances de primitivité. En
ce sens, l ’aptitude à communiquer par le discours (le langage de
Saussure) est naturelle. M ais une connaissance, beaucoup plus large
que ne l’envisageaient les Grecs, des différentes langues montre à
quel point est limité Je rôle que jouent l’onomatopée et le symbolisme
sonore, et que le statut arbitraire et conventionnel de la relation
entre forme et sens prévaut dans la plus grande partie du vocabulaire
d ’une langue donnée (¡'arbitraire du signe); et cela, bien que la
convention soit tacite, tout comme le contrat invoqué comme base
de l ’organisation sociale. Toute spéculation visant à déterminer si,
à l ’origine, le langage était beaucoup plus onomatopéique qu’à toute
autre période connue, reste et restera essentiellement invérifiable,
et c ’est à juste titre que ce type de spéculation fut, au siècle dernier,
soumis à la critique sarcastique d ’un M ax Millier 8.
Cette controverse doit son importance historique à sa place dans
les premiers développements de la théorie linguistique et à l ’im­
pulsion qu’elle donna à une étude plus poussée de la langue grecque.
Défenseurs et critiques de chaque position furent conduits à examiner
plus attentivement les structures et les sens des mots, ainsi que les
modèles formels inscrits dans les langues. C ’est là que commença
une analyse linguistique plus précise.
Les savants adoptèrent par la suite des positions plus tranchées
que celles que nous trouvons dans Platon. A ristote épousa résolument
un point de vue conventionalistc : « Le langage est conventionnel,
puisqu’aucun nom ne se présente naturellement 1234. » L ’onomatopée

1. Cratyle, 399 C, 414 C, 421 D, 423 B, 426 C-427 D.


2. Ibid., 384 D.
3. Lectures on the Science o f Language, Londres, 1862, neuvième conférence.
4. Aristote, De interpretatione 2.

22
LA GRÈCE
n’invalide pas nécessairement cette thèse, puisque les formes onoma-
topéiques varient d’une langue à l’autre et sont toujours moulées dans
la phonologie d ’une langue particulière. Le point de vue d ’Aris/ote
sur le langage est résumé au début du De interprelaiioiie : « Les sons
émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, et les mots
écrits — les symboles des mots émis par la voix L »
Épicure (341-270) adopta une position intermédiaire, soutenant
que les formes des mots se présentaient naturellement, mais qu’elles
étaient modifiées par la convention. Fait majeur dans l’histoire de
la linguistique, les stoïciens défendirent le statut naturel du langage,
s’appuyant de nouveau essentiellement sur l’onomatopée et le symbo­
lisme sonore : « Selon l ’opinion des stoïciens, les noms sont formés
naturellement, les premiers sons imitant les choses qu’ils nom­
maient 12 » Cette attitude s ’harmonise bien avec la thèse plus générale
qui privilégie la nature comme guide de la vie authentique de l’homme;
dans leur étymologie, les stoïciens accordèrent une grande impor­
tance aux « formes originelles », ou « sons primitifs » des mots,
prôlaiphônai(Ttpûkattpcoval), réputés onomatopéiques à l ’origine, mais
qui auraient par la suite subi divers changements 3.
Ces vues opposées, d ’Aristote et des stoïciens, sont importantes
en ce qu'elles conduisent à la seconde controverse linguistique de
l’Antiquité, celle entre analogie et anomalie. Elle ne fit pas l’objet
d’un exposé formel, où les arguments fussent disposés les uns en
regard des autres, jusqu’à ce qu’un auteur latin du premier siècle
av. J.-C ., Varron. traitât la question de manière plus approfondie.
Il semble clair qu’Aristote défendit l’analogie et les stoïciens
l’anomalie, comme trait dominant du langage. Plus tard, les ana-
logistes furent enclins à se consacrer aux problèmes linguistiques
à des fins normatives ou (cf. YHcUcmsmôs) de critique littéraire;
les raisons des stoïciens avaient une base plus large. Il se peut que la
rivalité politique et intellectuelle entre Alexandrie, dominée par les
analogistes, et Pergame, dominée par les stoïciens, ait aggravé cette
division. L e stoïcien Clirysippe, écrivit un traité sur l ’anomalie lin­
guistique 4.
Une fois de plus, on peut évidemment penser que cette controverse
s’exprima en des termes qui ne seraient plus de mise aujourd’hui;
cependant, comme la dispute entre nature et convention, clic faisait
partie du contexte dans lequel s'accomplit l’étude approfondie des

1. De inlerpretatione, I.
2. Origène, Contra Celsum, 1.24.
3. J bid., 1.24; Barwick, 1957, chapitre rv.
4. Diogène, 7.192.

23
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

grammaires grecque et latine, et ceux qui la sous-estimeraient —


comme Classen, pour qui elle ne valait même pas un bâillement — ,
feraient sans doute preuve d ’un manque de sympathie historique h
En gros, la controverse tourna autour de la question de savoir dans
quelle mesure le bon ordre et, en particulier, la régularité proportion­
nelle, prédominaient dans la langue grecque et, par implication, dans
la langue en général, et dans quelle mesure les irrégularités, « ano­
malies », la caractérisaient. Les régularités que recherchaient les
analogistes étaient celles des paradigmes formels, selon quoi les mots
ayant un même statut grammatical possèdent les mêmes terminaisons -
morphologiques et la même structure accentuelle, ainsi que celles
qui mettent en jeu les relations entre forme et sens, selon lesquelles
les mots morphologiquement comparables doivent normalement
avoir des sens comparables, « analogiques », et vice versa. Ces sortes
d ’analogies reposent au cœur de la morphologie et, sans elles, les
paradigmes des différentes classes et sous-classes de mots (déclinaisons
et conjugaisons en grec et en latin), où se résument les modèles
répétitifs, resteraient inaccessibles. Elles forment en outre la base de
tout essai de dénomination sémantique des catégories grammaticales :
singulier, pluriel, cas nominaux. Dans cette mesure, comme le fit
ultérieurement remarquer le grammairien Denvs de Thrace, la compo­
sante morphologique de la grammaire consiste en grande partie
en « produits de l ’analogie 2 ».
On employa parfois les arguments des analogistes pour juger
si la forme d’un mot relevait du grec correct et devait être préférée
à une autre, ainsi que pour établir la version authentique d ’un vers
homérique3. Certains analogistes, allant encore plus loin, tentèrent
de corriger les paradigmes grecs irréguliers au profit de la régularité
analogique (processus qui, à certains égards, se produisit de lui-même
dans le passage de l’attique classique à la langue moderne, par
l’intermédiaire de la koiné et du grec byzantin); on suggéra les
formes Zeôs (Zeôç), Zei (Zei), Zéa (Zéa), etc., à la place des formes
attestées, mais « anormales », Zënôs, etc., en tant que cas obliques du
mot Zeùs (Zcùç). De telles pratiques furent attaquées par Sextus
Empiricus, au 11e siècle ap. J.-C ., époque où les grammairiens
s’identifiaient aux analogistes; il combattit toute leur œuvre,
les accusant de fabriquer des formes analogiques encore plus obscures
telles que kyônos (y.éwvoç), au lieu de kynôs (xuvôç), à partir de
i
]. J. Classen, De grmmwticae Graecac primordiis, Bonn, 1829, 80.
2. I. Bekker, Anecdora Graeca, Berlin, 1816, volume II, 629.
3. Cf. Colson, 1919.

24
LA GRÈCE

kyôn (y.ûwv), chien; et un auteur latin fut plus tard amené à protester
que parler latin et parler correctem ent d ’un point de vue grammatical
constituaient désormais deux choses différentes1.
Q uoiqu’on puisse dire q u ’une description économique de la mor­
phologie grecque reposât désormais exclusivement sur la recon­
naissance et la systématisation des analogies formelles, les anomalisles
ne m anquaient pas de contre-exemples à l’appui de leur thèse. La
plupart des classes paradigmatiques nominales et verbales admettent
des exceptions, des membres irréguliers, qui ne peuvent être expurgés
des langues selon le bon plaisir des grammairiens. Les relations
sémantiques proportionnelles entre les catégories formelles et leurs
sens génériques se trouvent bouleversées par des anomalies telles
que la désignation d ’une ville par un nom formellement pluriel
[Athenai ( ’AOtyjvcxi) - « Athènes » ; Thebai (0 /jp a t) - « Thcbes »],
et la désignation d ’états ou d ’attributs positifs, com m e l’immor­
talité, p a r des mots à préfixes négatifs [athânatos (àOâvaxoç); latin
immoriâlis]. Sextus, dans une amusante attaque contre les grammai­
riens en tant que caste, fait grand cas des anomalies sémantiques de
genre : il attire l’attention non seulement sur l ’attribution des genres
masculin et féminin à des noms dénotant des inanimés et des abs­
tractions, et d ’un genre unique (parfois le neutre) aux noms se réfé­
rant aux deux sexes d ’un animé, mais aussi sur les variations dialec­
tales des genres de certains n o m s 12.
L a thèse des anomalistes paraissait plus convaincante, tant qu’au­
cune distinction n ’était faite entre flexion et dérivation, à l ’intérieur
des variations grammaticales des formes des m ots. C ’est une caracté­
ristique du grec, et de la plupart des autres langues, que les para­
digmes ilexionnels sont beaucoup plus réguliers et s ’appliquent à
des classes entières de thèmes, alors que l ’incidence des formations
dérivationnelles est plus irrégulière. Presque tous les noms grecs
possédaient cinq formes casuelles, au singulier et au pluriel, mais
les suffixes dérivalionnels se limitaient aux thèmes nominaux spéci­
fiques; ainsi, nous trouvons patér (ncrrrjp) - « père », et pàtrios
(TtocTpioç) - paternel, mais sans forme correspondante mêtrios (ir/ppioç)
pour rnëtër (jr^njp) - « mère ». D e même, l’anglais dérive des noms
à partir d ’adjectifs par des formations variées telles que truc (vrai) -
truth (vérité), happy (heureux) - happiness (bonheur), hot (chaud) -
beat (chaleur), high (haut) - height (hauteur), et possible (possible) -

1. Sextus Empiricus, Adversus grammaticos 195; QumtiJien, Institutio oratorio,


1.6.27.
2. Sextus, op. ci/., 148-153.

25
BRHX'E HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

possibility (possibilité), et certains locuteurs hésiteraient entre suita­


bleness et suitability (convenance).
En refusant la correspondance biunivoquc entre mot et sens, les
anomalistes stoïciens firent montre d'une grande perspicacité vis-à-vis
de la structure sémantique du langage : les sens des mots n ’existent
pas isolément, et ils peuvent différer scion les syntagmes où ils sont
employés. Saint Augustin, exposant les vues stoïciennes, signale
les sens différents du latin acics : « front de bataille » s’il est associé
à miUtum (« des soldats »), « fil aiguisé de la lame » s ’il est associé à
fervi (« de l’épée »), et « acuité de la vision » s’il est associé à oçularum
(« des yeux » ) 1.
L a conformité du point de vue analogique sur le langage avec
la position philosophique générale d’Aristote s’explique aisément.
L a « proportionnalité » (anâlogoi:. analogia) apparaît à plusieurs
reprises dans l ’œuvre de ce dernier comme principe directeur de la
conduite et du raisonnement. Elle fut en outre logiquement associée
à la vue conventionalisle du langage, puisque plus on trouve de
régularité dans un système de communication conventionnel, arbi­
traire, plus celui-ci est efficace.
Les stoïciens, cependant considéx*aient la langue comme une
capacité humaine naturelle qu’il fallait accepter telle quelle, avec
toute son irrégularité caractéristique. Ils avaient une vue plus large
du grec correct (HrUctthmôs) que les snrlcgbtm 12, et leur intérêt
pour les problèmes linguistiques r.’avait pas pour objet essentiel la
critique grammaticale et textuelle; pour eux, le langage servait à
exprimer la pensée et les sentiments, alors que la littérature s’occupait
des significations et des aperçus plus profonds cachés dans le mythe
el l’allégorie [le mot grec al/cgorilcos (à'/j.^yopr/wç), « allégoriquement »,
semble avoir été employé en premier par le stoïcien Cléanthe 3J.
Tandis que les méthodes d’Aristote caractérisèrent toute la
description linguistique postérieure de l’Antiquité, on voit, dans
les tendances opposées des philosophes stoïciens et des critiques
littéraires alexandrins, jouer l’opposition entre les considérations
philosophiques et les considérations littéraires comme facteurs
déterminants dans le développement de la linguistique. A vec l’épa­
nouissement complet que connut plus tard la grammaire grecque,
les intérêts littéraires l'emportèrent, mais, à travers l ’Antiquité et le

1. Steinthal, J 890, volume I, 360.


2. Diogène, 7.59.
3. Sandys, 1921, 149.

26
LA GRÈCE

M oyen Age, ce conflit de principe, tantôt tacite, tantôt explicitement


discuté, peut s’observer comme un trait récurrent de l ’histoire de la
pensée et de la pratique linguistiques.
L e s trois principaux aspects de l ’étude linguistique auxquels les
premiers savants grecs accordèrent une attention particulière furent
l ’étymologie, la phonétique (prononciation) et la grammaire. Dans
la première, en dépit d ’un grand enthousiasme, Je travail accompli
est en général m édiocre; l ’intérêt pour la recherche étymologique
était stimulé par la controverse sur l ’origine naturelle ou conven­
tionnelle du langage, mais il manquait à l’Antiquité occidentale
une conception correcte des changements linguistiques et des facteurs
qui y sont impliqués. Dès Je début, la recherche étymologique s’ef­
força de faire rem onter les formes de mots aux formes d ’autres mots,
par lesquels on pensait pouvoir expliquer le sens des premiers. Cette
pratique donna lieu à des étymologies fantaisistes proposées avec
sérieux, dont certaines sont rapportées dans le Crvtyle de Platon; par
exemple dnthrôpos (ivOptonoc) - « homme », à partir de amihron
ha ôpôpen (àvocfipov a ôttwttev) - « lever les yeux sur ce qu’il a vu »,
et Poséidon ( ttocteiScüv) à partir de p o si desm os (ttocti Seup.6ç) - « gêne
pour les pieds » (probablement en m archant dans l’eau, Poséidon
étant le dieu de la mer). Toutefois, il est juste d ’ajouter que Platon se
moque souvent de certaines de ces suggestions étymologiques.
D e semblables pratiques continuèrent à caractériser la recherche
étymologique durant l ’Antiquité et le Moyen Age. Il est dommage
que les échecs dans ce domaine soient mieux connus que les succès,
incontestables et importants, remportés par ailleurs, spécialement
en grammaire, et que le seul niveau de l ’œuvTe étymologique ait
parfois été, de façon très injuste, considéré comme caractérisant la
linguistique gréco-romaine dans son ensemble.
L a phonétique enregistra des progrès notables. On tenta quelques
classifications articulatoires, on introduisit la syllabe comme unité
structurelle de la description phonologique et, à l’époque des stoïciens,
on esquissa une description rudimentaire de la parole comme résultant
de l ’interférence entre l’articulation et l’air issu des poumons. On
n ’étudia que le grec : on utilisa les lettres grecques pour écrire le
mieux possible les mots étrangers, mais les érudits ne s’intéressèrent
nullement aux sons ou systèmes de sons étrangers. L ’alphabet grec
servit de cadre descriptif à la phonétique, et on rendit compte des
énoncés à travers la prononciation des lettres qui les constituaient.
A cette phonétique fondée sur les lettres, on peut objecter qu’elle
ne permet pas de reconnaître les différences allophoniques dans les
phonèmes m êm es; les commentateurs se réfèrent à des réalisations

27
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

conjointes et différentes de voyelles ayant des accents différents, avec


ou sans aspiration et longueur, mais ils ne font jamais état des diffé­
rentes qualités des sons vocaliques eux-mêmes, quoique celles-ci
aient accompagné nécessairement les environnements segmentaux et
suprasegmentaux différents1. Les différences phonétiques entre les
dialectes ne sont pas non plus décrites, excepté celles qui étaient repré­
sentées par des orthographes distinctes. Fait plus grave, on accepta
improprement l ’analogie entre la relation des lettres discrètes à un
texte, et celle des sons supposés discrets à un énoncé parlé. Cette erreur
ne fut pas récusée, et elle apparaît explicitement, à la fin de la période
classique, chez Priscien, qui écrit, à propos du latin : « Tout comme les
atomes s’unissent pour former toute chose corporelle, de même les
sons de la parole composent le discours articulé comme s’il s’agissait
d ’une entité co rp o relle12. » Les relations sont en réalité différentes :
les lettres com posent réellement les phrases écrites, alors que la
parole peut se décomposer en sons du langage.
Platon établit de nombreuses distinctions entre les classes de pho­
nèmes segmentaux en grec, regroupant les voyelles comme opposées
aux consonnes, et séparant celles-ci en continues et occlusives, ces
dernières n ’étant prononçables qu’avec un son vocalique ad jacen t3.
Il se rendit com pte également des différences d ’accent entre les mots
constitués de séquences de segments, ou lettres, semblables; il com ­
paraît DU philos (A l! «plXoç), un ami de Dieu, au nom Diphilos
( A îç l Aoç) en term e de différences dans la succession des tons 45 .
Les stoïciens accomplirent d ’autres progrès en phonétique, en
reconnaissant l’autonomie de l’étude des sons de la parole dans le
cadre plus général de l’étude du langage. Ils distinguèrent trois aspects
de la lettre écrite : sa valeur phonétique, par exemple [a], sa forme
écrite, a, et le nom par lequel on la désignait, alpha Durant toute
l ’Antiquité, on continua à distinguer ces trois propriétés, leurs noms
en latin étant poiestâs (force), figura (forme) et nômen (nom).
Les stoïciens étudièrent les structures syllabiques du grec et établirent
une triple distinction entre les séquences sonores apparaissant réelle­
ment comme parties significatives du discours, celles qui pourraient
apparaître selon les règles de formation syllabique mais qui, en fait,

1. Bekker, Anccdota Graeca, volume II, 774-775.


2. Priscien, 1.2.4 : Sicul enim ilia (sc. elementa muttdi) coeunlia onme perficiunt
corpus, sic etiam haec (sc. elementa vocis) lileraiem vocem quasi corpus aliquod
componunl.
3. Cratyle, 424 C; Théétète, 203 B.
4. Cratyle, 399 A-B.
5. Diogène, 7.56; Bekker, Anecdota Graeca, volume II, 773.

28
LA GRÈCE

n ’apparaissent pas [par exemple blityri (p iru p i)] et les séquences


exclues, comme phonologiquement impossibles dans la langue1.
Les savants de l’Antiquité firent sur la phonétique du grec plusieurs
observations correctes et précises qui sont d ’une grande valeur pour
en reconstruire la prononciation (de même, plus tard, que les juge­
ments phonétiques des grammairiens latins); mais il reste plusieurs
omissions importantes dans l ’observation des faits et il manque une
théorie descriptive adéquate. On ne peut pas dire que, dans l ’histoire
de la phonétique, l’œuvre gréco-romaine soit d’une importance
primordiale : les G recs formulèrent-leurs classifications et-descrip­
tions surtout en termes acoustiques impressionnistes, plutôt qu’en
termes d ’articulations, com m e le firent les Indiens et les Arabes
(p. 149-150 ci-dessous). L a phonétique du X I X e siècle, qui connut des
progrès si rapides, s’inspira essentiellement des techniques descrip­
tives des Indiens et de la méthodologie d ’observation développée
dans la tradition empirique des trois siècles précédents.
Ce fut dans le dom aine de la grammaire que le monde grec (et
romain) accomplit ses meilleurs travaux. Plusieurs des livres majeurs
traitant de la gram m aire grecque et latine nous sont parvenus,
dont les descriptions grammaticales furent maintenues par une
tradition continue à travers le Moyen Age et le monde moderne; elles
constituent aujourd’hui la base des grammaires standard de ces
langues. De plus, dans l ’équipement grammatical général de la
linguistique descriptive d ’aujourd’hui, on retrouve les catégories,
les théories et la terminologie que les anciens développèrent en étu­
diant la grammaire de leurs propres langues.
Le cadre de la description grammaticale de l’Antiquité était consti­
tué par Je mot et le modèle paradigmatique 12. Malgré la richesse de
la morphologie classique, on ne disposait pas d ’une théorie du m or­
phème et les descriptions grammaticales classiques souffrent encore
des longueurs et des faiblesses caractéristiques, par exemple,'pour une
morphologie basée sur le m ot. De même que la phonologie grecque
était basée sur la prononciation des lettres de l’alphabet, de même
la grammaire grecque était axée sur la langue écrite, essentiellement
le grec attique des auteurs classiques, bien qu’on ne perdît jamais
de vue ses implications pour la lecture à haute voix.
Une grammaire basée sur le mot met en jeu trois procédures prin­
cipales : l ’identification du m ot en tant qu’entité linguistique isolable,

1. Diogène, 7.57.
2. Cf. C. F. Hockett, « Two models of grammatical description », Word 10
(1954),210-234.

29
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

l ’établissement d ’un ensemble de classes pour distinguer et grouper


les m ots de la langue, l ’élaboration de catégories grammaticales
adéquates pour décrire et analyser la morphologie des mots entrant
dans les paradigmes des form es associées et des relations syntaxiques
qui se créent entre les m ots, dans la construction des phrases.
Bien qu’il existe des arguments grammaticaux généraux pour consi­
dérer le traitement des relations syntaxiques comme la composante
centrale de la grammaire (par exemple, en grammaire générative, on
les traite dans des règles antérieures à celles qui couvrent la morpho­
logie du m ot), dans l’histoire de la théorie grammaticale occidentale,
la m orphologie semble avoir été formalisée en premier lieu; la
première description de la morphologie grecque qui nous soit parvenue
est antérieure de deux siècles à la première description syntaxique dont
nous disposons.
L ogiq u em en t, on p eu t soutenir que, dans l ’élaboration d ’une
g ram m aire basée sur le m o t, on doit procéder d ’a b o rd à l ’identifica­
tion fo rm elle du m ot-u n ité, ensuite à celle des classes de mots,
et, finalem ent, à celle des catégories qui s ’y rap p orten t. E n fait, c ’est
là l ’o rd re ad op té par D en ys de Thrace. H istoriquem ent, cependant
ce qu’on tro u v e d ’abord c ’est une discussion de ce qui devait plus tard
a p p arten ir ; r :à u c des catégories gram m aticales, discussion
occasion n elle chez les sophistes du Ve siècle. P ro ta g o ra s a étudié la
catég orie nom inale du g en re en grec, et l’on ra c o n te q u ’il aurait
désiré que m enis (frijviç) - « colère », et p êlëx (Trrfhrfc) - « casque »,
fussent au masculin p lu tô t q u ’au féminin, probablem ent par asso­
ciatio n sém antique avec des caractéristiques et des activités masculines
p lu tôt que fém inines1. Il est possible que S o cra te lui-même eût
parlé d e cette catégorie, c a r A ristophane se m oque, dans sa comédie
les Nuages, de la façon d o n t jî suggère de nouveaux m ots à forme
fém inine, com m e aleklriaina (¿},ex'rptiaiva) - « poule » , au lieu
d ’em ployer alekiryon (dcXEXTpucov), à la fois au m asculin et au féminin
pou r « co q » et « poule », ainsi que du fait qu’il é ta it intrigué par
des m o ts co m m e kùrdopos (x.otp8o7roç) - « auge », l ’un des rares noms
de la d euxièm e déclinaison se term inant en -os qui fussent féminins2.
P rotagoras détermina aussi les differents types de phrase où une
fonction sémantique générale se trouve associée à une certaine struc­
ture gram m aticale, par exemple : souhait, question, assertion, ordre3.
Bien que relevant de la rhétorique, ceci fournit aux générations sui­
vantes le matériel pour une analyse syntaxique plus formelle.
1. Aristote, Réfutations sophistiques 14.
2. Aristophane, Nuages, 660-680.
3. Diogène, 9.53-4.

30
LA GRÈCE

Chez Platon et chez Aristote, les références à ]a grammaire sont


éparses, ces thèmes n ’étant pas traités systématiquement. On dit
cependant que Piaton fut le premier à prendre ce sujet ail sérieux, car,
dans ses dialogues, nous rencontrons une division fondamentale de la
phrase grecque en composant nominal et composant verbal, onoma
et rhetna (6vopcc, pvjp«), - qui resta pour toute la linguistique descriptive
ultérieure la distinction grammaticale de base, sous-tendant l ’analyse
syntaxique et la classification des m ots1.
Aristote conserva cette distinction, mais ajouta au composant syn­
taxique une troisième classe, le sÿndesmoi ( ctùvS£ct(j.oi), classe com pre­
nant les m ots qui devaient par la suite-s’appeler articles, pronom s et
conjonctions (ainsi sans doute que les prépositions, bien que les exem­
ples cités ne permettent pas de l’établir)12. Cette analyse tripartite
de la phrase visait probablement à différencier les.-composants de
l’énoncé déclaratif, apophaniikôs logos (¿-o çav rixéç X6yoç), auquel
Aristote, en tant que logicien, s ’intéressait le plum et qu’il jugeait
fondamental. De plus, Aristote proposa une définition formelle du
mot en tant qu’unité linguistique : un composant de la phrase, méros
lôgou (pépoç Aoyou), ayant de lui-même un sens déterminé, mais
étant non divisible en unités significatives plus petites 3. Platon
n ’avait pas explicitement établi si ses onoma et rhema se référaient
à des mots, à des syntagmes, ou aux deux en même temps. L a défi­
nition d’Aristote présente une ressemblance remarquable avec celle
de Meillet : « association d ’un sens donné à un groupe de sons
donné, capable d ’emploi grammatical 4 » ; en fait, aucune des deux
n’est parfaitement adéquate, puisqu’elles négligent le morphème, lui-
même toujours « capable d ’emploi grammatical », et assez souvent
chargé d ’un sens autonome. La phrase (logos), pour A ristote,
mettait devantage de choses en jeu au niveau sémantique, puisque,
à la différence du mot isolé, elle affirmait ou niait .un prédicat, ou
représentait un jugement d ’existence 5*. Il définit .encore le rhema
comme indiquant en outre (à la différence de Vonoma) une référence
temporelle et comme représentant le prédicat °. Cette seconde partie
de la définition lui permit, comme à Platon, d’inclurellcs adjectifs
tels que leukôs (Xcuxéç) - « blanc », et dikaios (Sixatoç) - « juste »,
parmi les rhemata 7, puisqu’ils servaient fréquemment de prédicats

1. Cratyle, 399 B, 425 A; Sophiste, 262 A-263 D.


2. Rhétorique, 3.5, 3.12.
3. De Vinterprétation, 2-3.
4. A. Meillet, Linguistique historique et Linguistique générale, Paris, 1948, 30.
5. De l'interprétation, 3-6. — 6. Op. cit.,3. — 7. Op. cit., 10; cf. Platon, Cratyle,
399 B.

31
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
en grec [leukos ho hippos (Xeuxoç ô i~ o ç) - « le cheval est blanc »],
et. avec la copule esti ( èctt'l) - « est », sous-entendue et toujours
disponible pour l’insertion, on peut aire qu’ils portent également
une référence au temps (présent). C ’est pour cette raison que la
traduction de onoma et rhema par nom et verbe peut être trompeuse
pour cette étape du développement de la théorie grammaticale
grecque.
Aristote, comme Protagoras, reconnut la catégorie du genre dans
les noms et établit la liste des terminaisons typiques le marquant \
mais d ’autres différences-dans 4es formes de mots sont traitéesd ’après-
la catégorie de la ptosis ( tttwciç). Chez Aristote, ce terme recouvre
plusieurs altérations grammaticalement pertinentes, dans la forme
descriptive basique d ’un m ot; les cas obliques des noms, les formes
comparatives et superlatives des adjectifs, les adverbes déadjectivaux
en -os, comme dikaiôs (Sixaicoç), les temps verbaux autres que le
présent, et peut-être quelques autres flexions verbales, sont tous des
ptoseis, soit de Vonoma, soit du rhema-.
Il est facile de constater l ’inadéquation des cadres de référence
grammaticaux chez Platon et Aristote; mais il est plus important de
remarquer qu’ils ont fait les premiers pas pour forger un métalangage
technique au service de la description et de l’analyse du grec, à partir
de ressources lexicales de la langue qui n ’avaient jamais encore été
employées à cet effet. Ônoma, qui devait se traduire par le français
nom (anglais noun), signifiait à l’origine « dénomination » (anglais
naine), et rhema, « prédicat », plus tard « verbe », s’était employé
dans le sens de « dicton » ou « proverbe » 3; ptosis, littéralement
« chute », dont l’étymologie technique est obscure, fut employé par
Aristote aussi bien comme terme logique que comme terme gramma­
tical très gén éral i. Ce terme devait avoir une très longue histoire; la
spécialisation de son sens à celui du mot cas en français, casus en
latin, constitua l ’un des progrès théoriques particuliers accomplis
par les grammairiens stoïciens5.
Les générations successives de philosophes stoïciens accomplirent un
important travail en grammaire; conduits par leur attitude philo­
sophique à accorder une grande attention au langage, les stoïciens ont
écrit des livres entièrement consacrés à des thèmes linguistiques,12345

1. Réfutations sophistiques, 14.


2. De Vintcrpritation, 2 , 3; Topiques, 5.7,1.15.
3. Platon, Protagoras, 342 E, 343 A-B.
4. Premiers analytiques, 42 b, 30; Seconds analytiques, 94 a, ] 2.
5. L. Hjclmslcv, La Catégorie des cas, Aarhus, 1935, 1-70.

32
LA GRÈCE
parfois à la syntaxe, dont nous ne connaissons pas Je contenu
avec exactitude L Ces écrits ont disparu, mais, grâce aux auteurs
postérieurs, nous pouvons nous faire une idée générale de Jour
théorie, quoique plusieurs questions de détail demeurent, et demeu­
reront sans doute à jamais, sans réponse.
La grammaire subsista dans les écoles stoïciennes com m e partie
intégrante de la culture linguistique, mais on peut la considérer comme
un stade dans le développement de la théorie grammaticale que l ’œuvre
alexandrinc devait dépasser. Il im porte cependant d’en connaître
les grandes lignes.
Les stoïciens développèrent le système aristotélicien dans deux
directions : ils augmentèrent le nom bre des classes de m ots, et ils
introduisirent des définitions plus précises et des catégories grammati­
cales supplémentaires, pour traiter la morphologie et une partie de la
syntaxe de ces classes. Par la suite, certains auteurs considérèrent le
développement du système des classes de mots comme la subdivision
progressive du système antérieur 12. Il semble que les stoïciens procé­
dèrent en trois étapes. Tout d ’abord, parmi les sÿndesmoi d ’Aristote,
les membres fléchis (les futurs pronom s et articles) furent séparés
conjointement com m e ârrhra (&p0pa) des membres invariants non-flé-
chis, auxquels seuls le terme sÿndesmos s ’appliqua (les futures prépo­
sitions et conjonctions); deuxièmement, on divisa Vônoma d ’Aristote
en nom propre, auquel le terme ¿monta s ’appliqua, et nom commun,
prosëgorià (-pooTjyopta); et, troisièmement, à l’intérieur de cette
dernière classe, on détacha la classe des adverbes que l ’on nomma
mesôiës (peGOT/jç), littéralement « ceux du milieu », peut-être parce
qu’ils se rattachaient syntaxiquement aux verbes, mais s ’associaient
pour la plupart morphologiquement aux thèmes nominaux.
Toutes ces classes furent reprises p a rle s auteurs postérieurs, excepté
prosëgorià, qui fut rattachée à Vônoma dans une classe unique dont
elle ne constitua plus qu’une sous-classe.
Les stoïciens donnèrent de cette distinction entre les deux classes
nominales une définition sémantique se référant à la qualité indivi­
duelle (« être Socrate »), en tan t qu’opposée à la qualité générale
(« être un cheval »). Cette distinction est logiquement importante,
mais elle n ’est pas morphologique, et le grec ne corrobore pas dans
les faits les tentatives d ’assigner des paradigmes séparés aux noms
communs et aux noms propres, bien q u ’une analyse syntaxique plus

1. J. von Arnim, Sloicorum rcterum fragmenta, Leipzig, 1905-1924, volume II


206a; Diogéne, 7.192.
2. Par exemplc Denys d’Halicarnasse, De compositionc verborum 2.

33
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
S dc puisse fournir une base formelle pour une sous-classe de noms
propres1.
Ce sont les stoïciens qui ont défini le cas au sens moderne, comme
catégorie flexionnelle des noms et d ’autres mots fléchis; on employa
ensuite génériquement klisis (xXtaiç), pour désigner la variation
grammaticale des formes de mot. En restreignant ptosis aux noms
et aux mots pareillement fléchis, les stoïciens purent faire de la flexion
casuelle le fundamentum divisionis entre l'onoma et le rhema , ce
qu'elle demeura, avec ce résultat que les adjectifs grecs (et latins)
firent désormais partie de la classe nominale, ainsi qu’entre les àrthra
(cas fléchi) et les sÿndesmoi (non-fléchi). A l’intérieur de la catégorie
de la ptosis, ils étendirent l’emploi du terme afin qu’il recouvre toutes
les formes de mots casuellcment fléchis, et les divisèrent en ptosis
cutlieîa (eèfietoc) ou orthê (èpGvj), cas nominatif (en latin casas
reclus), et ptôseis plagiai (nAiyia.i), cas obliques (en grec l ’accusatif,
le génitif et le datif). L a position du vocatif dans le système stoïcien
est incertaine. On s’est bien rendu com pte que le nominatif, comme
cas-sujet, s’accordant en nombre avec le verbe fini, s’opposait aux
trois cas obliques, qui se construisent avec des verbes, selon des rela­
tions syntaxiques diiférentes et avec des prépositions, le génitif se
construisant même avec d ’autres noms.
L a restriction de la ptosis aux m ots nominaux, d ’une part exigeait
une terminologie autonome pour les catégories verbales, et d ’autre
part fournissait des critères d’emploi. Selon qu’ils se construisaient
avec un cas oblique (habituellement l ’accusatif), avec hypô (u-o) et
le génitif, ou avec aucun des deux, les verbes étaient définis respecti­
vement comme verbes transitifs actifs (rhèmata orthd), passifs
(hyptia ( utttloi)), et « neutres » (intransitifs) ( oudétera (ouSérepa)) 12.
La similarité partielle de terminologie entre ptosis orthê et rhema
orthôn n ’est pas due au hasard; la syntaxe des verbes actifs et passifs
dans les langues classiques était étroitement liée aux différences de
t a s 3. D ’autres categories verbales cl d ’autres distinctions figuraient
dans le système des stoïciens, mais leur contribution la plus importante
à l’analyse du verbe grec fut de dégager les significations temporelles
et aspectuelles inhérentes aux formes des temps.
L ’indication du temps, reconnue p ar Aristote, n ’est qu’une partie
de la fonction sémantique des temps verbaux grecs. Deux dimensions

1. Diogcne, 7.57-8; Bekkcr, Anccdola Graeca, volume II, 842; cf. Bloomfield,
Language, 205 (traduction française : le Langage, Payot, 1970).
2. Diogène, 7.64; Steinthal, 1890, volume I, 299.
3. Hjelmslev, Cas, 7.
LA GRÈCE
sont en cause, la référence temporelle et l’achèvement, en tant qu’op­
posé à l ’inachèvement ou à la continuité. En relation avec ces deux
distinctions catégorielles, on peut disposer quatre temps comme suit :

T emps Présent Passé


Aspect

Imperfectif Présent Imparfait


Perfectif Parfait Plus-que-parfait

Le futur (méllon (piXLov)) et l'aoriste (aôrixtos (¿épicr-oc)) tombent


en dehors de ce système symétrique et, pour cette raison, on les consi­
dérait comme indéterminés, méllon par référence au futur, aoristes
par référence au passé; il se peut que la similitude morphologique du
radical dans de nombreuses formes du futur et de l ’aoriste ait renforcé
cette interprétation sémantique h Le futur parfait fut considéré comme
une particularité du dialecte attique, où il était d ’ailleurs peu
utilisé 12.
Q u’il soit possible de donner une analyse sémantique complète
des flexions de tous les verbes d ’une langue est une hypothèse naïve
et injustifiable, comme l’ont montré des études récentes en grammaire
anglaise 3. Pour les différentes classes lexicales de verbes, les formes
fléchies ont des fonctions sémantiques différentes, et le grec ancien
n ’est pas une exception à cet égard. Néanmoins, le système temporel
stoïcien témoigne d ’une intelligence pénétrante des formes et des
fonctions du verbe grec.
Les philosophes stoïciens poursuivirent leur œuvre, mais dans
l ’histoire de la linguistique, c ’est le renouveau apporté aux thèses
stoïciennes par les savants d ’Alexandrie qui amenèrent cette discipline,
cl plus particulièrement la grammaire, au point où les grammairiens
latins et, à travers eux, la tradition européenne, la prirent en charge.

1. Bekker, Anecdota Graeca, volume ü , 890-891, Sieintha!, 1890, volume I,


307-317; Barwick, 1957, 51-53.
2. Bekker, op. cit., 891-892.
3. Cf. F. R. Palmer, A Linguistic Study o f the English Verb, Londres, 1965.
Sur le grec, cf. J. Lyons, Structural Semantics (Publications de la Société Philo­
logique 20 (1963)), 111-119.

35
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
A la différence des stoïciens, les Alexandrins s’intéressèrent essen­
tiellement au langage comme partie des études littéraires, et ils adop­
tèrent la position analogiste. Ils se servirent des principes de l’analogie
pour corriger les textes et déterminer les normes d'acceptabilité
(Hellënismôs). Alexandrie accorda une attention particulière aux
études homériques, et l’un des plus fameux alexandrins, Aristarque
( 11e siècle ap. J.-C .) est même.considéré comme le fondateur de l’éru­
dition homérique; on lui attribue également plusieurs travaux sur la
grammaire et il fut le professeur de Denys deThrace (v. 100 ap. J.-C .),
qui semble être l’auteur de la première description explicite de la
langue grecque qui nous soit parvenue.
L a Téchnë Grammatikê de Denys présente, en quinze pages et trente-
cinq sections, un exposé sommaire de la structure du grec. La seule
omission importante est la description de la syntaxe, bien que le
système des classes de mots et l ’analyse morphologique qui y sont
exposés formèrent la base des descriptions syntaxiques ultérieures.
Quoiqu’il s’agisse d ’une œuvre typiquement alexandrine, Denys
n ’ignorait pas les travaux linguistiques des stoïciens, et l ’on peut
déceler chez lui des traces de leur influence.
A la fin de l’Antiquité, des doutes s’étaient élevés quant à l ’authen­
ticité du texte tel que nous le possédons, doutes qui ont resurgi à
l’époque m oderne1; bien que cette question soulève certaines diffi­
cultés, la majorité des savants l ’ont attribué à Denys de Thracc et
nous les suivrons, en admettant son authenticité. Il semble que le
stade que ce texte représente dans la pensée grammaticale grecque
correspond effectivement à cette époque et a été reconnu comme tel
par les grammairiens ultérieurs.
En fait, la description donnée par Denys fut considérée comme
définitive. Elle fut traduite en arménien et en syriaque au début de
l’ère chrétienne, et fut l’objet d ’innombrables commentaires et exé­
gèses de la part des critiques byzantins, ou scoliastes. Elle demeura
un modèle durant treize siècles, et un auteur moderne a pu déclarer
que presque tous les manuels de grammaire anglaise ont une dette
envers D en y s12. Sa concision, son caractère méthodique et explicite
font qu’elle mérite amplement d ’être sérieusement étudiée par qui­
conque connaît le grec ancien, que ce soit du point de vue de la lin­

1. V. Di Benedetto, « Dioniso Trace e la Techuea lui attributa », Annali della


scuola normale superiore di Pisa, sèrie 2, 27 (1958), 169-210 et 28 (1959), 87-118.
2. P. B. R. Forbes, « Greek Pioneers in Philology and Grammar », Classical
Review 47 (1933), 112.

36
LA GRÈCE
guistique générale ou de celui de l’érudition classique; toute his­
toire de la linguistique se doit d’exposer ses principaux points 1.
L a Téchnë commence par donner le contexte des études gramma­
ticales tel que l ’envisageaient les Alexandrins : « La grammaire est
la connaissance pratique des usages généraux des poètes et des p ro­
sateurs. Elle comprend six parties : la première - la lecture correcte
(à haute voix) en tenant compte de la prosodie; Ja deuxième - l ’expli­
cation des expressions littéraires dans les œ uvres; la troisième - la
rédaction de remarques sur la phraséologie et le sujet d’étude; la
quatrième - la découverte des étymologies ; la cinquième - [’élaboration
des régularités analogiques; la sixième - l’appréciation des com po­
sitions littéraires, qui est la partie la plus noble de la gram ­
maire. »
N o u s voyons que Denys se fondait sur l ’observation ; le m atériel
d ’étud e provenait de textes d ’auteurs classiques et les descriptions
se fondaient sur leur usage. Une telle attitude em pirique trouve au jou r­
d ’hui beaucoup de partisans, mais certains com m entateurs furent
choqués par l ’emploi de Yem peiriâ (èpTreipta) - « connaissance
pratique » ; et, classant les activités sur une échelle admise allant
d e là p e îr a (rtEta) - « m iseá l’épreuve», le plus bas degré, en passant
p a r Yem peiriâ et la léchnc - « science » , à Y épistém è (èma-rjir/)) -
« compréhension », le plus haut degré, ils accu sèren t Denys d ’avilir
la m atière qu’il enseignait12.
N o u s voyons en outre comment la g ram m aire s’intégrait à une
organisation plus générale des études propédcutiqucs conduisant
à une appréciation correcte de la littérature grecque classique. Seule
la cinquième division, l ’élaboration des régularités dans la langue
ou de l ’analogie, recouvre ce qui fut, alors et plus tard, considéré
co m m e le domaine central de la g ram m aire, étant le seul chapitre
qui fasse l’objet d ’un développement détaillé. On peut donc con si­
d érer cette première formulation de la g ram m aire grecque, modèle
p ostérieur de recherches pendant des siècles, co m m e un produit de la
discussion entre analogistes et anomalistes.
L a description commence par un exposé des valeurs phonétiques
des lettres de l’alphabet grec. Les lettres, grúm m ata (ypà|xp.atoc),
so n t définies com m e éléments, stoicheîa, ( ctol/ eïix), terme déjà

1. Texte dans Bekker, Anecdota Graeca, volume II, 627-643 (en même temps
que les commentaires des scoliastes); aussi dans G. Uhlig, Dionysii Tliracis Ars
Grammatica, Leipzig, 1883.
2. Bekker, op. cit., 656, 732.

37
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
employé pour les constituants ultimes du monde physique1, et
q u ’un auteur des années 20 avant Jésus-Christ spécifia comme les
éléments premiers et indivisibles de la parole articulée12; cette défi­
nition, compte tenu du fait que les Anciens n ’ont pas réussi à établir
la distinction correcte entre lettres et sons, supporte la comparaison
avec les premières définitions données au phonème. Tel avait été
jusque-là le cadre de la phonétique et de la phonologie grecques,
et Denys puise largement dans les travaux de ses prédécesseurs.
11 se borne à la description des phonèmes segmentaux et à la
distinction de longueur dans les voyelles et les syllabes, bien qu’il
mentionne les traits prosodiques, thème qui sera repris par des
commentateurs. Cette partie est d’un faible intérêt linguistique,
bien qu’elle fournisse des indications précieuses pour la reconstitu­
tion de la prononciation du grec ancien. Denys commence par les
lettres; on suppose qu ’il décrit les caractéristiques phonétiques
des phonèmes représentés par ces lettres. Il ne parle pas des diffé­
rences allophoniques, mais un commentateur, se référant (p. 28
ci-dessus) à la triple distinction entre, son, forme et dénomination,
déjà faite par les stoïciens, devait signaler plus tard qu’il existait
plus d ’une prononciation pour une forme de lettre unique 3. A la fois
en attique classique et en grec hellénistique, les séquences écrites des
voyelles ei ( e i ) et ou (ou) représentaient presque sûrement les mono-
phtonmv*0 [e :] (plus tard [i:]) et [o:] (plus tard [ u :])45,
mais Denys de Thrace n ’en fait pas mention. Un scoliaste, cependant,
expliqua plus tard que ei (ei) et les « diphtongues souscrites » où la
lettre i était écrite au-dessous de l’autre voyelle, a, jj, et to, avaient la
m êm e qualité de prononciation que celle indiquée par les lettres
simples e , a, y, et w 6.
Denys de Thrace identifia les triades consonantiques du grec,
p , ph, b ; t, jh, d ; et k, kli, g, comme partageant les mêmes ensembles
de distinctions articulatoires. 11 différencia les éléments aspirés
et non-aspirés comme « rudes » (daséa (Saoéa)) et « doux » ou « nus »
{psi!á (ij/tTà)), liant ainsi le trait distinctif à la différence entre les
voyelles initiales aspirées et non-aspirées, comme dans heîs (èiç) -

1. Par exemple Platon, Thèétète, 201 E ; Aristote, Métaphysique, 983b 12,


1014a 26-29.
2. Denys D ’Halicarnasse, De compositione verborum, 14,1-2.
3. Bekker, op. cit., 774.
4. Buck, Comparative Grammar, § 89, 92; E. H. Sturtevant, The Pronunciation
o f Greek and Latin, Philadelphie, 1940, § 29, 41.
5. Bekker, op. cit., 804.

38
LA GRÈCE

« un seu! », et eis ( e t c ) - « dans » (avec mouvement). Curieusement,


il appela les éléments voisés de ces triades des « intermédiaires »
(mésa) (péaa). Le sens exact de ce terme est obscur, mais il semble
que, pas plus que les autres auteurs anciens, ni lui ni ses commen­
tateurs ultérieurs n’ont compris la base articulatoire de l’opposition
entre voisé ét non-voisé. Le terme mediae (litterae), traduction
latine de la mésa (gràmmata) de Denys de Thrace, sera encore
employé dans certains écrits du x ix e siècle, pour désigner les consonnes
voisées; et l’appellation actuelle de « liquides », apparemment
plioncsthétique, pour les types de sons [1] et [r] peut se rattacher à
l’emploi par Denys de Thrace de hygrâ (ùypx) - « liquide », pour
désigner / (X), r (p), m (p) et /; (v), en grec.
Les savants alexandrins avaient inventé les marques graphiques,
d’un emploi général aujourd'hui dans récriture du grec classique,
pour les trois accents, ou tons distinctifs, du grec : aigu (haut)
grave (bas) 1 et circonflexe (haut descendant) L Denys de Thrace
en fit la liste sans aucun commentaire ou explication, mais on en
trouve une élaboration plus poussée dans les observations des
scoliastes1. :
Passant à la partie strictement grammaticale, Denys de Thrace
emploie deux unités de description fondamentales, la phrase (logos
(Xéyoc)), limite supérieure de la description grammaticale, et le mot
(léxîs (XéEiç)), unité minimale. On définit la notion de phrase comme
« l’expression d ’une pensée complète ». Le terme mêros lôgou (pipoç
Xôyou), d ’où provient l’expression moderne, « partie du discours »,
revient dans l'énumération des différentes classes de mots. Pour autant
qu’on le sache, Platon fut le premier à employer cÇterme pour désigner
les constituants de la phrase; ce n ’est qu’avec l’augmentation du
nombre des classes de mots distinguées par les "linguistes grecs que
l ’expression prit son dernier sens de « classe de mots ».
Denys de Thrace distingue huit classes de mots, nombre qui, à
part une modification due à l’absence d ’article en latin, demeura
inchangé jusqu’à la fin du Moyen Age, dans la description du grec et
du latin, et eut une influence im portante sur l’analyse de plusieurs
langues modernes. Le système de classes de mots a etc considéré
ultérieurement comme l ’une de ses principales découvertes12. Les
noms propres et communs des stoïciens sont réunis en une classe
unique ônoma; le participe metoche (pero^r))), séparé du verbe, devient
une classe de mots propre, et les sÿndcsmos et ârthron des stoïciens

1. Bekker, op. cit., 754-775; Sturtevant, op. cit., chapitre iv.


2. Bekker, op. cil.,676.
39
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
sont chacun divises en sÿndcsmos, conjonction, et prôthesis (rrpôOïotç),
préposition, et en àrihroii, article, et an tonymit! (av-rtovopia), pronom,
respectivement. L ’adverbe, au lieu du menâtes stoïcien, est rebaptisé
epirrhèma (éntppr(¡jLa). Il est utile de citer les noms des huit classes,
ainsi que leurs définitions, pour illustrer la concision de la terminologie
de Denys de Thracc et l’application qu’il fait des méthodes classi­
ficatoires d’Aristote :

ônoma (nom) : partie du discours fléchie pour le cas, signifiant une


personne ou une chose;
rhema (verbe) : partie du discours sans flexion casuelle, mais fléchie
pour le temps, la personne et le nombre, signifiant une activité ou
un procès, accompli ou subi;
metoche (participe) : partie du discours partageant les traits du
verbe et du nom;
àrthron (article) : partie du discours fléchie pour le cas et préposée
ou postposée au nom;
antônymià (pronom) : partie du discours substituable à un nom et
marquée pour la personne;
prôthesis (préposition) : partie du discours placée devant d’autres
mots dans la composition et en syntaxe;
epirrhemâ (adverbe) : partie du discours sans flexion, modifiant ou
s’ajoutant à un verbe;
syndesmos (conjonction) : partie du discours liant ensemble le
discours et remplissant les trous dans son interprétation1.

Ou voit que les Alexandrins employèrent des critères d’analyse


raffinés, afin d’obtenir un nombre maximum de distinctions; les
stoïciens, s’ils avaient dégagé plusieurs des traits mis en jeu, ne les
avaient pas formalisés comme base de classes autonomes de mots.
Deux différences essentielles apparaissent entre le système de Denys
de Thrace et celui des présentations habituelles de la grammaire
grecque. Tout d’abord, la reconnaissance du statut séparé du parti­
cipe, qui souleva des critiques dans l’Antiquité puisque, en fait, toutes
les racines participiales étaient des racines verbales et vice versa,
était due à la place éminente accordée depuis l’époque des stoïciens
à la flexion casuelle comme fundamentum divisionis. C ’est respecti­
vement la présence et l’absence de ce trait qui différencient les deux

1. Denys de Thrace inclut le pronom relatif, ,6ç f¡, 6, dans la classe àcVàrthron.
La position des propositions relatives, qui suivent normalement leur antécédent
nominal, et la morphologie identique de l’article et du pronom relatif lui per­
mettent de considérer celui-ci comme un article postposé.

40
LA GRÈCE
parties du discours, le nom et le verbe, mais le participe est fléchi à la
lois pour le cas et le temps, et participe ( metéchei (peré/ti) - « prend
part » (latin participai)) aux relations syntaxiques entretenues aussi
bien par les noms que par les verbes. Deuxièmement, l’adjectif,
dont la morphologie et la syntaxe’ s’apparentaient davantage à celles
des noms, en grec comme en latin, était mis dans la classe ônoma
(nom). Cette assignation se reflète dans les termes nom substantif et
nom adjectif que l’on rencontre encore parfois dans l’usage courant.
Chaque classe de mots déterminée est suivie d’un relevé des
catégories qui lui sont applicables. Celles-ci sont appelées par
Denys parepômena (mxpeTrépeva) - « attributs secondaires »,
et on peut comparer l’emploi de ce mot à celui de symbebëkôta
(avTTpepYjxéT«) - « accidents », dans la logique d ’Aristote K Les
Parepômena se réfèrent collectivement aux différences grammatica­
lement pertinentes dans les formes des mots et comprennent à la fois
les catégories flexionnelles et dérivationnelles. On prendra comme
exemple les cinq parepômena qui s’appliquent aux noms :
1. Génos (yévoç), genre : masculin, féminin ou neutre.
2. Eîdos (eîSoç), type : primitif ou dérivé.
L ’adjectif gaiéios (youfyoç) - « de la terre », est donné comme exem­
ple de nom dérivé et rapporté au nom primitif ge (aussi gaia) -
« terre ». Parmi d’autres sous-classes de noms dérivés figurent les
formes comparatives et superlatives adjectivales (par exemple :
andreiôteros (dtvSpeioTspoç) - « plus brave » et andreiôtatos
avSpEiéxaToç) - « le plus brave »). Ainsi les formes qui auraient pu
servir de critère pour faire des adjectifs une classe séparée se virent
assigner une place spécifique propre à l ’intérieur de la classe
nominale.
3. Schéma (ayÿjpa), forme : simple ou composée, selon qu’on peut
identifier ou non plus d’un nom à l’intérieur d ’un thème nominal
unique. Par exemple, pour les noms propres, Mémnôn (Mépvtov) est
simple, Philôdëmos (dHXôSrjgoç) est composé (philo + démos).
4. Arithmôs (àptfigéç), nombre : singulier, duel, ou pluriel. Les
formes distinctes du duel, touchant à la fois les noms et les verbes, et
héritées de l ’Indo-Européen, s’employaient peu à l’époque classique
et devaient finalement disparaître.
5. Ptosis (7tTt5aiç), cas : nominatif, vocatif, accusatif, génitif,
ou datif. Les cinq cas du nom grec (et de l ’adjectif) sont répertoriés,
et désignés en faisant appel à une partie de léur fonction sémantique1

1. Par exemple Réfutations sophistiques, 168 b28-31, Topiques, 117a 7,


128a 38,131 a27. Les grammairiens latins traduisaient parepômena par accidentia.

41

. .T T
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
(pur exemple dotiki (Soti/ t,), datif (« donner à »)). Il est intéressant
de remarquer que le câsus accüsâtivus latin, notre cas accusatif,
provient d’une mauvaise traduction du grec aitiâtike ptôsis (aèrixTuei)
7TTt7)oiç), le cas objet, se rapportant au destinataire d'une action dont
on a cause la réalisation (aitiâ (od-ria), cause). Varron, responsable
du terme latin, semble avoir été trompé par l'autre acception de
aitiâ, accusation ou charge J.

Les parepômena du verbe sont le mode, la voix, le type, la forme,


le nombre, la personne, le temps et la conjugaison. Le système des
temps grecs de Denys de Thrace diffère quelque peu de celui des
stoïciens. Il distingue trois références fondamentales au temps :
le présent, le passé et le futur. Parmi celles-ci, le passé seul se voit
assigner plus d ’une forme temporelle, à savoir quatre : l’imparfait,
le parfait, le plus-que-parfait et l’aoriste. Les six temps sont en outre
rassemblés en trois paires :

présent imparfait.
parfait plus-que-parfait
aoriste futur

Les deux premières liaisons ( syngencîai (ouyyevsïou)) de Denys de


Thrace sont les memes que les paires temporelles apparentées des
stoïciens, concernant les aspects d’achèvement et d ’inachèvement,
bien que la terminologie des deux écoles diffère en partie; les stoïciens
associaient également le futur et l’aoriste comme étant tous deux des
temps indéterminés. Morphologiquement, les formes des verbes
réguliers en grec montrent des correspondances proportionnelles
(atialoglai), la première paire se construisant sur le thème du pré­
sent, la seconde sur le thème (redoublé) du parfait et la troisième
possédant, pour chacun de ses temps, un thème « sigmatique »
(-J-), bien que ces thèmes ne soient sans doute pas étymologique­
ment reliés12. En dépit des ressemblances entre les deux systèmes,
le fait que Denys de Thrace ne tint pas compte de la dimension
aspcctuelle dans la structure sémantique des temps grecs révèle
un manque certain de discernement.
On trouve d’abord la définition et la description des cinq classes
de mots fléchis; les trois dernières classes, celles des mots non-fiéchis

1. De Lingua Lalina, 8.66-67.


2. Buck, Comparative Grammar, § 389.

42
LA GRÈCE
(>u invariables, sont distinguées d ’apres des critères syntaxiques,
bien que leurs fonctions syntaxiques ne soient pas étudiées plus en
détail. L ’adverbe est appelé epirrhëma (en latin, adverbium) du fait
que, syntaxiquement, il s’associe principalement avec le verbe (Denys
de Thrace et ses disciples semblent avoir ignoré qu’il pouvait former
avec les membres d ’une autre classe de mots un constituant immédiat,
phénomène très courant en grec). Le terme stoïcien tncsôtës, qui
n'était plus employé pour la classe entière, apparaît dans la descrip­
tion de Denys de Thrace comme le nom d’une sous-classe d’adverbes,
à savoir ceux qui se forment sur le radical des adjectifs auquel on
ajoute le suffixe -ôs.
Les travaux ultérieurs sur la grammaire du grec se constituèrent
comme des développements de la description linguistique de Denys
de Thrace, ainsi que des commentaires sur certains passages de son
œuvre. Du point de vue de la linguistique moderne, la principale
lacune de Denys réside dans l’absence de considérations sur la syntaxe,
bien que le terme syntaxis (crévTaÇtç), soit souvent employé et que
certaines définitions de la Téclmë présupposent une analyse syn­
taxique plus ou moins poussée. La syntaxe fut traitée exhaustivement
par Apollonius Dyscole, auteur alexandrin du ne siècle ap. J.-C.
Il écrivit un grand nombre de livres, dont seuls quelques-uns subsis­
tent, et, malgré les œuvres antérieures dans ce domaine, il semble
avoir été le premier à esquisser une théorie d’ensemble de la syntaxe,
systématiquement appliquée au grec. Ses successeurs reconnurent
son importance, ainsi que celle de Denys de Thrace, et le grand
grammairien latin Priscien, quelque trois siècles plus tard, se référant
à Apollonius comme à « la plus grande autorité en matière de gram­
maire », applique explicitement les méthodes apolloniennes dans sa
propre description de la langue latine L
Apollonius Dyscole travailla d ’après le matériel apporté par la
Tèchnë et les observations syntaxiques des auteurs précédents, issues
pour la plupart des études de rhétorique. Il reprend les huit classes de
mots contenues dans la Téclinë, mais en redéfinissant certaines d’entre
elles; il recourt davantage à la terminologie philosophique et s’efforce
d’établir, pour chaque classe de mots, une signification commune12.
Par exemple, il définit le pronom non seulement comme le substitut
d’un nom, comme l ’avait fait Denys de Thrace, mais en outre comme
le représentant de la substance (ousiâ (oôala)) dénuée de qualités,

1. Priscien, 11.1.1 : Maximus auetor arlis grammaticae.


2. Par exemple Syntaxe, 1.5.

43
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
définition reprise par Priscien et qui prendra une importance consi­
dérable dans la pensée linguistique du Moyen Age 1.
Bien que les travaux d’Apollonius se fondent sur la description
morphologique du grec telle que la formulèrent les membres de
l ’école alexandrine, sa conception générale des problèmes linguis­
tiques est plus mentaliste que la leur et doit beaucoup à l ’influence
des stoïciens. Il distingue nettement la forme et le sens (schéma (cr^pa)
et énnoia (è'vvoia), dans sa-terminologie) et soumet la structure
grammaticale à la signification dans des jugements très semblables
à ceux que l ’on trouve chez les auteurs de « grammaires générales » :
d ’aujourd’hui 123.
Tout comme la distinction entre constituants nominaux et consti­
tuants verbaux de la phrase fut la première à être reconnue et fut ,
toujours considérée comme la plus fondamentale. Apollonius Dyscole
fonda expressément sa description syntaxique sur les relations que
le nom et le verbe entretiennent l ’un avec l'autre et avec les autres
classes de mots s. En décrivant ces relations, il s’appuie sur lés mots
à flexion nominale dans les différents rapports qui les unissent l ’un
à l’autre ainsi qu’aux verbes, et sur les trois classes de verbes, actifs .
(transitifs), passifs et neutres (intransitifs), avec leurs relations i
propres aux formes du cas nominal. Les verbes actifs sont considérés
comme désignant une action « se transmettant à quelque chose ou
quelqu’un d’autre » ; c ’est là l ’origine du latin verbum transitivum, et :
du français verbe transitif4.
Ce s développements préfigurent la distinction du sujet et de l’objet,
et de concepts futurs tels que la rection et la dépendance. De tels
concepts, cependant, ne semblent pas avoir appartenu à l’appareil
descriptif d ’Apollonius Dyscole. 11 accorde une attention minutieuse
aux relations d ’accord [katallêlôtës (xaTaXAT^ônjç), akolouthiâ
(àxoXouOia)), qui existent, par exemple, en nombre et en personne,
entre une forme verbale finie et un nom ou pronom au nominatif, ’
mais non entre un verbe fini et une forme au cas oblique 5. Parmi les
relations syntaxiques plus abstraites, telles qu’on peut en établir
pour toutes les langues et pas seulement pour celles qui ressemblent
morphologiquement au latin et au grec, il cite la relation d ’agence­
ment de constituants (paralambânesthai (xapaXapPocvacrTai) - « être

1. De pronomine, 33 b ; P riscie n , 1 3 .6 .2 9 , 1 3 .6 .3 1 .
Anecdota Graeca,
2 . D e a d v e r b io ; B e k k e r , v o lu m e I I , 5 2 9 ; Syntaxe, 1 .5 ; D e p ro -
n o m in e 8 5 a .
3. Syntaxe, 1.3.
4. Ibid., 3.31.
5. Ibid., 3.6.

44
à«"»-
LA GRÈCE
pris ensemble »), par référence à la construction du participe et du
verbe principal dans une phrase, ou du nom ou pronom et du verbe 1.
La substitution [anthypâgesthai (àv0u7tayEcr0ai,)] survient quand un
mot d ’une classe, par exemple un pronom, peut s’employer à' la
place d’un mot d ’une autre classe, par exemple un nom 2. Son utili­
sation du terme symparalambdnesthai (crup,7îKpaXap.pavsCT0ai) « être
emmené en plus » suggère qu’il envisageait quelque chose d ’équiva­
lent à la notion de constituants immédiats et au classement hiérar­
chique, comme l ’illustre son analyse de la phrase tachÿ elihon paidion
onësen hëmas {ya.jy èXGov rzoaSiov ¿ùvrjocv •rçp.aç) - « étant arrivé
rapidement,Je garçon nous aida »,-où Ladverbe tachÿ’, «, rapidement »,
est directement associé au participe elthôn, « étan t arrivé », qui est
à son tour associé au verbe principal onësen, « (il) aida 3 ».
Cependant, en débattant des problèmes gram m aticaux, Apollo­
nius Dyscole cherchait moins à étendre le cadre descriptif disponible
qu’à expliquer les traits particuliers des constructions grecques.
Ainsi, il explique le fait que deux verbes signifiant « aimer »,
phiJeîn (oiXeïv) et erân (¿pSiv), prennent respectivement le cas
accusatif et génitif, à cause de la nature plus passionnée, et donc
moins contrôlée, de l ’am our impliqué par erân 4; alors que la
véritable explication de l’accord particulier du verbe au singulier avec
un nom sujet neutre au pluriel (grdphei tà paidia (ypacpci toc -cctSia) -
« les garçons sont en train d’écrire ») lui échappa complètement,
puisque, comme on le sait maintenant, il est dû historiquement au
fait que l’origine de la terminaison du cas nom inatif pluriel pour les
neutres est un nom collectif singulier 5.
Le fils d ’Apollonius Dyscole, Hérodien, est surtout connu pour ses
travaux sur l ’accentuation et la ponctuation, em brassant le domaine
des prosôdiai de Denys de Thrace. Les scoliastes devaient décrire
les prosôdiai de façon plus détaillée, et ils en vinrent à inclure
les niveaux tonaux distinctifs symbolisés par les marques accentuelles
sur les mots écrits, la longueur et la brièveté dans les voyelles et la
quantité dans les syllabes, l’aspiration et la non-aspiration de l’attaque
vocalique au début des m ots (« esprit rude » et « esprit doux »),
les phénomènes de joncture tels que l’élision vocalique, les change-
1. Syntaxe, 1 .3 ,2 .1 0 - 1 1 .
2 . Ibid., 1 . 3 , 2 . 1 4 , 3 .1 9 , 3 . 3 2 .
3. Ibid. 1 . 3 , 1 . 9 ; cf. c f . S te in th a l, 1 8 9 0 , v o lu m e I I , 3 4 2 .
4. Ibid., 3 .3 2 : « Ê t r e a m o u r e u x révèle q u e l ’o r e s t a f f e c té p a r l ’o b je t d e s o n
a m o u r » . P a r c o n s é q u e n t, le v e r b e se co n stru it à ju s te t i t r e a v e c le c a s g én itif, c a s
em p lo y é p o u r l ’a g e n t d a n s le s p h r a s e s passives.
Comparative grammar
5. B u ck , ; § 2 4 0 ; J . W rig h t, Comparative grammar of
the Greek language, L o n d re s, 1 9 1 2 , § 326.

45
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
meuts de tons dans la composition des mots et les marqueurs de
frontière de mot d ’un type capable de distinguer est) Nâxios (icxi
NàÇioç) - « il est Naxien », de eslin âxios (écxiv ÿ.Eioç) - « il est
brave » *. Il est intéressant de remarquer que le m ot grec prosôdiâ
recouvre en grande partie la classe des phénomènes phonétiques
auxquels s’applique le terme prosodie dans l’analyse phonologique
récente de F irth J.
Les analogiai de la morphologie de Denys de Thrace servirent
finalement à établir des listes de flexions nominales et verbales,
appelées canons (lcànones (xàvoveç)), sur lesquelles furent modelés
plus tard les paradigmes. L a plus connue est l’ensemble complet
de toutes les formes théoriquement disponibles du verbe lÿptcin
( tutttelv) - « frapper » ; mais en fait le grec classique n ’employait
qu’un petit nombre de ces formes.
Les savants byzantins poursuivirent l ’étude du système des cas
en grec, et l’un des apports majeurs de Byzance à la Renaissance fut
(à la fin du Moyen Age) une analyse sémantique des cas élaborée par
Maxime Planude (v. 1260-1310), analyse que Hjelmslev cite avec
respect dans son étude de cette catégorie et qui devait influencer le
développement des théories des cas dans l ’Europe m oderne2.
Tous ces travaux appartiennent à une époque post-classique. De
l’aveu unanime, la littérature hellénistique et post-hellénistique
est loin de valoir, en diversité, spontanéité ou profondeur, celle des
âges classiques de la G rèce. A l ’époque byzantine, les controverses
théologiques mises à part, la recherche littéraire se concentra essen­
tiellement sur le passé et, à cet égard, les études linguistiques furent
un pur produit de l’époque. Les descriptions, analyses et explications
des grammairiens et des commentateurs ne formaient qu’une partie
d ’un corps de recherches plus général, voué à l ’étude des œuvres
littéraires antérieures. Cette époque vit fleurir les dictionnaires,
glossaires et commentaires, et l ’on travailla sur les originaux du passé
plutôt qu’à des créations nouvelles.
Il n ’est pas difficile de relever les erreurs et les omissions dans
cette partie de la grammaire grecque résumée par Denys de Thrace
et dans les contributions postérieures d ’Apollonius Dyscole et
de ses successeurs. Il est cependant beaucoup plus utile de
réfléchir sur la très grande réussite que constituèrent l ’invention
et la systématisation, par des générations successives de savants,

* Ceci peut se comparer aux traits servant en anglais à différencier a notion de


an océan.
1. Robins, 1957, 81-3.
2. Hjelmslev, Cas, 12.

46
LA GRÈCE
d’une terminologie formelle adéquate pour décrire la langue classique
grecque telle qu’elle était écrite et lue à haute voix (ces grammairiens
n ’avaient pas d’autre ambition), terminologie qui, par l’intermédiaire de
la traduction et de l’adaptation au latin, devint le fondement, pendant
près de deux mille ans, delà théorie grammaticale, de l’enseignement
et de l’étude des langues grecque et latine. A partir d’une langue
qui n’était pas censée a priori pouvoir se prêter à l ’élaboration de
descriptions métalinguistiques précises, les Grecs ont forgé, p a r des
chemins que nous pouvons en grande partie retracer, un vocabulaire
technique détaillé et clair pour l’analyse grammaticale.
Le triomphe intellectuel des Grecs est d ’avoir tant fait dans tant
de domaines : en logique, éthique, politique, rhétorique, mathématique,
etc. Ce qu’ils ont accompli dans le champ de la linguistique q u ’ils
maîtrisaient le mieux, à savoir la théorie et la description gram m a­
ticales, a une valeur suffisante pour susciter notre gratitude et notre
admiration.

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Steinthal (H.), Geschichte der Sprachwissenschaft bei den Griechen und
Römern (2e édition), Berlin, 1890.
3

Rome

En passant de la Grèce à R om e, nous entrons dans un monde très


différent. On parle à juste titre de l’époque gréco-romaine comme
d ’une période de civilisation unifiée, mais les rôles respectifs de la
Grèce et de Rome ont été divergents et complémentaires.
Grâce aux colonies grecques du Sud de l ’Italie, les Romains béné­
ficiaient depuis longtemps de contacts avec la culture matérielle et
les idées grecques; les Grecs occidentaux leur avaient appris l ’écriture.
Mais ce fut durant les IIe et n ie siècles av. J.-C . que le monde grec
tomba progressivement sous le contrôle de Rom e, déjà maîtresse de
toute l ’Italie. Vers l’époque chrétienne, la loi romaine s ’imposait
pratiquement partout et l ’Em pire romain, à part quelques change­
ments mineurs en Bretagne et sur les frontières du N ord et de l ’Est,
connut alors une stabilité qu’aucune guerre importante ne devait
remettre en cause durant plus de deux cents ans. L a seconde moitié
de cette période mérite l ’éloge de Gibbon : « Si l’on demandait
à un homme de déterminer la période de l ’histoire mondiale durant
laquelle la condition de la race humaine fut la plus heureuse et la
plus prospère, il nommerait sans hésitation celle qui s’étend de la
mort de Domitien à l’avènement de C om m ode1. »
En prenant le contrôle du monde hellénistique, les Romains englo­
bèrent également dans leur empire le peuple juif et le pays de l ’Ancien
et du Nouveau Testament. L ’arrière-plan intellectuel de la Grèce
et de la Judée, l’unité politique et la facilité des échanges que per­
mettait la stabilité romaine, créèrent les conditions propres à la
naissance et au développement du christianisme, qui devint, au
IVe siècle ap. J.-C., la religion d ’État de l'Em pire romain. C'est à
ces trois peuples, les Grecs, les Romains et les Juifs, que l’Europe
et une grande partie du m onde moderne doivent les origines de leur
civilisation intellectuelle, m orale, politique et religieuse.

1. E. Gibbon, TheDeclLie and Fall o f the roman Empire (c d . J. B. B u r y ) , "L on d res,


1909, volume I, 85-86.

48
ROME
Dès les premiers contacts, les Romains reconnurent la supériorité
intellectuelle et artistique des Grecs. On trouve un reflet linguistique
de cette reconnaissance dans les langues communes des provinces
orientales et occidentales. Dans la moitié occidentale de l ’Empire,
où aucun contact n ’avait été établi avec une civilisation puissante,
le latin devint la langue de l ’administration, des affaires, de la jus­
tice, de l ’éducation, et du progrès social. Finalement, le latin
parlé (qui n ’est pas identique àu latin littéraire classique), détrôna
les langues précédentes dans la plupart des provinces occidentales,
et donna naissance, au cours de l’évolution linguistique, aux langues
romanes (ou néo-latines) modernes. En Orient, cependant, où l ’admi­
nistration grecque prédominait déjà depuis la période hellénistique,
la Grèce conserva la position qu’elle avait acquise; les fonction­
naires romains, souvent, apprirent le grec pour l’employer dans
l’exercice de leurs charges, et la littérature et la philosophie grecques
gardèrent leur prestige. Finalement, cette division linguistique se
refléta dans le partage de l’Empire romain en Empire d ’Occident et
Empire d ’Orient, la nouvelle capitale de ce dernier, Constantinople
(Byzance) restant à la tête des possessions byzantines, à travers
beaucoup d ’épreuves et de tribulations, jusqu’au début de la Renais­
sance de l ’Occident.
Virgile, dans son célèbre résumé de la place et des devoirs de
Rome, représente sans doute assez bien la façon dont on envisageait
généralement la relation entre la loi romaine et la civilisation grecque :
« que les autres ( c ’est-à-dire les Grecs) excellent s’ils le désirent dans
les arts, tandis que Rom e maintient la paix du m onde1 ».
Durant les années où Rome gouverna le monde civilisé, il doit
y avoir eu, partout et à tous les niveaux, des contacts entre locuteurs
du latin et locuteurs d ’autres langues. Sans doute, les interprètes
furent-ils très sollicités, et l ’enseignement et l’apprentissage du latin
(ainsi que dans les provinces orientales, du grec), à la fois dans la vie
privée et dans les écoles instituées suscitèrent-ils un grand intérêt.
Les traductions furent nombreuses : la première traduction de l’Ancien
Testament en grec (celle dite de la Septante) fut l’œuvre de savants
juifs de l ’époque hellénistique, et, à partir du me siècle av. J.-C .,
la littérature grecque fut systématiquement traduite en latin.
Le prestige de l ’écriture grecque prévalut à tel point que la poésie

1. Virgile, Enéide, 6, 851-853 :


Tu regcrc imperio populos, Romane, memento
(hae tibi erunt artes) . pacisque imponere morem,
parcere subiectis et debcUarc superbos.

