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U • LINGUISTIQUE
sous la direction de G. Bergounioux, J.-C. Chevalier et S. Delesalle
Conception de couverture : Dominique Chapon, Emma Drieu
© Armand Colin, Paris, 2009 pour cette nouvelle présentation
© Armand Colin/VUEF, Paris, 2002
© Armand Colin, Paris, 1999
Internet : http/www.armand-colin.com
9782200243913 — 1re publication
Avec le soutien du
www.centrenationaldulivre.fr
COLLECTION U • LINGUISTIQUE
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S. AUROUX, S. DELESALLE, H. MESCHONNIC Histoire et grammaire du sens,
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A. BORILLO, F. SOUBLIN, J. GARDES-TAMINE Exercices de syntaxe
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P. CADIOT Les Prépositions abstraites en français, 1997.
J.-C. CHEVALIER et S. DELESALLE La Linguistique, la grammaire et l’école,
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A. DELAVEAU, F. KERLEROUX Problèmes et exercices de syntaxe française
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F. GADET Le Français ordinaire, 1989, rééd. 1997.
M.N. GARY-PRIEUR De la grammaire à la linguistique, 1989.
B. HABERT, A. NAAZAARENKO, S. SALEM Les Linguistiques de corpus, 1997.
H. HUOT Enseignement du français et linguistique, 1981.
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C. KERBRAT-ORECCHIONI L’Implicite, 1986, rééd. 1991.
G. KLEIBER Nominales, 1994.
W. KLEIN L’Acquisition de langues étrangères, 1989.
Ch. MARCHELLO-NIZIA L’Évolution du français, 1995.
A. MARTINET Syntaxe générale, 1985.
A. MARTINET Fonction et dynamique des langues, 1989.
J. MOESCHLERThéorie pragmatique et pragmatique conversationnelle, 1996.
C. MULLERLa Subordination en français, 1996.
C. NIQUE Grammaire générative : hypothèse et argumentation, 1978.
C. NIQUEInitiation méthodique à la grammaire générative, 1974, rééd. 1993.
A. REY Le Lexique. Images et modèles, 1977.
J. REY-DEBOVE Le Métalangage, 1997.
J. REY-DEBOVE La Linguistique du signe. Une approche sémiotique du signe,
1998.
Ch. TOURATIER Le Système verbal français, 1996.
Pourquoi cette « mutation », dont les signes sont effectivement de plus en plus
nets, et dont le concept trop accueillant peut-être d’« énonciation » fait figure de
symbole et de catalyseur à la fois ? C’est que ces investigations sur les lois
structurales fort abstraites organisant les codes phonologiques, syntaxiques et
lexicaux qui caractérisent jusqu’à ces dix ou vingt dernières années l’entreprise
linguistique, quelles qu’aient été en leur temps et que soient toujours leur
pertinence et leur nécessité, sont en même temps apparues à certains comme
l’arbre cachant la forêt des réalités de la langue dans son fonctionnement et ses
dysfonctionnements. C’est que, pour des raisons à la fois internes – examen
critique des concepts de base tels que « signe », « langue », « parole », etc. – et
externes – application plus ou moins sauvage de la linguistique aux discours
historiques et politiques, mettant en évidence la nécessité de théoriser plus
finement le problème des relations entre code et message, linguistique et
extralinguistique ; souci de tenir compte de l’apport de réflexions comme celles
de Foucault, du marxisme et du freudisme, qui remettent à leur manière en cause
la notion de « sujet » -, pour toutes ces raisons fort hétérogènes donc, il est
apparu qu’à cette phase historique de son développement, la linguistique risquait
d’être menacée d’asphyxie, si elle s’obstinait à reléguer hors de son champ
d’investigation certains aspects du langage trop rapidement taxés de
« performantiels ». Une linguistique bloquée, en quelque sorte.
On peut dire, grossièrement, que la linguistique repose jusqu’à ces dernières
années sur les postulats suivants :
1 C’est une linguistique du code, auquel doivent être ramenés tous les faits de
parole.
2 Dans cette perspective, l’unité supérieure qu’atteint l’analyse, c’est la
phrase : « On a fait ainsi coïncider les limites de la phrase avec les frontières de
la linguistique » (Fisher et Verón, 1973, p. 160).
3 Le mécanisme de production du sens est relativement simple ; on lui
reconnaît un double support :
le signifiant lexical, lequel véhicule en contexte, en dehors de certains cas jugés
plus ou moins pathologiques (ambiguïté, trope, jeu de mots), un seul signifié ;
certaines constructions syntaxiques, sémantiquement pertinentes, qui signalent
les relations sémantiques entre signifiés lexicaux (cf. Fries, d’après Lyons, 1970,
p. 334 : « Le sens linguistique total de tout énoncé résulte du sens lexical des
mots individuels, auquel vient s’ajouter le sens structurel. »).
4 Lorsqu’on envisage le problème de la « parole », c’est-à-dire du code en
fonctionnement, c’est dans le cadre du fameux schéma de la communication
(Jakobson) où celle-ci apparaît comme un tête-à-tête idéal entre deux individus
libres et conscients, et qui possèdent le même code ; communication par
conséquent toujours transparente, toujours réussie.
5 Postulat de l’immanence, enfin, qui affirme la possibilité et la nécessité
méthodologiques d’étudier « la langue en elle-même et pour elle-même », en
évacuant radicalement l’extralinguistique.
Face à ces cinq certitudes, cinq remises en question :
1 La critique de la notion de code est menée sur deux fronts :
Que ce soit chez Saussure, où la langue est conçue comme un « trésor » extérieur
aux individus qui se l’approprient par mémorisation ; ou chez Chomsky, qui la
conçoit d’emblée comme un objet intériorisé sous forme de « compétence » par
le sujet parlant, mais qui définit ce sujet comme « idéal », abstrait, banalisé,
comme le parfait représentant d’une communauté linguistique parfaitement
homogène1 (et la différence est finalement bien mince entre l’idée d’une langue
collective que chacun s’approprie, et celle d’une compétence individuelle, mais
d’un individu incarnant idéalement la collectivité) : dans les deux cas le code est
admis par hypothèse comme unique et monolithique. Or un tel objet n’a aucune
réalité empirique. La « langue » n’est rien d’autre qu’une mosaïque de dialectes,
de sociolectes et d’idiolectes2 et la linguistique se doit de rendre compte de ces
différents « lectes », quitte à les intégrer, mais dans un deuxième temps
seulement, en un objet abstrait que l’on appelle parfois « diasystème »3.
D’autre part, il s’agit de repenser l’antinomie langue/parole en des termes plus
dialectiques, car dans sa présentation saussurienne, « la relation est aussi
mystérieuse entre l’activité libre du sujet et les lois immuables de la langue que,
dans la doctrine calviniste, entre les "œuvres" du croyant et le salut divin ! ».
Pour Juentz que nous citons ici (1972, p. 22), le concept de « parole » n’est
guère qu’un concept résiduel dont la fonction est plus idéologique que
scientifique : cette notion servirait en fait de support « à une opération de
sauvegarde de l’autonomie du sujet parlant comme celle du "diachronie" devait
garantir la conception évolutionniste et empiriste de l’histoire ». Ce qu’il y a de
sûr en tout cas, c’est que le mystère reste entier de la façon dont la « langue » se
réalise, lors d’un acte énonciatif individuel, en « parole », et qu’il est grand
temps de s’interroger sur les mécanismes de cette conversion du code en
discours et sur les propriétés d’un « modèle d’actualisation » (avec ses deux
versants : modèle de production, modèle d’interprétation) qui se donnerait pour
objectif d’en rendre compte.
2 Existence de lois d’organisation structurale de l’énoncé (ce terme étant
entendu provisoirement comme : ensemble de phrases reliées par certains
principes – à déterminer – de cohérence, qui font qu’elles sont immédiatement
perçues comme constituant un tout autonome).
Lorsque Jakobson écrit (1963, p. 47) : « Dans la combinaison des phrases en
énoncés, l’action des règles contraignantes de la syntaxe s’arrête et la liberté de
tout locuteur particulier s’accroît substantiellement, encore qu’il ne faille pas
sous-estimer le nombre des énoncés stéréotypés »4, il énonce une contre-vérité
manifeste : un « texte » n’est pas une juxtaposition aléatoire de phrases. Il existe
des règles de combinatoire transphrastique (fonctionnement de l’anaphore,
cohérence chronologique et logique, établissement d’isotopies sémantiques,
stylistiques, présuppositionnelles, etc.), dont le domaine d’application est bien
loin de se restreindre au cas des « énoncés stéréotypés ». Les problèmes soulevés
par la reconnaissance de cette unité (ce « rang », ce « niveau ») linguistique
supplémentaire sont considérables. Nier pour autant sa pertinence est
parfaitement inadmissible.
3 Que les modalités d’émergence du sens sont infiniment plus complexes que
la théorie du signe ne le laisse supposer.
C’est en grande partie au concept de « connotation5 » que revient le mérite
d’avoir mis en évidence le fait :
que le sens peut venir investir et « informer » n’importe quel type d’unité
constitutive de la substance linguistique : peuvent ainsi fonctionner comme
supports signifiants le matériel phonique ou graphique, une structure rythmique,
une structure syntaxique traditionnellement considérée comme non pertinente
sémantiquement, le signe global, le référent lui-même, le texte dans son entier,
etc. – étant bien entendu que les premiers rôles de cette représentation signifiante
restent tenus par les signifiants lexicaux et structurels ;
que les unités de contenu sont elles aussi extrêmement diversifiées quant à leur
nature et leur statut (dénotatif/connotatif, explicite/implicite, littéral/dérivé,
propositionnel/pragmatique, en langue/instancié, etc.), et qu’à une même
séquence signifiante s’attachent le plus souvent plusieurs niveaux, hiérarchisés
ou non, de signifiés hétérogènes.
4 Critique du schéma de la communication.
Parler, ce n’est sûrement pas échanger librement des informations qui
« passent » harmonieusement, indifférentes aux conditions concrètes de la
situation d’allocution et aux propriétés spécifiques des partenaires de l’échange
verbal. Nous soulèverons bientôt quelques objections précises à cette conception
euphorique du « tête-à-tête idéal ». Disons simplement qu’à l’opposé de la
conception informationnelle de l’échange verbal que certains estiment
présupposée par cette représentation de la communication, la tendance actuelle
de la linguistique serait plutôt (cf. la « pragmatique » ou théorie des forces
illocutionnaires, la « praxématique » de Robert Lafont, la « sémanalyse » de
Julia Kristeva, etc.) de mettre l’accent sur le fait que « dire », c’est en même
temps « faire6 », et quelle que soit l’ambiguïté de ces termes, d’assimiler le
langage à une « pratique », une « praxis », une « production », un « travail »...
5 Possibilité et nécessité de réintégrer l’extralinguistique.
Nous verrons sous peu, à partir de l’exemple des déictiques, qu’il est dans
certains cas impossible de décrire adéquatement les comportements verbaux sans
tenir compte de leur environnement non verbal. D’une manière plus générale, on
ne peut étudier le sens sans envisager son corrélat, le référent ; on ne peut
analyser la compétence linguistique en évacuant la compétence idéologique sur
laquelle elle s’articule ; on ne peut décrire un message sans tenir compte du
contexte dans lequel il s’enracine, et des effets qu’il prétend obtenir. La
perspective immanente, cet horizon méthodologique vers lequel la linguistique
s’est efforcée de tendre asymptotiquement, apparaît aujourd’hui plus réductrice
que productrice. Aujourd’hui, l’attitude la plus rentable en linguistique, ce n’est
pas l’ascétisme héroïque, mais une audacieuse ouverture aux disciplines
apparentées.
Pour clore ce panorama des nouvelles orientations de la linguistique, citons
quelques auteurs qui s’assignent pour tâche l’un et/ou l’autre des points que nous
venons de définir :
Z. Harris (1969, p. 9) : « On peut envisager l’analyse du discours à partir de
deux types de problèmes qui, en fait, sont liés. Le premier concerne le
prolongement de la linguistique descriptive au-delà des limites d’une seule
phrase à la fois. Le second concerne les rapports entre la "culture" et la langue
(c’est-à-dire entre le comportement non verbal et le comportement verbal) »
(Harris envisage donc ici les points (2) et (5)).
P. F. Strawson (1970, p. 32) : « Nous ne pouvons espérer comprendre le
langage [...] si nous ne comprenons pas le discours. Nous ne pouvons espérer
comprendre le discours si nous ne tenons pas compte du but de communication »
et si nous ne cherchons pas à savoir « comment le contexte d’un énoncé affecte
ce qu’on dit ».
D. Maldidier, C. Normand et R. Robin (1972, p. 118) énoncent enfin en ces
termes les ambitions de la nouvelle linguistique : « Née d’horizons divers, cette
linguistique du discours cherche à aller au-delà des limites que s’est imposée une
linguistique de la langue, enfermée dans l’étude du système. Dépassement des
limites de la phrase, considérée comme le niveau ultime de l’analyse dans la
combinatoire structuraliste ; effort pour échapper à la double réduction du
langage à la langue, objet idéologiquement neutre, et au code, à fonction
purement informative ; tentative pour réintroduire le sujet et la situation de
communication exclus en vertu du postulat de l’immanence, cette linguistique du
discours est confrontée à l’extralinguistique. »
La légitimité des ambitions de la linguistique du discours, dont ce texte
constitue une manière de charte, n’est pas encore reconnue par tous7. Bien plus,
les tenants de cette linguistique sont loin de s’accorder sur la voie à emprunter
pour mener à bien son édification. Il n’est pas question de passer ici en revue les
différentes procédures descriptives, plus ou moins ambitieuses, plus ou moins
formalisées, proposées par tel ou tel. Contentons-nous de signaler qu’on a
souvent l’impression troublante qu’un choix nous est proposé entre des modèles
rigoureux mais peu fructueux, et des analyses excitantes mais fondées sur des
procédures si floues qu’elles sont difficilement reproductibles ; et qu’en tout état
de cause, aucune « théorie globale » satisfaisante, aucun « modèle intégrateur »
de cette composante « énonciative », « pragmatique », ou « rhétorique » (selon
les terminologies et les perspectives descriptives) ne se profilent encore sur la
scène linguistique.
On considère parfois que deux gestes « fondateurs », celui de Saussure (pour
qui la linguistique reste fondamentalement une linguistique du mot), et celui de
Chomsky (qui l’étend et la restreint à l’unité-phrase), ont ponctué l’histoire de la
linguistique moderne. L’attitude théorique de Chomsky, Pierre Bourdieu (1975,
p. 23) la dénonce en ces termes : « En excluant toute relation entre les fonctions
des expressions linguistiques et leurs propriétés structurales, en privilégiant les
propriétés formelles de la grammaire au détriment des contraintes fonctionnelles,
la structure par rapport à l’usage, la cohérence interne du discours, considéré
comme recevable aussi longtemps qu’il n’est pas absurde, c’est-à-dire dans cette
logique purement formaliste "non grammatical", au détriment de l’adaptation à
la situation, qui, lorsqu’elle fait défaut, peut jeter dans l’absurde les discours les
plus cohérents, Chomsky succombe à l’illusion éternelle du grammairien qui
oublie que la langue est faite pour être parlée, qu’il n’y a de discours que pour
quelqu’un et dans une situation : il ne connaît et ne reconnaît (au moins
implicitement) que le discours sans fin et à toutes fins, et la compétence
inépuisable qui suffit à le rendre possible, discours qui est bon pour toutes les
situations parce que réellement adapté à aucune... » Il semble bien en effet que la
position « immanentiste » d’un Chomsky ne soit plus aujourd’hui tenable. Et que
même si la linguistique n’a pas encore trouvé son « troisième fondateur », même
si les déclarations précédentes (et nous aurions pu aisément en allonger la liste)
tiennent autant du vœu pieux que de l’énoncé programmatique, elles constituent
à coup sûr autant de « signes d’une mutation »8.
Cette mutation, nous n’en envisagerons pas ici toutes les facettes. Dans ce
foisonnement de perspectives, notre champ d’investigation se limitera à la
problématique de l’énonciation, dont il s’agira de circonscrire le domaine
d’application, et d’examiner certains des instruments d’analyse – dans la lignée
directe d’Emile Benveniste (ainsi que le suggère le sous-titre de cet ouvrage De
la subjectivité dans le langage), mais aussi d’autres linguistes tels que Charles
Bally, qui peut être considéré comme l’un des principaux précurseurs de cette
approche énonciative9. Au terme de cette réflexion, nous pourrons plus
justement mesurer l’ampleur du tournage que la linguistique est en train
d’amorcer, et voir comment sont actuellement ébranlés et reformulés certains des
dogmes (principes de l’immanence et du « modèle neutre ») sur lesquels elle
s’est édifiée.
1 LA COMMUNICATION LINGUISTIQUE1
1.1 Le schéma de Jakobson
1.2.1 Le code
Il est inexact, nous l’avons dit, que les deux partenaires de la communication,
même s’ils appartiennent à la même « communauté linguistique », parlent
exactement la même « langue », et que leur compétence s’identifie avec
« l’archi-français » d’un « archi-locuteur-allocutaire ». Quelle peut être
l’ampleur des divergences existant entre les deux (ou plus) idiolectes en
présence ? Sur ce point, deux attitudes rigoureusement antagonistes : d’un côté,
celle de Jakobson qui déclare (1963, p. 33) : « En parlant à un nouvel
interlocuteur, chacun essaye toujours, délibérément ou involontairement, de se
découvrir un vocabulaire commun – soit pour plaire, soit simplement pour se
faire comprendre, soit enfin pour se débarrasser de lui, on emploie les termes du
destinataire. La propriété privée, dans le domaine du langage, ça n’existe pas :
tout et socialisé [...] ; l’idiolecte n’est donc, en fin de compte, qu’une fiction,
quelque peu perverse »5 : un tel optimisme (le code commun, ce serait ainsi celui
du destinataire, que l’émetteur s’approprierait mimétiquement) fait trop aisément
bon marché des ambiguïtés, des incertitudes des échecs de la communication.
D’autres au contraire, trop attentifs à ces échecs, prônent un solipsisme radical,
ainsi Lewis Carroll qui déclare en appendice à la Logique symbolique : « Je
soutiens que tout écrivain a entièrement le droit d’attribuer le sens qu’il veut à
tout mot ou toute expression qu’il désire employer. Si je rencontre un auteur qui,
au commencement de son livre, déclare : "Qu’il soit bien entendu que par le mot
'noir’" je voudrai toujours dire’blanc’, et que par le mot 'blanc’ j’entendrai
toujours 'noir’, j’accepterai humblement cette règle, quand bien même je la
jugerais contraire au bon sens6 » – règle explicite et simple (de substitution
antonymique), dont l’application permet sans trop de difficultés de compenser
l’arbitraire du décret sémantique. Mais rien de tel chez Hympty Dumpty, dont
l’idiolecte se veut irréductible : « Quand j’emploie un mot [...], il signifie ce que
je veux qu’il signifie, ni plus, ni moins7 » ; attitude provocante, tyrannique,
facétieuse et désespérée à la fois, que fonde une conscience aiguë des
incertitudes du sens dont Alice fait à ses dépens, aux pays des merveilles,
l’expérience. On ne se fait jamais comprendre d’autrui : autant se faire
comprendre, au moins, de soi-même.
Une telle attitude solipsiste, Mounin la condamne en 1951 comme
réactionnaire et bourgeoise : « Ces simples camarades parisiens [...] savaient
d’instinct que, parmi les propriétés de la langue, il y avait sa grande stabilité
d’une part, et son unité d’autre part, nécessaires afin que la langue demeure un
moyen de communication entre les hommes. Tandis que toutes les manipulations
formalistes que la bourgeoisie décadente inflige à sa langue en font, selon ses
théoriciens mêmes, les Paulhan, les Blanchot, les Sartre8, un moyen de solitude
entre les hommes. » Bourdieu (1975) estime à l’opposé que l’utilisation de cet
artefact théorique qu’est la notion de « langue commune » joue un rôle
idéologique bien précis : il sert à masquer sous l’apparence euphorisante d’une
harmonie imaginaire l’existence de tensions, d’affrontements et d’oppressions
bien réels ; nier l’existence de ces tensions, et se bercer de « l’illusion du
communisme linguistique », c’est en fait tenter de conjurer, par le biais du
langage, les clivages sociaux.
Les opinions divergent donc, on le voit, tant sur le phénomène lui-même que
sur son interprétation idéologique. Nous nous garderons bien de prendre position
sur le second point. Quant au premier, nous dirons prudemment que la vérité est
entre les deux. D’une part, pour prendre le cas de la composante lexicale où se
rencontrent le plus massivement les divergences idiolectales, il est incontestable
pourtant qu’un certain consensus s’établit sur les significations, qui rend
possible une intercompréhension au moins partielle (et l’établissement des
articles de dictionnaire) ; que les mots ont, en langue, un sens, ou plutôt des sens
relativement stables et intersubjectifs : « Si on place mille personnes devant
mille chaises », déclare un peu imprudemment B. Pottier (car nous avons nous-
même constaté certains écarts dénominatifs concernant cet objet, lesquels sont
plus spectaculaires encore s’agissant d’autres types de champs sémantiques),
« on peut obtenir un million de fois le terme "chaise". En linguistique, cette
coïncidence de subjectivité est ce qu’on appelle l’objectivité. » Cette remarque
pointe en tout cas le fait que les signes sont « nécessaires » en même temps
qu’arbitraires9 : bien qu’il n’y ait aucune raison « naturelle » d’appeler un chat
« un chat », les utilisateurs de la langue française acceptent de jouer le jeu des
dénominations, et l’histoire ne nous livre aucun exemple d’Humpty Dumpty
(comme Alice, à l’énoncé du « paradoxe » précédemment cité, proteste,
interloquée, que « la question est de savoir si vous pouvez faire que les mêmes
mots signifient tant de choses différentes », Humpty Dumpty rétorque
superbement : « La question est de savoir qui est le maître, un point c’est
tout ! », formule qui énonce superlativement le fait que dans l’échange verbal se
jouent des rapports de pouvoir, et que c’est bien souvent le plus fort qui impose
au plus faible son propre idiolecte ; n’empêche que personne jamais ne pousse sa
maîtrise jusqu’à prétendre s’affranchir de la tyrannie des normes et des usages, et
se prétendre le seul dépositaire légitime du « bon » sens). C’est vrai, « tout mot
veut dire ce que je veux qu’il signifie », mais en même temps, « tout mot veut
dire ce qu’il veut dire » (il a un sens en langue). Parler, c’est précisément tenter
de faire coïncider ces deux intentions signifiantes, ces deux « vouloir dire ».
Mais les deux énonciateurs, même s’ils sont prêts à se conformer au sens-en-
langue, n’en ont pas nécessairement la même conception. C’est pourquoi, après
avoir premièrement admis que la communication verbale autorisait une
intercompréhension partielle, il nous faut deuxièmement insister sur le fait que
cette intercompréhension ne peut être que partielle. Il faut en prendre son parti :
l’intercommunication (les dialectologues l’ont depuis longtemps montré, et ce
qui est vrai des confrontations de dialectes l’est aussi, toutes proportions
gardées, des confrontations d’idiolectes) est un phénomène relatif et graduel. Il
n’y a aucune raison de privilégier les cas de communication « réussie10 », et de
considérer comme des « bavures » des phénomènes aussi fréquents que les
malentendus, les contre-sens11, les quiproquos. Bien au contraire, ainsi qu’à la
suite d’Antoine Culioli le déclarent Fuchs et Le Goffic (1975, p. 122), « la
dissymétrie entre production et reconnaissance, la non-coïncidence entre les
systèmes des énonciateurs imposent de placer au centre de la théorie linguistique
des phénomènes jusqu’alors rejetés comme des "ratés" de la communication ».
D’un point de vue méthodologique, cela veut dire que cette « idéalisation
théorique qu’implique le fait d’identifier la compétence du locuteur à celle de
l’auditeur » (postulat du « modèle neutre ») n’est pas aussi « légitime » que
l’estime Lyons (1978, p. 71) ; et qu’il faut au contraire admettre que la
communication (duelle : nous ne parlons pour l’instant que de ce cas le plus
simple) se fonde sur l’existence non pas d’un code, mais de deux idiolectes ;
partant, le message lui-même se dédouble, en ce qui concerne du moins sa face
signifiée : si l’on définit en effet la compétence comme un ensemble de règles
spécifiant « comment les sens sont appariés aux sons » (Chomsky), et si l’on
pose que ces règles de correspondance Sa-Sé varient d’un idiolecte à l’autre,
comme le signifiant d’un message reste invariant entre l’encodage et le
décodage, il faut admettre que dans l’intervalle qui sépare ces deux opérations, le
sens subit bien des avatars :
Il n’est donc pas vrai, comme semble le dire (d’après Fuchs et Le Goffic
toujours) Jakobson, que le message passe dans sa totalité « de main en main,
sans être altéré dans l’opération ».
Dans les deux sphères de l’émetteur et du récepteur, nous intégrons aux côtés
des compétences strictement linguistiques (et para-linguistiques) :
leurs déterminations psychologiques et psychanalytiques, qui jouent bien
évidemment un rôle important dans les opérations d’encodage/décodage, mais
dont nous dirons, faute de compétence en la matière, peu de choses (le
fonctionnement des déictiques nous fournira pourtant un exemple de l’incidence
de ce facteur « psy-15 » sur les choix linguistiques) ;
leurs compétences culturelles (ou « encyclopédiques », ensemble des savoirs
implicites qu’ils possèdent sur le monde) et idéologiques (ensemble des
systèmes d’interprétation et d’évaluation de l’univers référentiel) qui
entretiennent avec la compétence linguistique des relations aussi étroites
qu’obscures, et dont la spécificité vient encore accentuer les divergences
idiolectales.
1.4 (Auto-)critiques
D’autre part, cette présentation ne rend compte que du cas le plus simple, et
finalement le plus rare, de communication : celui de la communication duelle (en
« tête-à-tête »). Or, sans même parler du cas épineux du discours littéraire, dans
lequel les instances émettrice et réceptrice se trouvent dédoublées
(auteur/narrateur d’un côté, lecteur/narrataire de l’autre), de nombreux cas de
communication « ordinaire » dévient par rapport à ce schéma canonique, et il
serait urgent d’établir une typologie des situations d’allocution qui tienne compte
du nombre et du statut des partenaires de l’échange verbal :
a) À la phase d’émission, plusieurs niveaux d’énonciation peuvent se trouver
superposés (problèmes du discours rapporté, du transcodage25, etc.), et Jakobson
lui-même en est bien conscient, qui déclare à propos d’une « bribe de
conversation » entendue dans le train : « Il y a là une chaîne d’émetteurs et de
récepteurs, tant réels que fictifs, dont la plupart ont une simple fonction de relais,
et se contentent de citer (pour une large part, volontairement) un seul et unique
message, qui leur était (pour un certain nombre d’entre eux, tout au moins)
depuis longtemps connu » (1973, p. 206). Ainsi, lorsqu’un annonceur commande
à une agence une campagne publicitaire, le schéma de la communication se
complexifie de la façon suivante :
1 Pour une description plus fine de ces différentes catégories de récepteurs, voir Goffman 1987.
2 On trouve chez Fillmore (« Deixis I », p. 3) cette opposition « addresse » vs « audience », ce dernier étant
défini comme « a person who may be considered as part of the conversational group but who is not a
member of the speaker/addresse pair ».
3 C’est l’expression qu’utilise Lyons, 1978, p. 34.
Mais l’inconvénient essentiel de notre schéma, c’est qu’il met en place dans
leurs cases respectives que des termes (dans les deux sens de ce terme) :
a) Ce ne sont que des mots, auxquels il s’agit de donner un contenu référentiel
précis. Quelle réalité recouvrent exactement ces étiquettes descriptives ? Le seul
élément qui ait jusqu’à présent fait l’objet d’investigations approfondies, c’est la
compétence linguistique (conçue d’ailleurs de façon bien restrictive). Quant aux
autres composantes de la communication, elles restent encore terres inconnues
ou presque.
b) Ce sont des termes de relations : les différents ingrédients de ce modèle
sont juxtaposés les uns aux autres, et figés à la place qui leur est dévolue, comme
s’il n’existait entre eux aucun problème de définition de frontière, ni aucune
espèce d’interactions. Quelques exemples montreront qu’il n’en est rien :
1 L’émetteur et le récepteur, dans ce schéma, se font face, et leurs « sphères »
respectives sont comme deux bulles imperméables qui se gardent bien de
s’intersectionner. Nous avons déjà introduit quelques correctifs à cette
présentation, en disant que tout récepteur était en même temps un émetteur en
puissance, et que dans la compétence culturelle des deux partenaires de la
communication il fallait incorporer l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, qu’ils se
font de l’autre, et qu’ils imaginent que l’autre se fait d’eux-mêmes : on ne parle
pas à un destinataire réel, mais à ce que l’on croit en savoir, cependant que le
destinataire décode le message en fonction de ce qu’il croit savoir de l’émetteur.
Mais ces réserves sont trop faibles encore. Car les deux interlocuteurs ne se
contentent pas de prendre à tour de rôle la parole, en tenant compte des images
qu’ils se sont une fois pour toutes constituées l’un de l’autre : il y a modification
réciproque des protagonistes du discours au fur et à mesure que se déroule ce
que certains théoriciens comme Watzlawick dénomment justement une
« interaction ». D’autre part, même si les compétences ne sont pas aussi
parfaitement identiques que le suppose Jakobson, c’est tomber dans l’excès
inverse que de les présenter comme totalement disjointes : elles
s’intersectionnent d’autant plus qu’elles ont tendance à s’adapter l’une à l’autre
au cours de l’échange verbal, chacun modelant, dans des proportions il est vrai
extrêmement variables, son propre code à celui qu’il présume chez l’autre.
Certains générativistes le reconnaissent d’ailleurs, et tentent d’aménager la
conception standard du « locuteur-auditeur idéal » en postulant l’existence d’une
« compétence communicationnelle » (Lakoff : conscience de l’existence de
certaines variations « -lectales »), ou encore d’une « métacompétence »
(Wunderlich, 1972, p. 47 : « Fait également partie de la compétence linguistique
une sorte de métacompétence, à savoir la capacité de réorganiser une grammaire
déjà intériorisée, de modifier des règles existantes de production de phrases et de
perception linguistique, d’admettre de nouveaux éléments dans le lexique, etc.
Ceci se produit chaque fois qu’un auditeur [il conviendrait d’ajouter :... « et
qu’un émetteur »] accepte la compétence linguistique différente de l’un de ses
partenaires en communication et essaie de l’assimiler. ») Quelle que soit la place
que l’on accorde dans le modèle au phénomène, il est en tout cas certain (et
l’usage des déictiques nous en fournira l’illustration) que tout acte de parole
exige une certaine dépense d’énergie pour « se mettre à la place de l’autre »
(dépense en général, ainsi que nous le montre encore le fonctionnement des
déictiques, considérablement plus grande pour le récepteur que pour l’émetteur),
et que « la communication se fonde sur cet ajustement plus ou moins réussi, plus
ou moins souhaité, des systèmes de repérage des deux énonciateurs30 » (Culioli,
1973, p. 87).
2 Le problème de la compétence idéologique sera repris plus tard. Mais disons
dès maintenant que l’idéologie, tout en constituant un système de contenus
autonome, et susceptible de se manifester dans toutes sortes de comportements
sémiologiques, investit de toute part et préférentiellement les contenus
linguistiques, et que la frontière entre les deux compétences, que nous avons
représentée par un trait plein, est en réalité poreuse.
3 Le statut du référent est tout aussi complexe. D’une part, il est extérieur au
message, et environne la communication. Mais en même temps il s’y insère dans
la mesure où une partie de ce référent est concrètement présente et perceptible
dans l’espace communicationnel, et c’est en général ce que l’on entend par
situation de discours ; où une autre partie (qui peut coïncider partiellement, dans
le « discours de situation », avec la précédente) de ce référent est convertie en
contenu du message ; où enfin il se réfléchit dans la « compétence idéologique et
culturelle » des sujets, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances qu’ils en
possèdent et des représentations qu’ils s’en sont construites. Son lieu d’insertion
est donc multiple.
4 Le canal, c’est d’abord le support des signifiants, eux-mêmes support des
significations. Mais il fonctionne en même temps comme un filtre
supplémentaire puisque la nature du canal n’est pas sans incidence sur les choix
linguistiques : c’est par exemple un fait bien connu qu’en publicité la nature du
« message » varie avec celle du « support31 ».
5 Quant à « l’univers de discours », il intègre à la fois, nous l’avons dit, les
données situationnelles et les contraintes de genre. Or ses frontières internes sont
aussi floues que ses frontières externes, étant donné que :
les contraintes rhétoriques sont en partie déterminées par les données
situationnelles ;
on peut considérer que l’émetteur et le récepteur sont partie intégrante de la
situation de communication ;
enfin, la situation intègre une partie du référent. Mais laquelle ? Ce que voient le
locuteur et l’allocutaire ? Ce qu’ils peuvent voir en modifiant leur champ de
vision sans se déplacer ? En se déplaçant ? Mais alors, où arrêter le référent de
situation ?
Nous serions bien incapable de répondre à toutes ces questions. Notre schéma
(car « modèle » serait un bien grand mot, s’agissant d’un objet aussi faiblement
structuré) a du moins le mérite de les soulever, de montrer que les différents
paramètres extralinguistiques sont loin d’y occuper une place marginale, et de
permettre de circonscrire les tâches qui attendent la linguistique « de deuxième
génération » que Benveniste appelle de ses vœux : chercher comment
s’articulent entre elles les différentes compétences ; comment agit, à l’encodage
et au décodage, ce filtre complexe qu’est l’univers de discours ; comment
s’effectue, dans une situation déterminée, la mise en référence du message
verbal ; tenter enfin d’élaborer ces modèles de production et d’interprétation qui
permettent la conversion de la langue en discours.
2 L’ÉNONCIATION
Il est temps maintenant de définir plus précisément le champ de notre étude,
c’est-à-dire de fournir une réponse à la question : qu’est-ce donc que
l’énonciation ? Quel doit être, quel peut être l’objet d’une « linguistique de
l’énonciation » ? C’est alors qu’apparaissent l’écart qui sépare ce « pouvoir » de
ce « devoir » et l’ambiguïté qui s’attache au concept d’énonciation.
2.3 Récapitulation
1 L’expression doit être ici entendue en un sens relativement large – plus large en tout cas que chez
Lyons qui la définit (1978, p. 33) comme une « transmission intentionnelle d’informations, à l’aide
d’un système de signaux pré-établi » – et qui peut déborder le cadre étroit de ce que Mounin appelle
la « sémiologie de la communication » (vs « sémiologie de la signification »).
2 Cf. 1972, p. 25 : « Aussi, le schéma élaboré par Jakobson et largement répandu aujourd’hui
comme un "résultat" assuré de "la" linguistique apparaît-il de plus en plus comme un modèle
régressif » – mais par rapport à quoi ?
Nous n’entrons pas ici dans les détails d’une explication de la genèse de ce schéma (qui adapte à la
communication verbale certains éléments de la théorie de l’information), ni d’une comparaison avec
d’autres schémas antérieurement proposés (Bühler, Shannon et Weaver) : on peut là-dessus consulter
Eco, 1972, p. 39-54.
3 Dans le cas du soliloque, l’émetteur et le récepteur sont substantiellement confondus, mais ils
restent fonctionnellement distincts. De plus, « il est, à cet égard, remarquable que les sociétés
répriment par la raillerie le soliloque [...]. Celui qui veut s’exprimer sans crainte de censure doit se
trouver un public devant lequel il jouera la comédie de l’échange linguistique » (Martinet, cité par
Flahault, 1978, p. 24) ; émettre un message sans destinataire, c’est là un comportement qui passe
pour pathologique (et la parole verbale s’oppose sur ce point au chant, qui peut très « normalement »
être une activité solitaire).
Même dans les pratiques glossolaliques, le locuteur (qui déclare ne pas se comprendre lui-même)
postule en général l’existence d’un destinataire divin (susceptible lui de décrypter les productions
discursives du glossolale).
4 Allusion à cet adage que répète inlassablement Korzybski, et qui vaut pour toute sorte de
production discursive : « La carte n’est pas le territoire. »
5 Souligné par nous. Notons qu’en 1961, Jakobson (cité par Kevzin, 1969, n. 17, p. 29) considère
que « les tentatives pour construire un modèle du langage sans tenir compte du locuteur ou de
l’auditeur » menacent de transformer le langage en une « fiction scolastique » : en dix ans, la fiction
a complètement changé de camp... Palinodie remarquable, et révélatrice de cette « mutation » dont
nous parlions en avant-propos.
6 Cité par Jean Gattégno dans son introduction à Logique sans peine de Lewis Carrol, Hermann,
1966, p. 32.
7 De l’autre côté du miroir, Marabout, 1963, p. 245.
8 Curieusement, dans cette déclaration de Mounin (citée par D. Baggioni, 1977, p. 106), Michel
Leiris manque à l’appel, qui pourtant donne dans la préface du Glossaire sa formulation la plus
radicale à la thèse solipsiste : « Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage
est né pour faciliter leurs relations mutuelles. C’est dans ce but d’utilité qu’ils rédigent des
dictionnaires, où les mots sont catalogués, doués d’un sens bien défini (croient-ils), basé sur la
coutume et l’étymologie. Or l’étymologie est une science parfaitement vaine qui ne renseigne en rien
sur le sens véritable d’un mot, c’est-à-dire la signification particulière, personnelle, que chacun se
doit de lui assigner, selon le bon plaisir de son esprit. »
9 Tout en défendant une thèse proche de celle d’Humpty Dumpty, la Logique de Port-Royal
reconnaît (p. 129) que l’intercommunication se fonde sur la « nécessité » des signes : « Il est permis
à chacun de se servir de tel son qu’il lui plaît pour exprimer ses idées, pourvu qu’il en avertisse.
Mais comme les hommes ne sont maîtres que de leur langage, et non pas de celui des autres, chacun
a bien droit de faire un dictionnaire pour soi mais on n’a pas droit d’en faire pour les autres, ni
d’expliquer leurs paroles par les significations qu’on aura attachées aux mots. C’est pourquoi quand
on n’a pas dessein de faire connaître simplement en quel sens on prend un mot, mais qu’on prétend
expliquer celui auquel il est communément pris, les définitions qu’on en donne ne sont nullement
arbitraires, mais elles sont liées et astreintes à représenter non la vérité des choses, mais la vérité de
l’usage » (notons qu’ici « arbitraire » s’oppose à « nécessaire », et non à « motivé » comme dans la
tradition saussurienne).
10 Ces expressions connotent l’idéal d’une communication totale et transparente (restitution
intégrale au décodage des signifiés encodés). Mais pourquoi serait-il grave ou regrettable qu’il en
soit autrement ? On peut au contraire appliquer à tous les langages cette vérité que Barthes découvre
lors d’une session de l’IRCAM (cf. Le Monde, 2 mars 1978, p. 15) : « Nous pensions devoir
affronter une difficulté, celle d’avoir à rapprocher des langages réputés différents, venus de
compétences inégales. Mais ce que nous avons affronté, je crois, c’est seulement notre peur de nous
sentir exclus du langage de l’autre : ce que nous avons compris, c’est que cette peur est en grande
partie illusoire : la séparation des langages n’est pas fatale, à partir du moment où l’on ne demande
pas à la parole d’accomplir toute la communication. »
11 Cette notion, ainsi que celle de « décodage aberrant » (U. Eco) sont bien entendu relatives au
projet signifiant de l’émetteur.
12 Que l’on appelle parfois « compétence active » vs « passive » – mais l’expression est assez
malencontreuse car l’opération de décodage est loin de se réduire à l’enregistrement pur et simple de
significations évidentes (elles sont au contraire reconstruites au terme d’un travail, ou « calcul
interprétatif »).
13 Ainsi, « Koko le gorille » possède activement 300 mots ; mais passivement, 200 ou 300 de plus.
14 Par exemple, supposons un sujet qui manie une langue étrangère plus aisément en laboratoire
que dans la vie réelle. Nous appellerons « compétence » linguistique de ce sujet sa compétence de
laboratoire et nous dirons que la situation de communication normale fonctionne comme un filtre qui
vient restreindre ses aptitudes langagières.
15 Ce morphème (obtenu par l’intersection de leurs signifiants) fonctionne comme un archilexème
venant commodément neutraliser (intersection corrélative des signifiés) l’opposition sémantique
existant entre psychologique/psychanalytique/psychiatrique...
16 On sait que c’est là-dessus que Chomsky fonde son argumentation tendant à prouver que la
sémantique générative n’est qu’une « variante notationnelle » du modèle standard.
17 Pour une reformulation ultérieure de ces différentes « compétences » impliquées dans les
mécanismes de production/interprétation, voir notre Implicite, chap. 4 (où nous introduisons la
notion de « compétence rhétorico-pragmatique »), ainsi que Les Interactions verbales, t. I, 29 sq. (où
il est question de « compétence communicative »).
18 C’est-à-dire que cette composante rend compte à la fois de ce que Todorov (1973, p. 135)
appelle les contraintes « énonciatives » et « discursives », par opposition aux contraintes strictement
linguistiques.
19 Relativement, car les contraintes situationnelles permettent tout de même en français un « jeu »
assez souple, à la différence de cette langue Dyirbal parlée dans le North Queenland, dont Dixon
(1971, p. 437) nous apprend qu’elle comporte deux variantes au vocabulaire totalement différent : le
Guwal, parler quotidien non marqué, et le Dyalnuy, langue spéciale utilisée obligatoirement en
présence de certains parents « tabous » : « The use of one language or the other was entirely
determined by whether or not someone in proscribed relation to the speaker was present or nearby ;
there was never any choice involved. »
20 Par exemple, la communication entre abeilles n’est ni symétrique, ni transitive, ni réflexive ;
même chose pour les messages produits par les panneaux de la circulation routière : un panneau ne
se parle pas à lui-même, et le récepteur ne répond pas à l’émetteur à l’aide du même code.
21 C’est même le plus important pour A. Tomatis, qui répète et démontre dans L’Oreille et le
langage que « parler, c’est d’abord s’entendre parler ».
22 Il est piquant de constater qu’appliquée à un élève, la formule « il répond » jette sur lui le
discrédit et connote l’insolence : il y a certes plusieurs manières de « répondre », mais la polysémie
de l’expression témoigne du fait que, fondamentalement, la communication didactique est conçue
comme devant rester asymétrique.
L’homme est en effet constitué de telle sorte qu’il est « par nature » plus propre à l’écoute muette
qu’à la prise de parole, Zénon d’Élée nous le démontre de manière irréfutable : « La nature nous a
donné une langue et deux oreilles, afin que nous écoutions plus et parlions moins. »
23 C’est bien le cas dans le happening, qui correspond précisément au souci de rendre symétrique
la communication théâtrale.
24 Lors d’une émission « Apostrophes » consacrée au problème de la « modernité » en littérature
(8 déc. 1978), comme la confusion des voix entravait le débat par son « bruit » excessif, Bernard
Pivot y mit bon ordre par cette répartie superbe d’à-propos (nous le citons approximativement) :
« Écoutez, je sais bien que dans la littérature moderne il y a souvent plusieurs "voix" mélangées, on
ne sait pas bien qui parle et ça n’a d’ailleurs aucune importance, mais à la télévision on en est encore
à l’âge classique, il y en a un qui parle et les autres qui écoutent... »
25 Sur ce problème, voir Pohl (1968, p. 50), qui propose une classification des différents types
« d’intermédiaires humains » : messager, écrivain public, secrétaire, agent des télégraphes,
interprète, traducteur, vulgarisateur, etc.
26 C’est pourquoi il est important de ne pas confondre (1) la situation de communication avec (2)
la relation d’allocution :
- l’allocutaire fait par définition partie de (2), mais non nécessairement de (1) (communication écrite
ou téléphonique) ;
- inversement, le délocuté, exclu de (2), peut être inclus dans (1).
27 Nous empruntons ce terme à Maillard, 1974.
28 Le discours filmique s’oppose de ce point de vue à la communication théâtrale, et c’est pourquoi
les adresses au spectateur (qui se rencontrent par exemple dans Pierrot le Fou de Godard) y sont
plus nettement « marquées ».
Remarque annexe : dans une séquence de cette œuvre, Marianne et Ferdinand-Pierrot, assis côte à
côte sur la banquette avant d’une voiture, dialoguent amoureusement :
« Je mets la main sur ton genou.
- Moi aussi Marianne.
- Je t’embrasse partout... » – mais ils n’en font rien.
Et ce trope comportemental produit un effet plus violent que le « je t’embrasse » conventionnel de la
communication téléphonique ou épistolaire, la différence tenant bien sûr au statut du destinataire
(présent/absent ? possibilité/impossibilité de passer à l’acte).
29 Extraits de Jacques Le Fataliste (Œuvres de Diderot, Gallimard, 1951, pp. 528 et 544), cités par
Lecointre et Le Galliot, 1972.
30 Le film de Jean Schmidt Comme les anges déchus de la planète Saint-Michel (documentaire sur
les « zonards » et autres sous-prolétaires urbains) en fournit un exemple en la personne de
l’« éducateur » qui, sous peine de rester incompris (« Et la lutte que vous avez menée ensemble, ça
n’a pas modifié l’image que tu te faisais des immigrés ? » – « Comment ça, l’image ? ? »), joue en
permanence sur un double clavier et se croit obligé de traduire dans le langage de l’autre les
formules qui lui viennent spontanément aux lèvres (ce qui donne par exemple : « Le problème c’est
que vous êtes complètement en dehors des circuits de production – que vous bossez pas, quoi. »)
31 On connaît la célèbre formule de Mac Luhan : « Le message c’est le médium. »
Pour un exemple (celui des « communications de masse ») de l’incidence du canal sur les propriétés
internes du message, voir Eco, 1972, p. 19.
32 Il s’agit bien en effet de polysémie et non d’homonymie :
é2/é3 : relation de domination (hypéronyme/hyponyme) ;
é2/é4 : même chose ;
é3/é4 : relation de contraste ;
é1/é4 : relation de partie à tout entre les dénotés correspondants.
33 Ducrot adopte quant à lui le système terminologique suivant :
phrase / énoncé vs texte / discours
(abstraite) (réalisé) (abstrait) (réalisé)
34 De même, Culioli aura beau faire : l’« énonciateur » d’un message, c’est d’abord,
traditionnellement, son émetteur.
35 L’attitude descriptive que nous adoptons ici se fonde donc sur l’hypothèse (contestable, nous
l’admettons) que même si les différents constituants du CE coexistent nécessairement et
dialectiquement dans tout acte communicationnel, il n’est pas complètement illégitime, d’un point
de vue méthodologique, de les dissocier (toute l’entreprise linguistique repose d’ailleurs sur de telles
opérations de dissociation – ainsi, des deux plans du contenu et de l’expression, qui sont pourtant,
comme chacun sait, aussi « indissociables » que le recto et le verso d’une feuille de papier...).
Chapitre 2
De la subjectivité dans le langage : quelques-uns de ses
lieux d’inscription
1 LES DÉICTIQUES
1.1 Problèmes de définition
– Encodage : le triangle sémiotique doit être orienté dans le sens : référent —>
Sé —> Sa.
La perception du dénoté et l’identification en son sein de certaines propriétés
linguistiquement pertinentes (s’il s’agit d’un objet-chaise : son caractère d’objet
matériel – fait pour s’asseoir – individuel – possédant un dossier – mais pas
d’accoudoirs...) permettent d’associer à cet objet extralinguistique un concept
abstrait, lequel devient signifié lorsqu’on lui associe un signifiant linguistique,
opération que permet la compétence lexicale du locuteur, c’est-à-dire l’une des
règles de correspondance Sa/Sé qu’il a intériorisées.
– Décodage : la perception acoustique ou visuelle du signifiant – plus
précisément l’extraction dans la substance d’expression des traits distinctifs qui
le constituent – renvoie le récepteur à un certain signifié qu’il identifie grâce à sa
compétence lexicale, ce signifié se présentant comme un ensemble de sèmes
abstraits, sur la base desquels il identifie à son tour le référent approprié. On le
voit, le plan sémantique fonctionne comme élément médiateur indispensable
entre le plan de l’expression et celui du référent extralinguistique : c’est lui qui
rend possible le mécanisme référentiel.
Que ce soit à l’encodage ou au décodage, le sujet utilise conjointement trois
types de mécanismes référentiels, que nous appellerons respectivement :
référence absolue/référence relative au contexte linguistique (cotexte)/référence
relative à la situation de communication, ou référence « déictique ».
