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ROBINS
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BRÈVE HISTOIRE
DE LA
LINGUISTIQUE
DE PLATON A CHOMSKY
T R A D U IT D E L ’A N G LA IS
P A R M A U R IC E B O R EL
ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris V ïe
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DE LA. LINGUISTIQUE
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CE LIATtE
T R A V A U X LINGUISTIQUES
D IR IG ÉE P A R N ICO LA S R U W E T
ISBN 2-02-004479-X
5
PRÉFACE
' —
1
Introduction
9
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
10
INTRODUCTION
11
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
La Grèce
13
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
14
LA GRÈCE
1. Hérodote, 8.144.2.
2. C. D. Buck, Comparative Grammar o f Greek and Latin, Chicago, 1933,
68-78.
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LA GRÈCE
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BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
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LA GRÈCE
1. Diogène, 7.49.
2. Diogène, 7.62. StcinthaJ, 1890, volume 1 ,286-290; Barwick, 1957, chapitre i;
F. de Saussure, Cours de linguistique générale (4e édition), Paris, 1949, 156-757.
19
/
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LA GRÈCE
nous devons essayer de voir celui-ci non com m e une série d ’expé
riences anticipatrices de ce qui est devenu le point culminant de la
pensée linguistique grecque, mais comme une succession de mou
vements à partir de certaines positions, atteintes au fur et à mesure
que des lignes de pensée et des modèles descriptifs furent testés,
étendus à du matériel nouveau et ajustés à la lumière de l’expé
rience.
Dès le début, il apparaît que les problèmes linguistiques
concernant la langue grecque sont traités dans le cadre de deux
controverses liées. Il s’agit, en premier lieu, des hypothèses rivales
émises à propos du rôle de la nature, phÿsis en tant
qu’opposée à la convention, nômos (vo|j.oç) ou thésis (Géctiç) et,
en second lieu, de la régularité ou analogie, analogia (âvaXoyla),
en tant qu’opposée à l’irrégularité ou anomalie, anomalia (¿vog.a)ia)
— dans la maîtrise du langage et la com préhension correcte de son
fonctionnement. Ces deux dichotomies représentent des points de vue
opposés, se partageant la faveur des uns et des autres, plutôt qu’un
*■débat formalisé, avec des protagonistes nettem ent distincts, entre
tenant d’un côté et de l’autre l ’argumentation.
L a question posée par phj'sis-nâmos semble la plus ancienne; celle
entre analogistes et anomalistes s’est prolongée durant toute l’Anti
quité, bien que son importance ait diminué avec le temps. Toutes
deux posent des problèmes linguistiques, dans un contexte plus
général.
Un thème essentiel de discussion parmi les philosophes pré-socra
tiques, puis parmi les sophistes, et que l ’on trouve dans plusieurs
dialogues de Platon, était de savoir dans quelle mesure les normes,
institutions et jugements acceptés, concernant le bien et le mal,
le juste et l’injuste, etc., trouvaient leur fondem ent dans la nature
même des choses, ou dans quelle mesure ils résultaient essentiel
lement d’une convention tacite, ou même d ’une législation explicite.
Le thème du Craiyïe est une discussion sur l ’ origine du langage
et sur les relations entre les mots et leur sens : sont-elles basées sur
une affinité naturelle entre la forme du m ot et son sens, ou le résultat
d’une convention, d ’un accord Les deux points de vue sont dûment
exprimés par les participants, mais aucune conclusion n ’en est
dégagée. L ’argumentation naturaliste reposait évidemment sur le
poids de l ’onomatopée dans le vocabulaire et sur le symbolisme
sonore plus général dans la structure phonologique de certains mots;1
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BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
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LA GRÈCE
n’invalide pas nécessairement cette thèse, puisque les formes onoma-
topéiques varient d’une langue à l’autre et sont toujours moulées dans
la phonologie d ’une langue particulière. Le point de vue d ’Aris/ote
sur le langage est résumé au début du De interprelaiioiie : « Les sons
émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, et les mots
écrits — les symboles des mots émis par la voix L »
Épicure (341-270) adopta une position intermédiaire, soutenant
que les formes des mots se présentaient naturellement, mais qu’elles
étaient modifiées par la convention. Fait majeur dans l’histoire de
la linguistique, les stoïciens défendirent le statut naturel du langage,
s’appuyant de nouveau essentiellement sur l’onomatopée et le symbo
lisme sonore : « Selon l ’opinion des stoïciens, les noms sont formés
naturellement, les premiers sons imitant les choses qu’ils nom
maient 12 » Cette attitude s ’harmonise bien avec la thèse plus générale
qui privilégie la nature comme guide de la vie authentique de l’homme;
dans leur étymologie, les stoïciens accordèrent une grande impor
tance aux « formes originelles », ou « sons primitifs » des mots,
prôlaiphônai(Ttpûkattpcoval), réputés onomatopéiques à l ’origine, mais
qui auraient par la suite subi divers changements 3.
Ces vues opposées, d ’Aristote et des stoïciens, sont importantes
en ce qu'elles conduisent à la seconde controverse linguistique de
l’Antiquité, celle entre analogie et anomalie. Elle ne fit pas l’objet
d’un exposé formel, où les arguments fussent disposés les uns en
regard des autres, jusqu’à ce qu’un auteur latin du premier siècle
av. J.-C ., Varron. traitât la question de manière plus approfondie.
Il semble clair qu’Aristote défendit l’analogie et les stoïciens
l’anomalie, comme trait dominant du langage. Plus tard, les ana-
logistes furent enclins à se consacrer aux problèmes linguistiques
à des fins normatives ou (cf. YHcUcmsmôs) de critique littéraire;
les raisons des stoïciens avaient une base plus large. Il se peut que la
rivalité politique et intellectuelle entre Alexandrie, dominée par les
analogistes, et Pergame, dominée par les stoïciens, ait aggravé cette
division. L e stoïcien Clirysippe, écrivit un traité sur l ’anomalie lin
guistique 4.
Une fois de plus, on peut évidemment penser que cette controverse
s’exprima en des termes qui ne seraient plus de mise aujourd’hui;
cependant, comme la dispute entre nature et convention, clic faisait
partie du contexte dans lequel s'accomplit l’étude approfondie des
1. De inlerpretatione, I.
2. Origène, Contra Celsum, 1.24.
3. J bid., 1.24; Barwick, 1957, chapitre rv.
4. Diogène, 7.192.
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LA GRÈCE
kyôn (y.ûwv), chien; et un auteur latin fut plus tard amené à protester
que parler latin et parler correctem ent d ’un point de vue grammatical
constituaient désormais deux choses différentes1.
Q uoiqu’on puisse dire q u ’une description économique de la mor
phologie grecque reposât désormais exclusivement sur la recon
naissance et la systématisation des analogies formelles, les anomalisles
ne m anquaient pas de contre-exemples à l’appui de leur thèse. La
plupart des classes paradigmatiques nominales et verbales admettent
des exceptions, des membres irréguliers, qui ne peuvent être expurgés
des langues selon le bon plaisir des grammairiens. Les relations
sémantiques proportionnelles entre les catégories formelles et leurs
sens génériques se trouvent bouleversées par des anomalies telles
que la désignation d ’une ville par un nom formellement pluriel
[Athenai ( ’AOtyjvcxi) - « Athènes » ; Thebai (0 /jp a t) - « Thcbes »],
et la désignation d ’états ou d ’attributs positifs, com m e l’immor
talité, p a r des mots à préfixes négatifs [athânatos (àOâvaxoç); latin
immoriâlis]. Sextus, dans une amusante attaque contre les grammai
riens en tant que caste, fait grand cas des anomalies sémantiques de
genre : il attire l’attention non seulement sur l ’attribution des genres
masculin et féminin à des noms dénotant des inanimés et des abs
tractions, et d ’un genre unique (parfois le neutre) aux noms se réfé
rant aux deux sexes d ’un animé, mais aussi sur les variations dialec
tales des genres de certains n o m s 12.
L a thèse des anomalistes paraissait plus convaincante, tant qu’au
cune distinction n ’était faite entre flexion et dérivation, à l ’intérieur
des variations grammaticales des formes des m ots. C ’est une caracté
ristique du grec, et de la plupart des autres langues, que les para
digmes ilexionnels sont beaucoup plus réguliers et s ’appliquent à
des classes entières de thèmes, alors que l ’incidence des formations
dérivationnelles est plus irrégulière. Presque tous les noms grecs
possédaient cinq formes casuelles, au singulier et au pluriel, mais
les suffixes dérivalionnels se limitaient aux thèmes nominaux spéci
fiques; ainsi, nous trouvons patér (ncrrrjp) - « père », et pàtrios
(TtocTpioç) - paternel, mais sans forme correspondante mêtrios (ir/ppioç)
pour rnëtër (jr^njp) - « mère ». D e même, l’anglais dérive des noms
à partir d ’adjectifs par des formations variées telles que truc (vrai) -
truth (vérité), happy (heureux) - happiness (bonheur), hot (chaud) -
beat (chaleur), high (haut) - height (hauteur), et possible (possible) -
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BRHX'E HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
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LA GRÈCE
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BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
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LA GRÈCE
1. Diogène, 7.57.
2. Cf. C. F. Hockett, « Two models of grammatical description », Word 10
(1954),210-234.
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LA GRÈCE
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BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
en grec [leukos ho hippos (Xeuxoç ô i~ o ç) - « le cheval est blanc »],
et. avec la copule esti ( èctt'l) - « est », sous-entendue et toujours
disponible pour l’insertion, on peut aire qu’ils portent également
une référence au temps (présent). C ’est pour cette raison que la
traduction de onoma et rhema par nom et verbe peut être trompeuse
pour cette étape du développement de la théorie grammaticale
grecque.
Aristote, comme Protagoras, reconnut la catégorie du genre dans
les noms et établit la liste des terminaisons typiques le marquant \
mais d ’autres différences-dans 4es formes de mots sont traitéesd ’après-
la catégorie de la ptosis ( tttwciç). Chez Aristote, ce terme recouvre
plusieurs altérations grammaticalement pertinentes, dans la forme
descriptive basique d ’un m ot; les cas obliques des noms, les formes
comparatives et superlatives des adjectifs, les adverbes déadjectivaux
en -os, comme dikaiôs (Sixaicoç), les temps verbaux autres que le
présent, et peut-être quelques autres flexions verbales, sont tous des
ptoseis, soit de Vonoma, soit du rhema-.
Il est facile de constater l ’inadéquation des cadres de référence
grammaticaux chez Platon et Aristote; mais il est plus important de
remarquer qu’ils ont fait les premiers pas pour forger un métalangage
technique au service de la description et de l’analyse du grec, à partir
de ressources lexicales de la langue qui n ’avaient jamais encore été
employées à cet effet. Ônoma, qui devait se traduire par le français
nom (anglais noun), signifiait à l’origine « dénomination » (anglais
naine), et rhema, « prédicat », plus tard « verbe », s’était employé
dans le sens de « dicton » ou « proverbe » 3; ptosis, littéralement
« chute », dont l’étymologie technique est obscure, fut employé par
Aristote aussi bien comme terme logique que comme terme gramma
tical très gén éral i. Ce terme devait avoir une très longue histoire; la
spécialisation de son sens à celui du mot cas en français, casus en
latin, constitua l ’un des progrès théoriques particuliers accomplis
par les grammairiens stoïciens5.
Les générations successives de philosophes stoïciens accomplirent un
important travail en grammaire; conduits par leur attitude philo
sophique à accorder une grande attention au langage, les stoïciens ont
écrit des livres entièrement consacrés à des thèmes linguistiques,12345
32
LA GRÈCE
parfois à la syntaxe, dont nous ne connaissons pas Je contenu
avec exactitude L Ces écrits ont disparu, mais, grâce aux auteurs
postérieurs, nous pouvons nous faire une idée générale de Jour
théorie, quoique plusieurs questions de détail demeurent, et demeu
reront sans doute à jamais, sans réponse.
La grammaire subsista dans les écoles stoïciennes com m e partie
intégrante de la culture linguistique, mais on peut la considérer comme
un stade dans le développement de la théorie grammaticale que l ’œuvre
alexandrinc devait dépasser. Il im porte cependant d’en connaître
les grandes lignes.
Les stoïciens développèrent le système aristotélicien dans deux
directions : ils augmentèrent le nom bre des classes de m ots, et ils
introduisirent des définitions plus précises et des catégories grammati
cales supplémentaires, pour traiter la morphologie et une partie de la
syntaxe de ces classes. Par la suite, certains auteurs considérèrent le
développement du système des classes de mots comme la subdivision
progressive du système antérieur 12. Il semble que les stoïciens procé
dèrent en trois étapes. Tout d ’abord, parmi les sÿndesmoi d ’Aristote,
les membres fléchis (les futurs pronom s et articles) furent séparés
conjointement com m e ârrhra (&p0pa) des membres invariants non-flé-
chis, auxquels seuls le terme sÿndesmos s ’appliqua (les futures prépo
sitions et conjonctions); deuxièmement, on divisa Vônoma d ’Aristote
en nom propre, auquel le terme ¿monta s ’appliqua, et nom commun,
prosëgorià (-pooTjyopta); et, troisièmement, à l’intérieur de cette
dernière classe, on détacha la classe des adverbes que l ’on nomma
mesôiës (peGOT/jç), littéralement « ceux du milieu », peut-être parce
qu’ils se rattachaient syntaxiquement aux verbes, mais s ’associaient
pour la plupart morphologiquement aux thèmes nominaux.
Toutes ces classes furent reprises p a rle s auteurs postérieurs, excepté
prosëgorià, qui fut rattachée à Vônoma dans une classe unique dont
elle ne constitua plus qu’une sous-classe.
Les stoïciens donnèrent de cette distinction entre les deux classes
nominales une définition sémantique se référant à la qualité indivi
duelle (« être Socrate »), en tan t qu’opposée à la qualité générale
(« être un cheval »). Cette distinction est logiquement importante,
mais elle n ’est pas morphologique, et le grec ne corrobore pas dans
les faits les tentatives d ’assigner des paradigmes séparés aux noms
communs et aux noms propres, bien q u ’une analyse syntaxique plus
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BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
S dc puisse fournir une base formelle pour une sous-classe de noms
propres1.
Ce sont les stoïciens qui ont défini le cas au sens moderne, comme
catégorie flexionnelle des noms et d ’autres mots fléchis; on employa
ensuite génériquement klisis (xXtaiç), pour désigner la variation
grammaticale des formes de mot. En restreignant ptosis aux noms
et aux mots pareillement fléchis, les stoïciens purent faire de la flexion
casuelle le fundamentum divisionis entre l'onoma et le rhema , ce
qu'elle demeura, avec ce résultat que les adjectifs grecs (et latins)
firent désormais partie de la classe nominale, ainsi qu’entre les àrthra
(cas fléchi) et les sÿndesmoi (non-fléchi). A l’intérieur de la catégorie
de la ptosis, ils étendirent l’emploi du terme afin qu’il recouvre toutes
les formes de mots casuellcment fléchis, et les divisèrent en ptosis
cutlieîa (eèfietoc) ou orthê (èpGvj), cas nominatif (en latin casas
reclus), et ptôseis plagiai (nAiyia.i), cas obliques (en grec l ’accusatif,
le génitif et le datif). L a position du vocatif dans le système stoïcien
est incertaine. On s’est bien rendu com pte que le nominatif, comme
cas-sujet, s’accordant en nombre avec le verbe fini, s’opposait aux
trois cas obliques, qui se construisent avec des verbes, selon des rela
tions syntaxiques diiférentes et avec des prépositions, le génitif se
construisant même avec d ’autres noms.
L a restriction de la ptosis aux m ots nominaux, d ’une part exigeait
une terminologie autonome pour les catégories verbales, et d ’autre
part fournissait des critères d’emploi. Selon qu’ils se construisaient
avec un cas oblique (habituellement l ’accusatif), avec hypô (u-o) et
le génitif, ou avec aucun des deux, les verbes étaient définis respecti
vement comme verbes transitifs actifs (rhèmata orthd), passifs
(hyptia ( utttloi)), et « neutres » (intransitifs) ( oudétera (ouSérepa)) 12.
La similarité partielle de terminologie entre ptosis orthê et rhema
orthôn n ’est pas due au hasard; la syntaxe des verbes actifs et passifs
dans les langues classiques était étroitement liée aux différences de
t a s 3. D ’autres categories verbales cl d ’autres distinctions figuraient
dans le système des stoïciens, mais leur contribution la plus importante
à l’analyse du verbe grec fut de dégager les significations temporelles
et aspectuelles inhérentes aux formes des temps.
L ’indication du temps, reconnue p ar Aristote, n ’est qu’une partie
de la fonction sémantique des temps verbaux grecs. Deux dimensions
1. Diogcne, 7.57-8; Bekkcr, Anccdola Graeca, volume II, 842; cf. Bloomfield,
Language, 205 (traduction française : le Langage, Payot, 1970).
2. Diogène, 7.64; Steinthal, 1890, volume I, 299.
3. Hjelmslev, Cas, 7.
LA GRÈCE
sont en cause, la référence temporelle et l’achèvement, en tant qu’op
posé à l ’inachèvement ou à la continuité. En relation avec ces deux
distinctions catégorielles, on peut disposer quatre temps comme suit :
35
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
A la différence des stoïciens, les Alexandrins s’intéressèrent essen
tiellement au langage comme partie des études littéraires, et ils adop
tèrent la position analogiste. Ils se servirent des principes de l’analogie
pour corriger les textes et déterminer les normes d'acceptabilité
(Hellënismôs). Alexandrie accorda une attention particulière aux
études homériques, et l’un des plus fameux alexandrins, Aristarque
( 11e siècle ap. J.-C .) est même.considéré comme le fondateur de l’éru
dition homérique; on lui attribue également plusieurs travaux sur la
grammaire et il fut le professeur de Denys deThrace (v. 100 ap. J.-C .),
qui semble être l’auteur de la première description explicite de la
langue grecque qui nous soit parvenue.
L a Téchnë Grammatikê de Denys présente, en quinze pages et trente-
cinq sections, un exposé sommaire de la structure du grec. La seule
omission importante est la description de la syntaxe, bien que le
système des classes de mots et l ’analyse morphologique qui y sont
exposés formèrent la base des descriptions syntaxiques ultérieures.
Quoiqu’il s’agisse d ’une œuvre typiquement alexandrine, Denys
n ’ignorait pas les travaux linguistiques des stoïciens, et l ’on peut
déceler chez lui des traces de leur influence.
A la fin de l’Antiquité, des doutes s’étaient élevés quant à l ’authen
ticité du texte tel que nous le possédons, doutes qui ont resurgi à
l’époque m oderne1; bien que cette question soulève certaines diffi
cultés, la majorité des savants l ’ont attribué à Denys de Thracc et
nous les suivrons, en admettant son authenticité. Il semble que le
stade que ce texte représente dans la pensée grammaticale grecque
correspond effectivement à cette époque et a été reconnu comme tel
par les grammairiens ultérieurs.
En fait, la description donnée par Denys fut considérée comme
définitive. Elle fut traduite en arménien et en syriaque au début de
l’ère chrétienne, et fut l’objet d ’innombrables commentaires et exé
gèses de la part des critiques byzantins, ou scoliastes. Elle demeura
un modèle durant treize siècles, et un auteur moderne a pu déclarer
que presque tous les manuels de grammaire anglaise ont une dette
envers D en y s12. Sa concision, son caractère méthodique et explicite
font qu’elle mérite amplement d ’être sérieusement étudiée par qui
conque connaît le grec ancien, que ce soit du point de vue de la lin
36
LA GRÈCE
guistique générale ou de celui de l’érudition classique; toute his
toire de la linguistique se doit d’exposer ses principaux points 1.
L a Téchnë commence par donner le contexte des études gramma
ticales tel que l ’envisageaient les Alexandrins : « La grammaire est
la connaissance pratique des usages généraux des poètes et des p ro
sateurs. Elle comprend six parties : la première - la lecture correcte
(à haute voix) en tenant compte de la prosodie; Ja deuxième - l ’expli
cation des expressions littéraires dans les œ uvres; la troisième - la
rédaction de remarques sur la phraséologie et le sujet d’étude; la
quatrième - la découverte des étymologies ; la cinquième - [’élaboration
des régularités analogiques; la sixième - l’appréciation des com po
sitions littéraires, qui est la partie la plus noble de la gram
maire. »
N o u s voyons que Denys se fondait sur l ’observation ; le m atériel
d ’étud e provenait de textes d ’auteurs classiques et les descriptions
se fondaient sur leur usage. Une telle attitude em pirique trouve au jou r
d ’hui beaucoup de partisans, mais certains com m entateurs furent
choqués par l ’emploi de Yem peiriâ (èpTreipta) - « connaissance
pratique » ; et, classant les activités sur une échelle admise allant
d e là p e îr a (rtEta) - « m iseá l’épreuve», le plus bas degré, en passant
p a r Yem peiriâ et la léchnc - « science » , à Y épistém è (èma-rjir/)) -
« compréhension », le plus haut degré, ils accu sèren t Denys d ’avilir
la m atière qu’il enseignait12.
N o u s voyons en outre comment la g ram m aire s’intégrait à une
organisation plus générale des études propédcutiqucs conduisant
à une appréciation correcte de la littérature grecque classique. Seule
la cinquième division, l ’élaboration des régularités dans la langue
ou de l ’analogie, recouvre ce qui fut, alors et plus tard, considéré
co m m e le domaine central de la g ram m aire, étant le seul chapitre
qui fasse l’objet d ’un développement détaillé. On peut donc con si
d érer cette première formulation de la g ram m aire grecque, modèle
p ostérieur de recherches pendant des siècles, co m m e un produit de la
discussion entre analogistes et anomalistes.
L a description commence par un exposé des valeurs phonétiques
des lettres de l’alphabet grec. Les lettres, grúm m ata (ypà|xp.atoc),
so n t définies com m e éléments, stoicheîa, ( ctol/ eïix), terme déjà
1. Texte dans Bekker, Anecdota Graeca, volume II, 627-643 (en même temps
que les commentaires des scoliastes); aussi dans G. Uhlig, Dionysii Tliracis Ars
Grammatica, Leipzig, 1883.
2. Bekker, op. cit., 656, 732.
37
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
employé pour les constituants ultimes du monde physique1, et
q u ’un auteur des années 20 avant Jésus-Christ spécifia comme les
éléments premiers et indivisibles de la parole articulée12; cette défi
nition, compte tenu du fait que les Anciens n ’ont pas réussi à établir
la distinction correcte entre lettres et sons, supporte la comparaison
avec les premières définitions données au phonème. Tel avait été
jusque-là le cadre de la phonétique et de la phonologie grecques,
et Denys puise largement dans les travaux de ses prédécesseurs.
11 se borne à la description des phonèmes segmentaux et à la
distinction de longueur dans les voyelles et les syllabes, bien qu’il
mentionne les traits prosodiques, thème qui sera repris par des
commentateurs. Cette partie est d’un faible intérêt linguistique,
bien qu’elle fournisse des indications précieuses pour la reconstitu
tion de la prononciation du grec ancien. Denys commence par les
lettres; on suppose qu ’il décrit les caractéristiques phonétiques
des phonèmes représentés par ces lettres. Il ne parle pas des diffé
rences allophoniques, mais un commentateur, se référant (p. 28
ci-dessus) à la triple distinction entre, son, forme et dénomination,
déjà faite par les stoïciens, devait signaler plus tard qu’il existait
plus d ’une prononciation pour une forme de lettre unique 3. A la fois
en attique classique et en grec hellénistique, les séquences écrites des
voyelles ei ( e i ) et ou (ou) représentaient presque sûrement les mono-
phtonmv*0 [e :] (plus tard [i:]) et [o:] (plus tard [ u :])45,
mais Denys de Thrace n ’en fait pas mention. Un scoliaste, cependant,
expliqua plus tard que ei (ei) et les « diphtongues souscrites » où la
lettre i était écrite au-dessous de l’autre voyelle, a, jj, et to, avaient la
m êm e qualité de prononciation que celle indiquée par les lettres
simples e , a, y, et w 6.
Denys de Thrace identifia les triades consonantiques du grec,
p , ph, b ; t, jh, d ; et k, kli, g, comme partageant les mêmes ensembles
de distinctions articulatoires. 11 différencia les éléments aspirés
et non-aspirés comme « rudes » (daséa (Saoéa)) et « doux » ou « nus »
{psi!á (ij/tTà)), liant ainsi le trait distinctif à la différence entre les
voyelles initiales aspirées et non-aspirées, comme dans heîs (èiç) -
38
LA GRÈCE
1. Denys de Thrace inclut le pronom relatif, ,6ç f¡, 6, dans la classe àcVàrthron.
La position des propositions relatives, qui suivent normalement leur antécédent
nominal, et la morphologie identique de l’article et du pronom relatif lui per
mettent de considérer celui-ci comme un article postposé.
40
LA GRÈCE
parties du discours, le nom et le verbe, mais le participe est fléchi à la
lois pour le cas et le temps, et participe ( metéchei (peré/ti) - « prend
part » (latin participai)) aux relations syntaxiques entretenues aussi
bien par les noms que par les verbes. Deuxièmement, l’adjectif,
dont la morphologie et la syntaxe’ s’apparentaient davantage à celles
des noms, en grec comme en latin, était mis dans la classe ônoma
(nom). Cette assignation se reflète dans les termes nom substantif et
nom adjectif que l’on rencontre encore parfois dans l’usage courant.
Chaque classe de mots déterminée est suivie d’un relevé des
catégories qui lui sont applicables. Celles-ci sont appelées par
Denys parepômena (mxpeTrépeva) - « attributs secondaires »,
et on peut comparer l’emploi de ce mot à celui de symbebëkôta
(avTTpepYjxéT«) - « accidents », dans la logique d ’Aristote K Les
Parepômena se réfèrent collectivement aux différences grammatica
lement pertinentes dans les formes des mots et comprennent à la fois
les catégories flexionnelles et dérivationnelles. On prendra comme
exemple les cinq parepômena qui s’appliquent aux noms :
1. Génos (yévoç), genre : masculin, féminin ou neutre.
2. Eîdos (eîSoç), type : primitif ou dérivé.
L ’adjectif gaiéios (youfyoç) - « de la terre », est donné comme exem
ple de nom dérivé et rapporté au nom primitif ge (aussi gaia) -
« terre ». Parmi d’autres sous-classes de noms dérivés figurent les
formes comparatives et superlatives adjectivales (par exemple :
andreiôteros (dtvSpeioTspoç) - « plus brave » et andreiôtatos
avSpEiéxaToç) - « le plus brave »). Ainsi les formes qui auraient pu
servir de critère pour faire des adjectifs une classe séparée se virent
assigner une place spécifique propre à l ’intérieur de la classe
nominale.
3. Schéma (ayÿjpa), forme : simple ou composée, selon qu’on peut
identifier ou non plus d’un nom à l’intérieur d ’un thème nominal
unique. Par exemple, pour les noms propres, Mémnôn (Mépvtov) est
simple, Philôdëmos (dHXôSrjgoç) est composé (philo + démos).
4. Arithmôs (àptfigéç), nombre : singulier, duel, ou pluriel. Les
formes distinctes du duel, touchant à la fois les noms et les verbes, et
héritées de l ’Indo-Européen, s’employaient peu à l’époque classique
et devaient finalement disparaître.
5. Ptosis (7tTt5aiç), cas : nominatif, vocatif, accusatif, génitif,
ou datif. Les cinq cas du nom grec (et de l ’adjectif) sont répertoriés,
et désignés en faisant appel à une partie de léur fonction sémantique1
41
. .T T
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
(pur exemple dotiki (Soti/ t,), datif (« donner à »)). Il est intéressant
de remarquer que le câsus accüsâtivus latin, notre cas accusatif,
provient d’une mauvaise traduction du grec aitiâtike ptôsis (aèrixTuei)
7TTt7)oiç), le cas objet, se rapportant au destinataire d'une action dont
on a cause la réalisation (aitiâ (od-ria), cause). Varron, responsable
du terme latin, semble avoir été trompé par l'autre acception de
aitiâ, accusation ou charge J.
présent imparfait.
parfait plus-que-parfait
aoriste futur
42
LA GRÈCE
(>u invariables, sont distinguées d ’apres des critères syntaxiques,
bien que leurs fonctions syntaxiques ne soient pas étudiées plus en
détail. L ’adverbe est appelé epirrhëma (en latin, adverbium) du fait
que, syntaxiquement, il s’associe principalement avec le verbe (Denys
de Thrace et ses disciples semblent avoir ignoré qu’il pouvait former
avec les membres d ’une autre classe de mots un constituant immédiat,
phénomène très courant en grec). Le terme stoïcien tncsôtës, qui
n'était plus employé pour la classe entière, apparaît dans la descrip
tion de Denys de Thrace comme le nom d’une sous-classe d’adverbes,
à savoir ceux qui se forment sur le radical des adjectifs auquel on
ajoute le suffixe -ôs.
Les travaux ultérieurs sur la grammaire du grec se constituèrent
comme des développements de la description linguistique de Denys
de Thrace, ainsi que des commentaires sur certains passages de son
œuvre. Du point de vue de la linguistique moderne, la principale
lacune de Denys réside dans l’absence de considérations sur la syntaxe,
bien que le terme syntaxis (crévTaÇtç), soit souvent employé et que
certaines définitions de la Téclmë présupposent une analyse syn
taxique plus ou moins poussée. La syntaxe fut traitée exhaustivement
par Apollonius Dyscole, auteur alexandrin du ne siècle ap. J.-C.
Il écrivit un grand nombre de livres, dont seuls quelques-uns subsis
tent, et, malgré les œuvres antérieures dans ce domaine, il semble
avoir été le premier à esquisser une théorie d’ensemble de la syntaxe,
systématiquement appliquée au grec. Ses successeurs reconnurent
son importance, ainsi que celle de Denys de Thrace, et le grand
grammairien latin Priscien, quelque trois siècles plus tard, se référant
à Apollonius comme à « la plus grande autorité en matière de gram
maire », applique explicitement les méthodes apolloniennes dans sa
propre description de la langue latine L
Apollonius Dyscole travailla d ’après le matériel apporté par la
Tèchnë et les observations syntaxiques des auteurs précédents, issues
pour la plupart des études de rhétorique. Il reprend les huit classes de
mots contenues dans la Téclinë, mais en redéfinissant certaines d’entre
elles; il recourt davantage à la terminologie philosophique et s’efforce
d’établir, pour chaque classe de mots, une signification commune12.
Par exemple, il définit le pronom non seulement comme le substitut
d’un nom, comme l ’avait fait Denys de Thrace, mais en outre comme
le représentant de la substance (ousiâ (oôala)) dénuée de qualités,
43
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
définition reprise par Priscien et qui prendra une importance consi
dérable dans la pensée linguistique du Moyen Age 1.
Bien que les travaux d’Apollonius se fondent sur la description
morphologique du grec telle que la formulèrent les membres de
l ’école alexandrine, sa conception générale des problèmes linguis
tiques est plus mentaliste que la leur et doit beaucoup à l ’influence
des stoïciens. Il distingue nettement la forme et le sens (schéma (cr^pa)
et énnoia (è'vvoia), dans sa-terminologie) et soumet la structure
grammaticale à la signification dans des jugements très semblables
à ceux que l ’on trouve chez les auteurs de « grammaires générales » :
d ’aujourd’hui 123.
Tout comme la distinction entre constituants nominaux et consti
tuants verbaux de la phrase fut la première à être reconnue et fut ,
toujours considérée comme la plus fondamentale. Apollonius Dyscole
fonda expressément sa description syntaxique sur les relations que
le nom et le verbe entretiennent l ’un avec l'autre et avec les autres
classes de mots s. En décrivant ces relations, il s’appuie sur lés mots
à flexion nominale dans les différents rapports qui les unissent l ’un
à l’autre ainsi qu’aux verbes, et sur les trois classes de verbes, actifs .
(transitifs), passifs et neutres (intransitifs), avec leurs relations i
propres aux formes du cas nominal. Les verbes actifs sont considérés
comme désignant une action « se transmettant à quelque chose ou
quelqu’un d’autre » ; c ’est là l ’origine du latin verbum transitivum, et :
du français verbe transitif4.