49
BRÈVE HISTOIRE D E LA LINGUISTIQUE
Jatine abandonna sa métrique d ’origine pour adopter, durant la
période classique et après, des mètres empruntés aux poètes grecs.
Cette adaptation des mètres grecs au latin trouva son apogée dans
les magnifiques hexamètres de Virgile et dans les élégies parfaites
d ’Ovide. Il est surprenant que nous ayons si peu de détails sur toute
cette activité linguistique et sur les divers aspects des contacts entre
langues; peu d ’écrits sur ces sujets nous sont parvenus. Les Rom ains
reconnaissaient cependant la valeur du polyglotlisme. Aulu-Gelle
nous parle du remarquable roi M ithridate du Pont (120-63 av. J.-C .),
qui était capable de converser avec n ’importe lequel de ses sujets,
ceux-ci appartenant à plus de vingt communautés linguistiques
differentes L
L a façon dont les Rom ains abordèrent les problèmes linguistiques
ne fit pas exception à la nature générale de leurs relations avec l ’œuvre
intellectuelle des Grecs. L a linguistique romaine résulte, pour une
grande part, de l’application de la pensée, des controverses et des
catégories grecques à la langue latine. La ressemblance relative des
structures fondamentales des deux langues, ainsi que l ’unité de
civilisation, facilitèrent ce transfert métalinguistique.
L ’introduction des études linguistiques à Rom e est l ’occasion de
l’une de ces anecdotes pittoresques qui égaient le récit de l’historien.
Cratcs, grammairien et philosophe stoïcien, venu à Rome com m e
délégué politique, v«*rs 1" du ne siècle av. J.-C ., tom ba,
en visitant la ville, par l’ouverture d ’un égout et dut garder le lit,
avec une jambe cassée. Durant sa convalescence, il passa néanmoins
son temps à donner des conférences sur des sujets littéraires, à un
auditoire ravi.
Il est probable que Crates introduisit surtout la doctrine stoïcienne
dans son enseignement; mais la pensée et le savoir grecs pénétraient
de plus en plus le monde rom ain, et, du temps de Varron (116-27
av. J.-C .), on connaissait et on discutait aussi bien les opinions
alexandrincs que les vues stoïciennes. Varron est le premier auteur
latin sérieux de qui nous ayons gardé des écrits linguistiques.
C ’était un homme polyvalent, dont la curiosité s’étendait de l’agri­
culture à la procédure sénatoriale et aux antiquités romaines. Ses
contemporains vantèrent sa fécondité. Son D e /¡ligua Latiua, où il
expose ses opinions linguistiques, comprenait vingt-cinq volumes,
mais seuls les livres cinq à dix, et quelques fragments des autres,

/ 1 Nodes Ailicae, 17.17.2; H. S. Gehman, The Interpreters of foreign Languages


among the Ancients, Lancaster, Pa., 1914.
ROME
Un trait majeur de l’œuvre linguistique de Varron est son exposé
formel (et prolixe) des points de vue opposés dans la controverse
entre analogistcs et anomalistes, et c ’est dans le cadre de cette discus­
sion qu’on trouve la plus grande partie de son analyse du latin. Bien
qu’il représente l’une de nos sources principales relatant cette contro­
verse, on a prétendu qu’il en rendait compte faussement, en la décri­
vant comme une succession d ’attaques et de contre-attaques acadé­
miques, alors qu’elle s’était caractérisée plutôt par la coexistence de
tendances ou d’attitudes opposées1.
Bien que le style de V arron ait été critiqué comme dénué d'attrait,
il fut certainement, en ce qui concerne les questions linguistiques,
le plus original de tous les savants latins. La pensée stoïcienne, et
surtout celle de son m aître Stilo, l’influença profondément, mais
il connaissait également la doctrine des Alexandrins, et un fragment,
— censé renfermer sa définition de la grammaire : « la connaissance
systématique de l’usage de la majorité des poètes, historiens et ora­
teurs » 12, — ressemble fort à une copie littérale de la définition de
Denys de Thracc (p. 37 ci-dessus;. D ’autre part, il semble avoir
adapté les travaux de ses prédécesseurs et contemporains grecs plutôt
que de les appliquer purement et simplement au latin, sans modifi­
cations; il appuie ses thèses et conclusions sur une argumentation
étagée et sur l’étude indépendante des étapes précédentes de ¡la langue
latine. Par la suite, les linguistes lui vouèrent une grande admiration
et le citèrent souvent, bien que, dans le courant principal de la théorie
linguistique, sa description grammaticale du latin ne parvint pas à
influencer les médiévistes, com m e le firent des savants moins origi­
naux tels que Priscien, qui s ’appliquèrent à décrire le latin dans le
cadre déjà fixé pour le grec, par la Téchnê de Denys de Thrace et
les travaux sur la syntaxe d ’Apollonius Dyscole.
11 est difficile d ’évaluer l’œuvre linguistique de Varron étant donné
que, des vingt-cinq livres du De lingua Lalina, six seulement nous
sont parvenus. Nous connaissons sa triple division des recherches
linguistiques en étymologie, morphologie et syntaxe3, et nous sommes
aussi en possession du matériel qui nous permet de juger des deux
premières parties.
Varron voyait la langue com m e se développant à partir d ’un ensem­

1. Fchling, 1956-1958.
2. H. Funaioli, Grammaticorum Romanorum fragmenta, Leipzig, 1907, 265 :
Ars grammatica scientia est eorum quae a poetis historiéis oratoribusque dicuntur
ex parte maiore.
3. De lingua Latina, 8.1.

51
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
ble originaire restreint de mots primitifs, imposés aux choses afin
de pouvoir s’y référer et se comportant comme source productive
d ’un grand nombre de mots nouveaux, obtenus grâce à des change­
ments ultérieurs dans les lettres ou dans la forme phonétique (pour
lui, ces deux modes de description revenaient au même1). Ces chan­
gements de lettres se produisent au cours du temps, et il cite en
exemple des formes primitives, comme dueUum, pour le mot classique
bellum, guerre. Les significations changent en même temps : par
exemple, le mot hoslis, originellement « étranger », en était venu,
à l ’époque de Varron, à signifier « ennemi12 ». Bien que ces thèses
soient étayées par l’érudition moderne, une grande partie de son
étymologie souffre de Ja même faiblesse et du même manque de
compréhension qui caractérisaient les Grecs dans ce domaine. Atias -
« canard », dérivé de tiare - « nager » ; vftis - « vin ». de vis - « force »,
et cüra - « souci » —•de cor ürere - « brûler le cœur » — étymologies
toutes fantaisistes, sont malheureusement typiques, à la fois, de son
œuvre et des études étymologiques latines en général3.
Lorsqu’il se réfère au grec, Varron montre sa totale ignorance
de l ’histoire des études linguistiques. Parmi les formes de mots
ayant des significations comparables en latin et en grec, les ressem­
blances étaient évidentes. Certaines résultaient d’emprunts histo­
riques, aux diverses époques où les deux communautés avaient
entretenu des contacts d ’abord indirects, puis directs; d ’autres descen­
daient conjointement de formes indo-européennes primitives, dont
l ’existence peut être inférée et dont la morphologie peut dans une
certaine mesure être reconstruite grâce aux méthodes de la linguis­
tique historique et comparative. Mais, Varron, comme le reste des
linguistes de l’Antiquité, n’avait pas la moindre idée de ces rapports.
Il considérait que de tels mots avaient tous été empruntés directe­
ment au grec, dont les Romains se faisaient une représentation
fausse et exagérée, quant à son rôle dans l ’histoire immédiate du
latin; se rendant compte de leur dette culturelle envers la Grèce,
ils associaient la mythologie des héros grecs à l ’histoire de la fonda­
tion de Rome.
Varron concevait le vocabulaire comme se développant grâce aux
altérations subies par les formes primitives des mots, en identifiait
ainsi deux considérations distinctes, l’étymologie historique et la

1. De lingua Latina, 8.5.


2. Ibid., 5.3, 5.73.
3. Ibid., 531, 5.78,6.46.

52
ROME
formation synchronique des dérivations et des flexions. Certains
membres canoniques des séries de m ots, associés dans un paradigme,
étaient dits primitifs, tous les autres provenant de la « déclinaison »
(dêclïnâtiô), procédé formel de changement h L e livre 6, chapitre' 38
de son ouvrage, accorde une attention particulière aux préfixes déri-
vationnels.
On peut regretter que V airon n ’a it pas distingué ces deux dimen­
sions de l ’étude linguistique, p arce que, comme pour d’autres lin­
guistes de l'Antiquité, ses observations descriptives synchroniques
sont beaucoup plus instructives et plus fines que ses tentatives en
- étymologie historique.-Peut-être a-t-il eu-conscience de cette distinc­
tion lorsqu’il remarquait que, en latin, cquitâius - « cavalerie »,
et cques (radical equit-) - « cavalier », peuvent être apparentés et
rapportés originellement à equus - « cheval », mais qu’aucune expli­
cation plus poussée du même type n ’est possible pour equus2. En
latin, c ’est un terme primitif et toute explication de sa forme et
de son sens nécessite la recherche diachronique des étapes antérieures
de la famille indo-européenne et des formes apparentées, dans des
langues autres que le latin.
Quant aux variations des form es de mots provenant d ’une racine
unique, variations de nature aussi bien dérivationnelle que flexion-
nelle, Varron reprend les argum ents pour et contre l ’analogie et
l’anomalie, citant des exemples latins de régularité et d ’irrégularité.
Il conclut judicieusement que, pour ce qui est de la formation des
mots d ’une langue, ainsi que des significations qui leur sont asso­
ciées, les deux principes doivent être reconnus et accep tés3. En discu­
tant des limites de la régularité stricte dans la formation des m ots,
il souligne la nature pragmatique du langage, le vocabulaire étant
plus différencié dans les domaines culturels importants que dans
les autres. Ainsi equus - « cheval » et equa - « jument », possèdent
des formes séparées pour l ’animal m âle et femelle, puisque les locu­
teurs attachent de l ’importance à la différence sexuelle, mais corvus -
« corbeau » n ’en possède pas, parce que les locuteurs ne s ’intéressent
pas à cette différence; ceci était vrai autrefois des colombes, toutes
désignées par le nom féminin columba, mais, depuis leur domesti­
cation, on créa par analogie une form e masculine distincte, colum-
bus 4. Varron affirme, en outre, que l ’individu dispose, particuliè-•

•1.D e lingua Latina, 6 .3 7 - 3 8 , 8 .3 .


2.Ibid.,1 A.
3.Ibid., 9 .3 , 1 0 . 7 4 .
4.Ibid., 9 .5 6 .
53
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
rement dans la diction poétique, de variations (anomalies) allant
au-delà de celles que sanctionne l’usage de la majorité — conception
très proche de l’interprétation saussurienne de la langue et de la
parole.
L ’une de ses observations les plus pénétrantes est la distinction
entre formation dérivationnelle et formation fîexionnelle, distinction
rare dans l’Antiquité. L ’un des traits caractéristiques des flexions
est leur très grande généralité; les paradigmes flexionnels contiennent
peu d ’omissions èt sont pour la plupart les mêmes pour tous les
locuteurs d ’un dialecte unique ou d’une langue- courante. Varron
appelle cette partie de la morphologie : « variation naturelle de la
forme des mots » (decïïnâtiô nàtûrâlis), parce que, étant donné
un mot et sa classe flexionnelle, nous pouvons en déduire toutes ses
autres formes L L ’emploi et l’acceptabilité des dérivations synchro­
niques, au contraire, varient de personne à personne, et d ’une
racine de mot à une autre (cf. p. 26 ci-dessus); à partir de ovis -
« mouton » et de süs - « cochon », on forme ovïle - « bergerie » et
suïle - « porcherie », mais Varron n ’accepte pas bovïle, à partir de
bôs - « bœuf », bien que Caton ait, paraît-il, employé cette forme (le
m ot latin normal pour une étable à bœufs étant bübîle1 2). Varron
distingue le caractère facultatif et moins ordonné de cette partie de la
morphologie, qui donne à une langue beaucoup de sa flexibilité, en
employant le terme « variation spontanée de la forme des mots »
( déclinaiiô volun taria).
V arron fait preuve d'autant d ’originalité dans la classification
m orphologique des m ots latins, La façon dont il utilise à cette fin
ica cuicgories mc.rphutpgiques montre com m ent fl s’inspirait des
sources grecques, sans en reproduire délibérément les conclusions.
11 reconnaît, com m e ses prédécesseurs, le ca s et le temps com m e
catégories distinctives fondamentales des m ots fléchis, et il postule
un système de quatre classes contrastives de flexions :

flexion de cas : noms (y compris les adjectifs)


flexion de temps : verbes,
flexions de cas et de temps : participes,
pas de flexion : adverbes.

1. De lingua Latina, 8 .2 1 - 2 2 , 9 .3 5 , 1 0 .1 6 .
2. Ibid., 8 . 5 4 ; C h a ris iu s , Ars grammaticae I ( K e il , G ra m m a tic i 1 , L e ip z ig , 1 8 5 7 ,
1 0 4 ).

54
ROME
Ces quatre classes sont en outre cataloguées connue des formes
qui. respectivement, dénomment et expriment des propositions, asso­
cient (c ’est-à-dire participent à la syntaxe des noms et des verbes)
et soutiennent (se construisent avec des verbes auxquels ils sont subor­
donnés 1). Dans les passages traitant de ces classes, tous les adver­
biaux cités en exemple sont des formes morphologiquement déri­
vées, comme docte - savamment, et lectë - a v e c soin. Sa définition
s ’appliquerait aussi bien aux adverbes latins non dérivés et mono-
morphémiques, comme mox - bientôt et crûs - demain, mais ceux-ci
figurent ailleurs parmi'les m ots non fléchis, invariables ou « stériles »
{stérile-). Une classification com plète des m ots invariables du latin
exige que l’on distingue des sous-classes comme cglles que Denys
de Thrace employait pour le grec et que les graipmairiens latins
adoptèrent par la suite; mais, à partir de ces exemples, il semble
clair que Varron s’intéresse au premier chef à la classe de mots,
grammaticalement diîférenls, qui se forment sur une racine commune
unique (par exemple, legô - je choisis, je lis, lecto r- lecteur, legëm -
qui lit et lectë - avec soin).
Dans le traitement de la categorie verbale du temps, Varron mani­
feste sa sympathie pour la doctrine stoïcienne, qui distingue deux
fonctions sémantiques à l ’intérieur des formes des paradigmes tem­
porels, la référence au temps et l ’aspect (p. 35, ci-dessus). Dans
son analyse des six temps de l ’indicatif, de l ’actif cl du passif, la
division fondamentale est la division aspectuelle non-accompli, parce
que chaque aspect partage régulièrement la même forme thématique,
et q u ’à la voix passive, les temps à l’aspect accompli comprennent
deux mots, bien que Varron prétende que la plupart des gens com m et­
tent l ’erreur de ne considérer que la dimension de référence tem po­
relle 123.
Voir tableau p. 56. y

1. Varron, op. ci7.,6.36, 8.44, 10.17.


2. Ibid., 8.9-10.
3. Ibid., 9.96-97, 10.48.

55
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

T emps
Passé Présent Futur
A ctif

Aspect discëbam discô discam


non-accompli J ’apprenais . J ’appreDds J ’apprendrai

accompli didiceram didid didicerô


J ’avais J ’ai appris J ’aurai
appris appris
P assif

non-accompli amâbar amor atnâbor


J ’étais aimé Je suis aimé Je serai aimé

accompli amâtus eram amâtus sum amâtus erô


J ’avais été J ’ai été aimé J ’aurai été
aimé aimé

(Le parfait futur latin était d ’un emploi plus courant que le parfait
futur grec — attique — correspondant.)
Varron place les formes du temps « parfait » en latin, elidid, etc.,
sous la rubrique du présent accompli, qui correspond à l’emplace­
ment des formes du temps parfait en grec. D ’après ce que nous savons
de ses écrits, il n ’adm ettait pas l ’une des différences majeures séparant
les paradigmes temporels du grec et ceux du latin, à savoir que, dans
le temps « parfait » latin, il y a un syncrétisme du sens du passe
simple (« je fis ») et du sens du parfait ( « j ’ai fait »), — correspondant
respectivement à l ’aoriste et au parfait en grec. Les formes du temps
« parfait », en latin, appartiennent à la fois aux deux catégories
aspccluelles, point qui fut clairement établi plus tard par Priscien,
lorsqu’il présenta une analyse comparable des temps verbaux1.
Si la différence d ’emploi et de sens entre les formes du temps parfait
en grec et en latin semble avoir échappé à l ’attention de Varron, le
contraste, plus évident, entre le système de cas à .cinq termes du grec
et le système à six termes du latin, s’est imposé à lui, comme il s’impo­
sait à quiconque apprenait les deux langues. Le latin distingue for­
mellement un cas ablatif, dont Varron donne la définition suivante :

1. Priscien, 8.10.54.

56
ROME

« celui par qui une action est accomplie 1 ». Il partage plusieurs des
sens et des fonctions syntaxiques du génitif et du datif en grec. On
l ’appelle pour cette raison le « cas latin » ou le « sixième cas,2 ».
Comme formes de mot canoniques, V arron prend les formes du
nominatif, dont dérivent les cas obliques, et, à l’instar de ses prédéces­
seurs grecs, il se borne à choisir un seul sens ou une seule relation
typique pour caractériser chaque cas (on a déjà rapporté q u ’il avait
apparemment commis l’erreur de traduire l ’expression grecque aitià-
tikê ptosis par càsus accûsâtïvus, p. 42, ci-dessus).
Parmi les linguistes romains, Varron est sans doute lejplus original 3.
Après lui, nous trouvons plusieurs auteurs dont aucun ne mérite de
retenir notre attention. On dit que Jules César, entre autres, appliqua
sa réflexion au débat entre analogistes et anomalistes, en traversant
les Alpes lors d ’une de ses campagnes 4. L a controverse
s’éteignit peu à peu. Par la suite, Priscien emploie analogia pour
désigner la flexion régulière des mots fléchis, sans mentionner anomalla;
le terme anômalia (d’où le français anomal = irrégulier, comme terme
technique employé en grammaire) apparaît de temps à autre chez les
grammairiens plus récents 5.
On a exposé les idées de Varron sur la classification des mots latins;
mais le système de classes de mots, établi dans la tradition latine,
tel qu’on le trouve dans les œuvres de Priscien et des grammairiens
postérieurs, se rapproche beaucoup plus de celui que donne la Téclmë
de Denys de Thrace. Les classes restent au nombre de huit, avec un
seul changement. Le latin classique ne possède pas de classe de mots
correspondant à l'article (défini) grec ho, lié, to; les articles définis
des langues romanes se développèrent plus tard, à partir des formes
affaiblies du pronom démonstratif : ille, ilia, illud - « celui-là ». Le
pronom relatif grec est morphologiquement semblable à l’article, et
Denys de Thrace, comme Apollonius Dyscole, les classent.ensemble °.
En latin, le pronom relatif qui, quae, quod - « qui », « lequel »,

]. Varron,op. cil., 8.16.


2. Ibid., 10.62.
3. Sur la théorie linguistique de Varron par rapport à la linguistique moderne,
cf. D. T. Langendoen, « A note on the linguistic theory of Ai. Térentius Varrò »,
Foundations of Language 2 (1966), 33-36. /
4. Suétone, César, 56; Gellius, Nodes Attìcae, 1-.10.4.
5. Priscien, Insri/utio de nominepronominc el verbo, 38 ; Inxtìtutioncsgiammai¡cae,
5.7.38; Probus, Instituía arlium (H. Keil, Grammatici Latini, Leipzig, 1864,
volume IV), 48. f; l‘f ,. & . : ''
6. Denys de Thrace, Téchnê, § 20 (I. Beklcer, Anccdbta Giacca <2, Berlin, J-SltS,'
640); ApoLlonios Dyscole, Syntaxe, 1.43.

57
M
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
s ’apparente morphologiquement au pronom interrogatif quia, qnicl ~
« qui? », « lequel? », tous deux étant classés ensemble, soit avec la
classe des noms soit avec celle des p ron om sJ.
A la place de l’article, les grammairiens latins considèrent l’inter­
jection comme une classe de mots à part, au lieu de la traiter comme
une sous-classe des adverbes, ce que faisaient Dcnys de Thrace et
Apollonius D y sco le12. Bien que Priscien considère son statut spécial,
com m e pratique courante chez les savants latins, le premier auteur
qui, à notre connaissance, l’ait traitée de cette façon est Remmius
PaJémon, un érudit du 1er siècle av. J.-C .; il la définit comme
n ’ayant pas un sens formulable, mais indiquant l’émotion 3. Priscien
souligne davantage son indépendance syntaxique dans la structure
de la phrase.
Quintilien fut l ’élève de Palém on; il écrivit beaucoup sur l’édu­
cation et, dans son Institution oratoire, traita brièvement de la gram­
maire, la considérant comme une introduction à la capacité d ’appré­
cier pleinement et correctement la littérature, dans toute éducation
libérale; il emploie des termes très semblables à ceux de Denys de
T hrace au début de la Téchnë. Incidemment, Quintilien discute
l’analyse du système des cas en latin, thème toujours prédominant
dans l ’esprit des érudits latins ayant étudié le grec. 11 suggère de
séparer l'emploi instrumental de l ’ablatif (gladiô - « avec une épée »)
com m e septième cas, puisqu’il n ’a sémantiquement rien de commun
avec les autres significations de l ’ab latif4. Des formes séparées de
cas instrumental se trouvent en sanscrit et peuvent être supposées
pour l'indo-européen commun, dont cependant les Grecs et les
Rom ains ne savaient rien. C ’était (et c ’est) une pratique courante
que de désigner les cas par référence à une seule de leurs significations
(le datif « donner », l'ablatif « éloigner », etc.), mais leur identité
formelle, comme membres d ’un paradigme à six termes, repose
sur Je fait que leur sens ou, plus généralement, à la fois leurs sens
et leurs fonctions syntaxiques, sont associés à une forme morpholo­
giquement distincte, dans au moins quelques membres des classes de
m ots à flexion casuelle. Priscien s ’en rendit compte et, én l’absence
d ’un trait morphologique distinguant l’emploi instrumental des
form es du cas ablatif de leurs autres emplois, il rejeta cette modifica-

1. Pour le nom, Priscien, 2.4.18,2.6.30,13.3.11 ; sur le pronom, Probus, Instituta


(Keil, Grammatici 4), 133.
2. Apollonios, r>e odverbio, Bekkcr, Anecdota Graeca, 2, 531.
3. Charisius, Ars grammatiche, 2.16 (Keil, Grammatici 1 (1857), 238) : Nihil
docilité habent, significant tarnen adfectum animi.
4. Quintilien, Institution oratoire, 1.4.26.

58
ROME
tiou de la grammaire descriptive du latiu comme redondante (super­
vacuum1).
L ’œuvre de Varron, Quintilien et autres, durant la période'clas­
sique de Rome, témoigne du processus d ’absorption de la théorie
linguistique, des controverses et des catégories grecques, dans leur
application à la langue latine. Mais ce qui caractérise surtout les
recherches linguistiques des Romains, c ’est la formalisation de la
grammaire descriptive du latin, sur laquelle devait se fonder toute
l ’éducation de la fin de l ’Antiquité et du Moyen Age, ainsi que l’ensei­
gnement moderne. Les grammaires latines d’aujourd’hui sont direc­
tement issues des compilations des derniers grammairiens latins,
comme le révèle même l ’examen le plus superficiel des Institut iones
grammaticae de Priscien.
A partir du Ie r siècle ap. J.-C ., nous avons connaissance
d’un grand nombre d ’auteurs de grammaires latines, travaillant dans
différentes parties di l ’Em pire; les plus célèbres sont Donat et Pris­
cien 12345* Bien qu’ils diffèrent sur plusieurs points de detail, tous ces
grammairiens suivent, pour l’essentiel, le même système fondamental
de description. S'efforçant d ’appliquer à la langue latine la termino­
logie et les catégories des grammairiens grecs, ils font montre, pour
la plupart, de peu d ’originalité. Les termes techniques grecs se voient
invariablement traduits par le mot latin le plus proche : ônoma -
nôm enj antônymiâ - p rô n ô m en ; syndesmos - contundió; etc.' Cette
pratique avait été suggérée par Didymus, un érudit alexandrin proli­
fique de la seconde moitié du 1 er siècle av. J.-C ., qui déclara que l ’on
pouvait retrouver dans le latin tous les traits de la grammaire grecque 8.
11 suivit le système stoïcien des classes de mots, incluant l’article et les
pronoms personnels dans une classe unique (p. 54, ci-dessus), si bien
que l ’absence d ’une forme de mot correspondant à l’article grec
ne bouleversait pas sa classification h Parmi les grammairiens latins,
Macrobe (v. 400 ap. J.-C .) expose les « différences et ressemblances »
entre le verbe grec et le verbe l a t i n m a i s il n ’aboutit qu’à une énu­
mération parallèle des formes, » ’effectuant aucune recherche appro­
fondie sur les systèmes verbaux des deux langues.

1. Priscien, 5.14.79.
2. Leurs travaux sont publiés dans les huit volumes de H. Keil, Grammatici
Latini, Leipzig, 1855-1923.
3. Priscien, 8.17.96; De figuris numerorum, 9.
4. Priscien, 11.1.1.
5. « De differeniiis et societatibus Graeci Latinique verbi », Keil, Grammatici 5,
Leipzig, 1923, 595-655.

59
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Durant les cinq premiers siècles de Père chrétienne se produisirent
deux événements historiques d’une importance capitale : en premier
lieu, l’apparition du christianisme; cette religion d ’une petite secte
hérétique de zélateurs juifs se répand, étend son influence sur 1out le
territoire de l’Empire et, finalement, après bien des persécutions, se
voit reconnue, au ivc siècle, comme religion d ’Élat. Dès lors, elle est
assurée de dominer pour des siècles tous les aspects de la pensée et
de la recherche en Europe; ni lés schismes doctrinaux ni les hérésies
ni l ’apostasie d’un empereur (Julien) ne pourront freiner sérieu­
sement sa progression. En cette période où le christianisme prend le
dessus et attire à soi les hommes de savoir, les recherches reflètent
bien la lutte entre les vieux modèles païens en déclin et les générations
montantes d ’apologistes, philosophes et historiens chrétiens, qui
interprètent et adaptent l’héritage du passé à la lumière de leurs
propres impératifs.
L e second événement est le partage du monde romain en deux
moitiés, orientale et occidentale. Après un siècle de désordres civils
et de pressions barbares, Rome cesse, sous Dioclétien (284-305),
d’être la capitale administrative de l’Empire et Constantin transfère
son gouvernement dans une nouvelle cité, construite à l’emplacement
de l’ancienne Byzance, et qu’il nomme Constantinople. Vers la fin du
IV e siècle, l ’Empire se divise officiellement en un royaume oriental
et un royaume occidental, chacun d’eux gouverné parson propre empe­
reu r; cette division correspond à peu près à la séparation entre
l ’ancien territoire hellénisé, conquis par Rome, mais demeuré grec de
culture et de langue, et les provinces arrachées à la barbarie par
l’influence romaine. Constantinople, assaillie à l’ouest comme à l’est,
demeure pendant mille ans à la tête de l ’empire oriental (byzantin),
pour tomber finalement aux mains des Turcs en 1453. Pendant et
après le démembrement de l’Empire d ’Occident, Rome est demeurée
la capitale de l ’Église romaine, tandis que le christianisme, à l’Est,
évolue petit à petit dans d ’autres directions pour devenir l’Église
orthodoxe orientale.
Culturellement, on voit, au fur et à mesure que les années passent,
à partir de ce qu’on a appelé « l’Age d ’argent » (à la fin du premier
siècle ap. J.-C .), les attitudes humanistes décliner, les plus anciens
thèmes progressivement s’épuiser, tandis que les nouveaux sont
traités avec de moins en moins de vigueur. A la seule exception des
communautés chrétiennes qui se développent, la science regarde en
arrière, prenant la forme d’une érudition consacrée aux modèles les
plus connus du passé. C'est une époque de commentaires, d’épi tomes
et de dictionnaires. Les grammairiens latins, dont les vues rejoignent

60
ROME
celles des savants alexandrins, dirigent, comme eux, leur attention sur
la langue de la littérature classique, à l ’étude de laquelle la grammaire
sert d ’introduction et de fondement. Les changements qui ont lieu
autour d ’eux dans le latin non littéraire, parlé et écrit, ne les intéressant
que m édiocrem ent, leurs travaux abondent en textes tirés des prosa­
teurs et des poètes latins classiques ainsi que de leurs prédécesseurs
pré-classiques, Plaute et Térence.
Pour voir à quel point le latin écrit courant évoluait, il suffit de
comparer la gram m aire et Je style de la traduction de la Bible au IVe siè­
cle par saint Jérôm e (la Vulgate), où percent déjà plusieurs traits
gram m aticaux des langues rom anes, avec le latin préservé et décrit
par les gram m airiens, dont l’un, Donat, presque aussi réputé que
Priscien, fut en fait le professeur de saint Jérôme.
L a meilleure façon d ’apprécier les travaux de ces derniers
grammairiens latins est d exam iner l ’œuvre de leur plus éminent repré­
sentant, Priscien, qui enseigna la grammaire latine à Constantinople
durant la seconde moitié du Ve siècle et dont l’ouvrage comprend dix-
huit livres, c ’est-à-dire un millier de pages, dans l ’édition moderne.
Bien qu’il fasse de nombreux emprunts à ses prédécesseurs latins,
il vise, com m e eux, à transposer au maximum à la langue latine le
système gram m atical de la Téchnë de Denys de T h race et des écrits
d ’Apollonius Dyscole. Son adm iration pour les recherches linguis­
tiques grecques et le crédit qu’il accorde à Apollonius et à Hérodicn
se manifestent clairement tout au long de sa gram m aire1.
Priscien traite son sujet, la description de la langue littéraire clas­
sique, de façon systématique. L a prononciation et la structure sylla­
bique reviennent à une description des lettres (litterae), définies comme
les parties élémentaires du discours articulé et dont les propriétés sont
nômen - le nom de la lettre,./igû/v?-sa forme écrite, cipofcstâs -sa valeur
phonétique12. T out ceci avait déjà été dit pour le grec et les descrip­
tions phonétiques des lettres (en tant que segments prononcés) et des
structures syllabiques présentent peu d ’intérêt, bien qu’elles appor­
tent un tém oignage partiel sur la prononciation de la langue latine.
Passant de la phonétique à la morphologie, Priscien emploie les
mêmes termes que Denys de T h race, pour définir le mot (dictiô)
et la phrase (ôrâtiô), comme étant, respectivement, l ’unité minimale
de la structure phrastique et l ’expression d ’une pensée com plète3.

1. « Artis grammaticae maximi auctores », préface dédicatoire 1-2, 6.1.1, 11.1.1.


2. 1.2.3, 1.3.7-8.
3. 2.3.14 : « Dictio est pars minima orationis constructae » ; 2.4.15 : « Oratio
est ordinario dictionum congrua, sententiamperfectom demonstrans ».

61
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Le modèle grammatical de Priscien est, comme pour le reste des lin­
guistes de l’Antiquité, le mot et le paradigme; il dénie expressément
toute signification linguistique aux unités obtenues par division du
m ot, dans ce que l’on appellerait aujourd’hui l’analyse morphémique1.
Lors d ’une de ses rares incursions dans ce domaine, il représente de
façon erronée la composition morphémique des mots contenant le
préfixe négatif in- ( indoelus - « illettré », etc., en l’identifiant à la
préposition i n - « d an s123 ». Ce s deux morphèmes, in-, négatif, et
in-, emploi préfixai de la préposition, s ’opposent dans les deux mots
invïsijs - « invisible », et in visas - « haï » [littéralement, « regardé
(de travers) »].
Après avoir passé brièvement en revue les théories antérieures des
linguistes grecs, Priscien expose le système des huit classes de mots,
proposé par Denys de Thrace et Apollonius Dyscole; nous avons déjà
mentionné son omission de l’article, ainsi que le statut à part de
l ’interjection. Chaque classe de mots est définie et décrite par référence
aux catégories formelles pertinentes (accidentia - accidents, d’où,
plus tard, le m ot anglais accidence, pour désigner la morphologie
d ’une langue), et toutes sont abondamment illustrées d ’exemples tirés
des textes classiques. Sur dix-huit livres, seize sont consacrés à cette
description, les deux derniers portant sur la syntaxe. Priscien semble
s’adresser à des lecteurs connaissant le grec, car il utilise beaucoup
d ’exemples tirés de cette langue et établit à diverses reprises des
comparaisons en ce sens; les cent dernières pages (18. 20. 157 et
suiv.) sont entièrement consacrées à la comparaison de différentes
constructions dans les deux langues. Bien qu’à Constantinople on
parlait le grec, c ’est le latin qui fut déclaré langue officielle lorsque la
nouvelle cité devint la capitale de l’Empire d’Orient; dès lors, un
grand nombre de locuteurs du grec furent sans doute obligés d ’appren­
dre le latin.
On peut comparer les huit parties du discours (classes de mots) de
PriscieD à celles de la Téclmê de Denys de Thrace. Le fait que Priscien
se réfère aux définitions existant chez Apollonius Dyscole et qu’il
s ’appuie expressément sur celui-ci nous permet de penser que ses défi­
nitions sont essentiellement celles d'Apollonius, comme en témoigne
on affirmation selon laquelle chaque classe autonome est déterminéee
par son contenu sémantique s.

1. 2.3.14.
2. 17.16.104.
3. 2.4.17.

02
ROME
Nômen (nom, y compris les mots ultérieurement classés comme
adjectifs) : la propriété du nom est d’indiquer une substance et une
qualité; et il assigne une qualité commune ou particulière à chaque
personne ou chose J.
Verbum (verbe) : la propriété d’un verbe est d’indiquer une action,
sous l’aspect actif ou passif; il a des formes de temps et de mode,
mais n’est pas fléchi pour le cas 12.
Participium (participe) : une classe de mots qu’on peut toujours
ramener par dérivation aux verbes, partageant les catégories des
verbes et des noms (temps et cas), et donc distincte des deux. Cette
définition est conforme au traitement grec de ces mots 3.
Prônômcn (pronom) : la propriété du pronom est de se substituer
aux noms propres et d’être spécifié quant à la personne (première,
deuxième ou troisième)45. iJa limitation aux noms propres, du
moins en ce qui concerne les pronoms de la troisième personne,
contredit les faits latins. Ailleurs, Priscicn reprend le jugement
d ’Apollonius Dyscole, selon qui le pronom a la propriété spéci­
fique d’indiquer la substance sans qualité s, façon d’interpréter le
défaut de restriction lexicale sur les noms pouvant être désignés
anaphoriquement par des pronoms.
Adverbium (adverbe) : la propriété de l’adverbe est de s’employer
dans une construction conjointement à un verbe, auquel il est
syntaxiquement et sémantiquement subordonné6.
Pracposiliô (préposition) : la propriété de la préposition est de
s ’employer com m e mot séparé, devant des mots fléchis pour le
cas, et en composition, devant des mots à la fois fléchis et non

1. 2.4.18 : « Proprium est nominis substantiam et qualitatem significare » ; 2.5.22;


« Nomen est pars orationis, quae unicuiqne subiectorum corporum seit rcrum com-
mnriein ve/ propriam qualitatem distribuii. »
2. 2.4.18 : « Proprium est verbi actionem sive passionem... significare•»; 8.1.1 :
« Verbum est pars orationis cum temporibus et modis, sine casu, agendi vel patiendi
signifieativum. » \
3. 2.4.18 : « Participium iure separator a verbo, quod et casus habet, quibiis caret
verbum, et genera ad similitudincm nominimi, nec modos habet, quos contineI ver­
bum » ; 11.2.8 : « Participium est pars orationis, quae pro verbo accipitur, ex quo
ct derivator naturalitcr, genus ct casum habeas ad similitudincm nominis cl accidentia
verbo absque discrclione personarum et modorum. »
Les problèmes soulevés par la position particulière du participe parmi les
classes de mots, selon le système de classification adopté dans l'Antiquité, sont
discutés en 11.1.1-11.2.8.
4. 2.4.18 : « Proprium est pronominis pro aliquo nomine proprio poni et certas
significare personas » ; 12.1.1 : «.Pronomen est pars orationis, quae pro nomine
proprio uniuscuiusque accipitur personasque finitas recipit. »
5. 13.6.29 : « Substantiam significai sine aliqua certa qualitate » (cf. 13.6.31).
6. 2.4.20 : « Proprium est adverbii cum verbo poni nec sine co perfeetam signi-
fìcatìomm posse höhere » ; 15.1.1 : « Adverbium est pars orationis indeclinabilis,
cuius significano verbis adicitur. »

63
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
fléchis pour le c a s 1. Priscien, comme Denys de Thrace, identifie
la première partie de mots comme proconsul - proconsul, et inter-
currcre - s’associer avec, à des prépositions.
lnterkctiô (interjection) : classe de mots syntaxiquement indé­
pendants des verbes, indiquant un sentiment ou un état d'esprit 12.
Commetiô (conjonction) : la propriété des conjonctions est d'unir
syntaxiquement deux ou plusieurs membres d’une autre classe de
mots, en indiquant une relation entre eu x3.

Une considération globale de l ’œuvre de Priscien nous montre que,


dans le contexte et dans le cadre formel où se situe sa description du
latin, aucune définition de la grammaire elle-même n ’est jugée néces­
saire. Là où, plus tard, d ’autres grammairiens latins vont définir le
terme, ils ne feront rien de plus qu’abréger la définition donnée par
Denys de Thrace, au début de sa Téchnë. Il apparaît clairement que,
pour Priscien, la place de la grammaire, et des études linguistiques en
général, est celle-là même que Denys de Thrace entendait lui attribuer
et que Quintilicn avait sommairement approuvée. Cette omission de
Priscien est révélatrice de la continuité de la tradition grammaticale.
Priscien organise la description morphologique des noms et des
verbes, ainsi que des autres mots fléchis, en définissant des formes
canoniques ou fondamentales : le nominatif singulier pour les noms
et, pour les verbes, la première personne du singulier du présent de
l ’indicatif actif; à partir de celles-ci, il avance vers d ’autres formes,
grâce à une série de changements de lettres, la lettre représentant, pour
lui, à la fois l’unité graphique et l’unité phonologique minimales.
Les étapes mises en jeu dans ces changements n ’ont aucun rapport
avec l’analyse morphémique, et la linguistique descriptive récente
ne leur accorde aucun crédit, bien que, sous l’influence des tenants
de la grammaire générative, on suggère à présent, pour ces processus,
des terminologies assez semblables 4.

1. 2.4.20 : « Praeposilionis proprium est separatem guidati per Oppositioneni


casualibus praeponi... conianetini vero per composi!ionem lam cum habentibus
casus quam cum non habentibus»; 14.1.1 : « Est praepositio pars orationis indeclina-
bill's, quae praeponitur aids partibus vcl apposilione vel compositionc. »
2. 15.7.40 : « Videtur affectum habere in sc verbi et pienoni motiis animi signi-
ficationem, ctiamsi non addatur verbum, demonsirare. »
3. 2.4.21 : « Proprium est coniunctionis diversa nomina vel quascumquc dictioncs
casualcs vcl diversa verba vel adverbia coniungere » ; 16.1.1 : « Coniunctio est pars
orationis indeclinabilis, coniunctiva aliarmi! partium orationis, quibus consignificai,
vim vel ordinalionem demonstrans. »
4. Cf. P.H. Matthews, « The inflectional component of a word-and-paradigm
grammar » , Journal of Linguistics I (1965), 139-171.

64
ROME
Les accidents, ou catégories, selon lesquels Priscien classe les diffé­
rentes formes des m ots fléchis ou variables, comprennent à la fois
des ensembles dérivationncls et fiexionnels, conformément à ' la
pratique grecque qui n ’établit pas de distinction entre ces ensembles.
Si Priscien néglige les importantes observations de Varron, il est clair
cependant qu’il connaît bien la théorie de la constitution des caté­
gories et de leur identification à l’aide de désignations sémantiques.
Les verbes sont définis par référence à l’action ou à l’être qui subit
l’action, mais il remarque que, en y réfléchissant mieux (« si guis
allius considèret »), une telle définition n ’est acceptable que sous
d’importantes réserves; le nom d’un cas est généralement choisi
en retenant, parmi un ensemble d ’emplois applicables au cas parti­
culier à dénommer, un seul de ces emplois, lelativement fréquent1.
Ce procédé est sans doute plus prudent, bien que moins passionnant,
que la recherche incessante d ’un sens commun ou fondamental,
unissant toutes les font lions sémantiques associées à chaque ensemble
simple de formes de cas morphologiquement identifiées. Le statut
des six cas des noms en latin repose, non pas sur les formes casuelles
réellement différentes d ’un nom ou d ’une déclinaison de noms, mais
sur les fonctions syntaxiques et sémantiques systématiquement
reliées aux différences de forme morphologique, en un point des
paradigmes de déclinaison de la classe entière des noms; l’analyse
donne une représentation correcte des relations subjectives du latin (et
d ’autres langues) entre formes et emplois et entre emplois et for­
mes 12.
En décrivant la morphologie du verbe latin. Priscien adopte le
système établi par Denys de Thrace pour le verbe grec (p. 42, ci-des­
sus); il distingue le présent, le passé et le futur, avec une quadruple
division sémantique du passé en imparfait, parfait, passé simple
(aoriste) et plus-que-parfait, et reconnaît le syncrétisme des sens du
parfait et de l’aoriste, dans les formes du parfait latin3. Si l’on
excepte le fait qu’efle admet le statut pleinement grammatical des
formes du parfait, l’analyse de Priscien — pour l’essentiel, celle
qu’on trouve dans la Tcchnë— , reste manifestement inférieure à celle
qu’avait établie Varron sous l’influence des stoïciens. La distinction
entre aspects perfcctif et imperfectif, liée aux différences de forme
du thème, sur laquelle Varron avait beaucoup insisté, se trouve
oblitérée, bien que Priscien reconnaisse la différence morphologique

1. 8.2.7; 5.13.73.
2. 17.25.182-186.
3. 8.8.38; 8.10.51-58.

65
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
entre les deux formes thématiques sous-jacentes aux six tem psJ.
Assez bizarrement, il semble avoir mal compris l'emploi et le sens
du parfait futur latin, l’appelant subjonctif futur, bien que la forme
de la première personne du singulier qui sert à l’illustrer (par exemple
scripscrô - « j ’aurai écrit ») soit précisément la forme qui différencie
son paradigme de celui du subjonctif parfait {scripserim - « que j ’aie
écrit ») et, en fait, de toute forme verbale subjonctive, aucune d’elles
ne prenant de terminaison en -ô à la première personne. Ceci semble
d ’autant plus surprenant que les formes correspondantes du grec,
par exemple feiypsomai (TÉTU^ogai)-«j’aurai été b attu », sont correc­
tement identifiées1. La raison en est peut-être que ses prédécesseurs
grecs avaient exclu le parfait futur de leur schématisation des temps,
parce qu’il n ’était pas très employé, en étant ressenti comme un atti­
cisme. C ’est sans doute une telle dépendance du cadre catégoriel grec
qui le conduit à reconnaître, dans le verbe latin, à la fois un mode
subjonctif (subordination) et un mode optatif (indépendant, exprimant
un souhait), bien que le latin (comme d'ailleurs l’admet Priscien),
à la différence du grec, ne distingue nulle part morphologiquement
ces deux formes modales. Il obscurcit ainsi ses considérations
explicites antérieures sur le statut de catégorie grammaticale formelle
(p. 62, ci-dessus123).
En dépit d ’erreurs de représentation aussi manifestes — dues essen­
tiellement à sa confiance excessive en la possibilité d ’appliquer point
par point, à la langue lat ine, la systématisation du grec de Denys de
Thrace et d ’Apollonios Byscole -,1a moi piioiogic de Priscien est détail­
lée, méthodique et, le plus souvent, décisive. Le traitement de la syn­
taxe, dans les deux derniers livres, est cependant beaucoup moins satis­
faisant, et l’exposé manque de plusieurs des traits directeurs que l’on
trouve dans les grammaires modernes du latin; les savants médiévaux
et posl-mcdiévaux les ajoutèrent à ce qui forme la base de la morpho­
logie de Priscien. Cependant, il est difficile de faire confiance à la
théorie syntaxique de Priscien lorsqu’on le voit affirmer que l’ordre
des mots le plus courant en latin, nom au cas nominatif ou pronom
(sujet) suivi d ’un verbe, constitue l’ordre naturel, parce que la sub­
stance est antérieure à l’action qu’elle accomplit 4; tels sont les dangers
de philosopher sur une base empirique inadéquate.
Dans la description syntaxique du latin, Priscien classe les verbes,

1. 8.10.55.
2. 8.8.38.
3. 18.8.76; 18.10.79; 18.10.82.
4. 17.16.105-106.

66
ROME
selon les mêmes principes qu’avaient adoptés les grammairiens grecs,
en actifs (transitifs), passifs et neutres (intransitifs), et accorde à
juste titre une attention particulière aux verbes déponents — passifs,
quant à la forme morphologique, mais actifs ou intransitifs, quant au
sens et à la syntaxe, et sans passif correspondant1. Les verbes tra n ­
sitifs sont ceux qui se construisent avec un cas oblique (laudô te -
« je te loue », noce à tibi - « j e t’offense », egeô miserantis - « j ’ai
besoin de quelqu’un pour me plaindre » ); l’absence d ’accord entre
les fonnes à cas oblique et les verbes est notée12. Mais, à l’époque de
Priscien, les termes de sujet et d'objet n’étaient pas encore des termes
grammaticaux, bien qu’on employât très couramment subicctum, pour
désigner le sujet logique d’une proposition. Priscien fait état de la
construction avec ablatif absolu, biet» que le nom de cette construction
soit une création ultérieure; il expoS'e et illustre seulement cet emploi
de l’ablatif : me videntc puerum cccldistl - « tandis que je le voyais,
tu battais le garçon » et Augusiô. ■imperâtôre Alexandrla prôvincia
facta est - « Auguste étant empereur, Alexandrie devint une p ro ­
vince3. »
Priscien a peu de choses à dire sur l ’analyse systématique des
structures syntaxiques du latin. La relation de subordination est
considérée comme la fonction syntaxique primordiale du pronom
relatif, qui, quae, quod, et des mots semblables, utilisés pour subor­
donner ou relier un verbe ou une proposition entière à un autre verbe
ou à une proposition principale456. Le concept de subordination sert
à distinguer les noms, pronoms et verbes de tous les autres m ots,
qui ne sont employés généralement que dans des relations syntaxique­
ment subordonnées aux noms et aiw verbes, alors que ces derniers
peuvent, par eux-mêmes, constituer des phrases complètes du type
préféré (productif) en latin b. Mais, dans la sous-classification des
conjonctions, la distinction grammaticale fondamentale entre conjonc­
tion de subordination et de coordination reste inconnue, le coordon­
nant tamen - « cependant » étant classé avec les subordonnants
quamquam et quamsï - « quoique » ®.
Une fois de plus, on doit dire qu’il n ’est que trop facile, de notre
point de vue actuel, de dénoncer les erreurs et les omissions de nos

1. 8.2.7-8; 8.3.14.
2. 17.15.93; 17.21.153-154.
3. 18.2.30.
4. 17.5.30.
5. 17.2.12-13.
6. 16.1.1; 16.2.10.

67
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
prédécesseurs. Il est à la fois plus juste et plus profitable de sc rendre
compte de l’importance du travail que Priscien a réalisé dans sa des­
cription vaste, détaillée et exhaustive, de la langue des auteurs clas­
siques, description qui devait servir de base à la théorie grammaticale,
durant huit siècles, et sur laquelle se fonde encore notre enseignement
du latin. Les additions et les corrections que les générations posté­
rieures ont dû pratiquer, spécialement dans le domaine de la syntaxe,
peuvent être incorporées dans le cadre de référence que Priscien a
employé et explique.
Toute division de la linguistique (ou de n ’importe quelle autre
science), en périodes nettement différenciées, représente mal le chem i­
nement progressif des découvertes, théories et attitudes, qui carac­
térise la plus grande partie de l'histoire intellectuelle de l’homme. 11
est cependant raisonnable de terminer sur Priscien un exposé des
recherches linguistiques romaines. Dans son adaptation minutieuse
(et p ar moments malencontreuse) de la théorie et de l’analyse grecques
à la langue latine, il a réalisé au maximum les intentions avouées
de la plupart des savants romains. E t ceci s’accordait parfai­
tement avec l’attitude générale des Rom ains, dans les domaines
intellectuel et artistique, envers la « Grèce conquise » qui, en fait,
« conquit son conquérant inculte et enseigna au Latium rustique les
arts les plus élaborés 1 ».
L ’œuvre de Priscien marque davantage que la fin d’une époque,
elle forme le pont entre l'Antiquité et le Moyen Age. Les Tnsti-
tutioncs grammaticae, la grammaire la plus utilisée, ne couvrent pas
moins de mille manuscrits, et forment la base de la grammaire latine
et de la philosophie linguistique médiévales, que nous examinerons
au chapitre suivant. La grammaire de Priscien est le fruit d ’une longue
période d ’unité gréco-romaine. Cette unité est déjà brisée à l’époque
où il écrit et, dans les siècles qui suivent, l ’Occident latin va se déman­
teler au point de devenir méconnaissable. Dans le désordre de ce
temps, dans l’obscurité de» premiers siècles du Moyen A g e 12, les
recherches et l’enseignement des grammairiens vont se révéler
comme l’une des principales défenses de l’héritage classique.

1. Horace, Épitres, 2.1.156-157 :


Graeeia capta ferum victoreen cepit et artes
Intnlil agrcsii Latió.
2. F. Lot, La Fin du monde amigue et le Debut du Mayen Age, París, 1951, 189.

68
BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE

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Antike bis zur Gegenwart, Fribourg/Munich, 1955, 28-29.
B olgar (R . R .), The classical Heritage and its Beneficiaries, Cambridge,
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S teinthal (H .), Geschichte der Sprachwissenschaft bei den Griechen und
Römern (deuxième édition), Berlin, 1890.
4

Le Moyen Age

Le terme de « Moyen Age » désigne la période de l ’histoire euro­


péenne qui sépare l’écroulement de l’Empire rom ain, com m e civi­
lisation ci administration homogène, de la succession d ’événements
et de changements culturels connus sous le nom de Renais­
sance, généralement considérée comme la phase qui inaugure le
monde moderne. Un tel découpage temporel est plutôt une descrip­
tion commode pour l ’historien qu’un enregistrement fidèle des faits;
le « déclin et la chute » de l’Empire romain, d ’un côté, le renouveau
du savoir, la montée de l ’humanisme et du nationalisme, la Réforme
religieuse et les autres traits généralement considérés com m e carac­
téristiques et constitutifs de la Renaissance, de l'autre, ne sont pas
des événements ponctuels; ils résument une multitude d ’événements
historiquement importants et, ce qui est peut-être plus significatif
encore, d* changements dans les attitudes et les mentalités. Toute
date prise symboliquement comme marquant le début ou la fin du
Moyen Age ne peut être qu’arbitraire et, prise à la lettre, trompeuse.
On désigne habituellement, sous le nom d ’ « Age des ténèbres1 »,
les six premiers siècles qui suivirent la dissolution de l'Em pire romain
d ’Occident. pour les distinguer de la période qui va de 1100 environ
à -la Renaissance et durant laquelle l’épanouissement de la civilisa­
tion permit de regagner une grande partie du terrain perdu dans le
désordre des années précédentes12.
A cette époque, l ’Empire d ’Orient est prospère. Bien que son
territoire soit attaqué de différents côtés et voie son étendue diminuer,
la pensée et le savoir grecs se maintiennent, coexistant avec l’expan­
sion du christianisme officiel qui, peu à peu, acquiert le statut d ’Égüse
orientale autonome. A la différence de l’Occident, aucune cassure
nette ne se produit dans l’organisation de la vie et de la civilisation

1. W.P. Ker, The dark Ages, Londres, 1904, chapitre I.


2. Ibid., I.

70
LE MOYEN ÂGE

et, en matière d ’érudition, on n ’abandonne ni la philosophie ni la


littérature grecque, bien que, en dehors de la théologie, on accom ­
plisse peu de travaux originaux, les auteurs grecs anciens se voyant
soumis à des commentaires et exégèses sans fin. Les savants byzan­
tins écrivent des explications et des notes sur l’œuvre de Dcnys de
Thrace et poursuivent les recherches sur la théorie des cas gramma­
ticaux (cf. p. 46, ci-dessus).
L ’Empire romain d ’Occident qui, d ’Auguste (27 av. .T.-C.-14 ap.
J.-C .) à M arc-Aurèle (161-180), avait résisté à la pression des invasions
barbares et avait presque stabilisé ses frontières, ne peut plus soutenir
l ’effort, et son territoire passe entre les mains de diverses tribus,
principalement germaniques. En 410, Rome subit l’humiliation d ’être
mise à sac par les Wisigoths; en 476, le dernier des empereurs d ’Occi­
dent, l’infortuné Romulus Augustule, est sommairement détrôné
par un mercenaire germain, O doacre; dix-sept ans plus tard, l’Italie
est intégrée au royaume des Ostrqgoths, sous Théodoric.
Les causes de l’écroulement de l'empire font l'objet des recherches
approfondies depuis l’époque où saint Augustin, se souvenant
du sac de R om e, cherchait, dans la Cite de Dieu (Civitas D ei), une
interprétation chrétienne de l ’histoire. 11 est certain que, à partir
de la fin du IIe siècle ap. J.-C ., les pressions externes sur les
frontières se firent plus sévères que jamais; dans cet ordre de
raisons, on peut aussi évoquer les graves faiblesses de caractère
et les mauvaises décisions prises par ceux qui devaient faire face à
ces pressions. L a guerre civile, les invasions et, plus tard, les guerres
entre l’Empire d ’Orient et les successeurs des empereurs d ’Occident,
causèrent, toutes ensemble, la chute irrémédiable des normes de vie,
de sécurité et de civilisation humaniste, dont avaient pu jouir les deux
premiers siècles de l’ère chrétienne. Deux événements peuvent être
considérés com m e symboliques : la fortification de Rome sous
Aurélien (270-275) et la destruction des aqueducs qui fournissaient
l’eau à la cité durant les guerres du vic siècle, entreprises par Justinien
pour tenter de reconquérir l ’ancien territoire de l’Empire.
Mais il ne faut pas non plus trop noircir le tableau. De nombreuses
tribus germaniques adoptèrent le christianisme et tinrent à se consi­
dérer comme faisant partie de l ’Empire romain, soucieuses en vérité
de défendre leur territoire nouvellement acquis contre des tribus
beaucoup plus « sauvages », dont la pression les avait poussées
à traverser les frontières de l’Empire. Le latin des provinces occi­
dentales survit à tous les envahisseurs germaniques, dont la langue
ne laissera que peu d ’éléments lexicaux dans les langues romanes
modernes, descendantes du latin parlé dans ces régions.

71
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
A l’Ouest, une grande partie de la littérature classique est perdue
sans rémission; pendant plusieurs siècles, l’étude et même la connais­
sance du grec se réduisent de plus en plus et une grande partie de la
philosophie grecque n’est disponible que sous forme de traductions
latines d ’œuvres choisies. Dans le désordre de cette époque et l'effon­
drement de l’autorité et des modèles païens, l’Église croît en pres­
tige — refuge et modèle de savoir et d ’éducation — , possédant en outre,
dans la papauté et les évêchés, des centres de pouvoir séculier. A
cette époque, la littérature la plus formatrice est la littérature chré­
tienne sous tous ses aspects et, avec la fermeture par Justinien, en
529, des écoles philosophiques d ’Athènes, l’acquisition du savoir
telle qu’elle se poursuit à la fois à l ’Est et à l'Ouest, se trouve placée
sous le patronage, et souvent sous l’inspiration directe, du clergé.
Ce sont les monastères, les abbayes, les églises et, plus tard, les
universités, qui ont préservé la continuité de l’éducation et du savoir.
Dans les institutions dominées par les clercs chrétiens, la littérature
païenne, c ’est-à-dire la littérature classique de l’Antiquité, est tenue
pour suspecte, et certains se montrent ouvertement hostiles à ces
auteurs et à la langue dans laquelle ils ont écrit, parce qu’elle s’oppose
au latin récent, plus familier, de la Vulgate et du rituel de l’Eglise.
Déjà saint Jérôm e éprouvait un sentiment de culpabilité pour l’intérêt
trop vif q u ’il portait à Cicéron et aux classiques, au détriment de
l’écriture sacrée; le pape Grégoire le Grand (590-610) fit part de son
mépris pour les règles de Douât, appliquées à la langue d ’inspiration
divine; afin d ’échapper aux foudres cléricales, un abbé français du
IXe siècle prendra encore soin de tirer des écritures les exemples qu'il
utilise dans ses cours de gram m aire3. Néanmoins, dans denombreux
lieux d'enseignement, on continue à étudier la littérature ancienne,
copiant et conservant les manuscrits, ainsi que la théorie gramma­
ticale.
Le latin, demeuré la langue du savoir, voit croître son autorité
en tant que langue de la littérature patristique, des services et de
l ’administration de l’Église romaine d ’Occident. Ce seul fait
assure à la langue latine une place de choix et, au début du
Moyen Age, les études linguistiques sont la plupart du temps des
études de grammaire latine. L ’éducation médiévale repose sur les
« Sept arts libéraux » : la grammaire, la dialectique (logique) et laI.

I. Jérôme, Lettres 22c 30; Grégoire, Lettres 5.53 (Gregorii 1 Papac regislrum
epistularum, Berlin, 1891, volume 1, 357); Histoire littéraire de la France, Paris,
1738, volume IV, 445-446.

72
LE MOYEN ÂGE
rhétorique forment la première partie ou trivium, la musique, l ’arith ­
métique, la géométrie et l’astronomie la seconde partie, ou quadrivium.
Un assemblage mnémotechnique résume leurs fonctions :

Gram ioquitur; dia vëra docet; rhet verba colorât;


Mus canit; ar numéral; ge pondérât; ast colit astra \

Cette division en trivium et quadrivium, ainsi que le choix de ces


termes sont dus à Boèce (v. 500 ap. J.-C .), érudit et homme d ’É ta t
romain dont les nombreux écrits comptent plusieurs traductions
latines des œuvres d ’Aristote, qui formeront une bonne partie du
peu de littérature grecque dont disposera l’Occident au début du
Moyen Age.
Ainsi, la grammaire, fondement de l ’éducation médiévale, cons­
titue à la fois un art libéral en soi et une exigence de lire et d ’écrire
correctement le latin. Toutes ces éludes sont subordonnées à la
théologie, étude de la foi et de la doctrine chrétiennes; mais, le fait
que l ’origine de l'organisation des sept arts remonte à la période
classique illustre la persistance des thèmes culturels. On sait que
Varron a écrit les Disçiplinac, encyclopédie traitant de l’éducation,
qui couvre Jes sept arts, ainsi que la médecine et l'architecture.
Saint Augustin prend cette encyclopédie pour modèle dans son
examen des sept arts (où il substitue la philosophie à l’astronomie 12)
et, vers la même époque, Martianus Capella (Ve siècle ap. J.-C .)
disserte sur ceux-ci sous forme d'une allégorie du mariage entre
Mercure et la Philologie, dont les sept demoiselles d'honneur sont
Grammaire, Logique, Rhétorique. Géométrie, Arithmétique, A stro ­
nomie et Musique. Bien que le st> le de Capella ait été jugé ennuyeux,
son livre devint un manuel scolaire officiel. Cassiodore, qui contribua
beaucoup à centrer l ’organisation de la vie monastique sur l’ctude
et la préservation de la littérature, aussi bien classique que chrétienne,
rend compte aussi des sept arts libéraux dans ses Institutiones (v. 550).
Tel est Je contexte dans lequel on étudie et on enseigne la gram ­
maire dans les siècles qui suivent l'effondrement de l’Empire romain
d'Occident. Le travail en lui-même est pour l'essentiel pratique et

1. Sandys, 1921,670 ( Grand mar) speaks: a'ia(lectic) reaches the truth; rhet(oric)
adonis the words Mr use; nuts(ic) sings: ar ilhmctic) counts; gc(omctry) measures;
ast(ronomy) studies the stars.) (la Gram(mairc) parle; la dia(lectiquc) enseigne
la vérité; la rhct(oriquc) orne les mois que nous employons; la nms(iquc) chante;
rar(ithmétique) compte; la gé(ométric) mesure; l’ast(ronomic) éludic les étoi­
les.)
2. Augustin, Retractatio, 1.6.

73
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
normatif. Priscien et D onal faisant autorité, on retouche à peine leurs
théories et leur systématisation. On écrit de nombreux commentaires
et gloses; dans d'autres domaines, Ja recherche linguistique s'appuie
sur des travaux étymologiques et Icxicographiques tels que ceux qui
nous sont connus par Isidore de Séville (vne siècle).
Le christianisme ayant été conçu des scs débuts comme religion
universelle, l'activité missionnaire fut toujours considérée comme
une partie essentielle des tâches de l’Église. Les contacts entre chré­
tiens et non-chrétiens ont nécessité des travaux linguistiques de
nature pratique, contribuant ainsi fortement, au cours de l’histoire.,
à la croissance et au développement de la linguistique. Saint Jérôme,
auteur de la traduction latine de la Bible (la Vulgale), consacre une
de ses lettres à l’examen de la théorie de Ja traduction, soutenant qu’il
faut traduire l’esprit plutôt que la lettre (« sens pour sens plutôt
que mot à m ot1 »). L a connaissance que nous avons du gotique
provient de la traduction partielle du Nouveau Testament dans
cette langue par TJlfilas, au ivc siècle: et l’alphabet utilisé aujourd’hui
pour le russe et quelques autres langues slaves descend d ’un alphabet
inventé au IXe siècle par saint Cyrille, de l ’Église d ’Oricnt, qui adapta
l'alphabet grec à l’usage des Slaves christianisés.
Bien que l’enseignement du latin se soit activement poursuivi
tout le temps qu'a duré l’hégémonie de Rome, on sait peu de chose
de ses méthodes. L ’ccuvre missionnaire chrétienne ci la fondation
de monastères et d ’églises dans les pays étrangers donnent une
impulsion et une inspiration nouvelle à l’enseignement de la gram­
maire latine; le statut dont jouissent l ’Église romaine et le latin,
sa langue officielle, favorise également le désir d’apprendre.
En Angleterre, Bède et Alcuin écrivent, aux vne et vjuc siècles,
des grammaires du latin. Un exemple de grammaire spécifiquement
didactique est fa Grammaire latine d'Aclfric, avec le CoUoquiimi
(livre de conversation en latin) et le glossaire latin-anglais ancien
qui l’accompagnent. Ces œuvres sont composées vers l’an 1000,
à l’intention des enfants pailant l’ancien anglais (anglo-saxon).
A cl fric, abbé d’Eynsham dans rOxfordshire, écrit un manuel pra­
tique pour les écoliers en basant ses préceptes sur les travaux de
Priscien et de Douât. D e façon significative, il dit à ses lecteurs que
son livre peut également servir d’introduction à la grammaire de
1’(ancien) anglais12. Bien qu’il s’avère conscient des différences entre
les deux langues (comme dans la question de la distribution du genre

1. Jé r ô m e , Lettres 57.
2. Zupitza, 1880, préface, lignes 1-7.

74
LE MOYEN ÂGE

entre des noms lexicalement équivalents et le defaut de correspon­


dance exacte entre les deux systèmes de c a s 1), il ne met en doute ni ne
discute l’applicabilité du système de Priscicn au vieil anglais; comme
sa grammaire est l’une des premières que l ’on connaisse, qui s'adresse
spécifiquement aux élèves parlant l’anglais, on peut la considérer
comme à l’origine de plusieurs siècles de grammaire anglaise inspirée
du latin.
Après la conversion de l’Irlande, au v e siècle, l ’érudition latine
voit son prestige augmenter considérablement dans les centres d ’ins­
truction fondés par l'Église. Jusqu’aux invasions Scandinaves, au
IXe siècle, l’Irlande est au premier rang de la civilisation chrétienne,
et les hommes d ’Église irlandais jouent un rôle important dans le
développement du christianisme et de la lutte contre l ’analphabétisme
sur le continent européen. En Iilande, on étudie la grammaire latine
à travers les œuvres de Donat, Priscien et Isidore, et de cet apprentis­
sage linguistique, se fondant avec la tradition des bardes, résulte
l'enseignement grammatical et poétique des traités irlandais médié­
vaux, qui se poursuivra en fait jusqu’au xv n e siècle. L a terminologie
technique des linguistes irlandais révèle une combinaison d’emprunts
ci d’adaptations des termes latins, ainsi qu’un développement parallèle
de termes techniques tirés du vocabulaire irlandais indigène; ce
dernier com posant fournit la terminologie pour rendre compte
des mutations initiales, très importantes dans la phonologie et la
grammaire des langues celtes, mais qu’on ne trouve pas en latin
(ni, d ’ailleurs, en indo-européen). Un manuscrit du ix i: siècle, conte­
nant des commentaires sur Priscien, m ontre l’assimilation partielle de
sa terminologie et de scs descriptions dans la langue irlandaise; et le
Auraicept na n-Eccs (l’abécédaire des poètes, ou des érudits), dont
certaines parties remontent probablement au vne siècle, illustre aussi
le mélange, en Irlande, du latin et des traditions linguistiques indi­
gènes; on continuera à étudier cette œuvre jusqu’aux XIe et x iie siè­
cles i 2
.
Dans l’histoire de la linguistique, c ’est la deuxième partie du
Moyen Age, à partir de 1100 environ, qui est la plus significative.
C'est l’époque de la philosophie scolastique, dans laquelle les éludes
linguistiques tiennent une place importante. Cette même époque voit
aussi l’épanouissement de la littérature et de l'architecture (dite

1. Zupitza, lignes 16-19, 22-24.


2. Auraicept na n-Eces, The scholar's primer (ed. G. Calder), Edimbourg, 1917;
B.O. Cuiv. « Linguistic Terminology in the mediaeval Irish Bardic Tracts », PTS
1965, 141-164.

75
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
« gothique », et la fondation des plus anciennes universités d ’Europe.
Les déplacements de populations entières ont maintenant cessé, et
l ’autorité de l'Église romaine, renforcée par la création des Ordres
dominicain et franciscain, suscite un pouvoir central qui, malgré les
querelles et les antagonismes, réunit loutes les activités culturelles des
hommes pour le service commun de Dieu, et subordonne toutes les
recherches intellectuelles à l'étude de la foi.
Jusqu’ici, les objectifs de la linguistique avaient été presque exclu­
sivement pédagogiques; la doctrine n'avait qu’un caractère secon­
daire et l ’application à renseignement du latin suivait les thèses
de Donat et Priscien. L ’époque scolastique voit se poursuivre ce
travail purement didactique. Plusieurs traités de grammaire latine
sont publiés en vers, afin de favoriser leur mémorisation par les
étudiants. L ’un de ces manuels est le Doctrinale d ’Alexandre de
Villedieu, écrit vers 1200 et couvrant 2645 lignes d ’hexamètres
assez barbares 1. Il semble que le latin enseigné dans les écoles
qui emploient ce manuel soit plus proche du latin servant de
lingua franco médiévale, dans les milieux instruits, que de la
langue des auteurs classiques, où Priscien avait puisé ses m até­
riaux.
Le Doctrinale, de caractère purement pratique, restera un manuel
officiel et populaire durant tout le Moyen Age, et meme longtemps
après, dans certaines écoles; il partagera la défaveur que connaî­
tra la grammaire médiévale, sous toutes ses formes, au moment
où la Renaissance ressuscitera le classicism e12.
On voit apparaître, durant cette période, des descriptions d ’autres
langues, aux fins d’alphabétisation, de popularisation de la littérature,
et d'établissement de normes éducatives. On a mentionné plus haut
l’œuvre irlandaise dans ce domaine; on connaît également une
grammaire du gallois, datant du xme siècle, et dont la source remonte,
paraît-il, au xc siècle 3.
L ’un des exemples les plus frappants de travail pratique est le
Premier Traité Grammatical, par un Islandais anonyme du xn e siècle,
qui manifeste une originalité et une indépendance de pensée rem ar­
quables. Le texte tire son litre, assez impropre, de la position qu’il
occupait dans le manuscrit original, et son auteur anonyme reçut

1. Alexander Villadei, 1880.


2. Ibid., lx x x ix .
3. J. Williams ab Ithel, Dospartli edeyrn davod aur, or The ancienl welsh
Grammar, Londres, 1856, XI.
76
LE MOYEN ÂGE
donc simplement l ’appellation de « Premier Grammairien 1 ». Cet
auteur s ’intéresse en fait essentiellement à la réforme de l’ortho­
graphe, visant à améliorer l ’emploi d ’un alphabet dérivé d e .l’al-
phabet latin, pour transcrire la langue islandaise de son temps.
Bien que très versé dans l ’œuvre des grammairiens latins, notam­
ment celle de Donat, c ’est dans le traitement des problèmes ortho­
graphiques qu’il déploie, envers les principes implicites de l’analyse
phonologique et ses applications, une intelligence linguistique rare
à cette époque. En outre, ses observations sur la prononciation de
la langue, qui constituent en elles-mêmes un témoignage intéressant
sur l ’état de l ’islandais à cette époque, prouvent qu’il surpassait,
en tan t que phonéticien, tous ses contemporains européens connus.
Ce bref texte dénonce les insuffisances de l ’alphabet islandais alors
en usage et, quelque huit cents ans à l ’avance, il anticipe, dans une
large mesure, différents aspects de la théorie phonologique de l ’école
de Prague (p. 213, ci-dessous), ainsi que l’utilisation du concept de
phonème. L ’islandais de l’époque contient potentiellement trente-six
segments vocaliqucs distinctifs, neuf timbres vocaliques pouvant
chacun être long ou bref, nasalisé ou non-nasalisé. Il parvient à
ordonner ces neuf qualités selon la dimension ouvert-fermé, par
rapport au x valeurs attribuées aux lettres latines a, e, i, o et u; et,
en m arquant la longueur et la nasalité par des signes diacritiques
suscrits (une marque d’accent et un point, respectivement), leur
absence étan t non-marquée, il distingue graphiquement les trente-six
voyelles, en utilisant seulement onze symboles, neuf lettres et deux
signes diacritiques. Ceux-ci sont nécessaires pour que l ’orthographe
indique de façon appropriée les prononciations contraslives.
Plusieurs consonnes figurent comme longues ou géminées, en
opposition avec leurs contreparties, brèves ou simples. Il suggère
d ’écrire les consonnes longues avec une lettre majuscule; ainsi, n
représente [n], et N représente [nn]. Réciproquement, il remarque
que les différences phonétiques dépendantes de leur environnement
n ’ont pas besoin d ’être marquées à p art; ainsi, les prononciations
[9] et [0], à l ’époque toutes deux aliophones de /G/, se voient attribuer
la lettre unique p, et la nasale vélaire [g], allophone de /n/, peut être
indiquée de façon non ambiguë par la séquence de lettres n g 1 2.
Non seulement cette théorie phonologique est avancée, mais les pro­
cédures de découverte et de démonstration sont très modernes.
1. Haugen, 1950. Sur les études linguistiques postérieures en Islande, voir
R.J. McLean, « The grammatical Terminology of modem Icelandic », Studia Ger-
manica Gandensia 4 (1962), 291-300.
2. Haugen, 1950, 24, 37-38.