Pour illustrer cette distinction, voyons quelles sont les possibilités de
dénomination d’un objet extralinguistique x dans le cas particulier où x est une
personne :
1 « Une fille blonde » : il y a dénomination « absolue ». Le choix de
l’étiquette signifiante est bien entendu arbitraire, c’est-à-dire relatif à un système
linguistique particulier. Mais nous parlons de référence absolue dans la mesure
seulement où, pour dénommer x, il suffit de prendre en considération cet objet x,
sans l’apport d’aucune information annexe.
1 Ces trois termes sont pour le moment admis comme synonymes – bien que Lyons distingue le
« denotatum » (en langue) du « référent » (en discours).
1.1.2 Définition
Nous proposons donc des déictiques la définition suivante : ce sont les unités
linguistiques dont le fonctionnement sémantico-référentiel (sélection à
l’encodage, interprétation au décodage) implique une prise en considération de
certains des éléments constitutifs de la situation de communication, à savoir :
le rôle que tiennent dans le procès d’énonciation les actants de l’énoncé,
la situation spatio-temporelle du locuteur, et éventuellement de l’allocutaire.
Il importe d’insister sur ce point qui prête à de fréquentes méprises : ce qui
« varie avec la situation », c’est le référent d’une unité déictique, et non pas son
sens, lequel reste constant d’un emploi à l’autre ; le pronom « je » fournit
toujours la même information, à savoir « la personne à laquelle renvoie le
signifiant, c’est le sujet d’énonciation ». Sur ce point, la définition de Jespersen
proposée plus haut est inacceptable, au même titre que ces formulations de
Benveniste et de Ricœur :
– Benveniste, 1966 a, p. 4 : « Hors du discours effectif, le pronom n’est
qu’une forme vide, qui ne peut être attachée ni à un objet ni à un concept » : un
objet sans doute, un concept certainement pas.
– Ricœur, 1975, p. 98 : « Les pronoms personnels sont proprement
"asémiques" ; le mot "je" n’a pas de signification en lui-même [...], "Je", c’est
celui qui, dans une phrase, peut s’appliquer à lui-même "je" comme étant celui
qui parle ; donc, le pronom personnel est essentiellement fonction du discours et
ne prend sens que quand quelqu’un parle et se désigne lui-même en disant "je". »
Mais Ricœur confond ici sens et référent. Les pronoms personnels sont en
réalité, avant toute actualisation discursive, sémantisés (ainsi peuvent-ils être
traduits dans les dictionnaires bilingues).
Il va de soi que toute unité linguistique voit son référent varier d’une
énonciation à l’autre. Mais pour reprendre la terminologie de Lyons, les unités
non déictiques ont un denotatum (classe d’objets que l’item est virtuellement
susceptible de dénoter) relativement stable. Les unités déictiques en revanche, si
elles reçoivent bien en discours un référent spécifique, ne possèdent pas, en
langue, de denotatum spécifiable. En d’autres termes encore : pour la plupart des
unités lexicales, la synonymie peut être définie soit en termes d’identité de
contenu sémantique, soit en termes d’identité d’extension ; les deux phénomènes
sont corrélatifs, c’est-à-dire que deux mots ayant même sens possèdent en
principe la même classe de dénotés virtuels (le même denotatum) et inversement.
Mais pour les déictiques3, il est nécessaire de dissocier la définition en
compréhension et la définition en extension : deux shifters peuvent fort bien
avoir la même extension sans être pour autant synonymes. Ainsi, les deux
pronoms « je » et « tu » ont pour extension l’ensemble virtuel de tous les
individus qui peuvent fonctionner comme locuteur et comme allocutaire
respectivement : ce sont, en gros, les mêmes. Semblablement, les deux verbes
« aller » et « venir » décrivent exactement les mêmes procès de déplacement ;
pourtant, ils ne fournissent pas exactement les mêmes informations : la
description (objective) du procès est la même, mais le point de vue (subjectif)
sur ce procès n’est pas le même.
N.B. Les termes qui nous semblent les plus acceptables sont notés en lettres
capitales.
Les expressions heureuses, mais peu maniables de Damourette et Pichon :
référence « nynégocentrique » (= déictique) vs « allocentrique » (= cotextuelle)
n’ont guère fait fortune.
1 Ce terme suggéré, par Roland Barthes, est adopté par M. Maillard, 1974.
– Problème des pronoms pluriels :
• Le « nous » ne correspond jamais, sauf dans des situations très marginales comme la récitation ou la
rédaction collectives, à un « je » pluriel. Son contenu peut être défini ainsi :
Mais, outre que ce graphe reste condamné à l’inachèvement perpétuel, puisque l’ensemble des « ils » et des
« elles » est proprement inépuisable, les différenciations qu’il met en évidence sont de naturelle
référentielle, plutôt que sémantique.
Les pronoms personnels constituent donc en français9 le système suivant :
1Dans le cas de « nous » rhétorique, contradictoirement dit « de majesté » ou « de modestie ». Mais nous
n’envisageons pas pour l’instant le problème de toutes ces énallages : seule est prise en considération la
valeur fondamentale de l’unité pronominale.
Remarques
– L’axe des personnes est en réalité ternaire, et Pottier a raison de noter la
continuité qui existe entre elles trois :
« En français, on a une hiérarchie ordonnée : je (tu (il)) :
je + x → nous
tu + x (sauf je) → vous » (1974, p. 189).
Dès que l’on veut ramener à deux dimensions binaires cet axe ternaire, on se
trouve inévitablement confronté à un problème de classification croisée. On peut
en effet être tenté par l’organisation suivante :
Mais on le voit, cette présentation oblige à scinder en plusieurs unités
distinctes, non seulement le « vous » (ce qui est également le cas de la
présentation précédente), mais aussi le « nous » – alors qu’il semble bien que
l’on ait affaire ici, plutôt qu’à des sémèmes distincts, à des variantes
référentielles. Cette considération formelle, jointe au fait que l’opposition
locuteur/non-locuteur nous semble, de par le statut incroyablement privilégié qui
est accordé au « je » dans le fonctionnement de l’énoncé, plus importante que
l’opposition interlocuteur/délocuté, explique que nous ayons préféré la première
structuration.
– Nous nous écartons ce faisant des analystes de Benveniste, qui propose des
pronoms personnels la structuration hiérarchique suivante :
Remarques
– Nous qualifions de « neutres » les expressions qui sont indifférentes à
l’opposition simultanéité/antériorité/postériorité (« aujourd’hui je m’ennuie/je
me suis ennuyée/je vais m’ennuyer ») ou à l’opposition antériorité/postériorité
(« lundi », « tout à l’heure », « un autre jour »). Elles se rencontrent surtout en
emploi déictique, car dans ce cas la forme verbale fournit aisément l’information
complémentaire. C’est ainsi que « tout à l’heure » (et sa variante dialectale
« tantôt22 ») neutralise l’opposition qui existe entre les relationnels « peu avant »
et « peu après », et « lundi » celle qui existe entre « le lundi précédent » et « le
lundi suivant ».
– On peut utiliser conjointement une forme temporelle et une expression
adverbiale qui ne relèvent pas du même système de référence23 :
« Il m’a dit qu’il viendrait demain. »
« Je viendrai le lendemain. »
– Un certain nombre de ces expressions sont constituées à l’aide des
démonstratifs. C’est alors la forme simple (parfois renforcée à l’aide de la
particule -ci) qui entre dans la composition des locutions déictiques, et la forme
particulée en -là dans celle des locutions relationnelles.
– Les expressions déictiques ainsi constituées se laissent interpréter de la
façon suivante :
« ce matin », « cet après-midi », « ce soir »/« ce printemps », « cet été », « cet
automne » = l’après-midi, l’été qui se déroulent, se sont déroulés ou doivent se
dérouler pendant la même journée/année que celles qui incluent T0. On peut
ainsi opposer de façon relativement systématique :
(1) « (je viendrai) cet été » = l’été de cette même année qui inclut T0, et
(2) « (je viendrai) l’été prochain » = l’été qui tout en étant (dans le futur) le
plus proche de T0, n’appartient pas à la même unité annuelle.
Reste le problème des époques qui se situent à cheval sur deux unités
temporelles : il semble qu’elles puissent être désignées de deux façons (sauf en
cas de simultanéité, qui n’admet bien entendu que la formulation de type (1)) :
(1) « cette nuit »/« cet hiver », ou :
(2) « la nuit dernière (prochaine) »/« l’hiver dernier (prochain »),
et que le choix entre (1) et (2) s’effectue selon le degré d’éloignement par
rapport à T0 du moment ainsi daté : si l’on est en automne, on parlera plus
volontiers de « l’hiver dernier » que de « cet hiver », et de « cet hiver » que de
« l’hiver prochain » ; on peut donc dire que « cet hiver » signifie généralement
(lorsqu’il ne s’agit pas de simultanéité) « l’hiver le plus proche du moment où je
parle ». Mais l’usage de ces différentes expressions reste relativement souple –
même s’il apparaît clairement que deux axes s’y trouvent concurremment
impliqués :
(1) distance de T à T0 ;
(2) (non) appartenance de T à la même unité temporelle (jour ou année) que
T0.
Signalons enfin l’existence de prépositions et d’adjectifs temporels
déictiques :
c) Prépositions temporelles
d) Adjectifs temporels
On dira, soit que x est derrière y (il se trouve par rapport à y dans la direction
de son « arrière » : utilisation non déictique) ;
soit que x est devant y (si le locuteur tient compte de sa propre position dans
l’espace : utilisation déictique de la préposition).
Ex. 2 :
On dira, soit que x est devant y (il se trouve par rapport à y dans la direction
de son « avant » : emploi non déictique) ;
soit que x est derrière y (emploi déictique).
C’est-à-dire que ces deux propositions sont polysémiques :
(1) valeur non déictique : « x est devant/derrière y » = « x est dans la direction
de l’avant/l’arrière de y » – la position de L n’étant alors d’aucune pertinence
dans le choix de la préposition appropriée.
Cet emploi est le seul possible dans le cas particulier où y correspond au
locuteur (« la table est devant/derrière moi ») ;
(2) valeur déictique : « x est devant/derrière y » = « x est plus près/plus loin de
moi que y »29-30.
Cette polysémie peut entraîner des ambiguïtés. Ainsi, une consigne telle que
« gare-toi devant cette voiture » pourra dans certains cas, nous l’avons
personnellement constaté, être interprétée de deux façons contradictoires :
d) à droite/à gauche
Alors que l’utilisation des prépositions précédentes met en jeu
(éventuellement) l’orientation frontale de y et de L, c’est leur orientation latérale
qui devient ici pertinente.
• y : objet non orienté latéralement.
« Va t’asseoir à gauche de cet arbre » : « à gauche » = « du côté de l’arbre qui
est dans la sphère de mon côté gauche ». L’utilisation de l’expression est
déictique, c’est-à-dire fonction de la localisation spatiale et de l’orientation
latérale du locuteur.
• y : objet orienté latéralement31.
« Place-toi à gauche de Pierre »32 = « du côté de son bras gauche ».
Ici la référence n’est pas déictique, elle se fait uniquement par rapport à
l’élément y.
e) les verbes aller/venir
Nous avons précédemment défini et opposé trois types de mécanismes
référentiels : ils se trouvent tous trois représentés dans le champ sémantique des
verbes de mouvement. En effet :
1 « Pierre monte/descend l’escalier » : ces verbes dénotent « absolument » un
certain type de mouvement directionnel.
2 « Pierre approche/s’éloigne de Paris » : référence cotextuelle (approcher de
Paris, ce peut être s’éloigner de Lyon – tandis qu’aucune manipulation
cotextuelle ne peut convertir en descente un procès de montée).
3 « Pierre vient/va à Paris chaque semaine » : ces deux phrases décrivent
exactement le même déplacement objectif, sans véhiculer pour autant la même
information, la première ajoutant à la seconde l’idée (présupposée) que le sujet
d’énonciation se trouve à Paris au moment où il l’énonce. Les deux verbes
s’opposent donc déictiquement, en ce qu’ils décrivent respectivement un
mouvement de rapprochement/éloignement de la sphère du locuteur.
Mais ce n’est là qu’une première approximation. Pour affiner la description, il
convient d’envisager comment ces verbes se comportent en diverses situations
que nous symboliserons à l’aide des conventions suivantes : un objet x se
déplace vers un lieu y qu’il atteint en un temps T, lequel déplacement est décrit
par un locuteur L0à l’intention d’un allocutaire A0 en un temps T0 et en un lieu
E0, dans lequel peut se trouver également, mais non nécessairement,
l’allocutaire33.
(1) y = E0 : x se déplace vers le lieu où se trouve L0 en T0.
Si T = T0, x est nécessairement ≠ L0 (qui ne peut se déplacer vers un lieu où il
se trouve déjà).
En revanche, si T ≠ T0, x peut représenter le locuteur (ex. : je suis (déjà) venu
ici ; je (re-) viendrai ici).
Mais quelle que soit la nature (passée, présente ou future) de T, si y = E0,
« aller » est exclu, seul « venir » est admis :
– L’emploi de « venir » présuppose que x se déplace vers un endroit :
(i) où se trouve L0 et T0(x ≠ L0si le verbe est au présent)
(ii) où se trouve L0 en T (x ≠ L0)
(iii) où se trouve A0 en T0 (x ≠ A0 si le verbe est au présent)
(iiii) où se trouve A0 en T (x ≠ A0).
Le présupposé véhiculé par « venir » peut donc être ambigu :
« Il est venu chez moi » : sur les quatre possibilités théoriques, deux
seulement se conservent à cause du sémantisme particulier de « chez moi » : j’y
étais, ou j’y suis.
« Tu viendras demain à l’exposition ? » :
(i) j’y suis
(ii) j’y serai35.
« Il viendra demain à l’exposition ? » :
(i) j’y suis
(ii) j’y serai
(iii) tu y es
(iiii) tu y seras36.
En revanche, une phrase telle que « il est allé chez moi » ne peut être de ce
point de vue ambiguë : elle présuppose nécessairement que je ne me trouve pas
chez moi au moment où je parle.
Remarques
– Le pronom « ils » fonctionne naturellement comme « il », mais aussi le
« vous » et le « nous », même exclusifs, comme le « tu » et le « je » (prévalence
du « je » et du « tu » sur le « il »).
– Lorsque nous formulons ainsi le présupposé : « l’allocutaire se trouvera au
lieu où se rendra x en T », il faut en réalité entendre : « le locuteur pense que
l’allocutaire... ». Car on peut fort bien concevoir un dialogue du genre : « Je
viendrai chez toi demain. – Mais je n’y serai pas ! », le « mais » ayant pour
fonction, comme l’a montré Ducrot, de récuser véhémentement le présupposé
admis à tort par l’interlocuteur37.
– L’analyse mériterait d’être assouplie. Car je peux à la rigueur dire : « je
viendrai demain à l’exposition », même si je sais pertinemment que tu ne t’y
trouveras pas ce jour-là (ou que tu ne t’y trouves pas actuellement) ; c’est alors
que je considère que cette exposition c’est la tienne, ou que tu as l’habitude de
t’y trouver, et qu’en tout cas elle fait partie de ta « sphère » ; même chose pour
l’expression « chez toi », qui autorise des phrases telles que : « je suis venu chez
toi, mais je ne t’y ai pas trouvé ».
– Les cas d’intersection d’emploi.
Les deux verbes s’excluent parfois :
viens auprès de moi/va auprès de moi
viens au cinéma (où je ne suis ni se serai)/va au cinéma.
Mais ils peuvent aussi commuter :
Il ne faudrait pas croire cependant que dans ce dernier cas les phrases soient
équivalentes : qui dit commutabilité ne dit pas nécessairement synonymie. Le
verbe « venir » véhicule un présupposé dont l’importance est au décodage égale
à celle des informations posées. Rien de tel avec « aller » (qui nous dit
simplement que L0 ne se trouve pas dans l’endroit en question au moment où il
parle : on peut le dire, au même titre que le personnel de troisième personne,
« négativement déictique », et le considérer comme l’élément non marqué du
couple) : que j’aie ou non moi-même fréquenté cette exposition, c’est là une
considération référentielle sans aucune pertinence linguistique.
Le verbe « aller » est donc beaucoup plus extensif que le verbe « venir »38
dont les contraintes d’emploi sont beaucoup plus rigoureuses.
– Autre dissymétrie de fonctionnement : le verbe « venir » admet la
construction absolue (« tu viens ? »), alors que « aller » exige un complément
directionnel (« tu y vas ? »)39, ce qui s’explique aisément : le terme final
coïncidant en général, dans le cas de « venir », avec la localisation du locuteur, il
n’a pas besoin d’être spécifié davantage. Inversement et pour la même raison, le
complément de provenance est beaucoup plus fréquent avec « venir » qu’avec
« aller », où il ne se rencontre que dans la structure du type « aller de Paris à
Lyon ».
– Employés comme auxiliaires temporels, ces verbes gardent quelque
souvenir de leur valeur cinétique originelle : au lieu de localiser simplement le
procès, c’est-à-dire de le placer objectivement dans une certaine case de la
dimension chronologique, ils le relient dynamiquement à T0, soit en rapprochant
le passé du présent (« venir de »), soit en anticipant sur l’avenir (« aller »). On y
reconnaît donc, bien que dilué et transposé de l’espace au temps, le principe de
l’opposition primitive (rapprochement/éloignement de l’instance énonciative).
– Signalons pour terminer que l’on pourrait identifier les mêmes traits
déictiques dans le sémantisme des verbes itératifs correspondants, « revenir » et
« retourner »40.
Les termes de parenté sont, nous l’avons vu, des termes relationnels41, et non
des déictiques. Ils méritent pourtant d’être ici mentionnés pour les trois raisons
suivantes :
– Le cas particulier de « papa » et « maman » : ces termes se prêtent à deux
types d’emploi désignatif42 :
• mon/ton/son papa : « papa » fonctionne ici comme « père » dont il constitue
une variante familière ; c’est le personnel incorporé dans le possessif, et non le
terme de parenté, qui est déictique ;
• lorsqu’il est employé sans prédéterminant, « papa » renvoie toujours au père de
L043, d’où le comique de cette « histoire drôle » de Coluche :
L1 – Allo Monsieur le Proviseur ? Je vous téléphone pour vous dire que Toto ne
pourra pas aller à l’école aujourd’hui, il est malade.
L1 – C’est papa !
1.3 Conclusions
1.3.1 Importance des déictiques
Parler c’est signifier, mais c’est en même temps référer : c’est fournir des
informations spécifiques à propos d’objets spécifiques du monde
extralinguistique, lesquels ne peuvent être identifiés que par rapport à certains
« points de référence » (Pohl 1975), à l’intérieur d’un certain « système de
repérage » (Culioli 1973). Le système de repérage déictique n’est pas le seul
auquel puissent recourir les langues naturelles, mais c’est sans doute le plus
important, et sûrement le plus original, car ce repérage a la particularité de
s’effectuer non par rapport à d’autres unités internes au discours, mais par
rapport à quelque chose qui lui est extérieur et hétérogène : les données
concrètes de la situation de communication.
Les unités déictiques ont ainsi pour vocation, tout en appartenant à la langue,
de la convertir en parole. Benveniste le répète inlassablement : le « je » du code
appartient à tout le monde ; mais parler, c’est se l’approprier, ainsi que les
formes de présent, c’est organiser son discours sur le monde, donc le monde lui-
même, autour des trois repères du je/ici/maintenant : toute parole est
égocentrique. Permettant au « locuteur » de se constituer en sujet (identique à
lui-même d’un acte de parole à l’autre, puisque toujours désignable par le même
signifiant « je »), et de structurer l’environnement spatio-temporel, les déictiques
sont à considérer non seulement comme des unités de langue et de discours au
même titre que toute autre unité linguistique, mais bien plus, comme ce qui rend
possible l’activité discursive elle-même :
Benveniste, 1966 b, p. 262 : « C’est dans l’instance de discours où je désigne
le locuteur que celui-ci s’énonce comme "sujet". Il est donc vrai à la lettre que le
fondement de la subjectivité est dans l’exercice de la langue. Si l’on veut bien y
réfléchir, on verra qu’il n’y a pas d’autre témoignage objectif de l’identité du
sujet que celui qu’il donne ainsi lui-même sur lui-même. »
Benveniste, 1970, p. 14 : « En tant que réalisation individuelle, l’énonciation
peut se définir, par rapport à la langue, comme un procès d’appropriation. Le
locuteur s’approprie l’appareil formel de la langue et il énonce sa position de
locuteur par des indices spécifiques [...]. De l’énonciation procède l’instauration
de la catégorie du présent, et de la catégorie du présent naît la catégorie du
temps. Le présent est proprement la source du temps. Il est cette présence au
monde que l’acte d’énonciation rend seul possible car, qu’on veuille bien y
réfléchir, l’homme ne dispose d’aucun autre moyen de vivre le "maintenant" et
de le faire actuel que de le réaliser par l’insertion du discours dans le monde. »
Weinrich, 1973, p. 47 : « À travers leur retour "obstiné" tout au long du texte, les
formes de la personne tendent à ancrer les contenus communiqués dans la
situation de communication, et à y renouveler sans cesse leur inscription. »
Outils commodes, économiques44, et irremplaçables, les formes déictiques, se
disséminant au travers de la trame discursive, sont de ce fait beaucoup plus
fréquentes en discours qu’elles ne sont nombreuses en langue45. Encore
convient-il d’ajouter :
que cette fréquence varie considérablement, nous le verrons, selon le type de
discours dont il s’agit (tous sont ancrés déictiquement, mais à des degrés
divers) ;
que les déictiques, et plus généralement les « points de référence », sont très
fréquemment élidés,
soit qu’ils se déduisent aisément du cotexte (référence cotextuelle) : « les idées de
Luther ne plaisaient pas au pape » – de l’époque en question,
soit qu’ils coïncident avec l’instance énonciative (référence déictique) : « le
président Carter a eu une entrevue avec le pape » – de maintenant.
Même chose pour la référence spatiale : en dehors de toute contre-indication
cotextuelle, une phrase telle que « Il pleut » sera interprétée par catalyse comme
« Il pleut là où je me trouve », « le président de la République », comme « le
président d’ici, maintenant », et dans un journal français, « La peine de mort
abolie » comme « La peine de mort abolie en France » – d’où l’effet ironique
que produit ce titre de Libération (19 mai 1979) :
Enfin
LA PEINE DE MORT ABOLIE46
1. Au Luxembourg.
Sans qu’ils puissent être pour autant considérés en eux-mêmes comme des
déictiques (ou des relationnels selon les cas), les syntagmes nominaux
incorporent donc certaines déterminations spatio-temporelles élidées 1, et
peuvent à la faveur de cette ellipse comporter :
certaines ambiguïtés (exemple de Dahl : « En 1950, ma femme » – de maintenant,
ou de cette époque-là ? – « vivait à New York ») ;
certaines contradictions ou tautologies apparentes (cf. ce slogan du PR pour les
législatives de mars 1978 : « La majorité [actuelle] aura la majorité »).
Commodes, mais en même temps délicats à manipuler : les déictiques sont des
instruments à double tranchant, dont l’usage rencontre un certain nombre de
difficultés.
a) Problème du discours rapporté c’est-à-dire du cas où un énoncé é1 qui
s’est déroulé à l’intérieur d’un cadre énonciatif CE1 se trouve enchâssé dans un
autre énoncé é0 se déroulant à l’intérieur d’un cadre énonciatif CE0.
Pour ce faire, le français utilise conjointement deux types de procédés :
• report « direct » : é1 est conservé tel quel, c’est-à-dire que les déictiques s’y
interprètent par rapport à CE1 ;
• report « indirect » : le système de repérage s’effectue exclusivement par
rapport à CE0, et tous les déictiques que comporte é1 doivent être transposés
dans ce nouveau cadre énonciatif :
« Pierre m’a dit : je viendrai demain » ? « Pierre m’a dit qu’il viendrait le
lendemain ».
« Pierre m’a dit : tu viendras demain » ? « Pierre m’a dit que je viendrais le
lendemain »47.
Mais le problème se complique du fait que parmi les déictiques que comporte
é1 certains sont régulièrement convertis en relationnels (désinences verbales)48,
d’autres en déictiques par rapport à CE0 (pronoms personnels), cependant que
les adverbes temporels et spatiaux peuvent fonctionner selon l’un ou l’autre de
ces deux principes ; comparer :
(i) « Il m’a dit qu’il viendrait le lendemain » (de T1), et
(ii) « Il m’a dit qu’il viendrait demain » (le lendemain de T0).
Les deux phrases ne sont pas équivalentes49, car dans le discours indirect les
déictiques ne fonctionnent que par rapport à CE0, CE1 cessant d’être de ce point
de vue pertinent50. Une exception pourtant, semble-t-il, à ce principe : le verbe
« venir », et pour illustrer la complexité de ce phénomène de transposition en
discours indirect, nous allons analyser de plus près une phrase en apparence
aussi simple que (ii), dont il s’agira de reconstituer la forme que prendrait é1 en
discours direct :
« Il m’a dit qu’il viendrait demain. »
Cette phrase, L0 l’énonce donc à l’intention de A0 en une situation
d’allocution S0, c’est-à-dire en un temps T0 et un lieu E0 (nous supposerons pour
simplifier que locuteur et allocutaire se trouvent en un même lieu) ; à l’intérieur
de cette phrase, L0 décrit une autre situation S1, telle que L1 a énoncé à A1 un
certain fait en un temps T1 et en un lieu E1 ; enfin, le procès de « venir » est
censé se dérouler en T2, et aboutir en un lieu E2.
L’observation des déictiques fournit les informations suivantes :
– Les actants : problème des pronoms personnels
• « me », forme flexionnelle de « je », est un déictique pur.
En S0, A0 peut identifier d’emblée la référence de cette forme linguistique :
« me » = L0 = A1.
• « il » : le pronom de troisième personne comporte toujours un élément
négativement déictique, puisqu’il présuppose que son dénoté est exclu de la
relation d’allocution :
« il » ≠ L0 ≠ A0.
Mais cette information est insuffisante. Elle peut être complétée de deux
manières : soit en accompagnant d’un geste l’énoncé du pronom51 – dans ce cas,
rare, le fonctionnement du pronom de troisième personne est entièrement
déictique (par ostension) ; plus fréquemment, par l’existence dans le cotexte
d’un antécédent : le pronom est alors à la fois déictique et représentant.
Pour en revenir aux deux occurrences de « il » dans la phrase, on peut noter
les incertitudes suivantes52 :
D’une part :
ou ils sont tous les deux entièrement déictiques ;
ou ils sont tous les deux anaphoriques (et déictiques) ;
ou ils sont, l’un déictique par ostension, l’autre anaphorique (cas qui comporte
encore deux possibilités différentes).
D’autre part :
ou ils ont tous deux même contenu référentiel (il2 est anaphorique de il1, et
transpose un « je » de style direct) ;
ou ils renvoient à deux dénotés distincts (il2 représentant alors un « il » de
style direct).
Les seules relations dont on soit absolument certain sont les suivantes :
il1 et il2 ≠ L. 0 ≠ A0
il1 = L1.
– Les indications temporelles : quelles sont les relations entre T0, T1 et T2 ?
• « il m’a dit » : PC déictique : T1 et antérieur à T0
• « qu’il viendrait » : temps relatif : T2 est postérieur à T1 (temps sous-jacent en
é1 : futur)
• « demain » : T2 est postérieur à T0 ; plus précisément, T2 est un moment de la
journée consécutive à celle qui inclut T0 (la forme sous-jacente en é1 ne peut pas
être reconstituée, puisque l’élément de référence T0 est encore indéterminé au
moment de l’énonciation de é1 ; dans le cas particulier où é1 s’est déroulé la
veille du jour où a lieu é0, ou le même jour, « demain » correspond à « après-
demain », ou « demain »).
– Les indications spatiales : problème de l’emploi de « venir »
• Première possibilité : le verbe se justifie, comme il est naturel en discours
indirect, par rapport à CE0, c’est-à-dire en l’occurrence E0 : « il m’a dit qu’il
viendrait ici, où je suis en T0 » (et où nous sommes puisqu’il a été pour
simplifier supposé que L et A se trouvent toujours dans le même lieu) : E2 = E0.
Si E0 ? E1 (les deux lieux pouvant bien sûr coïncider), la phrase en style direct
correspondrait à : j’irai (il ira) quelque part où tu n’es en ce moment ni ne sera à
ce moment-là (mais où tu te seras trouvé la veille). Dans ce cas, seul « aller » est
admis en style direct ; seule la transposition en style indirect, avec l’intervention
du nouvel E0, permet la transformation aller ? venir. (La possibilité interprétative
suivante : il m’a dit qu’il viendrait là où je serai à ce moment-là, qui elle peut
recouvrir un « venir » de style direct, est envisagée ci-dessous mais elle
chevauche en réalité les deux cas que nous distinguons ici : « venir » se justifiant
par rapport à CE0 vs CE1.)
• Il semble en effet que, contrairement à ce qui se passe pour les autres
déictiques, ce verbe puisse être conservé tel quel au cours de la transposition en
style indirect malgré la modification du système de repérage qu’elle entraîne.
C’est en tout cas ce que confirme une phrase telle que « Pierre a proposé à
Jacques de venir », qui peut s’interpréter comme :
(i) Pierre a proposé à Jacques que Jacques vienne (voir Pierre)
(ii) Pierre a proposé à Jacques que Pierre vienne (voir Jacques).
Or si seule S0 était pertinente pour l’emploi de « venir », ni (i) ni (ii) ne
seraient possibles, « venir » décrivant dans le cadre de S0 un déplacement vers
l’endroit où se trouve une tierce personne (Pierre, ou Jacques). En revanche,
dans le cadre de S1 (Pierre disant à Jacques : « tu viendras me voir », ou « je
viendrai te voir »), le verbe « venir » est tout à fait normal pour décrire un tel
déplacement : au cours de la transposition en style direct, il se trouve maintenu
tel quel et conserve ses présupposés originels malgré la modification du
dispositif énonciatif. S’il en est ainsi, notre phrase admet encore les possibilités
suivantes :
« Il m’a dit : je viendrai là où tu es actuellement »
E2= E1
« Il m’a dit : je viendrai là où tu seras à ce moment-là »
pp : A1 (= L0) sera en E2 au temps T2
« Il m’a dit : il viendra là où je suis actuellement »
E2 = E1
« Il m’a dit : il viendra là où je serai alors »
pp : L1 sera en E2 au temps T2
« Il m’a dit : il viendra là où tu es actuellement »
E2 = E1
« Il m’a dit : il viendra là où tu seras alors »
pp : A1sera en E2 au temps T2.
Toute anodine qu’elle paraisse, cette phrase comporte donc un certain nombre
d’ambiguïtés, et peut transposer en style indirect les différents énoncés suivants :
devant l’arbre,
à droite de l’arbre »,
« Madelon. – Tout ça, c’est des paroles en l’air, tu lui as promis de l’argent pour
aujour-d’hui.
Guignol. – Pardon, épouse, pardon, je lui ai dit que je lui donnerai de l’argent
demain !
L’astuce est commode et bien connue : demain, comme chacun sait, on rase
gratis81.
L’observation du fonctionnement des déictiques est donc intéressante à plus
d’un titre. Il est ainsi permis de supposer que les sujets se comportent
différemment les uns des autres par rapport au système de repérage déictique,
qu’ils y évoluent avec une aisance variable, et qu’ils y font appel avec une
constance inégale. Si l’on étudiait comparativement chez différents sujets
l’utilisation du fonctionnement des termes déictiques et/ou non déictiques
(devant/derrière qui se prêtent aux deux usages ; aller/venir, qui sont souvent
commutables sans être également déictiques), peut-être verrait-on apparaître
chez telle catégorie de locuteurs une tendance prononcée à organiser l’espace
discursif autour de leurs coordonnées nynégocentriques, et chez telle autre, une
prédilection pour les structurations « objectives » d’un espace dont ils préfèrent
rendre compte sans s’y projeter ni s’y mettre en scène82.
La fréquence des déictiques varie donc sûrement d’un locuteur à l’autre. Mais
elle varie aussi d’un type de discours à l’autre, et particulièrement selon la nature
écrite ou orale du canal, le discours oral se caractérisant essentiellement par
l’importance de son insertion dans le système du je-ici-maintenant, ainsi que
l’illustrera pour terminer cet enregistrement d’un chauffeur d’autobus parisien :
« C’est marrant, hein, les accidents. Tu vois là, je vais pas en avoir de cinq, six
mois, et puis tout d’un coup, je vais en avoir un aujourd’hui, toute la semaine je
vais en avoir83. »
L’irruption inattendue du déictique « aujourd’hui » est incontestablement
« fautive » : le locuteur développe en effet dans le début de ce texte une
hypothèse d’école, qu’il a le droit de situer dans le passé (l’énoncé équivalent
serait alors : « Mettons que je n’en aie pas eu depuis cinq, six mois, et puis tout
d’un coup, je vais en avoir un aujourd’hui »), ou dans le présent : c’est la
solution adoptée par le locuteur, qui choisit T0 comme point de départ fictif (« tu
vois là » = « admettons que j’envisage ce qui risque de se passer à partir de
maintenant »), et suppute prospectivement, à l’aide d’un futur périphrastique
normal, la suite des événements ; nous voici cinq ou six mois plus tard : si L
restait dans la logique de son système, il devrait alors utiliser une expression
temporelle du type : « à ce moment-là » (référence cotextuelle) ; à sa place,
apparaît le déictique « aujourd’hui » : le procès théoriquement futur (dans la
logique de ce système fictif) se trouve brutalement réinjecté dans le présent
énonciatif. Irruption fautive donc, mais révélatrice de cette tendance, constante à
l’oral, à ancrer le plus possible dans la situation d’énonciation, à laquelle il se
trouve lié par une sorte de cordon ombilical, l’énoncé.
Pour dénommer un individu x, je peux dire (et dans les deux cas il y a, au sens
où nous l’avons précédemment définie, dénomination « absolue ») :
(1) « c’est un professeur » : le terme énonce une propriété objective,
facilement vérifiable, du dénoté ;
(2) « c’est un imbécile »/« c’est un génie » : ces substantifs cumulent deux
types d’informations d’ailleurs indissociables :
une description du dénoté ;
un jugement évaluatif, d’appréciation ou de dépréciation, porté sur ce dénoté par
le sujet d’énonciation.
Ces termes, dans la mesure où ils font intervenir une évaluation de x, laquelle
est solidaire des systèmes d’appréciation du locuteur ; dans la mesure où leur
usage, x restant invariant, pourra varier d’une énonciation à l’autre ; dans la
mesure enfin où ils sont à éliminer d’un discours à prétention d’objectivité, dans
lequel le locuteur refuse de prendre position par rapport au dénoté évoqué,
peuvent être considérés comme comportant un trait sémantique [subjectif].
La description de ces axiologiques pose un certain nombre de problèmes
délicats :
a) Il arrive que le trait évaluatif reçoive un support signifiant spécifique :
c’est ainsi le cas des termes péjoratifs suffixés en « -ard » (cf. « chauffard » – vs
« chauffeur » -, « vantard », « fuyard », « flemmard », « cossard », « fêtard »,
« froussard », « trouillard », « revanchard », « communard », « ringard », et ce
néologisme publicitaire : « Quand vos nylons jaunissent, c’est la faute au
Jaunard »), ou « -asse » (« vinasse », « blondasse », « fillasse », « pétasse »,
« bêtasse », « connasse » – le suffixe ne venant que renforcer, dans les derniers
exemples, la valeur péjorative du radical -, et ce néologisme forgé, d’après Le
Monde du 13 janv. 1974, par un téléspectateur mécontent : « La réclamasse ! La
réclamasse ! Il n’y a plus que ça... »).
b) Ce trait axiologique se localise au niveau du signifié de l’unité lexicale,
lequel se définit dans sa relation triangulaire au signifiant d’une part, au dénoté
d’autre part.
– Les connotations axiologiques et stylistiques doivent en principe être
soigneusement distinguées. Comparons en effet les trois termes :
« tacot/voiture/bagnole » :
• « tacot » vs « voiture » : la différence est d’ordre sémantique, le premier terme
ajoutant au second le trait [de mauvaise qualité, vieux, déglingué...] et connotant
de la part de L une attitude défavorable ;
• « bagnole » vs « voiture » : la différence concerne le seul signifiant : les deux
termes sont équivalents extensionnellement, et leur contenu sémique est
identique ; ils ne s’opposent que par le type de discours (langue standard vs
langue familière) susceptible de les prendre en charge94.
Il existe cela dit entre ces deux types de valeurs d’évidentes affinités, qui se
manifestent par exemple dans le fait :
qu’elles sont parfois confondues dans la description métalinguistique (c’est ainsi
que nous avons entendu un professeur d’italien déconseiller à ses élèves de
traduire « ciao ! » par « salut ! », jugé « trop péjoratif ») ;
qu’elles se substituent fréquemment l’une à l’autre au cours de l’évolution
diachronique (« caballum » = « rosse » ? « cheval », en langue argotique
d’abord) ;
que dans une même synchronie, de nombreux morphèmes présentent un fait de
polysémie tel que les deux sémèmes s’opposent exclusivement en ce qu’ils
comportent, l’un le trait axiologique, et l’autre le trait stylistique.
Exemple : le mot « baraque » qui se prête à deux utilisations :
baraque 1 : [ensemble des sèmes qui définissent le contenu de « maison »]
+ [mauvaise qualité]
baraque 2 : [ensemble des sèmes qui définissent le contenu de « maison »]
+ [langue familière]
(cf. « une belle, une sacrée baraque »)
Semblablement, le Petit Robert, 1967, considère « femelle » (pour désigner
une personne humaine) comme « pop. et péj. », et que le suffixe -ard « donne
une nuance péjorative ou vulgaire ».
Il apparaît donc que la « barre » qui sépare en principe le signifiant du signifié
est quelque peu perméable : un terme connoté « vulgaire » a tendance à
vulgariser, par contagion, le signifié, donc le dénoté auquel il renvoie ;
inversement, les termes stylistiquement « normaux » qui désignent des réalités
sexuelles ou scatologiques ont tendance à être perçus comme « bas » dans la
mesure où la dévalorisation qui s’attache au contenu finit par déteindre sur le
signifiant. Ce n’est pas par hasard si l’argot récupère volontiers les termes
péjoratifs de la langue standard : il exprime une vision foncièrement
dévalorisante du monde95. Lorsqu’à l’inverse la langue poétique du
XVIIIe siècle appelle « banquet » un vulgaire pique-nique, ou « palais » une
maison quelconque, elle obéit avant tout à un impératif rhétorique ; mais même
si l’on identifie le stratagème stylistique, cet ennoblissement du signifiant se
répercute inévitablement sur la représentation du dénoté : les listes d’équivalence
entre mots communs et expressions nobles que proposent les dictionnaires du
XVIIIe siècle ne sont pas aussi innocemment factices qu’on pourrait le croire.
– Nous dirons donc qu’entre le Sé et le Sa, il y a indépendance de principe des
systèmes de (dé)valorisation, compensée par une tendance partielle à la
contamination.
Le signifié et le dénoté étant au contraire étroitement solidaires l’un de l’autre
(le signifié n’étant que l’image linguistique abstraite du dénoté, et les sèmes qui
le constituent, l’image des propriétés pertinentes du dénoté), entre le signifié et le
dénoté, il y a solidarité générale des systèmes de (dé)valorisation, compensée
par une tendance partielle à l’autonomie.
Les objets référentiels, c’est là une évidence intuitive largement confirmée par
les analyses des « mythologues du quotidien » (le Georges Perec des Choses, le
Barthes des Mythologies, le Baudrillard du Système des objets), sont eux-mêmes
le lieu de cristallisations axiologiques et l’objet de jugements évaluatifs variables
d’une société à l’autre (Hjelmslev 1971, p. 119 : « ... "l’être méprisé" peut être
dans telle société le chien, dans telle autre la prostituée, dans une troisième
société la sorcière ou le bourreau et ainsi de suite... »). Il convient donc de
distinguer, dans un premier temps théorique, les valeurs axiologiques qui se
localisent au niveau de la représentation référentielle (et qui peuvent se refléter
dans toutes sortes de pratiques symboliques), et celles qui viennent s’inscrire
dans les signifiés lexicaux. Mais il faut immédiatement ajouter qu’à partir du
référent, grâce à l’action médiatisante de la compétence idéologique, les
connotations axiologiques finissent au bout d’un certain temps – car les valeurs
linguistiques se caractérisent, par rapport aux représentations référentielles, par
une plus grande inertie – par « passer » dans la langue. Lorsque Cavanna déclare
(dans Charlie-Hebdo du 22 juillet 1970) que « la nature, c’est comme la justice,
la vertu, l’honneur, le beau, l’homme, l’enfance malheureuse, la culture
classique, le cuirassé Potemkine, la cuisine au beurre et la musique
symphonique : on ne peut pas être contre », le consensus qu’il dénonce ainsi
caractérise d’abord l’attitude des Français envers l’objet-nature, mais la
sanctification de l’objet (c’est-à-dire, bien sûr, de sa représentation culturalisée)
entraîne par ricochet métonymique la valorisation du mot. C’est la couleur noire
qui pour le Black Power est « beautiful ». N’empêche que de leur slogan, le mot
« black » ressort embelli.
c) La valeur axiologique d’un terme – ou plus précisément, pour ne pas
compliquer encore le problème en y ajoutant celui de la polysémie, la valeur qui
s’attache à l’un de ses sémèmes – peut être plus ou moins stable ou instable.
C’est-à-dire qu’à côté des termes qui sont clairement marqués, au sein de ce
« diasystème » intégrateur de tous les « lectes », d’une connotation positive ou
négative, d’autres ne reçoivent une telle connotation que dans un dialecte,
sociolecte ou idiolecte particuliers. C’est ainsi que l’on peut voir s’axiologiser un
terme généralement neutre (Tony Duvert, Le Bon Sexe illustré, Minuit, 1974,
p. 9 : « J’ai souvent, au long de ce livre, employé le mot "médecin" dans un sens
péjoratif, ou même injurieux ; c’était par pure commodité d’écriture, et il va de
soi que je ne place pas du tout sur le même plan les auteurs de l’Encyclopédie et
les médecins qui ne partagent pas leurs opinions » : la langue fonctionnerait
certes mieux si pour chaque classe d’objets, elle discriminait terminologique –
ment les bons et les mauvais...), ou s’inverser sa connotation usuelle (Blaise
Cendrars : « La publicité est la plus chaleureuse manifestation de la vitalité des
hommes d’aujourd’hui, de leur puérilité, de leur don d’invention et
d’imagination »). À la limite, comme n’importe quel mot, s’il se trouve inséré
dans un cotexte ou contexte approprié, ou accompagné de certains signifiants
intonatifs ou graphiques spécifiques96, peut se trouver investi d’une connotation
(dé)valorisante inédite, c’est la totalité de la classe des substantifs qui vient alors
s’engouffrer dans la classe des axiologiques.
Mais l’instabilité des investissements axiologiques que l’on observe dans les
compétences lexicales tient surtout à la diversité des compétences idéologiques
qu’elles reflètent : à la différence de « poujadisme », « réformisme »,
« électoralisme », « racisme », « sexisme », « jeunisme », etc., qui fonctionnent
régulièrement comme des termes injurieux et peuvent donc être considérés
comme marqués en langue, des mots tels que « communisme »,
« nationalisme », « ordre » ou « discipline » sont entièrement solidaires, en ce
qui concerne leur connotation axiologique, de la spécificité du lieu idéologique
d’où parle L – soit que les « informations préalables » que l’on possède sur lui
permettent d’interpréter axiologiquement un énoncé en lui-même indéterminé,
soit qu’au contraire les propriétés internes de l’énoncé permettent d’en inférer
certaines caractéristiques de « l’idéolecte » dont relève son énonciateur. Quant
aux valeurs inscrites dans le diasystème, elles permettent de diagnostiquer
l’attitude (de mépris ou de révérence) qu’adopte dans son ensemble la société
vis-à-vis de tels ou tels objets référentiels, et la place qu’ils occupent au sein du
système très hiérarchisé de ses représentations collectives. C’est ainsi que la
nôtre dévalorise avec constance les sphères du sexuel97 et du scatologique,
qu’elle valorise le « haut » par rapport au « bas », le « grand » par rapport au
« petit », et que bien loin d’estimer qu’« il n’y a pas de sot métier » (mais les
proverbes énoncent bien souvent, comme le montre S. Meleuc, une « contre-
doxa »), elle contraint aux prudences de l’hypéronymie ou aux ruses de
l’euphémisme98 (lequel consiste à substituer à l’expression normale une autre
mieux connotée) ceux qui ont le malheur d’exercer un métier infamant99.
d) La variabilité des valeurs axiologiques susceptibles de venir investir une
même unité lexicale n’est pas faite pour faciliter leur analyse. Lorsque Michel
Droit définit Cohn-Bendit comme « un petit boche joufflu et bedonnant », la
valeur axiologique de l’énoncé, qui se répartit sur toute la séquence mais se
concentre surtout sur « boche », est plus qu’évidente, et il faut le culot d’un
Droit pour oser le nier (lequel eut en effet, comme Glucksmann lui reprochait
cette formule lors d’une émission de télévision le 2 mai 1978, cette répartie
superbe de mauvaise foi et d’humour involontaire : « et alors ? c’est péjoratif,
"joufflu" ? »). Mais il est des axiologiques moins grossiers, et des cas où l’on
peut hésiter sur la valeur qu’il convient d’attribuer à telle ou telle unité
signifiante100 – d’autant plus qu’on ne peut pour ce faire se fier qu’à son
intuition sémantique, éventuellement étayée sur certaines considérations
formelles (fonctionnement de « mais » et de « même ») dont nous parlerons plus
loin. En l’absence de toute méthode permettant le repérage automatique des
axiologiques101, celui-ci ne peut être que d’autant plus incertain que certains
faits caractéristiques des langues naturelles viennent volontiers perturber
l’économie des valeurs positives et négatives.
– II y a par exemple ces deux phénomènes que Genette (1976) met en
évidence sous les noms de « contre-valorisation compensatoire » (qui consiste à
valoriser ensuite le terme de l’opposition que l’on a premièrement dévalorisé), et
de « valorisation par contraste » (c’est-à-dire que pour un même sujet la valeur
axiologique d’un terme variera selon la relation oppositive à l’intérieur de
laquelle on l’envisage : x peut fort bien être marqué positivement par rapport à y,
et négativement par rapport à z).
– Il y a encore le fait que de par leurs propriétés sémantiques, les axiologiques
sont prédestinés à se voir utilisés ironiquement – l’ironie consistant à exprimer
sous les dehors de la valorisation un jugement de dévalorisation -, et que les
indices de l’inversion sémantique qui la caractérise ne sont pas toujours aisément
repérables102 : il n’est pas toujours facile de démêler si l’usage d’un mot tel que
« nègre » connote effectivement le racisme, ou si fonctionnant « au second
degré » il prétend tourner en dérision ceux qui l’utilisent au premier103.
– Il y a enfin les effets parfois curieux de l’action du contexte verbal :
expression de l’excès104, effets paradoxaux de l’atténuation105, phénomènes de
contagion cotextuelle (ainsi notre texte sur la « douce France » est-il saturé
d’axiologiques au point que ce bain connotatif imprègne et colore flatteusement
toutes les unités du texte, même les plus objectivement géographiques en
apparence, ces connotations axiologico-euphorisantes venant se concentrer dans
le doux nom de France). Il est en tout cas certain que l’on ne peut espérer rendre
compte du fonctionnement des axiologiques sans considérer les effets parfois
indirects du cotexte parfois large, et de la dynamique argumentative dans
laquelle ils se trouvent pris.
e) Cette allusion au rôle argumentatif des axiologiques débouche sur le
problème plus général de la relation existant entre leur valeur sémantique et leur
fonction pragmatique ; relation qui apparaît dans le fait que la fréquence des
axiologiques en général, et celle des deux catégories positive et négative en
particulier, variera selon la visée illocutoire globale du discours qui les prend en
charge :
Les axiologiques seront naturellement plus nombreux dans les énoncés à
vocation évaluative que dans les énoncés à prétentions descriptives.
Les discours à fonction apologétique, comme le discours publicitaire dont la
visée pragmatique consiste à rendre, pour mieux le vendre, le produit plus
alléchant, exploiteront massivement l’existence en langue de termes mélioratifs.
Symétriquement, les discours polémiques106 se caractérisent par le fait que visant
à disqualifier une « cible », ils mobilisent à cet effet nombre d’axiologiques
négatifs, ou « vitupérants » – ce sera par exemple, dans le discours des
adversaires de la linguistique, le terme de « jargon », dans celui des
générativistes, le terme de « taxinomiste », dans celui des politiciens,
« démagogique »107 ou « irresponsable » (qui peut servir aussi bien au PCF pour
disqualifier les gauchistes qu’à Alice Saunier-Seïté pour discréditer les
présidents d’université) – et l’on peut à ce sujet s’interroger sur les relations
existant entre les concepts d’« axiologique » et d’« injure ».
