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La

présentation de soi
Ruth Amossy

Année : 2010
Pages : 236
Collection : L'Interrogation philosophique
Éditeur : Presses Universitaires de France
ISBN : 9782130580959
Introduction

Un mot d’esprit connu, mais qui n’a pas perdu sa saveur au fil des ans, repose sur l’échange de
répliques suivant : Question : « Que fait ce monsieur dans la vie ? » Réponse : « Bonne impression. »
Si le jeu de mots est comique, c’est tout d’abord parce qu’il détourne le sens de « faire ». Utilisé dans
la locution figée « faire bonne impression », le verbe ne désigne plus une activité professionnelle
comme dans la question initiale, ni même une activité tout court. Donner une image flatteuse de sa
personne se substitue au travail qui fonde le statut et la réputation d’un individu en société. Dans cette
perspective, le monsieur incriminé ne « fait » rien. En bref, le paraître court-circuite le faire.

Et pourtant, « faire bonne impression » désigne bien une activité. Les anciens, déjà, insistaient sur la
nécessité pour l’orateur d’élaborer dans son discours un « ethos », c’est-à-dire une image de soi
favorable susceptible de lui conférer son autorité et sa crédibilité. Le sociologue américain Erving
Goffman nomme « présentation de soi » l’image de notre personne que nous projetons dans les
interactions quotidiennes pour en assurer le bon fonctionnement. C’est cette mise en scène du moi,
programmée ou spontanée, que la psychologie et la psychologie sociale étudient en termes de «
gestion des impressions ». Et les études de communication se penchent de plus en plus sur la
fabrication d’une image prégnante dans et par les médias, qui est devenue le pain quotidien des
personnalités politiques et des candidats aux élections, généralement conseillés par des
professionnels. Que dire par ailleurs des manuels de savoir-faire qui guident le lecteur désireux de
réussir sa présentation de soi pour trouver un emploi, promouvoir un produit ou diriger une
entreprise ? À voir l’attention portée à la fabrication d’une image de soi dans la pratique sociale et le
soin apporté à en étudier tous les tenants et aboutissants d’un point de vue linguistique,
communicationnel, social, politique ou psychologique, il semble que faire bonne impression soit loin
d’être une tâche anodine ou un sujet négligeable. Celui qui, comme dans le jeu de mots, en a fait une
véritable vocation, mais aussi celui qui s’y engage plus banalement au sein de routines quotidiennes,
déploie un savoir-faire dont il importe de dégager les règles et de comprendre les mécanismes.

Le présent ouvrage se propose de reprendre le sujet en croisant les notions de « présentation de soi »,
empruntée à la sociologie, et d’« ethos », empruntée à la rhétorique et à l’analyse du discours, pour
mieux comprendre comment l’image que nous construisons de nous-mêmes dans nos échanges avec
autrui remplit des rôles sociaux de première importance. Effectuant une traversée des disciplines qui
se sont penchées sur ce phénomène, il se propose d’offrir une vision panoramique de leurs acquis. Il
entend ainsi montrer la continuité et l’homogénéité globale d’une question qui se décline de manières
différentes dans des domaines de savoir qui tiennent peu compte l’un de l’autre, quand ils ne
s’ignorent pas purement et simplement. Il s’agit en effet de penser dans son unité un phénomène qui
réapparaît à tous les niveaux de nos pratiques sociales et de notre réflexion sur la communication ou
la construction identitaire. L’homme politique qui travaille sa présentation de soi dans une campagne
électorale, le médecin qui s’entretient avec un patient, la mère qui parle avec ses enfants, le journaliste
qui écrit un article et le narrateur qui conte un récit dans un texte littéraire construisent tous une image
de soi qui joue un rôle capital dans l’interaction qu’ils mettent en place – même si les modalités et les
enjeux de cette image présentent des différences parfois notables. C’est pourquoi la mise en scène du
moi sera ici appréhendée dans ses multiples manifestations au sein d’une approche unifiée qui met
l’accent à la fois sur la construction discursive de l’identité et sur l’efficacité verbale.
Il faut cependant d’entrée de jeu marquer les limites de l’enquête. Elle se concentre sur la dimension
langagière de la présentation de soi et non, comme l’a fait Goffman dans un ouvrage célèbre sur La
Présentation de soi dans la vie quotidienne (1959) [1], sur ses aspects non verbaux (le décor, le
vêtement, les éléments corporels, etc.). Sur la base des nombreuses études récemment consacrées à
l’ethos discursif, il s’agit de faire le point sur ce qui apparaît comme l’équivalent verbal de la
présentation de soi goffmanienne. L’ouvrage propose dans cette optique une réflexion de fond sur ce
qu’on pourrait appeler la présentation de soi dans le discours. Dans ce cadre, on n’étudiera pas les
effets psychologiques de la gestion des impressions et on laissera de côté tout ce qui relève des études
expérimentales que les psychologues ont entreprises dans ce domaine : une vaste littérature, en soi
passionnante, existe sur le sujet. On n’entrera pas non plus dans le détail de tout ce qui relève du
visuel – une sémiologie [2] et une rhétorique de l’image pourront avantageusement prendre le relais
de cette étude de l’ethos discursif. L’essentiel sera ici de voir comment celui qui prend la parole ou la
plume – désormais désigné par le terme global de « locuteur » – effectue ipso facto une mise en scène
de sa personne plus ou moins programmée, et comment il utilise les ressources du langage dans des
objectifs communicationnels divers qui vont de la publicité électorale à la conversation courante et au
récit littéraire.

Mon hypothèse de base est que la présentation de soi, ou ce que la tradition rhétorique appelle « ethos
», est une dimension intégrante du discours [3]. Comment l’image de soi s’élabore-t-elle
concrètement dans l’échange verbal où le « je » se présente nécessairement face à un « vous » ? En
quoi l’image qui se veut souvent singulière est-elle en prise sur des modèles culturels, sur un
imaginaire social changeant dont elle se nourrit et qu’elle alimente en retour ? Quel est le rôle du
statut social et des représentations préexistantes attachées à celui qui prend la parole, et dans quelle
mesure est-il loisible au sujet parlant de modifier son image préalable pour s’octroyer une légitimité
et un pouvoir ? Toutes ces questions demandent à être examinées sur le terrain. Elles ne peuvent
trouver de réponses que sur la base de nombreux cas concrets, où l’image présidentielle rencontre
celle de M. Tout le Monde, où la construction identitaire se pose dans l’espace politique et médiatique,
mais aussi scientifique ou philosophique, et où l’ethos élaboré dans le texte littéraire est mis en
perspective sur celui des interlocuteurs d’une conversation ordinaire ou des internautes dans un
forum de discussion.

Pour brasser aussi large que possible et dégager une régulation à partir d’études sur le terrain, je me
fonderai sur un ensemble très riche de travaux effectués par des chercheurs dans des domaines de
spécialité divers. Je m’appuierai plus particulièrement sur leurs analyses de corpus, qui serviront de
base à la réflexion théorique. Je me permettrai donc de présenter des textes signés de divers auteurs
qui m’ont semblé particulièrement significatifs, mais dont il faut bien spécifier qu’ils ont été
sélectionnés parmi de nombreuses autres publications auxquelles je n’ai pu, faute de place, rendre
hommage. Je me suis aussi permis de me référer aux travaux sur l’ethos qui ont ponctué ma propre
recherche durant la dernière décennie, voire avant cette période. L’utilisation d’un matériau existant
n’empêche pas d’offrir, avec le plaisir toujours renouvelé de l’exploration, des analyses inédites
portant aussi bien sur les récents discours politiques (Sarkozy, Royal, Obama, Hilary Clinton…) ou
sur l’actualité (principalement française et israélienne), que sur des débats en ligne, des matériaux
historiques et des textes littéraires.

Dans ce cadre, chaque champ (politique, médiatique, littéraire, professionnel…) et chaque genre
(débat télévisé, éditorial, consultation médicale, roman…) est pris dans sa spécificité – il va de soi
qu’on ne se présente pas de la même façon au Parlement ou dans un dîner amical, dans un article
d’information ou dans une pétition. Ils ne seront cependant pas séparés en chapitres distincts : ils
participent d’une même régulation globale. Cette tentative de faire ressortir une unité tout en en
montrant les variantes et les embranchements appelle une démarche à la fois homogène et susceptible
de rendre compte des différences. C’est essentiellement l’analyse du discours, dans sa prise en compte
de la dimension argumentative du discours (Amossy 2010 [2000]), qui fournira ici un cadre théorique
et un outillage. Et cela pour plusieurs raisons.

La première est que ce livre privilégie, on l’a dit, la construction discursive de l’image de soi tout en
prenant acte du fait qu’elle se manifeste aussi sur des plans non verbaux – corporels et
comportementaux, par exemple. La deuxième est que cette discipline a pour objectif de rendre compte
du fonctionnement global du discours en situation ; ce faisant, elle entend montrer comment la réalité
sociale se construit dans l’échange verbal. Enfin, il faut souligner que la variante argumentative de
l’analyse du discours (dite « argumentation dans le discours ») cherche à saisir dans tout énoncé son
orientation particulière, sa capacité à influer sur des façons de voir, de penser et de faire. En bref, on
a affaire à une approche qui se confronte nécessairement à la façon dont le locuteur, dans son
discours, construit une identité, se positionne dans l’espace social et cherche à agir sur l’autre.

Voici, en résumé, la logique qui préside à la composition de cette étude. On commencera par une
mise au point théorique qui expose la problématique en reprenant ses fondements rhétoriques,
sociologiques et linguistiques. Présentée de façon synthétique sur un mode qu’on veut accessible aux
non-spécialistes [4], elle reprend et prolonge un premier collectif publié en 1999, Images de soi dans
le discours. La construction de l’ethos. Ce faisant, elle explique pourquoi ethos et présentation de soi
sont ici considérés comme synonymes et pointe les questions générales que soulèvent les notions
ainsi convoquées. Les deux chapitres suivants contribuent à conceptualiser l’ethos à partir de
questions majeures. Le deuxième chapitre traite des modèles et des représentations collectives dont se
nourrit toute présentation de soi. Le troisième aborde le problème du pouvoir de la parole dans son
rapport aux pesanteurs sociales : la notion de retravail de l’« ethos préalable » y relance la réflexion
sur « ce que parler veut dire » (Bourdieu 1982).

Ces considérations générales, alimentées par des exemples aussi diversifiés que possible, sont suivies
d’un examen du fonctionnement concret de la présentation de soi dans les échanges verbaux. La
division des parties qui suivent est fondée sur le jeu des pronoms personnels : « je » et « tu », « il », «
nous ». Pour autant, il ne s’agit pas de s’en tenir à une analyse formelle, encore moins grammaticale.
L’attention portée à la matérialité du langage permet d’expliquer un phénomène central de la
communication individuelle et sociale en dégageant, dans chaque dispositif, les principales questions
qu’il engage. L’investigation des discours en « je » est première : elle permet de voir comment
l’identité se construit dans l’échange verbal, comment elle se négocie dans le rapport à l’autre, en
quoi elle est liée à des questions d’efficacité discursive. Elle révèle aussi, à partir des situations
interactionnelles orales et écrites, que la gestion de l’ethos est toujours collective. Le « nous » mène à
s’interroger sur la construction identitaire dans son rapport au groupe : il appelle à développer la
notion d’ethos collectif pour rendre compte de la façon dont une collectivité établit ou consolide son
identité. Enfin, les situations où le locuteur semble s’absenter de son discours (abusivement dit à la
troisième personne) problématisent la possibilité même d’une présentation de soi. C’est alors la
question de l’autorité, mais aussi de la responsabilité d’une parole sans origine et d’un locuteur
prétendument sans visage, qui se pose. Sous le jeu des pronoms grammaticaux, on décèle ainsi des
enjeux de société importants, qui sont parfois aussi des enjeux éthiques.
Alliant ainsi la réflexion théorique à l’analyse de cas concrets, cet ouvrage ambitionne de montrer
pourquoi la question de l’ethos discursif, qui surgit dans tous les champs de nos activités, ne cesse de
nous interpeller.

Notes

[1] L’édition originale en anglais, The Presentation of self in everyday life, a paru en 1959. L’ouvrage
a été traduit en français en 1973 et publié aux éditions de Minuit sous le titre La Mise en scène de la
vie quotidienne. La première partie s’intitule : « 1. La Présentation de soi ».
[2] On consultera Fontanille 2007.
[3] Je pose donc, dans le cadre d’une théorie de L’Argumentation dans le discours (Amossy 2010
[2000]), que le discours comprend certaines dimensions constitutives comme le dialogisme relevé
par Bakhtine (le mot est toujours une réaction au mot de l’autre), l’argumentativité au gré de laquelle
toute parole oriente des façons de voir, ou l’ethos désignant le fait que toute prise de parole implique
une présentation de soi.
[4] Fût-ce au risque de quelques redites.
Première partie. Les fondements théoriques de
la réflexion

Chapitre premier. Ethos et présentation de soi
Une traversée des disciplines

Parmi les innombrables réflexions suscitées au cours des siècles par la question de la présentation de
soi, on peut distinguer deux tendances principales. La première s’attache à l’impression qu’un
individu tente de produire sur son prochain pour mieux l’influencer. Qu’il s’agisse de l’entreprise
citoyenne de fonder un accord ou du souci de mobiliser l’auditoire en faveur d’une action commune,
l’essentiel est de mettre la présentation de soi au service d’une cause pratique. De l’art oratoire aux
manuels de savoir-faire et aux techniques de marketing, c’est l’effet à produire qui est au centre de
l’intérêt. Il s’agit de voir comment un candidat électoral doit se présenter pour augmenter ses
chances, comment un demandeur d’emploi peut réussir un entretien d’embauche ou rédiger un bon
cv, comment un commercial ou un directeur d’entreprise écoule son produit en pratiquant « l’art de
se vendre » (Beckwith &Clifford Beckwith 2007), ou encore comment l’image que nous projetons de
notre personne peut faire pencher la balance en notre faveur dans un conseil de faculté, une assemblée
générale, un débat d’idées. Dans tous les cas, la visée d’efficacité prime.

La seconde tendance ne s’arrête pas aux objectifs déclarés d’autopromotion ou de persuasion. Elle
considère que la présentation de soi fait partie intégrante des rites d’interaction qui caractérisent la
vie quotidienne. Il s’agit donc de voir comment la mise en scène du moi construit des identités et
régule les interactions sociales. La question est d’autant plus cruciale que celles-ci tissent la trame de
la vie professionnelle : pensons à un cadre qui parle avec ses employés, à un étudiant qui vient voir
son professeur, à un vendeur qui reçoit des clients ou à un dentiste avec ses patients. Mais elles sont
aussi à la base de la vie privée : le père de famille avec ses enfants, le soupirant auprès de la femme
aimée, les voisines qui discutent sur le pas de la porte, s’engagent également dans des interactions où
intervient une mise en scène délibérée ou involontaire de leur personne. Qu’elle soit programmée ou
spontanée, la présentation de soi apparaît alors comme constitutive des interactions qui sont au
fondement de la vie sociale.

Pour comprendre les tenants et les aboutissants de ces deux directions d’étude en examinant dans
quelle mesure elles se combinent ou s’excluent, il faut revenir à leurs cadres fondateurs : la
rhétorique d’Aristote pour la première, et la microsociologie d’Erving Goffman pour la seconde.
Ces bases théoriques, déjà esquissées dans mon ouvrage de 1999, et depuis reprises dans diverses
présentations panoramiques du sujet, seront ici réexaminées dans une perspective résolument
contemporaine. C’est dire qu’on n’entrera pas dans l’exégèse des textes [1], encore moins dans les
débats savants et les controverses qu’elle a pu provoquer. L’essentiel sera de voir comment la
rhétorique conçue comme art de persuader, d’une part, et la sociologie axée sur l’« ordre de
l’interaction », d’autre part, ont pu alimenter la réflexion contemporaine sur les modalités, le sens et
l’importance de la présentation de soi.

À l’issue de cette mise au point, on pourra reposer la question de la présentation de soi en termes de
pratique discursive et se demander par quels biais on peut l’appréhender. On reprendra dans cette
perspective les propositions de Dominique Maingueneau, qui a été le premier dans les sciences du
langage à attirer l’attention sur la notion d’ethos discursif et à en élaborer une théorie cohérente. Il
montre comment, au-delà des interactions en face à face qu’étudient les sociologues et les analystes
de la conversation, l’ethos peut être étendu à toutes les pratiques écrites – qu’il s’agisse d’un texte
administratif, politique, publicitaire ou littéraire. Dans ce cadre, la construction d’une image de soi ne
participe pas seulement d’une entreprise de persuasion délibérée ou d’une interaction en face à face :
elle est au cœur de tous les discours qui circulent dans l’espace social. La question de la régulation
des interactions se trouve ainsi élargie plus encore que déplacée vers l’ensemble des productions
écrites et orales.

Ce parcours des textes fondateurs, s’il montre la genèse, le développement et l’extension progressive
d’une notion à des époques et dans des disciplines différentes, ne se laisse cependant pas synthétiser
aisément. Si l’on veut se pencher sur le phénomène de l’ethos, comment se réclamer à la fois d’une
tradition fondée sur la persuasion efficace, et de courants attentifs à la régulation des interactions
sociales ? Surtout, les présupposés attachés à ces conceptions divergentes semblent difficilement
conciliables. La confrontation des approches met en effet au jour des tensions, voire des oppositions,
sur des points cruciaux comme l’identité, l’adhésion, l’agentivité ou la responsabilité. Se mesurer à
ces questions en les explorant dans leurs replis et leurs conséquences nécessite l’élaboration d’un
cadre cohérent. Celui-ci sera en l’occurrence fondé sur une théorie de l’argumentation dans le
discours (Amossy 2010 [2000]). Les perspectives qu’elle ouvre devraient permettre de penser la
présentation de soi comme un phénomène sociodiscursif unifié et de l’analyser dans ses dimensions
plurielles – du souci d’efficacité à la construction d’identité.

L’ethos rhétorique : l’héritage d’Aristote et son


actualité
La présentation de soi a d’abord été pensée dans la Grèce antique comme une pratique d’influence.
Son étude part du principe qu’il est impossible de faire adhérer quelqu’un à ses vues, de le faire opter
pour une façon de voir ou de faire, sans se rendre au préalable crédible à ses yeux. Semblable
préoccupation implique, bien sûr, que l’autre doive être persuadé et non pas contraint. Dans un espace
carcéral, la force suffit à régler les rapports entre les humains : le locuteur n’a pas à se soucier de
produire une impression favorable sur son auditoire. Il en va différemment dans une société où les
affaires publiques sont gérées par des citoyens qui doivent user de leur raison pour prendre des
décisions communes. Comme de nombreux points sur la place publique et au tribunal sont
controversés, ou tout au moins discutés, l’échange de la parole est le seul moyen de délibérer et de
fonder un accord. À plus forte raison, la parole efficace est-elle le meilleur moyen d’influencer
l’assemblée et de faire pencher le débat en sa faveur.

Tel est le cadre dans lequel les Grecs anciens ont pensé la notion d’ethos, ou image discursive que
l’orateur produit de sa propre personne. Tout en provoquant une réflexion de type métalinguistique
sur les pouvoirs de la parole, la question de la présentation de soi restait directement en prise sur une
pratique oratoire. Il s’agissait de voir comment l’orateur pouvait agir sur son public. C’est dire que la
question de savoir comment toute prise de parole construit une image du locuteur ne se posait pas.
Après tout, le tyran, le commandant militaire, le geôlier qui usent de la contrainte projettent eux aussi
une image de soi dans leur discours ; et il en va de même de ceux qui, conversant dans la sphère
privée, ne poursuivent aucune entreprise rhétorique. Les Grecs anciens, toutefois, se concentraient sur
la parole publique et ne prenaient pas en considération ces types de pratiques. À leurs yeux, l’essentiel
était de veiller à l’impact que l’image projetée par l’orateur peut avoir dans un échange à visée
persuasive ayant trait aux affaires de la cité, et situé dans un lieu public comme l’agora ou le tribunal.
C’est là que, selon Aristote, la crédibilité de l’orateur joue un rôle qu’on ne saurait surestimer.

La nécessité d’impressionner favorablement l’auditoire fait partie, dans la rhétorique aristotélicienne,


de la fameuse triade logos, ethos et pathos. Agir sur l’auditoire nécessite non seulement d’utiliser des
arguments valides (logos : c’est le pôle du discours) et de toucher les cœurs (pathos : c’est le pôle de
l’auditoire), mais aussi de projeter une image de soi susceptible d’inspirer confiance. Aristote
désigne ce dernier pôle, celui de l’orateur, par le terme d’ethos : le terme grec, caractère [2], se
rapporte à l’image de soi que construit l’orateur désireux d’agir par sa parole. La Rhétorique en fait
un levier indispensable de la persuasion :

On persuade par le caractère, quand le discours est de nature à rendre l’orateur digne de foi, car
les honnêtes gens nous inspirent confiance plus grande et plus prompte sur toutes les questions
en général, et confiance entière sur celles qui ne comportent point de certitude, et laissent une
place au doute.

(Aristote 1991 : 22-23, Rhét. I, 1356a)

Et Aristote de conclure : « C’est le caractère qui, peut-on dire, constitue presque la plus efficace des
preuves » (ibid.). Ainsi, la crédibilité de celui qui parle détermine en grande partie l’effet de son
discours. Comment les auditeurs accepteraient-ils d’adhérer à une thèse sans savoir s’ils peuvent faire
foi à la parole de celui qui argumente en sa faveur ? On notera que la prise en compte de la personne
de l’orateur est présentée comme une simple question de bon sens. Il y a là, cependant, une prise de
position qui n’est en rien anodine. Elle établit en effet un lien indissoluble entre ce qui est proféré et
celui qui prend la responsabilité du dire. En d’autres termes, elle lie le statut et la force du discours à
l’image de celui qui en est l’origine. On peut pourtant considérer, dans une perspective argumentative
d’obédience logique, que la vérité d’une proposition ou d’un raisonnement syllogistique ne dépend
pas du locuteur. Le discours devrait parvenir à des conclusions par des moyens logicodiscursifs
purement internes, qui ne doivent rien à la figure de celui qui les développe. C’est pourquoi, dans la
perspective de certaines théories de l’argumentation (comme la logique informelle), la qualité et la
vérité de la démonstration ne sont en rien liées à la personne du locuteur. Peu importe qui dit que
Socrate est mortel parce que tous les hommes sont mortels. Peu importe qui soutient, en régime
démocratique, qu’un dirigeant doit démissionner lorsqu’il est accusé de fraude, parce qu’il ne sied
pas à un homme d’État de bafouer les lois. L’essentiel est que l’on passe de prémisses entérinées à une
conclusion par le biais d’un raisonnement valide : c’est l’enchaînement des propositions destiné à
emporter la conviction d’un être rationnel qui prime sur toute autre considération. Dans cette optique,
l’ethos, ou image de l’orateur, n’a rien à voir avec l’acceptabilité du discours : l’essentiel est que
celui-ci réponde à des critères de validité logiques.

Tel n’est pas le point de vue de la rhétorique, qui ne recherche ni la rationalité pure ni la vérité
absolue. Elle ne teste pas la validité logique d’un raisonnement qui se déploierait de façon autonome.
Elle le situe d’emblée dans le cadre de la communication verbale pour voir comment l’art de
délibérer et d’influer sur les esprits permet de gérer les affaires publiques. Comme l’a bien souligné
Chaim Perelman (1970 [1958]) dans sa « nouvelle rhétorique » inspirée d’Aristote, sur toutes les
questions où la certitude est impossible, à savoir dans l’ensemble des affaires humaines, l’essentiel
est de fonder un accord sur ce qui semble plausible et vraisemblable. Telle est la tâche de la
rhétorique : sa quête de la vraisemblance et non de la vérité, qui lui est souvent reprochée comme une
faiblesse et une infériorité, constitue en réalité sa plus grande force, car elle permet seule de placer
les décisions et les comportements humains sous les auspices de la raison ou, plutôt, du raisonnable.
Et en effet, dans la tradition aristotélicienne, la capacité à fonder un accord ne dépend pas du logos
seul. Elle passe par la confiance que le public peut accorder à l’orateur, liant indissolublement
l’argumentation à l’argumentateur.

Mais que signifie au juste la liaison de l’argument à celui qui le profère, et qu’entend-on par la
personne de l’orateur ? Les commentateurs ont de tout temps souligné l’importance qu’Aristote
accorde au caractère verbal de l’image. Ceci ressort d’ailleurs bien de sa formulation : l’entreprise de
persuasion réussit « quand le discours est de nature à rendre l’orateur digne de foi ». Pour ne laisser
aucun doute sur le sujet, Aristote ajoute : « Mais il faut que cette confiance soit l’effet du discours,
non d’une prévention sur le caractère de l’orateur » (Aristote 1991 : 23, Rhét. I, 1356a). Les propos
énoncés ne sont donc pas renvoyés à un être empirique, une personne en chair et en os, mais à
l’image que l’énonciateur construit de lui-même dans son discours. L’ethos, comme le logos, est un
effet de l’usage de la parole en situation. C’est une construction verbale qui vise à assurer une
communication efficace. Ainsi, et pour prendre un exemple contemporain, lorsqu’une candidate aux
élections comme Ségolène Royal ou Hillary Clinton prend la parole, les qualités inhérentes à sa
personne ou la réputation qu’elle a acquise ne suffisent pas à rallier les électeurs. À chaque meeting, à
chaque intervention télévisée, elle doit construire dans son discours une image capable de produire
une impression favorable appropriée aux nouvelles fonctions qu’elle brigue. C’est cette image
discursive qui constitue l’ethos dit oratoire.

La perspective aristotélicienne confère donc une force intrinsèque à la parole. Elle lui reconnaît le
pouvoir d’édifier des représentations capables d’agir sur le public et d’emporter la conviction. Ce
point mérite d’autant plus d’être souligné que la rhétorique telle qu’elle s’est développée avant
Aristote exprimait un point de vue différent. Ainsi, par exemple, Isocrate, dans un plaidoyer fameux
où il se défend de corrompre la jeunesse par son enseignement de la rhétorique (Antidosis), insiste
sur la force que donnent à l’orateur son comportement et sa réputation préalable. Si les élèves qu’il
forme doivent surveiller leurs faits et gestes, c’est parce qu’ils savent que la conduite de celui qui
entreprend de persuader exerce une influence décisive sur son public. Ainsi :

bien loin que celui qui veut persuader un auditoire néglige la vertu, son principal souci sera de
donner de lui à ses concitoyens la meilleure opinion possible. Qui ne sait en effet que la parole
d’un homme bien considéré inspire plus de confiance que celle d’un homme décrié, et que les
preuves de sincérité qui résultent de toute la conduite d’un orateur ont plus de poids que celles
que le discours fournit ?

(Isocrate dans Bodin 1967 : 121)

Il ne s’agit pas ici de la façon dont l’orateur se donne à voir dans son discours, mais de ce qu’on sait
déjà de lui, de l’estime dont il jouit auprès de ses concitoyens. L’ethos renverrait avant tout à l’homme
qui prend la parole et à l’image que s’en font les auditeurs en fonction de ses actes passés. Cette idée,
on le sait, prévaudra aussi dans la conception romaine de l’éloquence : l’orateur est un vir boni
dicendi peritus, dira Cicéron, un homme qui joint au caractère moral la capacité à manier le verbe.
On reviendra au problème que soulève la prise en compte, ou le gommage, de l’être empirique qui se
tient derrière le discours et de la réputation dont il jouit. Pour le moment, l’essentiel est d’insister sur
la double caractéristique de l’ethos aristotélicien : la construction d’une image dans le discours même
et la force accordée à cette construction discursive.

On a souvent glosé sur ce qu’entend exactement Aristote lorsqu’il parle, à propos de l’ethos, d’un
homme de bien, ou encore de probité et de caractère moral :

Il ne faut pas admettre, comme quelques auteurs de Techniques, que l’honnêteté même de
l’orateur ne contribue en rien à la persuasion ; c’est le caractère moral qui, peut-on dire,
constitue presque la plus efficace des preuves.

(1991 : 23, Rhét. I, 1356a)

Pour Aristote, on s’en souvient, l’ethos est composé de trois aspects, dont le sens a fait l’objet
d’innombrables discussions et interprétations parmi les spécialistes :

la phrónesis ou prudence, sagesse, compétence ;

l’areté ou honnêteté, sincérité (la vertu) ;

l’eúnoia ou bienveillance.

Les orateurs inspirent confiance pour trois raisons ; les seules, en dehors des démonstrations
(apódeixis), qui déterminent notre croyance : la prudence (phrónesis), la vertu (areté) et la
bienveillance (eúnoia). Si les orateurs altèrent la vérité en parlant ou en conseillant sur quelque
sujet, c’est pour toutes ces raisons à la fois ou l’une d’entre elles : ou, faute de prudence, leur
opinion est erronée ; ou, pensant juste, ils taisent leur pensée par méchanceté ; ou, prudents et
honnêtes (epieikés), ils ne sont pas bienveillants ; raison pour laquelle on peut, connaissant le
meilleur parti, ne le point conseiller.

(1991 : 108, Rhét. II, 1378a)

Ekkehard Eggs (1991 : 41) développe quelque peu la traduction en notant : « Les orateurs inspirent
confiance, (a) si leurs arguments et leurs conseils sont compétents, raisonnables et délibérés, (b) s’ils
sont sincères, honnêtes et équitables et (c) s’ils montrent de la solidarité, de l’obligeance et de
l’amabilité envers leurs auditeurs. » Si la question de la moralité est importante, elle n’est pas pour
autant la seule qualité requise de l’orateur. S’y adjoint en bonne place celle de la phrónesis, dont il
faut bien voir que la traduction par le terme de prudence (avoir l’air pondéré) exclut à tort les
dimensions cognitives. La prudence se rapporte en fait aux choix délibérés qu’on effectue pour
résoudre un problème. Eggs reprend à ce propos, comme le fait également Woerther (2007 : 225)
dans son ouvrage sur l’ethos aristotélicien, une explication qui apparaît dans un autre passage de la
Rhétorique :

« La [phrónesis] sagesse pratique est la vertu de l’intelligence qui rend capable de bien
conseiller sur les biens et les maux susdits en vue du bonheur »

(Aristote 1991 : 59, Rhét. I, 1366b)

Ce passage recoupe, comme le notent nos deux auteurs, une réflexion sur la prudence développée
dans l’Éthique à Nicomaque : « Le propre d’un homme prudent, c’est d’être capable de délibérer
correctement sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même […] il en résulte que […] sera un
homme prudent celui qui est capable de bien délibérer » (1994 : 284-5, 1140b).

C’est dans cette perspective que la phrónesis peut être considérée comme une disposition
intellectuelle traduite par sagesse, compétence, plutôt que par prudence. On peut dire, ajoute Eggs, «
que l’orateur montre de la phrónesis s’il réussit à trouver des arguments et des conseils raisonnables,
c’est-à-dire appropriés à une problématique concrète et par principe unique » (1999 : 37-38). En
d’autres termes, pour exercer une influence, il ne suffit pas de manifester sa moralité, il faut aussi se
montrer compétent, capable de réfléchir et de raisonner correctement [3].

Mais il faut de plus manifester sa bienveillance, c’est-à-dire exhiber une qualité qui se définit dans un
rapport à l’autre. C’est la nature de l’interrelation avec l’auditeur qui est ici privilégiée. Celui-ci doit
reconnaître que l’orateur entretient à son égard des sentiments positifs et lui veut du bien. C’est
seulement dans ces conditions qu’il peut se laisser influencer par celui qui s’adresse à lui et
emprunter la voie qui lui est suggérée. C’est ici la question de la confiance plus que de la crédibilité
qui est en jeu. Car, comme le laisse entendre Aristote, l’orateur peut avoir la capacité de trouver les
meilleures solutions sans pour autant se soucier de les communiquer. Plus que toute autre vertu, la
bienveillance se définit dans une perspective interactionnelle : on peut dire que le rapport à autrui
dans une situation d’échange y est constitutif.

Si on reprend les trois paradigmes qui définissent pour Aristote un bon ethos, on se rend compte,
cependant, que tous trois mettent en évidence la nécessité non pas d’être, mais de se montrer tel ou tel.
Dans l’aide-mémoire écrit pour la revue Communications en 1970, Roland Barthes définit l’ethos
comme :

les traits de caractère que l’orateur doit montrer à l’auditoire (peu importe sa sincérité) pour
faire bonne impression : ce sont ses airs. […] L’orateur énonce une information et en même
temps il dit : je suis ceci, je ne suis pas cela.

(Barthes 1970 : 315)

L’art de la formule propre à Barthes permet de mettre en évidence plusieurs données essentielles.
Tout d’abord, le fait que c’est la prise de parole même qui permet à l’orateur de projeter une image
de sa personne et de se montrer sous un jour favorable. L’ethos ne se construit pas à travers ce qu’il
dit de lui-même, mais de ce qu’il énonce par ailleurs : « L’orateur énonce une information et en
même temps il dit : je suis ceci, je ne suis pas cela » (ibid.). Ainsi, par exemple, le fait de fournir des
données précises, ou encore chiffrées, permet au journaliste qui écrit un article sur une question de
politique internationale de projeter une image de compétence et de sérieux qui rend ses propos
fiables. L’orateur politique ou l’avocat au tribunal ne parlent pas de leur propre personne, mais du
projet qu’ils soumettent à la cité ou de l’innocence de l’inculpé dont ils entreprennent la défense :
c’est à travers ces propos qu’ils assurent leur crédibilité et se montrent sous un jour particulier. Ce ne
sont pas les contenus rapportés qui modèlent l’ethos, mais la façon particulière qu’a le locuteur d’en
rendre compte. On est bien là dans la perspective aristotélicienne, où l’image de soi se construit
essentiellement dans les modalités de l’énonciation.

Le deuxième point a fait l’objet de multiples commentaires au cours des siècles. Il s’agit du fait que
l’ethos relève du paraître, comme le précisent les formulations « ce sont ses airs », et « faire bonne
impression » – en accord avec l’usage qu’Aristote lui-même fait des termes de paraître et sembler
(Woerther 2007 : 208). C’est en effet l’impression que l’orateur produit qui est déterminante, et son
but est nécessairement de veiller à ce que cette impression soit bonne. On retrouve alors, par le biais
d’une opposition entre l’être et le paraître, la question du rapport qui lie le discours à la personne
réelle de l’orateur. « L’affirmation de ce statut discursif de l’Èthos marque une importante rupture
dans le champ de la rhétorique traditionnelle, note Woerther, puisque tant Isocrate que l’auteur de la
Rhétorique à Alexandre soulignent la valeur référentielle du caractère de l’orateur » (2007 : 206). Les
successeurs d’Aristote ont souvent buté sur le statut accordé aux apparences construites dans le
discours au détriment des vertus inhérentes à la personne de l’orateur. C’est pour cette raison que
l’ethos est appelé dans les manuels de rhétorique de l’âge classique « mœurs oratoires », en
opposition aux « mœurs réelles » :

Nous distinguons les mœurs oratoires d’avec les mœurs réelles. Cela est aisé. Car qu’on soit
effectivement honnête homme, que l’on ait de la piété, de la religion, de la modestie, de la
justice, de la facilité à vivre avec le monde, ou que, au contraire, on soit vicieux, […], c’est là ce
qu’on appelle mœurs réelles. Mais qu’un homme paraisse tel ou tel par le discours, cela
s’appelle mœurs oratoires, soit qu’effectivement il soit tel qu’il le paraît, soit qu’il ne le soit pas.
Car on peut se montrer tel, sans l’être ; et l’on peut ne point paraître tel, quoiqu’on le soit ; parce
que cela dépend de la manière dont on parle.

(Gibert, p. 208 ; cité par Le Guern 1977 : 284)

La rhétorique de l’âge classique réintroduit ainsi une distinction étrangère à la conception


aristotélicienne qui découle d’un souci moral d’authenticité et de transparence. L’orateur peut
construire dans son discours l’image d’une personne valeureuse alors qu’il est lâche, sincère alors
qu’il ment, compétente dans un domaine donné alors qu’il n’en possède que des notions générales.
L’art de persuader pourrait se limiter à une technique qui autorise les plus habiles à manipuler leur
auditoire. Car une chose est d’acquérir les compétences nécessaires pour mettre en valeur ses
capacités réelles, une autre est d’user de l’art oratoire pour s’attribuer des qualités qu’on ne possède
pas. À moins de croire – ce que la tradition rhétorique ne prétend pas – que les qualités d’une
personne se reflètent naturellement dans son discours (la douceur ou l’énergie d’une personne
transparaîtraient spontanément dans ses prises de parole), la présentation de soi de l’orateur pourra
toujours être soupçonnée d’artifice et, à ce titre, discréditée. Ce problème, qui touche à l’éternelle
question de la manipulation rhétorique, mais aussi de la dualité de l’être et du paraître, ne retient pas
Aristote. Selon Woerther (2007 : 211), la question de l’éthique y est réglée sur un autre plan, celui du
choix préférentiel. Celui-ci, qui combine le « désir droit » et la « raison vraie », fait dépendre la
moralité de l’intention qui préside au discours. La définition de l’ethos serait en soi purement
technique ; la considération morale n’interviendrait que dans l’usage qui en est fait. « Dans la mise en
œuvre [de l’ethos] dans un contexte particulier », c’est le choix préférentiel, l’objectif au service
duquel est mis un moyen en soi neutre, qui en détermine la valeur éthique. En d’autres termes, il ne
s’agit pas de savoir si l’apparence correspond à une réalité préexistante ni si l’orateur s’affuble d’une
identité factice, mais de voir si ce qu’il montre de lui-même dans son discours est mis au service d’un
objectif moral.

Un dernier point d’importance : la tradition rhétorique établit une tripartition des genres : le
juridique, le délibératif et l’épidictique, qui n’est pas sans incidence sur la notion d’ethos. En effet, on
n’éveille pas la confiance de la même façon dans un tribunal devant un juge, sur la place publique en
haranguant la foule, ou dans une salle officielle où on prononce un discours d’apparat comme une
oraison funèbre ou un discours de commémoration. Si donc l’ethos rhétorique doit comporter
certaines qualités d’ordre intellectuel et moral aptes à éveiller la confiance et à entraîner l’adhésion,
ces qualités générales doivent néanmoins être complétées par des traits appropriés à l’entreprise de
persuasion dans laquelle se lance l’orateur, et donc au genre institutionnel dont relève son discours.
C’est ce qu’Eggs appelle l’aspect procédural de l’ethos aristotélicien. Il en ressort que la dimension
morale (l’honnêteté, la bienveillance) soulignée dans la Rhétorique ne suffit pas en soi : il faut que
l’ethos soit approprié à la circonstance et au cadre de communication dans lequel le discours se
déploie [4]. Dans cette perspective, le bon ethos – l’ethos efficace – ne peut être défini dans l’absolu,
comme auraient pu au départ le suggérer les trois qualités énumérées par Aristote.

Telle est donc la conceptualisation première qui s’est perpétuée dans la tradition rhétorique et qui a
été en grande partie reprise dans la réflexion contemporaine. L’ethos est l’image que l’orateur
construit de lui-même dans son discours afin de se rendre crédible. Fondé sur ce qu’il montre de sa
personne à travers les modalités de son énonciation, il doit assurer l’efficacité de sa parole et sa
capacité à emporter l’adhésion du public. Dans ce cadre, l’ethos fait partie d’une entreprise de
persuasion délibérée dans laquelle il est mobilisé au même titre que le logos et le pathos. Fruit d’un
savoir-faire, il renvoie nécessairement à un sujet intentionnel qui programme sa présentation de soi
en fonction de ses objectifs propres. Il apparaît donc comme l’activité délibérée d’un individu qui se
doit de gérer l’impression qu’il lui faut produire dans une situation donnée : il est le résultat d’un
projet conscient, sinon le résultat d’un art maîtrisé. On voit comment l’interprétation aristotélicienne
de l’ethos renvoie à une théorie du sujet et de l’agentivité, en même temps qu’à une conception du
langage. En même temps, elle se construit sur des universaux. En effet, même si elle met en valeur
l’aspect procédural de l’ethos, elle insiste principalement sur les qualités exigées de l’orateur en tout
lieu et en tout temps. Quelles que soient les voies empruntées pour les manifester, les traits qui
assurent une image de soi crédible et efficace sont toujours la sagesse/prudence, la vertu et la
bienveillance.

La « présentation de soi » : Erving Goffman et


l’ordre de l’interaction
C’est à l’écart d’une tradition rhétorique à laquelle il ne fait aucune référence que le sociologue
américain Erving Goffman retrouve à plusieurs siècles de distance la notion d’ethos, dénommée dans
sa réflexion « présentation de soi ». Selon lui, la façon dont nous nous présentons aux autres dans les
interactions quotidiennes constitue une pratique dont dépend non seulement l’efficacité de notre
action en société, mais aussi la vie sociale en tant que telle. Il ne s’agit plus, cependant, d’un art de la
persuasion, encore moins d’une technique enseignée par des maîtres. The Presentation of self in
everyday life (1959), traduit en français par La Mise en scène de la vie quotidienne (1973), propose
une théorie sociologique selon laquelle, dans toutes les circonstances de la vie, chacun de nous
effectue nécessairement une présentation de soi, volontaire ou involontaire, appropriée au but de
l’interaction dans laquelle il s’engage. Ainsi, le médecin qui reçoit un patient dans son cabinet, le chef
d’entreprise qui parle avec ses subordonnés, la maîtresse de maison qui entretient ses invités, le
garçon de café qui sert des clients effectuent tous une mise en scène de leur propre personne qui
permet le bon déroulement de l’interaction et garantit la réussite de leur performance. Cette notion de
présentation de soi, on le voit, est étonnamment proche de la notion aristotélicienne d’ethos : il s’agit
d’une construction d’image qui s’effectue dans un échange social déterminé, qu’elle contribue
largement à réguler.

Encore faut-il spécifier que Goffman ne s’attache pas à la parole. Loin de se pencher sur la pratique
oratoire, il étudie l’ensemble d’un comportement social dans un contexte donné tel qu’il se traduit
dans l’habillement, les gestes, les mimiques et tout ce qui relève de la mise en scène de notre propre
personne en dehors du langage. Ce sont ces éléments extraverbaux qui, pour lui, construisent une
image particulière du moi dans l’interaction. Malgré cela, la notion de présentation de soi n’a pas
seulement nourri les travaux des sociologues et des psychologues, elle a aussi fécondé les sciences du
langage qui l’ont étendue aux échanges verbaux. Sans s’engager dans les multiples gloses d’une
œuvre exceptionnellement stimulante, ni prétendre en développer les tenants et les aboutissants, on se
contentera ici d’examiner la façon dont la « présentation de soi » selon Goffman croise la notion
rhétorique d’« ethos » et permet de la réorienter en lui conférant sa modernité.

En déplaçant les enjeux rhétoriques, la perspective microsociologique recentre la réflexion sur


l’image de soi autour de l’interaction sociale et de la construction d’identité. L’interaction sociale est
définie comme « l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives
lorsqu’ils sont en présence physique les uns des autres » (1973 : 23). Il ne s’agit donc pas de
communication au sens large du terme ni de l’action qu’exerce un orateur sur son auditoire.
L’analyse s’attache au face-à-face, et c’est la façon dont se déroule l’action réciproque des sujets dans
une situation donnée qui se trouve au centre de l’intérêt. Dans ce cadre, Goffman perçoit l’identité
non comme une donnée préexistante qui se manifeste ou se dissimule dans la performance face à
l’autre, mais comme quelque chose qui se construit dans l’interaction même. L’identité apparaît dès
lors comme un processus dynamique qui se réalise en situation, plutôt que comme un ensemble fixe
d’attributs caractérisant une personne en soi (Prevos 2006 : 2). Il ne s’agit pas de ce que le sujet est –
c’est-à-dire de la façon dont il se perçoit lui-même (son identité individuelle) ou dont il est catégorisé
en société (son identité sociale), mais de l’image qu’il projette dans une situation précise, que ce soit
de façon spontanée ou concertée. Sans doute cette construction d’image s’effectue-t-elle en relation
avec la façon dont le sujet se voit et dont il est catégorisé ; mais elle est par définition changeante et
multiple, formant un kaléidoscope qui présente toute identité comme plurielle et comme
incessamment négociable – dans le cadre, bien sûr, des contraintes que comporte le type de situation
définissant les possibles d’une expérience individuelle donnée.

Telle qu’elle est formulée dans La Mise en scène de la vie quotidienne, la théorie de Goffman
s’appuie sur l’idée d’une dramaturgie – prise au sens métaphorique, à titre d’analogie qui permet de
mieux comprendre la nature de l’interaction sociale. Chacun d’entre nous est comme un acteur qui
doit manifester ce qu’il est et ce qu’il vise dans une performance de type théâtral. Goffman parle de
représentation : c’est pour lui « la totalité de l’activité d’une personne donnée, dans une occasion
donnée, pour influencer d’une certaine façon un des participants » (1973 : 23). Il parle aussi de rôle
(en anglais, part). Chacun joue un rôle pour donner aux autres une impression de sa personne qui doit
convenir aux circonstances et produire l’effet désiré. Cette impression dérive, dans la perspective non
verbale de Goffman, du comportement de la personne, y compris sa façon de se vêtir, de se mouvoir,
ses expressions faciales… Sans doute les rôles ne sont-ils pas perpétuellement neufs et à inventer : ils
font partie d’une routine définie comme « le modèle d’action préétabli que l’on développe durant une
représentation et que l’on peut présenter ou utiliser en d’autres occasions » (ibid.). Il s’agit donc de
modèles de comportement. Il en va ainsi du rôle que joue le vendeur dans un supermarché, le
procureur au tribunal, la mère ou le père à une réunion de parents d’élèves. Les situations sociales
prises en compte sont aussi bien officielles, institutionnelles, que privées ou intimes.

Pour que la représentation puisse s’effectuer, il faut ce que Goffman appelle une « façade » (en
anglais, front) : c’est la partie de la représentation individuelle qui fonctionne toujours de la même
façon, c’est-à-dire qui reste fixe, pour définir la situation à l’intention des observateurs. Le « front »
ou « façade » standardise en quelque sorte la présentation de soi de l’individu sur la base de traits qui
ont des significations fixes. Il comprend le « décor » (setting), l’apparence et la manière. Le décor
désigne le cadre dans lequel doit s’accomplir la représentation : c’est tout ce qui participe de la scène
et des objets qui la peuplent, en dehors desquels le rôle ne peut en général être joué à bon escient. On
peut mentionner à titre d’exemples le cabinet médical et ce qu’il comporte pour le médecin, ou
encore la salle de classe, son mobilier et ses objets standard pour le professeur. Le décor ou setting
est donc la partie scénique du front. À cela s’ajoute la partie personnelle qui comprend les insignes
indiquant le rang, l’habillement, le sexe, l’âge, les caractéristiques ethniques, la posture, les façons de
parler, les expressions du visage, les mouvements, etc. On peut les diviser en apparence et manières –
le premier terme se référant à tout ce qui dénote le statut social, et marquant si l’acteur s’engage dans
une activité formelle ou informelle. Les manières signalent le rôle que l’acteur entend jouer dans
l’interaction à venir : par exemple, des manières hautaines ou agressives signalent qu’il veut gérer
l’interaction en en assumant la maîtrise.

Ceci n’implique en rien que la personne soit consciente de jouer un rôle, encore moins que la
présentation de soi soit un pur artifice : elle se conforme aux règles de l’interaction sociale par
laquelle chacun participe à la vie en société. Il importe peu, dans ce sens, qu’un enseignant individuel
ne soit pas conscient d’effectuer, devant la classe et dans son interaction avec les étudiants, une
présentation de soi en conférencier ou en professeur qui permet le bon fonctionnement de la pratique
à laquelle ils participent ensemble – un cours à l’université. Cette présentation de soi s’accomplit en
dépit du fait qu’il n’y pense pas, préoccupé qu’il est par le désir de maintenir le fil et la clarté de son
propos. En même temps, certaines considérations sont prises en compte dans une programmation
d’ensemble. Pour qu’il puisse jouer son rôle de façon appropriée, il a besoin d’une salle dans un lieu
institutionnel appartenant à l’université. Il pourrait difficilement engager la même interaction dans un
bar ou dans la cuisine de son appartement privé. Il y a aussi les objets qui l’entourent : des papiers,
des livres, éventuellement des lunettes ou un ordinateur (la présentation en PowerPoint contribuant à
projeter une image d’enseignant moderne). Tout ceci fait partie du décor. Il y a ensuite le choix des
vêtements qu’il sélectionne dans un rôle qui n’exige pas d’uniforme, mais qui comporte néanmoins
certaines règles tacites qu’il convient de ne pas enfreindre. Il en va de même du ton de voix – qui peut
varier selon qu’on se trouve dans le cadre d’une conférence plénière ou d’un séminaire comprenant
un petit nombre de participants. Dans les interactions sociales, il importe que chacun parvienne à
maîtriser sa présentation de soi dans la mesure du possible (et cela, il faut y insister, même lorsqu’il
n’y pense pas, comme dans une conversation impromptue avec un voisin, ou une discussion avec un
policier en train de lui coller une contravention). C’est ce que Goffman désigne du terme d’«
impression management », la gestion des impressions qu’on produit dans ses échanges avec les autres.

Le caractère en quelque sorte obligé de la présentation de soi dans toute interaction ne stipule
nullement que toutes les mises en scène du moi s’effectuent de façon routinière en dehors de la claire
conscience de l’individu. Certaines d’entre elles participent d’une pleine conscience des règles
sociales dans un but d’efficacité. Ainsi, Goffman mentionne que les collégiennes américaines
évitaient, lorsqu’en compagnie de garçons, de faire étalage de leur intelligence et de leur esprit de
décision (1973 : 43) pour projeter une image féminine confirmant celle du « sexe faible » recherchée
par les hommes. Sans doute n’en dirait-on pas autant des filles d’aujourd’hui, qui jouent le jeu de la
séduction dans un contexte tout différent. Également intéressant, dans cette perspective, est l’exemple
qu’il donne des chiffonniers qui, pour assurer la rentabilité de leur entreprise, doivent projeter
l’image de clochards pitoyables qui font commerce de choses sans valeur (ibid. : 45). En bref, la
présentation de soi implique une gestion des impressions qui peut aussi bien être délibérée que
coutumière et irréfléchie.

Même si Goffman en fournit une définition extraverbale, l’exploration de la présentation de soi en


termes d’interaction, de gestion d’impressions et de construction identitaire s’avère ici
particulièrement instructive pour l’étude de l’ethos discursif. En effet, les instruments d’analyse
forgés par le sociologue permettent de reprendre la notion d’ethos sous de nouveaux auspices. Tout
d’abord, on l’a vu, ethos et identité sont liés dans la dynamique d’un échange en situation : l’identité
se construit dans la mise en scène que l’individu fait de sa personne dans un cadre interactionnel.
Dans la mesure où il ne s’agit pas de refléter fidèlement une identité préexistante, mais de la
construire dans une interaction concrète, l’opposition entre les « mœurs oratoires » et les « mœurs
réelles », elle-même fondée sur la dichotomie de l’être et du paraître, perd de sa pertinence et de son
intérêt. Sans doute la présentation de soi peut-elle être confrontée aux images préalables que le sujet a
données précédemment de sa personne ou aux représentations qui circulent de lui ; elle peut être mise
en perspective sur sa réputation ou sur ce qu’on attend de lui en accord avec son statut ou ses
fonctions [5]. Mais elle ne peut être évaluée à l’aune d’une vérité préétablie de sa personne que
l’image projetée se devrait d’exprimer ou qu’elle s’exercerait, au contraire, à dissimuler et à trahir.
Dans un sens, l’insistance de Goffman sur la performance en situation rejoint les préoccupations
aristotéliciennes, même si elle se situe dans un cadre conceptuel très différent. La rhétorique
d’Aristote insiste en effet sur ce que l’orateur montre de lui-même dans l’échange verbal. Elle traite
de ce qu’il construit discursivement lorsqu’il s’adresse aux autres au tribunal, à l’agora ou dans le
cadre d’une cérémonie publique, non de la capacité de la parole à refléter l’être réel du sujet parlant.

Un deuxième point issu de la microsociologie de Goffman entraîne une réélaboration importante de


la notion traditionnelle d’ethos : c’est l’idée que dans toute interaction, même la plus quotidienne et la
plus informelle, l’individu effectue une présentation de soi au service du but recherché dans
l’échange. La construction d’une image de soi n’est donc plus le seul apanage de l’orateur qui se
propose de convaincre un auditoire. Elle est le fait de tout un chacun et participe de tout échange
social, dont elle constitue une dimension intrinsèque. Projeter une image appropriée à la situation ne
contribue pas peu à la réussite de l’interaction, quelle qu’elle soit. Ainsi, l’ethos est une notion qui
relève de tout type d’échange et participe dans toute situation à son bon fonctionnement.

Prenons le cas d’une consultation chez un spécialiste tel qu’il ressort de la petite anecdote suivante. La
patiente, une personne âgée qui souffre d’hypertension, est allée voir dans leur cabinet, tour à tour,
deux médecins réputés dont elle attend de l’aide. Tous deux projettent dès l’abord l’image de
compétence et de sérieux qui sied à leur réputation (et aux honoraires qu’ils demandent dans le cadre
d’une consultation privée). Le premier, cependant, projette une image de spécialiste en homme
supérieur et blasé. Il adopte des manières hautaines qui se traduisent dans le fait qu’il s’adresse de
préférence à la personne qui accompagne la patiente, ne prend pas au sérieux ce que celle-ci lui relate
et lui signifie qu’elle lui paraît en très bonne forme pour son âge et n’a en conséquence pas de quoi se
plaindre. Il lui demande de ne pas prendre sa tension tous les jours, mais de se contenter de le faire
une fois par semaine, en lui expliquant les raisons de ce conseil. La patiente refuse en bloc le discours
du spécialiste, qu’elle qualifie de cynique, et ne suit pas son conseil. Quelques mois plus tard, elle va
en consulter un autre. Celui-ci l’écoute avec attention et bienveillance, prend note de tout ce qu’elle lui
dit, pose un partage du savoir avec la patiente sur tout ce qui concerne ses problèmes de santé vécus et
observés au jour le jour, et n’hésite pas à avouer les limites de la science médicale dans le domaine. Il
lui conseille à son tour de ne pas mesurer sa tension tous les jours. Cette fois, la patiente obtempère
avec la meilleure volonté. Ce n’est pas la compétence véritable des deux spécialistes qui est ici en
cause (comment la malade pourrait-elle la mesurer ?), mais bien la présentation de soi qu’ils
effectuent dans le face-à-face : c’est elle qui détermine la bonne marche et le bon résultat de
l’entretien. Ce ne sont pas seulement les titres du médecin et son statut qui lui confèrent sa légitimité et
son influence, c’est aussi sa « mise en scène », dans le sens goffmanien du terme, qui le rend crédible
en donnant à sa parole le poids nécessaire.

Que la présentation de soi fasse partie des échanges les plus quotidiens et participe même des
interactions privées les plus informelles et les plus spontanées n’est pas sans effet sur la notion
d’ethos. Les successeurs de Goffman y insistent bien : la gestion des impressions ne se rapporte pas
seulement à la programmation consciente de l’effet à produire pour obtenir gain de cause ou parvenir
à ses fins. « Tous les individus contrôlent plus ou moins, par les voies de l’habitude ou par un projet
conscient, les façons dont ils apparaissent aux yeux des autres et à leurs propres yeux », note ainsi
Schlenker (1980 : 7, je traduis). Selon lui, la gestion des impressions se fait souvent de façon non
réfléchie et n’inclut pas nécessairement une intention consciente, encore moins un calcul ou un
subterfuge. Aussi la définit-il comme « la tentative consciente ou inconsciente de contrôler les images
qui sont projetées dans des interactions sociales réelles et imaginaires. Quand ces images se
rapportent au moi, le comportement est dénommé présentation de soi » (ibid.). Il s’agit donc de la
façon dont chacun essaye d’influencer la façon dont les autres perçoivent ses traits de caractère, ses
capacités, ses attitudes, ses intentions et tout ce qui touche à ses diverses caractéristiques
psychologiques, physiques et sociales.

On est bien dans la perspective de Goffman pour lequel la présentation de soi, pivot de toute
interaction sociale (même la plus triviale ou la plus intime), n’a pas besoin d’être consciente et
programmée. Que le sujet en ait ou non le projet, il construit une image de soi qui contribue au bon
fonctionnement de l’interaction. Dans la mesure où sa présentation de soi est modelée par des rôles et
des routines, c’est-à-dire par des schèmes sociaux préétablis, elle est soumise à une régulation socio-
culturelle. Par ce biais également, elle dépasse largement l’intentionnalité du sujet agissant. C’est
donc une conception contemporaine de l’identité comme coconstruite dans l’échange social, et du
sujet comme partiellement conditionné par des forces qui le traversent à son insu, qui permet de
repenser la notion rhétorique d’ethos, désormais étendue à l’ensemble des interactions sociales.
Débordant de toutes parts l’analyse des discours à visée argumentative délimités par les grands
genres de la rhétorique classique, la « présentation de soi » selon Goffman invite à s’attaquer aux
échanges les plus divers, y compris ceux où le sujet est à cent lieues d’effectuer une mise en scène
programmée de sa personne.

Images de soi dans le discours : l’apport de


l’analyse du discours
La tradition issue d’Aristote et les travaux inspirés de Goffman ont donné lieu, dans la recherche
contemporaine, à des investigations aussi nombreuses que diversifiées. Dans les sciences sociales, la
notion de présentation de soi s’est intégrée dans un important courant de recherches sur la gestion des
impressions. C’est la façon dont la mise en scène du moi modèle les comportements et les relations
interpersonnelles qui a retenu l’attention des sociologues et des psychologues [6]. Dans les sciences
du langage, au contraire, on s’est interrogé sur la façon dont le sujet parlant construit une image de
soi dans son discours. En un premier temps, c’est vers la rhétorique qui traite du langage en situation,
plutôt que vers la microsociologie centrée sur les comportements extraverbaux, que se sont tournés
les linguistes.

