Du sens à la signification
de la signification aux sens
Mélanges offerts à Olga Galatanu
Gramm-R
Vol. 24
Ce volume est publié grâce au soutien financier de l’Institut de Recherche
et de Formation en Français Langue Étrangère (IRFFLE) de l’Université de
Nantes.
ISSN 2030-2363
ISBN 978-2-87574-213-1
eISBN 978-3-0352-6493-7
D/2014/5678/97
Avant-propos......................................................................................... 11
Loïc Fravalo
Présentation........................................................................................... 13
Ana-Maria Cozma, Abdelhadi Bellachhab & Marion Pescheux
Publications d’Olga Galatanu.............................................................. 21
Première partie
Question de signification nominale
Côté comptable, côté massif :
remarques sur les noms superordonnés.............................................. 31
Georges Kleiber
Deuxième partie
À l’interface de l’analyse du discours :
ce que les sens signifient
Dans tous les sens : le poids du contexte,
le choc des jeux sémantiques................................................................ 49
Laurence Rosier
La dimension axiologique de la dénomination
au service de l’argumentation. Le cas des débats présidentiels........ 61
Catherine Kerbrat-Orecchion
Dire les rouages du sens pour le déconstruire
et le reconstruire.................................................................................... 81
Nathalie Garric
Désignation, signification et argumentation
dans des définitions naturelles : « le X n’est pas un Y »
ou comment prendre des vessies pour des lanternes......................... 97
Marion Pescheux
Représentations de la crise dans la presse roumaine :
métaphores conceptuelles et expressions métaphoriques................ 117
Anca Cosăceanu
7
Troisième partie
Le sens des interactions
Étude de la politesse, entre communication et culture.................... 137
Patrick Charaudeau
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative
dans l’éditorial du magazine Science & Vie...................................... 155
Alexandra Cuniţă
L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation.................. 171
Dominique Maingueneau
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques :
en fait, en effet, de fait et effectivement.............................................. 187
Eija Suomela-Salmi
Quatrième partie
À l’interface syntaxe-sémantique
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?
Le cas de la négation........................................................................... 213
Dan Van Raemdonck
Participes adjoints en position polaire
et progression discursive ................................................................... 227
Eva Havu & Michel Pierrard
Je te remercie. Objets et verbes de communication......................... 251
Laura Pino Serrano
Cinquième partie
Complémentarités et convergences d’approche
Dans le pigeon, tout est bon. Étude des
« possibles argumentatifs » d’un objet discursif en contexte.......... 265
Julien Longhi
Sémantique des points de vue et contraintes
sur les possibles argumentatifs.......................................................... 277
Pierre-Yves Raccah
Plurisémie et argumentation entre signification morphémique
et signification lexicale........................................................................ 301
François Nemo
8
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique.................... 313
Bert Peeters
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires................................... 329
Sophie Anquetil
Sixième partie
Propositions théoriques
Peut-on corréler pragmatique intégrée/articulée, analyse
du discours et linguistique de corpus en vue de l’analyse
du discours des SHS ?......................................................................... 345
Henri Portine
Les déploiements discursifs, partie émergée
de la conceptualisation........................................................................ 367
Abdelhadi Bellachhab
Tu seras un homme, mon fils. Un prolongement de la doxa :
le paradoxe........................................................................................... 389
Marion Carel
Valeurs modales et visée argumentative. La dimension
argumentative du champ de la modalité........................................... 407
Ana-Maria Cozma
9
Avant-propos
11
Présentation
1
Université de Turku, Finlande & CoDiRe EA 4643, Université de Nantes.
2
IRFFLE, Université de Nantes, CoDiRe EA 4643.
3
Université Charles de Gaulle – Lille 3, UMR STL 8163 & CoDiRe EA 4643, Université
de Nantes.
13
Du sens à la signification. De la signification aux sens
14
Présentation
15
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Elle est douce, timide, indulgente… Moi, j’appelle ça une vraie femme.
Elle est belle, et pourtant intelligente.
Elle est belle, pourtant elle n’est pas superficielle.
Il est beau, mais il est marié. Tant mieux. / Tant pis pour moi.
Toutes les bonnes choses sont soit immorales, soit illégales, soit elles font
grossir.
Tout travail mérite punition.
C'est bon d'avoir honte.
16
Présentation
17
Du sens à la signification. De la signification aux sens
18
Présentation
19
Publications d’Olga Galatanu
21
Du sens à la signification. De la signification aux sens
1.2. Articles
Galatanu, O. (1975a) « Speech-acts and commercial language », in Present-
Day Research in Foreign Languages and Literatures, Bucureşti, Academia de
Ştiinţe Economice, p. 261-265.
– (1975b) « Semantic interpretants and enriching vocabulary », in Applied
Linguistics in Various Practical Domains, Bucureşti, TUB (Presses
universitaires de Bucarest), p. 55-68.
– (1978a) « Temps modal vs. temps dictal dans les structures à verbe performatif
illocutionnaire », Analele Universităţii Bucureşti – Limbi şi literaturi străine,
no 27, p. 77-82.
– (1978b) « L’injonctif lexicalisé en roumain et en français », in Études romanes
dédiées à Iorgu Iordan, Universitatea din Bucureşti & S.R.L.R., p. 265-271.
– (1980a) « Les verbes illocutionnaires de jugement en français contemporain »,
Le verbe roman, Bulletin de la Société roumaine de linguistique romane, no 14,
Bucureşti, TUB, p. 21-36.
– (1980b) « La pragmatique des langues de spécialité », in P. Miclău (dir.),
Introduction à l’étude des langues des spécialité, Bucureşti, TUB, p. 225-
279.
– (1980c) « Zona conceptuală a actelor de limbaj », in T. Cristea et al. (dir.),
Gramatica naţională: propuneri pentru stabilirea unui program tematic,
Limbile moderne în şcoală, I, p. 90-95.
– (1981a) « Le verbe illocutionnaire ‘prétendre’ – modalisateur du testimonial »,
Analele Universităţii Bucureşti – Limbi şi literaturi străine, no 30, p. 37-46.
– (1981b) « La zone modale de la coercition en français et en roumain », in
Études contrastives. Les modalités, Bucureşti, TUB, p. 173-198.
– (1982) « Pragmatique », in P. Miclău (dir.), Les langues des spécialité, Bucarest,
TUB, p. 145-173.
– (1983a) « Les interprétants sémantiques », in De la linguistique à la didactique,
Bucureşti, TUB, p. 84-97.
– (1985a) « La pragmatique linguistique : Conventionnalisme – calcul
conversationnel », Revue Roumaine des Sciences Sociales. Série de Philosophie
et Logique, no 29(3-4), p. 279-287.
– (1985b) « Linguistic pragmatics », Revista de Filozofie, no 25(6), p. 554-558.
– (1986a) « Les valeurs illocutionnaires de l’acte se taire », Revue Roumaine de
Linguistique, no 31(4), p. 317-323.
– (1986b) « Definiţia lexicografică a holofrazelor », Studii şi Cercetări Lingvistice,
no 37(2), p. 135-139.
– (1991a) « L’analyse pragma-linguistique d’un discours ésotérique littéraire »,
in J. Dauphiné (dir.), Création littéraire et tranditions ésotériques (XV e et XX e
siècles), Biarizz, J. & D. Éditions, p. 89-103.
– (1992) « Les connecteurs pragmatiques en français et en roumain », in Les
Actes du XIX e Congrès International de Linguistique et Philologie romanes,
22
Publications d’Olga Galatanu
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
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Publications d’Olga Galatanu
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
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Publications d’Olga Galatanu
– (1995) [Mc Andrew, M., Toussaint, R. & Galatanu, O. (dir.)] Pluralisme et
éducation : politiques et pratiques au Canada, en Europe et dans les pays du
Sud : l’apport de l’éducation comparée. Actes du colloque de l’Association
francophone d’éducation comparée, tenu à l’Université de Montréal du 10 au
13 mai 1994, Tome 1, Montréal, Université de Montréal.
– (1995) [Galatanu, O., Toussaint, R., Zay, D. et al. (dir.)] Modèles, transferts et
échanges d’expériences en éducation : nécessité d’une analyse conceptuelle
et d’une réflexion méthodologique. Actes du colloque international de
l’Association francophone d’éducation comparée, Sèvres, 18-20 mai 1995,
Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières.
– (1998) [Barbier, J.-M. & Galatanu, O. (dir.)] Action, affects et transformation
de soi, Paris, P.U.F.
– (2000) [Barbier, J.-M. & Galatanu, O. (dir.)] Signification, sens, formation,
Paris, P.U.F.
– (2004) [Barbier, J.-M. & Galatanu, O. (dir.)] Les savoirs d’action : une mise en
mots des compétences ?, Paris, L’Harmattan.