Soit les deux exemples suivants d’interactions :
« Il m’a engueulé quelque chose de terrible et nous a tous traités de sauvages,
ce qui a foutu en rogne Monsieur Waloumba qui lui a fait remarquer que
c’étaient des propos. Le docteur Katz s’est excusé en disant qu’il n’était pas
péjoratif » (E. Ajar, La Vie devant soi, Mercure de France, 1975, p. 247).
« Comme Jean-François Revel faisait remarquer au secrétaire général du PCF
que de tels propos ["Combien vous paye Barre pour poser de telles questions ?"]
relevaient de la diffamation, il s’est entendu répondre par M. Marchais : "Oh !
vous Revel, il y a longtemps que l’on sait que vous êtes une canaille". Tirant la
conclusion normale de tels excès de langage, le directeur de L’Express s’est levé
et a quitté le studio » (Le Monde, 16 janvier 1979, p. 40).
Ces exemples mettent en évidence deux choses : que les termes péjoratifs sont
tous disposés à fonctionner comme des injures, et que les injures relèvent de la
pragmatique du langage (ainsi que l’a bien montré É. Larguèche) : elles visent à
mettre le récepteur, selon un mécanisme de Stimulus ? Réponse, dans une
situation telle qu’il est contraint de réagir à l’agression verbale (d’en « tirer la
conclusion normale ») – par la « rogne », ou par la fuite.
Nous dirons donc que le trait axiologique est une propriété sémantique de
certaines unités lexicales, qui leur permet dans certaines circonstances de
fonctionner pragmatiquement comme des injures, le marqueur illocutoire de
l’injure étant la résultante complexe d’un ensemble de faits de nature :
lexicale (les axiologiques négatifs constituant un réservoir virtuel où se puisent
les termes d’injure) ;
syntaxique (dans l’injure proprement dite, le terme péjoratif est employé en
fonction vocative108, et souvent dans le contexte < espèce de (x) >, expression à
laquelle le récepteur répond parfois, renvoyant ainsi à son partenaire discursif la
balle injurieuse, par « x toi-même ! ») ;
intonative : on peut toujours, remarque Delphine Perret, interpréter comme
hypocoristique un terme habituellement injurieux, si l’intonation sollicite cette
interprétation antiphrastique ; et inversement, l’intonation peut rendre injurieux
un terme habituellement neutre (c’est-à-dire que les trois facteurs ici signalés
comme marqueurs de l’injure ne sont pas tous nécessairement co-présents, la
force de l’un pouvant venir compenser l’absence de l’autre).
L’injure constitue donc un emploi discursif particulier des axiologiques
négatifs. Mais notons que l’on passe insensiblement de l’énoncé constatif à
l’énoncé injurieux :
(1) « ce que tu dis là est contraire à la vérité » : constat ;
(2) « tu mens en disant cela » : dès lors qu’il comporte l’idée d’une
dissimulation délibérée, l’énoncé s’axiologise, et le constat vire à l’accusation ;
(3) « tu es un menteur » : il ne s’agit plus ici d’une caractérisation ponctuelle,
mais d’une étiquette injurieuse qui prétend énoncer une propriété intrinsèque du
dénoté ; corrélativement, la force illocutoire de l’énoncé s’accentue ;
(4) « espèce de sale menteur ! » : injure proprement dite.
Il est donc bien difficile de dire où commence à proprement parler
l’illocutoire : Ducrot appelle ainsi, on le sait, ce qui dans un énoncé « modifie la
situation juridique des interlocuteurs ». Mais si l’on prend l’adjectif au sens
propre, le nombre des énoncés illocutoirement marqués se réduit au cas des
injures proférées à l’intention de certaines figures sociales sanctifiées
(magistrats, agents de police), que l’on n’a pas le droit d’« offenser » ni
d’« outrager », et à la rigueur à celui de ce que Ducrot appelle (1973 a, p. 125)
l’« affront » (comportement discursif qui consiste à mettre sa victime dans
l’alternative « juridique » suivante : se venger, ou être déshonoré, et qui s’oppose
à l’« offense », laquelle ne constitue pas un acte illocutoire puisqu’elle modifie
seulement « l’état psychique » du récepteur) – réduction que l’on peut trouver
bien sévère et arbitraire109 Si l’on entend au contraire figurément le terme
« juridique », alors relèvent de l’illocutoire non seulement l’affront mais aussi
l’injure en général, et même tous les emplois d’axiologiques, qui sont toujours
susceptibles d’avoir des retombées perlocutoires sur le comportement du
récepteur (comportement d’achat sollicité par les messages publicitaires, réponse
aux sondages sollicitée par la formulation de la question110, etc.).
Signalons encore au sujet de l’injure :
Que dans certaines sociétés et certaines circonstances, leur utilisation obéit à des
règles si strictes qu’elles semblent sortir tout droit d’un manuel du bon usage :
ainsi chez ces jeunes Noirs américains dont Labov (1978) analyse le parler et qui
usent d’un stock très limité d’injures quasi rituelles, empruntant à un petit
nombre de thèmes productifs111 ; ou encore, dans l’univers carcéral chinois, où
la pratique de l’Épreuve consiste à déverser collectivement sur la victime, afin
d’obtenir son Aveu, un flot d’injures codifiées avec une incroyable précision,
ainsi qu’en témoigne ce dialogue rapporté par Pasqualini : « "Ainsi, au lieu
d’être reconnaissant au Parti communiste d’avoir amélioré la situation, vous
essayez de saboter son système. Voyez-vous à quel point vous avez agi comme
un salaud Loo l’interrompit, la voix vibrante de colère. Il lui fallait rappeler à
Chou la règle du jeu. "Ne le traitez pas de salaud ! dit-il fermement. Vous savez
que ce genre d’insulte est interdit pendant les séances d’étude. Nous ne pouvons
pas employer ce langage-là à l’égard de nos compagnons de cellules". Chou
baissa d’un ton dans le vocabulaire péjoratif officiel. "D’accord. Œuf pourri,
alors." "Non, rétorqua Loo, en secouant la tête, pas même ça. Vous pouvez le
traiter de mauvais élément si vous voulez, ou de réactionnaire ou de propriétaire
puant. De propriétaire qui ne mérite même pas son nom. Nous pouvons le traiter
de riche propriétaire insignifiant"112 ».
Dans cet exemple, le degré de péjoration joue un rôle déterminant, mais le
contenu dénotatif n’importe guère : on assiste alors à une sorte de vidage
sémantique de l’expression au profit de la seule connotation axiologique113, et
« révisionniste », « fasciste », « agent de l’impérialisme », « réactionnaire »,
« sale bourgeois puant », « élément obstiné », « crotte de chien », « serpent
venimeux », « représentant typique de la bourgeoisie », etc., fonctionnent
comme des synonymes qui ne s’opposent que sur l’axe de l’intensité (dans le cas
de la « Bande des quatre », l’adéquation dénotative des architermes péjoratifs
« capitaliste » et « révisionniste » utilisés pour les disqualifier était aussi
douteuse que leur efficacité connotative évidente) ; on pourrait faire la même
remarque du mot « juif », synonyme de « pas bien » pour certains Arabes114, etc.
Pour que l’injure puisse fonctionner adéquatement (c’est-à-dire que l’effet
perlocutoire obtenu soit conforme à la valeur illocutoire prétendue par l’énoncé),
encore faut-il que A la perçoive comme telle, donc partage le système
axiologique de L. Supposons ainsi que L traite A d’anarchiste, et que A lui
réplique superbement (comme Mastroiani dans Rêve de singe, de Marco
Ferreri) : « Parfaitement ! », L en est pour ses frais, et le combat polémique cesse
faute de combattants115.
Bally remarque enfin (1969, p. 199) : « Supposons un homme du monde dont le
langage est habituellement correct et châtié ; vous lui demandez son jugement
sur un financier véreux ; s’il répond : "C’est une fripouille", vous aurez
l’impression d’un corps étranger qui s’est logé dans un système expressif tout
différent : vous sentez que le sujet aurait habituellement employé un autre mot
(coquin, misérable, etc.) ; s’il en a choisi un plus vulgaire, c’est pour mieux
marquer son mépris » : plus un terme est « bas », plus il tend à dégrader l’objet
qu’il dénote, c’est-à-dire que la connotation stylistique peut dans certains cas
venir renforcer les effets pragmatiques de la connotation axiologique.
2.1.2 Conclusions
« Il se tromperait celui qui dirait que les choses réelles sont grandes ou petites.
Dans cette proposition, il n’y a ni vérité ni erreur. Il n’y a pas non plus d’erreur
ou de vérité dans l’affirmation que les objets sont proches ou qu’ils sont
lointains. Cette indétermination fait que les mêmes choses peuvent être appelées
très proches ou très lointaines, très grandes ou très petites ; que les plus proches
peuvent être appelées lointaines et les lointaines, proches ; que les plus grandes
peuvent être appelées petites et les petites, grandes » (Galilée, cité par Cohen,
1972, p. 440). En d’autres termes : « tout est relatif », dans l’usage des adjectifs.
Il n’est pas question de procéder ici à une analyse un peu fine du système
sémantique des adjectifs. Notre propos est simplement de montrer qu’il convient
de distinguer plusieurs catégories d’adjectifs subjectifs :
2 Les adjectifs de couleur sont à coup sûr moins « objectifs » que les deux autres séries que nous citons en
exemple. Mais comme l’axe de la subjectivité est continu, c’est arbitrairement que nous le binarisons – en
tentant compte tout de même de certaines constatations, comme celle-ci : même le discours scientifique, qui
se veut le plus proche du pôle de l’objectivté, se permet l’usage des termes désignant des couleurs. Il se
permet aussi du reste celui de certains évaluatifs non axiologiques, du type « petit ». La différence est
pourtant sensible entre le fonctionnement de « rouge », dont l’adéquation dénominative peut à la limite être
vérifiée scientifiquement puisque la « rougité » a reçu une définition « objective » en termes physiques, et
celui de « petit », car aucune norme explicite n’existe pour fixer la dimension en deçà de laquelle un objet
particulier peut être ainsi qualifié.
Seules nous intéressent ici les catégories (a), (b) et (c) qui sont pertinentes
dans le cadre d’une problématique de l’énonciation, et qui relèvent de ce que
Hjelmslev appelle « le niveau interprétatif du langage ».
et
Pour traiter ce problème de façon plus satisfaisante, sans doute faudrait-il faire
intervenir d’autres considérations énonciatives du type : l’objet qui définit la
norme d’évaluation est en général plus familier à l’énonciateur que l’objet à
évaluer, c’est-à-dire tenir compte de sa compétence culturelle, ainsi que de
l’univers de discours auquel se réfère la séquence évaluative (si l’interprétation
la plus vraisemblable de « Jean est petit »132 est « pour quelqu’un de son sexe,
de son âge et de sa race », dans un univers de discours particulier la norme
comparative, sans être clairement explicitée, peut être plus spécifique : ses frères
et sœurs, les gens de sa famille, ses condisciples, etc.).
– Remarques sur quelques adjectifs évaluatifs
1 Les adjectifs de température font partie de la classe des évaluatifs.
L’utilisation de « chaud » dans « l’eau est chaude » est fonction :
du support précis de la propriété (« chaud » n’implique pas le même degré de
température selon qu’il s’agit de l’eau d’un bain, d’une lessive, d’une boisson) ;
de la sensibilité thermique particulière du locuteur.
Lorsque ces termes sont employés en météorologie, ils impliquent en outre un
troisième élément. Ex. : « le temps est frais » :
par rapport à ma frilosité ;
par rapport au « temps » (c’est-à-dire à la température moyenne de l’atmosphère
extérieure) normal ;
mais, en plus, interviennent des considérations spatiales et temporelles (et, en ce
sens, dans cet emploi, les adjectifs de température sont partiellement
déictiques) : « le temps est frais » = « la température de l’atmosphère extérieure
est inférieure à celle que l’on attendrait normalement en ce lieu et en cette
saison ». (Notons que l’expression « le temps et frais/doux pour la saison »
comporte un sous-entendu analogue à « Jean est petit pour un Français », à
savoir « en cette saison, il fait généralement doux/frais », sous-entendu qui est
absent de l’expression elliptique « le temps est frais/doux »).
2 En plus des deux normes que nous avons introduites dans la définition des
termes évaluatifs, car elles caractérisent leur fonctionnement commun, d’autres
peuvent ainsi intervenir, qui varient avec l’adjectif utilisé. Par exemple, la norme
des moyens financiers dont je dispose, pour l’adjectif « cher », ce qui conforte
encore son statut énonciatif : « "cher" est, en fait, toujours relatif. Même s’il
s’agit d’indiquer le prix, il faut comprendre, dans notre exemple, "cher pour une
voiture", "cher pour mon budget", [...] etc. C’est d’ailleurs pourquoi l’expression
"Elle est chère", même lorsqu’elle sert à indiquer une zone dans l’échelle des
prix, peut marquer, selon la personne qui l’emploie et l’objet dont on parle, des
zones bien différentes » (Ducrot, 1975, p. 80).
3 L’adjectif « long »133 :
Bierwisch décrit ainsi, par comparaison avec celui des autres adjectifs
dimensionnels134, le contenu sémique de cet adjectif :
(i) « long » vs « large » ? [l’adjectif prédique à propos de la plus grande
dimension de l’objet]135 ;
(ii) « long » vs « court » ? [cette dimension est supérieure à la norme].
Mais ces deux caractéristiques sémiques sont en réalité insuffisantes, et il est
nécessaire de leur adjoindre
(iii) « long » vs « haut » ? [l’adjectif prédique à propos d’un objet envisagé
horizontalement] ; en effet : « une cigarette longue », « un nez long », « de longs
cils ». De la même manière, un arbre ne peut être dit « long », mais un tronc
d’arbre couché peut l’être.
Ce trait (iii) semble pertinent pour rendre compte de la plupart des emplois de
l’adjectif, mais il y a des exceptions. Ex. : « elle a le visage long, de longs
cheveux, une longue robe ». Peut-être faudrait-il, pour rendre compte de cette
valeur, poser plutôt :
(iii) « long » vs « haut » ? [vision horizontale ou verticale descendante] vs
[vision verticale ascendante] (une robe longue, c’est une robe qui tombe bas ;
des talons hauts, des talons sur lesquels on est haut perché).
Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’analyse de ces adjectifs dimensionnels ne peut
être menée de façon satisfaisante qu’à condition d’accorder une place
prépondérante aux considérations combinatoires.
4 Le fonctionnement de l’adjectif « important », que Boons (1971) analyse en
neuf sémèmes distincts (qui correspondent plus en réalité à des effets de sens
suscités par la nature particulière du référent qu’à des unités sémantiques
discrètes) selon qu’il reflète une quantification directe ou indirecte, métrique ou
ordinale, est intéressant, car cet adjectif est à la fois emphatiquement
représentatif de l’ensemble des évaluatifs (p. 206 : « dire d’un objet qu’il "est
important", qu’il "a de l’importance", revient à supposer une ou plusieurs
échelles de grandeur implicites » – qui sont, généralement, « laissées dans
l’ombre » -, « où la valeur accordée à l’objet considéré comme "important" est
supérieure à celle qu’on reconnaît à un autre, ou à plusieurs autres objets sous-
entendus, ou à la valeur moyenne, réelle ou imaginaire »)136 et doté d’un statut
d’exception dans la mesure où il chevauche les catégories de l’évaluation
quantitative et qualitative (pour Boons, « important » dénoterait la quantité et
connoterait la qualité), et où il fonctionne comme une sorte d’archilexème
neutralisant l’ensemble des axes d’opposition qui partitionnent le champ des
évaluatifs, d’où son utilité, et son ambiguïté : l’archi-évaluatif positif
« important » reçoit en partage tous les avantages et inconvénients qui
caractérisent le fonctionnement des archilexèmes.
Or une telle description, admissible dans le cas des adjectifs non évaluatifs
(« la robe de Marie est plus déchirée que celle de Jeanne », et « Pierre et plus
malade que Jacques », impliquent en effet que les deux robes sont déchirées, et
les deux individus malades), pose un problème lorsque A est évaluatif, et
comporte de ce fait une idée de supériorité/infériorité par rapport à une norme de
référence. Dans la description transformationaliste, « Notre maison est plus
grande que la vôtre » signifierait : « Notre maison est encore plus supérieure à la
norme que la vôtre », c’est-à-dire présupposerait que les deux maisons sont
grandes. Si cette description est juste, on ne voit pas bien comment résoudre le
pseudo-paradoxe dont parle Platon, qui s’étonne que l’on puisse dire : « Notre
maison est plus grande que la vôtre, mais plus petite que celle de Pierre », donc
attribuer simultanément deux qualités contradictoires au même objet.
On peut donc penser que dans les structures comparatives, il y a suspension de
l’idée de norme, et simple évaluation comparative du degré auquel A est
représenté dans les deux objets x et y. Dans ce cas, « notre maison est plus
grande que la vôtre » est synonyme de « votre maison est plus petite que la
nôtre ». Plus précisément, les possibilités théoriques sont au nombre de trois :
x n’est pas A
y est A
2 L’évaluation (portée, toujours, par l’agent du procès) relève plutôt de l’axe
vrai/faux/incertain
Il s’agit ici des verbes qui dénotent la façon dont un agent appréhende une
réalité perceptive ou intellectuelle : cette appréhension peut être présentée
comme plus ou moins assurée, ou au contraire plus ou moins contestable (aux
yeux même de l’agent dont on relate l’expérience).
– Appréhension perceptive :
« Il marchait. Le soleil était brûlant » : aucune distance ne s’instaure entre
l’agent percepteur et l’impression perçue.
On peut sur cette base (entre autres) opposer « regarder », verbe toujours
objectif, et « voir », qui lorsqu’il est suivi d’un attribut d’objet, construction qu’il
est le seul à admettre, introduit l’idée d’une subjectivité perceptive :
(i) « Il regarde le soleil rouge » : non ambigu ; valeur objective (en structure
profonde : « le soleil est rouge »).
(ii) « Il voit le soleil rouge » : ambigu. L’interprétation avec attribut d’objet
peut être ainsi paraphrasée : « Le soleil lui apparaît comme rouge, mais il peut
sembler d’une autre couleur à un autre observateur. »
– Appréhension intellectuelle : les verbes d’opinion
« Servant au locuteur à informer le destinataire des croyances d’un tiers »165
(Ducrot, 1972 a, p. 266), les verbes d’opinion indiquent en même temps quel est
le degré d’assurance avec lequel ce tiers adhère à sa croyance :
– Bien que cette analyse ne fasse pas l’unanimité174, nous considérons que
c’est prioritairement L0 qui se trouve à la source du jugement modalisateur.
– La base d’incidence de ce trait de modalisation pose certains problèmes
d’identification : normalement, le présupposé atteint, pour le disqualifier, le
contenu global de la complétive qu’introduit le verbe (laquelle peut avoir subi
une transformation infinitive175 : « x prétend être le père de ces enfants », voire
réflexive : « x se prétend le père de ces enfants »).
Mais le sème énonciatif peut avoir pour base d’incidence une séquence plus
réduite, si le verbe « prétendre » s’y trouve inséré en incise (« il avait fracturé la
porte de la chambre de x dans le but, prétend-il, de récupérer son linge » : la
modalisation porte exclusivement sur le syntagme prépositionnel), ou si cette
séquence est « emphatisée » par le morphème discontinu « c’est... que » (« il
prétend que c’est parce qu’il a pu qu’il n’est pas venu ») : il est en particulier
fréquent que le verbe « prétendre » ait pour « scope » une relation causale établie
(et contestée par L0) entre deux propositions.
Lorsqu’aucun de ces deux procédés n’est utilisé pour spécifier son rayon d
action, il arrive que l’énoncé soit de ce point de vue ambigu : « x prétend qu’il
n’est pas venu parce qu’il a plu » : le sème énonciatif du verbe opérateur peut
porter soit sur la complétive dans son entier (x est venu, donc, pour L0), soit sur
la causale enchâssée (x n’est pas venu, mais la pluie n’est pas la vraie cause de
cette défection).
– Le trait énonciatif a de toute évidence dans « prétendre » le statut d’un
présupposé. Comparons en effet :
α) « x prétend que P », et
ß) « x ment en disant que P ».
Les deux phrases se laissent décrire à l’aide des énoncés basiques :
(i) « x dit que P »
(ii) « P et (plutôt) faux pour L0 ».
Sans doute s’opposent-elles en ce que a), à la différence de ß), n’exclut pas la
sincérité de x176, et en ce que L0 prend plus nettement position dans ß) que dans
a) sur la fausseté de P. Mais surtout, la transformation négative de ces deux
phrases montre que le trait évaluatif (ii) a dans a) un statut de présupposé, et
dans ß) un statut de posé :
α) « x ne prétend pas que P » : la négation atteint (i) et conserve (ii) ;
ß) « x ne ment pas en disant que P » : la négation atteint (ii) et conserve (i).
Lorsqu’il utilise « prétendre », le locuteur se contente de suggérer, en
l’insinuant sous forme de présupposé, son attitude vis-à-vis du fait
problématique ; lorsqu’il énonce ß), il se pose explicitement comme source
d’évaluation de la non-véracité de P.
– Le verbe « prétendre » à la première personne.
D’après l’analyse proposée plus haut, « je prétends que P » signifierait que ce
disant, je pense le contraire, et que j’asserte quelque chose que je tiens pour
faux. Or cette paraphrase est manifestement inadéquate. Il est donc nécessaire
d’admettre que « prétendre » comporte deux présupposés distincts selon la
nature de son objet :
« x prétend que P » :
posé : « x dit que P »
présupposé :
(i) si x = non-je : « P est faux (ou tout au moins douteux) aux yeux du "je" » ;
(ii) si x = je : « P et faux (ou douteux) aux yeux de non-je » (que ce soit
l’ensemble des non-je dans leur majorité, ou certains éléments bien particuliers,
auxquels je pense, de cet ensemble)177.
Ces deux présupposés peuvent d’ailleurs être réunis dans la formule
conjonctive « P est faux pour non-x » (« prétendre » = dire contrairement à
d’autres, dire polémiquement) – à condition toutefois d’ajouter que si x ? L0,
l’ensemble non-x comporte une très forte composante L0.
• Les verbes reconnaître, avouer, confesser admettre sont au niveau de leur
présupposé modalisateur antonymiques de « prétendre » : ils impliquent que « P
est vrai aux yeux de L0 ». Mais ils indiquent en outre que certaines réticences
sont venues différer ou entraver l’acte locutoire de x. De plus, les verbes
« avouer » et « confesser » évaluent axiologiquement leur objet : on confesse ses
péchés, on avoue des torts ou des fautes, quelque chose en tout cas qu’il vaudrait
mieux pouvoir tenir secret, parce que son exhibition contrevient aux bienséances
(« avouer son amour ») ou risque, en donnant prise sur lui, de nuire au sujet qui
avoue178.
• Le verbe prétexter, comme le verbe « prétendre », comporte toujours un sème
énonciatif, mais ce que récuse L0 en utilisant « prétexter », c’est la validité
explicative d’une proposition P’alléguée par x pour justifier P : « prétexter » est
en quelque sorte synonyme de « prétendre que c’est parce que P’que P ».
• Les termes « se contredire », « contradictoire », « contradiction » occupent une
place originale dans le champ des évaluatifs de vérité : dire d’une assertion
qu’elle est contradictoire, c’est impliquer qu’elle ne peut être totalement vraie,
puisque, si elle est vraie en certaines de ses parties, elle est nécessairement
fausse en d’autres, et inversement.
• Le verbe se vanter. Ex. : « Jean se vante d’avoir traversé le Rhône à la nage. »
Le contenu sémantique du verbe comporte les informations :
(i) « x dit que P »
(ii) « le fait énoncé en P est valorisant pour x (= valorise x aux yeux de x)179 »
(c’est-à-dire que L0 n’utilisera ce verbe pour décrire le comportement locutoire
de x que si ce comportement l’invite à penser que x se fait une gloire de P).
Mais il semble qu’en outre le verbe « se vanter » comporte en général l’un ou
l’autre des présupposés suivants, qui se rattachent cette fois à la source L0 :
(iii) a) « P est faux » (enchaînement : « mais il n’en a rien fait ») ;
b) « le fait énoncé en P n’est pas valorisant » (enchaînement : « mais il n’y a
pas de quoi se vanter »).
À l’évaluation portée par x sur P se superpose l’évaluation contraire portée sur
P par le sujet d’énonciation : le verbe « se vanter » est donc intrinsèquement
subjectif (l’évaluation de L0 relevant selon les cas de l’axe du vrai, ou de celui
du bien).
– Les verbes d’opinion
« x s’imagine que P180 »/« x pense que P »/« x sait que P ».
Les trois verbes énoncent une attitude intellectuelle de x vis-à-vis de
P. Envisagés de ce seul point de vue, ils sont synonymes : dans les trois cas, x
adhère à son opinion, il la tient pour vraie.
Mais si l’on veut rendre compte de l’opposition qui existe, notre intuition nous
le dit clairement, entre les trois verbes, il faut faire intervenir en sus l’axe
énonciatif :
« P est faux/indéterminé/vrai pour le locuteur. »
En réunissant les deux axes distinctifs qui interviennent dans le
fonctionnement des verbes d’opinion :
• l’axe de l’attitude de x vis-à-vis de l’opinion en question (axe envisagé en a) 2),
et représenté verticalement dans le tableau ci-dessous), et
• l’axe de l’attitude du locuteur vis-à-vis de cette même opinion (axe horizontal,
qui nous intéresse ici plus particulièrement), on obtient le tableau suivant,
emprunté à Ducrot :
Commentaire
– Le trait énonciatif est un présupposé181 : il n’est pas atteint par la négation ni
l’interrogation :
Nous entendons par là que la masse des faits qui constituent, au plan
référentiel, l’événement, est quasiment illimitée ; et qu’en rendre compte
verbalement, c’est d’abord décréter ce qui dans cette énorme masse mérite d’être
verbalisé.
En ce domaine, l’émetteur qui désire être objectif, et le descripteur qui tente
de mesurer la subjectivité de l’émetteur, sont logés à la même enseigne : il
n’existe pas de norme définissant le sous-ensemble qu’un discours se voulant
honnête doit expliciter d’un ensemble factuel déterminé. Le descripteur est donc
contraint d’admettre une norme purement comparative, et de poser comme
« signifiable » – même s’il estime que certains éléments d’information sont
généralement occultés, mais en tenir compte, ce serait pour l’analyste faire une
part trop belle à sa propre subjectivité – la somme de toutes les informations
fournies dans l’ensemble des comptes rendus de presse, c’est-à-dire la somme de
tous les éléments référentiels qui se trouvent au moins une fois verbalisés.
Comparer de ce point de vue les différents organes de presse, ce sera extraire
de ce stock informationnel le sous-ensemble sélectionné par chaque organe, en
ce qui concerne :
les faits constitutifs de l’événement lui-même (ex. : dans quels journaux sont/ne
sont pas consignés les applaudissements, les cris de joie, les slogans
revendicatifs qui accueillent le verdict) ;
les faits annexes (ex. : la mention des termes de la loi, le rappel d’affaires
judiciaires analogues, etc.) pour lesquels il est encore plus délicat de déterminer
quelles unités d’information sont superflues ou saugrenues, déficientes ou
occultées ;
les « informations utiles » : adresse d’organismes ou de revues203, date et lieu de
manifestations prévues, etc.204 ;
les citations enfin, à propos desquelles il convient de relever, non seulement la
nature du L1 sélectionné, mais aussi celle du segment extrait (ainsi, par la seule
vertu d’un découpage habile, La Nation, bien que citant Gisèle Halimi et le
Professeur Milliez, parvient à donner du débat une vision euphorique, lénifiante,
et parfaitement dépolitisée) : l’efficacité argumentative du « troncage »
citationnel n’est plus à démontrer.
Les résultats de cette première investigation peuvent être convertis en un
tableau représentant les unités d’information énoncées/tues par tel organe de
presse, et les personnes auxquelles il prête/ne prête pas la parole. Ce tableau met
en évidence l’existence d’un noyau informationnel commun à tous les articles, et
d’éléments périphériques qui se trouvent délaissés par la plupart d’entre eux
(ainsi, certaines précisions d’ordre économique figurent en exclusivité dans
L’Humanité). Il permet en outre d’évaluer comparativement la richesse
informationnelle des différents organes pour le corpus envisagés : Le Monde
occupe de ce point de vue la deuxième position, devancé par France-Soir, qui
pour le second procès fournit quatre unités d’information inédites205.
Il est difficile de mesurer l’importance, dans ce type de discours, de cette
forme de subjectivité, mais elle est à coup sûr considérable : c’est elle, d’abord,
que mentionne Viansson-Ponté206, lorsqu’il dénonce en ces termes le mythe de
l’objectivité journalistique : « L’objectivité absolue, la pureté de cristal, cela
n’existe pas. Tout est choix dans ce métier – et qui peut prétendre ne faire de
choix qu’objectifs et indiscutables ? Mettre une nouvelle en tête d’un journal
télévisé, d’un bulletin de radio ou sur trois colonnes en première page d’un
journal ; commenter telle affaire et pas telle autre, renoncer à telle dépêche,
parce qu’on ne peut pas tout dire ou tout imprimer, pour publier telle autre [...],
nommer telle marque, tels produits, telle personne et ne pas retenir d’autres
noms ou indications [...]. À chaque instant, quels que soient le journal, sa
formule, sa tendance s’il en a une, son objet, il faut choisir et donc manquer à
l’impossible objectivité. » Manquement qui frappe d’ailleurs au même titre
toutes les formes de discours : celui du dictionnaire (problème du « tabou
lexicographique207 »), celui des diverses sciences, et en particulier de
l’historiographie, dont Michel de Certeau déclare (1976, p. 56) qu’il est
essentiellement mystificateur en ce qu’il se donne pour totalisateur, et que ce
faisant, il « fait oublier ce qu’il élimine ».
Nous conclurons provisoirement en trois points ces réflexions sommaires sur
le problème de l’exhaustivité discursive :
– Plus un discours s’efforce d’être exhaustif, et plus il tend vers l’objectivité ;
plus il sélectionne sévèrement les informations à verbaliser, et plus il encourt le
risque de passer pour subjectif.
– L’exhaustivité en question est bien entendu relative à un objt thématique et à
un univers de discours particuliers : être exhaustif, cela ne veut pas dire tout dire
sur tout, mais dire tout et seulement ce qui, dans une situation donnée et compte
tenu des savoirs préalables des énonciateurs, est pertinent sur un sujet donné208,
et par rapport à cette norme informationnelle peuvent se mesurer des écarts aussi
bien positifs (informations superfétatoires et « déplacées ») que négatifs
(informations lacunaires). Or malgré ce qu’affirme, avec sa belle assurance
coutumière, Louis Lambert (dans la rédaction des procédures pénales, déclare-t-
il209, il convient d’être tout à la fois « précis » = de « dire tout ce qui est utile,
sans rien omettre », et « concis » = de « ne dire que ce qui est utile » : « Dites-
vous que si vous vous mettiez à tout constater dans la procédure, à détailler
chacun de vos faits et gestes, en vous interdisant la moindre ellipse, il n’y aurait
plus de limite logique à ce besoin d’exhaustivité : il vous faudrait alors
verbaliser le coup de sonnette donné à la porte du domicile où vous allez
perquisitionner, verbaliser le siège que vous avez offert au témoin qui comparaît,
verbaliser le repas que vous avez permis de prendre à la personne gardée à vue,
verbaliser le menu de ce repas... »), il est en général impossible de déterminer
quelles seraient idéalement ces informations nécessaires et suffisantes. En ce qui
concerne les écarts négatifs, le problème se pose de la façon suivante : dans le
très vaste ensemble des informations non verbalisées, où convient-il de faire
passer la frontière entre ce qui n’avait pas à être dit, et ce qui a été, délibérément
ou non, censuré ? Car ne pas dire une chose, ce n’est l’« occulter » que par
rapport à un système d’attentes normées. Au cours d’un exposé concernant le
sujet d’énonciationciation, je me vois reprocher d’occulter le sujet
psychanalytique : soit ; mais serait-il pertinent de reprocher à un psychanalyste,
exposant sa conception du sujet, de ne pas parler du sujet linguistique ? Qu’est-il
« normal », dans une situation donnée, de dire et de ne pas dire ? Si ce principe,
énoncé par Maingueneau (1976, p. 45), est incontestable : « Outre la négation
pure et simple des énoncés d’autrui, il y a un autre moyen, beaucoup plus
difficile à repérer de nier, c’est le silence, la lacune [...]. L’absence porte sens
comme la présence, mais il faut une table de comparaison pour la faire
apparaître », la linguistique est bien incapable - hors précisément du cas où
existe, comme dans les comptes rendus de presse, une « table de comparaison »
– de répondre à toutes les questions que soulève la « loi d’exhaustivité », et
l’intuition que l’on a de la norme en cette matière reste toujours largement
subjective210.
– Même ainsi restreinte à un univers de discours particulier, l’exhaustivité est
en tout état de cause impossible : et l’on ne dit jamais « toute la vérité ». « Ainsi
l’humanité ment par omission et le langage est fondé sur ce mensonge »
(Georges Bataille211). Mentir par omission : tel est l’inévitable lot du sujet
discoureur.
3.1.2 L’organisation hiérarchique des informations
Nous avons observé de près, en relation avec les contenus particuliers qu’elles
modalisent, le fonctionnement des expressions qui spécifient le mode d’assertion
(constatatif, hypothétique, obligatif218, etc.) des propositions énoncées, et le
degré d’adhésion (forte, réticente, nuancée219) du sujet d’énonciation au contenu
asserté, en tenant compte de l’usage des guillemets, volontiers ironiques, des
interrogations oratoires très fréquentes dans les énoncés de presse (Combat, 24
novembre : « Les arguments mis en avant sont-ils tous convaincants ? ») et des
présupposés qui s’attachent à certaines unités lexicales telles que « prétendre »,
mais aussi « croire », conjugué au passé (« il a cru devoir expliquer » ? il ne le
devait pas, il a eu tort de le faire : la modalisation, on le voit, débouche souvent
sur l’axiologique).
« Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce
que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas
d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des
voitures et des nuages » (p. 60).
Mais malgré ses efforts pour consigner l’insignifiant, Perec n’échappe pas à
certaines formes du remarquable lequel se concilie d’ailleurs fort bien avec
l’anodin. On voit certes défiler à travers ces pages un certain nombre de
ménagères, mais qui sont proportionnellement moins bien représentées que
d’autres personnages plus épisodiques, mais plus « typés » (l’aveugle, le facteur,
quelques flics). Les objets sont donc sélectionnés en vertu de la classe, plus ou
moins « intéressante », qu’ils représentent, mais aussi en fonction de leurs
propriétés spécifiques : il y a la petite-fille-au-bonnet-rouge-à-pompon, la
vieille-dame-qui-lit- Le Monde, les gens-qui-lisent-en-marchant, l’arbre-au-
tronc-entouré-d’une-ficelle, la voiture-grisâtre-dont-la-portière-arrière-est-bleue :
sans cette particularité, ladite voiture n’apparaîtrait sans doute pas dans le
panorama (car Perec se lasse bien vite de la description chromatique de tous les
véhicules qui défilent sous ses yeux) ; sans leur bonnet, leur journal et leur
ficelle, la petite fille, la vieille dame et le tronc d’arbre auraient sans doute
échappé à l’attention de l’observateur.
On peut se demander, et Perec lui-même se le demande, pourquoi certains
objets, certains faits, accrochent plus que d’autres le regard d’un observateur
pourtant attentif et impartial : « Quelle différence y a-t-il entre un conducteur qui
se gare du premier coup et un autre ("90") qui n’y parvient qu’au bout de
plusieurs minutes de laborieux efforts ? Cela suscite l’éveil, l’ironie, la
participation de l’assistance... De même : pourquoi deux bonnes sœurs sont-elles
plus intéressantes que deux autres passants ? » (p. 98). La loi d’informativité
n’est pas d’un grand secours pour résoudre ce problème, car s’il est vrai qu’un
locuteur choisit par priorité de verbaliser ce qu’un autre locuteur ne se trouvant
pas au même moment au même lieu serait incapable, s’il tentait in absentia le
même exercice, de deviner avec justesse (la ficelle autour de l’arbre par
exemple), il est bien évident que les maladroits du volant sont presque aussi
prévisibles que les habiles, et qu’il n’est pas nécessaire d’être bien perspicace
pour deviner que place Saint-Sulpice, on rencontre assez souvent des
ecclésiastiques. On est donc obligé d’admettre que certains objets et certains
faits sont « marqués », au niveau référentiel , comme étant plus que d’autres
dignes d’intérêt – donc méritant plus que d’autres d’être verbalisés.
D’autre part, ce principe est concurrencé par un facteur bien différent, qui lui
aussi détermine dans une certaine mesure l’activité sélective : la loi du nombre,
qui explique la notation têtue de tous ces Japonais qui déambulent sur la place,
leur appareil-photo en bandoulière, ou qui défilent derrière les vitres des cars
« Cityrama » (il est vrai qu’ils cumulent les deux propriétés que nous avons dites
pertinentes : ils sont à la fois nombreux, et exceptionnels) ; ou la mention
obstinée des apparitions d’autobus, dont Perec se justifie ainsi : « Pourquoi
compter les autobus ? sans doute parce qu’ils sont reconnaissables et réguliers :
ils découpent le temps, ils rythment le bruit de fond ; à la limite ils sont
prévisibles. Le reste semble aléatoire, improbable, anarchique ; les autobus
passent parce qu’ils doivent passer, mais rien ne veut qu’une voiture fasse
marche arrière, ou qu’un homme ait un sac marqué du grand "M" de Monoprix,
ou qu’une voiture soit bleue ou vert pomme, ou qu’un consommateur commande
un café plutôt qu’un demi... » (p. 82).
Ce qui est en tout état de cause grandement imprévisible, c’est la nature
précise des faits qu’un observateur particulier décidera de sélectionner,
puisqu’interviennent dans cette sélection des facteurs aussi contradictoires que le
caractère
anecdotique / massif
aléatoire / prévisible
du fait en question – d’autant plus que lorsque nous parlons de « décision », le
terme est en réalité impropre ; car intervient enfin un troisième facteur,
essentiellement subjectif : la disposition attentive ou détachée, lassée ou stimulée
de l’observateur, qui « accroche » au référent ou en « décroche » sans que ce
référent y soit pour quelque chose, puisque Perec remarque (p. 88) : « Au-dessus
de l’hôtel Récamier (loin derrière ?) se détache dans le ciel une grue (elle y était
hier, mais je ne me souviens plus l’avoir noté) » – et il ne l’a affectivement pas
fait.
« J’ai froid [...] Il est quatre heures cinq. Lassitude des yeux. Lassitude des
mots », p. 78.
« Il est cinq heures moins le quart. J’ai envie de me changer les idées. Lire Le
Monde. Changer de crémerie », p. 81 ;
« (fatigue) », p. 84 ;
« Des autobus passent. Je m’en désintéresse complètement », p. 88.
Il va de soi que lorsqu’il se permet ces quelques flashs introspectifs (qui sous
diverses formes énoncent un « archi-état d’âme » : l’ennui), Perec se départit de
l’attitude d’observateur objectif que le plus souvent il s’impose.
Nous dirons que Perec interprète le référent dès lors qu’il énonce à son propos
certaines affirmations qui débordent le strict donné perceptif (et dont la valeur de
vérité reste donc dans une certaine mesure hypothétique), ou qui impliquent une
norme d’évaluation subjective, ou qui établissent entre des faits certaines
relations qui ne vont pas de soi, ou enfin qui se réfèrent à un savoir culturel qui
lui appartient en propre.
– Interprétation du réfèrent perçu :
• La dénomination « tendancieuse » de certains objets.
Perec manie en général avec une prudence scrupuleuse les étiquettes
dénominatives (encore que le lecteur ne soit pas en mesure d’évaluer leur
adéquation dénotative), et il prend très au sérieux ce « présupposé dénominatif »
qui veut que l’utilisation d’un terme implique que l’on soit certain que l’objet
dénoté possède effectivement les propriétés correspondant aux unités sémiques
constitutives de son sémème : lorsque ce n’est pas le cas (pour des raisons
attenantes à l’objet lui-même, ou à la compétence analytique du sujet parlant),
Perec assortit la mention dénominative de précautions oratoires telles que :
« ... les barreaux d’une sorte de soupirail (c’est vraiment trop grand pour être
un soupirail) », p. 104 ;
« Passe un homme qui porte une maquette d’architecte (est-ce vraiment une
maquette d’architecte – ça ressemble à l’idée que je me fais d’une maquette
d’architecte ; je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre »), p. 86-87.
Mais il lui arrive d’abdiquer cette exigence et d’appeler imprudemment « x »
des objets dont rien ne prouve qu’ils correspondent effectivement à la définition
de x. Par exemple :
« Un homme à béret genre curé
Un curé à béret (un autre) », p. 80 :
il se peut que le second curé porte soutane, ou quelque autre indice certain de
sa fonction ecclésiastique ; mais la parenthèse « un autre » présuppose que Perec
transforme a posteriori, arbitrairement, le premier curé présomptif en un curé
effectif.
Cette imprudence appellative apparaît surtout dans l’utilisation extrêmement
fréquente du vocabulaire parental : « une grand-mère à landau », « un papa
poussant poussette », « une petite fille avec sa mère », « un jeune papa portant
son bébé endormi sur son dos », etc. Or si ce réflexe interprétatif en dit long sur
la prégnance de l’idéologie familialiste, rien ne prouve, même si c’est
effectivement vraisemblable, que ce soit nécessairement son papa ou sa maman
qui accompagne l’enfant, et Perec prend subitement conscience de cet arbitraire
dénominatif au détour d’une parenthèse humoristique : « Une petite fille,
encadrée par ses parents (ou par ses kidnappeurs) pleure » (p. 97)228.
• Les expressions imagées.
Elles sont toujours, nous l’avons dit, subjectives. Perec en use ici fort peu.
Nous n’avons repéré que :
deux métaphores humanisantes : « les autobus piétinent sur la place » (p. 99),
et « deux taxis capuchonnés » (p. 67) ;
une métaphore animalisante : « à côté de moi, une demi-douzaine de
marchands de prêt-à-porter jacassent » (p. 93) ;
et cette métaphore développée en comparaison : « Un bébé dans un landau
émet un bref piaillement. Il ressemble à un oiseau : yeux bleus, fixes,
prodigieusement intéressés par ce qu’ils découvrent » (p. 79)229.
• Les termes psychologiques.
Ils sont encore plus rares : Perec se permet des notations comportementales ou
mimo-gestuelles (« hilare »), mais évite en général de les interpréter en termes
psychologiques (tels que « joyeux »), et il fait bien (étant donné son projet
descriptif), car ces inférences sont toujours hasardeuses. À la frontière du
domaine psychologique, on peut situer peut-être les expressions : « l’agent de
police, d’abord perplexe » (p. 100) ; « tous les pigeons se sont réfugiés sur la
gouttière de la mairie » (p. 68)230 ; « les deux aubergines de la veille repassent ;
elles semblent soucieuses aujourd’hui » (p. 96), phrase dans laquelle la valeur
interprétative de l’adjectif se trouve quelque peu neutralisée par l’action du
modalisateur d’incertitude.
– Les termes évaluatifs
• les dimensionnels : un grand carton à dessins » (p. 73) ; « ... en forme de petite
pyramide » (p. 65) ; « un long bonnet rouge » (p. 90) ; « une fille à courtes
nattes » (p. 80), etc. ;
• l’évaluation de la durée. Exemple : « Pendant de longs espaces de temps, aucun
autobus, aucune voiture » (p. 101).
De telles expressions sont de toute évidence subjectives, car elles n’ont pas de
contenu référentiel fixe (cf. p. 105 : « depuis pas mal de temps déjà (une demi-
heure ?) un flic se tient debout, immobile »), étant donné que la norme qui
permet de qualifier une même durée objective comme supérieure, ou inférieure,
à cette norme varie avec la situation dont il s’agit (une demi-heure, c’est long,
pour une station debout immobile, mais c’est court, au regard de la durée d’une
vie, qui est elle-même courte par rapport à l’histoire de l’humanité) et avec le
sujet d’énonciation : c’est le « temps psychologique » que mesurent ces
expressions ;
• l’évaluation du nombre : les expressions numériques se localisent en divers
points de l’axe graduel de l’objectivité/subjectivité ; on opposera par exemple les
indications chiffrées (parfois imprudentes ou fausses, mais toujours objectives),
vs « plusieurs », « la plupart » (expressions imprécises mais relativement
objectives), vs « beaucoup de » (nettement plus subjectif) ;
• l’évaluation du degré de remplissage d’un objet : la fréquence des adjectifs
« plein » et « vide » dans le texte, corrélative de celle des autobus qui défilent
sur la place, permet d’observer le fonctionnement de ces termes évaluatifs, dont
on peut conclure :
que leur usage varie avec l’objet qualifié (le taux de remplissage des bus, et de la
place, n’est pas évalué selon la même échelle), mais dépend aussi des
comparaisons que l’on est susceptible d’effectuer entre l’état de l’objet en un
temps t que l’on décrit, et son état en d’autres temps t’ : « J’ai l’impression que
la place est presque vide (mais il y a au moins vingt êtres humains dans mon
champ visuel) » (p. 75) : « presque vide », la place l’est par rapport à ce qu’elle
était précédemment ;
que leur usage peut tendre plus ou moins, selon la nature des déterminants qui
accompagnent éventuellement l’adjectif, à l’objectivité : la phrase précédente
s’avoue comme subjective ; en revanche, l’expression « aux trois quarts vide »
(p. 98) frôle l’objectivité, qui se trouve atteinte avec « absolument vide » (encore
qu’il faille préciser si l’on inclut ou exclut, s’agissant d’un bus, son chauffeur,
mais la précision est superflue lorsque le bus circule, d’où l’effet vaguement
cocasse de cette phrase : « Passe un 86 il est absolument vide (seulement le
chauffeur) » (p. 83)). Les autres expressions occupent entre ces deux extrêmes
une position intermédiaire, et s’organisent en une échelle d’évaluation
relativement cohérente, précise et systématique (il s’agit, toujours, des autobus) :
absolument vide
vide (dont on voit assez mal la place originale qu’il occupe entre les deux
expressions qui l’enserrent)
presque vide
plutôt vide
modérément plein
plutôt plein
presque plein
bondé.
Le texte étant purement descriptif, ces expressions sont pour la plupart
délestées de toute « valeur argumentative ». Mais lorsque Perec dit d’un bus
qu’il n’est « guère plein », il semble que l’expression, qui équivaut à peu près,
dénotativement, à « presque vide », insiste davantage sur sa polarité négative (on
pourrait s’attendre à ce qu’il soit presque plein, mais il n’en est rien).
– L’établissement de certains rapprochements
• entre un personnage perçu en T0, et un autre personnage (le même ?) perçu en
un temps T antérieur à T0 : problème de la « reconnaissance » :
Les seuls que l’on rencontre dans ce style descriptif, énumératif, constatatif,
sont les modalisateurs d’approximation ou d’incertitude : expressions verbales
(p. 65 : « D’un car de touristes une Japonaise semble me photographier » ; p. 75 :
« J’ai l’impression que la place est presque vide »), adverbes du type « peut-
être », structures interrogatives (p. 69 : « Un homme plutôt jeune, dessine à la
craie sur le trottoir une sorte de "V" à l’intérieur duquel s’ébauche une manière
de point d’interrogation (land-art ?) »), substantifs venant nuancer certains choix
dénominatifs (« une sorte de sosie de Peter Sellers », « une espèce de basset »).
Or ces modalisateurs, en même temps qu’ils explicitent le fait que l’énoncé est
pris en charge par un énonciateur individuel dont les assertions peuvent être
contestées, en même temps donc ils marquent le discours comme subjectif,
renforcent l’objectivité à laquelle il peut par ailleurs prétendre. Car avouer ses
doutes, ses incertitudes, les approximations de son récit, c’est faire preuve d’une
telle honnêteté intellectuelle que c’est le récit dans son ensemble qui s’en trouve,
singulièrement, authentifié233.