77
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Les distinctions phonémiques sont vérifiées par Ja variation contrôlée
d’un segment unique dans un cadre constant, grâce à des séries
ordonnées de mots comme sâr, sór, sér, sér, sór, sor, sur, syr, et sont
illustrées par des ensembles de paires minimales, dont la diffé­
rence de sens dépend de la différence d ’une lettre unique (d’un
phonème). Ces paires sont présentées dans des phrases dont cer­
taines révèlent un savoureux sens de l’hum our :

Eigi eru çl oL at einu


—-— (Not ail aies are alike)
(Les bières ne sont pas toutes semblables)

Mjok eru peir mcnn fràmer, er eigi skammash at taka mina konu
frâ mér
(Those men are brazen, who are not ashamed to take my wiftfro m
me)
(Ces hommes sont effrontés, qui n’ont pas honte de m’enlever ma
femme)

(Les exemples sont donnés dans l’orthographe usuelle du Vieux


Morse; seuls les exemples mis en contraste sont écrits selon l ’ortho­
graphe réformée du Premier Grammairien).
Q u’il s’agisse de l’exposé théorique, des applications prati­
ques ou du style dans lequel il répond à d ’éventuelles objections,
la lecture du Premier Grammairien est toujours un plaisir. Pourtant,
son Traité connut un triste destin. Peu après le X IIe siècle, l’Islande
se trouva mal en point, par suite de changements climatiques et d’épi­
démies, et elle perdit contact avec l’Europe. Le texte ne fut pas publié
avant 1818 et, par la suite, il resta largement inconnu en dehors
de la Scandinavie. Une grande partie du terrain qu’il avait si bien
défriché s’est trouvée explorée de nouveau à l’époque moderne par
des savants qui font aujourd’hui figure de pionniers. La morale serait
qu’il ne suffit pas d’avoir quelque chose d ’intéressant à dire pour
s ’assurer une place dans l’histoire, il faut de surcroît qu’une situa­
tion culturelle propice vous fasse connaître et apprécier.
Le développement de beaucoup le plus intéressant et le plus signi­
ficatif en linguistique au Moyen Age est la publication, par nombre
d ’auteurs, de grammaires ‘spéculatives’ ou de traités De modis
significmdi (« à propos des modes de signification »), durant la
période qui voit l’apogée de la philosophie scolastique (1200-
1300). La grammaire spéculative va bien au-delà des besoins de
l ’enseignement du latin, et les œuvres où elle est exposée voisinent

78
LE MOYEN ÂGE

avec les manuels d ’enseignement officiels tels que le Doctrinale


d ’Alexandre de Villedieu.
La grammaire spéculative représente une étape précise et* dis­
tincte dans la théorie linguistique* et les différents auteurs « modis­
tes », comme on les appelle parfois, défendent en substance le même
point de vue théorique et partagent la meme conception de la lin­
guistique, de ses objectifs et de son rôle parmi les autres champs
intellectuels. Us différent cependant sur de nombreux details de pré­
sentation; une étude et une appréciation exhaustives de cette période
de la linguistique nécessiteraient la mise au jour appropriée de ces
différences, mais, dans le cadre de cette brève esquisse, il suffit
de concentrer notre attention sur les grandes lignes de la
théorie.
La grammaire spéculative est le fruit de l'intégration de la descrip­
tion grammaticale du lalin, telle que la formulèrent Priscien et Donat,
dans le système philosophique scolastique. La scolastique elle-mcme
résultait de l'intégration de la philosophie d ’Aristote, aux mains
de penseurs comme Saint Thomas d ’Aquin, à la théologie catho­
lique. C ’est un système de pensée renforcé par la foi chrétienne
d’alors, et la renforçant à son tour, instrument capable d ’unifier
toutes les branches et ramifications du savoir humain et de concilier
les exigences de la raison avec celles de la révélation. Sans doute, l’édi­
fice de la connaissance n ’a jamais, ni auparavant, ni certainement
depuis, connu une telle cohésion.
Sans compter l’apparition de penseurs aux capacités intellectuelles
et à la dévotion exceptionnelles, de nombreux facteurs historiques
ont concouru à l ’ascension et au développement de la philosophie
scolastique. Nous avons déjà mentionné la tranquillité et la stabilité
plus grandes qui ont caractérisé la fin du M oyen Age. De plus, à partir
du xn e siècle environ, l’Occident a plus facilement accès à la connais­
sance de la langue des écrivains grecs et, par-dessus tout, de la philo­
sophe d ’Aristote. Cet accroissement des connaissances vient des
extrémités opposées du monde méditerranéen. Les Croisades, bien
qu’exerçant une faible influence sur les Occidentaux, entraînèrent
des contacts plus directs entre l'Église romaine et l'Empire d’Orient;
la prise de Constantinople, en 1204, stimule l ’intérêt pour les sources
grecques de la philosophie d’Aristote (connue auparavant par des
traductions latines) et livre plusieurs manuscrits grecs aux mains de
l’Occident. Vers le x iv e siècle, de nombreuses universités européennes
enseignent le grec. D ’Espagne, une quantité considérable d’écrits
philosophiques grecs sont introduits dans le reste de l ’Europe occi­
dentale, grâce à des traductions et à des commentaires arabes et juifs.

79
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Pendant l’occupation de l’Espagne par les Arabes, Tolède, en particu­
lier, est un centre de traduction latine des versions arabes d ’Aristote.
Plutôt qu’à l'original grec, c ’est à des traductions latines que plusieurs
scolastiques doivent de connaître et d ’étudier cette philosophie, les
commentaires des savants arabes, dont les plus célèbres sont
Averroès et Avicenne, contribuant à leur interprétation.
Les premiers philosophes chrétiens avaient accordé plus d'impor­
tance à Platon et à la pensée platonicienne qu’à Aristote, en partie
parce que la théorie de Platon, grâce aux écrits des néo-platoniciens
( 111e siècle et après), était plus facile d ’accès. Les œuvres d ’Aristote
ne sont pas acceptées sans lutte, dans les centres de culture; mais
l’enseignement de saint Thomas, qui fait de lui Je philosophe
dominant de la pensée chrétienne médiévale, pèsera d ’un poids
décisif.
Dans le contexte de la scolastique, on considère que la simple
description du latin, telle que l’ont élaborée Priscicn et D onat, est
inappropriée, bien que pédagogiquement utile. Les commentateurs
avaient déjà commencé à dépasser l’élucidation et l’exégèse pures,
et l ’on en vient désormais à accuser Priscicn de n ’avoir pas étudié
assez profondément sa matière, de s’être contenté de décrire la langue
au lieu de dégager la théorie sous-jacente et de justifier les éléments et
les catégories qu’il emploie. Guillaume de Conches (x n e siècle) lui
reproche d’avoir négligé de traiter le fondement causal des diverses
parties du discours et de leurs accidents L II est intéressant de noter
que certaines des accusations portées contre Priscien et d ’autres gram­
mairiens latins, ressemblent à celles que portent aujourd'hui les géné-
rativistes contre leurs prédécesseurs plus descriptifs, les « néo-bloom-
fieldiens », à qui ils reprochent d ’avoir négligé l’adéquation explicative
de la théorie, en faveur d’une adéquation purement observationcllc,
du pur enregistrement des données. A partir du X IIe siècle, ces accusa­
tions déclenchent un mouvement qui conduit à la grammaire
spéculative et à une théorie du langage qui s’insère dans la philoso­
phie de cette époque. Les études grammaticales entreprises voient
également leur volume augmenter dans des proportions considé­
rables 12.
Au milieu du X IIe siècle, Pierre Hélie, dans un commentaire de
Priscien, cherche des explications philosophiques aux règles gramma-

1. « Causas vero inventions diversarum parlium et diversorum accidentium...


praetermiltit » (Roos, 1952, 93); Siger, 1913, (37).
2. Siger, 1913, (36).

80
LE MOYEN ÂGE
ticales établies par ce dernier. Si l’on compare Pierre Hélie à plusieurs
des commentateurs qui l’ont précédé, on doit le considérer moins
comme un pionnier dans l’application de la logique aux problèmes
linguistiques, que comme l’un des premiers grammairiens à apporter
un certain ordre dans des thèses exposées auparavant de façon
désordonnée1. Désormais, on considère le rôle du philosophe comme
essentiel dans l ’étude de la grammaire; la base théorique de celle-ci,
distincte du pur exposé scolaire, est le lot du philosophe : « Ce n ’est
pas le grammairien mais le philosophe qui, considérant soigneusement
la nature spécifique des choses, découvre la gram m aire » ... « le gram-
- mairien ignorant de la logique est à celui qui y excelle ce qu’est le
fou à l'homme sage »
De cette attitude découle tout naturellement la conception d ’une
grammaire universelle sous-jacente, à la recherche de laquelle les
linguistes théoriciens vont, dès lors, s ’appliquer sans cesse. Les
grammairiens précédents n ’avaient pas émis de thèses universalistes.
Us n'en avaient pas besoin; leur intérêt s ’était d ’abord concentré
sur le grec, puis sur le grec et le latin, deux langues auxquelles le même
ensemble descriptif de classes et de catégories convenait assez bien.
Au Moyen Age, le latin demeure, pour les érudits, la seule langue
nécessaire, malgré Je développement ultérieur de la connaissance du
grec et un certain intérêt pour l’arabe et l'hébreu. Roger Bacon,
lui-même auteur d ’une grammaire grecque, ainsi que de l’une des
premières grammaires spéculatives, et qui insista sur l’importance
d ’étudier ces deux langues, peut déclarer que la gram m aire, dans sa
substance, n’est qu’une seule et même chose pour toutes les langues,
et que les différences de surface entre celles-ci ne sont que des varia­
tions purement accidentelles 123. L ’unité de la grammaire, assurée à
travers des différences superficielles entre les langues, est aussi com ­
parée à l'unité de la géométrie, assurée au-delà des différences de
formes et de dimensions des figures réelles4.
Durant la période scolastique, certains thèmes linguistiques sont
discutés par des auteurs pour qui la linguistique au sens strict n ’est

1. Hunt, 1941-1943, 1950.


2. « Non ergo granvnaticus sed philosophas, proprias naturas rcrum diligenter
considérons... grammàticam invenit », Thurot, 1869, 124. *
Albert Le G r a n d : « Sicut se habet siillus ad sapientem, sic se habet grammaiieus
ignorons logicam ad pertitum in logica », Alexander 1893, xi-xu.
3. Grabmann, 1926,118; Roger Bacon : « Grammolica nna et cadem est secun-
dum substontiam in omnibus linguis, liccr accidenralitcr varietur », Sigcr, 1913,
(43).
4. Par Robert Kilwardby, Thurot, 1869, 127.

81
BRÈVE HISTOIRE DE LA. LINGUISTIQUE
pas ]a préoccupation essentielle. On explicite en sémantique une
distinction importantes, qui, sous, de nombreuses appella­
tions différentes, gardera toujours un caractère fondamental. Au
xm e siècle, Pierre d ’Espagne, qui devait devenir le pape Jean X X I,
introduit dans ses Summulae logicaJes les notions de significâtiô et
de supposition pour définir les propriétés sémantiques des mots, dis­
tinctes mais liées entre elles 1. La significâtiô peut se traduire par
« signification d’un mot » ; elle se définit comme la relation entre le
signe (ou mot) et ce qu’il signifie. En vertu de cette relation de signi­
fication, un signe donné peut agir comme le substitut (ou être admis
à la place) d’une chose, d ’une personne, d ’un événement, etc,, donnés,
ou d ’un ensemble de telles choses; c ’est ce qui donne, dans le cas des
noms, la relation de suppositiô. Ainsi, parce que homô, homme, man,
signifient « homme », homô ou man (homme) peuvent valoir pour
(suppônere) Socrate, Ravaillac ou Pompidou. La significâtiô est
antérieure à la suppositiô, et lorsque les significâtiônês ou sens de
plusieurs mots sont assemblées dans des constructions, leur suppo­
sitiô peut s’en trouver restreinte. Ainsi homô a/bus - « homme
blanc n ’cst acceptable que oour les hommes oui sont blancs, et
non pas pour les hommes à peau foncée ni pour des existants blancs,
autres que des hommes. Cette distinction fondamentale réapparaît
périodiquement, sous des formes et avec des interprétations assez
différentes, dans des oppositions binaires telles que sens et référence,
connotation et dénotation, intension et extension.
Une distinction qu’établissent en outre certains grammairiens et
logiciens, et qui met en jeu l ’opposition de la forme et de la matière,
est celle des suppositions formelle et matérielle. Dans sa supposition
formelle, un mot représente ou est admis à la place d ’une chose,
d ’une personne, etc., dans ce que les futurs logiciens appelleront la
langue-objet ou langue du premier ordre; dans la supposition maté­
rielle, le mot se représente lui-même, dans une métalangue, ou langue
du deuxième ordre. Ces deux types de supposition sont illustrés
dans : Pierre est le pape et « Pierre » est un nom.
Cette même distinction, entre forme et matière, se retrouve à
diverses reprises dans la grammaire spéculative des modistes. Michel
de Marbais (xm e siècle) exprime la différence entre vox, son, et dictiô,
mot, traitée par Priscien, différence qui remonte, en fait, aux stoï-

1. J.P. Mullally, The Summulae locales o f Peter o f Spain, Notre-Dame,


1945.

82
LE MOYEN ÂGE
ciens : « Un mot renferme en lui-même le son, qui constitue sa matière,
et le sens, qui constitue sa forme 1 ».
La linguistique des modistes est centrée sur la grammaire; le fait
que l ’on apprenne partout le latin com m e seconde langue et qu’on
le prononce avec « un accent » qui dépend de la langue maternelle
peut expliquer en partie le manque d ’intérêt pour l ’analyse phoné­
tique. Les modistes ne s’intéressent pas à la prononciation, mais
quelques auteurs de cette période citent certains traits du latin médié­
val, par où il s ’écarte des normes des grammairiens classiques. En
matière d'étymologie, le Moyen Age produit des absurdités semblables
à toutes celles que l ’on connaît trop bien depuis l ’Antiquité. Dans
ces deux domaines, on ne peut enregistrer aucun progrès d ’ordre
théorique ou pratique.
La théorie des grammairiens spéculatifs fait largement appel
à une terminologie technique nouvelle, et c ’est une tâche difficile
que de l’exposer en détail. La grammaire de Priscien et de D onat y est
présentée en substance comme une réflexion précise sur la constitu­
tion de la réalité et les pouvoirs de l ’esprit humain dont celle-ci
dépend. Si l’on considère les prétentions universalistes des modistes,
il est remarquable qu’ils conservent presque tous les détails de la
morphologie latine de Priscien, jusqu’aux subdivisions des classes
de mots qui ne font clairement référence qu’au latin (par exemple,
la sous-classification des noms propres en praenômina, prénoms,
cognômina, noms de famille, et agnômina, titres personnels, toutes
catégories strictement limitées à l’onomastique latin e12). Dans la
description des temps verbaux, on ne tente pas de dépasser la formu­
lation plutôt incorrecte de Priscien et de tenir com pte de la théorie
de Varron ou de celle des stoïciens. Une certaine naïveté apparaît
ainsi dans le refus de remettre en question la base descriptive de ce
qui constitue par ailleurs un système de grammaire philosophique
logiquement élaboré et intrinsèquement cohérent. C ’est là aussi
un témoignage de la place cl de l’influence de Priscien dans la pensée
linguistique du Moyen Age.
Dans le système des modistes, les choses possèdent, en tant qu’exis­
tants, diverses propriétés ou modes d ’être (modï essendi). L ’esprit
appréhende ceux-ci grâce aux modes actifs de compréhension (modï
imeUigendi aciïvï), auxquels correspondent les modes passifs de com ­
préhension (modïintclligcndïpasxïvïj, qualités des choses telles qu’elles

1. Priscien IJ.1,2.3.14; p. xx, ci-dessus; Thurot, 1869, 156 ; « Dictio includit


in se voce/n tanquam sibi materiam et rationem significandi tanquarn sibi forman. »
2. Thomas, 1902, chapitre xm.

83
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
sont appréhendées par l ’esprit. Dans la langue, l’esprit confère aux
sons vocaux (vôccs) les modes actifs de signification (modï signi­
ficandi actîvi), en vertu desquels ils deviennent des mots (dictiônés)
et des parties du discours (parles orâtiônis), et signifient les qualités
des choses; ces qualités sont alors représentées par les modes passifs
de signification (modï significandi passïvî), qualités des choses telles
qu’elles sont signifiées par les mots.
Deux modi essendi qui se trouvent dans toutes choses et sous-
tendent notre perception du monde et la constitution de notre langage
sont le modus cutis, propriété de permanence ou persistance dans le
temps, par quoi les choses peuvent être reconnues comme choses,
et le modus esse, propriété du changement et de la succession (aussi
appelé modus fluxüs, modusfierï ou modus môtûs), par quoi les choses
persistantes peuvent eu e reconnues comme subissant des changements
ou autres procès relevant de la succession tem porelle1. On peut
représenter ce système sous la forme d’un diagramme :

modi essendi
modi intelligendi activï modi intelligendi passivï
modi significandi activi modï significandi passivï

De nouveau par référence à la distinction entre forme et matière,


les modi essendi, les modï intelligendi passivï et les modi significandi
passivï diffèrent formellement, puisqu’ils sont à des niveaux diffé­
rents; ils sont matériellement identiques, étant tous reliés aux pro­
priétés des choses, telles qu’elles se trouvent dans le monde,telles
que l ’esprit les comprend, et que Ja langue les exp rim e12.
Les modï significandi sont les termes clés du système. Toute partie
du discours, ou classe de mots, se distingue par sa représentation de
la réalité, grâce à un mode, ou à un point de vue particuliers;
et toute catégorie applicable à une classe de mots est ellc-mème
un mode apportant son propre composant sémantique. On peut
illustrer ce système de description et la théorie qui le sous-lend, et
le comparer aux systèmes de Dcnys de T hrace et de Priscien, en
exposant les définitions modistes des huit classes de mots latins
de Priscien, telles que Thomas d ’Erfurt, auteur du D e modis signifi­
candi sive grammatica speculafiva (1350) — autrefois attribué à
Duns Scot — , nous les restitue 3 :

1. Thomas, 1902, § 24; Siger, 1913, 108.


2. Ibid., § 12.
3. Grabmann, 1926, 118-125.

84
LE MOYEN ÂGE
Nômen : partie du discours qui signifie, au moyen du mode d ’un
existant ou de quelque chose possédant des caractéristiques distinc­
tives (cette définition est censée équivaloir à celle de Priscien qui
met en jeu la substance et la qualité). Le mode d’un existant est le
mode de la stabilité et de la permanence1.
Verbum : partie du discours qui signifie selon le mode du procès
temporel, détaché de la substance (dont il est prédiqué) 12.
Participium : partie du discours qui signifie selon le mode du procès
temporel, non détaché de la substance (dont il est prédiqué) 3.
Prônômen : partie du discours qui signifie selon le mode d ’un
existant, sans caractéristiques distinctives. Le mode d’un existant
sans caractéristiques distinctives vient de la propriété ou mode
d’être de la matière originelle 4.

Les autres parties du discours, indéclinables, sont censées mettre


en jeu moins de modi significandi et dériver de moins de propriétés
des choses. Un modiste antérieur, Michel de Marbais, les a comparées
aux termes syncatégo/ématiques des logiciens 5.
Adverbium : partie du discours qui signifie selon le mode de la
construction avec une autre partie du discours signifiant selon le
mode du procès temporel6, et qui qualifie en outre ce mode, mais
sans autres relations syntaxiques 7.
Coniunctiô : partie du discours qui signifie selon le mode de la
jonction de deux autres termes 89.
Praepositiô : partie du discours qui signifie selon le mode de la
construction syntaxique avec un mot fléchi pour le cas, le liant et
le rapportant à une action fl.

1. T h o m a s , 1 9 0 2 , § 2 5 : « Nomea est pars oriationis significans per modum entis


ve! determinatele apprehensionis »/ § 2 4 : « modus entis est modus habitus et pernia-
nentis ».
2. Jbid. , § 1 1 7 : « Verbum est pars orationis significans per modum esse distantis
a substantia. »
3. Jbid., § 1 6 3 : « Participium est pars orationis significans per modum esse indis-
tantis a substantia. »
4 . Jbid., § 9 8 : « Prottomeli est pars orationis significans per modum entis et
indetermìnatae apprehensionis » ; § 9 6 : « modus indeterminatae apprehensionis-
oritur a proprictate, seti modo essendì materiae primae ».
5. T h u ro t, 1 8 6 9 , J S 8 ; T h o m as, 1 9 0 2 , § 183.
6. C ’e s t - à - d i r e un v e r b e ou un p a rtic ip e .
7. T h o m a s , 1 9 0 2 , § 1 5 0 :« Adverbium est pars orationis significans per modum
adiacentis alteri quod per modum esse significai ipsum esse alisolutc detcrminans. »
8. Jbid., § 1 7 0 : « Coniunctio est pars orationis per modum coiiiungentis duo
extrema significans. »
9 . Jbid. , § 1 7 6 : « Est praepositìo pars orationis significans per modum adiacentis
alteri casuali ipsum contrahens et ad aduni reducens. »

85
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Interieçtîô : partie du discours qui signifie selon le mode de la
qualification d’un verbe ou d’un participe, et indiquant un senti­
ment ou une émotion1. L ’association spécifique de l'interjection
avec les verbes et les participes semble provenir de son inclusion
dans la classe des adverbes par les grammairiens grecs. D ’autres
Modistes, tels que Siger de Courtrai, ne l'ont pas restreinte de
cette façon, ce qui cadre mieux avec la définition de Priscien (v.
p. 61 ci-dessus) et avec l’usage latin 12.

I l e s t v is ib le q u ’ o n a r e m p l a c é le s a s p e c t s f o r m e l s d e s d é f i n i t i o n s
p r é c é d e n t e s p a r l 'a t t r i b u t i o n d e c a t é g o r i e s d e s e n s s p é c ifiq u e s , d o n t
c e r ta in e s s o n t p a rta g é e s p a r p lu s ie u rs c la s s e s d e m o t s ; ch a q u e c la s s e
e s t d é f in ie p a r u n m o d e p a r t i c u l i e r d e s i g n i f i c a t i o n , q u i l a d i s t i n g u e
d e t o u t e s le s a u t r e s . L e s c l a s s e s d e m o t s d é c l i n a b l e s ( f l é c h i s ) s o n t d é f i ­
n ie s p a r ré fé re n c e a u x c a t é g o r i e s d e la p h ilo s o p h ie s c o la s tiq u e , q u i
s e r a m è n e n t e n fin d e c o m p t e a u x c a té g o rie s d e l ’ê tr e d ’A r i s t o t e ;
m a is , e n a p p liq u a n t c e t te te r m i n o l o g i e a u x c la s s e s d e m o ts in d é c li­
n a b l e s , le s m o d i s t e s t r a i t e n t le modus significandi à peu p rè s c o m m e
l ’é q u i v a l e n t d e la f o n c t i o n s y n ta x iq u e . T a n d is q u 'i l e s t a s s e z f a c i l e
d ’a t t r i b u e r (m ê m e d e f a ç o n a p p r o x im a tiv e ) d e s se n s d e c la ss e a u x
n o m s e t a u x v e r b e s , il e s t b e a u c o u p m o i n s a i s é d ’e n f a i r e a u t a n t p o u r
le s c la s s e s d e m o ts q u i s e t r o u v e n t n o r m a le m e n t e n p o s itio n s u b o r ­
d o n n é e , d a n s d e s c o m p l e x e s s y n t a x i q u e s ( c o m m e c ’ e s t le c a s p o u r l e s
m o ts n o n flé c h is e n l a t i n ) , à m o i n s q u e le s e n s n e s o i t é t e n d u au
p o i n t d ’i n c l u r e les r e l a t i o n s s y n t a x i q u e s f o r m e l l e s , c o m m e le f i r e n t
e x p l i c i t e m e n t le s F i r t h i e n s ( v . c i - d e s s o u s , c h a p . v i n ) e t i m p l i c i t e m e n t
le s m o d i s t e s 3,
L ’i n t e r p r é t a t i o n s c o la s tiq u e de la d o c trin e a ris to té lic ie n n e tra n s ­
p a r a î t d ’ u n b o u t à l ’a u t r e d e l e u r g r a m m a i r e . L a d e s c r i p t i o n g r a m m a ­
t i c a l e d u la t i n p a r P r i s c i e n s ’ a d a p t e a i s é m e n t à c e lle -c i, p u is q u e , d a n s
s a s o u r c e — le s y s t è m e e x p o s é d a n s la Téchnc d e D en y s de T h ra c e — ,
l ’ i n f l u e n c e d ’A r i s t o t e s e f a i s a i t f o r t e m e n t s e n t i r . L e s c a t é g o r i e s d é f i ­
n i s s a n t e s s o n t a p p e lé e s modî significandi essentiâles, e t le s accidentia
d e P r i s c i e n d e v ie n n e n t le s modî significandi occidentales, r e c o u v r a n t
d e s c a t é g o r i e s te lle s q u e le c a s e t le t e m p s . L a d é f in itio n d u p r o n o m
m o n tre d e q u e lle f a ç o n le s o b s e r v a t i o n s d e s c r i p t i v e s d ’A p o l l o n i u s
D y s c o le e t d e P ris c ie n s o n t u tilis é e s p o u r l i e r c e t te c la s s e d e m o t s à la
re p r é s e n ta tio n de la mâîëria prima d es p h ilo s o p h e s .

1. T h o m a s, § 181 : « Intcriectio est pars orationis significans per modum determi-


nantis alterum quoi esi verbum vel participium, affectas vcl motus animae r e p r é ­
sentons. »
2 . S iger, 1913, 152.
3. Cf. J.R . Firth, « The technique o f semanrics », TPS, 1935, 36-72.

86
LE MOYEN ÂGE
Bien que la théorie modiste soit fondamentalement axée sur ce
qu’on peut appeler la morphosemantique de la grammaire latine
de Priscien, qui imputait une categorie de sens distincte et définie
à chaque différence formelle manifestée par les classes de mots,
c ’est en syntaxe que les grammairiens spéculatifs réalisent les innova­
tions les plus importantes et les développements les plus significatifs.
C'est peut-être parce que Priscien laissa manifestement cette partie
de sa grammaire insuffisamment élaborée, contrairement au carac­
tère achevé de sa morphologie, qu ’ils se trouvent contraints de pour­
suivre eux-mêmes la recherche d ’une analyse satisfaisante rattachée
à leur théorie de base. Une grande partie des concepts fondamentaux
utilisés plus lard par la théorie syntaxique sont imputables à cette
période de la linguistique. U n auteur du xn ie siècle corrige la polari­
sation antérieure sur la morphologie en déclarant que la grammaire
est avant tout une affaire de syntaxe1. En fait, non seulement les
modistes, mais aussi les manuels pratiques et les grammaires
pédagogiques de la fin du Moyen Age, emploient des termes et des
concepts qui ne se trouvent pas chez Donai et Priscien, en particulier
celui de reelion (regim ai), dans le traitement de la syntaxe des
formes casuelles nominales.
Comme exemple de la théorie modiste, on peut donner un bref
résumé de la syntaxe de Thom as d ’E rfu rt3.
Une phrase acceptable (sennò congruus etperfectus) obéit à quatre
principes, comparables aux quatre causes d ’Aristote :

Matériel : les mots comme membres de classes grammaticale


( constructibilia) ;
Form el : leur union dans diverses constructions;
Efficient ; les relations grammaticales entre différentes parties du
discours exprimées dans les formes flexionnellcs (modi signi/i-
candi), exigées par la construction et imposées par l’esprit du
locuteur;
Final : l’expression d’une pensée complète3.

L'acceptabilité exige que trois conditions soient satisfaites : les classes


de mots mises en jeu doivent constituer une construction syn­
taxique (par exemple : nom et verbe), les mots doivent porter des
categories de flexions appropriées (modi slgniftcandî accidentâtes), et
en tant qu’élcmenls lexicaux individuels, ils doivent pouvoir figurer

1. Thurot, 1869, 213.


2. T h o m a s , 1902, ch apitres 4 5 - 5 4 .
3. Ibid, §§ 185-188.

87
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
simultanément (être collocables, au sens firlhien *). Cappa nigra,
bonnet noir, est collocationnellement approprié (propria), mais
*cappa categorica - « bonnet catégorique », bien que grammaticale­
ment congruent (congrua), est inapproprié ( impropria) , puisque met­
tant en jeu une collocation inacceptable. Un siècle plus tôt, et sept siè­
cles avant que des pseudo-phrases comme *la sincérité admire Jean
deviennent célèbres dans le débat, un grammairien avait signalé
l’inacceplabilité de * lapis amat filium - « *la pierre aime le fils », en
dépit de sa correction form elle1; plusieurs siècles auparavant, les
linguistes de l'Inde avaient formulé la même distinction, tout à fait
indépendamment (p. 145, ci-dessous).
Comme dans les précédentes descriptions syntaxiques, la construc­
tion composée du nom et du verbe est considérée fondamentale, et
les termes supposition et apposition (sujet et prédicat) servent à dénoter
les fonctions syntaxiques des deux parties de la phrase de base; les
modisignificandiessentiules du nom et du verbe (modus entis et inodtts
esse, respectivement) sont mis en jeu dans les interrelations du sujet
et du prédicat. Bien que les termes supposition et apposition soient
évidemment liés aux subiedum et praedicatum des logiciens, on les
distingue très judicieusement.
D ’autres constructions sont liées soit au suppositum soit à Vappo­
sition, et l’analyse de Socrates albus currit bene -.«. le blanc Socrate
court bien », en une structure principale composée d ’un supposition
(Socrates) et d ’un apposition (currit), avec un élément subordonné
lié de façon directe à chaque tctc, mais seulement de façon indirecte
au reste de la phrase, introduit un modèle analytique qui anticipe
le type plus formel des constituants immédiats.
Auparavant, la théorie distinguait la construction sujet-verbe de la
construction verbe-objet (cas oblique), mais n ’employait pas les termes
supposition et opposition, ni d ’autres termes syntaxiques semblables.
Les modistes vont plus loin et analysent les relations syntaxiques en
termes de dépendance et de terminaison (satisfaction) d’une dépen­
dance : « Une partie d ’une construction se rattache à une autre soit
comme dépendant d ’elle, soit comme satisfaisant sa dépendance2. »
Avec diverses subdivisions, la relation de dépendant à « terminant »
(terminons) sert à caractériser des constructions comme les sui­
vantes :

* Ou avoir des relations de sélection appropriées, au sens chomskyen (NdT).


1. Thomas, 1902, § 218; Thurot, 1869, 21.
2. Ibid., § 187 : « Unum constructibüe est ad aliénait dépendais vel alterius
dependenliam determinans. »

88
LE MOYEN ÂGE
D épendant T erminant
verbe ( apposition) nom au cas nominatif Socrates currit
( supposition)
verbe nom au cas oblique legit librum
(objet)
adjectif nom Sócrates albus
(nômen adiectivum)
adverbe verbe currit bene
nom nom au cas génitif ßlius Söcratis3

On voit que cette relation ne coïncide pas avec celle de modifieur


à tête en syntaxe moderne (cf. particulièrement le dernier exemple),
ni avec aucune relation syntaxique simple. Son importance réside
principalement dans le fait qu’elle reconnaît dans la structure des
phrases, des relations syntaxiques autres que les relations superfi­
cielles de la concordance fiexionnelle.
La relation de rection entre un m ot et un autre est déjà identifiée
du temps de Pierre Hélie2, qui emploie regere pour dénoter la relation
des prépositions aux noms au cas oblique, ainsi que les types de rela­
tions illustrés ci-dessus, dans la m esure où les formes casuelles sont
impliquées. Pierre Hélie semble avoir défini cette relation com m e « ce
qui fait qu’un mot est mis au cas particulier où il est mis 3 ». Thom as
d'Erfurt n ’emploie pas regere, ou des mots morphologiquement asso­
ciés, comme termes techniques; m ais, dans le sens où rection est le
plus souvent utilisé aujourd’hui dans la description de langues
comme le latin, il utilise pour se référer à la relation des préposi-
sitions avec certaines formes au cas oblique, le verbe deserviré -
h être soumis à » ; voilà un exemple intéressant de deux m étaphores
tirées de mots ayant des sens littéraux opposés, afin de leur conférer
exactement le même sens technique 4. Regere el regimen , employés
par quelques modistes, se trouvent aussi chez Alexandre de Villedieu.
Les modistes recourent également aux notions de dépendance
et de terminaison pour distinguer les propositions et constructions
subordonnées des constructions indépendantes ou principales. S i
Sócrates currit - « si Socrate court », est dépendante parce que, avant
de l’accepter, le lecteur ou l’auditeur attend qu’autre chose vienne
compléter la phrase ou terminer la dépendance s.12345
1. Socrate court; il lit un livre; le blanc Socrate; il court bien; fils de Socrate.
2. Thurot, 1869, 239-243.
3. Ibid., 21 : Conferre dictionem poni in ta/i casu, in quo ponitur. Thurot rejette
son attribution à Pierre Hélie.
4. Thomas, 1902, § 178.
5. Ibid., § 227.

89
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Le transitif et l’intransitif, comme catégories de constructions syn­
taxiques, font leur apparition dans la syntaxe des modistes. Ces termes
ne sont pas employés dans le même sens qu'ils l’ont été par Priscien
à propos des verbes (selon la terminologie d'Apollonius Dyscole,
p. 45, ci-dessus), et qu’ils Je sont aujourd’hui, mais on peut établir
entre ces divers sens une correspondance assez générale. Les modistes
appliquent les termes constructiô transitiva et constructio intransitiva à
certaines relations syntaxiques entre composants phrastiques, ou élé­
ments de la structure phrastique, qui mettent enjeu plusieurs classes
de mots différentes. Dans une phrase nom-verbc-nom comme Socrates
legit librum - « Socrate lit un livre », la relation entre le premier nom
(suppositum) et le verbe (appositum) est une constructiô intransitiva,
au même titre que la relation entre le nom et le verbe dans une phrase
comme Socrates currit - « Socrate court » ; la relation entre legit
et librum est une constructiô transitiva, le verbe legit - « l i t » , agissant
comme pivot de la structure entière, en relation de dépendance avec
chaque nom. La même distinction s’établit entre adjectif et nom
associés : Sócrates albus - « le blanc Socrate » ( constructiô intransitiva) ;
nom (ou adjectif) et cas oblique : filius Sôcratis - « fils de Socrate »,
similis Sôcratï - « semblable à Socrate » (constructiônës transitivae).
L a base de la distinction réside dans le fait que les constructions intran­
sitives n ’exigent qu’un seul terme dans la catégorie de la personne,
tandis que les constructions transitives en réclament plus d ’u n 1. II est
intéressant de noter que les grammairiens de la fin du Moyen Age font
un usage explicite, pour identifier les composants d’une phrase, de
l ’ordre des mots, considérant comme normal l’ordre commun aux
langues romanes d ’aujourd’hui, nom-verbe-nom ou sujet-verbe-
objet, plutôt que l’ordre verbe (sujei-objet-verbe), carac-
té'h tiq v" du latin littéraire classique A cette époque, le type de
latin qu’illustrent les écrits scolastiques constitue, bien qu’il soit
partout acquis comme une seconde langue, un mode actif de commu­
nication.
Les modistes suivent très fidèlement la description morphologique
du latin par Priscien mais, en reliant les catégories morphologiques
(modi signifîcandi, dans leur terminologie) à la syntaxe de la phrase,
ils en viennent à établir une importante distinction entre les catégories
(modes) d’un mot qui sont directement liées aux categories d ’autres
mots et celles qui ne le sont pas. On appelle les premières modi respec-
1. Thomas, 1902, §§ 190-216. Il se peut que ce soit une extension de remploi
par Priscien de transitio ab alia ad aliam personam concernant les verbes transitifs
(13.5.26, 1 8.1.4)
2. Ibid., § 192.

90
LE MOYEN ÂGE

lirï, modes impliqués dans d ’autres relations syntaxiques, et les


secondes modi absolüli, modes dégagés de telles implications1.
Quelques auteurs définissent de plus les modi rcspectivï, comme les
principia conslruciiônis (les bases de la structure phraslique). Ainsi,
les modes essentiels du nom et du verbe, le modus cutis et le modus
esse (p. 84, ci-dessus), permettent leur association dans la phrase
comme supposition et appositum, constituant donc des modi res-
pectivi. De même, parmi les modes accidentels (les accidcnlia de
Priscien), le cas, le genre et le mode sont des catégories syntaxique­
ment significatives (modi rcspectivï), alors que la forme ( figura ,
le schéma de Denys de Thrace), simple ou composée (par exemple
dires - « riche », pracdires - « très riche ») et le type ( spceies, Vcïdos
de Denys de Thrace), primaire ou dérivé (par exemple calleo - « j ’ai
chaud » callescô - « je commence à avoir chaud »), n ’en sont pas,
autrement dit, ce sont des modi absolüli.
Si l ’on constate clic? les modistes des différences de détail quant à la
distribution des catégories particulières (modes) dans ces deux classes,
ils s ’accordent pour établir, d ’après le modèle syntaxique, une
distinction entre ce que la grammaire formelle appellera plus tard
les formations ficxionnellcs et les formations dérivationnelles2.
Cette distinction n ’est pas sans rapport avec celle que fait V arron
entre dcclinâtlô nâtürâ/is et dcclïnâtiô voluntaria (p. 54, ci-dessus),
bien que rien n ’indique que les modistes aient réellement utilisé l’œuvre
de ce dernier. Celui-ci se préoccupait de régularité et d ’irrégularité
morphologiques, alors que les modistes se soucient de la fonction
syntaxique. La correspondance partielle entre la dêclïnâtiô voluntaria
de Varron et leurs modi absolüli, et entre sa déclinâtiô nâtürâlis et
leurs modi rcspectivï, provient du fait qu’en latin (comme dans
beaucoup d’autres langues) les formations flexionnelles tendent à être
beaucoup plus régulières et systématiques que les formations dériva­
tionnelles.
Le système syntaxique élaboré par les modistes leur permet de p ar­
venir à une vision plus claire de la fonction essentielle de certaines
classes de mots et, en conséquence, de raffiner leurs définitions. L a
distinction entre nom et adjectif revêt une grande importance de
principe. Dans l’Antiquité, on répartissait les adjectifs dans diverses
sous-classes de la classe onoma/nômen (p. 41 et 62, ci-dessus).

3. Themas, 5502, s 22.


2. B. Bloch et G.L. Träger, Outline o f linguistic analysis, Baltimore, 1942,
54-55; Robins, General linguistics: an introductory survey, Londres, 1964, 256-
261 (trad. fr. : Linguistique générale: une introduction, Armand Colin, 1973).

91
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Pierre Hélie se réfère à une division fondamentale du nômen en nômen
subslanîïvum et nômen adiectïvum, et Thom as d'Erfurt, en décrivant le
nômen, distingue le nômen subslanîïvum du nômen adiectïvum grâce
à leurs modï essentiâlës : indépendance syntaxique (per së siantis),
dans un cas, construction avec un nom (adiacentis), dans l ’au­
tre T
Verbe et participe partagent le modus esse, catégorie du procès
dans le tem ps; mais le verbe est grammaticalement distinct du nom,
et dans la construction minimale nom-verbe, ou phrase suppositum-
appositum, c ’est l ’un des deux termes polaires. Le participe, tout en
partageant beaucoup de traits de la syntaxe cl de la sémantique du
verbe, y compris la référence temporelle et la construction avec des
formes au cas oblique, peut aussi, avec ou sans autres mots qui lui
soient attachés, se com porter lui-même comme un élément nominal
dans la structure de la phrase. Cette distinction se marque en caracté­
risant le verbe comme détaché de la substance dénotée par le nom
(significans per modum esse dislanlis à substanîiâ), et le participe
comme non-séparé de cette substance ( significans per modum esse indis-
tanlis à substanîiâ) 12.
De même, les définitions, assez défectueuses, de la préposition par
les anciens grammairiens sont remplacées par l'énoncé succinct de
sa fonction (en latin) : relier un m ot fléchi pour le cas, auquel
elle est syntaxiquement liée, à un verbe ou à un participe (ad actum
redücens). Thomas d ’Erfurt refuse explicitement d ’identifier les
morphèmes liés dans certains mots aux prépositions libres, confusion
qui avait égaré Priscien 3.
Le système des relations et des catégories esquissé ci-dessus n ’est
en aucun cas identique au système employé de nos jours dans la
grammaire latine traditionnelle ou dans une grammaire plus stricte­
ment formelle. Mais il témoigne d ’un remarquable progrès des vues
sur la syntaxe, et d ’ une évolution de la terminologie et de la théorie,
dont une bonne partie a été appliquée avec profit par les linguistes
actuels, à l’analyse formelle des langues classiques et autres. Nous
pouvons affirmer que les modistes ont élaboré une théorie précise et
cohérente de la structure de la phrase et de l’analyse syntaxique,
traitant des niveaux de structure plus profonds que ceux que mettaient
en jeu les catégories morphologiques des mots fléchis dans la gram­
maire latine de Priscien.

1. Thurot, 1869, 166; Thomas, 1902, § 31-32.


2 . T h o m a s, 1 9 0 2 , §§ 1 1 7 , 1 6 3 ; cf. p. 8 4 , ci-dessus.
3. Ibid., § 180; cf. p. x x , ci-dessus.

92
LE MOYEN ÂGE
Un thème dont les auteurs des grammaires spéculatives ne s’occu­
pent pas directement, mais auquel les philosophes médiévaux accor­
dent la plus grande attention, est la question des « universaux », jBien
que ne constituant guère un problème linguistique, sauf si l’on inter­
prète le domaine et le champ de la linguistique de la façon la plus
libérale, elle concerne essentiellement l’un des aspects de la relation
entre l’utilisation du langage pour parler du monde et la nature du
monde en soi. Le problème fondamental consiste à établir le statut
sémantique des termes ou mots employés pour construire des propo­
sitions générales, et qui se ramènent en gros au type de mots pouvant
figurer, dans la logique d’Aristote, comme prédicats simples du comme
seconde partie des propositions sujet-prédicat telles que : Socrate est un
homme, / ’homme, est rationnel, etc. De tels termes représentent-ils
des universaux réels, existant de leur propre chef, à part et indépen­
damment des choses ou personnes particulières dont ces termes sont
prédiqués? Ou bien existent-ils en tant que propriétés ou caractéristi­
ques communes, à l ’intérieur des particuliers? Ou encore, finalement,
ne sont-ils rien de plus que des termes généraux ou universaux
employés par les locuteurs d ’une langue, sans aucun statut en dehors
de la langue et du locuteur? Ces questions, d ’abord soulevées par la
théorie des « idées », ou formes idéales, de Platon, prennent un relief
particulier, au début de la période médiévale, dans le commentaire
de Bocce sur les écrits du néo-platonicien Porphyre; ces trois points
de vue fondamentaux sur le problème, avec divers raffinements et
modifications, font l ’objet d ’une dispute continuelle, durant tout le
Moyen Age (la question reste, et restera probablement, encore
ouverte). Le point de vue nominaliste, d ’après lequel les uni­
versaux ne sont que des mots, ou noms sans existence réelle en
dehors de la langue, est devenu célèbre grâce à l’un de ses partisans,
Guillaume d’Occam (première moitié du xive siècle), à qui a été
attribué — faussement dans les termes mais à juste titre pour ce qui
est de la doctrine — , le précepte enlia non sunt multiplicande praeter
necessitâtem (« on ne doit pas augmenter le nombre des entités plus
qu’il n ’est nécessaire »).
La théorie du langage élaborée par les modistes en termes des modi
essendi, intelligendi et signif candi, repose sur un « réalisme modéré »
essentiellement aristotélicien et qui est l’une des bases de la philo­
sophie thomiste. Selon cette vue, en ce qui touche à la connaissance
humaine, les universaux sont abstraits des propriétés réelles des
particuliers, puis considérés en dehors d'elles par l’esprit L En termes1

1. Thomas d’Aquin, Somme théologiquc, I, 85, I.

93
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
modistes, l ’esprit abstrait les modi essendi des choses, les considère
com m e des modi inteiligendi, et la langue permet dç communiquer ces
abstractions à l ’aide des modi significandi.
L ’hypothèse est que ce processus fonctionne de la même façon chez
tous les individus, et que toutes les langues, en dépit de différences
superficielles, fonctionnent de manière identique. E n d ’autres
termes, com m e disent les modistes, les modi essendi, ainsi que les
modi inteiligendi et significandi passifs, sont tous matériellement
identiques.
Ce type de doctrine devint plus difficile à soutenir lorsque, p lu s-L
tard , une expérience et une curiosité linguistiques plus vastes mon­
trèrent à quel point les langues diffèrent quant à leur constitution
gram m aticale et aux categories sémantiques associées à leurs traits
formels les plus im portants. Plus récemment, des linguistes ont
soutenu que l’on doit admettre que des peuples dont les langues et
la culture diffèrent sensiblement de celles des autres vivent dans des
mondes partiellement différents, ou dans des mondes dont la concep­
tion et l ’organisation sont étrangères au monde de l’héritage européen
classique, et que ces différences sont à certains égards liées à la structure
gram m aticale et sémantique de Icuts langues. On a attribué, peut-être
à to rt, à B. L. W horf, la forme la plus extrême et la plus difficilement
acceptable de cette thèse, à savoir que notre langue est totalement et
inévitablement responsable de notre conception du m onde1. Mais,
tou t en adm ettant que les grammaires spéculatives des modistes
représentent une approche beaucoup trop restrictive de la diversité des
langues, il est inutile de tomber dans l’excès inverse. En fait, on peut
conserver la terminologie des modistes, si l'on prend soin de préciser
que les modi inteiligendi different probablement d ’une communauté
linguistique à l’autre, et que le rapport n’est pas unidirectionnel; les
modi inteiligendi donnent naissance aux modi significandi, mais se
trouvent eux-mêmes influencés au cours du temps par les modi
significandi et les formes réelles dans lesquelles ils s’expriment.
Il est utile d ’étudier l’ œuvre des grammairiens spéculatifs, à la
fois p ou r voir comment le contexte intellectuel de leur époque influença
leur pensée linguistique et pour évaluer son application aux problèmes
actuels de la théorie et de l’analyse du langage. En dehors de leur
contribution à la théorie et à la terminologie de la description synlaxi-1

1, B.L.Whorf, Four articles on inctaUnguistics, Washington, 1950; J.B. Carroll


(cd.), Langttagc, thought and reality: selected nritings o f Benjamin Lee Whorf,}
New York, 1956 (trad. fr. : Linguistique et Anthropologie, Dcnocl, 1969). L ’ex­
pression «Standard Average Eut opean» (langues européennes types)est de Whorf; ;
Whorf n’était peut-être pas un whorfien aussi extrémiste qu’on le croit parfois.

94
LE MOYEN ÂGE
que, mentionnée ci-dessus, les modistes se sont interrogés sur les
problèmes majeurs concernant notre effort pour comprendre le langage
et sa place dans la vie de la société. En outre, ils incarnent assez fidèle­
ment certains aspects caractéristiques de ce qu’a réalise Je Moyen
Age. Ils écrivent en latin, langue internationale de la culture euro­
péenne, et y puisent leurs exemples; mais ils cherchent à donner une
validité universelle aux règles de la grammaire latine. Les savants
souhaitent un système de connaissance où toutes les disciplines
admettraient les mêmes principes philosophiques et religieux; et,
après le désordre de l’Age des Ténèbres, ils cherchent les bases vraies
et stables sur lesquelles faire reposer fermement toutes les sciences.
L ’exigence que la description grammaticale s ’intégre dans la théorie
philosophique provoque un grand changement d’attitude envers la
recherche linguistique, La philosophie, dans son sens le plus large,
avait été le berceau de la linguistique et des premières spéculations sur
Je langage, dans la Grèce ancienne; mais, depuis la mise en valeur de
¡ ’école d’Alexandrie, représentée dans la Téchnc de Denys de Thrace,
dont le point de vue reste prédominant chez Apollonius Dyscolc et
ses successeurs grecs et latins, l’étude de la littérature classique, de la
langue et du style des poètes et prosateurs réputés avait constitué
l'objectif avoué et le contexte de toute recherche linguistique. Cette
tradition était tellement ancrée que, après que les tâches et objectifs
de la linguistique eurent été explicitement exposés au début de la
Téchnê (p. 33, ci-dessus), les auteurs ultérieurs allaient soit les repro­
duire sommairement, sc contentant de brèves expressions du genre :
« la connaissance du parler correct et de l’écriture correcte » (scientia
rectê loquencfi rectê scribendi), soit, comme Priscien, considérer
qu’une déclaration ou une définition visant à introduire leur sujet
était parfaitement inutile1. M ais le changement de perspectives du
Moyen Age finissant oblige à admettre explicitement un changement
dans les définitions de la linguistique. Siger de Courtrai écrit : « La
grammaire est la science du langage; son champ d'étude est la
phrase et ses modifications, son objectif étant l’expression des concepts
de l’esprit dans des phrases bien form ées5. »
Les contemporains prennent conscience de ce changement dans la
définition et la conception du sujet. Auparavant, la grammaire était
tournée vers les auctôrcs, les auteurs de la littérature classique;
désormais, elle s’occupe exclusivement de sa place parmi les artês,
1. R o o s , 1 952, 84-86.
2. Siger, 1913,93 ; « Crammatica est scrmocinaUs scientia, scrmonem et passiones
dus in commuai ad exprimendum pdncipalitcr mentis conceptus per scrmonem
coniuÿatum considérons. »

95
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
les sept arts libéraux (pp. 72-73, ci-dessus), où la littérature païenne n ’a
pas sa place, à moins que, comme les écrits philosophiques d’Aristote,
elle ne soit officiellement incorporée dans la doctrine admise. Le latin des
grammairiens spéculatifs est, comparé aux normes classiques, gauche et
inélégant; les formes utilisées sont souvent inacceptables quand on
les considère en relation avec l’usage des auteurs latins classiques, et
la doctrine philosophique qu’avancent les modistes pour justifier leur
théorie de la grammaire est considérée par les derniers critiques de
cette période comme, au mieux, inappropriée, et, au pire, chicanière et
obscurantiste. En termes modernes, les modistes sont tournés vers la
théorie, alors que les partisans de la littérature classique et de la
grammaire de Priscien, dans son état original, étaient tournés vers les
données. Le choix des exemples illustre la différence entre ces deux
attitudes; les linguistes de l’Antiquité et les grammairiens latins ulté­
rieurs emploient des citations tirées des textes classiques, Priscien en
étant très prodigue, alors que les modistes fabriquent leurs exemples
presque machinalement, sans se soucier de l’énonciation réelle ou de
la plausibilité des situations; ne se préoccupant que d ’illustrer une
structure particulière, ils produisent souvent des phrases difficilement
acceptables dans un autre contexte situationnel; l’exemple ci-dessus,
Socrates albus currit bene - « le blanc Socrate court bien », est tout à
fait typique.
Ce genre d ’opposition, entre art es et auctôrês, n ’est pas nouveau
dans l’Europe chrétienne; on peut voir quelque chose de semblable
dans le sentiment deculpabilité qu’éprouvaient saint Jérôme et d’autres
à préférer Cicéron aux Saintes Ecritures; mais la venue de l’approche
grammaticale des modistes l’accentue et l’amène au contact direct
des études linguistiques. C ’est le sujet d ’une allégorie célèbre, la
Bataille des sept arts, où les auctores, Homère en tête, retranchés à
Orléans, forteresse de l’érudition et de la littérature classiques, font
une sortie contre les philosophes et les personnifications des sept arts
basés à Paris, l ’un des principaux centres de la logique et de la gram­
maire spéculative1. Dans ce combat allégorique, il est drôle de voir
Priscien, dont la méthode doit en fait beaucoup aux modèles aristoté­
liciens et dont la grammaire latine constitue le fondement de la théorie
grammaticale médiévale, opposé en tant que champion des auctôrês
d ’Orléans, à Aristote lui-même, considéré comme responsable de la
base prétendue logique des règles et concepts grammaticaux, comme
inspirateur de la philosophie scolastique et chef de file des artes.
Dans l’allégorie, les artës l’emportent, mais, à la fin de cette fable,

1 . P a e to w , 1 9 1 4 ; S a n d y s , 1 9 2 1 , 6 7 6 - 6 7 8 .

96

)
LE MOYEN ÂGE
on prophétise que la véritable grammaire des textes classiques triom­
phera de nouveau. C ’est ce qui arrivera effectivement, niais dans le
cadre des bouleversements introduits par la Renaissance : à la fois
renouveau complet du savoir classique et naissance du monde mo­
derne.

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De la renaissance
au dix-septième siècle

On considère habituellementTa Renaissance comme la période


où naquit le monde moderne, pour autant qu’une telle détermination,
nécessairement arbitraire, revête quelque signification. A cette époque
on voit apparaître et se développer sans discontinuité jusqu’à nos
jours, la plupart des traits caractéristiques de l ’époque contempo­
raine. Plusieurs de ces traits déterminèrent directement les voies
prises par la recherche linguistique; mais la Renaissance se constitue
aussi comme un mouvement qui regarde en arrière, redécouvrant et
réévaluant totalement les idées du monde gréco-romain classique.
Deux événements complètement indépendants, survenus à peu près
en meme temps, symbolisent le double visage, tel celui de Janus, de la
Renaissance : regardant en avant, vers un futur exaltant, et en arrière,
vers un passé glorieux. En 1492, Colomb découvre le Nouveau
Monde, déclenchant l’expansion de la civilisation de l ’Europe à
travers le monde; en 1453, Constantinople, capitale, de l’Empire
J'C n e n t, tombe finalement aux mains des T urcs; ainsi disparaît le
dernier lien direct avec l’Empire romain classique, et nombre de
savants grecs sont obligés d’émigrer à l ’Ouest, en Italie. Ces émigrés
emportent avec eux des manuscrits de textes classiques; des savants
italiens en avaient aussi rapportés de leurs visites à Constantinople.
Déjà auparavant, la venue de savants grecs à l’Ouest avait provoqué
le renouveau de l ’érudition. A la fin du xivc siècle, Manuel Chryso-
loras, savant de Constantinople, invité comme professeur de grec,
avait élaboré la première grammaire moderne de cette langue5.
Dans toutes les sphères d’activité, une extraordinaire vitalité se
manifeste; l’ambition, bonne ou mauvaise, ne voit que peu d ’obstacles
sur son chemin; on a pu dire de cette période que le seul crime dont
l’homme de la Renaissance ne s’était pas rendu coupable était la1

1. Sandys, 1921, 17-21.


DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
destruction d ’un manuscrit ancien1. C ’est d ’alors que date
Moyen Age, comme période sombre et honteuse, séparant l^A'ntiquitç'^
de l’èrc nouvelle. Les réalisations de l’Europe médiévale [Jure. x f/
gravement sous-estimées par les hommes de la Renaissance! Encb y
au XIXe siècle, Froude peut écrire dans sa prose lyrique, en\cvoquany!
la fin du Moyen Age : « Un changement du monde s’annonçait,
dont la signification et la direction, même aujourd'hui, nousNiçha} ~
pent; une nouvelle ère naissait. Les voies foulées par des pas nulle —
naires étaient défoncées; les vieilles choses disparaissaient; la foi et la
vie de dix siècles s’évanouissaient comme un rêve. La chevalerie s'-
m ourait; abbayes et châteaux tombaient en ruines; et toutes les formes
aspirations, croyances, convictions du vieux monde disparaissaient
sans retour. Un nouveau continent s’élevait au-delà de la mer occi­
dentale. La voûte du ciel, incrustée d ’étoiles, retombait dans ur,
gouffre infini d ’espaces incommensurables; et la terre ferme, elle-même
détachée de ses fondations immuables, n’était plus qu’un minuscule
atom e dans la terrible immensité de l ’univers. Dans cette manufac­
ture d'habitudes, où elle avait si laborieusement œuvré pour elle-
mêm e, l’humanité ne devait plus demeurer2. » L ’érudition moderne
a beaucoup contribué à corriger cette estimation de la période médié­
vale et à ramener à de plus justes proportions l ’ampleur de la rupture.
M ais il reste que la Renaissance marqua un tournant décisif dans
l’Histoire.
E n ce qui concerne la linguistique, ces changements ont pour
conséquence directe de multiplier et de compliquer les recherches.
Jusq u ’ici, pour suivre le cours des travaux en linguistique, il était
raisonnable de s ’attacher à l ’étude de la langue grecque par les
savants grecs, puis à l'étude du latin par les savants latins et aux
développements théoriques des grammairiens spéculatifs basés sur
les fondements de la grammaire latine. En dehors de ces limites,
l’œuvre européenne est relativement pauvre et, avec quelques excep­
tions notables, comme l ’œuvre du Premier Grammairien, elle a un
caractère en grande partie dérivé. Ceci cesse d ’être vrai après la fin
du Moyen Age. Non seulement les horizons linguistiques s’élar­
gissent et le travail des linguistes non-européens commence à produire
son im pact, mais les langues vivantes d’Europe sont désormais
systématiquement étudiées, et de nouvelles lignes de pensée linguis-

]. B. B u s s e l l, History o f western Philosophy, L o n d r e s , 1946, 523 ( tr a d . fr . :


Histoire de la philosophie occidentale, G a ll im a r d , 1952).
2. J. A. Froude, History of England from the Fall o f IVolsey to the Defeat of
the Spanish Armada, Londres, 1875, volume 1, 61-62.

99
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
tique, aujourd'hui considérées comme acquises, font leur appa­
rition. L'étude de la grammaire grecque et latine se poursuit et,
si les raffinements et développements nouveaux qui l'accompagnent,
de la période médiévale à la pratique moderne de l’enseignement des
langues classiques, constituent pour le spécialiste un objet d ’étude
distinct, ils ne peuvent plus représenter l’histoire de la linguistique
dans sa globalité.
Vers la fin du Moyen Age, on étudie en Europe l’arabe et l’hébreu;
à l ’Université de Paris, au xive siècle, ces deux langues sont offi­
ciellement reconnues. Roger Bacon connaît l’arabe et écrit une
gram m aire de l’hébreu. En fait, depuis l'époque de Jérôm e (345-420),
on s ’était sporadiquement rendu compte qu’une certaine connais­
sance de l’hébreu, en tant que langue de l’Ancien Testament, était
nécessaire; mais on avait souvent entrepris ces études en cachette,
presque honteusement, les chrétiens craignant d ’être soupçonnés
d ’entente avec les ennemis de l'Église, et les Juifs d ’être accusés de
prosélytisme.
Grâce à la Bible, l ’hébreu avait été jugé, à côté du latin et du grec,
com m e une langue digne d ’attention. Isidore (vne siècle), en même
temps que beaucoup d ’autres, la considérait comme la langue de
Dieu, et donc comme la première langue qui ait été parlée sur terre 1.
Mais le relâchement des obligations cléricales durant la Renaissance
favorisa l ’étude plus répandue et plus approfondie de l’hébreu.
L e grec, le latin et l’hébreu sont les trois langues que Yhomo trilinguis
de la Renaissance s’enorgueillit de connaître 12. Plusieurs grammaires
hébraïques sont écrites en Europe, en particulier le De rudimentis
hebraicis de Reuchlin 3. Grand érudit classique et l’un des chefs de
file de la Renaissance en Allemagne, Reuchlin, attire l’attention des
savants sur le système de classes de mots radicalement différent
qu’emploient les grammairiens hébreux : nom, verbe et particule4.
Les deux premières sont déclinables, les particules sont indécli­
nables; Reuchlin harmonise la tradition grammaticale hébraïque
avec la tradition latine, en subdivisant le nom en nom, pronom et
participe, et les particules en adverbe, conjonction, préposition et
interjection; mais il poursuit immédiatement en avertissant qu'une
grande partie des catégories (« accidents ») (et la théorie qui leur
est associée), qui s ’appliquent aux classes de mots du latin, sont

1. Origines, 1.3.4.
2. Kukenhcim, 1951, 88.
3. J. Reuchlin, De rudimentis hebraicis, Pforzhcim, 1506; L. Geiger, J. Reuchlin,
Leipzig, 1871.
4. Reuchlin, op. cil., 551.

100
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

inapplicables à l'hébreu et ne doivent donc pas être m entionnées1.


En 1529, la grammaire de l’hébreu de N . Clénard devient la référence
définitive, pour cette langue, en Europe occidentale.
Par leur connaissance et leur compréhension croissantes de l ’hébreu,
ainsi que par leur familiarité avec l’œuvre des linguistes hébreux
natifs, les savants occidentaux entrent pour la première fois en
contact avec une langue non indo-européenne et une tradition d ’ana­
lyse grammaticale qui n’est pas directement dérivée de la tradition
gréco-latine.
L a science linguistique hébraïque s’était développée sous l ’in­
fluence de l ’œuvre linguistique dés Arabes'123.- Cecrëtaît dû à la fois
aux ressemblances structurales de ces deux langues sémitiques et à
la puissance politique des Arabes, après l'expansion islamique au
Proche-Orient, en Afrique et en Espagne. Des termes et catégories
techniques furent empruntés aux linguistes arabes pour l ’analyse
descriptive de l’hébreu. Une grande partie de ce travail était centré
sur les Écritures hébraïques de l’Ancien Testament. Vers la fin du
XJie siècle, des Juifs d ’Espagne et d ’ailleurs écrivent des grammaires
de l ’hébreu pour leurs coreligionnaires. Parmi ces grammairiens,
la famille Qimhi est célèbre pour avoir écrit des traités linguistiques.
Auparavant, un autre Juif espagnol, lbn Barun, avait écrit une étude
comparative des langues arabe et hébraïque s.
Les recherches linguistiques arabes, inspiration et modèle des
savants hébreux, sont centrées sur le Coran. Comme livre sacré de
l’Islam, parole de Dieu révélée au prophète .Mohamet, le Coran
constitue, à partir du vne siècle, le lien unificateur de toute l ’étendue
des possessions arabes et du domaine, encore plus vaste, de la foi
islamique. Le Coran ne doit pas ctre traduit et, par conséquent, les
convertis doivent apprendre à lire l ’arabe et à le comprendre (com m e
les fidèles non arabes doivent encore le faire actuellement, dans les
écoles musulmanes, en Malaisie et ailleurs). Comme d'autres textes
sacrés, ce livre donne naissance à une tradition d’exégèses et de
commentaires linguistiques; il y a également les besoins de la bureau­
cratie, administrateurs et fonctionnaires devant s’entraîner dans
la langue officielle de l’Empire islamique. L ’enseignement de l ’arabe
acquiert ainsi un statut comparable à celui du latin en Occident.

1. Rcuchlin, op. cil., 552, 585.


2. H. HirschfeJd, Literary History o f Hebrew Grammarians and Lexicographers,
Londres, 1926, 7.
3. P. Wechter, Jbn Barart's Arabic Works on Hebrew Grammar and Lexicogra­
phy, Philadelphie, 1964.

10 1
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
U ne certaine concurrence se développe entre différentes écoles
philologiques arabes; particulièrement dans l ’école de Basra, l'in­
fluence d’Aristote se fait sentir comme l ’une des composantes de
l ’influence plus large exercée par la philosophie et la science grecques.
L ’école de Basra met l’accent sur la régularité stricte et la nature
systématique du langage comme moyens de s’exprimer logiquement
à propos du monde des phénomènes; il est possible que les idées
aristotéliciennes sur l ’analogie y aient exercé une influence (p. 24,
ci-dessus). Le groupe rival, celui de Küfa, accorde davantage d ’impor­
tance à la diversité du langage tel qu’il est réellement observé, y
com pris les variations dialectales et les variations admises dans le s '
textes sacrés; par certains côtés, cette école soutient les vues « ano- ,
malistes », L a mesure dans laquelle la TécJmë de Denys de Thrace a
influencé — si elle l ’a fait — , la théorie grammaticale arabe est sujette
au x controverses. Cette œuvre avait été traduite en arménien et en
syriaque au début de l ’ère chrétienne1, et il se peut que les Arabes
l ’aient étudiée. M ais il est certain que ceux-ci développèrent leurs
propres conceptions concernant la systématisation de leur langue,
et qu'en aucune façon ils ne lui imposèrent les modèles grecs, comme
les grammairiens latins avaient été amenés à le faire12.
L a recherche grammaticale arabe atteint son point culminant
à la fin du vme siècle, avec la grammaire de Sïbawaih de Basra, qui,
fait significatif, n ’était pas arabe, mais perse; son maître, Al-Khalïl,
avait lui-même étudié la théorie du mètre et la lexicographie. L ’œuvre
de Sïbawaih, qu’on appelle simplement « le livre », A! kilâb, fixe
à partir de ce moment la tradition en matière de description gramma­
ticale et d'enseignement de la langue arabe. Sïbawaih, comme Denys
de Thrace, s’appuie sur les bases établies par ses prédécesseurs. La
grammaire de l’arabe classique qu’il expose est essentiellement
celle qu’on connaît aujourd’hui, avec scs trois classes de mots, noms
et verbes fléchis, et particules non-fléchies. La description des flexions
verbales est principalement basée sur les racines « trilittéralcs »,
familières dans des exemples comme k-t-h - « écrire », d ’où provien­
nent kataba - « il écrivait », kilâb - « livre », etc. Les lexicographes
arabes fondent leurs entrées de dictionnaire sur ce s racines consonan-
tiques.
En outre, Sïbawaih réalise une description phonétique autonome
de l ’écriture arabe. Bien qu’elle n ’égale pas les modèles indiens

1. E.O.A. Merx, « Historia arlis grammaricae apud Syros », Abhandhwg fur


die Kurtde des Morgetdnndes, 9.2 (1889, Leipzig).
2. Cf. H. Fleisch, Traité de philologie arabe, Beyrouth, 1961, volume I, 1-49.

102
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

(p. 144, ci-dessous), elle est en avance sur la science phonétique


occidentale. Comme d'autres grammairiens arabes, Sïbawaih s ’est
montré capable de décrire systématiquement les organes et le méca­
nisme de la parole, interprétant l’articulation en termes d ’interfé­
rences de l’air expiré avec les différentes configurations du chenal
expiratoire. Les modes d’interférence sont appelés maxraj, littéra­
lement « issue » par laquelle l’air sort; et, procédant d’arrière en
avant, de la gorge aux lèvres et au nez, ils parviennent à définir, dans
une terminologie technique explicite, les sons segmentaux de l ’arabe.
Des traits tels que l’articulation vélaire des consonnes « empha­
tiques », ainsi que la vélarisation et la palatalisation des voyelles,
dans certains contextes phonétiques, sont correctement identifiés.
Seule omission sérieuse : le mécanisme de la distinction voisé-non voisé
dans les consonnes n ’est pas reconnu, bien que les consonnes corres­
pondantes aient été correctement assignées à deux classes différentes.
Au vu de cette omission, il est permis de douter de l'influence indienne
sur l’œuvre phonétique arabe. Il est certain que la base articulatoire
de la classification des sons et l’ordre de description, de l'arrière vers
l’avant, s’accordent avec la pratique indienne; la performance des
Arabes dans ce secteur de la linguistique est beaucoup plus réussie
— en termes d ’adéquation descriptive— que celle des Grecs et des
Romains1.
L ’intérêt pour l’arabe et l ’hébreu, ainsi que la tradition érudite
dans le cadre de laquelle on les traitait, contribuent au relâchement
des contraintes qu’une attention trop exclusive au latin et au grec
avait jusqu’alors fait peser sur la linguistique. Cette évolution est
renforcée par un puissant courant d ’études des langues vernaculaires
d ’Europe, que l ’on juge intrinsèquement dignes d’un intense effort
de recherche. Dans ce domaine également, il est impossible de tracer
une ligne de division claire. Durant la période médiévale, on avait
écrit des grammaires vernaculaires du provençal et du catalan ", et
Dante, que certains considèrent comme le prophète de la Renaissance,
avait fait beaucoup pour promouvoir une variété d’italien parlé au
rang de langue littéraire et, plus lard, officielle, de la péninsule. Mais
la Renaissance elle-même voit paraître de nombreuses grammaires
des langues européennes, inaugurant ainsi une application de la
linguistique qui va dés lors se développer sans arrêt.

J. A. Schaadc, Sibawaihi's Lautle/ire, Ley de, 1911 (plusieurs corrections sont


suggérées par M.H.A. El Saraan, A critical Study o f the phonetic Observations
of tlic arab Grammarians (Ph. D. thèse, université de Londres, 1951).
2. Kukcnhcim, 1932, 95.

103
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Les premières grammaires connues paraissent, au x v e siècle, pour
l’italien et l’espagnol, au début du xvie pour le français (une des
premières grammaires italiennes a été attribuée à Laurent Je Magni­
fique1). A la même époque, sont publiées des grammaires du polonais
et du vieux slave d'Eglise.
Les conditions dans lesquelles ces grammaires sont écrites et
étudiées diffèrent beaucoup de celles qui prévalaient aux époques
précédentes. La montée des Étals nationaux, du sentiment patrio­
tique, ainsi que le renforcement des gouvernements centraux amènent
à promouvoir une variété de langue régionale au rang de langue
officielle unique; chacun se fait un devoir d ’encourager l’emploi et le
développement de sa propre langue nationale. Depuis la fin du xv e siè­
cle, en Espagne, c ’est le castillan qui prend le dessus, et Charles Quint
brise avec la tradition latine, universaliste, en s’adressant au pape
en « espagnol12 ». L ’invention de l’imprimerie assure la diffusion des
connaissances sur une échelle beaucoup plus vaste; la montée
d ’une classe moyenne commerçante répand l’alphabétisme dans
des cercles plus larges de la société et encourage l’étude des langues
étrangères modernes. L a publication de dictionnaires, unilingues et
bilingues, accompagne la publication des grammaires et se poursuit
dès lors sans interruption. En Angleterre, l’introduction du français,
en tant que langue des conquérants après l ’invasion normande et le
fait que les classes supérieures de la société aient continué de parler
français durant les siècles suivants, avaient occasionné au Moyen Age
une production abondante de grammaires et de manuels pratiques
de la langue française. Mais on peut dire en fait que l’étude systéma­
tique et l ’enseignement du français en Angleterre commencent avec
la publication, en 1530, de l'Esrlarcisse/ncnt de la langue françoyse
de J. Palsgrave, ouvrage de plus de mille pages, traitant de l’ortho­
graphe, de la prononciation et, d ’une manière très détaillée, de la
grammaire du français 3,
Les besoins séculiers et humanistes se trouvent renforcés par
l’élévation du statut des langues vernaculaires après la traduction
dans ces langues de la Bible, une des conséquences de la Réforme
religieuse. La Bible alleniande de Luther est imprimée en 1534, et,
dès cette époque, les Écritures sont traduites dans plusieurs lan­
gues. L ’intérêt très largement répandu pour la théorie et la lech-

1. tCukenheim, 1932, 6.
2. Ibid., 205.
3. K. Lambley, The Teaching and Cultivaiion of the french Languagc during
Tudor and Stuart Times, Manchester, 1920.

104
DE LA RENAISSANCE A U DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
nique de la traduction se concrétise dans le bref essai du français
Etienne Dolet sur ce thème L
Dans l’ensemble, c ’est la langue écrite des classes instruites qui
devient le centre des études grammaticales et, comme pour les éludes
latines de la Renaissance, c ’est la littérature, plutôt que la logique,
qui devient l’autorité principale en matière de règles et de correction.
Mais les langues écrites sont aussi parlées, autrement dit elles sont
écrites pour être prononcées. L a prononciation du latin médiéval
était d ’une importance très relative, et elle variait selon la langue
maternelle du locuteur, tandis que les grammaires reproduisaient
mécaniquement les descriptions phonétiques peu scientifiques de
Priscien et des grammairiens classiques. Les nouvelles grammaires
des langues modernes accordent une grande attention aux relations
entre l’orthographe, désormais normalisée dans l’imprimerie, et la
prononciation. Les problèmes concernant l’orthographe et sa réforme
prennent une signification nouvelle et, tandis qu’on maintient l’équi­
valence, qui prête à confusion, entre la lettre et le son parlé, le carac­
tère phonémiquemenl inapproprié des orthographes existantes est
décelé et critiqué. Ainsi, les premières grammaires italiennes intro­
duisent de nouvelles lettres pour distinguer le e et le o ouverts et
fermés (/e/ et /e/; /o/ et /o /) r.
L ’élude sérieuse des langues rom anes peut être considérée comme
instituée par le De vulgari eloquentia de Dante, au début du xtvc siè­
cle; Dante y vante les mérites des langues parlées, apprises incons­
ciemment dans la prime enfance, et les oppose au latin écrit, acquis
consciemment, comme seconde langue, à l’école, par l ’apprentissage
de règles 3. Dans un passage célèbre, il plaide en faveur du dévelop­
pement d ’une langue italienne com m une qui servirait à unifier la
péninsule italienne, comme les cours royales centralisées l ’avaient fait
pour d ’autres peuples4.
La relation entre les langues rom anes et le latin fournit ce dont
l’ancien monde avait toujours m anqué : un cadre théorique appro­
prié au traitement de la linguistique diachronique. La redécouverte
de l’Antiquité classique, comme contribution au renouveau de la
science, donne à l ’homme de la Renaissance une perspective histo­
rique inconnue au Moyen Age. L es changements de sons (exprimés
comme des changements de lettres) p ar lesquels les mots espagnols,

L La Manière de bien traduire d'une langue en aultre, Paris, 1545.


2. Kukenhcim, 1932, 37-38.
3. Livre I, chapitre i.
4. Livre J, chapitres xvni-xix.

105
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
français et italiens peuvent se rattacher historiquement aux formes
latines « apparentées » correspondantes sont systématiquement
répertoriés et soigneusement étudiés; et, fait sans doute plus significatif,
on s’attaque aux problèmes soulevés par les changements dans les
systèmes grammaticaux. On voit désormais dans les langues romanes
vernaculaires, non pas simplement du latin corrompu, m ais des
langues à titre entier et dont les rapports réciproques sont significa­
tifs.
On discute des causes de ce changement linguistique, et les auteurs
évoquent-le rôle aies contacts e t brassages linguistiques, ainsi que
celui des changements progressifs qui se produisent indépendamment,
lors de la transmission d ’une langue parlée d ’une génération à une
autre. Les savants mentionnent comme source du futur dans les
langues romanes les infinitifs latins suivis par des formes du verbe
habère - « avoir », et reconnaissent le fait que les noms sans cas'
des langues romanes modernes ont remplacé les paradigmes des
formes séparées, qu’on trouve en latin. Ce dernier changement pro­
voque une réévaluation du rôle des constructions prépositionnelles.
Bien qu’on puisse apparier formellement la plupart des prépositions
romanes et les originaux latins correspondants, il existe une nette
différence entre celles dont les emplois syntaxiques et sémantiques
recouvrent en grande partie ceux des formes latines, com m e in -
« dans » et con - « avec », en italien, et celles qui, comme le français
de et l ’italien di, correspondent, dans l’ensemble, sémantiquement -
aux flexions du cas oblique latin, habituellement le génitif, sans
préposition. En 1525, Pietro Bembo soulève la question de savoir si,
dans le second cas, on a affaire à des prépositions au sens strict ou
simplement à des signes de cas, segni di caso 1; la question est discutée
par les contemporains, l ’un d ’eux soutenant que di, dans padrone
di casa - « maître de la maison », est un segno di caso, mais que
c'est une préposition dans sono partito di casa - « Je suis parti de la
m aison12 ». 11 est facile d ’objecter ici que linguistique historique et
linguistique descriptive sont incorrectement confondues; m ais ce
qui importe c ’est qu’on commence à dégager la description gram m a­
ticale et l’enseignement des langues modernes, des catégories imposées
sans autre justification que leur convenance au latin, processus q u ’on
peut voir aussi à l’œuvre dans la succession des grammaires de l ’an­
glais, après la Renaissance, bien que, dans ce cas, il n ’y ait aucun
lien génétique direct (p. 127, ci-dessous). De la même façon, on

1. Kukenhcim, 1932, 140.


2. G. Ruscelli, Commentarii délia Hngua italiana, Venise, 1581, 100.

106
D E LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

remet en question le système des huit classes de mots de Priscien.