Ce s développements préfigurent la distinction du sujet et de l’objet,
et de concepts futurs tels que la rection et la dépendance. De tels
concepts, cependant, ne semblent pas avoir appartenu à l’appareil
descriptif d ’Apollonius Dyscole. 11 accorde une attention minutieuse
aux relations d ’accord [katallêlôtës (xaTaXAT^ônjç), akolouthiâ
(àxoXouOia)), qui existent, par exemple, en nombre et en personne,
entre une forme verbale finie et un nom ou pronom au nominatif, ’
mais non entre un verbe fini et une forme au cas oblique 5. Parmi les
relations syntaxiques plus abstraites, telles qu’on peut en établir
pour toutes les langues et pas seulement pour celles qui ressemblent
morphologiquement au latin et au grec, il cite la relation d ’agence
ment de constituants (paralambânesthai (xapaXapPocvacrTai) - « être
1. De pronomine, 33 b ; P riscie n , 1 3 .6 .2 9 , 1 3 .6 .3 1 .
Anecdota Graeca,
2 . D e a d v e r b io ; B e k k e r , v o lu m e I I , 5 2 9 ; Syntaxe, 1 .5 ; D e p ro -
n o m in e 8 5 a .
3. Syntaxe, 1.3.
4. Ibid., 3.31.
5. Ibid., 3.6.
44
à«"»-
LA GRÈCE
pris ensemble »), par référence à la construction du participe et du
verbe principal dans une phrase, ou du nom ou pronom et du verbe 1.
La substitution [anthypâgesthai (àv0u7tayEcr0ai,)] survient quand un
mot d ’une classe, par exemple un pronom, peut s’employer à' la
place d’un mot d ’une autre classe, par exemple un nom 2. Son utili
sation du terme symparalambdnesthai (crup,7îKpaXap.pavsCT0ai) « être
emmené en plus » suggère qu’il envisageait quelque chose d ’équiva
lent à la notion de constituants immédiats et au classement hiérar
chique, comme l ’illustre son analyse de la phrase tachÿ elihon paidion
onësen hëmas {ya.jy èXGov rzoaSiov ¿ùvrjocv •rçp.aç) - « étant arrivé
rapidement,Je garçon nous aida »,-où Ladverbe tachÿ’, «, rapidement »,
est directement associé au participe elthôn, « étan t arrivé », qui est
à son tour associé au verbe principal onësen, « (il) aida 3 ».
Cependant, en débattant des problèmes gram m aticaux, Apollo
nius Dyscole cherchait moins à étendre le cadre descriptif disponible
qu’à expliquer les traits particuliers des constructions grecques.
Ainsi, il explique le fait que deux verbes signifiant « aimer »,
phiJeîn (oiXeïv) et erân (¿pSiv), prennent respectivement le cas
accusatif et génitif, à cause de la nature plus passionnée, et donc
moins contrôlée, de l ’am our impliqué par erân 4; alors que la
véritable explication de l’accord particulier du verbe au singulier avec
un nom sujet neutre au pluriel (grdphei tà paidia (ypacpci toc -cctSia) -
« les garçons sont en train d’écrire ») lui échappa complètement,
puisque, comme on le sait maintenant, il est dû historiquement au
fait que l’origine de la terminaison du cas nom inatif pluriel pour les
neutres est un nom collectif singulier 5.
Le fils d ’Apollonius Dyscole, Hérodien, est surtout connu pour ses
travaux sur l ’accentuation et la ponctuation, em brassant le domaine
des prosôdiai de Denys de Thrace. Les scoliastes devaient décrire
les prosôdiai de façon plus détaillée, et ils en vinrent à inclure
les niveaux tonaux distinctifs symbolisés par les marques accentuelles
sur les mots écrits, la longueur et la brièveté dans les voyelles et la
quantité dans les syllabes, l’aspiration et la non-aspiration de l’attaque
vocalique au début des m ots (« esprit rude » et « esprit doux »),
les phénomènes de joncture tels que l’élision vocalique, les change-
1. Syntaxe, 1 .3 ,2 .1 0 - 1 1 .
2 . Ibid., 1 . 3 , 2 . 1 4 , 3 .1 9 , 3 . 3 2 .
3. Ibid. 1 . 3 , 1 . 9 ; cf. c f . S te in th a l, 1 8 9 0 , v o lu m e I I , 3 4 2 .
4. Ibid., 3 .3 2 : « Ê t r e a m o u r e u x révèle q u e l ’o r e s t a f f e c té p a r l ’o b je t d e s o n
a m o u r » . P a r c o n s é q u e n t, le v e r b e se co n stru it à ju s te t i t r e a v e c le c a s g én itif, c a s
em p lo y é p o u r l ’a g e n t d a n s le s p h r a s e s passives.
Comparative grammar
5. B u ck , ; § 2 4 0 ; J . W rig h t, Comparative grammar of
the Greek language, L o n d re s, 1 9 1 2 , § 326.
45
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
meuts de tons dans la composition des mots et les marqueurs de
frontière de mot d ’un type capable de distinguer est) Nâxios (icxi
NàÇioç) - « il est Naxien », de eslin âxios (écxiv ÿ.Eioç) - « il est
brave » *. Il est intéressant de remarquer que le m ot grec prosôdiâ
recouvre en grande partie la classe des phénomènes phonétiques
auxquels s’applique le terme prosodie dans l’analyse phonologique
récente de F irth J.
Les analogiai de la morphologie de Denys de Thrace servirent
finalement à établir des listes de flexions nominales et verbales,
appelées canons (lcànones (xàvoveç)), sur lesquelles furent modelés
plus tard les paradigmes. L a plus connue est l’ensemble complet
de toutes les formes théoriquement disponibles du verbe lÿptcin
( tutttelv) - « frapper » ; mais en fait le grec classique n ’employait
qu’un petit nombre de ces formes.
Les savants byzantins poursuivirent l ’étude du système des cas
en grec, et l’un des apports majeurs de Byzance à la Renaissance fut
(à la fin du Moyen Age) une analyse sémantique des cas élaborée par
Maxime Planude (v. 1260-1310), analyse que Hjelmslev cite avec
respect dans son étude de cette catégorie et qui devait influencer le
développement des théories des cas dans l ’Europe m oderne2.
Tous ces travaux appartiennent à une époque post-classique. De
l’aveu unanime, la littérature hellénistique et post-hellénistique
est loin de valoir, en diversité, spontanéité ou profondeur, celle des
âges classiques de la G rèce. A l ’époque byzantine, les controverses
théologiques mises à part, la recherche littéraire se concentra essen
tiellement sur le passé et, à cet égard, les études linguistiques furent
un pur produit de l’époque. Les descriptions, analyses et explications
des grammairiens et des commentateurs ne formaient qu’une partie
d ’un corps de recherches plus général, voué à l ’étude des œuvres
littéraires antérieures. Cette époque vit fleurir les dictionnaires,
glossaires et commentaires, et l ’on travailla sur les originaux du passé
plutôt qu’à des créations nouvelles.
Il n ’est pas difficile de relever les erreurs et les omissions dans
cette partie de la grammaire grecque résumée par Denys de Thrace
et dans les contributions postérieures d ’Apollonius Dyscole et
de ses successeurs. Il est cependant beaucoup plus utile de
réfléchir sur la très grande réussite que constituèrent l ’invention
et la systématisation, par des générations successives de savants,
46
LA GRÈCE
d’une terminologie formelle adéquate pour décrire la langue classique
grecque telle qu’elle était écrite et lue à haute voix (ces grammairiens
n ’avaient pas d’autre ambition), terminologie qui, par l’intermédiaire de
la traduction et de l’adaptation au latin, devint le fondement, pendant
près de deux mille ans, delà théorie grammaticale, de l’enseignement
et de l’étude des langues grecque et latine. A partir d’une langue
qui n’était pas censée a priori pouvoir se prêter à l ’élaboration de
descriptions métalinguistiques précises, les Grecs ont forgé, p a r des
chemins que nous pouvons en grande partie retracer, un vocabulaire
technique détaillé et clair pour l’analyse grammaticale.
Le triomphe intellectuel des Grecs est d ’avoir tant fait dans tant
de domaines : en logique, éthique, politique, rhétorique, mathématique,
etc. Ce qu’ils ont accompli dans le champ de la linguistique q u ’ils
maîtrisaient le mieux, à savoir la théorie et la description gram m a
ticales, a une valeur suffisante pour susciter notre gratitude et notre
admiration.
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Steinthal (H.), Geschichte der Sprachwissenschaft bei den Griechen und
Römern (2e édition), Berlin, 1890.
3
Rome
48
ROME
Dès les premiers contacts, les Romains reconnurent la supériorité
intellectuelle et artistique des Grecs. On trouve un reflet linguistique
de cette reconnaissance dans les langues communes des provinces
orientales et occidentales. Dans la moitié occidentale de l ’Empire,
où aucun contact n ’avait été établi avec une civilisation puissante,
le latin devint la langue de l ’administration, des affaires, de la jus
tice, de l ’éducation, et du progrès social. Finalement, le latin
parlé (qui n ’est pas identique àu latin littéraire classique), détrôna
les langues précédentes dans la plupart des provinces occidentales,
et donna naissance, au cours de l’évolution linguistique, aux langues
romanes (ou néo-latines) modernes. En Orient, cependant, où l ’admi
nistration grecque prédominait déjà depuis la période hellénistique,
la Grèce conserva la position qu’elle avait acquise; les fonction
naires romains, souvent, apprirent le grec pour l’employer dans
l’exercice de leurs charges, et la littérature et la philosophie grecques
gardèrent leur prestige. Finalement, cette division linguistique se
refléta dans le partage de l’Empire romain en Empire d ’Occident et
Empire d ’Orient, la nouvelle capitale de ce dernier, Constantinople
(Byzance) restant à la tête des possessions byzantines, à travers
beaucoup d ’épreuves et de tribulations, jusqu’au début de la Renais
sance de l ’Occident.
Virgile, dans son célèbre résumé de la place et des devoirs de
Rome, représente sans doute assez bien la façon dont on envisageait
généralement la relation entre la loi romaine et la civilisation grecque :
« que les autres ( c ’est-à-dire les Grecs) excellent s’ils le désirent dans
les arts, tandis que Rom e maintient la paix du m onde1 ».
Durant les années où Rome gouverna le monde civilisé, il doit
y avoir eu, partout et à tous les niveaux, des contacts entre locuteurs
du latin et locuteurs d ’autres langues. Sans doute, les interprètes
furent-ils très sollicités, et l ’enseignement et l’apprentissage du latin
(ainsi que dans les provinces orientales, du grec), à la fois dans la vie
privée et dans les écoles instituées suscitèrent-ils un grand intérêt.
Les traductions furent nombreuses : la première traduction de l’Ancien
Testament en grec (celle dite de la Septante) fut l’œuvre de savants
juifs de l ’époque hellénistique, et, à partir du me siècle av. J.-C .,
la littérature grecque fut systématiquement traduite en latin.
Le prestige de l ’écriture grecque prévalut à tel point que la poésie
49
BRÈVE HISTOIRE D E LA LINGUISTIQUE
Jatine abandonna sa métrique d ’origine pour adopter, durant la
période classique et après, des mètres empruntés aux poètes grecs.
Cette adaptation des mètres grecs au latin trouva son apogée dans
les magnifiques hexamètres de Virgile et dans les élégies parfaites
d ’Ovide. Il est surprenant que nous ayons si peu de détails sur toute
cette activité linguistique et sur les divers aspects des contacts entre
langues; peu d ’écrits sur ces sujets nous sont parvenus. Les Rom ains
reconnaissaient cependant la valeur du polyglotlisme. Aulu-Gelle
nous parle du remarquable roi M ithridate du Pont (120-63 av. J.-C .),
qui était capable de converser avec n ’importe lequel de ses sujets,
ceux-ci appartenant à plus de vingt communautés linguistiques
differentes L
L a façon dont les Rom ains abordèrent les problèmes linguistiques
ne fit pas exception à la nature générale de leurs relations avec l ’œuvre
intellectuelle des Grecs. L a linguistique romaine résulte, pour une
grande part, de l’application de la pensée, des controverses et des
catégories grecques à la langue latine. La ressemblance relative des
structures fondamentales des deux langues, ainsi que l ’unité de
civilisation, facilitèrent ce transfert métalinguistique.
L ’introduction des études linguistiques à Rom e est l ’occasion de
l’une de ces anecdotes pittoresques qui égaient le récit de l’historien.
Cratcs, grammairien et philosophe stoïcien, venu à Rome com m e
délégué politique, v«*rs 1" du ne siècle av. J.-C ., tom ba,
en visitant la ville, par l’ouverture d ’un égout et dut garder le lit,
avec une jambe cassée. Durant sa convalescence, il passa néanmoins
son temps à donner des conférences sur des sujets littéraires, à un
auditoire ravi.
Il est probable que Crates introduisit surtout la doctrine stoïcienne
dans son enseignement; mais la pensée et le savoir grecs pénétraient
de plus en plus le monde rom ain, et, du temps de Varron (116-27
av. J.-C .), on connaissait et on discutait aussi bien les opinions
alexandrincs que les vues stoïciennes. Varron est le premier auteur
latin sérieux de qui nous ayons gardé des écrits linguistiques.
C ’était un homme polyvalent, dont la curiosité s’étendait de l’agri
culture à la procédure sénatoriale et aux antiquités romaines. Ses
contemporains vantèrent sa fécondité. Son D e /¡ligua Latiua, où il
expose ses opinions linguistiques, comprenait vingt-cinq volumes,
mais seuls les livres cinq à dix, et quelques fragments des autres,
1. Fchling, 1956-1958.
2. H. Funaioli, Grammaticorum Romanorum fragmenta, Leipzig, 1907, 265 :
Ars grammatica scientia est eorum quae a poetis historiéis oratoribusque dicuntur
ex parte maiore.
3. De lingua Latina, 8.1.
51
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
ble originaire restreint de mots primitifs, imposés aux choses afin
de pouvoir s’y référer et se comportant comme source productive
d ’un grand nombre de mots nouveaux, obtenus grâce à des change
ments ultérieurs dans les lettres ou dans la forme phonétique (pour
lui, ces deux modes de description revenaient au même1). Ces chan
gements de lettres se produisent au cours du temps, et il cite en
exemple des formes primitives, comme dueUum, pour le mot classique
bellum, guerre. Les significations changent en même temps : par
exemple, le mot hoslis, originellement « étranger », en était venu,
à l ’époque de Varron, à signifier « ennemi12 ». Bien que ces thèses
soient étayées par l’érudition moderne, une grande partie de son
étymologie souffre de Ja même faiblesse et du même manque de
compréhension qui caractérisaient les Grecs dans ce domaine. Atias -
« canard », dérivé de tiare - « nager » ; vftis - « vin ». de vis - « force »,
et cüra - « souci » —•de cor ürere - « brûler le cœur » — étymologies
toutes fantaisistes, sont malheureusement typiques, à la fois, de son
œuvre et des études étymologiques latines en général3.
Lorsqu’il se réfère au grec, Varron montre sa totale ignorance
de l ’histoire des études linguistiques. Parmi les formes de mots
ayant des significations comparables en latin et en grec, les ressem
blances étaient évidentes. Certaines résultaient d’emprunts histo
riques, aux diverses époques où les deux communautés avaient
entretenu des contacts d ’abord indirects, puis directs; d ’autres descen
daient conjointement de formes indo-européennes primitives, dont
l ’existence peut être inférée et dont la morphologie peut dans une
certaine mesure être reconstruite grâce aux méthodes de la linguis
tique historique et comparative. Mais, Varron, comme le reste des
linguistes de l’Antiquité, n’avait pas la moindre idée de ces rapports.
Il considérait que de tels mots avaient tous été empruntés directe
ment au grec, dont les Romains se faisaient une représentation
fausse et exagérée, quant à son rôle dans l ’histoire immédiate du
latin; se rendant compte de leur dette culturelle envers la Grèce,
ils associaient la mythologie des héros grecs à l ’histoire de la fonda
tion de Rome.
Varron concevait le vocabulaire comme se développant grâce aux
altérations subies par les formes primitives des mots, en identifiait
ainsi deux considérations distinctes, l’étymologie historique et la
52
ROME
formation synchronique des dérivations et des flexions. Certains
membres canoniques des séries de m ots, associés dans un paradigme,
étaient dits primitifs, tous les autres provenant de la « déclinaison »
(dêclïnâtiô), procédé formel de changement h L e livre 6, chapitre' 38
de son ouvrage, accorde une attention particulière aux préfixes déri-
vationnels.
On peut regretter que V airon n ’a it pas distingué ces deux dimen
sions de l ’étude linguistique, p arce que, comme pour d’autres lin
guistes de l'Antiquité, ses observations descriptives synchroniques
sont beaucoup plus instructives et plus fines que ses tentatives en
- étymologie historique.-Peut-être a-t-il eu-conscience de cette distinc
tion lorsqu’il remarquait que, en latin, cquitâius - « cavalerie »,
et cques (radical equit-) - « cavalier », peuvent être apparentés et
rapportés originellement à equus - « cheval », mais qu’aucune expli
cation plus poussée du même type n ’est possible pour equus2. En
latin, c ’est un terme primitif et toute explication de sa forme et
de son sens nécessite la recherche diachronique des étapes antérieures
de la famille indo-européenne et des formes apparentées, dans des
langues autres que le latin.
Quant aux variations des form es de mots provenant d ’une racine
unique, variations de nature aussi bien dérivationnelle que flexion-
nelle, Varron reprend les argum ents pour et contre l ’analogie et
l’anomalie, citant des exemples latins de régularité et d ’irrégularité.
Il conclut judicieusement que, pour ce qui est de la formation des
mots d ’une langue, ainsi que des significations qui leur sont asso
ciées, les deux principes doivent être reconnus et accep tés3. En discu
tant des limites de la régularité stricte dans la formation des m ots,
il souligne la nature pragmatique du langage, le vocabulaire étant
plus différencié dans les domaines culturels importants que dans
les autres. Ainsi equus - « cheval » et equa - « jument », possèdent
des formes séparées pour l ’animal m âle et femelle, puisque les locu
teurs attachent de l ’importance à la différence sexuelle, mais corvus -
« corbeau » n ’en possède pas, parce que les locuteurs ne s ’intéressent
pas à cette différence; ceci était vrai autrefois des colombes, toutes
désignées par le nom féminin columba, mais, depuis leur domesti
cation, on créa par analogie une form e masculine distincte, colum-
bus 4. Varron affirme, en outre, que l ’individu dispose, particuliè-•
1. De lingua Latina, 8 .2 1 - 2 2 , 9 .3 5 , 1 0 .1 6 .
2. Ibid., 8 . 5 4 ; C h a ris iu s , Ars grammaticae I ( K e il , G ra m m a tic i 1 , L e ip z ig , 1 8 5 7 ,
1 0 4 ).
54
ROME
Ces quatre classes sont en outre cataloguées connue des formes
qui. respectivement, dénomment et expriment des propositions, asso
cient (c ’est-à-dire participent à la syntaxe des noms et des verbes)
et soutiennent (se construisent avec des verbes auxquels ils sont subor
donnés 1). Dans les passages traitant de ces classes, tous les adver
biaux cités en exemple sont des formes morphologiquement déri
vées, comme docte - savamment, et lectë - a v e c soin. Sa définition
s ’appliquerait aussi bien aux adverbes latins non dérivés et mono-
morphémiques, comme mox - bientôt et crûs - demain, mais ceux-ci
figurent ailleurs parmi'les m ots non fléchis, invariables ou « stériles »
{stérile-). Une classification com plète des m ots invariables du latin
exige que l’on distingue des sous-classes comme cglles que Denys
de Thrace employait pour le grec et que les graipmairiens latins
adoptèrent par la suite; mais, à partir de ces exemples, il semble
clair que Varron s’intéresse au premier chef à la classe de mots,
grammaticalement diîférenls, qui se forment sur une racine commune
unique (par exemple, legô - je choisis, je lis, lecto r- lecteur, legëm -
qui lit et lectë - avec soin).
Dans le traitement de la categorie verbale du temps, Varron mani
feste sa sympathie pour la doctrine stoïcienne, qui distingue deux
fonctions sémantiques à l ’intérieur des formes des paradigmes tem
porels, la référence au temps et l ’aspect (p. 35, ci-dessus). Dans
son analyse des six temps de l ’indicatif, de l ’actif cl du passif, la
division fondamentale est la division aspectuelle non-accompli, parce
que chaque aspect partage régulièrement la même forme thématique,
et q u ’à la voix passive, les temps à l’aspect accompli comprennent
deux mots, bien que Varron prétende que la plupart des gens com m et
tent l ’erreur de ne considérer que la dimension de référence tem po
relle 123.
Voir tableau p. 56. y
55
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
T emps
Passé Présent Futur
A ctif
(Le parfait futur latin était d ’un emploi plus courant que le parfait
futur grec — attique — correspondant.)
Varron place les formes du temps « parfait » en latin, elidid, etc.,
sous la rubrique du présent accompli, qui correspond à l’emplace
ment des formes du temps parfait en grec. D ’après ce que nous savons
de ses écrits, il n ’adm ettait pas l ’une des différences majeures séparant
les paradigmes temporels du grec et ceux du latin, à savoir que, dans
le temps « parfait » latin, il y a un syncrétisme du sens du passe
simple (« je fis ») et du sens du parfait ( « j ’ai fait »), — correspondant
respectivement à l ’aoriste et au parfait en grec. Les formes du temps
« parfait », en latin, appartiennent à la fois aux deux catégories
aspccluelles, point qui fut clairement établi plus tard par Priscien,
lorsqu’il présenta une analyse comparable des temps verbaux1.
Si la différence d ’emploi et de sens entre les formes du temps parfait
en grec et en latin semble avoir échappé à l ’attention de Varron, le
contraste, plus évident, entre le système de cas à .cinq termes du grec
et le système à six termes du latin, s’est imposé à lui, comme il s’impo
sait à quiconque apprenait les deux langues. Le latin distingue for
mellement un cas ablatif, dont Varron donne la définition suivante :
1. Priscien, 8.10.54.
56
ROME
« celui par qui une action est accomplie 1 ». Il partage plusieurs des
sens et des fonctions syntaxiques du génitif et du datif en grec. On
l ’appelle pour cette raison le « cas latin » ou le « sixième cas,2 ».
Comme formes de mot canoniques, V arron prend les formes du
nominatif, dont dérivent les cas obliques, et, à l’instar de ses prédéces
seurs grecs, il se borne à choisir un seul sens ou une seule relation
typique pour caractériser chaque cas (on a déjà rapporté q u ’il avait
apparemment commis l’erreur de traduire l ’expression grecque aitià-
tikê ptosis par càsus accûsâtïvus, p. 42, ci-dessus).
Parmi les linguistes romains, Varron est sans doute lejplus original 3.
Après lui, nous trouvons plusieurs auteurs dont aucun ne mérite de
retenir notre attention. On dit que Jules César, entre autres, appliqua
sa réflexion au débat entre analogistes et anomalistes, en traversant
les Alpes lors d ’une de ses campagnes 4. L a controverse
s’éteignit peu à peu. Par la suite, Priscien emploie analogia pour
désigner la flexion régulière des mots fléchis, sans mentionner anomalla;
le terme anômalia (d’où le français anomal = irrégulier, comme terme
technique employé en grammaire) apparaît de temps à autre chez les
grammairiens plus récents 5.
On a exposé les idées de Varron sur la classification des mots latins;
mais le système de classes de mots, établi dans la tradition latine,
tel qu’on le trouve dans les œuvres de Priscien et des grammairiens
postérieurs, se rapproche beaucoup plus de celui que donne la Téclmë
de Denys de Thrace. Les classes restent au nombre de huit, avec un
seul changement. Le latin classique ne possède pas de classe de mots
correspondant à l'article (défini) grec ho, lié, to; les articles définis
des langues romanes se développèrent plus tard, à partir des formes
affaiblies du pronom démonstratif : ille, ilia, illud - « celui-là ». Le
pronom relatif grec est morphologiquement semblable à l’article, et
Denys de Thrace, comme Apollonius Dyscole, les classent.ensemble °.
En latin, le pronom relatif qui, quae, quod - « qui », « lequel »,
57
M
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
s ’apparente morphologiquement au pronom interrogatif quia, qnicl ~
« qui? », « lequel? », tous deux étant classés ensemble, soit avec la
classe des noms soit avec celle des p ron om sJ.
A la place de l’article, les grammairiens latins considèrent l’inter
jection comme une classe de mots à part, au lieu de la traiter comme
une sous-classe des adverbes, ce que faisaient Dcnys de Thrace et
Apollonius D y sco le12. Bien que Priscien considère son statut spécial,
com m e pratique courante chez les savants latins, le premier auteur
qui, à notre connaissance, l’ait traitée de cette façon est Remmius
PaJémon, un érudit du 1er siècle av. J.-C .; il la définit comme
n ’ayant pas un sens formulable, mais indiquant l’émotion 3. Priscien
souligne davantage son indépendance syntaxique dans la structure
de la phrase.
Quintilien fut l ’élève de Palém on; il écrivit beaucoup sur l’édu
cation et, dans son Institution oratoire, traita brièvement de la gram
maire, la considérant comme une introduction à la capacité d ’appré
cier pleinement et correctement la littérature, dans toute éducation
libérale; il emploie des termes très semblables à ceux de Denys de
T hrace au début de la Téchnë. Incidemment, Quintilien discute
l’analyse du système des cas en latin, thème toujours prédominant
dans l ’esprit des érudits latins ayant étudié le grec. 11 suggère de
séparer l'emploi instrumental de l ’ablatif (gladiô - « avec une épée »)
com m e septième cas, puisqu’il n ’a sémantiquement rien de commun
avec les autres significations de l ’ab latif4. Des formes séparées de
cas instrumental se trouvent en sanscrit et peuvent être supposées
pour l'indo-européen commun, dont cependant les Grecs et les
Rom ains ne savaient rien. C ’était (et c ’est) une pratique courante
que de désigner les cas par référence à une seule de leurs significations
(le datif « donner », l'ablatif « éloigner », etc.), mais leur identité
formelle, comme membres d ’un paradigme à six termes, repose
sur Je fait que leur sens ou, plus généralement, à la fois leurs sens
et leurs fonctions syntaxiques, sont associés à une forme morpholo
giquement distincte, dans au moins quelques membres des classes de
m ots à flexion casuelle. Priscien s ’en rendit compte et, én l’absence
d ’un trait morphologique distinguant l’emploi instrumental des
form es du cas ablatif de leurs autres emplois, il rejeta cette modifica-
58
ROME
tiou de la grammaire descriptive du latiu comme redondante (super
vacuum1).
L ’œuvre de Varron, Quintilien et autres, durant la période'clas
sique de Rome, témoigne du processus d ’absorption de la théorie
linguistique, des controverses et des catégories grecques, dans leur
application à la langue latine. Mais ce qui caractérise surtout les
recherches linguistiques des Romains, c ’est la formalisation de la
grammaire descriptive du latin, sur laquelle devait se fonder toute
l ’éducation de la fin de l ’Antiquité et du Moyen Age, ainsi que l’ensei
gnement moderne. Les grammaires latines d’aujourd’hui sont direc
tement issues des compilations des derniers grammairiens latins,
comme le révèle même l ’examen le plus superficiel des Institut iones
grammaticae de Priscien.
A partir du Ie r siècle ap. J.-C ., nous avons connaissance
d’un grand nombre d ’auteurs de grammaires latines, travaillant dans
différentes parties di l ’Em pire; les plus célèbres sont Donat et Pris
cien 12345* Bien qu’ils diffèrent sur plusieurs points de detail, tous ces
grammairiens suivent, pour l’essentiel, le même système fondamental
de description. S'efforçant d ’appliquer à la langue latine la termino
logie et les catégories des grammairiens grecs, ils font montre, pour
la plupart, de peu d ’originalité. Les termes techniques grecs se voient
invariablement traduits par le mot latin le plus proche : ônoma -
nôm enj antônymiâ - p rô n ô m en ; syndesmos - contundió; etc.' Cette
pratique avait été suggérée par Didymus, un érudit alexandrin proli
fique de la seconde moitié du 1 er siècle av. J.-C ., qui déclara que l ’on
pouvait retrouver dans le latin tous les traits de la grammaire grecque 8.
11 suivit le système stoïcien des classes de mots, incluant l’article et les
pronoms personnels dans une classe unique (p. 54, ci-dessus), si bien
que l ’absence d ’une forme de mot correspondant à l’article grec
ne bouleversait pas sa classification h Parmi les grammairiens latins,
Macrobe (v. 400 ap. J.-C .) expose les « différences et ressemblances »
entre le verbe grec et le verbe l a t i n m a i s il n ’aboutit qu’à une énu
mération parallèle des formes, » ’effectuant aucune recherche appro
fondie sur les systèmes verbaux des deux langues.
1. Priscien, 5.14.79.
2. Leurs travaux sont publiés dans les huit volumes de H. Keil, Grammatici
Latini, Leipzig, 1855-1923.
3. Priscien, 8.17.96; De figuris numerorum, 9.
4. Priscien, 11.1.1.
5. « De differeniiis et societatibus Graeci Latinique verbi », Keil, Grammatici 5,
Leipzig, 1923, 595-655.
59
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Durant les cinq premiers siècles de Père chrétienne se produisirent
deux événements historiques d’une importance capitale : en premier
lieu, l’apparition du christianisme; cette religion d ’une petite secte
hérétique de zélateurs juifs se répand, étend son influence sur 1out le
territoire de l’Empire et, finalement, après bien des persécutions, se
voit reconnue, au ivc siècle, comme religion d ’Élat. Dès lors, elle est
assurée de dominer pour des siècles tous les aspects de la pensée et
de la recherche en Europe; ni lés schismes doctrinaux ni les hérésies
ni l ’apostasie d’un empereur (Julien) ne pourront freiner sérieu
sement sa progression. En cette période où le christianisme prend le
dessus et attire à soi les hommes de savoir, les recherches reflètent
bien la lutte entre les vieux modèles païens en déclin et les générations
montantes d ’apologistes, philosophes et historiens chrétiens, qui
interprètent et adaptent l’héritage du passé à la lumière de leurs
propres impératifs.
L e second événement est le partage du monde romain en deux
moitiés, orientale et occidentale. Après un siècle de désordres civils
et de pressions barbares, Rome cesse, sous Dioclétien (284-305),
d’être la capitale administrative de l’Empire et Constantin transfère
son gouvernement dans une nouvelle cité, construite à l’emplacement
de l’ancienne Byzance, et qu’il nomme Constantinople. Vers la fin du
IV e siècle, l ’Empire se divise officiellement en un royaume oriental
et un royaume occidental, chacun d’eux gouverné parson propre empe
reu r; cette division correspond à peu près à la séparation entre
l ’ancien territoire hellénisé, conquis par Rome, mais demeuré grec de
culture et de langue, et les provinces arrachées à la barbarie par
l’influence romaine. Constantinople, assaillie à l’ouest comme à l’est,
demeure pendant mille ans à la tête de l ’empire oriental (byzantin),
pour tomber finalement aux mains des Turcs en 1453. Pendant et
après le démembrement de l’Empire d ’Occident, Rome est demeurée
la capitale de l ’Église romaine, tandis que le christianisme, à l’Est,
évolue petit à petit dans d ’autres directions pour devenir l’Église
orthodoxe orientale.
Culturellement, on voit, au fur et à mesure que les années passent,
à partir de ce qu’on a appelé « l’Age d ’argent » (à la fin du premier
siècle ap. J.-C .), les attitudes humanistes décliner, les plus anciens
thèmes progressivement s’épuiser, tandis que les nouveaux sont
traités avec de moins en moins de vigueur. A la seule exception des
communautés chrétiennes qui se développent, la science regarde en
arrière, prenant la forme d’une érudition consacrée aux modèles les
plus connus du passé. C'est une époque de commentaires, d’épi tomes
et de dictionnaires. Les grammairiens latins, dont les vues rejoignent
60
ROME
celles des savants alexandrins, dirigent, comme eux, leur attention sur
la langue de la littérature classique, à l ’étude de laquelle la grammaire
sert d ’introduction et de fondement. Les changements qui ont lieu
autour d ’eux dans le latin non littéraire, parlé et écrit, ne les intéressant
que m édiocrem ent, leurs travaux abondent en textes tirés des prosa
teurs et des poètes latins classiques ainsi que de leurs prédécesseurs
pré-classiques, Plaute et Térence.
Pour voir à quel point le latin écrit courant évoluait, il suffit de
comparer la gram m aire et Je style de la traduction de la Bible au IVe siè
cle par saint Jérôm e (la Vulgate), où percent déjà plusieurs traits
gram m aticaux des langues rom anes, avec le latin préservé et décrit
par les gram m airiens, dont l’un, Donat, presque aussi réputé que
Priscien, fut en fait le professeur de saint Jérôme.
L a meilleure façon d ’apprécier les travaux de ces derniers
grammairiens latins est d exam iner l ’œuvre de leur plus éminent repré
sentant, Priscien, qui enseigna la grammaire latine à Constantinople
durant la seconde moitié du Ve siècle et dont l’ouvrage comprend dix-
huit livres, c ’est-à-dire un millier de pages, dans l ’édition moderne.