3.2.6 L’axiologique
Quant aux axiologiques, ils sont relativement rares : nous en avons dénombré,
dans ces cinquante pages, quatre : « Avec un magnifique ensemble, les pigeons
font le tour de la place » (p. 22) ; « un beau chien blanc taché de noir » (p. 83) ;
« Passe une dame qui vient d’acheter un bougeoir moche » (p. 98) ; « Passe une
femme élégante » (p. 101) – du moins dans les passages qui observent le plus
scrupuleusement possible la consigne initiale, car il arrive par deux fois que
Perec, lassé de cette tension vers l’impossible objectivité, se déleste de ce
carcan, et l’on voit alors immédiatement réapparaître les « belles oisives »
(p. 81), les « vieux cons », les « jeunes cons », les « vieilles peaux », les
« renfrognés » et les « discoureurs » (p. 77)234.
3.2.7 Le « style »
Reste enfin le cas d’une unité telle que « pimponnante » (p. 89 : « Passe une
ambulance pimponnante ») : puisqu’il est couramment admis que les ambulances
font « pim-pon », ce terme est objectif dans la mesure où il est purement
descriptif ; et pourtant, il porte le sceau de son énonciateur, qui « se distingue »
par ce néologisme : cet exemple montre qu’il faut ajouter encore à la liste des
« énonciatèmes » tous ces procédés signifiants qui relèvent du style, de
l’écriture, ou si l’on préfère, de la « littérarité » – tous, c’est-à-dire relativement
peu de choses dans ce texte qui s’écarte fort peu du « degré zéro », et dont les
excentricités stylistiques sont extrêmement discrètes. Nous n’avons guère relevé
que :
trois néologismes (dont deux dans la même page 89 : leur apparition soudaine
correspond sans doute à une phase de « lassitude », de laisser-aller, d’abandon –
au plaisir du « logothète ») : « pimponnante », « photophage » (« avec leurs
cargaisons de Japonais photophages »), néologismes dont le sens est aussi clair
que leur motivation morphologique ; et le mot-valise « fantomatismes » (p. 84) ;
- une allitération (« Passe un papa poussant poussette », p. 83) ;
- une sorte d’antanaclase (« quatrième passage du lointain sosie de Michel
Mohrt. Lointain vol de pigeons », p. 99) ;
- un calembour gratuit (« deux aubergines toniques », p. 80) ;
- quelques métonymies (p. 85 : « Passent les œufs extra frais N B » ; p. 102 :
« Des parapluies s’engouffrent dans l’église »).
Signalons encore quelques termes à peine familiers (« flic », « bagnole ») et
ces deux coups de chapeau à Queneau235 que constitue l’apparition soudaine
d’« autobi » et de « ouatures ». Et, pour terminer, quelques touches d’humour236
qui viennent de temps en temps conjurer l’ennui : humour de ces ellipses qui
produisent l’effet saugrenu d’une rupture d’isotopie énonciative, p. 62-63 :
Le 86 va à Saint-Germain des Prés
Exigez le Roquefort Société le vrai dans son ovale vert [...]
Le 63 va à la Porte de la Muette
Nettoyer c’est bien ne pas salir c’est mieux
Un car allemand... »,
humour de ce truisme en forme de litote : « Davantage de différences seraient
à mettre sur le compte de la pluie qui n’est pas nécessairement spécifique du
dimanche » (p. 103) ; humour aussi de ces phrases désinvoltes (p. 97 : « Les feux
passent au rouge (cela leur arrive souvent) ») qui viennent souligner auto-
ironiquement l’utopie de cette entreprise d’« épuisement ».
Car Perec ne se fait pas d’illusion : l’appareil enregistreur humain, il le sait et
l’avoue, est faillible (p. 74 : « Limites évidentes d’une telle entreprise : même en
me fixant comme seul but de regarder, je ne vois pas ce qui se passe à quelques
mètres de moi : je ne remarque pas, par exemple, que des voitures se garent ») :
en dépit de la vigilance qu’héroïquement il s’impose, Perec ne peut empêcher
son attention de connaître des éclipses, donc l’enregistrement des faits de se faire
en pointillés. Et ce commentaire lapidaire : « Accalmie (lassitude ?) » (p. 66) en
dit long sur l’impossibilité qu’il y a à démêler dans les pauses narratives la part
qui revient aux propriétés objectives du référent décrit, et celle qui relève de la
subjectivité du regard enregistreur.
En l’absence de ce référent, le lecteur est d’ailleurs incapable d’évaluer
précisément l’objectivité de la description : il fait confiance, car il est bien obligé
de souder docilement son regard au sien, au narrateur – sauf lorsque la
récurrence un peu suspecte de certains dénotés vient ébranler cette confiance.
Que les curés, les Japonais, les baguettes de pain et les paquets de gâteaux237
(p. 98 : « la renommée des pâtisseries du quartier n’est plus à faire ») défilent à
un rythme accéléré sur la place Saint-Sulpice, on veut bien l’admettre ; mais ces
deux-chevaux vert pomme que l’on croise à presque chaque page ? pourquoi
pas, plus vraisemblablement, des 4 L blanches ? La réponse à cette insidieuse
question, Perec nous la donne à travers cet aveu (p. 93) : « Lassitude de la
vision : hantise des deux-chevaux vert pomme », et cette phrase encore en dit
long : impossible d’empêcher l’irruption des fantasmes dans le champ
perceptif238, impossible d’empêcher que le travail inflationniste de l’imagination
vienne distordre l’ascétique objectivité du regard239.
Voir tout ce qui se passe, dire tout ce qu’on voit : l’entreprise est doublement
utopique, car un double filtre vient nécessairement s’interposer entre le référent
extralinguistique et le signifiant verbal : celui du regard, qui sélectionne et
interprète ; et celui du langage, qui classe, ordonne, analyse, évalue, présuppose,
infère, explique – inéluctablement.
Il n’en reste pas moins que cette entreprise est passionnante : parce qu’elle
éprouve ses propres limites, d’abord ; et parce qu’au-delà de son échec annoncé,
le texte de Perec est exemplaire : il fait défiler sous nos yeux un cortège nuptial,
un convoi funèbre, des cars de flics et de touristes, des deux-chevaux (pas toutes
vert pomme) et des autobus, des baguettes de pain, des tickets de métro et des
papiers de chewing-gum, des soutanes et des vieilles dames, des caniches, des
nuages ; il nous re-présente ces objets anodins, éphémères, insignifiants, mais
combien significatifs, qui composent le tissu de notre quotidienneté240 ; il décape
notre regard de ces rouilles qui finissent par le condamner à la cécité :
l’habitude, l’accoutumance, la routine ; il tente enfin l’ébauche de cette
« anthropologie endotique » que Perec appelle de ses vœux dans un autre article
du même recueil, intitulé « Approches de quoi ? » :
« Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne
l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire de problème,
nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse,
comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du
conditionnement, c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil
sans rêves. Mais où est-elle notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?
Comment parler de ces "choses communes", comment les traquer plutôt,
comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent
engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce
qui est, de ce que nous sommes.
Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui
parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé
chez les autres. Non plus l’exotique , mais l’endotique [...]. Décrivez votre rue.
Décrivez-en une autre. Comparez. Faites l’inventaire de vos poches, de votre
sac. Interrogez-vous sur la provenance, l’usage et le devenir de chacun des objets
que vous en retirez.
Questionnez vos petites cuillers.
Qu’y a-t-il sous votre papier peint ?
Il m’importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine
indicatives d’une méthode, tout au plus d’un projet. Il m’importe beaucoup
qu’elles semblent triviales et futiles : c’est précisément ce qui les rend tout aussi,
sinon plus, essentielles que tant d’autres au travers desquelles nous avons
vainement tenté de capter notre vérité » (p. 253-255).
1 C’est en effet ce terme, généralement traduit par « embrayeurs », qu’utilise Jakobson.
Mentionnons encore les équivalents terminologiques « index » (Peirce) et « indexical expression »
(Bar-Hillel).
2 Cf. O. Jespersen, Language, Londres, 1922, p. 123-124.
3 Nous verrons plus loin que toutes les unités « subjectives » partagent dans une certaine mesure
cette propriété.
4 Les anaphores peuvent reprendre, très souplement, un contenu qui est simplement impliqué ou
sous-entendu par le cotexte antérieur – voir par exemple, sur les anaphores « associatives » ou « à
distance » : Kleiber et Tyvaert (éds) 1990, Koster et Rouland (éds) 1991, Charolles et al. 1990,
Kleiber 1994, Corblin 1995, Apotheloz 1995 ; ainsi que les numéros de revues suivants : Recherches
linguistiques XIX, 1994 (Univ. de Metz), Cahiers de Praxématique 24, 1995 (Univ. de Montpellier
III), Verbum 1997, 1-2 (Univ. de Nancy II), et Langages 97, mars 1990.
5 Sans parler de l’acception rhétorique du terme (anaphore = répétition rapprochée d’un même
mot), ni de l’utilisation idiolectale qu’en fait J. Kristeva, qui appelle « anaphore » le mécanisme de
renvoi à l’intertexte, à cet espace translinguistique qui fonde le texte mais lui est étranger (cf.
Recherches pour une sémanalyse, Seuil, Paris, 1969, p. 81).
6 Sur le phénomène général de la deixis, voir Lyons 1980 (chap. VI), Levinson 1983 (chap. 2),
Kryk 1987, Morel et Danon-Boileau (éds) 1992, Green (éd.) 1995 et Grenoble 1998 (sur la deixis en
russe) ; et sur la catégorie de la personne : Mühlhäusler et Harré 1990, Wunderli 1990/1991, et la
revue Faits de langue 3, mars 1994.
7 Qui peut être implicité grâce à certains indices d’ostension (voir plus loin), ou certaines
déterminations situationnelles. Ainsi, dans l’expression « Laissez-les vivre », il est
conventionnellement admis que le pronom renvoie aux « embryons » non verbalisés (car leur
dénomination est délicate, et constitue précisément l’enjeu du débat entre partisans et adversaires de
l’avortement) – d’où l’effet comique de cette formule-valise, produite par une étudiante croyant citer
ainsi le nom d’un organisme impliqué dans ce débat : « Laissez-les choisir ».
8 L’antécédent est en général inutile lorsque le « nous » reçoit son extension maximale. Lors d’une
émission télévisuelle (le 30 nov. 1975), Edgar Morin s’est pourtant trouvé contraint de préciser à
plusieurs reprises : « nous les humains », car l’essentiel de son propos portait sur les êtres vivants,
animaux compris.
C’est en général le cotexte antérieur qui précise la référence du « nous » ambigu. Dans le discours
des socialistes présents au Congrès de Tours, J.-B. Marcellesi est ainsi amené à distinguer (dans
Langages n° 23) cinq sortes de « nous » :
« nous1 » = je (emploi rhétorique) ;
« nous2 » = je + x + y : nous « récapitulatif » ;
« nous3 » = je + mes amis politiques ;
« nous4 » = je + les socialistes (ou mieux : les socialistes, dont moi) ;
« nous5 » = je + les socialistes + les non-socialistes.
9 Leur fonctionnement est bien entendu différent dans des langues comme le mélanésien, qui
possèdent un duel et un triel.
Pour une analyse montrant la nécessité, dès que l’on aborde un système linguistique
fondamentalement différent, d’élaborer d’autres axes que ceux auxquels on est accoutumé, voir par
exemple Austerlitz, « Semantic Components of the Gilyak Pronoun System », in Word vol. 15, 1959,
p. 102-109.
10 Nous ne voyons pas non plus pourquoi les déictiques « ne peuvent pas être mal employés ;
n’assertant rien, ils ne sont pas soumis à la condition de vérité et échappent à toute dénégation »
(p. 254) : il nous semble au contraire que des mots comme « je » ou « hier » n’échappent pas aux
règles de l’adéquation dénominative.
11 En d’autres termes, ils ont pour nous un contenu conceptuel, malgré la formule célèbre : « Les
pronoms [...] ne renvoient ni à un concept ni à un individu » (p. 261) – la deuxième partie de
l’énoncé n’étant pas plus satisfaisante que la première : en langue (et c’est de cela qu’il s’agit), un
mot comme « enfant » ne renvoie pas non plus à un individu (mais à une classe d’individus).
12 Qui est en revanche appropriée s’agissant du mode « autonyme ».
13 Cf. p. 263 : « Le temps linguistique est sui-référentiel. »
14 Sauf bien entendu en cas d’homonymie.
15 Il s’agit du Voyage de G. Schehadé. Le cas des énoncés théâtraux est intéressant car il permet
d’observer comparativement le fonctionnement des déictiques dans les codes écrit et oral.
16 Dans leur emploi non déictique, les formes en « -ci » et en « -là » s’opposent théoriquement
selon l’un ou l’autre des axes suivants :
• proximité/éloignement par rapport à l’antécédent ;
• représentation par anticipation/anaphore (Ex. : « Voici ce que je vais vous dire »/« Voilà ce que
j’avais à vous dire »).
Mais on assiste actuellement à un recul des formes en « -ci » au profit des formes en « -là », et à la
prolifération d’emplois anarchiques. Ainsi, dans la célèbre phrase de Mallarmé, « Quelle déception
devant la perversité de la langue conférant à "jour" comme à "nuit", contradictoirement, des timbres
obscur ici, là clair », l’utilisation des adverbes est exactement inversée par rapport à la norme.
17 Il s’agit là d’une agrammaticalité d’un type très spécial : celle qui consiste en une inadéquation
du comportement « para-linguistique » (mimo-gestualité) au comportement linguistique proprement
dit.
18 Cf. J. Pohl, 1968, t. I, p. 51 : « Avec certains mots appelés déictiques, le geste – le geste imitatif
ou allégorique – est absolument requis : "le poisson que j’ai pêché était de cette taille-ci (écart entre
les mains) ; voilà la rivière en question ; vous la franchirez ici (geste de l’index sur une carte)". On
notera que "là", quand il est spatial et peut désigner une infinité de points d’un horizon, est plus
déictique qu’"ici" qui peut se passer de geste quand il désigne le point où se tiennent ceux qui
parlent. »
C’est ce cas particulier de fonctionnement déictique, que Fillmore appelle « gestural », qui a inspiré
l’étiquetage du phénomène global (grec « deiknumi »). D’où chez certains la tendance à considérer
les démonstratifs comme les déictiques « par excellence ».
19 Le terme est dangereusement ambigu, car il correspond à une réalité d’ordre selon les cas
morphologique ou sémantique. Or les « temps » de la conjugaison verbale n’expriment pas
seulement le « temps », mais aussi l’aspect. Inversement, l’expression du « temps » (sémantique)
peut investir d’autres signifiants que les désinences verbales.
20 Voir sur la deixis temporelle Pinchon 1974, Fuchs 1977 et le numéro 67, sept. 1995, de Langue
française (Co Vet éd.).
21 Le passé simple est pour nous déictique au même titre que le passé composé, quoi qu’en disent
Benveniste (1966 b, p. 244 : « le repère temporel du parfait est le moment du discours, alors que le
repère de l’aoriste est le moment de l’événement ») et Genouvrier (pour qui le PS aurait pour
référence un « alors », une sorte d’origine des temps enfouie dans le passé). Ces analyses confondent
en fait la valeur de la forme elle-même et le système de référence qui la détermine. Un PS véhicule,
comme le PC, l’information suivante : le procès dénoté s’est déroulé à un moment antérieur à
l’instant d’énonciation. La différence, c’est que la référence déictique est en général explicite dans le
cas du PC et implicite dans celui du PS, ce qui entraîne que les deux formes temporelles relèvent de
deux modalités énonciatives très différentes (que Benveniste appelle respectivement « discours » et
« énonciation historique »).
Sur l’exploitation littéraire des oppositions aspectuelles, voir Weinrich, 1973 et N. Kress-Rosen,
1973.
22 C’est, entre autres, un belgicisme ; dans d’autres usages « tantôt » est synonyme de « cet après-
midi ».
23 Et l’on peut de même combiner des syntagmes nominaux hétérogènes de ce point de vue ; cf.
l’expression litotique « c’est pas demain la veille (que P) » = demain ne risque pas d’être la veille du
jour où P se réalisera.
24 Ceci pour souligner le fait qu’« aujourd’hui » et « maintenant » ne relèvent pas de la même
classe.
25 Cf. d’Ornano qualifié par Glucksmann et Hocquenghem (Le Monde du 7-2-1978, p. 17) d’« ex-
futur maire de la capitale ».
26 Sur la conceptualisation et la verbalisation des relations spatiales dans différentes langues, voir :
Clauss-Traugott 1978, Alvarez-Pereyre (éd.) 1979, Bastuji-Dervillez 1982, Wunderlich 1982, Pick et
Acredolo (éds) 1983, Vandeloise 1986, Psathas 1990, Hill 1991, Sablayrolles 1991, Weissenborn et
Klein (éds) 1972, Barbéris 1994, Hausendorff 1995, Pütz et Driven (éds) 1996, Bloom et Peterson
(éds) 1996, Borillo 1997, ainsi que le numéro 9, 1987, des Cahiers de Praxématique. Et sur le cas
particulier des adverbes spatiaux ici/là/là-bas : Larthomas 1974, Perret 1991, Kleiber 1993 ; ou des
prépositions devant/derrière : Vandeloix 1987, Kleiber 1988.
27 Zuber (1972, p. 3 et 49) fait avec raison intervenir d’autres paramètres dans le fonctionnement
de ces prépositions, à savoir : la dimension et la distance relatives des deux objets x et y, la présence
ou l’absence d’un autre objet s’interposant, etc. Par exemple, « la chaise est derrière la table »
présuppose que la chaise n’est pas très éloignée de la table et qu’il n’y a rien entre les deux. Et il
commente : « Évidemment, toutes ces présuppositions sont très vagues. On ne sait pas exactement
quelle doit être précisément la distance entre la chaise et la table pour qu’on puisse dire que cette
chaise est (encore) derrière la table, mais la limite jusqu’à laquelle on peut le dire n’est pas précise.
De même il est très difficile de dire qu’il n’y a rien entre la chaise et la table (l’air, l’eau).
Cependant, quand il y a une souris par exemple entre ces deux objets, on peut soutenir qu’ils sont
toujours dans la même relation. La situation changera si un éléphant venait entre la chaise et la
table. »
28 Nous avons constaté qu’une situation telle que celle-ci :
est parfois verbalisée en ces termes : « le seau est devant le ballon », ce qui semble contredire
l’analyse ici proposée. Mais c’est qu’alors le locuteur considère y comme un objet orienté (c’est-à-
dire qu’il lui prête par analogie la même orientation frontale que la sienne propre), et que « devant »
signifie dans ce cas : « dans la direction de l’"avant" que j’attribue dans cette situation particulière au
ballon (qui n’en possède pourtant pas intrinsèquement) ».
29 Il arrive que les deux valeurs aboutissent au même résultat. Ainsi par exemple dans les
situations suivantes :
30 Il faudrait voir dans quelle mesure les emplois de ces prépositions recoupent parfois ceux de
« avant » et « après ». Nous avons rencontré, prétendant décrire une photo publicitaire représentant
la situation suivante :
la formule « la femme se trouve devant l’homme ». C’est que « devant » valait ici pour « avant »
(par rapport à la chronologie usuelle de l’acte de lecture).
31 Cette orientation latérale découle généralement de l’orientation frontale. Ainsi l’objet-maison
peut-il se voir attribuer, par rapport à la façade et par analogie avec le corps humain, une « droite » et
une « gauche ». L’expression « à gauche de la maison » peut alors s’employer aussi bien non
déictiquement que déictiquement.
32 Ou plus clairement encore : « Place-toi à la gauche de Pierre. »
33 Sur le fonctionnement très similaire de « to come/to go », voir Fillmore, 1966 et M.-
L. Groussier, 1978.
34 Contrairement à ce qu’estime S. Gazai, qui déclare (1975, p. 22) que la phrase « J’irai à Paris un
de ces jours » présuppose qu’aucun des deux interlocuteurs ne s’y trouve.
35 En effet :
• si A0 se trouve en T0 à l’exposition en question, on utilisera nécessairement le verbe « revenir » ;
• on ne peut se rendre en un lieu où l’on se trouve déjà.
36 Nous avons pris sur le vif cet exemple de dialogue dont l’échec provisoire tient à une ambiguïté
semblable :
L1 – Il va sans doute venir demain.
L2 – Ici ? (pp décodé par L2 : (i) (iii), là où nous sommes).
L1 – Non, au colloque je crois qu’il compte y aller (pp encodé par L1 : b) d), là où nous serons en T).
(notons que pour des raisons d’économie et de variation stylistique, le pp est abandonné lorsque
« venir » est repris sous la forme « aller »).
37 La réplique récuse d’ailleurs en même temps le posé, c’est-à-dire le déplacement (inutile) de
l’interlocuteur.
38 Sans être pour autant son hypéronyme (existence d’un cas où « aller » est exclu quand « venir »
est permis).
39 La construction absolue (Hugo : « je suis une force qui va ») étant à la rigueur possible, mais
très marquée stylistiquement (il va de soi que nous éliminons ici le cas des expressions telles que
« comment vas-tu ? »).
40 Et non pas « raller » (exemple entre mille de l’arbitraire des formations morphologiques).
41 Plus précisément, parmi les différents sèmes constituant le sémème de ces formes, le trait du
sexe relève de la dénomination absolue, et les autres – traits de génération, de consanguinité, de
latéralité – de la dénomination relationnelle.
42 En fonction appellative, tous les termes de parenté ont L0 pour terme de référence implicite
(« grand-père ! » = le grand-père de moi).
43 Notons que l’ellipse du possessif de première personne n’est pas vraiment spécifique du
fonctionnement de « papa » : elle est également possible, entre autres cas, pour « père » et « mère »
dans certains usages plus ou moins sophistiqués ; et en langue standard, pour « grand-père » et
« grand-mère », et « oncle » et « tante » lorsqu’ils sont accompagnés de la mention du prénom
(« oncle Pierre arrive demain »).
44 II va de soi par exemple qu’une forme de pronom personnel est plus économique que le
syntagme nominal dont elle tient lieu.
45 Sans prétendre à l’exhaustivité, l’inventaire précédent a mentionné les plus importantes d’entre
elles.
46 La Logique de Port-Royal envisage déjà (p. 96) ce type particulier de « termes complexes » dans
lesquels la détermination « n’est point exprimée, mais seulement sous-entendue ; comme quand nous
disons en France "le roi", c’est un terme complexe dans le sens ».
47 « Pierre m’a dit de venir le lendemain », si é1 est à interpréter comme un énoncé jussif et non
constatatif.
48 Encore que l’on puisse à la rigueur admettre : « il m’a dit qu’il viendra demain ».
49 Elles reviennent bien entendu au même si T1 et T0 se situent le même jour.
50 C’est pourquoi la phrase suivante, où le repérage par rapport à CE0 du discours indirect cède
brutalement la place à un repérage par rapport à CE1 (discours direct), produit très nettement l’effet
d’une déviance (rupture d’isotopie énonciative) : « Un ami dont Gerfaut n’avait pas eu de nouvelles
depuis deux ans écrivait d’Australie que sa vie conjugale était devenue intenable et demandait à
Gerfaut s’il fallait qu’il divorce à ton avis » (J.-P. Manchette, Le Petit Bleu de la côte ouest,
Gallimard, « série noire », 1976, p. 32).
51 Ce qui est possible si la tierce personne, tout en étant exclue de la relation d’allocution, est
cependant présente dans la situation de communication.
52 Toutes les possibilités envisagées n’offrent pas le même degré de vraisemblance. Ainsi, dans
l’hypothèse où il1 ≠ il 2, et où ils sont tous deux entièrement déictiques, il faut supposer deux gestes
consécutifs et distincts ponctuant cette courte phrase : ce comportement langagier est, pour le moins,
rare.
53 À la différence de l’adverbe « maintenant », qui présuppose toujours l’existence d’un
« ailleurs » temporel, les formes de présent peuvent en effet avoir une valeur « intemporelle ».
Quant à l’élasticité de « ici », on peut l’illustrer par cette phrase entendue lors d’une émission
télévisuelle : « Ce livre, je l’ai écrit avec Mme M..., qui est ici, là-bas [accompagné d’un mouvement
de tête] ». La contradiction n’est qu’apparente entre les deux adverbes, qui ne découpent pas
l’espace de la même manière : on peut être à la fois dans un lieu identique (en l’occurrence : le
même studio), et différent (à l’autre extrémité de ce studio).
54 C’est ainsi que la « rive droite/gauche » d’un fleuve se détermine conventionnellement par
rapport à un actant actif « descendant » ce fleuve.
55 C’est ce que fait, pour justifier après coup son utilisation erronée de la préposition « à gauche »,
l’élève Dupont dans cette histoire « drôle » publiée dans l’Almanach Vermot, 1976 : « Un inspecteur
arrive dans une classe de sixième. Il interroge les gamins : – Dis-moi, Durand, où se trouve
l’appendice dans un homme ? – À droite, M. l’Inspecteur. – Bien, très bien. Et toi, Dupont, peux-tu
me dire où se trouve l’appendice chez la femme ? Dupont réfléchit vite et pense "ce n’est sûrement
pas du même côté" et répond : - C’est à gauche, M. l’Inspecteur. À voir l’expression de l’inspecteur,
Dupont réalise qu’il s’est trompé. Aussitôt il ajoute : – Enfin à gauche en rentrant, M. l’Inspecteur. »
L’astuce du procédé consiste à contraindre le lecteur à imaginer une situation permettant de justifier
l’emploi adverbial, et un agent engagé dans un procès ; et son efficacité ( ?) vient de ce que
l’allusion (qui exploite les thèmes favoris de notre humour gaulois : « le petit malin » et l’obsédé
sexuel) demeure implicite.
56 Quant aux ostensifs, ils ne peuvent en principe être utilisés qu’en cas de situation partagée : pour
les décoder, A doit être en mesure d’identifier, donc de percevoir, le comportement gestuel qui par
définition accompagne l’énoncé d’un ostensif (enfreindre cette règle, c’est produire une « figure »,
assez courante au demeurant).
57 Au téléphone, c’est la formule inaugurale : « Ici x » – indication éventuellement renforcée, voire
remplacée, par la voix du locuteur -, qui signe le message.
58 On peut le vérifier aussi s’agissant des prépositions permettant la localisation spatiale : « Va
t’asseoir à gauche de cet arbre » ne signifie jamais « du côté de l’arbre qui est sur ta gauche ».
Lorsqu’il risque d’y avoir conflit, du fait de leur situation respective, entre les interprétations de L et
de A, le locuteur prend en général la peine d’utiliser un indice d’ostension, ou une formule plus
explicite telle que « sur ma/ta gauche » (telle est aussi l’opinion de Fillmore, cf. « Deixis I », p. 6).
59 En français du moins. On sait que la seconde personne est plus pertinente déictiquement dans
une langue comme le latin (qui oppose par exemple « hic/iste/ille »).
60 Ou plus exactement, dans « l’m coming » – mais le problème se pose de la même manière dans
les deux langues.
61 Cet usage dit « empathique » des formes déictiques caractérise par exemple l’« imparfait
épistolaire » du latin (cum tibi scribebam, cf. Récanati 1995), ou certains emplois des termes de
parenté (voir Choi 1997 sur le coréen et le bulgare).
62 Pour d’autres exemples d’énallages de temps et de personne, voir Kerbrat-Orecchioni 1992,
p. 206-211.
63 D’après R.-L. Wagner et J. Pinchon (Grammaire française classique et moderne, Hachette,
Paris, 1962, p. 167-168), ce « nous » connote en effet la majesté « lorsqu’il représente un haut
dignitaire », et la modestie « sous la plume d’un écrivain, dans la bouche d’un conférencier » – c’est
donc par modestie que nous utilisons, dans ce texte, le « nous ».
64 Exemple analogue dans Nana (Le Livre de poche, 1969, p. 365) :
« Eh bien, cette chère enfant, dit-il familièrement à Muffat, qu’il traitait en mari. Diable ! nous
l’avons fait causer ! » (« nous », c’est-à-dire Muffat).
Cette énallage, qui semble caractéristique, entre autres, du discours des médecins, infirmières, etc.,
est exploitée humoristiquement par ce personnage de Témoin à charge (Billy Wilder) interprété par
Charles Laughton : exaspéré par l’usage systématique et infantilisant de ce trope dans la bouche de
son infirmière-nurse (« nous allons prendre notre température », « nous allons aller au dodo »), il
rétorque à cette dernière formule, feignant de la prendre au pied de la lettre : – « Nous ? Quelle
affligeante perspective ! »
65 Ou tout segment dénotant en principe une troisième personne, tel que « on » (« Alors, c’est à
cette heure-là qu’on arrive ? »).
66 L’imparfait du même nom, qui souvent accompagne cette énallage de personne, constitue lui
aussi une énallage (temporelle).
67 Cet usage, hélas, se perd : « Rappelons pour mémoire que, dans les bonnes maisons, les
domestiques stylés (il y en a encore !) emploient la troisième personne quand ils s’adressent à leurs
maîtres : "Monsieur a-t-il sonné ?" – "Madame est servie." Il en est de même des vendeurs et
vendeuses des magasins bien tenus : "Qu’est-ce que madame désire ?" – "Monsieur n’a pas besoin
de cravates ?". Il va sans dire que ces marques de déférence tendent à disparaître : "Nos machines
démocratiques, notait déjà Renan en 1883, excluent l’homme poli" » (Robert Le Bidois, Les Mots
trompeurs).
68 On nous a même signalé cette phrase attestée : « Maintenant les couvertures commencèrent à le
gêner. »
69 Autre exemple encore : un soudain scrupule nous a fait mentionner en note à propos de
« bientôt » (cf. le tableau opposant les adverbes temporels déictiques et non déictiques) qu’il pouvait
fonctionner aussi comme un relationnel. Même s’il est relativement fréquent, cet emploi nous
semble pourtant « métaphorique », car il se rencontre presque toujours associé à un présent ou un
futur de narration (ex. : « ... le livre de Tissot, qui paraît en latin en 1735 et qui est bientôt traduit en
français... »).
Pour résoudre ce genre de problèmes, les statistiques de Klum (1961) concernant les corrélations
verbo-adverbiales peuvent fournir des indications intéressantes.
70 Cf. Genette, 1971, p. 180.
71 Dans Répertoire, II, p. 69.
72 Le Magazine littéraire, n° 97, févr. 1975, p. 32.
73 L’expression (que nous adaptons ici à notre propos) est de Butor (1964, p. 293-294) : « Je me
suis aperçu qu’on ne pouvait parler de roman que lorsque les éléments fictifs d’une œuvre
s’unifiaient en une seule "histoire", un seul monde parallèle au monde réel [...]. Le roman est une
fiction unitaire. »
74 François Jost (1975, p. 483-487) le remarque aussi à propos de Robbe-Grillet : « "Je suis seul
ici, maintenant, bien à l’abri". Cet énoncé, qui ouvre Dans le labyrinthe, est en premier lieu
caractérisé par une inflation déictique. » Mais ces déictiques ne sont là que pour faire illusion. Car si
généralement, « du fait qu’un personnage, quelque deux cent pages après ce passage, dit "je", on
construit avec assurance une identité à cette voix neutre sans pourtant qu’aucun critère linguistique
permette d’affirmer que les deux narrateurs constituent un seul et même personnage [...]. Bien que le
"je" ne renvoie qu’à la présente instance du discours qui dit "je", on transforme un instant ponctuel
du texte en permanence : lecture rassurante » – que malheureusement décourage le texte de Robbe-
Grillet : « De quelque côté qu’on se tourne, on ne trouvera donc jamais un narrateur stable, sur
lequel on puisse se reposer pour échafauder des constructions rassurantes. » Même instabilité des
références spatiale et temporelle, ainsi que le montre Gilles Lapouge des Souvenirs du triangle d’or
(cf. La Quinzaine littéraire, n° 288, 16-31 oct. 1978, p. 5).
75 Ce pseudo-ancrage peut aussi affecter la localisation relationnelle : c’est le cas de ces « inserts »
qui ponctuent, avec la désinvolture la plus provocante, Le Chien andalou : « huit ans plus tard... »,
« seize ans auparavant... ».
76 Piaget cite ainsi, dans La Formation du symbole chez l’enfant (Paris-Neuchâtel, 1945, p. 233), le
cas de ce petit garçon qui, au lieu de « chien », utilise le signifiant « vouaou » auquel il attribue le
sens : « tout ce qui se voit du balcon comme le chien initial et qui lui ressemble » : la dénomination
s’effectue alors par « une assimilation de choses au point de vue même du sujet : situation spatiale
dans laquelle il se retrouve à titre d’observateur et répercussion des objets sur ses actions à lui ».
77 Exemple d’utilisation non déictique d’un terme originellement déictique : l’adjectif
« moderne », lorsqu’il s’emploie pour désigner une période déterminée d’expression artistique (le
« modern style », la « littérature moderne », – vs « contemporaine » -, les « post-modernes »
américains – héritiers de John Cage et Merce Cunningham) : on peut alors parler de « déictique
figé », ce mécanisme de figement se retrouvant également dans une certaine mesure dans les
expressions du type « l’Orient », « l’Occident », « les pays de l’Est », etc.
78 Ces exemples sont extraits de Henry Miller, j’suis pas plus con qu’un autre (Buchet/Chastel,
Paris 1976, p. 76 et 62.
79 Qui caractérise, on le sait, les productions des enfants autistiques.
80 Guignon ne s’en prive pas :
Canezou. – « Guignol !
Guignol. – Je n’y suis pas !
Canezou. – Allons bon, il n’y est pas ! Comment voulez-vous qu’il fasse ses affaires, il n’est jamais
chez lui (il va pour s’en aller). Mais que je suis simple, il m’a répondu, donc il y est, toujours le
même original. »
81 Lorsque T0 est instable et se déplace au fil des jours :
« demain » ? « jamais », et le procès est éternellement différé ;
« aujourd’hui » ? « toujours » ; ainsi cette inscription non datée figurant depuis deux ans sans
désemparer sur la porte d’une salle de cours : « Aujourd’hui seulement le cours a lieu en salle
Allard. »
82 L’organisation de l’espace à verbaliser dépend aussi de ses propriétés objectives, et de son
orientation naturelle. Comme le remarque Michel Butor, il est plus facile en Egypte qu’ailleurs,
grâce à la présence structurante du Nil, de se passer des déictiques spatiaux : « ... cette direction
foncière de l’espace [...], cette organisation fondamentale si évidente que pour vous indiquer la
situation d’un lieu particulier, d’un appartement dans un immeuble par exemple, on ne prend pas
pour référence votre position du moment, mais ces constantes du paysage identiques aux points
cardinaux, mais ces repères absolus que les murs mêmes d’une chambre ne parviennent pas à cacher,
et que, par conséquent, l’on ne vous dira point : prenez la première rue à gauche, puis tournez à
droite, mais : prenez la première rue à l’est, puis tournez au nord, vous montez l’escalier et c’est à la
porte sud ; que l’on parlera, même à table, d’une chaise qui est à l’ouest d’une autre... » (Le Génie
du lieu, Grasset, Paris, 1958, p. 131-132).
83 Texte cité par Peytard et Genouvrier, dans Linguistique et enseignement du français, Larousse,
1970, p. 25.
84 Il se peut que dans d’autres systèmes linguistiques, la définition de la catégorie déictique ait à
faire intervenir d’autres facteurs pertinents, dans la mesure où ce sont des données simples et
objectives de la situation de communication, qui interviennent de façon décisive dans la
dénomination et l’identification des dénotés – le sexe et l’âge du locuteur par exemple (cf. les
emplois précédemment mentionnés en Burushaski ; cf. aussi Zuber, 1972, p. 15 : « Dans beaucoup
d’autres langues, on emploie différentes particules déictiques dont la présence présuppose l’âge, le
sexe du locuteur, le lieu où il se trouve... »).
85 Le fonctionnement des deixis temporelle et spatiale n’est pas symétrique, car elles s’opposent
selon deux axes au moins :
- référence mobile/fixe : T0 ne cesse de se déplacer au cours de la diachronie énonciative, alors que
le lieu de la prise de parole reste en général inchangé au cours d’un même acte d’énonciation ;
- référence obligatoire/facultative (cf. Genette, 1972, p. 228 ; et le fait que dans la communication
téléphonique, la référence temporelle étant donnée d’emblée, seul le déictique personnel a
obligatoirement besoin – sauf si la voix suffit à fournir l’information – d’être spécifié).
86 Whorf et Sapir (« En fait, le "monde réel" est pour une large mesure construit d’après l’habitus
linguistique des différents groupes culturels ») ayant avec véhémence dénoncé l’illusion
isomorphiste, on appelle parfois « hypothèse Sapir-Whorf » le postulat inverse (qui fait maintenant
figure de vérité établie).
87 Coseriu (1966, p. 188) distingue de même la subjectivité « constitutive du langage », de
« l’appréciation subjective individuelle ».
Il faudrait en fait distinguer trois, et non deux, niveaux de subjectivité, selon qu’ils s’inscrivent dans
la parole/la langue/la faculté (universelle) de langage ; cf. P. Henry, 1977, p. 38 : S’il est vrai,
comme le soutient Chomsky, que la compétence linguistique a des bases universelles innées liées
aux aptitudes communes à tous les sujets humains, on peut « en ce sens », dit-il, « parler d’une
forme de subjectivité universelle » (à l’humanité).
88 Ma Géographie en couleurs, par P. Valette, E. Personne et B. Le Chaussée, Nathan 1968 (1re éd.
1958).
89 Notons que la prédication est « justifiée » argumentativement :
• par le fait que l’expression fonctionne depuis longtemps comme un « cliché » (les « épithètes de
nature » ne pouvant être que « naturelles » et justes) ;
• par une sorte de glissement métonymique audacieux : la France a un climat « doux » (tempéré)
c’est un « doux » pays.
90 Dès qu’ils sont employés métaphoriquement, ces termes se colorent subjectivement.
91 Rappelons que dans notre perspective, « « prétendre à l’objectivité » signifie « « tenter d’effacer
toute trace de la présence dans l’énoncé du sujet d’énonciation ». Prétendent ainsi à l’objectivité,,
d’après F. Giroud, 1979, le discours journalistique ( « On ne fait pas de journalisme avec des états
d’âme »), qui lorsqu’il se permet des appréciations et commentaires subjectifs, doit les « marquer »
explicitement comme tels ; et celui de l’« intervieweur », d’après M.-A. Macciochi qui dans ce
même article déclare : « J’ai tâché, ici, de m’"effacer" au maximum devant mon sujet, phrase qui fait
écho à celle del’interviewée Giroud : « Le bon journalisme ne consiste pas, à mes yeux, à se mettre
en avant, mais au contraire à s’effacer derrière son sujet » (notons qu’on peut au choix s’effacer
devant, ou derrière son sujet....).
92 Car la « Sémantique générale » serait plus justement appelée, comme le remarque Lyons (1978,
p. 84), « sémantique thérapeutique » : c’est en effet une discipline éducative, ou plutôt rééducative.
Pour une présentation en français des principes théoriques et applications pratiques de la sémantique
générale, voir H. Bulla de Villaret, 1973.
93 L’ouvrage le plus important de Korzybski (paru en 1933, et non traduit en français) s’intitule en
effet Science and Sanity. An Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics. La
formule est plus saine parce que plus juste ; et plus scientifique, parce qu’elle manifeste cette prise
de conscience (de la distance qui sépare le construit du vécu) qui caractérise l’attitude scientifique et
qu’il convient pour Korzybski d’incorporer à tous ses comportements langagiers.
94 Todorov remarque de même (1966, p. 9) que le terme de « connotation » recouvre, dans
« crincrin » opposé à « violon », et dans « flingue » opposé à « fusil », deux phénomènes différents.
95 D’après J. Pohl (1968, p. 157-158), si l’on prend tous les mots qui commencent par la lettre C
dans un dictionnaire d’argot, on constate qu’ils se répartissent de la façon suivante :
mots « défavorables » : 284/« neutres » : 98/« favorables » : 5 ou 6.
Et Pohl de conclure amèrement : « L’observation du langage aurait des raisons d’être misanthrope »
(en constatant la misanthropie dont témoignent les usages langagiers).
Mais même si dans le lexique général, la péjoration l’emporte sans doute effectivement sur la
mélioration, les résultats de l’enquête eussent été moins spectaculaires si Pohl l’avait menée sur
d’autres niveaux de langue.
96 Ex. : l’intonation emphatique (renvoyant selon le contexte à une idéologie humaniste, ou
viriliste) qui peut accompagner l’énoncé d’une phrase telle que « Ça, c’est un homme ! », intonation
à valeur d’excellence, dont ce métagraphe de Balzac (signalé dans Rhétorique générale, Larousse,
1970, p. 66), constitue l’exact équivalent graphique : « une femme, une femme, la PHAMME ».
97 Un seul exemple, mais spectaculaire : celui du mot « con », « le plus beau mot de la langue
française (avec "loisir") » pour Steve Masson (alias André Hardellet), qui pose cette question dans
Lourdes, lentes... (Pauvert, 1968, p. 19) : « Je voudrais que des types trapus, des ethnologues, des
linguistes m’expliquent pourquoi ces trois lettres sont devenues le symbole de la, de notre,
stupidité » (notons que, bel exemple de tabou lexicographique, le mot ne fait son entrée dans le Petit
Robert qu’en 1977).
98 Exemples épars d’euphémismes :
- dans le discours des responsables politiques, les chômeurs sont des « demandeurs d’emploi » ;
- dans les traductions françaises d’Homère, les « yeux de vache » de Nausicaa deviennent des « yeux
de génisse » ;
- dans la langue de la cosmétologie, les poils sont métamorphosés en « duvet », et les rides en « plis
d’expression » ;
- la marque Dim désigne par « moyen/long/super » les trois tailles de collants qu’elle propose :
l’échelle est aimablement décalée d’un cran par rapport à la normale ;
- pour les petits pois, le glissement s’effectue dans l’autre sens (fins/trèsfins/extra-fins) : la valeur
axiologique des adjectifs dimensionnels varie selon l’objet sur lequel ils prédiquent.
99 Hypéronymes : « Quand le père est tourneur, il vaut mieux répondre : "métallurgiste" ; ou
"fonctionnaire", si le père est cheminot » ; tel est le conseil que prodigue à ses adhérents, lorsqu’ils
ont à remplir les fiches scolaires de leurs enfants, un syndicat de parents d’élèves – car si
l’institution scolaire doute qu’il n’y ait pas de sot métier, elle admet au contraire la validité du
proverbe « Tel père, tel fils ».
Euphémismes : cf. les facteurs devenant des « préposés », les concierges des « gardiens », et les
coiffeurs des « capilliculteurs ».
100 Cf. Apostrophes du 28 oct. 1978 : Pivot énumère les qualités (« habile », « intelligent »,
« courtois ») et les défauts (« manque d’autorité », « mal informé », « cyclothymique ») que
Françoise Giroud prête à Giscard d’Estaing dans La Comédie du pouvoir ; et Giroud de protester :
« Mais c’est pas un défaut "cyclothymique", ni une qualité d’ailleurs, c’est neutre. »
101 Osgood, 1964, en propose une pourtant, mais que nous trouvons à plus d’un titre inacceptable.
102 Voir sur ce sujet nos articles sur l’ironie (1976 et 1980).
103 Notons que les termes qui désignent certains mouvements picturaux ou groupuscules
gauchistes – impressionnisme, fauvisme, cubisme, non-art/folklos, inorganisés, incontrôlables –
fournissent des exemples d’un mécanisme analogue : la récupération revalorisante, par ceux-là
mêmes qui en constituaient au départ la cible, de termes originellement utilisés pour discréditer
injurieusement l’adversaire.
104 Car si l’honnêteté est toujours une qualité, et la malhonnêteté toujours un défaut, comment
peut-on dire de quelqu’un qu’il est « trop honnête », ou « trop malhonnête » (le paradoxe et sa
résolution n’étant pas dans les deux cas de même nature) ?
105 Comparons par exemple : « C’est une hypothèse forte » ( ? bonne), vs « un peu forte » (ce qui
suggère « un peu trop » mauvaise).
106 Cf. là-dessus le n° 9 (1980) de notre revue Linguistique et sémiologie.
107 D’après Le Monde des 10-11 déc. 1978, l’Union soviétique « proteste vigoureusement contre
les campagnes démagogiques menées en Occident autour des droits de l’homme » : démocratie en-
deçà, démagogie au-delà...
108 Ce n’est que par extension que l’on peut admettre l’existence d’« injures désignatives » (« cette
andouille m’a dit... ») (sur ce point et d’autres encore concernant le problème de l’injure, voir
Delphine Perret, 1968). L’injure s’oppose ainsi au juron (analysé par Benveniste, 1974, chap. VII ;
voir aussi Huston 1980) comme une formule d’adresse à une exclamation à usage personnel (dans le
cas du juron proprement dit, il n’y a pas d’allocutaire, mais il y a un destinataire indirect : Dieu).
Ex. : dire « merde » à un agent, c’est exprimer son exaspération, mais ce n’est pas l’insulter
(l’« outrager »), et ce n’est donc pas illégal, si l’on en croit ce verdict rendu à l’issue d’un procès
intenté par un agent de police à un professeur de Lille qui lui avait lancé ce « gros » mot au cours
d’une manifestation : le professeur a été innocenté. Mais il se peut qu’un autre tribunal en eût jugé
autrement : le terme est en réalité polysémique, et le juron se fait injure s’il s’adresse manifestement
à un tiers (en revanche, « je t’emmerde » est toujours adressé, donc injurieux).
109 Le rituel de l’affront ne se rencontre plus guère à l’état pur dans les sociétés contemporaines.
Signalons pourtant à titre de curiosité les insultes proférées par Cassius Clay : à l’instar des injures
homériques, c’est une sorte de gant jeté à l’adversaire.
110 Aux deux questions suivantes, la plupart des sujets interrogés répondent avec enthousiasme,
sans même percevoir la contradiction, par un « oui » qu’entraîne la connotation positive de deux
substantifs :
(1) « Êtes-vous pour la liberté du travail ? »
(2) « Êtes-vous pour la solidarité de tous les travailleurs en cas de grève ? »
111 « Ta mère est tellement racho qu’elle fait du houla-hoop dans un apple-jack », « on caille
tellement chez toi que les cafards i’se balladent avec des manteaux de fourrure », etc.
112 Prisonnier de Mao, Gallimard (« folio ») 1976, I, p. 81. (La phrase soulignée l’est par nous.)
113 Le même phénomène peut s’observer aussi (quoique plus rarement) des axiologiques positifs :
le mot « nature » (et ses dérivés) fonctionne ainsi dans le discours publicitaire comme un
valorisateur passe-partout (« Europe 1, c’est naturel »).
114 Comme cet Ali qu’évoque Robert Linhart dans L’Établi, Minuit, 1978, p. 149-150 :
« À quelque chose que je lui dis ou lui demande (de quoi s’agissait-il ? d’une nourriture, ou de
quelque chose à fumer, je ne sais plus), il répond vivement :
- Non, je fais jamais ça, c’est "juif".
Moi. – Comment ça, c’est "juif" ?
Lui. – Ça veut dire : c’est pas bien, il faut pas le faire [...]. Écrire "juif", c’est écrire l’arabe à
l’envers. C’est écrit pareil, mais dans l’autre sens.
Moi. – Écoute, Ali, je sais ce que je dis, je suis juif moi-même.
Et lui, sans se démonter, avec un hochement de tête indulgent :Mais tu peux pas être juif. Toi, tu es
bien. Juif, ça veut dire quand c’est pas bien. »
115 Exemple analogue relevé il y a quelques années : L1 dit à L2 (vendeur de L’Humanité rouge)
qu’il n’aime pas ce journal, et qu’il le trouve « stalinien » ; réponse de L2 – proprement désarmante
- : « y’a intérêt ! ».
116 Surtout lorsqu’ils répliquent sur l’allocutaire.
Imaginons par exemple une situation où L est contraint (pour vérifier au téléphone qu’il ne se trompe
pas d’interlocuteur) de décrire A à A. L dira sans difficulté : « vous êtes blonde » ; avec plus
d’hésitation et de précautions : « vous êtes (plutôt) petite » – car l’adjectif se charge facilement
d’une connotation désobligeante ; beaucoup plus difficilement : « vous êtes jolie » ; et jamais (s’il
veut rester en terrain neutre) : « vous êtes moche » : les axiologiques se manipulent avec des
pincettes.
Quant à ceux qui prédiquent sur L, une « loi de discours » veut que l’énonciateur ne se « lance pas
de fleurs » avec trop d’ostentation.
D’une manière générale, notons que les axiologiques sont très souvent flanqués de modalisateurs
venant atténuer la brutalité du jugement évaluatif : « Tout cela est très beau, très soigné, un peu
esthétisant peut-être. »
117 Soit les deux textes suivants :
- « Pour défendre cette mauvaise cause les partisans de l’euthanasie s’appuient sur deux sophismes
[...] ; heureusement, l’euthanasie est rejetée par la quasi-totalité des médecins » (Daniel Hervouet,
NAF, n° 241, 3 févr. 1977, p. 3, « L’euthanasie en question »).