– (2009) [Galatanu, O., Pierrard, M. & Van Raemdonck, D. (dir.)] Construction
du sens et acquisition de la signification linguistique dans l’interaction,
Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
– (2010) [Galatanu, O., Pierrard, M., Van Raemdonck, D., Damart, M.‑E.,
Kemps, N. & Schoonheere, E. (dir.)] Enseigner les structures langagières en
FLE, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
– (2014) [Galatanu, O., Bellachhab, A. & Kandeel, R. (dir.)] Discours et com
munication didactiques en FLE, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
2.2. Articles
Galatanu, O. (1979) « Le modèle des actes de langage et la didactique des langues
étrangères », Colloques, no 2, p. 117-126.
– (1980d) « Acte de limbaj / acte de vorbire în didactica limbilor străine »,
in T. Cristea et al. (dir.), Opţiuni metodologice în predarea limbilor stăine,
Limbile stăine în şcoală, II, p. 132-137.
– (1983b) « Les actes de langage », in De la linguistique à la didactique,
Bucureşti, TUB, p. 114-139.
– (1991b) « Fondements théoriques (linguistiques) de la programmation
didactique et méthodologique d’un enseignement secondaire visant la
formation d’une compétence de compréhension orale et écrite minimale en
langues latines », Dialogues et Cultures, no spécial 91(1), p. 6-67.
– (1996a) « Analyse du discours et approche des identités », in J.-M. Barbier
et M. Kaddouri (dir.), Formation et dynamiques identitaires, Éducation
permanente, no 128, p. 45-61.
– (1996b) « Savoirs théoriques et savoirs d’action dans la communication
didactique », in J.-M. Barbier (dir.), Savoirs théoriques, savoirs d’action, Paris,
P.U.F., p. 101-118.
27
Du sens à la signification. De la signification aux sens
28
Première partie
Georges Kleiber
Introduction
Même si les sémanticiens n’empruntent pas tous le même chemin, ils
circulent pourtant sous le même ciel et se fixent le même objectif : celui
de mieux comprendre l’émergence du sens langagier. Je n’ai ainsi pas
emprunté les mêmes routes sémantiques qu’Olga Galatanu, mais nous
avons cheminé sous le même soleil, dans la même direction, avec le
même horizon, celui d’arriver à donner un peu plus de sens au … sens.
Et en partageant certaines conceptions fortes sur le sens : qu’il n’est
pas fait d’un seul tissu, qu’il y a des « morceaux » sémantiques stables
et d’autres plus instables, que seul le recours aux faits de langue et à
des faits de types différents pouvait lui assurer une certaine pertinence,
qu’il n’était pas forcément nécessaire de procéder par grandes envolées
abstractives, mais que de petits sauts pouvaient aussi faire avancer
les choses, souvent plus loin d’ailleurs que l’architecturale emprise
de systèmes trop englobants et trop statiques. C’est un tel petit saut
que nous nous proposons d’effectuer ici pour rendre hommage à Olga
Galatanu et saluer ainsi son remarquable parcours dans les sombres et
lumineux pays du sens.
Ce petit saut se fera dans le domaine des noms et concernera plus
particulièrement l’opposition massif/comptable. Nous ne reprendrons pas
ici la question archi-labourée de sa définition1, mais en analyserons un aspect
généralement délaissé, celui de son application aux noms superordonnés.
1
On citera pour le français tout spécialement les monographies de Van de Velde (1995),
Flaux et Van de Velde (2000), Nicolas (2002), Asnes (2004) et l’ouvrage collectif de
David et Kleiber (1989). Pour notre part, nous n’avons cessé depuis 30 ans de réfléchir
à cette thématique avec, à chaque fois – nous ne le cachons pas – un grand plaisir (voir
Kleiber, 1981, 1994 a, 1997, 1998 a et b, 2001, 2003, 2005, 2006, 2011 a, b et c, 2013
et à paraître).
31
Du sens à la signification. De la signification aux sens
2
On rappellera que la sémantique du prototype substitue à l’opposition hiérarchique
hyponyme-hyperonyme une dimension verticale sur laquelle elle distingue trois
niveaux qualitatifs différents : un niveau privilégié, le niveau de base (cf. pomme),
qui a, au-dessus de lui, le niveau superordonné (cf. fruit), et en dessous le niveau
subordonné (cf. boscop) (Rosch et al., 1976 ; Kleiber, 1990 et 1994 a, b et c).
3
Par « intrinsèquement massif » ou « intrinsèquement comptable », nous entendons
dire que cette propriété d’être massif ou comptable est un trait sémantique inhérent du
nom et n’est pas le résultat d’un transfert (ou coercition, recatégorisation ou encore
réification), comme dans le passage du comptable un curé au massif du curé (cf. Il
bouffe du curé tous les jours).
32
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés
4
Appellation du groupe Sconominalia de l’équipe Scolia de Strasbourg pour regrouper
des noms de différents types qui soit occupent le sommet des hiérarchies, soit présentent
une généralité et une abstractivité fonctionnelles très grandes.
33
Du sens à la signification. De la signification aux sens
34
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés
7
Ce n’est pas le seul mode de transfert massif → comptable. Il y a également le passage
du massif au comptable par ce que Galmiche (1987 et 1989) a appelé le conditionneur,
qui a pour effet de mettre le massif en unités de conditionnement (cf. de la bière → j’ai
bu une bière).
8
Rappelons simplement qu’un nom superordonné a pour rôle de rassembler des sous-
catégories basiques hétérogènes (Wierzbicka, 1985), c’est-à-dire des sous-catégories
qui peuvent être sensiblement différentes quant à leurs occurrences (cf. la différence,
pour fruit, entre une banane et une pomme, ou, pour boisson, entre du vin et de l’eau).
35
Du sens à la signification. De la signification aux sens
ces deux raisons fait que l’on s’attend à ce que les noms superordonnés
donnent plutôt lieu à une comptabilité de sous-catégories qu’à une
comptabilité d’occurrences. Or, c’est l’inverse, comme nous l’avons vu,
qui se fait jour avec les noms superordonnés subsumant des noms basiques
comptables : leur comptabilité intrinsèque est préférentiellement une
comptabilité d’occurrences et non une comptabilité de sous-catégories
comme on pourrait s’y attendre. L’origine de cette comptabilité a donc
de quoi intriguer.
9
Voir Langacker (1991), Jackendoff (1991), Van de Velde (1995), Kleiber (1994 a,
1997, 1998 a et b, 2011 a, 2013 et à paraître) et Flaux et Van de Velde (2000). Le débat
n’est toutefois pas clos, comme le montrent les critiques de Nicolas (2002 : 65-66), qui
refuse la solution en termes de bornage intrinsèque pour les noms comptables.
10
Pour la définition et délimitation des occurrences, voir Kleiber (2011 a et 2013).
11
Pour plus de détails sur la notion de situation d’occurrence, voir Kleiber (2011 a et c,
2013 et à paraître).
36
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés
37
Du sens à la signification. De la signification aux sens
12
Avec Irène Tamba nous avons montré en 1991 que l’inclusion « sémantique »
généralement mise en avant pour définir la relation d’hypo/hyperonymie n’était pas
valide et que c’était au contraire une inclusion de classes ou de catégories qui s’avérait
décisive pour saisir la relation sémantique entre l’hyperonyme et les hyponymes
(Kleiber et Tamba, 1991).
38
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés
39
Du sens à la signification. De la signification aux sens
40
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés
14
Cf. la fabrication et vente d’unités de pain.
15
Pour une réponse à cette question, voir notre analyse des noms de couleurs (Kleiber,
2009, 2010 et 2011 d).
41
Du sens à la signification. De la signification aux sens
42
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés
Conclusion
Il nous semble que le « petit saut » annoncé dans notre introduction
nous a permis de progresser dans notre connaissance de l’opposition
massif/comptable appliquée aux noms. La règle d’héritage d’occurrence
mise en relief, qui stipule qu’une catégorie supérieure, c’est-à-dire une
catégorie qui réunit des sous-catégories, hérite des occurrences des
sous-catégories rassemblées, nous semble tout particulièrement apte à
éclairer d’une nouvelle manière son fonctionnement. En nous intéressant
prioritairement aux noms superordonnés et en nous servant de la notion
d’occurrence, nous avons obtenu des résultats qui, sans remettre en
cause les acquis des travaux antérieurs en ce domaine, jettent une
nouvelle lumière sur la comptabilité et la massivité nominales. Nous
avons notamment montré que la comptabilité intrinsèque des noms
superordonnés subsumant des noms de base massifs n’était pas du même
type que celle des noms superordonnés subsumant des noms de base
comptables : la première relève d’une comptabilité de catégories, alors
que la seconde porte sur une comptabilité d’occurrences. Nous avons tout
spécialement mis en évidence la différence d’origine de ces deux types
de comptabilité, analysé leur émergence pour faire ressortir leur utilité
commune sur le plan du dénombrement des occurrences.