On a souvent attribué à Oswald Ducrot l’introduction de la notion dans les sciences du langage. Sans
doute cette attribution de paternité est-elle en partie l’effet d’un malentendu. En effet, si Ducrot a
repris la notion aristotélicienne d’ethos (par l’intermédiaire, d’ailleurs, d’un article fondateur, en
1977, de Michel Le Guern sur la rhétorique), c’est principalement pour illustrer un autre propos. Son
étude porte sur la polyphonie et non sur les voies verbales de la présentation de soi. Ducrot se
propose de distinguer entre l’être empirique extralinguistique (extérieur au langage) et les instances
internes au discours, à l’intérieur desquelles il différencie L, le locuteur comme fiction discursive et
λ (lambda), comme l’être du monde, celui dont on parle. C’est uniquement pour clarifier ces
distinctions qu’il s’appuie sur la rhétorique classique dans un passage abondamment repris et que je
reproduis à mon tour :

Une autre illustration de la distinction λ-L, cette fois tirée de la rhétorique et pour laquelle je
m’appuierai sur Le Guern 1981. Un des secrets de la persuasion telle qu’elle est analysée depuis
Aristote est, pour l’orateur, de donner de lui-même une image favorable, image qui séduira
l’auditeur et gagnera sa bienveillance. Cette image de l’orateur désignée comme ethos ou «
caractère » est encore appelée quelquefois – l’expression est bizarre mais significative – «
mœurs oratoires ». Il faut entendre par là les mœurs que l’orateur s’attribue à lui-même par la
façon dont il exerce son activité oratoire. Il ne s’agit pas des affirmations flatteuses qu’il peut
faire sur sa propre personne dans le contenu de son discours, affirmations qui risquent au
contraire de heurter l’auditeur, mais de l’apparence que lui confèrent le débit, l’intonation,
chaleureuse ou sévère, le choix des mots, des arguments (le fait de choisir ou de négliger tel
argument peut apparaître symptomatique de telle qualité ou de tel défaut moral). Dans ma
terminologie, je dirai que l’ethos est attaché à L, le locuteur en tant que tel : c’est en tant qu’il est
à la source de l’énonciation qu’il se voit affublé de certains caractères qui, par contrecoup,
rendent cette énonciation acceptable ou rebutante.

(Ducrot 1984 : 201)

L’emprunt à Aristote via Le Guern vient donc exemplifier une approche en soi féconde, qui remet en
cause l’unicité factice du locuteur. Ducrot insiste ce faisant sur un point que Barthes avait déjà mis en
évidence dans son aide-mémoire sur la rhétorique et qui se situe par ailleurs au centre de la réflexion
sur la gestion des impressions : le locuteur construit son image dans son style – à savoir dans
l’énonciation, le dire, bien plus que dans le dit (dans ce qu’il peut formuler sur lui-même). Il est
intéressant, dans ce contexte, de noter que Ducrot insiste sur le fait que la façon d’argumenter, le
choix et l’utilisation des arguments (le logos) contribuent à modeler l’image de l’orateur. Il ne
poursuit cependant pas plus avant une réflexion sur l’image de soi dans le discours qui lui sert
principalement à illustrer un pan de sa théorie de l’énonciation.

C’est en réalité chez Dominique Maingueneau que se trouve pour la première fois exposée, dans un
cadre à proprement parler linguistique, la notion d’ethos empruntée à la rhétorique, et c’est dans sa
théorie de l’analyse du discours qu’elle reçoit ses premiers développements [7]. À noter que ceux que
l’on trouve dans L’Analyse du discours de 1991 apparaissaient déjà, sous une forme moins explicite,
dans un livre de 1984, Genèses du discours (95-102). L’instance est mise, une fois de plus, sur la
distinction entre l’ethos « dit » et l’ethos « montré » : « Ce que l’orateur prétend être, il le donne à
entendre et à voir : il ne dit pas qu’il est simple et honnête, il le montre à travers sa manière de
s’exprimer. L’ethos est ainsi attaché à l’exercice de la parole, au rôle qui correspond à son discours »
(Maingueneau 1993 : 138). Loin de s’en tenir là, cependant, l’analyste du discours s’attache à
théoriser l’ethos en opérant par rapport à la rhétorique antique deux déplacements majeurs qui
modifient le sens et la portée de la notion. Désormais, elle n’est plus intrinsèquement liée à l’oralité
et, surtout (dans le sillage de la pensée goffmanienne), elle ne se limite plus au champ de
l’argumentation.

En un premier temps, Maingueneau refuse de cantonner l’ethos dans l’art oratoire. Lorsque la parole
vive était adressée à un auditoire physiquement présent, la voix, les gestes, l’expression faciale,
l’apparence extérieure de l’orateur étaient décisifs. Les choses changent dès lors que l’image de soi
est transposée à l’écrit. Non seulement il n’y a plus de face-à-face – la communication y étant par
définition différée –, mais encore tout ce qui se construit concrètement dans l’oralité disparaît. Pour
Maingueneau, cela ne signifie pas que le « ton » et la corporalité ne jouent plus aucun rôle, bien au
contraire. Il est intéressant de voir comment il maintient cette dimension chère à la rhétorique en la
transposant à l’écrit, à une époque où la réflexion contemporaine, avec à sa tête Jacques Derrida, a
radicalement remis en cause la primauté et la centralité de l’oralité en en repensant les rapports avec
l’écriture. L’analyste du discours entend se situer sur un autre plan, soulignant qu’il ne s’agit pas de
revenir « aux présupposés de la rhétorique antique » et de considérer « l’écrit comme la trace, le pâle
reflet, d’une oralité première » (1993 : 139), mais bien « d’admettre […] qu’il y a dans le discours
une vocalité, une façon de gérer la voix, si bien qu’à travers ses énoncés, le discours produit un
espace où se déploie une “voix” qui lui est propre » (1984 : 98). Nous avons tous fait l’expérience
d’un ton de voix qui se dégage d’un texte. Maingueneau donne en exemple le discours cartésien, qui «
n’est pas seulement une chaîne d’arguments, c’est encore cette voix blanche et obstinée qui prend
méthodiquement possession de la page » (1984 :101). Entre différents journaux comme Le Figaro ou
Libération, il y a plus que des divergences d’opinion – des divergences de ton dont l’impact sur le
lecteur est considérable (1991 : 184).

Le ton s’appuie sur un caractère, un ensemble de dispositions mentales, lui-même inséparable d’une
corporalité. Ainsi, pour l’humanisme dévot au ton doux que Maingueneau prend à maintes reprises
comme exemple, le locuteur (qu’il nomme le garant dans le sens où il assume la responsabilité de la
vérité de l’énoncé) apparaît comme mesuré et chaleureux. Ce caractère est en rapport avec une image
corporelle qu’on assigne à celui dont émane le discours. Combien de fois avons-nous dit, en
rencontrant un écrivain ou en voyant la personne dont nous avons lu un article : « Je ne le voyais pas
comme ça ! » Cependant, il faut bien voir que lorsque l’écrit l’emporte sur l’oral, les caractéristiques
psychologiques et physiques ne sont pas données immédiatement et doivent de ce fait être
reconstruites par le lecteur. C’est à travers le niveau de langue, le choix des mots, l’usage des
expressions toutes faites, le rythme, l’humour, etc., que le lecteur va imaginer la voix et le corps de
celui qui lui parle sans qu’il puisse l’entendre ou le voir concrètement.

L’analyse du discours ne se contente cependant pas d’étendre l’ethos à l’échange différé qui est le
propre de l’écriture. Elle le généralise aussi à tous les genres de discours. Fidèle en cela à la
perspective goffmanienne qui conçoit la présentation de soi comme un élément constitutif de tout
échange, elle considère que le locuteur construit une image de soi dans chaque prise de parole,
qu’elle relève ou non d’un art de persuader. Elle s’intéresse dès lors aussi bien aux discours à visée
persuasive qu’« à des textes qui ne présentent aucune séquentialité de type argumentatif […] et qui ne
s’inscrivent même pas nécessairement dans des situations d’argumentation » (Maingueneau 1999 : 75-
76). En bref, il n’est pas nécessaire de se lancer dans une entreprise de persuasion où il faut paraître
crédible pour construire un ethos : celui-ci est indissociable de l’utilisation du langage par un sujet
parlant. Il en résulte, non seulement que l’ethos traverse le discours de part en part et apparaît dans les
situations de communication les plus diverses, mais aussi qu’il n’est pas nécessairement conscient et
programmé. On retrouve chez Maingueneau, transposé à l’écriture, le principe qui guide l’analyse
des interactions en face à face chez Goffman.

L’analyse du discours reprend également à Goffman, bien que sur un plan discursif et institutionnel,
l’importance des cadres sociaux qui modèlent les images de soi. Elle pose en effet que leur
production participe toujours d’une activité verbale régulée. « Partie prenante de la scène
d’énonciation », elle est soumise à ses contraintes (1991 : 82). Cette scène se subdivise, selon
Maingueneau, en une « scène englobante » et une « scène générique ». Pour illustrer la première
catégorie, on peut citer le discours politique, religieux, ou encore philosophique, littéraire ou
publicitaire. Il est clair que ces cadres imposent des modes spécifiques de présentation de soi.
L’homme politique ne projettera pas la même image de sa personne que le romancier, et l’image du
philosophe ne sera pas évaluée à l’aune de celle que doit donner de sa personne un évêque. Tributaire
de cette scène englobante de type général, la « scène générique » est liée au contrat attaché au genre
comme institution discursive. On peut penser au sermon dans le registre du religieux, à l’éditorial
dans l’espace du journal, au discours de campagne dans le champ politique. Le même chef d’État
modèlera différemment son image selon qu’il parle dans un conseil des ministres, dans une
allocution télévisée de Nouvel An ou dans un discours adressé aux militants à la veille d’un vote. En
d’autres termes, l’image de soi est conditionnée par des cadres sociaux et institutionnels préexistants
dans la logique desquels elle s’inscrit. Ils lui imposent une distribution préalable des rôles et
déterminent ses possibles.

Quant au libre choix du locuteur, il se traduit (et semble se réduire) pour Maingueneau à l’adoption
d’une « scénographie ». Il entend par là un scénario que le locuteur sélectionne à l’intérieur du cadre
fourni par le genre, et qui lui permet de moduler son image. Ainsi, le chef d’État qui s’adresse à
l’ensemble des citoyens dans son allocution télévisée du Nouvel An peut-il choisir, parmi bien
d’autres, le scénario du père de famille avisé et bienveillant s’adressant à ses enfants. La scénographie
montre le travail de légitimation qui s’effectue à travers elle par un mouvement en boucle : l’image
légitimée par le cadre discursif le légitime à son tour. Ainsi, Maingueneau note dans son article en
ligne [8] que « quand un homme des sciences s’exprime ès qualités à la télévision, il se montre à
travers son énonciation comme réfléchi, mesuré, impartial, etc., à la fois dans son ethos et le contenu
de ses paroles : ce faisant, il définit en retour implicitement ce qu’est l’homme de science véritable et
s’oppose à l’antiethos correspondant ». De même, quand un représentant de l’extrême droite se
montre en « homme-du-peuple-qui-dit-la-vérité-nue » et dénonce l’hypocrisie des autres, il définit de
ce fait même les normes du discours politique légitime. En bref, l’image de soi participerait d’une
réflexivité du discours qui contribuerait à un travail de légitimation.

Il faut souligner que les rôles qu’endosse délibérément le locuteur dans le scénario de son choix font
partie d’un arsenal préexistant. Ils répondent à des modèles culturels prégnants (le pater familias,
l’homme du peuple qui dit la vérité nue) et se réfèrent aux représentations collectives du groupe.
C’est dire que l’image de soi est doublement déterminée, à la fois par les règles de l’institution
discursive et par un imaginaire social. Dans la mesure où elle s’élabore dans des cadres contraignants
en fonction de modèles culturels entérinés, elle témoigne de la force de l’institution et de l’idéologie
ambiante. L’ethos dans l’ad est donc loin de manifester, comme dans la rhétorique à laquelle la notion
est empruntée, une efficacité discursive qui permet au sujet de se constituer librement dans un faire. Il
montre tout au contraire la façon dont le sujet parlant construit son identité en s’intégrant dans un
espace structuré qui lui assigne sa place et son rôle. En étudiant les conditions sociales et
institutionnelles dans lesquelles seules l’ethos discursif peut se constituer et produire son effet,
l’analyse du discours entend mettre à nu la logique des rapports que le sujet parlant noue au social.

On peut cependant se demander quelles fonctions l’ethos remplit dans la communication verbale à
partir du moment où il n’est plus au service d’une visée persuasive. Selon Maingueneau, l’ethos
arraché à ses déterminations rhétoriques n’en appelle pas moins à une « adhésion ». Celle-ci prend
toutefois un sens tout à fait différent de celui que lui confèrent la rhétorique et les théories
contemporaines de l’argumentation qui en sont issues. Ainsi, par exemple, la nouvelle rhétorique de
Perelman (1970 [1958]), qui se donne comme un héritier d’Aristote, traite de l’ensemble des moyens
verbaux qui permettent de susciter l’adhésion des esprits à une thèse. Il s’agit pour l’orateur
d’emporter la conviction par l’usage du logos, qui est à la fois parole et raison, en l’alliant à l’ethos
et au pathos. C’est dire que l’adhésion demandée est indissociable de la rationalité, seule capable
d’assurer dans les affaires humaines un accord entre les hommes sur tous les sujets controversés.
Dans la perspective de Maingueneau [9], au contraire, l’adhésion ne passe pas par un assentiment sur
ce qui paraît plausible et raisonnable à un groupe donné. Elle est conditionnée par la place
qu’occupent les partenaires de l’échange dans un espace socioinstitutionnel et dans une configuration
idéologique. C’est en effet « au-delà de la persuasion par des arguments » que « la notion d’ethos
permet […] de réfléchir sur le processus plus général de l’adhésion des sujets à une certaine position
discursive » (1999 : 76).

C’est ainsi que le locuteur appelle à un mouvement d’identification qui n’a rien d’un choix délibéré et
rationnel : il se doit de « mobiliser [le coénonciateur] pour le faire adhérer “physiquement” à un
certain univers de sens » (1999 : 80). Il y parvient à travers la vocalité et la corporalité dont se
soutient son ethos tel qu’il est transposé à l’écrit. Le lecteur, on l’a vu, est invité à reconstruire à partir
de divers indices textuels un caractère et un corps qu’il assigne à la source énonciative. Mais il ne se
contente pas de donner ainsi une présence physique au garant. Il « incorpore » également des schèmes
« qui correspondent à une manière spécifique de se rapporter au monde en habitant son propre corps
». Ce mouvement constitue à son tour un corps social, celui de tous ceux qui adhèrent à ce discours.
Cette conception de l’incorporation a pour effet évident de court-circuiter l’argumentation et le
partage raisonné de la parole en leur substituant une adhésion de type spontané qui passe par le corps
et se présente comme l’assimilation automatique et irraisonnée d’un rapport au monde. L’efficacité
discursive s’exprime dans une « régulation euphorique » entre le « sujet qui soutient [le discours] » et
« le lecteur qu’il prétend avoir » (1991 : 100). On est loin de l’adhésion de la nouvelle rhétorique et
de la conception de liberté du sujet ou de la rationalité qu’elle postule. La notion d’incorporation,
comme le conditionnement social du locuteur, est révélatrice d’une conception du sujet parlant et de
son rapport au monde qui est en rupture totale avec celle de la rhétorique classique. On ne s’étonne
donc pas que Maingueneau déclare vouloir prendre ses distances par rapport à la rhétorique – selon
lui, ses formes sont « solidaires de configurations du savoir et de pratiques irrémédiablement
disparues » ; « l’analyse du discours implique un “ordre du discours” irréductible au dispositif
rhétorique » (Maingueneau 2005 : 65).

En résumé, on peut dire que la position de l’analyse du discours exemplifiée par Maingueneau allie
l’insistance sur le caractère discursif de l’image de soi et sa centralité au-delà des interactions en face
à face, d’une part, et une conception contemporaine du sujet dans la langue, de la construction verbale
de l’identité et de la primauté des cadres sociaux et institutionnels, d’autre part. Ce faisant, elle
reprend à la rhétorique la notion d’ethos ; mais elle le fait en la remodelant en profondeur au gré
d’une transformation du principe de base selon lequel le discours est émis par un sujet intentionnel
dans le but de persuader un auditoire.

L’ethos au prisme de l’argumentation dans le


discours : ouvertures
Au premier abord, les tensions qui ressortent de ces trois approches ne semblent pas faciles à
résorber. La rhétorique, la microsociologie et l’analyse du discours proposent des conceptions
divergentes de l’ethos qui reposent sur des façons différentes, sinon contradictoires, d’envisager le
rôle de la raison et de l’identification passionnelle, la nature de l’identité, le statut du sujet,
l’importance de la programmation ou le poids de la responsabilité individuelle. La présentation de
soi est-elle nécessairement liée à une entreprise de persuasion fondée sur un partage du logos, ou
court-circuite-t-elle la parole raisonnée pour entraîner l’auditoire par d’autres biais ? La rhétorique
s’oppose ici aux courants contemporains : elle propose une conception de l’adhésion que l’analyse du
discours selon Maingueneau et les avancées contemporaines de la sociologie reformulent sur un
mode radicalement différent. Cette interrogation se double de celle qui se rapporte à une conception
de la subjectivité : l’ethos est-il le fruit d’une stratégie sciemment mise en place par le locuteur pour
persuader l’autre, ou le résultat des contraintes qui pèsent sur tout énonciateur dans des cadres
sociodiscursifs donnés ? En d’autres termes, le sujet parlant est-il libre d’élaborer une image de soi
qui correspond aux visées de son choix ou endosse-t-il, souvent à son insu, celle que lui imposent les
règles et les rites de l’échange social ? Cette interrogation est elle-même liée aux questions de
l’agentivité et de la responsabilité : le locuteur projette-t-il son image de soi, comme le veut la
rhétorique, en véritable agent qui agit et prend des responsabilités dans les affaires humaines ou,
comme le suggèrent la microsociologie et l’analyse du discours, en sujet modelé par les modèles et
les routines de sa communauté ? C’est, enfin, la question de l’identité que mettent en jeu les
conceptions différentes de la construction de l’ethos : l’échange est-il l’espace où la présentation de
soi construit des identités individuelles et sociales au sein de pratiques sociodiscursives, ou est-il
plutôt celui où une identité stable s’exprime (ou se travestit) à travers la fabrication d’une image de
soi en quête d’efficacité ?

Toutes ces questions seront examinées dans les pages qui suivent, au fil de réflexions regroupées
autour d’exemples et d’études de cas. Plusieurs prises de position s’y affirment cependant d’entrée de
jeu, qui offrent un cadre au questionnement aussi bien qu’à l’analyse concrète. La première repose
sur le principe de l’argumentation dans le discours (Amossy 2010) selon lequel tout énoncé a une
dimension argumentative : même lorsqu’il ne vise pas expressément à persuader, il influe sur des
façons de voir et de penser. En d’autres termes, l’argumentativité traverse de part en part le discours.
Il en résulte que toute présentation de soi oriente bon gré mal gré la façon dont le destinataire perçoit
la personne du locuteur et, corollairement, la teneur de son discours. Même si elle ne relève pas d’une
entreprise rhétorique concertée, elle agit sur l’autre et, à travers lui, sur le réel. Dans ce sens, l’ethos
discursif (qui se construit dans le discours) est par définition un ethos rhétorique (qui vise à avoir un
impact sur l’autre).

En même temps, la présentation de soi permet au locuteur de construire une ou des identités dans le
dynamisme de l’interaction. Ceci nous amène à notre seconde prise de position, qui consiste à
assimiler totalement la notion d’ethos à celle de présentation de soi élargie, au-delà des interactions
réelles en face à face, à l’ensemble des échanges verbaux. La présentation de soi est le fait, non
seulement du délibératif, du judiciaire et de l’épidictique dont traite la rhétorique classique, mais aussi
de toute énonciation. À cela s’ajoute l’hypothèse du lien étroit qui lie la construction d’image à la
construction identitaire. En d’autres termes, il faut s’éloigner de la conception classique d’une identité
fixe et stable semblable à une entité préexistante qui trouverait seulement à se manifester ou à se
travestir dans le discours. L’échange verbal est un dynamisme au sein duquel se mettent en place des
identités sociales – liées à des appartenances de groupe – et des identités individuelles – liée à une
différenciation par rapport aux collectivités.

Une troisième prise de position, indissociable des deux autres, appelle à considérer la mise en scène
que le locuteur effectue de sa propre personne dans son discours comme un phénomène unifié dont il
faut saisir les modalités et les enjeux à la fois dans leur similitude et dans leur diversité. On fait
l’hypothèse que l’ethos, comme l’énonciation, le dialogisme ou l’argumentativité, est une dimension
constitutive du discours. En tant que tel, il est en relation dynamique avec les autres dimensions
constitutives : il est ancré dans l’énonciation, il est foncièrement dialogique et nécessairement doté
d’une dimension, sinon d’une visée argumentative. On part aussi du principe, d’ores et déjà entériné,
que le phénomène de la présentation de soi (ou de la construction discursive de l’ethos) trouve à se
différencier en fonction des genres et des situations de discours. On adoptera donc ici une perspective
résolument sociodiscursive : la présentation de soi est sans doute un phénomène universel, mais elle
ne s’en effectue pas moins dans des cadres sociaux et institutionnels qui commandent ses modalités
singulières.

Ces principes peuvent être considérés comme autant d’hypothèses de travail qui offrent à
l’investigation son cadre conceptuel et seront mises à l’épreuve des corpus. On tentera tout d’abord
d’élaborer quelques aspects généraux de la présentation de soi et en particulier, son indexation à un
imaginaire social et son rapport au pouvoir.

Notes

[1] Je reprends volontiers à mon compte la remarque de Frédérique Woerther qui note dans son
ouvrage sur L’Èthos aristotélicien (2007 : 14) que « l’ad est loin d’épuiser toutes les caractéristiques
de l’èthos dans la rhétorique », visant « plutôt à établir une définition consensuelle qui servira de base
à l’élaboration de théories nouvelles ».
[2] Que nous transcrirons « ethos », sans accent – l’accent aigu dont on affuble souvent le terme
(éthos) étant incorrect – la transcription d’appellerait plutôt un accent grave, èthos. Il nous a paru plus
simple de faire l’économie de l’accent, suivant en cela la norme de Images de soi dans le discours et
de la pratique anglo-saxonne. On utilisera néanmoins, par souci de correction, le pluriel grec ethè (et
non « des ethos », comme on le lit parfois).
[3] En ce qui concerne la vertu, cf. Meyer 2008 : 154 : « Se poser en personne morale emporte
toujours la conviction, tandis que se réclamer de fins éparses ou de passions, qui dominent le désir au
point de le rendre exclusif, n’a rien de très persuasif. »
[4] Woerther (2007 : 231), de son côté, insiste sur le fait que chez Aristote, l’orateur doit construire
son ethos en s’adaptant à son auditoire en fonction du régime politique dont participe celui-ci : son
caractère politique manifeste la nécessaire variabilité qui assure son efficacité dans un cadre donné.
[5] Nous en traiterons en termes d’ethos préalable dans le troisième chapitre.
[6] On en trouvera un bon aperçu dans la synthèse de Mark R. Leary et Robin M. Kowalski (1990).
Voir aussi, parmi beaucoup d’autres, Tedeschi (1981) et Baumeister (1982).
[7] On en trouvera une bonne synthèse dans « L’ethos, de la rhétorique à l’analyse du discours »,
http://pagesperso-orange.fr/dominique.maingueneau/intro_company.html.
[8] http://pagesperso-orange.fr/dominique.maingueneau/intro_company.html
[9] Comme d’ailleurs dans la perspective de Viala inspirée de la sociologie des champs de Bourdieu
– on y reviendra dans le troisième chapitre.
Chapitre 2. Les modèles culturels de la
présentation de soi
Imaginaire social et stéréotypage

Qu’elle soit individuelle ou collective, la construction d’une image de soi est toujours tributaire d’un
imaginaire social. Et cela, pour plusieurs raisons évidentes. L’idée que je me fais de ma personne et
que je tente de transmettre à autrui, la façon dont je me comporte dans mon rapport à l’autre, est
nécessairement l’effet d’une socialisation. Si je me vois et me conduis en mère, en professeur
d’université, en députée socialiste, ce n’est pas seulement en fonction de ma façon unique d’incarner
ces rôles. Je peux certes avoir ma version personnelle – mais c’est toujours sur la base des
représentations sociales qui circulent dans la société dont je suis membre. Qui plus est, une
présentation plus ou moins conforme de ma personne en mère ou en enseignante s’impose en termes
d’identité sociale. C’est dans l’échange, et donc en fonction de normes partagées, que je construis une
identité à l’intention de mes partenaires. En dehors de tout modèle, le comportement individuel paraît
incohérent, la mise en scène du moi reste opaque et sans effet. S’approprier l’image stéréotypée d’une
catégorie sociale est donc indispensable aussi bien en termes de construction d’identité qu’en termes
de communication efficace. Sans doute une représentation sociale peut-elle être plus ou moins rigide
et comporter des variantes, des modulations, voire des transformations. Mais en dehors de toute
figure ancrée dans l’imaginaire social, la présentation de soi ne peut être qu’aberrante, avec toutes les
crises d’identité et les dérèglements qu’entraînerait semblable infraction.

On tentera ici de donner un ancrage théorique à cet aspect de la présentation de soi, et d’examiner les
différentes questions que soulève l’indexation de l’ethos à un stock d’images préexistantes. On partira
des représentations collectives figées pour voir comment elles nourrissent l’ethos individuel et lui
confèrent son poids dans des genres de discours codés où une répartition conventionnelle des rôles
s’impose. On se penchera ensuite sur divers cas problématiques : ceux des échanges verbaux où
l’originalité et la singularité sont de rigueur, mais aussi où le locuteur se confronte à l’absence d’un
modèle culturel unifié susceptible de soutenir son projet. Cette analyse sera prolongée par un bref
examen des effets que produit un déchiffrement en décalage avec la programmation initiale du
locuteur. L’allocutaire, lorsqu’il use d’une autre grille de lecture soit parce qu’elle repose sur des
valeurs et des hiérarchies différentes, soit parce qu’elle active d’autres modèles culturels, peut vouer
à l’échec la présentation de soi du sujet parlant.

Mais il faudra aussi s’interroger sur le rapport qu’entretien le stéréotypage de l’ethos avec de la
revendication, voire le repli, identitaire. En effet, à travers la conformité de la présentation de soi à un
modèle culturel préexistant, les partenaires se retrouvent entre eux et se distinguent des autres. Ils
construisent ainsi une identité de groupe qui est à la source d’une distinction diversement interprétée,
selon qu’elle provient de l’extérieur ou de l’intérieur de la communauté. Elle peut délimiter l’espace
d’une clôture du groupe sur lui-même, voire d’un enfermement dans un ghetto identitaire. Elle peut
aussi être l’affirmation d’un élitisme et l’arme d’un pouvoir.
Stéréotype et stéréotypage
À l’orée de cette réflexion, quelques préliminaires sur le stéréotypage s’imposent [1]. Le stéréotype
se définit comme une représentation collective figée, un modèle culturel qui circule dans les discours
et dans les textes. Il favorise la cognition dans la mesure où il découpe et catégorise un réel qui
resterait sans cela confus et ingérable. Le sujet ne peut connaître le monde sans catégories préétablies,
il ne peut agir dans la vie quotidienne que s’il ne lui est pas possible de ramener la situation nouvelle
à un schème d’ores et déjà connu. En même temps, le stéréotype a été stigmatisé en raison de son
pouvoir de simplification excessive et de son figement. Il présente le réel sous une forme
schématique et immuable, quand il ne le déforme pas purement et simplement en faisant circuler des
images toutes faites à travers lesquelles nous interprétons (souvent à mauvais escient) le monde
environnant. Surtout, le stéréotypage révèle ses effets nocifs quand il s’attache à l’image des groupes
sociaux et mène à juger un individu en le réduisant à l’image simplifiée, sinon faussée, du groupe
dont il fait partie. Lorsque ces jugements sont négatifs, ils relèvent du préjugé et conduisent à la
discrimination. Les dégâts sont d’autant plus importants que le stéréotype s’avère difficile à éradiquer
et que les schèmes collectifs figés sont peu propices au changement. Telles sont les positions les plus
marquantes des psychologues sociaux qui se sont penchés sur le phénomène du stéréotype depuis la
première moitié du xxe siècle pour en fournir de nombreuses études de terrain.

Il faut noter que la schématisation et la catégorisation de l’autre, qui éveillent tant d’inquiétudes, sont
indissociables de la construction identitaire du sujet, qui passe elle aussi par un processus de
stéréotypage. Un groupe social se fait nécessairement une certaine idée de lui-même, qu’il construit
en la contrastant avec celle qu’il possède des autres groupes. On a souvent insisté sur le fait que cette
différenciation servait dans bien des cas à rehausser l’image du in-group (l’endogroupe) en
dévalorisant ou en minimisant la valeur du groupe extérieur (out-group ou exogroupe). Quoi qu’il en
soit, la représentation que l’individu se fait de lui-même en tant que membre d’une nation, d’une
classe, d’une profession, d’une communauté, prend corps dans la façon dont il se présente dans les
interactions sociales. Il moule inconsciemment ou délibérément son ethos discursif sur un modèle
culturel entériné, se construisant ainsi une identité qui le situe. Parfois, il entend se revendiquer
explicitement de ces groupes. Souvent, il adopte et rejoue un rôle qu’il a intériorisé et qui est devenu
un automatisme. Le processus de stéréotypage tel qu’il se produit dans la présentation de soi apparaît
donc comme une pièce centrale de la communication intersubjective et un élément intrinsèque du jeu
d’influence qui la caractérise. En se présentant en homme de sciences, en Parisien, en grand
bourgeois, en père de famille, le locuteur manifeste sa légitimité à intervenir dans un domaine donné
en même temps que son autorité ; il appelle son allocutaire à respecter les règles du jeu ou à
s’identifier avec lui (en tant que semblable).

Bien entendu, le stéréotypage n’implique pas une conformité sans faille. Il faut bien voir que le
stéréotype, qui est composé d’un noyau thématique (le Noir, l’artiste, le New-Yorkais, le patron)
s’accompagne d’une série d’attributs dits obligés, mais qui ne sont pas tous activés dans chacune de
ses occurrences. Un ou deux traits typiques permettent en général de reconstruire l’ensemble et de
rapporter la représentation nouvelle au modèle emmagasiné dans la mémoire culturelle. C’est dire
que le stéréotype, défini comme une image figée, permet du jeu dans son actualisation. Ainsi, le Juif
allemand, que les Israéliens ont surnommé « Yecke », peut se montrer minutieux, ponctuel, organisé,
érudit et formel sans exhiber le manque total de sens de l’humour que l’image stéréotypée lui attribue
; il n’en sera pas moins reconnaissable à ses concitoyens. Bien des modèles sont d’ailleurs plus flous
que les stéréotypes ethniques ou nationaux, et permettent des variations assez considérables. Sans
doute y a-t-il différentes façons d’actualiser le chef d’entreprise ou le père de famille, en
sélectionnant l’une des versions disponibles dans une culture donnée, en activant certains traits plutôt
que d’autres ou en les combinant d’une façon particulière en fonction de la situation de discours et
des effets escomptés. Il est aussi possible de subvertir le modèle : mais dans ce cas également, l’image
nouvelle ne peut faire sens que sur le fond du stéréotype qu’elle rejette. Ainsi, le père qui se présente
à ses enfants en copain, refusant tous les insignes de l’autorité et les modèles patriarcaux, se définit en
opposition à ceux-ci – finissant par produire, par la répétition et la multiplication de cette présentation
de soi, un nouveau stéréotype de père moderne et décontracté. C’est donc la dynamique du
stéréotypage qui est décisive dans la construction de l’ethos. La reproduction pure et simple d’une
représentation figée est rare et elle produit généralement un effet caricatural.

L’essentiel est, en l’occurrence, que l’ethos se construit à partir d’une représentation préexistante qui
fait partie d’un imaginaire collectif. On peut reprendre ici la notion d’« imaginaire sociodiscursif »
avancée par Charaudeau (2007 : 85) qui pose que « les imaginaires sont engendrés par les discours
qui circulent dans les groupes sociaux, s’organisant en systèmes de pensée cohérents créateurs de
valeurs, jouant le rôle de justification de l’action sociale et se déposant dans la mémoire collective ».
Ancrés dans les représentations sociales, ces imaginaires sociodiscursifs varient selon la nature du
groupe. Charaudeau donne comme exemple de deux imaginaires différents au sein de la société
française deux lois qui ont été défendues au Parlement français, l’une (la loi Taubira) visant à
condamner l’esclavage comme crime contre l’humanité et l’autre (la loi Gayssot) demandant de
reconnaître les bienfaits de la colonisation française. À l’imaginaire de la souveraineté populaire
fondé sur l’égalité s’oppose ici un imaginaire fondé sur l’élitisme culturel qui justifie l’éducation des
peuples. Dans cette optique, on voit bien que les représentations collectives qui circulent dans un
imaginaire sociodiscursif donné sont en prise sur une doxa : un ensemble d’opinions, de croyances,
de représentations propres à une communauté et qui ont à ses yeux valeur d’évidence et force
d’universalité. Notons que les tenants des causes opposées qu’évoque Charaudeau se présentent tous
deux comme des citoyens engagés dans les affaires de la cité qui s’impliquent pleinement dans
l’édification de la mémoire culturelle de la nation. De ce point de vue, ils participent d’une même
doxa, celle qui valorise l’engagement personnel dans la gestion des affaires publiques et donne un
grand poids à la représentation officielle de l’Histoire nationale. Derrière ce front commun, ils
présentent cependant des divergences notables : ce sont celles qui séparent le citoyen imbu des valeurs
républicaines héritées de la Révolution se posant en défenseur des Droits de l’homme, du Français
attaché à la supériorité de sa culture et à la mémoire de ses acquis, conservateur qui soutient l’élitisme
occidental. Ainsi, toute construction d’ethos s’appuie sur les valeurs et les opinions de la
communauté, qu’elle conforte en retour.

La distribution des rôles dans les genres codés


Le degré de stéréotypage et la liberté octroyée au locuteur par rapport aux modèles dominants varient
en fonction des genres de discours qu’il mobilise. Chaque genre de discours comporte, on l’a dit, sa
propre distribution des rôles. Ce casting exerce des contraintes plus ou moins fortes sur la
présentation de soi du locuteur. Pour assurer la bonne marche de l’interaction, il doit se plier à
certaines règles et accepter de jouer le rôle qui lui a été imparti. Ce rôle, comme au théâtre, peut être
plus ou moins librement interprété. On peut effectuer des variantes sur le modèle du médecin dans
son cabinet de consultation, du professeur dans une classe de lycée, de la caissière dans un
supermarché. On peut infléchir de diverses façons l’image de l’orateur dans une cérémonie de
commémoration, du journaliste dans un article d’information, du client dans une lettre de
réclamation. Il n’en reste pas moins que le comportement verbal du locuteur se plie aux impératifs du
genre et que son ethos passe nécessairement par un processus de stéréotypage qui garantit le bon
fonctionnement de l’échange.

Prenons, par exemple, les lettres de réclamation telles que Séverine Hutin les a analysées dans une
étude réalisée sur un corpus de correspondances adressées à France-Telecom et à l’edf. Dans des
écrits destinés à une entreprise de service public où les partenaires sont liés par une relation de
service, « le scripteur est […] soumis à l’image des clients ayant déjà été en position de réclamants
avant lui » (2003 : 304). En d’autres termes, l’image qui guide sa présentation de soi face à
l’entreprise est celle du groupe de la clientèle réclamante dont le destinataire, par définition
professionnel, se fait nécessairement une idée préalable. En particulier, il risque de se voir affubler
d’une image de « râleur » et se doit de déjouer celle-ci pour mener son entreprise à bien. Hutin
dégage les traits censés projeter un ethos de crédibilité susceptible de favoriser une réaction positive
à la demande de l’épistolier. Ainsi, il se dit non seulement client, mais bon client, en l’occurrence bon
payeur respectueux des délais, utilisant fréquemment les services de l’entreprise à laquelle il reste
fidèle, admettant éventuellement ses erreurs et soucieux de régler ses problèmes avec l’entreprise. En
même temps, l’ouverture de la lettre le montre souvent en proie à une émotion de mécontentement ou
de surprise. Cette mise en condition lui permet de construire dans la suite un ethos de « client-
scripteur manifestant ses exigences », donc de « détenteur de droits », ce que souligne souvent le style
impératif qui manifeste une position de force face à l’entreprise à qui l’on impute des devoirs.
L’analyse de Hutin se penche longuement sur la façon dont une énonciation jouant du « je » et du «
nous », et riche en formules figées, construit cet ethos. En même temps, elle considère que par
certains aspects, comme l’émotion ou l’évocation de circonstances privées, le scripteur « sort de son
rôle social pour apposer la marque d’un être au monde. […] La relation commerciale se mêle ainsi
d’une relation interpersonnelle » (ibid. : 361). Celle-ci reste toutefois minimale dans la mesure où elle
participe d’un rite d’interaction doté d’une législation qui, pour être tacite, n’en est pas moins
contraignante. La présentation de soi du client qui écrit une lettre de réclamation se trouve donc
régulée par un modèle préexistant qui guide, sciemment ou non (il n’y a pas de manuel du parfait
réclamant !), une mise en scène du moi qui doit atteindre son objectif – recevoir satisfaction de
l’entreprise. Dans ce genre épistolaire, comme dans tous les genres fortement codés, le stéréotypage
est de rigueur.

Un processus similaire caractérise les genres où la distribution des rôles est plus spectaculaire – en
particulier ceux qui relèvent de la mise en scène publique comme le débat télévisé. Dans ce cadre, une
analyse de Marcel Burger introduit une distinction intéressante entre l’ethos « typifié » et l’ethos «
émergent » qui correspond à la distinction établie ici entre le modèle culturel entériné et son
actualisation par un agent particulier. En effet, l’ethos typifié « constitue une identité attendue en vertu
du genre d’activité dans laquelle les participants s’engagent. Les ethè typifiés représentent dans ce
sens des agents types idéaux au niveau global de la communication ». Burger entend par là des rôles
liés au format du débat – par exemple, « débattant » ou « régulateur » – qui sont intériorisés par les
participants. Cependant, ces ethè doivent être réalisés (concrétisés et joués) dans l’émission pour que
celle-ci puisse atteindre ses objectifs par rapport aux autres participants du débat et, au-delà, face aux
spectateurs. À noter que le stéréotypage des participants s’accomplit non seulement en fonction de la
répartition des rôles prévue par le genre, mais aussi selon les impératifs du type de débat télévisé en
question. Burger distingue principalement entre les débats citoyens où la crédibilité est une condition
de l’argumentation et les débats « témoignage » qui sont axés sur le divertissement et encouragent
l’expression des sentiments. Les partenaires du débat s’engagent dans des types différents
d’interaction selon qu’il s’agit de convaincre ou d’amuser. L’animateur endosse également un
personnage différent selon qu’il participe à l’une ou l’autre de ces catégories d’émission. Bien que
Burger ne précise pas la nature des ethè typifiés de l’animateur ou du débattant, il s’agit clairement de
l’idée de rôles génériques, et donc fortement stéréotypés, auxquels les acteurs doivent se conformer.
Les ethè émergents, qui désignent les comportements verbaux des acteurs réels, permettent des
variantes mais doivent en fin de compte concrétiser d’une façon ou d’une autre l’ethos dit typifié (le
modèle). En d’autres termes, le comportement verbal de chacun lui permet de réaliser, au fur et à
mesure de l’interaction, l’identité d’animateur ou de débattant qui sont au fondement du genre.

Ces cas de figure montrent que le locuteur, qui se présente à l’aide d’un modèle correspondant à la
distribution préalable des rôles inhérente au genre, le fait de façon plus ou moins réfléchie et apprise.
Sans doute celui qui écrit une lettre de réclamation cherche-t-il une stratégie susceptible de lui valoir
une réponse favorable de l’entreprise et programme- t-il sa mise en scène dans cet objectif. Mais il
n’a pas conscience de se conformer à l’image préexistante d’un groupe ni même, la plupart du temps,
d’appartenir au groupe des réclamants. Cette catégorie, qui est claire et nette pour le lecteur
professionnel de l’entreprise, n’est souvent pas pensée comme telle par celui qui entend faire une
demande individuelle dont il attend un bénéfice concret. Dans de très nombreux cas, le locuteur qui
choisit un genre de discours relevant d’une pratique de la vie quotidienne obéit à des normes tacites. Il
adopte un comportement verbal issu d’un apprentissage vécu, dont le caractère collectif et
contraignant lui échappe au moins en partie. La construction d’un ethos discursif relève d’un habitus
au sens de Bourdieu – un ensemble de dispositions acquises qui constituent une sorte d’« inconscient
culturel ». C’est l’analyste qui dégage la régulation d’une présentation de soi dont le caractère
stéréotypé échappe à l’agent qui accomplit la performance.

Dans le cas de l’animateur d’un débat télévisé citoyen ou d’une émission de divertissement, par
contre, le stéréotypage relève d’une compétence professionnelle qui est nécessairement plus
réfléchie. La personne qui joue ce rôle connaît les règles du jeu et sait à quel modèle elle doit se
conformer pour assurer la réussite de l’émission et garantir son propre succès. Il ne s’agit pas
simplement d’habitus, mais de la mise en pratique d’une connaissance acquise et de la conscience
professionnelle du rôle à incarner. Ce rôle fait d’ailleurs parfois l’objet d’un enseignement dans des
formations ou dans des manuels écrits à cet effet. Qu’on songe, non seulement au journaliste censé
suivre une certaine déontologie, mais aussi au discours diplomatique qui, depuis le xvie siècle fait
l’objet d’innombrables études et traités prescrivant aux diplomates des lignes de conduite et leur
fournissant un modèle idéal à réaliser dans les divers cadres génériques qu’ils pratiquent. On peut
aussi penser aux stages et aux cours que les entreprises fournissent aujourd’hui à leurs employés et
leurs cadres pour leur apprendre à projeter face à leur auditoire l’image qui convient à leurs
fonctions et à l’objectif poursuivi.

Le stéréotypage paradoxal de l’unicité : de


l’autobiographie de star au pamphlet
Le stéréotypage recouvre donc, en un premier temps, des routines d’interaction où les participants se
conforment à un modèle culturel préétabli au gré d’un habitus qui gouverne leurs comportements
verbaux. Il préside aussi à toute présentation de soi qui doit exhiber, de façon plus ou moins
programmée, une compétence professionnelle. Dans tous les cas, le locuteur construit dans son
rapport à l’autre une identité qui passe par les représentations sociales de sa collectivité.
Paradoxalement, ce processus de stéréotypage intervient également dans des genres où le locuteur est
censé se présenter dans son unicité.

C’est ce qui se produit dans l’autobiographie des stars hollywoodiennes que j’ai étudiée dans un
ouvrage déjà ancien, Les Idées reçues (1991). L’intérêt du stéréotypage provient ici du fait que
l’autobiographe se donne comme la source authentique du portrait. Même quand le livre est rédigé
par un « nègre », le narrateur à la première personne dit livrer son récit de vie dans ses propres
termes, afin de tenir la promesse du genre – en l’occurrence, permettre au lecteur de rencontrer la
personne réelle, l’être de chair et d’os par définition singulier qui se cache derrière le masque. Celui-
ci consiste en une double image collective figée – celle de la star hollywoodienne comme catégorie
d’êtres voués au loisir, à la dépense et à l’amour ; et celle de la catégorie particulière dans laquelle la
vedette de cinéma se range au gré d’une véritable fabrication menée à bien par l’industrie
cinématographique. Chacun doit se couler dans un moule préfabriqué : l’adolescent rebelle (James
Dean), le séducteur latin (Rudolph Valentino), la vamp-enfant (Marilyn Monroe), la garce (Bette
Davis)… Dans l’autobiographie, la présentation de soi du narrateur ou de la narratrice peut tenter de
dénoncer ou de déconstruire le stéréotype (le moi en vamp-enfant ou en garce), elle ne peut en aucun
cas l’éluder. C’est en effet le rapport de la star à la représentation tout en glamour de sa personne que
le public veut percevoir dans ses écrits intimes ; c’est la façon dont elle s’est vécue en vedette et en
vamp-enfant qu’il veut découvrir. S’il lui importe de connaître la vérité de Norma Jean, c’est
uniquement parce qu’elle est devenue Marylin Monroe.

Or, cette confrontation avec le moi stéréotypé obéit elle-même à une stratégie globale constitutive du
genre. Il s’agit d’une règle tacite qui pose que le schème figé doit être à la fois dénoncé et réaffirmé.
Il faut que le lecteur retrouve en dernière instance dans le livre l’image qu’il a aimée sur l’écran et
suivie dans les publicités et les magazines. Cette stratégie se dégage clairement des inscriptions
promotionnelles de la quatrième de couverture. Ainsi, sur l’autobiographie de Lana Turner, on lit : «
Lana – son image était celle d’une déesse de l’écran – sa vie a été le rôle le plus excitant qu’elle ait
joué. » Cette stratégie vise en dernière instance à renforcer la magie d’Hollywood et l’image
consacrée de la star que l’autobiographe joue à démystifier. Différentes mises en scène du moi
concourent à cet effet, qu’il serait trop long de passer ici en revue (une description détaillée se trouve
dans Amossy 1991). Un seul exemple tiré de la même autobiographie de Lana Turner, au moment où
elle découvre pour la première fois son image sexy à l’écran, suffira à illustrer le propos.
S’adressant au jeune homme du studio qui l’accompagne : « “Écoutez, lui dis-je. Dites-moi. Je ne suis
pas vraiment comme ça…” Il m’interrompit avec un léger sourire. “Heureusement, si”, dit-il. »

Si le stéréotypage semble aller de pair avec l’industrie hollywoodienne, il n’en va pas de même pour
le poète romantique qui veut montrer son cœur à nu. C’est pourtant à un processus de stéréotypage
très net qu’est soumise la figure du poète mourant dont José-Luis Diaz entreprend la genèse et
l’analyse dans un bel ouvrage sur les scénographies auctoriales au xixe siècle. Il la retrouve dans un
ensemble poétique composé d’élégies, de stances, d’odes, desquelles se dégagent des motifs obligés
et des éléments codés. Le sujet se met en scène en « jeune poète malheureux et malade, représenté sur
son lit d’agonie, qui entonne son dernier chant, disant adieu à ses proches et à sa “lyre fidèle” » (Diaz
2007 : 298). Diaz relève les formules récurrentes qui signalent le poète (« un noble amant de la Muse
et des Arts ») et font allusion à sa maladie (un « mal brûlant ») ainsi qu’à sa mort, toujours évoquée
par le biais d’euphémismes et de clichés. Un scénario funèbre apparaît ainsi de façon récurrente,
même si on peut trouver des variantes dans la mise en scène du moi qu’effectuent les divers poèmes
élégiaques. L’auteur relève chez une pléiade de poètes très divers, des plus célèbres comme Lamartine
aux plus obscurs comme Chênedollé ou Millevoye, l’image du très jeune homme, du solitaire qui
écrit dans l’isolement et sans désir de reconnaissance sociale, de la victime expiatoire. Le poète
renonce aux jouissances du monde et cherche l’anonymat. Il profile ainsi une nouvelle image de
l’écrivain qui s’oppose à celle de l’homme de lettres du passé. Diaz lit dans ce stéréotype l’effet d’une
situation historique qui dépasse l’opposition de la nouvelle génération à la figure dominante qu’elle
concurrence et s’efforce de remplacer – en l’occurrence, celle du grand homme malheureux destiné
au Panthéon. La tendance à se présenter en poète mourant répondrait, selon le critique, au besoin de
l’artiste de se désigner obliquement en aristocrate face au bourgeois triomphant. « Il représente, à sa
manière, écrit Diaz, cette classe aristocratique qui se vit comme déclinante, mais qui tient à faire une
sortie par le haut, en prenant le chemin du ciel » (ibid. : 313).

Un cas de figure très différent est celui du pamphlétaire dont Marc Angenot a tracé le portrait dans un
ouvrage désormais classique, La Parole pamphlétaire (1982) et qui se donne comme un être marginal
et solitaire n’appartenant à aucune communauté. Angenot montre qu’en réalité, une posture récurrente
est au fondement du genre comme tel. La présentation de soi n’obéit à aucune règle déclarée, elle ne
répond pas à des normes auxquelles le scripteur devrait se conformer, elle ne se projette pas dans un
modèle connu. Et pourtant, elle esquisse une figure reconnaissable entre toutes, celle du pamphlétaire,
dans laquelle se retrouvent et se regroupent des auteurs aussi divers que Bloy, Bernanos, Céline,
Nizan ou Péguy. Représentation collective d’autant plus paradoxale, que les pamphlétaires refusent
souvent de s’avouer comme tels (« Ceci n’est pas un pamphlet ») et que le paradigme qui se dégage
de leurs textes est celui du locuteur qui met en évidence sa différence et sa marginalité.

Selon Angenot, la parole pamphlétaire, habitée par une conscience singulière qui exprime fortement
ses positions, se dit le fait d’un locuteur incompétent qui refuse le savoir (perçu comme un mode de
pouvoir). C’est un auteur marginal et solitaire (il est toujours décalé par rapport au groupe auquel il
appartient), en possession d’une vérité unique et transcendante qu’il s’automandate à exprimer, et mû
par une puissante volonté intérieure. Voix qui crie dans le désert, il choisit le moyen du pathos en
clamant sur le mode hyperbolique son indignation, sa colère, ses sentiments viscéraux. Désespérant
d’être entendu, il jette quand même une bouteille à la mer, projetant une image pessimiste de
l’échange verbal dans lequel il s’engage malgré tout, à l’instar d’un « Jérémie moderne [qui] voit tout
le monde se boucher les oreilles à ses imprécations » (1982 : 78). C’est cette image de solitaire en
possession de la Vérité et animé de sentiments d’une grande violence clamés dans le vide, qui fait le
pamphlétaire. Chaque auteur la reconstruit à sa façon dans un discours où il se présente dans son
unicité – la superposition de tous les locuteurs « uniques » finissant par créer un modèle collectif qui
apparaît comme l’un des traits distinctifs du genre.

On voit que l’émergence de ce rôle générique qui produit et impose un schème collectif figé est
clairement liée à des stéréotypes prégnants, dont certains ancestraux mais toujours vivaces comme
l’image du prophète criant dans le désert, ou l’archétype christique qui réunit vérité, solitude et
persécution (le pamphlétaire sacrifie tout à sa pensée autonome et aux valeurs qu’il défend contre
tous) (ibid. : 339). Ces représentations collectives sont mobilisées pour autoriser une virulente
critique de la société contemporaine fondée sur une vision du monde « crépusculaire » qui dénonce
une société privée de valeurs, vivant dans l’imposture et courant à l’abîme (ibid. : 99).
Un stéréotypage sans modèle est-il possible ?
Si le stéréotypage apparaît comme un processus inévitable de toute construction d’identité et, qui plus
est, nécessaire à la bonne marche de la communication, qu’en est-il lorsque le locuteur doit se
présenter dans une situation où aucun modèle préfabriqué ne lui est fourni ? On pourrait penser qu’il
s’agit là d’une mission impossible. On s’aperçoit néanmoins que les ressources du stéréotypage
peuvent être exploitées même en l’absence d’un modèle unifié dans le moule duquel le locuteur peut
se couler. Prenons en l’occurrence un exemple tiré de l’arène politique, celle du discours de
campagne proféré à un meeting. Le 11 février 2007, à Villepinte, au nord de Paris, Ségolène Royal
s’adresse à un auditoire composé de 10 000 supporters pour présenter son pacte présidentiel. La
présentation de soi s’y construit dans une scène générique où elle participe de la visée argumentative
du discours électoral et fait l’objet d’une programmation soignée. Bien que la candidate monopolise
la parole, son ethos fait l’objet d’une négociation implicite dans le sens où l’image de soi est
construite en fonction des attentes et de la doxa du public, si bien qu’un équilibre délicat doit
s’instaurer entre l’objectif d’autopromotion de la locutrice (son ambition d’être élue présidente de la
République) et les critères d’acceptabilité de l’auditoire (leur capacité à imaginer une femme dans ces
fonctions). Cette difficulté se marque d’ailleurs dans le slogan de la candidate : « La France présidente
», où le féminin de « président », qui existe grammaticalement, mais demeure absent de l’imaginaire
social, est habilement reversé sur la France plutôt que sur la personne de Royal. On peut relever
certaines stratégies discursives susceptibles de pallier au manque d’une représentation collective
entérinée de la femme présidente dans l’extrait qui suit :

Je ne veux pas, moi, d’un projet où la jeunesse est infantilisée, considérée comme une charge,
voire une menace ou un danger. Car une société qui a peur de sa jeunesse est une société qui n’a
plus confiance en elle et qui manque à son devoir d’hospitalité à l’égard de la génération
suivante.

Je veux une société qui fait confiance aux jeunes. Je pense qu’un ordre n’est pas juste, qui
considère les enfants de la République inégaux en droits tout en leur imposant les mêmes
devoirs.

Je crois qu’un pays est malade quand, ressuscitant le fantasme du xixe siècle des fameuses «
classes dangereuses », il devient sourd au cri de souffrance qui monte, qu’on le veuille ou non,
des quartiers difficiles ou sensibles.

Et je ne peux pas me résoudre à cette souffrance.

Et je ne peux pas imaginer qu’il suffise d’envoyer des bataillons de police ou de gendarmerie.

[…]

Je sais que je réussirai à trouver des solutions et à empêcher de nouvelles explosions. Parce
qu’au plus profond de moi, si je suis présidente de la République, je veux réaliser pour chaque
enfant né ici ce que j’ai voulu pour mes propres enfants.

Je veux une nouvelle donne avec tous les jeunes de France.


On trouve ici de fortes marques de subjectivité avec une mise en avant du moi : le « je » se pose
comme sujet grammatical de verbes comme vouloir et pouvoir (« je ne peux pas » non dans le sens
d’une impossibilité, mais d’un refus : « je ne peux pas me résoudre », « je ne peux pas imaginer »). Il
accompagne aussi penser, croire, savoir et réussir dans des affirmations fortes. Dans l’ensemble, le
discours projette l’image d’un être assertif et volontaire doté de solides convictions. Semblable
présentation de soi semble doublement nécessaire à la stratégie de Royal : tout d’abord, parce qu’elle
est une femme et doit, pour compenser l’image du sexe faible, affirmer la force de sa personnalité ;
ensuite parce qu’il lui faut offrir une image susceptible de rivaliser avec la personnalité volontariste
et autoritaire de son rival, Sarkozy. En l’absence de modèle préexistant de la femme présidente, Royal
investit un stéréotype d’autorité masculin qui se moule sur la représentation de son concurrent. Elle
effectue ainsi un stéréotypage délibéré qui la projette dans une image présidentielle entérinée. En
même temps, elle pose ses marques en dénonçant la façon qu’a Sarkozy d’incarner la Loi paternelle
sous sa forme la plus coercitive. Pour n’être pas nominale, l’accusation contre celui qui a essayé de
réprimer les émeutes dans les banlieues en exerçant la violence armée à l’égard des « enfants » des
cités n’en est pas moins claire. Au modèle du Père répressif et violent s’oppose alors le stéréotype de
la mère compréhensive et sensible, celle qui se préoccupe de tous les jeunes, y compris issus de
l’immigration, comme s’ils étaient ses propres enfants (l’auditoire sait que Ségolène en a plusieurs).
Cet ethos ressort tant des propos de la candidate que de l’émotion dont est empreint son discours, où
le vocabulaire et le rythme contribuent à produire un effet de pathos. La représentation de la mère qui
« ne peut se résoudre à la souffrance » des enfants et qui est prête à tout faire pour les aider – la
figure emblématique, donc, de la mère qui puise sa force de réalisation dans l’intensité de ses
sentiments – permet à Ségolène de produire un contraste entre son ethos et celui de Nicolas Sarkozy,
au sein d’une même image d’autorité, de volontarisme et d’énergie.

Cette opposition stéréotypée se greffe sur la dichotomie entre la politique répressive de la droite et la
politique généreuse de la gauche fondée sur l’égalité des droits et des devoirs, les valeurs de
l’hospitalité et de la confiance, l’écoute des défavorisés et plus particulièrement des jeunes issus de
l’immigration. Dichotomie qui, selon Royal, recoupe à son tour la différence entre une idéologie
périmée héritée du xixe siècle qui voit dans les classes laborieuses (ou défavorisées) des classes
dangereuses, et une approche politique fondée sur l’empathie et la solidarité. Face aux électeurs
privés d’un modèle français de présidente, Royal négocie ainsi son ethos féminin en intégrant dans
une même image l’autorité et la sensibilité sociale, et en croisant la représentation du Père selon la loi
et celle de la Mère selon le cœur. L’opposition traditionnelle entre la droite et la gauche se ressource
dès lors à la dichotomie stéréotypée du masculin et du féminin dans la modulation particulière que lui
fait subir le discours électoral.

On voit donc comment l’absence de modèle qui semble bloquer le stéréotypage est compensée par le
recours à d’autres stéréotypes prégnants et leur traitement particulier. Notons que l’ethos est ici
perceptible à partir d’éléments langagiers comme les marques d’énonciation, les traces de
subjectivité (les axiologiques, les affectifs), le jeu des répétitions et du rythme, mais aussi la teneur
globale de l’énoncé : la thématique et les affirmations de la locutrice sur elle-même. Dans cette
perspective, il est intéressant de noter que le modèle masculin de l’autorité n’est pas thématisé – il se
dégage de marques d’énonciation et reste implicite. Celui de la mère, inscrit thématiquement, est au
contraire revendiqué par la locutrice. La candidate aux présidentielles, soucieuse de ne pas choquer,
peut se dire plus directement en figure maternelle qu’en symbole de la loi. Quant au portrait de la
socialiste exemplaire, elle ne le revendique pas explicitement. Il peut néanmoins être dégagé en
extrayant des énoncés un ensemble de traits (souci des quartiers défavorisés, empathie avec les
problèmes des laissés pour compte de la société, etc.) qui peuvent être ramenés à l’identité politique
affichée de la candidate. Tout en se réclamant implicitement d’une image de la socialiste fondée sur
un paradigme préexistant, Royal contribue à rappeler et à renforcer cette image.

Dans l’ensemble, le maniement des stéréotypes permet donc de voir comment, en concordance avec
les règles du genre électoral, la locutrice tente d’élaborer une image de présidentiable femme qui ne
s’inscrit pas dans l’imaginaire français. S’il confirme le poids des représentations sociales, le
discours de campagne dévoile en même temps le dynamisme d’un processus qui mobilise et croise
les schèmes collectifs figés en fonction des besoins d’une situation spécifique. Il montre ce faisant les
ressources et l’éventuelle complexité du stéréotypage.