Nebrija, dans sa Gramatica de ¡a lengua castellana (1492), en propose
d ix 1. Cependant, la séparation définitive des noms et des adjectifs
en classes distinctes devra attendre jusqu’au xvm e siècle.
Pierre R am ée, célèbre grammairien de la Renaissance (Petrus
Ramus, né v. 1515), précurseur du structuralisme m oderne12, est
considéré com m e l’un des penseurs qui marquent la transition du
monde médiéval au monde moderne. Ses réformes en matière d ’édu­
cation exercent une grande influence en Europe du Nord et, par sa
fameuse réfutation d ’Aristote dans sa thèse de maîtrise (quaecumque
ab Aristotelc dicta essent commentitia esse - « tout ce qu’a dit Aristote
est faux »), il revivifie l’étude des arts libéraux à Paris, forteresse de
l’aristotélisme et de la grammaire des modistes. Il prend vigoureuse­
ment la défense de l’enseignement humaniste des langues classiques,
par le truchem ent de la littérature, plutôt que par celui de l'aristoté­
lisme scolastique. Mêlé aux luttes religieuses de l’cpoque, il est assas­
siné en 1572, lors du massacre de la Saint-Barthélemy3.
Ramus écrit des grammaires du grec, du latin et du français, et
expose sa théorie dans ses Scholae grammaticae 4. Tout en se réfé­
rant, à des fins didactiques, dans sa grammaire du français, à la
grammaire latine, il apprécie chaque langue individuelle à sa juste
valeur. Plutôt que de suivre les arguments philosophiques, qui,
dit-il, n ’évitaient pas à la scolastique les barbarismes5, il insiste sur
la nécessité, dans les langues anciennes, de suivre l’usage observé
chez les auteurs classiques et, dans les langues modernes, l ’usage
observé chez les locuteurs natifs. Ses descriptions et ses classifi­
cations gram m aticales sont formelles, au sens actuel du terme, ne
reposant ni sur la sémantique ni sur les catégories de la logique,
mais sur les relations qu’entretiennent les formes effectives des
mots.
L a grammaire française de Ramus contient l’un des premiers
traitements de la prononciation de cette langue; il prend soin de
souligner les différences entre le latin tel que le parlaient autrefois
les locuteurs natifs, et le latin tel qu’il est diversement prononcé
par ceux qui, P ay an t appris à l’école, le soumettent à leurs propres

1 . K u k e n h c im , 1 9 3 2 , 9 8 - 9 9 .
2 . K u k e n h c im , 1 9 6 2 , 1 8 ; ceci est c o n te sté p a r P . A . V c r b u r g , Tool en functiona-
liteit, W a g c n in g e n , 1 9 5 2 , 1 7 2 -1 8 4 .
3 . G ra v e s, 1 9 1 2 .
4 . Scholae grammaticae, F r a n c f o r t, 1 5 9 5 ; G r a m e r e , P a r i s , 1562.
5 . Scholae, 7 - 1 4 , 9 5 .

107
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
modèles phonologiquesL Dans sa grammaire laline, il conserve
les huit classes de mois de Priscien et, tout en exigeant des critères
purement formels pour leur identification, fait de la présence et de
l’absence de flexion, pour le nombre, la division fondamentale,
opposant noms, pronoms, verbes et participes (qu’il considère comme
des noms) à tout le reste2. Le choix du nombre comme catégorie
principale de la classification grammaticale était, à l’époque,
pleinement justifié : tandis que la flexion casuelle, sur quoi les anciens
grammairiens s’étaient fondés, avait en grande partie disparu des
langues modernes, le nombre restait encore une catégorie flexionnelle.
Ramus emploie la même distinction dans sa grammaire française3;
après lui, elle sera reprise par certains auteurs de grammaires
anglaises (p. 128, ci-dessous).
Dans sa description de la morphologie du latin, il réorganise le
Système traditionnel des déclinaisons, en prenant comme critère
de base de sa classification, la parisyilabicité ou l’imparisyllabicité
des formes casuelles nominales ou adjectivales (que les différents
cas s’accordent réellement ou non quant au nombre de leurs syllabes *).
Les verbes latins se distinguent fondamentalement par le fait qu’ils
forment ou non leur futur avec -b- ( amâbô, etc.), distinction qui
correspond aussi, à peu près, aux première et deuxième conjugaisons
traditionnelles, d ’ une part, et aux troisième et quatrième, d ’autre
p a r t 6. Ramus observe que, bien que Priscien et les autres grammai­
riens latins n'aient pas eux-mêmes employé cette classification
formelle, ils ont néanmoins fourni tout le matériel nécessaire pour
l ’étab lir6.
L a syntaxe de Ramus est également basée sur la distinction entre
les mots fléchis pour le nombre et ceux qui ne le sont pas; elle
tient systématiquement compte des deux catégories de relation
syntaxique, l ’accord et la rection (il était redevable de celle-ci à la
théorie grammaticale médiévale T).
On a déjà mentionné les contacts entre la recherche linguistique
européenne et l ’œuvre des grammairiens juifs et arabes, vers la fin
du Moyen Age. Ce ne sont, en aucun cas, les seules langues non indo-
européennes avec lesquelles se familiarisent les Européens de la1234567

1. Gramerc, 10-11.
2. Scholac, 95-96, 205-206.
3. Gramere, 41.
4. Scholae, 118.
5. Ibid., 223.
6. Ibid., UB.
7. Graves, 1912, 130 (voir le tableau).

108
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Renaissance : la colonisation du Nouveau Monde et les voyages
d ’exploration autour du globe, l'établissement de comptoirs com­
merciaux et l ’installation de colonies, enfin l’envoi de missionnaires,
furent des facteurs qui contribuèrent à ee que les savants s’éveillent
à la richesse jusqu’ici insoupçonnée de la diversité linguistique. Ce
processus continua irrésistiblement, et il se poursuit encore de nos
jours. Firth se réfère très justement à cet aspect linguistique de
l ’expansion européenne comme à la « découverte de B ab el1 ».
En ce qui concerne le Nouveau Monde, des grammaires du nahuatl
(Mexique), du quechua (Pérou) et du guarani (Brésil) sont publiées,
respectivement, en 1547, 156Q-et d 639 p e n Europe, une grammaire
du basque paraît en 1587, et le xvne siècle voit la publication de
grammaires du japonais et du perse. Parmi les travaux linguistiques
effectués sous le contrôle des activités missionnaires, on doit citer
les réalisations du département Propaganda fide de l ’Église romaine
et celles des missionnaires jésuites, durant les xv ie, xvne et X V IIIe siè­
cles. L ’Inde, l’Asie du Sud-Est et l ’Extrême-Orient sont explorés,
et les missionnaires catholiques, pour traduire les Écritures, soumet­
tent plusieurs des langues de ces régions à une transcription roma-
nisée. Des linguistes de notre siècle ont vanté les mérites des alphabets
inventés par ces missionnaires pour certaines langues de l ’Inde et de
Birmanie, ainsi que les observations phonétiques qui les accompa­
gnent12; la transcription d ’Alexandre de Rhodes pour le vietnamien
(1651) est encore, moyennant quelques changements mineurs, le
système d ’écriture officiel du Vietnam.
On entreprit l’étude du sanskrit et l’on formula des observations
isolées sur certaines ressemblances apparentes entre cette langue
et l’italien, le grec et le latin (p. 139, ci-dessous).
Des routes commerciales avaient relié la Chine à l’Empire romain
par des voies terrestres traversant l ’Asie centrale, mais le monde occi­
dental n ’avait eu qu’une information très vague, dans l’Antiquité,
sur l’existence des Sères (beaucoup plus loin à l ’Est). Au début du
xive siècle, M arco Polo séjourne longuement en Chine et y apprend
de nombreuses langues. Mais des contacts directs prolongés, entre
savants européens et chinois, ne commencent à s’établir qu’avec
l’arrivée de négociants et de missionnaires en Extrême-Orient. François
Xavier meurt en 1552, après avoir installé des missions jésuites en
Chine et au Japon, et certains des membres de ces missions (le plus

1. Firth, 1937, chapitre v.


2. Par exemple Firth, « Alphabets and phonology in India and Burma »,
BSOS, 8 (1935-1937), 517-546.

10 9

i
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
célèbre d ’entre eux est Ricci) parviennent à maîtriser différentes
variétés de chinois.
Trigault, qui traduisit en latin le fameux journal de Ricci, enregistre
les différences essentielles entre les langues de la Chine et celles de
l ’Europe occidentale : manque presque total de paradigmes morpho­
logiques tels qu’on les avait étudiés si soigneusement en latin et en
grec, et qui semblaient si indispensables à la structure grammaticale;
distinction, grâce à des différences d’accents de hauteur (tons) de ce
qui serait autrement des homophones lexicaux; existence d ’une
langue écrite commune (les caractères), aisément intelligible par les
personnes lettrées, indépendamment des différences entre les variétés
de chinois parlé, qui constituaient des obstacles infranchissables
pour la com m unication3.
A l ’époque où les savants occidentaux entrent en contact avec le
pays et ses langues, la Chine a développé sa propre tradition d ’études
linguistiques. Un système d’écriture par caractères, correctement
défini comme représentation graphique des morphèmes individuels
par des symboles séparés, était en usage depuis 2000 av. J.-C .
et, malgré certaines ressemblances superficielles avec les systèmes
de caractères employés dans d’autres parties du monde, il était
pour l ’essentiel original. Ce mode de représentation écrite de la langue,
ainsi que la structure isolante, analytique, de la grammaire, déter­
minent le cours pris par les études linguistiques chinoises.
Dès la fin du xvie siècle, la nature du système d ’écriture chinois
est connue en Europe, et elle jouera un rôle important dans certaines
orientations de la recherche linguistique (p. 123, ci-dessous). De plus,
elle obligera les savants européens à prendre conscience de l’existence
d ’un groupe de langues dont l’organisation phonologique, gram m a­
ticale et lexicale, diffère beaucoup de celle des langues auxquelles
étaient accoutumées les générations antérieures. Les premières gram ­
maires du chinois publiées en langues européennes, par Francisco
V aro et J. H. de Prém are, apparaissent au début du xvm e siè­
cle 12.
L ’absence virtuelle de paradigmes morphologiques en chinois
n ’est pas pour encourager particulièrement les études grammaticales,
mis à part un certain intérêt pour la classe des particules. Une dis­
tinction est établie entre les « mots pleins », qui peuvent figurer seuls
et ont une valeur lexicale individuelle, et les « mots vides », ou parti­

1. L.S. Gallagher, The China that was, Milwaukee, 1952,42-48.


2. Francisco Varo, Arte de la lengua mandarina, Canton, 1703; J.H. de Pre-
mare, Notitia linguae Sinicae, Hongkong, 1893 (première publication 1727).

110
DE LA RENAISSANCE AU D1X-SEPTJÈME SIÈCLE
cules, qui assument des fonctions grammaticales à l ’intérieur de
phrases contenant des mots pleins, mais qui, pris isolément, possèdent
rarement un sens exprimable. Cette distinction, grâce à Prémare,
devint courante en linguistique 1. Les mots pleins se divisent en outre
en « mots vivants », les verbes, et « m ots morts », les noms. Mais l’effort
linguistique des Chinois porta principalement sur la lexicographie
et la phonologie.
Des dictionnaires sont édités en Chine, à partir du IIe siècle
ap. J.-C . Comme ailleurs, ce sont les changements linguistiques
dans le lexique de Ja langue littéraire qui provoquent cette production.
Certains caractères deviennent caducs, d’autres changent de sens,
ce qui rend difficile l’étude de la littérature classique. L ’un des dic­
tionnaires chinois les plus anciens que l ’j n connaisse, le Shuo Wên
(100 ap. J.-C .), utilisant le système d'écriture révisé, normalisé
trois siècles auparavant, arrange les caractères selon les « radicaux »
comme on l’a toujours fait depuis, bien que le nombre des radicaux
ait été ultérieurement réduit. Le lexicographe analyse chaque carac­
tère en deux composants, le « radical », en relation partielle avec le
sens général de certains des caractères qui le contiennent, et le com po­
sant « phonétique », qui donne parfois une indication sur la pronon­
ciation du caractère, bien que les changements sémantiques et pho­
nétiques rendent ces indications partielles et, au mieux, seulement
approximatives. Les « radicaux » sont ordonnés par séries, en com ­
mençant par ceux qui ne contiennent qu’un trait, selon l ’ordre
ascendant du nombre de traits; et les caractères contenant chaque
radical, et donc enregistrés sous sa rubrique, sont rangés de même
selon l ’ordre ascendant du nombre de traits du point de vue « pho­
nétique » (certains caractères, ne comportant que des radicaux,
viennent en premier dans les listes).
L ’étude phonologique du chinois littéraire se développe alors dans
le cadre d’une tentative pour indiquer dans les dictionnaires, en tenant
compte des changements phonétiques survenus depuis l’époque
littéraire classique, la prononciation des caractères. Le caractère
représente le morphème plutôt que le mot, bien que, surtout en
chinois classique, de nombreux mots soient monomorphémiques et
que généralement, le morphème soit phonologiquement représenté
par une syllabe unique, appartenant à un nombre limité de structures
syllabiques possibles. L'écriture chinoise par caractères ne possède
pas de représentation segmentale des composants de la syllabe;

1. Premare, op. ci/., 36; J. Vendryes, Le Langage, Paris, 1921, 98-99.

1 11
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
la pensée phonologique chinoise se concentre sur le monosyllabe
isolé et sur les moyens d ’indiquer la prononciation de certains carac­
tères, devenus caducs ou ayant eu autrefois des valeurs phonétiques
différentes.
Au début, la seule méthode dont on disposait, était de citer un
homonyme du caractère en cause, mais, à partir du me siècle
ap. J.-C ., on décompose la syllabe en composant initial et composant
final, ce dernier étant considéré comme tout ce qui vient après la
consonne initiale et qui comprend le ton. Il est alors possible d ’indi­
quer la prononciation d’un caractère, en citant deux autres caractères
dont on suppose connue la prononciation, l'initiale du premier et la _
finale du second donnant la composition syllabique, et dónela pronon­
ciation du caractère en question. Ainsi le caractère lu/ko/, avec un ton
montant, suivi du caractère lu /hwe/, avec un ton uni, indique la
prononciation d’un caractère lu /k m /, avec un ton uni.
A l’époque où cette technique est utilisée, les missionnaires boud­
dhistes sont déjà actifs en Chine, et il est possible que cette analyse
phonologique limitée de la syllabe soit inspirée par la connaissance
d’une écriture alphabétique étrangère. C ’est sûrement avec l ’aide
des moines bouddhistes que, en 489 ap. J.-C ., les tons chinois
sont pour la première fois systématiquement définis comme des
composants intégraux des syllabes parlées, bien que le chinois ait
été une langue à tons depuis des temps immémoriaux \
Le progrès suivant dans l ’analyse phonologique est directement
influencé par les études linguistiques sanskrites (p. J4 2 , ci-dessous).
Au XIe siècle, des tables de rimes bien connues représentent la tota­
lité des syllabes du chinois littéraire, au moyen de caractères, sur un
graphique où les colonnes verticales contiennent les initiales et où
les rangées horizontales énumèrent les finales, désormais analysées
plus finement, de façon à distinguer: semi-voyelles intérieures (post­
initiales) telles que /-w-/, voyelles finales, voyelle plus consonne et
ton. Cette classification bi-dimensionnelle permet aux savants chinois
de distinguer, comme les stoïciens l’avaient déjà fait en Occident
(p. 29, ci-dessus), entre les formes qui, bien que phonologiquement
possibles, n ’apparaissent pas et les formes que les règles excluent
de la structure syllabique. L ’influence indienne se marque dans
l’ordonnancement des initiales selon leur articulation; les plosives
et les nasales sont arrangées en groupes de quatre, scion le point
et le mode d’articulation : /k/, /kh/, /g/, /g /; /t/, /th /, /d/, /n /, etc.;
on emploie pour les différencier la terminologie articulatoire.1

1. Lai Ming, A History o f chínese LUeraturc, Londres, 1964, 4.

112
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Ces tables de rimes sont de la plus haute importance pour la recons­
truction des formes parlées à cette époque, mais leur signification
historique réside dans le fait qu’elles témoignent du développement,
sous l ’influence du sanskrit, d’une analyse scgmcntale, en dépit de la
tradition engendrée par une écriture morphémo-syllabique, qui avait
d’abord suggéré une analyse en initiales et finales, ressemblant
beaucoup plus à la phonologie prosodique de Firth qu'à la phoné-
mique segm entale1.
Les linguistes chinois, durant les périodes médiévale et moderne,
apportent diverses modifications et contributions à ce système
d'analyse phonologique. L ’accent se déplace de l’élude de la langue
littéraire classique, au chinois parlé couramment à cette épo­
que dans le N ord, à Pékin, ainsi qu’à d ’autres variétés de chinois
parlé. Au x v n c siècle, Pan-lei, excellent phonéticien et dialectologue,
voyage à travers la Chine en étudiant les variations dialectales des
différentes régions. Mais rien de vraiment important ne se produit
jusqu’à ce que les savants européens commencent à s’intéresser
sérieusement aux problèmes soulevés par la (ou les) Jangue(s) chi­
noise^), y com pris la transcription des syllabes en lettres romanes,
thème très à Ja mode aujourd’hui.
La langue japonaise ne s’apparente pas génétiquement au chinois
mais, depuis le Ve siècle ap. J.-C ., d ’importants contacts s’établis­
sent entre le Japon et la Chine, et les Japonais empruntent
librement à la littérature et à d’autres aspects de la culture chinoise,
introduisant dans leur langue de nombreux mots chinois. C ’est de la
Chine que provient l’écriture, et le problème se posa immédiatement
d’adapter les caractères qui, en chinois, représentent des mono­
syllabes invariables, aux exigences d ’une langue riche en dérivations
et flexions agglutinantes. Au début, on résout le problème en l ’igno­
rant; les éléments agglutinés dans les mots ne sont pas représentés
et les caractères sont utilises comme ils l’étaient dans les phrases
chinoises. Finalem ent, on développe le système encore usité de nos
jours, où les caractères servent à représenter les mots invariables
et l’élément radical constant des mots variables, tandis que les
parties dérivationnclles et fiexionnelles des mots sont écrites dans le
syllabaire kana, ensemble de signes syllabiques, dérivés de morceaux
de caractères particuliers, employés pour leur seule valeur phonétique.
Il est pourtant utile de signaler une étape intermédiaire, où le
caractère représentait la racine du mot — d ’autres éléments gramma-

). B. KarJgren, Philology and Ancient China, Oslo, 1926; R.A. D. Forrest,


The Chinese Languagc, Londres, 1948; Downer, 1963.

113
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
ticaux, ainsi que certaines particules en étroite relation syntaxique
avec elle, étant graphiquement indiqués au-m oyen de marques dia­
critiques écrites à differents endroits, autour du caractère lui-même.
Ainsi, le verbe kasikom-, « avoir peur * », se représente par un carac­
tère particulier possédant le même sens en chinois, un petit cercle
au coin gauche inférieur indiquant en outre le m ot kasikomite - « la
peur », un trait oblique au sommet du coin droit indiquant le mot
kcsikomilari - « (il, etc.) avait p eu r1 ». Ce système orthographique
ne resta pas en usage, mais il est intéressant par sa ressemblance
avec xertaines spéculations et expériences linguistiques en Europe,
aux xvie et xvne siècles (p. 121, ci-dessous).

Il est remarquable que nombre d ’auteurs du début de la Renaissance


tirent en toute liberté leurs citations des sources classiques, afin
d ’étayer et d'illustrer leurs arguments, directement tournés vers
l’Antiquité qui, désormais lavée de toute souillure païenne, est
plutôt regardée comme une période d ’humanisme exalte avec laquelle
la pensée de la Renaissance, qui met l'accent sur la valeur et la
dignité de l’homme, se sent une parenté intellectuelle et morale. Ces
hom m « d» la Renaissance se considèrent comme les continuateurs
de ¡’œuvre antique. Les textes classiques dont dispose alors l ’Europe
sont à peu près ceux d ’aujourd’hui et l’étude de la littérature ancienne
revêt les formes que l’on peut encore reconnaître de nos jours dans
les programmes d ’études classiques des écoles et des universités.
Les classiques grecs et latins sont lus pour leurs mérites propres,
et dans les langues originales, non pas au moyen de traductions ou à
travers les interprétations officielles des théologiens scolastiques. A
la Renaissance, on peut dire que la pensée se forme par l’ctude de
la littérature classique, conçue comme base d ’une éducation huma­
niste.
Ce changement d ’attitude envers le latin et le grec produit ses
effets sur l’étude de ces langues, et particulièrement du latin. On met
l’accent sur celui-ci, comme langue de Cicéron et de Virgile, langue du
monde antique, et non sur le latin médiéval en tant que lingua fiança

* La traduction « avoir peur » (to fear chez Robins) est inexacte; Kasikom
(utilisé en s’adressant à l’empereur) est une expression « rituelle » contenant
l’idée d’une crainte respectueuse (observation due à Gyoko Murakami). Cf.
plutôt l’anglais awe (N.d.T.).
t. G.B. Sansom, An Historical Grammar of Japanese, Oxford, 1928, chapi-r
tre I.

114
DE LA. RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
des rapports éducatifs et intellectuels. Le latin, langue élégante
s ’investissant dans une grande littérature, constitue un thème d’étude
distinct. On continue pendant un certain temps à écrire des oeuvres,
érudites en latin, mais le statut de plus en plus important des langues
vernaculaires et le développement des connaissances laïques, dans les
états séculiers, favorisent l’emploi des langues nationales comme
outils appropriés pour la publication érudite et scientifique. En fait,
les véritables normes de correction et d’élégance exigées désormais,
militent contre l’emploi du latin comme langue internationale. De
même qu’aujourd’hui, pour l’anglais, accepter qu’une langue joue
un rôle international, c ’est accepter des variations régionales de
toutes sortes et des normes de correction qui se libèrent de celles
prescrites par la littérature métropolitaine.
Une grande partie des progrès techniques accomplis au Moyen
Age en matière d'adéquation descriptive sont conservés et, par
endroits, des grammaires didactiques médiévales, comme celle
d ’Alexandre de Villedieu, continuent d’être employées; mais les gram­
mairiens de la Renaissance critiquent sévèrement les conceptions
générales des grammairiens spéculatifs pour leurs prétentions phi­
losophiques, les conséquences indésirables qu’elles ont pour l ’éduca­
tion et le latin dégénéré dans lequel elles sont écrites1; de sorte que
le retour à la prédominance des auctôrës, prédit dans la Bataille des
sept arts, se produit réellement.
Les grammairiens scolastiques n’avaient guère fait plus que copier
l'exposé de Priscien de la prononciation latine, et la manière dont on
parlait réellement le latin dépendait toujours de la phonétique de la
langue maternelle des personnes en cause. Ce trait de la prononciation
latine a persisté jusqu’à nos jours; mais Je souci de ce que l’on consi­
dère comme prononciation correcte, c ’est-à-dire la prononciation du
temps de Cicéron et des autres auteurs de l’âge d’or, s’exprime
dans les écrits sur la langue latine, même si leur effet pratique sur
la plupart des élèves est, comme il le reste encore, relativement fai­
ble.
Érasm e (1466-1536) traite de la prononciation correcte du latin
et du grec, et son système de prononciation du grec est accepté en
Europe septentrionale12. Entre autres observations, il établit que les
lettres latines c et g représentent des articulations vélairesdans toutes

1. M. Grabmann, Miitelaherliches Geislcslebcn, Munich, 1926, volume I,


141-143.
2. Sandys, 1921, 127-132; Erasme, De recta Latini Graeciquc scrmonis pronun-
tiatione, Bâle, 1528.

115
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

dans le développement de la linguistique et des autres branches du


savoir, fleurissent autour des sociétés et des institutions, mais elles
n ’atteindront leur plein épanouissement qu’aux XIXe et XXe siècles.
Nous avons vu dans les chapitres précédents comment le cours
de la linguistique a été partiellement déterminé, dans l’Antiquité
et au Moyen Age, par son engagement dans des controverses entre
les tenants de thèses opposées sur des problèmes d’une portée plus
large que la seule étude du langage. Aux xvie, xvne et xvm e siècles, le
monde philosophique se préoccupe de la querelle entre empiristes
et rationalistes, et les thèses soutenues par chaque école se répercutent
dans le traitement des problèmes linguistiques.
L ’empirisme est né de la lutte contre les idées admises de la scolas­
tique médiévale. Les œuvres de Galilée, Copernic et Kepler sont des
exemples illustres de la montée d ’une perspective scientifique moderne,
prête à contester l’autorité au nom du fait observé, et à remodeler
la théorie pour incorporer des données découvertes dans l'observa­
tion. L ’empirisme comme point de vue philosophique est une contri­
bution spécifiquement britannique; Francis Bacon a souligné le
rôle de l ’observation comme origine de toute connaissance et l’impor­
tance de l ’induction par opposition à la déduction; Locke, Berkeley
et Hume ont écrit ce que l ’on considère désormais comme des exposés
classiques de cette école philosophique.
L a pièce maîtresse de l ’empirisme est la thèse que toute connais­
sance humaine dérive des impressions des sens et des opérations
d ’abstraction et de généralisation que l’esprit pratique sur elles. Sa
forme extrême apparaît chez Hume, qui rejette totalement toute
composante a priori de la connaissance. L a position rationaliste,
exposée par Descartes et ses disciples, s’y oppose de nombreuses
façons. Les rationalistes recherchent la certitude de la connaissance
non pas dans les impressions des sens, mais dans les vérités irréfu­
tables de la raison humaine. A certains égards, la position cartésienne
est la plus traditionnelle, mais les deux écoles de pensée s’accordent
pour placer leur confiance dans les mathématiques et la science
newtonienne, plutôt que dans l ’aristotélisme scolastique, comme
fondement du raisonnement philosophique.
Un aspect célèbre de cette controverse entre empiristes et ratio­
nalistes concerne le problème des « idées innées ». Locke, Berkeley
et Hume nient l ’existence de toute idée implantée dans l ’esprit,
antérieurement à l ’expérience; à l ’opposé, les rationalistes cartésiens
considèrent que certaines idées innées constituent la base de toute
certitude dans notre connaissance : ces idées comprennent celles de
nombre et de figure, ainsi que les concepts logiques et mathématiques.

118
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

Dans une certaine mesure, les deux cam ps sont en fait plus proches
que ne le laissent supposer leurs terminologies. L ’expérience du monde
et la connaissance ne sont pas simplement des impressions sensorielles
et le rôle joué par les idées innées du rationaliste correspond assez bien
à celui des « opérations internes de nos esprits » admises par L o ck e1.
Aux xvie et xviic siècles, plusieurs mouvements distincts, mais
apparentés, apparaissent dans la recherche linguistique, et l ’on peut
y voir à i’œuvre les influences à la fois des rationalistes et des empi­
ristes.
L a disparition du latin, comme Jangue internationale du savoir
et de l’autorité, la pleine reconnaissance des langues vernaculaires
européennes, ainsi que les nouvelles découvertes dans le champ des
langues non-européennes, tous ces facteurs contribuent à créer le
sentiment qu’il est possible à l ’homme d ’am éliorer et même d ’inventer
des langues qui conviennent aux besoins de l’époque.
Francis Bacon, déplorant les controverses inutiles provoquées
par les insuffisances des langues existantes, envisage une amélioration
basée sur l’analogie des mots aux choses, et non seulement des mots
entre eux. En distinguant la gram m aire descriptive d’une langue
particulière de la grammaire générale ou philosophique, il semble
avoir eu l’idée de construire une langue idéale pour la communication
de la connaissance à partir des meilleurs aspects de plusieurs langues
existantes123. L ’invention de l’imprimerie donne aux écritures norm a­
lisées davantage d’importance et, en attiran t l’attention sur les rela­
tions entre écriture et prononciation, soulève l ’intérêt, depuis lors
permanent, pour le problème de la réform e orthographique; de
nombreux savants travaillent sur divers aspects de l’amélioration
et du développement de la langue.
La proposition la plus radicale est l ’invention d ’une nouvelle
langue pour le progrès de la science et du com m erce. Le latin, comme
lingua franca d ’antan, est mort ou m ourant, et l ’on n ’ignore plus Jcs
dimensions de la Babel linguistique; ces projets de nouvelles langues
universelles visent à la « débabelisation » et au rétablissement d ’une
situation antérieure s. A cette époque, on ne songe pas tellement à
une langue universelle (comme l ’esperanto moderne, créée à partir
du matériel des langues existantes), niais on forme le projet plus

1. J. Locke, An Essay concernais human Understanding, Londres, 1690, 2.1.4.


(trad. fr. : Essai sur l'entendement humain, 3. Vrin).
2. J.M. Robertson, The philosophical works o f Francis Bacon, Londres, 1905,
119-120, 264, 523-524.
3. Firth, 1937, chapitre vi; C.K. Ogden, Debabelizaiion, Londres, 1931.

119
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
les positions, en latin classique, alors que les langues romanes, sauf
quelques exceptions (illyrien et sarde), donnent à ces lettres, devant
des voyelles d’avant, des prononciations sifflantes ou afiriquées.
Les spécialistes de l’orthographe, dont nous avons déjà cité les tra­
vaux sur l’interprétation phonétique des systèmes orthographiques
courants (p. 105, ci-dessus), tournent ^aussi leur attention vers cet
aspect, jusque-là négligé, de l’érudition classique1. Dans l ’écriture
du latin, Ramus introduit les lettres j et v, pour représenter les pronon­
ciations semi-vocaliques (dans des mots tels que jam (ia/n) - « main­
tenant », et virtus - « veitu »), en tant que distinctes des prononcia­
tions vocaliques [i] et [u] ; u était auparavant la forme cursive de K,
Les deux lettres j et v furent un temps appelées « consonnes ramistes »;
on notera que v subsiste encore, mais non j, dans la façon habituelle
d ’écrire le latin 2.
L ’enseignement de la grammaire latine et grecque prend progres­
sivement la forme qu’il revêt aujourd’hui dans les manuels scolaires
officiels. Ce processus met essentiellement en jeu l’incorporation
de notions syntaxiques médiévales, dans la systématisation morpho­
logique des grammairiens latins tardifs, avec finalement d’autres
développements, tels que la séparation définitive de l ’adjectif de
la classe nominale (bien que la grammaire latine de M advig emploie
encore les termes « nom substantif » et « nom adjectif » 3) et l’incor­
poration du participe dans les flexions du verbe.
Parmi les grammaires latines de la Renaissance, on peut retenir
les travaux de deux auteurs presque contemporains : le De causis
linguae latinae, de J. C. Scaliger, est une œuvre polémique, théorique
et à l’argumentation serrée, dont le style reflète bien ce que nous
savons du caractère de l’auteur, de ses attaques acerbes contre
Erasme qui, latiniste distingué aussi bien comme professeur que
comme écrivain, avait suggéré que Cicéron ne constituait pas l’unique
modèle de bonne prose latine 4. Sanctius (Sanchez) écrit un manuel,
moins théorique, Minerva seu de causis linguae Latinae, qui fut
hautement prisé 6.
En Angleterre, la grammaire latine de W . Lily a l’honneur d’être
officiellement prescrite pour l’usage scolaire, par le roi Henri VIII,

]. S. Haverkamp, Sylloge alteia scriptonim qui de linguae Graecae vcia pronun-


ciatione commentaries reliquerunt, Leyde, 1740, 124-125; Kukenheim, 1932, 182.
2. Graves, 1912, 124-125.
3. I.N. Madvig, Latin Grammar (tr. G. Woods), Oxford, 1856, § 24.
4 . L y o n s , 1 5 4 0 ; S an d ys, 1 9 2 1 , 1 2 9 -1 3 0 .
5 . A m s te r d a m , 1 5 8 7 .

116
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
en 1540 (en fait, la version officielle contient egalement des contribu­
tions d ’autres grammairiens contemporains1). L a gram m aire de
Lily suit en général le système de Priscien, avec huit classes de m ots,
ou parties du discours. Rigoureusement pratique et didactique, elle
évite les considérations théoriques et les spéculations linguistiques ou
philosophiques. Un siècle plus tard, Bassetl Jones publie son Essay
on t/ie Rationaliiy o f the Art o f Speaking (« Essai sur la rationalité
de l ’art de parler » ) 12, comme supplément explicite à la gram m aire de
Lily. 11 prétend trouver des justifications, à la fois chez A ristote et
chez Francis Bacon, mais ses explications prétendument rationnelles,
de certains faits grammaticaux, sont pour la plupart soit banales
soit fantaisistes.
On a signalé les effets que la montée de l’humanisme, du natio­
nalisme et du gouvernement séculier, ainsi que l ’expansion co lo ­
niale, ont produit sur la recherche linguistique. La période de la
Renaissance est aussi le premier âge de l’imprimerie en Europe
(la Chine avait indépendamment inventé le papier, au premier siècle
ap. J.-C ., et l'impression par blocs, au x c siècle). A p artir de ce
moment, et bien que l’éducation universelle ne soit pas réalisée
avant le xixe siècle, l'alphabétisation et les besoins éducatifs ne cessent
de se développer. La connaissance se transmet plus rapidement et se
répand plus largement. L a multiplicité et la disponibilité des textes
imprimés, grammaires et dictionnaires, stimulent intensément l ’étude
des langues étrangères et des langues classiques. Ces memes facteurs
rendent la communication du savoir et la discussion théorique
entre savants de différents pays beaucoup plus faciles et rapides
et, peu à peu, certains traits du monde scientifique actuel com m encent
à prendre forme. Les Sociétés savantes, parfois encouragées par les
gouvernements, deviennent des centres de discussion érudite et de
recherche scientifique. En Grande-Bretagne, la Société royale est
fondée en 1662, et ses premières années sont principalement consa­
crées à la recherche linguistique. En France, le cardinal de Richelieu
fonde Y Academie française en 1635, afin d ’exercer une surveillance
continue sur les normes littéraires et linguistiques de la langue. Les
revues savantes et spécialisées, qui jouent aujourd’hui un si grand rôle

1. Kukenhcim, 1951, 47; Funke, 1941, 49.


En Angleterre, Sir Thomas Smith (J514-1577) ei Sir John Chcke (1514-1557)
s'efforcèrent de corriger ia prononciation du grec classique sur la base de rensei­
gnement d’Erasme. Cette tentative fut en fin de compte couronnée de succès, et
constitua en soi un stimulant pour les études orthographiques et phonétiques
dans ce pays (Sandys, 1921, 230-233; Firth, 1946, 100-101).
2. Londres, 1659.

117
BRÈVE HISTOIRE D E LA LINGUISTIQUE
la consanguinité, la relation d'ascendance directe — , et un demi-
cercle, au-dessus du ce n tre ,d u caractère, indiquant le sexe mâle.
L ’emploi métaphorique du caractère, peut être spécifié en ajoutant

tère :
• 2
un court trait vertical au-dessus de l ’extrémité gauche du carac-
.

Afin de munir chacun de ces caractères d ’une forme parlée corres­


pondante, Wilkins présente un système de phonétique universelle,
ou de « lettres », représentant les principales categories articulatoires, fi
censées se retrouver dans toutes les langues connues du monde. :
-Chaque élément d’un caractère:se voit assigner en propre une. syllabe .....
ou une lettre unique, à partir de laquelle il est possible de construire
une forme de m ot parlé également claire. Ainsi, dans le m ot parlé T
correspondant au caractère « père », Co représente la relation écono- •/
mique, b et a les deux subdivisions de consanguinité et d’ascendance
directe, respectivement, ce qui donne Coba - « parent », et l ’addition
finale de va, pour mâle, donne Cobara (sans doute [kobara]) - « p ère». -
On propose une gram m aire universelle se composant de classes :
de mots répondant à tous les besoins de la communication. Les règles
syntaxiques doivent être réduites au minimum, et l ’appartenance
de classe et les relations grammaticales des mots doivent s’indiquer,fi
graphiquement par des signes spéciaux affixés aux caractères ou *
interpon «N+ T-\Vt A n p t i n u p m n n f ï t* r\ r.

tionsmux mots prononcés.


Dans un chapitre final, Wilkins établit des comparaisons entre sa it?
« langue philosophique » et le latin, celle des langues existantes qui
se rapprocherait le plus d’une langue universelle, ainsi qu’entre son
aspect de « caractère réel » et l ’écriture des caractères chinois. Il
condamne la redondance lexicale inutile, la complexité grammaticale j
et les irrégularités du latin, ainsi que les complications formelles des
caractères chinois et leur défaut d ’analysabilité et de clarté séman- fi
tiques, tant approuvant la tendance à grouper les caractères repré-r
sentant des concepts sémantiquement reliés sous le même radical"'
(p. 109, ci-dessus1).
Les efforts de Wilkins témoignent de l ’importance de changements >
subis par la théorie et la pensée linguistiques depuis le M oyen Age. j
Ils montrent également une compréhension profonde et subtile de la
façon dont les langues doivent en fait être naturellement organisées fi
pour remplir avec succès les tâches qui leur sont imposées. Rien de
pratique ne résulta de ces suggestions, et l ’on perçoit aisément la

1. Willdns, Essay, 452.

122
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
naïveté des tentatives de Wilkins pour décomposer et classer la
connaissance et l'expérience humaines. L ’œuvre actuelle des gram ­
mairiens gcnéralifs, qui tentent de formaliser la connaissance intui­
tive qu’ont les locuteurs natifs de leur langue et de l ’interprétation
sémantique des m ots, semble procéder de vues assez semblables, et
on a pu la décrire comme un effort dirigé \crs ]’ « atomisation »
du sens1. S ’il nous est donné, encore enfants, d ’employer et de
comprendre correctement les ressources lexicales de notre langue
natale, l’explication parfaite de ce phénomène semble toujours rester
cachée, même aux plus sages. _ . ___
La notion d ’une structure universelle de la pensée humaine, ou
du moins de celle de l ’humanité civilisée, fondamentalement indépen­
dante de toute langue particulière, et donc exprimable dans une langue
universelle, est une conception sans doute naturelle pour les rationa­
listes. On trouve des idées semblables sur la grammaire des lan­
gues réelles dans l ’œuvre des grammairiens rationalistes de Port-
Royal (p. 132, ci-dessous), qui reprennent sous une autre forme le
vieil universalisme des grammairiens spéculatifs scolastiques. Plus
tard, dans le climat de l ’époque romantique, il sera plus facile d’appré­
cier l'interdépendance de la pensée et du langage et de mesurer l’im­
portance de la relativité linguistique et culturelle.
En dehors du progrès de la connaissance, du refus des querelles
stériles et du besoin de faciliter la communication entre les hommes
instruits ut iu u s les pays, d’autres considérations ont présidé à
la création de langues universelles : la facilitation du commerce,
l’unité des églises protestantes et le développement de la science de
la cryptographie. Le besoin d ’un nouveau « caractère réel » au service
du protestantisme, com m e le latin avait servi l’Église romaine autre­
fois « universelle » n ’est peut-être qu’un facteur mineur; sa ponce
est discutable. Durant la guerre civile anglaise, les codes et chiffres de
chaque camp attirent l ’attention sur certains traits structuraux et
certaines fréquences d ’apparition dans la langue anglaise et, en 1641,
Wilkins écrit un ouvrage sur la communication secrète12.
La cryptographie de cette époque s’associe étroitement à une autre
application de la linguistique, qui fleurit en Angleterre à partir du
1. J.J. Katz et J. A .Fodor, «The Structure of a semanlicTheoo, »,jLtfWw<¥’.' '’•>
(1963) (trad. fr. : « Structure d’une théorie sémantique », Cahiers de lexicologie ,
1966-11 et 1 0 , 1966-1.); Katz et P.M. Postal, An integrated Thcory o f img:n. \: -
Descriptions, Cambridge, Mass., 1964 (Irad. fr. ; Théorie globale des deseripr:
linguistiques, ed. Mante, 1973); D.W. Bolingcr, « The Atonizalion of Mcanin, .
Language 41 (1965), 555-573.
2 . S a lm o n , 1 9 6 6 ; Wilkins, Mercury: or thr stvifl and secret messenger, L on d i
1 6 4 !.

123
BRÈVE HISTOIRE DE TA LINGUISTIQUE
ambitieux d ’inventer un système où la connaissance, la pensée et les
idées pourraient directement et universellement s’exprimer en sym­
boles créés à cet effet et auxquels des prononciations seraient attri­
buées. Leibniz (1646-1716) appelle de ses vœux le jou r où il suffira,
pour éteindre les controverses, de s’asseoir et de calculer à l ’aide
d’un système entièrement nouveau de symbolisation de la pensée,
libéré de l’indétermination et des incertitudes des langues naturelles.
Son Spécimen calculi universalis anticipe certains traits de la logique
symbolique moderne, bien qu’il soit basé sur le syllogisme aristoté­
licien1.
Pour que de tels systèmes de symboles ne soient pas désespérément
lourds, il faut que la connaissance humaine soit classée et réduite
à un tableau synoptique ordonné. L ’idée qu’une langue universelle
de ce type est praticable provient de nombreuses sources : une grande
foi dans le pouvoir de la raison, l’expansion rapide des classifications
dans les sciences empiriques, l’appréciation de la puissance du symbo­
lisme mathématique (les chiffres arabes, com m e symboles écrits
et munis d ’une prononciation, apparaissent dans certains projets
de langues 2) et une mésinterprétation de la nature de l ’idéographie
chinoise, connue en Europe depuis la fin du X V I e siècle.
L a mathématique est un mode de symbolisation réellement indé­
pendant du langage, bien qu’elle n ’ait pas la portée sémantique ni le
pouvoir expressif d ’une langue naturelle (parier du « langage des
mathématiques » ou du « langage mathématique », c ’est employer
une métaphore, et l’analogie ne doit pas être poussée trop loin).
On pense à cette époque que les caractères chinois représentent
directement des « idées » (idéogramme est encore un terme courant
pour un caractère chinois). Il n ’en est pas ainsi; la langue écrite de
la littérature chinoise peut être lue et comprise p ar des locuteurs
instruits parlant des variétés de chinois mutuellement inintelligibles,
mais il s’agit néanmoins d ’une langue com m e les autres langues,
appartenant à et développée par une com m unauté linguistique
particulière ou un ensemble de communautés linguistiques particu­
lières, et ses caractères représentent des morphèmes auxquels on
peut attribuer des prononciations, bien que celles-ci diffèrent selon
les aires dialectales. Cette langue écrite possède des classes et des
règles grammaticales comme toute autre langue écrite et on ne peut
la comprendre ou la traduire, à l’exception de phrases très courtes
ou trivialement limpides, sans connaître sa gram m aire. C ’est ce que
1. C. J. Gerhardt (ed.), D ie pbUosophischen S eh rifte n von G o llfried W ilhelm
Berlin, 1890, volume X II, 200. 218-227.
L eibniz,
2. Firth, 1937, 72.

120
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
les XVI0- cl x v n c siècles européens ne com p riren t pas, l'élu d e v éritable
du chinois ne co m m en çan t que plus tard, au x xvin° et x ix c siècles.
Au xvne siècle, on invente quelques langues universelles, ou « carac­
tères réels » comme on les appelle quelquefois. En France, le père
M. Mersenne, probablement influencé par Descartes, suggère de
créer une langue idéale, grâce à laquelle toutes les pensées des hommes
pourraient s’incarner dans les mêmes mots avec brièveté et clarté;
anticipant Jespersen, il reconnaît les associations pbonesthétiques
assez générales des voyelles du type de [i] avec la minceur et la peti­
tesse \ En Angleterre, des projets semblables sonl proposés par George
Dalgarno et l’évêque John Wilkins, à qui l'oeuvre de Mersenne est
familière; parmi leurs ouvrages, le plus célèbre est Y Essay towards a
real Character and a philosophical Language de Wilkins12. Publié avec
l ’appui de la Société Royale, récemment fondée, il sera cité par
Roget, presque deux cents ans plus tard, comme l ’une des sources
principales de son Thesaurus 3.
Le projet de Wilkins n ’est rien de moins que l’élaboration systé­
matique des principes applicables universellement d ’une langue apte
à la communication entre tous les membres de toutes les nations du
monde. L'Essay, qui couvre 454 pages, après une critique dcsjnsufll-
sances des langues naturelles existantes, expose ce qui prétend être
une schématisation complète de la connaissance humaine, com pre­
nant les relations abstraites, les actions, les processus et les concepts
logiques, les genres et espèces naturels des choses animées et inanimées,
et les relations physiques et institutionnalisées entre les êtres humains
vivant en famille et en société.
Toutes ces classes et. leurs subdivisions, ainsi que les diverses
relations et modifications sémantiques qu’elles mettent en jeu, sont
représentées par des formes écrites, construites en « caractères réels »,
sémantiquement clairs et se suffisant à eux-mêmes, chacun représen­
tant un mot idéal, traduisible en mots d ’une langue naturelle. On
peut fournir un exemple simple : « père » est représenté par le carac-
, qui se compose du signe de base , p ou r la relation

du genre « économique » (interpersonnel), auquel on ajoute une ligne


oblique à gauche, indiquant la première subdivision, — dans Je
cas des relations économiques, celle de consanguinité •— , une ligne
verticale à droite indiquant la seconde subdivision, — dans le cas de

1. Salmon, J966, 373, 388-389.


2. Londres, 1668.
3. R.A. Dutch (ed.), R o g c t 's T h esa u ru s, Londres, 1962, XXXV.

1 21
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
règne d ’Elisabeth Ire, l’invention des systèmes d ’abréviation, ou
« characterie », comme on les appelait alors. Les méthodes sténogra-
phiques avaient été employées dans la Rome antique mais, comme
beaucoup d ’autres choses, il semble qu’on les ait perdues durant le
Moyen Age.
L a sténographie moderne, qui utilise à la fois des symboles
phonétiques et des représentations des mots ou racines de mots
particuliers sous forme de tracés spécifiques, peut se ramener ori­
ginellement à l’œuvre britannique du XVIe siècle. Le nom qui lui
est le plus' souvent associé est celui de Timothy Bright, inventeur
de systèmes de sténographie utilisant à la fois des lettres et des signes -
ressemblant à des caractères, pour les mots représentant des classes
d’objets. Bright se réfère à la nature réputée idéographique des carac­
tères chinois, indépendante de toute langue particulière, et il recom ­
mande son système de « characterie » comme constituant à la fois
un moyen universel de communication écrite et un moyen de préserver
le secret1.
D ’une certaine façon, Bright exploite un procédé très semblable
à celui que les Japonais ont employé à un moment donné pour adapter
l’écriture chinoise (p. 114, ci-dessus). Les additions, ou altérations
grammaticales, aux formes de base des mots, telles que la pluralité
pour les noms, le temps passé pour les verbes et la comparaison
pour les adjectifs, sont indiquées par des marques ou « points »,
à droite ou à gauche du signe du mot lui-même. D ’autres formes
grammaticales sont indiquées en employant un signe de m ot pouf
représenter un morphème homographique et homophonique et, par
extension, d ’autres morphèmes sémantiquement et gram m aticalem ent.
reliés. Ainsi friendship - « amitié » doit s’écrire avec le signe ship -
« navire » en-dessous du signe fr i end - « ami », mais, en-dessous du
signe neighbour - « voisin », ce même signe ship représente le -hood de
neighbourhood - « voisinage ».
Un des aspects de l ’empirisme anglais en linguistique, aux x v ie et
x v n c siècles, est le début de la description phonétique systématique
des sons de l’anglais et de l ’analyse formelle de sa grammaire, qui
modifie le modèle grammatical de Priscien et Donat./
Des études phonétiques sérieuses sont entamées en Angleterre
lorsque, comme sur le continent, l’invention de l’imprimerie et la
diffusion de l’alphabétisme orientent les recherches vers l’orthographe
et ses relations avec la prononciation. Du xvie au xvm e siècle, on

1. T. Bright, C haracterie, Londres, 1958 (première publication 1558); W.J. Carl-


ton, Tim othy Bright, Londres, 1911.

124
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
effectue des travaux sur les problèmes phonétiques, sous les appella­
tions d’orthographe et d ’orthoépie (le terme phonétique se rencontre
pour la première fois au x ix fi siècle); mais la recherche concerne
ce qu’on appellerait aujourd’hui la phonétique et la phonologie,
et l’attitude empirique des philosophes britanniques, de Francis
Bacon à David Hume, ainsi que la nature de l ’orthographe anglaise,
sont à l’origine d ’une tradition que l’on a baptisée « l’école anglaise
de phonétique1 ». Parmi les auteurs des x v ie et xvnc siècles qui
traitent de la prononciation, parfois dans le cadre d ’une grammaire
complète de l’anglais, figurent J . H art, W. BuJIokar, A. Hume,
R. Robinson, C. Butler, J. Wallis et W . H ô ld e r123. Le fait que Wallis,
en dehors de scs travaux sur l’anglais, occupe la chaire de géométrie
à l’université d’Oxford et est un naturaliste érudit, montre bien
l’influence formatrice de l’époque. 11 est intéressant de constater que,
en plus des questions concernant l'orthographe, des objectifs moder­
nes, tels que l’enseignement de la langue anglaise aux étrangers,
l'enseignement de la parole aux sourds et la mise en valeur de l ’anglais
courant ou « langue du roi » (King's English) , se trouvent déjà étroi­
tement associés aux études phonétiques 8.
On a beaucoup utilisé les travaux de ces « orthographisles » et
orthoepistes pour reconstituer les traits caractéristiques de la pronon­
ciation anglaise de leur tem p s4 ; dans l’histoire de la linguistique,
leur importance provient plutôt du niveau auquel ils ont hissé Ja
théorie et la pratique phonétiques et de l ’œuvre q u ’ils ont léguée
à leurs successeurs plus connus du x v u c siècle.
Le plus célèbre de ceux-ci est sans doute W . Hôlder. Après un
retard dû à la jalousie de certains de scs rivaux, tels que Wallis, les
Eléments o f Speech de Hôlder sont publiés en 1669, par la Société
Royale, dont il était membre. C ’est un phonéticien d ’observation et,
dans sa description arliculaloire des sons de la parole, il atteint à
une concision et à une précision remarquables. 11 expose une théorie
générale de la prononciation, attribuant les différences de consonnes
aux différences d ’ «appulse » entre un organe cl un autre, P « appulse»
(occlusion) étant totale, dans le cas des occlusives, et partielle pour
les fricatives cl les continues; il attribue les différences des voyelles
aux degrés différents d ’aperture, distinguant en outre l'élévation de

1. Firth, 1946.
2. 13. Danielsson, John K a n '.s Works on english Orthography and Prononciation,
Stockholm, 1955; Firth, 1946; E.J. Dobson (cd.), The p h o n ctic W ritings of Robert
Robinson (Early English Text Society, original sériés 238, 1957).
3. Firth, 1946.
4. Cf. E.J. Dobson, English Proiumciationl500-1700, Oxford, 1957.

125
xjivcvt jiiàiuiK fc ULi LA LINGUISTIQUE
la langue, en avant et en arrière, et l’arrondissement des lèvres1.
Sa conception de la parole comme déterminée par l’alternance de
I’ « appuisc » et de 1’ « apcrlurc » a une résonance très moderne.
Plus qu’aucun autre savant occidental et avant que le contact
ne soit établi avec l’œuvre phonétique indienne, Hôlder approche le
diagnostic arliculatoirc correct de la distinction voisé/non-voisé,
dans les consonnes. Sa perspicacité échappe à ses contemporains et
reste ignorée pendant plus d’un siècle. 1! écrit, employant « voix »
dans son sens technique moderne : « Le larynx laisse passer le souille
et, à chaque fois que nous désirons maintenir, par la force des muscles,
Jes côtés du larynx rigides et proches en meme temps, il provoque,
au moment où le souille passe par les rimules, une vibration de ces
corps cartilagineux qui transforme ce souftle en son vocal ou voix. »
L ’excellence de sa théorie phonétique et la concision de son expression
se révélent dans cette brève affirmation sur la nature des voyelles
anglaises : « Les voyelles sont produites par un libre passage du
souille qui se vocalise en traversant la cavité buccale, sans « appulse »
des organes; ladite cavité recevant des formes différentes, selon les
positions de la gorge, de la langue et des lèvres... Les voyelles... se
différencient par la forme de la cavité buccale 12. »
Au siècle suivant, A. Tucker remarque la prédominance du [a] en
anglais, comme forme d’hésitation, ainsi que dans les « formes faibles »
des mots non-accentués dans le discours suivi, formes presque tota­
lement non marquées dans l’écriture orthographique 3.
Les problèmes soulevés par les relations de l’orthographe avec la
inflation fournissent l’occasion d ’inventer de nouveaux sym­
boles typographiques pour des types particuliers de sons; plusieurs
des symboles phonétiques employés aujourd’hui dans l’alphabet
phonétique international ont été suggérés ou inventés durant cette
période. Certains auteurs ne se bornent pas à l’anglais et proposent
des alphabets internationaux, un tel travail étant souvent lié aux
systèmes de sténographie. F. Lodwick publie, en 1686, un Essay
towards a universal alphabet, dans les PhUosophical transactions de
la Société royale, où les symboles inventés correspondent systémati*
quement aux différences articulatoires; Wilkins inclut dans son
Essay un diagramme correct, que l’on peut comparer avec les pre­
mières éditions de l’alphabet phonétique international, et un « alpha-

1. W. Holder, Elem ents o f Speech, Londres, 1669, 35-36, 80-90.


2. Ib id ., 23-80.
3. Abercrombie, 1948, 18-26. ,

126
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

bci u»£ù.iiqc? " ave«* des dessins de l’articulation de huit voyelles


et vingt-six consonnes, représentant les categories phonétiques
générales, où l’on voit les positions des lèvres et, en section coupée,
les positions de la langue L
Les xvie et xvn e siècles voient aussi un remaniement de la grammaire
anglaise. Les savants partaient du cadre transmis par les derniers
grammairiens latins, cadre qu'Aelfric avait juge aussi approprié à
¿'anglo-saxon qu’au latin (p. 74, ci-dessus); mais le climat intellectuel
Ju monde d’après la Renaissance, l’amour de la langue maternelle et
•es positions empiristes, tout cela encourage les grammairiens à sou­
mettre les catégories à l’cprcuve de l’observation, et l’assignation
¿es mots aux classes de mots ou parties du discours nous permet de
loir dans quelle mesure cette vérification et cette réévaluation ont
lieu.
Les grammairiens anglais des xvic, xvtte et du début du xvtit6 siècle
fartent habituellement du système latin de huit classes de Priscien,
eue Lily avait conservé dans sa grammaire, soit pour le suivre, soit
pour exprimer leur désaccord. Certains, par exemple Bullokar2,
«posent le système latin et assignent les mots anglais à chaque
ehsse. Les articles anglais a(n) et t/ie, sans contrepartie latine, ne
'dit pas considérés comme des parties du discours mais comme
des marques ou signes placés devant les noms, pour les identifier en
t aat que tels. D ’autres traitent les articles comme une sous-classe des
nions adjectivaux3, alors que Ben Jonson les assigne à une classe
p->nopre 4.
Une révision du système latin, où l’on peut voir l’influence de
R.amus, se trouve chez ces grammairiens qui, comme A. Gill, font de
la lexion de nombre ou de son absence une distinction binaire essen­
tielle, séparant les noms et les verbes des autres classes, qu’ils appellent
dïcùones consignifîcativae, par référence à leurs fonctions principales
dains les relations subordonnées avec les noms et les verbes, distinc­
tion faite également par les grammairiens antiques 6. Butler, considé­
rant qu’ils sont les uns et les autres fléchis pour le nombre et le cas,
assiocie étroitement les noms et les verbes dans son système; le cas
nominal est illustré par des formes comme mon et man's, et les flexions12345

1. Wilkins, Essoy, 358, 378. Voir en outre Firth, 1937, chapitre vi; id., 1946;
Abercrombic, 1948, Albright, 1958.
2. W. Bullokar, Bref Crammar for English, Londres, 1586.
3. Par exemple J. Wallis, Grammatica linguae Anglicanac, Oxford, 1653, ouvrage
fort prisé ayant fait l’objet de nombreuses réimpressions.
4. B. Jonson, 77>e english Grommar, Londres, 1640.
5. Logonomia Anglicana, Londres, 1621.

127
B R È V E H IST O IR E DE LA L IN G U ISTIQ U E

du temps passé et du participe passé ( loxcd, fa lien) sont désignées


comme des cas obliques du verbe, la forme du temps présent étant le
« rect » (« droit » ) 1. Cet usage ramène à celui d ’Aristote.
Quelques autres gram m airiens, influencés p ar les théories de
Port-Royal (p. 132, ci-dessous) divisent les huit classes latines selon
qu’elles sont tenues pour dénoter des objets de pensée (nom, pronom,
participe, préposition, adverbe et article), ou des façons de penser
(verbe, conjonction, interjection). On en trouve une application à
l’anglais par l’auteur (ou les auteurs) d ’une grammaire attribuée à
J. Brigluland 12, bien que l’élaboration du système ne soit pas très
claire.
Plus radicalement, Wilkins et C. Cooper distinguent, sur des bases
sémantiques, deux classes principales, les intégraux et les particules;
Wilkins veut que son système puisse s ’appliquer universellement.
Les intégraux sont caractérisés comme ayant un sens défini de leur
propre chef, tandis que les particules ne font que co-signifier, reliant
ou modifiant les sens des intégraux. Les noms et les verbes sont des
intégraux; dans la systématisation de Wilkins, plus explicite et intégrée
à sa grammaire philosophique 3, les verbes ne forment pas une classe
séparée mais sont considérés comme des noms adjectivaux (actifs,
passifs ou neutres-intransitifs), toujours associés à, ou contenant
dans leur propre form e, une copule (par exemple vit = est vivant;
frappe = est frappant). Cette analyse est semblable à celle des gram­
mairiens de Port-R oyal. Les adverbes dérivés (à partir de noms adjec­
tivaux, comme éirange-ment) sont aussi des intégraux. La classe des
particules est divisée en particules essentielles (le verbe copule, être)
et en particules occasionnelles; ce dernier groupe comprend les pro­
noms, les articles, les prépositions, les adverbes non dérivés et les
conjonctions, et aussi les modes et les temps (eau, may, will, etc.-
pouvoir, vouloir). Ce traitem ent des auxiliaires verbaux, que
Cooper adopte pour l’anglais, bien que de façon non explicite4,
n ’est pas sans analogie avec certaines analyses des verbes anglais
qu’on trouve aujourd’hui.
On perçoit la tradition latine dans le maintien de l’adjectif à l’inté­
rieur de la classe nominale, bien que formellement cette démarche
trouve moins de justification en anglais qu’en latin, et dans les pré­

1. The english G ra m m a r, Oxford, 1634, chapitre v, § 3.


2. J. Brighland, A G ra m m a r o f the english T o n g u e, Londres, 17] 1 ; Vorlat,
1963, 73.
3. Wilkins, Essay, 298.
U. Coiper, G ram m alica lin gu a e a n glica na e, Londres, 1685.
DE LA RENAISSANCE AU D IX -SE PT IÈ M E SIÈCLE

occupations que cause aux grammairiens le participe, traité soit


d ’une manière purement traditionnelle, comme formant une classe
par lui-même, soit comme un nom adjectival ayant avec le verbe
des associations dcrivationnclles particulières.
Wilkins opère la révision la plus radicale de la tradition de Priscien
et de Lily, sans doute parce qu’il imagine un système de grammaire
universelle ou philosophique, applicable à l’anglais mais non basé
seulement sur l’anglais. Il est certain qu'il va plus loin que son dis­
ciple le plus proche, Cooper. Les œuvres d ’un nombre considérable
d ’auteurs portant sur la grammaire anglaise durant cette période
offrent un grand intérêt parce qu’elles constituent des tentatives pour
soumettre le cadre traditionnellement admis de la description et
de l’enseignement grammaticaux à l’épreuve des observations des
formes et structures de la langue, quand bien même elles restent
insuffisantes si on les juge d’après des critères plus modernes l.
On ne cessera plus désormais d’écrire des grammaires de l ’anglais,
en remodelant progressivement la tradition en faveur d’une corres­
pondance formelle avec les modèles et paradigmes réels. Les gram ­
maires de Lindley M urray et William Cobbett, au début du x ix c siècle,
sont toutes deux célèbres. Il est intéressant de noter que, si clics se
ressemblent quant à la théorie et à la présentation, leurs cadres
sociaux diffèrent et reflètent les contextes différents dans lesquels la
grammaire anglaise a été, et est toujours, enseignée et étudiée.
M urray était citoyen américain; il s’était fixé en Angleterre après
la guerre d ’Indcpcndance. Installé près de Y ork, il écrit sa fameuse
English Granuuar, en pensant avant tout aux besoins des jeunes étu­
diants. Publié pour la première fois en 1795, son livre acquiert une
large audience et connaît de nombreuses réimpressions durant la
première moitié du x ix c siècle. Quoique assez conservatrice en théorie,
on peut considérer cette grammaire didactique de l ’anglais comme
une réussite. Elle sc divise en quatre parties : une orthographe, avec
un exposé des diverses valeurs phonétiques des lettres de l’alphabet
anglais, une « étymologie » (couvrant en fait la morphologie et les
parties du discours, avec leurs formes et flexions), une syntaxe et une
partie sur la prosodie et la ponctuation. L a prosodie comporte les

J. Pour d’autres détails, voir Vorlat, 1963, et Funke, 1941.


L’étroite relation constatée pendant cette période entre l’empirisme scientifique
anglais et l’étude formelle du langage est mise en lumière au xvmc siècle par
l’intérêt que portait à la linguistique le chimiste J. Priestley (1733-1804) : A C o u n c
o f L e c tu re s on the Thcory o f L a n gu a ge an d universal C ra n u n a r, Warrington, 1762;
The R u d im en ts o f English C ra nun ar, Londres, 1761 (page 6 : « On peut comparer
la grammaire à un traité de physique »).

129
BRÈVE HISTOIRE DE LA. LINGUISTIQUE

règles de versification et la description des traits de longueur, d'accent


tonique, de pause et d’intonation (« ton »), auxquels l'Antiquité
avait appliqué le terme de « prosodie » (p. 2 1 , ci-dessus), anticipant
ainsi par plusieurs côtés son emploi par les iirlhiens (p. 226, ci-dessous).
Murray considère qu'on doit reconnaître trois cas pour les noms
anglais : le nominatif, le génitif cl l’objectif ou accusatif1. Il appuie
celle thèse sur l’analogie avec le latin où, en dépit de la similitude
formelle du nominatif et de l’accusatif dans de nombreux noms, les
cas sont identifiés séparément. Il est difficile d’admettre son argumen­
tation comme formellement valide, car la distinction des cas se fonde
essentiellement sur les noms où des constructions différentes exigent
bien des formes flexionnelles distinctes. L ’ensemble « traditionnel
moderne » des classes de mots pour l ’anglais figure clairement chez
Murray : article, nom, adjectif, pronom, verbe, adverbe, préposition,
conjonction et interjection, sans qu’il propose d’assimiler l’adjectif
au nom ou de traiter le participe comme une classe de mots auto­
nome.
Le style de Murray, bien qu’assez morne et peu original, est clair
et systématique. Sa préoccupation du bien-être général de ses jeunes
lecteurs transparaît tout au long de son livre. Dans la préface et, à la
fin, dans un « avis aux jeunes étudiants », il exprime son souhait
de « défendre la cause de la vertu, autant que celle du savoir », et les
exemples qu’il choisit manifestent une noble piété : J e le re s p e c t e r a i,
b i e n q u 'il m e b l â m e ; le d e v o ir e t l 'i n t é r ê t in t e r d is e n t le s p la is ir s v ic ie u x ;
la p a r e s s e e n g e n d r e le b e s o in , l e v ic e e t la m i s è r e 2. En mettant entière­
ment de côté les différences d’ordre théorique, son choix d’exemples
le place, ainsi que son œuvre, dans un contexte très différent de celui
de certains auteurs modernes qui affectionnent des exemples du
type : J e va is lu i c a s s e r la f i g u r e , ou T o u s l e s g e n s d u la b o c o n s id è ­
r e n t J e a n c o m m e un p a u v r e t y p e 3. Ni l’un ni l’autre style ne constitue
nécessairement la meilleure façon de puiser les exemples d’une
description grammaticale ou d ’une théorie linguistique.
L ’anecdote suivante témoigne du renom de la grammaire de Mur­
ray : dans la M a is o n d 'a n t i q u i t é s de Dickens, quand Mme Jarley,

I
proprietaire d’une galerie de figures de cire, reçoit la visite de jeunes
filles de bonne famille, elle « transforme le visage et le costume de

J. L. Murray, English Gram m ar (34e édition), York, 1821, 54-56.


2. Ibid., 75, 127, 137.
3. Firth, « Pcrsonality and Languagc in Society », Sociologtcal Review 4 2 (1950),
44; N. Chomsky, Syntactic Structures, La Haye, 1957, 79 (trad. fr. ; Structura
syntaxiques, Seuil, 1969). •

130 *
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

M. Grimaldi en clown, pour représenter M. Liüdley Murray tel qu’il


apparaissait quand il était occupé à composer sa grammaire
anglaise 1 ».
Bien qu’utilisant à peu près le meme cadre théorique et les mêmes
catégories, la Crammar of llie English Language, contemporaine
mais moins célèbre, de Cobbett, politicien radical (Londres, 1819),
est conçue dans un contexte tout à fait différent. Écrite sous la forme
d'une série de lettres à son fils James, elle est « destinée... plus spécia­
lement à l’usage des soldats, marins, apprentis et garçons de charrue ».
Une édition ultérieure comprend « six leçons destinées à empêcher
les hommes d’État de commettre des fautes de grammaire et d’ccrire
maladroitement » et contient une dédicace à la reine Caroline où,
avec l’éloquence d’un radical, Cobbett soutient la lutte contre l’anal­
phabétisme des « classes laborieuses » : « II y a longtemps que les
nobles et la hiérarchie ont l’arrogance de se proclamer eux-mêmes
les piliers du trône. Mais, comme Votre Majesté l’a maintenant
clairement constaté, la Royauté n ’a, à l’heure du danger, d’autres
défenseurs réels que le peuple. »
Si semblables par la doctrine, si différentes par le style, ces deux
grammaires anglaises incorporent deux thèmes qui ont prédominé
dans l’enseignement de l’anglais depuis que la Renaissance a inauguré
une époque de mobilité sociale : le maintien jaloux de normes linguis­
tiques correspondant au statut social le plus élevé et l’acquisition de
ces normes comme une étape indispensable à tout progrès social.
De même que les attitudes empiriques avaient encouragé la phoné­
t iq u e descriptive et l’indépendance grammaticale des différentes
langues, de même le mouvement rationaliste influence la production
des grammaires philosophiques, spécialement celles qui sont associées
aux écoles françaises de Port-Royal. Ces fondations religieuses et
éducatives, créées en 1637, sont dissoutes en 1661, par suite de que­
relles politiques et religieuses; mais leur influence persiste dans les
idées sur l’éducation, et l’on peut voir une continuation de leurs
travaux dans les grammaires raisonnées et les grammaires générales
du XV IIIe siècle. On réimprimera encore la Grammaire de Port-
Royal en 1830 12.
Les grammaires rationalistes prennent par certains côtés la suite

1. Cadet, 1898. I
2. Kukcnheim, 1962, 491 L ’influence cartésienne sur les études linguistiques
est visihle chez G. de Cordemoy, Discours physique de la parole, 166; 2e éd. 1677.
Réimpression, Bibliothèque du graphe, supplément au n° 9 des Cahiers pour
l'analyse, 1968.

131
BRÈVB HISTOIRE D E LA LIN G U ISTIQ U E

des grammaires scolastiques médiévales. Bien que le système educatif


de Port-Royal comprenne une solide instruction classique, quel­
ques-uns avouent leur prévention contre la littérature païenne de
l’Antiquité classique. Port-Royal compte parmi ses membres des
logiciens dont les grammaires révèlent la forte influence de la logique
sur la linguistique. Comme les inventeurs d ’une langue universelle
ou les grammairiens médiévaux, mais dans un sens différent, ils
écrivent des grammaires universelles. A la différence de ceux qui
conçoivent des langues artificielles, ils n ’inventent pas de nouveaux
systèmes de communication mais exposent une théorie générale de
la grammaire en se servant de langues comme le latin et le français.-
A la différence des scolastiques, ils prétendent que la raison humaine
est plus forte que l’autorité et ils choisissent Descartes plutôt qu’Aris-
tote comme base de leur enseignement. Ils ne recherchent pas d ’expli­
cation philosophique universaliste à tous les détails de la grammaire
latine de Priscicn, qui ignore les autres langues, mais ils tentent de
révéler l’unité qui sons-tend les grammaires des différentes langues,
dans leur rôle de communication de la pensée, celle-ci comprenant la
perception, le jugement et le raisonnement.
Sur la base de cette grammaire générale, les savants de Port-Royal
adoptent les neuf classes de mots classiques : nom, article, pronom,
participe, préposition, adverbe, verbe, conjonction et interjection,
mais les réinterprètent et les regroupent sémantiquement, les six
premières se rattachant aux « objets » et les trois dernières à la
« forme ou manière » de notre pensée. La dichotomie fondamentale
nom-verbe subsiste, mais la façon de répartir les autres classes autour
d ’elle diffère. Bien que n’essayant pas d ’imiter les grammaires de Donat
et de Priscien dans tous leurs détails, Port-Royal continuait à considérer
une bonne part de la tradition de la grammaire latine comme sous-
jacente à toutes les langues et comme s’y exprimant de diverses maniè­
res. C ’est ainsi que les six cas du latin sont, du moins à litre opéra­
toire, supposés présents dans les autres langues \ bien que certains
d ’entre eux s’expriment par des prépositions et par l ’ordre des mots
dans les « langues vulgaires » (c ’est-à-dire les langues européennes
modernes : ici, le terme n ’est pas péjoratif): et le grec est réputé avoir
un cas ablatif d'une forme toujours semblable au datif. Ce dernier
jugement est erroné; l ’équivalent exact de l’ablatif latin doit se répartir
entre le datif et le génitif grecs. Bien que cas et prépositions soient
tous deux destinés à exprimer des relations2, on garde ces deux
1. Grammaire générale cl raisonnée, 1660, chapitre vi. Voir en outre Chomsky,
1966; Donzc, 1967.
2. Grammaire générale ci raisonnée, chapitre n.

132
I
DE L A R EN A ISSA N C E AU D IX -SE PT IÈ M E SIÈC L E

catégories théoriquement distinctes, en dépit de leur réalisation


identique dans les « langues vulgaires », et l’on oppose en français
l ’emploi purement casuel de à et de à leurs fonctions authentiquement
prépositionnelles, com m e on l ’avait fait dans les précédentes études
comparatives des langues classiques et des langues romanes modernes
(p. 106, ci-dessus).
En dépit de certaines ressemblances avec les « modistes » et d ’une
insistance identique sur les traits universels qu’on rencontre nécessai­
rement dans toutes les langues, bien que sous des formes diverses, les
deux façons de voir présentent des différences frappantes : l ’universa-
- lisme envisagépar Port-R oyal se fonde sur la raison ; les interrelations
compliquées des modi essendi du monde extérieur et des modi intelli-
gendi par lesquels ils étaient perçus et interprétés dans l ’esprit ne
trouvent pas leur place dans le système de P ort-R oyal, et l ’explication,
proche des « modistes », de la différence essentielle entre nom et verbe
donnée par J.C . Scaliger et basée sur les catégories de permanence
et de momentanéité, est expressément critiquée comme inapplicable et
inadéquate1.
On peut rem arquer les interprétations structurales des fonctions
de certaines classes de m ots. Les adverbes ne sont rien de plus que
l ’abréviation d ’un syntagme prépositionnel (sap¡ e n t e r - sagement,
cum sapientia - avec sagesse). Les verbes sont proprem ent des mots
qui « signifient l ’affirmation » et, à d’autres modes que l ’indicatif,
le désir, l ’ordre, etc. s. Ceci ram ène les grammairiens de Port-R oyal
à une analyse suggérée par A ris to te 34, selon laquelle tous les verbes
autres que la copule être sont logiquement et grammaticalement
équivalents à ce verbe suivi du participe, ce qui entraîne l ’analogie
structurelle de Pierre vit (Pierre est vivantJ avec Pierre est un homme ;
les catégories de l ’intransitif et du transitif (ainsi que celles de l ’actif
et du passif) appartiennent alors non pas aux mots communément
appelés verbes, mais très exactem ent à l ’élément « adjectival » qu’ils
comporten 2t i.
Cette analyse, il faut le noter, n ’est ni une prétendue explication
historique ni une description superficielle de la morphologie verbale
comme plus tard celle que Bopp essaiera de faire; en termes modernes,
c ’est la postulation, à un niveau structural profond, d ’éléments qui,
dans les phrases réelles, sont représentés conjointement à d ’autres

1. Grammaire générale et raisonnée, 94-95; Scaiiger, De cousis li/ignae latinae,


137, 2 2 0 .
2 . Grammaire générale et raisonnée, c h a p itr e s x u e t xm .
3. De l'interprétation, 12; Métaphysique, 1017a 29.
4. Grammaire générale et raisonnée, chapitre xvxn.