Nous avons aussi posé quelques jalons pour des recherches
futures : il faudra s’intéresser de plus près aux différents types de noms
superordonnés chapeautant les noms de base massifs et accorder une
attention spéciale à la comptabilité des noms superordonnés d’affects et
de qualités. Mais ce nouveau « saut » se fera en d’autres lieux et temps.
Pour le moment, il s’agit simplement, pour conclure, de redire ici à Olga
Galatanu : « Chapeau bas ! ».
Bibliographie
Asnes, M. (2004) Référence nominale et verbale. Analogies et interactions, Paris,
Presses de l’Université Paris-Sorbonne.
Bunt, H. C. (1985) Mass Terms and Model-Theoretic Semantics, Cambridge,
Cambridge University Press.
David, J. & Kleiber, G. (dir.) (1989) Termes massifs et termes comptables, Paris,
Klincksieck.
Flaux, N. & Van de Velde, D. (2000) Les noms en français : esquisse de
classement, Gap-Paris, Ophrys.
Galmiche, M. (1987) « À propos de la distinction massif/comptable », Modèles
linguistiques, no 9(2), p. 179-203.
Galmiche, M. (1989) « Massif/comptable de l’un à l’autre et inversement »,
in J. David et G. Kleiber (dir.), Termes massifs et termes comptables, Paris,
Klincksieck, p. 63-77.
43
Du sens à la signification. De la signification aux sens
44
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés
Kleiber, G. (2011b) « Pour entrer par la “petite porte” de même dans la sémantique
des noms », Romanica Cracoviensia, no 11, p. 214-225.
Kleiber, G. (2011c) « Odeurs : problèmes d’occurrence », in G. Corminboeuf
et M.-J. Béguelin (dir.), Du système linguistique aux actions langagières.
Mélanges en l’honneur d’Alain Berrendonner, Bruxelles, De Boeck, p. 301-
313.
Kleiber, G. (2011d) « Petite sémantique des couleurs et des odeurs », in
É. Lavric, W. Pöckl et F. Schallhart (eds.), Comparatio delectat. Akten der VI.
Internationalen Arbeitstagung zum romanisch-deutschen und innerromanischen
Sprachvergleich (Innsbruck, 3-5 September 2008), Teil I, Frankfurt a. M., Peter
Lang Verlag, p. 85-113.
Kleiber, G. (2013) « L’opposition nom comptable / nom massif et la notion
d’occurrence », Cahiers de lexicologie, no 103, p. 85-106.
Kleiber, G. (à paraître) « Sur l’opposition nom comptable/nom massif : le cas des
noms superordonnés subsumant des noms comptables ».
Kleiber, G. & Tamba, I. (1990) « L’hyponymie revisitée : inclusion et hiérarchie »,
Langages, no 98, p. 7-32.
Langacker, R. W. (1991) « Noms et verbes », Communications, no 53, p. 103-153.
Nicolas, D. (2002) La distinction entre les noms comptables et les noms massifs,
Louvain-Paris, Éditions Peeters.
Pelletier, F. J. (1975) « Non-Singular Reference some Preliminaries »,
Philosophia, no 5(4), p. 451-455.
Rosch, E., Mervis, C. B., Gray, W. D., Johnson, D. M. & Boyes-Braem, P. (1976)
« Basic Objects in Natural Categories », Cognitive Psychology, no 8, p. 382-
436.
Van de Velde, D. (1995) Le spectre nominal. Des noms de matière aux noms
d’abstraction, Paris-Louvain, Éditions Peeters.
Veluppillai, V. (2012) An Introduction to Linguistic Typology, Amsterdam/
Philadelphia, John Benjamins Company.
Wierzbicka, A. (1985) Lexicography and Conceptual Analysis, Ann Arbor,
Karoma Publishers.
45
Deuxième partie
Laurence Rosier
Prologue
Le genre « Hommage » permet d’adopter un style un peu éloigné des
traditionnels articles scientifiques : des linguistes comme Jean-Claude
Chevalier, Marc Wilmet ou encore André Joly s’y sont essayé avec un
bonheur d’écriture et une jubilation qui transformaient l’exercice parfois
un peu contraint de l’hommage non seulement en un fait de langue mais
aussi en un fait de style. Cette patte est de moins en moins présente
dans la rédaction scientifique en raison des critères de formalisation
et d’uniformisation des modes d’énonciation de la recherche dans les
circuits classiques de production scientifique soumis aux classements et
rankings.
Il est cependant un endroit où les scientifiques de tous bords ont
retrouvé la possibilité de s’énoncer de façon à la fois plus personnelle,
plus concrète et plus accessible : c’est la toile et ses divers genres qui
participent de ce qu’on appelle la cyber-recherche, dont l’interaction avec
les lecteurs est une des modalités fondamentales de production du sens et
des discours.
Reprenant en l’adaptant le genre ancien de la chronique linguistique –
je pense aussi bien à Marcel Cohen qu’à Alain Rey –, je rédige depuis
quelque temps des chroniques de linguistique sur les réseaux sociaux et
j’ai été frappée de voir à quel point les réflexions sur la production du sens
intéressaient les locuteurs « profanes ».
Si la recherche théorique et les démarches épistémologiques sont au
centre de l’analyse du discours telle que je la pratique, il y a aujourd’hui
un enjeu à produire un discours sur le discours qui soit une façon d’outiller
les citoyens pour mieux comprendre les mécanismes de production
idéologique qui se construisent à travers les mots.
49
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Introduction
Olga Galatanu a développé une théorie sémantique aux confins de
la sémantique discursive, de la pragmatique intégrée et de l’analyse
du discours (désormais AD). Dans un article de 2004, elle donnait ces
définitions de l’AD, étiquette polysémique s’il en est :
Deux types d’objectifs définissent en général la problématique de l’Analyse
du Discours :
L’analyste du discours peut d’abord vouloir identifier la spécificité du
discours étudié, qu’il s’agisse des “invariants” (ou tout au moins des éléments
récurrents) d’une pratique discursive, ou des traits caractérisant une identité
énonciative, ou encore d’une occurrence énonciative, envisagée dans la
singularité de l’acte de parole. Il peut également vouloir, à partir des résultats
ainsi obtenus, formuler des hypothèses interprétatives portant sur la pratique
humaine qui porte le discours étudié et, dans ce cas, il s’agit d’une analyse du
discours au service de l’analyse des pratiques sociales. (Galatanu, 2004 : 213)
Ma recherche se situe dans l’axe 2 énoncé par Olga Galatanu et se
double d’une préoccupation sociale : poursuivre le souhait cher à Saussure
de pratiquer une linguistique utile et mettre le linguiste dans la cité, au
service d’une meilleure compréhension des phénomènes de production
sémantique et de circulation des discours.
Un enjeu fondamental de la circulation des discours sociaux est la
mémoire collective ou individuelle, sociale et discursive sur laquelle elle
repose : je suis frappée, lors de mes cours d’analyse du discours, de voir
que la mémoire interdiscursive convoquée par les médias, comme par
exemple le quotidien Libération, est peu ou pas comprise par des jeunes
de 20 ans aujourd’hui : à cela je n’oppose pas un discours réactionnaire
consistant à critiquer le « manque » de culture des étudiants mais je
m’interroge plutôt : pourquoi un média s’appuie-t-il systématiquement
sur des référents culturels à large spectre (au sens où un écho à Laclos
voisine avec une référence à un film populaire) créant un imaginaire
culturel hybride censément partagé ?
Mes intérêts vont donc sur l’effectivité – l’actualisation – des discours
produits plutôt que sur leur potentiel discursif, même si, de fait, l’origine
du sens ne peut être occultée dans la réflexion sur la charge sémantique et
le pouvoir performatif des discours produits. La prise de parole publique
50
Dans tous les sens : le poids du contexte, le choc des jeux sémantiques
51
Du sens à la signification. De la signification aux sens
52
Dans tous les sens : le poids du contexte, le choc des jeux sémantiques
3
Les noms des acteurs/actrices ou réalisateurs de films à caractère pornographique (par
exemple John B. Root, Linda Lovelace, Ovidie, Tabatha Cash, etc.), à connotation plus
ou moins sexuelle ou sociale.
53
Du sens à la signification. De la signification aux sens
54
Dans tous les sens : le poids du contexte, le choc des jeux sémantiques
qu’a fait dans la suite de la séance Catherine Tasca par sa réplique : « Eh
oui ! Encore une nana qui prend la parole », illustrant parfaitement ce
que la philosophe américaine Judith Butler nomme la resignification : on
s’empare du mot qu’on a subi pour s’en réapproprier le sens, on redevient
un sujet plein, un sujet agissant (sur resignification et interpellation, voir
aussi Paveau, 2010). Le travail du sens qui s’effectue là est donc encore
plus important que dans l’emploi devenu péjoratif d’un terme initialement
neutre : il s’agit ici d’un retournement idéologique, à l’instar de nombreux
exemples historiques (impressionniste, trotskiste, beur, sorcière, salope,
pd, coglioni, etc.).