Conflit d’interprétations et troubles de


communication en situation interculturelle
On a vu comment l’absence d’un stéréotype de « Française présidente » peut être palliée par le
recours à d’autres représentations partagées. Est-ce à dire que la présentation de soi ne peut
s’effectuer de façon efficace que dans un cadre culturel commun où circulent les mêmes
représentations sociales et où elles sont évaluées à la même aune ? Il ne faut pas oublier que le
stéréotype est par définition une construction de lecture (Amossy 1991) : il n’existe qu’à condition
que l’allocutaire repère ses constituants et les rassemble dans un schème familier. Dès lors, toute
discordance entre le processus de stéréotypage et le déchiffrement peut provoquer des troubles de
communication. Il entraîne des attributions d’identité indésirables et peut aller jusqu’à rendre la
présentation de soi incongrue.

Le phénomène est courant lorsque la construction de l’ethos apparaît dans des textes du passé qui
reposent sur des représentations sociales valorisées que le lecteur contemporain ne partage pas.
Ainsi, l’image de patriote pleinement engagé au service de son pays que projette une infirmière de la
Grande Guerre peut être repérée et interprétée à bon escient ; mais en place de l’effet favorable visé,
elle ne suscite plus aujourd’hui qu’une condescendance un peu ironique. Que penser, en effet, de
l’ethos construit par la remarque suivante : « Les voilà donc couchés ; dormez, petits enfants de
France, des anges blancs veillent sur votre sommeil » ? [2] La représentation de l’infirmière en «
ange blanc » ne circule plus de longue date et paraît aussi dérisoire qu’une image d’Épinal. Dès que
les valeurs ne sont plus partagées et que le schème collectif figé ne fait plus partie du stock courant
d’images qui soude une communauté, la représentation dévoile son caractère hautement stéréotypé,
au sens péjoratif du terme. La locutrice apparaît ici comme soumise, sans distance aucune par rapport
aux idées reçues de son temps ; le stéréotypage qu’elle voulait valorisant se retourne contre elle. Sans
doute est-ce un effet obligé de la nature différée de la lecture : celui qui se penche sur les écrits du
passé doit connaître le contexte et se replonger dans l’imaginaire social de l’époque pour percevoir
l’effet originellement recherché par la présentation de soi et dégager l’intention qui a pu présider à
cette mise en scène particulière.

Mais la divergence entre l’image qu’entend projeter le locuteur et celle que déchiffre le public n’est
pas nécessairement un effet de la distance temporelle. Elle peut aussi naître d’une opposition de vues
dans le présent. Dès lors que la présentation de soi s’effectue face à un auditoire qui se nourrit de
représentations, normes et valeurs dissemblables, son effet peut être profondément altéré. L’exemple
de la guerre de 1914 nous fournira une fois de plus un exemple d’incompréhension, mais cette fois
entre citoyens du même pays vivant à la même époque. On se souvient du tollé soulevé par l’article de
Romain Rolland intitulé Au-dessus de la mêlée, publié au début de la guerre. Alors que le célèbre
auteur de Jean-Christophe se projetait en pacifiste bien intentionné, ses lecteurs ont dégagé de son
appel une image d’antipatriote. Alors qu’il se présente en homme impartial qui, de la Suisse où il lui
est loisible de garder sa liberté de conscience, défend les valeurs de l’Occident, ses adversaires voient
en lui un déserteur qui se désolidarise de ses compatriotes. La figure de l’humaniste est ainsi
interprétée en termes d’antipatriotisme, celle du médiateur devient celle du germanophile par-dessus
tout honni en ces temps de conflit armé. Ainsi, dans l’atmosphère patriotique de l’époque, la
présentation de soi de Romain Rolland est rejetée aussi bien par ses ennemis de droite – c’est Henri
Massis qui lance l’attaque – que par ses amis de gauche – Le Bonnet rouge ouvre ses pages à des
attaques dont la violence ne le cède en rien à celles du camp opposé. Sans doute les lecteurs de tous
bords reconnaissent-ils à bon escient l’image de soi que Rolland construit dans son discours ; mais
ils la refusent et la retournent contre lui [3].

Dans d’autres cas, si l’allocutaire construit dans son discours un stéréotype qui entre en conflit avec
celui qu’entend projeter le locuteur, ce n’est pas en raison d’une volonté critique, mais par incapacité
à effectuer un déchiffrement approprié. C’est d’ailleurs un des obstacles majeurs que doit surmonter
l’analyste lorsqu’il veut étudier un ethos relevant d’une culture étrangère. J’avais moi-même renoncé
à scruter de près les discours politiques de Jesse Jackson, en particulier lors de sa candidature en tant
que démocrate aux présidentielles de 1984 et 1988 aux États-Unis. Candidat noir connu comme
défenseur des droits civils et ministre du culte baptiste, Jackson appartient non seulement à une
tradition politique particulière, mais aussi à une culture afro-américaine dont je ne connais pas les
représentations collectives et les traditions oratoires. Peu au fait de cette culture, je ne me sentais pas
autorisée à aborder le sujet. J’ai été d’autant plus intéressée de voir, en lisant des critiques compétents,
que l’ethos du candidat n’avait pas produit son effet aux États-Unis en raison d’un malentendu culturel
interne. L’incapacité pour une partie de l’auditoire à retrouver l’image que Jackson projetait
effectivement provenait de la méconnaissance, dans le pays même, des modèles culturels dont se
nourrissait la parole du pasteur noir.

En effet, le style communicationnel de ce dernier repose sur une tradition orale, ou tout au moins une
tentative de la récupérer qui met l’accent sur le rythme, le caractère dynamique et le pouvoir magique
du verbe, la malléabilité des récits (où les faits peuvent être adaptés à la situation de discours) et
l’ancrage dans l’expérience vécue. Les analyses de cette rhétorique afro-américaine enracinée dans
l’oralité dégagent une figure d’orateur pleinement engagé, spontané et passionnel, pris dans le
rythme d’une parole toute en scansions, en répétitions et en formules destinées à emporter le public et
à le soulever d’enthousiasme, comme le fait par ailleurs le prédicateur dans les lieux du culte noirs.
Ainsi, dans un discours de Chicago, on trouve le passage suivant : « I am, somebody/I may be
black/But I am, somebody/I may be poor/But I am, somebody/I may be unemployed/But I am,
somebody »… Cette figure de prédicateur et d’orateur issu d’une culture de l’oralité n’a pas été
reconnue comme telle et Jesse Jackson a été accusé d’être exagérément émotionnel, peu précis et
fabulateur. Tous les traits caractéristiques de son ethos, ceux même qui lui conféraient ses pouvoirs
sur son auditoire afro-américain immédiat, ont été réinterprétés en fonction des normes dominantes
et retournées contre lui. Et cela, non pas tant en raison d’un rejet du modèle comme tel, qu’à cause
d’une incapacité de l’auditoire blanc à le reconnaître. Pour le public rompu à la rhétorique
présidentielle américaine et habitué à un ethos normatif, la figure de Jesse Jackson était littéralement
illisible – opaque et sans référent, signe d’une déviation ou d’une rupture incompréhensible.
Les effets sociaux du stéréotypage de l’ethos :
revendications identitaires et jeux de pouvoir
Au-delà des problèmes que soulève le stéréotypage de l’ethos dans la production et le déchiffrement
d’une image de soi, il faut insister sur ses fonctions sociales et politiques. En effet, la présentation de
soi conforme, qui confère une autorité au locuteur, lui permet aussi de nouer des liens étroits avec ses
semblables et de s’assimiler à un groupe de pairs – servant par là même de signe distinctif qui le
sépare des autres, des membres des groupes concurrents auxquels il n’appartient pas et dont il ne se
réclame pas. Ces effets de regroupement encouragent tantôt la complicité, tantôt la revendication ou
le repli identitaire. Le stéréotypage qui y préside peut être involontaire comme il peut être délibéré ; il
peut être réfléchi comme il peut rester un point aveugle. Dans tous les cas, il a des effets sociaux et
politiques qui se traduisent souvent par des jeux de pouvoir et des enjeux de domination.

Voyons d’abord les effets de connivence et de regroupement. C’est souvent de façon involontaire que
le locuteur se conforme dans sa parole à un modèle préexistant et se prête à un « étiquetage » dont il
n’a pas conscience. En effet, la stéréotypie se manifeste fréquemment dans l’interaction sans que le
locuteur ait eu la moindre intention d’exhiber l’identité qu’elle signale. Ce sont ses façons de dire qui
projettent à son insu une image de Méridional, de jeune des banlieues, de membre de la grande
bourgeoisie, etc. Ces étiquettes lui sont collées à travers le déchiffrement de modalités d’énonciation
qu’il ne contrôle pas – parfois avec des effets d’identification et de connivence gratifiants, parfois à
son grand dam et malgré ses protestations.

Dans le premier registre, Deborah Tannen montre comment, aux États-Unis, dans une conversation
amicale au cours d’un dîner de Thanksgiving comprenant six participants venant de régions diverses,
les convives projettent une image d’eux-mêmes à travers leur façon de gérer l’interaction, se divisant
en dernière instance en deux groupes distincts. Elle décrit la différence en termes de style cette
communication – les uns se montrant plus impliqués (high involvement), les autres se distinguant par
une plus grande dose de considération envers autrui (high considerateness). Le premier groupe, celui
qui s’implique fortement et ne garde guère les distances, préfère les thèmes personnels, procède à des
changements abrupts de thèmes, en introduit sans hésiter de nouveaux et reprend avec insistance
certains d’entre eux. Le débit ainsi que les tours de parole sont plus rapides, les longues pauses sont
évitées, les chevauchements coopératifs tolérés. À cela correspond un usage marqué de la voix et des
tonalités, une phonologie expressive dont Tannen, en bonne analyste de la conversation, étudie le
détail. Ce style s’est avéré être celui des trois convives d’origine new-yorkaise, entre qui la
communication s’est établie plus aisément qu’avec les autres parce qu’ils avaient leurs façons
singulières de communiquer et leurs critères de ce qui, dans une conversation autour d’une table, est
ou non approprié. À travers un comportement verbal repéré par les autres comme typique des New-
Yorkais, les personnes originaires de cette ville se sont spontanément reconnues sans pour autant
prendre conscience du modèle qu’elles reproduisaient. Dans l’échange verbal, elles ont noué entre
elles un lien privilégié. Ainsi, ce que les analystes de la conversation nomment « style »
conversationnel, projette un ethos et détermine la capacité des locuteurs à interagir en reconnaissant
spontanément soit leurs affinités, soit la différence identitaire qui les sépare.

Un deuxième exemple de la façon dont le stéréotypage spontané autorise une catégorisation des
locuteurs apparaît dans les communautés virtuelles tant discutées qui se créent sur Internet. Dans les
forums en ligne, les internautes écrivent sous un pseudonyme et ne peuvent donc être sériés qu’à
partir de leurs interventions écrites. Les catégories sociales et les sensibilités politiques n’en
ressortent pas moins clairement. C’est alors le processus de stéréotypage qui permet d’attribuer une
identité au locuteur masqué et de le rattacher à un groupe social ou à une sensibilité politique.
Quelques exemples empruntés aux forums de discussion du quotidien Libé suffisent à le prouver.
Ainsi, dans ce post envoyé par lemandrin le 22 mars 2009 à la suite de l’article « Fronde à droite
contre les primes », on lit : « Ah !… Ils commencent à trembler devant la grogne populaire…
Hummm… C’est si bon. » Le profil de l’internaute apparaît ici comme celui d’une personne de
gauche appartenant à un milieu éduqué que signalent la correction de l’écriture et l’emploi de
l’expression « grogne populaire ». Le stéréotypage de l’ethos s’effectue par l’inscription de traits
sociaux et politiques dans les contenus du message aussi bien que dans l’expression formelle et le
niveau de langue. L’internaute projette un ethos non seulement de citoyen engagé, mais aussi de
protestataire indigné contre les excès du capitalisme. Le profil de l’anticapitaliste de gauche est ici
complémenté par une touche de francité. Elle se fait jour dans l’imaginaire prégnant des petits contre
les gros, et plus encore dans l’allusion oblique à la Révolution française qui ressort de la délectation
éprouvée à la vue des puissants tremblant devant la colère montante du peuple. Cette attitude qui
signale le Français se retrouve dans de nombreux posts – ainsi, suite à l’article « Il est temps que
Société générale rime avec intérêt général », 22 mars 2009, on lit : « Et comme les arbres ne
grimpent pas jusqu’au ciel (sic dicton boursier) eh bien vient un moment où il faut faire payer
l’addition de ce capitalisme débridé… aux gens du peuple. Mais un jour… Ah ça ira… ça ira… ça ira
! »

Les posts qui se croisent ou se répondent dans Libé engagent ainsi un débat citoyen où les participants
au forum de discussion peuvent non seulement discuter, mais aussi se retrouver à travers un profil
commun d’homme de gauche nourri d’un imaginaire révolutionnaire, opposé aux abus de la haute
finance et clamant son indignation face à l’injuste répartition des richesses. La reconnaissance
mutuelle peut se faire au-delà des différences de classes et de statut, comme le montre le post de
Pomalo. Commentant la distribution des stock-options aux dirigeants de la Société générale, banque
qui vient de bénéficier d’un secours de l’État, cet internaute écrit : « Vous voulez savoir ce que j’en
pense c’est que l’avidité est un vilain maux de cette société alors ci ces incapable de sont pas capable
de ce regulé il n’y a qu’à les laisser crevé avec leur machines à pognons et s’il doivent se suicidé bon
vents car les parasite on en à guère besoin » (Libé, 21/02/09). Le style du message, les nombreuses
fautes d’orthographe et le caractère sommaire de l’argumentation dessinent un profil d’homme issu
d’une classe sociale qui n’a pas bénéficié d’une bonne éducation, appartenant apparemment à une
couche défavorisée de la population. Le stéréotypage involontaire se fait ici en termes d’appartenance
à un milieu socioéconomique. Ce profil, qui tranche avec celui des internautes dont les posts articulés
et bien écrits attestent d’un statut supérieur, construit néanmoins dans la teneur de son message une
identité d’antilibéral et de censeur moral des excès de la haute finance qui l’associe à l’image des
participants plus lettrés. L’effet de l’appartenance à un milieu social plus ou moins élevé et instruit
n’est pas nécessairement rédhibitoire, bien qu’il puisse influencer le cours de l’interaction.

En même temps qu’il renforce un groupe social qui se reconnaît dans les mêmes représentations, le
stéréotypage sert aussi à marquer la différence entre le moi et l’autre. Dans le forum de Libé, un
locuteur qui plaide pour le bouclier fiscal se range ipso facto, aux yeux des autres internautes, dans la
catégorie des défenseurs du libéralisme et des sympathisants de la droite au pouvoir. Épinglé,
l’homme de droite est agressé et éventuellement mis en marge de la communauté virtuelle. Ainsi,
rockmoule (dans le forum qui suit l’article « Frondes à droite contre les primes ») subit, le 23 mars
2009, les attaques de Marcuz qui écrit : « Bon allez vas y dis-le nous que t’es en mission… t’es qui ?
parce que pour défendre le bouclier fiscal aujourd’hui il faut vraiment être un gars de la cellule de
désinformation de l’Élysée ou un sombre crétin. » À quoi l’homme de droite riposte poliment en
redéfinissant positivement la catégorie dans laquelle il se range : « Je ne suis pas en mission, j’expose
simplement mon point de vue libéral. Libéral commence comme libération, non ? » Dans la mesure
où son image est rattachée à une catégorie à laquelle le locuteur ne considère pas appartenir – celle
des militants de droite et des propagandistes du régime en place – le locuteur la redresse : il se
reconnaît libéral, mais il prend soin de redéfinir le terme et de le revaloriser.

Le libéral sur le terrain de la gauche : image au départ spontanée se dégageant d’une prise de position
personnelle, ou au contraire projection délibérée d’un ethos provocateur pour faire rebondir le débat
sur l’économie ? La frontière est souvent difficile à tracer. L’essentiel est ici de souligner que le
stéréotypage fait de la présentation de soi un outil particulièrement efficace de construction identitaire
où se consolident les différences entre l’endogroupe et l’exogroupe. Les New-Yorkais se
reconnaissent spontanément entre eux et font équipe au cours d’une conversation amicale, à leur insu.
Ils ne se rendent pas compte de la distance qu’ils créent entre eux et les autres convives qui, eux, en
sont parfaitement conscients. Les opposants de gauche au grand capitalisme et à la haute finance se
retrouvent dans un même concert de protestations en postant leurs messages sur Internet. Ils forment
une communauté virtuelle qui entre en conflit avec ceux qui tiennent un discours trop différent du leur
et défendent une autre cause. L’attaque contre l’autre apparaît comme le corollaire du processus de
regroupement. On voit donc comment l’exhibition plus ou moins programmée d’une identité
fonctionne comme un signe de ralliement pour tous ceux qui se retrouvent dans une même
représentation familière et, pour eux, gratifiante. Le phénomène peut éventuellement revêtir des
allures communautaires, voire claniques, lorsque le locuteur manifeste une identité qui le mène à se
replier dans l’endogroupe auquel il manifeste son appartenance. Contrairement au cas de la
conversation autour d’une table ou des forums de discussion sur la toile où la communication, même
entravée ou polémique, se poursuit, la recherche d’une étroite connivence peut entraîner une fin de
non-recevoir à l’égard de tous ceux qui ne font pas partie du groupe.

Tel est le cas de la présentation de soi effectuée aujourd’hui par les jeunes des banlieues dans ce
qu’on a appelé « le parler jeune des banlieues ». L’usage de cette langue n’est pas, comme l’avait déjà
montré Labov dans une étude célèbre sur l’argot des quartiers de Harlem et du Bronx, un usage
dégradé de la langue : c’est au contraire, comme le souligne bien Jean-François Dortier, « un code
interne à un milieu destiné à marquer provisoirement sa différence » [4]. Voici quelques exemples
fournis par l’article : « Ma meuf, quand j’lui dis que j’sors avec des potes, elle bad-trippe grave. »
Traduction : « Ma copine, quand je lui dis que je sors avec les copains, elle s’inquiète beaucoup. » Le
superlatif « grave » peut signifier beaucoup, très (« Putain, tu me prends grave la tête ! »), mais peut
aussi s’employer pour désigner une personne étrange ou bizarre, plutôt « zarbi » (Il est grave !). Le
commentateur ajoute que l’expression « bad-tripper » signifie « flipper », c’est-à-dire angoisser. La
sociolinguistique urbaine a bien mis en évidence les fonctions de ce langage qui fonctionne, en
particulier, comme un code secret permettant aux membres du groupe de s’entendre sans que les
autres puissent les comprendre. L’essentiel, cependant, du point de vue de la présentation de soi, est
que ce langage est un « marqueur identitaire » qui est aussi une « marque de distinction » : « Le parler
des cités relève donc d’un “we code”, selon la formule du linguiste John J. Gumperz : il a pour
fonction explicite de se distinguer du “they code” (le parler légitime) ». En bref, le maniement d’une
certaine langue, qui doit se renouveler sans cesse en raison de sa banalisation et de sa diffusion dans
la pratique courante du français, permet de construire un ethos de jeune et d’habitant des banlieues qui
constitue une forte revendication identitaire. Le groupe se pose en s’opposant. Ce qui est interprété
par les membres des couches aisées comme une dégradation et un signe de pauvreté culturelle
fonctionne comme un signe de distinction. Certains analystes insistent d’ailleurs sur le fait qu’il s’agit
en fait d’une situation de diglossie : les jeunes qui utilisent ce langage le feraient seulement entre eux
et sauraient parfaitement s’en défaire dans des situations où ils se trouvent en présence de membres
des autres groupes : les professeurs, les parents et les adultes de façon générale. Cette remarque serait
confortée par le fait que les adolescents abandonnent ce parler lorsqu’ils rejoignent à leur tour le
monde des adultes. D’autres, au contraire, redoutent un phénomène de « ghettoïsation » qui
accentuerait la fracture sociale. Quoi qu’il en soit, une certaine façon de s’exprimer tient ici lieu de
présentation de soi conforme et moule l’image du locuteur dans celle du « jeune des banlieues », ou
du jeune tout court. Le stéréotypage a donc pour objectif et pour effet de permettre aux membres du
même groupe de se reconnaître entre eux et de former, pour le meilleur et pour le pire, une
communauté qui se différencie et s’éloigne des groupes extérieurs.

Qu’un comportement verbal, par ailleurs lié à des façons de faire, autorise une connivence et un
enfermement dans une communauté lorsque le même modèle est repris et répété jusqu’à devenir un
schème collectif figé, n’est en rien particulier à notre modernité. Le fait qu’il autorise une distinction
interprétée tantôt comme un déclassement social, tantôt au contraire comme un signe de supériorité,
est également un phénomène qu’on retrouve dans les siècles antérieurs. J’en prendrai ici pour
exemple la belle étude d’Alain Viala sur la galanterie, apparue en France au xviie siècle et définie
comme un superlatif de l’honnête homme. Se référant aux Conversations de Scudéry, Viala note que «
la figure exemplaire et idéale de l’honnête homme se caractérise par les qualités d’honneur, de
loyauté, mais aussi de distinction, de discrétion et de culture » (1999 : 179) ; elle comprend par
ailleurs un je-ne-sais-quoi qui la rend aimable. Son discours est celui de l’improvisation ; c’est la
conversation fluide de celui qui « ne se pique de rien », ne défend pas de positions, ne parle pas de lui
et s’adapte à son entourage comme un caméléon. Cette forme d’éloquence particulière ne relève pas
de l’argumentation classique et peut même à l’occasion être proche du silence. Cependant, celui qui
parle de la sorte argumente à sa manière. En effet, l’art de bien dire est censé manifester le « génie de
penser plus et mieux », en désignant ainsi ceux qui « détiennent le vrai et le juste et ceux qui en sont
exclus » (ibid. : 186). Exhibant des airs, des manières et des façons de penser, le locuteur construit
dans son discours un ethos qui manifeste l’appartenance (ou le désir d’appartenance) au groupe
galant. Si le stéréotypage révèle ici ses enjeux de pouvoir, c’est qu’il sert à circonscrire une élite. «
D’un côté », résume Viala,

il faut acquérir un habitus, des façons de penser et de parler, et une manière d’être – un ethos –
qui méritent que le groupe vous reconnaisse et vous intègre. En échange, le groupe entier est
soudé dans l’exercice de la discrimination, de l’exclusion des autres, de l’instauration de valeurs
qui assurent une domination sur les autres.

(ibid. : 187)

L’auteur montre que la prééminence du modèle culturel est liée à des enjeux sociopolitiques, et en
particulier de politique intérieure dans la mesure où la galanterie est, sous Louis XIV, le fait des
parvenus qui luttent pour la suprématie contre les vieilles forces aristocratiques, et qui bénéficient de
l’appui du Roi.

Il faut insister ici sur l’importance des enjeux de pouvoir que recouvre l’activation d’un ethos qui se
modèle sur une représentation sociale préformée et dotée d’une valeur sociale. Couler son ethos dans
un stéréotype prégnant, ce n’est pas seulement autoriser des interactions professionnelles et sociales,
s’approprier des pratiques, conforter une identité communautaire et se différencier d’autres groupes.
Sans doute est-ce tout cela. Mais il ne faut pas oublier que c’est aussi affirmer une distinction qui
classe le locuteur et lui permet de participer au cercle de ceux qui dictent les règles, le bon goût, les
manières entérinées de dire et de penser, fondant ainsi une supériorité qui les place en position
dominante. Dans cette perspective, la question du stéréotypage de l’ethos est indissociable des
structures sociales qui produisent et confortent des images diversement valorisées. Elle n’est pas
l’effet d’un libre choix individuel : liée à des questions de position sociale, elle est le résultat
complexe des forces en jeu dans une société donnée. Plus encore que des découpages
communautaires, elle conforte des effets de domination et participe des luttes de pouvoir qui se
traduisent dans l’opposition et la rivalité des modèles activés par les uns et par les autres.

Dans cette perspective, il faut maintenant se pencher sur un aspect jusque-là insuffisamment exploré
de l’ethos : son rapport au statut social et la dimension institutionnelle qui donne au locuteur son
autorité et sa capacité à agir sur son auditoire.

Notes

[1] Pour plus de références, on consultera Amossy (1991) et Amossy et Herschberg Pierrot (2007
[1997]).
[2] Dans Notes de guerre et d’ambulance de Thérèse Soulacroix, 1916, p. 76.
[3] Pour une présentation plus détaillée, on consultera Ruth Amossy, 2001. « La France contre
Romain Rolland. Des usages de l’argument ad hominem », Pamphlet, Utopie, Manifeste, Lise
Dumasy, éd. (Paris : L’Harmattan), p. 167-184.
[4] (http://www.scienceshumaines.com/--tu-flippes-ta-race,-batard----sur-le-langage-des-
cites_fr_4808.html).
Chapitre 3. Parole et pouvoir
Le retravail de l’ethos préalable

L’étude du stéréotypage a clairement indiqué que la présentation de soi reposait sur des
représentations partagées. C’est la façon globale dont elle se fonde sur des données antécédentes qu’il
faut maintenant explorer plus avant. En d’autres termes, il convient de s’interroger sur le pouvoir que
son statut, sa réputation ou son appartenance confère au locuteur au moment où il prend la parole. Nul
n’ignore que les dires d’un intellectuel réputé ou d’un expert reconnu ont plus de poids que ceux d’un
simple quidam. Si un journaliste est connu et apprécié pour ses capacités d’analyse critique, les
associations liées à son nom ajouteront à la force persuasive de son article. Le juge, le chef de parti,
le chef de l’État tirent leur autorité de leur statut et de la nomination officielle dont ils bénéficient. À
l’inverse, un locuteur provenant d’un groupe dominé ou d’une profession peu prestigieuse aura du
mal à se faire entendre dans la société où il est en position basse. À noter que même un locuteur doté
d’un statut officiel, s’il est déconsidéré pour une raison ou pour une autre, ne pourra prendre la
parole sans qu’intervienne dans l’échange l’image négative que son auditoire se fait de lui. Qu’on
pense à Jean-Marie Le Pen en France, mais aussi à la façon dont un certain public violemment opposé
à Bush aux États-Unis, à Sarkozy en France, à Netanyahou en Israël, accueille leurs discours. Il en va
de même dans la sphère privée : dans une ag de copropriétaires, on n’accorde pas le même poids aux
arguments d’un individu connu pour sa propension à chicaner qu’à ceux d’un homme qui a déjà
suggéré des solutions efficaces. En d’autres termes, l’image préalable que l’auditoire se fait de
l’orateur en fonction de son statut, de sa réputation ou de ses dires antérieurs peut avoir une influence
décisive sur l’efficacité de sa présentation de soi.

C’est donc à la question de l’ethos préalable qu’on s’attaquera ici, en l’examinant sous ses différentes
facettes. Il s’agira d’abord de le définir et de voir sous quels dehors il se présente. Il faudra aussi se
demander comment il est possible de repérer dans le discours un élément qui est censé préexister à la
parole nouvelle. Au-delà de ces considérations analytiques se posent des questions de fond qui
nécessitent des réponses claires. Les données préalables de l’orateur – le statut dont il jouit, son
affiliation professionnelle ou institutionnelle, sa réputation propre – sont-ils la source essentielle de
son autorité ? C’est ce que soutient Bourdieu qui dénie au verbe son pouvoir et récuse la pertinence
des approches qui croient en la force intrinsèque de la parole. L’argumentation dans le discours,
comme la rhétorique aristotélicienne, adopte une position toute différente. Sans doute intègre-t-elle la
notion de champ comme jeu de forces dans lequel agit la parole et reconnaît-elle pleinement
l’importance du cadre socioinstitutionnel. Elle s’attache néanmoins à montrer le poids conféré à la
présentation de soi dans tout échange verbal. Qui plus est – et ce point est capital – elle insiste sur le
retravail de l’ethos préalable et les possibilités qu’il offre au locuteur. Construire une image de soi,
c’est toujours s’engager dans un dialogue avec ce que les autres ont dit de nous et l’idée qu’ils se font
de notre personne. C’est donc aussi réagir aux aspects négatifs de l’ethos préalable : le locuteur tente
de transformer des représentations qui ne conviennent pas aux buts poursuivis, ou qui ne répondent
pas à ses besoins identitaires. Cette capacité à retravailler une image préalable est essentielle. Sans
elle, nous serions privés de toute possibilité d’interagir de façon efficace, condamnés à
l’immobilisme et obligés d’apporter une réponse purement négative à l’épineuse question de Spivak :
le subalterne peut-il parler ? [1]
Qu’est-ce qu’un ethos préalable ?
En quoi consiste donc l’ethos préalable ? Il dérive en réalité de sources diverses. Il revêt en un
premier temps la forme des stéréotypes professionnels ou sociaux dont on a déjà traité : dans cette
perspective, la question des représentations sociales et de l’ethos préalable se télescope. Mais il
consiste aussi dans l’image d’une figure publique ou d’une personnalité célèbre qui défraie la
chronique dans les médias et dans les conversations. C’est alors la réputation personnelle du sujet
parlant (celle de Berlusconi, par exemple, ou de Martine Aubry, ou de Juliette Binoche), qui oriente a
priori la façon dont il sera perçu. Il peut aussi s’agir de quelqu’un dont on a lu les textes ou écouté les
discours : un publiciste, un écrivain, un savant ou un conférencier. Ou encore d’un locuteur qui ne
possède pas d’image publique, mais avec qui j’ai eu des contacts préalables et dont je me fais une
certaine idée avant d’entrer de nouveau en interaction avec lui – mon voisin de palier, l’épicier du
coin, un étudiant qui participe à ma classe. Dans ces deux derniers cas, c’est la connaissance des textes
antécédents ou l’histoire conversationnelle qui règle l’écoute et le déchiffrement. Last but not least, il
faut reconnaître le poids considérable du statut social. La position du locuteur est déterminante dans
l’idée que l’auditoire peut se faire de lui et dans le degré d’autorité qu’il est disposé à lui reconnaître.

L’ethos préalable comme l’ensemble des données dont on dispose sur le locuteur au moment de sa
présentation de soi se compose donc d’aspects divers. Il comprend la représentation sociale qui
catégorise le locuteur, sa réputation individuelle, l’image de sa personne qui dérive d’une histoire
conversationnelle ou textuelle, son statut institutionnel et social.

En gros, on revient ici à la distinction établie par la rhétorique classique entre la réputation d’un
homme (sa position sociale, le nom et le prestige de sa famille, la réputation qu’il a pu se faire
personnellement au cours des ans) et l’ethos qu’il construit dans son discours. Aristote, on le sait,
privilégiait la seconde option, mettant ainsi l’accent sur les capacités du discours à emporter la
conviction en dehors des titres dont pouvait se prévaloir l’orateur et de l’opinion qu’il avait d’ores et
déjà donnée de lui par sa conduite. Il se différenciait par là de certains de ses prédécesseurs comme
Isocrate, pour qui l’exemple de la vie passée donnait plus de crédibilité que les plus beaux discours.
Chez les Romains, qui se rattachent plutôt à la lignée d’Isocrate, l’autorité morale se joint au poids
décisif de la position sociale pour donner au verbe sa force de persuasion. George Kennedy (1963 :
42) note à ce propos que la prépondérance octroyée par les Romains à la personne de l’orateur met
l’accent sur l’autorité au détriment de la force intrinsèque de la parole : une thèse doit être crue parce
qu’un homme respecté la soutient. En Grèce, le fait d’être une personnalité reconnue comme Périclès
ou Démosthène ne suffisait pas pour fonder un raisonnement en vérité ; à Rome le « bagage »
personnel de l’orateur – ses ancêtres, sa famille, son service pour l’État, ses vertus romaines –
constituent autant d’éléments susceptibles de lui assurer sa crédibilité (ibid. : 100). En bref, la
réputation qui s’attache à la personne compte plus que le caractère qui se dégage de la parole vive. Un
article d’Enos et Schakenberg (1994) sur la façon dont Cicéron « latinise » l’ethos hellénique insiste
sur l’élargissement que subit la notion au-delà de la situation rhétorique : en effet, l’autorité attachée à
la personne de l’orateur est liée, chez Cicéron, à l’honor personnel et à la gloria publique d’une
reconnaissance commune.

On voit donc qu’au cours des siècles, la rhétorique antique a conceptualisé deux types d’ethos,
auxquels correspondent aujourd’hui les notions contemporaines d’ethos préalable ou prédiscursif, et
d’ethos discursif. J’utiliserai plutôt le terme de « préalable » que j’avais proposé dans Images de soi
dans le discours (1999). En effet, le terme de prédiscursif risque d’induire en erreur : on pourrait en
déduire que l’image élaborée dans les discours écrits et oraux précédant la présentation de soi est
extralinguistique, ce qui n’est pas le cas : elle se forme dans les discours qui circulent dans la
communauté. Au-delà de ces considérations terminologiques, l’essentiel est, cependant, ici de ne pas
dissocier les deux entités. Et cela, parce que la construction d’une image discursive se fait rarement ex
nihilo. Elle apparaît comme la réorganisation de données préexistantes en fonction de la situation et
des buts poursuivis par le discours. Il ne s’agit donc pas de se demander si la réputation préalable
l’emporte ou non sur la présentation de soi qui s’effectue dans l’interaction, mais comment l’une
s’articule sur l’autre. Il faut, en effet, prendre en compte le fait que l’image discursive nouvelle se
rapporte nécessairement à des représentations préexistantes qui circulent d’ores et déjà dans l’espace
social. Son autonomie n’est que partielle, comme l’est d’ailleurs celle de tout discours. En bref,
l’image de soi se construit nécessairement dans sa relation constitutive au discours social, ou
interdiscours.

Dans cette perspective dialogique, l’ethos discursif est toujours une réaction à l’ethos préalable – ma
présentation de soi se fonde toujours sur l’idée que mon interlocuteur se fait d’ores et déjà de ma
personne. Le locuteur se rapporte à l’image qu’on peut se faire de lui de façon parfois explicite,
souvent tacite. Il peut soit la reprendre et la réactiver purement et simplement, soit la moduler, soit
encore essayer de la modifier en profondeur. L’image préalable est volontiers reconduite telle quelle
lorsqu’elle est globalement positive. Si elle lui assure sa crédibilité et lui confère la légitimité et la
compétence nécessaires aux yeux de l’auditoire, le locuteur la mobilisera et l’activera volontiers. Si,
par contre, l’image qu’on se fait de sa personne est négative ou inappropriée au but poursuivi, il
travaillera à la rectifier, à l’infléchir, à la corriger dans le sens désiré. Dans tous les cas, l’ethos
discursif se construit en relation à une ou des représentation(s) qui circule(nt) d’ores et déjà dans le
discours ambiant. Dans la dynamique de la construction identitaire, le retravail des images
préexistantes complémente donc le processus du stéréotypage.

L’ethos préalable laisse-t-il des traces tangibles


dans le discours ?
Mais devant une présentation de soi concrète, comment savoir à quelle image préalable de sa
personne le locuteur se réfère ? La réponse à cette question semble peut-être relever du sens commun
pour le récepteur qui écoute un discours du Président actuel ou qui lit le reportage d’un journaliste
connu. La réputation de celui qui prend la parole fait partie de son savoir encyclopédique parce qu’il
baigne dans la culture où elle s’élabore et se diffuse. Je crois savoir ce que pensent différentes
couches de la population française de Sarkozy ou de Chirac, et connaître les images de leur personne
qu’ils tentent d’exploiter ou de neutraliser. Mais comment avoir une idée précise de l’image que les
parlementaires français se faisaient d’Alfred Naquet lorsqu’il a présenté la loi sur le divorce qui a
rétabli celui-ci en France en 1884 ? Vivant en Israël, je suis l’opinion publique et ce qui se dit en 2010
sur l’actuel ministre de la Défense, Ehud Barak ou le Premier ministre, Benjamin Netanyahou. En va-
t-il de même pour mon lecteur français ou québécois ? Et que connais-je moi-même de l’ethos
préalable, dans leur pays respectif, des présidents Chavez ou Lula ? Lors même que je m’intéresse à
leur présentation de soi, comment puis-je savoir non seulement en quoi elle est en harmonie avec
l’idée que leurs concitoyens se font de leur personne, mais encore à quelles normes et à quels
modèles culturels leur performance est confrontée ? Les problèmes ressortent avec une particulière
acuité aussitôt qu’on a affaire à un passé lointain ou à une culture différente. Un auditoire non averti
peut facilement se méprendre sur la façon dont l’ethos préalable intervient dans une présentation de
soi. L’analyste des textes du passé ou d’une culture étrangère doit avoir recours à des recherches
encyclopédiques pour reconstruire une réputation qui ne lui est pas familière.

Il faut cependant noter que même lorsque l’image publique de l’orateur est connue, elle pose un
problème délicat pour celui qui entend étayer sa démonstration de preuves. Pour montrer le retravail
d’un ethos préalable, encore faut-il en trouver des marques tangibles. Or, comment peut-on affirmer
avec certitude l’existence d’une composante qui existerait en amont, et en quelque sorte en dehors, du
discours ? Où trouver l’image du locuteur qui précède la mise en mots et comment s’assurer de sa
véracité et de sa pertinence pour la présentation de soi ? Les linguistes, pour qui la construction
verbale d’une image de soi ne peut se faire en dehors de traces langagières, voient bien qu’on ne peut
isoler l’ethos du locuteur de ce qui se dit et de ce qu’on sait, ou croit savoir, de lui. Ils se heurtent
néanmoins à la difficulté de déterminer les modalités selon lesquelles on peut traiter d’une
représentation qui ne s’offre pas dans le discours sous une forme immédiatement appréhensible. D.
Maingueneau note à ce propos :

On peut mettre en doute le bien-fondé de cette distinction entre « prédiscursif » et le « discursif


», en arguant que chaque discours se développe dans le temps (un homme qui a parlé au début
d’une réunion et qui a déjà acquis une certaine réputation que la suite de ses propos peut
confirmer ou non), mais il semble plus raisonnable de penser que la distinction
prédiscursif/discursif doit prendre en compte la diversité des genres de discours, qu’elle n’est
donc pas pertinente dans l’absolu.

(http://pagesperso-orange.fr/dominique.maingueneau/intro_company.html)

On sent la réticence du linguiste par rapport à la notion et sa tentative de la dissoudre tantôt dans
l’histoire conversationnelle (ici mobilisée non pour permettre de dégager une image antérieure, mais
pour en signaler le caractère superflu), tantôt dans la diversité des genres ou des rôles génériques.
Confronté à la même difficulté, Jean-Michel Adam tente, dans sa Linguistique textuelle (Nathan
1999), de proposer une solution sur la base de la théorie polyphonique de Ducrot. Au-delà de l’ethos
rattaché au Locuteur L (le sujet de l’énonciation), et de lambda, le sujet de l’énoncé, se situe l’être
empirique « extradiscursif » :

celui du « sujet dans le monde », de la personne pourvue d’une carte d’identité et d’un état civil,
possédant ou non une ou des maisons, automobiles, animaux domestiques, mariée ou célibataire,
etc. Cette entité non linguistique est un élément du contexte, elle peut être pourvue d’un ethos
préalable lié à sa fonction, à ce que B a pu apprendre d’elle par ailleurs, par d’autres relais
médiatiques.

(1999 : 113)

L’ethos préalable serait donc l’image contextuelle de l’être réel. Elle ne se confond pas avec la réalité
de la personne, mais consiste en la schématisation d’une réalité préexistante. En tant que telle, elle
acquiert une grande importance pour le discours. Elle permet, en effet, une confrontation d’images,
celle qu’on connaît de l’orateur et celle qu’il construit dans son discours :
C’est de la confrontation d’une éventuelle représentation psychosociale avec l’ethos
discursivement schématisé de façon explicite (b1) ou insinué (b2) que surgit une figure qui est
celle d’un sujet toujours imaginaire pour celui qui interprète une schématisation.

(1999 : 115)

Ainsi est posée la nécessité d’une mise en rapport entre l’image préexistante de la personne réelle du
locuteur, rattachée au contexte extralinguistique et désignée sous le terme de « représentation
psychosociale », et de l’ethos construit discursivement par le locuteur. Le statut de cette «
représentation » qui relève d’un imaginaire social reste cependant relativement vague et sa «
confrontation » avec l’image verbale semble se situer sur le plan de la réception plus que du discours
lui-même.

Cette tendance à reverser la question de l’ethos préalable du côté du récepteur est plus marquée
encore chez Patrick Charaudeau, pour qui l’image préalable est capitale en raison de la centralité de
l’allocutaire :

L’ethos, en tant qu’image qui s’attache à celui qui parle, n’est pas une propriété exclusive de
celui-ci ; il n’est jamais que l’image dont l’affuble l’interlocuteur, à partir de ce qu’il dit. L’ethos
est affaire de croisement de regards : regard de l’autre sur celui qui parle, regard de celui qui
parle sur la façon dont il pense que l’autre le voit. Or, cet autre, pour construire l’image du sujet
parlant, s’appuie à la fois sur les données préexistantes au discours – ce qu’il sait a priori du
locuteur – et sur celles apportées par l’acte de langage lui-même.

(Charaudeau 2005 : 88)

Mais, encore une fois, comment désigner avec certitude ce que l’allocutaire sait de celui qui parle,
comment retrouver les données préexistantes sur lesquelles il s’appuie ?

Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de soulever une question sibylline réservée aux spécialistes du
langage exclusivement préoccupés par ce qui se passe au sein du discours. Le problème est
d’importance pour quiconque s’intéresse à la présentation de soi et tente d’en comprendre le
fonctionnement. S’il est vrai que la construction verbale d’une image de soi s’effectue et se déchiffre
sur le fond d’un ethos préalable, il faut, sous peine de tomber dans l’arbitraire, pouvoir cerner cet
ethos avec un minimum de certitude. Mais si la représentation préexistante du locuteur qui influence
la façon dont est construit et reconstruit son ethos discursif ne se laisse pas saisir dans des marques
tangibles, est-ce à dire qu’il faut, pour la retrouver, recourir à des méthodes empiriques ? Il faudrait
alors songer à un entretien avec le sujet parlant, ou avec l’équipe qui a programmé sa présentation de
soi – en admettant qu’elle l’ait été, ce qui est le cas des discours publics soigneusement élaborés, mais
est loin d’être la règle. Il faudrait aussi savoir par des enquêtes sur le terrain quelle est l’opinion
publique dominante concernant telle ou telle personnalité, ou plus généralement quelle image
l’auditoire se fait d’un locuteur au moment où celui-ci prend la parole. Ces investigations sur le
terrain semblent déborder de toutes parts les limites de l’analyse du discours et exiger des
compétences extralinguistiques importantes. Elles mobilisent effectivement les sondages d’opinion,
les enquêtes de marketing et sont au centre des travaux des psychologues sur la gestion des
impressions.
Les composantes sociodiscursives de l’ethos
préalable
Pour autant, l’analyse de l’ethos discursif dans sa relation constitutive à l’image préalable du locuteur
ne doit pas nécessairement faire appel à des méthodes empiriques. On peut, en effet, prendre en
compte l’ethos préalable mobilisé dans la présentation de soi à partir de deux types d’éléments
sociodiscursifs : ceux qui sont inscrits dans la matérialité du discours ; ceux qui renvoient à la
situation de l’échange ou aux discours ambiants dont se nourrit le nouvel énoncé. D’un côté, donc, ce
qui est repérable dans le dire et le dit, et qui peut être relevé à partir d’éléments langagiers tangibles ;
d’autre part, la situation de discours et l’interdiscours qui nécessitent des connaissances
encyclopédiques et ne laissent pas nécessairement de traces immédiatement perceptibles dans le texte
tout en en faisant partie intégrante. Dans la première catégorie figurent le nom du locuteur et ce qu’il
dit ou rappelle explicitement sur son passé. Dans la seconde figure, l’image de sa personne telle
qu’elle s’est construite dans ses prises de parole antérieures – une histoire conversationnelle ou
discursive qu’on peut retrouver dans une mémoire commune ou dans des textes ; ce qu’on dit et écrit
de lui (l’interdiscours) ; les représentations collectives qui s’attachent à sa personne ; et, enfin, son
statut social et institutionnel avec ce qu’il implique de légitimité et d’autorité. Ces différentes données
sont sociodiscursives plutôt que purement linguistiques. J’entends par là qu’elles s’appuient non
seulement sur la trame langagière, mais aussi sur des facteurs institutionnels, sur une doxa partagée,
sur les discours qui circulent dans l’espace social.

Quelques exemples pour concrétiser rapidement ces réflexions. Et tout d’abord le nom du locuteur, le
plus facile à repérer puisqu’il s’agit d’une trace tangible : elle s’inscrit dans le texte sous forme de
signature, ou s’attache au locuteur dans la parole orale. Sans entrer dans les débats qui se poursuivent
en linguistique sur le nom propre par opposition au nom commun, on notera qu’en discours où il
désigne un référent donné, le nom propre reçoit un sens. Évoquant Socrate, Marc Wilmet relève l’«
instabilité » de ce sens discursif – Socrate est tantôt philosophe (grec), tantôt armateur ou maître de
Platon – et souligne sa répartition inégale (pour les uns, Socrate désigne un philosophe, pour les
autres un corrupteur de la jeunesse) (Wilmet 2003). C’est dire qu’un nom propre fait émerger de la
mémoire collective une image qui peut être multiple, voire proposer des facettes contradictoires qui
seront diversement actualisées en fonction des circonstances et des allocutaires (Charaudeau 1991 :
25).

Prenons, par exemple, un article sur la première guerre du Golfe prélevé dans l’hebdomadaire,
National Hebdo (numéro 340, 24-30 janvier 1991). En voici un extrait :

Prétendre, comme les Israéliens l’ont prétendu, qu’ils n’étaient pas dans le coup, c’est se moquer
du monde. Leur pseudoréserve, leur « profil bas » n’étaient que d’apparence et tactiques. En
vérité, Israël a voulu cette guerre en espérant qu’elle entraînerait la destruction de l’Irak de
Saddam Hussein.

Sans doute un ethos discursif se construit-il dans ce passage : le journaliste se donne comme un esprit
critique capable de démystifier les apparences, qui ne s’en laisse pas conter et comme un accusateur
implacable de l’État d’Israël dont il dévoile l’agenda caché. Mais il faut bien voir que cette image de
soi s’adosse sur deux noms : celui du signataire, François Brigneau, et celui de National Hebdo,
l’hebdomadaire qui le publie. Il s’agit d’une feuille bien connue du Front national, avec une évolution
marquée dans ses sous-titres : d’abord « le journal officiel de Jean-Marie Le Pen », il est devenu
début 1987 « journal officiel du Front national » et en 1989-1990, « un journal pour la droite »,
mention qui disparaît dans le nouveau format lancé dans le numéro du 15-21 novembre 1990. Presque
tous les collaborateurs du magazine sont membres officiels du fn et les bulletins du Front
recommandent à l’époque National Hebdo, qui est vendu sur les marchés par les militants. Selon
Camus et Monzat, l’orientation « nationale populaire » de l’hebdomadaire lui permet de « regrouper
une aile dure du fn » tout en assumant l’héritage de la collaboration et en tentant de rallier les classes
populaires (1992 : 472). François Brigneau, qui à l’époque écrit aussi dans le mensuel Le Choc du
mois, tient dans National Hebdo la rubrique « Le journal d’un homme libre ». Il faut noter que le nom
de Brigneau est en réalité le pseudonyme d’Emmanuel Allot, choisi par celui-ci au moment où il
s’engage dans une activité de journaliste. Ce proche du fn, dont il est le cofondateur, est un ancien
collaborateur qui s’est porté volontaire dans les années 1940 dans la Milice, ce dont il est fier, et qui a
été à plusieurs reprises condamné pour la virulence de ses propos antisémites (notamment en 1979 et
en 1989, donc avant la première guerre du Golfe).

Ces données relatives aux noms sont inscrites dans une mémoire discursive plus ou moins partagée.
Dès lors, le nom de plume que l’éditorialiste s’est choisi et le nom de l’hebdomadaire dans lequel il
écrit mobilisent spontanément dans l’esprit du lecteur averti une série d’images dont l’influence sur
l’impact du texte est décisive. Tout d’abord, elles interfèrent avec l’ethos discursif pour radicaliser ce
que celui-ci laisse en suspens dans sa protestation contre la guerre en Irak : cet ancien collaborateur,
et qui s’en vante, ne peut être un innocent défenseur de la paix. Plutôt qu’un esprit critique, il
représente un homme d’extrême droite et un antisémite qui saisit l’occasion de réitérer ses attaques
contre les juifs. La représentation collective du « collabo » et du fasciste est ici prégnante. Dès lors,
l’évaluation du locuteur et de ses propos dépend des affinités ou de l’opposition que le lecteur
éprouve à l’égard de cette image : positive pour le lecteur de National Hebdo qui suit attentivement la
rubrique de Brigneau, le public cible de l’article, elle ne peut être que fortement négative pour tous
ceux qui rejettent les idées du fn et condamnent l’antisémitisme. Interprétée au gré d’une
confrontation avec ce que charrient le nom de Brigneau et celui de l’hebdomadaire dans lequel il
écrit, la présentation de soi du journaliste et ses effets ne peuvent être dissociés de l’image préalable
sur laquelle ils s’appuient.

Si l’ethos préalable est repérable dans la mémoire culturelle que permet de déployer un nom, il se
manifeste aussi dans l’ethos dit – ce que le locuteur rappelle expressément de ses faits et dits
antérieurs, de sa réputation et de l’image censée circuler de sa personne. Une lettre ouverte de
Romain Rolland à Gerhart Hauptmann, célèbre écrivain allemand auquel il choisit de s’adresser en
1914 lors de l’invasion de la Belgique et de la destruction de Louvain par les armées germaniques, en
fournit un cas d’école :

Je ne suis pas, Gerhart Hauptmann, de ces Français qui traitent l’Allemagne de barbare. Je
connais la grandeur intellectuelle et morale de votre puissante race. Je sais tout ce que je dois
aux penseurs de la vieille Allemagne ; et encore à l’heure présente, je me souviens des paroles
de notre Goethe […] répudiant toute haine nationale. […] J’ai travaillé toute ma vie, à rapprocher
les esprits de nos deux nations…

Le nom de Romain Rolland renvoie ici à une réputation d’écrivain déjà bien établie à l’époque.
L’auteur de Jean-Christophe, publié entre 1904 et 1912 (et qui devait recevoir le prix Nobel en 1915),
ne se contente pas cependant de sa signature. Il rappelle explicitement sa réputation d’écrivain et de
penseur non seulement dépourvu de tout préjugé envers l’ennemi héréditaire, mais encore
germanophile – persuadé de la « grandeur intellectuelle et morale » de l’Allemagne et grand
admirateur de Goethe. Il mentionne la tâche entreprise en particulier dans la fresque romanesque où il
raconte en plusieurs volumes l’histoire d’un musicien allemand, choix, qui dans l’entre-deux-guerres
de 1870-1914, marquait clairement le désir de faire connaître en France le monde culturel allemand et
de rapprocher les deux nations. Ses lecteurs passés (comme le lecteur présent) peuvent retrouver cette
image de l’écrivain aussi bien dans son roman-fleuve que dans les textes critiques que lui a consacrés
la presse quotidienne et savante. Le livre de Rolland avait, en effet, eu un retentissement considérable
non seulement en France, mais aussi en Allemagne, où il avait valu une grande admiration à celui qui,
disait-on, avait réellement compris l’âme allemande. Ce que suggèrent le nom et les déclarations du
locuteur sur ses agissements passés trouve ainsi une confirmation éclatante dans une histoire textuelle
et dans l’interdiscours de l’époque qui se prêtent tous deux à vérification. À une mémoire discursive
fraîche s’ajoute le statut institutionnel de l’écrivain et sa position dans le champ intellectuel de
l’époque (dont on trouvera le détail dans Haddad 1999 : 157), position elle-même ancrée dans la
prégnance d’une représentation collective, celle de l’intellectuel engagé. C’est sur cette base que le
locuteur cherche une légitimation à la tentative de s’automandater pour initier une tentative périlleuse
et improbable : un dialogue entre ennemis nationaux dans une situation de conflagration.

On notera que dans ce cas précis, l’ethos préalable mobilisé par le locuteur ne suffit pas à assurer
l’efficacité de son discours. Il peut même jouer contre lui : les Français de 1914, on l’a vu au chapitre
précédent, voient dans le germanophile d’hier le traître d’aujourd’hui et attendent de l’intellectuel
engagé qu’il contribue à l’effort de guerre. Il peut aussi s’avérer insuffisant à assurer son autorité :
les Allemands voient dans celui qui critique avec virulence leurs agissements militaires un faux ami
aveuglé par les préjugés de sa nation. Il importe donc d’examiner de plus près la relation qui s’établit,
en termes d’autorité et de pouvoir, entre le bagage que le locuteur apporte avec lui et sa présentation
de soi.

On traitera la question en deux temps : on se demandera d’abord quel pouvoir découle du statut social
et institutionnel ; on s’interrogera ensuite sur les possibilités offertes au locuteur de retravailler son
image préalable. La première interrogation porte sur l’importance relative de la position de pouvoir
occupée par le locuteur et sur les capacités du verbe à agir sur l’autre. La seconde étudie les modalités
selon lesquelles le locuteur peut modifier l’image qu’on se fait de lui par la vertu du langage. Dans
les deux cas, il s’agit de voir dans quelle mesure le discours peut effectuer des changements effectifs
susceptibles de favoriser des revendications identitaires et de conférer au locuteur des pouvoirs qui
ne dérivent pas de son statut de départ.

Ce que parler veut dire


En ce qui concerne le problème du statut, on retrouve une discussion d’ores et déjà ancienne entre le
père de la sociologie des champs, Pierre Bourdieu, et la philosophie analytique représentée par la
théorie des actes de langage d’Austin (que j’avais examinée dans Amossy 1999). Le procès intenté à
ce dernier dans Ce que parler veut dire (1982) soulève la question de savoir si la force illocutoire est
interne au discours, si elle dérive des actes de langage – ou si elle est au contraire déterminée de
l’extérieur par les cadres institutionnels et les rapports de force qu’ils instaurent. En d’autres termes,
l’action exercée par le locuteur sur son allocutaire est-elle purement rhétorique ou purement sociale ?
Pour Bourdieu, on s’en souvient, le principe de l’efficacité de la parole n’est pas dans sa « substance
proprement linguistique » : le pouvoir des mots réside dans « les conditions institutionnelles de leur
production et de leur réception », c’est-à-dire dans l’adéquation entre la fonction sociale du locuteur
et son discours, au sein d’un rituel dûment réglé. Un discours ne peut avoir d’autorité s’il n’est
prononcé par la personne légitimée à le prononcer dans une situation légitime, donc devant les
récepteurs légitimes, et s’il n’est énoncé dans les formes légitimes. Selon Bourdieu, donc, la force de
l’énoncé tient tout entière dans le skeptron (tendu chez Homère à l’orateur qui va prendre la parole),
dans l’autorité dont jouit le locuteur en fonction de la position qu’il occupe dans le champ. Dans cette
perspective, le logos est dépouillé de son pouvoir. À la limite, l’efficacité de la parole ne dépend pas
de ce qu’elle énonce, mais de celui qui l’énonce et du pouvoir dont il est investi auprès de son public
(1982 : 111).

Cette position telle qu’elle est radicalisée dans Ce que parler veut dire s’oppose diamétralement à
celle de la rhétorique, qui plaide pour la capacité de la parole à agir sur les autres et, à travers eux,
sur le réel – même si tout discours doit être considéré dans son cadre institutionnel et social. Sans
doute, un ethos de professionnel permet-il essentiellement de conférer au locuteur une autorité dans
le rite d’interaction auquel il participe, qu’il s’agisse d’une consultation médicale, d’un discours
professoral en classe ou d’une transaction commerciale. Sans doute le statut accordé à un homme
politique ou un prêtre lui confère-t-il la possibilité d’influencer son auditoire dans les cadres
appropriés. Il est vrai également que la position sociale joue un rôle essentiel. Les membres des
ethnies considérées comme inférieures jouissent d’une autorité moindre, les femmes n’ont pas droit à
la parole dans divers domaines. Est-il vrai pour autant que le maniement du verbe soit dénué de toute
efficacité en dehors de celle que lui confèrent les positions socioinstitutionnelles ?

Une première réponse à la question peut être apportée dans l’espace conceptuel hérité de Bourdieu
lui-même en termes de positionnement et de posture. On sait que selon le sociologue des champs, les
positions qui configurent un champ (politique, juridique, littéraire…) sont des constellations
mouvantes et qu’elles correspondent à chaque étape à un état donné du champ, lui-même issu des
luttes de pouvoir qui se livrent entre dominants et dominés. Cela implique de la part des agents des
stratégies de positionnement qui sous-tendent leurs choix et orientent leur discours. Une relation
s’établit ainsi dans la présentation de soi entre la position et le positionnement : la première est une
donnée de départ, le second une dynamique. Il en ressort, d’une part, que le locuteur doit tenir compte
de son ethos préalable, en l’occurrence de tout ce qui lui confère une autorité dans un secteur précis.
C’est ce qui légitime sa prise de parole et lui permet d’être entendu. D’autre part, et en même temps,
le locuteur travaille à se faire une place dans un espace déjà structuré et hiérarchisé où il tente de
conforter ou d’améliorer sa position, voire de s’en créer une. Pour ce faire, il élabore des modalités
discursives qui lui permettent de projeter un ethos distinctif – qu’il s’agisse d’une image individuelle
ou d’une image de groupe.

Un exemple intéressant peut être puisé dans les travaux sur le discours politique, largement inspirés
de la sociologie des champs, de Christian Le Bart. Selon lui, « toute prise de parole dans le champ
politique s’analyse […] comme variation autour des quelques énoncés fondamentaux » mais « chaque
locuteur a sa façon bien à lui d’exécuter cette partition commune à tous » (2003 : 103). Pour Le Bart,
le style personnel importe moins « que la position objective occupée par le locuteur dans le champ
politique et la structure singulière d’intérêts (politiques) que cette position conditionne » (ibid.). Dans
cette perspective, la présentation de soi est conditionnée par les possibilités du rôle : la parole du chef
de parti, du ministre, du président de la République est soumise à un « sous-ensemble relativement
rigide de prescriptions qui encadrent précisément les prises de parole » (ibid.). De même, une
distribution des rôles s’impose selon l’axe des gouvernants et des opposants – ces derniers se posant
en critiques de la façon dont les dirigeants remplissent leur rôle (sans attenter pour autant au rôle lui-
même) et en dénonciateurs de l’impuissance ou de la nuisance de leurs adversaires au pouvoir. Dans
ce cadre, les stratégies de positionnement existent sans doute, mais elles sont fortement contraintes et
ne laissent à la présentation de soi qu’une faible manœuvre, ancrée ce que Le Bart appelle de façon un
peu vague le « style individuel ».