- « Grenoble. Le monument aux morts de la porte de France a été profané par des individus
favorables à Baader. Des inscriptions ont en effet souillé ces murs ainsi que ceux de différents
bâtiments de la ville. Des affiches ont été placardées et elles émanent, cette fois, de personnes
dénonçant les agissements des terroristes allemands » (Le Progrès, 23 oct. 1977, p. 4).
Question : vous tenterez de dégager, à partir des expressions soulignées, l’attitude (favorable ou
défavorable) du sujet d’énonciation vis-à-vis de l’objet de son discours.
118 Après avoir tout au long d’un article exhorté ses lecteur à « virer du vocabulaire les adjectifs
qui jugent », Cavanna (Charlie-Hebdo, n° 375, 19 janv. 1978) s’en prend aux prophètes du Progrès,
du Sacrifice, de la Grandeur du Destin de l’Homme et se surprend à les « juger » : « Poètes de mon
cul ! Margoulins puants ! » - et de commenter auto-critiquement : « termes péjoratifs : la main dans
le sac ! ».
On sait que Barthes a lui aussi souvent manifesté son refus de se laisser prendre au piège des
alternatives axiologiques – mais cela exige d’infinies précautions métalinguistiques, cf. 1978 b,
p. 39 : « Le sémiologue serait en somme un artiste (ce mot n’est ni glorieux ni dédaigneux : il se
réfère seulement à une typologie). » (Notons au passage que cette exigence de « neutralité » fait
écho à cette mise en garde d’Ernest Renan : « Ce n’est ici ni une chaire de polémique, ni une chaire
d’apologétique ; c’est une chaire de philosophie. » Bien des déclarations de Barthes nous le
confirment : le sémiologue, ce serait en fait le vrai « nouveau philosophe »).
119 Pour une classification générale des adjectifs dans les langues romanes, voir Stati 1979. Notons
le flou qui entoure les termes utilisés pour désigner les différentes catégories d’adjectifs
« subjectifs » (et corrélativement, le découpage lui-même de ces catégories) : certains restreignent
l’emploi d’« évaluatif » aux seuls axiologiques (Pupier 1998), d’autres appellent « appréciatif » ce
que nous appelons « évaluatif » (Rivara 1977 et 1984 ; voit aussi sur la modalité appréciative Van
Ginneken 1907, chap. 4 « L’appréciation dans la langue », ainsi que différents articles in Beacco et
Moirand (éds) 1995 ; et sur les « termes de désapprobation » Wierzbicka 1973, p. 156 sq.), d’autres
encore parlent de « noms de qualité » à propos d’une catégorie de termes qui ressemblent bien à nos
axiologiques (cf. Milner 1978, qui les traite comme des « performatifs de l’insulte », ce que critique
Ruwet 1982, montrant que ces termes constituent bien une classe sémantique spécifique même si les
contours de cette classe sont passablement flous).
Très révélateur de ce flou catégoriel qui handicape toute réflexion sur ce vaste champ sémantique,
l’inventaire que proposent Caffi et Janney 1994 des différents types d’« emotive devices » : on y
trouve pêle-mêle, aux côtés de procédés proprement « émotifs », différents procédés évaluatifs, mais
aussi des phénomènes relevant de la deixis, de la modalisation, de l’expression de la volition ou de la
quantification...
120 Flahault dénonce avec raison (1978, p. 38) les « alternatives usées » telles que « cognitif-
expressif », « rationnel-affectif », etc. ; mais en attendant qu’on nous en propose de nouvelles, et
quel que soit le caractère flou et subjectif d’un tel concept, il peut tout de même rendre certains
services descriptifs.
121 Lorsque apparaît, dans le commentaire du film de Louis Malle sur l’Inde, cette phrase sur la
secte d’Euroville : « Ils sont agaçants, avec leur imperturbable assurance », elle produit l’effet brutal
d’une modulation énonciative : passage de l’objectivité (du documentaire) à la subjectivité (affective
et axiologique).
122 Sauf si l’on fait métaphoriquement dévier le sémantisme de l’adjectif dans le sens « qui est
attaché à son célibat ». Sur la possibilité de graduer des concepts fondamentalement non graduables,
voir Lyons, 1970, p. 225-226.
Notons en outre que certains adjectifs que nous avons considérés comme objectifs, les adjectifs de
couleur par exemple, sont également passibles de gradation.
123 On peut aussi penser (mais ces critères fonctionnent plus ou moins selon les cas) à la
compatibilité avec « en quoi/en rien » (cf. J. Milner, 1977) et à la possibilité de faire subir à la phrase
la transformation impersonnelle.
124 Il faut bien reconnaître que cette définition est quelque peu circulaire : les évaluatifs sont des
termes qui impliquent une évaluation... Mais pas plus que Ducrot « nous ne pouvons [...] donner une
définition positive de cette notion » (1975, p. 71). Et comme lui nous pensons que l’« évaluation »
n’implique pas toujours un « jugement de valeur » (dans notre terminologie : les axiologiques
constituent une sous-classe des évaluatifs).
125 Ainsi qu’en témoigne par exemple cette phrase : « la Passion selon Saint Matthieu est vieille –
ou jeune, comme on voudra – de 250 ans » (Philippe Beaussant, Le Monde de la musique, n° 10, avr.
1979, p. 25).
126 Plus exactement :
• « ça coûte 100 francs », « il mesure 1 m 80 », « il a 35 ans », et
• « c’est cher », « il est grand », « il est vieux »,
ne fournissent pas le même type d’information (nous voulons simplement souligner ici le fait que
l’informativité d’une séquence n’est pas nécessairement proportionnelle à sa précision objective).
127 Journal d’un innocent, Minuit, 1976, p. 164-165 (la phrase soulignée l’est par nous).
128 Nous n’envisageons ici que le cas où l’adjectif est attribut, car l’épithète pose moins de
problèmes (« un gros chien », « les gros chiens » = par rapport à la moyenne des chiens. Exception :
les cas assez rares où l’épithète n’a pas de fonction déterminative, comme dans les expressions semi-
lexicalisées du type « un petit nain », « une petite souris »).
129 Ducrot (qui montre en outre que dans « Jacques est petit même pour un Français », le sous-
entendu s’inverse) explique sa genèse par la « loi d’informativité » (1972 a, p. 140-141) ; mais
l’explication n’est qu’à demi satisfaisante (parce qu’il n’est pas évident que « Jacques est petit »
signifie nécessairement « pour un Français » ; et que même s’il en était ainsi, on ne voit pas
pourquoi c’est précisément le sous-entendu « les Français sont grands » qui vient justifier
informativement le syntagme prépositionnel).
130 C’est-à-dire que le substantif a dans ce cas une fonction « explicative » (vs déterminative) par
rapport à son actualisateur.
131 Autre exemple de la complexité des mécanismes évaluatifs :
L1 (un enfant). – « Regarde ce chien comme il est maigre.
L2 (un adulte). – Mais non il n’est pas maigre, c’est un lévrier, ils sont tous comme ça. »
L1 ne connaît pas la race des lévriers : pour lui, cet animal est un chien, sans plus, et c’est en tant que
tel qu’il l’évalue. Mais la compétence canine de L2 lui permet de substituer implicitement au mot
« chien » l’hyponyme « lévrier » (c’est en effet par rapport à une espèce particulière que s’évalue
normalement la maigreur), et de rectifier : « ce (lévrier) n’est pas maigre (pour un lévrier) ».
132 Curieusement, les noms propres (qui posent le problème de savoir dans quelle mesure on peut
à leur sujet parler d’hypéronymes) se comportent de ce point de vue comme les syntagmes
génériques : c’est qu’ils ne renvoient pas à une classe d’objets dont on peut établir la moyenne.
133 Comme bien d’autres termes spatiaux, cet adjectif a aussi une valeur temporelle qui rend
ambiguë la phrase « cette route est plus longue que l’autre ». Car il y a des raccourcis qui rallongent
(le temps de parcours) et des détours qui raccourcissent.
134 Ces adjectifs posent (pour l’utilisateur et le descripteur) de nombreux problèmes que nous ne
pouvons pas soulever ici (sur leur cas, voir entre autres Bierwisch (1967 et 1970) et Fillmore (1971,
p. 384)).
135 Il arrive que cet axe objectif entre en conflit avec un principe déictique ; et que la « largeur »
d’un objet soit définie par rapport à la position du sujet énonciateur (dimension qui s’étend de sa
gauche à sa droite), ainsi que le suggère sans doute (car elle et bien peu explicite, et frise la
lapalissade) l’analyse de Greimas en termes de « latéralité », et qu’en tout cas le prouve la possibilité
de phrases telles que : « elle est plus large que longue ».
136 Ce qui définit la norme d’évaluation, ce peut être en effet la moyenne des objets de la classe,
mais aussi un élément privilégié de cette classe – le locuteur par exemple : « Les jeunes, pour moi,
disait un vieil homme plein de sagesse, ce sont ceux qui ont dix ans de moins que moi et les vieux,
ceux qui ont dix ans de plus. Je me suis promené tout au long de ma vie avec cette méthode
d’évaluation, et je m’en suis toujours bien trouvé » (cité par P. Viansson-Ponté dans Le Monde des
18-19 mars 1979, p. 9).
137 La remarque est de Zuber (1972, p. 48). Mais encore faudrait-il définir ce qu’il faut entendre
par « même catégorie ».
138 « Enfin, le 27 janvier, à Verdun-sur-le-Doubs, M. Valéry Giscard d’Estaing, dans un discours
d’une grande qualité et d’une haute portée, a éclairé les Français sur le "bon choix" que commandait
l’intérêt national. Un peuple réputé pour son intelligence tiendra-t-il compte de ces faits, de ces
propositions, de ces appels ? À ce jour, tout se passe comme si rien n’avait changé depuis six mois.
Comment expliquer ce paradoxe ? » (Jean Lecanuet, Le Monde, 7 mars 1978).
139 « Koralnik et Tchérina avaient déjà associé leurs noms à une œuvre baroque, ambitieuse –
certains diront prétentieuse – une "Salomé" adaptée d’Oscar Wilde » (Martin Even, Le Monde, 14-
15 sept. 1975, p. 8) (les adjectifs, dont le second est explicitement mentionné comme subjectif,
qualifient l’œuvre, mais aussi, par ricochet métonymique, leurs auteurs).
140 Voir Ducrot 1972 a (p. 128-130) et 1980, Bruxelles et al. 1976, Anscombre et Ducrot 1977,
Plantin 1978.
141 Ou d’autres outils tels que :
- « non seulement... mais encore » (« non seulement il est stupide, mais en plus il est de droite ») ;
- « pour tout dire », dans « quelle conception vulgaire, et pour tout dire politicienne, de la politique
des communistes ! » (Roland Leroy, dans France nouvelle, juill. 1973).
142 « Bien » fonctionnant ici comme un adjectif, et non comme un adverbe : à l’oral, cette phrase
est désambiguïsée par l’accent tonique (sur « bien » vs « ici »), et par le contour mélodique.
Notons que l’enchaînement « C’est bien ici. Mais il y a des gens » signalerait l’évaluation inverse du
contenu de la deuxième séquence.
143 Sont ainsi employés « objectivement » :
- les adjectifs découpant dans le Larousse médical (1952, p. 107, article « bain ») l’échelle des
températures allant de 0° à 45° : glacé – très froid – froid – dégourdi [sic] – frais – légèrement tiède
– neutre – chaud – très chaud – brûlant ;
- les adjectifs « petit » et « gros » dans le contexte < -matériel >, et le sociolecte de l’administration
universitaire (« petit » vs « gros matériel » = qui coûte moins vs plus de 1 000 F).
144 Cet exemple, Searle l’utilise argumentativement (1972, p. 186-187) pour opposer les contenus
propositionnels (en gros équivalents) de (1) et (2) à leur force illocutoire (très différente).
145 Il nous arrive souvent de nous irriter de l’assurance avec laquelle certains critiques
cinématographiques osent greffer sur leurs analyses (pertinentes au demeurant), comme s’ils allaient
de soi, des jugements de valeur péremptoires : tel film est abject, parce qu’il exploite sans vergogne
les effets-de-réel et/ou les effets-de-fiction ; tel autre, parce que le dehors répond toujours,
tautologiquement, au-dedans... Soit. Mais au fait, où est le mal ?
146 Sur ce problème, voir aussi Lyons, 1970, p. 353 ; Ducrot, 1972 a, p. 213 ; Zuber, 1972, p. 60 ;
J.-Cl. Milner, 1973, p. 38 et Kleiber 1976.
147 Les effets sémantiques de « encore » sont en réalité plus complexes. On peut ainsi opposer
« cette solution est encore meilleure que l’autre » (elle est donc fameuse) à « cette solution est
encore la meilleure » (mais elle n’est pas si bonne que ça).
148 C’est-à-dire qu’ils sont dans certaines circonstances (ex. : « How long is it ? », « Quelle est la
longueur/ largeur de ce fleuve ? ») susceptibles de voir disparaître leur valeur polaire (suspension du
trait [supérieur à la norme]) pour fonctionner comme des archilexèmes neutralisant l’opposition
entre les termes positif et négatif ; cf. encore les exemples suivants :
« Je viens de croiser une naine, elle était grande comme ça (geste illustratif) »
« La première partie, longue de quelque 50 pages seulement, est la plus courte... » (extrait d’un
résumé de thèse de doctorat).
149 Le Bon Sexe illustré, Minuit, 1974, p. 86.
150 Cf. le rectificatif introduit dans la phrase suivante : « Que la France demeure parmi les nations
industrialisées celle qui consacre à la coopération le plus fort – ou le moins faible – pourcentage de
son PNB, donne bonne conscience au gouvernement. » (Le Monde du 1er nov. 1975, éditorial)
151 Il semble toutefois que la valeur polaire soit, dans le cas des axiologiques (même positifs), plus
résistante que dans celui des autres évaluatifs.
152 Autre exemple encore : Si un élève voit la moyenne de ses notes passer de 3 (sur 20) à 8, il me
sera possible à la rigueur de dire qu’il devient « meilleur » ; en revanche, jamais je ne dirai (sinon
litotiquement) qu’il devient « moins mauvais » si de 12, ses notes grimpent jusqu’au 17.
153 Zuber (1972, p. 6) introduit quant à lui une distinction, qui ne nous semble pas évidente, entre
« aimer mieux », qui s’apparenterait à (b), et « préférer », qui relèverait de (c).
On peut là encore constater les effets bizarres de l’insertion de « encore » : « j’aime encore plus x
que y » ramène normalement au cas (a) ; mais « j’aime encore mieux x que y » (« je préfère encore x
à y ») suggère bien souvent que je ne les aime ni l’un ni l’autre.
154 Mademoiselle de Maupin, Gallimard (« folio »), 1973, p. 187 (le superlatif relatif peut être
assimilé au comparatif dans la mesure où « c’est x que j’aime le plus » signifie « j’aime plus x que
tous les autres »).
155 II importe de souligner que les motivations de ce choix sont aussi linguistiques (un présupposé
pèse plus lourd dans la balance sémantique qu’un sous-entendu) que psychologiques.
156 Polémique encore (mais point d’humour) dans le « règlement de comptes » suivant :
L1 – Ce que tu as de plus intéressant finalement c’est ton histoire.
L2 (feignant de croire que « x est plus intéressant que y » présuppose que y ne l’est pas, alors que
l’énoncé est de ce point de vue indéterminé). – Tu veux dire que moi, je ne suis pas intéressant ?
L1. – Mais non, je n’ai jamais voulu dire ça (mais peut-être l’ai-je effectivement « insinué »).
L2. – Et qu’est-ce que tu dirais si je te disais la même chose ?
L3. – Je dirais que c’est faux parce que mon histoire, elle, n’a rien d’intéressant (c’est-à-dire que
pour L1, « x est plus intéressant que y » implique que x est intéressant).
157 En revanche, la phrase : « Avant-guerre, Mezz jouait plus mal qu’un cochon » impliquerait
nécessairement qu’il jouait mal (et aussi, qu’un cochon joue mal, proposition implicite qu’il faut
dans tous les cas rétablir pour que le raisonnement de Vian soit parfaitement satisfaisant).
158 Auquel n’échappe d’ailleurs pas l’existence de ce sous-entendu, puisque pour justifier sa
formulation litigieuse, Vian se réfugie derrière l’euphémisme (« opinion... exprimée... avec
gentillesse ») : c’est avouer que littéralement, il y a une certaine dose de « jouer bien » sous le
« jouer mieux ».
159 Que les verbes de crainte portent sur leur objet un jugement de valeur, cela apparaît clairement
dans les exemples suivants :
• « Les Corses seraient-ils déjà devenus des Français comme les autres ? On a peine à le croire. Le
deviendront-ils ? On peut le redouter. » (J. De Barrin, Le Monde, 23-24 mai 1976, p. 11).
• « Mon mari prit la main qui se tendait vers lui et mena l’inconnu vers le divan, où tous deux prirent
place. - "Avoue, reprit la voix, que tu attendais une femme... – Ta dernière lettre me l’avait fait
craindre, tu t’enveloppes vraiment de mystère. – Craindre ! Tu ne serais pas déçu alors ?" » (récit
par son épouse de la rencontre dramatico-burlesque de Sacher-Masoch avec Louis Il de Bavière, in
J. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, 10/18, 1968, p. 306) (les séquences soulignées le sont
par nous).
160 Le verbe « regretter » est polysémique, et selon qu’il signifie « avoir la nostalgie », ou « se
repentir » de quelque chose, il porte sur ce quelque chose un jugement évaluatif positif ou négatif ;
c’est cette polysémie qui permet d’énoncer sans contradiction des phrases telles que celle-ci
(prononcée sur France-Musique, le 4 déc. 1977, par François Chatelet évoquant ses trente années
d’enseignement secondaire) : « Non seulement je ne regrette pas ce temps-là [au sens (2)], mais
même je le regrette [au sens (1)]. »
161 Formule que Jean Baudrillard estime « idéalement ambiguë », puisqu’elle peut signifier :
- « qu’il n’y a pas à avoir peur, puisque les communistes, s’ils arrivent au pouvoir, ne changeront
rien à son mécanisme capitaliste fondamental ;
- qu’il n’y a aucun risque qu’ils arrivent jamais au pouvoir pour la raison qu’ils n’en veulent pas... »
(Le PC ou les paradis artificiels du politique, Cahier cinq d’Utopie, Paris, 1978, p. 11).
Sans doute Berlinguer entendait-il la phrase dans l’un ou l’autre de ces deux sens. Alors que ce sont
les deux valeurs de la négation qui justifient pour ce trompettiste interviewé sa réponse négative :
« Vous ne craignez pas de jouer sous la pluie ?
- Non, on verra, je crois qu’il va faire beau et de toute façon c’est moins grave de jouer de la
trompette sous la pluie que du violon par exemple... ».
162 Sur les verbes « souhaiter/redouter/apprécier », on peut consulter (mais l’analyse est
extrêmement sommaire, car elle a pour seul but d’illustrer le principe componentiel) Ducrot, 1972 c,
p. 339 ; et sur l’opposition « attendre/espérer », on peut se reporter aux remarques très fines de
Marie-Jeanne Borel, 1975, p. 144 sq.
163 Pour une analyse judicieuse de ce champ sémantique, voir Charolles, 1976.
164 Bally (1969, p. 197) oppose semblablement les verbes « dicendi » aux verbes « sentiendi ».
165 Ce tiers pouvant bien entendu coïncider avec le locuteur.
166 En ce qui concerne les relations existant entre ces deux modalités, notons encore :
• qu’en principe, le savoir implique unilatéralement le croire – sauf pour ce héros d’une jolie
nouvelle de Peter Bichsel (« Die Erde ist rund », in Kindergeschichten, Luchterland), qui décide de
passer le restant de ses jours à marcher tout droit devant lui jusqu’à ce qu’il soit revenu à son point
de départ, histoire de vérifier que la terre est bien ronde : il le sait, mais il ne le croit pas ;
• on croit donc, en général, ce que l’on sait. Mais on peut même, tel Dom Juan, ne croire que ce que
l’on sait (rationnellement), cf. le célèbre dialogue de l’acte III, scène I :
Sganarelle. – « Mais encore faut-il croire quelque chose dans le monde ; qu’est-ce donc que vous
croyez ?
Dom Juan. – Ce que je crois ?
Sganarelle. – Oui.
Dom Juan. – Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit. »
167 « Pour tout dire, il a l’air de s’en foutre [de la tâche qu’il est en train d’accomplir]. C’est ce que
par la suite, on me dira de lui : "il s’en fout". Ce qui, de la part des ouvriers parlant d’un régleur, est,
bien sûr, un éloge. » [R. Linhart, L’Établi, Minuit, 1978, p. 32.)
168 Cf. « Sous la plume [de ces anti-féministes], Halimi ne parle pas, elle glapit ou vocifère »
(Charlie-Hebdo n° 392, 18 mai 1978, p. 4.)
169 Le verbe « recourir à », proche de « s’adonner à », est avec plus de constance marqué
péjorativement, car il dénonce comme un « expédient » l’objet dénoté par son complément (ex. :
« 68 % des femmes recourent à la masturbation »).
170 En ce qui concerne ces verbes « transformatifs », comparons encore :
- « Au cours de sa carrière, Ravel n’a pas changé de style » : c’est plutôt louable ; mais
- « Le style de Ravel n’a pas évolué » : c’est plutôt regrettable.
171 Hiérarchie qui apparaît encore dans les faits suivants :
- « j’ai obtenu une note que je ne méritais pas » peut signifier que je méritais mieux, mais veut en
général dire que je méritais moins bien ;
- La célèbre formule des guides verts et rouges, « x mérite un détour », signifie qu’il s’agit-là d’un
endroit qui certes « ne vaut pas le voyage », mais qui tout de même présente suffisamment d’intérêt
pour que l’on s’y rende si l’on se trouve dans les parages ; mais elle peut être « détournée » en sens
inverse, ainsi dans cette formule de Jacques Martin (que précise un geste non équivoque) : « Ce
restaurant mérite qu’on fasse un large détour » (pour l’éviter) : l’interprétation est en effet possible,
mais improbable – et ce sont précisément ces zones d’improbabilité sémantique qu’affectionne le
ludisme langagier.
172 Cette définition du Nouveau Petit Larousse illustré, 1948 : « Thaumaturge : qui fait ou prétend
faire des miracles » montre que la lexicographie même contemporaine se permet certaines
formulations subjectives.
173 Soit cette phrase d’Edgar Morin : « C’est un cinéma à petits budgets, réalisant des films à
vocation ou à prétention artistique. » Elle devient lors d’un service de contraction de texte : « C’est
un cinéma constitué de films peu chers et possédant un intérêt artistique pas toujours atteint mais
déclaré ». La paraphrase, qui transforme en posé le présupposé, est assurément trop lourde. Mais elle
n’est pas véritablement infidèle.
174 Charolles, 1976 (p. 92-93) considère que ce verbe présuppose que P est faux pour le « je »,
mais aussi pour le « tu » ; or le récepteur n’est en rien tenu d’admettre ce présupposé.
Quant à Berrendonner (1977), il formule le présupposé de prétendre comme « P est on-faux » :
« prétendre », ce serait « dire contrairement à la doxa » ; or il nous semble que « Pierre prétend que
P et je suis d’accord avec lui » est nettement plus bizarre qu’une phrase telle que « tout le monde
prétend que P » (mais tout le monde a tort) : « Pierre prétend que P » signifie donc « Pierre dit que P,
contrairement à ce qu’affirment d’autres que lui – et principalement moi-même », c’est-à-dire que
dans ce « on » auquel s’oppose Pierre, il y a une très nette prédominance du « je ».
175 Lorsque la complétive sous-jacente à l’infinitif est au futur, le verbe « prétendre » reçoit une
valeur proche de « avoir l’intention de », mais jette un certain discrédit sur le sérieux de cette
intention, et ses possibilités effectives de réalisation.
176 C’est dire que :
- « prétendre » implique : P est vrai pour x mais faux pour L0 ;
- « mentir » implique : P est faux pour x et pour L0.
On peut remarquer qu’il n’existe pas en français (pourquoi ?) de verbe impliquant que P est faux
pour x, mais vrai pour L0 (« admettre » et « reconnaître » fournissant des exemples de la quatrième
possibilité combinatoire).
177 Dans « je prétendais que P », le présupposé semble être, selon les cas :
- à l’encontre de certains (à la même époque) ;
- à l’encontre de moi-même actuellement (mais j’ai depuis changé d’avis) – cet exemple mettant en
évidence les affinités qui existent entre les catégories du passé, et de la troisième personne.
178 Cette réflexion de Roger Dadoun sur Le Pull-over rouge de Gilles Perrault (in La Quinzaine
littéraire, n° 288, 16-31 oct. 1978, p. 18) tend à suggérer que pour l’institution judiciaire, en dépit de
la loi, tout suspect est présumé coupable : « Le vocabulaire contemporain, que Perrault passe au
crible, garde l’empreinte de cette métaphysique de l’aveu : un suspect qui avoue "reconnaît", mais
s’il nie, il "prétend" » ; en d’autres termes : se déclarer coupable, c’est (pour les juges) dire le vrai ;
se déclarer non coupable, c’est a priori dire le faux.
179 Ces deux traits semblent avoir le statut de posés puisque « x ne se vante pas de P » signifie soit
qu’il n’en parle pas, soit qu’il ne présente pas P comme un titre de gloire. En revanche, les deux
traits alternatifs qui constituent (iii) sont des présupposés.
180 Le verbe « se figurer » (décrit par Charolles 1990) fonctionne comme « s’imaginer » – jusque
dans la possibilité qu’ils reçoivent dans certains contextes de suspendre leur présupposé
modalisateur ; ainsi :
- à l’impératif (« imagine-toi/figure-toi que j’ai rencontré x ») ;
- dans les phrases du type « tu ne te figurais pas que je viendrais, hein ? » analysées par Flahault,
1978, p. 128-131.
Pour une analyse très fine de la polysémie de « s’imaginer », qui présuppose tantôt « il est faux que
P », tantôt « l’opinion dont il est posé que x la possède, est fausse (x se trompe en pensant que P) »,
voir aussi Ducrot, 1972, p. 273 sq.
181 Ce qui ne veut pas dire que son décodage soit plus timide, plus hasardeux, plus aléatoire. Les
présupposés - à la différence des sous-entendus – apportent des informations aussi claires que les
posés. Soit cette phrase, extraite du rapport Simon : « Un quart des interviewés pensent que cette
maladie (vénérienne) ne peut être contractée que par contact intime avec une personne qui en est
atteinte... ». À ce moment de la lecture, on est en droit de se demander : est-ce vrai ? est-ce faux ?
Ont-ils tort ou raison de penser ainsi ? Mais le texte poursuit : « ... tandis qu’un interviewé sur deux
sait que ce n’est pas là une condition nécessaire ». Le verbe « savoir » lève l’ambiguïté : l’opinion
précédente était fausse pour le locuteur, donc fausse tout court, puisque ce locuteur est investi de la
crédibilité de l’homme de science, qui s’élève contre les superstitions naïves et moralisantes.
D’autre part, il convient de signaler à la suite de Ducrot (1977 a, p. 193) que les présupposés peuvent
dans certains cas servir de point de départ à l’enchaînement discursif (ex. : « Ne t’inquiète pas.
Pierre sait que Marie va venir, tu pourras donc la voir bientôt »).
182 Surtout lorsqu’il est suivi d’un infinitif : le verbe « croire » bascule alors dans la même classe
que « s’imaginer », et l’on comprend que le curé de La Femme du boulanger ne s’estime pas satisfait
de la formule « subjective » utilisée par l’instituteur : « Jeanne d’Arc crut entendre des voix »,
formule qui connote en effet l’idée qu’il s’agit-là d’un fantasme acoustique.
Sur le couple « croire/savoir », voir Alexandrescu 1976, Borillo 1982, Martin 1987. Sur la certitude
(l’« évidentialité ») et le doute, voir aussi Langue française 102 (mai 1994) et Berrendonner 1987.
183 Voir, sur ce problème notre Implicite, p. 282-283.
184 La négation peut en effet porter sur l’un ou l’autre de ses deux constituants sémantiques :
« Pierre ne fait pas semblant de dormir » – parce qu’il dort pour de bon, ou qu’il ne prétend
nullement simuler le sommeil. Notons que le verbe « se prendre pour », également modalisateur
(Lucien Jeunesse, « Jeu des mille francs » : « le facteur [Cheval] qui se prenait pour un architecte »)
fonctionne de ce point de vue de façon similaire.
185 Ces deux archilexèmes « couvrant » dans notre métalangage diverses modalités :
vraisemblable, possible, certain/incertain, douteux, improbable.
186 M.-J. Borel, 1975 (p. 106) remarque ainsi que « croire » fonctionne comme un factif négatif
lorsqu’il apparaît dans un « contexte réfutatif ».
187 Le participe passé employé comme adjectif (« la prison dite modèle de Fleury-Mérogis ») et le
substantif « dire » (« au dire de... », « selon le dire de... » – notons que « prétention » nominalise non
pas « prétendre », mais « prétendre à ») comportent également le plus souvent un présupposé factif
négatif.
188 Ou encore les expressions « censé » (« ces déplacements pédestres, qui sont censés assurer au
président un contact avec la population », mais y parviennent-ils ? cela semble douteux pour L0), et
plus discrètement modalisatrice, « attribué à » (« le rapport attribué à Krouchtchev » – peut-être à
tort...).
189 « Que le langage en tant qu’outil fasse toujours défaut, cela est patent et il n’y a guère à en
dire, scientifiquement parlant j’entends. En tant qu’instrument de la communication et de l’échange,
de la pensée et de son expression, il finit toujours par trahir la pensée, par être cause de
malentendus, d’illusions et d’erreurs. Parler en l’occurrence d’un défaut du langage, le présenter
comme un mauvais outil, comme Bentham ou Frege, paraît même un euphémisme qui préserve le
mirage du langage bien fait, de l’outil perfectionné ou d’un usage raisonné de cet outil. Ce n’est pas
ainsi que l’on peut approcher la langue. » (P. Henry, 1977, p. 162.)
190 Ce que confirme cette phrase du Monde (15 sept. 1978) : « [Les filles violées par leur père]
sont peu nombreuses à "avouer" » : les guillemets récusent la validité du jugement axiologique (ce
viol n’est pas, pour L0, « inavouable »), qui sans eux serait directement rattaché à L0.
191 Le fonctionnement axiologique de ce verbe est analogue à celui que nous avons mis en
évidence pour « mais » :
- lorsqu’il introduit un terme axiologiquement marqué dans le diasystème (« Arthur a traité Pierre de
sale nègre »), sa teneur axiologique est redondante ;
- mais lorsque le statut axiologique du complément varie selon la compétence idéologique du sujet
parlant (exemple de Zuber), c’est le verbe « traiter » qui porte tout le poids de la connotation
dévalorisante, et qui est seul responsable de l’information énonciative.
Notons qu’aujourd’hui, dans le parler « jeune », le verbe connaît un emploi intransitif : « Il m’a
traité » = Il m’a insulté.
192 Nous ne parlons pas ici du discours de fiction – dans lequel d’ailleurs l’opposition entre sujet
de l’énonciation et sujet de l’énoncé cesse dans une certaine mesure d’être pertinente (ou du moins,
doit être reformulée autrement).
193 Sur la conception culiolienne des « valeurs modales », voir Culioli 1979.
194 Voir Meunier 1981 sur cette « nébuleuse » que constitue le microsystème terminologique
« mode », « modalité », « modalisation ». Signalons aussi, sur les procédés de la modalisation en
portugais, l’ouvrage de M. H. Araujo Carreira (1997).
195 « Malheureusement » : adverbe axiologico-affectif.
196 Sur cette opposition, appliquée aux adverbes modalisateurs attestés en allemand, voir
Perennec, 1974 ; sur les modalisateurs d’assertion, Borillo 1976 ; et sur la série « en fait, de fait,
effectivement », Danjou-Flaux 1980.
197 Voir Ducrot et al. 1980, Roulet et al. 1985 et Fernandez 1994.
198 Cf. les affectivo-axiologiques « hélas ! », « tant pis ! », « tant mieux ! », etc.
199 Cf. par exemple l’opposition « à cause de » vs « grâce à ».
200 Pour une analyse des « marqueurs de satisfaction et d’insatisfaction », qui constituent « une des
interventions les moins discrètes de l’affectivité dans le discours », et qu’il convient de distinguer
des modalisateurs et des axiologiques, voir Danjoux-Flaux, 1975.
201 Cette étude a été menée dans le cadre d’une Action Thématique Programmée, commanditée
par le CNRS et dirigée par Maurice Mouillaud, sur le thème : « Recherches sur l’information sur la
limitation des naissances et l’avortement dans la presse au cours de la dernière décennie » – travail
dont certains résultats ont été publiés sous le titre Stratégie de la presse et du droit. La loi de 1920 et
l’avortement au procès de Bobigny, PUL, Lyon, 1979.
202 La « subjectivité » de ce terme peut être mise en évidence par cette citation du Monde (24
nov.) : « La plupart des commentateurs ont souligné le caractère modéré – sinon la clémence – du
jugement » : une même réalité pouvant être décrite à l’aide de deux termes non synonymes, le choix
de l’un ou l’autre d’entre eux implique donc, de la part de L0, une option évaluative (le choix de
« modéré » signalant en l’occurrence, comme le montre le modalisateur « sinon », une attitude plus
libérale que celui de « clément »).
203 Ainsi, Le Monde précise en note celle de « Choisir » ; La Croix, celle de la revue Lumière et
vie.
204 On peut remarquer à ce propos que singulièrement, toutes les informations de cette nature,
surtout si elles figurent dans un contexte valorisant, fonctionnent comme une exhortation implicite à
participer à la manifestation signalée : la valeur illocutoire implicite de l’énoncé (conation) se trouve
décalée par rapport à sa valeur explicite (information).
205 Ce sont : la citation d’un extrait d’une déclaration du docteur Palmer sur « la lâcheté des
médecins devant l’avortement » ; la mention d’une prise de position commune de la FEN et de la
MGEN ; la mention du fait que le gouvernement danois envisage de rendre gratuit l’avortement ; et
qu’une manifestation de soutien à Madame Chevalier (l’avorteuse) a eu lieu à New York devant le
consulat général de France : les choix de France-Soir sont, dans cette circonstance et sur ce
problème précis, bien « orientés ».
206 Qui n’aurait donc pas démenti cette observation de J.-L. Pinard-Legry (La Quinzaine littéraire,
n° 297, 1er-15 mars 1979, p. 25-26) : « La manipulation idéologique, ou si l’on préfère l’utilisation
de l’information, qu’il ne faudrait pas considérer comme un péché [...], procède parfois davantage au
"Monde" par l’omission que par la déformation. C’est souvent le silence du "Monde", plus que ses
interprétations, qui est le symptôme de son manque d’objectivité. »
207 Cf. S. Delesalle et L. Valensi notant l’absence, dans certains dictionnaires d’Ancien Régime,
d’une entrée « nègre » – alors que le mot figure dans certaines définitions proposées par ces mêmes
dictionnaires ; et le fait que « masturber » dans le Petit Larousse, et « con » dans le Petit Robert, ne
font leur entrée respective qu’en 1976 et 1977.
208 On sait que Grice formule ainsi la « maxime de quantité » :
« que votre contribution contienne autant d’information qu’il est requis (pour les visées
conjoncturelles de l’échange) ;
que votre contribution ne contienne pas plus d’informations qu’il n’est requis. »
209 Formulaire des officiers de police judiciaire, p. 53.
210 À propos des événements du Zaïre (intervention de la légion française qui « ratisse » Kolwezi),
Le Monde du 23 mai 1978 reproche à Rouge de faire silence sur les massacres d’Européens commis
par les rebelles, cependant que Le Journal du 24 mai reproche à L’Humanité de ne mentionner ni ces
massacres, ni les autres interventions militaires étrangères, et surtout cubaines, en Afrique. Mais ces
deux silences sont-ils également « anormaux » ?
211 L’Érotisme, 10/18 (UGE) 1965 (1re éd. Minuit, 1957), p. 206.
212 Sur le problème de l’ordre des mots (« naturalis » ou « rectus », « métaphysique » ou
« moral », « intellectuel » ou « affectif ») et de la « mimesis phrastique », voir Genette, 1976, chap.
intitulé « Blanc bonnet versus bonnet blanc » ; et sur les « binômes irréversibles » qui connotent
« une hiérarchie de préférence sémantique », Lyons, 1978, p. 223.
213 Ainsi que le signale a contrario Peter Handke de La Femme gauchère : « C’est un récit
descriptif, on n’y nomme aucun sentiment, ce qui m’a ouvert un chemin complètement nouveau.
Dans mes précédents livres [...], il y a toujours "Il sentait", "Il se réjouit", "Il était effrayé". Cette
fois, la femme gauchère regarde par la fenêtre, prend une tasse de thé, allume le gaz. Cette
description objective m’a sauvé de la rhétorique du "moi" (Le Monde, 18 mai 1978, p. 17).
214 Charlie-Hebdo, n° 294, 1er juillet 1976, p. 3-4. Cavanna poursuit ainsi son raisonnement par
l’absurde : « Supposez que les violeurs assassins eussent été tous deux rectifieurs sur métaux bruts
de démoulage : "Deux rectifieurs sur métaux bruts de démoulage violent, etc. ". Non, ça va pas.
C’est pas un titre, ça, Coco. Et puis, tu veux nous foutre les syndicats sur les reins ? »
215 Lorsqu’il dénomme les personnages d’Eugénie Grandet, Balzac est le plus souvent « de parti
pris » (cf. Le Huegen et Perron, 1974, p. 46). Mais à côté des prédicats affectifs et axiologiques (« le
sublime vigneron », « ce noble cœur », « la pauvre héritière », « cette brebis », etc.), ce parti pris se
manifeste aussi dans les appellations de type « prédicatif social », qui « font intervenir des
distinctions d’ordre familial, parental, professionnel, ainsi qu’un système de classes propre à la
bourgeoisie ambiante (maître vs servante) » (p. 43).
216 F. Giroud (1979) insiste sur ce type de subjectivité interprétative, lorsqu’elle illustre le fait
(p. 28) qu’un même événement ponctuel (un homme renversé par une voiture, un soir, sur les
Champs-Élysées) peut être exploité dans le cadre général du problème de l’alcoolisme, de la
pollution, des horaires de travail... : dans un compte rendu de presse, « vous pouvez tout mettre.
Mais il reste les faits ».
217 Que les interprétations causales des événements soient toujours subjectives, cela apparaît par
exemple dans cette circulaire émanant du Conseil d’Université de Paris VIII (le 27 janv. 1978), et
relative aux « rackets » ayant eu lieu au sein de cette Université : « C’est un fléau qui sévit à la porte
de certains établissements scolaires dans de nombreuses communes de la région parisienne, et dont
les causes profondes sont liées à notre société actuelle et notamment à la "misère" matérielle et
morale dans laquelle est enfermée une certaine jeunesse » – circulaire que commente en ces termes
le Bulletin de la Fédération nationale des syndicats autonomes de l’enseignement supérieur (n° 17,
févr.-mars 1978, p. 13) : « Nous laissons au bureau du Conseil de l’Université de Vincennes la
responsabilité de l’explication partiale contenue dans le dernier alinéa ci-dessus. Ces excuses ne
peuvent qu’inciter les coupables à continuer. »
218 Ces expressions sont de nature variée : l’obligatif utilise par exemple le verbe « devoir »,
l’impersonnel « il faut », ou des tournures telles que « la libéralisation judiciaire rend maintenant
impérative une intervention législative ».
219 Cf. les détours du Figaro : « Si nul ne peut raisonnablement être favorable à l’avortement libre
considéré comme un moyen contraceptif, si l’idée d’avortement ne peut, en tout état de cause, être
que repoussée, il semble que cette méthode ne doive pas être systématiquement repoussée. »
220 On peut utiliser pour la déterminer certains tests, comme l’insertion de « mais ». Par exemple,
la bizarrerie de la séquence (non attestée) « une loi injuste, immorale mais caduque » tend à prouver
que dans ce contexte, « caduque » se connote négativement.
221 Même s’il ne l’est pas de façon aussi véhémente que celui de L’Aurore, le discours du Monde
est nettement axiologisé : il attaque discrètement l’attitude de la justice et ironiquement celle de la
police (« avec les précautions que l’on sait ») ; il fait indirectement l’éloge du juge Cazanova, il
condamne explicitement la loi « hypocrite » sur l’avortement, et parle en termes discrètement
favorables du projet proposé par Michel Rocard et l’organisation « Choisir ». Mais son attitude
envers le problème général de l’avortement est nuancée : il est souvent légitime d’avorter, mais
l’avortement clandestin est dangereux et condamnable, et la maternité « peut donner des joies
profondes ».
222 Qui va dans le même sens que d’autres analyses similaires, comme celle effectuée par A.-
M. Loffler Laurian sur les titres de presse relatifs à la « fusillade de Munich » (sept. 1972) : elle y
reconnaît en particulier l’existence des subjectivités de type affectif et interprétatif (l’ensemble Le
Figaro L’Aurore, L’Humanité se caractérisant par une vision à la fois appréciative et ponctuelle des
faits, cependant que Le Monde, Combat tentent de les interpréter historiquement et politiquement, en
les resituant « dans un enchaînement chronologique où tout est explicable par une suite de causes et
d’effets »).
223 Cf. Le Monde du 29 sept. 1978, à propos de La Vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978.
À propos de ce même ouvrage, Hubert Juin note semblablement (dans La Quinzaine littéraire n°
288, 16-31 oct. 1978, p. 6) : « ... L’ivresse du catalogue illimite le quotidien et déréalise le réel :
l’accumulation des détails exacts [...] provoque un vertige par lequel l’imaginaire paraît et s’empare
de tout. C’est le réalisme irréel. »
224 p. 78 : « Un flic à vélo gare son vélo et entre dans le tabac ; il en ressort presque aussitôt, on ne
sait pas ce qu’il a acheté (des cigarettes ? un stylo à bille, un timbre, des cachous, un paquet de
mouchoirs en papier ?) »
225 Autres exemples (p. 99) : « Passe un car bondé, mais pas de Japonais », phrase qui fait écho à
(p. 97) : « Des Japonais dans un car ; ils n’ont pas d’écouteurs », laquelle fait elle-même écho à
(p. 96) : « Cityrama : une Japonaise absorbée dans ses écouteurs ».
226 L’information négative peut encore dériver d’un automatisme de langage, comme dans cette
phrase (p. 78) : « Sur le trottoir, il y a un homme secoué, mais pas encore ravagé, de tics. »
227 Sans parler de la lassitude qui s’empare inévitablement du scripteur : p. 93, Perec avoue : « Je
suis assis ici, sans écrire, depuis une heure moins le quart » ; et le texte s’achève ainsi : « Il est deux
heures moins cinq. Les pigeons sont sur le terre-plein. Ils s’envolent tous en même temps. Quatre
enfants. Un chien. Un petit rayon de soleil. Le 96. Il est deux heures » mais c’est écrire bien peu de
choses en cinq minutes : le travail scriptural est un exercice « à trous ».
228 Cette parenthèse n’est d’ailleurs pas non plus idéologiquement neutre : c’est parce que la
fillette pleure que Perec est amené à formuler cette hypothèse – comme si les enfants, lorsqu’ils sont
accompagnés de leurs chers parents, ne pleuraient pas.
Voici un dernier exemple de description interprétée : « Il tient sa cigarette de la même façon que moi
(entre le médius et l’annulaire) : c’est la première fois que je retrouve chez un autre cette
habitude » ; mais pourquoi le comportement de cet individu ne serait-il pas exceptionnel ?
(utilisation abusive de la modalité itérative, qui s’explique par la valeur cumulative du démonstratif :
« cette habitude » = ce qui est chez moi [affirmation objective] mais aussi chez lui [supposition] une
habitude).
229 D’un point de vue génétique, on a parfois remarqué (cf. ce que dit Genette, 1970, des
métaphores proustiennes) que les métaphores dérivaient souvent d’un stimulus métonymique. Ici,
c’est peut-être la présence envahissante des pigeons sur la place qui explique ces deux images
ornithologiques.
230 Cette psychologisation du comportement des pigeons contredit d’ailleurs cette remarque,
p. 75 : « De nouveau les pigeons font un tour de place. Qu’est-ce qui déclenche ce mouvement
d’ensemble ; il ne me semble lié ni à un stimulus extérieur (explosion, détonation, changement de
lumière, pluie, etc.) ni à une motivation particulière ; cela ressemble à quelque chose de tout à fait
gratuit : les oiseaux s’envolent tout à coup, font un tour de place et reviennent se poser sur la
gouttière de la mairie. »
231 En général, Perec explicite donc la nature du x qui lui a permis d’inférer y. La phrase suivante
fait exception à ce principe : « Le vent semble souffler en rafales mais peu de voitures font
fonctionner leurs essuie-glace » (p. 85), qui est insolite pour la raison suivante : si l’on appelle y le
fait que le vent souffle ; x son indice – l’agitation des tissus et des feuilles par exemple ; y’ le fait
qu’il pleuve (légèrement) qu’indique x’ le fait que certains essuie-glace sont en état de marche, on
constate que cette phrase coordonne en surface y et x’ (x et y’ se trouvant implicites), mais qu’en
structure profonde, le « mais » ne peut se justifier qu’en catalysant y’, car il ne peut opposer que la
violence du vent à la légèreté de la pluie. La phrase signifie donc en réalité : « Le vent semble
souffler violemment (ainsi qu’on peut le supposer d’après tel ou tel indice), tandis que la pluie (pluie
que l’on peut inférer du fait que certains essuie-glace sont en état de marche), elle, est légère
(puisque la plupart des essuie-glace sont à l’arrêt). »
232 Cf. aussi cette petite « pointe », p. 70 : « (talons hauts : cheville tordue) ».
233 C’est une ruse bien connue du discours de fiction que d’utiliser, pour se donner des allures de
récit historique, ces opérateurs d’approximation (« Le renard lui tint à peu près ce langage »...).
234 Dans la phrase (p. 93) : « Passage de Paul Virilio : il va voir Gatsby le dégueulasse au
Bonaparte », l’adjectif axiologique, dont on ne sait d’ailleurs pas bien s’il qualifie en « Gatsby » le
personnage, ou le film, remplace par substitution antonymique le terme « magnifique ».
235 On sait que Perec fut, aux côtés de Queneau, membre de l’« Ouvroir de Littérature
Potentielle ».
236 L’humour affleure en réalité partout dans ce texte de Perec (dont le projet est tout à la fois
sérieux et humoristique) ; mais il serait bien difficile de rendre compte précisément des formes qu’il
emprunte et des effets qu’il produit...
237 Dont la fréquence augmente encore, on pouvait s’y attendre, le dimanche : « Passe une dame
portant un carton à gâteaux (image classique des sorties de messes du dimanche ici effectivement
attestée) » (p. 101).
238 De même, l’apparition de Duvignaud (p. 89 : « il me semble avoir vu passer Duvignaud »), qui
précède de peu celle de Virilio (p. 93) – curieux hasard en vérité -, n’est-elle pas purement
fantasmatique, et liée à la prégnance du cadre théorique dans lequel Perec inscrit son entreprise ?
Notons que Perec se permet une seule phrase de délire surréaliste, dont l’effet (d’autant plus qu’elle
est sertie dans le texte sans autrement se signaler que par son contenu onirique) n’en est que plus
violent : « Précédé de 91 motards, le mikado passe dans une rolls-royce vert pomme » (p. 96).
239 Comme dans cette phrase (p. 107) : « En ne regardant qu’un seul détail, par exemple la rue
Ferou, et pendant suffisamment de temps (une à deux minutes), on peut, sans aucune difficulté,
s’imaginer que l’on est à Étampes ou à Bourges, ou même quelque part à Vienne (Autriche) où je
n’ai d’ailleurs jamais été. »
240 « Mais comment voir le tissu si ce sont seulement les déchirures qui le font apparaître :
personne ne voit jamais passer les autobus, sauf s’il en attend un, ou s’il attend quelqu’un qui va en
descendre, ou si la RATP l’appointe pour les dénombrer... » (p. 94).