133
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

éléments *. Les grammairiens de Port-Royal auraient pu trouver un ar­ par la Renaissance à l’égard des langues vernaculaires d'Europe.
gument en leur faveur dans des langues (mieux connues aujourd’hui) Une fois que la diversité des langues est convenablement accepté-
où virtuellement toute racine peut être nominalisée ou verbalisée cl que les longues vernaculaires sont reconnues aussi dignes d’êtr
par un suffixe approprié, si bien que la distinction conservée, dans étudiées et cultivées que les langues classiques, les linguistes doivent
la grammaire superficielle des langues européennes, du moins, entre affronter le problème des universaux du langage. Le monde antique,
P i e r r e est u n h o m m e et P i e r r e vit, disparaît ne s’intéressant qu’au grec et au latin, avait pratiquement ignot
La fonction subordonnante des pronoms relatifs (q u i, etc., en fran­ ce problème; chez les scolastiques, on suppose que le latin, tel qui
çais et en latin, w h o , w h ic h , etc., en anglais) est décrite en des termes i’riscien le décrit et l’analyse, représente en fait ^infrastructure uni­
que les transformationalistes ont caractérisés comme anticipant verselle de toutes les langues; après la Renaissance, les empiristes
leurs propres théories. Une proposition unique, D i e u in v isib le a c r é é soulignent les variations individuelles des langues particulières et
le m o n d e v isib le, est liée à la forme plus explicite, D i e u , q u i e s t in v is ib le , la nécessité de corriger les catégories et les classes à la lumière di
a c r é é le m o n d e , q u i e s t v is ib le , c i , dans une représentation encore plus l’observation, tandis que les rationalistes cherchent toujours le
élémentaire, elle est censée unir les trois propositions ou jugements dénominateur commun qui sous-tend les différences de surface
(phrases sous-jacentes) : D i e u e s t in v isib le, D i e u a c r é é l e m o n d e et Le problème reste entier encore aujourd’hui. Hjelmslev, dans son pre­
L e m o n d e e s t v is ib le , en incluant (« e n c h â s s a n t », dans l’usage moderne) mier ouvrage, P r i n c i p e s d e g r a m m a i r e g é n é r a l e , postule un état
la première et la troisième, dans la seconde proposition « principale a b s tra it universel, comprenant toutes les possibilités dont disposent
et essentielle », comme matrice 3. Cependant, les grammairiens de les langues et qui se réalise différemment dans les é ta t s c o n c re ts
Port-Royal semblent travailler dans des termes qui ne sont pas de chaque langue particulière, faute de quoi la théorie linguistique
purement formels, puisque la proposition la v a leu r d 'A c h i l l e a é t é tombe dans le « nihilisme 1 ». Les descriptivistes de l’époque désor­
la c a u s e d e la p r i s e d e T r o i e est déclarée, à la différence de l’autre mais appelée « bloomfieldienne » minimisent l’hypothèse des uni­
proposition, simple, ne représentant pas plus d’un jugement versaux et privilégient la description des formes observées au moyen
ou affirmation. Il est difficile d’admettre ce raisonnement car, en de catégories et de classes a d h o c inventées pour chaque langue de
termes transformationnels, cette dernière phrase serait traitée à peu façon indépendante et n ’ayant donc que peu de traits communs
près de la même façon que l’autre. d’une langue à l ’autre; Bloomfield déclare que « les seules généra­
L ’entreprise de Port-Royal est un véritable essai de grammaire lisations utiles sur le langage sont les généralisations inductives1234».
générale. Tirant leurs exemples du latin, du grec, de l’hébreu et des De même, les firthiens parlent de théories générales, mais restent
langues européennes modernes, ils cherchent à les rapporter à des très circonspects quant aux catégories générales ou à la grammaire
caractéristiques du langage, présumées universelles, qui les sous- universelle3. Plus récemment, Chomsky et les transformationalistes
tendent. Ils ne semblent pas intéressés par une meilleure connaissance réaffirment, en termes qui ressemblent étrangement à ceux qu’em­
des langues non-européennes, ce qui les empêche de réviser plus radi­ ployaient à la fois les grammairiens philosophes rationalistes et
calement le cadre classique. Ils envisagent la grammaire générale Hjelmslev en 1928,3’importance des universaux du langage, suggérant
comme fondant l’élaboration réelle de toutes les langues, et non comme que, à des niveaux profonds de la structure linguistique, on décou­
s’illustrant particulièrement dans l ’une d’elles; mais, en bons patrio­ vre que les langues partagent des aspects formels qui représentent
tes, ils tirent fierté de la clarté, de l’élégance et de la beauté de la | une propriété humaine commune se réalisant de façons diverses en
langue française *, témoignage du changement d’attitude provoqué surface; ils prétendent en fait que, sans cette conception, la linguis-
#
1. Cf. Chomsky, Current Issues in linguistic Theory, La Haye, 1964; id., Aspects
o f the Theory o f S y n ta x, Cambridge, Mass., 1965 (trad. fr. : Aspects de ta théorie 1. L. Hjelmslev, Principes d e gra m m aire générale, Copenhague, 1928, 15,
syntaxique , éd. du Seuil, 1971); cf. p. 240 ci-dessous. 268.
2. E. Sapir et M. Swadesh, N ootka texts, Philadelphie, 1939, 235-243. 2. L. Bloomfield, L anguage, Londres, 1935, 20 (trad. fr. : le Langage, éd.
3. Granunaire générale e t raisonnée, chapitre ix; Chomsky, C urrent Issues, Payot, 1970).
15-16. 3. Firth, « A Synopsis of linguistic Theory », Studies in linguistic Analysis
4. Grammaire gén éra le e t raisonnée, 154. (volume spécial de la Philological Society), Oxford, 1957, 21-22.

134 135
i
%
B R È V E H ISTO IRE DE LA L IN G U IST IQ U E

tique est condamnée à s’enfermer dans un empirisme étroit et à


n ’avoir plus qu’une portée réduite1.
Beauzée, qui plus tard écrira à son tour une grammaire générale,
exprime un point de vue semblable à celui de Port-R oyal; la gram­
maire obéit à deux sortes de principes, ceux de validité universelle,
qui proviennent de la nature de la pensée humaine, et ceux résultant
de conventions arbitraires et changeantes, qui constituent les gram­
maires des langues particulières. Les premiers, qui constituent l’objet
de la grammaire générale, sont logiquement antérieurs à toute langue
donnée, et concernent les possibilités véritables et les conditions
necessaires qui président à l’existence d ’une langue quelconque2.
Bien que la doctrine de Beauzée soit en accord avec celle de Port-
R oyal, l ’organisation de son système grammatical s’en démarque
assez largement et, en dépit des hommages rendus dans la préface
à Descartes et à Arnauld, le texte renferme des critiques explicites
de certaines thèses de Port-Royal. Les classes de mots de Beauzée
sont plus modernes en ce que l’adjectif y est considéré comme une
classe totalement distincte, et la bipartition spécifique des classes
p ar Port-R oyal n'est pas mentionnée. Comme dans toute gram­
maire générale, les classes doivent se définir en termes applicables
à n ’im porte quelle langue et, à cet effet, on fait appel à des notions
sémantiques générales. Typique est la distinction entre nom et pro­
nom , d ’une part, et verbe et adjectif, de l’autre : les noms et les pro­
noms expriment des choses individuelles, des personnes et des abstrac­
tions; les adjectifs et les verbes expriment les qualités, états et relations
auxquels les premières classes sont associées 3. A certains égards,
Beauzée, bien qu’universaliste, est plus souple que ses prédécesseurs.
11 ne cherche pas à imposer un système de cas unique pour toutes les
langues et il reproche aux savants de Port-Royal leur insistance sur
les six cas du grec, au mépris des formes réellement observables dans
les flexions nominales de cette langue4.
Ce bref survol suffît à montrer combien les voies suivies par la
linguistique après la Renaissance se sont diversifiées. Tous les prin­
cipaux développements intellectuels, sociaux et politiques qui devaient
enfanter l’Age Moderne et le différencier du Moyen Age, ainsi que

J. N. Chomsky, C a rren t Issu es, chapitres I et v; id., A sp ects, 117-118.


2. N. Beauzée, G ra m m a ire g é n é ra le oit exposition raisonnée d es élém ents n é c es ­
sa ires du la n g a g e p o u r serv ir d e fo n d em en t à l'élu d e d e toutes les langues, Paris,
1767, IX-XT.
3. Ib id ., volume I, 403 : « Les noms et les pronoms expriment des êtres déter­
minés, au lieu que les adjectifs et les verbes expriment des êtres indéterminés. »
4. I b id ., volume II, 160.

1 36
D E L A RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈM E SIÈCLE

ceux qui le rattachent plus solidement au inonde de l’Antiquité


classique, ont leur impact sur l’étude du langage et des langues. A
partir du xvie siècle, la querelle philosophique entre empiristes et
rationalistes tend à polariser les points de vue sur la langue, bien
qu’on constate que certains développements aient été inspirés par les
dcuxycourants à la fois.
Pendant cette période et, dans une certaine mesure, même dans
les dernières années du Moyen Age, on voit surgir des modes de
réflexion sur des sujets qui, soit n’avaient jamais été envisagés aupa­
ravant, soit, s’ils l ’avaient été, avaient dégénéré de manière stérile.
On a déjà signalé ce phénomène à propos des débuts de la linguistique
historique des langues romanes (p. 104, ci-dessus). Vers la fin du
xvme siècle, l’approche historique des langues s'approfondit et
s’enrichit de nouveaux aperçus. L ’étude historique étant liée à la
comparaison typologique, toutes deux trouvent du matériel nouveau
et significatif dans les langues alors connues des savants, et dans les
vocabulaires et textes spécialement rassemblés, issus de domaines
précédemment négligés.
A partir de la fin du siècle, la situation linguistique se trouve
bouleversée par un événement capital, la révélation de la langue et
de la science de l’Inde ancienne. Mais comme les effets de cette
décou\erte appartiennent aux x ix e et XXe siècles, il conviendra de
les traiter dans les chapitres suivants.

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i
6

L’aube des Temps modernes

La Renaissance est considérée à juste titre comme le début de


l'époque moderne. Mais les premières années du X JX e siècle consti­
tuent une étape encore plus décisive vers le monde que nous connais­
sons aujourd’hui. C ’est au cours de ce siècle que l’Allemagne et
l’Italie réalisent leur unité et les modèles de civilisation industrielle se
propagent et transforment la vie essentiellement agricole qui carac­
térisait l’Europe depuis l’Antiquité.
Dans le domaine intellectuel également, au X IX e siècle de nouvelles
universités sont fondées en Europe et en Amérique; l’éducation popu­
laire se répand toujours davantage et l’alphabétisation devient pour
la première fois un objectif pratique, qui s’impose aux gouvernements.
Les sociétés savantes et les revues qu’elles diffusent, l’amélioration
des moyens de communication, font de l’échange d’articles et du
compte rendu systématique des livres les traits dominants de la vie
académique, auxquels nous sommes maintenant habitués.
En linguistique, de nombreux savants du xixe siècle — dont Grimm,
Whitney, Meyer-Liibke, Max Muller, Brugmann et Sweet en sont
des exemples — ont donné à la linguistique les cadres qui sont encore
largement ceux des manuels d ’aujourd’hui.
Si l’on voulait choisir une date unique pour marquer le début
de l’ère contemporaine de la linguistique, ce serait 1786, un peu
plus d’une décennie avant le tournant du siècle. Un savant
contemporain a déclaré que 1786 avait marqué la première des
quatre « brèches » réellement significatives dans le développe­
ment moderne de la linguistique. Cette année-là, Sir William
Jones, de la Compagnie des Indes orientales, lit son célèbre
article à la Société royale d’Asie à Calcutta, où il établit avec cer­
titude la parenté historique du sanskrit, langue classique de l’Inde,
avec le latin, le grec et les langues germaniques.
Dans les circonstances de l ’époque, les effets de la déclaration
de Jones furent d’une très grande portée : « La langue sanskrite,

139
BRÈVE H ISTO IRE DE LA LIN G U ISTIQ U E

quelle que puisse être son ancienneté, est d ’une structure merveilleuse;
plus parfaite que le grec, plus riche que le latin, et d’un raffinement
plus exquis que l’une ou l’autre; ayant cependant avec toutes deux
une parenté si étroite, en ce qui concerne aussi bien les racines verbales
que les formes grammaticales, qu’elle n’a pu se produire par accident :
aucun philologue ne peut examiner le sanskrit, le grec et le latin sans
penser que des trois langues ont jailli d ’une source commune, peut-
être disparue. Il existe une raison du même ordre, bien que moins
contraignante, pour supposer que le gothique et le celtique ont la
même origine que le sanskrit1. »
Ce qui est essentiel dans ces affirmations, ce n'est pas qu’elles
marquent de façon absolue le commencement de la linguistique
historique. Les questions historiques avaient déjà été abordées aupa­
ravant, non sans quelque succès, en fait, avant Sir William Jones, on
avait soupçonné une relation particulière entre le sanskrit et certaines
langues européennes, anciennes et modernes. Mais, jusqu’alors, les
observations dans ces secteurs de la linguistique sont en général
restées isolées et fragmentaires.
P ou r esquisser le développement de la linguistique historique et
comparative, dans ses aspects théoriques les plus significatifs, au
cours du X IX e siècle, il faut dire d ’emblée que l’introduction de
l’élude du sanskrit en Europe, aura des résultats qui débordent le
cadre de la linguistique historique. La linguistique descriptive moderne
ne ressent pas moins les effets de ce contact avec l’Inde ancienne,
même si sur ce plan il faut beaucoup plus de temps pour qu’on en
prenne pleinement conscience.
A ux siècles précédents, les missionnaires catholiques romains
avaient défriché le domaine des langues indiennes (p. 109 ci-dessus).
A notre connaissance, c ’est l’Italien Filippo Sassetti qui se réfère
pour la première fois au sanskrit, dans la correspondance qu’il adresse
des Indes à sa famille; il rend compte avec admiration de la lingua
sanscruta, signalant les nombreuses ressemblances lexicales entre
le sanskrit et l’italien. Ce sont ensuite l’allemand B. Schulze cl le
père français Cœurdoux qui notent des ressemblances entre le sanskrit
et certaines langues européennes12.
L a découverte de Jones n ’est pas seulement d ’une nature plus
profonde que les déclarations antérieures des Européens sur le

1. Cité, inter alia, dans J.E. Sandys, H istory o f classical scholarship (3e édition),
Cambridge, 1921, volume 11,438-439; C.F. Hockett,« Sound change », L a n g u a g e 41
(1965), 185-204.
2. Arens, 1955, 58; Benfey, 1869, 336-338; L. Kukenheim, Esquisse historique
d e la linguistique fra n ça ise, Leyde, 1962, 31.
l ’a u b e d es tem ps m o dern es

sanskrit; de surcroît, elle survient fort opportunément, au moment


où les savants européens commencent à s’intéresser à l ’étude du
Proche-Orienl et de l ’Inde en général. Les guerres napoléoniennes
en sont en partie responsables ; Napoléon encourage délibérément les
travaux archéologiques français en Égypte et au Proche-Orient,
inaugurant une orientation durable de la science française vers les
langues non-européennes de la Méditerranée.
Le savant allemand F . von Schlcgel s’initie aux études sanskrites
pendant son séjour à Paris, en 1803; son frère, A. W . von Schlegcl,
qui, en 1819, devient professeur de sanskrit à l ’université de Bonn
(fondée en 1818). écrit : « Je m ’estimerais heureux si je pouvais faire
quelque chose pour l’établissement des études sanskrites en Alle­
magne1. » Avec l ’appui du gouvernement, il réalise son projet.
Profitant de l’expansion de l’enseignement universitaire en Prusse
après les guerres napoléoniennes, Wilhelm von Humboldt, un cer­
tain temps ministre de l’Instruction publique, use de son influence
pour créer et pourvoir des chaires de sanskrit et de linguistique
historique.
La première grammaire sanskrite est publiée en anglais au début
du xixe siècle et. à partir de 1800, on traduit dans les langues euro­
péennes la littérature sanskrite classique.
L ’étude linguistique du sanskrit par les Européens a un double
effet. D ’une part, la comparaison du sanskrit avec les langues euro­
péennes constitue la première étape dans le développement systéma­
tique de la linguistique historique et comparative. D ’autre part, à
travers les ouvrages sanskrits, les Européens entrent en co n tact avec
la science linguistique traditionnelle, qui était développée en Inde de
façon autonom e; ils en reconnaissent immédiatement les m érites, et elle
va exercer sur plusieurs branches de la linguistique européenne une
influence profonde et durable.
Les débuts de la linguistique en Inde remontent plus loin dans le temps
qu’en Europe; elle atteint sa période classique relativement tô t dans
son histoire et, à l'époque où les Européens la découvrent, l ’Inde
connaît déjà des écoles définies et des doctrines distinctes, ainsi que
des textes et sources canoniques accompagnés d ’une m asse de
commentaires et d ’exégèses.
La linguistique indienne n’est pas en soi historiquement orientée,
bien qu’elle s’enracine dans les changements que les langues subissent
au cours des âges. Mais les thèmes que recouvre la linguistique

1. Benfey, 1869, 380.

141
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE L ’AUBE DES TEMPS MODERNES

descriptive moderne : sémantique, grammaire, phonologie et phoné­ ou l’assembla oralement; la date de son élaboration, également, est
tique, sont tous longuement traités dans la tradition indienne; en incertaine, et on l’a diversement située entre 600 et 300 av. J.-C.
phonétique, comme dans certains aspects de la grammaire, la théorie Cependant, il est clair que la linguistique a dû connaître un développe­
et la pratique indiennes sont incontestablement en avance sur tout ment important bien avant le milieu du premier millénaire av.
ce qui s’est fait en Europe ou ailleurs, avant que le contact avec J.-C.
l'œuvre indienne n’ait été établi. On a déjà signalé les effets stimulants Les sanskritistes servirent de modèle au reste de l’Inde; ils inspi­
de l’introduction de la linguistique sanskrite en Chine, par les moines rèrent le Tolkâppiyam, l’une des premières grammaires du tamil,
bouddhistes (p. 112, ci-dessus). Les savants européens se rendent langue dravidienne de l’Inde centrale et méridionale (second siècle
immédiatement compte qu’ils se trouvent en présence d ’une masse av. J.-C.).
de travaux linguistiques de la plus haute importance et provenant Les savants indiens couvrent virtuellement tout le domaine des
d’une source indépendante, meme s’ils sursoient partiellement à études linguistiques synchroniques, bien que leur représentant le
l’interprétation et à l’appréciation complète de cette œuvre. plus connu, Pâijini, ait restreint son travail au traitement intensif
Pour autant que nous le sachions, c ’est le besoin de préserver d’un domaine limité. En passant en revue les réalisations indiennes,
des atteintes du temps certains textes rituels et religieux transmis il est légitime d ’embrasser plusieurs siècles à la fois et d ’en envisager
oralement depuis la période védique, la plus ancienne étape de la les aboutissements sous trois aspects primordiaux : la théorie lin­
littérature sanskrite (env. 1200-1000 av. J.-C .), qui inspira originelle­ guistique générale et la sémantique, la phonétique et la phonologie,
ment la linguistique en Inde. La préservation intégrale du matériel la grammaire descriptive.
linguistique, transmis oralement de génération en génération, n’est Les savants indiens discutent la théorie linguistique générale,
qu’un procédé artificiel, destiné à figer ce qui doit être le résultat natu­ ils étudient la langue sur l ’arrière-plan à la fois des études littéraires
rel de la continuité linguistique. On observait dans la langue des et de l’enquête philosophique; plusieurs des thèmes familiers à la
changements de prononciation, de grammaire et du sens des mots; recherche occidentale et presque inévitables dans tout examen sérieux
les divergences dialectales dans le parler d ’aires différentes ont même du langage sont également familiers aux linguistes indiens des pre­
pu rendre plus apparent le statut particulier des textes védiques et, miers âges.
comme cela s’était passé dans le monde hellénistique, pousser à Divers problèmes impliqués dans la compréhension de la nature
l ’élaboration de descriptions phonétiques, grammaticales et séman­ du sens d ’un mot ou d’une phrase sont discutés de différents points
tiques. de vue. Les linguistes indiens considèrent dans quelle mesure on peut
Tel fut le stimulus, mais la réponse dépassa de beaucoup ces besoins caractériser la signification comme une propriété naturelle des mots,
immédiats; et, comme l’observe un auteur moderne, « une curiosité ou l’on peut prendre les onomatopées comme modèle pour décrire
scientifique jointe à une ouïe très fine et à une méthodologie efficace la relation entre mots et choses. Comme les Occidentaux, ils se
conduisirent à des descriptions qui ont sans aucun doute transcendé rendent très vite compte du rôle mineur qu’un tel facteur peut jouer
leurs termes de référence originaux 1 ». dans une langue, et combien la relation conventionnelle, arbitraire,
En Grèce, nous pouvons suivre pratiquement depuis ses débuts entre la forme et le sens est plus typique du langage.
les différentes étapes traversées par la linguistique; dans l’Inde Les linguistes indiens discutent beaucoup de la variabilité et de
antique, la plus grande partie de la littérature linguistique que nous l’extensibilité du sens des mots, caractéristiques majeures de la
possédons et, en particulier, l’œuvre la plus célèbre, la grammaire langue, qui permettent de répondre aux exigences sans limites qui
sanskrite de Pânini, constitue manifestement l’aboutissement et le lui sont imposées malgré des ressources nécessairement limitées.
point culminant d’une longue suite de travaux antérieurs, dont Ils observent que les significations sont apprises à la fois par l ’exa­
nous n’avons aucune connaissance directe. La grammaire de Pânini men des contextes (situations! dans lesquels les mots s’emploient
est connue sous le nom de Astâdhyâyi, ou « Les huit livres » (elle réellement, et par les jugements directs qu’émettent parents et édu­
comprend huit parties). On ignore si son auteur la coucha par écrit cateurs sur les mots particuliers et leurs emplois. Tandis qu’on peut !
difficilement tracer des limites à l’usage réel, la collocation restreint
1. A lle n , 1 9 5 3, 6 .
souvent la classe des sens d’un mot, en en excluant certains, par ailleurs

142 143
BRÈVE H IST O IR E D E LA LIN G U ISTIQ U E

acceptables, que possède le m ot isolé. Ainsi dhemth qui, en soi,


peut signifier à la fois « jument » et « vache », ne peut être utilisé
que comme signifiant « vache », dans une collocation telle que savaisâ
dhcnuh, « vache pleine 1 ». En Inde, comme partout ailleurs, on
affronte le problème presque insoluble de savoir dans quelle mesure
on doit considérer les formes de mot uniques ayant des sens multiples
comme des mots polysémiques ou comme autant de mots diil'ércnts
mais homophones. Dans ce contexte, on accorde une grande atten­
tion aux relations entre ce que l’on considère comme le sens primaire
d ’un mot, celui que l’on estime compris en premier, et les divers
sens résultant de son emploi métaphorique (laksanâ), à la fois dans___
le discours quotidien et dans la production d ’effets littéraires parti­
culiers.
Ces questions étaient d ’une grande importance littéraire; p ar
ailleurs, les logiciens indiens discutent — encore une fois, comme
les logiciens occidentaux — , la question de savoir si les mots déno­
tent fondamentalement des particuliers, des classes ou des universaux
abstraits, et dans quelle mesure les sens des mots sont positifs, recon­
naissant un objet pour ce qu’il est, ou négatifs, le distinguant du reste
de la réalité. On se rend compte également qu’un m ot, p ar exemple
f e u , peut renvoyer à lui-même aussi bien qu’à sa dénotation pri-
maire.
Un problème qui est loin d ’être résolu de nos jours est celui de
la relation sémantique entre une phrase et les mots qui la composent.
Qu’on les considère du point de vue sémantique ou grammatical,
il est clair que les phrases sont davantage que la somme obtenue par
la juxtaposition des mots. L a tradition occidentale tendait à sc con­
centrer sur les mots en tant que porteurs individuels minimaux de
sens, et à considérer la phrase comme le résultat de la combinaison
des mots en types spécifiques de propositions logiques. Platon et
Aristote discutèrent surtout du sens par rapport aux mots pris iso­
lément, et Aristote souligna le caractère sémantique minimal (selon
scs vues) et l’indépendance du mot en tant que tel (p. 32, ci-dessus).
Les stoïciens semblent avoir signalé la limitation supplémentaire
du champ de référence d ’un m ot ou sa désambiguïsation, qui résultent
de collocations spécifiques (p. 88 , ci-dessus), et cette doctrine est
développée à partir de la distinction entre x i g n i f î c a l i o et s u p p o s i t i o au
Moyen Age (p. 82, ci-dessus). Les linguistes indiens discutent en détail
la question de la primauté îelative du mot ou de la phrase;certains

1. Raja, 1963, 51.

144
l ’a u b e d es tem ps m odern es

défendent une vue très voisine de celle qui prévaut généralement en


Occident et selon laquelle chacun des mots constituant Ja phrase
contribue p ar son sens à la signification globale de celle-ci. Mais
une thèse opposée, particulièrement associée à Bharlrhari, auteur du
Vâkyapadïya (env. vne siècle ap. .T.-C), considère la phrase comme un
énoncé indivis unique, convoyant son sens « dans un éclair », exacte­
ment com m e un tableau que nous percevons d ’abord comme une
entité unique, avant que son analyse ne nous révèle les formes et les
couleurs qui le composent. Étan t donné la conception de l’unité
lexicale, on peut identifier les phrases à un seul m ot des phrases à
plusieurs m ots, comme étant essentiellement des unités phrastiques
simples; les m ots et leurs significations sont surtout une création des
linguistes et des locuteurs conscients, qui tentent d’analyser et de
classer les sens des phrases en termes de composants plus petits. Pour
illustrer le point de vue de B hartrhari, la séquence prendre un coucou
dans /es bois ne s’interprète pas tout d ’abord comme une séquence de
mots mis ensemble, parce que le sens complet de prendre dans la phrase
(c ’est-à-dire le mode de capture) ne peut se comprendre que simul­
tanément à la saisie du sens de coucou, et celui qui ignore le sens du
mot coucou reste par conséquent dans une certaine mesure ignorant
du sens du reste de la phrase1.
On peut critiquer un tel point de vue (et on l’a fait) pour son carac­
tère extrêm e. 11 se retrouve dans l ’opinion émise par Malinowski
à propos de « m ots isolés qui ne sont en fait que des fictions linguisti­
ques, résultant d ’une analyse linguistique poussée12»; mais il sous-estime
peut-être la valeur psychologique du mot comme unité viable pour
le locuteur natif aussi bien que com m e partie intégrante de l’appareil
analytique du linguiste (le morphème de liaison constitue sans doute
un meilleur exemple de création analytique, et il est utile de noter
que morphème est généralement un terme technique, ou est rendu
par un terme technique, tandis que les mots pour moi se trouvent
dans un très grand nombre de langues, à la fois écrites et non écrites).
Ce point de vue constitue pourtant un correctif nécessaire à la ten­
dance occidentale typique à concentrer les recherches sémantiques
sur le mot, com m e unité entièrement autonome qui est utilisée seu­
lement par la suite dans des phrases.
Cette conception indienne de l’unité sémantique de la phrase
est parallèle, et peut être liée, à l ’appréciation des différences phono­
logiques et phonétiques entre les m ots selon qu’on les prononce

1. B ro u g h , 1 9 5 3 , 1 6 7 -1 6 8 .
2. M alin ow sk i, Coral Gardais and their M agic, L ondres, 1 935, vo lu m e I I , U.

1 45
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE l ’a u b e d e s t e m p s m odern es

isolément ou dans des phrases parlées qui s’enchaînent (sandhi, accordé par certains linguistes actuels à la phonologie par rappoi .
p. 149, ci-dessous). d’une part à la grammaire et au lexique, et d’autre part à l'énon
Un problème qu’aucune réflexion linguistique sérieuse ne saurait phonique.
éviter est celui de la relation entre les énoncés perçus (parlés ou On observe un autre développement de la relation dhvani-sphotn
écrits) et la langue clle-mcme, qu’on la considère du point de vue dans la théorie du langage poétique de Ànandavardhana ( Dhvany.
de la compétence linguistique que possède le locuteur ou du point de loka, ixe siècle ap. J.-C.). De même que les sons révèlent les entiu
vue du ou des systèmc(s) d'éléments, catégories et règles sous-tendant significatives elles-mêmes, ainsi en poésie les mois choisis et leurs
et expliquant la forme superficielle infiniment variée d'une langue sens littéraux révèlent d’autres sens suggérés et la beauté du poèm''
vivante. Langue et parole, abstraction et représentant (« exponent »), en tant que tout. On remarque ici un parallélisme frappant avec I
unité émique et unité étique, forme et substance, tous ces termes illus­ conception hjelnislévienne de l’analyse stylistique, celle-ci cousis
trent les tentatives récentes pour cerner et exprimer cette relation. tant à traiter le plan du contenu et le plan de l’expression d’une
Les linguistes indiens cherchent à la formuler dans la théorie de la langue naturelle, dans un usage spécifique, comme formant ensemb!
sphota. Cette théorie reçoit des formulations assez différentes et fait le plan d ’expression d ’une « sémiotique connotativc » d ’ordre supé
l’objet de nombreuses discussions. Essentiellement, on distingue dans rieur L
tout élément ou constituant linguistique deux aspects, l’occurrence Une grande partie de la spéculation indienne antique sur la séman­
réelle ou réalisation individuelle (dhvani) et l ’entité permanente et tique et la théorie du langage rend un son déjà familier dans la tra­
inexprimée (sphota), qu’actualise chaque dhvani. L a sphoUt de phrase, dition occidentale, bien que les deux approches soient souvent asse;
la sphota de mot et la sphota d’unité sonore (varna) sont toutes différentes. Le plus remarquable dans l’œuvre phonétique indienne
envisagées. est sa supériorité manifeste, dans la conception et l ’exécution, si
L a sphota de phrase, en tant que symbole significatif élémentaire, on la compare à tout ce qui a été fait en Occident ou ailleurs avan-
se réalise ou s’actualise par une succession de sons articulés. A un que l’influence indienne, précisément, ne se soit fait sentir. En général,
niveau inférieur, le mot, dans la mesure où il constitue lui-même on peut dire que Henry Sweet reprend les choses là où s ’arrêtent
une unité significative, peut être considéré comme une sphota unitaire les traités phonétiques indiens2. Nous avons vu comment les lin­
qui s’actualise également par une succession de sons. Mais les sons guistes grecs et romains avaient classé les lettres, représentant les
ne fonctionnent pas seulement comme des perturbations audibles sons de la parole, en termes de leurs impressions acoustiques. Mais
de l ’air; une unité permanente et abstraite particulière de signali­ à ce stade de la linguistique, antérieur au développement de la tech­
sation sonore distinctive, capable de différenciation sémantique, nologie et de l’équipement nécessaires à l’analyse scientifique des
s’actualise par la multitude des prononciations légèrement différentes, ondes sonores, la description articulatoire constituait le seul cadre
dont chacune varie avec la voix de l’individu, son style et l ’état phy­ possible pour une classification précise et systématique. Et si l’on
sique dans lequel il se trouve. Cette dernière conception de la varna considère la primauté et l’accessibilité à l’observation des organes
sphota est particulièrement associée à Patanjali (env. 150 av. J.-C.). de la parole dans l’acte phonatoire, l ’articulation reste toujours
Bhartrhari, d ’un autre côté, en conformité avec sa théorie de la fondamentale dans la description phonétique, même si, dans l ’analyse
primauté de la phrase, semble considérer la sphota de phrase comme phonologique, les catégories de l ’acoustique moderne peuvent
la sphota véritable. En fait, il envisage trois niveaux dans la réali­ compléter et même supplanter les catégories articulatoires 3.
sation de la sphota de phrase, comme symbole significatif unitaire :
le symbole intégral lui-même, graphiquement et phonétiquement
inexprimable, le schème phonologique séquentiel qui l’exprime, ] . C hakravarti, J9 3 0 , 8 4 -1 2 5 ; 1933, 42-4 7 ; Brough, 1 9 5 1 ; M .A .K . H alliday,
normalisé par l’élimination de toutes les variations individuelles « Categories o f the T h eory o f G ram m ar », Word 17 (1961), 2 4 4 ; L . Hjclm slcv,
(prâkfta dhvani), et la réalisation de ce schème dans les énoncés Prolegomena to a Theory o f Language (tr. F .J . Whitfield), B altim ore, 1 9 5 3 , 7 3 -7 6
individuels ( vaikjla dhvani). 11 semblerait que le stade intermédiaire (trad. fr. : Prolégomènes à une théorie du tangage. Les Éditions de M inuit, 1968).
2. Allen, 1 9 5 3 , 7.
corresponde à certaines interprétations de la varna sphota, et que le 3. R . Jak o b so n , Selected Writings / : phonological Studies, L a H aye, 1 9 6 2 ,
schème entier puisse se comparer au statut de niveau intermédiaire 438 et passim.

146 147
BRÈVE H ISTOIRE DE L A LINGUISTIQUE

Pour les Grecs et les Romains, les traits articulatoires jouaient


un rôle secondaire dans les descriptions phonétiques; les grammai­
riens arabes allèrent plus loin et obtinrent davantage de résultats
en phonétique articulatoire; mais, avant le xix 0 siècle, personne n’égale
les phonéticiens de l’Inde ancienne, dont l’œuvre est conservée dans
plusieurs traités qu’on peut approximativement attribuer à la période
800-150 av. J.-C . 1
Une fois leur terminologie maimsée ou traduite, les travaux
indiens sur la phonétique du sanskrix sont, sauf sur quelques points
relativement peu nombreux, facile à suivre pour le lecteur moderne
accoutumé à la théorie et aux descriptions phonétiques. Il en résulte
qu’on en connaît certainement davantage sur la prononciation du
sanskrit qu’ils décrivent (textes rituels et sacrés) que sur celle de
toute autre langue ancienne. Sur certains points, on peut aujour­
d’hui interpréter facilement leurs travaux, alors qu’au XIXa siècle,
W. D. Whitney, bien que se rendant compte de leur valeur et de leur
importance, était conduit à rejeter trop hâtivement certaines de leurs
observations 2.1
Pour les phonéticiens indiens, le rcle de la phonétique est de relier
la grammaire à l’énoncé; la description phonétique est répartie
en trois divisions principales : les précédés articulatoires, les segments
(consonnes et voyelles) et la synthèse des segments dans les struc­
tures phonologiques.
Les organes articulatoires se divisent en intrabuccaux et extra­
buccaux, ces derniers étant la glotte, .es poumons et la cavité nasale,
responsables des distinctions de voisement-non voisement, aspiration-
non aspiration et nasalité-non-nasaliré, ce qui donne pour la phono­
logie du sanskrit un système à cinq termes pour chaque point d’arti­
culation, système que l’on peut illustrer par la série des bilabiales fb¡,
Ipl, / bh/, /ph/ et /m/. A l’intérieur c e la cavité buccale, les organes
articulatoires sont décrits de l’arrière vers l’avant, en finissant par
les lèvres, et l’on distingue quatre degrés de rétrécissement : obstruction
buccale complète (occlusives et consonnes nasales), rétrécissement de
fricative, rétrécissement de semi-voyelle et absence de rétrécisse­
ment, celle-ci constituant l'articulation vocalique. Le mécanisme de
l’articulation est décrit en termes de points fixes d’articulation
(sthâna), par exemple le palais dur, et d’articulateurs mobiles
(kararn), par exemple la langue. Cette conception est étendue de

1. Allen, 1953, 5.
2. Ibid., 3-7, 9 0.

148
l ’a u b b d es tem ps m odern es

façon à rendre compte des articulations bilabiale et glottale, pour


lesquelles il est difficile d’admettre que l’une des parties mises en jeu
soit fixe et l’autre mouvante.
On considère à juste titre que le diagnostic correct de l’activité
glottale dans le voisement constitue l’un des titres de gloire de la
phonétique de l’Inde antique. En Occident, l’exposé qui se rapproche
le plus d’une description exacte est, au xvue siècle, celui de Holder
(p. 125, ci-dessus); à l’époque^il passa inaperçu. Les linguistes
indiens distinguent le caractère sonore du caractère sourd selon que
la glotte est fermée ou ouverte durant l’articulation, ils remarquent
la tendance qu’ont les consonnes normalement sourdes à se voiser
en position intervocalique (phénomène phonétique courant dans
de nombreuses langues) et, quoiqu’aient pu en penser Max Muller
et Whitney au xdc® siècle, ils expliquent correctement la production
de h [h] voisé1. __
Les traits de joncture et certains traits prosodiques de sections
du discours dans l’énoncé continu font l’objet d’une étude attentive,
ce qu’atteste l’emploi technique désormais universel du terme sanskrit
sandhi - « jonction », pour désigner les différences entre les mots,
morphèmes, etc., disjoints, et ces mêmes éléments combinés dans
des séquences concaténées. En fait, de même que certains linguistes
indiens affirment la priorité de la phrase sur le mot comme unité
significative, certains traités de phonétique dénient au mot toute
existence phonétique en dehors du texte; le groupe respiratoire est
l’unité de base de la description phonétique, et l ’isolement du mot
est essentiellement une procédure pédagogique. L ’orthographe sans-
krite représente le discours continu plutôt que des successions de
mots isolés, comme le faisait l’orthographe grecque et latine, et,
encore aujourd’hui, l’orthographe européenne; mais, avec certains
textes, on utilise des versions parallèles, un texte normal avec des
marques de sandhi et un texte écrit sous forme de mots isolés, pada
(« mot »).
On trouve une description précise et détaillée de la phonétique
des traits de joncture de mots et de morphèmes, associés aux posi­
tions initiale et finale dans le groupe respiratoire, à la longueur et
à la quantité syllabiques, au ton et au tempo. Le sanskrit védique
possède trois accents distinctifs de hauteur : haut, bas et descendant
(udâtta, anudâtta, svarita); ceux-ci ont disparu à l’ère chrétienne12.

1. Allen, 35.
2 . T. Burrow, The sanskrit Language, Londres, 1955, 114.

149
BRÈVE HISTOIRE D e L A LINGUISTIQUE

Grâce aux traités de phonétique indiens, nous pouvons comparer


le sanskrit au grec ancien, ces langues conservant conjointement
ce qui fut probablement le système tonal de l’indo-européen
commun.
Dans leurs travaux descriptifs, il est clair que les phonéticiens
indiens opèrent dans le cadre d ’une conception intuitive des prin­
cipes phonémiques. Les traités ne discutent pas un concept comme
celui de phonème en tant qu’abstraction théorique, bien qu’on puisse
observer que plusieurs aspects de la théorie de la sphota sont proches
de certaines interprétations modernes du phonème, ils se montrent
cependant très avertis de certaines différences phonétiques qui,
déterminées par l’environnement, doivent certes être notées dans
une description, mais non pas attribuées à des unités sonores distinc­
tives séparées, par exemple les aliophones [qp] et [x] de /h/ devant
les labiales et les vélaires, respectivement; dans sa description des
tons haut et bas, Patanjali fait remarquer que leur caractère dis­
tinctif repose sur leurs degrés de hauteur relatifs et non pas
absolus L
On a montré que l’alphabet, ou syllabaire, sanskrit a été inventé
selon une conception segmentale du phonème, le seul symbole redon­
dant étant celui qui représente la consonne nasale palatale [(jia)],
puisque [p] n ’apparaît comme allophone de /n / qu’en juxtaposition
avec une consonne palatale12. Cette redondance des symboles
provient ici d’une analyse phonologique également correcte qui
gouverne l ’organisation habituelle de l’alphabet, puisque (jr] entre­
tient précisément avec les plosives palatales la même relation phoné­
tique que les autres consonnes nasales /rj/, /n/, /n/ et/m/ entretiennent
avec les séries correspondantes de plosives 3.
Aussi grand que soit le mérite des ouvrages phonétiques des
anciens Indiens, c ’est surtout la théorie et l’analyse grammaticales
du sanskrit qui fondent leur renommée. Parmi les grammairiens
indiens, le nom de Pànini domine tous les autres. Bien que de
date incertaine, son traité de grammaire est sans conteste le travail
scientifique linguistique le plus ancien qui ait été écrit et, selon
le mot de Bloomfield, « l’un des plus grands monuments de l’intelli­

1. A llen, 1 9 5 3 , 5 0 , 89.
2 . M .B j E m en eau , « The nasal P honèm es o f Sanskrit », Language 22 (194 6),
8 6 - 9 3 ..' •
3. Détails dans A llen , 1953. L e développem ent de /ji/ com m e phonème dans
certains dialectes de l ’Inde centrale a p u être un facteur déterminant (Emeneau,
op. cit., 9 0 -9 2 ).

150
l ’a u b e d es t e m p s m o d ern es

gence humaine1 ». Cependant, bien que réalisant presque à la perfec­


tion ses intentions dans le domaine de la grammaire sanskrite, ce
traité n’est pas ce qu’on appellerait normalement une grammaire
complète de la langue sanskrite.
La principale composante de la grammaire de Pânini est une formu­
lation exhaustive des règles de formation du mot. Ces règles s’expri­
ment en énoncés brefs — ou aphorismes, comme on les a souvent
appelés — , donnant soirdes^déliTiTtionsTSoit des-procédés de forma­
tion du mot. Ils sont intitulés sütras - « fils », terme employé égale­
ment pour les instructions rituelles dans une partie de la littérature
védique antérieure. On y trouve aussi des appendices donnant une
liste des racines verbales, une liste des mots recevant les mêmes
flexions et une liste des sons du sanskrit. Les règles, comme celles
des grammairiens génératifs d’aujourd’hui, doivent s’appliquer
dans un ordre donné et, en dehors de la profondeur avec laquelle
Pânini traite chaque aspect de la formation du mot, ce qui frappe
le plus ceux qui étudient son œuvre, que ce soit en Inde ou, plus
tard, en Europe, c ’est l’ingéniosité avec laquelle il parvient à une
économie extrême des moyens d’expression. Cette recherche de
l’économie fait évidemment partie du contexte de la première compo­
sition grammaticale indienne; un commentateur remarque que le
fait d’économiser la moitié de la longueur d ’une voyelle courte
en formulant une règle grammaticale signifie pour un grammairien
autant que la naissance d’un fils123. Il est possible que cette exigence
d’économie ait été, à l’origine, inspirée par les nécessités de la réci­
tation orale et de la mémorisation, mais il est clair qu’elle devint
en soi un canon du mérite scientifique. Elle rend cependant la tâche
du lecteur extrêmement compliquée; VAstàdhyâyï est l’œuvre d’un
grammairien, non le manuel d’un étudiant ou d’un professeur
(à cet égard, elle est très différente de la Téchnc de Denys de Thrace).
Comme l’observe Bloomfield, « on ne peut la comprendre qu’à
l’aide d’un commentaire 3 » et dès le début, elle fit l’objet d’expli­
cations et de commentaires continuels. Le Mahâbhâsya (« Grand
Commentaire ») est le plus importanttde ces ouvrages, et la plupart
des travaux indiens n’ont été par la suite que des commentaires
de commentaires.

1. L . Bloomfield, Language, Londres, 1935, II (trad. fr. : Le Langage, P ayot,


1970); P . Tbieme, Pdnini and the Vedas, Allahabad, 1935, IX .
2. B . Shefts, Grammatical Method in Pânini, New H aven, 1961, I X .
3. Language 5 (1 9 2 9 ), 270.

151
BRÈVE HISTOIRE DE LA. LINGUISTIQUE

Grâce aux traités de phonétique indiens, nous pouvons comparer


le sanskrit au grec ancien, ces langues conservant conjointement
ce qui fut probablement le système tonal de l’indo-européen
commun.
Dans leurs travaux descriptifs, il est clair que les phonéticiens
indiens opèrent dans le cadre d’une conception intuitive des prin­
cipes phonémiques. Les traités ne discutent pas un concept comme
celui de phonème en tant qu’abstraction théorique, bien qu’on puisse
observer que plusieurs aspects de la théorie de la sphota sont proches
de certaines interprétations modernes du phonème, ils sc montrent
cependant très avertis de certaines différences phonétiques qui,
déterminées par l’environnement, doivent certes être notées dans
une description, mais non pas attribuées à des unités sonores distinc­
tives séparées, par exemple les allophoncs [9 ] et [x] de /h / devant
les labiales et les vélaires, respectivement; dans sa description des
tons haut et bas, Patanjali fait remarquer que leur caractère dis­
tinctif repose sur leurs degrés de hauteur relatifs et non pas
absolus *.
On a montré que l’alphabet, ou syllabaire, sanskrit a été inventé
selon une conception segmcntale du phonème, le seul symbole redon­
dant étant celui qui représente la consonne nasale palatale [(pa)],
puisque [p] n’apparaît comme allophone de /n/ qu’en juxtaposition
avec une consonne palatale2. Cette redondance des symboles
provient ici d’une analyse phonologique également correcte qui
gouverne l’organisation habituelle de l’alphabet, puisque [ji] entre­
tient précisément avec les plosivcs palatales la même relation phoné­
tique que les autres consonnes nasales /q/, /n/, /n/ et/m/ entretiennent
avec les séries correspondantes de plosives 3.
Aussi grand que soit le mérite des ouvrages phonétiques des
anciens Indiens, c ’est surtout la théorie et l’analyse grammaticales
du sanskrit qui fondent leur renommée. Parmi les grammairiens
indiens, le nom de Pânini domine tous les autres. Bien que de
date incertaine, son traité de grammaire est sans conteste le travail
scientifique linguistique le plus ancien qui ait été écrit et, selon
le mot de Bloomfield, « l’un des plus grands monuments de l’intelli-

1. A llen, 1 9 5 3 , 5 0, 89. £
2. M .B . E m cn eau, « The nasal Phonèmes o f Sanskrit » . Language 22 (1946),
86-93. •
3. D étails dans Allen, 1953. Le développement de /p / com m e phonème dans
certains dialectes de l’Inde centrale a pu être un facteur déterminant (Em cneau,
op.cit., 9 0 -9 2 ).
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ir
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l ’a u b e d es tem ps m odern es

gencc humaine 1 ». Cependant, bien que réalisant presque à la perfec­


tion scs intentions dans le domaine de la grammaire sanskritc, cc-
traile n’est pas ce qu’on appellerait normalement une grammaire
complète de la langue sanskritc.
La principale composante de la grammaire de Pânini est une formu­
lation exhaustive des règles de formation du mot. Ces règles s’expri­
ment en énoncés brefs — ou aphorismes, comme on les a souvent
appelés — , donnant soit des définitions, soit des procédés de forma­
tion du mot. Ils sont intitulés sûtras - « fils », terme employé égale­
ment pour les instructions rituelles dans une partie de la littérature
védique antérieure. On y trouve aussi des appendices donnant une
liste des racines verbales, une liste des mots recevant les memes
flexions et une liste des sons du sanskrit. Les règles, comme celles
des grammairiens génératifs d’aujourd’hui, doivent s’appliquer
dans un ordre donné et, en dehors de la profondeur avec laquelle
Pàpini traite chaque aspect de la formation du mot, ce qui frappe
le plus ceux qui étudient son œuvre, que ce soit en Inde ou, plus
tard, en Europe, c ’est l’ingéniosité avec laquelle il parvient à une
économie extrême des moyens d’expression. Cette recherche de
l’économie fait évidemment partie du contexte de la première compo­
sition grammaticale indienne; un commentateur remarque que le
fait d ’économiser la moitié de la longueur d'une voyelle courte
en formulant une règle grammaticale signifie pour un grammairien
autant que la naissance d ’un fils2. Il est possible que cette exigence
d’économie ait été, à l’origine, inspirée par les nécessités de la réci­
tation orale et de la mémorisation, mais il est clair qu’elle devint
en soi un canon du mérite scientifique. Elle rend cependant la tâche
du lecteur extrêmement compliquée; VAftâdhyâyî est l’œuvre d’un
grammairien, non le manuel d ’un étudiant ou d ’un professeur
(à cet égard, elle est très différente de la Téchnë de Denys de Thrace).
Comme l’observe Bloomfield, « on ne peut la comprendre qu’à
l’aide d’un commentaire 3 » et dès le début, elle fit l’objet d ’expli­
cations et de commentaires continuels. Le Mahâbhâsya (« Grand
Commentaire ») est le plus important de ces ouvrages, et la plupart
des travaux indiens n’ont été par la suite que des commentaires
de commentaires.

J. L . Bloomfield, Language, Londres, 1935, II (trad. fr. : L e Langage, P ayo t,


197 0 ); P. Thiem c, Pânini ami the Vedas, A llahabad, 1935, I X .
2 . B . Shefts, Grammatical Method in Pânini, N ew H aven, 1 9 6 1 , I X .
3. Language 5 (1929), 270.

151
BRÈVE H ISTO IRE D E LA L IN G U IST IQ U E

Bien que l’exposé de Pânini soit aussi éloigné que possible de


l ’idée que l ’on se fait d ’une gram m aire didactique, la description
et renseignement actuels du sanskrit, de m êm e que plusieurs des
objectifs et traits importants de la linguistique descriptive, peuvent
se rattacher directement à son génie.
L a grammaire de Pânini se situe dans un contexte où le reste de
la description grammaticale de la langue et la théorie qui la sous-
tend sont implicites. L a description phonétique de la langue est éga­
lement considérée comme donnée; l ’ensemble des unités phoniques
représentées dans l’alphabet sanskrit et énumérées dans YAstâdhyâyï
______ est donné-sans autre commentaire, bien que les sons soient ordonnésk.._
en séquences, à la fois phonétiquement et morphologiquement appro­
priées aux règles grammaticales. Les considérations touchant réel­
lement à la phonétique sont très rares chez Pânini.
Les linguistes indiens utilisent quatre classes de mots : noms et
verbes (fléchis), prépositions et particules (non fléchies). Leur théorie
fondamentale de la structure phrastique pose trois conditions que
doivent remplir les mots pour constituer une phrase : êtie mutuelle­
ment compatibles en tant que membres de classes grammaticales
appropriées figurant dans des constructions correctes, sinon ils ne
seraient rien d’autre que des listes d ’item lexicaux dénuées de toute .
autre signification; être sémantiquement appropriés l’un à l’autre, ■-
sinon nous devrions accepter des non-phrases apparemment gramma­
ticales comme* il le mouille avec du fe u , qui on t tourmenté les
linguistes, en Orient comme en Occident, durant toute l’histoire
de la pensée linguistique, et nous tourm entent encore aujourd’hui;
apparaître en contiguïté temporelle, sinon il serait tout à fait impos­
sible que la mémoire les manipule ou q u ’on les interprète comme un
énoncé unique. Ces trois exigences sont désignées par les termes
sanskrits âkânksâ, yogyatâ, et samnidhi; on peut les comparer aux
notions firthiennes : « colligability » et « collocabiliiy » des éléments,
et séquence temporelle de leurs représentants effectifs’ .
En plus du terme phonologique sandhi, les dénominations gram­
maticales indiennes pour les différents types de composition de
mots, sujet auquel ils consacrent beaucoup d ’efforts, sont devenues
d ’un usage courant. On peut citer par exemple les termes iatpurusha
(latpurusa) - « composé attributif » (p ar exemple doorknob, black-

1. B ro u g h , 1 953, 1 6 2 -1 6 3 ; J .R . F ir th , « S yn o p sis o f L in g u isticT h e o ry » , Sutdics


in linguistic Analysis (volum e spécial de la P h ilo lo g ica l S o c ie ty , O xfo rd , 1 9 5 7 ),
1 7 ; H allid ay , « C ategories » , 2 5 4 -2 5 5 ; v o ir en o u tre B .K . M a tila l, « Indian T h eo -
rists on the N atu re o f the Sentence » , Foundations o f Langiiuge 2 ( 1 9 6 6 ) , 3 7 7 -
3 9 3 ; cf. p. 8 2 , ci-dessus. j

152
l ’a u b e d es tem ps m o d ern es

berry), et bahuvrihi « composé exocentrique » (par exemple


tumkey, humpback) \
Le verbe, fléchi pour la personne, le nombre et le temps, est consi­
déré comme le cœur de la phrase (en sanskrit, comme en latin e t‘en
grec, le verbe peut constituer à lui seul une phrase complète). D ’autres
mots parmi lesquels les plus importants sont les noms avec leurs diffé­
rentes flexions casuelles, entretiennent des relations spécifiques
avec le verbe. Le terme kâraka désigne les noms qui ont avec
le verbe des relations diverses; les kârakas sont classés suivant les
différents types de relation entre l’action, ou procès, exprimé par le
verbe et les denotata des noms. Deux d ’entre eux sont 1’ « agent »
et 1 ’ « objet » ; mais les kârakas ne doivent pas être confondus avec
les cas, comme on le fait habituellement; le génitif sanskrit, dans
son emploi le plus général, n ’est pas censé exprimer un kâraka,
sa principale fonction grammaticale étant de relier des noms à des
noms, et non pas des noms à des verbes. Les marqueurs de kârakas
comprennent les terminaisons de cas des mots à flexion casuelle,
mais le même kâraka peut s’exprimer dans plus d ’une structure
formelle 2.
Les règles de formation grammaticale des mots, qui occupent la
plus grande partie de YAstâdhyâyï de Pânini, sont établies dans le
contexte grammatical général esquissé ci-dessus. Elles sont difficile
à décrire et à illustrer sans se référer à la langue sanskrite. Bloomfield,
dans un long compte rendu, fournit un bon résumé de la méthode
de Pânini et de ce qu’elle donnerait si on l ’appliquait à une description
des parties appropriées de la grammaire anglaise 3.
L ’engendrement de la forme lexicale âbhavat - « il était, elle était,
c’était », à partir de la racine bhü- - « être », passe par les étapes
suivantes (les chiffres désignent les sütras pertinents) 4 :

bhu-a 3 .L ? , 3.1.68.
bhu-a-t 1.4.99, 3.1.2, 3.2.111, 3.4.78, 3.4.100.
â-blm-a-t 6.4.71, 6.1.158.
â-bbo-a-t 7.3.84.
â-bhav-a-t 6.1.78.
âbhavat.

1. Chakravarti, 1930, chapitre vin; Bloomfield, Language 235.


Les term es sanskrits illustrent en soi les catég ories q u ’ils désignent : tatpurusa,
son (à lui) — se rv ite u r; bahuvrï/ii (qui possède) beaucoup — riz.
2. Rocher, 1964.
3. Language 5 (1 9 2 9 ), 267-276.
4 . B u isk ool, 1 9 3 9 , 12-1 3 .

153
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE l ’a u b e d e s tem ps m od ern es

Seule la représentation finale est la forme d'un mot réel tel qu’il faisant l’objet d ’une mention spéciale, par exemple, rim, ra n 1.
est prononcé isolement; les formes précédentes illustrent l ’appli­ On a en fait considéré la Menomini morphophonemics de Bloomficld
cation ordonnée des règles, recouvrant, évidemment, la formation comme pâninienne de méthode et d ’inspiration2.
d’un grand nombre de mots autres que celui donné dans cet exemple Dans le souci d ’économiser au maximum les moyens d'expres­
particulier. On peut comparer toute cette procedure descriptive aux sion, Pânini élabore ses règles de telle façon que la répétition d’une
étapes par lesquelles les grammairiens de l’école gcncrativc-transfor- règle relativement à une règle postérieure dans la formation des mots
mationnelle, plus de deux mille ans plus tard, arrivent à une forme est rendue inutile. L ’économie se trouve en outre servie par plusieurs
réelle à travers une succession de représentations se combinant entre mécanismes spéciaux; les unités phoniques distinctives sont rangées
elles selon des règles ordonnées. Ainsi, à partir du radical disayd-, dans un ordre spécial réunissant les sons qui se trouvent conjointe­
(décide « décider ») on traverse dans l’ordre les étapes suivantes1 ment mis en cause dans la formulation de certaines règles. Ces séquen­
(pour l’adjectif dérivé décisive) : ces sont en outre divisées par l’interposition d’unités phoniques
dcmarcatives, si bien qu’on peut abréger une suite de sons en en
disayd-iv indiquant le premier et le marqueur qui suit le dernier. Ainsi, à partir
disayz-iv de la séquence a i u (n ), on peut représenter a iu par an, et à partir
disays-iv de a i u (n ) f l e o (n ) ai au (c ), on peut employer ac pour dire
disaysiv. « toutes les voyelles » (j et / représentant respectivement le r et le /
vocaliques s). Ce type d ’abréviation est étendu aux éléments gram­
Les descriptions de Pânini impliquent l’identification séparée des maticaux; sup désigne toutes les désinences nominales casuelles,
racines et des affixes, qui inspire directement le concept de morphème et tin toutes les désinences verbales personnelles.
dans l’analyse grammaticale d’aujourd’hui. L ’étude de l ’hcbreu Un exemple célèbre de l’économie d’expression de Pânini est
et de l’arabe conduisit plus tard l’Europe médiévale à reconnaître son sûtra final (8.4.68), qui a la forme « a a » ; il signifie que a, (traité
la racine abstraite comme une constante qui sous-tend les paradigmes auparavant (par exemple en 6 . 1 . 10 1 ) comme l’équivalent qualitatif
fiexionnels, mais le modèle européen typique de description gramma­ de à, de sorte que la règle de sandhi de coalescence vocalique puisse
ticale continua d’être celui transmis par Denys de Thrace et Priscien, sc formuler économiquement comme i-i = ï, u-u = ü, a-a = d),
à savoir le modèle « mot-et-paradigme » . En fait, ce modèle, avec est en fait un son vocalique plus fermé, plus central4.
ses avantages pédagogiques très évidents, continue à être largement C’est à Pânini qu’on doit un mécanisme descriptif aujourd’hui
utilisé dans l’enseignement des langues, particulièrement des langues familier : la représentation zéro d’un élément ou d ’une catégorie.
anciennes. 11 est possible d’attribuer quelque régularité à des formes apparem­
Les variations formelles des éléments fonctionnellement équi­ ment irrégulières en faisant l ’hypothèse, à des niveaux de représenta­
valents, couvertes par le concept moderne d ’allomorphcs, sont tion et d’analyse plus abstraits, d’un morphème représenté par un
traitées par Pânini dans un cadre morphophonémique. Il établit des morphe zéro, c ’est-à-dire sans représentant superficiel dans le maté­
formes de base abstraites, appelées slhânin (« ayant une place », riel phonique. Ainsi, puisque la plupart des pluriels nominaux anglais
« original ») qui, grâce aux règles de changement morphophonolo­ comprennent un morphe de surface, habituellement un suffixe, un
gique et de sand/ii interne, sont transformées en morphes réels des exemple comme sheep (mouton(s)), employé comme un pluriel, peut
mots résultants; les remplacements formels sont appelés âdesa s’analyser en lji:p/-0.
(« substitut »). Les règles générales sont accompagnées d’exceptions;
en anglais, la formation du temps passé des verbes à l’aide de /-d/
aurait été reliée aux variantes déterminées par l’environnement, 1. Cf. Bloomfield, Language 5 (1 9 2 9 ), 272-274.
com m e/-t/ (walked) et ¡-idj (plodded), les irrégularités individuelles 2. T C L P 8 (1 9 3 9 ), 1 0 5 -1 1 5 ; A llen, « Zero and Pânini », Indian linguistics 16
(1955), 106-113 (1 1 2 ).
3 . Les sons employés com m e symboles de démarcation sont placés entre paren­
1. N . C hom sky, Current Issues in linguistic Theory, L a H a y e , 1 9 6 4 , 7 4 ; cf. thèses.
S taal, 1965. 4. Allen, 1953, 58, suggère une traduction appropriée : « a = [a] ».

154 155
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

Pânini prend comme structure grammaticale minimale d ’une


forme nominale la séquence : racine suffixe de thème + suffixe
ilexionnel. Dans la plupart des formes nominales, mais pas dans
toutes, chacun de ces éléments peut être représenté par des segments
phonétiques réels. Ainsi, dans -bhâjam, “partage” (accusatif singulier),
-bhâj- représente la racine bhaj-, et -am le suffixe flexionnel final.
Les règles de Pânini pour de tels noms spécifient, à un stade antérieur
de la description, un segment y représentant le suffixe formateur
du thème (3.2.62); une règle ultérieure prive ce v de représentation
de surface, c ’est-à-dire le représente par zéro (6.1.67).
Le concept de zéro a donné heu à de nombreux emplois différents
dans la linguistique moderne; certains ont protesté contre son exploi­
tation abusive, mais nombre de langues possèdent des formes
pour lesquelles l’analyse la plus économique se fait grâce à un élé­
ment zéro. Tous ces emplois dérivent de la première application
connue de ce mécanisme par Pânini; en dehors du sanskrit, l ’exemple
le plus pâninien est l’analyse par Saussure des formes du cas nomi­
natif, comme phlox (/phloks)/, flamme, où /phlog-/ représente la
racine et /-s/ le suffixe du nominatif singulier, et où le formant du
thème (comme dans hippos (/hipp-o-s/), cheval) est représenté par -
un suffixe zéro (J phlôg - a - si) L
L ’impact de l’œuvre de Pânini et des autres linguistes indiens
sur les études sanskrites en Europe, à partir de 1800, fut profond et
durable. Dans deux des premières grammaires sanskrites publiées
en anglais, la Grammar o f ihe Sungskrit language (Serampore, 1806),
de W . Carey, et la Grammar o f ihe Sanskrita language (Londres,
1808), de C. Wilkins, les auteurs rendent hommage à leurs prédé­
cesseurs indiens, qu’ils ont étudiés avec l’aide des pandits sanskri-
tistes12.
Le fait qu’au x ix ° siècle la recherche linguistique se concentre sur
les aspects historiques, résultat direct de la découverte par les Euro­
péens du sanskrit et de ses relations avec les langues classiques et
modernes d’Europe, empêcha dans l’immédiat d ’apprécier pleine­
ment les concepts et méthodes employés par les Indiens dans leurs
travaux grammaticaux descriptifs, mais les vues indiennes en phoné-

1. Allen, « Z e ro and Pânini » ; F . de S au ssu re, Cours de linguistique générale


(4 e éd itio n ), P a ris, 1949, 2 5 5 -2 5 6 ; H .A . G leaso n , Introduction to descriptive lin­
guistics, édition rev u e, N ew Y o r k , 1961, 7 6 (tra d . fr. Introduction à la linguistique,
L a ro u sse , 1 9 6 9 ); W . H aas, « Z e ro in linguistic a n a ly s is » , Studies in linguistic
Analysis, 3 3 -5 3 . _ ;jj£
2 . Benfey, 1 8 6 9 , 3 8 3 , appelle W ilkins « le père des études san skrites en Europe ».

156
: l ’a u b e des tem ps m o d ern es

tique influencèrent et stimulèrent le développement de Ja théorie


et de la pratique tout au long du siècle.
L ’étude du sanskrit constitua certainement l ’incitation prim or­
diale au travail com paratif et historique, au début du x ix ° siècle, mais
elle survint à un moment propice et dans une Europe qui y était
préparée. Depuis D ante, pendant et après la Renaissance, diverses
tentatives isolées de linguistique historique et de comparaison entre
langues à des fins diachroniques avaient eu lieu; mais, comme on
l’a vu dans les chapitres précédents, l'essentiel de la recherche lin­
guistique avait été consacré à la description et à l’analyse des langues,
à la théorie synchronique, à la pédagogie et autres applications,
et aux approches de ce qu’on peut appeler la « philosophie du lan­
gage », à savoir les théories générales sur le rôle et le fonctionnement
du langage.
Cependant, au xv m e siècle, la réflexion se tourne vers les problèmes
historiques, quoique d ’une façon assez générale. L e problème de
l’origine du langage, bien qu’à jamais hors d ’atteinte de toute science
linguistique concevable, a toujours fasciné les historiens, sous une
forme ou une autre. L ’histoire du pharaon Psammétique, qui préten­
dait avoir découvert la langue originelle à l ’aide d'un enfant, élevé
dans un milieu rigoureusement muet, qui aurait émis l ’expression
bekos (phrygien « pain »), prélude à d ’autres contes du même genre,
concernant d’autres personnages et d ’autres langues1. M ais, au xv m e
siècle, dans différents pays d ’Europe, plusieurs penseurs s’interro­
gent sur les étapes intermédiaires entre les débuts du langage
humain et sa forme actuelle manifestement élaborée, et se deman­
dent comment, pendant la préhistoire, ont pu être semées les graines
du langage tel que l’époque historique le connaît. On cherche en
outre, pour les formes de mots qu’ils observent, des explications his­
toriques en accord avec des principes de développement linguistique
supposés universaux. Ce phénomène, tout en restant loin de l’étude
historique systématique de familles de langues spécifiques et déter­
minées, étude qui se développera et dominera au siècle suivant, est
entretenu par la connaissance accrue, bien que souvent partielle, de
langues nouvellement découvertes dans le monde grandissant de
la colonisation européenne, des missions et du commerce.
Des hypothèses explicatives, issues d ’une réflexion approfondie
sur l ’origine et le développement du langage, établissent un lien entre
les philosophes empiristes et rationalistes et ceux qui, à Ja fin du

1. H é ro d o te , 2 .2 .

157

I
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

XVIIIe siècle, travaillent carrément dans le cadre du mouvement


romantique anti-rationaliste. Ceci n’est pas surprenant, puisque
c ’est par le moyen du langage que les hommes discutent, raisonnent
et communiquent leurs connaissances collectivement accumulées, ce
qui intéressait en premier le Siècle des lumières, et qu’ils expriment
les émotions et sentiments individuels tant prisés par les romanti­
ques. Vernunftmensch, l'homme de raison, et Gejuhlsmensch, l’homme
de sentiment, se réalisent l’un et l’autre grâce aux ressources
de la langue.
Vers le milieu du xviii0 siècle, deux philosophes français discutent
de l’origine cl des premiers développements de Ja parole humaine.
En 1746, E. B. de Condillac consacre au langage la seconde partie
de son Essai sur l'origine des connaissances humaines1 et, en 1755,
Rousseau traite le même sujet plus brièvement dans une partie de
son Discours sui l'origine de l'inégalité parmi les hommes, citant
positivement les vues de Condillac123. Un ouvrage ultérieur, Essai
sur l'origine des langues8, a été publié à titre posthume en
1782.
Condillac écrit dans le cadre de Ja tradition rationaliste-empi­
riste, se reposant en grande partie sur la théorie de la connaissance
de Locke, tandis que Rousseau préfigure le mouvement romantique.
Ils ont de la genèse du langage des conceptions fort semblables :
le langage aurait pris sa source dans les gestes déictiques et imitatifs
et dans les cris naturels, mais, les gestes étant moins efficaces comme
signaux de communication, l’élément phonique devint prépondérant
dans le langage humain, tandis que des séquences sonores spécifiques
s’associaient sémantiquement aux choses et aux phénomènes. Condillac
envisage une étape mixte oii les formes verbales parlées s’accompa­
gnent de gestes indiquant la référence temporelle, ceux-ci étant par la
suite remplacés par des symboles vocaux énoncés après le verbe lui-
même et, finalement, au stade atteint par le latin, agglutinés à lui 45.
Rousseau suggère, selon les vues du contrat social, qu’un accord
délibéré a présidé à cette substitution de la parole au geste 6.
Condillac et Rousseau considèrent tous deux que le vocabulaire
abstrait et la complexité grammaticale se développèrent à partir d’un
vocabulaire concret préexistant, qui comprenait très peu de distino-

1. Condillac, 1798. /
2 . F .C . Green (éd .), Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi
les hommes, Cam bridge, 1941 (référence à Condillac, pages 41-42).
3. Rousseau, 1822.
4 . Condillac, 1798, 368-369.
5. Discours, 45.

158
l ’a u b e d es t e m p s m od ern es

lions ou de contraintes grammaticales; et le fait de s’appuyer sur


les contrastes tonaux, à la façon du chinois, traduit pour tous deux
la survivance d ’un trait primitif, au même titre que l’importance
accordée dans l’Antiquité classique à l’intonation du discours décla­
matoire 1; ils s’accordent pour juger que la poésie a jailli du chant
religieux, qui représente la plus ancienne forme littéraire du langage.
Sur ce point, cependant, se révèle la divergence de leurs opinions
philosophiques. Condillac compare sans préjugés l ’éloquence latine
et française, et il refuse de trancher par un jugement de valeur entre
les mérites stylistiques du latin, où l’ordre des mots est grammatica­
lement libre, et ceux du français, avec sa structure plus analytique
et où l’ordre des mots est davantage réglementé12. Rousseau, par
contre, se réjouit de la vivacité et de la passion qu’il attribue aux
premières étapes du langage humain, lorsque la poésie ne s’était
pas encore gelée en raisonnement et que l’écriture, incapable de
symboliser les différences d’accent et de hauteur et les inflexions
vocales de la parole, n ’avait pas encore substitué « l ’exactitude à
l’expression », ni affaibli la vivacité de la langue elle-même : « toutes
les langues lettrées doivent changer de caractère et perdre de la force
en gagnant de la clarté 3 ». Rousseau, capable de rêver au bon sau­
vage non corrompu par la propriété et le gouvernement civil, est
aussi capable de parler des « langues favorables à la liberté; ce sont
les langues sonores, prosodiques, harmonieuses, dont on distingue
le discours de fort loin. Les nôtres sont faites pour le bourdonne­
ment des divans 4 ».
L ’intérêt très vif suscité par le problème de l’origine du langage
est attesté par le prix qu’offre l’Académie de Prusse, en 1769, pour un
essai répondant à la question de savoir si l’homme a pu, seul, déve­
lopper le langage jusqu’au stade alors connu, et, si oui, comment il
y est parvenu. Cette enquête vise en partie à réagir contre les propo­
sitions insatisfaisantes avancées jusque-là, et contre les propos scienti­
fiquement désespérés de Süssmilch qui, en 1754, affirmait que la
complexité et l’organisation parfaite des langues ne pouvaient s’expli­
quer que comme un don direct de Dieu à l’humanité, vue suggérée
par Platon, exprimée également par Rousseau (la direction divine
dans l’évolution du langage) et que l’on retrouve dans plusieurs

1. C ondillac, 1 7 9 8 , 276-277, 278-301.


2. Ibid., 2 9 9 -3 0 1 , 413-415.
3. R o u sseau , 1 8 2 2 , chap. vn.
4. Ibid. , 2 5 5 , ch ap. x x .

159
B R È V E HISTOIRE DE LA L IN G U ISTIQ U E

récits mythologiques traditionnels, dans l ’Ancien Testament et


ailleurs1.
L a réponse de H erder aux questions posées par l ’Académie, et
qui lui vaut le p rix , est publiée en 1772 sous le titre Abhandlung
über den Ursprung der Sprache 12. Herder rédigea ce texte en grande
hâte et avec beaucoup d ’émotion (en fait, il avait exposé certaines
de ses opinions su r le langage plusieurs années auparavant dans
quelques essais 3) . Peu d ’autres compositions sans doute, couron­
nées par un p rix académique, contiennent autant de points
d ’exclamation e t doiment libre cours à une rhétorique aussi
enflammée.
Herder affirme l ’inséparabilité du langage et de la pensée; le lan­
gage est l’outil, le contenu et la forme de la pensée humaine 45. La
relation étroite e n tre la pensée et la langue a constitué depuis l’Anti­
quité un lieu com m u n de la philosophie, mais les auteurs précédents,
d ’Aristote aux M odistes, étaient persuadés que le langage dépendait
hiérarchiquement de la pensée abstraite, dont les opérations le pré­
cèdent. Herder soutient la thèse assez neuve que tous deux ont une
origine commune e t, franchissant des stades successifs de croissance
et de maturation, se développent parallèlement; il pose que, puisque
langue et pensée sont interdépendantes, on ne peut correctement
comprendre et étudier les modes de pensée et la littérature populaire -
des différents peuples qu’à travers leurs propres langues s. De telles
opinions avaient déjà été exprimées dans le passé, mais au début
de 1’-époque rom antique, spécialement en Allem agne; alors que l a -
puissance du nationalism e européen était sur le point de devenir '
un des thèmes m ajeurs de la politique, cette affirmation de l’indivi­
dualité de la langue d ’une nation et de ses liens intimes avec la pen­
sée, la littérature e t l ’unité nationales, est reçue avec faveur et donne
naissance à une tendance durable dans la théorie linguistique. Sapir
a peut-être raison de soutenir que Humboldt doit une grande partie
des idées qu’il a exprimées sur la langue à l’inspiration de Herder et,
s’il en est ainsi, les partisans des théories de W h orf aussi bien que les

1. J.P. Süssmilch, Versuch eines Beweises dass die erste Sprache ihren Ursprung
nicht vom Menschen sondern allein vom Schöpfer erhalten habe, Berlin, 1766;
R o u sse a u , Discours, 48-49; Platon, Cratyle, 397 C , 425 D ; A l le n ,« Ancient ideas
on the origin and development of language » , TPS, 1948 35-60.
2. Herder, 1891.
3. Herder's sämtliche werke, ¿d. B. Suphan, Berlin, 1877, volume II.
4. Werke, 2, 24-26.
5. Ibid., 26-28.