L’analyse concrète qu’effectue Le Bart des stratégies de proximité des deux principaux candidats aux
présidentielles de 2007, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, en dit cependant beaucoup plus long sur
la présentation de soi dans son rapport au positionnement. L’article se propose de voir comment la
valorisation de la proximité influence le rôle de présidentiable et, dans sa continuité, de président de
la République, traditionnellement fondé sur la symbolique « de la grandeur, de la hauteur et du
surplomb » (Le Bart 2009 : 39). La proximité caractérise, en l’occurrence, une personnalité politique
à l’écoute qui dialogue et est en contact avec les gens ordinaires, qui négocie l’action publique et met
l’accent sur sa personne individuelle, par opposition à une personnalité qui parle depuis les lieux de
pouvoir, fréquente les grands de ce monde et ne se présente que dans ses fonctions publiques. Dans le
contexte des fonctions présidentielles où une rhétorique qui ne maintient pas la distance semble
problématique, les stratégies de présentation de soi de Ségolène Royal (ici contrastées avec celles de
Nicolas Sarkozy) sont particulièrement intéressantes. Dans sa campagne électorale, elle a, en effet,
misé sur la proximité pour imposer une image quelque peu décalée du présidentiable – avant de
repasser progressivement à une posture de surplomb. Le Bart insiste sur le fait que ce choix de la
proximité n’était en rien obligé dans la mesure où la candidate pouvait miser sur son ethos préalable
d’énarque et sa position dans le champ politique. Or, « elle a préféré jouer la carte de la féminité et de
la démocratie participative, sinon même celle de la fragilité » (ibid. : 46). En misant sur la démocratie
participative, elle se présente en candidate « qui ne sait pas, ou pas encore, qui écoute, qui demeure en
retrait » (ibid. : 47). Le Bart étudie cette stratégie de positionnement en en suivant les avatars de la
proximité au retour vers un relatif surplomb et en relevant les nombreuses critiques qu’elle a values à
Royal. Au-delà de considérations sur le changement des représentations contemporaines de la
personnalité politique, il montre à travers les discours, mais aussi dans la mise en scène effectuée par
l’équipe de campagne ou la programmation des voyages à l’étranger, comment la candidate du ps
essaye de se positionner dans le champ politique par une présentation de soi singulière.

Il faut souligner que la question de l’ethos dans son rapport au positionnement et à la posture avait
déjà été conceptualisée par des travaux en sociologie de la littérature. Ainsi, Bourdieu (1992) avait
tenté de montrer comment Flaubert s’était positionné dans le champ littéraire en trouvant un créneau
neuf par rapport aux courants dominants de son époque. Étudiant l’ethos de Le Clézio tel qu’il se
dégage d’un recueil, La Ronde et autres nouvelles (bien antérieure à l’obtention du prix Nobel), Alain
Viala dégage de son écriture narrative une image d’écrivain qui n’est ni un homme d’information
(selon le modèle journalistique), ni un « exposeur d’idées », mais un homme de sensibilité « en
sympathie avec les coupables-victimes » et ouvert « au fantastique du quotidien » (Viala 1993 : 281).
Cette image discursive propose une figure alternative de l’écrivain en marge des modèles dominants
– « ni écrivain réaliste reporter des réalités sociales, ni intellectuel engagé, ni romancier de
l’objectivité extérieure (version “Nouveau Roman”), Le Clézio apparaît comme proposant […] une
image qui n’a pas d’antécédents historiques désignés dans le texte, celle de l’écrivain en sympathie »
(ibid.). Reprenant, à partir de là, la trajectoire du romancier et ses comportements sur la scène
littéraire, le sociologue de la littérature montre qu’au niveau de son comportement, il est un écrivain
discret à l’écart du centre parisien, fuyant les médias et les institutions littéraires, distinct donc des «
bêtes à Goncourt » aussi bien que des intellectuels, sans pour autant se confondre avec les tenants de
l’art pour l’art. Il s’agit bel et bien d’une stratégie de positionnement qu’il faudrait préciser par une
étude plus fouillée du champ littéraire en 1982, date de la parution de La Ronde chez Gallimard.

Dans cette analyse du processus scriptural grâce auquel Le Clézio parvient à projeter une image de
soi qui ne répond pas aux représentations dominantes et se crée ainsi une place singulière, Viala
avance la notion de « posture » comprise comme « la façon d’occuper une position » (ibid. : 216).
Cette notion, utilisée aussi par Le Bart dans le champ politique, a été reprise, infléchie et développée
par Jérôme Meizoz (2007). Pour Meizoz, qui travaille comme Viala en sociologue de la littérature, la
posture se définit « comme la présentation de soi d’un écrivain, tant dans sa gestion du discours que
dans ses conduites littéraires publiques » (2009-2). Il en étudie des exemples précis, parmi lesquels
Jean-Jacques Rousseau et Céline. La notion lui permet d’articuler l’ethos construit dans les textes de
ces écrivains avec des conduites de vie, liant ainsi « le discours des acteurs et leurs prises de position
dans le champ » (ibid.). Surtout, elle souligne le dynamisme inhérent au positionnement et l’étend à
l’ensemble des présentations de soi qui composent l’image d’un auteur : car, selon Meizoz, « une telle
présentation de soi s’élabore dans la durée et de manière en quelque sorte cumulative » (ibid.).

L’apport essentiel de cette perspective consiste dans le fait que l’image construite par un discours
donné est située dans un espace social et institutionnel qui en éclaire la genèse et les fonctions. Par la
notion de position dans le champ et par l’insistance mise sur le statut et les procédés de légitimation,
cette approche sociologique issue de Bourdieu montre que la présentation de soi n’est pas seulement
affaire de négociation dans l’interaction immédiate : elle est aussi tributaire du champ, de ses règles
et de sa structure au moment de l’échange. On est ainsi amené à situer l’ethos de proximité de Royal,
ou la figure de l’écrivain en sympathie avec les déshérités de Le Clézio, dans le champ dont ils
relèvent en tenant compte des données exactes de l’époque. En même temps, et jusque dans ses
déterminations institutionnelles, la dynamique du positionnement montre bien que la présentation de
soi peut produire des images nouvelles. En jouant en quelque sorte la sociologie des champs contre
elle-même, on peut montrer comment le locuteur parvient, par sa parole, à modifier les données
préalables liées à son statut, à sa réputation et aux représentations dominantes de son époque.

Le retravail de l’ethos préalable


C’est à ce point précis qu’il importe de revenir à la notion de « retravail » de l’ethos préalable. Qu’il
s’agisse d’un stéréotype social ou d’une réputation personnelle, le retravail de l’image antécédente
permet de dépasser un certain immobilisme, qui est aussi une pesanteur sociale. Il intervient dans le
dynamisme du positionnement dans la mesure où celui-ci est toujours la reprise et la réélaboration de
positions préexistantes. La parole vivante (qu’elle soit orale ou écrite) a la capacité d’infléchir ce
qu’on sait et pense du locuteur. Si chacun de nous peut s’appuyer sur son ethos préalable, il peut aussi,
quand sa réputation ou son appartenance à un groupe joue contre lui, s’exercer à moduler, voire à
remodeler son image. Ce retravail est ardu, complexe et parfois de longue haleine ; il doit déjouer de
nombreux pièges et ses résultats sont loin d’être toujours décisifs. Mais il n’est pas impossible,
comme le prouvent de très nombreux exemples dans les domaines les plus divers.

Empruntons d’abord nos exemples au discours politique. Lorsque Jacques Chirac prononce, le 12
mars 2007, un discours télévisé pour annoncer qu’il ne se représentera pas aux élections
présidentielles, il construit à l’intention de son auditoire une image publique flatteuse qui ne
correspond pas nécessairement à ce que les Français pensent de lui à l’issue de son double mandat.
Les enjeux ne sont pas seulement de prestige : le président sortant annonce sa volonté de poursuivre
ses activités politiques. En l’occurrence, ses fonctions présidentielles donnent à l’orateur la légitimité
de s’adresser solennellement à la nation. Les circonstances du départ volontaire l’autorisent par
ailleurs à évoquer sa carrière passée et à se lancer dans le genre épidictique qui convient à une
cérémonie d’adieux – sans compter qu’il est toujours de bonne règle, pour un homme politique au
pouvoir, de rappeler ses acquis. Néanmoins, Chirac ne peut ignorer les nombreuses critiques dirigées
contre lui tant au niveau de sa politique qu’au niveau personnel : on raille un verbe creux qui se
substitue à l’action, voire à une véritable pensée politique, on rappelle les accusations de fraude
lancées contre l’ex-maire de Paris. Aussi Chirac veut-il mettre en avant un ethos d’homme d’État
intègre, profondément engagé et dévoué à ses compatriotes :

La France, mes chers compatriotes, je l’aime passionnément. J’ai mis tout mon cœur, toute mon
énergie, toute ma force, à son service, à votre service. Servir la France, servir la paix, c’est
l’engagement de toute ma vie.

Il se présente aussi comme un lutteur et un défenseur des grandes valeurs de la République :

D’une manière différente, mais avec un enthousiasme intact et la même passion d’agir pour
vous, je continuerai à mener les combats qui sont les nôtres, les combats de toute ma vie, pour la
justice, pour le progrès, pour la paix, pour la grandeur de la France.

Chirac, on le voit, ne laisse pas à l’auditoire l’initiative de se rapporter à l’idée qu’il se fait de lui
mais lui propose, voire lui impose, une représentation supposée consensuelle de sa personne. Il a à
cœur de mettre en place une image gratifiante qui doit se substituer à toute autre représentation que
les Français peuvent se faire de lui au moment de l’annonce officielle de son départ prochain. Aussi
se présente-t-il en président qui a su résoudre les problèmes et agir de façon bénéfique pour son pays
– en excellent homme d’État qui a pleinement réussi dans ses fonctions. Bien sûr, il ne peut l’affirmer
crûment, de peur de faillir à un ethos obligé de modestie. Aussi trouve-t-il des voies indirectes – en
particulier une reprise de la notion de fierté, appliquée d’abord à la France, puis à lui-même : « Ce
soir, c’est avec au cœur l’amour et la fierté de la France que je me présente devant vous. » Chirac
utilise ici aussi bien le « nous » inclusif que le « vous », associant étroitement tous les membres de
son auditoire aux succès qu’il énumère. Mais au fur et à mesure que le discours se déploie, le
qualificatif fier s’applique de plus en plus au « je » :

(1) Mais je suis fier du travail que nous avons accompli ensemble. (2) Fier d’avoir restauré avec
vous des valeurs républicaines essentielles, comme le principe de laïcité. (3) Fier d’avoir conduit
[Chirac seul] des réformes importantes, pour garantir nos retraites ou mieux aider les personnes
âgées dépendantes et les personnes handicapées. (4) Fier d’avoir combattu [Chirac seul] sans
relâche l’insécurité et fait reculer la délinquance. (5) Fier de voir les Françaises et les Français
engagés sur les chemins de l’innovation et de l’avenir. (6) Fier surtout d’avoir montré [Chirac
seul] que, contre le chômage, il n’y avait pas de fatalité.

Dans l’ensemble de ces énoncés scandés par la répétition de « fier » où le pathos naît de la répétition
et du rythme, le président, sous couvert d’action commune menée avec ses compatriotes, érige son
propre monument et projette une image qui doit gommer tout autre ethos préalable imposé de
l’extérieur. Cette présentation de soi peut impressionner l’auditoire en cette circonstance
exceptionnelle où le chef de l’État n’hésite pas à parler de ses sentiments. Elle peut cependant aussi
manquer son effet si l’image de Chirac que se fait le téléspectateur diverge trop ostensiblement de ce
qui lui est proposé. Les opposants du président élu et de l’ump ne manquent pas d’attaquer cette
construction identitaire en la confrontant à un autre ethos préalable, celui-là même que l’orateur
travaille à effacer. Ainsi, Jean-Marie Le Pen s’écrie : « Que Dieu lui pardonne ! Jacques Chirac a été
le plus mauvais président de la République. Il laisse derrière lui un bilan de faillite. Une fois de plus,
il s’est gargarisé de formules creuses. Il est, aux yeux du monde, le symbole de la corruption
politique. Je perds mon pire ennemi. » L’ethos préalable que le président du fn mobilise pour attaquer
son adversaire est celui du politicien connu pour sa propension aux discours creux (l’image de
Chirac qui parle pour ne rien dire) au détriment de l’homme de l’action et des réalisations. Qui plus
est, à l’image digne du grand homme qui suit les principes de la morale s’oppose celle de l’homme
public accusé de corruption (qui doit lui valoir des procès).

Qu’en est-il de l’ethos négatif de Jean-Marie Le Pen lui-même et de la façon dont il essaye de le
retravailler ? Dans Images de soi dans le discours, j’ai brièvement analysé la façon dont il
s’automandate au moment de la première crise du Golfe pour faire une série de propositions
destinées à empêcher la guerre (Amossy 1999 : 139-141). Dans un discours du 22 août 1990,
reproduit deux jours plus tard dans le quotidien Présent, le chef de file du fn fait, en effet, des
propositions destinées à prévenir la conflagration. Il s’exerce ainsi à construire dans sa parole une
autorité de dirigeant qui ne lui revient ni sur le plan national ni, à plus forte raison, sur le plan
international. Il lui faut pour cela non seulement compenser un statut institutionnel manquant, mais
aussi modifier une réputation largement répandue de baroudeur partisan de la force, animé par la
haine des Arabes et peu soucieux des droits de l’homme. Pour ce faire, la position politique basse est
transformée en atout : le chef de file d’un petit parti d’extrême droite dénué de pouvoir se présente
comme un homme libre, car en dehors de l’échiquier politique et donc des compromissions, détaché
des intérêts politiciens et des jeux de pouvoir. Dans cette position, il souligne son intégrité – il peut
dire aux alliés la vérité et dénoncer le mensonge. Le Pen légitime ainsi le rôle de médiateur qu’il
entend jouer sur la scène internationale en se substituant aux dirigeants élus. Mais, surtout, il tente de
renverser l’image du partisan de la force et du xénophobe ennemi des Arabes en se présentant comme
un homme politique mesuré opposé à la violence guerrière, refusant d’attaquer l’Irak, un défenseur
des valeurs humanitaires doté du sens des responsabilités. Ce retravail de l’ethos préalable qu’on peut
suivre dans le détail du discours n’a pas véritablement la prétention de conférer à l’orateur le pouvoir
de jouer un rôle décisif dans le conflit avec l’Irak de Saddam Hussein. Il vise essentiellement à
modifier l’image publique qu’on se fait, en France, de Le Pen pour lui conférer une respectabilité et
une crédibilité dont il se sait dépourvu, et lui permettre de se positionner plus avantageusement dans
le champ politique.

Je puiserai un autre exemple dans la présentation de soi qu’effectue, dans les clips électoraux, un petit
parti confessionnel en Israël, Yahadout Ha-torah ou le Judaïsme de la Bible (Amossy 2005 : 233-235).
Il s’agit d’un genre promotionnel calqué sur le discours publicitaire tel qu’il est mobilisé par un parti
orthodoxe composé de religieux vêtus de noir, antisionistes et exemptés de service militaire, qui veut
conquérir le plus de voix possible au moment des élections du 22 janvier 2003 dans un contexte où
plusieurs partis religieux sont en concurrence. Pour élargir son électorat (ses propres membres ne
regardent pas la télévision), le parti se présente comme le porte-parole d’un judaïsme ouvert à toutes
les tendances qui se préoccupe avant tout et pour tous de sauvegarder le caractère juif de l’État
d’Israël. Les clips montrent des jeunes gens distribuant de la nourriture aux nécessiteux, épanouis et
joyeux, dotés du sens de l’humour et même voués aux travaux agricoles (ce qu’un journal a relevé
non sans ironie). Ils construisent ainsi un ethos du parti qui doit se substituer à l’image austère des
orthodoxes vêtus de noir entièrement voués à l’étude des textes sacrés qui ne participent ni au monde
du travail ni à la défense du pays. Cette image souriante, jeune et détendue du militant de Yahadout
Ha-torah entend provoquer l’identification des électeurs pieux qui ne participent pas d’une orthodoxie
aussi marquée, mais qui s’inquiètent d’une société en perte de valeurs et sont tournés vers les
principes moraux plus que vers les préoccupations politiques.

Ethos et revendication d’un pouvoir


Le retravail de l’ethos peut ainsi s’exercer sur une image collective aussi bien que sur une image
individuelle. Il est toujours lié à des questions de lutte pour la légitimité et à une tentative de se placer
en position dominante ou de conquérir une forme de pouvoir. Ceci est vrai, non seulement du
discours politique où les luttes de pouvoir sont avouées et de règle, mais aussi dans de nombreux
autres domaines où le rapport du discours au pouvoir est moins évident. J’en donnerai trois exemples
citoyens : le premier porte sur la politisation du discours féminin tentée par Olympe de Gouges à la
veille de la Révolution, telle qu’elle est analysée par Jürgen Siess (2005) ; le deuxième reste dans la
problématique du pouvoir féminin sur la base de mes propres analyses des récits d’infirmières de la
Grande Guerre (Amossy 2004, 2007) ; le dernier est tiré des travaux d’Eithan Orkibi (2008, 2008b,
2010) sur le passage à l’engagement politique des étudiants français à travers l’unef. On passe ainsi
du retravail d’une image individuelle d’auteure à l’élaboration d’un ethos collectif (dont on reparlera
au VIe chapitre). Dans tous les cas, cependant, un locuteur ou une locutrice, parlant en son nom
propre ou en celui du groupe qu’il/elle représente ou contribue à fonder, effectue une présentation de
soi censée lui octroyer un statut et un pouvoir qui lui font défaut dans la sphère publique.

Siess étudie la Lettre au peuple. Projet d’une caisse patriotique, destinée à présenter un plan
d’intervention civique pour le bien commun, qu’Olympe de Gouges publie en l’année 1788 sous
forme de brochure. Il s’agit de proposer un impôt volontaire pour remédier à la situation de misère
dans laquelle est plongé le peuple français. Dans cette lettre ouverte – appelée à l’époque lettre
publique – la locutrice doit légitimer une prise de parole féminine dans le domaine des affaires
publiques duquel son sexe est censé l’exclure. Se posant en simple particulière, Olympe se donne
cependant comme justifiée à prendre la parole et à prodiguer des conseils en dépit de la frivolité
généralement assignée à son sexe. Elle retravaille l’ethos du sexe faible qu’elle invoque ironiquement
(« si dans mes réflexions il n’y a point d’énergie, mon sexe m’en justifie ») en notant que ce sexe peut
néanmoins avoir des « idées ingénieuses ». Surtout, elle substitue à l’image traditionnelle de la
femme celle désormais hautement valorisée de la patriote faisant partie des « bons citoyens » et
entièrement dévouée au bien commun. S’adressant au peuple comme au roi, elle se situe du côté de la
vérité qu’elle invoque (« Ôte-moi les moyens d’écrire si jamais je peux trahir ma conscience éclairée
par ta lumière »). Elle insiste, par ailleurs, sur les qualités personnelles qui la légitiment à
s’automandater : « cœur vrai, âme pure, caractère droit » qui correspondent à son image de « femme
juste et sensible » (Siess 2005 : 11). Siess note qu’elle s’octroie un rôle éminent dans la mesure où
elle fait le lien entre le roi et le peuple, sollicitant l’engagement de ses deux partenaires ; mais aussi
parce que « celle qui initie un projet visant à engager la nation entière prétend assumer une fonction
qui semblait réservée à l’homme le plus haut placé : ainsi, une position clé est conférée à la femme »
(ibid. : 13).

On sait que la construction identitaire poursuivie par Olympe de Gouges dans sa tentative de faire
accéder les femmes à l’espace public s’est finalement soldée par un échec et a mené l’auteure de La
Lettre au peuple et surtout de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791) à
l’échafaud. La lettre publique n’en a pas moins reçu un accueil favorable à sa parution et a été saluée
par Le Journal général de France, encourageant les femmes enflammées par l’amour de la patrie qui
« l’exciteront ou le réveilleront de toutes parts, sinon par leurs écrits, du moins par leurs discours »
(cité par Siess 2005 : 10). Cette présentation de soi parvient à esquisser la possibilité pour l’auteure,
mais aussi pour l’ensemble des femmes, de modifier leur ethos préalable et de faire entendre leur
voix sur la place publique en s’appropriant le discours politique.

L’exemple des infirmières de la Grande Guerre est très différent dans la mesure où il ne représente
pas une entreprise féministe consciente et délibérée. Un corpus de récits d’infirmières de 1914-1918,
publié pendant et immédiatement après la période de la Grande Guerre, permet d’étudier la façon
dont des femmes individuelles amenées à raconter leur expérience de soignantes ont travaillé à
modifier l’image, voire le statut de la femme à l’époque. Exclue du rang des combattants, la femme
ne pouvait se poser en témoin de guerre (dans son célèbre ouvrage de 1929 Témoins, Norton Cru ne
mentionne aucune femme alors que des médecins et infirmiers sont pris en compte). Un ensemble de
travaux sur le sujet montre cependant comment cette norme tacite est déjouée par le récit que font les
femmes de leur expérience hospitalière. L’accession au rang de témoin de guerre s’effectue à travers
la réappropriation et le retravail d’une image préalable, en l’occurrence le stéréotype dominant de
l’infirmière en « ange blanc ». Les conditions de possibilité du témoignage de guerre féminin
excluent toute protestation contre le massacre : une adhésion de bon aloi au patriotisme ambiant, dont
d’ailleurs ces femmes étaient imbues, leur donne seule voix au chapitre. En même temps, à travers
l’ethos inédit du témoin de guerre au féminin, les textes en soi très conventionnels des infirmières
créent une nouvelle représentation de la femme capable d’assumer des responsabilités dans l’espace
public, de servir la nation et de témoigner de l’expérience collective de la guerre.

Comment s’effectue l’opération qui permet de retravailler l’image de la femme en être fragile
nécessairement exclu de la vie publique et, à plus forte raison, de l’espace des combats ? Pour
légitimer leur récit, les infirmières l’indexent à un genre de plus en plus en vogue, le récit de guerre
publié par de très nombreux combattants entre 1914 et 1919, qui entendait offrir au grand public un
témoignage en direct sur l’événement par ceux qui l’avaient vécu au jour le jour, les « Poilus ».
L’ampleur de la mobilisation, la nature des combats et les progrès de l’instruction publique avaient,
en effet, transformé de très nombreux soldats sans titres militaires particuliers en témoins privilégiés.
Les femmes, en général des volontaires issues de milieux aisés qui pouvaient se permettre de faire du
bénévolat et avaient bénéficié d’une bonne scolarité, en appellent à leur tour à leur expérience pour
publier des témoignages, se disant souvent encouragées dans cette entreprise par leur entourage.
Coulant leur parole dans le modèle masculin désormais légitimé du combattant quasi anonyme, la
femme reprend la structure des scènes de guerre en les transposant dans le milieu hospitalier. Elle se
sent d’autant plus autorisée à le faire, qu’elle devient l’hagiographe du soldat dont elle raconte les
souffrances et l’héroïque courage. D’une certaine façon, elle apparaît donc, comme l’affirment les
historiennes, au service de l’homme subordonnant sa propre expérience personnelle à sa gloire. D’un
autre côté, le récit lui permet d’effectuer une présentation de soi qui modifie son image traditionnelle.

Ce retravail de l’ethos préalable se fait de façon discrète et prend soin de s’ancrer dans les valeurs et
l’imaginaire de la collectivité. La narratrice se présente de façon dépersonnalisée, comme un membre
parmi d’autres de l’équipe soignante – le « nous » prédomine, et les données personnelles sont rares.
Cette dépersonnalisation délibérée de celle qui fait anonymement son devoir dans un effort de
mobilisation collective tranche sur la représentation accréditée de la femme, en particulier dans la
bourgeoisie à laquelle appartiennent les bénévoles qui prennent la plume. Confinée à la sphère privée,
la bourgeoise apparaît dans ses dimensions purement individuelles, au plus familiales, et fait souvent
l’objet de critiques en raison de sa futilité. Qui plus est, les infirmières sont confrontées à un labeur
dur qui demande de se mesurer aux terribles blessures des combattants, de prendre part à des
opérations éprouvantes, de se trouver parfois dans des zones dangereuses où tonne le canon. Aux
vertus de la discipline et de la soumission à un travail difficile se joignent celles du courage et du
sang-froid qu’exige la situation. On est loin de la féminité délicate, de la population sans défense que
l’armée se doit de protéger et qui ne peut participer à l’effort de défense nationale.

L’image nouvelle ne choque cependant pas dans la mesure où le couple de l’infirmière et du soldat est
devenu un thème de la propagande de guerre qui circule dans les affiches et illustrations de l’époque.
L’identité de groupe inusitée pour une femme est de plus facilitée par le stéréotype en vogue de
l’infirmière dévouée, compatissante et maternelle en même temps que disciplinée, patriotique, pleine
d’abnégation, voire angélique – et toujours active, gaie et charmante. Le stéréotype de la dame
blanche ou de l’ange blanc trouve à se conforter dans l’image qu’on se fait de la féminité : les
qualités mises en avant se donnent comme une pure émanation du dévouement et de la douceur
attribués aux femmes. La figure prototypique de la mère s’impose une fois de plus. Les narratrices
témoins s’approprient volontiers cette identité et se présentent à leur public sous des traits qui lui sont
familiers et qui offrent une image de soi estimable et peu provocante.

On voit comment une tension se fait jour dans la présentation de soi des infirmières. D’un côté, la
femme renonce à son individualité propre pour appartenir à une catégorie définie par l’exercice de
ses fonctions ; elle est un membre du personnel soignant et participe avec bravoure à l’effort de
guerre qui se poursuit dans l’espace hospitalier. De l’autre côté, en tant que figure maternelle et sœur
de charité, elle incarne l’éternel féminin plutôt qu’elle ne représente un groupe professionnel ou une
combattante. Si elle participe au monde de la défense nationale et du travail, il semblerait qu’elle ne
fasse dans son dur labeur qu’exprimer les qualités innées de la femme et de la mère. Cette tension
constitutive dévoile une contradiction irrésolue. Elle montre bien les contraintes qui pèsent à l’époque
sur les récits de guerre au féminin. Le retravail de l’ethos préalable ne peut se faire qu’au prix d’une
indexation au discours dominant et d’une appropriation des stéréotypes au goût du jour. Il reconduit
ainsi l’idéologie conservatrice qui subordonne la parole féminine à celle des hommes et maintient les
femmes en dehors des lieux d’action publique et de pouvoir. En même temps, le retravail de l’ethos
autorise la mise en scène des femmes en travailleuses capables de se plier à une discipline de fer et de
se fondre dans une équipe, en citoyennes qui participent activement et efficacement à l’effort
patriotique et, dans certains cas, en individus qui partagent avec les soldats l’espace périlleux des
combats. En se pliant aux règles tacites en dehors desquelles il ne lui est pas permis de prendre la
parole, la femme de 1914 se donne la possibilité de dire la guerre et de se dire dans la guerre. Elle
accède au rang de témoin autorisé et se projette, fût-ce encore timidement, sur la place publique.

Voyons enfin un dernier exemple qui montre un accès à la vie politique et à un pouvoir citoyen
nouveau. Dans son étude sur la façon dont les étudiants français ont peu à peu réussi, durant la
période de la guerre d’Algérie, à modifier leur image pour s’imposer comme acteurs sur la scène
politique, un rôle important est accordé au retravail de l’ethos préalable. Orkibi (2008) s’intéresse, en
effet, à la réélaboration délibérée et explicite d’une image collective et aux stratégies qui ont permis
de mener à bien une entreprise difficile. Dans ce qui a été qualifié de bataille de l’écrit, une lutte a été
menée au sein de l’organisation représentative des étudiants entre les majos, fidèles à l’approche
apolitique du passé, et les minos favorables à un syndicalisme politique. Pour faire triompher leur
point de vue, ces derniers ont eu recours à une « rhétorique de polarisation » qui oppose les
représentations de l’étudiant enregistrées dans une longue mémoire discursive à une image nouvelle,
susceptible de justifier l’engagement dans les affaires de la cité. Il s’agit donc pour les minos de créer
un ethos de groupe provoquant l’adhésion et l’identification et susceptible de mener à des prises de
position, sinon à l’action. Replaçant le discours étudiant au sein des luttes intestines qui ont abouti en
1957 à la scission de l’unef, l’analyse dégage les modalités selon lesquelles les minos, désormais
porte-parole de l’unef, tentent de légitimer la prise de conscience et l’engagement politique qui
doivent selon eux se trouver au cœur de leurs activités. Elle examine en particulier un livre central
rédigé par deux étudiants, Borella et de La Fournière, qui s’attache à tracer un historique de
l’évolution de la gent estudiantine pour présenter l’image nouvelle proposée comme le fruit d’une
maturation, d’un processus historique marqué du sceau du progrès. On passe ainsi par divers stades,
de la figure folklorique de l’étudiant bourgeois de la Belle Époque telle qu’elle est charriée par les
stéréotypes en vigueur – le bourgeois noceur et blagueur – à l’étudiant pauvre, assisté et dépourvu
d’autonomie de l’entre-deux-guerres, et jusqu’à celui de la Seconde Guerre mondiale où il n’a pas
joué de rôle – à l’exception des étudiants résistants qui offrent un modèle prégnant en cette nouvelle
période de guerre. Orkibi étudie la façon dont l’image nouvelle de l’étudiant responsable et engagé se
conforte au sein de divers congrès et manifestations liés à la protestation contre la guerre d’Algérie,
en partie à travers les discours répercutés par la presse étudiante. C’est donc sur la base d’un contraste
marqué avec les images du passé, d’un modèle d’engagement particulièrement valorisé dans la
période qui suit la guerre de 1939-1945 et de la mise en place d’une image moderne exprimant les
valeurs du progrès, que se construit un nouvel ethos de groupe. Cette construction permet à la fois de
mobiliser les énergies en fonction d’un idéal d’implication citoyenne et de s’opposer indirectement
aux adversaires apolitiques, assimilés à un ethos préalable dépassé et de ce fait considérés comme les
représentants d’une période révolue. En dégageant les modalités et les bénéfices d’un retravail
explicite de l’ethos préalable fondé sur une rhétorique de polarisation, Orkibi apporte un exemple
probant de réussite qui modifie en profondeur le statut et les pouvoirs d’un groupe social. Il semble
que le maniement de la parole et la présentation de soi soient capables de modifier un ethos préalable
: ils autorisent une présentation de soi qui correspond aux visées de l’instance des locuteurs et leur
confère la légitimité de parler et d’agir dans la sphère publique.

Notes

[1] La question de l’ethos dans l’essai de G.-C. S Spivak, « Can the Subaltern speak » ?, est
commentée dans Davis et Gross (1994).
Seconde partie. Les modalités verbales de la
présentation de soi

Chapitre 4. Images de soi, images de l’autre
« Je »-« Tu »

Pour les sociologues qui s’interrogent sur la présentation de soi, la question de la subjectivité dans le
discours ne se pose pas : l’individu se met en scène dans sa façon de s’habiller et de se comporter,
dans ses gestes et ses mimiques. Dans l’échange verbal, cependant, la construction d’une image de soi
ne peut être pensée en dehors de son ancrage dans un « je » qui prend la parole à l’intention d’un « tu
». Émile Benveniste, qui définissait le discours comme « toute énonciation supposant un locuteur et
un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière » (1974 : 241-2), a
ainsi posé la notion de « cadre figuratif ». Il entendait par là que l’énonciation « pose deux “figures”
également nécessaires, l’une source, l’autre but de l’énonciation » (ibid. : 82). L’utilisation de la
langue par un sujet parlant implique donc avant toute chose la mise en œuvre d’un dispositif
d’énonciation. C’est pourquoi, dans le régime du discours, l’analyse des pratiques de présentation de
soi commence nécessairement par l’examen des personnes grammaticales. Loin de relever d’une
description purement formelle, celles-ci soulèvent des questions de fond sur la nature et les fonctions
de l’ethos.

Et en effet, dans l’échange verbal, la présentation de soi est nécessairement ancrée dans la présence
d’un locuteur repérable qui appose sa marque sur le discours. Comprendre comment le locuteur
construit un ethos, c’est alors s’interroger sur deux points majeurs. Le premier concerne le « je ». Il
faut voir comment l’usage de la première personne du singulier autorise, en même temps que
l’émergence de la subjectivité, celle d’une image de soi qui est aussi une construction identitaire. Le
second concerne le couple « je »/« tu ». Le locuteur ne peut advenir et se profiler comme sujet que
dans son rapport à l’autre. Modelée par la doxa, les attentes, les réactions de l’auditoire, toute
présentation de soi apparaît comme une négociation d’identité, de la réussite de laquelle dépendent en
grande partie sa fonctionnalité et sa force de persuasion. On touche ainsi à des problèmes qui sont au
cœur de la présentation de soi comme pratique sociale : la question de la subjectivité et de l’identité,
de la capacité à dire et se dire pour agir, de la relation réciproque qui unit indissolublement le « je »
au « tu ».

Dire et se dire : la question du « sujet » et de l’«


agent »
Prise sous son aspect verbal, la présentation de soi implique avant toute chose un « je » défini comme
sujet de l’énonciation. On sait que l’acte de produire un énoncé renvoie nécessairement au locuteur
qui mobilise la langue. Or, cet acte d’utilisation est corrélatif de la production d’une image de soi :
dès lors que le « je » émerge et se fait exister comme sujet dans le discours, il se dit et se donne à voir
d’une certaine façon. Si les travaux d’Émile Benveniste sont trop connus pour qu’on s’y attarde, il
n’est cependant pas inutile de rappeler les points qui permettent aujourd’hui de penser l’image de soi
dans ses dimensions discursives.
Le premier point se rapporte à une conception de la subjectivité et de l’identité comme construites
dans la langue et non comme préalablement constituées. Benveniste, on le sait, s’attache au pronom «
je » pour souligner qu’il ne peut être défini qu’en termes de locution et non en termes d’objet. Il y a
autant de « je » que de locuteurs qui se désignent par ce pronom : « Je » signifie « la personne qui
énonce la présente instance de discours contenant je » (1966 : 261), et c’est « dans l’instance de
discours où je désigne le locuteur que celui-ci s’énonce comme “sujet”. Il est donc vrai à la lettre que
le fondement de la subjectivité est dans l’exercice de la langue […] il n’y a pas d’autre témoignage
objectif de l’identité du sujet que celui qu’il donne ainsi lui-même sur lui-même » (ibid. : 262). À cela
s’ajoute le fait, déjà mentionné, que « je » implique automatiquement un « tu » : c’est dans cette
relation constitutive qu’émerge une subjectivité qui désigne aussi une identité.

Notons qu’« identité » est entendu dans la citation de Benveniste comme possibilité de singulariser un
individu, de l’« identifier » – mais aussi comme émergence de la conscience que l’individu prend de
lui-même à travers le discours qui implique le couple « je »-« tu ». Il faut cependant élargir quelque
peu cette notion d’identité discursive. En disant « je », le locuteur construit dans son énonciation une
image de soi en même temps qu’il se constitue en sujet. C’est à travers cette image qu’il s’identifie –
qu’il se donne à voir d’une façon qui permet de le situer socialement et de le distinguer
individuellement par des traits particuliers. Quelles que soient les données préexistantes dont
l’interlocuteur dispose sur le sujet parlant, l’exercice de la langue les reprend et les rejoue. Il les
entraîne dans le dynamisme de l’échange où le « qui je suis pour moi », « qui je suis pour toi » et
surtout « qui je veux être pour toi » sont renégociés.

Cependant, la question du « qui je suis pour toi » et « qui je veux être pour toi » introduit des éléments
qui dépassent les pouvoirs du locuteur. Comme l’ont bien montré les travaux du sociologue Pierre
Bourdieu examinés dans le chapitre précédent, mais aussi les écrits de Michel Pêcheux (1969) ou de
François Flahaut (1978) en sciences du langage, le « je » est conditionné par le rapport de places
inscrit dans la langue et par les rapports de pouvoir qui sous-tendent tout échange symbolique. Qui
plus est, les images qu’il projette de son moi ne dépendent pas uniquement d’une programmation
délibérée : on a vu [1] qu’elles se nourrissent des représentations sociales à travers lesquelles il est
donné à chacun de nous de se penser [2]. En termes bakhtiniens, l’image de soi que construit le « je »
est par définition dialogique – elle est traversée par la parole de l’autre.

La réflexion amorcée par Benveniste s’ouvre ici sur d’autres champs qui, au-delà de la sociologie et
des sciences du langage, comprennent aussi bien la psychanalyse que la réflexion philosophique de
Foucault ou de Derrida. Il en résulte une problématisation bien connue de la notion de sujet, qui nous
concerne ici dans la mesure où elle ébranle l’ethos de la tradition rhétorique fondé sur
l’intentionnalité, la volition et l’action. De même que Bourdieu substitue la légitimité institutionnelle à
la crédibilité construite dans le discours, de même la reconceptualisation du « sujet » substitue une
instance conditionnée par des forces qui la dépassent à l’agent rhétorique capable d’intervenir
librement dans l’espace social. Ce bouleversement est bien résumé par Marshall W. Alcorn, Jr dans
un ouvrage consacré à l’ethos, lorsqu’il écrit que dans ces perspectives, le « moi » n’est pas un rôle
librement endossé :

Les « mois » ne sont pas des agents créateurs qui œuvrent au cœur du processus rhétorique ; ils
sont bien plutôt les effets de la rhétorique, une sorte d’épiphénomènes constitués par un jeu de
forces sociales, politiques et linguistiques. Il n’y a pas d’entité interne, de moi, qui choisit son
caractère. Le moi reflète plutôt le caractère particulier de forces sociales plus vastes qui
déterminent sa nature et sa dynamique.

(Alcorn in Baumlin 1994 : 5 ; c’est moi qui traduis et souligne)

Comme la remise en cause du pouvoir de la parole (Bourdieu), celle de l’ethos rhétorique dans son
sens traditionnel n’est pas sans conséquence. Elle problématise la possibilité de voir dans le discours,
et de ce fait dans la présentation de soi verbale, un vouloir-dire qui est aussi un vouloir-faire. Elle
empêche de voir dans la figure du locuteur un agent capable d’intervenir de façon délibérée et
responsable dans les affaires humaines. En effet, comment le « je » peut-il être un produit du langage
qui le structure et des forces sociales qui le modèlent – et néanmoins, construire une image de soi
capable d’agir sur l’autre et donc sur le monde réel en se posant comme un agent redevable de ses
choix ? [3] Privé de sa capacité à agir dans un dessein préétabli, l’ethos rhétorique se voit dépossédé
de sa vertu principale.

Cette incompatibilité entre une notion moderne (dite parfois postmoderne) du sujet, et l’ethos comme
instrument de persuasion et d’action sur le monde n’est cependant qu’apparente. Elle est en effet levée
à partir du moment où on prend en compte le fait que les déterminations sociodiscursives et
l’agentivité ne se situent pas sur le même plan. D’un côté, force est bien aujourd’hui de reconnaître
que le sujet parlant n’est pas maître des significations, mais est nécessairement conditionné par les
codes de la langue, par le discours ambiant et par des contraintes idéologiques, institutionnelles et
culturelles. D’un autre côté, le fait que le sujet soit parlé par les codes langagiers et façonné par le
discours social ne signifie pas qu’il ne participe pas pleinement à la dynamique de l’échange. À
l’intérieur de celle-ci, il est bien une instance agissante. Il l’est à la fois dans le sens où il accomplit un
acte de parole, et dans celui où il exerce sa volonté, fût-elle conditionnée et traversée par la doxa de
l’époque. Au niveau de l’interaction dans laquelle il s’engage, le locuteur projette un ethos qui lui
permet d’entrer en relation avec l’autre et de faire partager ses façons de voir. Que cette image soit
tributaire des représentations de la collectivité et des valeurs communes n’empêche en rien qu’il en
soit comptable, dans le sens anglais de accountable – il est censé pouvoir et devoir rendre des
comptes et, de ce fait, est tenu pour responsable. Il apparaît donc comme un agent qui n’est en rien
déchargé de ses responsabilités.

L’exemple le plus probant de ce double statut du « je », à la fois agi et agissant, est peut-être celui du
langage codé à l’extrême. Prenons un exemple simple emprunté à la vie ordinaire. L’amoureux qui
exprime ses sentiments en formules toutes faites, pour être sincère, n’en est pas moins « parlé » par
un langage préfabriqué à travers lequel il projette une image conventionnelle de soupirant. Pour
autant, il reste un sujet actif qui, à travers cet autoportrait obligé et souvent peu apprêté, réalise une
demande forte. Son ethos d’amoureux est tout à fait apte à produire son effet, pour peu que la dame se
laisse charmer par l’image-modèle projetée à son intention. Le locuteur construit ainsi une identité
dans son discours en s’immergeant dans la parole commune ; dans le même mouvement, il se pose en
agent qui agit et poursuit un objectif précis.

Il en va de même dans d’autres domaines. L’homme ou la femme politique est pris dans un réseau de
déterminations sociodiscursives qui contraignent fortement sa parole, comme le fait par ailleurs sa
position dans le champ. Dans un meeting électoral, il/ elle projette une image de sa personne qui est
conditionnée par les codes du parti et des impératifs de positionnement (en particulier les rapports de
rivalité avec les autres candidats). Cette présentation de soi s’effectue dans un langage politique doté
de ses tours et formules qui est toujours, en partie, une « langue de bois ». Et que dire du fait que cette
représentation est généralement écrite par un autre, une « plume » au service du candidat, quand elle
n’est pas modelée par une kyrielle de conseillers en communication attentifs aux attentes de
l’auditoire ? Il ne viendrait pourtant à l’idée de personne de décliner au locuteur sa capacité à
effectuer une présentation de soi qui l’engage, et par laquelle il entend agir sur les élections en cours.
Il serait encore plus impensable de le décharger de la pleine responsabilité de ses dires. Dans cette
perspective, l’ethos est à la fois fortement contraint, et pleinement compatible avec la notion
d’agentivité et de responsabilité, dans le sens moral d’assumer et d’accepter les conséquences, et dans
le sens pratique de rendre des comptes.

Inscription de la subjectivité dans le discours et


construction d’une image de soi
Quelles que soient ses déterminations et ses marges de liberté, l’image de soi se dégage tout d’abord
des traces de présence que le locuteur, délibérément ou non, laisse dans son discours. C’est dans la
matérialité du langage que s’établit l’articulation entre l’inscription de la subjectivité et la
construction de l’ethos. En d’autres termes, des marques concrètes de subjectivité dessinent l’image
de celui qui dit « je ». À ce point, c’est une fois de plus la linguistique de l’énonciation issue de
Benveniste qui permet d’examiner la présentation de soi dans le discours. En effet, ni la rhétorique
classique ni la nouvelle rhétorique de Perelman ne se sont vraiment préoccupées de la façon dont
l’ethos du locuteur s’inscrit de facto dans le discours. C’est dans cette optique qu’il faut revenir aux «
personnes » grammaticales et tout d’abord au « je », aux pronominaux qui s’y rapportent et aux
marques discursives de la subjectivité ou « procédés linguistiques (shifters, modalisateurs, termes
évaluatifs, etc.) par lesquels le locuteur imprime sa marque à l’énoncé » (Kerbrat-Orecchioni 1980 :
32). Il s’agit des « subjectivèmes », ou substantifs, adjectifs, verbes et adverbes qui portent la marque
de la subjectivité du « je ». Ils peuvent être « affectifs » (exprimant une réaction émotionnelle), «
évaluatifs » (reflétant une compétence culturelle) et « axiologiques » (portant un jugement de valeur).
Toutes ces marques linguistiques contribuent à la construction d’un ethos dans la mesure où elles
projettent nécessairement dans le discours une image de la personnalité, des compétences et du
système de valeurs du locuteur.

Prenons un exemple littéraire. Lorsque le narrateur du Dernier jour d’un condamné à mort (1829) de
Victor Hugo écrit : « La voiture noire me transporta ici, dans ce hideux Bicêtre », il inscrit sa
subjectivité dans le texte en même temps qu’il projette une image de soi destinée à influencer
l’opinion du lecteur sur la peine de mort. Le pronominal « me » indique la passivité du sujet soumis
malgré lui au pouvoir de la « voiture » (qui est le sujet grammatical du verbe d’action). La réification
est cependant contrebalancée par l’emploi des déictiques « ici » et « ce », qui mettent le « je » en
position de repère spatial : il n’est pas seulement le sujet à l’origine du dire mais aussi celui par
rapport auquel s’organise le tableau. Ensuite, et essentiellement, sa subjectivité s’inscrit dans le
discours par le biais de l’axiologique « hideux » qui exprime avec force le rapport du scripteur à la
prison. Plus que de désigner la laideur extrême des lieux, le terme dévoile la capacité du condamné à
mort à percevoir toute l’horreur de la sinistre prison où il est enfermé avec les criminels et les fous. «
Hideux » a aussi le sens abstrait d’« ignoble », et donc de moralement repoussant. Il attire dans son
sillage le qualificatif « noire », qui semble au départ une simple notation descriptive rapportée au
véhicule et qui retrouve dans le contexte ses connotations de mal et de mort. Dans cette optique, le
choix de l’axiologique « hideux », conforté par « noir[e] », fait plus que refléter la compétence
culturelle du locuteur : il permet au criminel d’inverser la situation. En exprimant clairement un point
de vue personnel sur son lieu de détention, il se pose en effet implicitement comme la source d’un
jugement de valeur et se donne le droit de condamner l’appareil institutionnel qui le brise. Qui plus
est, l’axiologique est ici lié à l’affectif. Il laisse deviner les sentiments suscités chez le scripteur,
l’horreur qui saisit le prisonnier face à cet espace de laideur et d’abjection. Il manifeste de ce fait sa
qualité d’être sensible, sa capacité à être affecté par le décor sinistre dans lequel il évolue.

On voit donc comment l’inscription de la subjectivité débouche dans le texte sur la construction d’une
image de soi qui permet au locuteur de se présenter en victime broyée par la machine pénitentiaire et
de plaider sa cause tant à travers la crédibilité qu’il s’octroie, que par la compassion qu’il tente de
susciter. Le condamné à mort de Victor Hugo devient un sujet à part entière dans le langage qui lui
permet de se constituer, à ses yeux et à ceux des autres, en conscience singulière. Si sa subjectivité
émerge dans un récit de témoignage qui comporte ses règles et contraintes, cela n’empêche pas le « je
» d’orienter son discours à des fins persuasives et de revendiquer avec force la liberté de mettre en
cause le système qui l’envoie à l’échafaud.

Effacement de la subjectivité et ethos dans le


discours en première personne
Dans cette perspective, il ne faut cependant pas croire que l’absence de marques de subjectivité et la
tentative de minimiser la présence du « je » bloque la construction de l’ethos. La recherche de
neutralité contribue elle aussi à projeter une image de soi. Il suffit à ce propos de rappeler le scandale
provoqué par le style sans relief et dénué de toute émotivité de Meursaut lorsque, dans L’Étranger, il
évoque la mort de sa mère. La « désinscription de la subjectivité » dans le discours ne manque pas
d’attirer l’attention, invitant à s’interroger sur la figure du locuteur qui se livre à un tel gommage.
C’est à ce titre que l’effacement énonciatif, paradoxalement utilisé dans les discours en « je », se
donne également comme un constituant majeur de la construction de l’ethos.

Il faut bien sûr distinguer les genres où la discrétion du « je » tient aux règles de l’échange, de ceux
où elle paraît inusitée. Il y a des cadres où le locuteur, tout en assumant sa parole dans un discours
embrayé, doit réduire autant que possible les traces de sa présence effective. C’est le cas de certaines
interactions professionnelles, comme celle du serveur avec les clients. « Qu’est-ce que je vous sers ?
» suivi de « Deux bières à la pression. Je vous apporte cela tout de suite » est un propos à visée
pragmatique parfaitement neutre – mais empêche-t-il le garçon de café de projeter une image de soi ?
On voit tout de suite qu’il n’en est rien : le garçon de café (on pense ici à la célèbre description de
Jean-Paul Sartre reprise par Goffman) se présente en serveur efficace qui s’en tient strictement à son
rôle et ne s’impose pas au client.

La situation change dans des cadres où le gommage de la subjectivité n’est pas de rigueur. Le journal
intime, par exemple, suppose qu’un diariste se dise en toute liberté en insistant sur ce qu’il ressent en
son for intérieur. L’effacement des marques personnelles y acquiert de ce fait un relief tout
particulier. On peut en voir un exemple dans les carnets inédits (publiés à titre posthume) de
l’historien Marc Bloch, qui tiennent à la fois du carnet de guerre où le combattant de 14-18 consigne
succinctement les faits de la campagne, et de l’écrit personnel où le « je » qui n’écrit que pour lui a
tout loisir de se dire pleinement :

Nous demeurâmes à Somme-Yèvre pendant la plus grande partie de la journée du lendemain. Je


lus un roman noir que j’avais ramassé dans un coin et qui s’appelait Les Mystères de
l’Inquisition. Des troupes de toutes armes traversaient le bourg, en un flot incessant. Un colonel
de cuirassiers demanda à un de nos hommes un morceau de pain. Vers quatre heures, notre
régiment partit. Il y avait des cadavres allemands au bord de la route.

(1997 : 128)

Le texte rapporte au passé simple une série d’actions (demeurer, lire, partir), présentées sans aucune
marque d’évaluation, de jugement ou de sentiment. Cette relation sèche et purement factuelle
s’enchaîne sur une série de descriptions succinctes à l’imparfait, elles aussi dépouillées de toute
marque subjective. L’accent est mis sur la précision du lieu, du temps, des faits et des détails. La
syntaxe parataxique – une simple juxtaposition d’énoncés, sans aucun connecteur – bloque elle aussi
l’interprétation personnelle du locuteur. Le texte se veut autant que possible transparent et neutre. Cela
ne signifie évidemment pas qu’il ne projette pas d’ethos. Le « je » se donne comme membre à part
entière d’un régiment dont il partage le sort et suit les consignes. Il se présente néanmoins comme
quelqu’un qui a besoin de lectures – sa seule action individuelle est « je lus », même s’il s’agit d’une
lecture de fortune, celle d’un roman populaire trouvé par hasard. La mention de l’activité de lecture,
jointe au style soutenu et en particulier à la maîtrise du passé simple, pose le « je » singulier en
intellectuel. Dans ce cadre, le fait de se limiter à l’observation et d’être aussi minutieux que possible
n’apparaît pas comme une limitation, mais bien plutôt comme un choix. L’absence d’axiologique ou
d’affectif sur des situations qui font une forte impression sur le lecteur, et où l’on s’attendrait à un
commentaire subjectif, marque bien la volonté de s’en tenir au compte rendu strict. Ainsi, on ne sait
pas comment le « je » réagit devant le fait qu’« il y avait des cadavres allemands au bord de la route »
(128), ni ce qu’il pense du fait que le colonel des cuirassiers en est réduit à mendier un morceau de
pain. Qui plus est, le choix de la juxtaposition pure qui élimine toute interprétation des faits rapportés
souligne la volonté du locuteur de se présenter en témoin objectif qui se contente de rapporter
l’événement tel qu’il l’a vu. Sans doute, la concision des notes peut-elle être mise sur le compte du
genre du carnet de route que Bloch lui-même n’a pas revu pour publication. Mais elle marque aussi
une construction d’ethos – en l’occurrence une image de soi que le scripteur esquisse à son intention
personnelle, et projette à ses propres yeux. Pour lui-même et implicitement pour les autres, il se
présente comme un témoin qui relate sans interpréter ni juger, à savoir comme un historien du
présent qui s’en tient aux faits et tente de ne pas les filtrer à travers sa subjectivité propre. C’est ce que
confirme sa façon de parler de lui-même comme il parle des choses et des hommes, à travers une
notation sèche dépourvue de tout commentaire.

L’ethos entre le dire et le dit


On l’a maintes fois répété : le « je » peut se dire en énonçant, dans les modalités de sa prise de parole
; mais il peut aussi, bien sûr, le faire en parlant de lui-même. C’est ici qu’intervient la question bien
connue de la double nature du « je », comme sujet de l’énonciation ou sujet de l’énoncé (Benveniste
1966 : 252). Cette distinction est au cœur de toute réflexion sur l’ethos. En effet, l’image de soi peut
découler du dit : ce que le locuteur énonce explicitement sur lui-même en se prenant comme thème de
son propre discours. En même temps, elle est toujours un résultat du dire : le locuteur se dévoile dans
les modalités de sa parole, même lorsqu’il ne se réfère pas à lui-même. C’est ce que Maingueneau a
appelé, on l’a déjà évoqué, ethos dit et ethos montré. On a souvent tendance, aujourd’hui, à insister
sur l’importance prépondérante de ce que le locuteur projette de lui-même dans son énonciation (son
ethos montré). C’était déjà l’orientation prise par Barthes lorsque, dans sa mise au point sur la
rhétorique classique (cf. chap. I), il stipulait que « L’orateur énonce une information et en même
temps il dit : je suis ceci, je ne suis pas cela » (Barthes 1970 : 315). C’est aussi la perspective de
Ducrot, selon qui la façon dont l’orateur se présente à travers « l’apparence que lui confèrent le débit,
l’intonation, chaleureuse ou sévère, le choix des mots, des arguments » est essentielle, et souvent plus
crédible que les « affirmations flatteuses qu’il peut faire sur sa propre personne dans le contenu de
son discours » (Ducrot 1984 : 201). Pour se dire, le « je » de l’énonciation n’a pas besoin de mettre en
scène un « je » de l’énoncé : il se montre même quand il ne parle pas de sa personne.

L’insistance de la linguistique sur l’énonciation a été d’autant plus importante qu’on avait
traditionnellement tendance à privilégier la représentation explicite qu’offrent du locuteur les textes
autobiographiques – confessions, mémoires, aveux, confidences, récits personnels, en bref, toute
parole orale et écrite où un « je » se dédouble pour parler de lui-même. Dans ce cadre, projeter un
ethos est restreint au sens de tenir un propos sur soi, sans tenir compte du fait que le locuteur se
donne aussi à voir dans son niveau de langue, dans ses choix lexicologiques, dans son style. Lorsque
Bloch écrit, « Nous demeurâmes à Somme-Yèvre pendant la plus grande partie de la journée du
lendemain », il projette l’image d’un lettré par l’utilisation spontanée de l’aoriste dans un écrit intime,
et par la correction grammaticale de la phrase. Lorsqu’on lit dans le carnet de guerre de Max
Deauville : « La fusillade semble diminuer et s’éteindre, et la nuit s’installe petit à petit au milieu du
rougeoiement saccadé des flammes », ce n’est pas seulement l’image du combattant, c’est aussi celle
du poète qui s’impose.

Un mot sur le rôle des arguments dans la construction d’une image de soi au niveau de l’énonciation.
On se souvient que la phrase tant citée de Ducrot insiste sur « le choix […] des arguments », selon lui
l’une des modalités d’énonciation qui contribue à projeter un ethos. Prenons dans cette optique un
exemple, celui d’une interview, publiée sur le blog « La voix des Israéliens francophones », où le
Rabbin Shlomo Aviner répond à la question de savoir s’il n’est pas « préférable de donner certaines
parties d’Eretz Israël en échange de la paix ». « La Torah », rétorque- t-il, « nous interdit
d’abandonner la moindre parcelle d’Israël. Nos Sages enseignent qu’Eretz Israël s’acquiert par des
souffrances et que pour la posséder il faut être prêt à donner sa vie […] a priori »
(http://www.terredisrael.com/wordpress/?p=14550). Cet appel à l’autorité biblique et à la sagesse
d’Israël, qui vise à trancher un dilemme sur la question de la restitution des territoires occupés suite à
la guerre de 1967, projette l’image d’un être qui s’en remet inconditionnellement aux Écritures. Tout
son raisonnement est fondé sur un argument d’autorité, de ceux qui ne peuvent être remis en question
puisqu’ils ont une origine divine. L’appel à la Bible se double de la référence aux Sages : la loi de
Dieu est renforcée par leur enseignement. C’est ce recours in c onditionnel à l’argument d’autorité
qui construit l’ethos du locuteur. C’est aussi sa volonté de lui subordonner les affaires humaines, en
soumettant le domaine temporel au religieux. Dis-moi comment tu argumentes, et je te dirai qui tu
es…

Mais qu’en est-il alors du dit, de ce que charrie l’énoncé comme produit achevé de l’acte
d’énonciation ? Si la linguistique a insisté sur le rôle fondateur de l’énonciation, il va de soi qu’elle
n’en a pas pour autant éliminé ce que le locuteur affirme de lui-même. Un point essentiel dans cette
perspective, est le rapport qui se crée dans le discours entre l’image qui découle des modes
d’énonciation et celle qui ressort de ce que le « je » dit sur sa propre personne. L’importance
déterminante de ce rapport est intuitivement appréhendée par les utilisateurs de la langue, comme en
témoigne la plaisanterie galvaudée sur l’affirmation de modestie : déclarer « je suis très modeste » est
perçu comme une contradiction dans les termes, l’acte de s’attribuer soi-même une qualité n’étant pas
en accord avec ce qu’implique la modestie affirmée du « je ». C’est alors de la coïncidence ou de la
noncoïncidence entre le dit et le dire que l’ethos tire son plus ou moins grand degré d’efficacité.

Le locuteur peut s’aveugler sur ce qu’il révèle de lui-même, projetant une image de soi qui est à mille
lieues de celle qu’il aurait voulu proposer. Dans J’étais garde du corps de Hitler (2006), Rochus
Misch, 88 ans, déclare :

Depuis la mort en octobre 2004 d’Otto Günsche, l’aide de camp de Hitler, je suis le seul
survivant de ce petit cercle qui entourait quotidiennement le Führer. Je n’en tire aucune fierté. Je
pense avoir fait mon travail de soldat correctement, ni plus ni moins.