Bien qu’il fasse de nombreux emprunts à ses prédécesseurs latins,
il vise, com m e eux, à transposer au maximum à la langue latine le
système gram m atical de la Téchnë de Denys de T h race et des écrits
d ’Apollonius Dyscole. Son adm iration pour les recherches linguis
tiques grecques et le crédit qu’il accorde à Apollonius et à Hérodicn
se manifestent clairement tout au long de sa gram m aire1.
Priscien traite son sujet, la description de la langue littéraire clas
sique, de façon systématique. L a prononciation et la structure sylla
bique reviennent à une description des lettres (litterae), définies comme
les parties élémentaires du discours articulé et dont les propriétés sont
nômen - le nom de la lettre,./igû/v?-sa forme écrite, cipofcstâs -sa valeur
phonétique12. T out ceci avait déjà été dit pour le grec et les descrip
tions phonétiques des lettres (en tant que segments prononcés) et des
structures syllabiques présentent peu d ’intérêt, bien qu’elles appor
tent un tém oignage partiel sur la prononciation de la langue latine.
Passant de la phonétique à la morphologie, Priscien emploie les
mêmes termes que Denys de T h race, pour définir le mot (dictiô)
et la phrase (ôrâtiô), comme étant, respectivement, l ’unité minimale
de la structure phrastique et l ’expression d ’une pensée com plète3.
61
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Le modèle grammatical de Priscien est, comme pour le reste des lin
guistes de l’Antiquité, le mot et le paradigme; il dénie expressément
toute signification linguistique aux unités obtenues par division du
m ot, dans ce que l’on appellerait aujourd’hui l’analyse morphémique1.
Lors d ’une de ses rares incursions dans ce domaine, il représente de
façon erronée la composition morphémique des mots contenant le
préfixe négatif in- ( indoelus - « illettré », etc., en l’identifiant à la
préposition i n - « d an s123 ». Ce s deux morphèmes, in-, négatif, et
in-, emploi préfixai de la préposition, s ’opposent dans les deux mots
invïsijs - « invisible », et in visas - « haï » [littéralement, « regardé
(de travers) »].
Après avoir passé brièvement en revue les théories antérieures des
linguistes grecs, Priscien expose le système des huit classes de mots,
proposé par Denys de Thrace et Apollonius Dyscole; nous avons déjà
mentionné son omission de l’article, ainsi que le statut à part de
l ’interjection. Chaque classe de mots est définie et décrite par référence
aux catégories formelles pertinentes (accidentia - accidents, d’où,
plus tard, le m ot anglais accidence, pour désigner la morphologie
d ’une langue), et toutes sont abondamment illustrées d ’exemples tirés
des textes classiques. Sur dix-huit livres, seize sont consacrés à cette
description, les deux derniers portant sur la syntaxe. Priscien semble
s’adresser à des lecteurs connaissant le grec, car il utilise beaucoup
d ’exemples tirés de cette langue et établit à diverses reprises des
comparaisons en ce sens; les cent dernières pages (18. 20. 157 et
suiv.) sont entièrement consacrées à la comparaison de différentes
constructions dans les deux langues. Bien qu’à Constantinople on
parlait le grec, c ’est le latin qui fut déclaré langue officielle lorsque la
nouvelle cité devint la capitale de l’Empire d’Orient; dès lors, un
grand nombre de locuteurs du grec furent sans doute obligés d ’appren
dre le latin.
On peut comparer les huit parties du discours (classes de mots) de
PriscieD à celles de la Téclmê de Denys de Thrace. Le fait que Priscien
se réfère aux définitions existant chez Apollonius Dyscole et qu’il
s ’appuie expressément sur celui-ci nous permet de penser que ses défi
nitions sont essentiellement celles d'Apollonius, comme en témoigne
on affirmation selon laquelle chaque classe autonome est déterminéee
par son contenu sémantique s.
1. 2.3.14.
2. 17.16.104.
3. 2.4.17.
02
ROME
Nômen (nom, y compris les mots ultérieurement classés comme
adjectifs) : la propriété du nom est d’indiquer une substance et une
qualité; et il assigne une qualité commune ou particulière à chaque
personne ou chose J.
Verbum (verbe) : la propriété d’un verbe est d’indiquer une action,
sous l’aspect actif ou passif; il a des formes de temps et de mode,
mais n’est pas fléchi pour le cas 12.
Participium (participe) : une classe de mots qu’on peut toujours
ramener par dérivation aux verbes, partageant les catégories des
verbes et des noms (temps et cas), et donc distincte des deux. Cette
définition est conforme au traitement grec de ces mots 3.
Prônômcn (pronom) : la propriété du pronom est de se substituer
aux noms propres et d’être spécifié quant à la personne (première,
deuxième ou troisième)45. iJa limitation aux noms propres, du
moins en ce qui concerne les pronoms de la troisième personne,
contredit les faits latins. Ailleurs, Priscicn reprend le jugement
d ’Apollonius Dyscole, selon qui le pronom a la propriété spéci
fique d’indiquer la substance sans qualité s, façon d’interpréter le
défaut de restriction lexicale sur les noms pouvant être désignés
anaphoriquement par des pronoms.
Adverbium (adverbe) : la propriété de l’adverbe est de s’employer
dans une construction conjointement à un verbe, auquel il est
syntaxiquement et sémantiquement subordonné6.
Pracposiliô (préposition) : la propriété de la préposition est de
s ’employer com m e mot séparé, devant des mots fléchis pour le
cas, et en composition, devant des mots à la fois fléchis et non
63
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
fléchis pour le c a s 1. Priscien, comme Denys de Thrace, identifie
la première partie de mots comme proconsul - proconsul, et inter-
currcre - s’associer avec, à des prépositions.
lnterkctiô (interjection) : classe de mots syntaxiquement indé
pendants des verbes, indiquant un sentiment ou un état d'esprit 12.
Commetiô (conjonction) : la propriété des conjonctions est d'unir
syntaxiquement deux ou plusieurs membres d’une autre classe de
mots, en indiquant une relation entre eu x3.
64
ROME
Les accidents, ou catégories, selon lesquels Priscien classe les diffé
rentes formes des m ots fléchis ou variables, comprennent à la fois
des ensembles dérivationncls et fiexionnels, conformément à ' la
pratique grecque qui n ’établit pas de distinction entre ces ensembles.
Si Priscien néglige les importantes observations de Varron, il est clair
cependant qu’il connaît bien la théorie de la constitution des caté
gories et de leur identification à l’aide de désignations sémantiques.
Les verbes sont définis par référence à l’action ou à l’être qui subit
l’action, mais il remarque que, en y réfléchissant mieux (« si guis
allius considèret »), une telle définition n ’est acceptable que sous
d’importantes réserves; le nom d’un cas est généralement choisi
en retenant, parmi un ensemble d ’emplois applicables au cas parti
culier à dénommer, un seul de ces emplois, lelativement fréquent1.
Ce procédé est sans doute plus prudent, bien que moins passionnant,
que la recherche incessante d ’un sens commun ou fondamental,
unissant toutes les font lions sémantiques associées à chaque ensemble
simple de formes de cas morphologiquement identifiées. Le statut
des six cas des noms en latin repose, non pas sur les formes casuelles
réellement différentes d ’un nom ou d ’une déclinaison de noms, mais
sur les fonctions syntaxiques et sémantiques systématiquement
reliées aux différences de forme morphologique, en un point des
paradigmes de déclinaison de la classe entière des noms; l’analyse
donne une représentation correcte des relations subjectives du latin (et
d ’autres langues) entre formes et emplois et entre emplois et for
mes 12.
En décrivant la morphologie du verbe latin. Priscien adopte le
système établi par Denys de Thrace pour le verbe grec (p. 42, ci-des
sus); il distingue le présent, le passé et le futur, avec une quadruple
division sémantique du passé en imparfait, parfait, passé simple
(aoriste) et plus-que-parfait, et reconnaît le syncrétisme des sens du
parfait et de l’aoriste, dans les formes du parfait latin3. Si l’on
excepte le fait qu’efle admet le statut pleinement grammatical des
formes du parfait, l’analyse de Priscien — pour l’essentiel, celle
qu’on trouve dans la Tcchnë— , reste manifestement inférieure à celle
qu’avait établie Varron sous l’influence des stoïciens. La distinction
entre aspects perfcctif et imperfectif, liée aux différences de forme
du thème, sur laquelle Varron avait beaucoup insisté, se trouve
oblitérée, bien que Priscien reconnaisse la différence morphologique
1. 8.2.7; 5.13.73.
2. 17.25.182-186.
3. 8.8.38; 8.10.51-58.
65
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
entre les deux formes thématiques sous-jacentes aux six tem psJ.
Assez bizarrement, il semble avoir mal compris l'emploi et le sens
du parfait futur latin, l’appelant subjonctif futur, bien que la forme
de la première personne du singulier qui sert à l’illustrer (par exemple
scripscrô - « j ’aurai écrit ») soit précisément la forme qui différencie
son paradigme de celui du subjonctif parfait {scripserim - « que j ’aie
écrit ») et, en fait, de toute forme verbale subjonctive, aucune d’elles
ne prenant de terminaison en -ô à la première personne. Ceci semble
d ’autant plus surprenant que les formes correspondantes du grec,
par exemple feiypsomai (TÉTU^ogai)-«j’aurai été b attu », sont correc
tement identifiées1. La raison en est peut-être que ses prédécesseurs
grecs avaient exclu le parfait futur de leur schématisation des temps,
parce qu’il n ’était pas très employé, en étant ressenti comme un atti
cisme. C ’est sans doute une telle dépendance du cadre catégoriel grec
qui le conduit à reconnaître, dans le verbe latin, à la fois un mode
subjonctif (subordination) et un mode optatif (indépendant, exprimant
un souhait), bien que le latin (comme d'ailleurs l’admet Priscien),
à la différence du grec, ne distingue nulle part morphologiquement
ces deux formes modales. Il obscurcit ainsi ses considérations
explicites antérieures sur le statut de catégorie grammaticale formelle
(p. 62, ci-dessus123).
En dépit d ’erreurs de représentation aussi manifestes — dues essen
tiellement à sa confiance excessive en la possibilité d ’appliquer point
par point, à la langue lat ine, la systématisation du grec de Denys de
Thrace et d ’Apollonios Byscole -,1a moi piioiogic de Priscien est détail
lée, méthodique et, le plus souvent, décisive. Le traitement de la syn
taxe, dans les deux derniers livres, est cependant beaucoup moins satis
faisant, et l’exposé manque de plusieurs des traits directeurs que l’on
trouve dans les grammaires modernes du latin; les savants médiévaux
et posl-mcdiévaux les ajoutèrent à ce qui forme la base de la morpho
logie de Priscien. Cependant, il est difficile de faire confiance à la
théorie syntaxique de Priscien lorsqu’on le voit affirmer que l’ordre
des mots le plus courant en latin, nom au cas nominatif ou pronom
(sujet) suivi d ’un verbe, constitue l’ordre naturel, parce que la sub
stance est antérieure à l’action qu’elle accomplit 4; tels sont les dangers
de philosopher sur une base empirique inadéquate.
Dans la description syntaxique du latin, Priscien classe les verbes,
1. 8.10.55.
2. 8.8.38.
3. 18.8.76; 18.10.79; 18.10.82.
4. 17.16.105-106.
66
ROME
selon les mêmes principes qu’avaient adoptés les grammairiens grecs,
en actifs (transitifs), passifs et neutres (intransitifs), et accorde à
juste titre une attention particulière aux verbes déponents — passifs,
quant à la forme morphologique, mais actifs ou intransitifs, quant au
sens et à la syntaxe, et sans passif correspondant1. Les verbes tra n
sitifs sont ceux qui se construisent avec un cas oblique (laudô te -
« je te loue », noce à tibi - « j e t’offense », egeô miserantis - « j ’ai
besoin de quelqu’un pour me plaindre » ); l’absence d ’accord entre
les fonnes à cas oblique et les verbes est notée12. Mais, à l’époque de
Priscien, les termes de sujet et d'objet n’étaient pas encore des termes
grammaticaux, bien qu’on employât très couramment subicctum, pour
désigner le sujet logique d’une proposition. Priscien fait état de la
construction avec ablatif absolu, biet» que le nom de cette construction
soit une création ultérieure; il expoS'e et illustre seulement cet emploi
de l’ablatif : me videntc puerum cccldistl - « tandis que je le voyais,
tu battais le garçon » et Augusiô. ■imperâtôre Alexandrla prôvincia
facta est - « Auguste étant empereur, Alexandrie devint une p ro
vince3. »
Priscien a peu de choses à dire sur l ’analyse systématique des
structures syntaxiques du latin. La relation de subordination est
considérée comme la fonction syntaxique primordiale du pronom
relatif, qui, quae, quod, et des mots semblables, utilisés pour subor
donner ou relier un verbe ou une proposition entière à un autre verbe
ou à une proposition principale456. Le concept de subordination sert
à distinguer les noms, pronoms et verbes de tous les autres m ots,
qui ne sont employés généralement que dans des relations syntaxique
ment subordonnées aux noms et aiw verbes, alors que ces derniers
peuvent, par eux-mêmes, constituer des phrases complètes du type
préféré (productif) en latin b. Mais, dans la sous-classification des
conjonctions, la distinction grammaticale fondamentale entre conjonc
tion de subordination et de coordination reste inconnue, le coordon
nant tamen - « cependant » étant classé avec les subordonnants
quamquam et quamsï - « quoique » ®.
Une fois de plus, on doit dire qu’il n ’est que trop facile, de notre
point de vue actuel, de dénoncer les erreurs et les omissions de nos
1. 8.2.7-8; 8.3.14.
2. 17.15.93; 17.21.153-154.
3. 18.2.30.
4. 17.5.30.
5. 17.2.12-13.
6. 16.1.1; 16.2.10.
67
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
prédécesseurs. Il est à la fois plus juste et plus profitable de sc rendre
compte de l’importance du travail que Priscien a réalisé dans sa des
cription vaste, détaillée et exhaustive, de la langue des auteurs clas
siques, description qui devait servir de base à la théorie grammaticale,
durant huit siècles, et sur laquelle se fonde encore notre enseignement
du latin. Les additions et les corrections que les générations posté
rieures ont dû pratiquer, spécialement dans le domaine de la syntaxe,
peuvent être incorporées dans le cadre de référence que Priscien a
employé et explique.
Toute division de la linguistique (ou de n ’importe quelle autre
science), en périodes nettement différenciées, représente mal le chem i
nement progressif des découvertes, théories et attitudes, qui carac
térise la plus grande partie de l'histoire intellectuelle de l’homme. 11
est cependant raisonnable de terminer sur Priscien un exposé des
recherches linguistiques romaines. Dans son adaptation minutieuse
(et p ar moments malencontreuse) de la théorie et de l’analyse grecques
à la langue latine, il a réalisé au maximum les intentions avouées
de la plupart des savants romains. E t ceci s’accordait parfai
tement avec l’attitude générale des Rom ains, dans les domaines
intellectuel et artistique, envers la « Grèce conquise » qui, en fait,
« conquit son conquérant inculte et enseigna au Latium rustique les
arts les plus élaborés 1 ».
L ’œuvre de Priscien marque davantage que la fin d’une époque,
elle forme le pont entre l'Antiquité et le Moyen Age. Les Tnsti-
tutioncs grammaticae, la grammaire la plus utilisée, ne couvrent pas
moins de mille manuscrits, et forment la base de la grammaire latine
et de la philosophie linguistique médiévales, que nous examinerons
au chapitre suivant. La grammaire de Priscien est le fruit d ’une longue
période d ’unité gréco-romaine. Cette unité est déjà brisée à l’époque
où il écrit et, dans les siècles qui suivent, l ’Occident latin va se déman
teler au point de devenir méconnaissable. Dans le désordre de ce
temps, dans l’obscurité de» premiers siècles du Moyen A g e 12, les
recherches et l’enseignement des grammairiens vont se révéler
comme l’une des principales défenses de l’héritage classique.
68
BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE
Le Moyen Age
70
LE MOYEN ÂGE
71
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
A l’Ouest, une grande partie de la littérature classique est perdue
sans rémission; pendant plusieurs siècles, l’étude et même la connais
sance du grec se réduisent de plus en plus et une grande partie de la
philosophie grecque n’est disponible que sous forme de traductions
latines d ’œuvres choisies. Dans le désordre de cette époque et l'effon
drement de l’autorité et des modèles païens, l’Église croît en pres
tige — refuge et modèle de savoir et d ’éducation — , possédant en outre,
dans la papauté et les évêchés, des centres de pouvoir séculier. A
cette époque, la littérature la plus formatrice est la littérature chré
tienne sous tous ses aspects et, avec la fermeture par Justinien, en
529, des écoles philosophiques d ’Athènes, l’acquisition du savoir
telle qu’elle se poursuit à la fois à l ’Est et à l'Ouest, se trouve placée
sous le patronage, et souvent sous l’inspiration directe, du clergé.
Ce sont les monastères, les abbayes, les églises et, plus tard, les
universités, qui ont préservé la continuité de l’éducation et du savoir.
Dans les institutions dominées par les clercs chrétiens, la littérature
païenne, c ’est-à-dire la littérature classique de l’Antiquité, est tenue
pour suspecte, et certains se montrent ouvertement hostiles à ces
auteurs et à la langue dans laquelle ils ont écrit, parce qu’elle s’oppose
au latin récent, plus familier, de la Vulgate et du rituel de l’Eglise.
Déjà saint Jérôm e éprouvait un sentiment de culpabilité pour l’intérêt
trop vif q u ’il portait à Cicéron et aux classiques, au détriment de
l’écriture sacrée; le pape Grégoire le Grand (590-610) fit part de son
mépris pour les règles de Douât, appliquées à la langue d ’inspiration
divine; afin d ’échapper aux foudres cléricales, un abbé français du
IXe siècle prendra encore soin de tirer des écritures les exemples qu'il
utilise dans ses cours de gram m aire3. Néanmoins, dans denombreux
lieux d'enseignement, on continue à étudier la littérature ancienne,
copiant et conservant les manuscrits, ainsi que la théorie gramma
ticale.
Le latin, demeuré la langue du savoir, voit croître son autorité
en tant que langue de la littérature patristique, des services et de
l ’administration de l’Église romaine d ’Occident. Ce seul fait
assure à la langue latine une place de choix et, au début du
Moyen Age, les études linguistiques sont la plupart du temps des
études de grammaire latine. L ’éducation médiévale repose sur les
« Sept arts libéraux » : la grammaire, la dialectique (logique) et laI.
I. Jérôme, Lettres 22c 30; Grégoire, Lettres 5.53 (Gregorii 1 Papac regislrum
epistularum, Berlin, 1891, volume 1, 357); Histoire littéraire de la France, Paris,
1738, volume IV, 445-446.
72
LE MOYEN ÂGE
rhétorique forment la première partie ou trivium, la musique, l ’arith
métique, la géométrie et l’astronomie la seconde partie, ou quadrivium.
Un assemblage mnémotechnique résume leurs fonctions :
1. Sandys, 1921,670 ( Grand mar) speaks: a'ia(lectic) reaches the truth; rhet(oric)
adonis the words Mr use; nuts(ic) sings: ar ilhmctic) counts; gc(omctry) measures;
ast(ronomy) studies the stars.) (la Gram(mairc) parle; la dia(lectiquc) enseigne
la vérité; la rhct(oriquc) orne les mois que nous employons; la nms(iquc) chante;
rar(ithmétique) compte; la gé(ométric) mesure; l’ast(ronomic) éludic les étoi
les.)
2. Augustin, Retractatio, 1.6.
73
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
normatif. Priscien et D onal faisant autorité, on retouche à peine leurs
théories et leur systématisation. On écrit de nombreux commentaires
et gloses; dans d'autres domaines, Ja recherche linguistique s'appuie
sur des travaux étymologiques et Icxicographiques tels que ceux qui
nous sont connus par Isidore de Séville (vne siècle).
Le christianisme ayant été conçu des scs débuts comme religion
universelle, l'activité missionnaire fut toujours considérée comme
une partie essentielle des tâches de l’Église. Les contacts entre chré
tiens et non-chrétiens ont nécessité des travaux linguistiques de
nature pratique, contribuant ainsi fortement, au cours de l’histoire.,
à la croissance et au développement de la linguistique. Saint Jérôme,
auteur de la traduction latine de la Bible (la Vulgale), consacre une
de ses lettres à l’examen de la théorie de Ja traduction, soutenant qu’il
faut traduire l’esprit plutôt que la lettre (« sens pour sens plutôt
que mot à m ot1 »). L a connaissance que nous avons du gotique
provient de la traduction partielle du Nouveau Testament dans
cette langue par TJlfilas, au ivc siècle: et l’alphabet utilisé aujourd’hui
pour le russe et quelques autres langues slaves descend d ’un alphabet
inventé au IXe siècle par saint Cyrille, de l ’Église d ’Oricnt, qui adapta
l'alphabet grec à l’usage des Slaves christianisés.
Bien que l’enseignement du latin se soit activement poursuivi
tout le temps qu'a duré l’hégémonie de Rome, on sait peu de chose
de ses méthodes. L ’ccuvre missionnaire chrétienne ci la fondation
de monastères et d ’églises dans les pays étrangers donnent une
impulsion et une inspiration nouvelle à l’enseignement de la gram
maire latine; le statut dont jouissent l ’Église romaine et le latin,
sa langue officielle, favorise également le désir d’apprendre.
En Angleterre, Bède et Alcuin écrivent, aux vne et vjuc siècles,
des grammaires du latin. Un exemple de grammaire spécifiquement
didactique est fa Grammaire latine d'Aclfric, avec le CoUoquiimi
(livre de conversation en latin) et le glossaire latin-anglais ancien
qui l’accompagnent. Ces œuvres sont composées vers l’an 1000,
à l’intention des enfants pailant l’ancien anglais (anglo-saxon).
A cl fric, abbé d’Eynsham dans rOxfordshire, écrit un manuel pra
tique pour les écoliers en basant ses préceptes sur les travaux de
Priscien et de Douât. D e façon significative, il dit à ses lecteurs que
son livre peut également servir d’introduction à la grammaire de
1’(ancien) anglais12. Bien qu’il s’avère conscient des différences entre
les deux langues (comme dans la question de la distribution du genre
1. Jé r ô m e , Lettres 57.
2. Zupitza, 1880, préface, lignes 1-7.
74
LE MOYEN ÂGE
75
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
« gothique », et la fondation des plus anciennes universités d ’Europe.
Les déplacements de populations entières ont maintenant cessé, et
l ’autorité de l'Église romaine, renforcée par la création des Ordres
dominicain et franciscain, suscite un pouvoir central qui, malgré les
querelles et les antagonismes, réunit loutes les activités culturelles des
hommes pour le service commun de Dieu, et subordonne toutes les
recherches intellectuelles à l'étude de la foi.
Jusqu’ici, les objectifs de la linguistique avaient été presque exclu
sivement pédagogiques; la doctrine n'avait qu’un caractère secon
daire et l ’application à renseignement du latin suivait les thèses
de Donat et Priscien. L ’époque scolastique voit se poursuivre ce
travail purement didactique. Plusieurs traités de grammaire latine
sont publiés en vers, afin de favoriser leur mémorisation par les
étudiants. L ’un de ces manuels est le Doctrinale d ’Alexandre de
Villedieu, écrit vers 1200 et couvrant 2645 lignes d ’hexamètres
assez barbares 1. Il semble que le latin enseigné dans les écoles
qui emploient ce manuel soit plus proche du latin servant de
lingua franco médiévale, dans les milieux instruits, que de la
langue des auteurs classiques, où Priscien avait puisé ses m até
riaux.
Le Doctrinale, de caractère purement pratique, restera un manuel
officiel et populaire durant tout le Moyen Age, et meme longtemps
après, dans certaines écoles; il partagera la défaveur que connaî
tra la grammaire médiévale, sous toutes ses formes, au moment
où la Renaissance ressuscitera le classicism e12.
On voit apparaître, durant cette période, des descriptions d ’autres
langues, aux fins d’alphabétisation, de popularisation de la littérature,
et d'établissement de normes éducatives. On a mentionné plus haut
l’œuvre irlandaise dans ce domaine; on connaît également une
grammaire du gallois, datant du xme siècle, et dont la source remonte,
paraît-il, au xc siècle 3.
L ’un des exemples les plus frappants de travail pratique est le
Premier Traité Grammatical, par un Islandais anonyme du xn e siècle,
qui manifeste une originalité et une indépendance de pensée rem ar
quables. Le texte tire son litre, assez impropre, de la position qu’il
occupait dans le manuscrit original, et son auteur anonyme reçut
77
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Les distinctions phonémiques sont vérifiées par Ja variation contrôlée
d’un segment unique dans un cadre constant, grâce à des séries
ordonnées de mots comme sâr, sór, sér, sér, sór, sor, sur, syr, et sont
illustrées par des ensembles de paires minimales, dont la diffé
rence de sens dépend de la différence d ’une lettre unique (d’un
phonème). Ces paires sont présentées dans des phrases dont cer
taines révèlent un savoureux sens de l’hum our :
Mjok eru peir mcnn fràmer, er eigi skammash at taka mina konu
frâ mér
(Those men are brazen, who are not ashamed to take my wiftfro m
me)
(Ces hommes sont effrontés, qui n’ont pas honte de m’enlever ma
femme)
78
LE MOYEN ÂGE
79
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Pendant l’occupation de l’Espagne par les Arabes, Tolède, en particu
lier, est un centre de traduction latine des versions arabes d ’Aristote.
Plutôt qu’à l'original grec, c ’est à des traductions latines que plusieurs
scolastiques doivent de connaître et d ’étudier cette philosophie, les
commentaires des savants arabes, dont les plus célèbres sont
Averroès et Avicenne, contribuant à leur interprétation.
Les premiers philosophes chrétiens avaient accordé plus d'impor
tance à Platon et à la pensée platonicienne qu’à Aristote, en partie
parce que la théorie de Platon, grâce aux écrits des néo-platoniciens
( 111e siècle et après), était plus facile d ’accès. Les œuvres d ’Aristote
ne sont pas acceptées sans lutte, dans les centres de culture; mais
l’enseignement de saint Thomas, qui fait de lui Je philosophe
dominant de la pensée chrétienne médiévale, pèsera d ’un poids
décisif.
Dans le contexte de la scolastique, on considère que la simple
description du latin, telle que l’ont élaborée Priscicn et D onat, est
inappropriée, bien que pédagogiquement utile. Les commentateurs
avaient déjà commencé à dépasser l’élucidation et l’exégèse pures,
et l ’on en vient désormais à accuser Priscicn de n ’avoir pas étudié
assez profondément sa matière, de s’être contenté de décrire la langue
au lieu de dégager la théorie sous-jacente et de justifier les éléments et
les catégories qu’il emploie. Guillaume de Conches (x n e siècle) lui
reproche d’avoir négligé de traiter le fondement causal des diverses
parties du discours et de leurs accidents L II est intéressant de noter
que certaines des accusations portées contre Priscien et d ’autres gram
mairiens latins, ressemblent à celles que portent aujourd'hui les géné-
rativistes contre leurs prédécesseurs plus descriptifs, les « néo-bloom-
fieldiens », à qui ils reprochent d ’avoir négligé l’adéquation explicative
de la théorie, en faveur d’une adéquation purement observationcllc,
du pur enregistrement des données. A partir du X IIe siècle, ces accusa
tions déclenchent un mouvement qui conduit à la grammaire
spéculative et à une théorie du langage qui s’insère dans la philoso
phie de cette époque. Les études grammaticales entreprises voient
également leur volume augmenter dans des proportions considé
rables 12.
Au milieu du X IIe siècle, Pierre Hélie, dans un commentaire de
Priscien, cherche des explications philosophiques aux règles gramma-
80
LE MOYEN ÂGE
ticales établies par ce dernier. Si l’on compare Pierre Hélie à plusieurs
des commentateurs qui l’ont précédé, on doit le considérer moins
comme un pionnier dans l’application de la logique aux problèmes
linguistiques, que comme l’un des premiers grammairiens à apporter
un certain ordre dans des thèses exposées auparavant de façon
désordonnée1. Désormais, on considère le rôle du philosophe comme
essentiel dans l ’étude de la grammaire; la base théorique de celle-ci,
distincte du pur exposé scolaire, est le lot du philosophe : « Ce n ’est
pas le grammairien mais le philosophe qui, considérant soigneusement
la nature spécifique des choses, découvre la gram m aire » ... « le gram-
- mairien ignorant de la logique est à celui qui y excelle ce qu’est le
fou à l'homme sage »
De cette attitude découle tout naturellement la conception d ’une
grammaire universelle sous-jacente, à la recherche de laquelle les
linguistes théoriciens vont, dès lors, s ’appliquer sans cesse. Les
grammairiens précédents n ’avaient pas émis de thèses universalistes.
Us n'en avaient pas besoin; leur intérêt s ’était d ’abord concentré
sur le grec, puis sur le grec et le latin, deux langues auxquelles le même
ensemble descriptif de classes et de catégories convenait assez bien.
Au Moyen Age, le latin demeure, pour les érudits, la seule langue
nécessaire, malgré Je développement ultérieur de la connaissance du
grec et un certain intérêt pour l’arabe et l'hébreu. Roger Bacon,
lui-même auteur d ’une grammaire grecque, ainsi que de l’une des
premières grammaires spéculatives, et qui insista sur l’importance
d ’étudier ces deux langues, peut déclarer que la gram m aire, dans sa
substance, n’est qu’une seule et même chose pour toutes les langues,
et que les différences de surface entre celles-ci ne sont que des varia
tions purement accidentelles 123. L ’unité de la grammaire, assurée à
travers des différences superficielles entre les langues, est aussi com
parée à l'unité de la géométrie, assurée au-delà des différences de
formes et de dimensions des figures réelles4.
Durant la période scolastique, certains thèmes linguistiques sont
discutés par des auteurs pour qui la linguistique au sens strict n ’est
81
BRÈVE HISTOIRE DE LA. LINGUISTIQUE
pas ]a préoccupation essentielle. On explicite en sémantique une
distinction importantes, qui, sous, de nombreuses appella
tions différentes, gardera toujours un caractère fondamental. Au
xm e siècle, Pierre d ’Espagne, qui devait devenir le pape Jean X X I,
introduit dans ses Summulae logicaJes les notions de significâtiô et
de supposition pour définir les propriétés sémantiques des mots, dis
tinctes mais liées entre elles 1. La significâtiô peut se traduire par
« signification d’un mot » ; elle se définit comme la relation entre le
signe (ou mot) et ce qu’il signifie. En vertu de cette relation de signi
fication, un signe donné peut agir comme le substitut (ou être admis
à la place) d’une chose, d ’une personne, d ’un événement, etc,, donnés,
ou d ’un ensemble de telles choses; c ’est ce qui donne, dans le cas des
noms, la relation de suppositiô. Ainsi, parce que homô, homme, man,
signifient « homme », homô ou man (homme) peuvent valoir pour
(suppônere) Socrate, Ravaillac ou Pompidou. La significâtiô est
antérieure à la suppositiô, et lorsque les significâtiônês ou sens de
plusieurs mots sont assemblées dans des constructions, leur suppo
sitiô peut s’en trouver restreinte. Ainsi homô a/bus - « homme
blanc n ’cst acceptable que oour les hommes oui sont blancs, et
non pas pour les hommes à peau foncée ni pour des existants blancs,
autres que des hommes. Cette distinction fondamentale réapparaît
périodiquement, sous des formes et avec des interprétations assez
différentes, dans des oppositions binaires telles que sens et référence,
connotation et dénotation, intension et extension.
Une distinction qu’établissent en outre certains grammairiens et
logiciens, et qui met en jeu l ’opposition de la forme et de la matière,
est celle des suppositions formelle et matérielle. Dans sa supposition
formelle, un mot représente ou est admis à la place d ’une chose,
d ’une personne, etc., dans ce que les futurs logiciens appelleront la
langue-objet ou langue du premier ordre; dans la supposition maté
rielle, le mot se représente lui-même, dans une métalangue, ou langue
du deuxième ordre. Ces deux types de supposition sont illustrés
dans : Pierre est le pape et « Pierre » est un nom.
Cette même distinction, entre forme et matière, se retrouve à
diverses reprises dans la grammaire spéculative des modistes. Michel
de Marbais (xm e siècle) exprime la différence entre vox, son, et dictiô,
mot, traitée par Priscien, différence qui remonte, en fait, aux stoï-
82
LE MOYEN ÂGE
ciens : « Un mot renferme en lui-même le son, qui constitue sa matière,
et le sens, qui constitue sa forme 1 ».