Prenons alors le second exemple issu du même contexte et qui, lui,
n’a pas été utilisé non plus de façon directement adressée : « beaucoup
de femmes risquent de se retrouver dans le rôle de potiches » (Hervé
Maurey, député centriste). Initialement (Rey, 1998 [2006]), le terme
désigne un grand vase rond originellement contenant du saindoux (sens
perdu), se spécialise pour désigner un vase en porcelaine puis pouvant
ensuite désigner des matériaux moins nobles. Plus tardivement, le mot
s’est alors appliqué à une personne mais il s’est doublé, en parallèle, par
l’objectivation, d’un sens péjoratif : est potiche celui ou celle qui n’a qu’une
fonction honorifique, sans pouvoir réel. On pourrait penser l’expression
genrée au sens où cette métaphore se retrouve dans un même champ
sémantique de contenants avec les termes cruche, gourde, casserole pour
désigner des femmes écervelées ou des mégères. Cependant, on trouve
potiche généralement usité en dénégation (je ne suis pas une potiche)
même si on trouve sous la plume d’écrivains le terme en autodénigrement
(Vercors ou Varende : moi la grosse potiche, 1959). Par la suite, le terme
s’est politisé et est devenu emblématique des combats féministes (le slogan
des années 1970 : « Femme potiche, femme godiche », l’ouvrage Femme
potiche femme bonniche de Claude Alzon radicalisent l’emploi jusqu’à sa
résurgence médiatique avec l’adaptation de la pièce de théâtre éponyme
de Barillet et Gredy au cinéma par le réalisateur François Ozon en 2010).
La potiche devient maîtresse d’entreprise suite à une défaillance de son
mari et incarne une sorte de mère courage bourgeoise. La resignification
semble ici délicate : se faire traiter de potiche n’entraîne pas la réplique
de l’omnipersonnalisation identitaire bien connue comme formule nous
sommes tous des X, sous la forme *nous sommes toutes des potiches.
Comme si le mot ne pouvait s’axiologiser positivement.
J’ai néanmoins trouvé cet emploi : les hôtesses du peloton au tour de
France se font régulièrement traiter de potiche et l’une d’elle de rétorquer :
« Qu’on nous prenne pour des potiches, ça me fait rire. Si une potiche se
lève à 7 heures du matin pour remplir les camions de marchandises et
faire 200 km de route ensuite. Je veux bien en être une ! ». Dans ce cas, le
terme est bel et bien resémantisé en discours.
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
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Dans tous les sens : le poids du contexte, le choc des jeux sémantiques
4
Il s’agit de l’évènement dit La tuerie de Liège. Celui-ci s’est déroulé au centre de la
ville belge de Liège le 13 décembre 2011. La tuerie fut opérée au moyen de grenades
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
En guise de conclusion
Ainsi, un terme axiologiquement neutre peut devenir une insulte à
caractère raciste ; ainsi des sexotypes dénigrants peuvent-ils être retournés
en autodésignation positive ; ainsi la société organise-t-elle ce qu’elle
considère comme des désignations négatives ou positives. Entre langue
et société, le sens se construit et se reconstruit, infatigable, en discours.
La sémantique des actualisés nous en dit long sur les possibilités offertes
en discours pour détourner, retourner et faire circuler des significations
inédites au départ en langue. En tant que linguiste systématique, il convient
alors ensuite de voir comment et pourquoi certains mots vont thésauriser
les circulations sémantiques, sous quel poids (culturel, idéologique,
mémoriel), alors que d’autres passeront à la trappe des sens ponctuels,
médiatiques, un sens cigale au lieu d’un sens fourmi…
Bibliographie sélective
Bres, J. (1989) « Sociotypes, contresociotypes : un récit nommé désir »,
Littérature, no 76, p. 74-88.
Calabrese, L. & Rosier, L. (dir.) (2009) Ethnotypes, sociotypes : normes, discours,
cultures, Le Discours et la langue, no 1.
et d’un fusil d’assaut de type FN FAL, sur une place très fréquentée du centre ville, aux
abords du marché de Noël, sur le temps de midi ; elle a été perpétrée par un homme
de 33 ans, du nom de Nordine Amrani, qui s’est ensuite donné la mort. Le bilan de la
tuerie a fait état de 5 morts et de 125 blessés.
58
Dans tous les sens : le poids du contexte, le choc des jeux sémantiques
59
La dimension axiologique de la dénomination
au service de l’argumentation
Le cas des débats présidentiels
Catherine Kerbrat-Orecchion
1. Introduction
En 2002, Olga Galatanu publiait un article intitulé « La dimension
axiologique de l’argumentation » et en 2006, paraissait un autre article
intitulé cette fois « La dimension axiologique de la dénomination ». Dans
ce volume d’hommages il m’a semblé intéressant de revenir sur cette
notion de « dimension axiologique » (qui m’avait moi-même intéressée
naguère1), en l’articulant de la façon suivante aux problématiques de la
dénomination et de l’argumentation :
(1) L’activité de dénomination (attribution d’un signifiant à un référent,
via un signifié), qu’on l’envisage en langue (auquel cas le référent
du mot correspond à une classe d’objets) ou en discours (auquel
cas le mot renvoie à un objet particulier)2, implique toujours une
catégorisation du référent (donc la mise en saillance de certaines
de ses propriétés), et parfois en outre une évaluation positive ou
négative de ce référent, c’est-à-dire une « dimension axiologique ».
(2) Dans cette mesure, l’acte de dénomination, surtout s’il comporte
cette dimension axiologique, peut être mis au service de
l’argumentation : les choix lexicaux jouent un rôle décisif pour
orienter le discours vers tel ou tel type de conclusion, comme l’ont
abondamment montré les travaux effectués dans la mouvance de
la théorie d’Anscombre et Ducrot sur « l’argumentation dans la
langue », mais aussi par exemple les études de Danet (1980) sur
les implications argumentatives du choix de baby de préférence à
1
Voir Kerbrat-Orecchioni, 1980 [2009] : 83-94, 102-112, 119-122.
2
Cf. Kleiber (1994) sur la dénomination en langue vs en discours (qu’il propose
d’appeler plutôt « désignation »).
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
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La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
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Les extraits de corpus mis en positon détachée sont transcrits selon les conventions
aujourd’hui en usage : / et \ pour les intonations respectivement montante et
descendante ; (.) pour les courtes pauses ; deux points (éventuellement redoublés) pour
les allongements ; majuscules pour l’emphase accentuelle.
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La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
FM : c’est pas ça qu’il faut faire\ (.) il faut pas/ euh essayer de diviser les
Français\ […]
je veux unir et rassembler\ comme je l’ai dit/ (.) dimanche soir\ (.) autour/ (.)
des valeurs/ démocratiques\ (.) […]
JC : je vous ai dit tout à l’heure/ monsieur Mitterrand/ (.) les raisons pour
lesquelles/ (.) je ne croyais pas que vous étiez une rassembleur\ (.) je n’y
reviendrai/ pas\ (.) je souhaite quant à moi/ parce que j’appartiens (.) à une
famille/ qui a toujours\ (.) souhaité le rassemblement\ (.) c’était/ (.) le but
du général/ et le seul\ (.) qui y soit largement parvenu\ (.) je souhaite/ par
l’ouverture/ le dialogue/ et la tolérance/ rassembler\ rassembler naturellement/
(.) ma famille naturelle/ qu’il s’agisse (.) des centristes/ des libéraux/ (.) ou
des gaullistes/ (.) mais bien au-delà\ (.) toutes celles et tous ceux/ qui (.) ont
une/ (.) même idée des choses\ […]
vous parlez souvent de rassemblement/ (.) c’est un des domaines/ où vous
avez plutôt apporté la division\ (.) euh:: vous/ et votre gouvernement\ (.)
ou en 2012 (débat Hollande-Sarkozy, qui s’ouvre précisément sur ce
thème) :
FH : et c’est pourquoi/ je veux être aussi/ le président du rassemblement\ (.)
pendant/ (.) trop d’années/ les Français ont été opposés\ (.) systématiquement\
les uns/ par rapport aux autres\ divisés/ (.) et donc je veux les réunir\ car
je considère que c’est de toutes les FORces/ de la France/ dont nous avons
besoin\ […]
NS : […] le rassemblement/ c’est un très beau mot\ c’est une très belle/ idée\
mais il faut y mettre des faits\ (.) le rassemblement/ c’est quand on parle/ au
peuple de France\ (.) à tous les Français\ (.) je ne suis pas l’homme/ d’un parti/
(.) je ne parle pas à la gauche\ (.) hier/ je me suis adressé/ à tous les Français\
(.) pas simplement aux syndicalistes/ qui ont PARfaitement un rôle à (.) à
jouer/ (.) le rassemblement c’est de parler à tous ceux/ y compris/ qui n’ont
pas vos idées\ (.) parce que lorsqu’on est président de la République/ (.) on
est président bien sûr/ de ceux qui ont voté pour vous/ (.) mais on l’est aussi
de ceux/ qui n’ont PAS voté pour vous\ (.) c’est peut-être/ ce qui fait/ notre
différence\ […]
FH : […] mais/ je veux revenir/ sur le rassemblement\ parce que je pense/ (.)