(2006 : 14)

Misch projette ici une image de modestie fondée sur la présupposition qu’il pourrait se prévaloir
d’être le seul survivant d’un groupe de privilégiés : il renonce à se vanter d’avoir été un proche du
Führer et d’avoir rempli une mission auprès de lui. Un fossé se creuse dès lors entre ce qu’il dit de sa
propre personne et ce qu’en révèle obliquement la dimension argumentative de son discours. Le
locuteur construit en effet son ethos sur une pétition de principe en attribuant à l’auditoire des valeurs
et des croyances qui ne sont manifestement pas les siennes. Ce faisant, il dévoile ses propres
convictions sur l’honneur d’avoir servi le Führer, sans aucune trace du regret ou des remords qu’on
pourrait attendre, à l’orée du xxie siècle, d’un ancien fidèle de Hitler. À l’image de l’homme modeste
dans le dit, se substitue celle du nazi impénitent dans le dire. Dans la suite également, ce qu’il affirme
sur sa propre personne est contredit par ce qu’il en montre dans la construction de son argumentation.
Il se présente en homme droit et consciencieux qui respecte la discipline avant tout et place dans le
devoir accompli son seul point d’honneur : « Je pense avoir fait mon travail de soldat correctement,
ni plus ni moins. » L’ethos de brave soldat et d’homme modeste, respectueux des valeurs
d’obéissance, est cependant doublé dans l’énonciation d’une image toute différente. Le recours naïf à
une formule figée qui condense le plaidoyer typique des criminels nazis dénote un être incapable de
réflexion critique et de retour sur soi, renforçant l’image de l’aveuglement qui ressortait de sa
déclaration précédente : « Je n’en tire aucune fierté. » Le locuteur projette ainsi de bonne foi, et
presque caricaturalement, un ethos de nazi non repenti qui ne peut que rebuter le public auquel il
s’adresse.

La non-coïncidence qui révèle ici un manque de maîtrise et conduit à un échec de la communication


efficace peut aussi, dans d’autres cas, être voulue et habilement orchestrée. On peut dire quelque
chose sur sa personne en laissant entendre tout autre chose. Ainsi, dans ce fragment de dialogue
romanesque où une jeune femme projette à l’intention de son amant, qui essaye de lui faire adopter un
comportement approprié à ses idées conventionnelles sur la femme, un ethos discursif qui se
construit sur une double portée : « Tu dis des bêtises. /– Je suis une femme, j’ai le droit ! / Oh, mais
pas celui d’abuser […]/ – Et comment saurais-je, pauvre fille, que j’abuse ? » (Les Stances à Sophie
1963 : 23). Clairement, l’image que la narratrice de Christiane Rochefort endosse dans ses répliques
est celle que l’homme veut lui imposer : en tant que femme, elle dit n’avoir pas de cervelle et être
incapable de tenir des propos sensés ; elle n’est qu’une pauvre fille dénuée de jugement. À la
littéralité du propos s’oppose ce que laissent entendre un maniement acerbe de la repartie et un sens
sûr de l’argumentation raisonnée. La jeune femme est capable de reprendre à son compte les
représentations dévalorisantes attribuées à son sexe pour s’en jouer. Elle tient un raisonnement qui
parodie plaisamment celui de l’autre et le retourne contre lui, montrant ainsi qu’elle est capable de
maîtriser aussi bien l’argumentation que l’humour, et qu’elle est parfaitement dotée de la faculté de
penser et de juger par elle-même. En bref, le « je » ne se décrit en faible femme sans capacités
intellectuelles que pour afficher ces mêmes capacités dans sa présentation de soi, inversant ainsi dans
l’énonciation l’image proposée dans l’énoncé.

Notons à ce propos l’effet provoqué dans le récit par l’interaction. En effet, la femme parle à son
amant imbu de préjugés, qui prend ses déclarations au sens littéral. Ainsi, quand il répond : « Oh,
mais pas celui d’abuser », il est, selon la narratrice, « ravi » de l’image qu’elle projette d’elle en
femme sans cervelle. Et quand elle lui dit : « Et comment saurais- je, pauvre fille, que j’abuse ? », son
partenaire le prend tout aussi littéralement, en répondant sans hésitation : « Quand je te le dirai ».
L’ethos construit par le « je » joue ainsi sur un double plan, d’autant plus ironique pour le lecteur que
l’interlocuteur de la conversation intime ne perçoit pas l’antiphrase et se complaît dans l’image
stéréotypée que la femme construit d’elle-même à son intention.

Les jeux spéculaires de « je » et de « tu » :


cadres d’analyse
Cet exemple montre bien que la présentation de soi doit être pensée dans un cadre conceptuel où le
rapport du sujet à l’autre est constitutif. Toute image de soi est nécessairement tributaire de la relation
« je »-« tu », et cela même lorsque, comme dans le cas de Marc Bloch, il s’agit d’un carnet de route. «
Les écrits les plus intimes », note Bakhtine, « sont eux aussi de part en part dialogiques : ils sont
traversés par les évaluations d’un auditeur virtuel, d’un auditoire potentiel, même si la représentation
d’un tel auditoire n’apparaît pas clairement à l’esprit du locuteur » (Bakhtine 1981 : 294). Pour mieux
comprendre comment l’ethos se construit dans le discours, il faut donc explorer la façon dont le « je
» se présente à un « tu » ou à un « vous », présent ou absent, en fonction de ses attentes présumées. Il
est clair que le dirigeant du parti socialiste ne projettera pas le même ethos face aux membres de son
parti, à une séance du Parlement, ou devant un public acquis aux idées de ses adversaires. Dans chaque
cas, il modulera son image en fonction de celle qu’il se fait de ses interlocuteurs. De même, dans une
conversation privée, ou une lettre, un individu effectuera une autre présentation de soi selon la
personne avec qui il s’entretient : son conjoint, ses enfants, un collègue, un commerçant.

Dans leur Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique (1970 [1958]), Chaim Perelman et Lucie
Olbrechts-Tyteca ont bien mis en valeur la centralité de l’auditoire, défini comme « l’ensemble de
ceux sur lesquels l’orateur veut influer par son argumentation » (1970 : 25). Ils ont souligné la
nécessité pour l’orateur de s’adapter à son public, ou plus précisément à l’idée qu’il s’en fait. Cette
vision implique une construction en miroir de l’image des interlocuteurs où la nouvelle rhétorique
croise, paradoxalement, les travaux de Michel Pêcheux (1969). Rappelons que pour ce dernier,
l’émetteur et le récepteur, aux deux bouts de la chaîne de communication, se font une image
respective l’un de l’autre. L’émetteur (ou locuteur) A se fait une image de lui-même et de son
interlocuteur B. Réciproquement le récepteur B se fait une image de l’émetteur A et de lui-même, et
c’est dans cette interdépendance que s’élabore la présentation de soi. On ne saurait exposer plus
clairement le jeu spéculaire qui fonde le cadre figuratif.

La construction de l’ethos dans l’adresse directe


Prenons un cas concret de construction de l’ethos dans son rapport au « tu » : la lettre privée. Je
choisirai ici un extrait d’une lettre d’Alfred Dreyfus à sa femme Lucie, plus tard publiée dans Les
Lettres d’un innocent (1898) :

[…] il s’agit de l’honneur d’un nom, de la vie de nos enfants. Et je ne veux pas, tu m’entends
bien, que nos enfants aient jamais à baisser la tête. Il faut que la lumière soit faite pleine et entière
sur cette tragique histoire. Rien, par la suite, ne doit ni te rebuter, ni te lasser. Toutes les portes
s’ouvrent, tous les cœurs battent devant une mère qui ne demande que la vérité, pour que ses
enfants puissent vivre.

(Alfred Dreyfus à Lucie Dreyfus, îles du Salut, 15 juillet 1895, dans Alfred et Lucie Dreyfus 2005
: 250)

Nous trouvons ici un « je » qui s’adresse à un « tu » dans une relation intime, et qui construit une
image de sa personne en interrelation étroite avec celle qu’il projette de sa partenaire. Il s’agit en effet
d’un discours adressé à une destinataire unique, dans une situation où les deux époux sont séparés à la
suite de la détention du capitaine Dreyfus, accusé de trahison, à l’île du Diable en Guyane. Des liens
très étroits lient Alfred à Lucie, qui partage non seulement la conviction de son innocence et la
volonté d’obtenir sa réhabilitation, mais aussi ses valeurs. Dans cette situation de discours, Alfred ne
se contente pas de projeter à l’intention de sa femme l’image d’un homme injustement condamné et
profondément blessé, il veut aussi persuader sa femme de l’urgence de sa tâche : il faut obtenir au
plus vite, et quels que soient les obstacles, la révision de son procès.

L’adjectif possessif « nos », appliqué aux enfants, réunit les deux correspondants dans une même
entité parentale dont les intérêts sont communs. Dans un jeu de reflets, le « je » projette une image de
père et interpelle le « tu » dans sa fonction de mère, fondant tout le projet – la lutte pour la
réhabilitation de leur nom – sur ce souci commun. L’inquiétude éprouvée sur le sort des enfants et la
volonté de veiller à leur avenir construit l’image d’un bon père, à laquelle l’épistolier fait
correspondre dans un jeu spéculaire l’image de sa destinataire en bonne mère : « une mère qui
demande la vérité pour que ses enfants vivent ». En même temps, le « je » se pose en époux qui a le
droit de donner des conseils et des instructions : « je ne veux pas, tu m’entends bien… » « Rien ne doit
te lasser… », « il faut que »… Il exprime sa volonté de façon insistante, et se présente comme celui
qui communique ou rappelle une vérité générale : « Toutes les portes s’ouvrent… » Le discours de
l’épistolier construit donc à l’intention de Lucie l’image d’un père de famille et d’un époux qui guide
son épouse dans un domaine qui est nécessairement étranger à une femme de l’époque confinée dans
la sphère privée, et qui doit, sans préparation aucune, intervenir dans le domaine public. L’autorité du
« je » prend ici appui non seulement sur son statut de pater familias, mais aussi sur le manque
d’expérience de sa correspondante limitée aux rôles traditionnellement conférés à une épouse
bourgeoise.

Par ailleurs, les termes de « honneur », « lumière » (dans l’expression « faire la lumière »), vérité,
présentent le locuteur comme fortement attaché aux valeurs morales – en même temps que comme un
militaire, un officier de carrière pour qui l’honneur est primordial. L’importance conférée à
l’honneur d’un nom se double du sursaut de révolte exprimé dans « je ne veux pas, tu m’entends bien,
que nos enfants aient jamais à baisser la tête », qui dénote un homme fier, que l’humiliation infligée
indigne. La tournure emphatique marque l’expression de sentiments personnels – dignité blessée,
sursaut d’orgueil, révolte qui présentent l’aspect affectif du locuteur, sa sensibilité, voire sa nature
passionnée.

Ainsi, dans son interaction épistolaire avec sa femme, Dreyfus fonde l’efficacité de sa parole sur
l’image du bon père, de l’époux avisé capable de guider sa femme inexpérimentée et de lui indiquer
une ligne d’action, de l’homme sensible blessé dans ses sentiments, et de l’individu imbu de grands
principes et mû par le sentiment moral. L’attachement aux valeurs est exprimé haut et fort, alors que
les affectifs se laissent deviner dans le ton plutôt qu’ils ne se marquent dans le vocabulaire – ils
apparaissent seulement dans l’adjectif « tragique » de « tragique histoire », qui est d’ailleurs évaluatif
plus qu’affectif. Le locuteur veille à maîtriser ses passions et à rester du côté de la raison et de
l’éthique. Pour que sa correspondante se laisse influencer par ses conseils, il faut qu’elle voie en lui, à
ce stade, un homme nourri de valeurs morales qui est capable de raisonner, et non pas seulement un
être malheureux emporté par ses affects.

La construction de l’ethos dans la double


adresse
Il faut, à ce point, souligner l’importance de l’allocutaire indirect qu’introduit dans la communication
la mise en recueil des lettres de Dreyfus. En effet, la publication de la lettre en 1898 introduit une
double adresse en mettant la missive privée sous les yeux du grand public. La nature de la
communication en est nécessairement altérée : l’image de soi que le « je » construit dans son discours
ne vise plus une proche persuadée de son innocence, mais un auditoire auquel on a fait croire que
Dreyfus était un traître odieux digne du plus sévère châtiment. Si Lucie accepte de faire publier une
partie de sa correspondance intime avec son mari, c’est en raison des instigations de Joseph Reinach
qui veut faire des lettres privées une preuve d’innocence. Le titre l’atteste clairement : Les Lettres d’un
innocent. Alors que la lettre à Lucie datait du début de la détention du capitaine, à une époque où
aucun recours ne paraissait possible, la parution du livre se situe au moment du débat qui fait rage
autour de ce qui est désormais considéré comme « l’Affaire Dreyfus ». Dans ces circonstances,
l’ethos positif projeté par l’épistolier, le caractère emphatique de la lettre qui dévoile un homme mû
par un fort sentiment moral, sont censés jouer en sa faveur. En d’autres termes, c’est l’image du bon
père, de l’époux responsable, de l’homme honnête épris de justice et de vérité, de l’homme plein de
dignité sensible à son honneur, qui doit convaincre le grand public de la fausseté de l’accusation
portée contre Dreyfus. Elle doit faire vibrer une corde sensible tout en établissant un lien autour de
valeurs partagées. C’est dans cette perspective que l’ethos acquiert pleinement le statut de preuve et
peut être versé au dossier. Reinach le dit bien dans sa préface : les lettres publiées sont « un
complément éloquent de notre appel » (p. 20)– non parce qu’elles exhalent des « plaintes » pour faire
appel à la compassion, mais parce qu’elles font entendre « le cri de la conscience » susceptible
d’éveiller l’indignation causée par l’injustice et le désir ardent d’amener la réparation qui s’impose.
Mieux que les preuves tangibles accumulées par ailleurs et résumées dans le texte de Reinach, c’est
l’impression produite par l’auteur des lettres, la sincérité de son accent, qui sont censées emporter
l’adhésion. L’ethos de l’épistolier sera ici d’autant plus crédible qu’il n’est pas façonné à l’intention
d’un public extérieur, mais projeté à l’intention de sa femme dans un écrit strictement privé.

On voit donc comment l’ethos se construit en fonction de l’image que le locuteur se fait de son
allocutaire, et comment l’interaction entre le « je » et le « tu/vous » détermine les modalités de la
présentation de soi ; mais aussi comment la présence d’un allocutaire indirect qui n’est pas pris en
compte par le locuteur peut transformer la fonction de l’ethos et le sens même de l’entreprise de
persuasion sans que le texte ait été en rien altéré.

On peut évidemment penser à des cas de figure où la double adresse n’est pas le fait d’un facteur
extérieur, mais une situation de communication dont le locuteur est pleinement conscient. Le « je »
peut s’adresser en toute connaissance de cause à deux auditoires distincts dans un discours unique qui
projette à l’intention de chacun des publics une image de soi tantôt semblable, tantôt diversifiée, mais
dans les deux cas censée remplir des fonctions différentes. Le théâtre est fertile en situations de ce
genre. Elmire, qui entend démasquer les agissements de Tartuffe, joue avec lui une scène où elle se
présente face à l’hypocrite dévot en femme qui se laisse faire la cour. Elle construit simultanément
une image d’épouse fidèle aux yeux de son auditoire indirect, en l’occurrence son époux qui assiste
caché à l’entretien. Elle se présente enfin en femme non seulement honnête, mais aussi rusée à
l’intention du public qui pénètre les stratagèmes de la double adresse, et constitue un auditoire
supplémentaire inhérent au genre dramatique.

Il en va de même dans d’autres formats génériques, comme dans les débats télévisés ou les lettres
ouvertes, ou encore dans l’espace du discours polémique où le locuteur attaque son adversaire dans le
but d’emporter l’adhésion du tiers qu’il prend à témoin. Ainsi, François Léotard, homme politique
retiré des affaires, ancien président de l’udf, ancien ministre de la Culture et de la Défense, lance une
attaque violente contre son ancien compagnon de route, Nicolas Sarkozy, pour lequel il dit pourtant
avoir voté aux présidentielles de 2007. Dans son ouvrage de 2008, Ça va mal finir, il insère une lettre
ouverte où il écrit :

… depuis que tu es à l’Élysée, je suis inquiet. Qu’est-ce qui t’a pris exactement ? Je lis dans un
journal que désormais la police française arrête des enfants… J’ai suivi avec consternation le
morceau de Grand-Guignol qui t’a mis dans les bras de Kadhafi… J’apprends que tu as une «
plume » qui te fait dire des bêtises… […] C’est pas bien tout ça, Nicolas. Je te le dis parce que
nous avons grandi ensemble.

(2008 : 116)

Dans un style délibérément familier, la lettre adressée à un proche construit l’image d’un conseiller
paternaliste qui gronde son allocutaire comme un enfant : le « je » fait la leçon au « tu » comme à un
petit garçon qui n’aurait pas été sage. Il se présente en même temps comme un homme doué de
clairvoyance et de sens critique qui exprime son inquiétude devant les fautes de son ami en arborant
une franchise bien intentionnée : (« Je te le dis parce que nous avons grandi ensemble »). Cette
distribution des rôles (ce que Maingueneau appelle une « scénographie ») acquiert bien évidemment
un sens polémique aussi bien par rapport à l’allocutaire direct, Sarkozy, que par rapport à
l’allocutaire indirect – le grand public à laquelle la lettre ouverte est en réalité destinée. La relation
qu’elle donne à voir entre le « je » et le « tu » est celle qui s’établit entre l’agresseur et sa cible, si
bien que l’image du polémiste est tributaire de celle qu’il offre de son adversaire. En présentant le
président de la République élu comme un petit garçon immature qui a failli et qu’il faut reprendre,
l’auteur de la lettre ouverte se donne à voir comme un écrivain à la plume acerbe qui est capable
d’agressivité mais aussi de contrôle : sa parole reste mesurée. Il fait ainsi preuve de savoir-faire. Son
attaque est d’autant plus efficace, qu’elle se déguise sous des faux dehors et manie habilement
l’ironie. Le polémiste se double ici du bon citoyen : c’est en effet au nom d’une inquiétude citoyenne
que Léotard revendique le droit de s’élever contre une façon de gouverner qu’il a manifestement
suivie de près. Sa dénonciation s’appuie sur des valeurs qu’il suppose partagées avec le public, et qui
sont celle de la République française : la liberté, mais aussi l’hospitalité et l’humanité (« la police
arrête des enfants »), le respect des droits de l’homme et le refus de cautionner tous ceux qui les
violent (l’accueil fait par le gouvernement Sarkozy au colonel Kadhafi lors de son passage à Paris),
l’égalité qui doit se manifester dans les rapports de la France envers les pays d’Afrique (le fameux
discours de Dakar de la plume d’Henri Guaino, tant critiqué pour ses relents colonialistes).

En bref, c’est sur la base d’un savoir encyclopédique partagé, mais surtout d’une vision du monde
commune, que Léotard condamne les dérives du président. Dans l’ethos du polémiste, la figure du
citoyen respectueux des Droits de l’homme et des valeurs de la République légitime celle de
l’agresseur. L’« antiethos » ou l’image dévalorisée de la cible en vient à représenter le double inversé
du locuteur (Garand 2007). Contrairement à Léotard, il ne manie pas lui-même la parole (il a « une
plume ») ; il se livre à des comportements incontrôlés (« qu’est-ce qui t’a pris exactement ? ») et a
perdu son sens critique (il ne semble pas se rendre compte de ses dérapages et des « bêtises » qu’on
lui fait dire) ; il ne respecte pas les droits de l’Homme et les valeurs de la République (il fait arrêter
des enfants). Dans un jeu spéculaire où les images se répondent en s’inversant, la délégitimation de
l’adversaire légitime le polémiste en assurant sa crédibilité.

La présentation de soi face à un auditoire


composite
Plutôt que de se tourner vers un double auditoire dont chacun se situe à un autre niveau (l’adversaire
et le tiers, l’acteur et le public, etc.), le discours peut choisir de s’adresser à un collectif qui comprend
en son sein des groupes diversifiés aux yeux desquels une même et unique présentation de soi doit
s’avérer performante. C’est ce que Perelman et Olbrechts-Tyteca appellent l’auditoire composite.
Mais comment produire une image de sa personne qui convienne à des individus dont les valeurs et
les attentes sont divergentes ? Ce problème se pose dans toute son acuité au candidat qui se présente à
l’ensemble des électeurs. Autant il peut orienter sa présentation de soi dans une direction précise
quand il se trouve devant les électeurs de son propre parti, autant l’homme politique se doit de
prévoir les réactions diverses et souvent contradictoires d’électeurs dont les opinions et les intérêts
sont conflictuels. La construction de l’ethos devient alors une opération délicate et périlleuse, où le
locuteur tente de concilier des images hétérogènes susceptibles de satisfaire les uns et les autres – au
risque, toujours, d’adopter des demi-mesures qui mécontentent tout le monde.

Cette situation devient particulièrement intéressante lorsqu’elle est thématisée par un orateur qui en
est pleinement conscient et veut faire partager cette conscience à son auditoire. Ainsi Barack Obama,
dans son célèbre discours « A More Perfect Union » (« Une union plus parfaite », 18 mars 2008) [4],
s’adresse à tous les citoyens américains pour répondre aux accusations d’extrémisme lancées contre
lui suite aux déclarations intempestives du pasteur de sa congrégation, le révérend Wright. En ce
moment sensible où sa réputation est mise en péril par un discours de colère et de ressentiment qui
rejaillit sur lui à la fois parce que c’est celui de son ancien directeur spirituel, et parce qu’il y est
question des sentiments de la communauté noire dont il est membre, il lui importe plus que jamais de
projeter une image qui remporte les suffrages de tous les citoyens. Se posera-t-il en censeur des
Noirs pour offrir aux électeurs blancs une représentation favorable de sa personne au risque
d’apparaître comme un traître aux yeux des siens ? Prendra-t-il au contraire leur défense en encourant
le danger de s’aliéner le vote des électeurs blancs ? Essayera-t-il plutôt d’éluder le problème en
attendant patiemment que les calomnies se laissent oublier ? Dans la grande difficulté où il se trouve,
tous les yeux sont tournés vers lui. Et c’est à ce moment précis qu’il est appelé à construire un ethos
qui lui restitue son image menacée de présidentiable.

Sur un point, il lui est aisé de se distinguer du pasteur Wright : il condamne la virulence de ses
propos, un « langage incendiaire » qui ne peut qu’exacerber la division raciale et dont il déclare
qu’ils sont une offense à la grandeur et à la bonté de tous les Américains, blancs et noirs confondus.
Obama ne fait pas ici amende honorable, il travaille bien plutôt à rejeter l’image d’extrémiste qu’on
lui attribue à tort. En se dissociant de Wright, il prend ses distances par rapport à la violence et à
l’exacerbation des conflits, non par rapport à la communauté noire. Il s’adresse de ce fait à
l’ensemble de ceux de toutes les ethnies et de toutes les tendances qui condamnent les excès et les
tentatives d’attiser les conflits. Il se range parmi ceux qui rejettent fermement l’incitation à la haine
raciale. Cependant, ce pas très attendu ne constitue pas le nœud de son discours, et ne paraît qu’au 12e
paragraphe du texte.

Avant tout, le candidat se présente comme un homme politique qui se situe dans la grande tradition
des pères fondateurs et aspire à parachever la tâche qu’ils n’ont pu mener à bien jusqu’au bout – en
l’occurrence, réaliser la promesse d’égalité inscrite dans la constitution, mais compromise par
l’esclavage et restée, jusqu’à ce jour, imparfaite. Dans cette perspective, il est à la fois l’héritier de la
grande tradition américaine et un homme qui se tourne vers la politique parce qu’il se sent investi
d’une mission. L’avenir vers lequel il est tourné est interprété comme une fidélité au passé et comme
un aboutissement. Le candidat noir se présente donc comme un homme de tradition, au sens fort du
terme. Il est un véritable américain puisqu’il met ses pas dans ceux des pères fondateurs des États-
Unis et poursuit le chemin qu’ils ont tracé : la métaphore de « la longue marche de ceux qui nous ont
précédés », aujourd’hui à continuer, est ici parlante. Obama se montre aussi en idéaliste digne de
l’Amérique puisqu’il dit entrer en politique pour réaliser l’idéal gravé dans la constitution. Qui plus
est, il apparaît comme un homme de responsabilité qui veut faire face aux problèmes non résolus et
assurer l’avenir de son peuple. En construisant cette image, Obama se donne une filiation symbolique
qui recouvre et obscurcit celle qu’on lui reproche, tout en se plaçant sous les auspices de ceux qui
appellent à l’union là où il est soupçonné d’être sous l’influence du pasteur qui approfondit la
division raciale. Il paye son tribut à tous les citoyens qui se veulent fidèles aux valeurs fondatrices du
pays.

Cependant, cette image d’Américain sur les traces des pères fondateurs ne suffit pas ici à la
démonstration. Obama y ajoute deux points essentiels, qui sont étroitement reliés : un ethos
d’hybridité qu’il présente comme caractéristique de l’américanité, et qui lui permet de réunir en lui
deux appartenances conflictuelles ; et un ethos de fidélité à chacune de ces communautés jusque dans
leurs excès, qu’il est capable de compren dre et pas seulement de juger. Le premier point s’exprime
dans l’autoportrait qu’il donne de lui-même comme fils d’un père du Kenya et d’une mère du Kansas,
élevé par des grands-parents blancs et marié à une Afro-Américaine qui a en elle le sang des esclaves
et des maîtres. Loin de contredire son exemplarité américaine, cette hétérogénéité la conforte : elle est
présentée comme la marque même de ce qui ne serait possible qu’aux États-Unis. De cette image de
soi personnelle, enracinée dans l’histoire familiale et inscrite dans le corps, l’orateur passe à son
image de candidat dont il reconnaît qu’elle n’est pas des plus conventionnelles. Cependant, cette
exceptionnalité dans le domaine politique ne le disqualifie en rien. Elle en fait au contraire un homme
politique capable de comprendre le sens d’une nation « qui n’est pas la somme de ses parties », mais
qui est une. En bref, l’ethos individuel traduit en ethos politique présente un candidat qui porte en lui
tous les aspects de son pays et perçoit l’unité du corps national à partir de sa corporalité propre. Il
répond ainsi à l’attente de toutes les communautés dont il participe, en même temps qu’à celle des
Américains qui ont grandi sur la croyance en l’idéal d’une unité américaine fondée sur la diversité.

C’est à partir de cet ethos à la fois multiple et unifié que Obama peut reprendre la question des parties
de la population qui transmettent un héritage de méfiance et de haine mutuelle. Loin de renier le
révérend Wright, il montre une compréhension de l’intérieur envers les frustrations et le ressentiment
des Noirs, qu’il prend soin de mettre en parallèle avec ceux des Blancs exemplifiés par sa grand-
mère. Par un coup de force, il se montre ainsi en candidat honnête et courageux qui se refuse à renier
les siens, de quelque bord qu’ils soient : « Ces gens font partie de moi. Et ils font partie de
l’Amérique, ce pays que j’aime. » Il s’appuie ainsi à la fois sur des valeurs éthiques de fidélité
auxquelles tous les Américains doivent être sensibles, et sur une appartenance ethnique multiple qui le
rapproche des deux communautés. Balayant les reproches qui lui sont adressés d’être trop noir ou de
ne l’être pas assez, il se pose comme pleinement intégré à la communauté noire et à la communauté
blanche, jusque dans leurs faiblesses, et voué à les réunir non seulement dans sa personne, mais dans
son appel à une marche commune vers la réalisation de la promesse originelle.

On voit donc comment Barack Obama travaille à se concilier un auditoire composite en projetant une
image hybride qui lui permet de marquer sa proximité à diverses communautés et de travailler à les
réconcilier. Il le fait à travers une compréhension de leur ressentiment, mais aussi une volonté de
transcender celui-ci pour réaliser l’idéal des pères fondateurs. On voit aussi comment il construit,
dans sa relation à l’auditoire composite, une identité à la fois multiple et authentiquement américaine
qui lui permet, à travers une modulation des idées reçues sur l’américanité, de se donner comme
l’homme du moment.

La construction d’une image de soi en l’absence


d’adresse
Qu’en est-il, cependant, dans les nombreux cas où, le discours n’étant pas adressé, l’auditoire reste
absent et en quelque sorte indéfini ? Sans doute l’ethos du locuteur peut-il se construire face à un
public vers lequel il ne se tourne pas nommément ; pour être virtuelle, l’interaction ne s’en avère pas
moins décisive. Mais comment retrouver les traces de cette négociation d’images lorsque la relation à
l’autre se dissimule dans le texte ? Par quel biais dégager les rapports entre le « je » et le « vous »,
entre l’image de soi et l’image de l’autre, en l’absence de tout dialogue avoué ?

J’ouvre un livre au hasard – L’Empire de la honte de Jean Ziegler, paru en 2005 chez Fayard, et je lis :

Le World Food Report de la fao, qui donne ces chiffres, affirme que l’agriculture mondiale,
dans l’état actuel du développement de ses forces de production, pourrait nourrir normalement
(soit à raison de 2 700 calories par jour et par adulte) 12 milliards d’êtres humains.

Nous sommes aujourd’hui 6,2 milliards sur terre.

Conclusion : il n’existe aucune fatalité. Un enfant qui meurt de faim est assassiné.

L’ordre du monde économique, social et politique érigé par le capitalisme prédateur n’est pas
seulement meurtrier. Il est aussi absurde.

Il tue, mais il tue sans nécessité.

Il doit être combattu radicalement.

Mon livre veut être une arme pour ce combat.

Sans doute l’auteur s’adresse-t-il à moi comme à une lectrice sensible à la logique, accessible aux
raisonnements chiffrés, mais aussi imbue de valeurs éthiques et capable d’être touchée par la mort
(inutile) d’un enfant. Une lectrice que n’aveuglera pas un préjugé favorable envers l’économie
capitaliste. L’auditoire, lorsqu’il n’est ni désigné ni décrit, peut toujours être induit des valeurs, des
croyances, des opinions que le texte lui attribue : c’est ainsi que se forme, à travers les pages de
l’essai, la figure du lecteur auquel l’ouvrage est destiné. C’est face à ce public virtuel que l’auteur
projette une image de soi qu’il veut crédible et convaincante. Sa personnalité militante, son projet
volontariste (« mon livre veut être une arme pour ce combat ») sont renforcés par des affirmations
fortes à valeur déontique : « Il [le « capitalisme prédateur »] doit être combattu radicalement ». Ils
sont aussi soutenus par des assertions assénées avec vigueur dans des énoncés brefs dont plusieurs
commencent en début de ligne, et qui sont autant de dénonciations violentes : « un enfant qui meurt de
faim est assassiné ». Ziegler construit une image de combattant pour la justice et la défense des
opprimés fondée sur le modèle de l’accusateur qui ne mâche pas ses mots et du procureur qui instruit
un procès. Il en soumet les pièces : des preuves chiffrées, et en tire les conclusions au gré d’un
raisonnement logique imparable. Indigné, il ne se donne pas seulement comme un homme emporté
par la passion, mais comme un être pensant. Bien informé, il ne se contente pas de tirer les
conséquences de son savoir, il met en avant des valeurs humaines et éthiques qui justifient son
émotion.

On voit comment cet ethos est négocié dans le texte avec le lecteur virtuel. La crédibilité s’édifie
d’abord sur les informations précises (les chiffres) : le scripteur apparaît au public comme un auteur
qui maîtrise pleinement son sujet, comme un expert. Son pouvoir de conviction repose aussi sur le
raisonnement mathématique, prolongé par un argument logique qui vient persuader le lecteur de la
capacité de Ziegler à ne pas se laisser emporter et à construire un raisonnement valide. La raison des
émotions doit être donnée aux yeux des Occidentaux qui se méfient toujours de la passion pure. C’est
seulement sur la base de cette image de rationalité que les assertions fortes en appellent au sentiment
en se fondant sur des valeurs partagées : la pitié pour les victimes, l’indignation pour les responsables
du mal. Lorsque l’auteur a suscité des sentiments moraux fondés sur des valeurs qu’il pose comme
partagées, sentiments eux-mêmes adossés à une argumentation solide, il projette son image de
dénonciateur et de combattant. Cet ethos tente de faire adhérer à son engagement passionné un public
supposé insuffisamment informé, souvent indifférent ou tiède, mais globalement imprégné de l’idée
qu’il faut agir contre la pauvreté et la faim.
On notera que Ziegler lance son attaque sans trop se préoccuper de ceux qui risquent de jeter son
livre en le taxant d’anticapitalisme. La qualification de « capitalisme prédateur » reste ambiguë – elle
permet de distinguer un bon d’un mauvais capitalisme, mais elle peut aussi se donner comme un
jugement sur le capitalisme en général. Est-ce à dire que l’auteur cible dès l’abord son public en
éliminant ceux qui n’acceptent pas ses prémisses ? En fait, Ziegler semble miser sur un auditoire
unifié qui, même s’il n’a pas de visage, rassemble des lecteurs attachés aux mêmes valeurs,
susceptibles d’être entraînés par une même indignation et capables de raisonnement logique. Dans ce
modèle global, et face à l’urgence du problème traité, les divergences sont censées s’effacer, les
barrières entre les défenseurs du capitalisme et les anticapitalistes tomber d’elles-mêmes. L’image du
dénonciateur plein d’une valeureuse indignation que projette l’auteur est censée produire son effet
non seulement sur tous les contemporains, mais encore sur tout être humain doué de raison et de
sentiment. Elle transcende les divisions et les différences en postulant un auditoire universel capable
de comprendre que le gaspillage de la vie humaine ne peut être toléré sous aucun prétexte.

On voit donc comment toute mise en scène du moi est étroitement dépendante de l’image qu’on se fait
du partenaire. Le « je » construit son identité dans son rapport à un « vous ». C’est face à lui et pour
lui qu’il construit une image de soi ; c’est pour exercer un effet approprié à l’interaction engagée
qu’il se donne à voir sur la scène publique ou privée. En fin de parcours, il apparaît clairement que la
présentation de soi repose toujours sur une négociation d’identité à travers laquelle le locuteur tout à
la fois se pose, et tente d’imposer ou, tout au moins, de faire partager, ses façons de voir.

Notes

[1] Cf. chapitre II.


[2] Pour une réflexion de fond sur le rapport de l’identité aux représentations sociales en psychologie
sociale, on consultera Deschamps et Molinier (2008).
[3] Dans la même optique, Dessons (2006 : 139), qui explore ainsi la question de la subjectivité dans
son rapport problématique avec la volition et l’intention, signale la « collusion entre une théorie de
l’énonciation issue des travaux de Benveniste, et une théorie de l’énonciation issue des pragmaticiens
» – tension qui ne serait d’ailleurs pas absente des travaux de Benveniste lui-même.
[4] http://my.barackobama.com/page/content/hisownwords
Chapitre 5. Dynamiques interactionnelles
La gestion collective de l’ethos

Si la présentation de soi où le « je » se pose et se définit face à un « tu » est soumise à une même


législation globale, elle n’en présente pas moins des particularités dans les situations d’interaction
orales ou écrites. La capacité à contrôler sa propre image rencontre dans ces dispositifs des
difficultés auxquelles ne se heurtent pas les discours monogérés. Ces derniers, en effet, laissent toute
latitude au locuteur. Il peut dire et se dire sans être interrompu ; il dispose d’un espace qui lui
appartient en propre, sans ingérence aucune de l’extérieur. Dans l’interaction en face à face, ou dans
ses équivalents écrits, il doit au contraire réajuster sans cesse son image en fonction des réponses de
son interlocuteur, de la façon dont il réagit favorablement ou défavorablement à sa présentation de
soi, des images alternatives qu’il lui propose au cours de l’échange. C’est donc dans la mesure où ils
renforcent et/ou radicalisent l’emprise de l’autre sur la présentation de soi que ces cas doivent faire
l’objet d’une réflexion à part entière. Elle s’impose au vu de l’extrême fréquence de l’interaction «
réelle », qui est le pain quotidien de la communication ordinaire et dans lesquels certains voient
même sa figure de base : n’est-elle pas la règle de la conversation courante et téléphonique, des
échanges sur les lieux de travail, dans les commerces ou dans les classes, des débats télévisés, des
chats et des blogs, de l’épistolaire ?

L’interaction : la gestion collective et la


négociation des ethè
L’essentiel dans l’interaction en face à face réside dans le fait que l’image projetée par chacun des
partenaires fait l’objet d’une réaction immédiate de la part de l’interlocuteur. Chacun est invité à
entériner l’ethos que son interlocuteur construit à son intention au sein d’une démarche collaborative.
Dans les discours monogérés, la réaction effective de l’autre est certes importante puisque c’est elle
qu’on vise ; mais elle fait partie de la réception, c’est-à-dire d’une étape ultérieure à la production de
l’image de soi (j’y reviendrai). Dans l’interaction à proprement parler, la confirmation ou la critique
de l’autre fait au contraire partie intégrante du processus de production, qui s’effectue souvent par
une série de réajustements, de reprise, voire de corrections. En effet, si le partenaire peut entériner de
bonne grâce l’ethos qui lui est proposé, il peut aussi le mettre en doute, le corriger, le rejeter ou
encore renvoyer une image alternative, éventuellement défavorable. Dans les cas de divergence ou de
désaccord, le locuteur se doit de négocier son image. Le terme de « négocier » est pris ici au sens
métaphorique que lui confèrent les sciences du langage : par « négociations conversationnelles », on
entend les « mécanismes d’ajustement des comportements mutuels » (Kerbrat-Orecchioni 2005 : 94).

On peut, en s’inspirant de Kerbrat-Orecchioni, considérer que l’interaction comprend trois cas de


figure principaux (qui sont parfois une question de degrés). Il y a d’abord les cas où il y a assentiment
et démarche pleinement collaborative (je projette une image de moi que l’autre accepte et confirme) ;
on peut alors parler de collaboration. Il y a ensuite les cas où il y a désaccord plus ou moins flagrant
et tentative commune de le surmonter (je projette une image que l’autre remet en question et que je
m’efforce à mon tour de faire accepter au prix de certains remaniements, au sein d’une série de
réajustements de part et d’autre) ; la situation de recherche d’un accord est celle de la négociation.
Enfin, il y a les cas où prévaut l’antagonisme sans recherche d’accord (je propose une image que
l’autre attaque sans concession et sans tentative de conciliation) ; il y a alors antagonisme ou échange
agonique. Ces trois cas de figure sont distribués selon les genres de discours, mais peuvent aussi se
répartir de diverses façons dans une même interaction. Dans tous les cas, la construction de l’ethos
fait l’objet d’une gestion en commun.

On notera, pour éviter des malentendus terminologiques, que les analystes de la conversation étendent
parfois l’appellation de négociation à tous les cas où il y a gestion commune, c’est-à-dire à toutes les
interactions en face à face, qu’il y ait ou non désaccord. Sans doute toute présentation de soi,
contestée ou consensuelle, construit une identité et autorise la bonne marche de l’interaction dans le
mouvement où elle inclut pleinement l’autre, érigé au rang de participant actif. Il semble cependant
plus opportun pour la clarté du propos de distinguer, dans l’ethos en situation d’interaction, entre la
collaboration, la négociation et la confrontation agonique.

Les constituants de l’ethos dans la conversation


Les interactions en face à face sont l’objet privilégié des analystes de la conversation qui se sont plus
particulièrement penchés sur la question de la « gestion des faces » soumise aux règles tacites ou
formulées de la politesse. Au-delà de la nécessité de ménager la face de l’autre en fonction de normes
culturelles changeantes, ils ont également examiné les modalités selon lesquelles se construisent les
ethè des participants dans des genres de discours comme la conversation, le débat télévisé,
l’interview.

Prenons d’abord un exemple de démarche collaborative au sein d’une interaction qui se déroule dans
un cadre professionnel. Norman Fairclough, le père de la « Critical Discourse Analysis » qui assume
une fonction de critique et de dénonciation sociale au-delà de son objectif analytique, se propose ainsi
d’étudier la construction des identités sociales dans la consultation médicale. Il reprend pour ce faire
à Maingueneau la notion d’ethos comprise comme la façon dont le comportement verbal de la
personne, et plus particulièrement son style et son ton, manifestent le genre de personne qu’il est et
signalent son identité sociale (1992 : 143). Il analyse à cet effet une consultation médicale dite «
standard » entre un médecin de sexe masculin et une patiente. Cette dernière se plaint de brûlures
d’estomac et ses réponses aux questions du praticien dévoilent peu à peu qu’elle boit régulièrement de
la vodka – le médecin lui demandant à la fin : « Depuis combien de temps êtes-vous devenue une si
grosse buveuse » (l’anglais utilise « drink so heavily »), elle répondant avec un petit rire embarrassé
qu’elle a commencé au moment de son mariage, il y a quatre ans. L’analyste de la conversation se
penche sur des éléments comme le contrôle de l’interaction qui comprend la gestion des tours de
parole, la structure de l’échange, le contrôle des thèmes et de l’agenda. Il examine aussi les modalités
et la question de la politesse, ou ménagement des faces, développée par Goffman, puis par Brown et
Levinson (1978). Bien qu’il parle de l’ethos comme de l’un des éléments de cet ensemble, on peut
voir que tous les niveaux en apparence techniques de l’interaction contribuent en fait à la mise en
place d’une image de soi. Fairclough se penche plus particulièrement sur la présentation de soi du
médecin dans son rapport à la patiente.
Il souligne en l’occurrence que les tours de parole sont distribués par le médecin seul, qui prend
l’initiative des nouvelles questions alors que la patiente se borne à répondre, et qui de ce fait contrôle
l’interaction. De plus, il dirige fermement l’entretien en fonction de ce qui le préoccupe de façon
unilatérale : les effets de la boisson sur la condition physique de la patiente, en laissant de côté tout ce
qu’elle semble suggérer de ses autres problèmes. Il pose des questions « fermées » (qui appellent un
seul type de réponse) et les avance sans pause après l’intervention de la patiente, voire en chevauchant
sa réplique, comme quelqu’un qui poursuit une routine au gré d’un agenda préétabli. La patiente, de
son côté, ne parle de ses symptômes qu’en termes populaires ou à l’aide de comparaisons, modélisant
toute indication plus précise (« une brûlure d’estomac – comme une brûlure d’estomac ou quelque
chose comme cela ») dans une relation de savoir et de pouvoir avec un expert. La patiente use d’un
ton enfantin, un peu badin, comme pour compenser la menace que l’entretien fait peser sur son estime
de soi, alors que le médecin emploie des expressions brutales. « Être une grosse buveuse » (« to drink
heavily ») est ainsi asséné sans ménagement et fait fi des règles de politesse ordinaire. Selon
Fairclough, l’ethos global que construit le médecin apparaît comme une variante de l’ethos
scientifique privilégié par une certaine conception de la « science médicale ». Il est réalisé dans la
façon dont il interagit avec la patiente en la traitant comme un cas médical plutôt que comme une
personne. C’est pourquoi le médecin filtre les contributions de la malade, dirige l’entretien selon un
agenda rigide qu’il contrôle seul et ne s’embarrasse pas des règles de politesse ordinaires qui
permettent de ménager la face de l’autre. La patiente, de son côté (sur laquelle l’accent n’est pas mis
dans cette analyse), entérine l’image que projette le médecin en la confirmant par son attitude propre :
elle se laisse guider par l’expert, ne déborde pas le rôle qui lui est assigné, ne réagit pas négativement
à la rudesse de la dernière question…

Dans le cadre de l’analyse conversationnelle, on le voit, c’est dans une logique globale qui se laisse
saisir au niveau de la gestion formelle de l’interaction que s’élabore l’image de chacun des
partenaires. La construction d’un ethos « scientifique » de médecin dans un rapport unilatéral de
supériorité est tributaire de la coopération de la patiente et de sa propension à confirmer par ses
réactions l’image qui lui est proposée ou plutôt imposée. Dans un sens, la présentation de soi du
médecin autorise un rituel professionnel d’interaction qui lui dicte son rôle suivant un scénario
préexistant et est censé assurer le bon fonctionnement de la pratique médicale. Dans un autre sens, et
c’est le point de vue critique de Fairclough, elle manifeste une image d’expert qui considère sa
patiente comme un cas d’étude par rapport auquel il prend ses distances au lieu de la traiter en être
humain. C’est pour souligner cette critique que Fairclough contraste cet entretien avec une
consultation de médecine dite alternative, qui n’est pas construite sur le modèle question-réponse
mais laisse la parole au patient avec des réactions ponctuelles du médecin constamment à l’écoute. Il
reste en retrait pour donner la parole au patient et suggère poliment à la fin un autre rendez-vous. Il
manifeste un ethos mondain plutôt que scientifique, se montrant non dans son élitisme d’expert, mais
comme une personne qui est attentive à l’autre, informelle et peu soucieuse de garder les distances.
Cette gestion de l’ethos manifeste une conception alternative de la pratique médicale dont la « Critical
Discourse Analysis » entend souligner la possibilité et la supériorité.

Qu’en est-il de la gestion collective de l’ethos au sein d’une tension qui nécessite une négociation ?
On peut en trouver des exemples dans certaines interviews, comme les entretiens d’auteur qu’a
étudiés Galia Yanoshevsky (2006). La double gestion de la présentation de soi caractérise a priori un
genre où l’interviewer est censé mettre en valeur la parole de celui à qui il s’adresse tantôt pour
l’interroger sur un sujet précis, tantôt pour le faire mieux connaître du grand public. L’essentiel est
cependant ici que ce format produit nécessairement une confrontation d’images. Une tension plus ou
moins forte s’établit, en effet, entre la façon dont l’interviewé veut se présenter aux yeux de son
public et la représentation de sa personne que travaille à construire l’interviewer. C’est ce dynamisme
qu’éclaire Yanoshevsky à propos de l’entretien littéraire, en en dévoilant la complexité : « l’image de
l’auteur qui se construit dans l’entretien a ceci de particulier qu’elle est le résultat d’un jeu de forces
entre l’image préexistante et l’image discursive en train de se faire, laquelle est elle-même le résultat
de ce que mettent en place, chacun de son côté, l’écrivain et son intervieweur » (2006 : 165). Elle
rapporte ainsi un extrait d’une interview accordée par Alain Robbe-Grillet à l’hebdomadaire Lire qui
annonce la sortie de son dernier roman, La Reprise (ibid. : 178), extrait que je me permettrai de
gloser au-delà de ses propres analyses pour illustrer mon propos.

L’interviewer annonce d’entrée de jeu un homme « rigolo » et « inattendu » qui doit susciter la
curiosité du lecteur. C’est à confirmer cette image qu’il s’exerce dans le dialogue. Il commence par
une provocation en avançant que le roman n’est pas très correct parce qu’une adorable jeune fille y «
fait la joie des messieurs ». La réponse de Robbe-Grillet « Mais j’assume ce goût érotique » fait plus
qu’afficher une correspondance entre son ethos préalable (entre autres, la réputation que lui ont faite
ses films érotiques) et son image discursive. L’écrivain répond à la provocation par la provocation et
se présente délibérément, au gré d’une pirouette, comme un amateur de toutes jeunes filles : « Depuis
l’âge de douze ans, j’aime les petites filles et les adolescentes plus ou moins pubères, je ne l’ai jamais
caché, je n’ai jamais changé ». Robbe-Grillet entre dans le projet de son interviewer en se donnant
comme inattendu et quelque peu « cabot ». En même temps, il poursuit son projet propre. Il se
présente en homme sincère qui a le courage d’aller contre les idées reçues non seulement en
assumant ses propres goûts, mais aussi en les revendiquant comme des tendances qu’il ne considère
pas comme blâmables. Il ne les justifie pas, mais les fait passer comme naturelles par un point de vue
humoristique : son amour des petites filles est resté le même de l’âge de 12 ans à celui d’homme mûr
et se présente donc comme un goût constitutif de sa personnalité, qui reste constante. La transgression
des tabous et le sens de l’humour font de l’interviewé un être qui brave le qu’en-dira-t-on, se pose
dans son authenticité et manie la réplique de façon amusante et originale. Cette image s’accorde avec
une certaine représentation de l’artiste en position de marginalité et de transgression bien ancrée dans
l’imaginaire contemporain. L’interviewer rebondit sur cette réplique pour retraduire en termes de
droit et de morale l’autoreprésentation de Robbe-Grillet et le mettre face à une nouvelle provocation.
Dans son intervention, l’artiste qui transgresse les frontières devient un « pédophile » ; l’interlocuteur
plein d’humour est peint sous les traits de l’avocat d’une cause douteuse : « Vous plaidez pour le droit
d’être pédophile ? » Robbe-Grillet se doit alors de contrer l’image défavorable de sa personne que
lui accole une étiquette infamante. Il le fait en attaquant le jugement négatif porté sur la pédophilie,
présenté comme une exagération dénuée de fondement : « Ces histoires autour de la pédophilie, cela
devient grotesque. » Le critique des excès de l’opinion publique se double d’un penseur capable de
raisonner en dehors des catégories imposées par la doxa. Il remplace ainsi l’opposition sexe avec des
mineures/sexe avec des femmes majeures par l’opposition : contrainte, voire prostitution/sexe par
consentement mutuel : « Ce qui est répréhensible, c’est la contrainte et, à la rigueur, le salariat. Car
qui dit salaire dit proxénétisme presque toujours. Ce qui importe, c’est le consentement spontané. » Se
présentant comme un homme de réflexion et non de pulsion, l’interviewé réajuste son image en se
donnant aussi comme un être respectueux des valeurs de liberté, qui condamne l’exploitation des
femmes et la prostitution au nom d’un impératif moral. Il refuse de la sorte la qualification de
pédophile que lui renvoie l’interviewer en tant que médiateur et porte-parole de l’opinion commune ;
il tente de rétablir selon d’autres critères une image d’homme respectueux de la moralité entendue
comme le respect de l’autre.
On remarquera que la tension entre les images produites par chacun des interlocuteurs sert en fin de
compte l’interview. Elle permet à l’interviewer de confirmer l’idée de l’écrivain qu’il annonçait au
départ et de stimuler l’intérêt du public ; elle permet à l’écrivain de se présenter dans sa singularité
d’artiste en s’opposant aux conventions sociales et aux préjugés et en se donnant la capacité et le droit
de redéfinir les concepts en même temps que les règles du jeu social.

Les images de soi dans le rituel polémique du


débat télévisé
La dynamique des réponses du tac au tac dans laquelle le locuteur tente de déjouer la représentation
négative imposée par l’autre fait partie intégrante des interactions agoniques. Le débat télévisé en use
avec prédilection : il propose une joute où chacun des partenaires se transforme en combattant tenu de
désarçonner et de vaincre l’adversaire. Catherine Kerbrat-Orrechioni et Constantin De Chenay
analysent ainsi le débat qui oppose Sarkozy à Le Pen dans l’émission Cent minutes pour convaincre
du 20 novembre 2003. Je ne m’attarderai que sur la façon dont Nicolas Sarkozy, alors ministre de
l’Intérieur, parvient à reprendre à son avantage un propos de son opposant (diffusé avant son entrée
sur le plateau) où il le compare à un écureuil qui tourne dans sa cage sans avancer. Cette
représentation défavorable de sa personne est contrée par Sarkozy qui s’arrange d’abord pour
replacer la métaphore, un peu artificiellement, dans une de ses réponses (« dans ma cage d’écureuil
»), de façon à pouvoir ensuite la reprendre et l’exploiter à son profit. Amenant Le Pen à réitérer les
propos tenus avant son entrée en piste, il rebondit sur l’analogie pour contrer son adversaire en
misant sur le capital de sympathie dont jouit cet animal (« méfiez-vous, ça peut être sympathique un
écureuil »). Une interprétation alternative de l’analogie est ainsi proposée, refoulant l’idée d’activité
frénétique et improductive qu’elle était censée convier. Le Pen lui accorde que l’écureuil est
sympathique et a même « du panache » ; mais cette concession ne vise qu’à relancer sa critique : «
mais il tourne dans sa cage ronde en se donnant, lui, l’impression qu’il fait beaucoup, mais alors qu’il
n’avance pas du tout ». Le Pen entend donc remettre Sarkozy face à l’image dont sa métaphore
animalière était le support, celle de l’homme politique qui confond gesticulation et action. Cette
objection est cependant retournée contre lui au moment où Sarkozy, profitant du fait que Le Pen lui
concède quelques succès, réplique qu’il peut donc être un écureuil quelquefois efficace. Usant de
l’argument ad hominem, il accule alors son adversaire à ses propres contradictions. Kerbrat-
Orecchioni (2008) note à ce propos : « Cette transformation symétrique d’une alloattribution négative
en autoattribution positive se fait, elle aussi, sur un mode ironique, car elle fait faire à l’écureuil un
dernier tour de piste, tout en pointant les limites de cette métaphore. »

Sans entrer dans le détail de l’étude fouillée des différentes composantes corporelles et vocales
effectuée par les analystes de la conversation, on soulignera la façon dont l’image d’inefficacité que
Le Pen renvoie à Sarkozy est reprise et déjouée par celui-ci dans le tac au tac des répliques, au sein
d’une démarche où Sarkozy fait sans cesse buter son adversaire sur ce que l’analyste appelle des «
crocs-en-jambe ». La construction de l’ethos s’effectue ainsi face aux téléspectateurs au gré d’une
joute verbale qui est aussi un jeu de forces. Dans cette perspective, il est intéressant de prendre en
compte l’étude des rapports de places que Kerbrat-Orecchioni (1987) reprend à Flahaut pour en faire
une pièce maîtresse de l’analyse des interactions conversationnelles. Il s’agit des positions hautes ou
basses que chacun des partenaires peut occuper dans le déroulement d’un échange en face à face. Ces
places sont en partie inscrites dans la situation de discours, en fonction du statut des participants et du
rôle qu’ils tiennent dans la scène générique. Elles peuvent cependant être rejouées dans l’échange où
chacun essaye de se mettre en position avantageuse. Cette optique confirme l’idée qu’il est possible de
modifier, au moins partiellement, la donne socioinstitutionnelle. Elle complémente les analyses du
retravail de l’ethos préalable dans les discours monogérés présentées au troisième chapitre à partir de
l’exemple d’une lettre ouverte (Olympe de Gouges), de discours politique (Chirac, Le Pen), de récits
(les infirmières de la Grande Guerre), ou encore d’un ensemble d’ouvrages et d’articles qui se
développent dans le temps (l’unef). À ces possibilités de prise de pouvoir par la langue, s’ajoute la
situation d’interaction où, selon Kerbrat-Orecchioni (1987 : 319), « le système des places se constitue
au moins en partie dans et par l’échange communicatif lui-même », et elle précise :

Il semble bien […] que même dans les interactions foncièrement inégalitaires, tout ne soit pas
joué hors langage : les cartes peuvent presque toujours être redistribuées, les données
institutionnelles peuvent être plus ou moins gravement subverties […] les comportements
langagiers peuvent certes refléter certaines relations de pouvoir existant entre les interactants,
mais aussi les confirmer, les constituer et même les contester.

(ibid. : 320)

Il est clair que la tentative de se mettre en place haute par rapport à l’autre équivaut à une
redistribution des rôles qui détermine l’image que chaque partenaire parvient à projeter de lui-même.
Pour l’analyste de la conversation, est en position haute (et vice versa) celui qui impose ses thèmes,
pilote le dialogue, lui imprime son propre style et son vocabulaire et en fixe le protocole (les règles
du jeu). Mais c’est aussi celui qui manifeste une capacité d’opposition ou qui se permet des entorses à
la politesse en menaçant la face de l’autre. Les marques de relation interpersonnelle et leur
maniement sont un facteur important de la présentation de soi et du rapport de forces qui s’y joue,
comme on a pu le voir aussi bien dans l’exemple de la consultation médicale que dans l’entretien
d’auteur et le débat télévisé.

Dans cette veine, je voudrais reprendre ici (Amossy 2002) un exemple spectaculaire au sein duquel un
renversement de positions aussi radical qu’inattendu est effectué dans la dynamique interactionnelle
grâce à l’imposition d’une scénographie inédite. Il s’agit du débat télévisé qui a opposé, le 14 avril
1999, l’actuel chef du Gouvernement israélien, Benjamin Netanyahou, à un candidat nouveau, Yitzhak
Mordechaï, exministre de la Défense qui avait quitté le Gouvernement suite à des dissensions avec le
chef de l’État, puis avait fondé un nouveau parti, le parti du Centre, censé apporter une alternative à la
politique du Likoud et un remède à la division de la gauche et de la droite israélienne dont la
répartition quasi égale paralysait le Parlement. Contre toutes les prévisions, le débat a permis à
Mordechaï, qui était loin d’être connu comme un beau parleur, d’effectuer une présentation de soi
favorable en faisant perdre la face à un adversaire hiérarchiquement supérieur (le Premier ministre
en fonction) dont les capacités rhétoriques étaient censées être redoutables.

C’est l’imposition d’un scénario doté de sa propre distribution des rôles, en l’occurrence la capacité à
fixer son propre protocole, qui a permis au candidat au départ en position basse de renverser la
situation à son profit. La scénographie sélectionnée par Mordechaï, et endossée à son corps défendant
par Netanyahou, est en l’occurrence celle de la querelle familiale. Elle est favorisée par les
circonstances puisque, avant le licenciement du ministre de la Défense par le chef de l’État, les deux
hommes ont longtemps travaillé ensemble au sein du même Gouvernement et possèdent une
connaissance intime de leurs capacités et défauts respectifs. En même temps, elle est indue : elle
projette sur le décorum de l’échange officiel un ensemble de normes discursives, celle de la
discussion privée, qui tranchent avec les conventions du discours public [1].

En l’occurrence, Mordechaï s’adresse très directement à son partenaire et, se tournant vers lui comme
s’ils étaient seuls sur le plateau, l’appelle Bibi (diminutif usité du Premier ministre, de son vrai
prénom Benjamin). L’interpellation de Netanyahou par le diminutif dont usent pour le désigner tous
les Israéliens acquiert, dans le cadre formel d’un débat public télédiffusé, un ton de familiarité peu
respectueux. La tolérance autorisée par les normes du discours public israélien est ici exploitée à
fond par Mordechaï pour effacer toute distance hiérarchique. Il se donne à voir comme quelqu’un qui
discute non avec un supérieur auquel il doit le respect, mais avec un partenaire connu de longue date
qu’il affronte sur un pied d’égalité. On notera que la réciproque n’est pas vraie : Netanyahou ne
nomme pas Mordechaï par un quelconque diminutif (à peine le désigne-t-il par son prénom),
marquant par là son refus de partager une familiarité dont il ne peut, sous peine de ridicule,
s’offenser devant le grand public.