La linguistique des modistes est centrée sur la grammaire; le fait
que l ’on apprenne partout le latin com m e seconde langue et qu’on
le prononce avec « un accent » qui dépend de la langue maternelle
peut expliquer en partie le manque d ’intérêt pour l ’analyse phoné
tique. Les modistes ne s’intéressent pas à la prononciation, mais
quelques auteurs de cette période citent certains traits du latin médié
val, par où il s ’écarte des normes des grammairiens classiques. En
matière d'étymologie, le Moyen Age produit des absurdités semblables
à toutes celles que l ’on connaît trop bien depuis l ’Antiquité. Dans
ces deux domaines, on ne peut enregistrer aucun progrès d ’ordre
théorique ou pratique.
La théorie des grammairiens spéculatifs fait largement appel
à une terminologie technique nouvelle, et c ’est une tâche difficile
que de l’exposer en détail. La grammaire de Priscien et de D onat y est
présentée en substance comme une réflexion précise sur la constitu
tion de la réalité et les pouvoirs de l ’esprit humain dont celle-ci
dépend. Si l’on considère les prétentions universalistes des modistes,
il est remarquable qu’ils conservent presque tous les détails de la
morphologie latine de Priscien, jusqu’aux subdivisions des classes
de mots qui ne font clairement référence qu’au latin (par exemple,
la sous-classification des noms propres en praenômina, prénoms,
cognômina, noms de famille, et agnômina, titres personnels, toutes
catégories strictement limitées à l’onomastique latin e12). Dans la
description des temps verbaux, on ne tente pas de dépasser la formu
lation plutôt incorrecte de Priscien et de tenir com pte de la théorie
de Varron ou de celle des stoïciens. Une certaine naïveté apparaît
ainsi dans le refus de remettre en question la base descriptive de ce
qui constitue par ailleurs un système de grammaire philosophique
logiquement élaboré et intrinsèquement cohérent. C ’est là aussi
un témoignage de la place cl de l’influence de Priscien dans la pensée
linguistique du Moyen Age.
Dans le système des modistes, les choses possèdent, en tant qu’exis
tants, diverses propriétés ou modes d ’être (modï essendi). L ’esprit
appréhende ceux-ci grâce aux modes actifs de compréhension (modï
imeUigendi aciïvï), auxquels correspondent les modes passifs de com
préhension (modïintclligcndïpasxïvïj, qualités des choses telles qu’elles
83
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
sont appréhendées par l ’esprit. Dans la langue, l’esprit confère aux
sons vocaux (vôccs) les modes actifs de signification (modï signi
ficandi actîvi), en vertu desquels ils deviennent des mots (dictiônés)
et des parties du discours (parles orâtiônis), et signifient les qualités
des choses; ces qualités sont alors représentées par les modes passifs
de signification (modï significandi passïvî), qualités des choses telles
qu’elles sont signifiées par les mots.
Deux modi essendi qui se trouvent dans toutes choses et sous-
tendent notre perception du monde et la constitution de notre langage
sont le modus cutis, propriété de permanence ou persistance dans le
temps, par quoi les choses peuvent être reconnues comme choses,
et le modus esse, propriété du changement et de la succession (aussi
appelé modus fluxüs, modusfierï ou modus môtûs), par quoi les choses
persistantes peuvent eu e reconnues comme subissant des changements
ou autres procès relevant de la succession tem porelle1. On peut
représenter ce système sous la forme d’un diagramme :
modi essendi
modi intelligendi activï modi intelligendi passivï
modi significandi activi modï significandi passivï
84
LE MOYEN ÂGE
Nômen : partie du discours qui signifie, au moyen du mode d ’un
existant ou de quelque chose possédant des caractéristiques distinc
tives (cette définition est censée équivaloir à celle de Priscien qui
met en jeu la substance et la qualité). Le mode d’un existant est le
mode de la stabilité et de la permanence1.
Verbum : partie du discours qui signifie selon le mode du procès
temporel, détaché de la substance (dont il est prédiqué) 12.
Participium : partie du discours qui signifie selon le mode du procès
temporel, non détaché de la substance (dont il est prédiqué) 3.
Prônômen : partie du discours qui signifie selon le mode d ’un
existant, sans caractéristiques distinctives. Le mode d’un existant
sans caractéristiques distinctives vient de la propriété ou mode
d’être de la matière originelle 4.
85
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Interieçtîô : partie du discours qui signifie selon le mode de la
qualification d’un verbe ou d’un participe, et indiquant un senti
ment ou une émotion1. L ’association spécifique de l'interjection
avec les verbes et les participes semble provenir de son inclusion
dans la classe des adverbes par les grammairiens grecs. D ’autres
Modistes, tels que Siger de Courtrai, ne l'ont pas restreinte de
cette façon, ce qui cadre mieux avec la définition de Priscien (v.
p. 61 ci-dessus) et avec l’usage latin 12.
I l e s t v is ib le q u ’ o n a r e m p l a c é le s a s p e c t s f o r m e l s d e s d é f i n i t i o n s
p r é c é d e n t e s p a r l 'a t t r i b u t i o n d e c a t é g o r i e s d e s e n s s p é c ifiq u e s , d o n t
c e r ta in e s s o n t p a rta g é e s p a r p lu s ie u rs c la s s e s d e m o t s ; ch a q u e c la s s e
e s t d é f in ie p a r u n m o d e p a r t i c u l i e r d e s i g n i f i c a t i o n , q u i l a d i s t i n g u e
d e t o u t e s le s a u t r e s . L e s c l a s s e s d e m o t s d é c l i n a b l e s ( f l é c h i s ) s o n t d é f i
n ie s p a r ré fé re n c e a u x c a t é g o r i e s d e la p h ilo s o p h ie s c o la s tiq u e , q u i
s e r a m è n e n t e n fin d e c o m p t e a u x c a té g o rie s d e l ’ê tr e d ’A r i s t o t e ;
m a is , e n a p p liq u a n t c e t te te r m i n o l o g i e a u x c la s s e s d e m o ts in d é c li
n a b l e s , le s m o d i s t e s t r a i t e n t le modus significandi à peu p rè s c o m m e
l ’é q u i v a l e n t d e la f o n c t i o n s y n ta x iq u e . T a n d is q u 'i l e s t a s s e z f a c i l e
d ’a t t r i b u e r (m ê m e d e f a ç o n a p p r o x im a tiv e ) d e s se n s d e c la ss e a u x
n o m s e t a u x v e r b e s , il e s t b e a u c o u p m o i n s a i s é d ’e n f a i r e a u t a n t p o u r
le s c la s s e s d e m o ts q u i s e t r o u v e n t n o r m a le m e n t e n p o s itio n s u b o r
d o n n é e , d a n s d e s c o m p l e x e s s y n t a x i q u e s ( c o m m e c ’ e s t le c a s p o u r l e s
m o ts n o n flé c h is e n l a t i n ) , à m o i n s q u e le s e n s n e s o i t é t e n d u au
p o i n t d ’i n c l u r e les r e l a t i o n s s y n t a x i q u e s f o r m e l l e s , c o m m e le f i r e n t
e x p l i c i t e m e n t le s F i r t h i e n s ( v . c i - d e s s o u s , c h a p . v i n ) e t i m p l i c i t e m e n t
le s m o d i s t e s 3,
L ’i n t e r p r é t a t i o n s c o la s tiq u e de la d o c trin e a ris to té lic ie n n e tra n s
p a r a î t d ’ u n b o u t à l ’a u t r e d e l e u r g r a m m a i r e . L a d e s c r i p t i o n g r a m m a
t i c a l e d u la t i n p a r P r i s c i e n s ’ a d a p t e a i s é m e n t à c e lle -c i, p u is q u e , d a n s
s a s o u r c e — le s y s t è m e e x p o s é d a n s la Téchnc d e D en y s de T h ra c e — ,
l ’ i n f l u e n c e d ’A r i s t o t e s e f a i s a i t f o r t e m e n t s e n t i r . L e s c a t é g o r i e s d é f i
n i s s a n t e s s o n t a p p e lé e s modî significandi essentiâles, e t le s accidentia
d e P r i s c i e n d e v ie n n e n t le s modî significandi occidentales, r e c o u v r a n t
d e s c a t é g o r i e s te lle s q u e le c a s e t le t e m p s . L a d é f in itio n d u p r o n o m
m o n tre d e q u e lle f a ç o n le s o b s e r v a t i o n s d e s c r i p t i v e s d ’A p o l l o n i u s
D y s c o le e t d e P ris c ie n s o n t u tilis é e s p o u r l i e r c e t te c la s s e d e m o t s à la
re p r é s e n ta tio n de la mâîëria prima d es p h ilo s o p h e s .
86
LE MOYEN ÂGE
Bien que la théorie modiste soit fondamentalement axée sur ce
qu’on peut appeler la morphosemantique de la grammaire latine
de Priscien, qui imputait une categorie de sens distincte et définie
à chaque différence formelle manifestée par les classes de mots,
c ’est en syntaxe que les grammairiens spéculatifs réalisent les innova
tions les plus importantes et les développements les plus significatifs.
C'est peut-être parce que Priscien laissa manifestement cette partie
de sa grammaire insuffisamment élaborée, contrairement au carac
tère achevé de sa morphologie, qu ’ils se trouvent contraints de pour
suivre eux-mêmes la recherche d ’une analyse satisfaisante rattachée
à leur théorie de base. Une grande partie des concepts fondamentaux
utilisés plus lard par la théorie syntaxique sont imputables à cette
période de la linguistique. U n auteur du xn ie siècle corrige la polari
sation antérieure sur la morphologie en déclarant que la grammaire
est avant tout une affaire de syntaxe1. En fait, non seulement les
modistes, mais aussi les manuels pratiques et les grammaires
pédagogiques de la fin du Moyen Age, emploient des termes et des
concepts qui ne se trouvent pas chez Donai et Priscien, en particulier
celui de reelion (regim ai), dans le traitement de la syntaxe des
formes casuelles nominales.
Comme exemple de la théorie modiste, on peut donner un bref
résumé de la syntaxe de Thom as d ’E rfu rt3.
Une phrase acceptable (sennò congruus etperfectus) obéit à quatre
principes, comparables aux quatre causes d ’Aristote :
87
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
simultanément (être collocables, au sens firlhien *). Cappa nigra,
bonnet noir, est collocationnellement approprié (propria), mais
*cappa categorica - « bonnet catégorique », bien que grammaticale
ment congruent (congrua), est inapproprié ( impropria) , puisque met
tant en jeu une collocation inacceptable. Un siècle plus tôt, et sept siè
cles avant que des pseudo-phrases comme *la sincérité admire Jean
deviennent célèbres dans le débat, un grammairien avait signalé
l’inacceplabilité de * lapis amat filium - « *la pierre aime le fils », en
dépit de sa correction form elle1; plusieurs siècles auparavant, les
linguistes de l'Inde avaient formulé la même distinction, tout à fait
indépendamment (p. 145, ci-dessous).
Comme dans les précédentes descriptions syntaxiques, la construc
tion composée du nom et du verbe est considérée fondamentale, et
les termes supposition et apposition (sujet et prédicat) servent à dénoter
les fonctions syntaxiques des deux parties de la phrase de base; les
modisignificandiessentiules du nom et du verbe (modus entis et inodtts
esse, respectivement) sont mis en jeu dans les interrelations du sujet
et du prédicat. Bien que les termes supposition et apposition soient
évidemment liés aux subiedum et praedicatum des logiciens, on les
distingue très judicieusement.
D ’autres constructions sont liées soit au suppositum soit à Vappo
sition, et l’analyse de Socrates albus currit bene -.«. le blanc Socrate
court bien », en une structure principale composée d ’un supposition
(Socrates) et d ’un apposition (currit), avec un élément subordonné
lié de façon directe à chaque tctc, mais seulement de façon indirecte
au reste de la phrase, introduit un modèle analytique qui anticipe
le type plus formel des constituants immédiats.
Auparavant, la théorie distinguait la construction sujet-verbe de la
construction verbe-objet (cas oblique), mais n ’employait pas les termes
supposition et opposition, ni d ’autres termes syntaxiques semblables.
Les modistes vont plus loin et analysent les relations syntaxiques en
termes de dépendance et de terminaison (satisfaction) d’une dépen
dance : « Une partie d ’une construction se rattache à une autre soit
comme dépendant d ’elle, soit comme satisfaisant sa dépendance2. »
Avec diverses subdivisions, la relation de dépendant à « terminant »
(terminons) sert à caractériser des constructions comme les sui
vantes :
88
LE MOYEN ÂGE
D épendant T erminant
verbe ( apposition) nom au cas nominatif Socrates currit
( supposition)
verbe nom au cas oblique legit librum
(objet)
adjectif nom Sócrates albus
(nômen adiectivum)
adverbe verbe currit bene
nom nom au cas génitif ßlius Söcratis3
89
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Le transitif et l’intransitif, comme catégories de constructions syn
taxiques, font leur apparition dans la syntaxe des modistes. Ces termes
ne sont pas employés dans le même sens qu'ils l’ont été par Priscien
à propos des verbes (selon la terminologie d'Apollonius Dyscole,
p. 45, ci-dessus), et qu’ils Je sont aujourd’hui, mais on peut établir
entre ces divers sens une correspondance assez générale. Les modistes
appliquent les termes constructiô transitiva et constructio intransitiva à
certaines relations syntaxiques entre composants phrastiques, ou élé
ments de la structure phrastique, qui mettent enjeu plusieurs classes
de mots différentes. Dans une phrase nom-verbc-nom comme Socrates
legit librum - « Socrate lit un livre », la relation entre le premier nom
(suppositum) et le verbe (appositum) est une constructiô intransitiva,
au même titre que la relation entre le nom et le verbe dans une phrase
comme Socrates currit - « Socrate court » ; la relation entre legit
et librum est une constructiô transitiva, le verbe legit - « l i t » , agissant
comme pivot de la structure entière, en relation de dépendance avec
chaque nom. La même distinction s’établit entre adjectif et nom
associés : Sócrates albus - « le blanc Socrate » ( constructiô intransitiva) ;
nom (ou adjectif) et cas oblique : filius Sôcratis - « fils de Socrate »,
similis Sôcratï - « semblable à Socrate » (constructiônës transitivae).
L a base de la distinction réside dans le fait que les constructions intran
sitives n ’exigent qu’un seul terme dans la catégorie de la personne,
tandis que les constructions transitives en réclament plus d ’u n 1. II est
intéressant de noter que les grammairiens de la fin du Moyen Age font
un usage explicite, pour identifier les composants d’une phrase, de
l ’ordre des mots, considérant comme normal l’ordre commun aux
langues romanes d ’aujourd’hui, nom-verbe-nom ou sujet-verbe-
objet, plutôt que l’ordre verbe (sujei-objet-verbe), carac-
té'h tiq v" du latin littéraire classique A cette époque, le type de
latin qu’illustrent les écrits scolastiques constitue, bien qu’il soit
partout acquis comme une seconde langue, un mode actif de commu
nication.
Les modistes suivent très fidèlement la description morphologique
du latin par Priscien mais, en reliant les catégories morphologiques
(modi signifîcandi, dans leur terminologie) à la syntaxe de la phrase,
ils en viennent à établir une importante distinction entre les catégories
(modes) d’un mot qui sont directement liées aux categories d ’autres
mots et celles qui ne le sont pas. On appelle les premières modi respec-
1. Thomas, 1902, §§ 190-216. Il se peut que ce soit une extension de remploi
par Priscien de transitio ab alia ad aliam personam concernant les verbes transitifs
(13.5.26, 1 8.1.4)
2. Ibid., § 192.
90
LE MOYEN ÂGE
91
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Pierre Hélie se réfère à une division fondamentale du nômen en nômen
subslanîïvum et nômen adiectïvum, et Thom as d'Erfurt, en décrivant le
nômen, distingue le nômen subslanîïvum du nômen adiectïvum grâce
à leurs modï essentiâlës : indépendance syntaxique (per së siantis),
dans un cas, construction avec un nom (adiacentis), dans l ’au
tre T
Verbe et participe partagent le modus esse, catégorie du procès
dans le tem ps; mais le verbe est grammaticalement distinct du nom,
et dans la construction minimale nom-verbe, ou phrase suppositum-
appositum, c ’est l ’un des deux termes polaires. Le participe, tout en
partageant beaucoup de traits de la syntaxe cl de la sémantique du
verbe, y compris la référence temporelle et la construction avec des
formes au cas oblique, peut aussi, avec ou sans autres mots qui lui
soient attachés, se com porter lui-même comme un élément nominal
dans la structure de la phrase. Cette distinction se marque en caracté
risant le verbe comme détaché de la substance dénotée par le nom
(significans per modum esse dislanlis à substanîiâ), et le participe
comme non-séparé de cette substance ( significans per modum esse indis-
tanlis à substanîiâ) 12.
De même, les définitions, assez défectueuses, de la préposition par
les anciens grammairiens sont remplacées par l'énoncé succinct de
sa fonction (en latin) : relier un m ot fléchi pour le cas, auquel
elle est syntaxiquement liée, à un verbe ou à un participe (ad actum
redücens). Thomas d ’Erfurt refuse explicitement d ’identifier les
morphèmes liés dans certains mots aux prépositions libres, confusion
qui avait égaré Priscien 3.
Le système des relations et des catégories esquissé ci-dessus n ’est
en aucun cas identique au système employé de nos jours dans la
grammaire latine traditionnelle ou dans une grammaire plus stricte
ment formelle. Mais il témoigne d ’un remarquable progrès des vues
sur la syntaxe, et d ’ une évolution de la terminologie et de la théorie,
dont une bonne partie a été appliquée avec profit par les linguistes
actuels, à l’analyse formelle des langues classiques et autres. Nous
pouvons affirmer que les modistes ont élaboré une théorie précise et
cohérente de la structure de la phrase et de l’analyse syntaxique,
traitant des niveaux de structure plus profonds que ceux que mettaient
en jeu les catégories morphologiques des mots fléchis dans la gram
maire latine de Priscien.
92
LE MOYEN ÂGE
Un thème dont les auteurs des grammaires spéculatives ne s’occu
pent pas directement, mais auquel les philosophes médiévaux accor
dent la plus grande attention, est la question des « universaux », jBien
que ne constituant guère un problème linguistique, sauf si l’on inter
prète le domaine et le champ de la linguistique de la façon la plus
libérale, elle concerne essentiellement l’un des aspects de la relation
entre l’utilisation du langage pour parler du monde et la nature du
monde en soi. Le problème fondamental consiste à établir le statut
sémantique des termes ou mots employés pour construire des propo
sitions générales, et qui se ramènent en gros au type de mots pouvant
figurer, dans la logique d’Aristote, comme prédicats simples du comme
seconde partie des propositions sujet-prédicat telles que : Socrate est un
homme, / ’homme, est rationnel, etc. De tels termes représentent-ils
des universaux réels, existant de leur propre chef, à part et indépen
damment des choses ou personnes particulières dont ces termes sont
prédiqués? Ou bien existent-ils en tant que propriétés ou caractéristi
ques communes, à l ’intérieur des particuliers? Ou encore, finalement,
ne sont-ils rien de plus que des termes généraux ou universaux
employés par les locuteurs d ’une langue, sans aucun statut en dehors
de la langue et du locuteur? Ces questions, d ’abord soulevées par la
théorie des « idées », ou formes idéales, de Platon, prennent un relief
particulier, au début de la période médiévale, dans le commentaire
de Bocce sur les écrits du néo-platonicien Porphyre; ces trois points
de vue fondamentaux sur le problème, avec divers raffinements et
modifications, font l ’objet d ’une dispute continuelle, durant tout le
Moyen Age (la question reste, et restera probablement, encore
ouverte). Le point de vue nominaliste, d ’après lequel les uni
versaux ne sont que des mots, ou noms sans existence réelle en
dehors de la langue, est devenu célèbre grâce à l’un de ses partisans,
Guillaume d’Occam (première moitié du xive siècle), à qui a été
attribué — faussement dans les termes mais à juste titre pour ce qui
est de la doctrine — , le précepte enlia non sunt multiplicande praeter
necessitâtem (« on ne doit pas augmenter le nombre des entités plus
qu’il n ’est nécessaire »).
La théorie du langage élaborée par les modistes en termes des modi
essendi, intelligendi et signif candi, repose sur un « réalisme modéré »
essentiellement aristotélicien et qui est l’une des bases de la philo
sophie thomiste. Selon cette vue, en ce qui touche à la connaissance
humaine, les universaux sont abstraits des propriétés réelles des
particuliers, puis considérés en dehors d'elles par l’esprit L En termes1
93
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
modistes, l ’esprit abstrait les modi essendi des choses, les considère
com m e des modi inteiligendi, et la langue permet dç communiquer ces
abstractions à l ’aide des modi significandi.
L ’hypothèse est que ce processus fonctionne de la même façon chez
tous les individus, et que toutes les langues, en dépit de différences
superficielles, fonctionnent de manière identique. E n d ’autres
termes, com m e disent les modistes, les modi essendi, ainsi que les
modi inteiligendi et significandi passifs, sont tous matériellement
identiques.
Ce type de doctrine devint plus difficile à soutenir lorsque, p lu s-L
tard , une expérience et une curiosité linguistiques plus vastes mon
trèrent à quel point les langues diffèrent quant à leur constitution
gram m aticale et aux categories sémantiques associées à leurs traits
formels les plus im portants. Plus récemment, des linguistes ont
soutenu que l’on doit admettre que des peuples dont les langues et
la culture diffèrent sensiblement de celles des autres vivent dans des
mondes partiellement différents, ou dans des mondes dont la concep
tion et l ’organisation sont étrangères au monde de l’héritage européen
classique, et que ces différences sont à certains égards liées à la structure
gram m aticale et sémantique de Icuts langues. On a attribué, peut-être
à to rt, à B. L. W horf, la forme la plus extrême et la plus difficilement
acceptable de cette thèse, à savoir que notre langue est totalement et
inévitablement responsable de notre conception du m onde1. Mais,
tou t en adm ettant que les grammaires spéculatives des modistes
représentent une approche beaucoup trop restrictive de la diversité des
langues, il est inutile de tomber dans l’excès inverse. En fait, on peut
conserver la terminologie des modistes, si l'on prend soin de préciser
que les modi inteiligendi different probablement d ’une communauté
linguistique à l’autre, et que le rapport n’est pas unidirectionnel; les
modi inteiligendi donnent naissance aux modi significandi, mais se
trouvent eux-mêmes influencés au cours du temps par les modi
significandi et les formes réelles dans lesquelles ils s’expriment.
Il est utile d ’étudier l’ œuvre des grammairiens spéculatifs, à la
fois p ou r voir comment le contexte intellectuel de leur époque influença
leur pensée linguistique et pour évaluer son application aux problèmes
actuels de la théorie et de l’analyse du langage. En dehors de leur
contribution à la théorie et à la terminologie de la description synlaxi-1
94
LE MOYEN ÂGE
que, mentionnée ci-dessus, les modistes se sont interrogés sur les
problèmes majeurs concernant notre effort pour comprendre le langage
et sa place dans la vie de la société. En outre, ils incarnent assez fidèle
ment certains aspects caractéristiques de ce qu’a réalise Je Moyen
Age. Ils écrivent en latin, langue internationale de la culture euro
péenne, et y puisent leurs exemples; mais ils cherchent à donner une
validité universelle aux règles de la grammaire latine. Les savants
souhaitent un système de connaissance où toutes les disciplines
admettraient les mêmes principes philosophiques et religieux; et,
après le désordre de l’Age des Ténèbres, ils cherchent les bases vraies
et stables sur lesquelles faire reposer fermement toutes les sciences.
L ’exigence que la description grammaticale s ’intégre dans la théorie
philosophique provoque un grand changement d’attitude envers la
recherche linguistique, La philosophie, dans son sens le plus large,
avait été le berceau de la linguistique et des premières spéculations sur
Je langage, dans la Grèce ancienne; mais, depuis la mise en valeur de
¡ ’école d’Alexandrie, représentée dans la Téchnc de Denys de Thrace,
dont le point de vue reste prédominant chez Apollonius Dyscolc et
ses successeurs grecs et latins, l’étude de la littérature classique, de la
langue et du style des poètes et prosateurs réputés avait constitué
l'objectif avoué et le contexte de toute recherche linguistique. Cette
tradition était tellement ancrée que, après que les tâches et objectifs
de la linguistique eurent été explicitement exposés au début de la
Téchnê (p. 33, ci-dessus), les auteurs ultérieurs allaient soit les repro
duire sommairement, sc contentant de brèves expressions du genre :
« la connaissance du parler correct et de l’écriture correcte » (scientia
rectê loquencfi rectê scribendi), soit, comme Priscien, considérer
qu’une déclaration ou une définition visant à introduire leur sujet
était parfaitement inutile1. M ais le changement de perspectives du
Moyen Age finissant oblige à admettre explicitement un changement
dans les définitions de la linguistique. Siger de Courtrai écrit : « La
grammaire est la science du langage; son champ d'étude est la
phrase et ses modifications, son objectif étant l’expression des concepts
de l’esprit dans des phrases bien form ées5. »
Les contemporains prennent conscience de ce changement dans la
définition et la conception du sujet. Auparavant, la grammaire était
tournée vers les auctôrcs, les auteurs de la littérature classique;
désormais, elle s’occupe exclusivement de sa place parmi les artês,
1. R o o s , 1 952, 84-86.
2. Siger, 1913,93 ; « Crammatica est scrmocinaUs scientia, scrmonem et passiones
dus in commuai ad exprimendum pdncipalitcr mentis conceptus per scrmonem
coniuÿatum considérons. »
95
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
les sept arts libéraux (pp. 72-73, ci-dessus), où la littérature païenne n ’a
pas sa place, à moins que, comme les écrits philosophiques d’Aristote,
elle ne soit officiellement incorporée dans la doctrine admise. Le latin des
grammairiens spéculatifs est, comparé aux normes classiques, gauche et
inélégant; les formes utilisées sont souvent inacceptables quand on
les considère en relation avec l’usage des auteurs latins classiques, et
la doctrine philosophique qu’avancent les modistes pour justifier leur
théorie de la grammaire est considérée par les derniers critiques de
cette période comme, au mieux, inappropriée, et, au pire, chicanière et
obscurantiste. En termes modernes, les modistes sont tournés vers la
théorie, alors que les partisans de la littérature classique et de la
grammaire de Priscien, dans son état original, étaient tournés vers les
données. Le choix des exemples illustre la différence entre ces deux
attitudes; les linguistes de l’Antiquité et les grammairiens latins ulté
rieurs emploient des citations tirées des textes classiques, Priscien en
étant très prodigue, alors que les modistes fabriquent leurs exemples
presque machinalement, sans se soucier de l’énonciation réelle ou de
la plausibilité des situations; ne se préoccupant que d ’illustrer une
structure particulière, ils produisent souvent des phrases difficilement
acceptables dans un autre contexte situationnel; l’exemple ci-dessus,
Socrates albus currit bene - « le blanc Socrate court bien », est tout à
fait typique.
Ce genre d ’opposition, entre art es et auctôrês, n ’est pas nouveau
dans l’Europe chrétienne; on peut voir quelque chose de semblable
dans le sentiment deculpabilité qu’éprouvaient saint Jérôme et d’autres
à préférer Cicéron aux Saintes Ecritures; mais la venue de l’approche
grammaticale des modistes l’accentue et l’amène au contact direct
des études linguistiques. C ’est le sujet d ’une allégorie célèbre, la
Bataille des sept arts, où les auctores, Homère en tête, retranchés à
Orléans, forteresse de l’érudition et de la littérature classiques, font
une sortie contre les philosophes et les personnifications des sept arts
basés à Paris, l ’un des principaux centres de la logique et de la gram
maire spéculative1. Dans ce combat allégorique, il est drôle de voir
Priscien, dont la méthode doit en fait beaucoup aux modèles aristoté
liciens et dont la grammaire latine constitue le fondement de la théorie
grammaticale médiévale, opposé en tant que champion des auctôrês
d ’Orléans, à Aristote lui-même, considéré comme responsable de la
base prétendue logique des règles et concepts grammaticaux, comme
inspirateur de la philosophie scolastique et chef de file des artes.
Dans l’allégorie, les artës l’emportent, mais, à la fin de cette fable,
1 . P a e to w , 1 9 1 4 ; S a n d y s , 1 9 2 1 , 6 7 6 - 6 7 8 .
96
)
LE MOYEN ÂGE
on prophétise que la véritable grammaire des textes classiques triom
phera de nouveau. C ’est ce qui arrivera effectivement, niais dans le
cadre des bouleversements introduits par la Renaissance : à la fois
renouveau complet du savoir classique et naissance du monde mo
derne.
99
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
tique, aujourd'hui considérées comme acquises, font leur appa
rition. L'étude de la grammaire grecque et latine se poursuit et,
si les raffinements et développements nouveaux qui l'accompagnent,
de la période médiévale à la pratique moderne de l’enseignement des
langues classiques, constituent pour le spécialiste un objet d ’étude
distinct, ils ne peuvent plus représenter l’histoire de la linguistique
dans sa globalité.
Vers la fin du Moyen Age, on étudie en Europe l’arabe et l’hébreu;
à l ’Université de Paris, au xive siècle, ces deux langues sont offi
ciellement reconnues. Roger Bacon connaît l’arabe et écrit une
gram m aire de l’hébreu. En fait, depuis l'époque de Jérôm e (345-420),
on s ’était sporadiquement rendu compte qu’une certaine connais
sance de l’hébreu, en tant que langue de l’Ancien Testament, était
nécessaire; mais on avait souvent entrepris ces études en cachette,
presque honteusement, les chrétiens craignant d ’être soupçonnés
d ’entente avec les ennemis de l'Église, et les Juifs d ’être accusés de
prosélytisme.
Grâce à la Bible, l ’hébreu avait été jugé, à côté du latin et du grec,
com m e une langue digne d ’attention. Isidore (vne siècle), en même
temps que beaucoup d ’autres, la considérait comme la langue de
Dieu, et donc comme la première langue qui ait été parlée sur terre 1.
Mais le relâchement des obligations cléricales durant la Renaissance
favorisa l ’étude plus répandue et plus approfondie de l’hébreu.
L e grec, le latin et l’hébreu sont les trois langues que Yhomo trilinguis
de la Renaissance s’enorgueillit de connaître 12. Plusieurs grammaires
hébraïques sont écrites en Europe, en particulier le De rudimentis
hebraicis de Reuchlin 3. Grand érudit classique et l’un des chefs de
file de la Renaissance en Allemagne, Reuchlin, attire l’attention des
savants sur le système de classes de mots radicalement différent
qu’emploient les grammairiens hébreux : nom, verbe et particule4.
Les deux premières sont déclinables, les particules sont indécli
nables; Reuchlin harmonise la tradition grammaticale hébraïque
avec la tradition latine, en subdivisant le nom en nom, pronom et
participe, et les particules en adverbe, conjonction, préposition et
interjection; mais il poursuit immédiatement en avertissant qu'une
grande partie des catégories (« accidents ») (et la théorie qui leur
est associée), qui s ’appliquent aux classes de mots du latin, sont
1. Origines, 1.3.4.
2. Kukenhcim, 1951, 88.
3. J. Reuchlin, De rudimentis hebraicis, Pforzhcim, 1506; L. Geiger, J. Reuchlin,
Leipzig, 1871.
4. Reuchlin, op. cil., 551.
100
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
10 1
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
U ne certaine concurrence se développe entre différentes écoles
philologiques arabes; particulièrement dans l ’école de Basra, l'in
fluence d’Aristote se fait sentir comme l ’une des composantes de
l ’influence plus large exercée par la philosophie et la science grecques.
L ’école de Basra met l’accent sur la régularité stricte et la nature
systématique du langage comme moyens de s’exprimer logiquement
à propos du monde des phénomènes; il est possible que les idées
aristotéliciennes sur l ’analogie y aient exercé une influence (p. 24,
ci-dessus). Le groupe rival, celui de Küfa, accorde davantage d ’impor
tance à la diversité du langage tel qu’il est réellement observé, y
com pris les variations dialectales et les variations admises dans le s '
textes sacrés; par certains côtés, cette école soutient les vues « ano- ,
malistes », L a mesure dans laquelle la TécJmë de Denys de Thrace a
influencé — si elle l ’a fait — , la théorie grammaticale arabe est sujette
au x controverses. Cette œuvre avait été traduite en arménien et en
syriaque au début de l ’ère chrétienne1, et il se peut que les Arabes
l ’aient étudiée. M ais il est certain que ceux-ci développèrent leurs
propres conceptions concernant la systématisation de leur langue,
et qu'en aucune façon ils ne lui imposèrent les modèles grecs, comme
les grammairiens latins avaient été amenés à le faire12.