comme vous/ (.) que c’est une/ (.) notion essentielle pour (.) notre pays\ (.) et
si vous avez/ le sentiment que pendant CINQ ans/ (.) vous avez rassemblé tous
les Français\ (.) vous ne les avez pas divisés\ (.) vous ne les avez pas opposés\
vous n’avez pas montré celui-ci du doigt/ celle-là/ (.) de (.) certaine distance/
(.) alors/ euh je vous donnerai quitus/ (.) mais/ je sais/ que les Français ont eu
ce sentiment\ (.) d’avoir toujours/ euh à être soumis/ à des séparations/ à des
clivages […]
(2) Le schéma est similaire dans le cas du thème également récurrent de
l’impartialité ; par exemple en 1988, Mitterrand déclare sans ambages :
tout cela montre une MAINMISE/ de caractère/ TOTAlitaire/ je n’hésite
pas/ à employer ce mot/ (.) sur les moyens de l’information\
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La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation
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Sauf quand il s’applique au comportement ou à l’opinion d’un candidat : chaque
débatteur s’emploie à rejeter sur l’autre l’accusation d’avoir changé, l’éthos
« girouette » (le terme est utilisé par Sarkozy à l’encontre de Hollande) étant dans ce
contexte plutôt mal vu. Il arrive toutefois que le candidat admette et même revendique
le fait d’« avoir changé », par exemple Giscard en 1981 (cet aveu s’inscrivant dans la
stratégie générale du « changement dans la continuité ») : « moi/ j’ai changé\ (.) parce
que/ (.) j’ai eu à supporter/ (.) le poids de la conduite/ (.) des affaires de la France/
pendant sept ans\ (.) et ceci/ m’a changé\ (.) ».
72
La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation
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Curieusement, le thème du changement n’apparaît pas dans le débat de 1988, et il est
peu développé dans celui de 2007.
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
pas (« non je ne me calmerai pas » répété quatre fois : elle persiste et signe),
car il y a des colères qui sont saines « parce qu’elles correspondent à la
souffrance des gens ». S’ensuit un long affrontement verbal (plus de six
minutes) que l’on peut en gros résumer de la façon suivante7 :
• Royal opère au sein de la notion de « colère » une dissociation
entre la colère « saine » et les autres formes de colère (dont il ne
sera pas question), mettant en place le syntagme « saine colère »
qu’elle définit (les saines colères sont celles qui procèdent d’un
sentiment de révolte devant le spectacle de la souffrance), qui est
pour elle chargé d’une valeur axiologique positive8, et qui s’oppose
à la notion, connotée négativement, d’« énervement ».
• Sarkozy, lui, assimile colère et énervement, utilisant successivement
comme de simples variantes les expressions « perdre ses nerfs »,
« s’énerver », « sortir de ses gonds », « se mettre en colère » et
« perdre son sang-froid » : toutes ces expressions sont pour lui
synonymes et également chargées d’une connotation négative, et
c’est cet état émotionnel peu recommandable qu’il attribue à Royal ;
assimilation et qualification que celle-ci estime « méprisante » car
elle ravale une émotion noble et réfléchie au rang d’un vulgaire
coup de sang incontrôlé :
NS : je je je ne (.) je ne sais pas pourquoi euh madame Royal euh
d’habitude calme a perdu ses
[nerfs (.) parce que (.) parce que j’ai]
SR : [non je ne perds pas mes nerfs je suis en colère\ (.) ce n’est pas
pareil pas de mépris monsieur Sarkozy\ (.) pas de mépris\]
L’affrontement se ramène donc à une négociation du sens, dénotatif
et connotatif, du terme axiologiquement ambivalent de colère, en
même temps que du référent correspondant (quel est exactement l’état
émotionnel de Ségolène Royal ?), négociation qui s’entrelace avec une
négociation secondaire concernant cette fois Sarkozy : se rend-il ou non
coupable d’« immoralité politique » ? (ce qu’évidemment l’intéressé
récuse violemment). La durée exceptionnelle de la séquence, malgré les
objurgations répétées des animateurs enjoignant les débatteurs de fermer
cette parenthèse émotionnelle pour aborder le thème de l’Europe, tient
bien évidemment à l’importance de l’enjeu, qui n’est rien moins que la
7
Pour une analyse détaillée de cette séquence, voir Constantin de Chanay et al., 2011.
8
Autre cas d’utilisation dans le corpus du mot « colère » chargé d’une connotation
positive : celui que l’on rencontre dans l’expression « vote de colère » utilisée dans le
débat de 2012 comme une sorte d’euphémisme pour désigner le vote Front National.
Notons que lors de la campagne des primaires socialistes de 2012 Royal a préféré
utiliser le terme « indignation », plus univoque axiologiquement (surtout depuis la
parution de l’opuscule de Stéphane Hessel).
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La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
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Précisons que Mitterrand oppose en 1981 les « nationalisations », qui peuvent être une
bonne chose, à l’« étatisation », qu’il condamne en l’associant à la « bureaucratisation »
– notion qui est donc marquée négativement dans les deux idiolectes (ou « idéolectes ») :
« c’est la gauche en effet qui nationalise/ lorsque c’est nécessaire/ pour défendre les
intérêts des petites et moyennes entreprises/ des marchés/ la concurrence/ (.) contre la
toute puissance/ de quelques groupes nationaux/ ou internationaux\ (.) mais c’est la droite/
qui étatise\ (.) nous n’étatisons/ pas\ (.) la bureaucratie/ c’est vous qui l’avez faite ».
10
À distinguer du caractère ambivalent de certaines notions dont l’orientation peut varier
au gré des contextes pour un même locuteur.
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La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation
3. Conclusion
L’examen des données confirme à l’évidence cette affirmation de
Krieg-Planque (2000 : 66), qui s’applique tout particulièrement aux types
de discours ayant un caractère foncièrement argumentatif, comme c’est
le cas de nos débats :
Les mots sont […] des supports d’arguments. […] Si argumenter consiste à
orienter le raisonnement vers une certaine conclusion, il est clair que certaines
dénominations fonctionnent, par elles-mêmes, dans un univers de discours
donné, comme des arguments.
J’ajouterai que la relation entre le vocabulaire et l’argumentation peut
être envisagée sous deux angles : d’une part (et c’est l’essentiel), le choix
des mots peut être, entre autres du fait de la valeur axiologique qu’ils
possèdent souvent, mis au service d’une visée argumentative particulière ;
mais d’autre part, et en quelque sorte en amont, le locuteur peut avoir à
démontrer que le mot qu’il choisit est bien approprié à la situation – à
argumenter le mot, avant d’argumenter par le mot11 : dans l’exemple de la
séquence de la « saine colère », les termes de « colère »/« énervement » sont
utilisés par les débatteurs pour démontrer que Royal est ou n’est pas capable
d’assumer la fonction de présidente de la République, mais il revient aussi
à ces mêmes débatteurs de justifier ou au contraire récuser l’emploi de ces
termes par rapport à la situation décrite (cf. Royal : « je ne m’énerve pas
je suis en colère, je ne suis jamais énervée, j’ai beaucoup de sang-froid »).
Rappelons enfin que dans ce corpus, les axiologiques négatifs sont
beaucoup plus nombreux et plus forts que les axiologiques positifs,
contraints par le respect du principe de « modestie »12 et la crainte de
11
La distinction est similaire à celle qu’établit Micheli (2010) à propos de la relation
entre émotion et argumentation (argumenter par l’émotion vs argumenter l’émotion).
12
Voir sur ce principe Kerbrat-Orecchioni (1990 : 186-8, 230-1, 258-9, 270-1, 292, 297-
8 ; 1992 : 230 sq) ; et pour quelques applications de ce principe dans le corpus, ces
auto-corrections de Giscard d’Estaing dans le débat de 1974 :
« depuis sept ans/ (.) euh j’ai pu gouverner/ enfin gouverner\ (.) j’ai pu\ (.) agir/
comme président de la République/ avec un gouvernement/ (.) sans crise/ (.) et sans
dissolution\ (.) » ;
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La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation
Références bibliographiques
Anscombre, J.-C. & Ducrot, O. (1983) L’argumentation dans la langue,
Bruxelles, Mardaga.
Constantin de Chanay, H., Giaufret, A. & Kerbrat-Orecchioni, C. (2011)
« La gestion interactive des émotions dans la communication politique
à la télévision : quand les intervenants perdent leur calme », in M. Burger,
R. Micheli et J. Jacquin (dir.), La parole politique en confrontation dans les
médias. Analyse des discours politico-médiatiques contemporains, Bruxelles,
De Boeck, p. 25-50.
Danet, B. (1980) « ‘Baby’ or ‘fetus’? : Language and the construction of reality
in a manslaughter trial », Semiotica, no 32, p. 187-219.