160
l ’a u b e d es tem ps m o d ern es

grammairiens généralifs d ’aujourd’hui peuvent, eux aussi, se n


clamer de ce philosophe du langage1.
Herder répond à la question de la priorité du langage, ou de J»
pensée en déclarant que, puisque chacun dépend de l ’autre pou
son existence, ils ont une origine commune. Le premier pas a consist.
en l ’abstraction et l’identification d ’une entité récurrente ayant ses
caractéristiques distinctives propres et relativement constantes
partir de « l ’océan entier de l’expérience 2 », et, simultanément, en s;
désignation par un symbole vocal. Il suppose que l ’ouïe est le sens
dont les données furent les premières à être isolées et désignées de cette
façon, et l’agneau est salué comme « le bêleur » (« H a! Du bist das
Blôckende3! »). A partir de la symbolisation vocale des choses par
leurs caractéristiques auditives, l’humanité a évolué vers les données
fournies par les autres sens. Tels qu’ils sont formulés, les arguments
de Herder en faveur du caractère central du sens auditif résistent mal
de nos jours à l’examen, mais la composante phonesthétique de tant
de lexiques, où les traits visuels et autres (petitesse, caractère pointu,
proximité, etc.) sont manifestement liés à certains types de traits
sonores, prête quelque crédit à cette hypothèse4. Le premier stock
de mots fut un « vocabulaire simple 5 », en majorité restreint aux
êtres et événements observables, la diversité lexicale et les différen­
ciations grammaticales se développant ensuite avec l ’accumulation
du trésor des pensées humaines.
Cette reconstitution hypothétique de la préhistoire de Ja parole,
en dépit de ses évidentes naïvetés d ’expression, vaut bien d ’autres
spéculations relatives à des événements qui échappent à l ’observation
scientifique.
En particulier, elle constitue un incontestable progrès par rapport
à la façon dont le problème de l ’origine du langage était posé aupa­
ravant.
Herder garde la théorie traditionnelle de la monogenèse de toutes
les langues et de toutes les cultures; et sa théorie souffre des perspec­
tives du xvm c siècle quant à la date récente à laquelle on situait l 'appa­
rition de l’homme sur terre, avec pour conséquence la tentation de

J. S ap ir, 1 9 0 7 -1 9 0 8 ,1 4 1 ; C h om sk y, CurrcntIssues, 1 7 -2 1 , Aspects o f the Thcory


of Syntax, C am brid ge, M ass., 1 9 6 5 , 4 , 8 -9 , 5 1 ; p . 2 4 6 , ci-dessous.
2. H e rd e r, 1 8 9 1 , 34-35.
3. Ibid., 36.
4. Ibid. , 6 4 -6 7 ; O . Jespersen, Languagc, L o n d re s, 1 9 2 2 , ch ap itre x x .
F irth , Speech, L o n d re s, 1 930, ch apitre vi.
5. H e rd e r, 1 8 9 1 , 82-8 9 .

161
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
l ’a u b e d es tem ps m odern es

voir dans les prétendues « langues primitives » contemporaines des cillés, significatifs par convention 1 ». La phrase et le m ot en tant
survivances caractéristiques des premiers stades du langage. On y qu’universaux sont définis en termes aristotéliciens comme, respec­
trouve des suggestions sottes, comme celle qui attribue au verbe tivement, une « quantité sonore composée significative, dont cer­
une priorité temporelle d’apparition parmi les classes de mots (en taines parties sont elles-mêmes également significatives » et un
fait classe de mots ne peut avoir aucun sens, à moins qu’on ne puisse
« son significatif, dont aucune partie n ’est en soi significative 2 ».
distinguer dans la langue au moins deux classes); et Herder appuie
Le système grammatical de Harris requiert deux « éléments prin­
son affirmation sur l’analogie, également fallacieuse, avec l'emploi
cipaux » : les noms (y compris les pronoms) ou « substantifs », « signi­
de la langue par l’enfant '. fiants de substances », et les verbes ou « attributifs », « signifiants
Si Herder, à l'époque où il écrit, est excusable de recourir à de
d’attrib u ts3 ». Les verbes comprennent ce q u ’on peut formellement
tels arguments, les auteurs modernes dont les spéculations sur la
distinguer comme verbes proprement dits, participes et adjectifs;
préhistoire du langage renferment encore ces mêmes analogies péri­ cette classe ressemble beaucoup au rhema de Platon et d ’Aristote
mées sont impardonnables. (p. 31, ci-dessus). Les adverbes sont un type spécial d ’attributifs,
Se situant entre les mouvements rationaliste et romantique, Herder
étant des attributifs d ’attributifs, ou attributifs du second ordre.
subit l’influence des deux; ce fait donne une grande signification à
En dehors des « éléments principaux », les langues distinguent deux
scs écrits historiques aussi bien que linguistiques 12. Sa propre théorie
« éléments secondaires », n ’ayant par eux-mêmes aucun sens et pou­
de l’origine du langage, bien qu’exprimée avec passion, n’est pas
vant se comparer aux syndesmoi d ’Aristote (excepté pour l ’inclusion
en désaccord avec la pensée rationaliste. Il est intéressant de noter
parmi eux des pronoms personnels); ils se divisent en « définis »
que, au moment où ‘il apprend que son essai a gagné le prix de
(les articles et quelques mots pronominaux), se construisant avec
l’Académie, il est déjà tourné davantage vers les romantiques et
un m ot unique, et conjonctions (conjonctions et prépositions), se
n ’est rien moins que satisfait de ce qu’il a écrit 8. construisant avec deux ou plusieurs mots 4. A la différence des gram­
Dans l’Angleterre du xvm e siècle, un représentant éminent de la
mairiens grecs, mais suivant la pratique latine, H arris identifie les
théorie philosophique universelle de la grammaire est James Harris,
interjections comme une composante à p art des langues, n ’appar­
dont VHermès or a philosopltical enquiry concerning language and tenant pas au discours au même titre que les autres 6.
universal grammar est publié en 1751 45. On peut associer la pensée
Tout en basant sa théorie de la grammaire universelle sur la doc­
de Harris à l’école dite platonicienne de Cambridge; tandis que, trine d’Aristote, Harris, contrairement à son modèle, s’intéresse
sur le continent, les exposés de grammaire rationaliste universelle aux différences de surface entre des langues diverses, dont il a une
sont en général basés sur Descartes. Harris, érudit aristotélicien très vision très nette; mais, précisément parce que la même fonction,
versé dans la philosophie et la littérature antiques, se tourne vers telle qu’il l’envisage, est assumée en latin par des flexions casuelles
Aristote pour les fondements philosophiques de la grammaire. Comme et en anglais par des syntagmes prépositionnels (Brütï, o f Brutus
tous les universalistes, Harris établit une distinction entre les diffé­
(de Brutus)), il pense qu’on doit creuser plus profondément pour
rences structurelles individuelles des langues particulières et « ceux identifier les catégories grammaticales et les relations universelles
des principes qui leur sont essentiels à toutes 6 ». Dans sa théorie du qui seules peuvent donner une signification aux grammaires pure­
sens des mots, il suit fidèlement Aristote : les mots sont liés par conven­ ment formelles des langues particulières6.
tion à ce qu’ils désignent et la langue est « un système de sons arti-
Dans sa théorie du sens, Harris considère les mots « principaux »,
ayant un sens indépendant, comme « primitivement, essentielle-

1. Herder, 52-54, 134. $


2. F. McEachran, The life and philosophy o f Johann Gottfried Herder, Oxford, 1. H a r r is , 3 1 4 -3 1 5 , 3 2 8 - 3 2 9 ; A ris to te , De l'interprétation, 2, 4 (p . 2 2 c i-
dessus).
1939, 32 et passim; R.G. Collingwood, The Idea o f History, Oxford, 1946, 86- 2 . H a rr is , op. cit., 1 9 -2 0 . /
93. 3. Ibid., 2 3 - 2 6 , 1 9 2 -1 9 3 , 2 9 1 -2 9 2 . /
3. Sapir, 1907-1908, 137-138. 4 . Ibid., 3 0 -3 1 .
4. Pagination de la 3e édition, Londres, 1771. 5. Ibid., 2 8 9 -2 9 0 .
5. Harris, op. cit., 7, 11. 6. Ibid., 2 5 -6 .

162
163
BRÈVE H ISTO IR E D E LA LINGUISTIQUE

ment et immédiatement » les symboles des idées générales et,


seulement accessoirement et via ces idées générales, des symboles
des idées particulières1. Il défend le concept d ’idées innées contre
le point de vue empiriste qui prévaut en Angleterre et, tout en insis­
tant sur la grammaire universelle, considère que la capacité de l’hu­
manité à former des idées universelles ou générales, dont les mots
sont les signes, ne peut être qu’un don de Dieu 2. En lant que phi­
losophe, il s’intéresse surtout à la langue comme moyen d ’expri­
mer des propositions logiques; tout en rattachant sa théorie
du langage à Aristote et à l’universalisme philosophique, il annonce
par plusieurs côtés certains développements caractéristiques de la
pensée de la fin du xv in e siècle. En fait, son application de la distinc­
tion aristotélicienne entre m atière et forme (hylê ( uXtj) et eîdos
(elSoç)) à la substance phonique et à la fonction sémantique du
discours préfigure l’importante doctrine de Vinncre Spradfonn qui sera
exposée au début du X I X e siècle 3, dans l’œuvre de W . von Hum-
boldt.
En soulignant l’importance des universaux de langage, Harris
s’accorde avec Condillac ainsi qu’avec Herder, qui loua son
œ uvre4, pour rattacher la faculté de parole à la faculté d ’abstrac­
tion et d’identification des phénomènes récurrents et des entités
durables qui se ressemblent. Condillac cite Locke dans cette partie
de son traité; Locke attribuait la généralité aux idées, bien que
ses successeurs plus strictement empiristes, Berkeley et Hume,
considèrent que la généralité ne peut réellement se prédire qu’en
termes de mots, non d ’idées 5. Comme Herder, Harris prend
conscience de l’importance des particularités individuelles de chaque
langue. Bien qu’il base sa théorie linguistique sur les universaux sous-
jacents, il met, davantage que les grammairiens philosophes précé­
dents, l’accent sur l’individualité des langues et sur leur étroite rela­
tion avec l’histoire et la vie des peuples qui les parlent, annonçant
par là les vues linguistiques les plus caractéristiques du mouvement
romantique c. Dans un passage éloquent, il élargit et illustre son
thème en louant les mérites conjugués des penseurs et auteurs grecs

1. Harris, 347-349.
2. Ib id ., 350-402.
3. Ib id ., 315; p . 183, ci-dessous.
4. W erk e, 1 5 , B e r lin , 1 8 8 8 , 1 8 1 - 1 8 2 .
5. Condillac, 1798, 395-396; J. Locke, A n E ssay concerning hitman Understan­
ding, Londres, 1690, 2.11-9, 4.7-9.
6. Harris, op. cit., 409-411; Funke, 1934, 8-18.

164

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l ’a u b e d es tem ps m od ern es

ainsi que de la langue grecque, qui était seule apte à leur permettre
de s’exprim er1.
L 'Hernies de H arris serait sans doute moins connu si Horne Tooke
ne l ’avait pris pour cible de ses attaques. Tooke était un homme îjui
avait des intérêts et des activités multiples; il écrivit plusieurs pam­
phlets politiques et joua un rôle déterminant lors d ’un appel de sous­
criptions en faveur des familles de colons am éricains tués par les
troupes britanniques à Lexington en 1775, ce qui lui valut, étant donné
la conduite bornée des autorités engagées dans la guerre, de se voir
infliger par les juges du roi Georges une amende de 200 livres sterling
et un emprisonnement d ’un an (il attribua plus tard sa goutte à la
qualité médiocre du bordeaux dont il disposait à la prison du Banc
du R o i 2). Tooke étant par nature un révolté et H arris faisant partie
de ce qu’on appellerait aujourd’hui T « establishment », il était inévi­
table que Tooke p rît Harris pour cible de ses attaques et que la
théorie linguistique de Tooke s ’opposât violemment à la tradition
grammaticale philosophique telle que Harris l ’avait exposée.
IJ est aisé de critiquer H arris pour ses nombreuses obscurités
et pour ses contradictions manifestes, quand par exemple, sc débat­
tant avec la sémantique de certains de scs « éléments secondaires »
(problème sur lequel la théorie linguistique est encore aujourd’hui
incertaine), il déclare que les conjonctions partagent les propriétés
à la fois des mots qui ont une signification et de ceux qui n ’en ont
pas p ar eux-mêmes 3; il était facile aussi de critiquer son élaboration
d’un système grammatical prétendument universel sur la base d ’une
connaissance insuffisante des langues qui l’amène à accorder
une place aux prépositions, mais non aux postpositions qui se trou­
vent avoir des fonctions syntaxiques et sémantiques comparables
en hongrois et en tu rc (et dans plusieurs autres langues importantes
que Tooke ne cite p a s 4). H arris prête également Je flanc aux cri­
tiques de Tooke lorsqu’il déclare qu’une « vague analogie » est res­
ponsable de l’attribution naturelle au soleil et à la lune de noms
possédant les genres masculin et féminin, respectivement, en dépit
ou par ignorance des faits concernant les langues germaniques et
le russe 6.

1. Harris, op. cir., 419-424.


2. J. Hom e Tooke, E}>ca p lc ro en tra o r the diversions o f P u r icy , Londres, 1857,
1.
3. Harris, op. cit., 259; Tooke, op . c ir ., 61.
4. Tooke, op . cit., 154-155.
5. Harris, op. cit., 45; Tooke, op. c it ., 27.

165
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE l ’a u b e DES TEMPS MODERNES

Tookc expose ses idées su ria langue flans plusieurs dialogues, où il se Comme d’autres au xvui® siècle et par la suite, Tooke considère les
donne un rôle lui-même, dialogues qui onl été réunis de façon assez éléments flexionnels et dérivationnels comme des fragments de
décousue et illogique dans E pca pteroenta or tlic (¡¡venions o f P urley \ mots qui, d ’abord indépendants, se sont agglutinés au mot racine.
publié en deux volumes, en 1786 et 1805. Le style de Tookc est assez De nouveau, si certaines de ses identifications sont correctes, par
mordant et plein de verve; on peut extraire d ’une note le passage exemple pour le suffixe adjectival anglais -fui (beautiful), d’autres
caractéristique suivant (où il attaque Harris et cherche à justifier résultent d ’une interprétation extravagante, comme lorsqu’il dérive Je
le caractère indiscutable de son appréciation) : « Laquelle (la répu­ latin ibü - « j ’irai », de î-, « aller », plus b- ( = grec boni- (|ïouX-),
tation de H arris), cependant, est aisément explicable; non pas en « souhaiter »)plus (cg)o, « je » , e t audiam - « j ’écouterai », deaudi(re),
supposant que sa doctrine donnât davantage satisfaction aux esprits « ccouter », plus atn(ô), « j ’aime » (c ’est-à-dire je veux écouter)1!
qui la citaient qu’au mien, mais parce que, de même que les juges Plusieurs constructions dans les langues témoignent historiquement
abritent leur friponnerie derrière des précédents, ainsi les savants en faveur de l’idée, partagée par CondilJac (p. 156, ci-dessus), que la
dissimulent-ils leur ignorance derrière l’autorité; et quand ils ne peu­ variation morphologique dans les formes des mots provient de l’agglu­
vent raisonner, il est plus prudent et moins déshonorant de répéter tination de mots indépendants. Nous pouvons reconstituer la fusion,
en seconde main une absurdité qu’ils auraient eu honte de produire sans doute intervenue après que l’ordre des mots soit devenu fixe,
de dônâre habeô en donnerai en français, et en des formes semblables
à l’origine comme leur propre bien 12. »
L ’approche grammaticale de Tooke s’accorde en partie avec les dans d’autres langues romanes; les articles suffixés des langues
doctrines formelles modernes; pour lui, le genre constitue essentiel­ Scandinaves et du roumain dérivent d’anciens pronoms démonstratifs
lement, en tant que catégorie grammaticale, un représentant des cons­ qui suivaient immédiatement les noms auxquels ils se référaient (latin
tructions syntaxiques mettant en cause des nominaux dans les langues local tardif lupus ille > roumain lupul, le loup). On peut constater
où il apparaît 3. Sa théorie, dans la mesure où on peut prétendre qu’il aujourd’hui une sorte de stade intermédiaire dans les pronoms et
en a formulé une, montre un complet mélange de synchronie et les éléments négatifs, qui, dans les expressions verbales françaises, sont
de diachronie. Le langage tel que nous le connaissons, déclare-t-il, beaucoup plus étroitement liés et rigidement placés que leurs corres­
s’est développé à partir des cris naturels (une théorie soutenue par pondants latins, dont la mobilité était très libre. L ’orthographe traduit
d ’autres à cette époque), auxquels il identifie les interjections (« Je partiellement ce fait en affectant ces formes d ’un trait d ’union quand
pouvoir du discours repose sur l’efTondrement des interjections45»). j elles apparaissent après le verbe (par exemple montrez-le-nous!,
C ’est pour cette raison qu’il blâme les autres grammairiens, dont cf. italien mandatecelo, envoyez-le-nous I). Mais c ’est faire preuve d’une
Harris, de les avoir admises comme partie du discours. naïveté simpliste que de supposer qu’on peut ramener toute la mor­
Tooke n’admet que deux parties essentielles du discours, le nom et phologie à ce procédé, ou d’identifier les originaux indépendants de
le verbe &; toute autre classe de mots résulte de 1 ’ « abréviation >» ou tous les morphèmes liés des langues contemporaines ou attestées.
corruption, qui rend la langue plus fluide. Il accorde une grande impor­ En outre — que l’explication historique des flexions des dérivations
tance à ce concept d’abréviation et fournit de nombreuses étymologies et des parties du discours autres que les noms et les verbes, comme
détaillées, dont la plupart sont incorrectes, afin d’essayer de montrer tirant leur origine de ceux-ci, soit adéquate ou inadéquate — , les argu­
que les conjonctions, adverbes et prépositions résultent de mots nomi­ ments de Tooke sont inapplicables au problème, dont les grammairiens
naux et verbaux abrégés ou mutilés. Les adjectifs et les participes sont empiristes anglais des xvte et xvtte siècles avaient une conscience
des noms et des verbes employés adjcctivalement (« adjectivés »), claire, de la définition et de la classification dans la description
synchronique d’une langue. L ’impuissance de Tooke à saisir ce
par leur position et leur syntaxe ®.
point affaiblit certaines de ses critiques, par ailleurs méritées, envers
1. èjjEa »rrEpeovTa « paroles ailées », un cliché chez Homère. Harris et d’autres auteurs. En traitant la sémantique des classes de
2. Tooke, op. c il., 6 2 . .tt mots très restreintes, comme les prépositions, on doit analyser leur
3. Ibid., 28. système sémantique comme un tout articulé. Wilkins en eut conscience
4. Ibid ., 32.
5. Ibid., 24. 1. Tooke, op. cil., 629.
6 . Ibid., 6 5 7 , c f . 6 2 6 -6 2 7 .

166 167
B R È V E H IST O IR E DE L A L IN G U ISTIQ U E

dans son diagramme des relations spatiales exprimées par les préposi­
tions anglaises; Tooke lui adresse à ce propos des critiques injustifiées,
arguant qu’« il négligeait l’étymologie des m ots... en laquelle réside
leur se cre t 1 ». L a confusion commune entre étymologie et analyse
sémantique ne se justifie pas dans une recherche à prétentions scien­
tifiques.
L ’rcuvre linguistique de Harris est hautement prisée par un autre
linguiste britannique du xvinc siècle, James Burnett (Lord Monboddo),
personnalité éminente de la vie littéraire et scientifique d ’Edimbourg,
qui écrivit un traité en six volumes, O f t h e o r i g i n a n d p r o g r e x s o f lan-
g t i a g e - ; ce traité comporte des descriptions extensives des langues
classiques et de quelques langues européennes modernes et un dis­
cours sur le style littéraire. Comme Harris, Monboddo ne souhaite
pas nier l ’intervention divine dans la création d ’une faculté aussi
merveilleuse et complexe que le langage 123, mais il s’intéresse davan­
tage à son développement historique qu’à l’existence d’universaux
linguistiques. 11 aperçoit l’étroite relation entre société et parole
humaines, mais il n ’envisage qu’une dépendance unilatérale, parce
que la société a pu exister pendant des millénaires avant l’invention
du langage, celle-ci dépendant de l ’existence préalable de la
société. Il est tout prêt à admettre la polygenèse du langage et,
quoique les « langues primitives » soient réputées manquer de moyens
commodes d ’exprimer l’abstraction, M onboddo affirme que l’homme
a nécessairement dû former des idées d ’universaux avantqued’iuventer
les mots pour les symboliser4. La conception deH erdcrsur l ’origine
et l'évolution parallèles de la parole et de la pensée est beaucoup
plus plausible.
Monboddo appartenait à ce type de linguistes, malheureusement
trop nombreux, qui s’imaginent que l’étude de certaines langues exis­
tantes, et notamment des langues de peuples sans écriture et de culture
primitive, où on voudrait chercher des témoignages de primitivité et
la survivance de caractéristiques originelles, peut jeter quelque
lumière sur l'origine du langage. Hcrder, qui connaît et approuve les
travaux de Monboddo (la traduction allemande du premier volume
de ses oeuvres a paru en 1784 5) soutient également que les «langues
primitives » contiennent un vocabulaire abstrait très pauvre et une

1. Tooke, 249-250; J. Wilkins, E ssa y towards a re a l C haractcr and aphilosophicai


Londres, 1668, J H .
Lang na ge,
2. Edimbourg, 1773-1792 (référence à Harris, volume 1,8).
3. Ibid., volume 1 , 191-192.
4. I b id ., volume 1 , 196-197,302,395-400.
5. R. Haym, Hcrder, Berlin, 1880-1885, volume II, 224.

168
l ’a u b e d es tem ps m o d ern es

organisation grammaticale impropre. Des auteurs ultérieurs défen­


dront encore ces thèses, qui seront de moins en moins justifiées au fur
et à mesure que les descriptions linguistiques de langues exotiques se-
feront plus nombreuses et plus approfondies.
L ’argument de sous-développement linguistique que Monboddo
tire de l’existence d ’un mot unique pour désigner une chose et son
possesseur est particulièrement malheureux1, parce qu’il lui suffisait
de chercher parmi les langues européennes pour trouver la même
sorte de construction en hongrois et en finnois : (hongrois : lâbam -
mon pied, viragunk - notre fleur; finnois kàteni - ma main); cependant,
fétu de descriptive des langues des peuples sans écriture et culturelle­
ment primitifs ne confirme aucunement l ’allégation de Monboddo que
ces langues ne différencient pas de classes de mots et ne possèdent pas
déréglés syntaxiques12. Les limites de sa théorie se révèlent d ’un côté
dans sa révocation de la langue chinoise, « par trop imparfaite », dans
sa thèse selon quoi il a été impossible aux Chinois d’accomplir
aucun progrès en philosophie, et, de l ’autre côté, dans son juge­
ment que le sanskrit était « conforme... à des principes philosophiques,
comme le « caractère réel 3 » artificiel de Wilkins ».
Il serait trop facile de critiquer les tentatives du xvm° siècle en
matière d ’histoire du langage; ce qui est remarquable, c ’est que dans
des pays et des cultures différentes, l’histoire des langues, vivifiée
par une éblouissante lumière venue d ’Orient, devait accomplir des
progrès sans précédent.

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1. Monboddo, op. n /., volume I, 364-365.


2. Ibid., volume I, 370.
3. Ibid., volume II, 432-443, 481.

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7
La linguistique historique et comparative
au dix-neuvième siècle

C ’est un lieu commun en linguistique de dire que le xix° siècle fut


l'époque de l’étude historique et comparative des langues, plus spécia­
lement des langues indo-européennes. Bien que largement justifiée,
cette vue ne veut pas dire que des recherches historiques, basées sur la
comparaison des langues, n’avaient pas été entreprises avant cette date,
ni que le xixc siècle a négligé tous les autres aspects de la linguistique.
En 1922, O. Jespersen, qui fit plus que quiconque pour la linguistique
synchronique et descriptive, pouvait encore écrire que la linguistique
était essentiellement une science historique et certaines des idées les
plus stimulantes sur la structure du langage qui furent émises au début
du siècle s ’appliquèrent d ’abord dans une perspective essentiellement
historique.
L ’œuvre historique antérieure au xixe siècle était restée sporadique,
non qu’elle ait manqué de pénétration ou d’une juste appréciation de
ce qui était en jeu, mais parce que les suggestions et les recherches res­
taient pour la plupart isolées et, comme elles ne furent pas reprises ni
développées par une succession ininterrompue de savants, chaque
nouveau penseur n ’eut que peu de chose sur quoi construire ou à
quoi réagir. Il n’en fut plus ainsi après 1800, lorsque, confrontées à
une remarquable continuité de travaux consacrés à un domaine parti­
culier de la théorie et de la pratique, des générations de savants, pour
la plupart allemands ou formés en Allemagne, purent traiter leur thème
sur la base des réalisations de leurs prédécesseurs ou de leurs contem­
porains plus âgés.
On peut dire que les travaux d’auteurs européens sur les relations
historiques de groupes particuliers de langues ont commencé avec
Dante (1265-1321), bien que le brillant Premier Grammairien ait
postulé dès le xue siècle la parenté de l’islandais et de l’anglais, en vertu
des ressemblances entre les formes de mots (p. 76, ci-dessus). On a
déjà cité, en rapportant l’élévation du statut des langues vernaculaires1

1. Jespersen, 1922, 7.

171
BRÈVE HISTOIRE DE LA LIN G U ISTIQ U E

d ’Europe après le Moyen Age (p. 105, ci-dessus), le De vulgari elo-


quentia de Dante; ce même ouvrage explique la genèse des diffé­
rences dialectales et, par conséquent, des différentes langues, à partir
d ’une langue originelle unique, comme résultant de l ’écoulement du
temps et de la dispersion géographique des locuteurs h Dante recon­
naît trois familles de langues proprement européennes : germaniques
au N ord, latines au Sud et grecques, dans une partie de l'Europe et
les parties avoisinantes de l'Asie: . 11 divise l’aire latine contemporaine
en trois langues vernaculaires distinctes, descendant toutes du latin
préservé par les grammairiens; cette descendance commune est attes­
tée par le nombre considérable de mots que chacune partage avec les
autres et qu’on peut rattacher à un mot latin unique.
Comme critère de classification, Dante utilise une méthode que l’on
retrouve chez J. J. Scaliger (p. 116, ci-dessous) et qui a été conservée
dans la division binaire, beaucoup plus tardive, de l ’indo-européen
en groupes centum et satem. Il choisit le sens d ’un mot unique et
note son expression dans différentes langues; ainsi, pour exprimer une
réponse affirmative à une question, les langues germaniques utili­
saient « io » ( ja , etc.), et les trois langues dérivées du latin employaient
« si » (latin sic) en Italie, « oc » (latin hoc) dans la France méridionale,
et « oit » (latin hoc ilié) dans la France septentrionale ( hoc Ule - « il
(fait) ceci », s’était généralisé dans cette région comme réponse
affirmative à une question 3). De cette division proviennent les noms
des principales régions linguistiques de France, langue d ’oc (provençal)
au sud et langue d ’oïl au nord.
Dante a une conscience très vive des différences dialectales au sein
de ces aires linguistiques et il donne un exposé général détaillé conte­
nant de nombreux exemples de dialectes italiens, en même temps qu’il
porte sur eux des jugements esthétiques, aucun n ’étant parfait, le
toscan de son époque étant déclaré un des pires 4.
L a conception qui sert de cadre à cette classification est celle d ’une
différentiation linguistique mondiale survenue comme le décrit l ’his­
toire de la tour de Babel (Genèse II), l’hébreu, don de Dieu à Adam,
étant la première langue parlée sur terre avant la construction de la
t o u r 6. /
L a monogenèse de toutes les langues et l’attribution du statut de
langue la plus ancienne, ou langue originelle, à l ’hébreu, reflètent une1

1. Livre I, chapitre ix.


2. Livre I, chapitre vin.
3. E. Bourciez, Éléments de linguistique romane, Paris, 1946, § 320 c.
4. Livre I, chapitres x-xvi.
5. Livre I, chapitre iv.

172
LA L IN G U IST IQ U E H ISTO R IQ U E ET COM PARATIVE

conception largement répandue aux premiers siècles de l ’ère chrétienne,


quand la science devait se concilier avec l ’histoire de la création telle
qu’elle ressortait d ’une interprétation littérale de la Genèse. On peut
com parer ce phénomène aux premiers efforts des géologues et des
zoologistes pour adapter leurs observations à la chronologie apparente
et à la séquence d ’événements qui figurent dans l’Ancien Testament h
L a monogenèse de toutes les langues à partir de l ’hébreu continua
d’être acceptée pendant plusieurs siècles et, chose sans doute plus
importante théoriquement, lorsqu’elle est contestée, c ’est pour pro­
poser, com m e langue originelle, une langue rivale encore parlée à
l’époque contem poraine. Le fait que le latin, parent des langues
romanes, survive également comme langue écrite en usage durant la
période qui précède la Renaissance, comme langue parlée des offices
de l ’Église catholique romaine, et comme lingua franco pourles
personnes instruites, a pu rendre plus plausible la conception d ’un
ancêtre linguistique survivant. Goropius Becanus s’illustre dans ce
type de défi en soutenant, dans une merveilleuse série d ’étymologies,
que la « première » langue, le « cimmérien », survit dans le néerlan­
dais 12.
D ’autres modèles de relations historiques entre langues abon­
dent durant la période qui s ’étend de Dante à Sir William Jones (on
a noté ci-dessus p. 105 les premières études faites par les savants de
la Renaissance sur l ’histoire des langues romanes), mais ils ne sont
pas repris ni développés par leurs contemporains. Ce fut J. J. Scaliger
(1540-1609), fils de J . C. Scaliger et savant d’une vaste érudition,
qui se débarrassa le premier de deux dogmes qui faussaient la dimen­
sion historique de l’étude du langage, la relation historique supposée
linéaire entre le grec et le latin, celui-ci étant censé descendre directe­
ment d ’un dialecte grec mêlé d ’apports étrangers, et l’idée que l’hébreu
était à l'origine de toutes les langues. Scaliger admet, couvrant le
continent européen, onze familles de langues, dont quatre principales
et sept secondaires. Aucune relation ne peut être établie entre ces
familles mais les membres de chaque famille sont génétiquement
apparentés. Ces familles concordent en grande partie avec les grou­
pements modernes en ce qui concerne leurs membres, mais corres­
pondent à ce que l ’on considère aujourd’hui comme des sous-familles
de familles distinctes plus grandes, parmi lesquelles l ’indo-européen
et le finno-ougrien.
Les familles qu’il conçoit comme dérivant de langues uniques plus

1. Cf. J. C. G reeD e, The Death o f Adam, New York, 1961, 62-63, 235.
2. O rigin es A n lw erpian ae, Antwerp, 1569.

173
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE

anciennes, sur le modèle du latin et des langues romanes, Scaligcr les mais il ne cherche pas leur origine dans une langue réellement vivante
appelle Matrices linguac (langues mères - Mutterspraehen). Sur scs ou attestée, en plaçant résolument l ’hébreu dans la famille arabe.
onze familles, les quatre principales, à l’intérieur de l'indo-curopcen, Leibniz se situe à l ’extrême opposé de Scaliger; comme ceux de Sca­
correspondent aujourd’hui aux groupes roman, grec, germanique et liger, ses groupes minimaux correspondent à ceux d ’aujourd’hui, et
slave. Travaillant sur la base de ressemblances lexicales entre membres il est l’un des premiers à postuler des relations historiques entre le
d’une famille, il nomme chacune d’entre elles d ’après les mots em­ finnois et le hongrois; mais il va plus loin et, sur la base de « racines »
ployés pour « Dieu », dont les formes présentent des ressemblances supposées communes, il pose deux divisions principales de la langue
évidentes à l’intérieur d’une famille mais non d’une famille à l'autre. originelle, le japhétique ou cclto-scythe (terme employé aussi par
Ainsi il postule des langues Deus, des langues Titeos, des langues Godt, d’autres) et l’araméen, couvrant respectivement Jes langues du Nord,
et des langues Boge, respectivement. Au vu de ses intuitions et de ses y compris l’Europe, et les langues du Sud; ainsi peut-il ratta­
résultats, on ne peut que regretter qu’il n’ait pas poussé plus loin son cher son système des relations entre langues à l ’histoire biblique des
examen des formes de mots présentant des ressemblances manifestes fils de Noé (Genèse 1 0 !).
au travers des quatre familles avant de nier toute relation entre elles, Leibniz indique certains des principes grâce auxquels on peut entre­
soit lexicale soit grammaticale K prendre la recherche linguistique historique avec profit. Il signale que
Il est typique de cette période que les groupements de Scaliger et les les noms de lieux et les noms de rivières témoignent de la distribution
justifications qu’il en donne ne fassent pas l’objet d ’un examen appro­ antérieure des langues sur des régions d ’où elles se sont plus tard
prié ou ne deviennent pas la base d’un travail plus approfondi de la retirées, soit par expulsion des locuteurs, soit par remplacement de la
part de ses contemporains. Mais, vers la fin du xvne siècle, deux savants langue après l ’arrivée des nouveaux venus; Leibniz se réfère à la
suédois proposent un modèle plus élaboré de relation historique langue basque, désormais confinée à un coin de la région frontalière
entre les langues. A. Stiernhielm (qui continue à considérer l'hébreu franco-espagnole dans les Pyrénées occidentales, et dont l’extension
comme source de toutes les langues), dans son édition de la Bible sur une région plus grande de la péninsule ibérique est attestée de
gotique, met côte à côte les flexions du latin habëre et du gotique cette façons.
/¡aban (« avoir ») et, quoique les racines ne soient pas apparentées, En voyant l’importance de l ’étude étymologique pour la linguis­
ce qu’il ignorait, il peut affirmer, en se fondant sur les terminaisons tique historique, Leibniz insiste sur la nécessité de préparer des gram­
de personne, que les deux langues sont des descendants étroitement maires et des dictionnaires des langues du monde, des atlas linguisti­
apparentés d ’un ancêtre unique2. Dans une conférence publique, ques, et de constituer un alphabet universel, basé sur l’alphabet
A.-'Jàger parle d’une langue ancienne se répandant, à la suite de romain, dans lequel transcrire les écritures non-romaines. En parti­
migrations, dans toute l’Europe et une partie de l’Asie, et produisant culier, il exhorte les dirigeants russes à entreprendre le relevé de
de ce fait des langues « filles » qui, à leur tour, produisent les langues nombreuses langues non-indo-européennes parlées sur leur territoire,
que l’on connaît aujourd’hui sous les noms de perse, grec, langues afin d’en tirer des listes de mots et des textes standards. On doit aussi
romanes, langues slaves, celte, gotique et langues germaniques, citer J. Ludolf, 1624-1704, auteur de grammaires de l’arnharique et
aucune trace ne subsistant de la langue-mère originelle 8. de l’éthiopien et qui, en accord avec Leibniz, souligne la nécessité
Presque un siècle après Scaliger, Leibniz (1646-1716) dirige son de témoignages morphologiques aussi bien que lexicaux pour établir
attention sur la linguistique historique au cours de ses spéculations des relations historiques 8.
et discussions philosophiques mieux connues sur les problèmes de La poursuite de la collecte de matériaux devant servir à l ’étude com­
linguistique synchronique (p. 120, ci-dessus). Leibniz ne voit aucune parative des langues constitue un trait remarquable des années qui
raison de déprécier la théorie monogénétique des langues du monde, suivent la Renaissance, alors que le monde européen connaît une
/
1. « Matricum vero inter se milia cognatio est, ñeque in verbis ñeque in analogía » ,
1. G. W . von Leibniz, Neue Abhandhmgen, F ra n cfo rt, 1961, volume n , 2 0 -2 1 ;
Arens, 1955, 77-88.
Diatriba de Europaeorum iinguis (Opuscula varia, P aris, 1610, 119-122). 2. C. I. G erhardt (e d .), Die phitosophischen Sehriften von G. F. Leibniz, Berlin
2 . Stockholm , 1671 (glossaire), 78-79. 1882, volume V, 263-264.
3 . De lingua vetustissima Europae, Stockholm , 1686. 3. A rens, 1955, 85-86, 88.

174
175
BRÈVE H IST O IR E D E LA LIN G U ISTIQU E

expansion rapide. Listes de mots et exposés sommaires sur les langues,


dictionnaires multilingues et textes, habituellement ceux qui appar­
tiennent au culte chrétien et, en particulier, l’oraison dominicale,
sont activement préparés et publiés, plus spécialement au XVmc siècle.
Deux de ces études paraissent sous le titre de Mithridates, en hommage
au monarque polyglotte de l’antique Pont (p. 51, ci-dessus), la pre­
mière due au Suisse C. Gesner en 1555, la seconde par J. C. Adelung,
à l’aube de l’ère nouvelle des études historiques, en 1806 et 1817 1.
L ’exposé d ’Adclung se situe à la frontière qui sépare les périodes
précédentes où la réflexion et la collecte des données ne suivent
aucun système, et l’époque ultérieure qui voit l ’établissement de
familles génétiquement apparentées. Son critère de regroupement
est celui de la proximité géographique, à laquelle il accorde une signi­
fication historique, associant ainsi le grec et le latin en une famille
étroitement unie. Cependant, il inclut le sanskrit parmi les langues
de l’Inde et, comme Joncs avant lui, signale les témoignages irréfu­
tables de la relation historique du sanskrit avec les principales langues
d ’Europe 2.
L ’intérêt linguistique que porte Catherine II à ses possessions russes
entraîne la publication en 1786-1789 de listes comparatives de mots
tirées de deux cents langues, compilées par l ’Allemand P. S. Pallas,
qui conçoit son ouvrage dans un contexte plus vaste, puisqu’il l’inti­
tule Vocabulaires comparés des langues du monde entier3. C. J. Kraus
analyse l’œuvre de Pallas en 1787, dans un essai qui couvre les domai­
nes importants où la linguistique comparative doit chercher à pro­
gresser : phonétique, sémantique, structure grammaticale et situation
et distribution géographiques des langues *. En vertu à la fois de sa
date et de ses mérites, on peut encore aujourd’hui lire cet essai comme
une introduction à la linguistique historique et comparative.
Le rassemblement des matériaux linguistiques au xvme siècle doit
nous paraître en grande partie fortuit et non soumis à une théorie
d’ensemble ou à une idée directrice, de meme que les théories assez
générales sur l’origine et le développement du langage qui voient le
jour à la même époque, et dont on a parlé au chapitre précédent,
semblent, en l’absence de données adéquates tirées des langues
réelles, des spéculations en grande partie gratuites. Mais le flot de

] . Z u rich , 1 5 5 5 ; Berlin 180 6 et 1817 (les trois derniers volumes ont été édités
à titre posthum e p ar J. S. V atcr). D es exem p les du N o tre Père en cinquante langues
figurent dans VEssay de W ilkins (p, 1 1 9 , ci-d essu s), 4 3 5 -4 3 9 .
2 . A delung, Mithridates, volum e 1 ,1 4 9 - 1 5 0 .
3. Linguarum rotins orbis vocabularia comparative, S aint-Pétersbourg, 17 8 6 -1 7 8 9 .
4. A ren s, 1 9 5 5 ,1 1 8 -1 2 7 .

176
LA LIN G U ISTIQ U E H ISTORIQU E ET C O M PA R A TIV E

rhisloire absorbe ces deux courants séparés dans les années mêmes
où va se produire la découverte des relations entre le sanskrit et
les principales langues d ’Europe.
La linguistique de ce siècle se concentre principalement sur l ’étude
historique des langues indo-européennes, domaine où ont eu lieu
la plupart des progrès et des perfectionnements dans la méthode
et la théorie. Cette période de la linguistique est presque l ’apanage
de l’érudition germanique, ceux qui y travaillent dans les autres
pays étant soit des savants qui avaient étudié en Allemagne, comme
l’Américain W. D. Whitney, soit des Allemands expatriés, comme
Max Müller à Oxford. Comme on l ’a vu précédemment, la source
principale de cette évolution est la découverte du sanskrit, et certains
des premiers chercheurs en linguistique historique sont eux-mêmes
des sanskrilisles, comme les frères A . W . et F . Schiene! ( J 767-1845
et 1772-1829), F . Bopp (1791-1867) et A . F . Pott (1802-1887).
En 1808, F . Schlegel publie son traité De la langue et du savoir
des Indiens x, où il souligne l’importance de l’étude des « structures
internes » des langues (c’est-à-dire leur morphologie) pour la lumière
qu’elle peut jeter sur leurs relations génétiques12, et il semble que le
terme de vergleichende Grammatik (« grammaire com parative », titre
encore fréquemment employé pour la linguistique historique et
comparative) ait son origine chez Schlegel. Les premiers com para­
tistes se concentrent en effet sur le rapport entre la morphologie
iîexionnelle et dérivationnelle du sanskrit et celle des autres langues
indo-européennes, spécialement du latin et du grec. On peut remarquer
le titre de la publication de Bopp, en 1816, le Système de la conjugaison
de la langue sanskrite, comparé à ceux des langues grecque, latine,
perse et germanique 3, et le titre, encore plus significatif, de l ’exposé
ultérieur de T. Benfey sur l'ceuvrc de la première moitié du XIXe siècle,
Histoire de la linguistique et de la philologie orientale en Allemagne 4.
A l’apogée du nationalisme allemand, trois ans après que le fusil
à aiguille prussien ait défait les forces de l’Autriche à Sadowa et
deux ans avant la fondation de l’Empire allemand, qui suivit la guerre
franco-prussienne, Benfey peut écrire que les premiers chercheurs

1. Über die Sprache und Weisheit der Indier, H eid elb erg, 18 0 8 .
U ne traduction anglaise partielle de ce te x te , ainsi que d ix-sep t a u tre s textes
importants en histoire de la linguistique indo-européenne se tro u v en t d an s L e h ­
m ann, 1967, 2 1 -2 8 .
2 . Schlegel, Über die Sprache, 2 8 .
3. Über das Conjugalionssyslem der Sanskritspräche in Vergleichung mit jenem
der grieschischen, lateinischen, persischen, und germanischen Sprachen, F r a n c f o r t,
1816; traduction anglaise partielle, L eh m an n , 1 9 6 7 , 38-4 5 .
4 . Benfey, 1869.

177
LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

en ce domaine comptent parmi « les étoiles les plus brillantes du ciel c ’est Rask qui, le premier, met de l’ordre dans les relations étymolo­
intellectuel germanique », et que les hommes éminents ayant contribué giques en établissant des comparaisons systématiques entre les formes
au développement de cette branche du savoir sont presque exclusive­ de mots, et en illustrant par de nombreux mots différents la parenté
d ’un son d ’une langue donnée avec un son d ’une autre langue.
ment des fils du VaterlandL
Tout en admettant le bien-fondc de cette déclaration, il faut tout Rask écrit : « Si l’on trouve entre deux langues que les formes des
de même signaler que des savants non-allemands, à la fin du siècle mots indispensables s’accordent à un point tel qu’on peut décou vril­
précédent, avaient fraye le chemin, en s'attaquant à l'établissement les règles de changements de lettres permettant de passer de l’une à
d’une parenté linguistique basée sur l’ctudc comparative des flexions, l’autre, alors il existe une parenté fondamentale entre ces langues 1. »
dans un domaine extérieur à l’indo-européen. En 1770, P. Sajnovics Les correspondances désormais connues sous le titre de « loi de
axait publié sa Demonstration que le hongrois et le lapon sont une Grimm » sont en fait établies et illustrées pour la première fois par
Rask dans l’ouvrage qu’on vient de citer.
seule et même langue et, en 1799, S. Gyàrmathi avait démontré la
parenté historique du hongrois et du finnois123. La « loi de Grimm » apparaît pour la première fois dans la seconde
Quatre des linguistes les plus éminents du début du xixc siècle sont édition de la Deutsche Grammatik (1822) (après que Grimm eut lu
le Danois R. Rask (1787-1832), les Allemands J. Grimm (1785- l’ouvrage de Rask), dans un long chapitre concernant les « lettres »
1863), F . Bopp (1791-1867) et W. von Humboldt (1767-1835); Ivon den Buchs/aben). Avec le recul du temps, nous voyons l’impor­
on peut dire que c ’est avec Rask et Grimrn que l’étude historique tance historique de la formulation de Grimm, la première des lois
et comparative de la famille indo-européenne commence réellement. phonétiques devant former la structure et les assises de l’indo-
Le terme indogermanisch (indogermanique) apparaît pour la première européen et des autres familles de langues. Elle reste la plus célèbre
fois en 1823 et est employé par Pott en 1833; en anglais, indo-european de tous les ensembles de correspondances phonétiques à l’intérieur
de l’indo-européen, couvrant essentiellement les relations entre
est mentionné ü partir de 1814.
On dit souvent, et à juste titre, que Rask, Grimm et Bopp sont les les classes consonantiques de trois points d’articulation et de trois
fondateurs de la linguistique historique scientifique. Rask écrit les modes d ’articulation dans les langues germaniques en comparaison
premières grammaires systématiques du vieux-norse et du vieil- avec les autres langues indo-européennes. Grimm expose ces rela­
anglais s; la Deutsche Grammatik de Grimm 45 (grammaire germa­ tions en grec, en gotique et en ancien haut-allemand; plus tard, la
nique plutôt qu'allemande) est saluée comme le début de la linguis­ loi de Verner leur apportera le complément nécessaire pour expliquer
tique allemande. Les appellations désormais universelles de flexions les résultats différentiels de la place de l’accent du mot primitif et
fortes et faibles (stark et schwach), à'Ablaut (alternance vocalique), la circularité traditionnelle avec laquelle les correspondances sont
et à 'Umlaut (changement vocalique dû aux conditions d ’environne­ établies; Grimm utilisait le Kreislauf(rotation) pour décrire les change­
ment) sont toutes des termes techniques inventés par Grimm; et, ments successifs conduisant du stade pré-germanique représenté par le
bien que A. Turgot ait affirmé en 1756, dans son article de l 'Ency­ grec à l’ancien haut-allemand, à travers le gotique, ce qui reposait sur
clopédie française sur l’étymologie, l’existence de différents ensembles une identification entièrement non-phonétique des explosives aspirées
de changements de sons dans les histoires des langues individuelles *, telles que [pu], [th], [kh], avec les fricatives correspondantes [f],
[0], [x] (ou [h]), identification qui n’était possible que dans la mesure
1. « . . . gehören zu den glänzendsten Gestirnen des deutschen Geisteshimmcls »;
où l’étude du changement phonétique était encore conçue comme
« D ie Genossenschaft ausgezeichneter M änner, welche zu r Entwickelung dieser l'étude des lettres. Mais, bien que cette terminologie des « changements
W issenschaft beigetragen haben, sind fast ausnahm slos Söhne unsres V aterlandes», de lettres », et une partie de la confusion qu’elle engendre, persistent
Bcnfcy, op. cit., 15. chez Rask et Grimm, leur œuvre marque un progrès décisif sur les
2 . Demonstratio idioma Ungarorum et Lapponum idem esse, Copenhague, 1770;
Affinitas linguae Hungaricac cum Unguis Fcnnicae originis grammalice demónstrala, hypothèses jusqu’alors assez confuses concernant les possibilités
G öttin gen, 1799.
de substituer un son (lettre) à un autre, dans l’histoire des langues.
3 . Vejledning til
det islandske eller gande nordiske sprog, Copenhague, 1811;
A grammar of die Anglo-Saxon Tongue (trad. B . T h o rp c), Copenhague, 1830. 1. Undersegelse om det garnie nordiske eller islandske sprogs oprindelse, C open­
hague, 1818 ( L . H jelmslcv, Ausgewâhlte Abhandlungen, C openhague, 1 932,
4 . G öttingen, 1819-1837. volume I , 4 9 -5 1 ); traduction anglaise partielle, Lehm ann, 1967, 2 9 -3 7 .
5 . M . E . D aire (cd .), Œuvres de Turgot, P aris, 1 8 4 4 , volum e I I , 724-752.

178 179
BRÈVE H IS T O IR E D E LA LIN G U IST IQ U E

Les exemples détaillés tirés des formes de mots des langues spéci­
fiques, ainsi que l’étude systématique ultérieure de l ’étymologie et
des changements phonétiques com m e dans l ’ouvrage de P o tt, Recher­
ches étymologiques dans le domaine des langues indo-germaniquesï,
fournissent alors une solide base empirique aux hypothèses a priori
généralisées des penseurs du x v m e siècle, quant à l’origine et à l’évo­
lution du langage, à peu près com m e, un siècle plus tard, les descrip­
tions de langues de plus en plus nombreuses comme systèmes de
communication, vont perm ettre à l'observation de contrôler et
corriger les spéculations ém ises p ar les « grammairiens universels»
des x v iic et xvm c siècles.
On doit cependant essayer de replacer l ’œuvre de ces linguistes
dans son contexte contem porain, et ne pas se contenter de la voir à
la lumière de l’évolution ultérieure de la linguistique. Le terme même
de « loi de Grimm » est un anachronism e; Grimm ne fait pas du mot
loi un usage technique p our décrire ce qu’il appelle une mutation
consonantique (Lautverschiebung) ; et, dans un passage souvent cité,
il remarque : « Le changement phonétique est une tendance générale;
il n ’est pas suivi dans tous les cas 12. » Grimm et Bopp sont bien des
enfants de leur époque, inspirés p ar l ’historicisme et le nationalisme
qui caractérisent la période rom antique. A . W . Schlcgel est l ’auteur
de la traduction en allemand de Shakespeare, considérée par la suite
comme appartenant à la littérature allemande (« Unser Shakes­
peare » - Notre Shakespeare) et en harmonie spirituelle avec le
mouvement du Sturm und Drang et du Romantisme. Avec son frère
Wilhelm, Grimm travaille à rassembler les contes populaires qui
forment la base des « contes de fées de Grimm », connus et appréciés
des enfants du monde entier. C ette œuvre, ainsi que les études de
Jacob Grimm sur la langue germanique, relèvent de la montée géné­
rale de la fierté nationale p ou r la langue allemande, qui commença
au début du xvm e siècle, quand Leibniz proposa de compiler un
dictionnaire de toutes les variétés d ’allemand 3, et qui vit, à partir
de ce moment, une floraison remarquable de la littérature.
Grimm applique à la dimension historique du langage les idées de

1. A.F. Pott, Etymologische Forschungen ouf dem Gebiete der indogermanischen


Sprachen, Lemgo, 1833-1836.
2. « Die Lautverschiebung erfolgt in der Masse, tut sich aber im einzelnen niemals
rein ab », Deutsche Grammatik (2e édition), Berlin, 1870, volume I, 503.
3. Unrorgrcifliclie Gedanken betreffend die Ausübung und Verbesserung der
deutschen Sprache ( Quellen und Forschungen zur Sprach- und Cuhurgeschichtc, 23
(1877), 44-92).

180
LA LIN G U IST IQ U E HISTORIQUE E T COMPARATIVE

Herder concernant la relation étroite qui existe entre une nation et


sa langue; il voit, en effet, dans le changement phonétique auquel
il a donné son nom, une affirmation précoce d ’indépendance de,la
part des ancêtres des peuples allemands 1, interprétation nationaliste
des phénomènes linguistiques que W . Schcrer, deux générations
plus tard, a poussé encore plus loin 2.
Les conceptions linguistiques du x v m e siècle forment une grande
partie du cadre où s ’insère l’oeuvre du début du xix°. L 'Investigation
de Rask est récompensé par l’Académie danoise des sciences d ’un
prix pour la recherche de la source la plus plausible d ’où dérive
la langue Scandinave ancienne3, bien qu’il refuse de reconnaître
cette source dans aucune langue réelle existante ou attestée. Bopp
fixe comme principal objectif à son Système de la conjugaison,
la reconstitution de la structure grammaticale originelle delà langue,
dont la désintégration progressive a produit les langues attestées de
la famille indo-européenne 4. Le changement linguistique est conçu
comme la rupture d ’une situation originelle de langage intégral6,
le sanskrit n ’étant pas considéré comme la langue originelle de la
famille, mais comme s’en rapprochant le plus par sa structure mor­
phologique. Meillet déclarera que, dans sa recherche de l’état primitif
de la langue indo-européenne, Bopp est conduit à découvrir les prin­
cipes de la grammaire comparative comme Christophe Colomb
découvrit l’Amérique en cherchant une nouvelle route vers les Indes c.
Plus tard, dans sa Grammaire comparée, Bopp déclare que ses objectifs
sont la description comparative des langues concernées, l’étude des
lois qui les gouvernent et la découverte de l’origine de leurs formes
flexionnelles 7.
L ’emploi de la comparaison comme indice de l’histoire antérieure
et la conception du changement comme dégénérescence de l’intégrité
primitive sont tous deux des traits ordinaires de la pensée scientifique
de l ’époque8. En analysant les formes flexionnelles des langues de

J. Geschichte der deutschen Sprache (4e édition), Leipzig, 1880, volume I, 292.
2. W. Scherer, Zur Geschichte der deutschen Sprache, Berlin, 1868.
3. Pedersen, 1931,248-249.
4. Conjugalionssystam, 8-11.
5. Cf. Rnsk, Undcrsogclsc (HjeJmslev, Ausgewählte Abhandlungen, volume I,
48-49).
6. Meillet, 1922,458,
7. Vergleichende Grammatik des Sanskrit, Zend, Griechischen, Lateinischen,
Litauischen, Gotischen, und Deutschen,Berlin, 1833, rn.
8. C f Butlern (1707-3788), Histoire naturelle, J.F. Blumenbach (1752-1840), A
Manual o f the Elements o f Natura! History (trad. R.T. Gore), Londres, 3825.

181
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

la famille indo-européenne, Bopp ravive deux autres idées du xvnie siè­


cle. Il tend à considérer les flexions comme résultant d’un stade anté­
rieur d ’affixation de mots auxiliaires autrefois séparés, mode de
recherche étymologique déjà en faveur chez Horne Tooke (p. 167,
ci-dessus). Ainsi, il analyse les prétérits faibles gotiques tels que
sôkidëdun (« ils cherchaient »), comme contenant un verbe original
« faire » (cf. allemand tun, anglais do), et les futurs et imparfaits
latins en -b- (amübà - « j ’aimerai », amâbam - « j ’aimais », etc.),
comme dérivant de la racine bhü- - « être » (cf.fui- - «je fus », etc.).
Comme on l’a déjà noté, de tels processus de formation de mots ont
bien eu lieu, et certaines des étymologies de Bopp sont acceptables;
mais généraliser ce processus au point d ’analyser le latin amâris - « tu
es aimé », de *amâsis, comme ayant un élément -s- analogue au
pronom réfléchi s(ë), et les aoristes et futurs sigmatiques grecs
comme elûsa et lüsô - « je perdais », « je perdrai », comme contenant
une partie du verbe « être » (grec es-, sanskrit as-), c ’est imposer
une théorie a priori qui va à l’encontre de ce qu’autorisent les faits
Bopp, suppose aussi que, en règle générale, les formes verbales
fléchies contiennent des indices formels de la racine (épithète), de
la copule (attribut) et de la personne (sujet), citant un exemple latin
plausible, possum - « je suis capable », et quelques exemples inaccep­
tables comme amâvï - « j ’aimais », où il identifiait Je -v- à la racine
bhü - « être »*. Tandis qu’il est impossible d’accepter la plupart
des étymologies issues de cette conception, on peut estimer que
l’objectif de Bopp était de donner une expression formelle à l’analyse
logique des verbes qui avait eu cours chez les grammairiens de Port-
Royal et autres dans les siècles précédents 12.
Wilhelm von Humboldt est l’un des penseurs les plus profonds
du XIXe siècle en ce qui concerne les problèmes généraux de la lin­
guistique, et on peut se demander si, moyennant un style moins
verbeux, des idées plus élaborées et mieux illustrées et une meilleure
diffusion dans le public de ses volumineux ouvrages, on ne lui aurait,
pas accordé une place comparable à celle de Saussure, parmi les
fondateurs de la linguistique moderne. Il est l’un des rares linguistes
du début du XIXe siècle à ne pas avoir donné la prééminence à l’his­
toire. En fait, il n’établit pas de distinction nette entre les deux aspects
de la linguistique, synchronie et diachronie, et il soulève des problèmes 1

1. Conjugationssystem, 96, 151, 99, cf. 148; Analytic comparison of lhe Sanskrit,
Greek, Latin, and Teutonic languages (1820g reproduit dans Internationale Zeit- '
schrift für ailgemeine Sprachwissenschaft 4 (1889), 14-60), 23,46-47, 53-56, 58. .
2. Cf. P.A. Verburg, « The Background to the linguistic conceptions of Bopp », %
Lingua 2 (1950), 438-468. «'•

182
LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE

d’ordre essentiellement général, dont il cherche les réponses dans sa


propre expérience et dans ce qu’il a lu chez Bopp et d’autres.
Frère du géographe et ethnographe A . von Humboldt, il joua un
rôle important dans les affaires publiques de la Prusse, voyagea beau­
coup et se familiarisa avec de nombreuses langues, tant occidentales
qu’orientales; il avait de plus certaines notions sur plusieurs langues
amérindiennes. 11 publia quantité d ’écrits, sur le langage et sur les
langues, dont le plus important est ta Différence de construction du
tangage dans l'humanité, publié pour la première fois à titre pos­
thume, comme une longue introduction à sa description de l’ancienne
langue kawi de Java1.
Sa théorie du langage met i’accent sur la capacité linguistique
créatrice inhérente au cerveau ou à l’esprit de tout locuteur. Une
langue doit s’identifier avec la capacité vivante qu’ont les locuteurs
de produire et de comprendre les phrases, et non avec les produits
observables des actes de parler et d ’écriture; selon ses propres termes,
c ’est un pouvoir créateur (energeia, Tätigkeit, Erzeugung) et non pas
un pur produit (ergon, IVerk, Erzeugtes) 12. Encore moins doit-elle
s’identifier avec les produits inertes de l’analyse du grammairien.
La capacité de langage est une propriété essentielle de l’esprit humain,
sans laquelle le langage n’aurait pu naître sous la seule influence de
l’environnement; la nature même de cette capacité permet aux
langues de changer et de s’adapter aux circonstances; et c ’est ainsi
seulement que peut s’expliquer le fait central (et le mystère) du
langage, à savoir la capacité qu’ont les locuteurs de faire un emploi
infini des ressources linguistiques finies dont ils disposent à tout
moment3. Peu importe donc la profondeur de l’analyse et de la
description d’une langue, quelque chose de sa nature essentielle
reste inexprimé, point auquel les linguistes d ’aujourd’hui qui se
réclament de Humboldt feraient sans doute bien d ’être attentifs4.
Bien qu’il reconnaisse la capacité de langage comme universelle,
Humboldt fait siennes les idées de Herder en affirmant que l’individua­
lité de chaque langue différente constitue une propriété particulière de
la nation ou du groupe qui la parle (ici prédominent les arguments
nationalistes du xixB siècle basés sur l’identification linguistique). La
base articulatoire de la parole est commune à tous les individus, mais le

1. Humboldt, 1949. jt'- .V


2. Id., »W .,43-44. ß
3. « Die Sprache muss von endlichen Mitteln einen unendlichen Gebrauch
machen », ibid., ]03. /
4. Cf. N. Chomsky, Current Issues in linguistic Theory, La Hayc, J964, J7-2I.

• -j ■ rar*-
BRÈVE HISTOIRE DE LA L IN G U ISTIQ U E

son n’est qu’un matériau passif servant à la constitution formelle (ou


structure) du langage (innere Sprachform 1 2) . h'¡ancre Sprachform de
Huniboldt est la structure sémantique et grammaticale d ’une langue,
incorporant les éléments, structures et règles imposés aux matériaux
bruts de la parole. D ’un côté, elle est commune à tous, puisqu’elle
concerne l ’équipement intellectuel de l ’homme, mais, de l’autre,
la Sprachform séparée de chaque langue constitue son identité for­
melle et la différencie de toutes les autres (on peut donc, dans une cer­
taine mesure, la rapprocher de la langue dans la future dichotomie
saussurienne langue/parole). Ce principe organisateur de chaque
langue gouverne ses structures syllabiques, sa grammaire et son
lexique, cette dernière distinction n ’ayant qu’une signification péda­
gogique2. Les ultimes potentialités de l 'innere Sprachform de chaque
langue sont le domaine des écrivains et, chose plus importante, le
langage et la pensée d ’un peuple sont inséparables. Huniboldt pousse
plus loin la conception de Herder quant au développement parallèle
de la pensée et de la langue : « la langue d ’un peuple est son esprit,
et son esprit est sa langue 3 ».
Toute langue est le produit de son passe, et certaines langues sont
à un stade plus avancé que d ’autres en tant qu’instruments et modèles
de pensée. Fait typique de l’cpoque, il déclare que le sanskrit est la
langue la plus évoluée de toutes les langues connues 456. Pensée et
langage étant interdépendants et inséparables, on ne peut rendre sa
pensée et sa perception claires et communicables que grâce à une
langue; les mots ne sont pas des étiquettes ou des dénominations
individuelles, mais, simultanément, ils dénotent une chose et la placent
dans une catégorie de pensée distincte s. Les mots de toute langue
sont organisés en une totalité systématique, si bien que l’énonciation
d’un mol unique présuppose le tout de la langue comme structure
sémantique et grammaticale; seuls les emprunts à des langues étran­
gères peuvent constituer des éléments isoles extérieurs au système c.
Les différences entre les langues, par conséquent, ne reposent pas
seulement sur les differents sons de la parole qu’elles emploient,
mais mettent en jeu les différences des modes selon lesquels les locu­

1. Humboldt, op. eil., 89-98, 269.


2. Ibid.,48.
3. « Ihre Sprache ist ihr Geist und ihr Geist ihre Sprache », ibid. ,41.
4. Ibid., 92, 291.
5. Ibid., 115.
6. W. von Humboidt's Gesammelte Schriften, Berlin, volurr.e IV (1905), 14,
volume III (1904), 295.

184
LA LIN G U IST IQ U E H IST O R IQ U E E T COM PARATIVE

teurs interprètent et com prennent ]e monde où ils vivent (W el­


tansicht 1) .
L ’influence de cette conception du langage ne se fit pas Sentir
immédiatement. On a rem arqué que, si Humboldt cite abondamment
ses contemporains, ceux-ci ne semblent pas avoir fait grand usage de
ses idées12. Mais, dans la période qui le sépare du x x c siècle, on peut
relever de nombreuses traces de son influence. H. Stcinlhal (son élève)
et W. Wundt s’inspirent de lui pour développer leur psychologie
linguistique et leur psychologie sociale comparée (Völkerpsychologie) ,
et l ’école esthétique et idéaliste soulignera dans son enseignement
l ’individualité, la créativité et les potentialités artistiques de toute
langue3. Plus récemment, divers courants « néo-humboldticns »
sont apparus dans la linguistique européenne, particulièrement
associés aux travaux de L. W cisbcrger sur l’allemand ; quant au rapport
des thèses de Humboldt avec les théories de W h orf en Amérique, il n ’a
pas besoin d ’clre explicité. Il existe dans la linguistique américaine
une filiation allant de H um boldt, en passant par D. G. Brinton
(traducteur de certaines de ses oeuvres), F . Boas et E . Sapir, à
B. L . Whorf, où l ’on doit mentionner spécialement Jes travaux sur
les langues amérindiennes 4.
On peut aussi constater à quel point la théorie de Kant elle-même
influença la pensée de H um boldt. La théorie de la perception de
Kant implique que les sensations produites par le monde extérieur
soient ordonnées en catégories ou « intuitions » (Anschauungen)
imposées par l ’esprit, notam m ent celles d’espace, de temps et de
causalité. Humboldt relativise la théorie philosophique universelle de
K ant dans son application à la linguistique, rendant 1'innere Sprach-
form responsable de l’ordonnancem ent et de la catégorisation des
données de l’expérience, si bien que les locuteurs de langues diffé­
rentes vivent en partie dans des mondes différents et possèdent des*
systèmes de pensée différents. On remarque que Humboldt emploie

1. Humboldt, 1949, 26.


2. Arens, 1955, 183-184.
3. W. Wundt, Völkerpsychologie, Leipzig, 1905-1906; Tordan, 1937, chapitrc n;
W. Bumann, Die Sprachthcoric Hermann Steinthah, Mciscnheim, 1965.
4. L. Weisgerber, Von den Kräften der deutschen Sprache, volumes 1-IV, Düssel­
dorf, 1949-1950; id., Das Menschheitsgesetz der Sprache, Heidelberg, 1964;
H. Basilius, « Neo-Humboldtian cthnolinguistics », Word S (1952), 95-105;
J.B. Carroll. Language, thought and reality: selected writings o f Benjamin Lee Whorf,
New York, 1956; D. Hymcs, « Notes towards a History of linguistic Anthropo-
logy », Anthropological Linguistics 5 (1963), 59-103; T. Bynon, « Leo Wcisgcrbcr’s
four stages in linguistic analysis », Man n.s. 3 (1966), 468-483.

185
LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

lique indo-européen originel; des systèmes triadiques de toutes


ne la remplacera, par sa Wellcnthcorie, ou théorie des va eues d ’inno­
sortes ont pu le séduire vu son éducation hégélienne. Les études ulté­
vations, changements linguistiques (y compris les changements
phonétiques) qui sc propagent sur une aire donnée de dialecte à rieures ont montré que la langue sanskrite avait changé, depuis le
dialecte, ou même de langue à langue, aussi longtemps que subsistent détachement de sa branche de l’état unitaire originel, au moins
autant que les autres langues indo-européennes.
des contacts linguistiques J.
C ’est lorsque la diffusion linguistique se produit sur des distances Dans la forme sous laquelle Schleicher les a élaborés, ni son dia­
impliquant la séparation presque complète des locuteurs, comme gramme en arbre ni les formes de la Ursprac/ic ne sont restés inchan­
gés; des études plus approfondies amenèrent à modifier à la fois le
par exemple, durant la période historique, chez les colons hollandais
en Afrique du Sud et chez certaines communautés isolées de langue groupement des langues dans les branches de l’arbre, les formes des
reconstructions et l’inventaire phonologique attribué à VUrspra-
espagnole dans le Nouveau-Monde, que le modèle de Schlcichcr
donne la meilleure représentation littérale de l’histoire linguis­ che. G. von der Gabelentz pouvait déjà dire que, entre 1861 et 1891,
les formes de cette langue reconstruite avaient subi de grands
tique. changements1, et la découverte au x x e siècle de la parenté du
L ’autre objection majeure à une interprétation trop étroite du
modèle en arbre, c ’est qu’il suggère que les divisions dialectales hittite avec les langues indo-européennes altéra encore plus le
tableau. Ces thèmes ainsi que les recherches détaillées sur les
constituent le trait le plus récent de l’histoire linguistique, puisque
les dialectes figurent aux points terminaux de l ’arbre. Ce n’est qu’ex­ différents groupes de langues indo-européennes qui caractérisent
cette période ultérieure concernent l ’histoire de la linguistique
ceptionnellement, comme pour le grec, que nous avons une connais­
sance appropriée de la situation dialectale dans le cas des langues comparative indo-européenne plutôt que celle de la linguistique
générale dans son ensemble*.
mortes; et VUrsprachc ainsi que les langues communes intermé­
La théorie de l’histoire linguistique de Schleicher, quelle que
diaires reposent précisément sur ce que l’on pense avoir été commun
soit sa source d’inspiration, est conforme aux idées darwiniennes
dans chacune à tous les locuteurs. Mais tout ce que nous savons au
qui prévalent dans la seconde moitié du siècle. Il en était conscient
sujet des conditions du langage nous conduit à penser que la division
et, en 1863, publia un court traité sur la Théorie darwinienne et la
dialectale était au moins aussi poussée dans les premiers jours qu'elle
le fut plus tard (probablement meme davantage) et, en fait, certains
Linguistique3. Il se considère comme un naturaliste dont le domaine,
le langage, est un organisme, qu’il faut traiter par les méthodes
ensembles de correspondances à l ’intérieur des langues indo-euro­
des sciences naturelles, et qui, en outre, indépendamment de la volonté
péennes semblent nous forcer à admettre que des isoglosses dialectales
ou de la conscience qu’en ont ses locuteurs, a ses périodes de crois­
existaient déjà à l’intérieur de VUrspraclw durant cette période
sance, de maturité et de déclin4. Ces idées étaient déjà dans l’air
d’unité hypothétique. Dans la mesure où l’on peut donner à ce
modèle une interprétation strictement littérale, il faut considérer mais sous une forme moins élaborée; Bopp avait écrit qu’on doit
envisager les langues comme des objets organiques naturels croissant
qu’il relève de la méthode de la linguistique historique et le lire de
selon des lois définies et portant en elles leur propre principe vital,
bas en haut, et non y voir le tableau exact des événements historiques
traversant différentes phases de développement pour, finalement,
et le lire de haut en bas.
Un trait important de la Stammbaumtheone est que le sanskrit
commence à trouver dans la famille sa position appropriée, Schleicher
1. G. Von der Gabelentz, Die Sprachwissenschaft (2e édition), Leipzig, 1901,
lui assignant, comme à n’importe quelle autre langue, une place dans 170.
le groupe « aryen » (indo-iranien), bien qu’il suppose que le système 2. Brefs détails et références dans Pedersen, 1931, spécialement chapitre vu.
vocalique du sanskrit /a/, /i/, /u / (les /e/ et /o / du sanskrit classique 3. Die darwinsehe Theorie und die Sprachwissenschaft, Weimar, 1863 (2e édi-
sont des dérivés tardifs de diphtongues*) est aussi le système voca- lion, 1873); J.P. Maher, « More on the History of the comparative Method : the
Tradition of Darwinism August Schleicher’s work », Anthropological linguistics,
8.3. (1966), 1-12. 1
4. Compendium, 1-3; Sprachvergleichende Untersuchungen, Bonn, 1848-1850,
1. J. Schmidt, Die Verwandschafisverhdllnisse der indogermanischen SpracheM, volume II, 21 ; Darwinsche Theorie, 6-7 ; Die deutsche Sprache (2e édition), Stuttgart,
Weimar, 1872; cf. L. Bloomficld, Language, Londres, 1935, 314-319. >869, 37-47.
2. W.S. Allen, Phonctics in ancienI India, Londres, 1953, 62-64.
S
191
190
BRÈVE H IST O IR E DE LA LINGUISTIQUE

m ou rir1. Schleicher soutient que la théorie de Darwin, telle qu’elle


est élaborée pour les règnes animal et végétal, convient parfaitement
à l ’histoire des langues et q u ’on peut comparer la diffusion des
différentes langues sur la surface de la terre, ainsi que leurs contacts
et conflits, à la lutte pour l ’existence dans le monde des êtres vivants,
lutte dont les langues indo-européennes étaient sorties victorieuses123.
Cette approche biologique du langage gouverne à la fois la théorie
schleichérienne de Y Ursprache et le traitement de la typologie linguis­
tique. Schleicher considère que les trois types courants de langues :
isolantes, agglutinantes et fiexionnelles, représentent des étapes
historiques dans l’évolution de la langue vers un état optimum
d ’organisation 8. Comme on l ’a vu, de telles idées historicistes ram è­
nent à la spéculation du xvm e siècle, Humboldt ayant proposé
quelque chose de semblable. Schleicher va encore plus loin et situe
dans la préhistoire la période de croissance de la famille indo-euro­
péenne, Y Ursprache unitaire telle qu’il l’a reconstruite représentant
le stade de maturité saine et les développements historiques ulté­
rieurs marquant le déclin 4. Si, dans une certaine mesure, la structure
des langues classiques anciennes, plus fiexionnelles si on les compare
à leurs descendantes, témoigne en faveur de ce modèle, on note à
dater de Grimm une nette admiration pour la morphologie flexion-
nelle, plus particulièrement dans sa manifestation « la plus pure »,
YAblaut, meilleur mode de représentation grammaticale. Il est pos­
sible que le sentiment national ait joué inconsciemment un certain
rôle; Y Ablaut est un processus formateur important dans les langues
germaniques, que l ’allemand exploite davantage que, par exemple,
l’anglais (cf. l’emploi fiexionnel et dérivationnel de l’alternance
vocalique dans une série de mots comme sprechen - parler, sprach -
parlai(s), gesprochen - parlé, sprich - parle!, Gespräch - conversation,
Spruch - dicton, proverbe, Sprüche (pluriel)).
Grimm avait précédemment dit des flexions « fortes » (utilisant
YAblaut) des langues germaniques qu’elles constituaient un trait

1. Vocalisants oder Sprachvergleichcnde Kritiken, Berlin, I836,1 ; « Die Sprachen


sind als organische Naturkörper anzuschcn die nach bestimmten Gesetzen sich
bilden, ein inneres Lebensprinzip in sich tragend sich entwickeln, und nach und
nach absterben ».
2. “ Das was Darwin für die Arten der Tiere und Pflanzen geltend macht, gilt
nun aber auch, wenigstens in seinen hauptsächlichsten Zügen, für die Organismen
der Sprachen », Darwinsche Theorie, 13; op. cit., 31-32.
3. Sprachvergleichcnde Untersuchungen 2, 15 : « Das Nacheinander der
Geschichte in das Nebeneinander des Systems umschlägt »; cf. op. cit., I, 6 et 2, 9.
4. Compendium, 4; Sprach vergleichende Untersuchungen, 2, 10-20.