Chapitre 3
Évaluation de l’approche descriptive
1 L’OMNIPRÉSENCE DE LA SUJECTIVITÉ
LANGAGIÈRE. LA TYPOLOGIE DES
DISCOURS
1.1 Une envahissante subjectivité
Si l’on passe au crible l’ensemble du lexique, force est de constater qu’il est
bien peu de mots qui réchappent du naufrage de l’objectivité. Nous avons cité
l’exemple de « célibataire » : mais ce terme n’est objectif que si l’on extrait le
concept de la gangue de ses connotations, qui sont bien évidemment
subjectives ; nous avons parlé des verbes de mouvement tels que « marcher » et
« courir » : mais outre que leur « discrétion » sémantique ne reflète pas une égale
discrétion de leurs corrélats référentiels, rares sont en fait les verbes de ce type ;
Austin remarque justement qu’« il nous arrive presque toujours de nommer
spontanément les actions physiques non en termes d’acte physique minimum,
mais en termes qui incluent un nombre plus ou moins grand, toujours extensible,
de ce qu’on peut appeler les conséquences naturelles de l’acte » (1970, p. 121) :
impossible d’échapper à ce réflexe interprétatif que dénonce Roland Barthes.
Prenons encore l’exemple d’un terme comme « vieillir » : vieillir, c’est prendre
de l’âge, ce qui peut en principe se mesurer arithmétiquement. Mais dans son
fonctionnement en discours, le terme est bel et bien subjectif, puisqu’on peut
répondre par « tu trouves » à l’assertion « Pierre a vieilli », le modalisateur
« trouver » dénonçant la phrase comme évaluative – car en vertu de la loi
d’informativité (tous les êtres humains, à tout instant de leur existence, prennent
de l’âge), la phrase « Pierre a vieilli » signifie en réalité : « l’apparence
extérieure de Pierre, telle que je la perçois subjectivement aujourd’hui, me
semble différente de celle que j’en avais subjectivement perçu la dernière fois
que je l’ai vu, et ce changement me semble révélateur du fait qu’il avance en
âge1 ». Il n’est pas, nous l’avons dit, jusqu’aux noms propres (dont l’usage
reflète la compétence culturelle de L, ainsi que celle qu’il prête à A), et aux
indications chiffrées (qui pourtant, d’après Barthes, 1973, « connotent
emphatiquement la vérité du fait »), qui ne puissent se prêter à un usage subjectif
– on peut ainsi comparer :
« plus de 1 000 tracts » (qui sous-entend un jugement d’importance) vs
« 1 100 tracts » ;
« près de 2 000 personnes » (polarité positive) vs « moins de 2 000
personnes » (polarité négative : ce n’est pas énorme, par rapport à ce que l’on
pouvait escompter) ;
« la région Rhône-Alpes est la première en importance si l’on excepte Paris »
vs « la deuxième après Paris ».
Il existe pourtant un type et un seul de comportement langagier qui peut être à
100 % objectif : c’est le discours qui reproduit, intégralement, en style direct, un
énoncé antérieur. S’interrogeant sur la fonction mimétique des énoncés narratifs,
Genette distingue ainsi les « récits d’événements » (dont la mimesis ne peut être
qu’illusoire), et les « récits de paroles » (1972, p. 189 : « Si l’"imitation" verbale
d’événements non verbaux n’est qu’utopie ou illusion, le "récit de paroles" peut
sembler au contraire a priori condamné à cette imitation absolue dont Socrate
démontre à Cratyle que, si elle présidait vraiment à la création des mots, elle
ferait immédiatement du langage une reduplication du monde. »). Mais il faut
immédiatement préciser que cette reproduction intégrale est exceptionnelle, le
statut normal d’un énoncé rapporté étant au contraire d’introduire par rapport à
l’énoncé originel un certain nombre de distorsions « subjectives » ; et que
l’objectivité dont il est ici question vaut bien pour L0 (sujet rapporteur), mais
non pour L1 (sujet responsable de l’énoncé originel)2, qui s’est trouvé quant à lui
confronté (sauf bien entendu si L1 cite lui-même un L2) au problème de la
production d’un « récit d’événements », problème qui se trouve donc à l’origine
de tout acte discursif. Or dès qu’il s’agit de convertir en objet verbal un objet
non verbal, l’hétéromorphie constitutive de ces deux types de réalité3 institue
immanquablement une béance dans laquelle vient plus ou moins subrepticement
se lover la subjectivité langagière4.
On pourrait croire que ces constatations ne débouchent que sur la conclusion
résignée : tout est subjectif dans le langage, et tous les textes sont de ce point de
vue à renvoyer dos à dos. Mais il nous semble plus intéressant de dépasser cette
affirmation éculée en tentant de clarifier le statut (les différents statuts) de cette
bien envahissante subjectivité.
Le couple « subjectif »/« objectif » a été jusqu’à présent assimilé aux procédés
de dévoilement/masquage du sujet d’énonciation. Mais cette conception de
l’objectivité comme effacement du sujet parlant (appelons-la I) entre en conflit
avec une autre conception (II) de l’objectivité : un énoncé objectif, c’est aussi
parfois un énoncé conforme à ce que l’on estime être la réalité des choses ; et
l’on peut, en ce sens, être objectif sans être neutre, et être neutre, sans être
objectif. En ce sens toujours, la phrase « x prétend que P », qui implique un
« parti pris » de L0, peut être tout aussi objective que « x dit que P », si L0 peut
démontrer à partir de preuves irréfutables la fausseté des allégations de x, et la
formule de l’instituteur de La Femme du boulanger, « Jeanne d’Arc crut
entendre des voix » (qui présuppose effectivement que pour L0, ces voix ne sont
que des fantasmes acoustiques), aussi objective que celle du curé qui lui
reproche avec véhémence sa partialité didactique, « Jeanne d’Arc entendit des
voix ».
C’est sur cette polysémie du mot « objectif » – qui tantôt dénote une propriété
interne à l’énoncé (absence de marques de l’inscription de L0), et tantôt son
adéquation référentielle (évaluée par le récepteur), tantôt sa neutralité, et tantôt
sa justesse – que joue la formule du Nouvel Observateur, se définissant comme
« le plus objectif [au sens II] des journaux d’opinion [donc subjectifs I] et le plus
engagé [subjectif I] des journaux d’information [objectifs II] » ; et c’est
l’existence d’une objectivité évaluative que souligne cette boutade d’Étiemble :
« Appelons un chat un chat, et Staline un tyran. » Cette réflexion sur la
subjectivité langagière débouche alors sur un problème connexe, que nous avons
abordé ailleurs13 : celui des mécanismes qui fondent, et tentent d’imposer au
récepteur, la vérité d’un énoncé.
Or ces deux types d’objectivité ne vont pas toujours de pair. Et l’on peut
même estimer que le statut du sujet parlant étant par essence (assujetti qu’il est
aux contraintes de son appareil perceptif, de sa localisation spatio-temporelle, de
ses compétences linguistique, culturelle et idéologique, etc.) d’être subjectif, le
discours « subjectif » est en quelque sorte plus « naturel » que le discours
« objectif », qui ne peut être que le produit « artificiel » d’une transformation
opérée à partir de données subjectives (il ne faut pas chercher bien loin la
réponse à cette question que pose Musil dans L’Homme sans qualités :
« Pourquoi, quand on parle d’un nez rouge, se contente-t-on de l’affirmation fort
imprécise qu’il est rouge, alors qu’il serait possible de le préciser au millième de
millimètre près par le moyen des longueurs d’onde ? »14). Les « impostures » du
discours à prétentions objectives ont été maintes fois, et de divers horizons,
dénoncées : par la sémantique générale, qui montre qu’en multipliant les
déictiques, et mentionnant systématiquement la nature de la source évaluative15,
on accède à une pratique langagière plus « saine » et plus honnête que celle qui
consiste à faire abusivement l’économie des opérateurs de subjectivité : plus on
est subjectif (au sens I), et plus on est objectif (au sens II), Korzybski serait
sûrement disposé à admettre cet apparent paradoxe ; par Prieto s’agissant du
discours scientifique, dont il montre qu’il ne devient objectif qu’à partir du
moment où il prend conscience de son impossibilité à l’être, et qu’il incorpore
une réflexion sur les limites de sa propre validité (1975, p. 158 : « C’est donc
précisément lorsqu’on reconnaît qu’elle n’est pas objective dans le sens
traditionnel du terme qu’une connaissance de la réalité matérielle devient
objective dans le sens que nous proposons ici ») ; et s’agissant du discours
littéraire, par Roland Barthes : « Réclamer agressivement en faveur du "Fait tout
seul", réclamer le triomphe du référent, c’est mutiler le réel de son supplément
symbolique, c’est commettre un acte de censure contre le signifiant qui déplace
le fait, c’est refuser l’autre scène, celle de l’inconscient. En repoussant le
supplément symbolique, le narrateur (même si c’est à nos yeux par une feinte
narrative) prend un rôle imaginaire, celui de savant ; le signifié de la lexie est
alors l’asymbolisme du sujet de l’énonciation : Je se donne pour asymbolique ; la
dénégation du symbolique fait évidemment partie du code symbolique lui-
même » (et la dénégation de la subjectivité, partie du code subjectif lui-même) ;
Barthes qui déclare encore « On pourrait imaginer une histoire de la littérature,
ou, pour mieux dire : des productions de langage, qui serait l’histoire des
expédients verbaux, souvent très fous, dont les hommes ont usé pour réduire,
apprivoiser, nier, ou au contraire assumer ce qui est toujours un délire, à savoir
l’inadéquation fondamentale du langage et du réel. Je disais à l’instant, à propos
du savoir, que la littérature est catégoriquement réaliste, en ce qu’elle n’a jamais
que le réel pour objet de désir ; et je dirai maintenant, sans me contredire parce
que j’emploie ici le mot dans son acception familière, qu’elle est tout aussi
obstinément irréaliste ; elle croit sensé le désir de l’impossible.16 »
« Réalisme », « objectivité » : il n’est pas bien difficile, avec des termes aussi
complaisamment polysémiques17, de construire des énoncés paradoxaux ;
paradoxes sur lesquels nous avions en cours de route achoppé (constatant ainsi
avec Perec qu’une certaine quête d’exhaustivité descriptive reflétait une tension
réaliste, mais produisait un effet irréaliste ; remarquant que dans les énoncés
fictionnels, les opérateurs d’approximation – « cela dura une minute peut-être »,
« le corbeau lui tint à peu près ce langage » – engendraient souvent un effet-de-
réel18), et dont on voit mieux maintenant le principe fondateur : croire aux
possibilités du réalisme, c’est être suprêmement irréaliste ; prétendre à
l’objectivité de type I (et faire comme si les faits se racontaient d’eux-mêmes),
c’est contrevenir à l’objectivité de type II (c’est-à-dire trahir le statut effectif de
toute parole), donc avoir un comportement typiquement imaginaire, et relevant
de ce qu’on peut appeler le « fantasme de Sirius » : il ne peut être qu’un leurre
cet effet de transparence que produit le gommage des marques énonciatives19 ; il
ne peut être qu’un imposteur, celui que Barthes appelle « L’Homme aux
Énoncés » (1974, p. 54 : « Le Père, c’est le Parleur : celui qui tient des discours
hors du faire, coupés de toute production ; le Père, c’est l’Homme aux Énoncés.
Aussi, rien de plus transgressif que de surprendre le Père en état d’énonciation ;
c’est le surprendre en ivresse, en jouissance, en érection : spectacle intolérable
(peut-être sacré, au sens que Bataille donnait à ce mot), que l’un des fils
s’empresse de recouvrir – sans quoi Noé y perdrait sa paternité. Celui qui
montre, celui qui énonce, celui qui montre l’énonciation, n’est plus le Père »)20.
Et l’on peut effectivement lui préférer « l’homme aux énonciations », dont
l’attitude scripturale vise à ébranler les assurances du « réalisme », à relativiser
la vérité du dire, à avouer au lieu de les masquer la subjectivité et l’arbitrarité
des comportements discursifs ; et les auteurs qui plutôt que de se poser en
démiurges omnipotents, affichent les procédures par lesquelles ils
« s’autorisent ». Mais il serait bien naïf de croire à l’honnêteté sans tache de
cette « écriture performative » dont nous avons décrit par ailleurs (1977 a) les
différents visages, et bien imprudent de jeter l’exclusive sur les textes qui
camouflent, au nom du principe de plaisir (celui du lecteur), leur travail de
production21. Opposant ainsi aux pratiques « illusionnistes » l’honnêteté
scripturale d’un Diderot, Lecointre et Le Galliot déclarent (1972, p. 230) :
« L’une des spécificités du texte de Diderot consiste à ne pas dissimuler ce
conflit par l’exercice de quelques techniques illusionnistes, mais au contraire à le
dialectiser par un déplacement constant de l’énonciation du récit au discours, qui
ne cherche à se l’approprier que pour lui restituer aussitôt une autorité précaire et
fugitive. Par le jeu de cette dialectique, ce texte suggère une véritable éthique
littéraire, qui revient à souligner l’irréductibilité foncière entre un pseudo- "réel"
et sa représentation dans un espace textuel donné. » Soit. Mais on peut se
demander si ce jeu dialectique n’est pas en même temps la ruse suprême
qu’emprunte le discours pour s’authentifier et accroître son potentiel de
crédibilité, et si Diderot n’est pas en fait le plus habile des illusionnistes...
Après cette tentative de clarification des différents sens que peut prendre le
mot de « subjectivité », revenons-en à notre ambition initiale de repérer tous les
repaires énoncifs du sujet d’énonciation. Nous avons dit son omniprésence, et
que la tension objectivante d’un énoncé ne pouvait jamais être qu’asymptotique.
Mais on ne peut se contenter pour autant des conforts d’une formule telle que
« la subjectivité est partout dans le langage » : ce serait s’interdire de percevoir
les différences qui existent de ce point de vue entre telle ou telle production
discursive ; ce serait nier que les possibilités de désembrayage, de distanciation,
d’objectivation, sont tout aussi caractéristiques du fonctionnement langagier que
sa prise en charge subjective, et qu’elles fondent dans une certaine mesure la
lisibilité d’un texte : au-delà d’un certain seuil d’« opacité22 », le texte risque en
effet, Luce Irigaray le remarque à propos des productions des obsessionnels, de
verser dans « l’incommunicable23 ».
Toutes les phrases sont bien en un sens marquées subjectivement. Mais il n’est
pas vrai que
(1) « La terre est ronde », et
(2) « La lune décroît », le soient au même titre que
(3) « La lune est aussi belle ce soir qu’une faucille d’or dans le champ des
étoiles » :
considérer (1) comme une phrase subjective sous prétexte que la terre est en
fait légèrement aplatie en ses deux pôles, c’est confondre la rotondité des
langues naturelles avec la sphéricité des mathématiciens : linguistiquement, « la
terre est ronde » signifie que la terre est, en gros, sphérique (assertion qui se
fonde, c’est vrai, non sur un donné perceptif, mais sur un savoir historiquement
daté) ; quant à la phrase (2), elle énonce une vérité dans une certaine mesure
objective, puisque conforme à la perception non d’un Sirius dont le point de vue
importe finalement peu, mais de l’ensemble des terriens24.
À la formule précédente nous préférerons donc celle-ci, plus productive : toute
séquence discursive porte la marque de son énonciateur, mais selon des modes et
des degrés divers. La seule attitude légitime, c’est d’admettre que toute séquence
se localise quelque part sur l’axe qui relie les deux pôles infiniment éloignés de
l’objectivité et de la subjectivité ; la seule entreprise rentable, c’est d’essayer
d’en identifier, différencier et graduer les divers modes de manifestation. C’est
dans ce but que nous avons opposé les subjectivités déictique/non déictique,
explicite/implicite ; distingué les « subjectivèmes » affectifs, évaluatifs,
modalisateurs et axiologiques ; envisagé d’autres lieux encore, plus discrets,
d’émergence de cette subjectivité. Il ressort de tout cela que les subjectivèmes
constituent un ensemble de faits beaucoup trop hétérogènes (par leur nature, leur
statut, leur valeur graduelle) pour qu’on puisse espérer élaborer de sitôt une
procédure de calcul du taux de subjectivité que comporte un texte quelconque ;
mais que leur description permet déjà dans une certaine mesure d’évaluer
comparativement, qualitativement et quantitativement, le fonctionnement
énonciatif de deux items, séquences, unités ou ensembles textuels déterminés.
En d’autres termes, les considérations énonciatives peuvent être utilisées
comme critères, concurremment à d’autres (ces critères sont en effet nombreux,
hétérogènes, et en relation de « classification croisée » : ils peuvent être de
nature formelle, thématique, rhétorique, pragmatique, etc.), pour fonder une
typologie des énoncés, cette typologie dont on clame de toute part qu’elle doit
venir évincer et remplacer l’ancienne distinction rhétorique des genres.
Les critères énonciatifs peuvent être, selon les possibilités et les besoins
descriptifs, affinés à l’infini. Venons-en maintenant à leur exploitation : elle est
triple, c’est-à-dire que l’on peut à l’aide de ces critères opposer trois types
d’objets textuels :
2 LE SUJET DISCOUREUR
Nos précédentes analyses se fondent implicitement sur l’hypothèse suivante :
toute production discursive présuppose l’existence d’un sujet producteur, qui
s’inscrit dans l’énoncé directement (à l’aide du signifiant « je », ce « je » venant
linguistiquement annuler, pour les réduire au commun dénominateur de celui-
qui-parle, les différences substantielles qui existent entre les x et les y, sources
émettrices des messages), ou dans notre perspective énonciative élargie,
indirectement (dans l’usage par exemple des affectifs et des évaluatifs). En
d’autres termes : il convient à la fois de distinguer, et de considérer comme le
reflet l’un de l’autre, les sujets textuel (celui qui se construit dans et par
l’énoncé) et extra-textuel (celui d’où s’originent les signifiants phoniques et
graphiques).
Mais une telle hypothèse, qui permet à la rigueur de rendre compte du
fonctionnement de l’échange quotidien (P. Henry, 1977, p. 145 : « Dans le
discours commun, "je" est automatiquement, sauf style indirect et citation
explicite, identifié comme désignant celui qui parle »), perd évidemment une
grande partie de sa pertinence s’agissant du discours littéraire.
2.1.2 La temporalité
a) Précisons d’abord ce qu’il n’est pas (et qu’il serait naïf de croire qu’il est)
– Ce n’est pas une entité psychologique homogène et monolithique, mais un
objet complexe, autonome et déterminé tout à la fois, où se combinent des
caractérisations tout à la fois individuelles, sociales et universelles, et où
convergent des discours hétérogènes et diffus, qui dérivent de ses structures
conscientes et inconscientes, de sa culture intertextuelle, de son savoir
référentiel, de son rôle social75. Le sujet, « effet du langage », « produit social »,
ou « construit par l’idéologie » ? Même si c’est tel ou tel de ces aspects
qu’emphatise telle ou telle problématique du sujet, il est bien évident que c’est
tout cela que dénote à la fois le « je » illusoirement unificateur, et qu’il serait
urgent, comme le préconise Paul Henry, de construire une « théorie du sujet
multiple ». « Qui parle dans Sarrasine ? Sarrasine ? Le Narrateur ? L’Auteur ?
Balzac-auteur ? Balzac-homme ? Le romantisme ? La bourgeoisie ? La sagesse
universelle ? » À cette question, Barthes a raison de dire (1970, p. 178) qu’on ne
peut répondre de manière univoque, puisqu’à la complexité du dispositif
énonciatif (auteur/narrateur/héros) répond une égale complexité attenante à la
structure de l’auteur lui-même.
– Ce n’est pas un sujet libre, source des signifiés et maître des signifiants, qui
mettrait librement en forme un programme sémantique librement choisi ; mais
un sujet assujetti à des contraintes de nature variable (« psy », idéologiques,
sociales, culturelles), qui viennent fortement conditionner ses réflexes
discursifs ; assujetti aussi et surtout aux contraintes du système linguistique, qui
pèsent si lourdement sur ses décisions discursives qu’Umberto Eco peut déclarer
(1972, p. 58) que la véritable source d’un message, c’est plus justement le code
que l’émetteur, lequel se contente bien souvent d’être « parlé par le code ». La
formule est provocatrice sans doute. Mais elle a pour fonction de souligner
l’importance trop méconnue encore, dans le processus générateur des messages
verbaux :
• des associations sémantiques codées : clichés, stéréotypes, collocations
obligées, automatismes associatifs, dont il n’est d’ailleurs pas toujours aisé de
déterminer si les sollicitations relèvent de la structure linguistique elle-même, ou
du code idéologique (« "Oui, dit Zazie, je veux être institutrice – Ce n’est pas un
mauvais métier, dit doucement Marcelline. Y a la retraite". Elle ajouta ça
automatiquement parce qu’elle connaissait bien la langue française ») : le sujet
puise ainsi dans un stock de signifiants préfabriqués dont la dimension excède
bien souvent celle du lexème ;
• des associations phonétiques et/ou graphiques : dans le calembour, le
paragramme, la paronomase, et dans les pratiques qui en systématisent l’usage
(Oulipo, William Burroughs, Raymond Roussel, « écritures en folie76 »,
machines scripturales à dérégler systématiquement tous les sens), la dynamique
des signifiants précède la constitution du signifié, qui suit, s’il le peut ; et le sujet
parlant n’a plus alors pour rôle que de lancer, voire contrôler, cette machinerie
signifiante, de laisser les mots prendre l’initiative, et de les regarder jouer en
flagrant délire.
Bien qu’il n’ait pas de contenu dénotatif très précis, le terme de
« productivité77 » a l’intérêt de mettre l’accent sur ce type de processus
discursifs. En venant supplanter le terme de « créativité », il détrône du même
coup l’image d’un sujet plein, conscient, inspiré, qui orchestre en toute liberté la
symphonie des sens, et les assujettit à son intention signifiante. Le monopole du
« vouloir dire » se trouve alors transféré de ce sujet plein au texte lui-même,
conçu comme un système qui s’autogénère : « On peut penser qu’il y a dans le
langage un pouvoir de parler. Dans le langage lui-même ; pas dans celui qui s’en
sert » (Oulipo, 1973, p. 155).
Pour clore cette mise en cause du « sujet libre », citons Maingueneau, qui
nous met fermement en garde (1976, p. 100) : « Si l’analyse du discours ignore
sur quelle théorie de l’énonciation elle se fondera, il est cependant une
conception de l’énonciation qu’il faut rejeter, à moins de régresser
théoriquement : ce serait une conception de l’énonciation qui permettrait de
réintroduire, avec un appareil conceptuel nouveau, ce contre quoi s’est construite
la linguistique du discours, l’autonomie du sujet, de la "parole" libre.
L’énonciation ne doit pas déboucher sur une prise de possession du monde et de
la langue par la subjectivité. Autrement dit, l’énonciation ne doit pas amener à
poser que le sujet est "à la source du sens" (M. Pêcheux), sorte de point originel
fixe qui orienterait les significations, et serait porteur d’"intentions", de choix
explicites. Il faut donc refuser de voir dans l’énonciation l’acte individuel
qui... », l’abondance dans ce texte des modalisateurs déontiques négatifs
montrant assez que la conception de Pêcheux et Maingueneau, en s’élevant
polémiquement contre certaine conception antérieure du sujet, fait en même
temps figure de nouvelle « doxa ».
Ce qu’il y a en tout cas de sûr, c’est que le discours est une activité dont
l’existence est assurée, à défaut d’être pleinement assumée, par quelqu’un que si
l’on entend restrictivement par « sujet » un individu parfaitement autonome,
conscient et responsable des propos qu’il tient, on peut préférer appeler « agent »
(cf. Oppel, 1974, p. 39 : « il n’y a pas de sujet du discours (ce qui détruit
l’illusion de l’individu comme source). Reste qu’il y a des "agents" qui revêtent
la forme du sujet ») : le problème n’est finalement que terminologique.
Explicitant la polysémie du terme, Ducrot (1977, p. 200) propose de distinguer
deux définitions du sujet (au sens fort = véritable instance productrice dont
s’origine le sens/au sens faible = individu susceptible de se représenter la
signification et même le sens de ses paroles) et déclare que selon sa définition
faible au moins, le locuteur peut bien être considéré comme un sujet. Mais sur sa
nature de sujet au sens fort, Ducrot ne se prononce pas. Allant imprudemment un
peu plus loin que lui sur ce point, nous dirons que les notions de « projet » et
d’« intention » signifiante ne sont peut-être pas aussi aisément évacuables que le
prétendent certains.
Notons tout d’abord que si bien des discours contemporains78 dénient toute
pertinence à l’idée d’une quelconque antériorité chronologique d’un projet
signifiant sur sa mise en forme verbale, même traqué et pourchassé de toutes
parts, le concept d’intention revient au galop sous de nouveaux habillages :
Greimas parle (1970, p. 16) du « projet virtuel du faire79 », Borrel et Nespoulous
(1975, p. 95) d’« appétence sémiotique », Domerc (1969, p. 104) de « prétexte »
(lequel inclut, entre autres composantes, « un projet d’accomplissement, une
intention, un vouloir dire ») et Benveniste (1973, p. 97 et 1974, p. 225), plus
clairement encore, d’« intenté » (l’intenté, c’est « ce que le locuteur veut dire »,
le contenu de sa « pensée », qui s’actualise en discours sous forme de signifié).
Même si l’on admet avec certains que dans certains types de textes, tout se joue
dans cet « incipit » que constitue la phrase d’ouverture (pour Doubrovsky, 1971,
la phrase inaugurale de la Recherche, ce sésame qui permet de franchir le seuil
de l’univers textuel, fonctionne en quelque sorte comme la matrice génératrice
de l’œuvre entière), ou dans la sélection d’un mot-thème que le reste du texte se
contenterait de paragrammatiser, même dans de telles perspectives limites, s’il
l’abandonne ensuite à l’énoncé lui-même qui s’autogénère, l’auteur a bien tout
au moins l’initiative du choix décisif de ce « germe vital de l’œuvre ». Chez
d’autres, c’est à la composante pragmatique qu’il revient de récupérer le concept
d’intentionnalité : à la suite de Searle, Lecointre et Le Galliot définissent la
« valeur illocutoire » comme « l’intentionnalité qui préexiste à l’énonciation »
(1973, p. 67, n° 8), et Schmidt considère que pour tout texte, sa structure
profonde génératrice n’est autre que « le schéma abstrait, thématique, de
l’intention de communication », c’est-à-dire de l’intention de « produire un
effet » quelconque : expulsée du discours des sémanticiens, l’intentionnalité fait
dans celui des pragmaticiens une réapparition bien peu discrète80.
Il nous semble quant à nous qu’à vouloir s’obstiner à envisager dans une
stricte perspective d’encodage ce problème de l’intention signifiante, on ne peut
que s’enliser dans des supputations introspectives bien incertaines ; mais qu’en
tout état de cause, ce problème ne peut pas être évacué, dans la mesure où il se
répercute de façon souvent déterminante sur les comportements de décodage.
C’est-à-dire que notre position là-dessus prendra la forme des deux propositions
suivantes :
l’intention signifiante de l’émetteur n’existe, ou plutôt n’est linguistique – ment
pertinente, qu’en ce qu’elle est identifiée comme telle par le récepteur81 ;
les mécanismes interprétatifs intègrent généralement une hypothèse, formulée
implicitement par le récepteur, concernant le projet sémantico-pragmatique de
l’émetteur.
C’est ainsi qu’un certain nombre de phénomènes que l’on a coutume
d’admettre comme linguistiquement pertinents ne peuvent être adéquatement
interprétés et décrits indépendamment d’une telle hypothèse (dont le contenu
particulier peut être correct ou erroné, mais ce n’est là qu’un problème
secondaire quoique lui-même non négligeable au regard du fonctionnement de
l’intercommunication). Pour ne citer qu’un exemple (on pourrait encore opposer
sur cette base la syllepse à l’ambiguïté, le jeu de mots à la « bourde82 », la
glossolalie à d’autres types de « forgeries83 », la « rebuffade » à l’absence pure
et simple de réponse84, etc.), la contre-vérité ne peut être distinguée du
mensonge et de l’ironie que sur la base de ce que l’allocutaire A suppose que le
locuteur L effectivement pense, et veut faire entendre, en énonçant p :
contre-vérité : A, qui suppose L sincère, estime p faux ;
mensonge : A suppose que L, qui énonce et veut faire entendre p, pense en
réalité non-p ;
ironie : A suppose que L, en énonçant p, pense et veut faire entendre
non-p85.
Nous admettrons donc qu’interpréter un texte, c’est tenter de reconstituer par
conjecture l’intention sémantico-pragmatique ayant présidé à l’encodage ; et que
le sens d’une séquence peut être défini comme ce que A (ou plutôt : les différents
A, dont le travail interprétatif peut aboutir à des résultats divergents) parvient
hypothétiquement à reconstruire de l’intention signifiante de L, et à l’aide d’un
certain nombre de données intra- et extratextuelles, et à partir de ses propres
compétences, ainsi que de celles qu’il a de bonnes (ou mauvaises) raisons
d’attribuer à L, et d’estimer que L lui attribue86. En d’autres termes, un texte veut
dire ce que A suppose que L a voulu dire dans (par) ce texte.
Sans doute une telle affirmation est-elle excessivement généralisante. À la
suite de Grice, F. Recanati admet à juste titre, à côté du cas le plus fréquent où le
bon fonctionnement du message implique que l’intention soit « nécessairement
[tenue] non secrète »87, ceux où l’intention a pour statut d’être « non
nécessairement non secrète », et même « nécessairement secrète » ainsi dans le
cas du bluff, où « la reconnaissance (par le récepteur) de l’intention (de
l’émetteur) est incompatible avec sa réalisation ». Il importe d’autre part de
signaler que la lecture est un comportement culturel dont les modalités varient
avec les époques et les sociétés – la nôtre étant justement le lieu d’un
affrontement entre diverses conceptions de l’activité interprétative, lesquelles se
laissent très grossièrement ramener à l’opposition binaire entre une attitude
« traditionnelle » (celle de la tradition philologique : lire, c’est alors tenter de
calquer sur la grammaire de production supposée sa grammaire de
reconnaissance, de reconstruire le plus fidèlement possible le projet sémantique
d’encodage, et de purifier le texte de tous les accidents qui ont pu survenir au
cours de son itinéraire diachronique pour en travestir la signification
originelle88), et une attitude « moderniste » (lire, c’est plutôt « se rendre attentif
à l’ordre clandestin du travail textuel », et « refuser l’orthodoxie d’un sens
stable89 » ; c’est favoriser le travail de la « signifiance », tenter de « gaver le
texte », et oser lui appliquer ses propres systèmes interprétatifs). Mais même si
l’assujettissement aux codes supposés de l’émetteur n’est plus toujours considéré
comme un impératif catégorique90, et le critère exclusif de la « bonne » lecture et
du « bon » sens (le bon sens étant tautologiquement défini comme le contraire du
« contre-sens »), même si j’accorde un certain droit de cité à des significations
dont je sais fort bien qu’elles n’ont été ni voulues ni même prévues par leur
émetteur, je ne leur accorde pas pour autant le même statut : c’est une autre
localisation isotopique que se verront généralement attribuer les valeurs ainsi
« ajoutées91 ». Sans parler de ce problème qui hante et irrite secrètement les
tenants les plus assurés de la « lecture plurielle » : la conformité à l’intention
signifiante du scripteur n’est pas le garant absolu de la bonne lecture, soit. Mais
il y a sûrement de « mauvaises lectures » : celle, par exemple, qui consiste à
infliger à n’importe quel texte un traitement paragrammatique arbitraire et qui,
faute de parvenir à endiguer les débordements du sens, aboutit par des voies
opposées au même résultat que la lecture monologique : la négation du texte. Car
si l’on peut lire n’importe quoi sous n’importe quel texte (et il serait facile de
démontrer que tout texte, soumis à une lecture paragrammatique incontrôlée,
devient infiniment polysémique), alors tous les textes deviennent synonymes, et
leur matériau signifiant indifférent ; ultime aboutissement de la lecture plurielle,
et inacceptable, ainsi que le reconnaît Barthes lui-même (1971, p. 8) lorsqu’il
oppose à la « signifiance » (« le sens subsiste mais pluralisé ») sa perversion et
sa nécrose, la « signifiose » (« le désordre du signifiant se retourne en errance
hystérique : en libérant la lecture de tout sens, c’est finalement ma lecture que
j’impose », et le texte tuteur se dégrade alors en simple prétexte). Lire, ce n’est
ni se soumettre corps et âme à la tyrannie des codes émetteurs, mais ce n’est pas
donner non plus libre cours aux caprices de son propre désir/délire interprétatif –
thèse qui ne fait finalement que déplacer de la phase d’émission à celle de
réception l’illusion de la liberté du sujet. On aimerait pouvoir identifier dans le
texte des points d’ancrage indéniables du sens, élaborer les principes d’une sorte
de déontologie interprétative, dégager des règles de lecture qui endiguent la
prolifération anarchique des sens, et dont l’infraction autorise à parler de
« contre-sens ». Mais comment ? Où s’arrête l’action vivifiante de la signifiance,
où commencent les effets nécrosants de la signifiose ?92
Nous avons donc tenté de montrer précédemment qu’il était à plus d’un titre
légitime de maintenir le concept d’un « sujet d’énonciation » doté d’une certaine
individualité, voire intentionnalité signifiante ; mais qu’au lieu de l’envisager
dans ce qu’il a d’individuel, et dans la relative liberté qui lui est laissée de ses
choix langagiers, on pouvait tout aussi bien le considérer comme un produit
collectif et déterminé : tout dépend du point de vue que l’on adopte et du niveau
d’analyse où l’on se situe.
Même s’il reste vrai qu’un énoncé est en général pris en charge par un
locuteur individuel, il est également vrai qu’à un autre niveau d’analyse,
l’énonciateur peut être considéré (avec plus ou moins de pertinence selon le type
d’énoncé dont il s’agit) comme le représentant et le porte-parole d’un groupe
social, d’une instance idéologico-institutionnelle93. C’est une telle idée qui déjà
sous-tend le « structuralisme génétique » de Lucien Goldmann, lorsqu’il attribue
pour auteur véritable aux tragédies raciniennes, aux Provinciales ou aux
Pensées, non point les individus Racine ou Pascal, mais des « sujets
transindividuels » (la noblesse de robe, les jansénistes, etc.)94 ; une telle idée que
systématise, à l’aide des concepts inspirés d’Althusser de « formation
idéologique » et de « formation discursive », Michel Pêcheux : « Une "formation
idéologique" est un ensemble d’attitudes, représentations, etc., rapportées à des
positions de classe, qui est susceptible d’intervenir comme une force confrontée
à d’autres, dans la conjonction idéologique caractérisant une formation sociale à
un moment donné [...]. Étant donné une conjoncture déterminée par un état de la
lutte des classes et une "position" (idéologique et politique) dans cette
conjoncture, une "formation discursive" détermine ce qui peut et doit être dit à
partir de cette position. Les individus sont constitués en sujets de leur discours
par la formation discursive et le sujet se croit à la source du sens parce que,
précisément, il est conduit, sans s’en rendre compte, à s’identifier à la formation
discursive. Si les mots n’ont pas de sens fixe, c’est qu’ils changent de sens en
passant d’une formation discursive à une autre95 » ; une telle idée qu’illustre
Gardin (1976), lorsqu’analysant contrastivement les discours de F. Ceyrac et
G. Séguy, il propose de considérer comme leur véritable émetteur une instance
collective : le CNPF et la CGT respectivement. Dans une telle perspective, les
unités pertinentes qu’il s’agira de traquer seront à considérer, non plus comme
les indices d’un sujet individuel, mais comme des « spécificateurs de formation
discursive » (Guespin, 1976). Car même si le parleur nourrit constamment
l’illusion d’être à la source du sens, le descripteur se doit de démasquer
l’existence « d’un discours socialement préformé derrière la "libre" énonciation
d’un individu » (Flahault, 1978, p. 81)96.
Individuel, le sujet d’énonciation tel que nous l’avons envisagé l’est encore
dans la mesure où même lorsqu’il inscrit dans son propre discours la présence de
l’autre, cela reste dans le cadre d’une communication de type monologue – cette
limitation tenant au fait que nous avons pour l’essentiel travaillé sur des textes
écrits.
Mais dès lors que l’on s’intéresse au discours oral, il devient indispensable de
le considérer comme un processus interactifs, et de tenter de voir comment
fonctionne la dynamique de l’échange, qui obéit de toute évidence à certaines
règles spécifiques, dont l’ensemble constitue une « compétence » relativement
autonome (puisque d’après Jakobson « on rencontre, pour un type de
schizophrènes au moins, la situation suivante : le malade perd la compétence
pour le dialogue mais préserve la compétence pour le monologue98 »).
Nombreuses sont les études qui se sont ces dernières années consacrées à ce
problème de la « grammaire conversationnelle ». Tantôt elles tentent de dégager
les règles très générales qui définissent un bon usage de l’échange verbal, une
sorte de code déontologique auquel on est censé se conformer si l’on veut
honnêtement jouer le jeu dialogique (« maximes conversationnelles » de Grice99,
« postulats de conversation » de Gordon et Lakoff, « condition de félicité » de
Goffman...) ; tantôt elles s’efforcent de formuler, voire de formaliser, les règles
plus spécifiques d’enchaînement qui fondent, aux niveaux « micro » et
« macro », la cohérence du dialogue ; tantôt enfin elles considèrent celui-ci non
plus comme un texte obéissant à des lois particulières d’organisation interne,
mais comme le lieu où se construit un certain type de relation interpersonnelle
(de proximité ou de distance, d’égalité ou de hiérarchie, de connivence ou de
conflit), et où se constitue entre les participants un certain « rapport de places »
(Flahault), qui ne cesse d’évoluer et de se « négocier » tout au long du
déroulement de l’échange conversationnel, l’analyse débouchant alors sur une
sorte de psychosociologie de la communication.
3 LA PRAGMATIQUE DU LANGAGE
L’ensemble fort hétérogène100 des recherches qui sont actuellement
considérées comme relevant de la « pragmatique » comporte deux versants
d’ailleurs contigus101 :
1 La pragmatique, c’est d’abord, dans la lignée de Charles Morris et d’un
certain nombre de logiciens, l’étude des relations existant entre les signes et
leurs utilisateurs.
Point n’est besoin d’insister davantage sur les objectifs descriptifs de la
pragmatique ainsi conçue : toutes nos considérations précédentes pourraient en
effet y être reversées102, dont la fonction était précisément de dégager les
procédés permettant à l’énoncé de s’enraciner dans son « cadre énonciatif » que
constituent triplement l’émetteur, le récepteur et la situation de communication –
de ce dernier élément du triplet, qui a été jusqu’ici quelque peu négligé, nous
aurons sous peu l’occasion de dire quelques mots car il constitue l’une des
charnières où s’articulent peut-être les deux problématiques pragmatiques, que
l’on peut très approximativement appeler « énonciative » et « illocutoire ».
2 Car la pragmatique, c’est aussi, dans la lignée cette fois des « philosophes
d’Oxford », l’étude des actes de langage103. La bibliographie étant très
abondante sur ces questions de pragmatique illocutoire, notre intention n’est
nullement de rendre ici compte de l’ensemble de ces travaux, qui reprennent et
approfondissent les idées développées par Austin et Searle et dont l’hypothèse
fondatrice est la suivante : parler, c’est sans doute échanger des informations ;
mais c’est aussi effectuer un acte, régi par des règles précises (dont certaines
seraient, pour Habermas, universelles), qui prétend transformer la situation du
récepteur, et modifier son système de croyances et/ou son attitude
comportementale ; corrélativement, comprendre un énoncé c’est identifier, outre
son contenu informationnel, sa visée pragmatique, c’est-à-dire sa valeur et sa
force illocutoires.
Il n’est pas question de retracer ici l’histoire mouvementée du concept de
« performatif », ni d’envisager les diverses interprétations qui ont été proposées
de l’épineuse distinction introduite par Austin entre le « locutoire »,
l’« illocutoire » et le « perlocutoire » ; et encore moins de passer en revue les
différents types d’actes de langage ayant à ce jour fait l’objet de descriptions
plus ou moins élaborées ni les différentes taxinomies qui en ont été proposées –
sans qu’aucune du reste ne puisse prétendre être parfaitement satisfaisante : c’est
que les axes qui s’y trouvent impliqués sont nombreux, hétérogènes, et comme le
remarque justement Searle104, en relation de classification croisée ; c’est aussi
que l’on ne voit pas où « naturellement » arrêter la prolifération de ces actes (on
peut en distinguer autant que la langue offre au métalangage de verbes
susceptibles de les étiqueter : ordonner, exhorter, inciter, interdire, déconseiller,
dissuader, flatter, insulter, humilier, insinuer, objecter, concéder, conjecturer,
promettre, etc.), ni sur quelles bases regrouper en classes relativement générales,
donc manipulables, ces faits que menace une excessive atomisation descriptive.
Tous ces problèmes étant abondamment discutés ailleurs105, nous nous
contenterons de souligner les points suivants.
Il va de soi (car on ne voit pas comment pourrait être décodée une valeur
dépourvue de tout support identifiable) que la visée illocutoire d’un énoncé
s’inscrit nécessairement en quelque lieu de sa structure signifiante. Mais cette
pétition de principe doit être assortie des remarques suivantes :
a) S’agissant des valeurs pragmatiques, les faits de synonymie et de polysémie
sont infiniment plus nombreux encore que lorsque l’on a affaire aux contenus
sémantiques proprement dits :
– Synonymie :
D’après Clark et Lucy (1973), la même requête peut être presque
indifféremment formulée en anglais à l’aide des phrases suivantes :
« Please colour the circle blue »
« Can you make the circle blue ? »
« I would like to see the circle coloured blue »
« Why not colour the circle blue ? »
« You should colour the circle blue »
« Shouldn’t you colour the circle blue ? »
« Doesn’t the circle really need to be painted blue ? »
« I’ll be very happy if you make the circle be painted blue »
« I’ll be very sad unless you make the circle blue », etc.,
et Brekle remarque de même que « dans certaines conditions » des phrases
telles que
« Ferme la fenêtre »
« Il y a des courants d’air »
« Il fait froid »,
peuvent être pragmatiquement équivalentes – ajoutant qu’« on ne dispose pas
à l’heure actuelle du cadre théorique qui permettrait de [...] décrire
systématiquement » ce phénomène de la « paraphrase pragmatique » (1974,
p. 72).
– Polysémie :
« Supposons que je vous dise "Pierre partira demain" [...]. Selon que j’ai voulu
vous faire plaisir ou vous être désagréable, vous inquiéter ou vous mettre en
garde [...], il s’agira d’un acte d’amitié ou d’hostilité, d’une menace ou d’un
avertissement » (Ducrot, 1972 b, p. 9).
Pour Todorov (1967, p. 277-278), la plupart des affirmations sont en fait des
questions détournées, et pour Wierzbicka (1973, p. 148-149), toute assertion est
de nature implicitement volitive... : il n’est pas étonnant qu’à l’extrême
complexité des faits empiriques réponde une égale confusion des propositions
descriptives, et qu’aucun inventaire exhaustif des diverses valeurs illocutoires et
de leurs divers supports signifiants n’ait encore été à ce jour proposé.
b) Les exemples précédents montrent à l’envi qu’il arrive bien souvent qu’un
même énoncé se trouve doublement, voire n-fois, chargé illocutoirement – une
ou plusieurs valeurs dérivées venant se greffer sur sa valeur pragmatique
littérale.
Voici quelques exemples de ce phénomène qu’exploite abondamment le jeu
discursif :
- valeur patente = constative/latente = jussive :
« on ne fume pas ici » = « ne fumez pas »
« la lampe de la cuisine est cassée » = « répare-la »
« il fait chaud dans cette pièce » = « ouvre la fenêtre » ;
- valeur patente = constative/latente = interrogative :
cf. Todorov précédemment mentionné, et Heddesheimer, qui montre que la
plupart des assertions appellent en retour une manifestation d’assentiment ou de
confirmation ;
- valeur patente = constative ou prédictive/latente = désidérative :
c’est ainsi par exemple que le discours de l’utopie politique emprunte souvent
les voies, pour se faire plus persuasif, de la modalité assertive (« Eva Forest
vivra » : rien n’est pourtant moins sûr...) ; ou encore, que le discours onirique
formule souvent, d’après Freud, en termes constatifs des contenus latents de
nature optative : « L’élaboration du rêve [...] soumet les matériaux cognitifs, qui
lui arrivent sur le mode optatif, à un traitement tout à fait singulier. Elle
transpose d’abord l’optatif en présent, remplaçant le "puisse-t-il être" par "cela
est" » (1971, p. 248-249) ;
- valeur patente = désidérative/latente = jussive :
certains désirs, c’est bien connu, sont en fait des ordres ;
- valeur patente = interrogative/latente = jussive :
« tu as une cigarette ? » = « si oui, donne-m’en une »
« vous avez l’heure ? » = « dites-moi, si vous êtes en mesure de le faire, quelle
heure il est »
(c’est-à-dire que ces phrases, en même temps qu’elles interrogent sur la
possibilité d’exécuter un certain acte, formulent implicitement l’ordre de
l’exécuter) ;
- valeur patente = interrogative/latente = assertive :
problème de l’interrrogation oratoire (« Qui peut croire que la négociation de
Genève débouche sur une paix durable ? »), et des sous-entendus assertifs qui
bien souvent se cachent sous une formule apparemment questionnante113 ;
- valeur patente = constative/latente = illocutoirement plurielle :
par exemple, optativo-impérativo-interrogative, s’agissant de la formule « Je
t’aime » qu’Alain Finkielkraut analyse en ces termes :
« "Je t’aime" est d’abord, c’est son évidence grammaticale, une formule
assertive : elle proclame une extase, affirme un paroxysme, nomme un bonheur.
C’est aussi un optatif : je dis "je t’aime", pour redevenir le "je" que, depuis mon
amour, je ne suis plus, pour réintégrer le royaume d’intériorité et de substance
dont j’ai été déposé [...]. Dans "je t’aime", il y a aussi la véhémence de
l’impératif : aime-moi ! je t’ordonne de m’aimer ! il faut que tu payes ta dette !
mon amour, que tu le veuilles ou non, fais de moi ton débiteur : c’est un tort, une
lésion que tu as produite et que tu ne pourras expier qu’en acceptant la
réciprocité [...]. Enfin, il faut entendre "je t’aime" à l’interrogatif : m’aimes-tu ?
Question panique puisque c’est mon entrée au paradis qui est subordonnée à sa
réponse114 ».
Remarques sur les actes de langage indirects
(1) La parole quotidienne recourt très massivement à ces procédés de
formulation indirecte des actes pragmatiques qu’elle prétend effectuer : on peut
ainsi affirmer sans grand risque de se tromper, en l’absence même de toute
confirmation d’ordre statistique, que la grande majorité des requêtes s’y
expriment de manière détournée115.
(2) Ce « détournement » des structures assertives au profit de l’expression des
ordres ou des requêtes s’explique d’après Lakoff par un souci d’atténuation
euphémistique de la brutalité de leur formulation directe :
« Dans de nombreuses cultures, y compris de nombreuses sous-cultures
britanniques et américaines, la politesse et la courtoise exigent que les personnes
qui ont le pouvoir de donner des ordres les "adoucissent" chaque fois que
possible. Quand un professeur dit [...] "Ce serait gentil d’ouvrir la fenêtre", il
donne un ordre "adouci" et ne fait pas une simple déclaration sur quelque chose
qui serait gentil. Mais cela ne signifie pas que la forme logique "It would be nice
if S" est "ORDER (I, you, S)". Cela signifie simplement que certaines cultures
ont des lois de conversation telles que l’accord d’une permission dans certaines
circonstances doit être interprété comme un ordre. Quand un maître dit à son
serviteur "you may go", il donne un ordre sans littéralement en donner un, et
cette "réserve" est ressentie comme une marque de bonne éducation et d’égard
vis-à-vis du serviteur » (1976, p. 105).
Semblablement, Barthes remarque dans l’une de ses « chroniques116 » :
« L’impératif.
Le hasard fait que j’ai reçu coup sur coup à titre de plaisanterie affectueuse (et
bien intentionnée) trois ou quatre comminations : "Ne fumez plus", "Ne soyez
pas triste", "N’oubliez pas vos lunettes", etc. Je pense alors : et si l’on supprimait
l’impératif ? Si les hommes se donnaient le pouvoir de rayer de la langue tous
ses morphèmes répressifs ? [...] - Si quelque décret du gouvernement Barre
supprimait l’impératif, d’abord : quel tollé ! Et puis, surtout, ce mode serait
immédiatement remplacé dans l’usage par mille autres formes de commination.
C’est d’ailleurs ce qui se passe dans au moins deux de nos discours : celui de la
Loi ("Il est interdit...", "Nul ne pourra...") et celui de la Politesse, qui use de
circonlocutions ("Auriez-vous l’obligeance de..."). En somme, vous êtes
formaliste. C’est la forme impérative qui vous gêne.
- La forme est une trace. Il y a dans l’impératif une violence qui est encore
plus manifeste lorsqu’il vous est adressé "pour votre bien". Quoi qu’on pense,
l’impératif est l’indice d’une mainmise, il est un désir de pouvoir » : en d’autres
termes, les expressions directe et indirecte, si elles peuvent avoir les mêmes
effets perlocutoires, ne sont pas absolument équivalentes quant à leur force
illocutoire117.