Galatanu, O. (2002) « La dimension axiologique de l’argumentation », in M. Carel
(dir.) Les facettes du dire. Hommage à Oswald Ducrot, Paris, Kimé, p. 93-107.
Galatanu, O. (2006) « La dimension axiologique de la dénomination », in
M. Riegel, C. Schnedecker, P. Swiggers et I. Tamba (dir.), Aux carrefours du
sens. Hommages offerts à Georges Kleiber, Louvain, Peeters, p. 495-510.
Kerbrat-Orecchioni, C. (1980 [2009]) L’énonciation. De la subjectivité dans le
langage, Paris, A. Colin.
Kerbrat-Orecchioni, C. (1990 et 1992) Les interactions verbales, t. II et III, Paris,
A. Colin.
Kerbrat-Orecchioni, C. (2005) L’analyse du discours en interaction, Paris,
A. Colin.
Kleiber, G. (1994) « Dénomination et relations dénominatives », Langages, no 76,
p. 77-94.
Krieg-Planque, A. (2000) « La dénomination comme engagement », Langage et
société, no 93, p. 33-69.
Larguèche, E. (1983) L’effet injure. De la pragmatique à la psychanalyse, Paris,
P.U.F.
Micheli, R. (2010) L’émotion argumentée. L’abolition de la peine de mort dans
le débat parlementaire français, Paris, Cerf.
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Dire les rouages du sens
pour le déconstruire et le reconstruire
Nathalie Garric
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Dire les rouages du sens pour le déconstruire et le reconstruire
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difficultés / qu’on est très vigilants aussi à ne pas faire d’amalgame entre euh
/ jeunesse et délinquance / que il y a régulièrement des sujets à l’antenne /
et il y a aura d’autres et on en fait donc régulièrement / des sujets sur toutes
les initiatives qui se passent dans ces cités dites difficiles ou ces banlieues
dites difficiles / euh des sujets plus positifs comme on veut sur ces gens qui
s’investissent davantage dans les banlieues / mais il y a une réalité aussi / il y
a une réalité objective / […]
La dimension métadiscursive, en effet, est explicite : il ne s’agit
nullement de revenir sur les termes en tant qu’unités de langue, mais
sur l’emploi qui est fait de ces termes dans le discours journalistique. Ce
que dénoncent les téléspectateurs, ce n’est pas seulement l’inadéquation
des opérations de nomination, comme le mentionnent les membres de la
rédaction, mais le recours à des termes qui, dans l’espace interdiscursif,
fonctionnent comme des catégorisations socio-idéologiques et, par
voie, comme des déterminations du sens. Autrement dit, les attitudes
épidiscursives débusquent certaines propriétés du discours, notamment
l’appui sur des discours déjà-là, inscrits dans l’espace interdiscursif.
Le terme « insécurité », par exemple, est qualifié d’inadéquat parce
qu’il attribue aux faits désignés une polarité négative associée à un acte
illocutoire de menace qui provoque la peur. Le téléspectateur reproche
ainsi aux journalistes de conforter un discours dominant (Galatanu,
1999) porté par les communicateurs des campagnes présidentielles et de
participer à un mécanisme de stabilisation et de renforcement du monde
dans et par la langue (Galatanu, 2000). Dans les exemples suivants, c’est
l’orientation argumentative prise par le terme « jeune » dans le discours
journalistique qui est mise en cause. « Jeune » est axiologiquement
bivalent, mais seule sa polarité négative est discursivement activée par
l’amalgame avec « voyou, délinquance » ou « violence », construisant une
réalité en quelque sorte univoque, ou tout au moins donnée comme telle.
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Dire les rouages du sens pour le déconstruire et le reconstruire
92
Dire les rouages du sens pour le déconstruire et le reconstruire
93
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Bibliographie
Achard-Bayle, G. & Paveau, M.-A. (2008) « La linguistique “hors du temple” »,
Pratiques, nos 139-140, p. 3-16.
Anscombre, J.-C. (dir.) (1995) Théorie des topoï, Paris, Kimé.
Authier-Revuz, J. (1995) Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et
non-coïncidences du dire, Paris, Larousse, 2 tomes.
Beacco, J.-C. (dir.) (2004) « Représentations métalinguistiques ordinaires et
discours », Langages, no 154, p. 20-33.
Blanche-Benveniste, C. & Jeanjean, C. (1987) Le français parlé, Paris, Didier
Érudition.
Courtine, J.-J. (1981) « Quelques problèmes théoriques et méthodologiques en
analyse du discours à propos du discours communiste adressé aux chrétiens »,
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Ducrot, O. (1988) « Topoï et formes topiques », Bulletin d’études de linguistique
française, no 22, p. 1-14.
Foucault, M. (1969) L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard.
Galatanu, O. (1999) « Le phénomène sémantico-discursif de déconstruction-
reconstruction des topoï dans une sémantique argumentative intégrée », Langue
française, no 123, p. 41-51.
Galatanu, O. (2000) « Langue, discours et systèmes de valeurs », in E. Suomela-
Salmi (dir.), Curiosités linguistiques, Turku, Université de Turku, p. 80-102.
Galatanu, O. (2006) « Applications et implications en Analyse du Discours.
Introduction », in J. Léglise, E. Canut, J. Desmet et N. Garric (dir.), Applications
et implications en sciences du langage, Paris, L’Harmattan, p. 145-149.
94
Dire les rouages du sens pour le déconstruire et le reconstruire
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Désignation, signification et argumentation
dans des définitions naturelles
« Le X n’est pas un Y » ou comment prendre des vessies
pour des lanternes
Marion Pescheux
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
telle autre chose peut ainsi faire prendre des vessies pour des lanternes,
par la seule vertu de l’emploi de définitions naturelles. On explorera
donc ici quelques formes de définitions naturelles et surtout on tentera de
commenter l’imbrication des relations de désignation, de dénomination et
de signification qu’elles expriment.
Les définitions étudiées sont du type « le X n’est pas un Y », et on
s’efforcera de suggérer que, lorsqu’une telle définition est de type
catégorisant – et non attributif –, la négation qui s’y trouve permet à
coup sûr au locuteur de modifier la relation de signification reliant les
mots à leur signification lexicale mais aussi de modifier les relations
de désignation et de dénomination ; on suggérera aussi que de telles
définitions peuvent avoir un caractère métalinguistique, sans être des
formes strictement métalinguistiques. En discours, faire prendre des
vessies pour des lanternes contribue à la construction de représentations
sur le monde, à la fois par une recatégorisation des objets du monde et par
la mobilisation du cinétisme des significations lexicales (Galatanu, 2009).
En premier, le cadre théorique (Sémantique des Possibles
Argumentatifs) et les concepts utilisés seront précisés : signification/sens,
définition naturelle, relation de désignation et relation de dénomination,
métalangage ; puis des énoncés définitionnels seront analysés.
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Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles
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Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles
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Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles
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Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles
2
Pour revenir brièvement aux énoncés (1) à (12), on avancera qu’ils sont tous
polyphoniques, et à minima, polémiques. La validité de cette hypothèse se trouverait
confirmée par des énoncés du même recueil, issus de la même indication de recherche,
composés de deux prédications, dont la seconde introduite par mais ; on renverra
à Ducrot (1984) pour la description de la polyphonie induite par la présence du
connecteur :
(17) Le spectacle n’est pas un ensemble d’images mais un rapport social entre les
individus ;
(18) La prière n’est pas un monologue mais un dialogue entre Dieu et l’humain.
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
Tableau 2. Signification de « embryon »
Traits nécessaires
de catégorisation Stéréotypes Possibles argumentatifs
/cellule, œuf / Œuf DC deux géniteur. Embryon DC œuf
Œuf DC cause première de Embryon DC cause première
toute chose en mesure de se Embryon DC croissance
développer (germe) Deux géniteurs DC embryon
Œuf DC vivant DC concret
Œuf DC initial
Œuf DC unité
DC processus division
Œuf DC croissance
/vivant/ Vivant DC cellule/œuf Embryon DC division
Vivant DC début Embryon DC vivant
Vivant DC division Embryon DC début vie
Vivant DC temporalité/durée
Vivant DC sexué
Vivant DC humain
110
Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles
Traits nécessaires
de catégorisation Stéréotypes Possibles argumentatifs
/initial/ Début DC origine Embryon DC origine
Début DC rudimentaire Embryon DC rudimentaire
Début DC développement
/division/ Division DC processus Embryon DC croissance DC
Division DC multiplication développement
Division DC vivant
/durée/ Durée DC processus Embryon DC vie
Tableau 4. Signification de « objet »
Traits nécessaires
de catégorisation Stéréotypes Possibles argumentatifs
/non animé/ Non animé DC non humain Objet DC non humain DC non
Non animé DC chose animé
/fabriqué/ Fabriqué DC produit de Objet DC produit de l’homme
l’homme DC maniable DC fabriqué
Fabriqué DC destructible DC
maniable
/unité/ Unité DC maniable Objet DC tout
/ concret/ Concret DC tangible Objet DC concret DC tangible
111
Du sens à la signification. De la signification aux sens
L’énoncé étudié, à lui seul, opère déjà une sélection parmi les
définissants, et notamment le fait de dire « l’embryon n’est pas un objet »
semble empêcher en partie l’interprétation de « objet » dans une visée
abstraite (« ce qui a une existence en soi, indépendante de la connaissance
ou de l’idée que peut en avoir l’être pensant »).