L a recherche grammaticale arabe atteint son point culminant
à la fin du vme siècle, avec la grammaire de Sïbawaih de Basra, qui,
fait significatif, n ’était pas arabe, mais perse; son maître, Al-Khalïl,
avait lui-même étudié la théorie du mètre et la lexicographie. L ’œuvre
de Sïbawaih, qu’on appelle simplement « le livre », A! kilâb, fixe
à partir de ce moment la tradition en matière de description gramma
ticale et d'enseignement de la langue arabe. Sïbawaih, comme Denys
de Thrace, s’appuie sur les bases établies par ses prédécesseurs. La
grammaire de l’arabe classique qu’il expose est essentiellement
celle qu’on connaît aujourd’hui, avec scs trois classes de mots, noms
et verbes fléchis, et particules non-fléchies. La description des flexions
verbales est principalement basée sur les racines « trilittéralcs »,
familières dans des exemples comme k-t-h - « écrire », d ’où provien
nent kataba - « il écrivait », kilâb - « livre », etc. Les lexicographes
arabes fondent leurs entrées de dictionnaire sur ce s racines consonan-
tiques.
En outre, Sïbawaih réalise une description phonétique autonome
de l ’écriture arabe. Bien qu’elle n ’égale pas les modèles indiens
102
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
103
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
Les premières grammaires connues paraissent, au x v e siècle, pour
l’italien et l’espagnol, au début du xvie pour le français (une des
premières grammaires italiennes a été attribuée à Laurent Je Magni
fique1). A la même époque, sont publiées des grammaires du polonais
et du vieux slave d'Eglise.
Les conditions dans lesquelles ces grammaires sont écrites et
étudiées diffèrent beaucoup de celles qui prévalaient aux époques
précédentes. La montée des Étals nationaux, du sentiment patrio
tique, ainsi que le renforcement des gouvernements centraux amènent
à promouvoir une variété de langue régionale au rang de langue
officielle unique; chacun se fait un devoir d ’encourager l’emploi et le
développement de sa propre langue nationale. Depuis la fin du xv e siè
cle, en Espagne, c ’est le castillan qui prend le dessus, et Charles Quint
brise avec la tradition latine, universaliste, en s’adressant au pape
en « espagnol12 ». L ’invention de l’imprimerie assure la diffusion des
connaissances sur une échelle beaucoup plus vaste; la montée
d ’une classe moyenne commerçante répand l’alphabétisme dans
des cercles plus larges de la société et encourage l’étude des langues
étrangères modernes. L a publication de dictionnaires, unilingues et
bilingues, accompagne la publication des grammaires et se poursuit
dès lors sans interruption. En Angleterre, l’introduction du français,
en tant que langue des conquérants après l ’invasion normande et le
fait que les classes supérieures de la société aient continué de parler
français durant les siècles suivants, avaient occasionné au Moyen Age
une production abondante de grammaires et de manuels pratiques
de la langue française. Mais on peut dire en fait que l’étude systéma
tique et l ’enseignement du français en Angleterre commencent avec
la publication, en 1530, de l'Esrlarcisse/ncnt de la langue françoyse
de J. Palsgrave, ouvrage de plus de mille pages, traitant de l’ortho
graphe, de la prononciation et, d ’une manière très détaillée, de la
grammaire du français 3,
Les besoins séculiers et humanistes se trouvent renforcés par
l’élévation du statut des langues vernaculaires après la traduction
dans ces langues de la Bible, une des conséquences de la Réforme
religieuse. La Bible alleniande de Luther est imprimée en 1534, et,
dès cette époque, les Écritures sont traduites dans plusieurs lan
gues. L ’intérêt très largement répandu pour la théorie et la lech-
1. tCukenheim, 1932, 6.
2. Ibid., 205.
3. K. Lambley, The Teaching and Cultivaiion of the french Languagc during
Tudor and Stuart Times, Manchester, 1920.
104
DE LA RENAISSANCE A U DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
nique de la traduction se concrétise dans le bref essai du français
Etienne Dolet sur ce thème L
Dans l’ensemble, c ’est la langue écrite des classes instruites qui
devient le centre des études grammaticales et, comme pour les éludes
latines de la Renaissance, c ’est la littérature, plutôt que la logique,
qui devient l’autorité principale en matière de règles et de correction.
Mais les langues écrites sont aussi parlées, autrement dit elles sont
écrites pour être prononcées. L a prononciation du latin médiéval
était d ’une importance très relative, et elle variait selon la langue
maternelle du locuteur, tandis que les grammaires reproduisaient
mécaniquement les descriptions phonétiques peu scientifiques de
Priscien et des grammairiens classiques. Les nouvelles grammaires
des langues modernes accordent une grande attention aux relations
entre l’orthographe, désormais normalisée dans l’imprimerie, et la
prononciation. Les problèmes concernant l’orthographe et sa réforme
prennent une signification nouvelle et, tandis qu’on maintient l’équi
valence, qui prête à confusion, entre la lettre et le son parlé, le carac
tère phonémiquemenl inapproprié des orthographes existantes est
décelé et critiqué. Ainsi, les premières grammaires italiennes intro
duisent de nouvelles lettres pour distinguer le e et le o ouverts et
fermés (/e/ et /e/; /o/ et /o /) r.
L ’élude sérieuse des langues rom anes peut être considérée comme
instituée par le De vulgari eloquentia de Dante, au début du xtvc siè
cle; Dante y vante les mérites des langues parlées, apprises incons
ciemment dans la prime enfance, et les oppose au latin écrit, acquis
consciemment, comme seconde langue, à l’école, par l ’apprentissage
de règles 3. Dans un passage célèbre, il plaide en faveur du dévelop
pement d ’une langue italienne com m une qui servirait à unifier la
péninsule italienne, comme les cours royales centralisées l ’avaient fait
pour d ’autres peuples4.
La relation entre les langues rom anes et le latin fournit ce dont
l’ancien monde avait toujours m anqué : un cadre théorique appro
prié au traitement de la linguistique diachronique. La redécouverte
de l’Antiquité classique, comme contribution au renouveau de la
science, donne à l ’homme de la Renaissance une perspective histo
rique inconnue au Moyen Age. L es changements de sons (exprimés
comme des changements de lettres) p ar lesquels les mots espagnols,
105
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
français et italiens peuvent se rattacher historiquement aux formes
latines « apparentées » correspondantes sont systématiquement
répertoriés et soigneusement étudiés; et, fait sans doute plus significatif,
on s’attaque aux problèmes soulevés par les changements dans les
systèmes grammaticaux. On voit désormais dans les langues romanes
vernaculaires, non pas simplement du latin corrompu, m ais des
langues à titre entier et dont les rapports réciproques sont significa
tifs.
On discute des causes de ce changement linguistique, et les auteurs
évoquent-le rôle aies contacts e t brassages linguistiques, ainsi que
celui des changements progressifs qui se produisent indépendamment,
lors de la transmission d ’une langue parlée d ’une génération à une
autre. Les savants mentionnent comme source du futur dans les
langues romanes les infinitifs latins suivis par des formes du verbe
habère - « avoir », et reconnaissent le fait que les noms sans cas'
des langues romanes modernes ont remplacé les paradigmes des
formes séparées, qu’on trouve en latin. Ce dernier changement pro
voque une réévaluation du rôle des constructions prépositionnelles.
Bien qu’on puisse apparier formellement la plupart des prépositions
romanes et les originaux latins correspondants, il existe une nette
différence entre celles dont les emplois syntaxiques et sémantiques
recouvrent en grande partie ceux des formes latines, com m e in -
« dans » et con - « avec », en italien, et celles qui, comme le français
de et l ’italien di, correspondent, dans l’ensemble, sémantiquement -
aux flexions du cas oblique latin, habituellement le génitif, sans
préposition. En 1525, Pietro Bembo soulève la question de savoir si,
dans le second cas, on a affaire à des prépositions au sens strict ou
simplement à des signes de cas, segni di caso 1; la question est discutée
par les contemporains, l ’un d ’eux soutenant que di, dans padrone
di casa - « maître de la maison », est un segno di caso, mais que
c'est une préposition dans sono partito di casa - « Je suis parti de la
m aison12 ». 11 est facile d ’objecter ici que linguistique historique et
linguistique descriptive sont incorrectement confondues; m ais ce
qui importe c ’est qu’on commence à dégager la description gram m a
ticale et l’enseignement des langues modernes, des catégories imposées
sans autre justification que leur convenance au latin, processus q u ’on
peut voir aussi à l’œuvre dans la succession des grammaires de l ’an
glais, après la Renaissance, bien que, dans ce cas, il n ’y ait aucun
lien génétique direct (p. 127, ci-dessous). De la même façon, on
106
D E LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
1 . K u k e n h c im , 1 9 3 2 , 9 8 - 9 9 .
2 . K u k e n h c im , 1 9 6 2 , 1 8 ; ceci est c o n te sté p a r P . A . V c r b u r g , Tool en functiona-
liteit, W a g c n in g e n , 1 9 5 2 , 1 7 2 -1 8 4 .
3 . G ra v e s, 1 9 1 2 .
4 . Scholae grammaticae, F r a n c f o r t, 1 5 9 5 ; G r a m e r e , P a r i s , 1562.
5 . Scholae, 7 - 1 4 , 9 5 .
107
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
modèles phonologiquesL Dans sa grammaire laline, il conserve
les huit classes de mois de Priscien et, tout en exigeant des critères
purement formels pour leur identification, fait de la présence et de
l’absence de flexion, pour le nombre, la division fondamentale,
opposant noms, pronoms, verbes et participes (qu’il considère comme
des noms) à tout le reste2. Le choix du nombre comme catégorie
principale de la classification grammaticale était, à l’époque,
pleinement justifié : tandis que la flexion casuelle, sur quoi les anciens
grammairiens s’étaient fondés, avait en grande partie disparu des
langues modernes, le nombre restait encore une catégorie flexionnelle.
Ramus emploie la même distinction dans sa grammaire française3;
après lui, elle sera reprise par certains auteurs de grammaires
anglaises (p. 128, ci-dessous).
Dans sa description de la morphologie du latin, il réorganise le
Système traditionnel des déclinaisons, en prenant comme critère
de base de sa classification, la parisyilabicité ou l’imparisyllabicité
des formes casuelles nominales ou adjectivales (que les différents
cas s’accordent réellement ou non quant au nombre de leurs syllabes *).
Les verbes latins se distinguent fondamentalement par le fait qu’ils
forment ou non leur futur avec -b- ( amâbô, etc.), distinction qui
correspond aussi, à peu près, aux première et deuxième conjugaisons
traditionnelles, d ’ une part, et aux troisième et quatrième, d ’autre
p a r t 6. Ramus observe que, bien que Priscien et les autres grammai
riens latins n'aient pas eux-mêmes employé cette classification
formelle, ils ont néanmoins fourni tout le matériel nécessaire pour
l ’étab lir6.
L a syntaxe de Ramus est également basée sur la distinction entre
les mots fléchis pour le nombre et ceux qui ne le sont pas; elle
tient systématiquement compte des deux catégories de relation
syntaxique, l ’accord et la rection (il était redevable de celle-ci à la
théorie grammaticale médiévale T).
On a déjà mentionné les contacts entre la recherche linguistique
européenne et l ’œuvre des grammairiens juifs et arabes, vers la fin
du Moyen Age. Ce ne sont, en aucun cas, les seules langues non indo-
européennes avec lesquelles se familiarisent les Européens de la1234567
1. Gramerc, 10-11.
2. Scholac, 95-96, 205-206.
3. Gramere, 41.
4. Scholae, 118.
5. Ibid., 223.
6. Ibid., UB.
7. Graves, 1912, 130 (voir le tableau).
108
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Renaissance : la colonisation du Nouveau Monde et les voyages
d ’exploration autour du globe, l'établissement de comptoirs com
merciaux et l ’installation de colonies, enfin l’envoi de missionnaires,
furent des facteurs qui contribuèrent à ee que les savants s’éveillent
à la richesse jusqu’ici insoupçonnée de la diversité linguistique. Ce
processus continua irrésistiblement, et il se poursuit encore de nos
jours. Firth se réfère très justement à cet aspect linguistique de
l ’expansion européenne comme à la « découverte de B ab el1 ».
En ce qui concerne le Nouveau Monde, des grammaires du nahuatl
(Mexique), du quechua (Pérou) et du guarani (Brésil) sont publiées,
respectivement, en 1547, 156Q-et d 639 p e n Europe, une grammaire
du basque paraît en 1587, et le xvne siècle voit la publication de
grammaires du japonais et du perse. Parmi les travaux linguistiques
effectués sous le contrôle des activités missionnaires, on doit citer
les réalisations du département Propaganda fide de l ’Église romaine
et celles des missionnaires jésuites, durant les xv ie, xvne et X V IIIe siè
cles. L ’Inde, l’Asie du Sud-Est et l ’Extrême-Orient sont explorés,
et les missionnaires catholiques, pour traduire les Écritures, soumet
tent plusieurs des langues de ces régions à une transcription roma-
nisée. Des linguistes de notre siècle ont vanté les mérites des alphabets
inventés par ces missionnaires pour certaines langues de l ’Inde et de
Birmanie, ainsi que les observations phonétiques qui les accompa
gnent12; la transcription d ’Alexandre de Rhodes pour le vietnamien
(1651) est encore, moyennant quelques changements mineurs, le
système d ’écriture officiel du Vietnam.
On entreprit l’étude du sanskrit et l’on formula des observations
isolées sur certaines ressemblances apparentes entre cette langue
et l’italien, le grec et le latin (p. 139, ci-dessous).
Des routes commerciales avaient relié la Chine à l’Empire romain
par des voies terrestres traversant l ’Asie centrale, mais le monde occi
dental n ’avait eu qu’une information très vague, dans l’Antiquité,
sur l’existence des Sères (beaucoup plus loin à l ’Est). Au début du
xive siècle, M arco Polo séjourne longuement en Chine et y apprend
de nombreuses langues. Mais des contacts directs prolongés, entre
savants européens et chinois, ne commencent à s’établir qu’avec
l’arrivée de négociants et de missionnaires en Extrême-Orient. François
Xavier meurt en 1552, après avoir installé des missions jésuites en
Chine et au Japon, et certains des membres de ces missions (le plus
10 9
i
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
célèbre d ’entre eux est Ricci) parviennent à maîtriser différentes
variétés de chinois.
Trigault, qui traduisit en latin le fameux journal de Ricci, enregistre
les différences essentielles entre les langues de la Chine et celles de
l ’Europe occidentale : manque presque total de paradigmes morpho
logiques tels qu’on les avait étudiés si soigneusement en latin et en
grec, et qui semblaient si indispensables à la structure grammaticale;
distinction, grâce à des différences d’accents de hauteur (tons) de ce
qui serait autrement des homophones lexicaux; existence d ’une
langue écrite commune (les caractères), aisément intelligible par les
personnes lettrées, indépendamment des différences entre les variétés
de chinois parlé, qui constituaient des obstacles infranchissables
pour la com m unication3.
A l ’époque où les savants occidentaux entrent en contact avec le
pays et ses langues, la Chine a développé sa propre tradition d ’études
linguistiques. Un système d’écriture par caractères, correctement
défini comme représentation graphique des morphèmes individuels
par des symboles séparés, était en usage depuis 2000 av. J.-C .
et, malgré certaines ressemblances superficielles avec les systèmes
de caractères employés dans d’autres parties du monde, il était
pour l ’essentiel original. Ce mode de représentation écrite de la langue,
ainsi que la structure isolante, analytique, de la grammaire, déter
minent le cours pris par les études linguistiques chinoises.
Dès la fin du xvie siècle, la nature du système d ’écriture chinois
est connue en Europe, et elle jouera un rôle important dans certaines
orientations de la recherche linguistique (p. 123, ci-dessous). De plus,
elle obligera les savants européens à prendre conscience de l’existence
d ’un groupe de langues dont l’organisation phonologique, gram m a
ticale et lexicale, diffère beaucoup de celle des langues auxquelles
étaient accoutumées les générations antérieures. Les premières gram
maires du chinois publiées en langues européennes, par Francisco
V aro et J. H. de Prém are, apparaissent au début du xvm e siè
cle 12.
L ’absence virtuelle de paradigmes morphologiques en chinois
n ’est pas pour encourager particulièrement les études grammaticales,
mis à part un certain intérêt pour la classe des particules. Une dis
tinction est établie entre les « mots pleins », qui peuvent figurer seuls
et ont une valeur lexicale individuelle, et les « mots vides », ou parti
110
DE LA RENAISSANCE AU D1X-SEPTJÈME SIÈCLE
cules, qui assument des fonctions grammaticales à l ’intérieur de
phrases contenant des mots pleins, mais qui, pris isolément, possèdent
rarement un sens exprimable. Cette distinction, grâce à Prémare,
devint courante en linguistique 1. Les mots pleins se divisent en outre
en « mots vivants », les verbes, et « m ots morts », les noms. Mais l’effort
linguistique des Chinois porta principalement sur la lexicographie
et la phonologie.
Des dictionnaires sont édités en Chine, à partir du IIe siècle
ap. J.-C . Comme ailleurs, ce sont les changements linguistiques
dans le lexique de Ja langue littéraire qui provoquent cette production.
Certains caractères deviennent caducs, d’autres changent de sens,
ce qui rend difficile l’étude de la littérature classique. L ’un des dic
tionnaires chinois les plus anciens que l ’j n connaisse, le Shuo Wên
(100 ap. J.-C .), utilisant le système d'écriture révisé, normalisé
trois siècles auparavant, arrange les caractères selon les « radicaux »
comme on l’a toujours fait depuis, bien que le nombre des radicaux
ait été ultérieurement réduit. Le lexicographe analyse chaque carac
tère en deux composants, le « radical », en relation partielle avec le
sens général de certains des caractères qui le contiennent, et le com po
sant « phonétique », qui donne parfois une indication sur la pronon
ciation du caractère, bien que les changements sémantiques et pho
nétiques rendent ces indications partielles et, au mieux, seulement
approximatives. Les « radicaux » sont ordonnés par séries, en com
mençant par ceux qui ne contiennent qu’un trait, selon l ’ordre
ascendant du nombre de traits; et les caractères contenant chaque
radical, et donc enregistrés sous sa rubrique, sont rangés de même
selon l ’ordre ascendant du nombre de traits du point de vue « pho
nétique » (certains caractères, ne comportant que des radicaux,
viennent en premier dans les listes).
L ’étude phonologique du chinois littéraire se développe alors dans
le cadre d’une tentative pour indiquer dans les dictionnaires, en tenant
compte des changements phonétiques survenus depuis l’époque
littéraire classique, la prononciation des caractères. Le caractère
représente le morphème plutôt que le mot, bien que, surtout en
chinois classique, de nombreux mots soient monomorphémiques et
que généralement, le morphème soit phonologiquement représenté
par une syllabe unique, appartenant à un nombre limité de structures
syllabiques possibles. L'écriture chinoise par caractères ne possède
pas de représentation segmentale des composants de la syllabe;
1 11
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
la pensée phonologique chinoise se concentre sur le monosyllabe
isolé et sur les moyens d ’indiquer la prononciation de certains carac
tères, devenus caducs ou ayant eu autrefois des valeurs phonétiques
différentes.
Au début, la seule méthode dont on disposait, était de citer un
homonyme du caractère en cause, mais, à partir du me siècle
ap. J.-C ., on décompose la syllabe en composant initial et composant
final, ce dernier étant considéré comme tout ce qui vient après la
consonne initiale et qui comprend le ton. Il est alors possible d ’indi
quer la prononciation d’un caractère, en citant deux autres caractères
dont on suppose connue la prononciation, l'initiale du premier et la _
finale du second donnant la composition syllabique, et dónela pronon
ciation du caractère en question. Ainsi le caractère lu/ko/, avec un ton
montant, suivi du caractère lu /hwe/, avec un ton uni, indique la
prononciation d’un caractère lu /k m /, avec un ton uni.
A l’époque où cette technique est utilisée, les missionnaires boud
dhistes sont déjà actifs en Chine, et il est possible que cette analyse
phonologique limitée de la syllabe soit inspirée par la connaissance
d’une écriture alphabétique étrangère. C ’est sûrement avec l ’aide
des moines bouddhistes que, en 489 ap. J.-C ., les tons chinois
sont pour la première fois systématiquement définis comme des
composants intégraux des syllabes parlées, bien que le chinois ait
été une langue à tons depuis des temps immémoriaux \
Le progrès suivant dans l ’analyse phonologique est directement
influencé par les études linguistiques sanskrites (p. J4 2 , ci-dessous).
Au XIe siècle, des tables de rimes bien connues représentent la tota
lité des syllabes du chinois littéraire, au moyen de caractères, sur un
graphique où les colonnes verticales contiennent les initiales et où
les rangées horizontales énumèrent les finales, désormais analysées
plus finement, de façon à distinguer: semi-voyelles intérieures (post
initiales) telles que /-w-/, voyelles finales, voyelle plus consonne et
ton. Cette classification bi-dimensionnelle permet aux savants chinois
de distinguer, comme les stoïciens l’avaient déjà fait en Occident
(p. 29, ci-dessus), entre les formes qui, bien que phonologiquement
possibles, n ’apparaissent pas et les formes que les règles excluent
de la structure syllabique. L ’influence indienne se marque dans
l’ordonnancement des initiales selon leur articulation; les plosives
et les nasales sont arrangées en groupes de quatre, scion le point
et le mode d’articulation : /k/, /kh/, /g/, /g /; /t/, /th /, /d/, /n /, etc.;
on emploie pour les différencier la terminologie articulatoire.1
112
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Ces tables de rimes sont de la plus haute importance pour la recons
truction des formes parlées à cette époque, mais leur signification
historique réside dans le fait qu’elles témoignent du développement,
sous l ’influence du sanskrit, d’une analyse scgmcntale, en dépit de la
tradition engendrée par une écriture morphémo-syllabique, qui avait
d’abord suggéré une analyse en initiales et finales, ressemblant
beaucoup plus à la phonologie prosodique de Firth qu'à la phoné-
mique segm entale1.
Les linguistes chinois, durant les périodes médiévale et moderne,
apportent diverses modifications et contributions à ce système
d'analyse phonologique. L ’accent se déplace de l’élude de la langue
littéraire classique, au chinois parlé couramment à cette épo
que dans le N ord, à Pékin, ainsi qu’à d ’autres variétés de chinois
parlé. Au x v n c siècle, Pan-lei, excellent phonéticien et dialectologue,
voyage à travers la Chine en étudiant les variations dialectales des
différentes régions. Mais rien de vraiment important ne se produit
jusqu’à ce que les savants européens commencent à s’intéresser
sérieusement aux problèmes soulevés par la (ou les) Jangue(s) chi
noise^), y com pris la transcription des syllabes en lettres romanes,
thème très à Ja mode aujourd’hui.
La langue japonaise ne s’apparente pas génétiquement au chinois
mais, depuis le Ve siècle ap. J.-C ., d ’importants contacts s’établis
sent entre le Japon et la Chine, et les Japonais empruntent
librement à la littérature et à d’autres aspects de la culture chinoise,
introduisant dans leur langue de nombreux mots chinois. C ’est de la
Chine que provient l’écriture, et le problème se posa immédiatement
d’adapter les caractères qui, en chinois, représentent des mono
syllabes invariables, aux exigences d ’une langue riche en dérivations
et flexions agglutinantes. Au début, on résout le problème en l ’igno
rant; les éléments agglutinés dans les mots ne sont pas représentés
et les caractères sont utilises comme ils l’étaient dans les phrases
chinoises. Finalem ent, on développe le système encore usité de nos
jours, où les caractères servent à représenter les mots invariables
et l’élément radical constant des mots variables, tandis que les
parties dérivationnclles et fiexionnelles des mots sont écrites dans le
syllabaire kana, ensemble de signes syllabiques, dérivés de morceaux
de caractères particuliers, employés pour leur seule valeur phonétique.
Il est pourtant utile de signaler une étape intermédiaire, où le
caractère représentait la racine du mot — d ’autres éléments gramma-
113
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
ticaux, ainsi que certaines particules en étroite relation syntaxique
avec elle, étant graphiquement indiqués au-m oyen de marques dia
critiques écrites à differents endroits, autour du caractère lui-même.
Ainsi, le verbe kasikom-, « avoir peur * », se représente par un carac
tère particulier possédant le même sens en chinois, un petit cercle
au coin gauche inférieur indiquant en outre le m ot kasikomite - « la
peur », un trait oblique au sommet du coin droit indiquant le mot
kcsikomilari - « (il, etc.) avait p eu r1 ». Ce système orthographique
ne resta pas en usage, mais il est intéressant par sa ressemblance
avec xertaines spéculations et expériences linguistiques en Europe,
aux xvie et xvne siècles (p. 121, ci-dessous).
* La traduction « avoir peur » (to fear chez Robins) est inexacte; Kasikom
(utilisé en s’adressant à l’empereur) est une expression « rituelle » contenant
l’idée d’une crainte respectueuse (observation due à Gyoko Murakami). Cf.
plutôt l’anglais awe (N.d.T.).
t. G.B. Sansom, An Historical Grammar of Japanese, Oxford, 1928, chapi-r
tre I.
114
DE LA. RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
des rapports éducatifs et intellectuels. Le latin, langue élégante
s ’investissant dans une grande littérature, constitue un thème d’étude
distinct. On continue pendant un certain temps à écrire des oeuvres,
érudites en latin, mais le statut de plus en plus important des langues
vernaculaires et le développement des connaissances laïques, dans les
états séculiers, favorisent l’emploi des langues nationales comme
outils appropriés pour la publication érudite et scientifique. En fait,
les véritables normes de correction et d’élégance exigées désormais,
militent contre l’emploi du latin comme langue internationale. De
même qu’aujourd’hui, pour l’anglais, accepter qu’une langue joue
un rôle international, c ’est accepter des variations régionales de
toutes sortes et des normes de correction qui se libèrent de celles
prescrites par la littérature métropolitaine.
Une grande partie des progrès techniques accomplis au Moyen
Age en matière d'adéquation descriptive sont conservés et, par
endroits, des grammaires didactiques médiévales, comme celle
d ’Alexandre de Villedieu, continuent d’être employées; mais les gram
mairiens de la Renaissance critiquent sévèrement les conceptions
générales des grammairiens spéculatifs pour leurs prétentions phi
losophiques, les conséquences indésirables qu’elles ont pour l ’éduca
tion et le latin dégénéré dans lequel elles sont écrites1; de sorte que
le retour à la prédominance des auctôrës, prédit dans la Bataille des
sept arts, se produit réellement.
Les grammairiens scolastiques n’avaient guère fait plus que copier
l'exposé de Priscien de la prononciation latine, et la manière dont on
parlait réellement le latin dépendait toujours de la phonétique de la
langue maternelle des personnes en cause. Ce trait de la prononciation
latine a persisté jusqu’à nos jours; mais Je souci de ce que l’on consi
dère comme prononciation correcte, c ’est-à-dire la prononciation du
temps de Cicéron et des autres auteurs de l’âge d’or, s’exprime
dans les écrits sur la langue latine, même si leur effet pratique sur
la plupart des élèves est, comme il le reste encore, relativement fai
ble.
Érasm e (1466-1536) traite de la prononciation correcte du latin
et du grec, et son système de prononciation du grec est accepté en
Europe septentrionale12. Entre autres observations, il établit que les
lettres latines c et g représentent des articulations vélairesdans toutes
115
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
118
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Dans une certaine mesure, les deux cam ps sont en fait plus proches
que ne le laissent supposer leurs terminologies. L ’expérience du monde
et la connaissance ne sont pas simplement des impressions sensorielles
et le rôle joué par les idées innées du rationaliste correspond assez bien
à celui des « opérations internes de nos esprits » admises par L o ck e1.
Aux xvie et xviic siècles, plusieurs mouvements distincts, mais
apparentés, apparaissent dans la recherche linguistique, et l ’on peut
y voir à i’œuvre les influences à la fois des rationalistes et des empi
ristes.
L a disparition du latin, comme Jangue internationale du savoir
et de l’autorité, la pleine reconnaissance des langues vernaculaires
européennes, ainsi que les nouvelles découvertes dans le champ des
langues non-européennes, tous ces facteurs contribuent à créer le
sentiment qu’il est possible à l ’homme d ’am éliorer et même d ’inventer
des langues qui conviennent aux besoins de l’époque.
Francis Bacon, déplorant les controverses inutiles provoquées
par les insuffisances des langues existantes, envisage une amélioration
basée sur l’analogie des mots aux choses, et non seulement des mots
entre eux. En distinguant la gram m aire descriptive d’une langue
particulière de la grammaire générale ou philosophique, il semble
avoir eu l’idée de construire une langue idéale pour la communication
de la connaissance à partir des meilleurs aspects de plusieurs langues
existantes123. L ’invention de l’imprimerie donne aux écritures norm a
lisées davantage d’importance et, en attiran t l’attention sur les rela
tions entre écriture et prononciation, soulève l ’intérêt, depuis lors
permanent, pour le problème de la réform e orthographique; de
nombreux savants travaillent sur divers aspects de l’amélioration
et du développement de la langue.
La proposition la plus radicale est l ’invention d ’une nouvelle
langue pour le progrès de la science et du com m erce. Le latin, comme
lingua franca d ’antan, est mort ou m ourant, et l ’on n ’ignore plus Jcs
dimensions de la Babel linguistique; ces projets de nouvelles langues
universelles visent à la « débabelisation » et au rétablissement d ’une
situation antérieure s. A cette époque, on ne songe pas tellement à
une langue universelle (comme l ’esperanto moderne, créée à partir
du matériel des langues existantes), niais on forme le projet plus
119
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
les positions, en latin classique, alors que les langues romanes, sauf
quelques exceptions (illyrien et sarde), donnent à ces lettres, devant
des voyelles d’avant, des prononciations sifflantes ou afiriquées.
Les spécialistes de l’orthographe, dont nous avons déjà cité les tra
vaux sur l’interprétation phonétique des systèmes orthographiques
courants (p. 105, ci-dessus), tournent ^aussi leur attention vers cet
aspect, jusque-là négligé, de l’érudition classique1. Dans l ’écriture
du latin, Ramus introduit les lettres j et v, pour représenter les pronon
ciations semi-vocaliques (dans des mots tels que jam (ia/n) - « main
tenant », et virtus - « veitu »), en tant que distinctes des prononcia
tions vocaliques [i] et [u] ; u était auparavant la forme cursive de K,
Les deux lettres j et v furent un temps appelées « consonnes ramistes »;
on notera que v subsiste encore, mais non j, dans la façon habituelle
d ’écrire le latin 2.
L ’enseignement de la grammaire latine et grecque prend progres
sivement la forme qu’il revêt aujourd’hui dans les manuels scolaires
officiels. Ce processus met essentiellement en jeu l’incorporation
de notions syntaxiques médiévales, dans la systématisation morpho
logique des grammairiens latins tardifs, avec finalement d’autres
développements, tels que la séparation définitive de l ’adjectif de
la classe nominale (bien que la grammaire latine de M advig emploie
encore les termes « nom substantif » et « nom adjectif » 3) et l’incor
poration du participe dans les flexions du verbe.
Parmi les grammaires latines de la Renaissance, on peut retenir
les travaux de deux auteurs presque contemporains : le De causis
linguae latinae, de J. C. Scaliger, est une œuvre polémique, théorique
et à l’argumentation serrée, dont le style reflète bien ce que nous
savons du caractère de l’auteur, de ses attaques acerbes contre
Erasme qui, latiniste distingué aussi bien comme professeur que
comme écrivain, avait suggéré que Cicéron ne constituait pas l’unique
modèle de bonne prose latine 4. Sanctius (Sanchez) écrit un manuel,
moins théorique, Minerva seu de causis linguae Latinae, qui fut
hautement prisé 6.
En Angleterre, la grammaire latine de W . Lily a l’honneur d’être
officiellement prescrite pour l’usage scolaire, par le roi Henri VIII,
116
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
en 1540 (en fait, la version officielle contient egalement des contribu
tions d ’autres grammairiens contemporains1). L a gram m aire de
Lily suit en général le système de Priscien, avec huit classes de m ots,
ou parties du discours. Rigoureusement pratique et didactique, elle
évite les considérations théoriques et les spéculations linguistiques ou
philosophiques. Un siècle plus tard, Bassetl Jones publie son Essay
on t/ie Rationaliiy o f the Art o f Speaking (« Essai sur la rationalité
de l ’art de parler » ) 12, comme supplément explicite à la gram m aire de
Lily. 11 prétend trouver des justifications, à la fois chez A ristote et
chez Francis Bacon, mais ses explications prétendument rationnelles,
de certains faits grammaticaux, sont pour la plupart soit banales
soit fantaisistes.