192
LA L IN G U IST IQ U E H ISTO RIQ U E E T CO MP AR ATI VE

important et caractéristique de ce groupe, bien que VAblaut se trouve


en fait dans beaucoup de langues dont l’organisation est par ailleurs
très différente \ E n ce qui concerne le déclin historique, Schleichcr
fait preuve d ’une grande sévérité envers l ’anglais; se référant aux
changements subis par cette langue depuis qu’elle s’est nettement
distinguée des autres, il écrit que ceux-ci prouvent avec quelle rapi­
dité la langue d ’un peuple important, dans l ’histoire et la litté­
rature, peut décliner2.
L a principale controverse linguistique du dernier quart du siècle
_concerne ce que l ’on appelle maintenant la doctrine des néogram-
mairiens ou Jutiggrammaliker; en parlant de celle-ci, on arrive déjà
à la limite de l ’histoire contemporaine. Les principes néogrammai­
riens et leurs implications font, ou doivent faire partie, de tout
programme d ’enseignement en linguistique générale, et tout manuel
sérieux dans ce domaine devrait en faire l’exposé 3.
Ceci, évidemment, ne veut pas dire que notre compréhension et
notre enseignement actuels de la thèse néogrammairienne reflètent
exactement la façon donl ses adeptes la concevaient et la définissaient.
Sa formulation constitua un événement important et provocant, qui
suscita immédiatement une réaction considérable et, chose plus
importante, ouvrit la voie à différentes lignes de recherche et de pensée
en réponse directe aux thèses émises. La forme que revêt aujourd’hui
notre théorie linguistique, en particulier notre théorie de la linguis­
tique historique, serait très différente si elle n ’avait directement
découlé des néogrammairiens. C ’est en ce sens qu’ils font partie de
la scène linguistique contemporaine et qu’on peut dire : « nous som­
mes tous désorm ais néogrammairiens ».
En passant en revue l’école néogrammairienne dans le cadre d ’une
histoire de la linguistique, nous devons nous efforcer de la considérer
sous son double aspect, en tant qu’elle vit les principes des néo-
grammairiens proposés pour la première fois, en guise de réaction
à ce qui avait été dit et fait précédemment, et en tant qu’elle fait
partie de la théorie linguistique subséquente; autrement dit, nous
désirons com prendre à la fois comment les néogrammairiens enten­
daient leur propre œuvre et comment les linguistes actuels trouvent
profitable de l ’interpréter et de l ’utiliser.

L Dcutsches Wÿrterbuch, Leipzig, 1919, volume 10.2.1, 876.


2. Sprachvergleichcntk Untcrsuchungen 2,231 : « ...wic schnell die Sprachc eines
geschichilich und lillerargeschichilich bedeuten^en Volkes herabsinken kann ».
3. Par exemple L. Bloomfield, Language, Londres, 1935, chapitres xvrn, xx
xxi; L.R. Palmer, Introduction to modem Linguistia, Londres, 1936, chapitres in
tv, vu.

193
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE

L ’essence de la théorie néogrammairienne se trouve sommai­ linguistiques ne pourraient s’établir historiquement que par des
rement exposée dans un manifeste paru dans une revue fondée par témoignages extralinguistiques, tels ceux qu’on trouve dans les langues
ses deux principaux adeptes, H. Osthofi et K. Brugmann, où figurent descendant du latin.
les déclarations suivantes : « Tous les changements phonétiques, Que le travail scientifique progresse sans que la théorie qui devrait
en tant que processus mécaniques, ont lieu selon des lois qui n’ad- le valider ait été explicitement formulée ne constitue pas un événement
mctlcnl pas d’exception (ausnahmslose Laulgcxctze), à l’intérieur rare dans l'histoire des sciences. Les implications de la linguistique
du meme dialecte, et le même son se réalisera toujours de la meme historique et comparative sont énoncées en 1876 par A. Lcskien ;
façon dans un environnement identique; mais les créations analo­ « Admettre des changements facultatifs, contingents et autonomes,
giques et les corrections de mots spécifiques en tant quantités lexi­ c'est poser le principe que l’objet de la recherche, le langage, n'est
cales ou grammaticales sont également une composante universelle pas susceptible d ’une étude scientifique3. » D ’autres avaient dit la
du changement linguistique à toutes les périodes de l’histoire et même chose, bien que de façon moins explicite : Verner, exposant la
de la préhistoire 1 ». loi qu’on a depuis désignée de son nom, montrait qu’un grand
Différents savants avaient exprimé précédemment des vues simi­ nombre d ’exceptions apparentes à la mutation consonantique dans
laires, mais c ’est à Osthoff et Brugmann qu’il échut de démontrer les langues germaniques telle que Grimm l’avait formulée pouvaient
formellement qu’elles sont nécessaires à la linguistique historique et s'expliquer systématiquement si l’on se référait à la position de
de ce voir appeler « néogrammairiens » (Junggrammatiker), surnom l'accent de mot aux stades antérieurs de la famille indo-europccnne
d ’inspiration politique, donné à l’origine à un groupe de jeunes (par exemple, le sanskrit, à la période où l’accent I-E subsistait : bhrâtâ,
savants travaillant à Leipzig. gothique brôpar - « frère », mais pitâ,fadar - « père » ); d ’une manière
Le concept de loi phonétique s’est développé tardivement; il significative, il intitula son article « Une exception à la première
était inconnu de Grimm, et les exceptions apparentes au cours mutation consonantique », et écrivit : « 11 doit exister une règle aux
général des changements phonétiques dans une langue ne trou­ exceptions à une règle; le seul problème est de la découvrir2. »
blaient aucunement les savants du milieu du siècle, tels que Schleicher. L'autre implication de la théorie est que ce sont les correspondances
Mais, dans les années qui suivent la publication du Compendium systématiques entre les sons des langues qui démontrent leur parenté,
de Schleicher, les résultats d’une recherche approfondie dans les cl non simplement le cas spécial de ressemblance dans la forme pho­
diverses branches de la famille indo-européenne fournissent une nétique réelle; c ’est ce que Meillet établira clairement par la suite3.
abondance de matériaux et de témoignages en faveur d ’un ordre Alors que Grimm et ses contemporains subissent l ’influence du
à l’œuvre derrière les ensembles de correspondances formelles, mouvement romantique et que Schleicher présente son œuvre dans
qui avait soit embarrassé les chercheurs précédents soit échappé ¿ le contexte de la théorie darwinienne, les néogrammairiens souhaitent
leur observation; l’on s’aperçoit que le statut scientifique de la que la linguistique historique devienne une science avec des méthodes
linguistique historique et comparative repose sur le principe de conformes à celles des sciences naturelles, dont les progrès sont si
la régularité du changement phonétique. On peut retracer l’histoire frappants à l’époque. Les savants soutiennent avec force l’universalité
d ’une langue grâce aux variations attestées dans ses formes et ara des lois naturelles, l’uniformité de la nature étant un dogme admis4.
significations de ses mots, et l’on démontre que les langues sont appa­
rentées par le fait qu’elles contiennent des mots dont les corres­ 1. A. Lcskien, Déclination im Slawisch-Litauischen und Germanischen Leipzig,
pondances formelles et sémantiques ne peuvent être attribuées «u lf-76, xxvm : « Lässt man beliebige, zufällige, unter einander in keiner Zusam­
pur hasard ou à un emprunt récent. Si donc le changement phoné­ menhang zu bringende Abweichungen zu, so erklärt man im Grunde damit,dass
da>, Objekt der Untersuchungen, die Sprache, der wissenschaftlichen Erkenntnis
tique n’était pas régulier, si les formes des mots étaient soumis« rieh zugänglich ist. »
au cours du temps à des variations aléatoires, inexplicables et arbi­ 2. « Eine Ausnahme der ersten Lautverschiebung», Zeitschrift für vergleichende
traires, de tels arguments perdraient leur validité, et les relations Sprachforschung, 23 (1877), 97-130 (101) : « Es muss eine Regel für die Unregel­
mässigkeit da sein; es gilt nur diese ausfiindig zu machen »; traduction anglaise,
Lehmann, 1967, 132-163.
1. H. Osthoff et K. Brugmann, Morphologische Untersuchungen 1 (187Ç, -V Meillet, 1922, 470-471.
in-xx; traduction anglaise, Lehmann, 1967, 197-209. I 4. H.W.B. Joseph, An Introduction to Logic, Oxford, 1916, chapitre xix.

194 195
BREVE H ISTO IR E D E LA LIN G U ISTIQ U E

D ans cette optique, Osthoff écrit à propos des lois phonétiques


qu ’elles fonctionnent par nécessité aveugle, indépendamment de la
volonté individuelle1; néanmoins, la langue n ’est pas une entité
organique supra-individuelle ayant une croissance et une vie propres,
com m e l’ont affirmé Humboldt et Schleicher et comme l’affirmera
Saussure (sous l'influence de Durkheim); elle a simplement sa raison
d ’être dans les individus qui composent une communauté linguis­
tique, les changements linguistiques survenant précisément dans
les habitudes linguistiques des individus. Dans l’intérêt de ce qu’ils
considèrent comme une perspective scientifique, les néogrammairiens
s ’élèvent contre les conceptions a priori et spéculatives de prédéces­
seurs tels que Schleicher, qui distinguait une période préhistorique, de
progrès, et une période historique, de déclin. Excepté pour ce qui touche
à la nature des témoignages, ils soutiennent qu’il n ’y a aucune diffé­
rence entre ces périodes quant aux changements linguistiques. En
fait, ils se détournent de YUrsprache en tant que réalité préhistorique
supposée, pour s’intéresser aux données disponibles dans les documents
écrits et les dialectes parlés d'aujourd’hui; et c ’est des néogram­
mairiens que provient la conception des formes indo-européennes
com m e formules abstraites plutôt que comme mots ou morphèmes
réels. Dans un paragraphe où ils s’expriment assez brutalement,
Osthoff et Brugmann critiquent toute spéculation qui va au-delà de ce
que garantissent strictement les faits : « Seul le comparatiste, qui
abandonne l’atmosphère chargée d ’hypothèses du laboratoire où
l ’on forge les formes-mères de l’indo-germanique, pour émerger à
la lumière de la réalité tangible et du présent, afin d ’en tirer l’infor­
mation que la théorie vague ne peut jamais fournir, peut parvenir
à une présentation exacte de la vie et des transformations des formes
linguistiques2. »
Les néogrammairiens se préoccupent des données et des lois qui
les gouvernent, s’adressant à la physiologie (en phonétique) et à la
psychologie pour traiter les domaines du changement phonétique
et de la transformation analogique, ou de la résistance à cette trans-

, l
1. Das Verbum in der Noininalkomposition, Jena, 1878, 326 : « Die Lautgesetze
der Sprachen geradezu blind, mit blinder Naturnotwendigkeit wirken. »
2. Morphologische Untersuchungen, 1 rx-x : « Nur derjenige vergleichende
Sprachforscher, welcher aus dem hypothesentrüben Dunstkreis der Werstätte
in der man die indogermanischen Grundformen schmiedet, einmal hcraustritt
in die klare Luft der greifbaren Wirklichkeit und Gegenwart, um hier sich Belehrung
zu holen über das, was ihn die graue Theorie nimmer erkennen lässt... nur der
kann zu einer richtigen Vorstellung von der Lebens- und Umbildungsweisc der
Sprachformen gelangen. »

1 96
LA LIN G U ISTIQ U E HISTORIQUE ET COMPARATIVE

formation. Ces pratiques terre-à-terre sont toujours nécessaires dans


une science, mais, en abandonnant la spéculation stérile au profit
d ’un examen minutieux des détails, les néogrammairiens ont laissé
provisoirement de côté une grande partie de ce qui faisait la valeur
des travaux de leurs prédécesseurs. La conception structurale du
langage, suggérée par Humboldt, particuliérement dans sa théorie
de Yinnere Sprachform, ne trouve pas une place dans leur oeuvre;
les secteurs de la linguistique qui échappent aux préoccupations
immédiates des néogrammairiens sont généralement traités d ’un
point de vue historique, comme l'illustrent Jcs JPrindpes.de l’histoire
du langage (1880, chapitre iv) de H. Paul et, de façon encore plus
frappante, VEssai de sémantique (1897) de M. Bréal, celui-ci pouvant
revendiquer le mérite d ’avoir introduit le terme désormais univer­
sellement employé de « sémantique1 ». Sans doute est-ce en réac­
tion contre cette influence unilatérale de l’historicisme, qui culmine
dans l’école néograminairienne à la fin du siècle, que certains struc­
turalistes et descriptivistes du x x c' siècle semblent ne jamais se lasser
d ’allusions méprisantes à la « sclérose » et à P « atomisme » des
néogrammairiens!
11 est certain que leur école, en dépit des protestations qu’elle sou­
lève, devient vite prédominante : les livres de Bopp et Schleicber
sont remplacés par l’impressionnant Abrégé de grammaire comparée
des langues indo-germaniques de Brugmann et Delbrück (celui-ci
étant responsable des chapitres sur la syntaxe); les Principes de Paul
exposent la théorie néogrammairienne, déclarant que le seul traite­
ment scientifique du langage est le traitement historique, tandis que
W. Meyer-Lübke applique la théorie au domaine des langues rom a­
n es2. En Angleterre, J . Wright et, en France, A. Mcillct, s’initient
tous deux à la linguistique néogrammairienne; il en est demême
pour les fondateurs de la linguistique américaine, F . Boas, E. Sapir
et L. Bloomficld. L ’ctude par Bloomfïeld de la famille algonkicnne
des langues amérindiennes constitue une brillante application de la
théorie et des méthodes de la linguistique historique et comparative,
à une famille de langues éloignée et entièrement distincte 3.
1. H. Paul, Prtncipien (ter Sprochgcschichtc (5e édition), Halle, 1920 (trad.
H.A. Strong, Principles o f the Hislory of Langaagc, Londres, 1891), chapitre iv;
M. Brcal, Essai de sémantique, Paris, 1897.
2. Brugmann et Delbrück, 1886-1900; Paul, op. cit., 20-22; W. Mcycr-Lübke,
Grammaiik der romanhehen Sprachcn, Leipzig, 1890-1902.
3. C. Osgood (ed.), Linguislic Structures o f native America, New York, 1946,
85-129; C.F. Hocketl, « Implications of Bioomncid’s Algonquian studios »,
Lunguoge 24 (1948), 117-131.

197
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

Comme on l'a récemment fait remarquer1, les néogrammairiens


marquent l’une des étapes réellement significatives dans l’histoire de
la linguistique des deux derniers siècles. Leur influence est triple :
dans l'encouragement qu’apporte leur approche à la science linguis­
tique, dans les réactions immédiates de ceux qu’ils choquent cl dans
les réactions des générations suivantes.
Deux domaines qui, pour les néogrammairiens, relèvent pleinement
de la linguistique historique telle qu’ils la conçoivent, sont la phoné­
tique et la dialectologie. La phonétique descriptive, dont l’histoire en
Europe remonte au moins à la Renaissance, suit au xtxc siècle sa
propre ligne de développement, que nous passerons en revue au
chapitre suivant. Elle reçoit un puissant appui de l’accent mis par
les néogrammairiens sur la nécessité d’étudier les langues vivantes et
sur l’imperfection de l’écriture quand il s’agit de fournir des informa­
tions sur la prononciation réelle des langues mortes. Il n’y a plus dès
lors aucune excuse à confondre lettre écrite et son parlé. Les Prin­
cipes de phonétique (1876) de E. Sievers portent le sous-titre révéla­
teur d’ Introduction à l'étude des sons des langues indo-européennesi2.
Les dialectes parlés en Europe constituent un pôle d ’attraction
linguistique depuis que le mouvement romantique avait mis à la mode
tout ce qui concerne le « peuple », mais les néogrammairiens en font
leur champ d’étude privilégié pour la lumière qu’ils peuvent jeter sur
le changement linguistique, puisqu’ils représentent le dernier stade
dans la diversification de la famille indo-européenne 3. Bien que cer­
tains dialectologues figurent parmi les adversaires les plus résolus de
la doctrine néogrammairicnne, cette période voit fleurir les études
dialectales, les descriptions de dialectes et les publications d’atlas
dialectaux.
La façon provocante dont les néogrammairiens proposent leurs
principes, bien qu’ils ne fassent pour la plupart qu’expliciter les hypo­
thèses tacites contenues dans les travaux de leurs prédécesseurs,
donne davantage de poids à l’étude des mots d’emprunt,à l’emprunt
linguistique comme trait universel de l’histoire des langues et à l’ana­
logie comme tendance permanente. Ces deux facteurs avaient été
antérieurement identifiés en linguistique; les mots d ’emprunt exis­
taient depuis l’Antiquité et, dans la théorie grammaticale synchro­

1. Hockctt, « Sound change », Language 41 (1965), 185-204.


2. Grundzùge der Lautphysiologie: zur Einführtmg in das Studium der Lautlehri
der indogermanischen Sprachen, Leipzig, 1876.
3. Osthoff et Brugmann, Morphologische Untersuchungen, I, vm-ix.

198
LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE

nique de la Grèce antique, l’analogie, la régularité des formes corres­


pondantes des paradigmes grammaticaux, constituait l’un des prin­
cipes gouvernant la langue. Mais ils avaient joué jusqu’alors dans la
linguistique historique un rôle moins important, jusqu’à ce que la
nécessité d ’expliquer les violations apparentes des lois phonétiques
se fasse clairement sentir; W. Scherer avait souligné l'importance
de la transformation analogique, mais son terme « fausse analogie »
montre bien la place secondaire qu’il assignait à cet aspect du change­
ment linguistique h
Ces développements, bien que tous connus et attendus, déclenchent
immédiatement des réponses critiques et hostiles. Celles-ci s ’expriment
en termes de la théorie et des connaissances existantes, tandis que les
réactions plus tardives procéderont d’un nouvel examen de la position
néogrammairienne à la lumière des progrès accomplis par la théorie
linguistique générale et les techniques descriptives.
La critique prend des formes multiples. Le ressentiment personnel
qu’éprouvent quelques vieux savants choqués par ce qui leur semble
être des expressions inutilement dures de la part de nouveaux venus
(Osthoff et Brugmann sont nés en 1847 et 1849, respectivement) est
bien compréhensible et ne nécessite aucun commentaire historique.
Certains professent que les principes néogrammairiens n ’apportent
rien de nouveau, se contentant de reproduire ce que les linguistes
font de toute façon en linguistique historique et comparative. Ceci
est, en un sens, assez juste. Les néogrammairiens ont essentiellement
dégagé les implications de la pratique effective du domaine en les
distinguant d’hypothèses inutiles et fallacieuses. Ils ont ainsi rendu
un grand service, comme le fait toute réflexion sur la théorie et la
méthodologie scientifique. De plus, en explicitant les principes sur
lesquels repose la science, ils accomplissent un grand pas vers la
garantie qu’une pensée confuse et dénuée de rigueur ne puisse aboutir
à des arguments incorrects et à des relations étymologiques erronées.
Cependant, les arguments les plus décisifs contre la position
néogrammairienne, telle que l’ont d’abord exposée Osthoff et Brug­
mann proviennent de spécialistes d’un secteur de la linguistique
qu’ils ont eu à cœur d’encourager, l’étude des dialectes vivants.
L’examen détaillé du fonctionnement du langage dans des commu­
nautés relativement petites, attentivement étudiées sur le terrain,
montre la complexité des phénomènes rassemblés sous les appella­
tions/de « différentiation dialectale » et d’ « emprunt dialectal ».1

1. Zur Geschichte der deutschen Sprache, Berlin, 1868.

199
BRÈVE HISTOIRE DE LA LIN G U IST IQ U E

Plus on étudie une langue de façon approfondie, plus on s ’aperçoit


que les divisions dialectales géographiques se déplacent perpétuelle­
ment et sont loin d’etre aussi tranchées que des descriptions super­
ficielles ne le laissent paraître. Le nombre d ’isoglosses en coïncidence
relative, nécessaire pour délimiter un dialecte, doit lui-même être
arbitraire, et,si l’on pousse à leurs limites logiques les différences de
détail à tous les niveaux, y compris la prononciation, le dialecte
devient alors un idiolecte.
En outre, les limites temporelles sont aussi floues que les limites
géographiques. Les changements phonétiques, à l ’image de tous les
autres changements linguistiques, doivent com m encer et cesser à l ’in­
térieur de certaines limites temporelles ainsi que se diffuser sur cer­
taines aires géographiques; mais l’étude attentive des situations dialec­
tales réelles montre qu’il est possible que certains mots changent
avant certains autres quand les mêmes sons sont mis en cause, et
que l’interpénétration dialectale à travers des lignes principales
d ’isoglosses peut bouleverser l’application universelle d ’un change­
ment phonétique dans une région particulière. Les cartes dialectales,
comme celle qui figure dans le Language de Bloomfield (p. 309, dans
la trad, fr.), montrent ce qu’il advient lorsqu’on s ’empare d ’un
changement linguistique en cours pour le figer dans une description.
On n ’en a pas fini avec la variation linguistique lorsqu’on a poussé
les divisions géographiques jusqu’à l’idiolecte. L a plupart des com ­
munautés linguistiques sont traversées par des divisions sociales qui
se manifestent en partie par des différences de comportement linguis­
tique, comme en témoignent les attitudes du peuple envers la « langue
correcte » ; et la compétence linguistique d’un grand nombre d ’indi­
vidus comporte plus d’un dialecte social, et souvent plus d’un dialecte
régional différent, utilisé dans des circonstances différentes; et ces
différences, pour autant qu'elles sont liées à la prononciation, peuvent
résulter de l’action ou de l’inaction d’un changement phonétique
particulier.
L a division dialectale, assez grossièrement conçue, et le changement
ou le conservatisme analogiques, sont les deux facteurs que les néo-
grammairiens considèrent comme allant apparemment à l’encontre de
l ’universalité des lois phonétiques. Mais l’examen minutieux des dif­
férences dialectales révèle d’autres considérations pertinentes pour la
recherche étymologique, et qui concernent non pas des catégories
de sons, mais des mots particuliers en tant q u ’éléments lexicaux
individuels. Les facteurs capables de détourner les formes de mots
de leur développement phonétique régulier vraisemblable sont, entre
autres, le conflit homonymique, la réduction excessive de longueur,

200
LA LIN G U IST IQ U E H ISTORIQU E ET COMPARATIVE

la ressemblance ou la coïncidence avec des mots tabous, les étymo­


logies populaires ou fausses, les emprunts de prestige à un dialecte
voisin. De tels événements sont nécessairement individuels et possè­
dent une incidence très variable; ils sont explicables si l’on en connaît
toutes les circonstances (ce qui n ’est évidemment pas souvent le cas,
spécialement en ce qui concerne les premiers âges d ’une langue), mais
ils ne sont pas prévisibles.
Il est donc significatif que la plupart des critiques les plus sérieuses
de l’universalisme des néogrammairiens proviennent de spécialistes
en dialectologie et de la géographie linguistique. On peut en parti­
culier citer H. Schuchardt, avec son article « Des lois phoniques :
contre les néogrammairiens » , et J. Gilliéron, responsable de l’atlas
linguistique de la France et de nombreuses études d’étymologies
françaises individuelles, dont la plus connue est sa Généalogie des
mois gui désignent l'abeille1.
Un autre développement de la recherche dialectale détaillée prend
la forme d ’études sur « les m ots et les choses » ( Wörter und Sachen),
où l'histoire et la distribution géographique des éléments de culture
matérielle (outils agricoles, plantes cultivées, etc.) et Je vocabulaire
qui leur est associé font l’objet d'examens minutieux. Schuchardt
s’en préoccupe beaucoup, ainsi que R. Meringer qui, en 1909, fonde
une revue, Wörter und Sachen, uniquement consacrée à ce domaine.
On doit attribuer à Gilliéron la doctrine, à première vue diamé­
tralement opposée à celle des néogrammairiens, scion laquelle « tout
mot a sa propre histoire ». Mais, en réalité, ces deux positions ne
sont pas tellement incompatibles. Les changements de prononciation
des mots mettent en jeu deux choses : la transmission des habitudes
articulatoires d ’une génération à l’autre repose sur l’apprentissage,
durant J’enfance, d ’ensembles de sons entendus pour la première fois
dans certains mots mais qui, une fois maîtrisés, sont employés sans
effort dans de nombreux autres m ots; pour diverses raisons, dont
beaucoup restent mystérieuses, les changements se produisent au
cours des transmissions successives entre générations, et la répétition
d ’un nombre relativement petit de sons dans le vocabulaire virtuelle­
ment illimité d ’une langue contribue à l ’universalité des changements
phonétiques. Mais on apprend aussi les mots en tant qu’unités lexicales
globales, et toute hésitation, modification individuelle ou autre parti-

1. Lieber die Lautgesetze: gegen die Junggrammatiker, 1885 (reproduit dans


L. Spitzer (ed.), Hugo Schuchurdt-Brevier, Halle, 1928, 51-87; Généalogie des
mots qui désignent l’abeille, Paris, 1918.

201
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

cularité dans la prononciation d ’une telle unité peut egalement


s’apprendre, se maintenir et se transmettre aux générations futures ou
dans la langue des adultes, durant leur vie. Toui mot a son histoire
individuelle dans sa sémantique, sa grammaire et sa prononciation.
Dans la plupart des cas, on peut décrire son évolution phonétique
en référence à l'évolution phonétique des sons qui le composent, mais,
dans certains cas, on doit faire appel pour expliquer la forme de sa
prononciation aux circonstances particulières qui jalonnent son
histoire individuelle. Alors que les néogrammairiens mettent l’accent
sur l’uniformité phonétique, Gilliéron et ses disciples mettent l’accent
sur l’individualité étymologique.
Les néogrammairiens avaient affirmé que la langue n’a pas d'exis­
tence en dehors des locuteurs. Un groupe de linguistes, connu sous
le nom d’école idéaliste ou esthétique, souligne l’importance du
locuteur individuel dans le déclenchement cl la diffusion des change­
ments linguistiques de toutes sortes. Le chef de ce groupe, K. Vossler,
de Munich, tire ses idées sur la nature du langage de Humboldt et,
plus directement, du philosophe italien B. Croce, son ami durant
un demi-siècle.
Il est intéressant de remarquer que ces linguistes sont orientés
également vers l’histoire, tout en concevant l’histoire des langues
d’une façon différente. Comme Humboldt, Vossler met l’accent sur
l'aspect créateur et individuel de la compétence linguistique. Tout
changement linguistique débute par des innovations dans les habitudes
linguistiques individuelles, et celles qui donneront naissance à une
modification dans la langue y parviennent grâce à l’imitation par les
autres locuteurs, qui assure ainsi leur diffusion. Les néogrammairiens
» ’auraient probablement rien à objecter à cela, mais les idéalistes
insistent sur le rôle conscient de l’individu dans ce processus plutôt
que sur une « nécessité aveugle ». Croce accorde une grande importance
à l’intuition esthétique comme guide de la vie, quand bien même on
en est inconscient sur le moment. L ’artiste authentique ne fait que
pousser plus loin ce que tout être humain fait à chaque instant 1.
Pour les idéalistes, la langue est essentiellement expression person­
nelle de soi, et il est tout simplement possible que le changement
linguistique, œuvre consciente des individus, reflète aussi les senti-
im
1. K. Vossler, Positivismos and Idealismos in der Sprachwisscnschaft, Heidel­
berg, 1904; B. Croce, Estética corne scienza dell'espressione e lingüistica generale, "
1901 (9e édition) Bari, 1950), 18 : « Anche nientc più che una diflcrcnza quantita-
tiva possiamo ammettere ncl determinare il signifícalo délia parola genio, genio
artístico, dal non-genio dali'uomo comune. »
LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE

ments nationaux; les considérations esthétiques prédominent dans la


stimulation des innovations. Certains individus, par leur statut social ou
leur influence littéraire, sont bien placés pour provoquer des change­
ments, que d ’autres reprennent et diffusent dans la langue : l’on ne doit
pas sous-estimer l’importance dans l’évolution d’une langue de l’exis­
tence des grands auteurs, comme Dante, pour l ’italien. A cet égard,
les idéalistes reprochent aux néogrammairiens de s’en tenir trop
exclusivement aux aspects mécaniques et prosaïques du langage,
accusation que L. Spitzer, lui-même très favorable aux idées de
Vossler, portera plus tard contre la linguistique descriptive de l’époque
bloomfieldienne1. Mais les idéalistes, en se limitant eux-mêmes aux
langues à littérature, surestiment le facteur littéraire et esthétique
dans l’évolution des langues, et le facteur du choix conscient dans
ce qui n’est la plupart du temps pour la majorité des locuteurs qu’une
activité sociale spontanée apprise pendant l’enfance et considérée
par la suite comme allant de soi. Et c ’est dans sa prononciation réelle,
plus que dans tout autre aspect, que la langue voit sa structure et
son fonctionnement considérés comme allant de soi; c ’est cet aspect
qui, précisément, retient toute l’attention des néogrammairiens.
Néanmoins, l’école idéaliste a raison de nous rappeler les facteurs
créateurs et conscients dans certains domaines du changement
linguistique et le rôle que l’individu peut parfois délibérément y
jouer.
Certains des principes des linguistes idéalistes-esthéticiens, joints
à des études dialectologiques approfondies, ont donné naissance en
Italie à l ’école dite « néo-linguistique », qui prend comme objet
d ’étude essentiel les processus par lesquels les innovations sont
diffusées sur les aires géographiques (d’où le terme « linguistique
géographique » parfois employé pour caractériser les travaux de
cette école), ainsi que les conséquences historiques que l’on peut
tirer d’évolutions opposées dans les aires centrales par rapport aux
aires périphériques, celles-ci devant sans doute préserver le plus
longtemps les traits archaïques12.
Les néogrammairiens ont ouvert des perspectives fructueuses de
recherche par le choc que le vigoureux exposé de leurs thèses provoqua
dans le monde savant de l ’époque. A la lumière des nouveaux examens
auxquels fut soumise toute la question de la parenté historique entre

1. « Why does language change? », Modem Language Quarlefly 4 (1943),


413-431 ; réponse de Bloomfield, « Secondary and tertiary responses to language »,
Language 20 (1944), 45-55.
2. M. Bartoli Introduzione alla neolinguistica, Genève, 1925; G. Bonfante,
« The neolinguistic Position », Language 23 (1947), 344-375.

2 03
B R È V E HISTOIRE D E LA LIN GU ISTIQU E

les langues, on peut constater aujourd’hui que, si leurs principes


ont subi quelques modifications, ils n ’ont pas été rejetés. Leur concep­
tion de lois phonétiques opérant dans les langues par « nécessité
aveugle » est une matérialisation aussi indésirable que les périodes
mythiques de croissance, de maturité et de déclin défendues parleurs
prédécesseurs. Le caractère absolu des lois phonétiques doit être
interprété moins comme un énoncé factuel (bien que la recherche
ait montré qu ’il est confirmé par les faits) que comme une exigence
méthodologique. Le linguiste veille à ne pas accepter définitivement
une étymologie qui semble rompre les correspondances de sons éta­
blies dans d ’autres mots de la langue ou des langues en cause, tant
qu’il est incapable d’expliquer l’exception apparente d ’une manière
raisonnable, soit en relation avec l ’étymologie particulière seule, soit,
comme dans la loi de Verner, en raffinant la formulation antérieure
des changements phonétiques. Comme nous sommes certainement
incapables d ’expliquer toutes les exceptions apparentes et, par défaut
d ’omniscience, de nier catégoriquement l’existence de « changements
phonétiques sporadiques », sur laquelle les adversaires des néo-
grammairiens insistèrent tant, il nous faut, aussi longtemps que la
linguistique historique et comparative doit demeurer, au sens le plus
large du term e, scientifique, éliminer de telles étymologies de tout
argument visant à établir des relations historiques entre langues.
L ’opposition examinée jusqu’ici, ainsi que la recherche et l’évolu­
tion dont elle fut responsable, proviennent du stade atteint par les
études linguistiques à l’époque des néogrammairiens. Il est commode
de considérer les réactions ultérieures, du point de vue de la linguis­
tique structurale et synchronique, au chapitre suivant. Il est cependant
utile de réfléchir aux résultats atteints par la linguistique historique
et com parative au xixe siècle. En partant des vues isolées et sommaires,
bien que parfois inspirées, des périodes précédentes, les savants du
XIXe siècle ont élaboré un modèle convaincant de l ’histoire des
langues et une méthode rigoureuse de recherche. Bien qu’en grande
partie limitée à la famille indo-européenne, dont elle a donné une
image pratiquement définitive, leur œuvre a fourni un modèle qui,
en dépit de critiques justifiées, s’est appliqué avec fruit à des familles
de langues du monde entier, y compris certaines pour lesquelles,
comme pour la famille algonkine déjà citée, on ne possédait pas de
document écrit ancien. Quoi qu’il en soit, ce fut une réussite remar­
quable, dont le mérite revient largement à la science linguistique des
universités allemandes; cette réussite contribua à la renommée dont
celles-ci jouirent à bon droit au x x e siècle.

204
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BRÈVE H IST O IR E DE LA L IN G U IST IQ U E

l’enseignement de Saussure vient à une époque où avec le succès


des principes des néogrammairiens, la marche de la théorie linguis­
tique historique et com parative observe une pause.
Historiquement, on peut donner aux idées de Saussure une triple
articulation. Premièrement, il formalise et explicite ce que les linguis­
tes précédents avaient présupposé ou ignoré, les deux dimensions
fondamentales et indispensables de l ’étude linguistique : l'étude
synchronique, qui traite les langues comme des systèmes de commu­
nication autonomes, quelle que soit l’époque particulière envisagée,
et l’étude diachronique, qui traite historiquement les changements
auxquels les langues sont soumises au cours du tem ps. Saussure a
le mérite de distinguer ces deux dimensions ou axes de la linguis­
tique, synchronique ou descriptive et diachronique ou historique,
chacune impliquant ses propres méthodes et principes, et chacune
étant essentielle à toute démarche appropriée en m atière d ’étude ou
d ’enseignement linguistique (point dont certains descriptivistes
récents pourraient peut-être tenir compte).
Deuxièmement, il distingue la compétence linguistique du locuteur,
des phénomènes réels, ou données de la linguistique (énoncés), sous
la forme d ’une opposition entre langue et parole (com m e tant d ’autres,
ces termes saussuriens font désormais partie du vocabulaire inter­
national). Tandis que la parole recouvre les données immédiatement
accessibles, l’objet propre du linguiste est la langue de chaque
communauté, le lexique, la grammaire et la phonologie implantés
dans chaque individu par son éducation, et sur la base desquels il
parle et comprend sa langue. Influencé par la théorie sociologique
d ’Émile Durkheim, Saussure exagère sans doute la réalité supraper-
sonnelle de la langue, plus spécialement quand il reconnaît que les
changements dans la langue proviennent des changements effectués
par les individus dans leur parole — en déclarant que la langue n ’est
pas soumise au pouvoir de changement des individus *.
Troisièmement, Saussure montre que toute langue doit être envi­
sagée et décrite synchroniquement, comme un système d ’éléments
lexicaux, grammaticaux et phonologiques interdépendants, et non
comme un agrégat d’entités autonomes (qu’il com pare à Une simple
nomenclature12). Les termes linguistiques doivent se définir relative­
ment l’un à l’autre, et non dans l’absolu. C ’est la théorie qu'il expose

1. E, Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique (11e édition), Paris,


1950, 31, 37, 138; cf. tes commentaires judicieux de Sapir, « Do we need a super-
organic? », American anthropologist n.s. 19 (1917), 441-447.
2. Saussure, 1949, 34, 97.

208
LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈM E SIÈCLE

en disant que la langue est forme, non substance, et q u ’il illustre par ses
métaphores célèbres des pièces du jeu d ’échecs et des trains, identi­
fiés et connus par leur place dans le système total du jeu et du réseau
ferroviaire, et non par leur composition substantielle réelle h Dans une
langue, ces interrelations s’appuient sur chacune des deux dimen­
sions fondamentales de la structure linguistique synchronique : syn-
tagmatique, concernant la juxtaposition des éléments dans l ’énoncé,
et paradigmatique (associative), concernant les systèmes contrastifs
d’éléments ou de catégories12.
Ce mode d’approche structurale sous-tend virtuellement toute la
linguistique moderne et justifie la revendication saussurienne en
faveur de l ’autonomie de la linguistique comme domaine d ’étude
p ro p re 3. Quelles que soient les différentes façons d’interpréter le
sens exact du « structuralisme », peu de linguistes désavoueraient
maintenant l ’inspiration structurale de leurs travaux.
On peut considérer la glossématique de Hjelmslev comme la réa­
lisation des thèses saussuriennes sur la prééminence de la forme,
comme s ’opposant à la substance, sur le « plan du contenu » (séman­
tique et grammaire) et sur le « plan de l ’expression » (phonologie),
ainsi que sur la définition de la forme comme résidant dans l ’interre-
Jation des éléments, ces deux thèses étant poussées jusqu’au bout de
leurs conséquences; c ’est-à-dire que l ’analyse du contenu doit ctre indé­
pendante des critères existentiels extra-linguistiques et que l’analyse de
l ’expression (phonologie) doit être indépendante des critères phoné­
tiques. Les relations entre les éléments, et non les éléments eux-mêmes,
constituent l ’objet d ’une science; seul le respect strict de cette vérité
peut permettre à l ’idéal saussurien d’une linguistique autonome,
ne dépendant d ’aucune autre discipline, de se réaliser. On considère
que chacun de ces deux plans est analysable en constituants ultimes
[par exemple-mare (jument) — en /m/, /e/, /a/, ou m, a, r, e, — sur le
plan de l ’expression, et en « cheval » ,« femelle», « singulier », sur le
plan du contenu]. Us ne sont pas isomorphes puisqu’on ne peut
établir aucune relation entre les phonèmes (ou lettres) individuels
et les éléments de contenu minimaux; mais on doit analyser ces deux
plans d ’une manière analogue, chacun étant coordonné et équivalent

1. Saussure, 1949, 151-154, 157, 169.


2. Ib id ., 2e panic, chapitre v; Saussure emploie le terme associatif, mais après
la proposition de Hjelmslev ( A ctes du I V e congrès international de linguistes,
Copenhague, 1936, 140-151), paradigm atique est devenu le mot le plus générale­
ment utilisé.
3. I b i d . , 317.

209
8

La linguistique
au vingtième siècle

Après l’examen de l’arrière-plan du xixc siècle, on peut distinguer


au moins trois principaux fils conducteurs : la poursuite traditionnelle
des travaux en grammaire et dans d ’autres secteurs de la linguistique,
effectués de différentes manières par les savants européens depuis
l'Antiquité, l'appréciation progressive de la recherche linguistique
indienne, spécialement en phonétique et en phonologie, l’assimilation
par la linguistique, en tant que science orientée vers l’histoire, des
courants généraux de pensée, à savoir : le comparatisme, l’évolution­
nisme et le positivisme des sciences naturelles.
En essayant de déterminer les points de vue selon lesquels la linguis­
tique a évolué et continue à évoluer au xxe siècle, on fait de « l’histoire
contemporaine ». L ’attitude historique est la même, mais les maté­
riaux diffèrent en ce qu’ils sont plus abondants et moins facile à ordon­
ner.
D ’un côté, on s’occupe de personnes et de théories déjà fami­
lières dans toute introduction à la linguistique, d ’un autre côté, la
proximité de la scène rend difficile le repérage de directions, de
mouvements définis et d’écoles relativement stables. Le voyageur
qui lève les yeux pour embrasser le paysage lointain, qu’il a
dépassé, peut apercevoir les plaines, montagnes, rivières et forêts
qui constituent et caractérisent le terrain; mais quand il regarde
juste autour de lui, les cailloux, arbres et petits cours d’eau
donnent rarement une image similaire du paysage tel qu’il lui appa­
raîtra vu d’une distance plus grande, En outre, les savants du passé et
leurs travaux sont soumis à la justiçe (et, sans doute parfois à l’injus­
tice) brutale de leurs contemporains et de leurs successeurs immédiats.
Dans ce chapitre, notre intention est de passer en revue plusieurs
développements linguistiques récents et importants, dans leurs rela­
tions historiques réciproques, plutôt que de donner de chacun d’eux

206
LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE

ne scrait-cc qu'un expose sommaire, celui-ci étant d ’ailleurs aisément


accessible dans n’importe quel manuel L
Le contraste essentiel et le plus évident entre les deux derniers siècles
est l’acccs rapide de la linguistique descriptive, par opposition à la
linguistique historique, au statut prédominant qui est actuellement le
sien. C ’est d’elle que sont issus les principaux développements de la
linguistique contemporaine; mais on doit se souvenir qu’avant le
xixe siècle aussi, c ’étaient les divers aspects de la linguistique syn­
chronique, telle qu’on l'interprétait à l’époque, qui tenaient le devant
de la scène.
11 est significatif que, dans ce changement d ’attitude, le person­
nage central soit le linguiste suisse Ferdinand de Saussure, qui attira
d’abord l’attention de ses collègues par une importante contribu­
tion à la linguistique comparative indo-européenne12. Bien qu’il ait
peu publié lui-même, ses conférences sur la linguistique, au début du
xxe siècle, impressionnent tellement ses élèves à Genève que, en 1916,
ils publient son Cours de linguistique générale, reconstitué d’après leurs
propres notes de cours, celles de leurs camarades et d ’après les
matériaux de la main de Saussure que celui-ci laissa après sa mort 3.
Saussure est en grande partie connu et étudié grâce à ce que ses
élèves ont rassemblé de lui.
Saussure met à contribution une classe restreinte de langues, dont
la plupart sont des langues européennes courantes; mais son influence
sur la linguistique du xx° siècle, dont on peut dire qu’il est l’initiateur,
est sans égale. On a comparé la publication du Cours à une « révolu­
tion copernicienne » 45. Nombre d’idées sur le langage et l’étude du
langage, très proches de celles de Saussure, avaient en fait été
exprimées, presque un siècle auparavant, par Humboldt (p. 183,
ci-dessus); bien qu’une relation ait été suggérée, on ignore dans
quelle mesure Saussure fut directement influencé par Humboldt8.
La théorie linguistique générale de Humboldt attira moins l’attention
parce que les études historiques étaient à l’époque en pleine ascension;

1. On peut trouver d ’autres détails dans Ivié (1965.), L ero y (1 9 6 3 ), M alm bcrg
(1964) et W atcrm an (1963), ouvrages consacrés à la linguistique des x t x 'e t x x c siè­
cles, considérée du point de vue historique.
2. M ém oire sur te système prim itif des voyelles dans les langues indo-européennes,
Leipzig, 1879.
3. Saussure, 1949, préface à la première édition; pour plus de détails, voir R .
G odel, les Sources manuscrites du Cours de linguistique g én éra le d e F . de Saussure,
P aris, 1957.
4. P .A . V erburg, Lingua 2 (1950), 441.
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207
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

dans un système de langue. C ’est précisément celle affirmation de


l’équivalence entre les deux plans que certains ont trouvée diflicilc à
accepter, car les différences d'expression s’observent de façon indé­
pendante dans une langue cl appartiennent à un domaine étroitement
circonscrit, tandis que les différences dans le contenu (qui est illimité)
ne se révèlent que par les différences d’expression dans une autre
langue 1.
Dans un autre secteur de la linguistique, l'analyse structurale
des significations, conçue comme dépendant en partie de la présence
simultanée dans une langue de nombre d’éléments lexicaux en rela­
tion dans des champs sémantiques, représente la mise en œuvre des
idées avancées par Saussure 12.
Mais l’application la plus directe et historiquement la plus impor­
tante de la théorie structurale de Saussure a été faite dans le domaine
de la phonologie, où elle s’accorde remarquablement avec les hypo­
thèses auxquelles était parvenue la phonétique vers cette époque,
à la suite des travaux des phonéticiens du xixe siècle.
La phonétique, avec ses champs connexes et scs applications
à la sténographie, à l’enseignement des langues et à la réforme ortho­
graphique, a été l'objet d’une attention considérable en Angleterre,
depuis la Renaissance; et l’on a signalé (chapitre vi) combien la
découverte des travaux phonétiques indiens, à la fin du x v i i i c siècle,
avait stimulé les études phonétiques. Sir William Jones lui-même
montre et suscite un grand intérêt pour les problèmes concernant
la transcription phonétique des langues comme le sanskrit, le persan
et l’arabe, qui possèdent une longue tradition littéraire dans des
systèmes d ’écriture autres que l’alphabet romain. Sa « Dissertation on
the Orthography o f asiatic Words in Roman latters3 » loue le caractère
phonologiquement approprié du syllabaire devanagari et de l’écriture
arabe, au détriment de l’orthographe alphabétique anglaise. A la
différence de la plupart de ses contemporains, Jones distingue net­
tement entre lettre et son et proteste vigoureusement contre

1. H jclm slcv, 1953; id ., « Structural linguistics » , Stadia Linguistica 1 (1 9 4 7 ),


6 9 -7 8 ; H . Spang-Hansscn,, « Glossem atics » , M ohrm ann, Som mcrfelt, et W hat-
m ough, 1961, 128-164. Critique de certains aspects de la théorie glossématique
dans E . Fischcr-Jorgensen, « Rem arques sur les principes de l'analyse phoné-
mique » , T C L C , 5, (1 9 4 9 ), 2 1 4 -2 3 4 ; B . S iertscm a./l S w d v o f Glossematics, La H aye,
1955.
2. V oir en outre S. U llm ann, Principles o f Semantics, Glasgow and O xford,
1957, 1 5 2-170; S. O h m an , « Theories o f the linguistic field » , Word 9 (1953),
123-134; cf. p. ci-dessus.
3. W orks, volume I I I , L on d res, 1807, 253-318.

210
LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE

la référence pédagogique aux « cinq voyelles » de l’anglais1.


A.J. Ellis, collaborateur de Sir Isaac Pitman pour la réforme
alphabétique, étudie soigneusement l ’œuvre phonétique de Sir Wil­
liam Jones; l’intérêt pour la physiologie de la parole conduit à la
publication du Standard Alphabet de C .R . Lepsius123, œuvre collective
élaborée par des savants anglais et continentaux, où les types possibles
de voyelles et de consonnes sont classés d’après l ’articulation, repré­
sentés par des symboles distinctifs et illustrés à partir de plusieurs
langues différentes. Cet alphabet est suivi en 1877 du JBroad Romic
de Sweet et, en 1889, de l ’Alphabet phonétique international révisé,
dû à ce qu’on appellera plus tard l’Association phonétique interna­
tionale.
Grâce à l’émigration de la remarquable famille Bell, ce meme inté­
rêt conduit à l’invention du téléphone aux États-Unis, où le génie
du plus jeune des Bell (Alexander Graham, 1847-1922) est perpétué
par la Compagnie du téléphone du même nom. 11 travailla, comme
son père, Alexander Melville (1819-1905), et son grand-père, Alexan­
der (1790-1865), sur l’apprentissage de la parole et les applications
thérapeutiques de la phonétique. A.M . Bell inventa un système de
« parole visible » (visible speech), selon les vues des tentatives précé­
dentes, où chaque processus d ’articulation séparé reçoit sa propre
notation graphique. Sweet adopte ce système, moyennant quelques
corrections et modifications, dans son Primer o f Phonetics ®.
Henry Sweet (1845-1912) est dans la seconde moitié du XIXe siècle
un des chefs de file de l’étude de la phonétique, ainsi que de l’anglais
ancien, moyen et moderne. Il est orienté par tempérament vers les
aspects synchroniques, descriptifs, de la linguistique, en partie à
cause de son nationalisme intransigeant et de son hostilité envers la
linguistique historique prédominante, qu’il associe à juste titre avec
l’Allemagne. La perversité de l’histoire a voulu que son statut de
savant exceptionnel soit reconnu plus facilement à l’étranger, et
notamment en Allemagne, que dans son propre pays, où son
comportement ouvertement critique, sa susceptibilité et, plus tard,
son ressentiment justifié, l’empêchèrent de jamais atteindre à un rang
professoral dans une université britannique 4.
Au cours du XIXe siècle, les travaux phonétiques profitent des

1. Works, volume III, Londres, 1807, 264.


2 . L ondres, 1855.
3. A.M. Bell, Visible Sp eech : the Science of
Alphobetics, Londres, 1867; Sweet,
Prim er ofPhonetics, Oxford, 1890; cf. la discussion générale de Sweet sur « La
notation phonétique », TPS, 1880-1881, 177-235.
4 . W re n n , 19 4 6 .

211
B R È V E H ISTOIRE D E LA LIN GU ISTIQU E

progrès des disciplines connexes, comme la physiologie et l ’acous­


tique, et, à la fin du siècle, les études cxpérimenlaies constituent
de droit un secteur de la recherche phonétique. Les applications
de la phonétique à la reforme orthographique et à l ’enseignement
des langues sont considérées comme jouant un rôle important dans
l ’effort général visant le progrès social L
Jusqu’à l’époque de Sweet, les phonéticiens s’étaient souciés
de la réforme orthographique, y compris de l’invention de symboles
alphabétiques supplémentaires et de systèmes universels de symboles
phonétiques. Dans la dernière moitié du siècle, il est évident que, -
la phonétique devenant de plus en plus sophistiquée, toute ortho­
graphe, quelle que soit l'étendue de sa réforme, négligera un grand
nombre de différences phonétiques observables et que tout système
de transcription stricte, qui voudra s’approcher aussi près que possible
de l ’idéal inaccessible défini par la formule « à son unique, symbole
unique » sera trop compliqué pour pouvoir être utilisé en pratique,
dans l’écriture d’une langue. Sweet aborde ce dilemme dans ses pre­
miers écrits. Dans son Handbook o f Phonetics (1877), il trace une
distinction entre les sons dont les différences dépendent dans la
langue de l’environnement phonétique et, par conséquent, ne sont
pas distinctives, et les sons qui suffisent à faire de deux mots des
éléments lexicaux séparés. Il est possible que la même différence
phonétique soit distinctive dans une langue et non-distinctive dans
une autre; seules les différences phonétiques distinctives exigent
une notation séparée dans un système de notation « large » pour une
langue particulière12.
/ Sweet n ’emploie pas le terme phonème, bien que ce concept sous-
tende clairement son travail. La distinction terminologique explicite
entre son ou phone et phonème est le fait d ’un savant polonais
enseignant en Russie, Baudoin de Courtenay, qui fait un usage tech­
nique du mot russe fonema. Sa théorie du phonème est publiée en 1893,
mais il l’avait probablement conçue bien avant, indépendamment et
à peu près en même temps que Sw eet3.
Ce n ’est cependant pas avant la seconde décennie du x x e siècle,
après que l’enseignement de Saussure ait commencé de produire son

1. Cf. la Requête au président de la Philological Society de Sweet, T P S , 1877-


1879,1-16.
2. Sweet, H an dbook , 100-108,182-183.
3. R. Jakobson, « Henry Sweet’s paths toward phoncmics », In m em o ry o f
J.R .F irt h (cd. C.H. Bazcll, J. Catford, M.A.K. Halliday et R.H. Robins), Londres,
1966,242-254; B. de Courtenay, Versuch ein er T heorie p h on etischer A llernationen
(traductionallemande),Strasbourg, 1895; Jones, 1951.

212
LA LIN G U ISTIQ U E AU VINGTIÈME SIÈC L E

impact, que Je terme phonème acquiert une large audience, pour


devenir bientôt un universel linguistique. Saussure avait employé
le mot français phonème, quoique généralement dans le sens de son
de la parole en tant qu’occurrence phonétique; mais le concept
de propriété distinctive du phonème était clairement au centre de
S3 théorie structurale du langage, appliquée à la phonologie.
Daniel Jones fait, de cette notion, la base de sa transcription
« large » (opposée à « étroite » — termes employés auparavant par
Sweet). dans son Ouiline o f English Phonetics, publié pour la première
fois en 1918. Durant les-années vingt,-on discute du statut du pho­
nème comme unité linguistique ou comme classe de sons, et on le
tient diversement pour une entité psychologique, une entité physio­
logique, une entité transcendantale, ou simplement une pure inven­
tion descriptive 1. Mais le premier développement réellement signi­
ficatif dans l ’évolution de la théorie du phonème est l ’oeuvre de l ’école
de Prague, entre les années vingt et trente.
L ’école de Prague a été constituée par un groupe de savants tchèques,
russes et autres, dont Je principal théoricien est le prince Nikolas
Trubetzkoy, professeur à Vienne en 1922-1938; l ’école organise
régulièrement des rencontres et publie les Travaux du cercle linguis­
tique de Prague. Ses membres s’intéressent essentiellement à la
théorie phonologiquc, et l’ouvrage le plus im portant qui expose
cette théorie est les Grundzügc der Phonologie (Principes de phono­
logie), auquel Trubetzkoy travailla jusqu’à sa m o r t12.
Trubetzkoy et les phonologues de Prague appliquent la théorie
saussurienne à l ’élaboration du concept de phonème. Les sons de
la parole appartiennent à la parole, le phonème appartient à la langue.
En étudiant les langues comme des systèmes d ’éléments en relation
interne, les savants de Prague ne traitent pas le phonème comme une
classe de sons ou comme un mécanisme notationnel, mais comme
unité phonologique complexe réalisée par les sons de la parole. L a
relation de réalisation (représentation ou accomplissement) entre
unités d’un niveau donné et unités d ’un autre niveau est fondamen­
tale dans leur théorie. Chaque phonème se compose d ’un certain
nombre de traits distinctifs (ou « pertinents ») séparés, qui seuls le
caractérisent comme entité linguistique; chaque trait distinctif
s’oppose de façon déterminée à son absence ou à un autre trait,
dans au moins un autre phonème de la langue. Les systèmes pho-

1. Sweet, H a n d b o o k , 105; Jones, 1950. chapitre xxrx; W .F. Twaddell, On


Defining the P h o n cm e, Baltimore, 1935, et les autres références qui figurent dans
ce dernier ouvrage.
2. Trubetzkoy, 1939 (on se réfère aux pages de !a traduction française).

213
BRÈVE HISTOIRE DE L A LINGUISTIQUE

nologiqucs sont classés de diverses façons, selon les traits qui dis­
tinguent leurs composants phonemiques; ainsi, /pl ~ /b/,/t/ ^ /d/,
et /k/ '—' /g/ forment en anglais des oppositions du type voisc/non-
voisc à chaque point d’articulation, tandis que le grec ancien possède
un système de plosivcs â trois termes :

mettant en jeu les oppositions yoisé/non-voisé et aspiré/non-aspire *.


Si l’analyse des sons du langage en leurs composants articulatoires
n’est pas nouvelle, l ’analyse des phonèmes unitaires du niveau
phonologiquc, qui se réalisent par des sons du langage en ensembles
ordonnés de contrastes spécifiques entre un nombre plus petit de
•traits distinctifs, constitue un progrès décisif de la théorie phonolo-
gique et de la méthode descriptive.
En outre, cette analyse intraphonémique révèle la complexité
des systèmes phonologiques. On constate que les phonèmes n ’appar­
tiennent pas tous à un unique ensemble indifférencié d’unités contras-
tives, mais qu’ils entrent dans différents systèmes de relations selon
leurs positions, /p/, /b/, /t/, /d/, et /k/, /g/ contrastent comme non-
voisés et voisés à l’initiale, en position médiane, et à la finale des mots
anglais, mais après un /s/ initial le contraste voisé/non-voisé est
inopérant ou « neutralisé », car une seule plosive peut apparaître
à chaque point d’articulation. Le même contraste est neutralisé
en allemand en position finale de mot, où, dans la classe des plosives,
ne se trouvent que des plosives non-voisées. Cette analyse plus raffinée
du contraste phonologique s’exprime dans la motion d’ « archi-
phonème », qui comprend seulement les traits qui restent distinctifs
dans ces positions de neutralisation (par exemple bilabialité, etc., et
explosion) 12.

1. Ibid., 3, 33-46, 68-93; Vachek, 1966, chapitre m. Comme Hjclmslcv, Trubetz­


koy fut très influencé par la théorie structurale et relationnelle de Saussure, mais
il n’en rejeta pas pour autant les critères phonétiques dans l’analyse phono-
logique.
2. Trubetzkoy 1939, 80-87; id., « Die Aufhebung der phonologischen Gegen­
sätze », TCLP 6 (1936), 29-45. f:
LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE

On applique des processus similaires d’analyse aux (rails autres


que les segments consonantiqucs et vocaliqucs auxquels la théorie
phonologiquc s’était d ’abord appliquée, à savoir, les traits dits
prosodiques (non-segmentaux) des syllabes, tels que la longueur,
l’accent tonique et l’accent de hauteur (y compris l’intonation),
extension de la phonologie descriptive qui a d'importantes implica­
tions pour l’avenir. Un changement également significatif consiste
à inclure dans l’analyse phonologique les fonctions syntagmatiques
de certaines unités phonétiques et de certains traits phonétiques
qui, outre leur fonction distinctive paradigmatique, ont une fonction
« démarcative » : ils servent à démarquer les frontières de syllabes
et de mots. Du point de vue du rôle syntagmatique démarcatif,
on les appelle Grenzsignale ou signes oristiques (marqueurs de fron­
tière) 1.
Le concept de phonème a son origine dans la recherche d’une
théorie de la notation large. A la suite des travaux de l’école de
Prague, il devient l’un des éléments fondamentaux de la théorie
linguistique de la description et de l’analyse scientifiques des
langues.
Tout en dirigeant principalement leurs efforts sur l’explication
du concept de phonème et le développement de la théorie phono­
logique, les membres de l’école de Prague apportent des contribu­
tions à d’autres secteurs de la linguistique, y compris à des domaines
plus périphériques, comme la stylistique. Plusieurs études syntaxiques
sont publiées, la typologie syntaxique comparative du tchèque et
d’autres langues slaves étant fortement représentée dans les travaux
des linguistes tchèques depuis 1945. En morphologie, l’étude de
Jakobson du système des cas en russe et sa tentative d’en abstraire
un contenu sémantique de base pour chaque cas représentent une
application à l’étude des catégories grammaticales des mêmes procé­
dures analytiques utilisées en phonologie 2.
Peu après la publication du Cours de Saussure, d’autres livres
paraissent en Europe qui traitent, en tout ou en partie, de linguis­
tique synchronique, par exemple Language de O. Jespersen, Theory
of Speech and Language de A. Gardiner, Sprachtheorie de K. Biihler,
et deux livres importants écrits par Hjelmslev avant l’élaboration
complète de sa théorie glossématiquc, Principes de grammaire générale

J. Trubetzkoy, 1939, 196-246, 290-314; id., Anleitung zu phonoiogischen Bes­


chreibungen, Brno, 1935.
2. « Beitrag zur allgemeinen Kasuslehre », TCLP, 6 (1936), 240-288; Vachek,
1966.

215
BRÈVE H IST O IR E D E L A L IN G U IST IQ U E

et la Catégorie des cas1. A la m ême époque, certains courants de la


pensée philosophique amènent les logiciens à s ’intéresser de plus
près aux problèmes de l’analyse linguistique12. L ’inauguration d’une
série de congrès internationaux en 1928 est un exemple de plus de
l’intérêt croissant pour la recherche linguistique synchronique.
Cependant, c ’est en Amérique, dans les années vingt, que la lin­
guistique, et en particulier la linguistique descriptive, se voit accorder
le plus de considération dans les universités; la genèse et le dévelop­
pement de la linguistique am éricaine dans l ’entre-deux-guerres
exerceront un effet profond et durable sur le développement des
travaux linguistiques dans le m onde entier. En 1924, est constituée
la Linguistic Society o f America, dont la publication annuelle est la
revue Language.
Trois éminents savants donnent à la linguistique américaine son
essor : Franz Boas, Edward Sapir et Leonard Bloomfield. Boas est
le plus âgé et il forme plusieurs linguistes américains : on dit que
Bloomfield l’a appelé « notre m aître à tous, d ’une façon ou de
l ’autre » 3.
Ces trois savants ne sont pas coupés de leurs prédécesseurs euro­
péens. Sapir est né en Europe, et Bloomfield a étudié la linguistique
historique néo-grammairienne sous la direction de Leskien et Brug-
mann (1913-1914). Ils connaissent bien l’oeuvre de W .D . Whitney,
spécialiste américain du sanskrit et de la linguistique historique,
lui-même très influencé par la pensée européenne du XIXe siècle.
L ’attitude fondamentale de B oas et de Sapir à l ’égard de la langue,
comme intimement liée au mode global de vie et de pensée des locu­
teurs, trouve en grande partie sa source dans les idées de Humboldt
(p. 183, ci-dessus). Il est visible que, dans ses écrits sur la théorie
et la procédure phonémiques, Sapir épouse la conception psycholo­
gique du phonème, soulignant la correspondance entre l ’abstraction
du linguiste et les réactions et intuitions du locuteur n a tif4.
On peut déceler dans leurs travaux, les influences majeures qui
agissaient sur la linguistique américaine à cette époque de formation,

1. Londres, 1922; Oxford, 1932; léna, 1934; Copenhague, 1928; Aarhus, 1935;
2. Cf. E. Cassirer, Philosophie d c r sym boU schen F o rm e n , Berlin, 1923-1929
Bloomfield, « Language or ideas? », L a n g u a g e 12 (1936), 89-95.
3. C.C. Fries dans Mohrmann, Sommcrfelt et Whatmough, 1961, 218; L a n g u a g e
19 (1943), 198.
4. « Sound Patterns in Language », L a n g u a g e 1 (1925), 37-51 ; « La réalité psy­
chologique des phonèmes », J o u r n a l d e p sy ch o lo g ie n o rm a le e t p a th ologique 30
(1933), 247-265 (en anglais dans Sapir, 1951, 46-60).

216
LA LIN G U ISTIQ U E AU VIN GTIÈM E SIÈCLE

qui est conditionnée par le positivisme rigoureux des psychologues


behavioristes ou mécanistes. Cette influence est particulièrement
foi te chez Bloomfield, qui révise complètement son premier livre sur
la linguistique, An Introduction to linguistic Science (Londres et
New York, 1914), pour mettre sa base théorique en conformité avec
la perspective mécaniste de behavioristes tels que A.P. Weiss, d ’après
qui les jugements concernant l’activité et l’expérience humaines
doivent s’exprimer en termes qui se rattachent, au moins potentielle­
ment, aux phénomènes observables dans l’espace et le temps. Des
déclarations de Bloomfield telles que : « parler à soi-même ou penser »
et « images mentales, sentiments et autres choses semblables ne sont
que des termes courants pour désigner divers mouvements corporels »
sont typiques de cette attitude1.
x Au point de vue pratique, l ’influence anthropologique de Boas
et Sapir se reflète dans la collaboration et l ’association étroites de
l'anthropologie et de la linguistique dans les universités américaines.
Anthropologues et linguistes relèvent un défi commun dans Je vaste
domaine des langues amérindiennes, presque toutes seulement par­
lées, et ils font souvent des recherches dans de petites communautés
en voie d ’extinction, sur tout le territoire des États-Unis et du Canada.
Depuis la colonisation, missionnaires, commerçants et amateurs
enthousiastes avaient compilé des dictionnaires et des grammaires
de quelques-unes de ces langues et, en 1891, J.W . Powell en avait
publié une première classification com plète12. Boas concentre son
travail sur ces langues et, en plus de diverses études descriptives,
il édite et écrit en partie le Handbook o f American Indian Languages 3.
L'Introduction de ce livre, par Boas lui-même, reste encore une excel­
lente préparation à la linguistique descriptive.
Certains linguistes américains s’occupent essentiellement de ces
langues et étendent leur champ d ’étude aux langues d ’Amérique
centrale et du Sud (d'il des travaux avaient été accomplis par les mis­
sionnaires espagnols, portugais et autres, durant les siècles précé­
dents); beaucoup d’autres linguistes prépareront, souvent en guise
de thèse de doctorat, des exposés descriptifs d ’une langue américaine
indigène. Les langues choisies, dans la plupart des cas, avaient

1. Weiss, Theoretical Basis of human Behavior, Columbus, 1929, chapitre xm;


Bloomfield, 1935, préface, 28, 142; id., nécrologie de A.P. Weiss, Language 7
(1931), 219-221.
2. Indian linguistic Families of America north o f Mexico (septième rapport
annuel du Bureau o'Ethnologie), Washington, (1S91).
3. Washington 1911 (parties I et II), New York 1938 (partie III).

217
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

été très peu étudiées auparavant, Je dicrchcur apprenant la langue


en cours de route, situation très différente de celle qui prévalait
antérieurement dans les études de la plupart des langues euro­
péennes. Réduit à ses seules ressources, le linguiste doit de lui-même
choisir et justifier scs thèses et scs classifications. Cette façon de
faire aura toujours une indiscutable vertu formatrice en linguis­
tique, mais il est possible qu’elle soit partiellement responsable
de la trop grande importance attachée dans l'œuvre linguistique
américaine des décennies suivantes aux « procedures de découverte »,
la théorie linguistique étant virtuellement requise de spécifier les
opérations grâce auxquelles une langue doit effectivement s’analyser,
et de fournir le cadre de l’exposé analytique.
Sapir et Dloomfield s’opposent et se complètent mutuellement
dans la façon d'aborder leurs thèmes. Bloomfield était rigoureuse­
ment « scientifique », au sens de son interprétation personnelle, méca­
niste, de la science, et il se concentrait sur la méthodologie et l’analyse
formelle. Son livre, Language, publié en 1933, reste inégalé, après
plus de trente ans, comme introduction à la linguistique. Bien qu’il
soit injuste de dire que Bloomfield ne s’intéressait pas à l’étude de la
signification, son exigence d ’un exposé strictement mécaniste de
toutes les significations et son attitude assez pessimiste envers la
sémantique, ont contribué à ce que les linguistes américains les
plus orthodoxes négligent relativement cet aspect de la linguistique
dans les années trente et quarante 1.
Sapir, au contraire, approfondit et élargit le champ des études, explo­
rant les relations de la linguistique avec la littérature, la musique,
l’anthropologie et la psychologie, et exprimant sur le langage des
vues proches de celles de Boas, rappelant Humboldt, et qui seront
plus tard développées par W horf — tous deux insistant sur l’influence
puissante du langage sur tous les secteurs de la vie humaine. Un coup
d ’œil aux Selecied Writings de Sapir suffit à montrer l’étendue du
champ de son érudition, et une comparaison de son ouvrage,
Language, avec celui de Bloomfield donne une image éclairante des
différences dans leurs approches respectives12.
Parce que son livre, Language, acquiert un statut de manuel pour

1. Bloomfield, 1935, 140; Frics dans Mohrmann, Sommerteli et Whatmough,


1961, 212-217.
2. Sapir,1921 et 1951 ; id.,« The Status of Linguistics as a Science » , L a ngu age 5
(1929), 207-214; S. Newman, U A L 17 (1951). 180-186; J.B. Carroll (ed.), L an­
guage, Thought and Reality: selected Writings o f Benjamin L ee Whorf, New York,
1956 (trad. fr. : Linguistique e t Anthropologie, Denoël, 1969).
LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE

etudiants cl parce qu’il est concentré délibérément sur la méthodo­


logie, l'interprétation de la linguistique prédomine dans les posi­
tions et les conceptions de la plupart des linguistes américains
dans Jes années trente et quarante. Ils visent tous à articuler ou
développer certaines des idées ou suggestions émises par Bloom­
field, si bien que cette période se voit désormais qualifier d’ « époque
bloomfieldienne », quoiqu’il soit impossible d ’affirmer que chacun
de ses traits puisse se rattacher à cet enseignement.
Tout savant est d ’abord un individu, et les «écoles» et «périodes»
sont des abstractions qui ne rendent pas justice aux travaux et aux tra­
vailleurs concrets qui les représentent. Mais, dans un expose sommaire
comme celui-ci, il est raisonnable de traiter la « linguistique bloom­
fieldienne » comme une unité. Durant cette période (1933-1957), la
linguistique s’établit plus fermement comme discipline autonome et
figure au programme des universités américaines plus largement que
partout ailleurs.
Les linguistes américains concentrent leur attention sur l’analyse
formelle, au moyen d’opérations et de concepts objectivement des-
criptibles, selon les préceptes de Bloomfield. Les deux unités des­
criptives fondamentales sont le phonème, défini de manière à inclure
tous les phénomènes phonétiques phonologiquemenl distinctifs
et le morphème, unité minimale de la structure grammaticale. La dis­
tinction entre son du langage et phonème s’interprète par analogie à
celle qui s’établit entre membre et classe, phone et allophone étant
employés pour désigner les sons du langage. L ’analyse grammaticale
prend pour modèle la méthode phonologiquc déjà élaborée, employant
morphe, allomorphe et morphème de la même façoni.
Bien que Bloomfield consacre quelques efforts à la définition
formelle du mot en tant qu’unité grammaticale, les linguistes amé­
ricains de la génération suivante accordent au mot moins d’impor­
tance dans la description. La structure de la phrase est dégagée en
termes d’analyse en constituants immédiats, et les morphèmes sont
liés dans des arbres, représentant des constructions de dimension et
de complexité croissantes; une telle analyse est implicite dans « l’ana­
lyse grammaticale et logique » de la pédagogie traditionnelle, étant
aussi partiellement impliquée dans la théorie des « rangs » de

1. Les critiques furent à même de faire valoir que les emplois réels de ces deux
types d ’unités n’étaient pas aussi analogues que le suggérait la théorie (C .E . Bazell,
« Phonemic and morphemic analysis » , Word 8 (1 9 5 2 ), 33-38); l ’évolution des
méthodes linguistiques américaines durant cette période est retracée dans Jo o s ,
1958.

219
B R E V E HISTOIRE DE LA L IN G U ISTIQ U E

Jespersen. Bloomfield établit une distinction fondamentale entre


constructions endocentriques et exocentriques, selon que la cons­
truction ressemble ou non, syntaxiquement, à l ’un de ses propres
constituants immédiats; les générations suivantes manifestèrent une
préférence pour les divisions binaires des constituants5.
Le concept descriptif qui a généralement la préférence en phono­
logie et en grammaire est celui de distribution. Plusieurs linguistes
de cette période se caractérisent comme « distributionnalistes »,
la description linguistique consistant pour eux à établir les relations
distributionnelles des phonèmes dans les séquencés phonémiques,
et les morphèmes dans les groupes et constituants morphémiques.
Ainsi Z.S. Harris, dont les Methods in Structura! Linguistics peuvent
être considérées comme le développement extrême de certains aspects
des idées de Bloomfield, peut écrire que les procédures linguistiques
reviennent à « une double application de deux étapes essentielles :
l’établissement des éléments et le relevé de la distribution de ces
éléments relativement l’un à l ’autre 12 ».
Dans de telles procédures, l’importance de la distinction tradition­
nelle entre syntaxe et morphologie tend à s’effacer; aussi, dans l’intérêt
d ’un exposé purement distributionnel, la terminologie du « proces­
sus » (où l’on exprime que les formes sont reliées en termes de pro­
cessus tels que l ’alternance vocalique — Ablaut — ou consonantique)
est écartée dans la mesure du possible. De façon totalement erronée,
le processus descriptif est parfois présumé assimilable au processus
historique, ce qui le rend par conséquent indésirable en linguistique
synchronique 3.
La relation des deux niveaux, grammaire (morphémique) et pho­
nologie (phonémique), est le domaine de la morphophonémique,
lien entre les deux principaux aspects de l’analyse linguistique for­
melle (les linguistes de Prague emploient morphophonologie dans un
sens identique). Cette branche de la linguistique a d'abord été conçue
comme une relation de composition : on disait que les morphèmes
se composent de phonèmes, ou consistent en phonèmes. Cette
conception est difficile à maintenir en face de la variation allomor-

1. Bloomfield, 1935, 178-189, 167, 194-197; O. Jespersen, The Philosophy of


Grammar, Londres, 1924, chapitre vu (trad. fr. : la Philosophie de la grammaire,
Éd. de Minuit, 1971); R.S. Wells, « Immediate constituents », Language 23 (1947),
81-117
2. Harris, 1951, 6.
3. C.F. iïoekett, « Two models of grammatical description », Word 10 (1954),
210-234.