Entre embryon et objet, un point commun serait l’élément /unité/ du
noyau de objet et du stéréotype de embryon, et l’élément /concret/ du
stéréotype de embryon et du noyau de objet. Quant à l’élément /fabriqué/
ou /maniable/, présent dans les stéréotypes de objet, et absent de la
signification de embryon, il constitue sans doute une des représentations
au cœur des débats actuels en matière de recherche en biologie…
Il nous reste alors à raisonner sur les effets de la négation dans les
deux énoncés ; les deux énoncés ne sont autres que des déploiements
argumentatifs de embryon, qu’on analysera à partir des éléments de
signification qui viennent d’être esquissés.
112
Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles
En guise de conclusion
Dans les trois premiers alinéas précédents, nous nous sommes limitée
à l’analyse d’une partie des éléments du noyau et des stéréotypes de
embryon. Mais les possibles argumentatifs sont eux aussi impliqués,
non seulement dans les énoncés mondains « l’embryon n’est pas une
personne », mais aussi dans les énoncés métalinguistiques induits :
/embryon signifie personne/ ou /embryon signifie objet/. Par la négation,
le refus même des possibles argumentatifs de personne ou de objet – « la
personne a une conscience ; l’embryon n’est pas une personne, donc
l’embryon n’a pas de conscience », etc. – renforce les discours présupposés
ou présupposables qui affirmeraient que « l’embryon a une conscience »
ou que « l’embryon est fabriqué/able », et, partant, la constitution de ces
discours en tant qu’éléments de la signification de embryon pour certains
locuteurs.
C’est peut-être ainsi que finalement l’embryon serait considéré comme
un être conscient et comme objet de commerce, et que la signification du
terme s’enrichirait de ces éléments. Peut-être est-ce de cette façon que les
vessies peuvent être finalement prises pour des lanternes ?
Plus sérieusement, on soulignera que la négation polyphonique
affectant des définitions naturelles sous forme de prédication d’identité
113
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Bibliographie
Benveniste, É. (1970) « L’appareil formel de l’énonciation », Langages, no 17,
p. 11-18.
Charaudeau, P. & Maingueneau, D. (2002) Dictionnaire d’analyse du discours,
Paris, Seuil.
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p. 77-94.
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Galatanu, O. (2006) « La dimension axiologique de la dénomination », in
M. Riegel, C. Schnedecker, P. Swiggers et I. Tamba (dir.), Aux carrefours du
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linguistique de corpus discursifs, Cahiers du LRL, no 3, p. 49-68.
Maingueneau, D. (1987) Nouvelles tendances en Analyse du discours, Paris,
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La définition, actes du colloque CELEX de Paris Nord, p. 86-97.
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in L. S. Florea, C. Papahagi, L. Pop et A. Curea (dir.), Directions actuelles en
linguistique du texte, Cluj-Napoca, Casa Cărţii de Ştiinţă, p. 189-199.
114
Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles
Annexes
On indiquera ci-après dans un premier temps les définissants du TLFi
ayant trait à la biologie/embryologie selon le dictionnaire. Les astérisques
renvoient aux définitions des noms inclus dans les premiers définissants.
115
Du sens à la signification. De la signification aux sens
116
Représentations de la crise
dans la presse roumaine
Métaphores conceptuelles et expressions métaphoriques
Anca Cosăceanu
Université de Bucarest
Introduction
Cet article fait partie d’une étude plus ample portant sur la mise en scène
de la crise financière et économique actuelle dans le discours médiatique
roumain. Nous y présentons, à l’aide des concepts de la sémantique
cognitive, une analyse qualitative des métaphores de la crise véhiculées par
la presse écrite généraliste roumaine dans la période janvier 2008-juillet
2012 ; nous n’avons retenu que les métaphores non-terminologiques
présentes dans les articles économiques des quotidiens Adevărul, Gândul,
Jurnalul Naţional, Evenimentul Zilei, Cronica Română.
L’analyse a été menée en deux étapes : nous avons d’abord consulté les
éditions papier des journaux en question afin d’identifier les expressions
métaphoriques récurrentes (au nombre de 133), dont nous avons constitué
un corpus de base1. Nous avons ensuite effectué une recherche par mots-
clés sur les éditions électroniques des mêmes journaux (543 articles) ; le
corpus de contrôle ainsi obtenu nous a permis d’isoler les expressions
métaphoriques les plus fréquentes et de les classer par domaines-sources.
Les métaphores conceptuelles le mieux représentées dans ce corpus –
et que nous allons prendre en compte dans ce qui suit – sont celles du
cataclysme, de la maladie et du mouvement ascendant/descendant2.
1
Nous remercions Aura Iordache et Anca Pecican, étudiantes à l’École doctorale
« Langues et Identités culturelles » de l’Université de Bucarest, qui ont, par leurs
travaux, aidé à la constitution de ce corpus.
2
Les exemples tirés des journaux roumains seront traduits en français le plus
littéralement possible. Nous donnerons après chaque exemple l’initiale du journal, le
mois et l’année de parution.
117
Du sens à la signification. De la signification aux sens
118
Représentations de la crise dans la presse roumaine
119
Du sens à la signification. De la signification aux sens
120
Représentations de la crise dans la presse roumaine
121
Du sens à la signification. De la signification aux sens
B. Extension de la crise
Effets en cascade = crise de la dette publique – crise du crédit (les
banques cessent de créditer l’économie) – crise économique (évolution
négative des indicateurs économiques) – faillites – crise de l’emploi –
diminution du pouvoir d’achat – crise commerciale – mondialisation de la
crise (« effet domino », « défaillance mondiale du marché »).
Acteurs (pour A et B) : Agents (coupables) = certaines banques
d’investissement américaines ; Patients (victimes) qui subissent les
premiers effets de la crise = les clients de ces banques, incapables de
rembourser les crédits ; les banques elles-mêmes, à court de liquidités ;
les agents économiques qui, ne trouvant plus de financement, risquent de
succomber.
C. Mesures anticrise : prêts accordés aux banques, injections de
capital, mesures de rigueur (hausse de la TVA/d’autres taxes et impôts,
suppressions d’emplois, gel des embauches, diminution des salaires et/ou
des retraites, etc.).
Acteurs : Agents = gouvernements, banques centrales, institutions
financières internationales ; Patients = banques privées, agents écono-
miques, potentiels bénéficiaires gagnants des mesures anticrise ; la popu-
lation, une fois de plus perdante (au moins à court terme), qui subit les
effets négatifs des mesures anticrise.
Effets de ces mesures : économiques (attendus) = positifs : fin de
la récession, reprise de la croissance économique ; sociaux = négatifs
(manifestations, grèves, violence).
122
Représentations de la crise dans la presse roumaine
5
Une seule des expressions métaphoriques recensées conceptualise la catastrophe
produite par l’homme :
Hiroshima americană a creditelor ipotecare neachitate, a băncilor ruinate din cauza
lipsei de lichidităţi sau a proprietăţilor rămase fără preţ… (G, nov. 2008)
L’Hiroshima américaine des crédits immobiliers restants, des banques ruinées par le
manque de liquidités ou des propriétés immobilières qui ne valent plus rien…
123
Du sens à la signification. De la signification aux sens
(6) Cele trei furtuni – criza financiară, criza economică şi criza datoriilor
publice – au lovit serios economii deja grav bolnave. (CR, juillet 2009)
Les trois tempêtes – la crise financière, la crise économique et la crise de
la dette publique – ont frappé fortement des économies déjà gravement
malades.
(7) Europa şi America, răvăşite de taifunul financiar. (G, oct. 2008)
L’Europe et l’Amérique, ravagées par le typhon financier.
(8) Proorocul crizei presimte un taifun economico-financiar global în
2013. (G, juillet 2012)
Le prohète de la crise prévoit un typhon économique et financier global
pour 2013.
(9) Uraganul crizei financiare a devastat bursele. (EZ, oct. 2008)
L’ouragan de la crise financière a dévasté les bourses.
(10) Unde ne refugiem din calea uraganului financiar? (JN, juin 2012)
Où se réfugier devant l’ouragan financier ?
Les effets de la crise sur les marchés financiers sont conceptualisés en
tant que « gel » signifiant l’arrêt de toute activité :
(11) Pieţele au îngheţat după ce a picat Lehman Brothers. (A, nov. 2011)
Les marchés sont gelés depuis la chute de Lehman Brothers.