On a signalé les effets que la montée de l’humanisme, du natio
nalisme et du gouvernement séculier, ainsi que l ’expansion co lo
niale, ont produit sur la recherche linguistique. La période de la
Renaissance est aussi le premier âge de l’imprimerie en Europe
(la Chine avait indépendamment inventé le papier, au premier siècle
ap. J.-C ., et l'impression par blocs, au x c siècle). A p artir de ce
moment, et bien que l’éducation universelle ne soit pas réalisée
avant le xixe siècle, l'alphabétisation et les besoins éducatifs ne cessent
de se développer. La connaissance se transmet plus rapidement et se
répand plus largement. L a multiplicité et la disponibilité des textes
imprimés, grammaires et dictionnaires, stimulent intensément l ’étude
des langues étrangères et des langues classiques. Ces memes facteurs
rendent la communication du savoir et la discussion théorique
entre savants de différents pays beaucoup plus faciles et rapides
et, peu à peu, certains traits du monde scientifique actuel com m encent
à prendre forme. Les Sociétés savantes, parfois encouragées par les
gouvernements, deviennent des centres de discussion érudite et de
recherche scientifique. En Grande-Bretagne, la Société royale est
fondée en 1662, et ses premières années sont principalement consa
crées à la recherche linguistique. En France, le cardinal de Richelieu
fonde Y Academie française en 1635, afin d ’exercer une surveillance
continue sur les normes littéraires et linguistiques de la langue. Les
revues savantes et spécialisées, qui jouent aujourd’hui un si grand rôle
117
BRÈVE HISTOIRE D E LA LINGUISTIQUE
la consanguinité, la relation d'ascendance directe — , et un demi-
cercle, au-dessus du ce n tre ,d u caractère, indiquant le sexe mâle.
L ’emploi métaphorique du caractère, peut être spécifié en ajoutant
tère :
• 2
un court trait vertical au-dessus de l ’extrémité gauche du carac-
.
122
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
naïveté des tentatives de Wilkins pour décomposer et classer la
connaissance et l'expérience humaines. L ’œuvre actuelle des gram
mairiens gcnéralifs, qui tentent de formaliser la connaissance intui
tive qu’ont les locuteurs natifs de leur langue et de l ’interprétation
sémantique des m ots, semble procéder de vues assez semblables, et
on a pu la décrire comme un effort dirigé \crs ]’ « atomisation »
du sens1. S ’il nous est donné, encore enfants, d ’employer et de
comprendre correctement les ressources lexicales de notre langue
natale, l’explication parfaite de ce phénomène semble toujours rester
cachée, même aux plus sages. _ . ___
La notion d ’une structure universelle de la pensée humaine, ou
du moins de celle de l ’humanité civilisée, fondamentalement indépen
dante de toute langue particulière, et donc exprimable dans une langue
universelle, est une conception sans doute naturelle pour les rationa
listes. On trouve des idées semblables sur la grammaire des lan
gues réelles dans l ’œuvre des grammairiens rationalistes de Port-
Royal (p. 132, ci-dessous), qui reprennent sous une autre forme le
vieil universalisme des grammairiens spéculatifs scolastiques. Plus
tard, dans le climat de l ’époque romantique, il sera plus facile d’appré
cier l'interdépendance de la pensée et du langage et de mesurer l’im
portance de la relativité linguistique et culturelle.
En dehors du progrès de la connaissance, du refus des querelles
stériles et du besoin de faciliter la communication entre les hommes
instruits ut iu u s les pays, d’autres considérations ont présidé à
la création de langues universelles : la facilitation du commerce,
l’unité des églises protestantes et le développement de la science de
la cryptographie. Le besoin d ’un nouveau « caractère réel » au service
du protestantisme, com m e le latin avait servi l’Église romaine autre
fois « universelle » n ’est peut-être qu’un facteur mineur; sa ponce
est discutable. Durant la guerre civile anglaise, les codes et chiffres de
chaque camp attirent l ’attention sur certains traits structuraux et
certaines fréquences d ’apparition dans la langue anglaise et, en 1641,
Wilkins écrit un ouvrage sur la communication secrète12.
La cryptographie de cette époque s’associe étroitement à une autre
application de la linguistique, qui fleurit en Angleterre à partir du
1. J.J. Katz et J. A .Fodor, «The Structure of a semanlicTheoo, »,jLtfWw<¥’.' '’•>
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2 . S a lm o n , 1 9 6 6 ; Wilkins, Mercury: or thr stvifl and secret messenger, L on d i
1 6 4 !.
123
BRÈVE HISTOIRE DE TA LINGUISTIQUE
ambitieux d ’inventer un système où la connaissance, la pensée et les
idées pourraient directement et universellement s’exprimer en sym
boles créés à cet effet et auxquels des prononciations seraient attri
buées. Leibniz (1646-1716) appelle de ses vœux le jou r où il suffira,
pour éteindre les controverses, de s’asseoir et de calculer à l ’aide
d’un système entièrement nouveau de symbolisation de la pensée,
libéré de l’indétermination et des incertitudes des langues naturelles.
Son Spécimen calculi universalis anticipe certains traits de la logique
symbolique moderne, bien qu’il soit basé sur le syllogisme aristoté
licien1.
Pour que de tels systèmes de symboles ne soient pas désespérément
lourds, il faut que la connaissance humaine soit classée et réduite
à un tableau synoptique ordonné. L ’idée qu’une langue universelle
de ce type est praticable provient de nombreuses sources : une grande
foi dans le pouvoir de la raison, l’expansion rapide des classifications
dans les sciences empiriques, l’appréciation de la puissance du symbo
lisme mathématique (les chiffres arabes, com m e symboles écrits
et munis d ’une prononciation, apparaissent dans certains projets
de langues 2) et une mésinterprétation de la nature de l ’idéographie
chinoise, connue en Europe depuis la fin du X V I e siècle.
L a mathématique est un mode de symbolisation réellement indé
pendant du langage, bien qu’elle n ’ait pas la portée sémantique ni le
pouvoir expressif d ’une langue naturelle (parier du « langage des
mathématiques » ou du « langage mathématique », c ’est employer
une métaphore, et l’analogie ne doit pas être poussée trop loin).
On pense à cette époque que les caractères chinois représentent
directement des « idées » (idéogramme est encore un terme courant
pour un caractère chinois). Il n ’en est pas ainsi; la langue écrite de
la littérature chinoise peut être lue et comprise p ar des locuteurs
instruits parlant des variétés de chinois mutuellement inintelligibles,
mais il s’agit néanmoins d ’une langue com m e les autres langues,
appartenant à et développée par une com m unauté linguistique
particulière ou un ensemble de communautés linguistiques particu
lières, et ses caractères représentent des morphèmes auxquels on
peut attribuer des prononciations, bien que celles-ci diffèrent selon
les aires dialectales. Cette langue écrite possède des classes et des
règles grammaticales comme toute autre langue écrite et on ne peut
la comprendre ou la traduire, à l’exception de phrases très courtes
ou trivialement limpides, sans connaître sa gram m aire. C ’est ce que
1. C. J. Gerhardt (ed.), D ie pbUosophischen S eh rifte n von G o llfried W ilhelm
Berlin, 1890, volume X II, 200. 218-227.
L eibniz,
2. Firth, 1937, 72.
120
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
les XVI0- cl x v n c siècles européens ne com p riren t pas, l'élu d e v éritable
du chinois ne co m m en çan t que plus tard, au x xvin° et x ix c siècles.
Au xvne siècle, on invente quelques langues universelles, ou « carac
tères réels » comme on les appelle quelquefois. En France, le père
M. Mersenne, probablement influencé par Descartes, suggère de
créer une langue idéale, grâce à laquelle toutes les pensées des hommes
pourraient s’incarner dans les mêmes mots avec brièveté et clarté;
anticipant Jespersen, il reconnaît les associations pbonesthétiques
assez générales des voyelles du type de [i] avec la minceur et la peti
tesse \ En Angleterre, des projets semblables sonl proposés par George
Dalgarno et l’évêque John Wilkins, à qui l'oeuvre de Mersenne est
familière; parmi leurs ouvrages, le plus célèbre est Y Essay towards a
real Character and a philosophical Language de Wilkins12. Publié avec
l ’appui de la Société Royale, récemment fondée, il sera cité par
Roget, presque deux cents ans plus tard, comme l ’une des sources
principales de son Thesaurus 3.
Le projet de Wilkins n ’est rien de moins que l’élaboration systé
matique des principes applicables universellement d ’une langue apte
à la communication entre tous les membres de toutes les nations du
monde. L'Essay, qui couvre 454 pages, après une critique dcsjnsufll-
sances des langues naturelles existantes, expose ce qui prétend être
une schématisation complète de la connaissance humaine, com pre
nant les relations abstraites, les actions, les processus et les concepts
logiques, les genres et espèces naturels des choses animées et inanimées,
et les relations physiques et institutionnalisées entre les êtres humains
vivant en famille et en société.
Toutes ces classes et. leurs subdivisions, ainsi que les diverses
relations et modifications sémantiques qu’elles mettent en jeu, sont
représentées par des formes écrites, construites en « caractères réels »,
sémantiquement clairs et se suffisant à eux-mêmes, chacun représen
tant un mot idéal, traduisible en mots d ’une langue naturelle. On
peut fournir un exemple simple : « père » est représenté par le carac-
, qui se compose du signe de base , p ou r la relation
1 21
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
règne d ’Elisabeth Ire, l’invention des systèmes d ’abréviation, ou
« characterie », comme on les appelait alors. Les méthodes sténogra-
phiques avaient été employées dans la Rome antique mais, comme
beaucoup d ’autres choses, il semble qu’on les ait perdues durant le
Moyen Age.
L a sténographie moderne, qui utilise à la fois des symboles
phonétiques et des représentations des mots ou racines de mots
particuliers sous forme de tracés spécifiques, peut se ramener ori
ginellement à l’œuvre britannique du XVIe siècle. Le nom qui lui
est le plus' souvent associé est celui de Timothy Bright, inventeur
de systèmes de sténographie utilisant à la fois des lettres et des signes -
ressemblant à des caractères, pour les mots représentant des classes
d’objets. Bright se réfère à la nature réputée idéographique des carac
tères chinois, indépendante de toute langue particulière, et il recom
mande son système de « characterie » comme constituant à la fois
un moyen universel de communication écrite et un moyen de préserver
le secret1.
D ’une certaine façon, Bright exploite un procédé très semblable
à celui que les Japonais ont employé à un moment donné pour adapter
l’écriture chinoise (p. 114, ci-dessus). Les additions, ou altérations
grammaticales, aux formes de base des mots, telles que la pluralité
pour les noms, le temps passé pour les verbes et la comparaison
pour les adjectifs, sont indiquées par des marques ou « points »,
à droite ou à gauche du signe du mot lui-même. D ’autres formes
grammaticales sont indiquées en employant un signe de m ot pouf
représenter un morphème homographique et homophonique et, par
extension, d ’autres morphèmes sémantiquement et gram m aticalem ent.
reliés. Ainsi friendship - « amitié » doit s’écrire avec le signe ship -
« navire » en-dessous du signe fr i end - « ami », mais, en-dessous du
signe neighbour - « voisin », ce même signe ship représente le -hood de
neighbourhood - « voisinage ».
Un des aspects de l ’empirisme anglais en linguistique, aux x v ie et
x v n c siècles, est le début de la description phonétique systématique
des sons de l’anglais et de l ’analyse formelle de sa grammaire, qui
modifie le modèle grammatical de Priscien et Donat./
Des études phonétiques sérieuses sont entamées en Angleterre
lorsque, comme sur le continent, l’invention de l’imprimerie et la
diffusion de l’alphabétisme orientent les recherches vers l’orthographe
et ses relations avec la prononciation. Du xvie au xvm e siècle, on
124
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
effectue des travaux sur les problèmes phonétiques, sous les appella
tions d’orthographe et d ’orthoépie (le terme phonétique se rencontre
pour la première fois au x ix fi siècle); mais la recherche concerne
ce qu’on appellerait aujourd’hui la phonétique et la phonologie,
et l’attitude empirique des philosophes britanniques, de Francis
Bacon à David Hume, ainsi que la nature de l ’orthographe anglaise,
sont à l’origine d ’une tradition que l’on a baptisée « l’école anglaise
de phonétique1 ». Parmi les auteurs des x v ie et xvnc siècles qui
traitent de la prononciation, parfois dans le cadre d ’une grammaire
complète de l’anglais, figurent J . H art, W. BuJIokar, A. Hume,
R. Robinson, C. Butler, J. Wallis et W . H ô ld e r123. Le fait que Wallis,
en dehors de scs travaux sur l’anglais, occupe la chaire de géométrie
à l’université d’Oxford et est un naturaliste érudit, montre bien
l’influence formatrice de l’époque. 11 est intéressant de constater que,
en plus des questions concernant l'orthographe, des objectifs moder
nes, tels que l’enseignement de la langue anglaise aux étrangers,
l'enseignement de la parole aux sourds et la mise en valeur de l ’anglais
courant ou « langue du roi » (King's English) , se trouvent déjà étroi
tement associés aux études phonétiques 8.
On a beaucoup utilisé les travaux de ces « orthographisles » et
orthoepistes pour reconstituer les traits caractéristiques de la pronon
ciation anglaise de leur tem p s4 ; dans l’histoire de la linguistique,
leur importance provient plutôt du niveau auquel ils ont hissé Ja
théorie et la pratique phonétiques et de l ’œuvre q u ’ils ont léguée
à leurs successeurs plus connus du x v u c siècle.
Le plus célèbre de ceux-ci est sans doute W . Hôlder. Après un
retard dû à la jalousie de certains de scs rivaux, tels que Wallis, les
Eléments o f Speech de Hôlder sont publiés en 1669, par la Société
Royale, dont il était membre. C ’est un phonéticien d ’observation et,
dans sa description arliculaloire des sons de la parole, il atteint à
une concision et à une précision remarquables. 11 expose une théorie
générale de la prononciation, attribuant les différences de consonnes
aux différences d ’ «appulse » entre un organe cl un autre, P « appulse»
(occlusion) étant totale, dans le cas des occlusives, et partielle pour
les fricatives cl les continues; il attribue les différences des voyelles
aux degrés différents d ’aperture, distinguant en outre l'élévation de
1. Firth, 1946.
2. 13. Danielsson, John K a n '.s Works on english Orthography and Prononciation,
Stockholm, 1955; Firth, 1946; E.J. Dobson (cd.), The p h o n ctic W ritings of Robert
Robinson (Early English Text Society, original sériés 238, 1957).
3. Firth, 1946.
4. Cf. E.J. Dobson, English Proiumciationl500-1700, Oxford, 1957.
125
xjivcvt jiiàiuiK fc ULi LA LINGUISTIQUE
la langue, en avant et en arrière, et l’arrondissement des lèvres1.
Sa conception de la parole comme déterminée par l’alternance de
I’ « appuisc » et de 1’ « apcrlurc » a une résonance très moderne.
Plus qu’aucun autre savant occidental et avant que le contact
ne soit établi avec l’œuvre phonétique indienne, Hôlder approche le
diagnostic arliculatoirc correct de la distinction voisé/non-voisé,
dans les consonnes. Sa perspicacité échappe à ses contemporains et
reste ignorée pendant plus d’un siècle. 1! écrit, employant « voix »
dans son sens technique moderne : « Le larynx laisse passer le souille
et, à chaque fois que nous désirons maintenir, par la force des muscles,
Jes côtés du larynx rigides et proches en meme temps, il provoque,
au moment où le souille passe par les rimules, une vibration de ces
corps cartilagineux qui transforme ce souftle en son vocal ou voix. »
L ’excellence de sa théorie phonétique et la concision de son expression
se révélent dans cette brève affirmation sur la nature des voyelles
anglaises : « Les voyelles sont produites par un libre passage du
souille qui se vocalise en traversant la cavité buccale, sans « appulse »
des organes; ladite cavité recevant des formes différentes, selon les
positions de la gorge, de la langue et des lèvres... Les voyelles... se
différencient par la forme de la cavité buccale 12. »
Au siècle suivant, A. Tucker remarque la prédominance du [a] en
anglais, comme forme d’hésitation, ainsi que dans les « formes faibles »
des mots non-accentués dans le discours suivi, formes presque tota
lement non marquées dans l’écriture orthographique 3.
Les problèmes soulevés par les relations de l’orthographe avec la
inflation fournissent l’occasion d ’inventer de nouveaux sym
boles typographiques pour des types particuliers de sons; plusieurs
des symboles phonétiques employés aujourd’hui dans l’alphabet
phonétique international ont été suggérés ou inventés durant cette
période. Certains auteurs ne se bornent pas à l’anglais et proposent
des alphabets internationaux, un tel travail étant souvent lié aux
systèmes de sténographie. F. Lodwick publie, en 1686, un Essay
towards a universal alphabet, dans les PhUosophical transactions de
la Société royale, où les symboles inventés correspondent systémati*
quement aux différences articulatoires; Wilkins inclut dans son
Essay un diagramme correct, que l’on peut comparer avec les pre
mières éditions de l’alphabet phonétique international, et un « alpha-
126
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
1. Wilkins, Essoy, 358, 378. Voir en outre Firth, 1937, chapitre vi; id., 1946;
Abercrombic, 1948, Albright, 1958.
2. W. Bullokar, Bref Crammar for English, Londres, 1586.
3. Par exemple J. Wallis, Grammatica linguae Anglicanac, Oxford, 1653, ouvrage
fort prisé ayant fait l’objet de nombreuses réimpressions.
4. B. Jonson, 77>e english Grommar, Londres, 1640.
5. Logonomia Anglicana, Londres, 1621.
127
B R È V E H IST O IR E DE LA L IN G U ISTIQ U E
129
BRÈVE HISTOIRE DE LA. LINGUISTIQUE
I
proprietaire d’une galerie de figures de cire, reçoit la visite de jeunes
filles de bonne famille, elle « transforme le visage et le costume de
130 *
DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
1. Cadet, 1898. I
2. Kukcnheim, 1962, 491 L ’influence cartésienne sur les études linguistiques
est visihle chez G. de Cordemoy, Discours physique de la parole, 166; 2e éd. 1677.
Réimpression, Bibliothèque du graphe, supplément au n° 9 des Cahiers pour
l'analyse, 1968.
131
BRÈVB HISTOIRE D E LA LIN G U ISTIQ U E
132
I
DE L A R EN A ISSA N C E AU D IX -SE PT IÈ M E SIÈC L E
133
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE DE LA RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
éléments *. Les grammairiens de Port-Royal auraient pu trouver un ar par la Renaissance à l’égard des langues vernaculaires d'Europe.
gument en leur faveur dans des langues (mieux connues aujourd’hui) Une fois que la diversité des langues est convenablement accepté-
où virtuellement toute racine peut être nominalisée ou verbalisée cl que les longues vernaculaires sont reconnues aussi dignes d’êtr
par un suffixe approprié, si bien que la distinction conservée, dans étudiées et cultivées que les langues classiques, les linguistes doivent
la grammaire superficielle des langues européennes, du moins, entre affronter le problème des universaux du langage. Le monde antique,
P i e r r e est u n h o m m e et P i e r r e vit, disparaît ne s’intéressant qu’au grec et au latin, avait pratiquement ignot
La fonction subordonnante des pronoms relatifs (q u i, etc., en fran ce problème; chez les scolastiques, on suppose que le latin, tel qui
çais et en latin, w h o , w h ic h , etc., en anglais) est décrite en des termes i’riscien le décrit et l’analyse, représente en fait ^infrastructure uni
que les transformationalistes ont caractérisés comme anticipant verselle de toutes les langues; après la Renaissance, les empiristes
leurs propres théories. Une proposition unique, D i e u in v isib le a c r é é soulignent les variations individuelles des langues particulières et
le m o n d e v isib le, est liée à la forme plus explicite, D i e u , q u i e s t in v is ib le , la nécessité de corriger les catégories et les classes à la lumière di
a c r é é le m o n d e , q u i e s t v is ib le , c i , dans une représentation encore plus l’observation, tandis que les rationalistes cherchent toujours le
élémentaire, elle est censée unir les trois propositions ou jugements dénominateur commun qui sous-tend les différences de surface
(phrases sous-jacentes) : D i e u e s t in v isib le, D i e u a c r é é l e m o n d e et Le problème reste entier encore aujourd’hui. Hjelmslev, dans son pre
L e m o n d e e s t v is ib le , en incluant (« e n c h â s s a n t », dans l’usage moderne) mier ouvrage, P r i n c i p e s d e g r a m m a i r e g é n é r a l e , postule un état
la première et la troisième, dans la seconde proposition « principale a b s tra it universel, comprenant toutes les possibilités dont disposent
et essentielle », comme matrice 3. Cependant, les grammairiens de les langues et qui se réalise différemment dans les é ta t s c o n c re ts
Port-Royal semblent travailler dans des termes qui ne sont pas de chaque langue particulière, faute de quoi la théorie linguistique
purement formels, puisque la proposition la v a leu r d 'A c h i l l e a é t é tombe dans le « nihilisme 1 ». Les descriptivistes de l’époque désor
la c a u s e d e la p r i s e d e T r o i e est déclarée, à la différence de l’autre mais appelée « bloomfieldienne » minimisent l’hypothèse des uni
proposition, simple, ne représentant pas plus d’un jugement versaux et privilégient la description des formes observées au moyen
ou affirmation. Il est difficile d’admettre ce raisonnement car, en de catégories et de classes a d h o c inventées pour chaque langue de
termes transformationnels, cette dernière phrase serait traitée à peu façon indépendante et n ’ayant donc que peu de traits communs
près de la même façon que l’autre. d’une langue à l ’autre; Bloomfield déclare que « les seules généra
L ’entreprise de Port-Royal est un véritable essai de grammaire lisations utiles sur le langage sont les généralisations inductives1234».
générale. Tirant leurs exemples du latin, du grec, de l’hébreu et des De même, les firthiens parlent de théories générales, mais restent
langues européennes modernes, ils cherchent à les rapporter à des très circonspects quant aux catégories générales ou à la grammaire
caractéristiques du langage, présumées universelles, qui les sous- universelle3. Plus récemment, Chomsky et les transformationalistes
tendent. Ils ne semblent pas intéressés par une meilleure connaissance réaffirment, en termes qui ressemblent étrangement à ceux qu’em
des langues non-européennes, ce qui les empêche de réviser plus radi ployaient à la fois les grammairiens philosophes rationalistes et
calement le cadre classique. Ils envisagent la grammaire générale Hjelmslev en 1928,3’importance des universaux du langage, suggérant
comme fondant l’élaboration réelle de toutes les langues, et non comme que, à des niveaux profonds de la structure linguistique, on décou
s’illustrant particulièrement dans l ’une d’elles; mais, en bons patrio vre que les langues partagent des aspects formels qui représentent
tes, ils tirent fierté de la clarté, de l’élégance et de la beauté de la | une propriété humaine commune se réalisant de façons diverses en
langue française *, témoignage du changement d’attitude provoqué surface; ils prétendent en fait que, sans cette conception, la linguis-
#
1. Cf. Chomsky, Current Issues in linguistic Theory, La Haye, 1964; id., Aspects
o f the Theory o f S y n ta x, Cambridge, Mass., 1965 (trad. fr. : Aspects de ta théorie 1. L. Hjelmslev, Principes d e gra m m aire générale, Copenhague, 1928, 15,
syntaxique , éd. du Seuil, 1971); cf. p. 240 ci-dessous. 268.
2. E. Sapir et M. Swadesh, N ootka texts, Philadelphie, 1939, 235-243. 2. L. Bloomfield, L anguage, Londres, 1935, 20 (trad. fr. : le Langage, éd.
3. Granunaire générale e t raisonnée, chapitre ix; Chomsky, C urrent Issues, Payot, 1970).
15-16. 3. Firth, « A Synopsis of linguistic Theory », Studies in linguistic Analysis
4. Grammaire gén éra le e t raisonnée, 154. (volume spécial de la Philological Society), Oxford, 1957, 21-22.
134 135
i
%
B R È V E H ISTO IRE DE LA L IN G U IST IQ U E
1 36
D E L A RENAISSANCE AU DIX-SEPTIÈM E SIÈCLE
137
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
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6
139
BRÈVE H ISTO IRE DE LA LIN G U ISTIQ U E
quelle que puisse être son ancienneté, est d ’une structure merveilleuse;
plus parfaite que le grec, plus riche que le latin, et d’un raffinement
plus exquis que l’une ou l’autre; ayant cependant avec toutes deux
une parenté si étroite, en ce qui concerne aussi bien les racines verbales
que les formes grammaticales, qu’elle n’a pu se produire par accident :
aucun philologue ne peut examiner le sanskrit, le grec et le latin sans
penser que des trois langues ont jailli d ’une source commune, peut-
être disparue. Il existe une raison du même ordre, bien que moins
contraignante, pour supposer que le gothique et le celtique ont la
même origine que le sanskrit1. »
Ce qui est essentiel dans ces affirmations, ce n'est pas qu’elles
marquent de façon absolue le commencement de la linguistique
historique. Les questions historiques avaient déjà été abordées aupa
ravant, non sans quelque succès, en fait, avant Sir William Jones, on
avait soupçonné une relation particulière entre le sanskrit et certaines
langues européennes, anciennes et modernes. Mais, jusqu’alors, les
observations dans ces secteurs de la linguistique sont en général
restées isolées et fragmentaires.
P ou r esquisser le développement de la linguistique historique et
comparative, dans ses aspects théoriques les plus significatifs, au
cours du X IX e siècle, il faut dire d ’emblée que l’introduction de
l’élude du sanskrit en Europe, aura des résultats qui débordent le
cadre de la linguistique historique. La linguistique descriptive moderne
ne ressent pas moins les effets de ce contact avec l’Inde ancienne,
même si sur ce plan il faut beaucoup plus de temps pour qu’on en
prenne pleinement conscience.
A ux siècles précédents, les missionnaires catholiques romains
avaient défriché le domaine des langues indiennes (p. 109 ci-dessus).
A notre connaissance, c ’est l’Italien Filippo Sassetti qui se réfère
pour la première fois au sanskrit, dans la correspondance qu’il adresse
des Indes à sa famille; il rend compte avec admiration de la lingua
sanscruta, signalant les nombreuses ressemblances lexicales entre
le sanskrit et l’italien. Ce sont ensuite l’allemand B. Schulze cl le
père français Cœurdoux qui notent des ressemblances entre le sanskrit
et certaines langues européennes12.
L a découverte de Jones n ’est pas seulement d ’une nature plus
profonde que les déclarations antérieures des Européens sur le
1. Cité, inter alia, dans J.E. Sandys, H istory o f classical scholarship (3e édition),
Cambridge, 1921, volume 11,438-439; C.F. Hockett,« Sound change », L a n g u a g e 41
(1965), 185-204.
2. Arens, 1955, 58; Benfey, 1869, 336-338; L. Kukenheim, Esquisse historique
d e la linguistique fra n ça ise, Leyde, 1962, 31.
l ’a u b e d es tem ps m o dern es
141
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE L ’AUBE DES TEMPS MODERNES
descriptive moderne : sémantique, grammaire, phonologie et phoné ou l’assembla oralement; la date de son élaboration, également, est
tique, sont tous longuement traités dans la tradition indienne; en incertaine, et on l’a diversement située entre 600 et 300 av. J.-C.
phonétique, comme dans certains aspects de la grammaire, la théorie Cependant, il est clair que la linguistique a dû connaître un développe
et la pratique indiennes sont incontestablement en avance sur tout ment important bien avant le milieu du premier millénaire av.
ce qui s’est fait en Europe ou ailleurs, avant que le contact avec J.-C.
l'œuvre indienne n’ait été établi. On a déjà signalé les effets stimulants Les sanskritistes servirent de modèle au reste de l’Inde; ils inspi
de l’introduction de la linguistique sanskrite en Chine, par les moines rèrent le Tolkâppiyam, l’une des premières grammaires du tamil,
bouddhistes (p. 112, ci-dessus). Les savants européens se rendent langue dravidienne de l’Inde centrale et méridionale (second siècle
immédiatement compte qu’ils se trouvent en présence d ’une masse av. J.-C.).
de travaux linguistiques de la plus haute importance et provenant Les savants indiens couvrent virtuellement tout le domaine des
d’une source indépendante, meme s’ils sursoient partiellement à études linguistiques synchroniques, bien que leur représentant le
l’interprétation et à l’appréciation complète de cette œuvre. plus connu, Pâijini, ait restreint son travail au traitement intensif
Pour autant que nous le sachions, c ’est le besoin de préserver d’un domaine limité. En passant en revue les réalisations indiennes,
des atteintes du temps certains textes rituels et religieux transmis il est légitime d ’embrasser plusieurs siècles à la fois et d ’en envisager
oralement depuis la période védique, la plus ancienne étape de la les aboutissements sous trois aspects primordiaux : la théorie lin
littérature sanskrite (env. 1200-1000 av. J.-C .), qui inspira originelle guistique générale et la sémantique, la phonétique et la phonologie,
ment la linguistique en Inde. La préservation intégrale du matériel la grammaire descriptive.
linguistique, transmis oralement de génération en génération, n’est Les savants indiens discutent la théorie linguistique générale,
qu’un procédé artificiel, destiné à figer ce qui doit être le résultat natu ils étudient la langue sur l ’arrière-plan à la fois des études littéraires
rel de la continuité linguistique. On observait dans la langue des et de l’enquête philosophique; plusieurs des thèmes familiers à la
changements de prononciation, de grammaire et du sens des mots; recherche occidentale et presque inévitables dans tout examen sérieux
les divergences dialectales dans le parler d ’aires différentes ont même du langage sont également familiers aux linguistes indiens des pre
pu rendre plus apparent le statut particulier des textes védiques et, miers âges.
comme cela s’était passé dans le monde hellénistique, pousser à Divers problèmes impliqués dans la compréhension de la nature
l ’élaboration de descriptions phonétiques, grammaticales et séman du sens d ’un mot ou d’une phrase sont discutés de différents points
tiques. de vue. Les linguistes indiens considèrent dans quelle mesure on peut
Tel fut le stimulus, mais la réponse dépassa de beaucoup ces besoins caractériser la signification comme une propriété naturelle des mots,
immédiats; et, comme l’observe un auteur moderne, « une curiosité ou l’on peut prendre les onomatopées comme modèle pour décrire
scientifique jointe à une ouïe très fine et à une méthodologie efficace la relation entre mots et choses. Comme les Occidentaux, ils se
conduisirent à des descriptions qui ont sans aucun doute transcendé rendent très vite compte du rôle mineur qu’un tel facteur peut jouer
leurs termes de référence originaux 1 ». dans une langue, et combien la relation conventionnelle, arbitraire,
En Grèce, nous pouvons suivre pratiquement depuis ses débuts entre la forme et le sens est plus typique du langage.
les différentes étapes traversées par la linguistique; dans l’Inde Les linguistes indiens discutent beaucoup de la variabilité et de
antique, la plus grande partie de la littérature linguistique que nous l’extensibilité du sens des mots, caractéristiques majeures de la
possédons et, en particulier, l’œuvre la plus célèbre, la grammaire langue, qui permettent de répondre aux exigences sans limites qui
sanskrite de Pânini, constitue manifestement l’aboutissement et le lui sont imposées malgré des ressources nécessairement limitées.
point culminant d’une longue suite de travaux antérieurs, dont Ils observent que les significations sont apprises à la fois par l ’exa
nous n’avons aucune connaissance directe. La grammaire de Pânini men des contextes (situations! dans lesquels les mots s’emploient
est connue sous le nom de Astâdhyâyi, ou « Les huit livres » (elle réellement, et par les jugements directs qu’émettent parents et édu
comprend huit parties). On ignore si son auteur la coucha par écrit cateurs sur les mots particuliers et leurs emplois. Tandis qu’on peut !
difficilement tracer des limites à l’usage réel, la collocation restreint
1. A lle n , 1 9 5 3, 6 .
souvent la classe des sens d’un mot, en en excluant certains, par ailleurs
142 143
BRÈVE H IST O IR E D E LA LIN G U ISTIQ U E
144
l ’a u b e d es tem ps m odern es
1. B ro u g h , 1 9 5 3 , 1 6 7 -1 6 8 .
2. M alin ow sk i, Coral Gardais and their M agic, L ondres, 1 935, vo lu m e I I , U.
1 45
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE l ’a u b e d e s t e m p s m odern es
isolément ou dans des phrases parlées qui s’enchaînent (sandhi, accordé par certains linguistes actuels à la phonologie par rappoi .
p. 149, ci-dessous). d’une part à la grammaire et au lexique, et d’autre part à l'énon
Un problème qu’aucune réflexion linguistique sérieuse ne saurait phonique.