Le scénario de la querelle de famille permet aussi de jouer sur un savoir ou tout au moins de faire
allusion à des événements qui seraient connus de Mordechaï et de Netanyahou seuls. Il en résulte des
scènes de pseudo-divulgation de secrets d’alcôve : des faits qui ne peuvent être pleinement exposés
pour cause de censure militaire sont avancés sous forme d’allusion. Éveillant la curiosité de
l’auditoire, celle-ci fait peser sur Netanyaou des reproches aussi graves que mystérieux, des doutes
qu’il lui est impossible de dissiper. Ainsi, par exemple, Mordechaï répète plusieurs fois « regarde-
moi dans les yeux, Bibi » lorsque Netanyaou met en avant la ligne dure et sans concessions de son
Gouvernement à propos du Golan, laissant ainsi entendre que le chef de l’État cache la vérité sur ses
pourparlers avec la Syrie. Il discrédite de la sorte un Gouvernement de droite qui a promis à son
électorat de ne pas restituer le plateau du Golan conquis en 1967 et considéré par d’aucuns comme
indispensable à la sécurité à cause de sa position stratégique. (Cette interaction particulière a
beaucoup frappé les téléspectateurs). C’est dire que le dirigeant du nouveau parti se présente comme
détenteur d’un savoir stratégique de la plus haute importance, qui lui permet de connaître les
faiblesses et les fautes de son interlocuteur et d’avertir le public sur le prix qu’il peut lui en coûter : «
je ne vais pas révéler des secrets militaires, je sais dans quelles situations nous aurions pu nous
trouver et toi aussi tu le sais, toi aussi tu le sais ».

Dans cette logique, l’opposant promu en dénonciateur du chef de l’État n’hésite pas à laisser entrevoir
les coulisses de la scène politique : les aveux de Netanyahou sur les considérations de pouvoir
personnel qui guident ses choix politiques dans le processus de paix, les concessions sur le Golan
qu’il était prêt à faire dans les pourparlers avec la Syrie et dont il n’a guère envie en ce moment
électoral de faire état et, plus grave encore, les décisions secrètes qui auraient constitué un véritable
danger pour la sécurité du pays. Dans toutes ces révélations, Mordechaï se donne à la fois comme un
responsable militaire et politique au courant des plus graves questions de sécurité, et comme un
impitoyable démystificateur. Cet ethos permet aussi à Mordechaï d’articuler le privé et le public, les
secrets d’État et ce que tout le monde sait, en reprenant à son compte les succès dont son adversaire se
prévaut. Tout d’abord la question de l’accord de Wye signé sous la présidence de Clinton avec les
Palestiniens, et dont le Premier ministre fait grand cas : Mordechaï révèle que l’hésitation de
Netanyahou à avaliser l’accord dérivait de craintes électorales et en particulier de la peur de perdre
l’appui de son aile droite. L’attaque ad hominem qui attribue au chef de l’État des motivations de
pouvoir personnel se double ici d’une mise en valeur de Mordechaï qui aurait refusé, quant à lui, de
se laisser prendre à ce type de considération : « En moi je t’ai dit Bibi, va de l’avant, tout le peuple est
avec toi, la Knesset est avec toi… un groupuscule d’extrémistes de droite t’ont fait dévier de ta voie…
» Il en ressort que le mérite des accords de Wye, pour autant qu’ils aient été réalisés, revient au seul
Mordechaï qui est capable, contrairement à son adversaire, d’aller de l’avant sans calculs électoraux
et sans crainte quand il est convaincu de la justesse de sa cause.

Sur le plan de l’ethos médiatique, Mordechaï tente aussi d’ébranler la supériorité légendaire de
Netanyahou. Pour ce faire, le scénario familial exploite la relation qui s’établit entre une figure
paternelle et un enfant indiscipliné. L’ex-ministre de la Défense profite précisément des techniques les
plus rodées de son rival pour les retourner contre lui. Sa vivacité et son sens de la repartie deviennent
face à Mordechaï de l’impatience et une fâcheuse incapacité à se dominer. Dans une partie délicate du
débat où il est question des défaillances de Netanyahou concernant la sécurité, et où le Premier
ministre se défend avec une véhémence toute particulière en accusant son rival d’une audace
inconsidérée, Mordechaï lui répond, de son ton de voix posé habituel : « Garde ton sang-froid, je
connais tes éclats, crois-moi, garde ton sang-froid. » Ou encore : « Laisse-moi répondre, tu es
impatient, ne sois pas tendu. » Face à l’image massive et quasi immobile de Mordechaï, à sa lenteur et
à son insistance tranquille, la posture de Netanyahou n’apparaît plus comme la vivacité de l’homme
rusé preste à réagir, mais comme de la nervosité pure et simple. La distribution des rôles est bien
résumée par Mordechaï lorsque face aux interruptions intempestives de son partenaire et à ses refus
d’obtempérer aux demandes du modérateur, il déclare : « Je me sens comme un professeur face à son
élève. » Le champion du petit écran, l’homme d’État expérimenté se voit ainsi réduit au rang d’écolier
indocile, d’enfant qui fait des frasques.

Cette entreprise de destruction de l’ethos du champion des médias est secondée par Netanyahou lui-
même qui se laisse prendre au jeu et perd ses moyens. Son image – regard fuyant, difficulté à adopter
une posture face à son rival – renforce la position d’infériorité à laquelle veut l’acculer son rival. En
revanche, Mordechaï a adopté une posture qui lui confère une véritable supériorité. Sa présence
massive, mais un peu lourde est secondée par une attitude imprévue qui surprend et retient l’attention :
un sourire incessant, des rires en apparence spontanés, une expression d’amusement qui convient à
l’attitude que prend l’adulte devant la représentation comique d’un enfant irresponsable. Ce perpétuel
sourire qui venait balayer sans plus de commentaires le sérieux des affirmations de Netanyahou a
particulièrement frappé les téléspectateurs et les commentateurs (l’un d’entre eux l’a comparé au
sourire du Chat dans Alice au Pays des Merveilles).

En dévoilant les insuffisances d’un Netanyahou nerveux, impulsif, indiscipliné, le candidat du parti du
Centre renforce par contraste son image d’homme politique solide, fiable et maître de lui. Sans doute
son adversaire essaye-t-il également de le désarçonner en retournant contre lui les attaques dont il est
la cible. Ainsi, il rappelle que Mordechaï aussi joue un rôle : « Ce que je me refuse à faire, c’est de
faire descendre le débat au niveau où Mordechaï – sans doute a-t-il reçu un conseil de ses conseillers
électoraux… » Remarque que balaye la réplique suivante, accompagnée d’un rire amusé : « Moi j’ai
reçu un conseil ? Je dis la vérité Bibi toute la vérité… » L’homme simple qui dit tout bonnement la
vérité face à une sophistication mensongère et un rôle théâtral frelaté, tel est l’ethos que construit ici
Mordechaï en réponse à l’attaque de l’adversaire. À la limite, le face-à-face devient celui qui oppose
un homme politique désarçonné et aux abois face à un dirigeant impassible et sûr de lui – une
manipulation des images et des places qui a fait à l’époque grand bruit.
Interactions écrites : les conversations
numériques
Une semblable dynamique est-elle possible à l’écrit, où les réponses sont différées et où l’interaction
ne se présente pas comme un jeu de ping-pong où chacun doit attraper la balle ? Sans doute le jeu des
actions/réactions y subit-il des modifications dès lors qu’il ne relève plus du face-à-face. L’ethos ne
s’en construit pas moins à travers une dynamisque interactionnelle qui obéit, en partie au moins, aux
mêmes règles que les échanges oraux. C’est ce qu’on peut constater quand on examine les forums de
discussion sur Internet qui relèvent de la « conversationnalisation » dans le sens de Fairclough (1992)
: il s’agit de l’allure de conversation qu’empruntent aujourd’hui de très nombreux types d’échanges
publics. La négociation des images de soi s’y complexifie néanmoins considérablement – et cela,
moins en raison des pseudonymes (les participants s’avancent masqués) qu’à cause du fait que les
forums sont par définition des « polylogues » (Marcoccia 2004), c’est-à-dire des conversations à
plusieurs partenaires. Dans ce contexte, chacun effectue sa présentation de soi dans un espace virtuel
où les réactions peuvent être nombreuses et variées, sans savoir au départ à qui exactement il
s’adresse et avec qui il va dialoguer. Dès lors qu’un internaute, en intervenant dans le débat, construit
un ethos qui fait l’objet d’attaques, il doit choisir à qui et comment il répond pour réajuster son image
mise à mal. Bien qu’écrites et donc nécessairement différées, les images de soi se négocient au coup
par coup selon des parcours qui s’avèrent plus sinueux que dans les formats dialogaux.

Dans un article qui traite de « La retraite en or pour Daniel Bouton » qu’accorde la Société générale à
son pdg sortant (Libé, 31 mars 2009), on trouve un post de Laurence54 qui réagit aux nombreuses
attaques dont fait l’objet le directeur de la banque. Notant que la retraite élevée de la personne en
question est probablement indissociable des impôts et des cotisations qu’il a payés et continuera à
payer, Laurence54 attaque « l’égalitarisme » dit utopique de Robert. Elle se présente en opposante au
gauchisme au nom d’un réalisme éclairé : « La vie réelle, c’est très différent : il y a des gens qui l’ont
réussie et d’autres qui l’ont ratée, il y a des gros et il y a des maigres […] il y a ceux qui ont eu de la
chance et ceux qui n’en ont pas eue » (mercredi 3 mars à 08 h 52, p. 7 sur 15). La réponse de Robert
ne se fait pas attendre (mercredi 31 mars à 09 h 14) : « Ta naïveté m’époustoufle. » À la personne
réaliste qui démystifie le rêve chimérique de la gauche, il superpose et oppose la figure de la
citoyenne naïve qui pense que les riches payent beaucoup d’impôts et ne comprend pas qu’ils
bénéficient d’un régime de faveur (« niches fiscales », « évasion fiscale »…). Il y ajoute l’image très
dépréciative, parce qu’elle confine à la sottise, de la « bonne poire » (« si tu es contente de payer pour
les salaires mirobolants et les retraites de ces gens-là… »). Face à la représentation qu’il construit de
sa cible, il pose un ethos d’homme averti qui ne s’en laisse pas conter et oppose à l’image de
l’égalitariste aveugle aux réalités qui lui était reprochée celle de l’homme à principes (« il faut
partager les richesses que chacun contribue à créer ») et du dénonciateur lucide des slogans usés du
libéralisme (« J’en ai assez de ce discours sur le soi-disant mérite, quand on sait à quel excès cela
peut aboutir »). À 9 h 42, Laurence54 réagit en refusant la présentation de soi de Robert et en
retournant contre son adversaire l’image du naïf qui se laisse exploiter. En effet, elle lui rétorque que
par le simple fait d’acheter des biscottes, il paye pour d’autres – la pub versée à la télé, les sommes
que la télé verse aux clubs de foot, les salaires mirobolants que ceux-ci payent aux joueurs…
Renforçant l’image de l’idéaliste qu’elle lui avait déjà opposée (« Sors de ta vision idyllique et ouvre
un peu les yeux »), elle la radicalise en le présentant comme un inadapté (« peut-être en as-tu ras-le-
bol, mais je te conseille quand même de t’adapter à la Société »). L’ethos de la réaliste se double ici de
celui d’une internaute lucide qui comprend les rouages de la société, mais aussi sait parer les coups et
user d’une ironie adroite. Robert rétorque du tac au tac en lui assurant qu’il y a des actes militants où
on ne paye pas à tous les inutiles, se montrant capable de relever le défi et rabaissant son opposante à
une personne de droite enfermée dans ses idées reçues (« du haut de tes certitudes du café du
commerce ump »).

À ce dialogue se greffent cependant d’autres réactions qui ajoutent plusieurs participants à la


conversation numérique. Ainsi, torrent (639) proteste en présentant Laurence comme le défenseur
inconscient d’un système qui a fait son temps. Rustica (182) dit se « glisser » dans la conversation
pour radicaliser la critique et montrer Laurence en être asservi – de ceux qui « marchent sur le ventre
ou se trimbalent à quatre pattes ». Si elle la rabaisse au niveau des êtres serviles et sans dignité, elle
l’interpelle cependant pour lui offrir un autre modèle, celui du peuple de France qui refuse de
s’adapter. À l’idéal d’adaptation prônée par l’internaute, elle oppose ainsi celui de la résistance et de
la révolte dont elle se fait le porte-parole. Country (211) substitue, par ailleurs, à l’image de la
réaliste celle d’un angélisme qui ignore les faits de la vie en supposant que le mérite et le travail sont
justement récompensés. Il cite son propre cas de travailleur dans l’industrie parti avec une toute petite
retraite. Laurence répond alors à Country et rejette l’image d’angélisme qu’il lui oppose en se
donnant, une fois de plus, comme une analyste clairvoyante imbue de réalisme – mais cette fois à une
échelle internationale. Là où son opposant se targue d’un ethos de travailleur valeureux et lésé, elle le
montre en petit fonctionnaire râleur (« il est de bon ton en France de se plaindre de tout »), incapable
de comprendre sa chance, car restant dans une perspective franco-française étroite (« Il faudrait peut-
être apprendre à avoir une vision autre que celle de la vision franco-française du retraité de la
fonction publique ou de la sncf »). La personne à œillères ne peut en l’occurrence voir que la
majorité des habitants de la planète sont nettement plus défavorisés que les Français. La présentation
de soi de Laurence est alors une fois de plus violemment attaquée par des arguments ad hominem –
Robert revient sur l’image de l’être soumis aux lieux communs du café du commerce ump et aveuglé
par eux, renforçant de plus l’idée de soumission servile avancée par d’autres – il la traite de « mouton
» sur la docilité duquel se construit le pouvoir de l’actuel Gouvernement de droite. Elfi (15) vient à la
rescousse pour stigmatiser la bêtise de Laurence et la présenter comme embrigadée par l’idéologie
de droite, une propagandiste (« vous êtes mandatée par l’ump pour dire autant de conneries »). Il la
dépeint aussi en personne irrespectueuse des petites gens (« un peu de décence, et un peu de respect,
pour les salariés et les retraités lambda serait la bienvenue ! »). Ce faisant, il se présente lui-même en
personne de gauche respectueuse des autres et de leurs droits, et capable de se laisser envahir par une
saine indignation.

Cet échantillon incomplet de conversation numérique dans un forum de discussion permet de saisir la
façon dont les ethè sont négociés entre les participants, à la fois pour eux et pour tous les lecteurs qui
peuvent librement consulter le forum de Libé sur Internet. Bien que je n’aie repris qu’une partie des
posts en insistant sur les procédures de négociation et les confrontations agoniques, et en négligeant
les constructions d’images collaboratives, on peut voir que la gestion collective des images de soi
s’établit ici dans un dispositif pluriel. La multiplicité des participants et leur capacité à intervenir l’un
par rapport à l’autre à tout moment autorisent des embranchements et des parcours sinueux. La
présentation de soi s’y effectue au gré de réajustements incessants où l’internaute a néanmoins le
loisir de choisir les messages auxquels il désire répondre et ceux qu’il préfère ignorer. Cette
possibilité distingue le face-à-face simulé des forums du face-à-face réel de l’échange oral où la
sélection et l’esquive devant un interlocuteur présent ne vont pas de soi.
Les jeux de l’ethos dans le discours rapporté en
situation interactionnelle
La gestion collective de l’ethos est, on l’a vu, inhérente à la situation d’interaction en face à face,
même si celle-ci relève d’un échange écrit, et donc différé, qui est un simulacre de conversation.
L’essentiel est ici que l’autre intervient activement dans l’image que j’essaye de donner de ma
personne. Il n’est pas seulement l’allocutaire en fonction duquel je me mets en scène, mais aussi un
participant de plein droit qui détermine au coup par coup ma performance. Cette emprise de l’autre
sur la démarche à travers laquelle s’édifie mon ethos est démultipliée dès lors que la présentation de
soi fait l’objet d’une reprise et d’une reformulation dans un nouveau cadre d’échange. Lorsque ma
parole est citée par un tiers – qu’il tente de la mettre en valeur, de la transmettre à titre purement
informatif ou de la discréditer – elle est insérée dans un espace discursif où elle se recompose et
s’altère nécessairement, si bien que mon discours, même répété mot pour moi, ne projette plus la
même image de ma personne que celle qui se dégageait du discours originel. En d’autres termes, le
format d’emboîtement que suscite le discours rapporté, au sens le plus large du terme, fait que le
discours de A adressé à B change lorsqu’il est transmis par C s’adressant à D. Et cela d’autant plus
qu’en rapportant ma parole, C veille à l’image qu’il projette lui-même par rapport à son destinataire
D. Sans doute le discours rapporté montre-t-il l’image que je tentais de projeter de moi-même ; mais
c’est dans une relation médiatisée où cette autoreprésentation est reproduite et infléchie à l’intention
d’un nouvel allocutaire.

On s’est plus d’une fois penché sur le fait que le locuteur qui rapporte les propos de l’autre s’en sert
stratégiquement pour se conférer une autorité. Dans un bel article sur « La fonction argumentative des
échanges rapportés » (2004), Doury montre cependant que l’entretien rapporté dans les situations de
conversation ordinaire remplit des fonctions argumentatives diverses, qui dépassent de loin
l’argument d’autorité, et où la présentation de soi est en bonne place. Doury relève en particulier la
façon dont le recours à la parole de l’autre, en l’occurrence la reprise d’un entretien passé, permet au
locuteur de ménager la face de son interlocuteur lorsqu’il contredit ses propos. Ainsi, la mise en
scène d’un échange avec un jeune des banlieues qui se livre à des incivilités et argue qu’il « a la haine
» permet à un commerçant de contrer l’avis d’une cliente qu’il entend taxer d’angélisme sur un sujet
que, selon lui, elle ne connaît pas suffisamment. Sans reprendre ici l’analyse globale de la mise en
scène de l’argumentation et la façon dont elle permet au commerçant de défendre un point de vue
contraire à celui de la cliente sans attenter à sa face (sans la contredire directement), on peut voir
comment cet exemple construit un double ethos dans une structure emboîtée. On a d’un côté l’image
du locuteur qui rapporte l’entretien et de l’autre celle de l’énonciateur (le jeune des banlieues) dont le
locuteur (le commerçant) reprend les propos. Dans la mesure où les paroles du tiers, le jeune qui « a
la haine », sont données à entendre dans une conversation dont il est l’objet et non le partenaire actif
(on parle de lui et on le fait parler en son absence), celui qui résume ou cite peut les mobiliser de
manière à renforcer sa propre crédibilité. Doury souligne que lorsque l’ethos concerne « l’image que
l’orateur renvoie de lui-même en tant qu’orateur », « le déploiement de dialogues rapportés auxquels
le locuteur rapportant participe lui-même est […] particulièrement favorable à la construction de son
image de discours » (2004 : 62). Et en effet, le commerçant s’y donne le beau rôle, s’octroie un
volume de parole supérieur et surtout se réserve le dernier mot, à savoir « le droit de décider de
l’issue de l’échange rapporté et de produire d’éventuels effets de manche ». En même temps, la
citation de l’autre, réencadrée, donne à la présentation de soi du jeune des banlieues un tour qui n’était
pas prévu dans l’échange initial (Doury 2004 : 59) :

Là où le jeune projette une image de soi qui correspond à la représentation sociale convoquée par le
cliché « j’ai la haine », en tant que membre d’un groupe défavorisé qui exprime son ressentiment
contre la société et que jeune révolté adoptant la formule cliché à travers laquelle se dit une colère
collective, le commerçant qui rapporte sa parole éclaire son image d’un jour nouveau. Il met en scène
un jeune incapable de raisonner, qui rapporte des formules toutes faites et trouve dans un
antagonisme généralisé une excuse trop facile à des comportements incivils. Ce que perçoit bien un
des participants à l’entretien qui remarque : « 20 H3 : moui mais enfin ça c’est du : c’est du discours
re – (.) répété (..) euh : : entendu/ 21 donc on le : : c’est c’est un discours de facilité ». Dépossédé de la
maîtrise de sa présentation de soi, le jeune incriminé construit dans l’entretien rapporté un ethos fort
différent de celui qu’il entendait projeter. L’ingérence de l’autre dans le processus de la construction
d’ethos est ici maximale : dans le discours rapporté, son emprise est sans recours.

Et en effet, lorsqu’un locuteur autre que moi met en scène un entretien auquel j’ai participé, je me
retrouve entre ses mains. C’est lui qui a le pouvoir de manier mon dire de façon à ce qu’il projette un
ethos qui ne correspond pas nécessairement à celui que mes paroles, à l’origine, s’exerçaient à
construire. C’est désormais à travers son discours que mon image se réfracte selon des modalités que
je ne contrôle pas. Là où l’interaction réelle crée une situation de va-et-vient et de rebondissements
qui exige des réajustements constants, le discours rapporté propose un dispositif où l’autre intervient
au cœur de ma parole pour infléchir mon image en dehors de mon contrôle. En même temps, il laisse
subsister les traces de l’entretien initial et construit ainsi une double image – celle qui se dégage de
l’entretien reproduit et celle que construit l’ensemble de la mise en scène. Ce dispositif permet une
superposition parfois complexe d’images qui peut avoir des effets divers. En l’occurrence, l’ethos
projeté par le jeune qui a la haine est contredit et critiqué par l’image que lui superpose le
commerçant qui refuse d’accepter l’interprétation dans laquelle son interlocuteur se complaît.

L’écrit peut proposer le même genre de dispositif, comme je voudrais le montrer à partir d’une étude
effectuée par Sivan Wiesenfeld-Cohen (2006, 2008) sur la correspondance diplomatique. Dans une
dépêche du 14 août 1871 adressée au ministre français des Affaires étrangères (Jules Favre), le
chargé d’affaires en Allemagne, le marquis de Gavriac, relate sous forme de discours direct son
entretien avec Bismarck. Wiesenfeld-Cohen dégage la façon dont le discours premier se voit retraduit
dans le discours épistolaire qui entend en rendre compte – il s’agit d’informations de première main
que l’ambassadeur transmet à son supérieur. Dans ce format particulier, on peut retrouver dans la
réplique de Bismarck une double présentation de soi correspondant à la superposition d’ethè analysée
dans le cas de la conversation familière. Il y a, d’une part, l’image qu’il propose dans le dialogue
initial face à Gavriac, d’autre part celle qui ressort de la façon dont elle est recadrée par le chargé
d’affaires français. Prenons un exemple de discours rapporté (Wiesenfeld-Cohen 2006 : 161) où les
paroles de Bismarck semblent citées littéralement et in extenso (rappelons qu’on est au lendemain du
traité de Francfort signé le 10 mai 1871 qui liait la question des indemnités d’un montant de cinq
milliards payables par la France à celle de l’évacuation des départements français sous occupation
allemande, à l’exception de l’Alsace et d’un tiers de la Lorraine, annexés à l’empire allemand) :

À vous dire franchement ma pensée, je ne crois pas que vous vouliez maintenant rompre la trêve
qui existe ; vous nous paierez deux milliards, mais quand nous serons en 1874 et qu’il faudra
acquitter les trois autres, vous nous ferez la guerre. Eh bien, vous comprenez que, si vous devez
reprendre les hostilités, il vaut mieux pour nous que cela soit plus tôt que plus tard. Attendez dix
ans et recommencez si le cœur vous en dit. Jusque-là ce serait pour vous un suicide, mais ceci est
votre affaire.

Au sein de l’entretien avec le représentant de la France, Bismarck semble construire l’image d’un
homme d’État avisé et lucide, qui voit à travers les manœuvres de l’autre et ne se laisse par prendre
aux apparences. Il profite du fait qu’il est en position haute pour contrevenir aux règles du
ménagement des faces : il emploie un langage sans détours qui, à la fois, dénonce l’autre partie et la
met en garde. La lettre enchaîne sur la réponse de Gabriac :

Toutes vos paroles, ai-je répondu au prince de Bismarck, me prouvent une chose, c’est que nous
sommes plus logiques que vous. Vous avez signé la paix et votre langage est celui de la guerre.
Nous avons signé la paix, et, malgré vos accusations, nous en pratiquons la politique… Nous ne
vous demandons qu’une chose, c’est de hâter autant que possible l’évacuation de notre territoire.

La réplique de l’épistolier renvoie à l’interlocuteur une image de lui qui ne correspond pas à l’ethos
qu’il entendait projeter : dans le discours de son partenaire, il devient un être illogique (il tient un
langage de guerre en signant la paix), qui n’est pas conséquent dans sa conduite et auquel il est donc
implicitement reproché de ne pas être honnête dans la poursuite des négociations. En d’autres termes,
le représentant de l’Allemagne est présenté dans la réaction de son interlocuteur français comme
négatif et peu fiable, poursuivant des visées qui dérogent à la recherche commune de la paix.
L’essentiel est cependant ici que la conversation est reproduite par l’épistolier, qui s’engage par
l’usage de la citation et des guillemets à rendre mot à mot le discours de Bismarck, mais dont il est
bien clair qu’il ne peut rétroactivement et par écrit en restituer qu’une approximation. En reformulant
les paroles de son interlocuteur et en les intégrant dans son échange épistolaire avec le ministre, le
chargé d’affaires prend possession de l’image que son interlocuteur entendait projeter de lui-même.
Dans la représentation qu’il en donne, note Wiesenfeld-Cohen, le Chancelier apparaît comme « un
ennemi buté, méfiant, mettant en doute la volonté de la paix de la France […], brutal dans son
langage, froid et cynique » (2006 : 162). Par la même occasion, le « je » arrache sa propre
présentation de soi au cadre initial où elle ne pouvait se construire qu’en fonction des répliques du
partenaire de l’interaction et se réapproprie entièrement une situation où il était en position basse.
Cela lui permet de se montrer à son ministre sous un jour favorable et d’attirer son attention sur son
habileté dans la gestion d’une interaction délicate. L’autocitation sert ici à la mise en valeur du
diplomate, à laquelle est censée contribuer la fidélité avec laquelle il rapporte l’entretien (en discours
direct), informe les autorités françaises sur l’état d’esprit des Allemands, présente la personnalité du
chancelier Bismarck et suit les instructions du ministre.

Ainsi, Bismarck effectue une présentation de soi destinée à le mettre en position haute par rapport au
diplomate français et à maîtriser la situation ; celui-ci riposte en faisant ressortir les dimensions
défavorables de cette image. Le double ethos du Chancelier, celui qu’il projette et celui qu’on lui
attribue, est transmis au ministre dans la lettre qui rend compte de l’entretien. On voit comment les
ethè se construisent dans des dispositifs complexes où une lutte (ouverte ou larvée) se déroule pour la
maîtrise des images de soi et de l’autre qui se construisent dans l’échange.

L’ethos dans la circulation des discours :


production-réception
Il importe, à ce point, d’insister sur le fait que, dans un sens, la gestion de l’ethos est toujours
collective. En effet, une présentation de soi ne peut être isolée que de façon artificielle, en
autonomisant un moment particulier dans un flux en mouvement perpétuel. Mon image de moi est
toujours soumise à la réaction de l’autre et prise dans la circulation des discours. Le jeu des répliques
immédiates qui caractérise l’interaction orale (ou des réactions directes des interactions épistolaires
et électroniques) condense un processus qui s’effectue de façon souvent diffuse et éclatée dans
l’espace social. En effet, la construction d’un ethos est modulée dans la durée. Il ne suffit pas de noter
qu’à chaque présentation de soi, le locuteur rejoue son image en reprenant ou retravaillant son ethos
préalable. Il faut également souligner que cette image est accueillie de façons diverses par son
auditoire qui en renvoie des représentations plus ou moins conformes. Orchestrées dans une
polyphonie complexe, elles offrent à leur tour la base sur laquelle le locuteur effectuera sa nouvelle
présentation de soi et ainsi de suite. Dans cette perspective, la réception des images que je projette de
moi et les représentations de ma personne que me renvoient les autres font pleinement partie de la
construction de mon ethos envisagée dans son déroulement temporel et sa dynamique globale.

Dans ce sens, on peut poser que la construction d’un ethos relève de façon générale d’une gestion
collective : les interactions orales mettent en évidence un phénomène que l’examen des discours
monogérés laisse dans l’ombre. Il y va dans tous les cas d’une dynamique qui s’étend dans la durée.
Par des processus de reprise, d’insistance et de modulation, par des effets de retour et prisme, elle
permet de cristalliser des images plus ou moins stables en les rattachant à un individu (Sarkozy) ou à
une instance de locution (une ong). Elle permet aussi de faire émerger des images nouvelles et de
transformer peu à peu la représentation qu’on se fait d’une personne ou d’un groupe dans une société
donnée. Dans cette optique, il est intéressant de suivre la construction d’une image de soi sur l’axe
temporel en tenant compte de toutes les voix qui interviennent dans cette opération complexe. On peut
alors retrouver la genèse d’une image de personnalité publique en suivant la façon dont elle a peu à
peu réussi à imposer, dans des circonstances diverses et dans des dispositifs variés, une image de soi
qui en vient à le désigner dans son identité singulière et sur laquelle sa présentation de soi peut miser
au moment opportun. C’est ce que fait Thierry Herman (2008) en analysant « au fil des discours »
l’ethos de De Gaulle de 1940 à 1945. Il examine les différentes versions des appels du 18 juin, le
discours de Mers el Kébir après la canonnade de la flotte française par la flotte anglaise (3 juillet
1940), le discours de Noël du 24 décembre 1942, celui du 11 juin de la même année qui suit la
victoire de Bir-Hakeim, puis le discours du débarquement (6 juin 1944) et, enfin, celui du 25 août
1944 à l’occasion de la libération de Paris. Dans le prolongement d’un tel travail, on peut replonger
les textes dans l’interdiscours et voir comment les fils empruntés à la parole des adversaires et des
supporters ne cessent de s’entrecroiser en tissant la toile dont se dégage, à chaque moment, une figure
du Général qui se veut à la fois appropriée aux circonstances et entre toutes identifiable.
Cette prise en compte directe de la parole de l’autre dans la construction de l’ethos, si elle est
généralisée, est particulièrement importante lorsqu’il s’agit de construire une réputation, de conforter
une identité ou d’investir une position de pouvoir. C’est ce que nous allons voir de plus près en
examinant la question de l’ethos collectif et, en particulier, les cas où une image de groupe s’impose
progressivement dans l’espace public.

Notes

[1] Il faut ajouter que si cette inadéquation flagrante ne disqualifie pas d’entrée de jeu le débat, c’est
dans la mesure où il se déroule dans un contexte culturel où la familiarité, voire l’agressivité, sont
coutumières. On y use naturellement du tutoiement (le « vous » de politesse n’existant pas en hébreu)
et du prénom (l’usage du Monsieur dans les interactions est peu fréquent, les gens s’appellent
volontiers par leur prénom). L’interruption violente des propos de l’autre, la cacophonie des voix
simultanées, l’interpellation fortement affective et parfois injurieuse du partenaire sont coutumières
dans les débats télévisés, dont l’émission d’abord intitulée « po-politika » (la polique ici), puis «
politika », fournit le meilleur paradigme.
Chapitre 6. « Nous » : la question des identités
de groupe
Ou la construction d’un ethos collectif

Le locuteur qui prend la parole ou la plume entend souvent projeter une image qui n’est pas
seulement la sienne, mais aussi celle du groupe auquel il appartient et au nom duquel il dit parler.
Plutôt que de manier le « je », ou encore de se cacher dans un énoncé qui dissimule sa source, il
emploie alors le « nous ».

La relation du « je » au « nous » comporte de toute évidence des enjeux sociaux et politiques


importants. Elle marque la volonté du sujet parlant de se voir et de se montrer en membre d’un
groupe qui fonde son identité propre. En retour, elle signifie aussi qu’il entend représenter tous ceux
que recouvre le pronom « nous », qu’il se donne comme leur porte-parole officiel (le chef de l’État
parlant au nom de la France) ou comme un représentant automandaté (un particulier déclarant « nous
les Français »). Cette prétention soulève avant tout la question de la capacité et de la légitimité du
locuteur à manifester l’identité d’un ensemble d’individus. Ce qu’il met en avant est-il représentatif, la
collectivité s’y reconnaît-elle, comment savoir s’il est crédible ? Si la question se pose pour l’ethos
dit (ce que le locuteur énonce en toutes lettres à propos du groupe dont il participe), elle est encore
plus délicate quand on passe à l’ethos montré. En effet, comment une parole individuelle peut-elle,
dans sa particularité, projeter une image de groupe ? Si je me montre à travers les modalités de mon
dire, comment puis-je engager dans mon énonciation une collectivité et en produire une image
conforme ? La production d’un ethos de groupe par l’expansion du « je » au « nous » est d’autant plus
délicate, que l’image collective n’exclut pas la présentation de soi individuelle. Un équilibre
changeant et toujours à renégocier s’établit entre la présentation de la collectivité et celle de la
personne singulière, entre ce que mon discours montre du collectif au nom duquel il parle et la mise
en scène qu’il effectue de mon moi.

La production d’une image de groupe émanant d’une instance collective pourrait sembler plus
simple. En effet, le « nous » peut se donner d’office comme la marque d’une parole plurielle
renvoyant à un ensemble de signataires. C’est ce qui se passe dans une pétition, par exemple, ou dans
un texte émanant d’un corps constitué comme un ministère, un parti, une commission, une entreprise.
Dans ce cadre, il alterne en général avec la désignation explicite de l’entité qu’il recouvre : « La
commission pense… », « La cgt déclare… », « L’Oréal vous offre… » C’est ce que la première école
d’analyse du discours avait désigné du nom de « locuteur collectif » : en l’occurrence, des « individus
sociaux généraux » ayant « une œuvre commune à accomplir et notamment une œuvre discursive »
(Charaudeau et Maingueneau 2002 : 252). Lorsque le « je » se fond sans résidu dans une instance
collective, le problème de la relation de l’Un au multiple s’abolit dans une fusion totale. Mais c’est
alors la façon dont une collectivité peut prendre la parole et projeter une image de soi unifiée qui se
pose. On peut en effet se demander quelles modalités d’énonciation une écriture collective peut
emprunter pour parler d’une seule voix et projeter une image qui subsume tous les individus sous une
même représentation.
Ainsi l’emploi du « nous », qui peut sembler trivial à force d’être quotidien, révèle la complexité
qu’entraîne la mise en place d’une image de soi plurielle. Dans le cas du « nous » qui fait bloc en
effaçant toute trace du « je », on perçoit la difficulté d’une énonciation collective dont le style autant
que les contenus détermine une présentation de soi à usage public. Il faut alors s’interroger sur les
procédures susceptibles de réduire la polyphonie originelle à une seule voix et se demander quelles
normes sociodiscursives, quels ancrages institutionnels, quelles représentations collectives autorisent
une représentation identitaire homogène et efficace. Le problème est différent dans les cas où
s’effectue un passage du « je » au « nous ». Là, l’ethos projeté est lié au choix d’identité qu’effectue le
locuteur en se rattachant à un groupe précis (par exemple, un « nous » socialiste, européen ou juif). Il
est aussi lié à la capacité de créer ou de renforcer un collectif. Il peut ainsi contribuer à la constitution
et la reconnaissance d’un groupe qui n’est pas reconnu comme tel dans l’espace social, dont
l’autonomie est contestée, ou dont la cohésion est incertaine. De ce point de vue, la question des
identités nationales émergentes ou des minorités est particulièrement prégnante – mais on peut aussi
penser à de nombreux autres cas de figure. Ainsi, la féministe des premières heures pouvait prendre
la parole en son nom propre pour appeler les femmes à se constituer en collectivité et à se mirer dans
un ethos susceptible de les englober et de les rassembler toutes. Elle contribuait ainsi à créer dans
l’interaction verbale une identité que toutes les intéressées étaient censées endosser, et à imposer cette
identité dans l’espace public. Ce dernier cas de figure montre que l’ethos collectif est à la fois action
(il construit une réalité sociale) et persuasion : il cherche à mobiliser l’auditoire en l’amenant à
adhérer à une certaine image de la collectivité.

Les potentialités du « nous » et la notion


d’ethos collectif
Avant d’explorer plus avant les modalités selon lesquelles une image collective se construit, deux
étapes s’imposent : un rappel des acquis de la linguistique sur le pronom personnel « nous », et une
brève mise au point sur une notion encore insuffisamment analysée, celle d’ethos collectif. On peut
partir de la remarque de Kerbrat-Orecchioni selon laquelle « le “nous” » ne correspond jamais, sauf
dans des situations très marginales comme dans la récitation ou la rédaction collectives, à un je
pluriel (2002 : 46). Il est tantôt Je + Tu (singulier ou pluriel) : c’est le nous inclusif ; tantôt je + il(s) :
c’est le nous exclusif ; tantôt encore je + tu + il. Guespin résume la situation en distinguant plusieurs
cas de figure : le « nous 1 » où deux ou plusieurs locuteurs « assument collectivement la
responsabilité d’un discours (présentation à deux voix, texte cosigné, locuteur-intellectuel collectif
mandatant un représentant) » (1985 : 53) ; ce sont les situations que Kerbrat-Orecchioni considère
comme marginales ; le « nous 2 » – « je » et « tu/vous » – qui regroupe les participants de
l’interaction verbale ; et le « nous 3 » où le locuteur peut s’adjoindre une « non-personne » sans que
cela signifie que celle-ci (comme dans « Paul et moi ») l’ait autorisé à l’adjoindre. Dans tous les cas,
« il ne s’agit pas tant de pluriel » (comme dans cheval et chevaux) que de ce que Benveniste appelle
des « personnes amplifiées » (1966 : 235). « Nous », précise-t-il, « c’est avant tout “moi avec toi” ou
“moi avec lui” : il n’y a pas réellement multiplication des je, mais extension, illimitation » (ibid. : 21).
Il ne s’agit donc pas d’une simple addition d’individus, mais d’un élargissement du noyau initial que
constitue le moi, d’une ouverture vers l’autre que le pronom pluriel englobe dans la constitution
d’une nouvelle entité.
Si le pronom « nous » introduit structurellement la possibilité de cette extension dans la langue, il faut
bien voir cependant qu’elle ne se produit pleinement que dans le discours en action et en interaction.
En effet, c’est en discours que s’effectue « un procès de construction du nous », c’est-à-dire « d’un
ensemble discursif où le locuteur entraîne tel interlocuteur, ou englobe telle non-personne » (Guespin
1985 : 48). Il le fait en suggérant « la constitution d’ensembles » (ibid. : 59) relevant tantôt de groupes
constitués, tantôt de groupement de circonstance. En effet, précise Guespin, le « nous » peut soit «
dénoter des classes, soit faire des tas, et le jeu sur nous consiste à faire croire qu’un tas est une classe
» (ibid. : 55).

L’ethos des discours en « nous » témoigne donc de la façon dont le moi s’étend et s’amplifie pour
offrir une image de groupe. Traitant des étudiants français et de l’unef pendant la guerre d’Algérie,
Eithan Orkibi (2008) appelle « ethos collectif » l’image de soi qu’un groupe donné construit à travers
son discours. Cette appellation rejoint celle qu’ont utilisée, bien qu’encore parcimonieusement, des
travaux effectués dans des domaines comme la communication commerciale. Dans l’analyse de
l’image qu’une compagnie projette d’elle-même pour favoriser sa promotion (Young-Kan Wei
2002), la notion d’ethos collectif dans le sens aristotélicien permet de mettre en avant le dynamisme
de l’opération et les conditions de son efficacité. Wei note qu’il ne s’agit pas simplement de la
représentation qu’une compagnie donnée se fait d’elle-même, mais de la façon dont la construction
d’une image permet de communiquer efficacement avec le public en s’adaptant à sa doxa. Il en prend
pour exemple la mise en place d’images patriotiques effectuées par des entreprises comme Bœing ou
le Time Magazine dans la période qui suivit le 11 septembre. Dans le cas des mouvements sociaux,
Orkibi parle d’« une image du groupe avec laquelle les membres du mouvement peuvent s’identifier
et à l’aide de laquelle ils se positionnent par rapport aux autres groupes. Elle sert également à recruter
des membres potentiels et à faire adhérer d’autres auditoires au discours du mouvement » (Orkibi
2008-6). Encore insiste-t-il sur le fait qu’il s’agit d’une image que le sujet parlant construit dans son
discours et qui remplit des fonctions importantes dans une entreprise de persuasion globale. L’ethos
collectif est l’image attachée à un certain groupe, que ce soit un parti politique, un mouvement social
ou une catégorie sociale, dans la mesure où elle est produite dans l’interaction et y acquiert une
fonction rhétorique. C’est dans le discours que le locuteur projette une représentation collective du «
nous » à laquelle le « tu » qu’il interpelle est censé s’identifier. Dans cette perspective, Orkibi propose
dans sa thèse en cours de vérifier dans quelle mesure l’ethos collectif est explicite et programmé ou
tacite et spontané, mais aussi ouvert (pouvant être produit par tout membre) ou fermé (élaboré par
une élite), et enfin autonome ou dépendant des représentations imposées par un groupe extérieur.

Le locuteur collectif et ses images : le rapport


juridique, le discours de parti, la pétition
C’est dans cette optique qu’on examinera comment une énonciation peut projeter une image de
groupe. Dans cet objectif, on analysera séparément les discours dont la source est un « je » individuel
qui s’amplifie en un « nous » et les cas où le locuteur consiste a priori en une instance plurielle.
Prenons d’abord le second cas, celui où le « nous » englobant fait entendre la voix d’une instance
unifiée dans l’anonymat de laquelle se fondent tous les membres individuels. Il sera exploré à travers
trois exemples empruntés à des types et des genres de discours différenciés : le discours juridique, à
partir d’une commission d’enquête gouvernementale, la commission Winograd nommée en Israël
suite à la seconde guerre du Liban ; le discours politique – les résolutions de congrès d’un parti
politique, en l’occurrence le pcf, et le discours de son secrétaire général, Maurice Thorez ; et le
discours citoyen tel qu’il s’exprime dans une pétition, ici une protestation contre le projet de loi
visant à autoriser le travail dominical.

Soit le rapport partiel de la commission gouvernementale dite Winograd, du nom du juge (à la


retraite) Eliyahu Winograd qui était à sa tête, commission nommée en Israël le 18 septembre 2006 par
le Gouvernement Olmert pour enquêter sur la seconde guerre du Liban suite aux vives critiques
adressées aux responsables politiques et militaires, et en particulier aux trois dirigeants auxquels était
confié le pouvoir décisionnaire : le Premier ministre, Ehud Olmert, le ministre de la Défense, Amir
Peretz et le commandant en chef de Tsahal, Dan Halutz. La nomination de cette commission avait
suscité des protestations violentes dans le pays, non en raison de sa composition, mais en raison de
son statut de commission gouvernementale dépendant de ceux mêmes qu’elle devait évaluer ; certains
exigeaient haut et fort une commission d’État autonome sur le modèle de la commission Agranath
nommée en octobre 1973 pour enquêter sur les insuffisances du Gouvernement et de l’armée pendant
la guerre de Kippour. À cause de la gravité du sujet et de la longueur de la procédure d’enquête, la
commission Winograd avait décidé de publier dès le 30 mars 2007 un rapport intermédiaire, avant le
rapport final (promis pour novembre 2007), rapport partiel accablant qui, orchestré par la presse,
avait suscité un vif émoi en Israël.

Le rapport est rédigé par une instance juridique dotée d’un pouvoir octroyé par l’institution et
l’instance de locution se désigne tantôt comme « la commission », tantôt comme « nous ». Les
membres individuels ne sont mentionnés qu’une seule fois, à titre d’information et sous forme de
liste : le juge à la retraite Elyahu Winograd, président de la commission, le professeur Ruth Gavison,
le professeur Yechezkiel Dror, le général de réserve Dr Haim Nadel, le général de réserve Menachem
Einan. Les titres académiques et militaires accolés à chacun des noms marquent l’autorité des divers
membres qui se situent tous dans le cercle du savoir et de l’expérience. Le texte qu’ils émettent
collectivement fait un usage massif du « nous » où les formules « nous pensons », « il nous semble »,
« nous sommes conscients du fait que », d’un côté, et « nous avons décidé », « nous avons voulu », «
nous espérons », de l’autre côté, redoublent celles qui s’attachent à l’accomplissement même de la
mission : « nous avons examiné », « nous avons entendu », etc. C’est un « nous » sans fissure, qui
pense et agit à l’unisson selon le mandat qui lui a été confié officiellement. En effet, une voix
collective parfaitement unifiée est indispensable au rapport qui doit apporter une vision informée
susceptible de faire autorité et ne prêtant pas à discussion. La commission émet le discours autorisé
d’une instance critique à laquelle est confié le pouvoir de contrôler les agissements des responsables
du pays, dans un dispositif destiné à garantir le bon fonctionnement de la démocratie. À ce titre, elle
doit formuler des conclusions fondées et donner un avis circonstancié à propos duquel elle ne peut
parler que d’une seule voix.

Dans un premier temps, le « nous » relatif à la commission projette donc l’image d’une instance
officielle dotée d’une autorité légale et d’un savoir qui lui permet de dire le vrai. En faisant bloc, le «
nous » fonde le discours en vérité, assure sa crédibilité et répond à sa vocation de commission
supérieure. Il est d’autant plus intéressant de constater que la projection d’un ethos conforme
s’accompagne en l’occurrence d’un processus soutenu de légitimation et de crédibilisation. Dans cet
objectif, la présentation de soi du « nous » met en évidence des aspects qui débordent largement les
caractéristiques obligées d’une commission gouvernementale. Elle répond à d’autres besoins, qu’elle
met en lumière, et dévoile la complexité de l’ethos collectif dans une situation de discours où le
juridique est intimement mêlé au politique.

En effet, le discours du rapport intermédiaire officiel prend d’abord soin d’offrir une réflexion
soutenue sur le sens et les limites du mandat dévolu à la commission, ainsi que sur les difficultés de
sa réalisation en raison des considérations à la fois concrètes et éthiques qu’elle implique en régime
démocratique. Ce faisant, le « nous » ne projette pas seulement une image professionnelle. Sans doute
le langage employé, la connaissance parfaite des codes et de la terminologie, la précision des détails,
la connaissance des procédures présentent-ils un ethos de compétence juridique et de maîtrise. Mais
au-delà de la présentation de soi en juriste(s) avéré(s), le « nous » apparaît comme une instance
soucieuse d’examiner à fond tous les aspects relatifs aux questions soulevées – la responsabilité
individuelle et collective, les droits de ceux qui sont interrogés et risquent une inculpation, les limites
assignées à l’ingérence d’une commission qui doit respecter la distribution des tâches juridiques et
politiques en démocratie. Le « nous » dévoile les difficultés auxquelles il se heurte et déroule devant
le lecteur ses hésitations et ses interrogations face à la mission délicate qui lui a été confiée. Il note
ainsi que la responsabilité des dirigeants politiques ne peut être mesurée en fonction de critères bien
établis : comment évaluer les décisions prises par les responsables gouvernementaux alors que les
critères en la matière sont flous et que des considérations idéologiques se mêlent nécessairement aux
considérations circonstancielles et pratiques ? L’instance de locution se présente ici comme un
analyste lucide prêt à remettre en question les fondements mêmes de son autorité en dévoilant
l’ampleur des questions irrésolues. Mais elle se montre aussi en décisionnaire, décidée à assumer ses
responsabilités et à prendre position fut-ce dans un contexte complexe. La commission déclare, en
effet, qu’elle se voit malgré tout tenue de tirer des conclusions sur le fonctionnement des instances
non seulement militaires, mais aussi gouvernementales. Elle n’invoque pas à cet effet la mission qui
lui a été confiée par le Gouvernement lui-même, mais le devoir qu’elle a envers le peuple qui a remis
en question les agissements de ses dirigeants au point de causer une grave crise de confiance : elle
doit apporter des réponses aux interrogations des citoyens. Elle entend ainsi remplir à la fois son rôle
critique et permettre l’avènement des changements qui peuvent s’avérer nécessaires et dont le choix
dépend d’une vision lucide des erreurs passées. Le texte ajoute qu’il ne se donne pas pour parole
d’Évangile et qu’il reviendra au public d’évaluer le rapport, de voir s’il entend accepter ses
conclusions et de faire siennes ses recommandations.

Ces passages (points 8 et 9 dans le rapport) montrent bien l’image que projette ici le « nous » et qui
corrige en la tempérant celle de l’autorité d’une instance légale dotée d’une compétence technique. La
commission présente ici un front commun fait de réflexion approfondie. Elle manifeste une
conscience aiguë des limites de son savoir et des difficultés objectives qu’elle est incapable de
résoudre (celles-ci n’étant, en elles-mêmes, guère solubles). Elle fait preuve d’une grande modestie
en ce qui concerne sa mission – elle propose, le public dispose. Le texte du rapport souligne de façon
insistante les obstacles auxquels le « nous » se heurte ; il déroule le raisonnement au gré duquel il
analyse la complexité de la tâche pour permettre des prises de position raisonnées. C’est donc une
figure humaine que le « nous » exhibe – non une autorité absolue détentrice de la Vérité, mais une
entité proposant un jugement d’êtres faillibles qui analysent, sondent, réalisent les difficultés et les
pièges et ne parviennent à des conclusions qu’au terme d’un parcours raisonné menant au plausible et
au vraisemblable. En même temps, c’est un ethos de responsabilité où la mesure des problèmes
n’empêche pas la détermination de poursuivre et le courage de prendre position.

Cette image remplit diverses fonctions dans l’échange avec le grand public auquel le rapport est
donné à lire sur Internet. Tout d’abord, elle a pour vocation de légitimer une commission
gouvernementale très discutée et de lui conférer aux yeux du peuple la légitimité déniée à une
instance critique nommée par les dirigeants inculpés (une commission qui serait à la solde du
Gouvernement). En l’occurrence, son statut légal ne suffit pas à sa légitimation, que seule peut
assurer la construction d’un ethos approprié. En un deuxième temps, la commission doit légitimer
une autorité qui devient problématique lorsqu’il s’agit de décisions gouvernementales et militaires
dont on ne sait à quelle aune elles peuvent être objectivement et clairement évaluées. Tombant
facilement sous le soupçon de biais idéologique et de préférences politiques, elle ne peut assurer sa
crédibilité qu’en attaquant de front le problème : en montrant pourquoi il est nécessaire de procéder
malgré tout à une évaluation et comment faire pour que celle-ci soit aussi fondée que possible. Enfin,
la commission manifeste ce que la rhétorique classique appelait la bienveillance : employé à plusieurs
reprises pour désigner les Israéliens (« nos ennemis, nos voisins et nos amis », « notre existence ici
en tant qu’État juif et démocratique »…), le « nous » est ici une instance patriotique au service de la
bonne cause. Son objectif essentiel est de permettre une prise de conscience et d’engager à réparer
des fautes qui peuvent s’avérer un jour fatales. Si donc le « nous » se dépouille délibérément d’une
partie de l’autorité qui lui a été officiellement conférée en privilégiant l’exposition des doutes et
difficultés, il se donne par là une légitimité – celle même qui risque de lui être refusée en raison des
circonstances et de la nature de ses fonctions. Le « nous » projette ainsi un ethos double dans une
tension interne et délibérément entretenue, entre l’autorité légale et le visage humain du
questionnement et de la responsabilité civique. En même temps, chacune de ces images se donne
comme issue d’une source d’énonciation unifiée où le « nous » apparaît non comme une réunion
d’individus différenciés, mais comme un bloc homogène et sans fissures.

Une deuxième prise sur la question du « nous » comme corps unifié est offerte par le discours du pcf,
sur lequel des travaux intéressants ont été effectués autour de l’idée de « locuteur collectif » formulée
par J.-B. Marcellesi (dans Mots 109).

Il est clair, en effet, que le discours du pc, saisi en son centre, exclut tout emploi du « je » comme
marque distinctive de l’énonciation. La politique du « je » ne peut convenir à un énonciateur qui
se veut collectif et qui, de plus, s’assigne comme fin la constitution-construction d’un groupe. Le
parti doit être à la fois, dans le même temps le « je » de l’énonciateur et le « vous » du
destinataire ; mieux, il se doit de confondre les deux dans une entité unique : seul le « nous »
convient à cette stratégie de la tension énonciative qui ne se crée que pour être niée, au moins
masquée.

(Benoît 1985 : 110)

Il s’agit donc de délimiter un espace discursif dans lequel le groupe peut s’assembler et se
reconnaître. Ce constat se retrouve chez Dominique Labbé (1985) qui analyse les résolutions des
congrès du pcf de 1961 à 1967 et de 1972 à 1979. Il montre que l’autodésignation y passe par trois
paradigmes : le Parti, « nous » les communistes et enfin la classe ouvrière. Le discours construit donc
dans l’ensemble l’image de la collectivité comme « le parti » de la classe ouvrière, avec une
majuscule marquant l’unicité. La dominance de l’un ou l’autre paradigme (étudiée sur l’axe temporel)
montre néanmoins des variantes dans l’autoreprésentation, avec des effets argumentatifs divers.
Ainsi, par exemple, lorsque « nous, les communistes » l’emporte sur « le parti », l’image de soi est
moins celle d’une organisation que d’une « communauté fusionnelle » (Labbé 1985 : 139) où
l’inclusion prévaut sur la hiérarchie. Cette image des membres du parti « déclenche un phénomène
d’identification collective, qui serre les rangs et interdit les remises en question » (ibid.). On voit
donc ici comment les diverses dénominations qui vont de l’entité abstraite impersonnelle (le parti), à
la désignation collective des « communistes » qui parlent à la première personne du pluriel, suffisent
en soi à projeter un ethos collectif. Celui-ci permet un regroupement qui crée un bloc capable de
résister à toutes les pressions et de faire barrage aux remises en question.

Damon Mayaffre confirme cette vision en traitant du discours de Maurice Thorez, qu’il considère
comme « un discours didactique qui se décline sur le mode d’un nous exclusif de tout autre pronom
personnel » (2002 : 17). Le secrétaire général du parti parle au nom de tous les communistes (« nous,
les communistes, nous pensons… ») :

Surtout par le fait du centralisme, le pcf n’admet pas de contradiction interne. Le parti est un bloc
et toute décision, toute parole – la ligne – doivent être admises par tous : le nous est alors le
pronom qui représente ce bloc uni et unanime […] l’expression d’un parti tout-un, d’un parti
monolithique, sans contradiction et en ordre de marche pour la révolution.

(ibid. : 21-22)

Ainsi, la parole du pcf et/ou de son secrétaire construit délibérément l’image d’un corps soudé, tout
en révélant celle d’un parti soucieux de sa cohésion et de son organisation, veillant à regrouper tous
ses membres autour d’une pensée unique et sans fissures. Étudiant le discours communiste dans
l’entre-deux-guerres, Mayaffre décèle cependant dans les années 1930 un changement qui le mènera à
sa forme actuelle. La référence quasi exclusive à la révolution de 1917 se double, à cette période, du
renvoi à 1789. Une recherche assistée par ordinateur montre que le terme d’« ouvriers » tend à
s’effacer au profit de « peuple », qui masque la lutte du travail et du capital, recouvre de vastes
fractions de la population unie contre le grand pouvoir capitaliste et en appelle à une mémoire
discursive. L’identité bolchevique le cède à la filiation jacobine. En même temps, l’utilisation d’un
vocabulaire hérité des Lumières se substitue au vocabulaire marxiste, projetant une image des
communistes en patriotes qui se renforce dans l’opposition marquée, à partir de 1935, à l’hitlérisme.
C’est donc une analyse combinée des modalités d’énonciation et du lexique qui permet ici de dégager
la spécificité du discours communiste, par définition en « nous », et de montrer divers aspects de
l’ethos collectif qu’il construit en en soulignant l’évolution.

Pour s’interroger plus avant sur la façon dont il est donné de construire une image collective à partir
d’un locuteur multiple, on peut se pencher sur des écrits qui émanent, non d’un organe institutionnel,
mais d’un groupe citoyen. Je prendrai le cas d’un appel issu du site du Collectif des amis du dimanche
sur Internet, www.travail-dimanche.com :
Sans doute cet appel à signatures (http://www.travail-dimanche.com/petition.html) demande-t-il à
chaque citoyen de signer et de protester en son nom propre : le titre, « Le dimanche, j’y tiens ! »
permet à chacun de s’approprier le « je » et de faire sienne la revendication. Dans la pétition le « nous
» est particulier en ce que, contrairement aux emplois ordinaires, il se donne explicitement comme «
un “je” quantifié et multiplié », et non comme « comme un “je” dilaté au-delà de la personne stricte »
(Benveniste 1966 : 235). Le « nous » se compose d’innombrables « je » – 96 393 en l’occurrence, au
27 décembre 2009, le chiffre est bien mis en évidence – qui apposent leur signature sur le texte afin de
protester contre toute atteinte au repos dominical. La multiplication des « je » est essentielle car c’est
le nombre qui fait ici la force dans un cadre où la pluralité des signataires témoigne d’une volonté
citoyenne partagée : « les signataires de la présente pétition estiment que… ».