(3) La relation formelle existant entre les valeurs littérale et dérivée peut
varier considérablement d’une formulation à l’autre :
dans « on ne fume pas ici », les valeurs pragmatiques littérale (constative) et
dérivée (prohibitive) se greffent sur un contenu propositionnel inchangé (à
l’exception toutefois du pronom sujet) ;
dans des énoncés tels que « la lampe de la cuisine est cassée », ou « il fait
chaud ici », la valeur jussive dérivée vient au contraire investir un contenu
propositionnel (« réparer la lampe », « ouvrir la fenêtre ») sensiblement différent
du contenu littéral.
(4) Varie également d’un énoncé à l’autre le statut du sens dérivé, c’est-à-dire
sa « clarté » et sa force d’actualisation. Comparons en effet (i) et (ii) :
(i)
L2. - Si, j’en ai trois, mais il faudrait que j’en regarde au moins une.
F.B. - Vous pouvez dire quel est le numéro de Sécurité sociale de Monsieur ?
L1. - (passant devant la vitrine d’une pâtisserie) : Regarde, j’aime bien ces
gâteaux-là.
L1. - Mais j’ai jamais voulu dire ça, je peux tout de même te montrer les gâteaux
que j’aime mais évidemment si ça ne t’intéresse pas...
L2.- Volontiers !
Or nous aurions plutôt tendance à penser que quelles que soient les difficultés
(puisqu’une phrase telle que « Il fait chaud » peut effectivement servir à
affirmer, rappeler, adresser un reproche ou un compliment, faire une demande ou
une supplication...) à expliciter les règles d’émergence de ces différentes valeurs
illocutoires, l’énonciation ne peut rien créer qui ne soit, déjà, prévu en langue.
Soit ainsi l’exemple de « J’irai à la montagne cet été », à propos duquel
Ducrot déclare que « selon les circonstances dans lesquelles il est employé, sa
valeur sera celle d’une information ou d’une promesse », et que cette variation
étant liée « aux circonstances de l’énonciation », on ne peut espérer en rendre
compte linguistiquement. Il ajoute pourtant : « On a la première éventualité si
l’énoncé répond à la question "que ferez-vous cet été et la seconde, s’il est
destiné à satisfaire un interlocuteur désireux de vous voir aller à la campagne »
(1972 b, p. 26), lequel interlocuteur a bien dû verbaliser d’une certaine manière
ce désir pour que le locuteur puisse en avoir connaissance. C’est donc que
Ducrot admet implicitement que la polysémie illocutoire de cet énoncé obéit à
certaines règles co(n)textuelles, et que ces deux valeurs (ainsi que le choix entre
elles) ne sont pas complètement imprévisibles : rien ne se crée ex nihilo dans la
parole. Rien n’autorise donc à exclure ce type de faits sémantiques de la
description linguistique, si ce n’est une conception excessivement extensive de
l’« énonciation » (on peut ainsi reprocher à Ducrot d’y inclure le cotexte
transphrastique, et les signifiants de type prosodique : ce sont pourtant bien là
des propriétés de l’énoncé) ; une certaine suspicion à l’égard des données
situationnelles, dont le plein droit à être admises dans les descriptions
linguistiques n’est pas encore véritablement reconnu ; et la difficulté qu’il y a
effectivement à expliciter les règles (car les paramètres qui s’y trouvent
impliqués sont nombreux et hétérogènes) permettant de rendre compte de
l’émergence de telles valeurs. Mais il ne faut pas prendre cette difficulté, voire
impossibilité, pour l’inexistence de ces règles mêmes : des pans entiers de
compétence linguistique, les linguistes ne le savent que trop bien, échappent
(encore ?) à l’explicitation.
Plutôt donc que d’opposer l’illocutoire au perlocutoire comme ce qui est codé
à ce qui ne l’est pas, nous les opposerons comme ce qui est, dans l’état actuel de
la recherche linguistique, codifiable, à ce qui ne l’est pas encore. Car nous
pensons qu’il n’existe pas de frontière naturelle, postulable a priori, entre sens
et effet de sens, illocutoire et perlocutoire, langue et parole : la « parole », ce
n’est rien d’autre133 que l’ensemble des faits discursifs qui semblent, dans un
état donné de la recherche, rétifs à la codification, irréductibles à des règles
générales, c’est-à-dire rien d’autre qu’un résidu provisoirement non codifiable,
dont le domaine ne cesse de se rétrécir comme peau de chagrin à mesure que
progresse l’activité modélisatrice. Mais il va de soi que si les récepteurs
parviennent à décoder ces faits apparemment anarchiques, c’est qu’ils en ont la
compétence, et que s’ils en ont la compétence, c’est que ces faits obéissent à
certaines règles qu’ils ont intériorisées. Or le but d’un modèle linguistique, c’est
en principe de mimer au plus près la compétence intuitive des sujets parlants,
c’est d’essayer de rendre compte de tous les aspects de cette compétence – et en
particulier de leur compétence pragmatique.
– D’autre part, on peut se demander comment il convient de répondre à cette
question : qu’est-ce donc que le modèle doit, dans un deuxième temps, générer ?
Des valeurs illocutoires, et/ou les valeurs dérivées, et/ou les valeurs liées à la
situation ?
Question corrélative : comment s’articulent les trois problématiques suivantes,
qui ont fait récemment irruption sur le devant de la scène linguistique :
(1) problématique du sens dérivé, de la signification indirecte, de la polysémie
textuelle ;
(2) problématique de l’énonciation, et des relations existant entre l’énoncé et son
cadre énonciatif ;
(3) problématique des actes de langage ?
Que ces différentes problématiques soient régulièrement associées dans le
discours linguistique contemporain, cela apparaît dans la polysémie, que nous
avons déjà signalée, de termes tels que pragmatique (qui renvoie à la fois à (2) et
à (3)) ou rhétorique (qui traditionnellement s’applique plutôt à (1), mais chez
Ducrot, à (2), essentiellement). Elles ne sont pas en effet sans relations.
Énumérons, entre elles, quelques points de jonction :
• (1) et (3) :
La rhétorique, c’est avant tout la théorie des « figures », de toutes les manières
« détournées » de parler ; mais c’est aussi, dans la lignée d’Aristote134, l’étude
de l’art de persuader, et des moyens de s’exprimer efficacement : les figures se
justifient pragmatiquement. Et comme l’efficacité d’un discours dépend de son
appropriation aux circonstances135, c’est en même temps à (2) que se trouve
corrélée la problématique (1).
D’ailleurs, un certain nombre de tropes se situent à la charnière du sémantique
et du pragmatique (ainsi l’ironie et la litote, que Ducrot mentionne à plusieurs
reprises136), cependant que d’autres peuvent être justement qualifiés de « tropes
pragmatiques ».
• (1) et (2) :
Les informations situationnelles jouent un rôle décisif dans la genèse et le
décryptage des valeurs dérivées, qu’elles soient de nature sémantique ou
pragmatique : nous en reparlerons.
• (2) et (3) :
« Enfin, au dernier niveau, pragmatique, on prend en considération le fait que
l’emploi d’une phrase est un phénomène interindividuel, un événement dans
l’histoire des relations entre plusieurs individus : le locuteur l’emploie parce que
la situation où il se trouve face aux personnes qui l’entourent (destinataires et
auditeurs) l’amène, ou au moins l’autorise, à le faire ; et s’il l’emploie, c’est
d’autre part qu’il cherche, grâce à elle, à produire un certain effet sur ceux à qui
et pour qui il parle. Les questions à poser, en pragmatique, pourraient donc être :
Tel énoncé est-il approprié à telle situation ? Serait-il, au contraire, hors de
propos ? Quels actes de parole permet-il d’accomplir (assertion, interrogation,
ordre...) ? » (Anscombre et Ducrot, 1976, p. 5) :
la valeur d’acte d’un énoncé fonde et se fonde sur la relation interpersonnelle
existant entre les actants de l’énonciation. Dans le cadre de notre problématique,
il s’agissait d’étudier les rapports existant entre l’énoncé et tel constituant du
cadre énonciatif ; dans la problématique des actes de langage, il s’agit plutôt
d’analyser les relations qui s’établissent, via l’énoncé, entre les partenaires de
l’échange verbal : les deux perspectives sont bien entendu complémentaires, et
nous les avons sans doute trop radicalement dissociées dans notre présentation.
Pour souligner un peu tardivement l’étroitesse du lien existant entre elles
deux137, disons encore ceci : de même que dire à quelqu’un « Pars ! », ce n’est
pas l’informer de la nécessité de partir, mais l’en rendre obligé par l’effet de ma
parole même, de même les pronoms déictiques ont moins pour fonction de
dénoter certains objets de la réalité qu’ils n’ont pour pouvoir « de désigner des
êtres en tant que personnages du dialogue, dans leur rôle de locuteur et de
destinataire, c’est-à-dire dans cette activité, pragmatique, que constitue
l’énonciation » (Anscombre et Ducrot, p. 6) : quelle que soit la manière dont on
l’aborde et la traite, la pragmatique pointe les vertus non seulement descriptives,
mais aussi constituantes de l’acte de parole.
– Devant une telle constatation : ces trois problématiques ne sont pas
indépendantes, mais étroitement imbriquées l’une dans l’autre, on peut être tenté
de les assimiler. Et c’est effectivement le rêve informulé qui sous-tend un certain
nombre d’analyses pragmatico-rhétoriques : que coïncident sur toute la ligne les
trois axes oppositifs :
(1) contenus littéraux vs dérivés
(2) contenus indépendants vs tributaires de l’énonciation
(3) contenus informationnels vs illocutoires.
C’est ainsi par exemple que Flahault et Recanati considèrent, identifiant par là
même les axes (2) et (3), que les contenus informationnels d’une phrase s’y
attachent intrinsèquement, hors actualisation, alors que ses valeurs illocutoires,
n’étant pas identifiables indépendamment d’informations concernant son cadre
énonciatif, relèvent de la « phrase-token »...
Il apparaît pourtant que ces axes, ce serait trop simple, ne sont pas
superposables :
• Le décodage d’un trope (donc d’une valeur dérivée) se fonde parfois sur des
informations situationnelles (c’est parce que j’ai le référent sous les yeux que je
peux percevoir comme métaphorique ou ironique les séquences « cette faucille
d’or » ou « quel beau temps ! »), mais ce n’est pas loin de là le cas général :
certains indices de nature intonative ou cotextuelle peuvent fort bien jouer un
rôle équivalent, et l’on ne voit pas au nom de quoi de tels indices seraient à
rattacher à l’énonciation : ils sont véritablement inscrits dans la substance
signifiante de l’énoncé verbal.
S’il n’est donc pas toujours nécessaire de disposer d’informations
situationnelles pour décoder correctement un trope, il est inversement parfois
nécessaire d’en disposer pour identifier le sens littéral d’un énoncé : c’est ainsi le
cas s’agissant des déictiques, de certains cas d’anaphore, et d’établissement de la
cohérence transphrastique. Soit cet exemple d’échange dialogique :
« Brassaï, pourquoi ce parapluie quand il fait si beau ?
– C’est depuis que je ne fume plus. »
La pertinence de la seconde réplique (où aucun sens dérivé ne se trouve
pourtant impliqué) ne peut être reconnue qu’à la condition de savoir
qu’auparavant, Brassaï travaillait la nuit sans flash, mesurant le temps de pause à
la longueur de la cigarette qu’il fumait ; depuis qu’il ne fume plus, il a besoin de
travailler au flash, donc de ce parapluie qu’utilisent communément les
photographes pour en diffracter la lumière...
Les deux problématiques du sens dérivé et du rôle des informations
situationnelles ne coïncident donc pas.
• Ne coïncident pas non plus les deux problématiques du sens dérivé et de
l’illocutoire puisque, nous l’avons vu, tant les contenus informationnels
qu’illocutoires peuvent relever du niveau littéral, ou dérivé.
• Les axes (2) et (3) enfin doivent être également distingués puisque certains
contenus informationnels sont tributaires de l’énonciation, et que certains
contenus illocutoires s’attachent intrinsèquement à la séquence signifiante.
On peut avoir des contenus informationnels primaires ou dérivés, immanents
ou tributaires de l’énonciation ; des contenus informationnels dérivés
indépendants de l’énonciation, et des contenus informationnels littéraux
dépendants de l’énonciation... Même chose pour les contenus illocutoires : ils
peuvent être primaires et indépendants de la situation, primaires et dépendants de
la situation, secondaires et indépendants de la situation, secondaires et
dépendants de la situation ; entre les six catégories que ces trois axes binaires
supportent, toutes les combinaisons sont possibles, et attestées (avec une plus ou
moins grande fréquence, c’est vrai : il existe entre telle et telle de ces catégories
d’évidentes affinités). En particulier, on ne peut établir de relations
homologiques constantes entre le statut des informations sémantiques et les
mécanismes de leur genèse. C’est pourquoi un modèle prétendant en rendre
compte adéquatement ne peut être qu’infiniment plus complexe que ces
premières ébauches fonctionnant en deux temps successifs seulement.
L1. – Non.
(C’est-à-dire pour dire quelque chose qui ne « tire pas à conséquence ».)
Semblablement, une phrase telle que « Tu as vu, il y a du brouillard ! » n’aura
pas le même impact150, même si elle s’adresse dans les deux cas à quelqu’un qui
ne l’a effectivement pas vu, selon que celui-ci s’apprête à prendre sa voiture ou
un avion, ou qu’il doit rester bien tranquillement chez lui.
• La pertinence et l’informativité d’un énoncé ne sont donc pas
proportionnelles151 et, si l’on en croit Ducrot (1977, p. 186), c’est plus de sa
pertinence argumentative que de son caractère « nouveau » que dépend la
« normalité » d’un contenu.
Quant à la pertinence situationnelle d’une séquence, ou encore ce que l’on
peut appeler son « adaptation au thème discursif » (les facettes sont multiples de
ce phénomène dont Grice tente de rendre compte à l’aide de la « maxime de la
relation »), c’est ce qui par exemple explique que lorsqu’il se trouve inséré dans
un ensemble discursif (et c’est toujours le cas : les phrases isolées n’ont aucune
existence empirique), un énoncé tel que « Il n’y a pas de sot métier », en même
temps qu’il est interprété comme une assertion de validité générale, est
immédiatement rattaché au contexte, et appliqué (sur le mode de la dénégation)
au métier particulier dont il y est nécessairement question, faute de quoi l’énoncé
passera pour totalement incongru, et conversationnellement agrammatical152.
– La loi d’exhaustivité
C’est en ces termes que Ducrot reformule la « maxime de la quantité » de
Grice (alors en effet que la loi d’informativité pose le problème de l’existence ou
pas d’une certaine valeur informationnelle dans un énoncé donné, la loi
d’exhaustivité soulève celui du taux d’information qu’il est censé apporter) :
« Cette loi exige que le locuteur donne, sur le thème dont il parle, les
renseignements les plus forts qu’il possède, et qui sont susceptibles d’intéresser
le destinataire » (1972 a, p. 134).
Cette « loi » a d’indéniables applications empiriques : elle permet par exemple
de rendre compte du fait que « Certains chapitres sont intéressants dans ce
livre » donne à entendre d’habitude : « Certains chapitres ne le sont pas153 », et
« Marie a de beaux yeux », parfois, « le reste n’est pas formidable » ; du fait
« qu’un automobiliste, voyant en un point A du trottoir le panneau "Interdit de
stationner", tend à conclure que le stationnement est interdit seulement à partir
de A »154 ; et que « treize millions de Français ont vu un film au cours de l’an
passé » signifie toujours « treize millions seulement » – mais on voit aussi par
cet exemple les limites d’application de cette loi : ces Français ont-ils vu un film
seulement, ou au moins un film ? C’est d’elle en tout cas que relèvent des figures
telles que la litote, l’euphémisme et la synedocque du genre (« Le quadripède
écume... »), elle encore qui explique qu’aux yeux d’un linguiste, et de la
« logique conversationnelle », la modalité du nécessaire n’implique pas celle du
possible155, et que la condition suffisante (« si ») soit souvent interprétée comme
étant en même temps une condition nécessaire (« si et seulement si » : « Si tu
laves ma voiture je te donnerai 10 francs » ? mais si tu ne le fais pas, tu n’auras
rien) : c’est entre autres choses l’existence de règles discursives de ce type qui
interdit à la logique formelle de rendre compte adéquatement du fonctionnement
de la communication en langue naturelle.
Mais cette loi rend des services descriptifs limités du fait de l’impossibilité où
l’on se trouve d’expliciter le taux d’information minimal que l’on est en droit
d’exiger d’un énoncé dans une situation déterminée, ainsi que le degré
d’intensité « normal » d’une prédication qualitative. Sans doute est-il
effectivement peu « coopératif » de déclarer que « quelqu’un a essayé de tuer
Harry » si l’on a été le témoin du meurtre de Harry156 ; sans doute est-ce jouer
plus honnêtement le jeu de l’échange verbal que de répondre
« exhaustivement » : « oui, c’est un tel », plutôt que simplement « oui », à une
question telle que : « Sais-tu qui habite à côté ? » Mais il est fort difficile
d’expliciter les règles qui sous-tendent ce genre d’intuition. Et une fois encore, le
taux d’information légitimement exigeable est entièrement relatif aux propriétés
de l’univers de discours, ainsi qu’au projet argumentatif de l’énonciateur (qui
n’est tenu de dire le tout sur l’objet dont il parle que dans des situations
discursives très exceptionnelles).
– La loi de sincérité, qui s’apparente à ce que Grice dénomme la « maxime de
la qualité », et qui vaut pour les assertions, mais aussi pour les interrogations (L
désire sincèrement connaître la réponse), les requêtes (L désire sincèrement que
A l’exauce) ou les promesses (L a sincèrement l’intention de la tenir).
Il peut sembler quelque peu paradoxal d’admettre l’existence d’une telle loi
quand il est souvent reconnu au langage verbal, au titre de l’une de ses propriétés
les plus spécifiques, la « possibilité d’utiliser [ce] système sémiotique pour
tromper autrui ou transmettre des informations fausses157 ». À cette objection,
Recanati, citant Moore, répond que « le mensonge, quoique assez commun, est
largement exceptionnel » ; que lorsqu’on asserte p, on laisse en même temps
entendre que l’on croit à la vérité de p ; et que l’absurdité de « je suis allé au
cinéma mardi dernier, mais je ne le crois pas » montre clairement que « le
discours est un jeu régi par des règles et, parmi ces règles, il y en a une selon
laquelle celui qui fait une affirmation doit affirmer ce qu’il croit être la vérité »
(p. 183-184)158.
La loi de sincérité ne dit pas que l’on croit nécessairement à la vérité de ce que
l’on asserte, ou que l’on a toujours l’intention de tenir ses promesses. Elle
énonce simplement que parler, c’est se prétendre sincère : tout énoncé
présuppose, en dehors de contre-indications du type « c’est pour de rire », « je
plaisante », etc., que L adhère aux contenus assertés ; et le récepteur accorde
corrélativement à L, en dehors de toute contre-indication toujours, un crédit de
sincérité.
Comme toutes les lois de discours, la loi de sincérité est bien entendu
transgressable, et transgressée dans le cas de l’antiphrase ironique et du
mensonge par commission159 – le mensonge par omission relevant quant à lui de
la loi d’exhaustivité –, la différence étant que dans le second L tente de passer
(en vain s’il est démasqué) pour sincère, tandis que son insincérité, il la signale
plus ou moins discrètement dans le cas de l’ironie grâce à différents indices
prosodiques, mimo-gestuels, cotextuels ou situationnels.
– Les « lois de discours » précédemment mentionnées sont les mieux
reconnues jusqu’à présent. Mais la liste est loin d’en être close. Peut-être la loi
de sincérité pourrait-elle venir se fondre dans une « loi de l’échange verbal franc
et loyal », qui expliquerait par exemple la quasi-agrammaticalité de « j’insinue »,
« je t’insulte », « je polémique », qui ne se rencontrent guère à la première
personne que sur le mode de la dénégation : il est des actes de langage
proprement inavouables. Peut-être pourrait-on également envisager :
• une loi qui interdit à L de « se lancer des fleurs », si ce n’est dans l’anonymat,
ou sur le mode de la plaisanterie160 ; loi qui fait passer celui qui la transgresse
pour fou (le facteur Cheval, sur son Palais Idéal : « Cette merveille, dont l’auteur
peut être fier... »), mégalomane (Jean-Edern Hallier, en déclarant ses propres
écrits « éblouissants », se fait traiter de « provocateur à l’égocentrisme
forcené »), ou simplement ridicule (Jacques Brenner laissant étourdiment
échapper sur le plateau d’« Apostrophes » : « Mon livre est réussi justement à
cause de ça... » – et le public de rire, le rire dénonçant souvent une infraction aux
lois de discours) ;
• loi d’« encodage/décodage du sens le plus vraisemblable », dont on peut là
encore déceler l’existence au travers de ses transgressions, exemple :
« L’alcool tue lentement » :
réponse normale (qui prend pour « focus » le prédicat verbal) :
« ça ne fait rien, je n’ai pas peur de la mort » ;
réponse facétieuse (qui feint de considérer que la phrase se focalise sur
« lentement ») :
« ça ne fait rien, je ne suis pas pressé » ;
• loi que faute de mieux nous appellerons la « loi de l’expression la plus directe
et la plus économique »161 : c’est elle qui est responsable de l’effet pour le moins
étrange que produisent ces phrases de Lewis Carroll et Musil respectivement :
« Je raffole des enfants, les petits garçons exceptés. »
« Deux semaines plus tard, Bonadea était depuis quinze jours sa maîtresse. »
Remarques
– Même si ces lois sont en général présentées comme des consignes
d’encodage, elles se répercutent symétriquement sur les stratégies de décodage :
c’est parce que j’ai tendance à croire que l’émetteur, en vertu de la loi
d’exhaustivité, m’a communiqué l’information maximale, que j’interprète,
parfois à tort, un « si » comme un « si et seulement si162 » ; ou que je peux
déduire du silence de mon interlocuteur sur ma nouvelle coiffure, en faisant
jouer à la fois la loi d’exhaustivité (il aurait dû, normalement, m’en parler) et de
convenance (ou évite en général, sauf si l’on désire délibérément l’agresser, les
propos désobligeants à l’endroit de son partenaire discursif) une inférence telle
que : « C’est donc qu’il la trouve moche. »
– Ces règles sont indispensables pour rendre compte de la genèse des valeurs
dérivées, de certains tropes, des sous-entendus pragmatiques (Ducrot) et des
conveyed meanings (Clark et Lucy). Elles peuvent ce faisant :
se substituer à une information culturelle manquante ; ex. : « J’ai tenté d’indiquer
la mise en scène théorique de ce jeu dans ce texte énorme, fragmenté, génial et
murmurant qu’est Moïse et le monothéisme » (de Certeau, 1976, p. 62) : à défaut
de savoir préalablement que cet ouvrage est de Freud, on peut en tout cas
deviner, grâce à la loi qui veut qu’un être raisonnable ne se lance pas aussi
ostensiblement des fleurs, qu’il n’est pas de de Certeau : cette loi de discours
vient ainsi lever l’ambiguïté structurale, liée au problème de la base d’incidence
du syntagme introduit par « dans », de la phrase ;
jouer un rôle redondant par rapport à la compétence culturelle ; ex. : « Sur la
place St-Sulpice, il y a une mairie, un cinéma... » : un cinéma seulement, en
vertu de la loi d’exhaustivité ; une mairie seulement, en vertu de cette même loi,
mais aussi de ce que l’on sait de l’organisation administrative française ;
jouer un rôle complémentaire de celui de cette même compétence, ainsi dans les
deux indications suivantes pouvant figurer sur la façade d’un restaurant : « fermé
le dimanche »/« ouvert le dimanche » : notre savoir culturel (aucun restaurant
n’ouvre que le dimanche) nous interdisant de faire fonctionner la loi
d’exhaustivité dans le second énoncé, c’est alors la loi d’informativité qui le
prend à charge (« ouvert même le dimanche »), cependant que le premier
s’explique sans difficulté à l’aide de la loi d’exhaustivité (« fermé seulement le
dimanche »).
La compétence culturelle et la connaissance de ces lois de discours, quoique
d’une nature différente, sont donc souvent fonctionnellement (du point de vue
des mécanismes interprétatifs) assimilables.
- On peut d’autre part remarquer que les lois de discours ont tout à la fois pour
ambition, c’est particulièrement net dans la façon dont Ducrot aborde le
problème de la litote, d’expliquer :
en quoi tel ou tel fonctionnement discursif est « déviant » par rapport à la norme :
tout fait « rhétorique » implique une transgression du code « rhétorique »
(transgression de la loi de sincérité dans l’ironie, de la loi d’exhaustivité dans la
litote, etc.), et
comment s’engendre la valeur dérivée : d’autres lois vont alors être invoquées (la
loi de convenance par exemple) pour résorber l’anomalie premièrement posée.
Cette loi de convenance, qu’il faudrait ajouter à notre liste des lois de
discours, et qui consiste à adoucir dans certaines circonstances, pour des raisons
de politesse et de courtoisie au moins apparentes, la brutalité de ses propos, peut
donc entrer en conflit avec les lois d’exhaustivité et de sincérité163 ; possibilité
de conflit encore entre les principes d’économie et d’exhaustivité : le mécanisme
de ces règles est on le voit des plus complexes.
– C’est pourquoi leur explicitation est fort délicate, et se contente pour
l’instant de formulations grossières, approximatives et balbutiantes. Leur
existence est pourtant indéniable, ainsi que leur spécificité par rapport aux règles
proprement linguistiques. Plus directement soumises à des déterminations
d’ordre social, moral et psychologique (car on peut être d’un naturel-culturel
plus ou moins poli, plus ou moins sincère, plus ou moins laconique), ces « lois »
sont aussi beaucoup plus susceptibles d’être facilement transgressées, et leur
transgression ne produit pas les mêmes effets164, qui peut être exploitée à des
fins provocatrices (les enfreindre, c’est souvent braver l’honnêteté, et le code des
convenances) ou polémiques (car leur codage est suffisamment flou pour
permettre toutes sortes de manipulations et manœuvres, aussi bien offensives que
défensives). Pour les mêmes raisons, elles se mettent volontiers au service de
l’énonciation ludique, en lui permettant de jouer sur les marges indécises du
code langagier. Répondre « je ne suis pas pressé » à « l’alcool tue lentement »,
c’est peut-être traiter avec désinvolture une loi rhétorique, mais c’est jouer
scrupuleusement le jeu du code linguistique ; interpréter ainsi la phrase, c’est
peut-être lui faire violence, mais c’est une violence permise : c’est tricher
légalement. Les mots d’esprit de ce type transgressent les règles du jeu
dialogique, tout en exploitant fidèlement, jusqu’à leurs ultimes conséquences, les
possibilités du code linguistique ; ils relèvent donc très précisément de ce que
Gilles Deleuze appelle « l’humour165 ».
Mais on ne saurait mieux marquer ce qui sépare ces deux types de règles
qu’en considérant les formes que prend leur transgression la plus radicale, celle
qui n’est ni occasionnelle ni délibérée : celui qui ne parvient pas à maîtriser les
règles du code linguistique, on le dit aphasique ; mais celui qui ne maîtrise pas
les règles du code rhétorique, c’est un « inadapté », voire un fou – la folie n’étant
parfois que l’incapacité d’intérioriser, ou le refus d’observer, ces règles fort
subtiles qui gouvernent le fonctionnement des rituels conversationnels.
c) Récapitulons
3.6 Conclusion
Il faut être ou de mauvaise foi, ou bien ignorant des usages linguistiques, pour
prétendre que le monde et le discours « idéaux » de Ducrot sont ceux qu’il
estime conformes à son « idéal » : le terme renvoie bien évidemment, sans
impliquer aucune évaluation axiologique, au concept chomskyen de « sujet
idéal », c’est-à-dire à la notion de norme.
Nous sommes personnellement persuadée qu’aucune description linguistique
n’est, malgré qu’on en ait, concevable sans la postulation de l’existence d’une
norme : sans norme, pas de règles, donc pas de compétence ; et plus
spécifiquement, pas de tropes ni d’emplois « déviants »179 : voilà réduites à
l’impuissance les descriptions linguistiques aussi bien que rhétoriques.
Mais la notion de « sujet idéal » va plus loin que cette simple postulation : elle
admet que le modèle linguistique peut être « neutre », c’est-à-dire indifférent à la
nature particulière de l’encodeur et du décodeur ; que la compétence qu’il s’agit
pour lui de mimer, c’est celle d’un « locuteur-auditeur idéal » dans lequel se
trouvent confondus les deux rôles énonciatifs180, et au-delà, neutralisées toutes
les propriétés spécifiques des différents membres de la « communauté
linguistique » – si bien qu’ainsi conçus les termes de « compétence » et de
« sujet parlant », qui semblent réhabiliter l’énonciateur, reconduisent en fait sa
forclusion. Et c’est sans doute le même souci de « neutralité » descriptive qui
sous-tend chez Ducrot les concepts de « discours idéal » et de « prétention
illocutoire » de l’énoncé, cette prétention qui neutralisant l’opposition entre les
concepts d’intention (d’encodage) et d’effet (de décodage), vient s’inscrire
intrinsèquement dans l’énoncé indépendamment de toute prise en charge
énonciative.
Face à une telle « idéalisation théorique », que Lyons considère comme
parfaitement légitime, pourvu toutefois « qu’elle soit reconnue comme telle »
(1978, p. 71), il nous semble nécessaire de souligner une fois encore :
qu’un énoncé n’a pas de sens-en-soi : le sens n’existe que par rapport à un sujet
disposant, pour l’extraire du signifiant, de tel ou tel ensemble de compétences ;
que si l’on veut à tout prix maintenir l’hypothèse du « modèle neutre », cela ne
peut se faire qu’à la condition d’admettre que cette expression signifie,
elliptiquement, « modèle de la compétence d’un sujet artificiellement (mais
selon quels critères ?) neutralisé » ;
qu’une telle hypothèse est bien évidemment réductrice : si certaines valeurs
sémantiques ou pragmatiques semblent effectivement relever du diasystème,
d’autres sont au contraire largement variables avec la compétence du sujet
interprétant, la fréquence des malentendus et divergences interprétatives
l’attestant suffisamment ;
qu’il ne semble enfin pas exagérément optimiste de prétendre rendre compte de
certaines de ces variations et partant, de certaines de ces divergences à l’aide par
exemple de règles alternatives du type : « si S dispose en compétence de telle
information i et de telle règle r, alors il interprétera l’énoncé comme suit [...] ; si
en revanche... ».
Décrire une séquence verbale, c’est faire l’anatomie d’un rapport, c’est rendre
compte de la façon dont « les sens sont appariés aux sons » (Chomsky) ; or ils le
sont en vertu de règles intériorisées par des sujets dont les compétences
(linguistiques, mais surtout culturelles et idéologiques) varient sensiblement :
peut-être est-il enfin temps de réintroduire le sujet parlant dans la formulation de
ces règles de correspondance.
1 On peut, pour la même raison, énoncer sans contradiction : « Pierre n’a pas vieilli. »
2 Si l’on se place du point de vue non de L0, mais de L1, il est certain, comme le remarque Todorov
(1967, p. 271), que le passage du style direct au style indirect correspond à une « objectivation » de
l’énoncé de L1 (suppression des shifters, des formes « émotives », etc.). Mais cet effacement de la
subjectivité de L1 se fait au bénéfice de celle de L0, qui interprète l’énoncé en même temps qu’il
l’inscrit dans sa propre visée énonciative.
3 Rappelons que cette hétéromorphie tient essentiellement aux propriétés (que ne partagent pas les
langages iconiques, dont les possibilités mimétiques sont donc relativement plus fortes que celles du
langage verbal) de linéarité, de discrétion et d’arbitraire.
4 Deux des Exercice de style de Queneau (Gallimard, 1966) s’intitulent « Le côté subjectif », et
« Autre subjectivité ». Mais ce ne sont bien sûr pas les seuls à être marqués subjectivement...
5 Cf. la définition que propose du terme « subjectif » le Petit Robert 1967 : « Propre à un ou
plusieurs sujets déterminés (et non à tous les autres) ; qui repose sur l’affectivité du sujet. V.
individuel, personnel » ; et l’usage terminologique de B. Pottier (1967, p. 31), qui sous le nom
d’unités « relatives », extrait les déictiques de l’ensemble des expressions « subjectives ».
6 En ce qui concerne ce substantif et les autres « noms de qualité », on sait que Milner considère
qu’ils recouvrent en réalité deux unités distinctes :
- un nom référentiellement autonome (« Pierre est un imbécile ») – autonomie qui nous semble du
reste contestable ;
- un nom dont la valeur référentielle ne peut se déterminer qu’à l’intérieur d’un acte de parole
particulier, et dont le contenu évaluatif est relatif à un événement spécifié en contexte (« Cet
imbécile de Jean a cassé la tasse »).
7 Extraits de Recherches linguistiques, cités par Milner, 1973, p. 47-50.
8 Tout critique de film doit être en principe capable de dissocier les deux grilles évaluatives
suivantes : j’aime à la folie/passionnément/beaucoup/un peu/pas du tout c’est un chef-d’œuvre/un
film excellent/un bon film/un film quelconque/un navet.
9 Il arrive certes souvent que la réplique soit passionnalisée. Mais cela tient alors au contenu de
l’assertion, plutôt qu’à sa formulation. Ce que nous voulons dire, c’est que de ce point de vue, on ne
constate guère de différence entre (i) et (ii).
10 L’axe d’implicitation est en effet graduel. On peut ainsi comparer :
- « Sur l’autoroute vient de s’ouvrir un restaurant savoyard / "savoyard" / qui se prétend, soi-disant
savoyard / qui à mon avis n’a rien de savoyard »
- « Je trouve ça intéressant », qui occupe une place intermédiaire entre « c’est intéressant » :
objectivisation maximale, et « ça m’intéresse » : subjectivisation totale.
11 La « distance » dont il s’agit ici se mesure entre le sujet d’énonciation, et le contenu de l’énoncé
(et spécialement, tel ou tel des actants qui s’y trouvent inscrits). Mais par « distance » on peut aussi
entendre :
- celle qui s’instaure parfois entre L0 et la mise en forme de l’énoncé verbal (problème de tous ces
procédés métalinguistiques que G. Celati 1973 détecte par exemple chez Beckett) ;
- celle qui joue entre les différents actants de l’énoncé (ainsi les personnages d’Eugénie Grandet
dont Le Huenen et Perron 1974 analysent la façon dont ils se dénomment mutuellement, laquelle
varie selon divers paramètres psychologiques et sociaux) ;
- celle enfin qui s’instaure entre les deux actants, L et A, du procès d’allocution : c’est cette distance-
là qui se trouve impliquée dans le fonctionnement des appellatifs tels que les envisage D. Perret, et
que mesure, dans une perspective plus littéralement spatialiste, la proxémique de E.T. Hall.
12 Nous avons pris conscience de cette ambiguïté des termes objectif/subjectif en constatant qu’en
face d’un texte de Ponge (« Le papillon ») les étudiants se répartissaient en deux groupes selon qu’ils
privilégiaient telle ou telle acception de ces termes : certains déclaraient en effet « tout est objectif,
rien n’est subjectif dans ce poème » (« subjectivité » étant alors entendu au sens (i) : il ne s’agit pas
en effet d’une évocation d’états d’âme) cependant que d’autres considéraient le texte comme
entièrement subjectif (au sens (ii) : la description pongienne n’a rien à voir avec une description
entomologique).
13 Dans « Déambulation en territoire aléthique » (1978), nous avons en effet tenté de montrer que
tous les énoncés n’étaient pas candidats au même type de vérité, et que leur statut aléthique
dépendait à la fois de la nature du contenu propositionnel, et de sa mise en forme verbale.
14 Coll. « folio », 1973, p. 16.
15 D’après les commandements de Korzybski, « Pierre est un égoïste » doit toujours être remplacé
par « Pierre me paraît s’être comporté en telle circonstance comme un égoïste », et « Pierre est
petit », par « Pierre me semble être d’une taille inférieure à la norme que je me suis construite à
partir de telle expérience ».
16 1973, p. 37 et 1978 b, p. 23.
17 Michel Arrivé, qui est bien placé pour le savoir, en profite dans Les Remontrances du vieillard
idiot, Flammarion, 1977, par exemple, p. 103 : « Qu’on se souvienne que ce texte a été écrit sans
doute en 1952, à une époque où la réflexion théorique sur la lisibilité... »
18 Le Monde du 31 mai 1978, p. 18. Notons que l’effet de vérité qui fascine M. Arvenny est ici
double : d’une part, cette aventure cosmique semble se raconter elle-même ; mais si l’on rétorque
que cet effacement de L n’est qu’un leurre, alors Arvenny sort de sa manche un deuxième argument :
l’énonciateur existe bien sans doute ; mais c’est une autorité scientifique investie d’une compétence
infaillible.
19 À propos de l’ouvrage de Steven Weinberg, Les Trois Premières Minutes de l’univers (Seuil,
1978), Maurice Arvenny s’extasie : « Tout est raconté de manière si limpide, si naturelle, qu’on
oublie presque que le livre a un auteur, un des meilleurs physiciens actuels... ».
20 On peut peut-être voir ici l’explication de cette aversion (ambiguë, et mêlée de dilection) que
Barthes avoue en plusieurs lieux éprouver à l’endroit de la parole orale : c’est qu’elle est
éminemment performative, donc exhibitionniste ; sacrée peut-être, mais surtout, désacralisante.
21 Cf. Louis-Ferdinand Céline vous parle, disques Festival, FLD 149 : « Le lecteur n’est pas
supposé voir le travail... lui, c’est un passager, n’est-ce pas, le lecteur... Il a payé sa place... Il a
acheté son livre... Il a payé sa place mettons... Il ne s’occupe pas de ce qui se passe sous le pont et il
ne s’occupe pas comment on conduit le navire... Il veut jouir... Il y a une délectation... Bon... Il a son
livre et il doit se délecter... Et mon devoir à moi, c’est de le faire se délecter... Et je m’y emploie. »
22 Rappelons que ce concept, qui s’oppose à « transparence », dénote l’abondance (vs la pauvreté)
des marques énonciative (cf. Dubois, 1969, Todorov, 1970, et Recanati, 1979 a – dont la réflexion se
situe toutefois dans une perspective théorique sensiblement différente).
23 1967, p. 108 : « Si l’hystérique se donne comme manquant d’une expérience propre du monde,
l’obsessionnel vit la sienne sur un mode tellement élaboré par son imagerie propre qu’elle ne peut
directement être entendue [...] : l’objet de communication se présente comme tellement médiatisé
par le "je" qu’il est relativement incommunicable. »
24 Dans cette « histoire drôle » citée par Lubitch dans Ninochka, L1 feint de prendre pour une de
ses propriétés constitutives cette propriété perceptive de l’objet-lune :
L1 : « Y a-t-il des habitants sur la lune ?
L2 : Cinquante millions.
L1 : Et que deviennent-ils quand la lune décroît ? »
25 Pour une tentative de fonder sur les seuls critères énonciatifs une typologie des textes (qui reste
de ce fait quelque peu rudimentaire et fragile), voir Simonin-Grumbach, 1975.
26 Sur ce type de discours, voir le n° 9 (1980) de notre revue Linguistique et Sémiologie.
27 Ce deuxième terme est peut-être préférable, car il élimine clairement l’emploi désignatif des
expressions appellatives, qui ne concerne pas spécialement la problématique de l’allocution.
28 Le « tu » pouvant, comme le remarquent Lecointre et Le Galliot (1973, p. 66), venir « s’abolir
dans la non-personne (type : on me dira, certains penseront) ».
29 Dans les énoncés publicitaires du type : « Monsieur Machin nous dit : le dentifrice Un tel tonifie
les gencives... », la mystification est évidente : personne ne connaît ce Monsieur Machin (qui
vraisemblablement n’existe pas). Mais s’il n’est pas nécessaire de préciser son identité, c’est sans
doute qu’il s’agit là de quelqu’un d’important, donc crédible.
30 C’est par exemple le cas lorsqu’Émile Ajar explicite à notre intention le sens du mot « tam-
tam » (La Vie devant soi, Mercure de France, 1975, p. 208) : « Monsieur Waloumba disait que le
plus important était de faire beaucoup de tam-tam pour éloigner la mort. Les tam-tams sont de petits
tambours qu’on frappe avec les mains et ça a duré toute la nuit » – la précision superflue connotant
ici la « naïveté » du narrateur (qui se trompe sur la compétence linguistico-culturelle de A).
31 Exemple entre mille : ce titre d’un ouvrage de J.-P. Verheggen, Le Degré Zorro de l’écriture
(Bourgois, 1978).
Sur l’allusion culturelle, voir notre Connotation, p. 126-129, où l’on voit en particulier que celles
qu’exploite la publicité ne peuvent, de par la nature du destinataire, que puiser dans un fonds culturel
très pauvre, réduit aux dimensions des pages roses du dictionnaire.
32 La Vie devant soi, p. 264. Le correctif présuppose en fait, dans cet exemple, une intervention
explicite de A.
33 Voir à ce sujet l’article de Brémond, 1970, qui propose un inventaire extrêmement minutieux
des différents types d’« influences » que L peut exercer sur A, et des différentes figures de rhétorique
correspondantes (commination, imprécation, dépréciation, etc.) dont l’ensemble constitue « la
topique de l’influence ».
34 La Quinzaine littéraire, n° 218, 1er-15 oct. 1975. On pense en fait surtout à un interlocuteur
féminin grâce à la très explicite dédicace : « À Marie-José. »
35 La métaphore étant d’ailleurs plus ou moins « proche » ou « éloignée » selon le type de texte
auquel on a affaire. C’est ainsi qu’elle est particulièrement adaptée au cas du feuilleton, s’il est vrai
que « les feuilletonistes abrégeaient ou allongeaient leur écrit suivant la faveur ou la défaveur du
public », comme le signale dans La Quinzaine littéraire (n° 261, 1er-31 août 1977, p. 8) Hubert Juin,
qui conclut : « D’une façon plus ou moins précise, le lecteur collaborait avec l’auteur... ».
36 Ce qui n’implique aucunement que le rôle joué par le récepteur dans le circuit énonciatif soit
secondaire. Bien au contraire, c’est lui qui permet aux significations latentes d’accéder à l’existence
(car le sens n’existe que dans la mesure où il est perçu, recueilli, travaillé par son destinataire). La
dissymétrie dont nous parlons ici ne concerne que le problème des traces respectives, dans l’énoncé,
de l’émetteur et du récepteur. Pour marquer cette dissymétrie qui existe entre les deux rôles
énonciatifs, nous préférons recourir au néologisme « énonciataire » plutôt qu’à l’usage culiolien du
terme unique d’« énonciateur » (A. Culioli) ou même à « co-énonciateur » (D. Maingueneau).
37 L : archisymbole, représentant un locuteur quelconque. Lorsqu’un texte en comporte plusieurs,
la majuscule est affectée d’un indice.
L0 : énonciateur qui prend en charge l’énoncé global.
38 Exemples :
« J’aime les mauvais films. Ou plus exactement, j’aime les films que l’on juge mauvais... » (J.-
F. Josselin, Le Nouvel Observateur n° 620, 27 sept. 1976, p. 71).
« Quelles sont les origines immédiates du carré sémiotique ? Le binarisme de Jakobson, non
l’histoire de la logique (via Blanché). Telle pourrait être la thèse de A. Utaker... » (A. de Libéra, in
F. Nef éd., Structures élémentaires de la signification, Complexe, Bruxelles, 1976, p. 49).
« Les juifs votent traditionnellement pour le parti démocrate. Ils forment, après les Noirs, le groupe
ethnique le plus fidèle à ce parti À des moments décisifs de l’histoire des États-Unis, ils ont fait
pencher la balance du côté des réformes [...]. Ces idées reçues correspondent-elles encore à la
réalité ? » (D. Dhombres, Le Monde, 20 oct. 1976, p. 7)
39 Publicité pour le film de Louis Malle, Lacombe Lucien.
40 Cf. l’ambiguïté souvent glosée (en particulier par J. et J.-Cl. Milner, 1975, p. 128) de la phrase
« Œdipe disait que sa mère était belle. »
41 Ex. : « Maître Halimi a clos la réunion en annonçant que "Choisir" continuerait à combiner les
actions "légales et illégales". L’association continuera à défendre gratuitement les femmes » (au dire,
toujours, de Me Halimi).
42 Car cette malencontreuse relative valut récemment un procès en diffamation à son énonciateur,
qui eut beau déclarer pour sa défense qu’il avait voulu « livrer son état d’esprit à l’époque » : la
vraisemblance linguistique n’était pas de son côté.
43 Maingueneau (1976, p. 126) distingue quatre degrés dans la distance que peut prendre L0 par
rapport à la séquence rapportée :
maximale : « X alla jusqu’à prétendre que... »
moyenne : « X osa dire que... »
faible : « si l’on en croit X... »
nulle : « selon X... ».
44 Un exemple particulièrement cocasse : le slogan MLF, que Combat retranscrit pudiquement
« Les médecins b..., les femmes avortent », devient dans L’Aurore, par une transformation
euphémistique que rien ne vient en surface signaler : « Les médecins s’amusent, les femmes
avortent ».
45 Par exemple, cette phrase qui clôt un article de L’Humanité : « De mémoire d’avocat, on n’a
jamais vu comparaître d’épouses d’industriels ou de personnalités des classes dirigeantes : elles ont
les moyens de se faire "opérer" dans les pays où la législation est plus libérale que la nôtre »
transpose en réalité intégralement une phrase de Gisèle Halimi : « De ma vie d’avocate, je n’ai
jamais vu... ».
46 Tony Duvert, Quand mourut Jonathan, Minuit, 1978, p. 45 et 144.
47 Jean-Francis Held dans Le Nouvel Observateur, n° 728, 23 oct. 1978, p. 58.
48 À la seconde personne, ces prédicats verbaux se rencontrent surtout en phrase interrogative, car
il est peu naturel de répéter les propos d’une personne qui participe à la relation d’allocution.
49 Ainsi, M.-J. Borel oppose sur cette base : « Je le vois là-bas qui attend » : je le sais parce que je
le vois et que j’interprète en termes psychologiques un comportement extérieur observable vs « Je le
vois là-bas qui espère » : le prédicat aurait ici un tout autre statut – mais pourquoi n’y aurait-il pas,
inscrits dans cette matière signifiante que constituent la mimique, la physionomie, l’attitude
posturale, certains indices de l’espoir, simplement moins codés encore, moins univoques, que ceux
de l’attente ?
Cela pour dire que ces deux classes (ce que les sens attestent/n’attestent pas) constituent en réalité
des ensembles bien flous. Par exemple, une phrase telle que « Pierre est amoureux » occupe de ce
point de vue une position frontalière : il s’agit bien là d’une expérience intime, mais en même temps,
parfois, quand on est amoureux, ça se voit (« toi tu es amoureux ! »).
50 Notons qu’il existe toujours, même lorsque L0 cite explicitement L1 sans manifester aucune
adhésion aux contenus rapportés, une certaine solidarité de fait entre L0 et L1, et une responsabilité
juridique de L0 envers les propos de L1. C’est ainsi que Jacques Fauvet et le directeur de La Croix se
sont trouvés condamnés, le 28 déc. 1974, pour avoir simplement reproduit le communiqué émanant
du « Comité Justice pour Pierre Goldman », et que la rédaction du Monde a reconnu le délit en ces
termes : « Le Monde n’a évidemment pas pris à son compte le texte du communiqué de ce comité.
Sa publication a été regrettable en la forme dans la mesure où il a été rédigé en termes excessifs sous
le coup de l’émotion provoquée par le verdict. »
51 Autres exemples : le « PCF » devenant, dans certaines publications d’extrême-gauche, le « P
"C" F », et dans la presse d’extrême-droite, le « PC "F" ».
52 Le discours scolaire étant de ce point de vue très sévèrement normé, les étudiants font de ce type
de guillemets un usage pléthorique : tous les termes un tant soit peu familiers ou imagés, les
expressions trop générales, font l’objet d’un tabou stylistique, que l’on contourne à l’aide de ce
procédé distanciateur. Ce qui n’empêche pas le rapporteur d’une épreuve de concours d’entrée à
l’École de Commerce de Lyon de déplorer « l’absence de guillemets pour masquer [sic] les
familiarités du langage ».