éviter est celui de la relation entre les énoncés perçus (parlés ou On observe un autre développement de la relation dhvani-sphotn
écrits) et la langue clle-mcme, qu’on la considère du point de vue dans la théorie du langage poétique de Ànandavardhana ( Dhvany.
de la compétence linguistique que possède le locuteur ou du point de loka, ixe siècle ap. J.-C.). De même que les sons révèlent les entiu
vue du ou des systèmc(s) d'éléments, catégories et règles sous-tendant significatives elles-mêmes, ainsi en poésie les mois choisis et leurs
et expliquant la forme superficielle infiniment variée d'une langue sens littéraux révèlent d’autres sens suggérés et la beauté du poèm''
vivante. Langue et parole, abstraction et représentant (« exponent »), en tant que tout. On remarque ici un parallélisme frappant avec I
unité émique et unité étique, forme et substance, tous ces termes illus conception hjelnislévienne de l’analyse stylistique, celle-ci cousis
trent les tentatives récentes pour cerner et exprimer cette relation. tant à traiter le plan du contenu et le plan de l’expression d’une
Les linguistes indiens cherchent à la formuler dans la théorie de la langue naturelle, dans un usage spécifique, comme formant ensemb!
sphota. Cette théorie reçoit des formulations assez différentes et fait le plan d ’expression d ’une « sémiotique connotativc » d ’ordre supé
l’objet de nombreuses discussions. Essentiellement, on distingue dans rieur L
tout élément ou constituant linguistique deux aspects, l’occurrence Une grande partie de la spéculation indienne antique sur la séman
réelle ou réalisation individuelle (dhvani) et l ’entité permanente et tique et la théorie du langage rend un son déjà familier dans la tra
inexprimée (sphota), qu’actualise chaque dhvani. L a sphoUt de phrase, dition occidentale, bien que les deux approches soient souvent asse;
la sphota de mot et la sphota d’unité sonore (varna) sont toutes différentes. Le plus remarquable dans l’œuvre phonétique indienne
envisagées. est sa supériorité manifeste, dans la conception et l ’exécution, si
L a sphota de phrase, en tant que symbole significatif élémentaire, on la compare à tout ce qui a été fait en Occident ou ailleurs avan-
se réalise ou s’actualise par une succession de sons articulés. A un que l’influence indienne, précisément, ne se soit fait sentir. En général,
niveau inférieur, le mot, dans la mesure où il constitue lui-même on peut dire que Henry Sweet reprend les choses là où s ’arrêtent
une unité significative, peut être considéré comme une sphota unitaire les traités phonétiques indiens2. Nous avons vu comment les lin
qui s’actualise également par une succession de sons. Mais les sons guistes grecs et romains avaient classé les lettres, représentant les
ne fonctionnent pas seulement comme des perturbations audibles sons de la parole, en termes de leurs impressions acoustiques. Mais
de l ’air; une unité permanente et abstraite particulière de signali à ce stade de la linguistique, antérieur au développement de la tech
sation sonore distinctive, capable de différenciation sémantique, nologie et de l’équipement nécessaires à l’analyse scientifique des
s’actualise par la multitude des prononciations légèrement différentes, ondes sonores, la description articulatoire constituait le seul cadre
dont chacune varie avec la voix de l’individu, son style et l ’état phy possible pour une classification précise et systématique. Et si l’on
sique dans lequel il se trouve. Cette dernière conception de la varna considère la primauté et l’accessibilité à l’observation des organes
sphota est particulièrement associée à Patanjali (env. 150 av. J.-C.). de la parole dans l’acte phonatoire, l ’articulation reste toujours
Bhartrhari, d ’un autre côté, en conformité avec sa théorie de la fondamentale dans la description phonétique, même si, dans l ’analyse
primauté de la phrase, semble considérer la sphota de phrase comme phonologique, les catégories de l ’acoustique moderne peuvent
la sphota véritable. En fait, il envisage trois niveaux dans la réali compléter et même supplanter les catégories articulatoires 3.
sation de la sphota de phrase, comme symbole significatif unitaire :
le symbole intégral lui-même, graphiquement et phonétiquement
inexprimable, le schème phonologique séquentiel qui l’exprime, ] . C hakravarti, J9 3 0 , 8 4 -1 2 5 ; 1933, 42-4 7 ; Brough, 1 9 5 1 ; M .A .K . H alliday,
normalisé par l’élimination de toutes les variations individuelles « Categories o f the T h eory o f G ram m ar », Word 17 (1961), 2 4 4 ; L . Hjclm slcv,
(prâkfta dhvani), et la réalisation de ce schème dans les énoncés Prolegomena to a Theory o f Language (tr. F .J . Whitfield), B altim ore, 1 9 5 3 , 7 3 -7 6
individuels ( vaikjla dhvani). 11 semblerait que le stade intermédiaire (trad. fr. : Prolégomènes à une théorie du tangage. Les Éditions de M inuit, 1968).
2. Allen, 1 9 5 3 , 7.
corresponde à certaines interprétations de la varna sphota, et que le 3. R . Jak o b so n , Selected Writings / : phonological Studies, L a H aye, 1 9 6 2 ,
schème entier puisse se comparer au statut de niveau intermédiaire 438 et passim.
146 147
BRÈVE H ISTOIRE DE L A LINGUISTIQUE
1. Allen, 1953, 5.
2. Ibid., 3-7, 9 0.
148
l ’a u b b d es tem ps m odern es
1. Allen, 35.
2 . T. Burrow, The sanskrit Language, Londres, 1955, 114.
149
BRÈVE HISTOIRE D e L A LINGUISTIQUE
1. A llen, 1 9 5 3 , 5 0 , 89.
2 . M .B j E m en eau , « The nasal P honèm es o f Sanskrit », Language 22 (194 6),
8 6 - 9 3 ..' •
3. Détails dans A llen , 1953. L e développem ent de /ji/ com m e phonème dans
certains dialectes de l ’Inde centrale a p u être un facteur déterminant (Emeneau,
op. cit., 9 0 -9 2 ).
150
l ’a u b e d es t e m p s m o d ern es
151
BRÈVE HISTOIRE DE LA. LINGUISTIQUE
1. A llen, 1 9 5 3 , 5 0, 89. £
2. M .B . E m cn eau, « The nasal Phonèmes o f Sanskrit » . Language 22 (1946),
86-93. •
3. D étails dans Allen, 1953. Le développement de /p / com m e phonème dans
certains dialectes de l’Inde centrale a pu être un facteur déterminant (Em cneau,
op.cit., 9 0 -9 2 ).
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150
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I
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151
BRÈVE H ISTO IRE D E LA L IN G U IST IQ U E
152
l ’a u b e d es tem ps m o d ern es
bhu-a 3 .L ? , 3.1.68.
bhu-a-t 1.4.99, 3.1.2, 3.2.111, 3.4.78, 3.4.100.
â-blm-a-t 6.4.71, 6.1.158.
â-bbo-a-t 7.3.84.
â-bhav-a-t 6.1.78.
âbhavat.
153
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE l ’a u b e d e s tem ps m od ern es
Seule la représentation finale est la forme d'un mot réel tel qu’il faisant l’objet d ’une mention spéciale, par exemple, rim, ra n 1.
est prononcé isolement; les formes précédentes illustrent l ’appli On a en fait considéré la Menomini morphophonemics de Bloomficld
cation ordonnée des règles, recouvrant, évidemment, la formation comme pâninienne de méthode et d ’inspiration2.
d’un grand nombre de mots autres que celui donné dans cet exemple Dans le souci d ’économiser au maximum les moyens d'expres
particulier. On peut comparer toute cette procedure descriptive aux sion, Pânini élabore ses règles de telle façon que la répétition d’une
étapes par lesquelles les grammairiens de l’école gcncrativc-transfor- règle relativement à une règle postérieure dans la formation des mots
mationnelle, plus de deux mille ans plus tard, arrivent à une forme est rendue inutile. L ’économie se trouve en outre servie par plusieurs
réelle à travers une succession de représentations se combinant entre mécanismes spéciaux; les unités phoniques distinctives sont rangées
elles selon des règles ordonnées. Ainsi, à partir du radical disayd-, dans un ordre spécial réunissant les sons qui se trouvent conjointe
(décide « décider ») on traverse dans l’ordre les étapes suivantes1 ment mis en cause dans la formulation de certaines règles. Ces séquen
(pour l’adjectif dérivé décisive) : ces sont en outre divisées par l’interposition d’unités phoniques
dcmarcatives, si bien qu’on peut abréger une suite de sons en en
disayd-iv indiquant le premier et le marqueur qui suit le dernier. Ainsi, à partir
disayz-iv de la séquence a i u (n ), on peut représenter a iu par an, et à partir
disays-iv de a i u (n ) f l e o (n ) ai au (c ), on peut employer ac pour dire
disaysiv. « toutes les voyelles » (j et / représentant respectivement le r et le /
vocaliques s). Ce type d ’abréviation est étendu aux éléments gram
Les descriptions de Pânini impliquent l’identification séparée des maticaux; sup désigne toutes les désinences nominales casuelles,
racines et des affixes, qui inspire directement le concept de morphème et tin toutes les désinences verbales personnelles.
dans l’analyse grammaticale d’aujourd’hui. L ’étude de l ’hcbreu Un exemple célèbre de l’économie d’expression de Pânini est
et de l’arabe conduisit plus tard l’Europe médiévale à reconnaître son sûtra final (8.4.68), qui a la forme « a a » ; il signifie que a, (traité
la racine abstraite comme une constante qui sous-tend les paradigmes auparavant (par exemple en 6 . 1 . 10 1 ) comme l’équivalent qualitatif
fiexionnels, mais le modèle européen typique de description gramma de à, de sorte que la règle de sandhi de coalescence vocalique puisse
ticale continua d’être celui transmis par Denys de Thrace et Priscien, sc formuler économiquement comme i-i = ï, u-u = ü, a-a = d),
à savoir le modèle « mot-et-paradigme » . En fait, ce modèle, avec est en fait un son vocalique plus fermé, plus central4.
ses avantages pédagogiques très évidents, continue à être largement C’est à Pânini qu’on doit un mécanisme descriptif aujourd’hui
utilisé dans l’enseignement des langues, particulièrement des langues familier : la représentation zéro d’un élément ou d ’une catégorie.
anciennes. 11 est possible d’attribuer quelque régularité à des formes apparem
Les variations formelles des éléments fonctionnellement équi ment irrégulières en faisant l ’hypothèse, à des niveaux de représenta
valents, couvertes par le concept moderne d ’allomorphcs, sont tion et d’analyse plus abstraits, d’un morphème représenté par un
traitées par Pânini dans un cadre morphophonémique. Il établit des morphe zéro, c ’est-à-dire sans représentant superficiel dans le maté
formes de base abstraites, appelées slhânin (« ayant une place », riel phonique. Ainsi, puisque la plupart des pluriels nominaux anglais
« original ») qui, grâce aux règles de changement morphophonolo comprennent un morphe de surface, habituellement un suffixe, un
gique et de sand/ii interne, sont transformées en morphes réels des exemple comme sheep (mouton(s)), employé comme un pluriel, peut
mots résultants; les remplacements formels sont appelés âdesa s’analyser en lji:p/-0.
(« substitut »). Les règles générales sont accompagnées d’exceptions;
en anglais, la formation du temps passé des verbes à l’aide de /-d/
aurait été reliée aux variantes déterminées par l’environnement, 1. Cf. Bloomfield, Language 5 (1 9 2 9 ), 272-274.
com m e/-t/ (walked) et ¡-idj (plodded), les irrégularités individuelles 2. T C L P 8 (1 9 3 9 ), 1 0 5 -1 1 5 ; A llen, « Zero and Pânini », Indian linguistics 16
(1955), 106-113 (1 1 2 ).
3 . Les sons employés com m e symboles de démarcation sont placés entre paren
1. N . C hom sky, Current Issues in linguistic Theory, L a H a y e , 1 9 6 4 , 7 4 ; cf. thèses.
S taal, 1965. 4. Allen, 1953, 58, suggère une traduction appropriée : « a = [a] ».
154 155
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
156
: l ’a u b e des tem ps m o d ern es
1. H é ro d o te , 2 .2 .
157
I
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
1. Condillac, 1798. /
2 . F .C . Green (éd .), Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi
les hommes, Cam bridge, 1941 (référence à Condillac, pages 41-42).
3. Rousseau, 1822.
4 . Condillac, 1798, 368-369.
5. Discours, 45.
158
l ’a u b e d es t e m p s m od ern es
159
B R È V E HISTOIRE DE LA L IN G U ISTIQ U E
1. J.P. Süssmilch, Versuch eines Beweises dass die erste Sprache ihren Ursprung
nicht vom Menschen sondern allein vom Schöpfer erhalten habe, Berlin, 1766;
R o u sse a u , Discours, 48-49; Platon, Cratyle, 397 C , 425 D ; A l le n ,« Ancient ideas
on the origin and development of language » , TPS, 1948 35-60.
2. Herder, 1891.
3. Herder's sämtliche werke, ¿d. B. Suphan, Berlin, 1877, volume II.
4. Werke, 2, 24-26.
5. Ibid., 26-28.
160
l ’a u b e d es tem ps m o d ern es
161
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
l ’a u b e d es tem ps m odern es
voir dans les prétendues « langues primitives » contemporaines des cillés, significatifs par convention 1 ». La phrase et le m ot en tant
survivances caractéristiques des premiers stades du langage. On y qu’universaux sont définis en termes aristotéliciens comme, respec
trouve des suggestions sottes, comme celle qui attribue au verbe tivement, une « quantité sonore composée significative, dont cer
une priorité temporelle d’apparition parmi les classes de mots (en taines parties sont elles-mêmes également significatives » et un
fait classe de mots ne peut avoir aucun sens, à moins qu’on ne puisse
« son significatif, dont aucune partie n ’est en soi significative 2 ».
distinguer dans la langue au moins deux classes); et Herder appuie
Le système grammatical de Harris requiert deux « éléments prin
son affirmation sur l’analogie, également fallacieuse, avec l'emploi
cipaux » : les noms (y compris les pronoms) ou « substantifs », « signi
de la langue par l’enfant '. fiants de substances », et les verbes ou « attributifs », « signifiants
Si Herder, à l'époque où il écrit, est excusable de recourir à de
d’attrib u ts3 ». Les verbes comprennent ce q u ’on peut formellement
tels arguments, les auteurs modernes dont les spéculations sur la
distinguer comme verbes proprement dits, participes et adjectifs;
préhistoire du langage renferment encore ces mêmes analogies péri cette classe ressemble beaucoup au rhema de Platon et d ’Aristote
mées sont impardonnables. (p. 31, ci-dessus). Les adverbes sont un type spécial d ’attributifs,
Se situant entre les mouvements rationaliste et romantique, Herder
étant des attributifs d ’attributifs, ou attributifs du second ordre.
subit l’influence des deux; ce fait donne une grande signification à
En dehors des « éléments principaux », les langues distinguent deux
scs écrits historiques aussi bien que linguistiques 12. Sa propre théorie
« éléments secondaires », n ’ayant par eux-mêmes aucun sens et pou
de l’origine du langage, bien qu’exprimée avec passion, n’est pas
vant se comparer aux syndesmoi d ’Aristote (excepté pour l ’inclusion
en désaccord avec la pensée rationaliste. Il est intéressant de noter
parmi eux des pronoms personnels); ils se divisent en « définis »
que, au moment où ‘il apprend que son essai a gagné le prix de
(les articles et quelques mots pronominaux), se construisant avec
l’Académie, il est déjà tourné davantage vers les romantiques et
un m ot unique, et conjonctions (conjonctions et prépositions), se
n ’est rien moins que satisfait de ce qu’il a écrit 8. construisant avec deux ou plusieurs mots 4. A la différence des gram
Dans l’Angleterre du xvm e siècle, un représentant éminent de la
mairiens grecs, mais suivant la pratique latine, H arris identifie les
théorie philosophique universelle de la grammaire est James Harris,
interjections comme une composante à p art des langues, n ’appar
dont VHermès or a philosopltical enquiry concerning language and tenant pas au discours au même titre que les autres 6.
universal grammar est publié en 1751 45. On peut associer la pensée
Tout en basant sa théorie de la grammaire universelle sur la doc
de Harris à l’école dite platonicienne de Cambridge; tandis que, trine d’Aristote, Harris, contrairement à son modèle, s’intéresse
sur le continent, les exposés de grammaire rationaliste universelle aux différences de surface entre des langues diverses, dont il a une
sont en général basés sur Descartes. Harris, érudit aristotélicien très vision très nette; mais, précisément parce que la même fonction,
versé dans la philosophie et la littérature antiques, se tourne vers telle qu’il l’envisage, est assumée en latin par des flexions casuelles
Aristote pour les fondements philosophiques de la grammaire. Comme et en anglais par des syntagmes prépositionnels (Brütï, o f Brutus
tous les universalistes, Harris établit une distinction entre les diffé
(de Brutus)), il pense qu’on doit creuser plus profondément pour
rences structurelles individuelles des langues particulières et « ceux identifier les catégories grammaticales et les relations universelles
des principes qui leur sont essentiels à toutes 6 ». Dans sa théorie du qui seules peuvent donner une signification aux grammaires pure
sens des mots, il suit fidèlement Aristote : les mots sont liés par conven ment formelles des langues particulières6.
tion à ce qu’ils désignent et la langue est « un système de sons arti-
Dans sa théorie du sens, Harris considère les mots « principaux »,
ayant un sens indépendant, comme « primitivement, essentielle-
162
163
BRÈVE H ISTO IR E D E LA LINGUISTIQUE
1. Harris, 347-349.
2. Ib id ., 350-402.
3. Ib id ., 315; p . 183, ci-dessous.
4. W erk e, 1 5 , B e r lin , 1 8 8 8 , 1 8 1 - 1 8 2 .
5. Condillac, 1798, 395-396; J. Locke, A n E ssay concerning hitman Understan
ding, Londres, 1690, 2.11-9, 4.7-9.
6. Harris, op. cit., 409-411; Funke, 1934, 8-18.
164
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l ’a u b e d es tem ps m od ern es
ainsi que de la langue grecque, qui était seule apte à leur permettre
de s’exprim er1.
L 'Hernies de H arris serait sans doute moins connu si Horne Tooke
ne l ’avait pris pour cible de ses attaques. Tooke était un homme îjui
avait des intérêts et des activités multiples; il écrivit plusieurs pam
phlets politiques et joua un rôle déterminant lors d ’un appel de sous
criptions en faveur des familles de colons am éricains tués par les
troupes britanniques à Lexington en 1775, ce qui lui valut, étant donné
la conduite bornée des autorités engagées dans la guerre, de se voir
infliger par les juges du roi Georges une amende de 200 livres sterling
et un emprisonnement d ’un an (il attribua plus tard sa goutte à la
qualité médiocre du bordeaux dont il disposait à la prison du Banc
du R o i 2). Tooke étant par nature un révolté et H arris faisant partie
de ce qu’on appellerait aujourd’hui T « establishment », il était inévi
table que Tooke p rît Harris pour cible de ses attaques et que la
théorie linguistique de Tooke s ’opposât violemment à la tradition
grammaticale philosophique telle que Harris l ’avait exposée.
IJ est aisé de critiquer H arris pour ses nombreuses obscurités
et pour ses contradictions manifestes, quand par exemple, sc débat
tant avec la sémantique de certains de scs « éléments secondaires »
(problème sur lequel la théorie linguistique est encore aujourd’hui
incertaine), il déclare que les conjonctions partagent les propriétés
à la fois des mots qui ont une signification et de ceux qui n ’en ont
pas p ar eux-mêmes 3; il était facile aussi de critiquer son élaboration
d’un système grammatical prétendument universel sur la base d ’une
connaissance insuffisante des langues qui l’amène à accorder
une place aux prépositions, mais non aux postpositions qui se trou
vent avoir des fonctions syntaxiques et sémantiques comparables
en hongrois et en tu rc (et dans plusieurs autres langues importantes
que Tooke ne cite p a s 4). H arris prête également Je flanc aux cri
tiques de Tooke lorsqu’il déclare qu’une « vague analogie » est res
ponsable de l’attribution naturelle au soleil et à la lune de noms
possédant les genres masculin et féminin, respectivement, en dépit
ou par ignorance des faits concernant les langues germaniques et
le russe 6.
165
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE l ’a u b e DES TEMPS MODERNES
Tookc expose ses idées su ria langue flans plusieurs dialogues, où il se Comme d’autres au xvui® siècle et par la suite, Tooke considère les
donne un rôle lui-même, dialogues qui onl été réunis de façon assez éléments flexionnels et dérivationnels comme des fragments de
décousue et illogique dans E pca pteroenta or tlic (¡¡venions o f P urley \ mots qui, d ’abord indépendants, se sont agglutinés au mot racine.
publié en deux volumes, en 1786 et 1805. Le style de Tookc est assez De nouveau, si certaines de ses identifications sont correctes, par
mordant et plein de verve; on peut extraire d ’une note le passage exemple pour le suffixe adjectival anglais -fui (beautiful), d’autres
caractéristique suivant (où il attaque Harris et cherche à justifier résultent d ’une interprétation extravagante, comme lorsqu’il dérive Je
le caractère indiscutable de son appréciation) : « Laquelle (la répu latin ibü - « j ’irai », de î-, « aller », plus b- ( = grec boni- (|ïouX-),
tation de H arris), cependant, est aisément explicable; non pas en « souhaiter »)plus (cg)o, « je » , e t audiam - « j ’écouterai », deaudi(re),
supposant que sa doctrine donnât davantage satisfaction aux esprits « ccouter », plus atn(ô), « j ’aime » (c ’est-à-dire je veux écouter)1!
qui la citaient qu’au mien, mais parce que, de même que les juges Plusieurs constructions dans les langues témoignent historiquement
abritent leur friponnerie derrière des précédents, ainsi les savants en faveur de l’idée, partagée par CondilJac (p. 156, ci-dessus), que la
dissimulent-ils leur ignorance derrière l’autorité; et quand ils ne peu variation morphologique dans les formes des mots provient de l’agglu
vent raisonner, il est plus prudent et moins déshonorant de répéter tination de mots indépendants. Nous pouvons reconstituer la fusion,
en seconde main une absurdité qu’ils auraient eu honte de produire sans doute intervenue après que l’ordre des mots soit devenu fixe,
de dônâre habeô en donnerai en français, et en des formes semblables
à l’origine comme leur propre bien 12. »
L ’approche grammaticale de Tooke s’accorde en partie avec les dans d’autres langues romanes; les articles suffixés des langues
doctrines formelles modernes; pour lui, le genre constitue essentiel Scandinaves et du roumain dérivent d’anciens pronoms démonstratifs
lement, en tant que catégorie grammaticale, un représentant des cons qui suivaient immédiatement les noms auxquels ils se référaient (latin
tructions syntaxiques mettant en cause des nominaux dans les langues local tardif lupus ille > roumain lupul, le loup). On peut constater
où il apparaît 3. Sa théorie, dans la mesure où on peut prétendre qu’il aujourd’hui une sorte de stade intermédiaire dans les pronoms et
en a formulé une, montre un complet mélange de synchronie et les éléments négatifs, qui, dans les expressions verbales françaises, sont
de diachronie. Le langage tel que nous le connaissons, déclare-t-il, beaucoup plus étroitement liés et rigidement placés que leurs corres
s’est développé à partir des cris naturels (une théorie soutenue par pondants latins, dont la mobilité était très libre. L ’orthographe traduit
d ’autres à cette époque), auxquels il identifie les interjections (« Je partiellement ce fait en affectant ces formes d ’un trait d ’union quand
pouvoir du discours repose sur l’efTondrement des interjections45»). j elles apparaissent après le verbe (par exemple montrez-le-nous!,
C ’est pour cette raison qu’il blâme les autres grammairiens, dont cf. italien mandatecelo, envoyez-le-nous I). Mais c ’est faire preuve d’une
Harris, de les avoir admises comme partie du discours. naïveté simpliste que de supposer qu’on peut ramener toute la mor
Tooke n’admet que deux parties essentielles du discours, le nom et phologie à ce procédé, ou d’identifier les originaux indépendants de
le verbe &; toute autre classe de mots résulte de 1 ’ « abréviation >» ou tous les morphèmes liés des langues contemporaines ou attestées.
corruption, qui rend la langue plus fluide. Il accorde une grande impor En outre — que l’explication historique des flexions des dérivations
tance à ce concept d’abréviation et fournit de nombreuses étymologies et des parties du discours autres que les noms et les verbes, comme
détaillées, dont la plupart sont incorrectes, afin d’essayer de montrer tirant leur origine de ceux-ci, soit adéquate ou inadéquate — , les argu
que les conjonctions, adverbes et prépositions résultent de mots nomi ments de Tooke sont inapplicables au problème, dont les grammairiens
naux et verbaux abrégés ou mutilés. Les adjectifs et les participes sont empiristes anglais des xvte et xvtte siècles avaient une conscience
des noms et des verbes employés adjcctivalement (« adjectivés »), claire, de la définition et de la classification dans la description
synchronique d’une langue. L ’impuissance de Tooke à saisir ce
par leur position et leur syntaxe ®.
point affaiblit certaines de ses critiques, par ailleurs méritées, envers
1. èjjEa »rrEpeovTa « paroles ailées », un cliché chez Homère. Harris et d’autres auteurs. En traitant la sémantique des classes de
2. Tooke, op. c il., 6 2 . .tt mots très restreintes, comme les prépositions, on doit analyser leur
3. Ibid., 28. système sémantique comme un tout articulé. Wilkins en eut conscience
4. Ibid ., 32.
5. Ibid., 24. 1. Tooke, op. cil., 629.
6 . Ibid., 6 5 7 , c f . 6 2 6 -6 2 7 .
166 167
B R È V E H IST O IR E DE L A L IN G U ISTIQ U E
dans son diagramme des relations spatiales exprimées par les préposi
tions anglaises; Tooke lui adresse à ce propos des critiques injustifiées,
arguant qu’« il négligeait l’étymologie des m ots... en laquelle réside
leur se cre t 1 ». L a confusion commune entre étymologie et analyse
sémantique ne se justifie pas dans une recherche à prétentions scien
tifiques.
L ’rcuvre linguistique de Harris est hautement prisée par un autre
linguiste britannique du xvinc siècle, James Burnett (Lord Monboddo),
personnalité éminente de la vie littéraire et scientifique d ’Edimbourg,
qui écrivit un traité en six volumes, O f t h e o r i g i n a n d p r o g r e x s o f lan-
g t i a g e - ; ce traité comporte des descriptions extensives des langues
classiques et de quelques langues européennes modernes et un dis
cours sur le style littéraire. Comme Harris, Monboddo ne souhaite
pas nier l ’intervention divine dans la création d ’une faculté aussi
merveilleuse et complexe que le langage 123, mais il s’intéresse davan
tage à son développement historique qu’à l’existence d’universaux
linguistiques. 11 aperçoit l’étroite relation entre société et parole
humaines, mais il n ’envisage qu’une dépendance unilatérale, parce
que la société a pu exister pendant des millénaires avant l’invention
du langage, celle-ci dépendant de l ’existence préalable de la
société. Il est tout prêt à admettre la polygenèse du langage et,
quoique les « langues primitives » soient réputées manquer de moyens
commodes d ’exprimer l’abstraction, M onboddo affirme que l’homme
a nécessairement dû former des idées d ’universaux avantqued’iuventer
les mots pour les symboliser4. La conception deH erdcrsur l ’origine
et l'évolution parallèles de la parole et de la pensée est beaucoup
plus plausible.
Monboddo appartenait à ce type de linguistes, malheureusement
trop nombreux, qui s’imaginent que l’étude de certaines langues exis
tantes, et notamment des langues de peuples sans écriture et de culture
primitive, où on voudrait chercher des témoignages de primitivité et
la survivance de caractéristiques originelles, peut jeter quelque
lumière sur l'origine du langage. Hcrder, qui connaît et approuve les
travaux de Monboddo (la traduction allemande du premier volume
de ses oeuvres a paru en 1784 5) soutient également que les «langues
primitives » contiennent un vocabulaire abstrait très pauvre et une
168
l ’a u b e d es tem ps m o d ern es
169
BRÈVE HISTOIRE DE LA. LINGUISTIQUE
1. Jespersen, 1922, 7.
171
BRÈVE HISTOIRE DE LA LIN G U ISTIQ U E
172
LA L IN G U IST IQ U E H ISTO R IQ U E ET COM PARATIVE
1. Cf. J. C. G reeD e, The Death o f Adam, New York, 1961, 62-63, 235.
2. O rigin es A n lw erpian ae, Antwerp, 1569.
173
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE
anciennes, sur le modèle du latin et des langues romanes, Scaligcr les mais il ne cherche pas leur origine dans une langue réellement vivante
appelle Matrices linguac (langues mères - Mutterspraehen). Sur scs ou attestée, en plaçant résolument l ’hébreu dans la famille arabe.
onze familles, les quatre principales, à l’intérieur de l'indo-curopcen, Leibniz se situe à l ’extrême opposé de Scaliger; comme ceux de Sca
correspondent aujourd’hui aux groupes roman, grec, germanique et liger, ses groupes minimaux correspondent à ceux d ’aujourd’hui, et
slave. Travaillant sur la base de ressemblances lexicales entre membres il est l’un des premiers à postuler des relations historiques entre le
d’une famille, il nomme chacune d’entre elles d ’après les mots em finnois et le hongrois; mais il va plus loin et, sur la base de « racines »
ployés pour « Dieu », dont les formes présentent des ressemblances supposées communes, il pose deux divisions principales de la langue
évidentes à l’intérieur d’une famille mais non d’une famille à l'autre. originelle, le japhétique ou cclto-scythe (terme employé aussi par
Ainsi il postule des langues Deus, des langues Titeos, des langues Godt, d’autres) et l’araméen, couvrant respectivement Jes langues du Nord,
et des langues Boge, respectivement. Au vu de ses intuitions et de ses y compris l’Europe, et les langues du Sud; ainsi peut-il ratta
résultats, on ne peut que regretter qu’il n’ait pas poussé plus loin son cher son système des relations entre langues à l ’histoire biblique des
examen des formes de mots présentant des ressemblances manifestes fils de Noé (Genèse 1 0 !).
au travers des quatre familles avant de nier toute relation entre elles, Leibniz indique certains des principes grâce auxquels on peut entre
soit lexicale soit grammaticale K prendre la recherche linguistique historique avec profit. Il signale que
Il est typique de cette période que les groupements de Scaliger et les les noms de lieux et les noms de rivières témoignent de la distribution
justifications qu’il en donne ne fassent pas l’objet d ’un examen appro antérieure des langues sur des régions d ’où elles se sont plus tard
prié ou ne deviennent pas la base d’un travail plus approfondi de la retirées, soit par expulsion des locuteurs, soit par remplacement de la
part de ses contemporains. Mais, vers la fin du xvne siècle, deux savants langue après l ’arrivée des nouveaux venus; Leibniz se réfère à la
suédois proposent un modèle plus élaboré de relation historique langue basque, désormais confinée à un coin de la région frontalière
entre les langues. A. Stiernhielm (qui continue à considérer l'hébreu franco-espagnole dans les Pyrénées occidentales, et dont l’extension
comme source de toutes les langues), dans son édition de la Bible sur une région plus grande de la péninsule ibérique est attestée de
gotique, met côte à côte les flexions du latin habëre et du gotique cette façons.
/¡aban (« avoir ») et, quoique les racines ne soient pas apparentées, En voyant l’importance de l ’étude étymologique pour la linguis
ce qu’il ignorait, il peut affirmer, en se fondant sur les terminaisons tique historique, Leibniz insiste sur la nécessité de préparer des gram
de personne, que les deux langues sont des descendants étroitement maires et des dictionnaires des langues du monde, des atlas linguisti
apparentés d ’un ancêtre unique2. Dans une conférence publique, ques, et de constituer un alphabet universel, basé sur l’alphabet
A.-'Jàger parle d’une langue ancienne se répandant, à la suite de romain, dans lequel transcrire les écritures non-romaines. En parti
migrations, dans toute l’Europe et une partie de l’Asie, et produisant culier, il exhorte les dirigeants russes à entreprendre le relevé de
de ce fait des langues « filles » qui, à leur tour, produisent les langues nombreuses langues non-indo-européennes parlées sur leur territoire,
que l’on connaît aujourd’hui sous les noms de perse, grec, langues afin d’en tirer des listes de mots et des textes standards. On doit aussi
romanes, langues slaves, celte, gotique et langues germaniques, citer J. Ludolf, 1624-1704, auteur de grammaires de l’arnharique et
aucune trace ne subsistant de la langue-mère originelle 8. de l’éthiopien et qui, en accord avec Leibniz, souligne la nécessité
Presque un siècle après Scaliger, Leibniz (1646-1716) dirige son de témoignages morphologiques aussi bien que lexicaux pour établir
attention sur la linguistique historique au cours de ses spéculations des relations historiques 8.
et discussions philosophiques mieux connues sur les problèmes de La poursuite de la collecte de matériaux devant servir à l ’étude com
linguistique synchronique (p. 120, ci-dessus). Leibniz ne voit aucune parative des langues constitue un trait remarquable des années qui
raison de déprécier la théorie monogénétique des langues du monde, suivent la Renaissance, alors que le monde européen connaît une
/
1. « Matricum vero inter se milia cognatio est, ñeque in verbis ñeque in analogía » ,
1. G. W . von Leibniz, Neue Abhandhmgen, F ra n cfo rt, 1961, volume n , 2 0 -2 1 ;
Arens, 1955, 77-88.