Deux « nous » viennent relayer cette désignation, tous deux insérés dans la même structure de phrase
« c’est X que nous + verbe » : « C’est cet équilibre que nous voulons maintenir », « c’est sur une
certaine idée de la France au travail que nous nous prononçons ! » Ces deux phrases clés résument et
mettent en évidence l’objectif du collectif en signalant une volonté (maintenir la loi en vigueur) et une
prise de position (sauvegarder un certain visage de la France) formulées sous une forme affirmative.
Le « nous » se présente avant tout comme l’instrument d’une action positive, un défenseur de la loi
(celle de 1906) plutôt que comme un polémiste et un agresseur. Il s’exonère du reproche d’être
réactionnaire en laissant entendre qu’il ne s’agit pas de refuser des réformes par esprit de
conformisme, mais de maintenir un équilibre qui a fait ses preuves pendant plus d’un siècle. Le «
nous » prend également soin de se poser en soutien d’une certaine conception du travail et de ses
valeurs : il n’est pas le représentant d’une population qui rechignerait au labeur. On voit comment la
présentation de soi réfute implicitement les attaques qui pourraient être lancées contre ceux qui
défendent le repos dominical et rejette l’image défavorable dont on pourrait les affubler. Se plaçant
du côté de la légalité et de la tradition en même temps que de la bonne gestion du travail et des loisirs,
le « nous » se dit le défenseur d’une certaine « image de la France », formule adroite qui lui permet
d’endosser celle-ci et de se donner en authentique Français. Qui plus est, il s’agit de la « France au
travail », ajout qui permet de se donner comme le porte-parole des masses laborieuses.
Le « nous », porte-parole de la France et gardien de sa tradition et de ses valeurs, se montre aussi
capable de déployer un raisonnement et de fournir des raisons. Il met en effet en avant ce que le repos
dominical dans l’équilibre fondé par la loi de 1906 permet : la protection des petits commerces
menacés par les grandes surfaces qui seules seront ouvertes le dimanche et draineront une clientèle
considérable ; mais aussi, au-delà des raisons économiques, tout ce que le repos dominical autorise
dans la vie sociale en favorisant des activités familiales, sportives, artistiques, ainsi que des liens
amicaux et une jouissance de la nature ou des réunions amicales. Le collectif qui signe la pétition se
donne ainsi comme imbu de valeurs humanistes et défenseur d’une tradition qui est celle de la vie en
commun, de la richesse des rapports humains, d’un plaisir pris ensemble qui est l’envers, mais
surtout le complément du travail. « La France qui travaille et qui gagne » ne doit pas être dissociée de
la France qui se livre à de multiples activités non rémunérées et néanmoins essentielles. Le « nous »
entend se faire le porte-parole de ces valeurs présentées comme source de jouissance (« des ballades
en forêt, des rires en famille ») et de créativité artistique (des chorales lyriques ou jazzy). Les
considérant comme menacées par la loi autorisant le travail du dimanche, le « nous » ne prend pas la
peine de justifier en quoi celle-ci les abolirait. Le caractère nocif du travail du dimanche est présenté
comme évident, et tout au plus implicitement conforté par le caractère collectif d’activités comme le
rugby ou les réunions familiales, qui nécessitent évidemment un temps libre partagé.

À noter que les autres éléments énumérés n’entrent pas nécessairement dans cette catégorie : on peut
participer à une chorale en dehors du dimanche, jouir des couleurs et des senteurs du marché du
vendredi, et prendre un verre avec un copain un autre jour de la semaine. Si la pétition tolère cette
faille argumentative, c’est pour mieux insister sur la culture que défend le « nous », une culture de la
détente, de l’amitié et des vrais plaisirs face à l’épouvantail qu’il dresse dans le dernier paragraphe.
C’est en effet à la fin du texte, quand il s’est imposé comme un pétitionnaire parlant avec conviction,
mais sans violence au nom de valeurs positives, que le « nous » apparaît en polémiste. C’est qu’il
s’agit de souder le collectif face à l’adversaire en rappelant que celui-ci existe bel et bien : « Face aux
tenants d’un monde transformé en une immense galerie marchande aseptisée, où la culture est en tête
de gondole, la nourriture en fast-food, la pensée code barrée, le salarié aux horaires décalés, la
caissière souspayée, la famille explosée… » On voit comment la protestation contre l’abolition du
repos dominical est liée à un refus de la mondialisation désignée par la détérioration de la nourriture,
de la pensée, des conditions de travail et de salaire et par une déculturation générale entraînée par la
société marchande. La bonne tradition française s’oppose à un monde en perte de valeurs où la
grande économie capitaliste foule aux pieds les droits des travailleurs en même temps qu’elle détruit
un art de vivre. En ciblant ainsi l’adversaire, le « nous » se présente comme l’avocat de la France
authentique contre ceux qui la poussent dans l’engrenage d’un monde dégradé. Il se veut de ce fait
l’avocat des faibles et des défavorisés – en bref, des travailleurs exploités : « le salarié aux horaires
décalés, la caissière sous-payée ». En même temps, il se fait le défenseur des familles (« la famille
explosée ») comme d’ailleurs de la vie « spirituelle » évoquée au départ, dont le motif n’est cependant
pas repris dans la suite – permettant aux chrétiens de se rallier sans pour autant décourager les laïques
que l’argument laisserait froids. Le visage du gardien de la tradition apparaît ainsi comme à la fois
conservateur et hédoniste, amoureux de la vie et militant contre les dangers de la mondialisation
capitaliste.

C’est dans la mesure où il s’identifie à cet ethos que le lecteur peut décider de signer la pétition et de
rejoindre le collectif en s’appropriant son discours. Car telle est bien la vocation du genre : persuader
un « je » citoyen de s’additionner à une liste ouverte et de se dissoudre dans un « nous » dont il adopte
l’image en même temps que la protestation. En faisant bloc avec le « nous », le sujet individuel se
donne la possibilité de transformer une prise de position personnelle en protestation sociale et de
constituer une force d’opposition : il n’est plus seulement un citoyen mécontent parmi d’autres, il fait
partie intégrante d’un groupe étroitement soudé qui représente une force populaire. Sans doute la
masse des signatures dans laquelle se fond la sienne le prive-t-elle de toute individualité, mais elle lui
confère un pouvoir de pression et d’action dans la sphère publique.

Identités collectives et individuelles du


témoignage au discours politique
Qu’en est-il, cependant, quand le « nous » ne se présente pas comme une instance globale où se
dissolvent les voix individuelles, mais comme l’extension d’un « je » qui joue de la première
personne du singulier et du pluriel dans un même discours ? Un équilibre variable peut s’établir entre
la primauté accordée à l’image individuelle et celle que revêt l’image du groupe. « Je » peut
construire une image collective dans laquelle il se fond pour satisfaire des besoins identitaires, ou au
contraire se présenter comme membre d’une communauté pour mieux faire ressortir son ethos
propre. Dans tous les cas, des relations souvent complexes s’instaurent entre l’ethos personnel et
l’ethos collectif, dont il faut par ailleurs éclairer la construction.

Prenons le cas d’un discours où le « je », porte-parole d’une collectivité puise dans celle-ci son
identité sans pour autant diluer son image singulière dans la représentation du groupe. Il s’agit des
écrits de la guerre de 1914, où les carnets et récits ont produit un témoignage censé être valable pour
tous les combattants. Le discours testimonial construit une image collective dont le narrateur-témoin
participe en même temps qu’il contribue à l’édifier et à la diffuser. Représentant automandaté, il
construit dans sa parole une identité fondée sur une expérience partagée qui regroupe les hommes au-
delà de leurs particularités sociales et professionnelles. Je prendrai l’exemple d’un récit peu connu de
la plume de Maurice Duwez, un médecin belge qui écrit sous le pseudonyme de Max Deauville, et
dont j’ai étudié ailleurs le carnet de route publié en 1917 sous le titre Jusqu’à l’Yser. Engagé
volontaire en 1914, Deauville est médecin de bataillon dans l’infanterie. Si son discours testimonial
est intéressant dans la perspective de l’ethos collectif, c’est dans la mesure où, d’une part, il privilégie
sa présentation de soi en simple combattant, ce qui l’amène à minimiser son image de soignant ; et,
d’autre part, il projette une image singulière d’écrivain qui ne s’avoue pas, mais se profile en
filigrane dans le texte à travers la mise en mots.

En effet, dans un texte écrit à partir de notes prises entre août 1914 et novembre 1915, le « je » se
présente comme un simple soldat parmi d’autres. Il note presque au jour le jour les menus
événements de la campagne, les déplacements et les marches, les lieux traversés, aussi bien que
l’expérience du feu. Pleinement intégré dans la troupe dont il partage les épreuves, il se veut avant
tout un combattant, statut autorisé par le fait que le médecin de bataillon accompagne les troupes et
participe au vécu de la guerre (départ au combat, retraite, tranchées). Or, la clé de cette fusion avec les
soldats est bien le nous dans lequel le locuteur se fond :

Le souper est hâtif. Cela ne donne pas faim d’entendre des nouvelles semblables. Et pourtant, il
vaut mieux se restaurer, car Dieu sait quand nous trouverons encore un repas. Tout harnachés,
sanglés, nous mangeons en silence, trop nerveux pour parler beaucoup.
(2006 : 83)

Il est intéressant de noter que dans l’entrée du 20 août 1914, qui comprend une vingtaine de pages
(ibid. : 29-48), l’emploi de la première personne du singulier ne comprend que deux ou trois
occurrences (« À deux heures, je me réveille tant le froid est vif », ibid. : 38) : la singularité du « je »
est délibérément gommée au profit du collectif.

Celui-ci recouvre les troupes combattantes que le médecin accompagne et non le personnel d’un
service hospitalier. Est-ce à dire que Deauville ne se pose pas en médecin ? Il le fait sans aucun doute,
et c’est même à ce titre que le loue Norton Cru, l’auteur d’un livre en son temps célèbre sur les
témoins de guerre. Deauville parle, entre autres, des conditions dans lesquelles s’effectuent le
ramassage et le tri des blessés, ou des lieux improvisés dans lesquels se prodiguent les soins. Mais
ces évocations s’effectuent en général sur le mode impersonnel. Au cœur d’un passage qui traite des
soins prodigués dans la tranchée, Deauville note : « Les conversations entrecoupées se poursuivent
pendant que la besogne se fait avec une précision nerveuse et mécanique » (ibid. : 97). C’est dans cette
perspective que le savoir du médecin – que ses fonctions se distinguent des autres hommes de la
troupe – n’est que très faiblement mis en évidence. Le vocabulaire utilisé par Deauville pour décrire
les blessés ne relève d’ailleurs pas de la terminologie scientifique, qu’il n’utilise que
parcimonieusement. Il choisit de parler la langue ordinaire et n’utilise qu’incidemment le vocabulaire
qui mettrait en évidence sa compétence de médecin. Ce choix s’explique aisément par la nature du
public auquel il adresse son livre : pour brasser large, il lui faut utiliser une langue compréhensible
par tous. En même temps, l’effacement des traces du discours professionnel sert l’objectif du
locuteur, qui entend projeter un ethos non de savant et de praticien, mais de soldat plongé dans la
mêlée. C’est donc bien un choix d’identité qui se fait jour dans le texte.

L’ethos du combattant, qui recouvre celle du soignant, dissimule aussi l’image de l’artiste sans pour
autant l’effacer : simplement, l’ethos de l’écrivain se construit ailleurs, dans les modalités de
l’énonciation où l’écriture du témoignage s’allie résolument au style littéraire. Sans doute, cette mise
en scène du moi comme écrivain est-elle loin d’être dénuée d’importance pour ce médecin qui a déjà
à son acquis plusieurs publications lorsqu’il s’engage volontairement dans l’armée belge au moment
de la guerre de 1914. Les notes qu’il reprend pour les publier montrent une attention soutenue aux
jeux d’ombre et de lumière, aux couleurs et aux formes qui sont la griffe d’une écriture, au sens
littéraire du terme. Ainsi, il décrit en ces termes la tranchée où il prodigue des soins au moment d’une
attaque : « Au clair de lune, brusquement, s’allument des éclairs verdâtres ou d’un mauve éblouissant.
Ce sont des boîtes à balles qui explosent. Les lueurs rouges des obus fouillent le sol. La tranchée
présente un caractère tragique. Les murs de sac apparaissent en clair comme des récifs » (ibid. : 98).
Le style métaphorique le cède éventuellement à une prose sobre, friande de parataxe, juxtaposant des
énoncés qu’aucun connecteur ne relie explicitement : « Personne ne l’écoute. Le soir tombe. Le rouge
des blessures devient noir dans l’obscurité. Les regards semblent plus profonds. […] Un blessé, dans
un coin, a cessé de souffrir. Ses yeux grands ouverts regardent fixement la salle » (p. 91). Il y a bien là
une stylisation qui désigne en creux l’image de l’écrivain.

Si les tableaux artistiques et le travail de l’écriture peuvent transfigurer le texte sans apparaître
comme un exercice de littérateur, c’est sans doute parce qu’ils sont solidement amarrés à un dispositif
au-dessus de tout soupçon. En d’autres termes, c’est parce que Duwez, alias Deauville, a construit
dans son discours un ethos de combattant qui domine l’ensemble et lui confère sa crédibilité. L’image
de l’écrivain se dissimule dans les replis de l’énonciation testimoniale et puise dans cette discrétion
même sa légitimité. Ainsi, s’effectue dans le récit une présentation de soi en « nous » combattant et en
« je » artiste, où l’image collective et l’image personnelle se construisent à des niveaux différents,
l’une à la surface et l’autre dans les replis du texte. Le locuteur parvient de la sorte à se réclamer
d’une identité de groupe sans renoncer à sa singularité d’écrivain. Ce faisant, il tente de déjouer les
pièges de la littérarisation du témoignage en établissant entre ses deux ethè une complémentarité et
une secrète complicité.

On voit donc comment, dans un texte massivement au pluriel qui entend projeter une image de
groupe, la singularité d’un individu peut se manifester en dehors des contenus du discours par ses
façons de dire. D’autres dispositifs, cependant, juxtaposent le « je » et le « nous » de façon explicite et
se doivent de négocier les rapports entre images individuelle et collective. C’est alors l’équilibre
entre les deux modes qui montre dans quelle mesure un « je » peut projeter une image collective dont
se soutient son identité sans pour autant renoncer à mettre son moi en scène.

Prenons l’exemple de l’allocution de Hillary Clinton dans son discours inaugural à la convention des
démocrates du 28 août 2008, à Denver, Colorado [1], au moment où elle a été évincée dans la course
aux présidentielles par son rival noir, Barack Obama. Clinton se tourne vers ses supporters pour leur
demander de soutenir avec elle le candidat gagnant du parti démocrate afin de faire barrage aux
républicains représentés par McCain. Le premier « nous », qui apparaît dans le deuxième paragraphe
de son texte, unifie dans ce but le « je » de l’oratrice et le « vous » de l’auditoire :

Mes amis, il est temps de reconquérir le pays que nous aimons. Et que vous ayez voté pour moi
ou pour Barack, le temps est venu de nous unir en un seul parti dans la poursuite d’un seul but.
Nous sommes dans la même équipe, et aucun d’entre nous ne peut se permettre de rester sur le
côté. C’est une bataille pour l’avenir et c’est une bataille que nous devons gagner ensemble.

(americanrhetoric.com ; je traduis)

L’expansion du « je », de l’individu qui s’est d’abord présenté avec tous ses attributs identitaires
(mère, démocrate, sénateur, américaine, supporter de Obama) se fait vers un « nous » politique qui
englobe son auditoire. La locutrice y fait un choix d’identité qui réoriente ses objectifs : il s’agit
désormais de se fondre dans le parti dont elle espérait prendre la tête et œuvrer à sa victoire avec tous
les électeurs démocrates. L’appel à l’unification et au regroupement autour d’un même candidat
répond à cette identité de parti que Clinton partage avec l’ensemble de son public. Il projette un ethos
de lutte (« reconquérir », « gagner une bataille ») et de détermination qui est étendu à un groupe
défini en termes d’action : c’est une « équipe » prise dans une compétition où elle doit remporter la
victoire. L’image d’unité, fortement soulignée, est aussi une image d’efficacité dans la solidarité. La
candidate perdante se fond ainsi dans une collectivité active dont tous les membres doivent se battre
pour assurer la victoire du Parti démocrate, désormais représenté en la personne de son ex-rival.
Comme elle le dit plus loin, c’est lui à présent qui est chargé de réaliser tous les objectifs qu’elle
s’était fixés, objectifs dont l’urgence pour le peuple américain est considérable (réduire le chômage,
remédier au réchauffement de la planète, mettre en place un système de santé, etc.). L’image du
démocrate qu’incarne Obama et que partagent tous les membres du parti est ici celle du réformateur
qui va résoudre des problèmes graves et veiller aux intérêts du plus grand nombre. Un « nous »
idéologique double ici, comme il se doit, le « nous » politique. L’« équipe » ne se réunit pas
seulement autour d’une action ponctuelle (faire élire Obama), mais aussi autour des valeurs
fondamentales qui guident ses membres.
Obama, déclare Clinton, comprend que le gouvernement consiste dans « nous le peuple » et non pas «
nous les privilégiés ». À ce stade du discours, le « nous » s’élargit de façon diffuse pour englober
tous les Américains ou plutôt, il devient difficile de distinguer démocrates et peuple américain : «
Pensez donc à ce que sera l’Amérique quand nous transformerons notre politique économique
d’énergie, créerons ces millions d’emplois… » « Et nous savons que Barack Obama va mettre fin à la
guerre en Irak de façon responsable, ramènera nos troupes à la maison… »

Cette extension du « je » au « nous » est de bonne guerre dans un discours électoral et on peut voir
comment la femme politique projette un ethos de démocrate et en même temps, comment elle
construit une image des démocrates à laquelle elle demande à l’auditoire de s’identifier. N’oublions
pas, cependant, que son discours de ralliement est aussi un discours de perdante : elle vient d’être
battue dans son propre parti. Il faut donc projeter une image de gagnante sur fond de défaite. Sans
doute l’appel à soutenir le rival qui l’a emporté est-il en soi le fait d’une « bonne joueuse ». Il ne
suffit pas, néanmoins, à donner une image gratifiante de la locutrice. L’ensemble de l’allocution
travaille, à travers le « nous » auquel elle se joint pleinement, à projeter un ethos personnel de fierté
et de bravoure. C’est en effet par la répétition du terme de « fière » qu’elle commence sa présentation
de soi : « Vous savez, je suis ici ce soir en tant que mère pleine de fierté, en tant que fière démocrate,
fière sénateur de New York, fière Américaine et fière supporter de Barack Obama ». La fierté ainsi
scandée renvoie à la satisfaction que procure quelque chose d’honorable, et non à la honte d’une
défaite. Elle manifeste une estime de soi que la locutrice reverse sur la qualité de ses diverses
appartenances plutôt que de sa personne – si elle est une mère fière ou une fière Américaine, c’est
parce qu’elle est fière de ses enfants et de son pays. Cette entrée en matière, que rien n’imposait dans
les règles du genre, lui permet de se montrer la tête haute, mais sans complaisance envers soi-même
et sans arrogance.

Effaçant dès le départ toute autoreprésentation en perdante, Clinton travaille à projeter une image
d’infatigable lutteuse, un ethos d’autant plus remarquable qu’il appartient à une femme. C’est
d’ailleurs cet acharnement à la lutte qui lui avait été reproché lors de sa campagne face à Obama,
lorsqu’elle avait refusé de se déclarer battue alors que ses chances étaient minimes. En l’occurrence,
son ethos de combattante devient son principal atout. Comme l’a bien fait remarquer Michael Leff
dans une présentation orale, Clinton maintient l’image de la lutteuse, mais change le contenu de la
bataille. Le revirement apparaît comme d’autant plus justifié que la candidate ne se battait pas
seulement pour elle-même, mais pour le triomphe de ses idées et de sa politique et surtout pour les
défavorisés qu’il importe d’aider. En déclarant que c’est Obama qui porte désormais le flambeau et
que ce n’est pas sa personne qui est l’enjeu de la bataille (« je voudrais que vous vous demandiez :
avez-vous pris part à cette campagne seulement pour moi ? »), elle se présente en femme de principes
et de foi ; elle est prête à faire le sacrifice de son ambition personnelle au service de son parti et de
son idéal, et demande à tous et à toutes de ne pas s’arrêter à sa personne. Cet ethos de bravoure et de
désintéressement est d’autant plus porteur qu’il offre un modèle d’identification à ses supporters qui
doivent dépasser leur sentiment d’échec et soutenir le candidat officiel des démocrates. En se posant
en exemple de vaillante combattante qui, en dehors des manœuvres politiciennes, reste fidèle à des
idées qui dépassent sa personne, Clinton peut maintenir en partie la position d’autorité à laquelle elle
accepte de renoncer. Elle peut reconduire une image de dirigeante légitimée à imposer ses positions :
« Barack Obama est mon candidat et il doit être notre président » (je souligne).

On voit comment la locutrice parvient à profiler un ethos personnel crucial pour sa carrière politique
derrière un discours centré sur l’image de la démocrate en défenseur des intérêts du peuple américain
et en combattante pour la victoire du parti. Si le « je » se range dans le « nous », il n’en projette pas
moins un ethos individuel à travers une apparente fusion dans la collectivité. En même temps, c’est
parce qu’elle se donne en démocrate modèle et en citoyenne exemplaire qu’elle est autorisée à
représenter ses propres supporters et l’ensemble des membres de son parti. Elle projette un ethos de
groupe qui est une extension de son propre moi, en même temps qu’un miroir magnifiant dans lequel
elle appelle les démocrates à se mirer.

Un dernier exemple sera également emprunté au discours politique pour montrer comment l’orateur
produit dans sa parole une image de groupe qui travaille à affirmer et consolider une identité
problématique - en l’occurrence, celle de l’Europe. Il nous permettra de retrouver dans le discours
d’un dirigeant politique, Nicolas Sarkozy, le jeu de l’image collective et de l’ethos individuel relevé
dans l’allocution de Hillary Clinton. Il s’agit de l’allocution de M. le président de la République,
Nicolas Sarkozy, au Parlement européen à Strasbourg le 21 octobre 2008. Le discours relève du
genre du rapport : l’orateur vient rendre compte de l’action de la présidence du Conseil, à la tête de
laquelle il se trouve à cette date. Il assume donc des fonctions officielles qui légitiment sa prise de
parole au nom de l’instance qu’il représente (le Conseil), laquelle fait partie intégrante de l’instance
supérieure qui l’a nommée (le Parlement européen) et à qui elle doit des comptes L’orateur apparaît
donc comme un agent institutionnel qui inclut dans son « nous » à la fois le Conseil et l’ensemble des
représentants européens qui lui ont délégué ses pouvoirs et devant lequel il est redevable de ses
actions. C’est à leur appréciation qu’il soumet son bilan, qui doit être juste et précis tout en faisant
valoir les acquis du proche passé et en esquissant les projets à finaliser ou réaliser dans l’avenir.

Le rapport d’information présente néanmoins des objectifs argumentatifs clairs qui ne se limitent pas
à la mise en valeur du travail accompli. Il lance, en effet, un appel à l’unité et formule un ensemble de
propositions que, selon Sarkozy, l’Europe doit initier et concrétiser (la régulation financière, une
politique commune en matière d’immigration, la réforme des institutions et en particulier de la bce).
Derrière ces buts déclarés, on trouve également des objectifs sous-jacents liés à la construction d’un
ethos. D’une part, il faut donner une certaine image de l’Europe dont le locuteur est le porte-parole
officiel, en consolidant l’idée d’une identité européenne ; d’autre part, il entend donner une image de
sa propre personne par le truchement d’un rapport institutionnel qui paraît à cet égard d’autant plus
fiable qu’il n’est pas destiné à l’autopromotion.

Le locuteur s’adresse à un « vous » qui recouvre le président du Parlement, vers lequel il se tourne
cérémonieusement et, plus rarement (sauf dans l’appel puissant de la fin), à l’ensemble de
l’assemblée. Le « nous », en revanche, s’avère particulièrement envahissant. Il prend différentes
formes. Il emprunte parfois celle de « je » Sarkozy + « il » – ainsi, dans le rapport de l’action qu’il a
menée avec Bernard Kouchner lors de la crise géorgienne et de leur intervention à Moscou pour
l’obtention d’un cessez-le-feu. Mais la plupart du temps, le « nous » regroupe tous les partenaires
européens et englobe l’auditoire : le locuteur mentionne les actions communes (« nous avons eu à
gérer », « nous avons essayé de construire une collaboration commune ») et les décisions prises en
commun (« lorsque nous avons décidé de nous lancer dans le paquet énergie-climat, nous l’avons fait
conscients de nos responsabilités visà-vis de nos enfants » p. 5). En évoquant ce qui a été vécu et
effectué par ce « nous », l’orateur construit une expérience collective susceptible, non seulement de
cimenter l’auditoire, mais aussi de contribuer à l’unité de la Communauté européenne. Il manifeste
aussi une volonté générale de construction européenne placée sous les auspices de la démocratie et de
l’union : « cette enceinte qui est le cœur de l’Europe démocratique que nous voulons » ; « cette
Europe, nous avons voulu d’abord qu’elle soit unie ». À travers sa parole, un collectif exprime son
désir de se constituer en entité unifiée, de se donner une identité, de faire bloc pour jouer un rôle sur
la scène mondiale.

Dans cette perspective, l’Europe est à la fois le sujet pluriel qui prend la parole à travers son
représentant attitré, et l’idéal que les membres du Parlement se doivent de faire pleinement exister.
Elle est le référent du « nous » qui l’incarne dans un corps parlementaire : dans « ce fut un problème
que nous avons surmonté avec nos alliés américains », la première personne du pluriel désigne bien
l’Europe. Mais elle est aussi ce que le « nous » s’efforce de créer et de modeler à son gré : « Cette
Europe, nous avons voulu […] qu’elle ait une pensée indépendante […] et qu’elle soit volontariste ».
Parfois confondue avec le « nous », l’Europe apparaît à d’autres moments comme sa création, ou sa
créature. La tension irrésolue entre le pronom « nous » et le nom « Europe » est significative. Le «
nous » qui parle au nom de l’Europe est conscient de son inachèvement et de son caractère
problématique : il s’agit de surmonter des « divisions » qui dérivent de « divergences » ou de «
différences » ; l’unité est conquise de haute main, de même que l’obtention d’une « position commune
[sur la crise financière] » est une entreprise qui ne s’avère pas « simple ». Aussi le locuteur propose-t-
il au nom du collectif de construire une Europe qui recouvre à la fois une pensée et une parole
commune : il faut faire « entendre la parole de l’Europe », qui est celle « du dialogue » et de la «
raison » ; pour cela, l’Europe doit parler d’une même voix, d’une « voix forte ». L’Europe doit aussi
porter des idées – proposer des idées nouvelles – « et elle les proposera ». À travers les métaphores
de l’organisme qui lui confèrent une pensée, une volonté, une parole, elle s’incarne en un corps
unifié. Elle doit, de plus, agir de façon exemplaire (par exemple dans le domaine de l’écologie) et
jouer un rôle sur la scène mondiale, dont les succès déjà obtenus démontrent la possibilité. En bref,
l’Europe est présentée comme une entité à la fois existante et à construire. En se faisant le porte-
parole du « nous », parlementaires et pays européens confondus, Sarkozy manifeste l’existence de la
communauté au nom de laquelle il parle, en la faisant advenir lors même qu’elle apparaît comme
encore en voie de réalisation. Ici, le locuteur n’adopte pas seulement une identité, il travaille à la
concrétiser, à la renforcer, à la modeler.

Dans le fil de ce discours, le « je » n’en surgit pas moins dans sa singularité. Il est le sujet de verbes
marquant la volonté (« j’ai voulu », « je voudrais », « je souhaite »…) et l’opinion (« je crois », « je
pense », « je n’aimerais pas que… ») ainsi que de verbes déclaratifs : « je dis simplement, et je
l’affirme », « je voudrais dire »… Dans ce dernier registre, le locuteur se permet d’insister sur sa
parole personnelle, au-delà de son discours de représentant : « Je veux dire, à titre personnel », « je
veux dire ma conviction », « permettez-moi de vous le dire franchement », « je voulais vous le dire
parce que je le pense »… Par ailleurs, il se présente en initiateur avec l’emploi récurrent du verbe «
proposer » décliné au passé (« j’ai proposé qu’on tienne un sommet international ») ou au futur («
j’ai bien l’intention de proposer cette feuille de route »). En bref, du discours se dégage un ethos
individuel, celui d’un homme qui présente des idées et des initiatives à titre personnel, qui propose et
qui oriente, s’engageant dans une communication à la fois formelle (c’est un discours institutionnel)
– et personnelle (il avance ses idées, ses croyances, ses projets). Qui plus est, il construit l’image non
conformiste d’un homme franc qui dit des choses profondément senties (« J’essayerai de parler très
librement », « je voulais vous le dire parce que je le sens très profondément »). À travers le « je » qui
s’exhibe derrière le « nous », l’accent est donc mis sur une personnalité singulière qui s’engage
pleinement et sur les capacités du locuteur qui se donne comme initiateur, actif, volontariste, franc et
direct.

À cet ethos globalement programmé s’ajoute l’image construite par le style argumentatif qui se veut
de proximité et de prise en compte de l’autre. C’est ce qu’indiquent les concessions et les
adoucisseurs : « Je ne dis pas que ce fut parfait, je dis simplement qu’en quatre jours, l’Europe a
obtenu un cessez-le-feu » : « bien sûr, il y a eu des analyses différentes, et qui pourrait nous le
reprocher ? ». En même temps, l’argumentation se fonde sur des affirmations fortes et des réfutations
à l’emporte-pièce qui balayent la thèse adverse. Ainsi, par exemple, Sarkozy déclare : « Ce qui s’est
passé, c’est la trahison des valeurs du capitalisme. Ce n’est pas la remise en cause de l’économie de
marché » (p. 3). Il réfute ainsi, sans preuves à l’appui, la thèse selon laquelle une certaine forme de
capitalisme a fait faillite. Des causes rapidement formulées lui servent d’argument : « pas de règles, la
récompense de spéculateurs au détriment d’entrepreneurs… ». Il suggère ainsi que seule la régulation
de l’économie offre une solution adéquate. Il ne s’agit pas ici de discuter la valeur de cette position,
mais de souligner qu’elle est présentée dans un style assertif qui impose un point de vue particulier et
balaye les positions adverses au gré d’une argumentation sommaire qui s’appuie sur des déclarations
péremptoires (c’est… ce n’est pas). Cette façon de mener le dialogue esquisse, derrière un style qui se
donne comme ouvert et à l’écoute de l’autre, la figure d’un homme politique autoritaire qui a
tendance à imposer ses vues.

On voit ainsi comment un discours institutionnel peut manier un « nous » qui ne se contente pas de
représenter l’ensemble supranational qu’il représente, mais contribue dans sa parole à le construire et
à lui conférer une identité. En même temps, cet exemple particulier a montré qu’un ethos personnel
peut également s’élaborer dans un texte officiel au sein duquel le locuteur parvient à négocier son
image d’homme politique, en dehors de l’image de la collectivité qu’il construit dans le maniement
du « nous » et de son ultime référent, l’Europe. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure
ces deux images, celle de Sarkozy et celle de l’Europe, se recouvrent. Ne projette-t-il pas l’image
d’une entité politique douée d’énergie, d’initiative, d’idées fortes, active et volontariste, soucieuse de
jouer un rôle majeur sur la scène internationale, qui ressemble étrangement à celle qu’il donne de lui-
même ? Au-delà d’un cas de figure particulier, il apparaît que l’analogie entre l’image du « nous »
que construit une personnalité politique (que ce soit Hillary Clinton, Sarkozy ou un autre) et l’image
qu’elle donne de sa propre personne entretiennent des liens d’analogie qui ne sont pas le fait du
hasard, mais le résultat de stratégies inhérentes au discours politique. C’est que le dirigeant est à la
fois un représentant qui projette dans sa parole l’ethos des membres du parti, des citoyens du pays ou
de l’entité supranationale qui lui a délégué (ou qui doit lui déléguer) ses pouvoirs ; et une
personnalité capable de s’ériger en modèle et d’influencer l’auditoire par son exemple. Dans ce sens,
la projection d’un ethos personnel peut avoir valeur d’exemplarité ou d’émulation en même temps
qu’elle consolide le pouvoir de l’orateur.

Le recours à des exemples diversifiés et l’analyse de leur spécificité entendent mettre en évidence la
tentative de retrouver des schèmes communs dans des cas en apparence hétérogènes, et en même
temps de montrer comment chaque situation de discours et chaque cas donnent naissance à une
gestion particulière de l’ethos collectif dans ses rapports avec l’ethos individuel. D’un côté, donc, une
problématique transversale liée à la difficulté de fondre des voix plurielles en une parole unifiée et à
gérer la tension entre une image de groupe et une image personnelle. D’autre part, la particularité du
genre abordé et du champ dont il relève, avec ses règles et ses buts : la production de l’image
collective d’une entreprise dans le champ économique diffère de la présentation de soi d’une
personnalité politique ou de l’image collective que met en place une pétition citoyenne. À cela
s’ajoute que chaque cas s’impose dans sa singularité : il faut gérer des tensions, créer des équilibres
en fonction de sa situation et de ses objectifs propres. C’est seulement en analysant de près des
exemples concrets que l’on peut voir comment ils tentent de mettre en place des stratégies discursives
efficaces en fonction des objectifs avoués ou tacites qui sont les leurs.

Notes

[1] http://www.clipsandcomment.com/2008/08/26/text-hillary-clinton-speechdemocratic-national-
convention-denver-2008/
Chapitre 7. Locuteurs dissimulés
Ethos, effacement énonciatif et responsabilité

Si l’on pose que toute prise de parole implique la projection d’une image de soi, on peut se demander
ce qui se passe dans les discours qui ne sont pas proférés à la première personne. Comment y aurait-il
présentation de soi dans des énoncés comme « La météo annonce qu’il va faire froid demain », ou : «
Un attentat suicide a fait 50 morts à Bagdad » ? À première vue, il semble qu’il ne puisse y avoir
d’ethos que dans les discours embrayés où se manifeste un « je ».

La question, on le comprend bien, n’a de pertinence qu’en dehors des situations de face-à-face.
Goffman avait élaboré sa notion de présentation de soi pour toutes les interactions où les partenaires
se trouvent en présence physique l’un de l’autre. Si on étend ses considérations extralinguistiques au
discours, il apparaît clairement que dans une conversation courante, je peux relater une scène qui
s’est passée devant moi ou me livrer à des spéculations sur divers sujets sans jamais dire « je », ni
interpeller un « vous » : je n’en construis pas moins dans mon discours une image qui est rapportée à
ma personne. Il en va de même dans certaines interactions qui s’effectuent en l’absence physique de
l’auditoire. Lorsqu’un présentateur de télévision parle sans jamais se désigner à la première personne
ni utiliser un terme d’adresse à l’intention de son public virtuel, le discours n’en est pas moins saisi
comme proféré par un sujet parlant dans une situation d’interlocution précise. Pour la rhétorique
antique, où l’oralité était première, tout discours se rapportait à la personne d’un orateur
physiquement présent dont on devait apprécier la performance réelle. C’est pourquoi la memoria (la
mémorisation du discours à prononcer devant un auditoire) et l’actio (la performance devant ce
même auditoire) étaient des parties de la rhétorique au même titre que les trois autres (l’invention, la
disposition et l’élocution). En bref, dans tous les cas d’oralité où un corps et une voix s’imposent
dans leur matérialité, il semble évident qu’un locuteur se dévoile à travers ses manières de dire,
même s’il ne laisse aucune marque tangible de sa présence dans son discours.

Les choses changent néanmoins lorsqu’on passe de l’oral à l’écrit. Comment une image de soi peut-
elle s’y construire en l’absence de toute origine énonciative ? On pourrait être tenté d’en déduire que
la présentation de soi ne concerne pas les discours traditionnellement dits à la « troisième personne »,
où l’instance de locution n’apparaît qu’en creux sous la forme hypothétique d’un « il ». Sans doute
faut-il y insister : il ne s’agit pas là d’un problème de pure forme, ancré dans le système des pronoms
grammaticaux et se limitant à de pures considérations de langue. La possibilité de faire l’impasse sur
la construction d’une image de soi dans le discours n’est pas sans conséquence. Elle soulève
clairement des problèmes d’identité et de communication. Peut-il y avoir une prise de parole qui ne
construise aucune identité discursive ? Comment l’interlocuteur ou l’auditoire peuvent-ils interagir
avec un énoncé où la place du partenaire semble vide et où aucune image de sa personne ne se laisse
appréhender ? À cela s’ajoutent des questions essentielles en prise sur le pouvoir de la langue et sur
l’éthique du discours. Il s’agit, d’une part, de l’autorité et de la légitimité accordée à la parole sans
origine désignée ; et, d’autre part, de la prise en charge de l’énoncé qui met en cause la responsabilité
du locuteur.

Quelques éclaircissements sur ces deux derniers points s’imposent. Et tout d’abord la question de
l’autorité. Une instruction peut-elle s’imposer sans que le destinataire se fasse une idée de la personne
ou de l’instance qui l’a émise ? Une information peut-elle avoir une valeur de vérité sans être
rapportée à une source crédible ? La description d’un événement a plus de poids dans la bouche de
celui qui en a été le témoin oculaire ; un conseil financier a plus d’impact lorsqu’il provient d’une
personne expérimentée et bienveillante. L’ethos, ne l’oublions pas, a pour fonction première de
rapporter le discours à une source fiable et à un locuteur digne de confiance. S’il met en cause
l’autorité de la parole, l’effacement énonciatif problématise aussi la responsabilité du locuteur. Là où
le sujet s’éclipse et où la parole semble se dévider à partir d’une place vide, qui prend en charge le
discours et à qui peut-on en imputer la responsabilité ?

J’ouvre Le Monde et je lis : « Martine Aubry décline sa vision de l’identité nationale ». L’article,
datant du 2 décembre 2009, n’est pas signé et il est rapporté à lemonde.fr avec afp. Or, le titre en dit
bien plus long que son sens littéral – il suggère que « la patronne du ps », a choisi de prendre parti
sur une question lancée par un gouvernement de droite et dont l’opportunité a été violemment
contestée par son propre parti. Qui plus est, l’article mentionne qu’Aubry elle-même a déclaré qu’elle
ne tiendrait pas « “un contre-discours à l’identité nationale” de Nicolas Sarkozy, mais un “discours
sur l’identité de la France, la France qu’on aime” que veulent “retrouver” les Français ». Alors, à qui
imputer la formule qui laisse entendre qu’Aubry s’aligne, qu’elle accepte de se prononcer sur une
question à laquelle Éric Besson, le ministre de l’Immigration dit aussi de l’Identité nationale, a
demandé à tous ses compatriotes de débattre ? On peut se demander si un locuteur s’esquisse en
filigrane dont le lecteur pourrait retracer le profil à partir du point de vue transmis par la formule,
mais aussi à partir de la volonté de la transmettre sans impliquer sa propre personne. On peut aussi,
par ailleurs, se demander si l’instance de locution qui se laisse saisir indirectement se rapporte au
journaliste, ou plutôt à la rédaction du journal qui décide de la titraille. Le titre témoigne-t-il de
l’image du journaliste ou de l’ethos collectif du Monde ? Ces questions sont particulièrement
prégnantes pour le discours de presse en raison d’une certaine volonté de transparence due à sa
vocation informative et à sa déontologie de l’objectivité. Rapporter le discours qui se veut issu des
faits bruts à l’image d’un locuteur singulier (un journaliste X) ou à celle d’une instance de locution
particulière (la rédaction de Le Monde), c’est problématiser les revendications de neutralité. C’est
chercher à voir comment le titre journalistique dessine l’image d’un scripteur qui ne semble
s’éclipser que pour mieux construire et faire signifier l’événement.

Un discours en troisième personne ? Les jeux de


l’effacement énonciatif
On peut reprendre cette question à travers la notion paradoxale de texte « à la troisième personne ».
Qu’est-ce en effet qu’un énoncé à la troisième personne ? Si tout énoncé est le résultat d’un acte
d’énonciation, il renvoie nécessairement à une instance qui le profère : le « il », qualifié par
Benveniste de non-personne parce qu’il ne participe pas du cadre figuratif de l’échange (« je »/« tu »),
ne saurait prendre la parole. « Il » désigne celui dont on parle, pas celui qui parle ou à qui l’on
s’adresse. Cependant, il ne faut pas oublier que dans le discours, « explicite ou non, la relation de
personne est présente partout » (Benveniste 1966 : 242). On peut étendre cette remarque à la note de
Genette qui, passant du discours au récit, dit n’employer les termes de « “récit à la première – ou à la
troisième personne” […] qu’assortis de guillemets de protestation » (1972 : 251). En effet, ces
formulations courantes présentent comme variables un élément qui ne l’est pas : « à savoir la
présence, explicite ou implicite, de la “personne” du narrateur qui ne peut être dans son récit, comme
tout sujet d’énonciation dans son énoncé, qu’à la “première personne” » (ibid. : 251-2 ; je souligne).
Sans épiloguer ici sur la question du récit littéraire, on insistera sur le fait que tout discours est « par
définition, virtuellement fait à la première personne » (ibid.).

C’est parce que les énoncés qui ne renvoient explicitement à aucun « je » trouvent néanmoins en lui
leur origine, qu’ils peuvent manifester des traces de subjectivité plus ou moins discrètes. Il ne faut
pas, en effet, confondre la disparition du pronom personnel et l’absence de subjectivité. « Il faut
éliminer ce tyran sanguinaire » ou « Saddam Hussein était un tyran sanguinaire » sont des énoncés
qui ne renvoient pas à un locuteur marqué par un « je » ; mais ils n’en dessinent pas moins l’image de
celui qui les prend en charge. La qualification de « tyran » implique que le locuteur est épris de liberté
politique, « sanguinaire » est un axiologique qui condamne la violence. En prenant la responsabilité
de ces énoncés, celui qui les émet donne à voir son système de valeurs et de croyances ; ce faisant, il
se dévoile. Ces marques de subjectivité sont non seulement possibles, mais tout à fait ordinaires dans
les textes paradoxalement dits « à la troisième personne ». Il en ressort que là où le pronom « je » se
dissimule, les marques linguistiques qui révèlent ses opinions, ses valeurs ou ses sentiments non
seulement inscrivent sa subjectivité dans le discours, mais aussi projettent une image de sa personne.

C’est dans cette perspective que l’absence du « je » est traitée comme une présence en creux. Elle est
le fait d’un gommage, non d’un manque. Même lorsqu’il simule la disparition élocutoire, un locuteur
se laisse saisir dans ses énoncés. Il inscrit toujours des traces de subjectivité dans son discours, à
partir desquelles s’esquisse une image de soi plus ou moins précise. Dans cet ordre d’idées, il est
clair que le refus d’inscrire son moi dans ses propos est aussi un indice. En tentant de rendre son
discours aussi impersonnel que possible, le locuteur projette l’image d’un être soucieux d’objectivité
: le refus de s’investir ou de se dévoiler est également une façon de se dire. En passant des discours
où la subjectivité s’inscrit en l’absence de première personne à ceux qui tentent d’éradiquer toute
trace d’évaluation ou de sentiment personnel, il s’avère que dans tous les cas, le locuteur opère une
présentation de soi. En d’autres termes, l’ethos s’accommode parfaitement de ce que les sciences du
langage appellent « effacement énonciatif », défini comme le gommage des marques de la présence
du locuteur, donnant l’impression que celui-ci s’absente de son discours, comme si celui-ci se
dévidait sans source apparente.

Charaudeau (1992 : 650) parle d’un « jeu » que joue le sujet parlant, « comme s’il lui était possible
[…] de disparaître complètement de l’acte d’énonciation, et de laisser parler le discours par lui-même
». « Comme si » : le « je » ne s’annule pas, il ne peut disparaître complètement. C’est pourquoi Gilles
Philippe (2002 : 18) propose de considérer l’effacement du locuteur « sur un mode positif, comme
une possibilité ouverte par la structure même de la langue ». En reprenant l’expression de Benveniste
qui parle d’appareil formel de l’énonciation, on pourrait – toujours selon Philippe – évoquer un
appareil formel de l’effacement énonciatif. Plusieurs figures s’y imposent : un discours descriptif qui
semble n’avoir recours à aucun sujet parlant : « une immense plaine couverte de neige s’étendait à
perte de vue » ; un énonciateur abstrait comme celui qui prend en charge un proverbe, un slogan
publicitaire ou un texte de loi : « Comme on fait son lit, on se couche » ; un énonciateur « universel »,
proche de ce dernier, qui serait celui des discours scientifiques ou théoriques. Dans tous les cas,
référence est faite à l’instance qui prend l’énoncé en charge ; ou plutôt, qui prend en charge un
énoncé dont elle semble s’absenter.
Si certains discours s’exercent à gommer la première personne et, parfois, jusqu’aux marques de la
subjectivité, s’ils brouillent l’origine de la parole et dissimulent la figure du locuteur, c’est qu’ils
trouvent dans cette stratégie des atouts certains. Sans doute la nature de ces avantages dépend-elle des
genres de discours considérés : un article dans une revue scientifique ne poursuit pas les mêmes
objectifs qu’un communiqué de presse ou qu’un texte de loi. On peut cependant considérer que, dans
l’ensemble, ils comportent des traits communs. Gilles Philippe note à ce propos que dans « de
nombreux textes » qui « doivent être considérés sans référence aucune à une instance énonciative », «
tout recours à cette dernière agit comme un parasite dans l’analyse du processus d’interprétation »
(2002 : 26). C’est dire que dans les discours qui se construisent de façon à brouiller ou gommer
l’image du locuteur, c’est cet effacement même qui permet le bon fonctionnement de la
communication. Il fait partie d’un « contrat de lecture » : « le lecteur, précise Philippe, consulte le
texte comme si celui-ci n’avait été produit par personne » (ibid.).

L’un des bénéfices les plus reconnus de cette impersonnalité apparente est l’effet d’objectivité.
L’évaluation est détachée du locuteur qui érige ainsi son appréciation personnelle en jugement de
validité générale (Kerbrat-Orecchioni 1980 : 151). Dans cet ordre d’idées, Rabatel (2000 : 243)
souligne que ce qui apparaît comme inscrit dans le réel a plus de force de conviction que l’expression
d’une opinion personnelle, toujours relative et faillible. Coupée de ses racines personnelles, la parole
apparaît comme objective. Il s’agit alors d’entraver la construction de l’ethos et de dissimuler la
présentation de soi inhérente à tout échange. Or, c’est dans ces tentatives de neutralisation même que
l’image de soi, refoulée, trouve à se recomposer et à s’imposer sous de nouveaux dehors.
L’effacement énonciatif donne ainsi naissance à un ensemble de stratégies discursives où l’ethos se
construit indirectement et, parfois, subrepticement. Pour avoir recours à la dissimulation et à la ruse,
il n’en est pas moins prégnant et efficace. Ce sont ces stratégies de construction d’ethos qu’on
examinera à présent dans des types de discours différents : le discours scientifique, le discours
philosophique et, enfin, le discours journalistique.

L’ethos dans le discours scientifique


Il est intéressant de relever l’intérêt porté depuis un certain temps à la notion d’ethos dans le discours
scientifique. Il est lié à l’importance désormais conférée à la question de la crédibilité des écrits qui
se réclament de divers domaines scientifiques. « Pourquoi croyons-nous la science ? » est, notent
Judy Segal et Alan Richardson, une interrogation qui met en jeu des phénomènes complexes comme
« la croyance, la confiance, la crédibilité, l’autorité, l’auctorialité, l’expertise, et la persuasion »
(2003 :137 ; je traduis). Cette question renvoie à la notion d’ethos, non seulement dans le sens que lui
avait attribué le sociologue Robert K. Merton, mais aussi dans celui que propose la rhétorique
aristotélicienne. Dans ses travaux qui remontent à 1942, Merton avançait la notion d’« ethos de la
science », compris comme un ensemble de normes qui doivent guider les chercheurs dans leur
pratique. Il y incluait l’universalisme (la reconnaissance d’une proposition ne doit pas dépendre des
attributs de celui qui l’énonce), le communalisme (la libre circulation du savoir), le désintéressement
et le scepticisme organisé. Si le numéro spécial de la revue Configurations (2003 :11) qui se penche
sur « L’ethos scientifique : autorité, auctorialité et confiance dans les sciences » reprend la réflexion
désormais classique de Merton, il la déplace néanmoins vers des perspectives rhétoriques avec
lesquelles il tente de l’articuler. On passe en effet des normes constitutives d’une discipline (Merton
parlait de l’ethos de la science) vers l’autorité de la personne qui expose un savoir nouveau – l’ethos
ou image de soi que projette l’homme de science. On n’a plus affaire aux normes qui définissent la
science comme telle, mais à l’appropriation par un individu déterminé des critères qui, dans un
contexte donné, définissent la catégorie du chercheur.

Ces perspectives sont tributaires d’une conception particulière de l’activité scientifique où le « fait
scientifique » apparaît comme le fruit d’une construction sociale (Latour et Woolgar 1979).
L’acceptabilité d’un fait et son intégration dans un corps de connaissances qui fait autorité
apparaissent comme indissociable d’un processus entériné qui a ses règles et sa logique propres.
Dans ce processus, la publication d’articles scientifiques est primordiale. C’est dans cette perspective
que le discours des revues spécialisées peut être défini comme intrinsèquement argumentatif : « il a
pour objectif de convaincre la communauté d’accepter de nouvelles connaissances » (Livnat 2006 :
96). L’entreprise de persuasion repose sur une batterie de moyens, au sein desquels l’ethos est en
bonne place. Il s’agit en effet pour le scripteur de projeter une image de soi fiable à travers laquelle il
construit et légitime tout à la fois son identité de « scientifique ». Ken Hyland note à ce propos : «
L’écriture académique, comme toute forme de communication, est un acte d’identité : elle ne transmet
pas seulement un contenu disciplinaire, elle porte aussi une représentation du scripteur » (2002 : 1992
; je traduis). Hyland mentionne par ailleurs que cette identité en appelle à une affiliation et à une
reconnaissance. En se présentant d’une certaine façon, le chercheur affirme son appartenance à la
communauté pour laquelle il écrit, revendiquant par cet acte même son droit à la parole et sa
prétention à la scientificité. C’est pourquoi dans les articles de revues scientifiques, « l’ethos de
l’auteur est soigneusement, sinon toujours consciemment, construit, et agit comme un gage de
crédibilité » (Segal & Richardson 2003 : 140 ; je traduis) qui soutient les autres preuves de fiabilité
manifestées dans l’article. On voit comment, dans cette vision sociale et rhétorique de la science, la
construction identitaire et l’entreprise de persuasion sont étroitement liées l’une à l’autre. L’identité
de l’homme de science advient dans son discours, et c’est en s’imposant qu’elle crédibilise le savoir
nouveau qu’il veut intégrer dans la discipline au sein de laquelle il œuvre.

Encore faut-il se demander comment se construit l’ethos du chercheur digne de confiance et de


respect. C’est à ce point précis qu’on en revient à la question de l’impersonnalité. L’homme de
science ne peut se dire qu’en creux. Il ne lui convient pas, en général, de mettre sa personne en avant,
et cela en raison d’un idéal d’objectivité qui rend suspecte toute présence individuelle. Le chercheur,
précise Livnat, est considéré « comme un médiateur grâce auquel la vérité peut s’exprimer […] Il
s’agit donc de créer l’impression d’un rapport objectif, caractérisé surtout par son impersonnalité »
(2006 :100). Celle-ci est construite de toutes pièces par l’usage de moyens linguistiques. Se fondant
sur un corpus d’une trentaine d’articles en sciences humaines en langue hébraïque, Livnat souligne
les nombreuses constructions qui permettent d’éviter l’emploi du « je » et de présenter l’étude comme
indépendante du chercheur. Elle énumère ainsi les formes passives grâce à laquelle les résultats sont
donnés sans conférer à la découverte un caractère personnel (« un modèle hybride est proposé », «
comme il sera expliqué par la suite ») ; le gommage du « je » concerne aussi bien les actions menées
au cours de la recherche que l’action de dire. Autres formes d’effacement énonciatif : dans les
phrases à la forme active, le chercheur n’est pas le sujet. Occupent cette position les termes « l’article
», « la recherche », « l’analyse » : « Ce travail tentera de… ». De plus, les conclusions présentées ne
sont pas liées au chercheur, comme si son point de vue n’intervenait pas, laissant place à une
déduction qui s’impose d’elle-même et qu’il revient au lecteur de reconstruire. Ainsi dans « une
analyse différentielle a démontré que… » ou « une analyse de cas nous a montré que… », un
raisonnement déductif est proposé d’où le locuteur s’absente. Il y a bien là un « effort soutenu ayant
pour objectif d’évincer le chercheur du texte, comme une manière de persuader le lecteur de l’aspect
“scientifique” de la recherche, et de permettre sa participation active aux processus logiques qui
construisent l’argumentation » (Livnat 2006 : 111).

Paradoxalement, c’est donc le ton impersonnel et l’effacement énonciatif qui construisent une image
fiable de l’homme de science. En maniant les outils linguistiques qui lui permettent de s’absenter de
son discours, le scripteur projette un ethos de professionnel au fait des normes de l’écriture
scientifique. Le gommage de sa personne, avec toutes ses caractéristiques nationales, individuelles,
culturelles, etc., est un savoir-faire qui manifeste le succès d’un long apprentissage. C’est en montrant
qu’il connaît la nécessité, et possède la maîtrise, des techniques de l’impersonnalité, que le sujet se
pose en scientifique. Il se dit et se montre par le refus de s’exprimer et de se manifester. Ce faisant, il
projette un ethos qui lui permet de proclamer son appartenance identitaire à la communauté à laquelle
il entend s’intégrer, et par laquelle il demande à être reconnu.

En insistant sur le paradoxe de la présentation de soi dans le discours scientifique, la rhétorique de la


science – un domaine aujourd’hui en pleine expansion, principalement dans l’espace anglo-saxon –
souligne la relation particulière qui se noue ainsi entre l’ethos, ou image de soi que le locuteur
construit dans son discours, et le logos, qui est à la fois parole et raison. Le chercheur se présente en
se dissimulant : il ne se dit qu’à travers un propos raisonné sur son objet d’étude. Carolyn Miller
parle à ce propos d’un choix rhétorique – celui de construire un ethos qui se nie lui-même : « L’ethos
technique, note-t-elle, impartial, autoritaire, s’effaçant de lui-même – est d’autant plus puissant qu’il
se désavoue. Ainsi, non seulement l’ethos est transformé en logos, mais la préférence donnée au
logos tient lieu d’ethos » (Miller 2003 : 185 ; je traduis). Dans cette optique, ce n’est pas seulement le
recours aux marques de l’effacement énonciatif qui projette l’image de l’homme de sciences. C’est
aussi le privilège conféré au raisonnement et au développement d’une argumentation fondée sur des
preuves, menant des prémisses à une conclusion par la voie d’une déduction logiquement valide. À
travers une démonstration qui suit les règles du genre et que tout un chacun est censé pouvoir suivre
en aboutissant aux mêmes conclusions, le locuteur inscrit en creux une image de chercheur compétent
et fiable. C’est par sa façon de manier le discours, d’étayer ses propos par des preuves, de développer
le raisonnement, qu’il se pose en spécialiste et se revendique en membre de plein droit d’une
communauté scientifique. C’est pourquoi, paradoxalement, un article entièrement fondé sur la
présentation d’une découverte et ne laissant aucune place à la figure de l’auteur n’en participe pas
moins pleinement de sa présentation de soi. Une synthèse des travaux effectués dans le domaine, la
formation d’une hypothèse, voire une page de bibliographie, sont une façon d’emporter la conviction
tout en assumant une identité sociale et en se positionnant dans un champ. L’effacement énonciatif et
l’élaboration d’un discours impersonnel apparaissent dès lors comme un moyen sûr de présenter une
image appropriée et crédible d’homme de science.

Sans doute cette notion d’homme de sciences est-elle trop générale : il va de soi que l’image du
chimiste et de l’historien, du mathématicien et du linguiste, ne se fondent pas sur les mêmes
impératifs. Qui plus est, l’effacement de l’énonciateur est une contrainte plus ou moins rigoureuse
selon la discipline, le contexte culturel (ainsi, les chercheurs américains semblent dire plus facilement
« je » que leurs confrères français), ou encore le moment précis dans l’histoire de la discipline
(pensons à la réflexion historienne autour de l’ego-histoire, ou aux débats récents sur l’objectivité du
chercheur en sciences sociales et humaines). La perspective très générale adoptée ici permettait, non
pas certes d’englober tous les cas de figures relevant du discours scientifique, mais bien de donner un
exemple probant d’une présentation de soi qui s’effectue en se niant – comme si le discours provenait
effectivement d’un « il », d’une absence de personne excluant toute possibilité de jeux spéculaires. On
voit ainsi, à la fois comment une certaine pratique du discours scientifique reconduit l’idéal de «
textes écrits dans une langue formalisée, sans auteur ni lecteur, des véhicules transparents de la vérité
» (Cohen 1998 : 131) ; et comment l’analyse de l’ethos permet de dépasser cette représentation
illusoire en montrant que le locuteur offre en creux une image de soi qui l’accrédite, lui permettant à
la fois de mener à bien une entreprise dont il faut reconnaître la nature argumentative, et de s’affilier
à une communauté.

La présentation de soi du philosophe


Une réflexion similaire, bien que décalée, peut être menée à propos du discours philosophique qui se
réclame lui aussi de l’impersonnalité et d’une visée universelle. Une investigation de cet ordre a été
conduite par Dominique Maingueneau (1995, 2005) et par Frédéric Cossuta (1989, 2004) dans une
perspective d’analyse du discours. Ce dernier part du principe que le texte philosophique est « tout
entier suspendu à une “présence” qui s’est retirée, mais qui laisse comme en creux une trace
déchiffrable » (1989 : 9). C’est dans ce cadre qu’il importe de prendre en compte le locuteur et
l’image qu’il donne de sa personne à travers le choix d’un régime énonciatif (ou la forme de
présence d’un sujet). L’intérêt de l’analyse n’est pas simplement de trouver dans l’énonciation une «
mine de renseignements sur […] l’image du philosophe qui se dessine ou se masque sous le texte »
(ibid. : 23). Il découle aussi du fait que le discours philosophique doit, plus que le discours
scientifique, négocier les degrés d’absence et de présence du locuteur en instaurant entre elles un
équilibre variable et toujours instable. Il se construit en effet sur une tension constitutive entre le
gommage de la subjectivité et l’inscription d’une singularité.

Le philosophe doit à la fois faire entendre la vérité à travers un point de vue désincarné, et se
positionner parmi les pairs qui proposent des doctrines divergentes en convainquant le public du
bien-fondé de sa propre vision. Ce dernier impératif est d’autant plus puissant que, contrairement aux
botanistes, chimistes ou physiciens qui disent laisser parler la Nature, le philosophe élabore une
doctrine qui lui est personnelle et qu’il présente comme le fruit de ses propres méditations. Il est lui-
même l’architecte d’une construction conceptuelle qui est, en dernière instance, rapportée à son nom
et qui inscrit celui-ci dans une histoire et une lignée. En tant que tel, le philosophe marque de son
sceau le discours qu’il propose au public éclairé en même temps qu’à ses pairs. Chacun de ses écrits,
comme l’ensemble de son œuvre, projette une image de scripteur individuel : on perçoit l’image de
Sartre dans L’être et le néant, celle de Hegel ou de Heidegger dans chacun de leurs livres, pour ne pas
parler de philosophes comme Jean-Jacques Rousseau dont la pensée est intimement liée à la mise en
scène de leur personne. Dès lors, le lecteur ne dialogue pas seulement avec un énonciateur universel
susceptible de transmettre une vérité, mais aussi avec un philosophe individuel qu’il fréquente avec
plus ou moins d’empathie à travers ses textes.