53 Sans parler de leur ambiguïté concernant la valeur ironique ou non de la séquence guillemetée.
Étant donné que les informations attachées à une séquence « P » ironique sont en effet :
(1) L0 énonce P
(2) Ce faisant, il cite en réalité L1
(3) L0 n’est pas d’accord avec P, et veut même faire entendre non-P,
que la seule valeur explicite des guillemets, c’est (1) + (2), et que l’information ironique est
constituée par (1) + (3), on voit que les guillemets ne sont pas en eux-mêmes destinés à l’expression
exclusive de l’ironie.
54 Sur le problème de la citation, on peut consulter, outre M. Bakhtine, 1970 (1re éd., 1929) et
A. Compagnon, 1970 : Gelas, 1978, Mayenowa, 1967, Maingueneau, 1976 (qui distingue, p. 126-
127, différentes fonctions pragmatiques de la citation), F. Van Rossum, 1974 (la citation chez
M. Butor), Topia, 1976 (les procédés citationnels chez Joyce) et l’ensemble du n°
27 (« Intertextualités ») de la revue Poétique.
55 Cette exigence est relativement récente, et ne concerne pas encore, ainsi que le montrent
Delesalle et Valensi, 1971, les dictionnaires d’Ancien Régime.
56 Voir sur ce problème Rey, 1977.
Marina Yaguello remarque semblablement que dans les dictionnaires, l’idéologie sexiste investit
principalement les exemples proposés, qu’il conviendrait donc de purger sévèrement, en éliminant
tous ceux qui donnent de la femme une représentation dégradante. Déclaration qui nous laisse
perplexe : le dictionnaire doit-il répercuter les productions discursives effectives (lesquelles sont
majoritairement, on peut le supposer, misogynes), ou être un outil éducatif, qui sélectionne et
censure en vertu de certains requisits moraux ?
57 Certaines propositions ont été faites pour affiner l’opposition dichotomique de Benveniste (cf.
Simonin-Grumbach, 1975, et Starobinski, 1970, p. 259, qui admet l’existence d’« une entité mixte,
que nous pourrions dénommer "discours-histoire" »). Mais elles restent encore insuffisantes.
58 Pour dénoter un objet similaire, Jenny, 1976, utilise le terme d’« archétexte » et Genette, 1979,
celui d’« architexte ».
59 Voir sur ce type de discours Greimas, 1971, et le n° 42 (juin 1976) de Langages.
60 Cf. les trois « ego » qui d’après Foucault (1969) figurent dans tout traité de mathématiques ; et
la fréquence de ces modalisateurs de distance et d’approximation que constituent les guillemets,
fréquence telle que, d’après Stella Baruk, « on pourrait faire une analyse des manuels de
mathématiques actuels uniquement à partir de leur utilisation des guillemets ».
61 Ce n’est pas ici le lieu de tenter une définition de la « littérarité » et de la « fictionnalité ». Par
une abusive simplification nous identifions ici, pour les besoins de notre cause, les deux types de
discours.
62 Michel Butor, 1964, p. 63. Et il ne faut pas confondre non plus avec Butor, qui déclare lui-même
« ne pas se ressembler », celui que dénote le « je » des Répertoires.
63 Plus précisément, de Bouvard et Pécuchet.
64 Pseudo : tel est d’ailleurs le titre avoué d’un roman d’Émile Ajar (Mercure de France, 1977).
65 Nous évitons délibérément l’expression, trop ambiguë, de « chronologie de la narration ».
66 Les conditions normales de la projection imposent à (b) (2), dans le cas du discours filmique, de
se modeler sur (c).
67 Le procédé du flash-back fonctionne généralement au niveau de la séquence globale. Mais dans
l’exercice de style intitulé « Rétrograde », Queneau le fait jouer au niveau de la phrase, chacune
décrivant un événement antérieur à la précédente : effet cocasse garanti.
68 Il s’agit bien évidemment de (a) (1). Quant à la relation qui existe entre (d) et (a) (2), elle peut
être illustrée par cette « aporie bouffonne de Tristam » que rappelle Genette (p. 233) : « N’ayant
réussi à raconter, en une année d’écriture, que la première journée de sa vie, il constate qu’il a pris
trois cent soixante-quatre jours de retard, qu’il a donc plutôt reculé qu’avancé, et que, vivant trois
cent soixante-quatre fois plus vite qu’il n’écrit, il s’ensuit que plus il écrit plus il reste à écrire, et
que, bref, son entreprise est désespérée. »
69 Dans certains contextes seulement.
70 C’est par exemple sur la base de telles considérations que l’on peut opposer aux mémoires les
« pseudo-mémoires » comme Moi, Claude de Robert Graves, ou Le Cri de l’engoulevent dans
Manhattan désert de Kurt Vonnegut : il s’agit bien là d’un genre littéraire spécifique.
71 « Préface » à Mademoiselle de Maupin, Gallimard, « folio », 1973, p. 48.
72 Existence dont Michel Foucault montre, dans un article de 1969 en forme de réhabilitation,
qu’elle sous-tend un certain nombre de notions – la notion d’« œuvre », et de « nom d’auteur » : « la
fonction auteur est caractéristique du mode d’existence, de circulation et de fonctionnement de
certains discours à l’intérieur d’une société », et particulièrement, à l’intérieur de la nôtre, du
discours littéraire -, notions que la critique contemporaine, tout en proclamant « la disparition de
l’auteur », se refuse pourtant à saborder.
73 Ducrot remarque semblablement que deux raisons au moins viennent entraver l’entreprise de
liquidation du concept d’auteur : « D’abord parce que l’œuvre est causalement déterminée par
l’auteur » (et c’est d’ailleurs sur cette relation de contiguïté référentielle que se fonde l’usage
fréquent de la « métonymie de l’auteur »), « ensuite parce que l’auteur est parfois lui-même le thème
de l’œuvre, et participe de ce fait à son sens (dans un autoportrait, ou dans une autobiographie, par
exemple) ».
74 Le Magazine littéraire, n° 97, févr. 1975, p. 16.
75 Guespin (1976, p. 8), montre ainsi au sujet de Blum que selon qu’il se trouve en position de
simple adhérent du parti, de leader de ce parti, ou de rapporteur du groupe parlementaire, il ne s’agit
pas en réalité du même sujet discoureur : « tout se passe comme si les rôles différents d’un même
sujet d’énonciation entraînaient des processus discursifs distincts »
76 Expression éponyme d’un article de Christian Delacampagne, 1974.
77 Pour une critique du « productionnisme littéraire », et de cette « imitation galopante qui
"génère", "engendre", "dissémine" et "germinise" n’importe quoi à partir de n’importe quoi », voir
Nicole Gueunier, 1974 ; il est de fait que le terme de « production » fonctionne souvent comme une
sorte de mot de passe, servant à redorer le blason défraîchi de concepts anciens.
78 Pas tous cependant ; cf. (mais remarquons, dans les deux cas, les précautions oratoires) :
Grize, 1974, p. 186 : « ... une activité ne se distingue de la simple agitation, elle n’a de cohérence
que par l’intention qui la dirige et qui l’oriente. Aussi dirais-je que la nature d’un texte résulte et
désigne le projet du sujet discoureur. Je reconnais que l’usage du terme d’intention peut faire
problème... » ;
Le Ny, 1975, p. 9 : « ... il faut bien accepter l’idée que préexiste, non seulement au message, mais
même à l’activité d’élaboration qui l’engendre, une certaine sorte de réalité cognitive qui devra, dans
la situation d’énonciation, être analysée et mettre en route les programmes sémantiques et
syntaxiques adéquats... ».
79 II apparaît clairement dans ce passage qui compare la production des messages verbaux à celle
des objets matériels, et établit les équivalences et oppositions suivantes : langage conscient = travail
artisanal vs langage automatique = travail à la chaîne, désémantisé, où « le sens paraît évacué, où ne
subsiste donc qu’un signifiant appauvri, fait d’automatismes de gesticulation », que pour Greimas,
ce qui définit un objet verbal authentique (sémantisé), c’est qu’il est l’actualisation consciente d’un
modèle préconçu par un sujet individuel.
80 L’attitude de Ducrot est plus subtile, qui se donne pour objet de description, non l’intention de
l’énonciateur, mais la « prétention » pragmatique de l’énoncé.
81 C’est-à-dire que pour reprendre la terminologie de Recanati, il s’agit-là d’une intention
« complexe » : « l’intention de L (le locuteur) n’est pas une simple intention de communiquer à A
(l’auditeur) un contenu P, mais une intention complexe et réflexive de communiquer P à A au moyen
de la reconnaissance par A de cette intention » (1979 b, p. 95).
82 Dans le cas d’un double sens, celui-ci peut être (perçu comme) volontaire, involontaire, ou
faussement involontaire : dans la bouche de Francis Blanche, la phrase « Ah cette époque de
violence ! Même le pape qui canonise ! » tire son effet comique (faussement « naïf ») de ce que L
feint de croire, et A feint de croire que L croit, que « canoniser » signifie « tirer au canon » – donc
d’un décalage entre une symétrie interprétative réelle, et une dissymétrie simulée.
83 En l’un de ses sens, la glossolalie se définit en effet comme la production de séquences que L
considère comme appartenant à une langue connue, alors que le plus souvent « ces prétendues
langues n’ont rien à voir avec les idiomes dont elles se réclament mais qu’elles sont, en revanche, le
produit "déformé" des langues connues par la même personne en son état normal » (Todorov, 1977,
p. 323).
84 La « rebuffade » est en effet, d’après Blum et al. (1973, p. 229) une absence de réponse perçue
comme significative, c’est-à-dire « motivée ».
85 Il arrive souvent (Almansi, 1978, p. 421-423, en fournit quelques exemples) que A soit
incapable de s’assurer jamais de ce que L veut véritablement faire entendre, et si son comportement
discursif doit être interprété comme ironique ou non : le texte demeure définitivement ambigu. Mais
cette incertitude interprétative n’infirme en rien ce qui vient d’être dit : ne pouvant clarifier
l’intention signifiante de L, A s’en tire le plus souvent en attribuant à L une duplicité perverse et
délibérée.
86 Cette affirmation fait pendant à cette autre, de Flahault (1979, p. 77) : « parler, c’est anticiper le
calcul interprétatif de l’interlocuteur » – c’est-à-dire qu’à l’encodage, L fait par anticipation certaines
hypothèses sur le travail de décodage de A, lequel fait lui-même au décodage certaines hypothèses
concernant le travail d’encodage de L...
87 « Signifier quelque chose, dit Grice, c’est le signifier au moment de la reconnaissance (par le
récepteur) de l’intention qu’on a de le signifier ; et avoir l’intention de le signifier, c’est avoir
l’intention de le signifier au moyen de la reconnaissance de cette intention ».
88 L’expression qu’utilise Eco 1972 de « décodage aberrant » (lequel se produit, p. 166, lorsque A
« se reporte à des codes privés, à des champs sémantiques d’un autre type » que ceux auxquels se
réfère L) semble également suggérer que les interprétations déviantes par rapport au projet
sémantique originel ont quelque chose de monstrueux, et qu’elles n’ont rien à voir avec la
signification « réelle » du texte.
89 Ces citations sont de Ricardou, 1968, p. 377 et 379.
90 Valéry déclare déjà qu’« il n’y a pas de vrai sens dans un texte. Pas d’autorité de l’auteur. Quoi
qu’il ait voulu dire, il a écrit ce qu’il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont
chacun peut se servir à sa guise – et selon ses moyens ; il n’est pas sûr que le constructeur en use
mieux qu’un autre ».
91 Quand je tombe par exemple, dans La Vénus internationale de Mac Orlan, sur cette phrase :
« La bûche crépitait dans la cheminée et Gohelle la tisonnait avec un ringard », elle ne peut
s’empêcher de solliciter en moi l’émergence du sens contemporain du mot « ringard » – mais celui-
ci reste en position totalement excentrique : je ne saurais « sérieusement » l’intégrer aux contenus
dénotés, ni même connotés (cela dit, il arrive souvent que des valeurs manifestement ajoutées
puissent plus aisément s’intégrer à l’une des isotopies textuelles).
92 Ce problème est au centre de la réflexion d’U. Eco in L’Œuvre ouverte (1965, « Points ») et
Lector in Fabula (1985, « Le Livre de poche »).
93 Sur le modèle de l’« idiolecte », du « dialecte » et du « sociolecte », on pourrait proposer le
néologisme d’« idéolecte » pour désigner la compétence propre à un ensemble d’individus
appartenant à une même communauté idéologique.
94 « Racine n’est pas le seul, unique et véritable auteur des tragédies raciniennes, mais [...] celles-ci
sont nées à l’intérieur d’un développement d’un ensemble structuré de catégories mentales qui était
œuvre collective, ce qui m’a amené à trouver comme "auteur" de ces tragédies, en dernière instance,
la noblesse de robe, le groupe janséniste, et, à l’intérieur de celui-ci, Racine en tant qu’individu
particulièrement important. » Quant aux Provinciales et aux Pensées, elles ont été produites par
« deux auteurs différents qui ont un secteur partiel commun : l’individu Pascal et peut-être quelques
autres jansénistes qui ont suivi la même évolution » (intervention au colloque dirigé par M. Foucault,
1969).
95 Ces formulations sont de Maingueneau, 1976, p. 83 et 84.
96 On peut aussi penser aux problématiques apparentées de M. Foucault et M. de Certeau (dont le
travail sur le discours historiographique consiste essentiellement à le traiter comme une pratique
discursive émanant d’un lieu institutionnel déterminé, et répondant à une fonction idéologique
précise).
97 Il importe à cet égard de distinguer :
(1) le dialogisme « interne » à un discours produit par un seul et même locuteur/scripteur, discours
monologal donc, mais dialogique (ou polyphonique) en ce qu’il orchestre en son sein plusieurs voix
énonciatives – sur cette approche que l’on peut dire « bakhtinienne » de la polyphonie, voir Ducrot
1983 et 1984 (chap. VIII), Roulet et al. 1985, Authier-Revuz 1995, ainsi que Langages 73, mars
1974 (« Les Plans d’énonciation ») ;
(2) l’activité dialogale proprement dite, c’est-à-dire l’échange de propos qui s’effectue entre
différents interlocuteurs (personnes physiques). L’étude des conversations et autres formes
d’interactions verbales, qui se caractérisent avant tout par le fait qu’il s’agit de discours construits
collectivement, a connu, à partir des années 80, un développement considérable : nous ne pouvons
sur ce point que renvoyer à notre ouvrage de synthèse intitulé Les Interactions verbales (trois
volumes).
98 Entretien avec Emmanuel Jacquart, Critique, n° 348, mai 1976, p. 466.
99 Voir Grice 1979 ; et pour des commentaires et critiques : les articles de Flahault, Récanati,
Wilson et Sperber dans ce même numéro 30 de Communications ; ainsi que : Leech 1983, p. 84 sq.,
Kerbrat-Orecchioni 1986, p. 195 sq., Searle 1992, p. 11 sq.
100 Pour prendre la mesure de cette hétérogénéité, il suffit de parcourir le n° 42 (mai 1979) de
Langue française, qui s’intitule précisément (si l’on peut dire) « La Pragmatique » – numéro fort
intéressant au demeurant.
101 Nous tâcherons plus loin de préciser la nature de cette contiguïté. Disons pour l’instant que
cette polysémie du terme « pragmatique » est bien gênante, et qu’elle aboutit parfois à des
désignations opposées : ainsi les valeurs temporelles de « maintenant » sont de nature pragmatique
(au sens (1)) pour H. Brekle, mais non-pragmatique (« sémantique ») pour F. Nef, qui utilisant le
terme au sens (2), le réserve pour les valeurs argumentatives de ce même adverbe.
102 Pour Brekle (1974, p. 33), l’ensemble des déictiques (cf. aussi la « pragmatique indexicale » de
Bar-Hillel), et les « adverbes modaux » du type « (mal)heureusement », « de toute évidence », etc.
sont ainsi à intégrer à la composante pragmatique.
Pour cette acception du terme de « pragmatique », voir aussi Chabrol, p. 23, et Van Dijk, p. 18, in
Chabrol (éd.), 1973.
103 « Actes de langage », « de parole », ou « de langue » ? Sur les problèmes que pose la
traduction de l’expression searlienne speech act, voir Ducrot, 1972 b, p. 7.
104 Cf. 1972, p. 112-113 (p. 113 : « Il faut donc se garder de supposer [...] que les différents verbes
illocutionnaires déterminent des points appartenant à un seul continuum »).
105 Entre autres dans : Benveniste 1966 (chap. XXII) ; Austin 1970 ; Vendler 1970 ; Searle 1972 ;
Ducrot 1972a, 1972b, 1977b ; Cole et Morgan (éds) 1975 ; Gazdar 1976 ; Lakoff 1976 ; Van Dijk
1977 ; Coulthard 1977 ; Récanati 1979a ; Bach et Harnish 1979 ; Verschueren 1980 ; Edmondson
1981 ; Leech 1983 ; Searle et Vanderveken 1985 ; Wierzbicka 1987, 1991 ; Vanderveken 1988 ; ainsi
que dans les numéros spéciaux de Journal of Pragmatics 3-5, 1979 (« Speech acts ») et 8-1,
1984 (« Speech acts after Speech acts theory »).
106 Ce terme étant pris dans son acception la plus large. Mais on peut préférer opposer
terminologiquement à la « grammaticalité » (syntaxique) et à l’« acceptabilité » (sémantique),
l’« appropriativité » (pragmatique).
107 Voir sur cette notion Recanati, 1979, p. 197-200, ainsi que les travaux de Bateson et de
Watzlawick.
108 Cette idée que l’assertion n’est qu’un cas particulier d’acte illocutoire se trouve déjà formulée
par Austin (onzième conférence) et Searle. Mais Attal va plus loin que Searle sur ce point, en
montrant qu’une assertion n’a pas seulement pour but « de faire savoir à l’auditeur que [le locuteur]
croit que p est vrai », mais que ce faisant elle vise à « influer sur sa façon de voir », et à « l’obliger à
tenir compte » des contenus assertés.
109 Pour une présentation de ce concept et une étude du fonctionnement de quelques indicateurs
argumentatifs (tels que « mais », « même », « aussi », « presque », « à peine »), voir Ducrot (1973 c
et 1978), Anscombre (1975), Anscombre et Ducrot (1976) et Fauconnier (1976).
110 Ex. p. 93 : « Un prétendant fait, en compagnie du marieur, la première visite à sa fiancée
éventuelle ; en attendant la famille au salon, ce dernier fait admirer au jeune homme une vitrine qui
renferme une fort belle argenterie : "Voyez, lui dit-il, quelle fortune dénote cette argenterie" – "Mais,
dit le jeune homme sceptique, ces objets de prix n’auraient-ils pas été empruntés pour la
circonstance afin de nous jeter de la poudre aux yeux ?" – "Quelle idée ! reprend le marieur avec
dédain, qui prêterait à ces gens quoi que ce soit !" ».
111 Le « présupposé idéologique » ne constituant qu’un cas particulier de présupposé, ou tout au
moins d’implicite discursif ; et le « présupposé idéologique para-doxal », qu’un cas particulier et
déviant de « présupposé idéologique » : un énoncé présuppose en effet généralement que son
soubassement idéologique fait plus ou moins l’objet d’un consensus entre les membres de la
communauté linguistique, ou entre du moins les partenaires de l’échange verbal, c’est-à-dire s’inscrit
dans une certaine « doxa ». En d’autres termes (ceux de Perelman), tout énoncé s’enracine dans un
certain nombre de « lieux » ou topoi – celui qui se trouve ici impliqué étant (cf. Traité de
l’argumentation, 1976, p. 126) le « lieu de l’existant ».
112 Dire, p. 95-96 où se trouvent disséminées des expressions telles que « manœuvres
stylistiques », « ficelle », « habileté », « roublardise », « tactique », filant l’isotopie de la ruse
discursive.
113 Il n’est pas toujours commode d’expliquer l’émergence de ce présupposé. La phrase « Pierre
n’est-il pas allé en Afrique ? » (vs « Pierre n’est pas allé en Afrique ? ») suggère, de par sa structure
même, une réponse affirmative. Mais il est plus difficile d’expliquer pourquoi la phrase « Les
demandes de Monsieur Jourdain sont-elles toutes deux absurdes ? » (Le Bourgeois gentilhomme,
classiques Larousse, 1965, p. 48, n. 21) appelle une réponse négative : sans doute cela tient-il à la
présence de la précision « toutes deux », que prend en charge la loi d’informativité.
114 « Sur la formule "Je t’aime" », Critique, n° 348, mai 1976, p. 523-524.
115 Et cela, apparemment dans la plupart des langues, ainsi que l’ont démontré Blum-Kulka,
House et Kasper (éds) 1989.
116 Le Nouvel Observateur, n° 741, 22 janv. 1979, p. 70.
117 C’est ce que démontrent les théories contemporaines de la politesse linguistique telles qu’elles
ont été élaborées entre autres par Brown et Levinson, et qu’elles sont présentées en détail dans le t. Il
de nos Interactions verbales.
118 C’est ainsi que dans le dialogue suivant (entendu lors d’une conférence sur la grammaire
transformationnelle) :
L1. « L’élément effacé par transformation doit être récupérable.
L2. – Vous pourriez donner un exemple ?
L1. – Ben si... »
L1 se comporte dans une situation analogue à l’inverse de Barthes : le « si » répond à une dénégation
implicite supposée connotée par l’intervention interrogative.
119 Sauf dans le cas du « trope illocutoire », envisagé dans les lignes qui suivent.
120 Cette notion est reprise et développée in Kerbrat-Orecchioni 1986 (p. 77-91 et 107-115), dans
le cadre d’une « théorie standard étendue » du trope.
121 Lors d’une conférence sur la peinture, qui paraphrasait copieusement cette formule du
Programme commun... : « La culture n’est ni une marchandise ni un luxe » (p. 92), formule dans
laquelle la modalité constative recouvre en réalité bien évidemment une modalité optative, l’orateur,
pris au piège de son trope, s’est vu objecter par une brave dame que la peinture, c’était bel et bien
une marchandise, et même un produit de luxe, il n’y avait qu’à voir ce que coûtaient les tableaux,
une fortune...
122 Un étudiant s’est ainsi vu condamner d’incitation au vol pour avoir déclaré lors d’une
réjouissance collective : « il y a des boissons dans cet endroit », déclaration aussitôt interprétée par
ses compagnons comme une invitation, suivie d’effet, au pillage. Et son avocat d’arguer : « ce n’est
pas parce que je dis qu’il y a de l’argent dans les banques que j’incite à le voler » : tout le problème
est effectivement là.
123 Cf. par exemple Gordon et Lakoff, 1973 ; Clark et Lucy, 1973 ; Anscombre, 1977.
124 Le « modus » explicitant chez Bally, dont la problématique est plus « énonciative »
qu’« illocutoire », l’attitude propositionnelle de l’énonciateur, plutôt que la valeur illocutoire de
l’énoncé.
125 Qui s’opposent sur ce point aux tenants du « modèle standard », dont le traitement
transformationnel des phrases jussives et interrogatives les apparenterait plutôt aux « néo-
positivistes ».
126 Ces deux composantes peuvent être, selon les usages du terme et les conceptions du
phénomène, diversement hiérarchisées (cf. C. Kerbrat-Orecchioni, 1976 et 1980).
127 Cf. sur ce point Ducrot, 1977 : il tente d’y montrer en quoi sa deuxième conception est « plus
puissante » que la première.
128 Ducrot reconnaît d’ailleurs (p. 99) que « cet acte, à la différence des autres, est impossible à
isoler de l’énoncé, mais s’incorpore à sa structure interne ».
129 Affirmation plus loin (p. 183-184) nuancée : on constate en fait de nombreux cas
d’enchaînement sur les présupposés, mais dans des discours qui peuvent être tenus pour
« anormaux ».
130 Nous avons dit des axiologiques qu’ils pouvaient relever de la composante pragmatique dans la
mesure où ils permettaient de disqualifier un objet. Mais après tout, pourquoi le simple fait de
« décrire » ne constituerait-il pas, déjà, un « acte » ?
131 C’est-à-dire que Ducrot (1979) et Sperber (1979) ne conçoivent pas de la même manière
l’opposition :
132 Ducrot déclare d’ailleurs lui-même (1977 a, p. 191 et 192) : « la valeur illocutoire semble ici
surgir de l’énonciation sans être marquée dans l’énoncé » ; « tout ceci devient inutile si on admet que
l’énonciation peut créer des présuppositions ».
133 C’est aussi, bien sûr, l’actualisation particulière (dans un acte de parole particulier) de
certaines des virtualités du code ; de même que l’on peut appeler « perlocutoire » l’effet réellement
obtenu (dans un acte de parole particulier) par les prétentions illocutoires de l’énoncé. Mais ce n’est
pas de ces acceptions là qu’il est ici question.
134 Représentée surtout actuellement par Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, cf. le sous-titre de
leur ouvrage paru en 1970 : Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique.
135 « L’homme éloquent doit surtout faire preuve de la sagacité qui lui permettra de s’adapter aux
circonstances et aux personnes. Je pense en effet qu’il ne faut parler ni toujours, ni devant tous, ni
contre tous, ni pour tous, ni à tous de la même façon. Celui-là sera donc éloquent, qui sera capable
d’adapter son langage à ce qui conviendra dans chaque cas » (Cicéron, L’Orateur cité par Todorov,
1977, p. 60).
136 Voir 1972 a, p. 137 et 199-205 ; et Anscombre et Ducrot, 1976, p. 11-12.
137 Cf. aussi le fait qu’expliciter par un performatif la valeur illocutoire d’un énoncé, c’est rendre
manifeste son dispositif énonciatif (c’est-à-dire spécifier les actants et le temps de l’énonciation).
138 Mais qui en tout état de cause exclut, malgré ce que semble dire Ducrot, les faits intonatifs et le
cotexte transphrastique.
139 En cas de « situation non partagée », il convient bien entendu de distinguer celle de l’émetteur
et celle du récepteur (nous avons vu que dans le cas des déictiques, c’est en général la situation
d’encodage qui commande leur emploi).
140 Voir sur les relations dialectiques entre texte et contexte : Auer et di Luzio (éds) 1992, Duranti
et Goodwin (éds) 1992, Grunig 1995, Charolles 1996, Kerbrat-Orecchioni 1996b.
141 C’est pourquoi la solution consistant à expliciter, sous forme de propositions formellement
analogues à celles qui sont censées représenter les contenus énoncifs, les informations
situationnelles, nous paraît – à moins de marquer clairement la spécificité de leur statut –
dangereuse, et bien insoucieuse du fonctionnement réel de la communication.
142 Pour désigner ces schémas d’action prototypiques qui guident les opérations d’encodage et de
décodage, les cognitivistes parlent de « script » (Schank et Abelson 1977).
Voir aussi les travaux sur les anaphores associatives signalés précédemment (cf. note 1, p. 43) ; et sur
les relations entre compétence linguistique et encyclopédique : Chaffrin 1979 et différents articles in
Journal of Pragmatics 9-1, 1985 (numéro spécial consacré à la notion de « shared knowledge »).
143 Et même intraphrastiques : dans cette phrase de G. Perec (Le Pourrissement des sociétés,
10/18, UGE, 1975, p. 56) : « ... une église [...] qui est dédiée à un aumônier de Clotaire II qui fut
évêque de Bourges de 624 à 644... », seule une information historique (Clotaire, c’est le nom d’un
roi et non d’un évêque) nous permet, en l’absence de toute ponctuation, de déterminer le véritable
antécédent du dernier relatif.
144 C’est pourtant ce qu’un jour tenta le héros d’une nouvelle de Peter Bichsel :
« Ensuite il rassembla tout ce qu’il savait, et il savait les mêmes choses que nous.
Il savait qu’il faut se laver les dents.
Il savait que les taureaux se précipitent sur les chiffons rouges, et qu’en Espagne il y a des toreros.
Il savait que la lune tourne autour de la terre et que la lune n’a pas de visage, que ce ne sont pas des
yeux et des nez mais des cratères et des montagnes [...].
Il s’avait que son chapeau était en poils agglutinés et que les poils viennent des chameaux, qu’il y en
a à une bosse et à deux bosses, que ceux à une bosse on les appelle dromadaires, qu’il y a des
chameaux au Sahara, et au Sahara du sable.
Cela il le savait... » (« Die Erde ist rund », in Kindergeschichten, Luchterhand, 1969, p. 5-6).
145 Qui lorsqu’elle s’applique à des actes autres que l’assertion (interrogation, promesse) doit être
formulée de façon légèrement différente : cf. Attal, 1976, p. 3.
146 Cf. aussi cet échange entendu sur les ondes :
« Il est pour le moment dix heures à France-Culture.
- Ah bon parce que ça ne va pas durer ? » (une autre réplique ironique étant également concevable,
du type :
- Et à France-Inter ?).
147 Moralité qui clôt le poème de Hugo « Bon conseil aux amants ».
148 Cf. ce truisme auquel on a parfois droit lorsque l’on essaye une paire de chaussures : « après
tout, c’est vous qui êtes dedans » (donc qui êtes seule en mesure d’évaluer si elles vous vont ou non).
149 Cf. Lyons, 1978, p. 35 : « Il n’est pas paradoxal de suggérer qu’un énoncé non informatif
puisse être produit pour que le récepteur en déduise quelque chose qui n’est pas dit et qui, dans le
contexte, n’a pas besoin d’être dit. »
150 Eco dirait que la « cote d’information » de la phrase n’est pas dans les deux cas la même.
151 Elles seraient donc même plutôt inversement proportionnelles – voir sur cette question la
« théorie de la pertinence » développée par Sperber et Wilson (1979, 1989).
152 Exemple d’application de la règle de pertinence argumentative et situationnelle à un énoncé
totalement non informatif : lors d’un cours où je présente la très célèbre analyse, effectuée par
Pottier, du champ sémantique des « sièges », je me prends soudain les pieds dans ceux de ma
chaise ; et pour justifier mon trébuchement, j’énonce : « Les chaises ont des pieds ».
153 Ducrot, ibid, p. 134.
154 C’est en revanche la loi d’informativité qui permet d’expliquer que voulant tourner, je renonce
à mettre mon clignotant dès lors que je constate que c’est la seule possibilité circulatoire.
155 Voir Parret, 1975, p. 11 sq.
156 Pour reprendre l’exemple donné par Gordon et Lakoff, p. 40.
157 Almansi, 1978, p. 418 : « L’homme est avant tout un animal mendax. »
158 L’application de cette règle se trouve dans de nombreuses circonstances suspendue : ainsi dans
les cours d’apprentissage d’une langue étrangère où il s’agit de manipuler des structures sans se
soucier de leur appropriation. Or on y constate souvent une manifeste résistance au mensonge : les
élèves ont peine à énoncer ce qu’ils estiment être des contre-vérités, même anodines.
159 La flatterie peut être considérée comme un cas particulier de mensonge, qui vise à valoriser
insincèrement l’allocutaire. Cf. ce dialogue, dans La Folie des grandeurs de Gérard Oury, entre le
courtisan (Yves Montand) et son maître (Louis de Funès) :
L1 : « Flatte-moi !
L2. – Vous régnez sur le plus grand État du monde...
L1 . – Mais c’est pas de la flatterie ça, c’est vrai !
L2. – Vous êtes beau.
L1 (se regardant dans la glace). – Tu en es sûr ?
L2. – Monseigneur, je flatte ! »
160 Cf. Vittorio Gassman répétant à l’envi (dans « Les grands portraits », TF1, lundi 5 mars 1979) :
« Vous savez je suis très intelligent, j’ai une culture très vaste... » – mais avec chaque fois un sourire
entendu : prendre les devants en riant, c’est désamorcer le rire de l’autre.
Sur cette « loi de modestie », voir les Interactions verbales, t. Il, p. 186-188 et 230-231.
161 Et qui s’apparente à la « maxime de modalité » de Grice.
162 La publicité exploite massivement ce réflexe interprétatif : présentant ses messages sous la
forme « si vous achetez le produit p, vous obtiendrez le résultat r », elle espère qu’ils seront
interprétés comme : « si vous voulez obtenir le résultat r, il faut nécessairement que vous achetiez le
produit p » (voir sur ce problème, L’Implicite, p. 181 -182).
163 Le volume II des Interactions verbales est entièrement consacré à montrer l’existence et les
effets de ce principe de « ménagement » de l’interlocuteur (sur la question en particulier des conflits
qui peuvent survenir entre politesse, sincérité et autres lois de discours, voir p. 250-253 et 270 sq).
164 Comparer par exemple ces deux « fautes de langue » :
« Moi et toi partirons demain » (inconvenance rhétorique)
« Toi et moi partirez demain » (faute syntaxique).
165 Qui consiste en effet, non comme l’ironie à renverser la loi, mais à la tourner « par un
approfondissement de ses conséquences » (Présentation de Sacher Masoch, UGE, 10/18, 1969,
p. 86) – l’excès de zèle et le raisonnement par l’absurde constituant deux exemples caractéristiques
du comportement humoristique.
166 Nous ne pouvons à ce sujet que renvoyer à notre ouvrage de 1986, intitulé L’Implicite.
167 Eco, 1972, p. 116-117 : « On doit présumer qu’appartiennent au code, comme compétence du
locuteur, certaines règles circonstancielles de ce genre : "Lorsque le signifiant S1 se trouve dans la
circonstance Y, il faut le lire selon le parcours a1, ß2, Y1, d4, et non pas selon le parcours a2, Y4,
d3" ». Ainsi, « si quelqu’un prononce/ « je m’en vais » / « sur son lit de mort [...], le destinataire peut
être en possession de certaines règles qui lui permettront de savoir qu’en cette circonstance,
l’expression prend ce sens ».
168 La proposition la plus fouillée et la plus intéressante en cette matière nous semble être celle de
Sperber (1975), qui parvient, à l’aide d’un certain nombre de concepts de base (savoir partagé
mobilisé, pertinence large et étroite, informativité) et de règles interprétatives s’appliquant par étapes
et de façon cyclique (la procédure est donc plus complexe et subtile, donc plus adéquate, que celle
que proposent les « modèles en deux temps »), à rendre compte de la façon dont s’effectue ce calcul
interprétatif, dont s’engendrent les sous-entendus et les interprétations figurales, et dont aboutit en
une « représentation conceptuelle » plus ou moins cohérente et satisfaisante l’élucidation progressive
de la structure signifiante.
169 Pour Barthes (1971, p. 17), toute parole est violence ; et il se prend à rêver d’un langage
paisible, d’un échange pacifique, d’une parole « dépolémisée » – c’est-à-dire, dépragmatisée.
170 Voir sur ce point le fort intéressant article de Paris et Castelfranchi (1976) qui considèrent le
discours comme une hiérarchie de « goals » (de buts illocutoires), et fondent son homogénéité sur
l’existence d’une valeur pragmatique globale subsumant les valeurs primaires et dérivées qui
s’attachent aux diverses phrases le constituant.
171 Pour des modèles textuels (au demeurant fort différents les uns des autres) accordant une large
place aux considérations pragmatiques, voir par exemple ceux de Schmidt, Van Dijk, Petôfi,
Halliday, etc. ; cf. aussi cette déclaration de Parret (1996, p. 91) : « Il est presque certain que la
macro-sémantique qu’est la "grammaire textuelle" sera pragmatique ou ne sera pas ».
172 D’après Van Dijk (1973 b, p. 90), la théorie pragmatique « constitue pour ainsi dire un pont
vers les théories psychologiques et sociologiques de la performance ».
173 Et en particulier, de la présence/absence de tel ou tel des objets dont on parle :
« Un peu de vin ? demanda le lièvre de Mars d’un ton aimable.
Alice examina ce qu’il y avait sur la table, mais elle ne vit que du thé :
- Je ne vois pas de vin, fit-elle observer.
- Il n’y en a pas, dit le lièvre de Mars.
- Alors ce n’est pas très poli de m’en offrir, dit Alice avec indignation.
- Ce n’est pas très poli non plus de vous asseoir à notre table sans y avoir été invitée, dit le lièvre de
Mars » (Alice au pays des merveilles, trad. André Bay, Marabout, Verviers, 1963, p. 86).
174 Dans le film burlesque Monthy Python, on voit soudain apparaître parmi les nuées la figure
divine, qui dévoile à Arthur ses projets le concernant le roi commente : « C’est une bonne idée » – et
la phrase produit, par son incongruité illocutoire, un irrésistible effet comique.
175 Austin y consacre dans Quand dire... ses quatre premières conférences, et Searle (1972) les
pages 98 à 114.
176 Cité par B. Cerquiglini dans La Quinzaine littéraire, n° 279, 15-31 mai 1978, p. 17.
177 1978 b, p. 31 : « La linguistique m’a paru, alors, travailler sur un immense leurre, sur un objet
qu’elle rendait abusivement propre et pur, en s’essuyant les doigts à l’écheveau du discours, comme
Trimalcion aux cheveux de ses esclaves. »
178 La linguistique textuelle le sait bien, qui est obligée pour le décrire de postuler la clôture
(empiriquement contestable) de son objet.
179 C’est à propos des enchaînements « anormaux » (bien que fréquemment attestés) sur les
présupposés que Ducrot, 1977, revient (p. 184) sur cette notion de « discours idéal ».
180 Le « collage verbal » que constitue l’expression de « locuteur-auditeur » explicite clairement le
parti pris théorique.
Conclusion générale
Les numéros de page apparaissant dans les index correspondent à ceux de
l’édition papier.
Actants (de l’énoncé/de l’énonciation) : 14, 41, 68, 72, 78, 113, 118, 121, 131,
140, 148, 174, 175, 190, 191, 224, 241.
Actes de langage (voir aussi illocutoire, pragmatique) : 14, 205, 206, 207,
217, 219, 223, 224, 227, 239.
Actualisation : 49, 50, 221, 222.
Adverbes : 132-134 ;
- de lieu : 50, 64, 67, 72 ;
- de temps : 51, 52, 53-54, 64, 70-72 ;
- modalisateurs : 133.
Affectif (émotif) : 29, 77, 79, 80, 81, 94-96, 114-116, 132, 133, 134, 140, 142,
153, 165, 166, 167, 174, 178.
« Aller »/« Venir » : 42, 57-61, 65, 66, 69, 72, 76.
Allocutaire (A, destinataire, énonciataire, récepteur) : 13-25, 26-29, 31, 39,
45, 47, 57-60, 68, 72, 78, 150, 174-175, 176-179, 189, 190, 195, 199-201, 207,
224, 227, 228, 231, 235, 238, 240, 242.
Allocution : 23, 25, 26, 27, 28, 41, 46, 47, 65, 78, 176, 177, 204.
Anaphore, anaphorique (voir aussi représentants) : 9, 43-45, 65, 68, 74, 75,
225, 229.
Appellatifs (vocatifs) : 27, 61, 89, 176, 226.
Argumentation, argumentatif : 80, 88, 92-94, 106, 112, 136, 141-143, 146,
149, 156, 189, 206, 207, 208-210, 216, 220, 221, 227, 231-233, 240.
Axiologiques : 80, 81, 82-94, 95, 96, 101-106, 110, 113, 114, 117, 118-122,
124, 129-133, 135, 145, 146, 159, 165-167, 188, 207, 219.
Cadre énonciatif (CE) : 34, 35, 64, 66, 79, 205, 221, 223, 224, 240.
Citation (voir aussi discours rapporté) : 129, 136, 164, 179-186, 188, 190.
Code (voir aussi langue) : 8, 1 1, 13, 14, 15-19 , 24, 29, 126, 197, 202, 222,
237, 246.
Communication : 8, 10, 12, 13-32, 39, 175, 199, 204, 205, 226, 234, 239.
Compétence : 8, 12, 14, 18-22, 24, 25, 30, 32, 40, 74, 150, 171, 201, 207, 222,
228-231, 237, 242 ;
- culturelle (encyclopédique) : 20, 24, 30, 31, 99, 104, 106, 158, 164, 166,
171, 178, 228-231, 236, 243 ;
- idéologique : 10, 20, 21, 22, 23, 31, 85, 102, 106, 119, 146, 166, 171, 197,
203, 228-231, 243 ;
- rhétorique : 230-237 ;
- communicationnelle : 204, 243 ;
- métacompétence : 30.
Connotation : 10-11, 79, 83-92, 102-105, 119-122, 134, 163, 184, 214, 216,
226.
Contexte (voir aussi situation) : 8, 10-12, 13, 20, 23, 30-32, 34-35, 40-41, 44,
67-69, 77, 78, 85, 103, 106, 119, 120, 138, 165-167, 205, 221-225, 226-228,
241.
Cotexte : 40, 48, 55, 56, 57, 88, 95, 122, 131, 222, 225, 227, 235 ;
référence cotextuelle (termes relationnels) : 40-45, 46, 49-53, 61, 63-64, 72.
Décodage (voir aussi interprétation) : 18, 21-22, 24-26, 32, 40-41, 68, 78, 93,
192, 199-201, 209-210, 214-216, 222, 225, 228, 235, 237-238, 242.
Déictiques (embrayeurs shifters, expressions indicielles) : 20, 35, 39-79, 80,
100, 147-148, 165-167, 169-171, 191.
Démonstratifs : 44, 49-51, 54, 68.
« Devant »/ « Derrière » : 55-57, 68, 76.
Dialecte : 9, 17, 85, 203.
Dialogue (voir aussi interaction) : 27, 28, 29, 60, 191, 204-205, 213, 214, 215,
224, 225, 231, 237.
Diasystème : 9, 17, 85, 203.
Discours (voir aussi énoncé) : 11, 23, 24, 30, 31, 32, 33, 49, 63, 80, 83, 88, 93,
95, 164, 165, 173, 188, 190, 196, 198 ;
- rapporté (voir aussi citation) : 25, 42, 52, 64-67, 107, 131, 132, 135, 164,
179-186, 188, 190 ;
- idéal : 240, 242 ;
- lois de – (maximes conventionnelles) : 204, 230-237, 239, 240.
Distances : 29, 36, 73, 173, 186, 191, 193.
Écrit (discours) : 67, 76.
Emetteur (voir aussi locuteur).
Énallages : 23, 69-75, 77 ;
- temporelles : 69, 70 ;
- spatiales : 71 ;
- personnelles : 70-75 ;
- aspectuelles (le pseudo-itératif) : 73, 194.
Encodage (voir aussi production) : 19, 20, 21, 22, 24-26, 27, 32, 34, 40, 41,
68, 78, 93, 191, 195, 200, 201, 202, 209, 226, 235, 242.
Énoncé (voir aussi discours, texte) : 33-34, 35, 86, 149, 168-172, 220, 222,
226, 242, 246.
Énonciatème : 35-36, 159, 189.
Évaluation, évaluatifs : 36, 78, 79-83, 95, 96-134, 135, 142, 146, 155, 164,
165-166, 167, 171, 175, 188 ;
- évaluation axiologique : voir aussi axiologique ;
- évaluation modalisatrice : voir aussi modalisateurs.
Exhausivité, loi d’exhausivité : 137-139, 148-150, 148-150, 172, 204, 233-
234, 235, 236, 237.
Extralinguistique : 8, 10, 11, 32, 40, 49, 62, 73, 161, 182, 189, 195, 209, 240,
241.
Formation discursive : 202-203.
Genre (discursif, voir aussi typologie) : 20, 31, 174, 189-190.
Idéolecte : 87, 203.
Idiolecte, idiolectal : 9, 16, 17, 18, 19, 21, 85, 103, 156, 178.
Illocutoire, illocutionnaire (voir aussi actes de langage, pragmatique) : 10,
14, 88, 89, 91, 178, 205-226, 239, 240, 242.
Immanence : 8, 10, 11, 12, 240-241.
Implicite (discursif, subjectivité implicite) : 10, 91, 139, 167-170, 172, 177,
181, 182, 183, 190, 191, 216, 228, 230.
Information, informationnel : 10-12, 14, 42, 62, 97, 105, 135-138, 149, 152,
177, 178, 205, 206, 217, 225, 226, 227-228, 230-234, 236, 238 ;
- informations préalables : 85, 138, 228, 230 ;
- loi d’informativité : 80, 129, 151, 158, 164, 204, 230-231, 236.
Injure : 88-93, 130, 207, 219.
Intentionalité : 17, 198, 199-202, 207, 208, 209, 230, 239, 242.
Interaction (voir aussi dialogue) : 29, 88, 204, 205.
Interprétation (voir aussi décodage) : 7, 19, 21, 22, 32, 34, 122, 128, 135, 179,
199, 200-202, 214, 215, 216, 226-238.
Interprétative (subjectivité) : 79, 93, 94, 140-144, 146, 153-158, 163, 165,
169, 175.
Intonation : 85, 89, 105, 132, 181, 225.
Ironie : 87, 145, 149, 182, 200, 218, 224, 225, 227, 234, 235, 236, 237.
Isotopie énonciative : 70, 160, 179.
Langue (voir aussi code, diasystème) : 7, 8, 9, 10, 11, 13, 16, 17, 18, 24, 32,
33, 49, 50, 51, 63, 222, 223, 240, 245, 246.
Lecte (voir aussi dialecte, idéolecte, idiolecte, sociolecte) : 9, 85.
Lexologie : 36, 37, 39, 203, 221, 245.
Littéraire (discours), littérarité : 36, 159, 172, 173, 175, 184, 190-196, 241.
Littéral (sens) : 10, 29, 194, 211, 213, 214, 215, 216, 220, 225, 227.
Locuteur (L, destinateur, émetteur, énonciateur) :
entre autres : 13-26, 113-134, 179-187.
Locutoires (verbes) : 113, 114, 115-117, 119, 122-126, 129, 131, 132, 133.
Modalisateurs, modalisation, modalités d’énonciation : 36-37, 1 13, 114, 116-
119, 122-134, 144-145, 150, 155, 158-160, 164, 167, 169, 181.
Narrataire : 25, 176, 190-196.
Narrateur : 25, 160, 176, 178, 190-196.
Nom propre : 49, 158, 164.
Opinion (verbes d’-) : 113, 117-119, 125-128, 129, 132, 133.
Oral (discours) : 24, 77.
Ostension, ostensifs : 51, 65, 227.
Para-linguistique (para-verbal) : 22, 24, 226.
Parenté (terme de -) : 42, 61-62, 69.
Parole : 7, 8, 9, 10, 24, 33, 62, 222, 223, 224.
Performatifs : 132, 172, 206, 207, 217.
Polémique (discours) : 26, 88, 111, 124, 128, 175, 183, 189 198, 207, 209,
228, 235, 237.
Pragmatique : 10, 12, 14, 88, 89, 91, 168, 174, 177, 183, 189, 199, 200, 201,
205-243.
Présupposés, présupposition : 59-60, 67, 75, 108-112, 113, 115, 116, 154,
178, 182, 183, 209, 218-219, 228.
Production (voir aussi encodage) : 9, 10, 15, 19, 21, 22, 32, 34, 173, 226, 241,
246.
Pronoms personnels : 22, 26, 30, 37, 41, 42, 45-50, 60, 65, 67, 70, 73, 74, 76,
77, 78, 165, 166.
Prosodique (voir aussi intonation) : 95, 216, 222, 226, 235.
Récepteur (voir aussi allocutaire).
Référent (référence, référenciel, dénoté, dénotatum) : 22, 31-32, 39-44, 48-49,
53, 62, 67, 74, 79-80, 82, 84-87, 102, 141, 149-154, 160, 165-167, 184, 194-195,
226, 228-229, 238.
Référence déictique : voir aussi déictiques.
Référence cotextuelle : voir aussi cotexte.
Représentants (voir aussi anaphore) : 43, 45, 49.
Rhétorique : 20, 30, 69-73, 84, 190, 219-224, 236-237.
Scientifique (discours) : 81, 171, 175, 189.
Sélection (subjectivité par -) : 136-139, 146, 148-152, 189.
Sème : 40, 74, 85, 1 15, 1 18, 123, 125, 154, 229.
Sincérité (loi de -) : 204, 234-235, 236.
Sociolecte : 9, 85, 203.
Sous-entendu : 98, 100, 1 1 1, 1 13, 127, 128, 129, 168, 181, 211, 227, 235,
237, 238.
Subjectivème : 36, 81, 1 14, 1 15, 173, 189.
Sujet (d’énonciation) (voir aussi locuteur) :
entre autres : 183-186, 190-205.
Temps (expression du -) : 49, 50-56, 63, 66, 76, 77, 78 ;
temporalité scripturale : 150, 191-195.
Texte (voir aussi énoncé) : 34, 179,188, 189, 191, 193, 196, 198-202.
Théatral (voir aussi discours) : 24, 25, 28, 50.
Trope : 8, 22, 23, 72, 74, 194, 224, 225, 226, 227, 236, 242 ;
- illocutoire : 214 ;
- communicationnel : 29.
Typologie (des discours) (voir aussi genre) : 173-190, 193.
Univers de discours : 20, 22, 23, 31, 32, 35, 99, 139, 233.