220
LA L IN G U ISTIQ U E A U VIN GTIÈM E SIÈCLE

phiquc où des séquences phonémiques différentes sont morphémique-


ment équivalentes; les auteurs ultérieurs interprètent généralement la
relation entre phonème et m orphèm e comme une relation de repré­
sentation : les phonèmes com posent les morphes et représentent
par là le morphème en tan t que classe1.
Les deux niveaux sont considérés comme hiérarchiquement ordon­
nés, en ce que l’analyse morphémique présuppose l'analyse phoné-
mique, mais non l'inverse. L a doctrine de la « séparation des niveaux »,
bien qu’on ne la trouve pas telle quelle chez Bloomficld, est poussée
par certains linguistes (G .L . T rager, par exemple) à l’extrême qu’au ­
cun concept grammatical de la sorte ne peut être utilisé dans l’analyse
phonémique et que, réciproquem ent, l ’analyse grammaticale ne peut
commencer que lorsque l’analyse phonémique est achevée. L ’abandon
délibéré de « préalables gram m aticaux » tels que les frontières gram­
maticales de mots donne une importance très grande, et certains
diraient démesurée, aux phonèm es de joncture délimitant les mots
phonémiques (séquences de phonèm es constituant un mot, définis­
sables par la joncture 2). Une transcription phonémique, étant donné
rétablissement des allophones de tous les phonèmes d ’une langue,
doit, selon cette optique, être lisible directement et sans ambiguïté
(à la seule exception de la variation libre parmi les allophones) et,
réciproquement, tout texte produit doit avoir une, et seulement
une, transcription phonémique. C ette exigence théorique sera désignée
plus tard comme l’exigence de « biunivocité ». L a limitation de
l ’analyse phonémique de D . Jon es aux phénomènes phonétiques à
l ’intérieur des frontières de m ot est critiquée comme inappropriée,
précisément à cause de son défaut de biunivocité 3.
Une analyse purement distributionnelle des faits grammaticaux,
dans un cadre analogue à celui de l ’analyse séquentielle des phonèmes,
met inévitablement l ’accent sur des langues ou des parties de langues
où des morphèmes successifs peuvent être mis en relation bi-univoque
avec des phonèmes ou groupes de phonèmes successifs; le meilleur cas

]. Bloomfield, 1935, 161 ; Hockett, M a n u a l o f P honology ( U A L 21.4, partie I


1955), 14-17.
2. G.L. Trager et H.L. Smith, O utline o f cnglish S tru ctu re (Stud ies in Linguistics
occasional papers 1, 1951); Hockett, « A system of descriptive phonology »,
L a n g u a g e 18 (1942), 3-21. Le terme g ra m m a tica l p rereq u isite (p réa la b le gra m m a ­
tical) est de K.L. Pike, qui n’accepta jamais cette restriction sur l ’analyse phoné­
mique (« Grammatical prerequisites to phonemic analysis », W ord 3 (1947),
155-172; « More on grammatical prerequisites », W ord 8 (1952), 106-121). Sur la
séparation des niveaux, et Trager et Smith, op. cit., 50, 53-54. '
3. Chomsky, 1964, 80; H.L. Smith, L a n g u a g e 28 (1952), 144-149, (voir p. 213,
ci-dessus).
221
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

sc produil lorsqu’on a le moins possible de variations allomorphiques


entre les formes liées ( sandhi interne). En anglais, des mots comme
bakcd et cats s’analysent plus facilement en termes de morphèmes que
look et inicc, et parfois on fera appel à des morphes zéro pour obtenir
une séquence théorique, lorsque la forme superficielle du mot n'en
olTrc pas : look s’analyse en /tuk/ -f o, /luk/ étant un allomorphe de
/teik/ et o un allomorphe du suffixe du temps passé, au même titre
que /-d/, /-t/, /-id/, etc.; et mire s'analyse en /mais/ -f- o, /mais/
étant un allomorphe de /maws/et o un allomorphe du suffixe pluriel,
comme /-s/, /-z/, /-iz/, /-n,/, etc. 3. L'évaluation typologique distri-
butionnalistc semble donc accorder le plus haut rang aux langues
agglutinantes plutôt qu’aux langues ilexionnelles, celles-ci mettant
souvent en jeu le sandhi interne, VAbiaut, et autres formations sem­
blables, si prisées des typologistes du xixp siècle (p. 187, 193, ci-
dessus).
Vers la lin de cette période, plusieurs manuels présentent les déve­
loppements de la linguistique « bloomfieldienne » : le Course in
Modem Linguistics de C .F. Hockctt, VIntroduction lo Descriptive
Linguistics de H.A. Gleason, et VIntroduction to Linguistic Structures
de A.A. Mill12345. Des textes choisis, recueillis dans les Readings in
Linguistics de M. Joos survolent historiquement cette période, et
certaines contributions aux Trends in European and American linguis­
tics 1930-1960 en couvrent divers aspects 3.
Plus récemment, K.L. Pike et ses collaborateurs ont développé,
en grammaire, l’analyse en constituants immédiats de Bloomfield,
d ’une façon assez différente, l’illustrant principalement dans des études
de langues d ’Amérique centrale et du Sud. Ce système d’analyse,
issu d ’une théorie plus générale du comportement humain suggérée
par Pike4, a reçu l’appellation de tagmémique, le tagmème y consti­
tuant l’unité grammaticale fondamentale. Le tagmème réunit en une
seule unité une fonction dans une structure plus large et une classe
d’éléments remplissant cette fonction; il est défini comme « la corré­
lation 6 d ’une fonction grammaticale ou place (slot) avec une classe
d ’éléments mutuellement substituables figurant à cette place 1 ».

1. Ainsi B. Bloch, «English verbal Inflection», Language 23 (1947), 399-418.


2. New York, 1958; New York, 1955 New York, 1958.
3. Joos, 1958; Morhmann, Sommerfclt, et Whatmough, 1961.
4. Language in Relation to a unified Theory o f the Structure o f human Behavior,
Glendale, 1954-60.
5. B. Elson et V. Pickett, A n introduction to M orphology and Syntax, Santa
Ana, 1962, 57.

222
LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE

« Le sujet manifesté ou rempli par un nom », « le prédicat manifesté


ou rempli par un verbe » et « l’objet manifesté ou rempli par un
syntagme nominal » sont tous des tagmèmes. De tels tagmèmes compo­
sent des structures plus larges comme les propositions et les phrases,
et les phrases s'analysent, non pas en successions de constituants
immédiats (habituellement binaires), mais en chaînes de constituants
collateraux (d'où l'appellation d' « analyse en chaînes de consti­
tuants », également employée pour cette approche). Les noms ou
syntagmes nominaux sujet et objet se relient au verbe de façon équi­
valente dans beaucoup d'analyses tagmemiques, tandis que l’analyse
en constituants immédiats donne habituellement la division :

nx (sujet) verbe n 2 (objet)

Dans l’identification des tagmèmes, la fonction sémantique est


prise en compte au meme titre que la fonction syntaxique, dès l’ins­
tant qu’on peut associer une signification de classe identifiable à une
classe définie d ’éléments formels jouant le rôle de « remplisseurs »,
de telle sorte que « sujet », « lieu », « temps », « qualifieur » et autres
termes semblables renvoient tous à des places ou fonctions tagmé-
miques.
L ’utilisation de la sémantique pour établir un diagnostic et,
en syntaxe, la modification profonde des structures de consti­
tuants immédiats, constituent les principales divergences entre la
tagmémique et l’analyse grammaticale « bloomfieldicnne ». La postu­
lation d ’une unité, comprenant à la fois la fonction (place) et la
classe d ’éléments (remplisseurs) remplissant cette fonction, semble
surtout utile dans le traitement des langues où des classes formelle­
ment différentes peuvent remplir la même fonction (par exemple, où
les classes morphologiquement différentes des noms, adjectifs et
verbes peuvent toutes constituer des prédicats), ou bien, réciproque­
ment, où la même classe peut remplir diverses fonctions dans la
phrase (par exemple les noms comme sujets, modifieurs ou objets).

223
B R È V E H ISTO IR E D E LA LIN G U ISTIQ U E

L à où une classe unique d ’éléments remplit une place unique, il


y a redondance à l ’exprimer au moyen d ’une unité complexe L
Les études de linguistique synchronique en Grande-Bretagne se
concentrent à l’origine sur la phonétique et la phonologie. L ’enseigne­
ment de Sweet est repris et développé par D. Jones, dont 1'Outline
o f English Phonetics, publié en 1914, et VEnglish Pronouncing Dictio­
nary, publié en 1917, sont connus et employés dans le monde entier,
ayant porté l ’élude et la pratique de la « prononciation reçue » (PR)
bien au-delà des limites géographiques et sociales où elle caractérise la
prononciation d ’un dialecte natal.
L a Theory o f Speech and Language (1932) de Gardiner traite de
problèmes linguistiques d’une portée plus générale. L a reconnais­
sance de la linguistique générale en tant que domaine académique
en G rande-Bretagne est essentiellement due à J.R . Firth, professeur
de linguistique générale à l’université de Londres de 1944 à 1956,
et premier possesseur d ’un titre en linguistique dans ce pays. Firth
accorde beaucoup d ’attention à la phonologie, où il propose la
théorie de l ’analyse prosodique (p. 226, ci-dessous). Celle-ci est
conçue dans le cadre de sa théorie générale, que l ’on peut qualifier
de théorie contextuelle du langage.
Comme les linguistes américains, Firth s’inspire des travaux et des
idées des anthropologues, et spécialement de B. Malinowski;
confronté à la tâche de traduire en un anglais compréhensible les mots
et phrases indigènes provenant des îles Trobriand, ce dernier
développa sa théorie du contexte situationnel, selon laquelle les sens
des énoncés (pris comme données primaires) des m ots et des
syntagmes composants sont ramenés à leurs diverses fonctions dans
les contextes situationnels particuliers où ils sont em ployés12.
Firth étend cette approche au langage en traitant toute la descrip­
tion linguistique comme l’établissement du sens, élargissant ainsi
l ’application de l’équation « le sens est la fonction en contexte »
de façon à couvrir l’analyse grammaticale et phonologique. Par
exemple, l’établissement des emplois syntaxiques d ’une form e casuelle
dans une langue comme le latin définit sa fonction dans divers

1. V. Waterhouse, «The grammatical structure of Oaxaca Chontal», U A L ,


28.2 (1962),partie II. Voir en outre R .E. Longacre, «String constituent Analysis»,
L a n g u a g e 36 (I960), 63-88; V. Pickett, T he gra m m atical H ie r a rc h y o f Isthmus
Z a p o tcc (L a n g u a g e , 36.1, partie II, 1960); Elson et Pickett, op . cit.
2. Malinowski, « An ethnographic theory of language », C o ra l G ard en s and
their M a g ic , Londres, 1935, volume II, chapitre i; Firth, «Ethnographic Analysis
and Language with Reference to Malinowski’s Views », M a n a n d C ulture (éd.
R.W. Firth), Londres, 1957, 93-118.

224
LA LIN G U ISTIQU E AU VIN GTIÈM E SIÈCLE

contextes grammaticaux, et l'établissement des contrastes phonolo­


giques et des possibilités séquentielles d ’une consonne comme [b]
ou [n] en anglais définit sa fonction dans divers contextes phonp-
logiques et dans le contexte du système phonologique de la lan­
gue1. . .
La signification, au sens ordinaire de relation entre la langue et
le monde de l’expérience, est traitée en termes des fonctions séman­
tiques des mots, syntagmes et phrases, dans différents contextes
situationnels, qui sont d ’une nature plus abstraite que les particuliers
réels observés par Malinowski, et qui fournissentJin cadre de caté­
gories, y compris la référence et la dénotation12, grâce auxquelles
on peut rattacher les énoncés et leurs composants aux traits et évé­
nements pertinents du monde extérieur. Firth accentue Je parallélisme
entre les contextes internes, formels, de la grammaire et de la phono­
logie, et les contextes situationnels externes, justifiant ainsi son
extension, autrement paradoxale, de l ’emploi du terme sens. On
peut dire que les différences fondamentales entre analyse formelle
et analyse sémantique sont sous-estimées par Firth 3, mais ce glisse­
ment de la'sémantique, de la réification des sens simplement comme
ce qui est « représenté » ou désigné (puisque pour beaucoup de mots
on ne dispose pas facilement d’un tel référent) vers l’interprétation
du sens comme fonction (façon dont les mots et les combinaisons
de mots sont employés), est des plus légitimes.
Dans l ’analyse de la forme linguistique elle-même, Firth, comme la
plupart des linguistes britanniques de son temps, s’intéresse beaucoup
plus à la phonologie qu’à la grammaire. II envisage la forme linguis­
tique comme ensemble d ’abstractions aux niveaux lexical, gram­
matical et phonologique, attribuable aux traits et occurrences
réels de données phoniques lui servant de représentants distincts.
A chaque niveau, les éléments et catégories abstraits.sont liés l ’un à
l ’autre, selon les deux dimensions saussuriennes, dans des structures
syntagmatiques et des systèmes paradigmatiques. Firth réserve les
termes structure et système, respectivement, à ces deux types de
relation intralinguistique; consonne-voyelle-consonne et préposition-

1. Firth, « The Technique of Semantics », TPS, 1935, 36-72.


2. Le fait d’inclure la référence et la dénotation dans les relations que com­
porte un contexte situationnel fîrthien est discuté par J. Lyons, « Firth’s Theory
of “Meaning” », In Memory o f J.F. Firth, 288-302; mais cette inclusion semble à
la fois compatible avec sa théorie et, à vrai dire, nécessaire pour que cette théorie
soit soutenable.
3. F.R. Palmer, « Linguistic Hierarchy », Lingua 7 (1958), 225-241.

225
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

nom sont des structures typiques, tandis que les plosives en initiale
de syllabe ou les cas nominaux d ’une langue constituent des systèmes
de mise en contraste d ’éléments ou catégories. L a hiérarchie des
niveaux est faible, en ce que les abstractions phonologiques peuvent
jouer le rôle intermédiaire de représentants d ’abstractions gramma­
ticales, tout en ayant elles-mêmes des représentants phonétiques
dans les données phoniques, et bien qu’on puisse aussi considérer la
représentation directement comme la relation entre les abstractions
grammaticales ou lexicales et les données phoniques; cette organisa­
tion assez vague a été rendue beaucoup plus rigide par les néo-
firthiens (p. 233, ci-dessous) h
L ’aspect le plus original de l’œuvre linguistique de Firlh est la
phonologie prosodique, dont un programme présente pour la première
fois les grandes lignes en 1948, et qui est développée dans des applica­
tions à diverses langues lors de la décennie suivante2.
On doit examiner la phonologie prosodique de Firth en meme
temps que d ’autres systèmes de phonologie développés dans les
années quarante, en réponse au défi que la phonologie, en tant qu’ap­
partenant à la linguistique descriptive, affronte durant les années
trente. On peut comparer ce défi à une crise de la science, en ce que
les données observationnelles se révèlent trop nombreuses pour la
théorie existante (la théorie du phonème) et qu’en même temps cette
théorie se trouve elle-même ébranlée par les vues et développements
des phonologues de Prague.
La phonétique, science d’observation et de description, servie par
des outils de plus en plus sophistiqués (« phonétique expérimentale »),
est alors capable de distinguer et d ’enregistrer les phénomènes pho­
nétiques mis en jeu dans la parole, avec un degré d’exactitude encore
jamais atteint, et de déterminer avec précision dans son champ des
traits tels que les niveaux et mouvements d’accentuation et de hauteur
mis en jeu dans l’intonation, ainsi que les différences phonétiques
et leurs articulations associées qui se rattachent aux transitions entre
syllabes, mots et autres segments à l’intérieur des énoncés globaux.
De tels phénomènes phonétiques avaient été remarqués par Sweet,
sous le titre de « synthèse » (comme s’opposant à F « analyse »,

1. F irth , « Synopsis of linguistic Theory » , Studies in Linguistic Analysis, 1953,


1 -32; Robins, « General Linguistics in G reat Britain 1930-60 » , C . M ohrmann,
F . N o rm an , et A . Som m crfclt, 1963, 11-37.
2. F irth , « Sounds and Prosodies » , T P S , 1 9 48, 1 2 7 -5 2 ; Robins, « Aspects of
prosodic analysis », Proceedings o f the University o f D urham Philosophical Society,
série B (A rts), 1 (1957), 1 -1 2 ; H istory o f Linguistics, 1957.

226

—— . ' ■=» ------


LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE

description des consonnes et voyelles considérées comme des segments


séquentiels séparés1), mais, dans l’intervalle, la théorie phonologique
les avait quelque peu négligés. Ils fournissent en partie les matériaux
pour les Gienzsignalc de l’école de Prague (p. 215, ci-dessus).
La théorie classique du phonème, développée presque exclusive­
ment à l’intérieur des frontières de mots admises et centrée principa­
lement sur les segments vocaliques et consonantiques et les traits qui
fonctionnent de façon semblable, tels que les tons dans les langues
à tons, est incapable, dans l’état où elle se trouve à l ’époque, de traiter
de manière appropriée cette masse de matériaux nouvellement décrits,
dont la pertinence pour l’analyse phonologique devient sans cesse
plus manifeste. Simultanément, l’analyse fournie par l’école de
Prague du phonème lui-même en ses traits distinctifs composants
montre qu’il ne suffit pas de le considérer comme unité indivisible —
dont le statut réside simplement dans son pouvoir contrastif, contre­
partie théorique du symbole de transcription large — pour circons­
crire les faits linguistiques sur lesquels repose la théorie.
/ Cette crise de la phonologie est jugulée de trois façons par diffé­
rents savants ou groupes de savants. La solution la plus conserva­
trice est celle qu’adopte D. Jones, qui soutient que le phonème en
tant que concept phonologique ne doit pas être étendu radicalement
au-delà des limites tacitement admises. La pratique existante est
ainsi formalisée en théorie explicite. L ’intonation et l’accent
tonique comme trait dont la position caractérise les mots en tant
qu’unités globales, tombent hors du champ de l’interprétation
phonémique; et Jones déclare très explicitement que la prise en compte
des frontières de mots grammaticales reconnues, loin d ’introduire
des considérations illégitimes dans l ’analyse phonémique, comme
certains « bloomfieldiens » le prétendaient, est essentielle à une ana­
lyse et à une transcription phonemiques satisfaisantes12. La théorie
achevée de Jones est exposée dans The Phoneme: Iis Nature and Use
(1950); les contributions de Jones à la description phonétique et
à l’analyse phonologique montrent comment les limites qu’il pose
à l ’extension du concept de phonème ne restreignent en rien son travail
linguistique. Il opère simplement dans le cadre d’un système de
pensée différent de celui adopté, soit par les linguistes post-bloom-
fieldiens en Amérique, soit par Firth et ses disciples en Grande-
Bretagne.
j
1. Sweet, Prim er , 41.
2. Joncs, 1950, §§ 34,463-469, 688-689; id., « SoraeThoughts on thePhoneme»,
T P S , 1944, 119-135.

227
B R È V E H ISTO IR E D E LA LINGUISTIQUE

Les linguistes américains, travaillant selon la tradition bloorn-


fieldienne, adoptent une autre solution : confrontés à l’inadéquation
du concept existant de phonème, essentiellement segmentai, pour
venir à bout de tous les traits phonétiques pertinents utilisés dans les
langues, ils lèvent cet obstacle par une extension logique de la théorie
du phonème, si bien que chaque trait phonologiquement pertinent
peut être désormais attribué à un phonème et représenté par un
symbole dans la transcription phonémique. De nouvelles classes de
phonèmes sont créées, qui recouvrent d’autres distinctions que celles
directement assignables aux segments vqcaljques et cqnsqnantiques;
d ’où le terme générique de phonème suprasegmenial, qui leur est
appliqué.
Les phonèmes suprasegmentaux comprennent les phonèmes
d ’accent tonique, de longueur, et d ’accent de hauteur, qui s’étendent
ou peuvent s’étendre sur plus d ’un unique segment vocalique ou
consonantique. L ’intonation est parfois traitée comme un phonème
unique s ’étendant sur plusieurs syllabes, mais les courbes mélodiques
sont la plupart du temps analysées en séries de phonèmes d ’accent
de hauteur distinctifs, l ’anglo-américain étant traité en termes de
quatre niveaux contrastifs L
Les phonèmes de joncture constituent une autre classe de phonèmes
suprasegmentaux. Ils servent à analyser les différences distinctives
trouvées en position finale de phrase, dans les ruptures entre seg­
ments de discours à l’intérieur d ’une phrase et dans les transitions -
contrastives à l'oreille d ’un mol à un autre, qui en anglais opposent
par exemple a notion à an océan, mais où les séquences de phonèmes
segmentaux sont les mêmes. Les phonèmes de joncture acquièrent
une importance considérable lorsque l’analyse phonémique va au-delà
des frontières de mots (ce que Jones avait refusé de faire), et lorsque
les impératifs d’une stricte « séparation des niveaux » écartent tout
recours aux facteurs grammaticaux dans l’analyse phonémique ou
dans les symboles des transcriptions phonémiques. (Les divisions de
mots, à moins qu’on ne puisse montrer qu'elles correspondent à des
divisions marquées par des jonctures, ne sont pas admises12.)
Les phonèmes de joncture des linguistes américains recouvrent une

1. Bloomfield, 1935, 90-92; M.R. Haas, Tunica,New York, 1941, 19-20; Wells,
«The pitch phonemes of English », Language21 (1945), 27-39; Pike,The Intonation
of American English, Ann Arbor, 1946.
2. Harris, 1951, chapitre vin; Hockett, Manual of Phonology, 167-172; Gleason,
Introduction to Descriptive Linguistics
(2e édition), New York, 1961, 43 (trad. fr. :
Larousse, 1969).

228
LA L IN G U IST IQ U E AU VINGTIÈM E SIÈCLE

grande partie du domaine des Grenzsignale de Prague (la première


référence au « phonème de joncture», dans le Glossary de E.P. Hamp,
renvoie à l ’année 1941, deux ans après la publication des Grundzüge
de Trubetzkoy 1); la théorie américaine intègre ces phénomènes de
dém arcation dans la phonémique, tandis que Trubetzkoy leur avait
assigné un statut en partie phonémique et en partie non-phonémique.
Si nous avons clairement conscience de la nature et de l ’importance
des phénomènes de joncture dans le discours, c ’est en grande partie
grâce à l ’époque distributionnaliste « bloomheldienne ».
Les phonèmes suprasegmentaux d’accent de hauteur, de longueur
et d ’accent tonique entraînent la phonémique américaine à rompre
avec la sérialité dans la théorie des phonèmes et de leur notation.
M ais le fait que le phonème tire son origine des exigences de la trans­
cription garde son emprise sur cette théorie phonémique avancée.
Les phonèmes de joncture, bien que pouvant être suprasegmentaux
en termes des traits phonétiques mis en cause, se voient allouer
dans les transcriptions une place dans la succession des phonèmes
segm entaux, se trouvant parfois disjoints du trait Je plus marquant
qui leur est associé, com m e lorsque l’accent tonique en Swahili est
représenté par un phonème de joncture entre mots, situé après la
syllabe qui suit la syllabe accentuée12. La pratique de transcription,
de même qu’elle avait donné naissance à l ’exigence de biunivocité,
notée plus haut, oblige la théorie à être globalement interprétée
com m e un monosystème, où les contrastes entre phonèmes trouvés
dans des positions de contraste maximal sont généralisés à toutes les
autres positions (« une fois un phonème, toujours un phonème »).
Les différents systèmes contrastifs, à l’œuvre dans différentes parties
d ’une langue, explicités par la théorie de Prague en termes des concepts
de neutralisation et d ’archiphonème (p. 214, ci-dessus), sont recensés,
de façon moins élégante peut-être, en établissant la distribution
différente des différents phonèmes, après que les sons apparaissant
dans des positions de neutralisation aient été, parfois arbitrairement,
assignés à l ’un ou l ’autre des phonèmes élaborés pour les positions
de contraste m axim al; ainsi les seconds sons consonantiques des
mots anglais comme span, stitch et sketch sont considérés, selon
l ’orthographe traditionnelle, comme des allophones de /p/, /t/, et /k /,
bien qu’ils partagent certains traits (par exemple, la non-aspiration)
avec /b /, /d / et /g / 3.

1. E.P. Hamp, A Glossary o f american technical linguistic Usage 1925-1950,


Utrecht, 1958.
2. Harris, 1951, 82-83.
3. Twaddell, On Defining the Phoneme.

229
PREVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

Il sc peut que de telles influences notationnelles aient été tacites


plutôt qu’explicites, mais la répugnance avec laquelle on poursuit
durant Jcs années trente et quarante l’analyse « verticale » des pho­
nèmes segmentaux, en leurs traits distinctifs ou composants («analyse
componenliclle »), est ouvertement attribuée à scs inconvénients
quant à la notation L
A ce dernier égard, la théorie prosodique constitue la rupture
la plus radicale avec la théorie existante. Firth insiste pour séparer
les exigences de la transcription de celles d’une théorie phonologiquc
appropriée. En fait, Twaddell avait déjà suggéré un tel divorce, mais
sans réussir à influencer la théorie phonologiquc de son temps. Pour
Firth, le phonème en tant qu’unité théorique tire sa valeur de l’inven­
tion et de la justification de notations larges économiques; la mise à
jour complète des interrelations fonctionnelles des traits phonétiques
dans l’énoncé exige un ensemble de termes et un mode d'analyse
différents2. Puisque Firth est un partisan de l'idée que les concepts
analytiques n’existent que dans le système descriptif du linguiste et
non dans la langue elle-même, une telle coexistence de systèmes
conceptuels séparés, servant des objectifs différents, ne présente pour
lui aucune difficulté.
L ’analyse prosodique met en jeu deux types d'éléments de base :
les unités phonématiques et les élémenLs prosodiques (prosodies).
Chacun d ’eux est en relation avec un trait (ou groupe de traits)
phonétique qui lui sert de représentant (exportent) dans le matériel
linguistique réellement prononcé. Les unités phonématiques sont les
consonnes et les voyelles et s’ordonnent sériellement en segments;
mais une structure phonologique quelconque (par exemple, la syllabe
ou le groupe syllabique) peut inclure un ou plusieurs éléments proso­
diques. Ceux-ci sont assignés à des structures définies, et non à des
emplacements situés entre les unités phonématiques, et ils servent
à traiter les relations syntagmatiques entre certains traits phoné­
tiques. En gros, les traits phonétiques sont assignés aux éléments
prosodiques plutôt qu’aux unités phonématiques, soit qu’ils s’éten­
dent sur la totalité ou la majeure partie de la structure, soit que,
positionnellement restreints, ils servent à la délimiter ou à la démar­
quer. Par exemple, en siamois (thaï), les tons sont traités comme1

11. Harris, « Simultaneous Components in Phonology », Language 20 (1944),


181-205; Hockett, « Componenda] Analysis of Sierra Popoluca», IJAL, 13 (1947),
258-267.
2. Twaddell, op. cit.; J.T. Bendor-Samuel, The yerbal Piece in Jebero ( World 17,
supplément, 1961), chapitres n et m.
LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE

des cléments prosodiques syllabiques, en vertu du premier critère,


et l'explosion, étant limitée dans cette langue à la position initiale
de syllabe, est considérée comme un élément prosodique (d ’une partie)
de syllabe, en vertu du second critère1. Des exemples comparables
d’éléments prosodiques des mots, comme unités phonologiques,
sont les restrictions d ’harmonie vocaliquc (habituellement accompa­
gnées de différences correspondantes dans les articulations consonan-
tiques), dans des langues comme le turc et le hongrois, ainsi que
Pacccnl tonique, limité à un emplacement fixe dans le mot et
servant ainsi à délimiter ses frontières.
On verra que les éléments prosodiques de Firth et des analyses
inspirées par sa théorie traitent en partie les memes phénomènes
que les Grcnzsigiiale de Prague et les phonèmes suprasegmentaux
des phonémiciens américains. II y a, cependant, un certain nombre
de différences. Tout type de trait phonétique dont on peut montrer
qu’il met en cause plus d’un seul segment peut être considéré comme
le représentant d’un élément prosodique; les phonèmes suprasegmen­
taux américains, autres que les joncturcs, se limitent généralement à
J’accent tonique, à la longueur et à l’accent de hauteur, traits qui
n’impliquent pas de différence fondamentale dans la forme des ondes
sonores12. Aucune restriction semblable ne s’applique dans l’analyse
prosodique; du matériel phonétique qui, dans d ’autres systèmes
d’analyse, appartiendrait à des phonèmes vocaliqucs ou consonan-
tiques, peut être assigné à des éléments prosodiques (par exemple
la rétrofiexion en sanskrit et dans certaines langues indiennes moder­
nes, et l’articulation palatale et non-palatale dans certaines variétés
de chinois 3); pour la même raison, les représentants de plusieurs
unités phonématiques peuvent comprendre moins de traits phoné­
tiques que ceux qui appartiendraient dans une analyse phonémique
aux phonèmes correspondants.
Avec la disparition des considérations sur les exigences de la nota­
tion, un monosystème d’éléments analytiques n ’est plus indispen­
sable. L ’analyse prosodique est capable d’élaborer différents systèmes
d’unités phonématiques et d’éléments prosodiques à divers empla­
cements dans les structures, là où l’analyse en est facilitée. Ainsi, il

1. E.J.A. Henderson, « Prosodies in Siamese », Asia Major n.s.I (1949), 189-


215.
2. Pike, Phoncmics, Ann Arbor, 1946, 63.
3. W.S. Allen, « Some prosodic Aspects of Retroflexion and Aspiration in
Sanskrit », BSOAS, 13 (1951), 939-46; N.C. Scott, « A phonological Analysis of
the Szechanesc monosyllabic », BSOAS, 18 (1956), 556-560.

231
BRÈV E H ISTO IR E D E LA. LINGUISTIQUE

est parfaitement possible que les consonnes en position initiale de


syllabe form ent un système différent de celui des consonnes en posi­
tion finale de syllabe, sans identification des membres d ’un système
avec ceux de l ’autre, quand bien même ils partagent certains traits
phonétiques (représentants). En outre, à la différence des « bloomfiel-
diens » , mais un peu comme les linguistes de la récente école généra-
tive-transformationnelle (p. 245, ci-dessous), les tenants de l ’analyse
prosodique envisagent la phonologie comme le lien entre la grammaire
et l ’énoncé réel ou, plus abstraitement, entre la grammaire et la pho­
nétique; les catégories et structures grammaticales sont véritable­
ment pertinentes pour l’analyse phonologique si un ou plusieurs
traits phonétiques peuvent leur être associés en tant que représentants.
De là vient que l ’on admette des éléments prosodiques de mot et de
phrase, aussi bien que de syllabe, et aussi la possibilité d ’avoir des
systèmes phonologiques qui diffèrent à certains égards pour les mots
d’une classe et pour les mots d ’une autre classe-1. Ces deux derniers
aspects par lesquels l ’analyse prosodique diffère de l ’analyse phoné-
mique orientée vers la notation ont amené à qualifier la phonologie
prosodique de polysystématique. Le produit final d ’une analyse
prosodique n ’est pas une notation lisible, mais une représentation
schématique des interrelations des éléments et traits d ’un segment
d ’énoncé, qui peut être mise en rapport avec la structure grammaticale
de ce segm en t12.
Il est im portant de considérer ces trois types de réactions aux diffi­
cultés qu’affronte la phonologie dans les années trente, non pas tant
comme des thèses rivales luttant pour se voir reconnaître la supré­
matie, mais plutôt comme des solutions remplissant chacune certaines
exigences. L a phonologie de Jones est économique et d ’une compré­
hension aisée; la phonémique « bloomfieldienne » est rigoureuse et
exhaustive, et elle prétend faire entrer tous les traits phonétiques
pertinents dans une représentation notationnelle et un inventaire
phonémique com plet; l ’analyse prosodique, au prix d ’une certaine
complexité, est capable d ’extraire de façon plus explicite les fonctions
phonologiques des divers traits phonétiques d’une langue et de les
rattacher à une analyse grammaticale. Quelques auteurs 3 ont publié

1. F.R . Palmer, « The Verb in Bilin », BSOAS, 19 (1957), 131-159.


2. Henderson, op. c il.; autres références dans Robins, « General Linguistics
in Great Britain 1930-1960 ».
3. Par exemple Bendor-Samucl, « Some problems of segmentation in the pho-
nological analysis of Tereno », Word 16 (I960), 348-535; Lyons, « Phonemic
and non-phonemie phonology: some typological reflexions », 1JAL, 2 8 (1962),
127-133.

232
LA LIN G U ISTIQ U E AU VINGTIÈME SIÈCLE

des fragments d ’analyses comparées d’un même matériel linguistique,


dans les termes, d ’une part, de la théorie prosodique, et d ’autre part,
de la théorie phonémique. De telles études sont plus significatives,
en tout cas dans un survol historique, que les assertions plus passion­
nées, émises par des dévots, sur la supériorité de telle approche parti­
culière sur telle autre.
On peut vraiment dire que la phonologie, pour ce qui est de la théorie
descriptive et de la méthodologie, mène le jeu à l’époque bloom-
fieldienne. L ’impulsion la plus forte pour une révision de la théorie
et des concepts qui lui sont associés est venue des progrès de l ’obser­
vation phonétique et de l’analyse phonologique. L ’école de Prague
et les premiers firlhiens vouent la plus grande partie de leur attention
au niveau phonologique du langage; Jones se consacre entièrement
à la phonologie et à la phonétique; en Amérique, la théorie phonémique
progresse davantage, dans la direction qu’elle a choisie, que la théorie
grammaticale, et la théorie grammaticale de l’époque, qui s’intéresse
particulièrement à l’analyse morphemique, se poursuit dans le sillage
des progrès accomplis en phonémique. Dans un commentaire sur le
Manual o f Phcmology (1955) de Hockett, publié vers la fin de cette
période, on peut lire la remarque parfaitement justifiée qu’un manuel
de grammaire comparable n ’aurait pu jusque-là être envisagé1.
Les développements qui ont lieu après l'époque « bloomficldienne »,
malgré toutes les divergences, montrent un égal souci pour tous les
niveaux du langage; la phonologie ne détermine plus le cours de la
théorie et de la méthode, et la sémantique n’est plus considérée —
comme la théorie de Bloomfield avait conduit nombre de ses contem ­
porains à le faire — , comme se tenant de quelque façon au-delà de
la portée et de la compétence de la linguistique.
Il est significatif que l ’évolution récente en Grande-Bretagne de
la linguistique firthieune n ’accorde pas d’importance privilégiée
à la phonologie prosodique, mais constitue essentiellement une arti­
culation de sa théorie générale du langage. La conception firthienne
du contexte situationnel (comme moyen d’aborder la signification)
et de la phonologie (comme lien entre la grammaire et la phonétique)
est formalisée dans le diagramme suivant12 :

1. Longacre, Language 32 (1956), 301.


2. Basé sur Halliday, 1961, 244; un diagramme assez différent figure dans
M.K. Halliday, A. McIntosh, et P, Strevens, The linguistic Sciences and language
Teaching, Londres, 1964, 18.

233
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

P honétique

Linguistique

substance forme situation

substance phonologie grammaire contexte traits


phonique (système fermé) extra-
linguistiques

substance orthographe lexis


graphique (système

ouvert)

La théorie néo-firthienne met en jeu quatre catégories fondamen­


tales : unité, structure, classe et système, et trois échelles : rang,
représentation (exponence) et finesse (delicacy). D ’où l’appellation
de « linguistique catégorielle et scalaire ».
Les unités, par exemple les phrases, ont des structures où figurent
les unités de rang inférieur (par exemple, propositions et mots),
les unités en dessous de celle qui a le rang le plus élevé étant groupées
en classes selon leur fonction dans les structures; les membres des
classes sont groupés en systèmes.
Que ce soit au niveau phonologique ou grammatical, la taille
relative diminue selon l’échelle du rang. En grammaire, la phrase,
la proposition, le syntagme, le mot et le morphème se trouvent en
ordre descendant sur l’échelle du rang; de même, en phonologie,
pour le groupe syllabique, la syllabe et le segment.
L ’échelle de représentation relie les abstractions d ’un niveau quel­
conque aux données réelles et, en se déplaçant vers les données à
l’intérieur des abstractions, on est censé descendre l’échelle de repré­
sentation (en passant, par exemple, de l’unité grammaticale dans la
structure propositionnellc au nom, et puis à homme comme exemple
ou représentant de la classe « nom » et finalement de la catégorie
« unité » 1).

1. Halliday, 1961, 271; Halliday, McIntosh, et Strevens, op. cit., 24-25.

234
LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE

L ’échelle de finesse se rapporte à la subdivision des classes et des


structures, de façon à tenir compte de plus de détails. « Verbe intransi­
tif » et « proposition concessive » ont un plus grand degré de finesse
que « verbe » et « proposition subordonnée ».
En distinguant niveau, rang et représentation, la linguistique néo-
firthienne apporte à l’analyse linguistique certaines précisions qu’on
ne trouve pas toujours dans la linguistique bloomfieldienne L Un
exposé théorique en est donné dans Categories of the theory of
grammar de M.A.K. Halliday, et vulgarisé dans The linguistic
sciences and language teaching de M .A.K. Halliday, A. McIntosh et
P. Strevens12. Dans le premier ouvrage, figurent de nombreuses
citations des écrits de Firth et l’attention est attirée sur les points qui
témoignent de son influence. On peut discuter sur la mesure dans
laquelle, en fait, la linguistique néo-firthienne représente une conti­
nuation ou un nouveau départ, par rapport à la position théorique
de Firth, mais comme l’exposé de ce dernier, en plusieurs points de
sa théorie, est souvent vague et fragmentaire, une telle question ne
peut que rester partiellement indécidable.
' Un certain nombre de développements sont dus à la théorie linguis­
tique élaborée, principalement en phonologie, par Trubetzkoy et ses
collaborateurs de l’école de Prague. L ’essence de cette phonologie,
l’analyse des phonèmes en leurs traits distinctifs composants, se
retrouve dans les études d’ « analyse componentielle » effectuées par
des savants américains, à la fois en phonologie et en grammaire, où
l ’on analyse les phonèmes et les morphèmes «verticalem ent», en
complexes unitaires de catégories ou composants distinctifs, tout en se
passant du raffinement supplémentaire qu’est le concept pragois de
neutralisation 3. Ce type d’analyse est étendu à la sémantique, dans
l’espoir qu’il puisse aider à formaliser les classes apparemment illi­
mitées de fonctions sémantiques ou significations que convoient les
éléments lexicaux. Des points d ’application évidents sont les sous-
systèmes lexicaux restreints de termes employés dans des régions
culturellement délimitées, comme les vocabulaires de parenté. En
anglais, par exemple, on peut analyser aunt (tante) en kin (parent,
allié), first degree ascending generation (génération ascendante du
premier degré), first degree collaterality (collatéralité du premier
degré), et female (femelle), aunt s’opposant à uncle (oncle)

1. Halliday, m il280-2S2.
2. Voir note 2 p. 232.
3. Par exemple Hockett, « ComponeDtial Analysis of Sierra Populaca »; Harris.
« Componential Analysis of a Hebrew Paradigm », Language 24 (1948), 87-91,

235
BRÈV E HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

par le trait de différence sexuelle. Plusieurs tentatives sont faites pour


étendre cette sorte de schématisation componentielle à d ’autres
domaines plus étendus du lexique, mais il semble improbable qu’on
puisse parvenir à analyser toutes les significations lexicales selon cette
optique1.
En phonétique et en phonologie, l ’analyse en traits distinctifs
accomplit des progrès frappants, corrélativement aux études acous­
tiques et instrumentales de la transmission de la parole. Cette évolu­
tion est due en particulier à R. Jakobson, l ’un des membres fondateurs
de l’école de Prague, qui, relativement tôt dans sa carrière, avait
décidé que l ’adoption du point de vue acoustique et du point de vue
de l ’auditeur pour étudier les traits distinctifs composant les phonèmes,
plutôt que celui de l’articulation ou du locuteur, jetterait davantage
de lumière sur les problèmes phonologiques. Jakobson tire ainsi parti
des découvertes d ’acousticiens comme H. von Helmhoettzet C. Stumpf,
pour les triangles fondamentaux :

N M N Ipi

et

N N
où les traits aigu et grave s’opposent horizontalement, et les traits
diffus et com pact s’opposent verticalement, comme résultant des
différences dans les configurations du chenal vocal12.
L a guerre oblige Jakobson à émigrer aux États-Unis où, en colla­
boration avec d ’autres savants et à l’aide des instruments com m e le
spectrographe, il analyse le caractère distinctif inhérent des phonèmes
de toutes les langues en combinaisons allant jusqu’à douze contrastes
binaires de traits acoustiques, définis en termes de distribution d ’éner­
gie à différentes fréquences (« formants ») dans les ondes sonores,
plutôt que directement en relation avec les articulations 3. Dans ce

1. A.F.C. Wallace et J. Atkins, « The Meaning of kindship Terms », American


anthropologist n.s. 62 (1960), 58-60; E.A. Hammel (ed.), « Formal semantic Ana­
lysis », American Anthropologist 67.5 (1965), partie II, publication spéciale. Ce
mode d’analyse sémantique possède certaines ressemblances avec les théories
du champ sémantique des savants européens; mais l’analyse componentielle se
préoccupe essentiellement de l’analyse des termes par référence à leurs traits
sémantiques, tandis que la théorie du champ s’occupe de la division d’un champ
sémantique entre les termes (cf. p. 00, ci-dessus).
2. Jakobson, 1962.
3. R. Jakobson et M. Halle, Fundamentals of Language, La Haye, 1956, 28-32.

236
LA LIN G U JSTJQ U E A U VINGTIÈME SIÈCLE

type d'analyse, les systèmes phonologiques sont disposés en matrices


d ’oppositions de traits, les phonèmes participant à plus d’un contraste
binaire, relativement aux autres phonèmes de la langue. On peut
voir un exemple de cette démarche dans le diagramme de Jakobson
et Lolz sur le système phonémique du français. L ’analyse en traits, où
les unités segméntales ne sont théoriquement considérées que comme
des ensembles de traits distinctifs simultanés, a fourni un moyen
d’établir, en grammaire générative-transformationnclle, le lien
phonologique entre I’output de la composante syntaxique et l’énoncé
transcrit (p. 245, ci-dessous), bien que dans ce cas l ’étape de la nota­
tion phonémique soit souvent évitée1.
En linguistique historique, la théorie du phonème, surtout dans son
interprétation pragoise, conduit à une modification significative de la
position néogrammairienne (p. 193, ci-dessus). Le mérite des néo-
grammairiens avait été de formaliser et d'expliciter le concept de
loi phonétique, et ils s’étaient préoccupés des sons en tant que seg­
ments phonétiques individuels. Quand on reconsidéra le changement
phonétique à la lumière de la théorie du phonème, selon laquelle les
sons des langues s’interprètent comme formant des systèmes inter­
connectés de contrastes, l’attention fut attirée sur l’évolution des
systèmes phonologiques plutôt que sur les changements des sons
individuels et supposés indépendants. Cette approche pouvait être,
et fut, abordée selon deux directions différentes. Premièrement, le
produit final d ’un changement phonétique est un système phonolo­
gique différent, à moins que le changement ne se rattache simplement
à une différence phonétique dans les limites d ’un ensemble existant de
contrastes. Dans un système à huit voyelles, avec quatre phonèmes
vocaliques d ’avant et quatre d ’arrière, la fusion de deux voyelles
d'arrière (disons [o] > [o]) entraîne la perle du contraste e n tre/o /et/o /,
et un système asymétrique de quatre phonèmes vocaliques d ’avant et
trois d ’arrière en résulte. Jakobson montre comment /k / et /g/, en
letton, ont donné des allophones devant les voyelles d ’avant /i/ et /e/
([ts] et [dz]), ceux-ci devenant ensuite des phonèmes indépendants,
/ts/ et /dz/, contrastant avec /k/ et /g /, après que /ai/ soit devenu la
monophtongue /i/. Fourquet réexamine et réinterprète les change­
ments phonétiques germaniques couverts par la « loi de Grimm »,
en termes d ’évolution des systèmes plutôt que de changements des sons
particuliers, et il explique certains phénomènes historiques, comme le

1. R. Jakobson et J. Lotz, « Notes on the french phonemic Pattern », Word 5


(1949), 151-8; Chomsky, 1964, 65-75.

237
BRÈVE HISTOIRE DE LA. LINGUISTIQUE

maintien d'oppositions phonologiqucs, par la pression des change­


ments generaux successifs dans la force articulatoire des locuteurs 3.
Deuxièmement, on peut considérer le changement phonétique
non pas au niveau de son effet systématique, mais du point de vue de
sa cause systématique. Les néogrammairiens n’avaient pris aucun
risque quant aux causes du changement phonétique, et Bloonifield
les suit en déclarant : « Les causes du changement phonétique sont
inconnues®. » On a toujours considéré que le changement phonétique
se produit à l'occasion des conditions dans lesquelles le langage se
transmet, comme aptitude socialement acquise, d'une génération à
une autre; mais il est certain que les causes des changements sont
multiples et complexes. Des facteurs externes, tels que les contacts
entre langues, le bilinguisme, les effets des substrats dans la surim­
pression d’une langue étrangère sur une communauté linguistique et
l’influence des systèmes d ’écriture, doivent tous être pris en compte;
et peut-ctre l’influence génétique, bien qu’encore hypothétique, ne
peut-elle être écartée3. Cependant, on doit découvrir une cause
significative des changements phonétiques à l’intérieur même des
systèmes phonologiques des langues.
Assez curieusement, Saussure, malgré l’importance qu’il attache à
la conception structurale du langage en linguistique synchronique,
va jusqu’à nier explicitement toute pertinence diachronique de la
structure4. Toutefois, deux facteurs sont constamment à l’œuvre à
l’intérieur des systèmes phonologiqucs. L ’économie d ’effort réalisée
par l’emploi multiple de chaque contraste de traits que l’on a
maîtrisé tend à maintenir et à créer la symétrie dans les systèmes
de phonèmes (/p/, /t/, /k/, /d/, /g/ exige autant de traits articuiatoires
contrastifs que le système plus complet et plus symétrique /p/, /t/, /k/,
/b/, /d/, /g/); mais l’asymétrie physiologique du chenal vocal empêche
la réalisation d’une symétrie permanente (par exemple, en ce qui
concerne les degrés distinctifs de hauteur de la langue dans les pho­
nèmes vocaliques, il y a davantage de latitude pour garder séparées
les voyelles d ’avant que les voyelles d’arrière). A. Martinet cite
comme exemple l’articulation avancée du /u/, en portugais des Açores,
par laquelle l’exploitation du contraste avant-arrière (acoustiquement1234

1. Jakobson, « Principes de phonologie historique », dans Trubetzkoy, 1939


(trad. Cantineau), 315-336, et dans Jakobson, 1962, 202-220; J. Fourquet, Les
Mutations consonantiques du germanique, Paris, 1948; cf. Waterman, 1963, 77-
81.
2. Bloomfield, 1935, 385.
3. L.F. Brosnahan, The Sounds of Language, Cambridge, 1961.
4. De Saussure, 1949, 124.

238
LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE

aigu-grave) dans cc phonème vocaliquc ferme arrondi, libère davan­


tage d'espace pour maintenir aisément le contraste phonémique entre
les voyelles d ’arrière qui restent, /a/, /o/, et /o / 1.
Les recherches poursuivies dans cette direction et ! élargissement de
la théorie de la linguistique historique afin d’intégrer leurs résultats,
n’invalident pas l’insistance des néogrammairiens à fonder la linguis­
tique historique sur la régularité du changement phonétique; mais elles
apportent à la linguistique historique d’autres aperçus importants
ainsi que des moyens de recherche plus puissants.
Au XIXe siècle, les linguistes russes étaient au courant des travaux
en Europe; cependant, les savants de l’Est et de l’Ouest appréhen­
dèrent le concept de phonème indépendamment, à peu près en même
temps (p. 212, ci-dessus). Trubetzkoy était russe de naissance et
d ’éducation, et il avait travaillé sur quelques langues vernaculaires de
l’empire russe avant de quitter son pays, après la Première Guerre mon­
diale. La révolution bolchevique s’accompagna, dans notre domaine,
d’une rupture radicale avec les recherches dans le reste du monde, et
durant les années vingt, trente et quarante, bien que les travaux
phonologiqucs se poursuivent, et avec eux l’étude de la théorie du
phonème, la linguistique soviétique est dominée par les dogmes
excentriques de N J . Marr (1864-1934).
Marr, lui-même à moitié géorgien de naissance et doué d ’une
remarquable aptitude à l'acquisition des langues, tourne d ’abord
son attention, comme d’autres savants russes, vers le géorgien et les
autres langues caucasiennes. En étudiant l’histoire des langues
caucasiennes, il développe progressivement sa propre théorie de
l’histoire du langage. Rejetant la théorie traditionnelle de l'indo-
européen, il tire ses idées des croyances du xvuie siècle en l’origine
gestuelle du langage et de l’opinion du milieu du xixe siècle sur la
typologie comme indicatrice des étapes de l’évolution linguistique
progressive. Les langues « japhétiques », terme qu’il emploie pour
englober les langues du Caucase, représentent dans l’évolution du
langage une étape par où les autres langues sont déjà passées. Les
langues sont reliées historiquement, non pas par familles, mais par
les différentes « couches » structurelles évolutives que de perpétuels
mélanges et combinaisons ont déposées. Les langues ne sont pas
nationales, mais constituent des phénomènes de classe et font partie
de la superstructure, dont les changements correspondent aux change­
ments dans les fondements économiques de l’organisation sociale des
locuteurs.

1. A. Martinet, « Structure, function, and sound change », Word.

239
BRÈVE H ISTOIRE DE L A LIN G U ISTIQ U E

Prétendant expliquer par sa théorie non seulement l’histoire mais


aussi la préhistoire du langage, M arr dédaigne volontiers les jugements
tirés de la seule observation et il déclare que les mots de toutes les
langues peuvent se ramener à l’origine à quatre éléments primitifs :
[sal], [ber], [jon], et [roj]. Cette théorisation si gratuite reçoit l’appro­
bation officielle, et plusieurs autres savants russes jugent prudent de
soutenir et même de louer les déclarations de M arr, jusqu’en 1950,
lorsque, soudainement, Staline lui-même jette à bas tout l’édifice
m arriste, faisant remarquer, entre autres, que la langue ne dépend
pas de l'organisation économique, puisque la même langue russe sert
à la fois le capitalisme pié-révolutionnaire et Je communisme post­
révolutionnaire, évidence dont on ne s’était apparemment pas avisé
auparavant. L ’intervention de Staline a le double effet de mettre fin
au long règne de la théorie marriste et d ’attirer sur elle l’attention
m ondiale1. Dès lors, et spécialement depuis que le régime soviétique
s’est quelque peu libéralisé, les linguistes russes commencent à tra­
vailler en collaboration plus étroite avec les linguistes d'Europe occi­
dentale et d ’Amérique, et les tendances qui ont cours à l’Ouest font
l ’objet de discussions vives et fructueuses. En linguistique générale,
une attention particulière est accordée à la lexicographie, qui est
considérée com m e une composante de la linguistique, au même titre
que la phonologie et la grammaire. En linguistique historique et
com parative, les études du slave, que les excentricités de M arr avaient
brimées, connaissent à nouveau un développement considérable12.
On peut espérer que cette atmosphère plus favorable durera, et que le
marrisme ne laissera que le souvenir d ’une aberration stérile et d’un
avertissement solennel sur le pouvoir qu'a la tyrannie moderne de
faire prévaloir la fantaisie, au mépris des faits.
Une théorie générale de l’analyse linguistique, qui dérive certaines
de ses caractéristiques de la théorie de Prague, est la « grammaire
stratificationnclle » proposée par S.M. Lamb (grammaire étant
employé dans son sens le plus large, où il recouvre l’analyse formelle
globale, com m e dans l’usage transformationnel, voir ci-dessous3).
Quatre niveaux ou strates sont postulés dans la structure de la langue

1. E.J. Simmons (éd.), The Soviet Linguistic Controversy, New York, 1951;
L.C. Thomas, The Linguistic Theories of N.J. Marr, UCPL 14 (1957); exposé
sommarne dans Ivic, 1965,102-107.
2. T.A. Scbeok (éd.), Current Trends in Linguistics I: Soviet and East European
Linguistics, La Haye, 1963.
3. S.M. Lamb, « The semcmic approach to structural semantics », American
Anthropologist 66.3 (1964), partiell, 57-78; id.,« On Alternation, Transformation,

240
LA LINGUISTIQUE A U VIN GTIÈM E SIÈCLE

pour l'analyse des phrases : sémémique, où les unités sémantiques


distinctives de la langue s’organisent en un réseau de relations (par
exemple « tigre », « capturer», « mâle », « humain », « agent », « but »
et « passé » ); lexémique, où les unités lexicales distinctives homme,
capturer, -é, tigre, etc., sont assemblées dans une structure de phrase;
morphémique, où les morphèmes se succèdent en une suite; et phoné-
mique, où les faisceaux simultanés de traits distinctifs constituent une
suite d ’unités phonémiques (l'homme a capturé le tigre).
Les niveaux sont hiérarchiquement liés et enchaînés l’un à l ’autre
par la relation de représentation ou de réalisation, en ce que le niveau
lexémique représente le sémémique et se trouve représenté p ar le
morphémique, qui est à son tour représenté par les traits distinctifs
du niveau structural le plus bas, le phonémique. La nature de la
représentation va de la représentation simple, où une unité d ’un niveau
plus élevé est représentée par une unité au niveau qui lui est immé­
diatement inférieur, aux représentations complexes telles que la neu­
tralisation (deux ou plusieurs unités non structurellement distin­
guées dans la représentation), la représentation composée (une unité
représentée par plus d'une unité au niveau inférieur, comme dans la
représentation allomorphique multiple d ’un morphème), la représenta­
tion zéro, la représentation « valise » (dans le même sens que « m ot-
valise »), etc.
Cette théorie réagit contre la linéarité qui prédomine dans le
distributionalisme bloomfieldien, en exhibant les différents types
de relation structurale pouvant être mis en jeu dans l’analyse lin­
guistique, et les différentes façons dont une structure d ’un certain
niveau peut se rattacher à (se réaliser dans, ou se représenter p ar)
une structure d’un autre niveau.
On peut situer en 1957 le changement de direction probablement
le plus radical et le plus important de ces dernières années, en linguis­
tique descriptive et en théorie linguistique; c ’est l’année où paraît
Syntactic Structures de Noam Chomsky, inaugurant la phase généra-
tive-transformationnelle de la linguistique. On a déjà souligné que
la dotation des changements survenus dans l’histoire d ’un cham p de
recherche est arbitraire et artificielle; les travaux menés selon les vues
pragoises, firthiennes et bloomfieldiennes se poursuivirent après 1957
et se poursuivent encore. Ce qui peut et doit être dit de la gram m aire

Realization, and Stratification », M onograph S eries on L a n gu a ges an d L in gu istic-


(Georgetown)17 (1964), 105-122; id., O utline o f Stratificationo! G ram m ar, Washings
ton, 1966. La relation entre la linguistique stralificationnclle el la théorie de Prague
est signalée dans Vachek, 1966.

241
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

transformalionncllc, c ’est qu'elle se développe rapidement et constitue


Je foyer d’attention des linguistes les plus actifs et les plus capables
d ’aujourd’hui, spécialement aux États-Unis. Il semble sûr que scs
effets sur toute la théorie et la pratique linguistiques seront profonds
et durables.
Plusieurs des concepts théoriques et des méthodes de la grammaire
transformationnelle évoluent en fait si rapidement qu’un exposé
précis de son état actuel serait inapproprié et certainement démodé
d’ici quelques années. Dans un survol historique, c ’est la première
version de cette approche de la description des langues, présentée
dans Syntactic Structures, qui permet de saisir le plus facilement les
grandes lignes de la grammaire transformationnelle.
Les objectifs que les transformationalistcs fixent à leur travail
sont plus ambitieux que ceux qu’aucun groupe précédent de linguistes
s’était explicitement donné. Il ne revient à rien de moins qu’à présenter
dans la description d’une langue tout ce qui est mis en jeu par la
compétence linguistique d ’un locuteur natif. Ainsi, Katz et Postal,
qui incluent une théorie de la sémantique partiellement basée sur
l’analyse componentielle, dans leur exposé d’une théorie générative
transformationnelle, écrivent : « La description linguistique d’une
langue naturelle vise à mettre à jour ce qu’est, pour tout locuteur
de la langue, la maîtrise de cette langue 1. » En principe, la descrip­
tion doit rendre inutile et illégitime tout appel ultérieur aux intuitions
linguistiques ou à la connaissance pratique de la langue, dans la
mesure où ces intuitions et cette connaissance pratique doivent être
explicitées et incorporées dans la description de celle-ci; aussi les
transformationalistes attachent-ils davantage d ’importance que les
linguistes bloomfieldiens à l’accord de leurs descriptipns avec les
intuitions des locuteurs natifs, la théorie linguistique devant être
appropriée à cet objectif et posséder les moyens d ’expliquer et de
justifier de telles descriptions2. Les transformationalistes rejettent
cependant l’exigence que leur théorie (ou n’importe quelle autre
théorie de la description linguistique) doive fournir en même temps
les moyens de son analyse ou ses procédures de découverte.
Pour atteindre leurs objectifs, les transformationalistes doivent
exprimer leurs descriptions linguistiques en termes de règles concré-

1. J.J. Katz et P.M. Postal, An integrated Theory of linguistic Descriptions,


Cambridge, Mass., 1964, 1 (trad. fr. : Théorie globale des descriptions linguistiques,
Paris, Marne, 1973).
2. Chomsky, 1964, chapitre n; id., 1965, chapitre I. Cette exigence a été carac­
térisée comme une exigence de « responsabilité totale » par Hockett, « Phonetic
change », Language 41 (1965), 185-204.

242

trwmm
LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE

lisant la capacité créatrice d’un locuteur natif à produire et à com­


prendre un nombre infini de phrases (toutes, et rien que les phrases
grammaticales de la langue), qu’il n’a pour la plupart jamais énon­
cées ou entendues auparavant. Un contraste est établi entre une
« grammaire de listes » présentant des éléments récurrents, explici­
tement définis, en relations distributionnelles l’un avec l’autre, et
une « grammaire de règles ». La première est associée à la linguis­
tique distributionaliste et « taxinomique » de Bloomfield et à la
conception statique de la langue de Saussure, la dernière aux travaux
transformationnels et aux idées de Humboldt sur la langue comme
energeia (p. 182, ci-dessus1).
/"Les règles d ’une grammaire générative-transformationnelle se
répartissent en trois ensembles ou composantes. Premièrement, les
règles syntagmatiques développent successivement la phrase (S)
qui sert d ’axiome en constituants, grâce à ses représentations suc­
cessives en suites dont les éléments sont dominés par d ’autres élé­
ments (nœuds) d’une représentation précédente (supérieure). Ce
mécanisme produit des arbres à parenthétisations étiquetées, d’une
façon assez semblable à l’analyse en constituants immédiats de la
linguistique bloomfieldienne :

S = sentence (phrase). — NP, VP e= noum phrase


(syntagme nominal); Verb phrase (syntagme
verbal). — T = article. — N. V *= noun, verb
(nom, vertjb).
1. Chomsky, 1964, 23; W.O. Dingwall, « Transformational Grammar: Form
and Theory », Lingua 12 (1963), 233-75. Hockett, par exemple, écrit en 1942
(Language 18, 3) : « La linguistique est une science classificato re ».

243

T: •'
B R È V E H IST O IR E DE LA L IN G U IST IQ U E

Ces éléments, bien qu’ils portent les mêmes noms que nombre
de ceux employés dans l ’analyse bloomfieldienne, ne sont pas expli­
citement définis, en tirant leurs définitions des règles par les­
quelles ils sont introduits et des éléments lexicaux que ces règles
leur assignent1.
La seconde composante applique des transform ations spécifiques,
les unes obligatoires, les autres facultatives, aux suites terminales
résultant des règles syntagmatiques, mettant en jeu des opérations
de suppression, d ’addition et de changement d ’ordre. Syntactic
structures distingue les phrases-noyaux, produites en appliquant
les seules transformations obligatoires aux suites syntagmatiques
(par exemple, la transformation de affixe + verbe en verbe -f- affixe
au temps présent, hit-s, etc.) et les autres, qui mettent de plus en
jeu des transformations facultatives, comme celle de l ’active en
passive (le ballon fu t frappé par l’homme); mais les interprétations
récentes de la théorie utilisent moins cette distinction, soulignant
plutôt celle qui sépare la « structure profonde » sous-jacente d ’une
phrase et sa « structure de surface », qu’elle manifeste après que
toutes les transformations qu’elle implique lui aient été appliquées 123.
D ’autres transformations servent à lier deux ou plusieurs phrases
simples en une seule phrase complexe, par coordination ou par subor­
dination (ou « enchâssement »).
Le lexique, sous forme de règles lexicales (N — man, boy, bail,
game, etc.), est introduit en un certain point avant que les règles pho­
nologiques s’appliquent; dans Syntactic Structures, les règles lexi­
cales font partie des règles syntagmatiques, mais les derniers écrits
transformationnels ont modifié ce point, ainsi que la répartition
du matériel grammatical entre règles syntagmatiques et règles trans-
formationnelles s.

1. Chomsky, 1957, 27, 46; Bach, 1964, 28-29, 152.


2. Chomsky, 1957, 39-45; id., 1965, 17-18; P. Schachter, « Kernel and non-
kemel sentences in transformational grammar », Proceedings of the Nintli Inter­
national Congress of Linguists, Cambridge, Mass., 1962, 692-696.
3. Cf. Dingwall, op. cit., 266-267. Il faut remarquer que la théorie/présentée
plus tard par Chomsky (1965 et 1966), et par quelques autres auteurs récents,
diffère déjà à d’importants égards des versions antérieures, dans ses modes-
d’aDalyse, mais non dans ses objectifs. En fait, on espère atteindre ces objec­
tifs de façon plus efficace. En particulier, on a remanié les règles lexicales
afin qu’elles recèlent davantage d’information et de spécification grammaticales,
et on a étendu la composante syntagmatique (ou de base) afin qu’elle renferme
davantage de règles, certaines couvrant un domaine entièrement traité jusque-là
par des règles de transformation, lui donnant une portée qui, à strictement parler,
dépasse l’engendrement de structures syntagmatiques simples (op. cil., 88). Ainsi,

244
LA LIN G U ISTIQU E AU VINGTIÈME SIÈCLE

Finalement, 1’output des composantes syntagmatique et transfor-


mationnelie, qui inclut la division en mots, est converti en énoncé
ou en notation étroite d ’un énoncé, par la composante phonologique
ou morphophonémique, dont les règles convertissent les éléments
du niveau syntaxique en sons, ou en symboles de sons,- soit des lettres
de l’alphabet phonétique, soit des ensembles de traits distinctifs
tels que les ont développés Jakobson et d ’autres, à partir des traits
articulatoires distinctifs de l’école de Prague. Les transformationa-
listes, comme les firthiens, considèrent que la phonologie établit
le lien entre la grammaire (au sens étroit) et l ’énoncé (ou la phoné­
tique); comme eux, ils rejettent la représentation indépendante
des phonèmes, comme étant au mieux inutile et sans doute inad­
missible, puisque certaines différences phonétiques peuvent être
distinctives dans un environnement donné, où il faut les symboliser,
et non-distinctives dans un autre, où elles ne doivent pas être symbo­
lisées (par souci d ’économ ie1).
Les règles sont ordonnées dans l ’exposé descriptif de telle façon
que les règles tardives prennent en compte les résultats des règles
précédentes. On réalise ainsi une économie de l’appareil descriptif,
ce qui constituait l’objectif premier de Pànini. Par exemple, les
formes fortes irrégulières du temps passé en anglais {take, look, etc.)
sont données avant les formes faibles régulières (/-à /, /-t/, /-id/),
si bien que celles-ci peuvent se répartir clairement sur le reste des
verbes *12.
Les transformationalistes prétendent que leur système de descrip­
tion linguistique est par essence plus puissant que les autres et, en
particulier, que le descriptivisme bloomfieldien, dominé par le concept
de constituant immédiat. C ’est évidemment là une nécessité du

la représentation syntagmatique de catégories comme la négation, l’impératif,


et le passif, se fait à l’aide d’éléments spécifiques ou marqueurs, et c’est l’intro­
duction facultative de S (phrase), en tant que propre constituant de la structure
d’une phrase, qui permet la récursivité et l’enchâssement. Le rôle des règles de
transformation est alors de convertir ces structures syntagmatiques en structures
superficielles qui sous-tendent les phrases réelles. Jusqu’ici, la plupart des travaux
d’application ont été rédigés en termes des premières versions de la théorie;
mais le jugement exprime page 242, ci-dessus, se trouve renforcé par ces dévelop­
pements récents. Voir en outre W.O. Dingwall, « Recent Developments in trans­
formational-generative Grammar », Lingua 16 (1966), 292-316; Chomsky, 1966.
1. Chomsky, 1964, 66, 88-89; Bach, 1964, 127-132; Chomsky et M. Halle,
The Sound Pattern o f English, New York, 1968 (trad. fr. partielle : Principes de
phonologic générative, Éd. du Seuil, 1973).
2. Chomsky, 1957, 32; Bach, 1964, 24-26.

245
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

système, s’il doit atteindre les objectifs que les transformationalistes


se sont assignés. Il est certain que les descriptions transformation-
nclles, plus que d'autres, facilitent l'expression de certains jugements
que les linguistes doivent être capables de formuler; et le fait de
concevoir la grammaire comme une succession de règles rend compte
de la récursivité illimitée de la langue (les phrases peuvent être indé­
finiment prolongées) par la réintroduction d ’une règle antérieure,
lors d'une étape ultérieure (exactement comme NP figure deux fois
dans l’engendrement de l’expansion syntagmatique illustré plus haut).
Les associations intuitives des phrases actives avec les phrases pas­
sives, et des déclaratives avec les interrogatives, sont formalisées par
les règles transformationnelles qui dérivent les unes des autres, ou
qui dérivent toutes d ’une source commune; les distinctions structu­
rales dont on a l’intuition, telles que celles entre le vin a été bu par
terre et le vin a clé bu par Jean, phrases qui partagent la même analyse
en constituants immédiats, se révèlent provenir de transformations
formellement différentes.
Les commentateurs américains saluent la linguistique transforma-
tionncllc comme une rupture décisive avec la tradition bloomfiel-
dicnne1, descriptive et taxinomique. L ’intégration du lexique, de la
grammaire et de la phonologie dans des ensembles de règles, l’inver­
sion de la relation hiérarchique de la grammaire (syntaxe et morpho­
logie) et de la phonologie, le rejet de la séparation des niveauxetde
l’exigence de biunivocité pour les transcriptions phonemiques et, en
fait, le refus d’accorder au phonème, en tant qu’unité linguistique
indépendante, une place dans la description d’une langue, sont des
changements qui infléchissent brutalement le cours suivi par la lin­
guistique américaine durant les vingt-cinq années précédentes. Les
transformations n’avaient pas de place dans les descriptions bloom-
fieldiennes, le point de départ de la grammaire transformationnelle
étant à l’opposé de celui que supposent celles-ci. Les transformatio-
nalistes inventent des règles grâce auxquelles il est possible de décrire
et d’expliquer en détail la production des phrases grammaticales,
mettant l’accent sur l’aspect génératif de la linguistique.
Dans la linguistique descriptive américaine antérieure, on avait
mis l’accent sur la fonction analytique; les linguistes prenaient comme
point de départ des textes, énoncés réels, données enregistrées ou
découvertes; ils visaient à inventer une théorie et une méthode pour

1. R.B. Lees, compte rendu de Chomsky, Syntactic structures, Language


33 (1957), 375-408.

246
LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE

Jes soumettre à une analyse progressive jusqu’aux unités élémentaires,


les phonèmes et les morphèmes, bien que dans la pratique les descrip­
tions commencent souvent par ces unités minimales pour remonter
jusqu’à la phrase ou l'énoncé1, il est cependant remarquable que
le concept de relation converse, ou transformation entre deux ou plu­
sieurs phrases réelles d ’un texte, ait été esquissé par Harris, professeur
de Chomsky, comme un moyen d ’étendre l’analyse descriptive aux
textes, au-delà des limites de la phrase12.
Considérée dans un contexte temporel et géographique plus vaste,
la linguistique transformationnelle ne marque pas une rupture aussi
nette. Les commentateurs européens font remarquer que, par contraste
avec son opposition à une grande partie du passé américain récent,
le transformationalisme formalise, explicite et développe des idées
et des méthodes implicitement admises dans l’enseignement tradi­
tionnel des langues et incorporées dans quelques théories linguis­
tiques européennes antérieures3. Tandis que les objectifs et les
hypothèses des transformationalistes se rattachent à certains égards
à Humboldt, certaines relations transformationnelles avaient été
envisagées par les grammairiens rationalistes de Port-Royal (par
exemple, les transformations d'enchâssement ou de subordination
mises en jeu dans les propositions relatives — p. 134, ci-dessus); et
la pédagogie traditionnelle du latin employait depuis longtemps des
techniques transformationnelles pour passer de la grammaire du
discours direct à celle du discours indirect, tandis que tous les pro­
fesseurs de langues ont supposé une association étroite des phrases
actives et passives, des déclarations et des interrogatives; ces rela­
tions formelles sont énoncées dans les grammaires transformation­
nelles par des séries ordonnées de règles.
Ces antécédents à la grammaire transformationnelle ont été reconnus
et soulignés par Chomsky, qui a en revanche protesté contre les cri­
tiques qui voyaient dans sa théorie linguistique — sans doute à cause
d ’un emploi étendu des symboles mathématiques et logiques et du
style nettement « scientifique » dans lequel se déroulent les discus-

1. Harris, « From Morpheme to Utterance », Language 22 (1946), 161-173


(trad. fr. : « Du morphème à l’expresssion » ,Langages 9, mars 68).
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du discours », Langages 13, mars 69); id.,« Co-occurrence and Transformation
in linguistic Structure », Language 33 (1957), 283-340. Sur la relation entre
l’emploi de la transformation chez Harris et chez Chomskv, voir Chomsky, 1964,
62-63 (note 2).
3. Cf. W. Haas, c.r. de Chomsky, Syntactic Structures, Archivum Linguisti-
cum 10 (1958), 50-54.

247
BRÈV E HISTOIRE D E LA LINGUISTIQUE

sions entre transformationalistes — , un prolongement des recherches


sur la traduction automatique et de l ’application des ordinateurs à
l ’analyse du langage1.
On peut aussi examiner les contextes assez différents de la recherche
linguistique en Amérique durant la période bloomfieldiennc et dans
les années suivant la seconde guerre mondiale. La linguistique syn­
chronique en Amérique, durant les années vingt et après, se trouve
principalement stimulée par les problèmes concernant les langues
amérindiennes, la procédure et la méthodologie revêtant alors une
importance particulière. Dans ce domaine, le linguiste doit la plupart
du temps apprendre la langue tout en élaborant son analyse descrip­
tive. Durant la guerre, les programmes d ’enseignement de langues,
hâtivement mis au point, visant à répondre à des besoins opé­
rationnels réels ou supposés, amènent plusieurs linguistes améri­
cains à étudier des langues jusqu’alors assez négligées. Ceci se passe
durant la période caractérisée comme bloomfïeldienne, et l ’on peut
remarquer que, tandis que les procédures de découverte sont large­
ment ignorées ou délibérément exclues de la plus grande partie de la
linguistique post-bloomfîeldienne, l ’un des livres récents consacré à
cet aspect de la recherche linguistique nous vient d'un membre du
groupe tagmémique, dont l’intérêt porte encore essentiellement
à la description et à l’analyse des langues amérindiennes2.
Dans une grande partie du monde, pendant les années d ’après-
guerre où les futurs adeptes de la linguistique transformationnelle
commencent leurs premières recherches, l ’enseignement des langues
européennes courantes, et spécialement de l ’anglais, devient pour
diverses raisons un thème majeur de ce que l’on appelle la « linguis­
tique appliquée » ; en Amérique, comme en Grande-Bretagne, on
consacre probablement davantage d ’efforts aux méthodes, program­
mes et projets d’enseignement de l ’anglais qu’à toute autre appli­
cation particulière de la linguistique. De même, tandis que dans les
années d’avant-guerre et pendant la guerre, les langues dites « exo­
tiques », et particulièrement les langues amérindiennes, sont abon­
damment citées dans les publications théoriques et méthodologiques,
la théorie générative-transformationnelle s’élabore, se développe et

]. Chomsky, 1964, 25 : « Il doit être évident que (les) racines (de la grammaire
générative) se trouvent dans la linguistique traditionnelle ».
2. Chomsky, 1957, chapitre vj; Halliday, 1961, 246; Longacrc, Grammar
Discovery Procedures, La Haye, 1964. Sur quelques relations entre la tagmémique
et la grammaire transformationnelle, voir W.A. Cook, On Tagmemes and Trans­
forms, Washington, 1964.

248
LA LIN G U IST IQ U E AU VIN GTIÈM E SIÈC L E

s’illustre par référence à l ’anglais et à quelques autres langues euro­


péennes, dont la grammaire et la phonologie sont en un certain sens
déjà « connues » du linguiste avant qu’il n ’entreprenne son travail,
bien que les analyses transformationnelles puissent par la suite
révéler de nombreuses lacunes dans notre connaissance explicite.
Il subsiste évidemment des exceptions des deux côtés de cette
division. L ’ouvrage de C .C . Fries, Structure o f English, met en œuvre
des procédures de découverte bloomfieldiennes pour parvenir à une
analyse descriptive formelle de l'anglais, alors que certains travaux
transformationnels puisent leurs matériaux dans des langues am érin­
diennes1. Cependant, la différence des environnements dans lesquels
on étudie aujourd’hui la linguistique est certainem ent marquée e t a
joué très probablement un rôle historique dans ce changement de
direction.
Nous avons choisi la linguistique transformationnelle comme point
final de ce bref exposé historique. Ce n ’est pas parce que la théorie
générative-transformationnelle a des chances de supplanter toutes
les autres approches du langage (en dépit des déclarations faites à
ce propos par certains de ses partisans), mais p arce qu’elle est à la
fois l'un des développements les plus récents et le plus sûrement
destiné à progresser et à exercer dans l’avenir une grande influence
sur les travaux linguistiques, théoriques et pratiques.
Si l'historien doit abandonner son récit lorsqu’il touche à la situa­
tion contemporaine, l’histoire ne s’en immobilise pas pour autant.
L ’historien, lui, essaie de comprendre, d ’interpréter le passé et
d’envisager le présent comme son produit; mais ses efforts ne l ’au to ­
risent pas à s’ériger en prophète. Cependant, une certaine compréhen­
sion et l’appréciation de l’histoire de la linguistique permettent
d’étudier les mouvements et controverses futurs avec une tolérance et
une pénétration accrues. Rattacher ses intérêts immédiats aux ten ta­
tives et aux réussites des époques révolues doit conduire à des juge­
ments plus équitables et à des enthousiasmes moins excessifs. Voilà
qui peut apporter une justification supplémentaire au choix de
l’école transformationnelle pour clore une vue d ’ensemble de l’histoire
de la linguistique.
Le langage est peut-être, de toutes les facultés de l ’homme, la faculté
la plus spécifiquement humaine. A travers la compréhension et la

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249
BREVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE

connaissance du langage, l'homme, tout au Jonc de son histoire


intellectuelle, a cherche à atteindre une meilleure connaissance de
soi, à obéir à l’injonction qui défiait le visiteur du temple d ’Apollon
à Delphes 1 :

TNDOI 2E A Y T 0N

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«
t

ff
Table

Préface - - - - - - - - 5

Chapitre ] . Introduction 9

Chapitre 2. La Grèce 13

Chapitre 3. Rome 48

Chapitre 4. Le Moyen Age 70

Chapitre 5. De la Renaissance auxvnc siècle 98

Chapitre 6. L ’aube des Temps modernes 139

Chapitre 7. La linguistique historique et


comparative au x tx e siècle 171

Chapitre S. La linguistique au XXe siècle 206

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