Diatriba de Europaeorum iinguis (Opuscula varia, P aris, 1610, 119-122). 2. C. I. G erhardt (e d .), Die phitosophischen Sehriften von G. F. Leibniz, Berlin
2 . Stockholm , 1671 (glossaire), 78-79. 1882, volume V, 263-264.
3 . De lingua vetustissima Europae, Stockholm , 1686. 3. A rens, 1955, 85-86, 88.
174
175
BRÈVE H IST O IR E D E LA LIN G U ISTIQU E
] . Z u rich , 1 5 5 5 ; Berlin 180 6 et 1817 (les trois derniers volumes ont été édités
à titre posthum e p ar J. S. V atcr). D es exem p les du N o tre Père en cinquante langues
figurent dans VEssay de W ilkins (p, 1 1 9 , ci-d essu s), 4 3 5 -4 3 9 .
2 . A delung, Mithridates, volum e 1 ,1 4 9 - 1 5 0 .
3. Linguarum rotins orbis vocabularia comparative, S aint-Pétersbourg, 17 8 6 -1 7 8 9 .
4. A ren s, 1 9 5 5 ,1 1 8 -1 2 7 .
176
LA LIN G U ISTIQ U E H ISTORIQU E ET C O M PA R A TIV E
rhisloire absorbe ces deux courants séparés dans les années mêmes
où va se produire la découverte des relations entre le sanskrit et
les principales langues d ’Europe.
La linguistique de ce siècle se concentre principalement sur l ’étude
historique des langues indo-européennes, domaine où ont eu lieu
la plupart des progrès et des perfectionnements dans la méthode
et la théorie. Cette période de la linguistique est presque l ’apanage
de l’érudition germanique, ceux qui y travaillent dans les autres
pays étant soit des savants qui avaient étudié en Allemagne, comme
l’Américain W. D. Whitney, soit des Allemands expatriés, comme
Max Müller à Oxford. Comme on l ’a vu précédemment, la source
principale de cette évolution est la découverte du sanskrit, et certains
des premiers chercheurs en linguistique historique sont eux-mêmes
des sanskrilisles, comme les frères A . W . et F . Schiene! ( J 767-1845
et 1772-1829), F . Bopp (1791-1867) et A . F . Pott (1802-1887).
En 1808, F . Schlegel publie son traité De la langue et du savoir
des Indiens x, où il souligne l’importance de l’étude des « structures
internes » des langues (c’est-à-dire leur morphologie) pour la lumière
qu’elle peut jeter sur leurs relations génétiques12, et il semble que le
terme de vergleichende Grammatik (« grammaire com parative », titre
encore fréquemment employé pour la linguistique historique et
comparative) ait son origine chez Schlegel. Les premiers com para
tistes se concentrent en effet sur le rapport entre la morphologie
iîexionnelle et dérivationnelle du sanskrit et celle des autres langues
indo-européennes, spécialement du latin et du grec. On peut remarquer
le titre de la publication de Bopp, en 1816, le Système de la conjugaison
de la langue sanskrite, comparé à ceux des langues grecque, latine,
perse et germanique 3, et le titre, encore plus significatif, de l ’exposé
ultérieur de T. Benfey sur l'ceuvrc de la première moitié du XIXe siècle,
Histoire de la linguistique et de la philologie orientale en Allemagne 4.
A l’apogée du nationalisme allemand, trois ans après que le fusil
à aiguille prussien ait défait les forces de l’Autriche à Sadowa et
deux ans avant la fondation de l’Empire allemand, qui suivit la guerre
franco-prussienne, Benfey peut écrire que les premiers chercheurs
1. Über die Sprache und Weisheit der Indier, H eid elb erg, 18 0 8 .
U ne traduction anglaise partielle de ce te x te , ainsi que d ix-sep t a u tre s textes
importants en histoire de la linguistique indo-européenne se tro u v en t d an s L e h
m ann, 1967, 2 1 -2 8 .
2 . Schlegel, Über die Sprache, 2 8 .
3. Über das Conjugalionssyslem der Sanskritspräche in Vergleichung mit jenem
der grieschischen, lateinischen, persischen, und germanischen Sprachen, F r a n c f o r t,
1816; traduction anglaise partielle, L eh m an n , 1 9 6 7 , 38-4 5 .
4 . Benfey, 1869.
177
LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
en ce domaine comptent parmi « les étoiles les plus brillantes du ciel c ’est Rask qui, le premier, met de l’ordre dans les relations étymolo
intellectuel germanique », et que les hommes éminents ayant contribué giques en établissant des comparaisons systématiques entre les formes
au développement de cette branche du savoir sont presque exclusive de mots, et en illustrant par de nombreux mots différents la parenté
d ’un son d ’une langue donnée avec un son d ’une autre langue.
ment des fils du VaterlandL
Tout en admettant le bien-fondc de cette déclaration, il faut tout Rask écrit : « Si l’on trouve entre deux langues que les formes des
de même signaler que des savants non-allemands, à la fin du siècle mots indispensables s’accordent à un point tel qu’on peut décou vril
précédent, avaient fraye le chemin, en s'attaquant à l'établissement les règles de changements de lettres permettant de passer de l’une à
d’une parenté linguistique basée sur l’ctudc comparative des flexions, l’autre, alors il existe une parenté fondamentale entre ces langues 1. »
dans un domaine extérieur à l’indo-européen. En 1770, P. Sajnovics Les correspondances désormais connues sous le titre de « loi de
axait publié sa Demonstration que le hongrois et le lapon sont une Grimm » sont en fait établies et illustrées pour la première fois par
Rask dans l’ouvrage qu’on vient de citer.
seule et même langue et, en 1799, S. Gyàrmathi avait démontré la
parenté historique du hongrois et du finnois123. La « loi de Grimm » apparaît pour la première fois dans la seconde
Quatre des linguistes les plus éminents du début du xixc siècle sont édition de la Deutsche Grammatik (1822) (après que Grimm eut lu
le Danois R. Rask (1787-1832), les Allemands J. Grimm (1785- l’ouvrage de Rask), dans un long chapitre concernant les « lettres »
1863), F . Bopp (1791-1867) et W. von Humboldt (1767-1835); Ivon den Buchs/aben). Avec le recul du temps, nous voyons l’impor
on peut dire que c ’est avec Rask et Grimrn que l’étude historique tance historique de la formulation de Grimm, la première des lois
et comparative de la famille indo-européenne commence réellement. phonétiques devant former la structure et les assises de l’indo-
Le terme indogermanisch (indogermanique) apparaît pour la première européen et des autres familles de langues. Elle reste la plus célèbre
fois en 1823 et est employé par Pott en 1833; en anglais, indo-european de tous les ensembles de correspondances phonétiques à l’intérieur
de l’indo-européen, couvrant essentiellement les relations entre
est mentionné ü partir de 1814.
On dit souvent, et à juste titre, que Rask, Grimm et Bopp sont les les classes consonantiques de trois points d’articulation et de trois
fondateurs de la linguistique historique scientifique. Rask écrit les modes d ’articulation dans les langues germaniques en comparaison
premières grammaires systématiques du vieux-norse et du vieil- avec les autres langues indo-européennes. Grimm expose ces rela
anglais s; la Deutsche Grammatik de Grimm 45 (grammaire germa tions en grec, en gotique et en ancien haut-allemand; plus tard, la
nique plutôt qu'allemande) est saluée comme le début de la linguis loi de Verner leur apportera le complément nécessaire pour expliquer
tique allemande. Les appellations désormais universelles de flexions les résultats différentiels de la place de l’accent du mot primitif et
fortes et faibles (stark et schwach), à'Ablaut (alternance vocalique), la circularité traditionnelle avec laquelle les correspondances sont
et à 'Umlaut (changement vocalique dû aux conditions d ’environne établies; Grimm utilisait le Kreislauf(rotation) pour décrire les change
ment) sont toutes des termes techniques inventés par Grimm; et, ments successifs conduisant du stade pré-germanique représenté par le
bien que A. Turgot ait affirmé en 1756, dans son article de l 'Ency grec à l’ancien haut-allemand, à travers le gotique, ce qui reposait sur
clopédie française sur l’étymologie, l’existence de différents ensembles une identification entièrement non-phonétique des explosives aspirées
de changements de sons dans les histoires des langues individuelles *, telles que [pu], [th], [kh], avec les fricatives correspondantes [f],
[0], [x] (ou [h]), identification qui n’était possible que dans la mesure
1. « . . . gehören zu den glänzendsten Gestirnen des deutschen Geisteshimmcls »;
où l’étude du changement phonétique était encore conçue comme
« D ie Genossenschaft ausgezeichneter M änner, welche zu r Entwickelung dieser l'étude des lettres. Mais, bien que cette terminologie des « changements
W issenschaft beigetragen haben, sind fast ausnahm slos Söhne unsres V aterlandes», de lettres », et une partie de la confusion qu’elle engendre, persistent
Bcnfcy, op. cit., 15. chez Rask et Grimm, leur œuvre marque un progrès décisif sur les
2 . Demonstratio idioma Ungarorum et Lapponum idem esse, Copenhague, 1770;
Affinitas linguae Hungaricac cum Unguis Fcnnicae originis grammalice demónstrala, hypothèses jusqu’alors assez confuses concernant les possibilités
G öttin gen, 1799.
de substituer un son (lettre) à un autre, dans l’histoire des langues.
3 . Vejledning til
det islandske eller gande nordiske sprog, Copenhague, 1811;
A grammar of die Anglo-Saxon Tongue (trad. B . T h o rp c), Copenhague, 1830. 1. Undersegelse om det garnie nordiske eller islandske sprogs oprindelse, C open
hague, 1818 ( L . H jelmslcv, Ausgewâhlte Abhandlungen, C openhague, 1 932,
4 . G öttingen, 1819-1837. volume I , 4 9 -5 1 ); traduction anglaise partielle, Lehm ann, 1967, 2 9 -3 7 .
5 . M . E . D aire (cd .), Œuvres de Turgot, P aris, 1 8 4 4 , volum e I I , 724-752.
178 179
BRÈVE H IS T O IR E D E LA LIN G U IST IQ U E
Les exemples détaillés tirés des formes de mots des langues spéci
fiques, ainsi que l’étude systématique ultérieure de l ’étymologie et
des changements phonétiques com m e dans l ’ouvrage de P o tt, Recher
ches étymologiques dans le domaine des langues indo-germaniquesï,
fournissent alors une solide base empirique aux hypothèses a priori
généralisées des penseurs du x v m e siècle, quant à l’origine et à l’évo
lution du langage, à peu près com m e, un siècle plus tard, les descrip
tions de langues de plus en plus nombreuses comme systèmes de
communication, vont perm ettre à l'observation de contrôler et
corriger les spéculations ém ises p ar les « grammairiens universels»
des x v iic et xvm c siècles.
On doit cependant essayer de replacer l ’œuvre de ces linguistes
dans son contexte contem porain, et ne pas se contenter de la voir à
la lumière de l’évolution ultérieure de la linguistique. Le terme même
de « loi de Grimm » est un anachronism e; Grimm ne fait pas du mot
loi un usage technique p our décrire ce qu’il appelle une mutation
consonantique (Lautverschiebung) ; et, dans un passage souvent cité,
il remarque : « Le changement phonétique est une tendance générale;
il n ’est pas suivi dans tous les cas 12. » Grimm et Bopp sont bien des
enfants de leur époque, inspirés p ar l ’historicisme et le nationalisme
qui caractérisent la période rom antique. A . W . Schlcgel est l ’auteur
de la traduction en allemand de Shakespeare, considérée par la suite
comme appartenant à la littérature allemande (« Unser Shakes
peare » - Notre Shakespeare) et en harmonie spirituelle avec le
mouvement du Sturm und Drang et du Romantisme. Avec son frère
Wilhelm, Grimm travaille à rassembler les contes populaires qui
forment la base des « contes de fées de Grimm », connus et appréciés
des enfants du monde entier. C ette œuvre, ainsi que les études de
Jacob Grimm sur la langue germanique, relèvent de la montée géné
rale de la fierté nationale p ou r la langue allemande, qui commença
au début du xvm e siècle, quand Leibniz proposa de compiler un
dictionnaire de toutes les variétés d ’allemand 3, et qui vit, à partir
de ce moment, une floraison remarquable de la littérature.
Grimm applique à la dimension historique du langage les idées de
180
LA LIN G U IST IQ U E HISTORIQUE E T COMPARATIVE
J. Geschichte der deutschen Sprache (4e édition), Leipzig, 1880, volume I, 292.
2. W. Scherer, Zur Geschichte der deutschen Sprache, Berlin, 1868.
3. Pedersen, 1931,248-249.
4. Conjugalionssystam, 8-11.
5. Cf. Rnsk, Undcrsogclsc (HjeJmslev, Ausgewählte Abhandlungen, volume I,
48-49).
6. Meillet, 1922,458,
7. Vergleichende Grammatik des Sanskrit, Zend, Griechischen, Lateinischen,
Litauischen, Gotischen, und Deutschen,Berlin, 1833, rn.
8. C f Butlern (1707-3788), Histoire naturelle, J.F. Blumenbach (1752-1840), A
Manual o f the Elements o f Natura! History (trad. R.T. Gore), Londres, 3825.
181
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
1. Conjugationssystem, 96, 151, 99, cf. 148; Analytic comparison of lhe Sanskrit,
Greek, Latin, and Teutonic languages (1820g reproduit dans Internationale Zeit- '
schrift für ailgemeine Sprachwissenschaft 4 (1889), 14-60), 23,46-47, 53-56, 58. .
2. Cf. P.A. Verburg, « The Background to the linguistic conceptions of Bopp », %
Lingua 2 (1950), 438-468. «'•
182
LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE
• -j ■ rar*-
BRÈVE HISTOIRE DE LA L IN G U ISTIQ U E
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LA LIN G U IST IQ U E H IST O R IQ U E E T COM PARATIVE
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LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
192
LA L IN G U IST IQ U E H ISTO RIQ U E E T CO MP AR ATI VE
193
BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE LA LINGUISTIQUE HISTORIQUE ET COMPARATIVE
L ’essence de la théorie néogrammairienne se trouve sommai linguistiques ne pourraient s’établir historiquement que par des
rement exposée dans un manifeste paru dans une revue fondée par témoignages extralinguistiques, tels ceux qu’on trouve dans les langues
ses deux principaux adeptes, H. Osthofi et K. Brugmann, où figurent descendant du latin.
les déclarations suivantes : « Tous les changements phonétiques, Que le travail scientifique progresse sans que la théorie qui devrait
en tant que processus mécaniques, ont lieu selon des lois qui n’ad- le valider ait été explicitement formulée ne constitue pas un événement
mctlcnl pas d’exception (ausnahmslose Laulgcxctze), à l’intérieur rare dans l'histoire des sciences. Les implications de la linguistique
du meme dialecte, et le même son se réalisera toujours de la meme historique et comparative sont énoncées en 1876 par A. Lcskien ;
façon dans un environnement identique; mais les créations analo « Admettre des changements facultatifs, contingents et autonomes,
giques et les corrections de mots spécifiques en tant quantités lexi c'est poser le principe que l’objet de la recherche, le langage, n'est
cales ou grammaticales sont également une composante universelle pas susceptible d ’une étude scientifique3. » D ’autres avaient dit la
du changement linguistique à toutes les périodes de l’histoire et même chose, bien que de façon moins explicite : Verner, exposant la
de la préhistoire 1 ». loi qu’on a depuis désignée de son nom, montrait qu’un grand
Différents savants avaient exprimé précédemment des vues simi nombre d ’exceptions apparentes à la mutation consonantique dans
laires, mais c ’est à Osthoff et Brugmann qu’il échut de démontrer les langues germaniques telle que Grimm l’avait formulée pouvaient
formellement qu’elles sont nécessaires à la linguistique historique et s'expliquer systématiquement si l’on se référait à la position de
de ce voir appeler « néogrammairiens » (Junggrammatiker), surnom l'accent de mot aux stades antérieurs de la famille indo-europccnne
d ’inspiration politique, donné à l’origine à un groupe de jeunes (par exemple, le sanskrit, à la période où l’accent I-E subsistait : bhrâtâ,
savants travaillant à Leipzig. gothique brôpar - « frère », mais pitâ,fadar - « père » ); d ’une manière
Le concept de loi phonétique s’est développé tardivement; il significative, il intitula son article « Une exception à la première
était inconnu de Grimm, et les exceptions apparentes au cours mutation consonantique », et écrivit : « 11 doit exister une règle aux
général des changements phonétiques dans une langue ne trou exceptions à une règle; le seul problème est de la découvrir2. »
blaient aucunement les savants du milieu du siècle, tels que Schleicher. L'autre implication de la théorie est que ce sont les correspondances
Mais, dans les années qui suivent la publication du Compendium systématiques entre les sons des langues qui démontrent leur parenté,
de Schleicher, les résultats d’une recherche approfondie dans les cl non simplement le cas spécial de ressemblance dans la forme pho
diverses branches de la famille indo-européenne fournissent une nétique réelle; c ’est ce que Meillet établira clairement par la suite3.
abondance de matériaux et de témoignages en faveur d ’un ordre Alors que Grimm et ses contemporains subissent l ’influence du
à l’œuvre derrière les ensembles de correspondances formelles, mouvement romantique et que Schleicher présente son œuvre dans
qui avait soit embarrassé les chercheurs précédents soit échappé ¿ le contexte de la théorie darwinienne, les néogrammairiens souhaitent
leur observation; l’on s’aperçoit que le statut scientifique de la que la linguistique historique devienne une science avec des méthodes
linguistique historique et comparative repose sur le principe de conformes à celles des sciences naturelles, dont les progrès sont si
la régularité du changement phonétique. On peut retracer l’histoire frappants à l’époque. Les savants soutiennent avec force l’universalité
d ’une langue grâce aux variations attestées dans ses formes et ara des lois naturelles, l’uniformité de la nature étant un dogme admis4.
significations de ses mots, et l’on démontre que les langues sont appa
rentées par le fait qu’elles contiennent des mots dont les corres 1. A. Lcskien, Déclination im Slawisch-Litauischen und Germanischen Leipzig,
pondances formelles et sémantiques ne peuvent être attribuées «u lf-76, xxvm : « Lässt man beliebige, zufällige, unter einander in keiner Zusam
pur hasard ou à un emprunt récent. Si donc le changement phoné menhang zu bringende Abweichungen zu, so erklärt man im Grunde damit,dass
da>, Objekt der Untersuchungen, die Sprache, der wissenschaftlichen Erkenntnis
tique n’était pas régulier, si les formes des mots étaient soumis« rieh zugänglich ist. »
au cours du temps à des variations aléatoires, inexplicables et arbi 2. « Eine Ausnahme der ersten Lautverschiebung», Zeitschrift für vergleichende
traires, de tels arguments perdraient leur validité, et les relations Sprachforschung, 23 (1877), 97-130 (101) : « Es muss eine Regel für die Unregel
mässigkeit da sein; es gilt nur diese ausfiindig zu machen »; traduction anglaise,
Lehmann, 1967, 132-163.
1. H. Osthoff et K. Brugmann, Morphologische Untersuchungen 1 (187Ç, -V Meillet, 1922, 470-471.
in-xx; traduction anglaise, Lehmann, 1967, 197-209. I 4. H.W.B. Joseph, An Introduction to Logic, Oxford, 1916, chapitre xix.
194 195
BREVE H ISTO IR E D E LA LIN G U ISTIQ U E
, l
1. Das Verbum in der Noininalkomposition, Jena, 1878, 326 : « Die Lautgesetze
der Sprachen geradezu blind, mit blinder Naturnotwendigkeit wirken. »
2. Morphologische Untersuchungen, 1 rx-x : « Nur derjenige vergleichende
Sprachforscher, welcher aus dem hypothesentrüben Dunstkreis der Werstätte
in der man die indogermanischen Grundformen schmiedet, einmal hcraustritt
in die klare Luft der greifbaren Wirklichkeit und Gegenwart, um hier sich Belehrung
zu holen über das, was ihn die graue Theorie nimmer erkennen lässt... nur der
kann zu einer richtigen Vorstellung von der Lebens- und Umbildungsweisc der
Sprachformen gelangen. »
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LA LIN G U ISTIQ U E HISTORIQUE ET COMPARATIVE
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en disant que la langue est forme, non substance, et q u ’il illustre par ses
métaphores célèbres des pièces du jeu d ’échecs et des trains, identi
fiés et connus par leur place dans le système total du jeu et du réseau
ferroviaire, et non par leur composition substantielle réelle h Dans une
langue, ces interrelations s’appuient sur chacune des deux dimen
sions fondamentales de la structure linguistique synchronique : syn-
tagmatique, concernant la juxtaposition des éléments dans l ’énoncé,
et paradigmatique (associative), concernant les systèmes contrastifs
d’éléments ou de catégories12.
Ce mode d’approche structurale sous-tend virtuellement toute la
linguistique moderne et justifie la revendication saussurienne en
faveur de l ’autonomie de la linguistique comme domaine d ’étude
p ro p re 3. Quelles que soient les différentes façons d’interpréter le
sens exact du « structuralisme », peu de linguistes désavoueraient
maintenant l ’inspiration structurale de leurs travaux.
On peut considérer la glossématique de Hjelmslev comme la réa
lisation des thèses saussuriennes sur la prééminence de la forme,
comme s ’opposant à la substance, sur le « plan du contenu » (séman
tique et grammaire) et sur le « plan de l ’expression » (phonologie),
ainsi que sur la définition de la forme comme résidant dans l ’interre-
Jation des éléments, ces deux thèses étant poussées jusqu’au bout de
leurs conséquences; c ’est-à-dire que l ’analyse du contenu doit ctre indé
pendante des critères existentiels extra-linguistiques et que l’analyse de
l ’expression (phonologie) doit être indépendante des critères phoné
tiques. Les relations entre les éléments, et non les éléments eux-mêmes,
constituent l ’objet d ’une science; seul le respect strict de cette vérité
peut permettre à l ’idéal saussurien d’une linguistique autonome,
ne dépendant d ’aucune autre discipline, de se réaliser. On considère
que chacun de ces deux plans est analysable en constituants ultimes
[par exemple-mare (jument) — en /m/, /e/, /a/, ou m, a, r, e, — sur le
plan de l ’expression, et en « cheval » ,« femelle», « singulier », sur le
plan du contenu]. Us ne sont pas isomorphes puisqu’on ne peut
établir aucune relation entre les phonèmes (ou lettres) individuels
et les éléments de contenu minimaux; mais on doit analyser ces deux
plans d ’une manière analogue, chacun étant coordonné et équivalent
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8
La linguistique
au vingtième siècle
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LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE
1. On peut trouver d ’autres détails dans Ivié (1965.), L ero y (1 9 6 3 ), M alm bcrg
(1964) et W atcrm an (1963), ouvrages consacrés à la linguistique des x t x 'e t x x c siè
cles, considérée du point de vue historique.
2. M ém oire sur te système prim itif des voyelles dans les langues indo-européennes,
Leipzig, 1879.
3. Saussure, 1949, préface à la première édition; pour plus de détails, voir R .
G odel, les Sources manuscrites du Cours de linguistique g én éra le d e F . de Saussure,
P aris, 1957.
4. P .A . V erburg, Lingua 2 (1950), 441.
5. W aterm an , 1 963, 67.
207
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nologiqucs sont classés de diverses façons, selon les traits qui dis
tinguent leurs composants phonemiques; ainsi, /pl ~ /b/,/t/ ^ /d/,
et /k/ '—' /g/ forment en anglais des oppositions du type voisc/non-
voisc à chaque point d’articulation, tandis que le grec ancien possède
un système de plosivcs â trois termes :
215
BRÈVE H IST O IR E D E L A L IN G U IST IQ U E
1. Londres, 1922; Oxford, 1932; léna, 1934; Copenhague, 1928; Aarhus, 1935;
2. Cf. E. Cassirer, Philosophie d c r sym boU schen F o rm e n , Berlin, 1923-1929
Bloomfield, « Language or ideas? », L a n g u a g e 12 (1936), 89-95.
3. C.C. Fries dans Mohrmann, Sommcrfelt et Whatmough, 1961, 218; L a n g u a g e
19 (1943), 198.
4. « Sound Patterns in Language », L a n g u a g e 1 (1925), 37-51 ; « La réalité psy
chologique des phonèmes », J o u r n a l d e p sy ch o lo g ie n o rm a le e t p a th ologique 30
(1933), 247-265 (en anglais dans Sapir, 1951, 46-60).
216
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BRÈVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
1. Les critiques furent à même de faire valoir que les emplois réels de ces deux
types d ’unités n’étaient pas aussi analogues que le suggérait la théorie (C .E . Bazell,
« Phonemic and morphemic analysis » , Word 8 (1 9 5 2 ), 33-38); l ’évolution des
méthodes linguistiques américaines durant cette période est retracée dans Jo o s ,
1958.
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nom sont des structures typiques, tandis que les plosives en initiale
de syllabe ou les cas nominaux d ’une langue constituent des systèmes
de mise en contraste d ’éléments ou catégories. L a hiérarchie des
niveaux est faible, en ce que les abstractions phonologiques peuvent
jouer le rôle intermédiaire de représentants d ’abstractions gramma
ticales, tout en ayant elles-mêmes des représentants phonétiques
dans les données phoniques, et bien qu’on puisse aussi considérer la
représentation directement comme la relation entre les abstractions
grammaticales ou lexicales et les données phoniques; cette organisa
tion assez vague a été rendue beaucoup plus rigide par les néo-
firthiens (p. 233, ci-dessous) h
L ’aspect le plus original de l’œuvre linguistique de Firlh est la
phonologie prosodique, dont un programme présente pour la première
fois les grandes lignes en 1948, et qui est développée dans des applica
tions à diverses langues lors de la décennie suivante2.
On doit examiner la phonologie prosodique de Firth en meme
temps que d ’autres systèmes de phonologie développés dans les
années quarante, en réponse au défi que la phonologie, en tant qu’ap
partenant à la linguistique descriptive, affronte durant les années
trente. On peut comparer ce défi à une crise de la science, en ce que
les données observationnelles se révèlent trop nombreuses pour la
théorie existante (la théorie du phonème) et qu’en même temps cette
théorie se trouve elle-même ébranlée par les vues et développements
des phonologues de Prague.
La phonétique, science d’observation et de description, servie par
des outils de plus en plus sophistiqués (« phonétique expérimentale »),
est alors capable de distinguer et d ’enregistrer les phénomènes pho
nétiques mis en jeu dans la parole, avec un degré d’exactitude encore
jamais atteint, et de déterminer avec précision dans son champ des
traits tels que les niveaux et mouvements d’accentuation et de hauteur
mis en jeu dans l’intonation, ainsi que les différences phonétiques
et leurs articulations associées qui se rattachent aux transitions entre
syllabes, mots et autres segments à l’intérieur des énoncés globaux.
De tels phénomènes phonétiques avaient été remarqués par Sweet,
sous le titre de « synthèse » (comme s’opposant à F « analyse »,
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227
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1. Bloomfield, 1935, 90-92; M.R. Haas, Tunica,New York, 1941, 19-20; Wells,
«The pitch phonemes of English », Language21 (1945), 27-39; Pike,The Intonation
of American English, Ann Arbor, 1946.
2. Harris, 1951, chapitre vin; Hockett, Manual of Phonology, 167-172; Gleason,
Introduction to Descriptive Linguistics
(2e édition), New York, 1961, 43 (trad. fr. :
Larousse, 1969).
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P honétique
Linguistique
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1. Halliday, m il280-2S2.
2. Voir note 2 p. 232.
3. Par exemple Hockett, « ComponeDtial Analysis of Sierra Populaca »; Harris.
« Componential Analysis of a Hebrew Paradigm », Language 24 (1948), 87-91,
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N M N Ipi
et
N N
où les traits aigu et grave s’opposent horizontalement, et les traits
diffus et com pact s’opposent verticalement, comme résultant des
différences dans les configurations du chenal vocal12.
L a guerre oblige Jakobson à émigrer aux États-Unis où, en colla
boration avec d ’autres savants et à l’aide des instruments com m e le
spectrographe, il analyse le caractère distinctif inhérent des phonèmes
de toutes les langues en combinaisons allant jusqu’à douze contrastes
binaires de traits acoustiques, définis en termes de distribution d ’éner
gie à différentes fréquences (« formants ») dans les ondes sonores,
plutôt que directement en relation avec les articulations 3. Dans ce
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LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME SIÈCLE
239
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L.C. Thomas, The Linguistic Theories of N.J. Marr, UCPL 14 (1957); exposé
sommarne dans Ivic, 1965,102-107.
2. T.A. Scbeok (éd.), Current Trends in Linguistics I: Soviet and East European
Linguistics, La Haye, 1963.
3. S.M. Lamb, « The semcmic approach to structural semantics », American
Anthropologist 66.3 (1964), partiell, 57-78; id.,« On Alternation, Transformation,
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LA LINGUISTIQUE A U VIN GTIÈM E SIÈCLE
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Ces éléments, bien qu’ils portent les mêmes noms que nombre
de ceux employés dans l ’analyse bloomfieldienne, ne sont pas expli
citement définis, en tirant leurs définitions des règles par les
quelles ils sont introduits et des éléments lexicaux que ces règles
leur assignent1.
La seconde composante applique des transform ations spécifiques,
les unes obligatoires, les autres facultatives, aux suites terminales
résultant des règles syntagmatiques, mettant en jeu des opérations
de suppression, d ’addition et de changement d ’ordre. Syntactic
structures distingue les phrases-noyaux, produites en appliquant
les seules transformations obligatoires aux suites syntagmatiques
(par exemple, la transformation de affixe + verbe en verbe -f- affixe
au temps présent, hit-s, etc.) et les autres, qui mettent de plus en
jeu des transformations facultatives, comme celle de l ’active en
passive (le ballon fu t frappé par l’homme); mais les interprétations
récentes de la théorie utilisent moins cette distinction, soulignant
plutôt celle qui sépare la « structure profonde » sous-jacente d ’une
phrase et sa « structure de surface », qu’elle manifeste après que
toutes les transformations qu’elle implique lui aient été appliquées 123.
D ’autres transformations servent à lier deux ou plusieurs phrases
simples en une seule phrase complexe, par coordination ou par subor
dination (ou « enchâssement »).
Le lexique, sous forme de règles lexicales (N — man, boy, bail,
game, etc.), est introduit en un certain point avant que les règles pho
nologiques s’appliquent; dans Syntactic Structures, les règles lexi
cales font partie des règles syntagmatiques, mais les derniers écrits
transformationnels ont modifié ce point, ainsi que la répartition
du matériel grammatical entre règles syntagmatiques et règles trans-
formationnelles s.
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]. Chomsky, 1964, 25 : « Il doit être évident que (les) racines (de la grammaire
générative) se trouvent dans la linguistique traditionnelle ».
2. Chomsky, 1957, chapitre vj; Halliday, 1961, 246; Longacrc, Grammar
Discovery Procedures, La Haye, 1964. Sur quelques relations entre la tagmémique
et la grammaire transformationnelle, voir W.A. Cook, On Tagmemes and Trans
forms, Washington, 1964.
248
LA LIN G U IST IQ U E AU VIN GTIÈM E SIÈC L E
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BREVE HISTOIRE DE LA LINGUISTIQUE
TNDOI 2E A Y T 0N
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i «-La science linguistique aide l’homme à se réaliser ».
250
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LA LINGUISTIQUE AU VINGTIÈME S1LCLI
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Table
Préface - - - - - - - - 5
Chapitre ] . Introduction 9
Chapitre 2. La Grèce 13
Chapitre 3. Rome 48