À cela s’ajoute l’importance des incessants débats qui fondent la discipline. La philosophie, note
Lacoste, « naît, vit et perdure grâce aux débats des philosophes entre eux. Elle est un perpétuel
différend » (Lacoste 2008 : 9). Or, on a souvent noté que les doctrines philosophiques, nécessairement
en concurrence les unes avec les autres, se donnent comme mutuellement exclusives. Plutôt qu’un
mouvement purement cumulatif où chacun apporte sa pierre à un même édifice, et malgré les
indispensables filiations, le développement de la discipline appelle un nouveau type de
questionnement et la mise en place de concepts neufs. Des sophistes et de Platon à Paul Ricœur ou
Michel Meyer, c’est à une aventure intellectuelle et à une exploration d’espaces mentaux inconnus
qu’est convié le lecteur. Dans ce trajet, il est guidé par le philosophe qui l’entraîne dans les méandres
de sa réflexion personnelle tout en convoquant les discours antérieurs sur lesquels il construit sa
pensée et contre lesquels il l’édifie. Il faut donc qu’une source énonciative organise et dirige le
discours philosophique pour lui conférer sa spécificité. Mais comment l’ethos du philosophe peut-il à
la fois s’effacer pour laisser parler la Vérité, et s’imposer dans sa singularité pour poser une parole
nouvelle qui le différencie et le positionne dans un état du champ ?

En un premier temps, et compte tenu de l’impératif de vérité, on conçoit que l’effacement énonciatif
soit l’un des fondements de la parole philosophique. Abolissant « la notion même de point de vue »,
le philosophe devient « point de pure transparence où la vérité se manifeste » (Cossuta 1989 : 16). «
Depuis les origines grecques de cette discipline », précise Cossuta, « le philosophe fait comme s’il
s’effaçait devant la parole de vérité dont il ne serait pas l’auteur-inventeur, mais seulement
l’intercesseur » (2004 : 83). Bien entendu, cette disparition n’est pas une donnée mais, selon la
formule de Maingueneau, une conquête perpétuelle, un effort « d’arrachement à toute vocalité » où
l’ethos apparaît comme « le maintien d’une voix blanche hantée par son propre effacement » (1995 :
59). Lorsque le discours philosophique adopte cette position – ce qui n’est pas toujours le cas, et
Maingueneau contraste à bon escient la forte présence dans son texte de Nietzsche et l’idéal de Kant –
l’effacement énonciatif a pour but et pour effet de court-circuiter l’interaction argumentative qui lie
locuteur et auditoire. Cela ne signifie pas qu’aucun sujet ne s’investit dans le discours, ou qu’il ne
tente pas de convaincre le lecteur – mais bien plutôt que le discours « présente ces opérations comme
accomplies » (Cossuta : 17). Il brouille les traces du procès argumentatif qui mobilise une multiplicité
de points de vue pour mieux les réduire, et dissimule la scène d’énonciation à travers laquelle le
discours philosophique advient.

« On peut ruser avec l’ethos, on ne peut pas l’abolir », décrète Maingueneau dans « L’énonciation
philosophique comme institution discursive » (1995 : 59). Et en effet, le texte philosophique, même
lorsqu’il travaille à dissimuler toute présence du locuteur, rapporte en fin de compte l’ensemble du
discours à une origine unifiée. Un repère énonciatif qui coordonne et homogénéise l’ensemble
s’impose sous peine de dispersion et de chaos. Lors même que l’origine du discours est voilée, une
unité de perspective est nécessaire pour rassembler les énoncés en une doctrine constituée, dans sa
cohérence et sa spécificité. Il y a donc toujours, soutient Cossuta, en même temps qu’un « sujet
énonciateur universel », un « sujet repère assurant la fonction auteur » et donnant « l’image d’une
présence assurant la paternité et la maîtrise du discours » (1989 : 17). Ce sujet repère laisse des traces
plus ou moins voyantes – il peut avoir recours à un « je » ou à un « nous » dans le texte ou, plus
discrètement, les inscrire dans une préface ou un avant-propos. Il peut aussi éviter tout emploi de la
première personne et se contenter de renvoyer le discours à la source énonciative manifestée dans la
signature. Et Cossuta de conclure : « La fonction universalisante apparaît sur le devant de la scène,
mais elle est en fait articulée sur la seconde qui opère en sous-main pour assurer la cohérence et le
déroulement du texte » (ibid.).

Cette présence, c’est donc celle que dessine l’image en creux du locuteur dont émane le discours et
que le lecteur rapporte au nom du signataire – nom illustre déjà accrédité qui porte le poids de sa
réputation (Kant, Hegel, Merleau-Ponty) ou figure encore inconnue qui se construit dans l’écrit
nouveau. Dans tous les cas, l’ethos du locuteur est indissociable de sa doctrine et de la position qu’il
adopte à travers elle. S’il est vrai que la gestion particulière du langage fait partie du sens de l’œuvre
et qu’on ne peut séparer le dit du dire, il apparaît clairement que dispositif d’énonciation, d’une part,
contenus et concepts, d’autre part, sont intrinsèquement liés. Un philosophe sceptique, par exemple, ne
peut arborer un ton d’autorité destiné à imposer une vérité monolithique sans saper la base même de
sa doctrine. Maingueneau note que pour annoncer la mort de Dieu dans Le Gai savoir, Nietzsche
construit dans son texte un ethos prophétique. La doctrine confère ainsi son autorité à une certaine
image de philosophe (le sceptique, le prophète) et celle-ci, en retour, la légitime. En d’autres termes,
l’image du locuteur n’est pas seulement en conformité avec une conception générale du philosophe
(dans sa différence avec le savant, ou le poète, par exemple) ; elle est également indissociable de la
doctrine que le discours met en place, si bien que l’ethos du philosophe du langage (Austin), par
exemple, diverge profondément de celui du père de la déconstruction (Derrida).

Le cas de Derrida, dont les positions philosophiques entraînent un style provocant dans la radicalité
de sa rupture, permet de montrer la façon dont l’ethos qui se construit dans le texte peut être perçu de
manières divergentes, et faire l’objet d’un débat sur l’image du philosophe – débat qui fait lui-même
partie intégrante de la philosophie comme débat. Quelle image du locuteur en philosophe se dégage-
t-elle des modalités si particulières d’énonciation qui caractérisent l’auteur de L’Écriture et la
Différence, De la grammatologie ou de Glas ? La question de l’ethos y est d’autant plus délicate que
Derrida attaque le logocentrisme, à savoir la recherche persistante dans la tradition occidentale d’une
origine et d’un garant du sens, qui dérive de la primauté accordée à la parole vive sur l’écriture. En
effet, le logos comme parole orale implique une présence qui devient ainsi, selon Derrida, le
paradigme dominant de la communication auquel a été subordonnée l’écriture. On a alors affaire à
une « métaphysique de la présence » qui aurait partie liée avec le désir d’un signifié transcendant.
Dans un contexte où il dénonce le logocentrisme, Derrida doit veiller à ne pas le reproduire dans ses
propres écrits.

Sans doute n’est-il pas possible de s’engager ici dans une description détaillée et nécessairement
complexe de la construction de l’ethos derridien en relation avec sa théorie du sujet, du sens et de
l’écriture. On se contentera de mentionner quelques points, tels qu’ils ont été relevés par les
commentateurs. Et tout d’abord, le refus d’user des procédés qui permettent de poser une parole
souveraine à travers laquelle s’exprimerait la voix de la Vérité. En dehors de toute exposition
magistrale d’une doctrine ou d’un système, le discours philosophique de Derrida se coupe de la
tradition qu’il critique en se fondant presque exclusivement sur des analyses textuelles fouillées qui
démontent les oppositions dont se soutient une pensée ancestrale pour en manifester les tensions et les
apories. Ensuite, le travail sur la langue : « Chez Derrida, souligne Badiou (2005), vous trouvez un
rapport compliqué et patient de la langue à la langue, un travail de la langue sur elle-même, et la
pensée passe dans le travail de la langue sur la langue ». Ce discours philosophique est, selon Badiou,
symptomatique d’un renouvellement de la philosophie française qu’on trouve aussi chez Foucault ou
Deleuze. Ainsi, dans les modalités particulières de son écriture, l’énonciateur qui renvoie au nom de
Derrida se montrerait en philosophe français contemporain. En même temps, son ethos se construit à
travers l’importance conférée au travail de l’écriture et l’attention portée à la matérialité de la langue
et en particulier aux jeux des signifiants, tous traits en prise sur les conceptions développées dans les
textes derridiens. La présentation de soi manifeste une nouvelle conception du philosophe que la
théorie justifie (à nouvelles conceptions, en rupture avec la tradition, nouvelle image du philosophe) ;
celle-ci en retour légitime l’écrit (la figure du philosophe ainsi créé présente comme seule
authentique la philosophie qu’elle autorise).

On voit que l’ethos du philosophe peut se poser en rupture totale avec la tradition dans le sillage de
laquelle il s’inscrit (rupture qui a parfois fait penser, à tort, que Derrida rejetait cette tradition pour se
poser en dehors d’elle ou en annoncer la fin). Il diffère en cela de l’ethos de l’homme de sciences et
du chercheur académique, dont la quête d’impersonnalité répond au besoin de s’intégrer dans une
communauté et n’admet pas (sauf exception) de singularité provocante. Sans doute une perspective
historique ferait-elle ressortir des modalités plus diversifiées de l’ethos scientifique, qui évolue au
cours des siècles. Il n’en diffère par moins de celui des philosophes dans la mesure où ceux-ci
doivent, en dehors même de toute évolution temporelle, réinventer sans cesse le modèle du
philosophe en fonction des horizons de leur conceptualisation propre. Leur présentation de soi
indirecte, telle qu’ils la réalisent dans une pratique d’écriture, construit une façon singulière d’être
philosophe qu’il importe de faire prévaloir sur les postures concurrentes.

Nul doute qu’une façon nouvelle d’être philosophe, parce qu’elle engage une représentation de la
véritable philosophie, peut entraîner des débats houleux autour de l’ethos dont elle se soutient. Il n’est
que de voir, à titre d’exemple, les controverses nées autour de l’image de soi projetée par les textes
de Derrida par leur style sophistiqué et souvent opaque. Badiou, on l’a vu, le perçoit comme le signe
d’une nouvelle approche de la philosophie. À son instar, certains – comme le traducteur de Derrida
Alan Bass (1978 : XIV) considèrent que la difficulté de cette prose n’est ni une pure question de style,
ni un maniérisme : elle manifeste une authentique tentative de transformer en profondeur nos modes
de lecture. D’autres, par contre, rejettent une image qui contrevient au modèle entériné de la
discipline. Il n’est que de voir la virulente lettre de protestation rédigée par un groupe de professeurs
comprenant des noms illustres comme celui de V. Quine, lorsque l’Université de Cambridge décida
d’accorder une pleine reconnaissance à Derrida en lui conférant le titre de docteur honoris causa.
C’est bien à l’ethos du philosophe tel qu’il se dégage du maniement d’un discours fondé sur la remise
en cause de la Vérité qu’ils s’attaquent violemment. La personne qui a produit le travail partage ses
défauts : le manque de clarté et de rigueur, la tendance à user de procédés (qualifiés de « tricks and
gimmicks ») apparentés à ceux des dadaïstes. Smith et al. (1992) déconsidèrent Derrida et le mettent
au ban de la confrérie. Dans le domaine de la philosophie également, la communauté sanctionne celui
qui viole ses règles et refuse de se conformer à ses modèles. D’autres critiques ont pu être adressées à
Derrida sur des bases idéologiques : ainsi, Noam Chomsky (1995) désigne à travers une rhétorique
dite prétentieuse un penseur qui tente de voiler la simplicité de ses idées. Il le range dans la
communauté intellectuelle parisienne qui maintient le pouvoir des élites à travers une écriture
difficile frôlant l’obscurantisme. Les reproches de fausse profondeur et d’obscurantisme reviennent
par ailleurs sous la plume d’autres philosophes, comme Searle (2000), avec qui Derrida avait eu une
controverse restée célèbre, ou chez Foucault qui, selon Searle, aurait parlé d’« obscurantisme
terroriste » à propos de celui dont on s’obstinait à le rapprocher.

Ces mises en perspective critiques de l’image de soi qui se dégage des textes derridiens témoignent
de la sanction de l’institution face à un manque excessif d’orthodoxie tout en dévoilant la concurrence
des images du philosophe qui caractérise les luttes de pouvoir dans un champ disciplinaire. Elle
montre à partir d’un cas extrême et délibéré de rupture la complexité d’une entreprise qui doit
concilier l’impersonnalité à travers laquelle se dit le vrai, et la singularité au gré de laquelle s’impose
dans son unicité une doctrine nécessairement en concurrence avec celles qu’elle a pour but de
supplanter.

La responsabilité journalistique
La tentative de gommer les traces de l’ethos ne met pas seulement en cause les questions d’autorité et
de légitimité traitées ci-dessus. Elle les relie au problème de la prise en charge de l’énoncé et à la
responsabilité énonciative qui en découle. Pour bien percevoir ces enjeux, il faut se tourner vers un
domaine où ils sont particulièrement cruciaux : la presse dite d’information. On sait que la neutralité
y est synonyme d’impartialité, et qu’une certaine déontologie demande au journaliste de transmettre
les faits sans intervenir ni prendre parti. Les articles d’information sont distingués des articles
d’opinion au gré d’une division qui se veut claire et nette. Roselyne Koren rapporte ainsi les propos
de Jean-Marie Colombani dans Le Style du Monde qui soulignent la séparation établie par le journal
entre les pages d’information, relevant des « faits qui doivent être considérés comme sacrés », de
l’expression libre de l’opinion (Koren 2004 : 26). S’attachant à l’idée de fait brut sans considérer son
inévitable mise en mots, Le Monde esquisse ainsi « l’ethos du médiateur intègre, fiable et crédible »
(ibid. : 27).

Cette illusoire transparence du langage est à la fois incessamment dénoncée (qui croit encore à la
possibilité de présenter du réel brut ?) et perpétuellement reconduite (comment renoncer à la
possibilité d’informer de façon aussi exacte et impartiale que possible ? N’est-ce pas là un des
objectifs principaux de la presse ?) Cette double contrainte – la nécessité de transmettre une
information non biaisée et l’impossibilité de dire sans orienter – explique que les dénonciations de
l’objectivité de la presse soient aussi récurrentes que vaines. Il ne s’agit donc pas de se joindre au
chœur, d’ailleurs bien intentionné, qui débusque la subjectivité dont sont empreints les articles
d’information. Il s’agit bien plutôt de voir comment l’écriture journalistique gère une tension qui lui
est constitutive.

Cette question est corollaire d’une interrogation fondamentale. L’usage d’une pseudo-impartialité où
le locuteur tente de s’absenter de son discours et de gommer son ethos est-il une fatalité de
l’information médiatique, ou une stratégie voilée d’influence ? Comment départager les deux ? Plus
encore, dans quelle mesure, à partir d’une objectivité discursive par définition impossible, le
rédacteur de l’article et la rédaction du journal endossent-ils la responsabilité de la coloration qu’ils
apportent aux faits et de l’orientation argumentative qu’ils impriment à l’exposé ?

Rappelons d’abord brièvement quelques moyens dont dispose le discours journalistique pour
pratiquer un effacement énonciatif aussi systématique que possible. Les faits sont présentés comme un
simple reflet du réel à partir d’un discours dont le locuteur s’absente : pas de discours en première
personne, pas de commentaire ni de jugement explicite, gommage des marques de subjectivité telles
que les évaluatifs (c’est beau), les axiologiques (c’est bien), les affectifs (c’est triste), citation exacte
des sources de l’information, mise en scène du discours rapporté – l’article se faisant simple l’écho
de ce qui est dit ailleurs. D’autres procédés discursifs ont été repérés, comme l’assertion, la
présupposition, la prise de parole au nom de l’opinion publique (« on », « les Français »), la
juxtaposition, etc. (Koren 1996). Ainsi se crée ce que Kerbrat-Orrechioni nomme des effets
d’objectivité (1980 : 151). S’y ajoutent les fameux « effets de réel » de Barthes, qui consistent en la
mention de détails qui ne paraissent pas fonctionnels et semblent être relevés uniquement parce qu’ils
étaient là. L’article se donne sinon comme un miroir – c’est l’illusion réaliste – du moins comme le
rapport fidèle d’un référent qui existe et fait sens en dehors de lui.

Bien sûr, ce discours de l’information ne peut relever d’une totale neutralité. En un premier temps, il
faut voir que celui-ci essaye de remplir fidèlement sa tâche à l’intérieur d’un « contrat de
communication » qui manifeste une double postulation : à la demande d’information s’ajoute, selon la
formulation de Charaudeau, une « visée de captation ». En effet, le désir de capter l’attention du public
et de lui plaire le dispute à l’objectif de « faire savoir » selon une « logique civique » qui est d’«
informer le citoyen » (Charaudeau 2005 : 70). Il joue un rôle non négligeable dans la sélection de
l’information et dans sa mise en spectacle. Le journaliste n’assume pas seulement une identité
d’informateur et de garde-fou de la démocratie, il est aussi un pourvoyeur de sensations et le metteur
en scène d’un spectacle auquel il doit intéresser un public aussi large que possible. Cette image,
moins valorisée, est souvent laissée dans l’ombre, mais elle ressort clairement quand le journaliste
apparaît comme celui qui crée un « scoop » ou apporte une information exclusive (« le reporter
spécial »). Elle se dégage aussi de la mise en valeur voyante de certains pans de la vie privée des
personnalités publiques ou de toute information qui répond à une tendance au voyeurisme très
partagée. Cela ne signifie pas qu’elle est absente des articles d’information politique qui revendiquent
leur sérieux.

Par ailleurs, la mise en mots elle-même ne peut jamais être parfaitement neutre. Il y entre toujours
une part de sélection et de construction, une orientation discursive qui infléchit des façons de voir. Le
lecteur est engagé à interpréter la situation d’une certaine façon en l’absence même de toute
subjectivité affirmée. C’est ce qui est désigné, dans L’Argumentation dans le discours (Amossy 2010
[2000]), par le terme de « dimension argumentative ». Celle-ci est propre aux textes qui, tout en se
défendant de manifester une visée persuasive, n’en contribuent pas moins à influencer les
représentations de l’auditoire. Comme tous les discours, et en l’absence même d’un sujet
d’énonciation marqué, les articles dits d’information comportent un locuteur qui projette une image
de soi à travers les modalités de son dire. Son ethos s’inscrit dans le style (individuel, propre au
journal ou non marqué) qu’il fait sien, dans les valeurs sur lesquelles il se fonde et les notions
souvent implicites qui lui permettent de cadrer le réel. De façon générale, il se dévoile dans le point
de vue qu’il adopte sur l’événement – point de vue qui ne se limite pas, comme le rappellent à bon
escient Rabatel et Chauvin-Vileno, « à l’expression d’une opinion identifiable » : il « correspond à
des manières de voir […] qui peuvent irriguer de vastes portions discursives » (2006 : 21). Ainsi,
celui qui prodigue une information sur la crise financière, des revendications sociales ou un conflit
entre nations peut apparaître en homme de gauche, en humaniste, en nationaliste, en néolibéral, etc.,
lors même qu’il n’exprime aucune opinion personnelle sur le sujet dont il traite.

C’est à ce point précis que se pose la question de la prise en charge des énoncés et de la responsabilité
journalistique. On partira ici du constat que les énoncés directement assumés par le journaliste ne
diffèrent pas fondamentalement, de ce point de vue, de tout discours dont la source énonciative
semble s’absenter. Se référant à la position selon laquelle un locuteur qui s’efface « n’assumerait pas
la prise en charge de ses énoncés », Rabatel et Chauvin-Vileno notent : « une telle affirmation est
absurde. L’effacement énonciatif (Vion 2001) est un simulacre : le locuteur/énonciateur est toujours
postulé dans la profération des énoncés » (ibid. : 19). Sans doute le locuteur ne s’engage-t-il pas
toujours ; il ne prend pas nécessairement fait et cause pour un point de vue déterminé. Mais il n’en est
pas moins responsable de ce qu’il avance, quelle que soit par ailleurs la forme que prend son écrit :
description, rapport, relation de paroles entendues, etc. « Ce qu’on asserte, on l’assume, en tant que
locuteur/énonciateur primaire » (ibid. : 18). En d’autres termes, le journaliste d’information assume
la responsabilité d’un dire qui, tout en prétendant rester objectif et neutre, joue nécessairement un rôle
social en infléchissant des représentations du réel. C’est dire que la responsabilité « n’est plus
seulement ce que le locuteur assume » – les positions qu’il prend explicitement à l’égard des faits
relatés – : elle « traverse de part en part le processus scriptural ». Dans ce cadre, l’identité que le
journaliste construit de façon détournée l’implique en termes de responsabilité professionnelle et
individuelle. Il n’est pas seulement redevable de l’ethos qu’il programme délibérément, il doit aussi
répondre de celui qu’il projette indirectement. Il est appelé à assumer une double image : celle,
avouée et manifeste, qu’il revendique, et celle, spontanée et inscrite en creux du discours, dont il ne se
réclame pas, voire qu’il rejette lorsqu’elle lui est attribuée par ses lecteurs.

Les polémiques qui accompagnent les reportages et la présentation globale de l’information


témoignent clairement du fait que le public tient le journaliste pour redevable de ce qu’il a écrit sur le
mode revendiqué de la neutralité et de l’effacement. Tel article qui présente l’expédition « Plomb
fondu » de Tsahal dans la bande de Gaza est accusé d’être partial et le journaliste (sinon le journal
entier) traité de propalestinien. Un journaliste qui rapporterait la distribution des bonus en période de
crise financière et de grogne populaire en l’encadrant d’explications purement techniques sur leur
logique économique peut être perçu comme néolibéral et accusé de se faire le défenseur des intérêts
du grand capitalisme. Seulement, voilà : l’apparente neutralité du locuteur dans l’article dit
d’information rend difficile de cerner avec certitude un point de vue personnel renvoyant à un ethos
bien défini. Il est encore plus délicat de l’épingler et de prouver que la désignation de propalestinien
ou de néolibéral est véritablement fondée. Comment prouver sans l’ombre d’un doute que le locuteur
qui n’apparaît qu’en creux et se refuse à tout commentaire est un capitaliste convaincu ou un ennemi
juré d’Israël ?

On se retrouve ainsi devant une difficulté qui fait elle aussi partie inhérente de la communication
journalistique. D’un côté, on peut retrouver dans tout texte l’image de celui qui l’a écrit et qui prend
ipso facto l’énoncé en charge. D’un autre côté, le caractère inavoué et dissimulé de l’image qui
ressort de la mise en mots fait qu’il est difficile d’en démontrer l’existence effective. La question se
complique encore si l’on considère que le journaliste n’est pas un manipulateur délibéré, mais un
locuteur qui manie la parole en fonction d’une doxa qui fait partie des évidences qu’il partage avec le
public. Derrière l’image du journaliste en médiateur fiable et impartial, il projette souvent malgré lui
une image de propalestinien ou de néolibéral ; s’il ne la revendique pas ou la rejette, c’est
éventuellement parce qu’il n’en est pas conscient et se croit de bonne fois un informateur impartial.

Je voudrais illustrer la difficulté inhérente à l’écriture dite d’information à partir d’un exemple tiré
d’une analyse très intéressante effectuée par Claire Sukiennik (2009) sur un extrait d’article du
quotidien Libération. Il s’agit de la description de la reddition des combattants palestiniens fournie
par le journal Libération le 14 avril 2002, au moment de l’Intifada Al-Aqsa.

Ils sont les seuls à traverser la ville déserte, par petits groupes, les bras en l’air et les épaules
voûtées. Ils marchent à petits pas, comme des naufragés encore sous le choc. D’une main, ils
agitent un bout de tissu blanc, dans l’autre, une carte d’identité et un morceau de papier rédigé en
hébreu. Du matin au soir, des jeunes hommes remontent la rue principale de Naplouse par
groupes de cinq à cinquante. Tous sont âgés de 17 à 35 ans.

Quelques mots avant de passer au commentaire de l’analyste. Le journaliste obéit visiblement à la


visée de captation qui consiste à attirer l’attention du public en lui procurant des images fortes. En
même temps, il présente la scène comme captivante en elle-même : un morceau de réalité pris sur le
vif dont le scripteur est le témoin direct. C’est pour souligner cet effet que le discours est au présent :
« ils sont les seuls à traverser… ils marchent… ils agitent… ». Le référent du « ils » n’est pas précisé,
bloquant un processus de nomination qui aurait fait office de qualification (comment les appeler ?
Hommes, Palestiniens, combattants, résistants, suspects, terroristes – aucun choix n’est neutre. Plus
loin, le journaliste dira « des jeunes gens »). Qui plus est, c’est en accumulant les détails de l’action
sans en donner la signification globale que le discours journalistique représente la reddition des
combattants palestiniens. Mentionnant les bras en l’air, la marche à petits pas, le tissu blanc agité dont
le sens n’est pas précisé, mais dont le déchiffrement va de soi, le journaliste se donne en observateur
minutieux qui se contente de décrire, dans leur succession, les gestes et les comportements extérieurs
qu’il contemple. S’il intervient dans l’interprétation de l’épisode, c’est par le codage de la description.
C’est aussi par le passage de la description d’un moment précis à la mention du caractère répétitif de
la scène : « du matin au soir, des jeunes hommes remontent la rue principale de Naplouse par groupe
de cinq à cinquante ». On est passé, insensiblement, du présent qui indique l’instant à celui qui marque
la répétition dans la durée. Cet épisode n’est pas une exception, il représente le quotidien des
intéressés – là encore, le scripteur s’en tient à ses fonctions de simple rapporteur. Cet ethos de
reporter sur le terrain, de témoin oculaire, confère d’emblée une crédibilité à celui qui prend la
plume sans se désigner. S’il s’efface, semble-t-il, ce n’est pas pour se dissimuler ; c’est pour laisser
parler les faits qu’il déroule aux yeux du public. Un présentateur dont les dons de styliste contribuent,
paradoxalement, à ses qualités de témoin. S’il donne à son écriture un tour littéraire, ce n’est pas pour
basculer dans la fiction, mais au contraire pour donner à la scène son relief particulier. Ce qui
n’empêche pas, bien sûr, le journaliste de se profiler au passage en écrivain. Telle est en tout cas la
présentation de soi délibérée du scripteur dans ce fragment.

En quoi l’effacement énonciatif qui permet de projeter cet ethos en esquisse-t-il un autre, qui
s’élabore dans les replis du discours sans s’avouer ? C’est ce que Sukiennik pointe en dégageant la
dimension argumentative du passage. Elle relève d’abord la décontextualisation dont il fait l’objet. Le
procédé qui permet de présenter la scène à partir de la matérialité de détails pris sur le vif, coupés de
toute explication comme de tout commentaire, ne met pas seulement en place un texte d’observation
pure, il le fait signifier. De même, le sentiment d’étrangeté suscité par la description de gestes qui ne
sont pas nommément rapportés à l’action qui les sous-tend (la reddition) ne produit pas seulement une
page littéraire. Le passage détache la scène du cadre sociohistorique à l’intérieur duquel elle prend
son sens. Ne pas préciser dans quelles circonstances les hommes se rendent et sont arrêtés, ni qui ils
sont, met en relief le côté purement humain de l’épisode : ce sont des jeunes gens, semblables en tous
lieux. Le témoignage se donne comme celui d’un humaniste. En même temps, souligne Sukiennik, le
journaliste omet de préciser qu’il s’agit de militants palestiniens qui luttaient armes en main. Elle
montre que le texte se fonde sur des topoï sous-jacents qui suscitent l’émotion en victimisant les
acteurs. Ainsi le topos de la jeunesse, que souligne la mention de l’âge, et qui suggère qu’un tel
traitement ne convient pas aux personnes concernées (les jeunes sont faits pour la liberté). Il est
renforcé par un jeu d’associations issues de la mémoire collective : l’image « de personnes soumises
défilant les bras en l’air » en appelle à celle des déportés et, note la commentatrice, aux images de la
Shoah. L’effet de la comparaison est d’autant plus puissant qu’il reste implicite. S’y ajoute l’impact de
la métaphore des « naufragés », et l’expression de « sous le choc » qui suggère que les jeunes gens
sont vulnérables et fragiles. Toutes ces formulations marquent que « le sujet d’énonciation se trouve
émotionnellement impliqué dans le contenu de son énoncé (ibid. : 130). On le voit clairement dans le
traitement de la main, qui « symbolise la reddition » (le chiffon blanc » et les mains levées en l’air), «
et la soumission (le morceau de papier écrit en hébreu alors que la langue maternelle de celui qui se
rend est l’arabe) » (ibid. : 131). Et Sukiennik de commenter : « Aucun énoncé ne signale que cette
main impuissante tenait il n’y a pas si longtemps encore une arme » (ibid.).

Ces quelques notations relevées dans une analyse riche et fouillée montrent comment on peut repérer
dans le texte l’image d’un journaliste partial qui choisit son camp en représentant les combattants en
victimes touchantes. Derrière l’ethos de l’observateur impartial et du rapporteur minutieux se profile
l’image du journaliste français dont les sympathies vont aux Palestiniens. C’est en cette qualité qu’il
oriente habilement la description, sélectionnant les termes, maniant les topoï, les analogies et les
métaphores de manière à susciter de l’empathie à leur égard.

On voit le problème que pose l’effacement énonciatif du journaliste. Ceux qui entendent détecter,
derrière la place en apparence vide du locuteur, l’ethos d’un être partial et engagé, se livrent à une
reconstruction toujours susceptible d’être démentie ou contrée. C’est que cette image en pointillé ne
correspond pas à celle que tente d’imposer l’article. Dans la mesure où le lecteur doit, pour la
retrouver entre les lignes, œuvrer à rebours des intentions affichées du texte, on peut facilement
l’accuser de fabulation ou de distorsion. Et cela d’autant plus que les effets textuels sont pluriels et
souvent ambigus. Ainsi, le choix de présenter des jeunes gens en train de se rendre les mains en l’air,
sans préciser leur appartenance ni leur activité, peut apparaître comme celui d’un humanisme qui
compatit à la douleur et à l’humiliation d’êtres humains quelle que soit leur origine. Mais il peut aussi
construire, nous l’avons vu, l’image d’un propalestinien ou d’un journaliste favorisant la cause
palestinienne et choisissant pour ce faire de les montrer en victimes pitoyables au gré d’omissions
significatives. À moins de fondre les deux ethè en un seul : le propalestinien serait justement l’être
compatissant doté de valeurs humaines universelles. Il ne faut pas oublier que le discours
journalistique, s’il charrie une doxa, s’adapte aussi aux attentes du public-cible, elles-mêmes
façonnées par ce qui se dit et s’écrit sur le conflit israélo-palestinien en France et par les positions
répétées de la gauche dont il choisit de lire l’un des organes principaux.

On peut retrouver la même incertitude en ce qui concerne l’absence, dans ce fragment, de la partie
adverse. La reddition se fait devant un ennemi, qui est impliqué par la mention même de la situation.
Le fait de mettre les jeunes gens décrits en position de sujets (« des jeunes hommes agitent un bout de
tissu blanc », « remontent la rue… ») sans parler de ceux qui la causent et qui sont à l’origine de cette
marche incessante de groupes d’hommes (vers quelle destination d’arrêt non mentionnée ?), peut
désigner un journaliste qui se refuse à accuser les Israéliens et à dresser un tableau manichéen des
victimes et des bourreaux. Il n’est ni un anti-israélien, ni un esprit simple voué aux oppositions
sommaires. Mais ce gommage peut aussi désigner une tactique : le journaliste propalestinien accable
d’autant plus les auteurs du forfait qu’il ne les mentionne pas directement, laissant au lecteur le soin
de compléter le tableau et de prendre conscience de l’action militaire qui provoque cette terrible
réalité. Cette double lecture est une fois de plus autorisée par l’effacement énonciatif dont fait usage
le discours d’information. Elle peut à son tour être considérée soit comme le résultat non intentionnel
d’une pratique de la neutralité, soit comme une tactique délibérée qui permet de dire sans dire. Dans
tous les cas, le journaliste doit prendre en charge ses énoncés. Mais de quoi est-il tenu d’assumer la
responsabilité ? Il peut toujours se défendre de toute partialité en alléguant son effort de neutralité, et
en accusant l’interprète de fausser son image par un déchiffrement tendancieux.

La situation, on le voit, paraît sans issue, et il n’est pas étonnant qu’elle alimente les discussions et les
dissensions. Elle semble en effet faire partie inhérente de la logique interne du discours
d’information, qui fait glisser un ethos caché sous un ethos revendiqué. C’est alors au métadiscours,
et en particulier aux justifications que donnent le journaliste et ses lecteurs de la façon dont il
convient de percevoir l’ethos du scripteur et son texte, que revient la tâche de préciser l’identité du
locuteur (propalestinien ?) et les implications d’une présentation de soi incertaine (informateur
impartial ou journaliste engagé sous les dehors de l’objectivité ?) – sans compter les représentations
diffusées par l’article (que donne-t-il à penser des acteurs de la scène de reddition ?). Si l’effacement
énonciatif ne suspend pas la question de la responsabilité, il n’en contribue pas moins à la
complexifier et à montrer les difficultés qu’elle peut soulever dans l’écriture journalistique.
Conclusion

En fin de parcours, quelques mots de synthèse s’imposent pour souligner les conclusions qui se
dégagent des travaux effectués, mais aussi pour éclairer des chantiers en cours et suggérer de
nouvelles pistes. L’objectif de ce livre était de mettre en évidence l’unité d’un phénomène généralisé :
la présentation de soi dans sa dimension verbale. On a voulu en explorer le fonctionnement, les
fonctions sociales et les enjeux. Dans ce but, on a assimilé l’une à l’autre la notion de présentation de
soi issue de Goffman et celle d’ethos héritée d’Aristote pour les repenser au-delà des tensions, voire
des incompatibilités, qui semblent au premier abord les séparer. Après avoir montré comment la
présentation de soi était ancrée dans l’imaginaire social et insérée dans des dispositifs de pouvoir, on
a examiné les discours en première personne et ceux où le « je » semble s’éclipser. Sur la base de
nombreuses analyses concrètes, on a ainsi pu exposer, ordonner et cataloguer les cas de figure les
plus usuels en montrant ce qu’ils mettent en jeu dans des domaines aussi différenciés que la politique,
les médias, la science, les témoignages historiques, la littérature...

On ne peut donc qu’y insister : cette étude est résolument et délibérément transversale. Au-delà du
grand public intéressé par un phénomène qui touche chacun de près, elle s’adresse aux spécialistes de
domaines diversifiés sans prétendre pour autant à une spécialisation particulière dans chacun des
secteurs concernés. Je ne me pique pas d’être une sociologue qui travaille sur l’ordre des interactions
ni une analyste de la conversation. Je ne suis pas une experte du discours scientifique, diplomatique
ou philosophique. Si tous ces domaines sont convoqués, c’est parce que la présentation de soi y joue
un rôle proéminent qui permet d’en déployer les variantes et d’en sonder les enjeux. C’est aussi parce
que, de la confluence des différents courants qui se penchent sur la question de façon directe ou
indirecte, peut naître une analyse globale de la présentation de soi comme phénomène généralisé.
J’espère avoir ainsi montré comment des travaux très divers, qui souvent s’ignorent en raison de la
sectorisation des domaines de savoir, contribuent à explorer la présentation de soi et permettent
d’organiser une réflexion sur les grands axes autour desquels elle s’articule.

Il va de soi que les études très riches dans lesquelles j’ai pu puiser (et pour lesquelles, il faut y
insister, je n’ai pris que quelques exemples parmi bien d’autres) sont ici intégrées, et parfois
recadrées, dans l’approche que je revendique. Il ne s’agissait pas, en effet, d’avoir recours à un
arsenal hétéroclite, mais bien d’éclairer des cas très divers dans une perspective qui explore la
construction discursive des images de soi, leur relation constitutive à l’autre, leur potentiel identitaire
et leur capacité d’influence. La théorie de l’argumentation dans le discours que j’ai développée durant
cette dernière décennie, et qui entend décrire les fonctionnements discursifs en mettant en évidence
leur dimension sociale et argumentative, a fourni le cadre dans lequel diverses approches
linguistiques, rhétoriques et sociologiques ont pu être harmonieusement intégrées. Elle a permis de
mettre l’accent sur deux aspects cruciaux de la présentation de soi : la construction d’une identité
verbale et la quête d’une efficacité rhétorique.

Encore fallait-il examiner dans quelle mesure ces deux dimensions allaient de pair. Reprenons
d’abord la question de l’identité, en soi particulièrement épineuse moins à cause des nombreuses
définitions qui en circulent qu’en raison des positions divergentes qu’impliquent, de l’Antiquité à nos
jours, les travaux sur la présentation de soi et l’ethos rhétorique. À une identité individuelle et sociale
stable reflétée par la parole s’oppose en effet une identité construite dans le discours. On a pu voir au
fil des analyses comment l’identité verbale se rejoue sans cesse en fonction de la nature de
l’interaction, des circonstances et des partenaires. C’est dire que les études sur le terrain confirment
les hypothèses de la perspective langagière et communicationnelle qui est la nôtre. L’identité n’est pas
une essence qui se traduit sur un mode plus ou moins authentique et qu’on peut exhiber ou au
contraire dissimuler pour des besoins stratégiques (bien que la dissimulation et le mensonge ne soient
pas exclus), mais une construction verbale effectuée dans l’échange. Se pencher sur le discours
permet de voir comment la subjectivité et l’identité se forment dans l’usage de la langue – comment
le sujet advient en disant « je », et comment il se donne une identité à travers l’image qu’il construit
de sa personne à la fois dans son énonciation (les modalités de son dire) et ses énoncés (ce qu’il dit de
lui).

Bien sûr, ces identités sont plurielles. Dans l’interaction qu’il engage avec les autres, le locuteur peut
éventuellement ne manifester qu’une identité singulière, professionnelle par exemple – comme dans
le cas du médecin au cours d’une consultation – ou commerciale – comme dans l’exemple des auteurs
de lettres de réclamation adressées à l’edf. Mais dans la plupart des cas, le dispositif autorise et
appelle une pluralité d’images qui se recoupent et se combinent. Dans le discours de Villepinte,
Ségolène Royal est la fois la présidentiable volontariste, la mère compréhensive et la socialiste fidèle
aux principes de la gauche républicaine. Dans sa lettre à Lucie, Albert Dreyfus est à la fois le père
soucieux de l’avenir de ses enfants, l’époux guidant sa femme, l’officier obsédé par son honneur
perdu et l’homme brisé, le suppliant. Que ce soit dans la sphère publique ou dans la sphère privée, le
locuteur produit dans le même discours une pluralité d’images qui sont autant de facettes de son
identité et qui concourent aussi bien à construire sa présentation de soi, qu’à en assurer l’effet.

Mais cette identité, elle peut aussi se construire sur le mode collectif. La parole permet de projeter
une représentation de groupe où l’individu singulier se donne comme le représentant d’une
collectivité et où le discours peut apparaître comme issu de plusieurs voix confondues. Ce n’est pas le
moindre effet de la présentation de soi verbale que d’autoriser et de conforter des identités
collectives. Elle fait advenir des groupes qui n’ont pas encore de contours clairs, elle permet à un
ensemble d’individus de se mirer dans une représentation qui les positionne dans l’espace social, elle
favorise éventuellement des replis identitaires. On l’a vu dans le cas de la galanterie du xviie siècle, la
langue des jeunes de banlieue, ou la façon dont certains internautes de gauche s’identifient dans les
forums de discussion de Libé. Tantôt un « je » se donne délibérément comme le représentant d’un
groupe social ou d’une instance collective dont la performance engage l’ensemble des individus qui
en font partie. Tantôt l’usage du « nous » permet à un locuteur de se donner en porte-parole, en
orateur prêtant sa voix à l’ensemble d’une communauté, d’un parti, d’une nation, d’un corps de
profession qui entend projeter une image unifiée en gommant les différences individuelles. On a
alors affaire à un ethos collectif, avec tout ce que cette notion charrie d’enjeux sociaux et politiques.

Qu’elle soit collective ou individuelle, l’image qui s’élabore dans l’échange n’est jamais première et
elle se forme nécessairement sur le fond de données antérieures. La distinction entre une identité
extralinguistique dite stable et celle qui se construit dans le discours recoupe alors celle de l’ethos
préalable et de l’ethos discursif. Il y a d’un côté ce que l’on croit savoir du locuteur, ou ce qu’il croit
que les gens pensent de lui : l’image qui lui est accolée au moment de sa prise de parole. D’un autre
côté, il y a la parole nouvelle à travers laquelle il projette une image de soi et négocie son identité.
Loin d’être séparés, ces deux aspects sont étroitement reliés et interdépendants. En effet, le locuteur
effectue toujours sa présentation de soi en reprenant des données antérieures, en les redisposant, les
réorientant, les remodelant. Dans ce sens, le retravail de l’ethos préalable est une notion clé. Qu’il
s’opère dans les discours monogérés ou dans les interactions en face à face, qu’il vienne conforter
une représentation ou la dénoncer, il sous-tend la dynamique au gré de laquelle s’effectue toute
construction identitaire. Ainsi, l’identité verbale est à la fois un ensemble de traits assignés à un
locuteur qu’on peut, à un point donné de son trajet, percevoir comme stable, et une représentation qui
s’élabore dans le discours à partir de cette image préalable.

Dans cette perspective, on voit que la question de l’identité est étroitement liée à celle de l’efficacité
verbale qui est au centre des préoccupations rhétoriques comme des pratiques contemporaines
fondées sur le marketing ou la communication politique. C’est en assumant une identité particulière,
souvent composée de facettes diversifiées, que le locuteur assure sa légitimité et sa crédibilité. Il y a
bien sûr, au départ, la légitimité que lui confère sa position institutionnelle, son rang ou ses fonctions
– celle du médecin dans son cabinet, du candidat officiel d’un parti aux élections, du père de
famille… Mais la notion de retravail de l’ethos préalable met là aussi le doigt sur un élément
essentiel. Pour conférer au locuteur son autorité et sa crédibilité, cette identité de départ, cette image
préexistante, doit être rejouée dans l’interaction nouvelle en fonction des circonstances et des buts de
l’échange. L’investiture du parti donne certes à Royal ou à Obama une légitimité institutionnelle, elle
ne suffit pas à lui octroyer sa crédibilité dans le discours qu’elle ou il prononce au cours des
présidentielles (Charaudeau 2005 : 12, Micheli 2007 : 68-69). Même la légitimité du médecin, exhibée
dans des marques tangibles et reconnue par le patient, ne suffit pas toujours à assurer son autorité –
comme nous l’avons vu, la patiente peut faire confiance au praticien qui se présente en homme
respectueux de la personne de l’autre, à l’écoute et conscient des limites de sa science, et la refuser à
un spécialiste qui ne manifeste pas ces qualités. La légitimité automatiquement conférée par l’ethos
préalable et qui est affaire de pouvoir n’est donc pas à confondre avec celle que construit le discours,
qui est prise de pouvoir.

La chose est particulièrement flagrante dans les cas où le locuteur doit compenser un manque
d’autorité institutionnelle. Plutôt que de réactiver une légitimité de départ, il doit alors parvenir à
prendre la parole et à construire dans son discours un ethos susceptible de lui faire jouer le rôle
auquel il aspire. C’est ce qu’on a vu dans le cas du débat télévisé où un candidat relativement obscur
parvient à se mettre en position haute face à son Premier ministre (Mordechaï et Netanyahou), dans
l’exemple des étudiants qui veulent se hisser au rang de groupe citoyen appelé à intervenir sur la
scène politique (l’unef au moment de la guerre d’Algérie), ou dans celui des infirmières de 1914-
1918, femmes privées de leurs droits civils qui se posent en témoins de guerre et en citoyennes
responsables. Dans une optique différente de celle que propose Bourdieu dans Ce que parler veut
dire, on a ainsi argué que dans un champ de forces donné, certaines stratégies de légitimation sont
possibles, assurant une mobilité et permettant la promotion sociale d’individus et de groupes.

Bien sûr, toute présentation de soi n’est pas promotionnelle. De façon globale, on a pu voir qu’elle est
prise entre des routines ancrées dans l’habitus et des stratégies de changement programmées par des
agents sociaux. Elle peut suivre aveuglément des règles bien établies et se mouler dans des rôles
stéréotypés qui assurent le bon fonctionnement d’un échange quotidien (une consultation médicale,
une réclamation, une conversation autour d’une table) ou d’un genre (un entretien littéraire, un article
journalistique). Elle peut aussi se donner comme un projet délibéré visant à contrôler au maximum la
gestion des impressions produites par l’homme politique, le pdg, le vendeur… Sans compter que le
plus souvent, sur le plan public aussi bien que privé, elle est un mélange de réactions spontanées et de
programmation préalable. Plutôt que de séparer la présentation de soi dans les interactions
quotidiennes de celle que prévoit la rhétorique sur la place publique ou au tribunal, on peut
considérer qu’elle est un continuum qui s’étend entre deux pôles : celui de la mise en scène préparée
de longue main par des conseillers, et celui de la performance spontanée d’un acteur social qui
s’engage dans des interactions de routine. Il ne faut pas les poser l’une contre l’autre, ou opter pour
l’une ou l’autre – il faut voir qu’il y a là un éventail de possibilités qui comprend de nombreuses
variantes et d’infinies modulations. Les uns s’intéresseront plus particulièrement à la manière dont il
convient de contrôler sa présentation de soi pour gagner des élections, diriger son personnel, écouler
un produit. Ils sonderont l’aspect de la fabrication et les secrets de l’efficacité pratique. Les autres se
pencheront plus volontiers sur la façon dont la mise en scène du moi dans les routines
professionnelles et intersubjectives assure « l’ordre de l’interaction » (Goffman) et tisse la vie
sociale. Ils seront attentifs aux constructions identitaires et aux régulations sociales tacites. Dans tous
les cas, la présentation de soi apparaît comme une construction d’image programmée ou spontanée
qui s’effectue dans l’échange verbal, distribuant des rôles et activant des identités dans le geste même
où elle cherche à être fonctionnelle, c’est-à-dire efficace.

La conclusion est un genre de discours qui permet les regrets et les ouvertures, associés à un ethos de
modestie. Je voudrais en profiter pour signaler quelques points imparfaitement développés, et qui
méritent d’être sondés et élaborés plus avant. Le premier concerne la présentation de soi en situation
de fiction, abordée ici seulement de biais. Située en dehors des situations pragmatiques de la
communication ordinaire, elle permet de porter un regard neuf sur la complexité des constructions
identitaires et des pratiques d’influence. C’est ainsi, par exemple, qu’elle problématise le « je » en le
laissant investir par un autre – Marilyn Monroe est racontée par la voix de Norman Mailer, un ex-ss
s’étale par le truchement de Littell, une fille ou un fils dit « je » en place de sa mère ou de son père,
qui parle d’elle/de lui. De façon générale, les situations fictionnelles sont fécondes en emboîtements.
Elles transforment en règle les dédoublements caractéristiques des situations de discours rapporté. La
parole des personnages est nécessairement transmise par un narrateur plus ou moins marqué dans le
texte, dont le discours est éventuellement pris dans la parole d’un autre narrateur ou d’un (faux)
préfacier, lui-même pris en charge par un auteur qui feint d’être absent et ne se manifeste directement
que par le nom et les indications données sur la couverture. Qui plus est, le discours littéraire joue
souvent des genres, entrecroisant des discours qui relèvent de protocoles différents. Ce dispositif
complexe problématise la communication : comment ces voix s’imbriquent-elles, quelles images se
construisent-elles dans ces textes polyphoniques et qu’est-ce que leur démultiplication et leur
complexification permettent-elles que la communication dite ordinaire ne permet pas ? Par ailleurs,
qu’éclairent-ils sur cette même communication, que mettent-ils en question en dévoilant le potentiel
de croisement des images et la frontière souvent ténue qui sépare le réel du fictionnel ? [1]

Le deuxième point concerne la question de l’interprétation. On a vu qu’un fossé peut se creuser entre
la manière dont le locuteur entend être perçu et la façon dont son discours est reçu. L’écart est
particulièrement flagrant lorsque la présentation de soi reçoit une fin de non-recevoir – comme dans
le rejet violent, par ses lecteurs allemands, de l’image favorable que Romain Rolland propose de sa
personne, ou les réactions abruptes de certains hommes politiques au discours d’adieu de Chirac.
Mais même dans des cas moins radicaux, il est clair qu’une même prestation peut être évaluée
différemment. C’est dire qu’une image de soi ne peut atteindre à l’existence et avoir d’effet qu’à
travers le déchiffrement de l’autre. Cette ingérence de l’autre dans la gestion de l’ethos a été prise en
compte dans l’analyse des interactions en face à face, et évoquée dans l’étude des discours
monogérés. Si on en tire toutes les conséquences, cependant, il faut aller plus loin : il s’agirait de
saisir la genèse des images de soi dans la circulation des discours. L’ethos discursif qui reprend ou
transforme un ethos préalable n’est lui-même qu’un moment dans le flux des échanges où un locuteur
donné ne cesse de confirmer, de démultiplier ou d’infléchir son identité. Dans cette perspective, la
construction d’une image de soi apparaît comme tributaire d’une série d’actions-réactions qui
englobent le locuteur aussi bien que ses allocutaires. La façon dont l’autre réagit à la mise en scène de
mon moi, dont il la reprend pour faire circuler des représentations plus ou moins désirées de ma
personne, dont je rebondis sur ce qui se dit et se colporte pour renforcer ou infléchir l’idée que je
veux donner de moi, fait partie intégrante du processus de construction identitaire. Semblable analyse
de la construction d’ethos ne peut s’effectuer que sur l’axe temporel, dans l’épaisseur du discours
social – un travail que je n’ai pas eu le loisir d’effectuer ici, mais qui semble s’imposer pour qui veut
comprendre sur le long terme la présentation de soi d’une personne (De Gaulle), d’un groupe (les
étudiants) ou d’une instance (l’edf).

Le troisième point, traité tout au long de l’ouvrage, appelle une mise au point importante, qui servira
de clôture à la réflexion. Il a trait à la question de l’adhésion et de la rationalité. Peut-on arguer,
comme le veut la rhétorique, que l’ethos a des vertus persuasives et qu’il contribue à faire adhérer
l’auditoire aux positions défendues par le locuteur ? La nature de l’adhésion qu’entraîne la
présentation de soi est l’un des points de divergence essentiels entre la rhétorique argumentative et
certaines approches contemporaines dérivées de l’analyse du discours (Maingueneau) et de la
sociologie des champs (Viala). Pour celles-ci, la construction d’une image de soi vise à entraîner une
identification irraisonnée au sein de laquelle l’auditoire est appelé à adopter un point de vue par la
voie de l’empathie, de l’identification passionnelle, de l’« incorporation ». Elles rejoignent en cela
une tendance persistante de la rhétorique qui, tout au long de son histoire, a assimilé l’ethos au pathos
en y voyant un appel à l’affect plutôt qu’à la raison. Reprenant ce point de vue, Plantin note que «
l’ethos n’est pas un argument », même s’il « donne de la force aux arguments de tous ordres ». À la
limite, il participe de « l’autorité charismatique liée à l’individu », établissant « un pouvoir de la
personne » (2009 : 60). Qui plus est, en liant l’argument à celui qui le profère, il invite l’attaque ad
hominem et pousse à la faute (ibid.). Dans ces conditions, comment peut-on soutenir que la
présentation de soi contribue à une entreprise de persuasion qui tente de fonder un accord sur le
raisonnable ?

Cette question est au fondement de nos conceptions de la vie en société : est-il possible de fonder la
coexistence sur une recherche commune du raisonnable et une négociation des positions adverses, ou
n’y a-t-il que mouvement d’adhésion irrationnel, suprématie irraisonnée du paraître ? Sans doute la
polarisation fausse-t-elle la donne : il ne s’agit pas d’opter pour un mode d’adhésion au détriment de
l’autre, mais de voir comment ils peuvent se combiner et se décliner selon des modalités diverses [2].
On a pu voir, en effet, que le partage de la raison s’effectue différemment dans différents formats de
communication, si bien que l’ethos peut remplir des fonctions diversifiées et recevoir plus ou moins
de poids et de visibilité. Parfois, il remplit essentiellement des fonctions identitaires liées à un style de
communication (le parler jeune, le parler new-yorkais, le discours galant). L’efficacité de l’ethos se
traduit alors dans sa capacité à faciliter l’interaction et à créer des connivences et des alliances. Se
montrer sous un certain jour, c’est marquer une appartenance et se positionner dans l’espace social.
Parfois, il permet de manifester une légitimité dans l’exercice de certaines fonctions, ou de
s’autolégitimer. C’est le cas du diplomate, de l’animateur de tv, de l’auteur d’un article scientifique et
de tous les cas où l’autorité de la parole a partie liée avec une certaine façon de dire et de faire.
L’efficacité se définit ici dans la crédibilité qu’elle confère au locuteur, c’est-à-dire dans le poids
donné à sa parole dans l’exercice de telle ou telle fonction. Il arrive ainsi que la présentation de soi
verbale privilégie un style, un type d’effacement énonciatif, un savoir-dire professionnel qui ont une
force intrinsèque au-delà de ce qui s’échange et se débat entre les participants. Elle contribue alors à
la bonne marche de l’interaction tantôt en court-circuitant la réflexion, tantôt en la subordonnant à des
effets de connivence ou d’autorité.

Mais cela ne signifie pas qu’elle ne peut être étroitement liée à l’exercice de la parole raisonnée,
encore moins – comme le voudraient d’aucuns – que la présentation de soi a pour vocation de se
substituer à l’exercice du logos comme parole et raison. En un premier temps, on peut souligner, à
l’encontre de Plantin, que l’ethos peut être un argument : c’est ce que le rhétoricien Alan Brinton
(1986) appelle un argument « ethotique », qui transfère la crédibilité d’une personne à une
conclusion. L’adresse diplomatique d’un individu peut raisonnablement mener à la conclusion qu’il
faut lui confier une mission délicate ; je me fonde sur l’expertise du locuteur pour juger de sa
position en matière de campagne militaire ou de plan de restructuration économique ; je fais
intervenir à bon escient l’impression qu’il donne de sa probité et de son intelligence quand je suis son
raisonnement et pèse son conseil. L’ethos participe d’une logique du raisonnable en même temps que
d’une logique des valeurs.

À cela s’ajoute que la présentation de soi verbale est toujours intimement liée au tissu argumentatif du
discours. C’est dans la tentative de faire adhérer les esprits à une thèse, à un point de vue, mais aussi à
une façon de percevoir le monde ou de réagir à un événement, que le locuteur construit une image
appropriée de sa personne. L’ethos a par définition partie liée au logos. Il suffit pour s’en convaincre
de revenir au domaine le plus discrédité aujourd’hui à cet égard, le discours politique. Du discours
électoral de Ségolène Royal à Villepinte à celui de Hillary Clinton à la convention démocratique de
2008 en passant par la fameuse adresse de Barack Obama, « Une union plus parfaite », l’ethos de
l’orateur se tisse à travers des arguments dûment développés. L’argumentation d’Obama se soutient
ainsi de la façon dont il présente sa personne en Américain dont la double appartenance (au monde
des Blancs et des Noirs) est inscrite dans son corps et dans son cœur, et qui est de ce fait en position
de demander à tous de surmonter les ressentiments réciproques. Mais son ethos se soutient aussi de sa
capacité à subordonner son histoire personnelle au service d’une argumentation politique, et à la
façon magistrale dont il construit un discours raisonné. Selon des dosages divers, dans les discours
publics, logos, pathos et ethos ont toujours partie liée.

Ce ne sont pas seulement les discours politiques et électoraux, pourtant toujours soupçonnés de
sacrifier le raisonnement au culte de la personne ou, à l’inverse, les discours scientifique et
philosophique fondés sur le raisonnement, qui manifestent l’alliance du logos et de l’ethos. On la
retrouve aussi dans la lettre intime de Dreyfus à sa femme, dans la missive diplomatique sur
Bismarck, dans les échanges électroniques sur les bonus des dirigeants d’entreprise, dans les essais
polémiques de Léotard ou de Ziegler, et jusqu’aux interactions des rivaux politiques sur le petit écran
ou aux conversations familières. Ils montrent bien que la présentation de soi s’effectue à travers un
discours désireux d’amener l’auditoire aux vues du locuteur par des moyens qui ne sont pas
seulement ceux de l’empathie et l’identification aveugle : elle s’insère dans un ensemble de stratégies
verbales où les éléments de l’ethos, du logos et du pathos s’imbriquent étroitement les uns dans les
autres. Si court-circuiter la raison par la mise en scène de sa personne reste une possibilité, ce n’est
en aucun cas la règle. Gare donc aux idées reçues et aux diagnostics à l’emporte-pièce qui clament
que la civilisation du spectacle a banni l’échange de la parole raisonnée. Le fait de consacrer un
ouvrage à la présentation de soi verbale et de mettre l’accent sur ses fonctions identitaires et sociales
ne doit en aucun cas porter à croire qu’on désire l’autonomiser. Il s’agit encore moins de la jouer
contre l’entreprise de persuasion rhétorique et contre la rationalité discursive. Dimension constitutive
du discours, la présentation de soi ne peut être perçue dans sa spécificité qu’à condition d’y voir un
phénomène qui traverse de part en part la vie sociale en nouant des rapports complexes et changeants
avec toutes les autres composantes de la communication humaine.

Notes

[1] Pour une réflexion de fond sur ce sujet, on consultera Argumentation et analyse du discours 3,
2009, Ethos discursif et image d’auteur, Bokobza-Kahan & Amossy (dir.). Une très riche
bibliographie existe déjà dans de nombreuses études ponctuelles qui s’attachent à la question de
l’ethos chez un auteur ou dans un texte particulier.
[2] Dans cette perspective, rappelons que Charaudeau (2009 : 27) parle d’identité discursive en termes
à la fois d’enjeux de légitimation (créer ou renforcer la position qui autorise le locuteur à parler), de
crédibilité (montrer que le locuteur est digne de foi) et, seulement en un troisième temps, de captation
: « faire en sorte que l’interlocuteur adhère de façon absolue (non rationnelle) à ce qu’il dit et, au-
delà, à sa propre personne ». Il me semble néanmoins que ce dispositif pertinent et nuancé ne rend pas
entièrement compte de l’interdépendance étroite du logos et de l’ethos.
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