(12) Când îngheţul financiar a venit, rezervele firmelor au
pălit în faţa obligaţiilor… (JN, nov. 2008)
Lorsque le gel financier est venu, les réserves des firmes on pâli devant
les obligations…
(13) România ar fi şi ea sever lovită de o reîngheţare a pieţelor financiare. (EZ,
nov. 2011)
La Roumanie serait elle aussi sévèrement frappée par un regel des
marchés financiers.
Métaphores sismiques
La crise est conceptualisée comme un séisme qui peut avoir pour
effet un tsunami. La projection métaphorique mobilise, en plus des
attributs violence, effets dévastateurs présents dans les métaphores
météorologiques, les attributs brusque, imprévisible, ce qui renforce
l’idée d’impuissance de l’homme devant le cataclysme.
(14) În sistemele complexe, chiar şi un mic eveniment poate avea efectul
unui cutremur cu consecinţe imprevizibile, cu consecinţe devastatoare.
(JN, avril 2009)
Dans les systèmes complexes, même un événement insignifiant peut
avoir l’effet d’un séisme à conséquences imprévisibles, à conséquences
dévastatrices.
(15) Criza datoriilor şi răspunsul autorităţilor la cutremurul financiar…
(EZ, juin 2012)
La crise de la dette et la réponse des autorités devant le séisme financier…
124
Représentations de la crise dans la presse roumaine
6
Les journalistes sont conscients de la nécessité de trouver l’expression nouvelle la
plus apte à conceptualiser l’aggravation éventuelle de la crise ; aussi proposent-ils
des expressions métaphoriques qui conceptualisent la crise comme un cataclysme
cosmique :
În Asia criza e asociată cu un fenomen extrem – tsunami-ul. Dacă situaţia se
înrăutăţeşte, trebuie găsit ceva şi mai iesit din comun, şi mai devastator, şi mai global.
Meteoritul? (G, jan. 2010)
En Asie la crise est associée à un phénomène extrême – le tsunami. Si la situation
empire, il faudra trouver quelque chose d’encore plus hors du commun, plus
dévastateur, plus global. Le météorite ?
125
Du sens à la signification. De la signification aux sens
(18) Anul trecut, virusul crizei s-a transmis mai departe. (JN, juin 2010)
L’année dernière, le virus de la crise s’est propagé.
–– Les premiers signes de la crise sont conceptualisés en tant que
symptômes d’une maladie :
(19) Frisoanele crizei financiare internaţionale au ajuns şi în România.
(JN, oct. 2008)
Les frissons de la crise financière se font sentir en Roumanie aussi.
(20) Febra financiară cuprinde băncile japoneze. (JN, nov. 2008)
Les banques japonaises ont une poussée de fièvre financière.
(21) Ca să oprească hemoragia financiară care ameninţa tot sistemul bancar,
Washingtonul a instituit un fond de ajutor pentru bănci. (G, nov. 2011)
Pour arrêter l’hémorragie financière qui menaçait tout le système
bancaire, Washington a créé un fonds d’aide aux banques.
–– L’état de crise est conceptualisé comme une maladie, sur une échelle
de la gravité qui correspond à la sévérité de la crise (maladie, grippe,
cancer, métastase) :
(22) Boala de care suferă în prezent lumea financiară a fost generată de uriaşa
prăpastie care s-a creat între economia bănească şi cea reală. (G, oct. 2008)
La maladie dont souffre à présent le monde financier a été générée par
l’énorme précipice qui s’est créé entre l’économie financière et l’économie
réelle.
(23) Gripa din imobiliare virusează şi alte industrii. (RL, mars 2008)
La grippe de l’immobilier contamine d’autres industries aussi.
(24) România trebuie să scadă salariile şi pensiile […] „Cancerul” din bugetul
României arată că am fi ajuns la un deficit de peste 9 % din PIB dacă nu
s-ar fi luat aceste măsuri. (JN, juin 2010)
La Roumanie doit diminuer les salaires et les retraites […] « Le cancer »
du budget de la Roumanie montre qu’on serait arrivés à un déficit de plus
de 9 % du PIB si ces mesures n’avaient pas été prises.
(25) Cancerul crizei datoriilor a ajuns la metastază. (RL, oct. 2011)
Le cancer de la crise de la dette a donné des métastases.
–– L’extension de la crise est conceptualisée en tant que contamination,
contagion :
(26) Dacă guvernul nu va putea opri falimentul unei bănci importante,
pierderile şi riscul de contagiune vor fi severe. (RL, nov. 2011)
Si le gouvernement n’est pas capable d’éviter la faillite d’une banque
importante, les pertes et le risque de contagion seront sévères.
(27) Gripa din imobiliare virusează şi alte industrii. (RL, mars 2008)
Le virus de la grippe immobilière contamine d’autres industries aussi.
(28) Piaţa românească a fost şi ea contaminată… (CR, juillet 2008)
Le marché roumain a été lui aussi contaminé…
126
Représentations de la crise dans la presse roumaine
127
Du sens à la signification. De la signification aux sens
128
Représentations de la crise dans la presse roumaine
129
Du sens à la signification. De la signification aux sens
130
Représentations de la crise dans la presse roumaine
(54) Consumul a căzut atât de abrupt pentru că nu putea rezista fără suportul
fizic şi financiar din partea producţiei. (RL, juillet 2009)
La consommation a chuté de façon si abrupte parce qu’elle ne pouvait
résister sans le support physique et financier de la production.
(55) Titlurile SIF Oltenia, în picaj cu 29 %. (A, mars 2011)
Les titres SIF Oltenia, en piqué de 29 %.
Les métaphores de l’écroulement conceptualisent les indicateurs
économiques comme des entités massives ; la projection métaphorique
mobilise l’attribut brusque du mouvement descendant. Les quantifieurs
numériques rendent une fois de plus le grand écart par rapport à la norme :
(56) Prăbuşirea preţurilor de pe piaţa imobiliară, care sunt acum mai
mici cu 25-30 % faţă de începutul anului… (JN, avril 2011)
L’écroulement des prix de l’immobilier qui ont diminué de 25-30 %
depuis le début de l’année…
2.4. Métaphores mixtes
Les métaphores conceptuelles mixtes, fréquentes dans notre corpus,
sont repérables au niveau des séquences textuelles. Nous en citons un
seul exemple :
(57) Indiferent cum şi cât de repede vom vedea finalul „furtunii greceşti” –
însemnând intrarea oficială şi efectivă în incapacitate de plată şi ieşirea
din zona euro –, acest moment ar fi, totodată, începutul „uraganului elen”.
Acest fenomen ar fi similar cu prăbuşirea burselor şi explozia pieţelor de
mărfuri sau degringolada pieţelor valutare şi a celor interbancare, şi un
posibil domino al falimentelor printre statele PIIGS. Unde ne refugiem
din calea acestor posibile dezastre? (RL, juin 2012)
Peu importe comment et dans combien de temps nous verrons la fin de
la « tempête grecque » – c’est-à-dire la faillite officielle et effective et
la sortie de la zone euro –, ce moment représenterait en même temps
l’éclatement de « l’ouragan hellénique ». Ce phénomène serait similaire
à l’effondrement des Bourses et à l’explosion des marchés commerciaux
ou à la dégringolade des marchés financiers et interbancaires, ainsi qu’à
un possible effet domino des faillites dans les États PIIGS. Où se réfugier
devant ces possibles désastres ?
Dans cette séquence, la crise et ses effets sont conceptualisés à l’aide
de métaphores ayant comme domaines-sources les phénomènes météo
extrêmes (tempête, ouragan), la verticalité (mouvement descendant
rapide : dégringolade), le contenant (explosion), les jeux (« effet domino »
est d’ailleurs une expression fréquente dans le discours économique). La
cohérence en est explicitée dans le texte par les expressions « similaire
à » et « ces […] désastres », ce qui donne à comprendre que tous ces
domaines conceptuels sont envisagés comme des sous-domaines d’un
131
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Conclusion
Les concepts relevant des trois domaines-sources que nous avons pris en
compte structurent le domaine-cible de la crise financière et économique de
manières différentes, mais complémentaires. Ainsi, la plupart des aspects
de la crise trouvent leur correspondant dans au moins un de ces domaines :
les premiers signes de la crise, l’état de crise et ses effets globaux sont
conceptualisés à l’aide des métaphores du cataclysme ou de la maladie ;
les métaphores de la maladie conceptualisent aussi les causes de la crise,
les mesures anticrise, leurs acteurs et leurs effets ; quant aux métaphores de
l’ascension/descente, elles conceptualisent certains effets particuliers de la
crise, notamment la variation « anormale » des indicateurs économiques.
Les métaphores conceptuelles en question sont toutes des métaphores
conventionnelles (au sens de Lakoff & Johnson, 1980). Certaines des
expressions métaphoriques recensées relèvent cependant de la créativité
langagière : « l’Hiroshima américaine des crédits immobiliers », « le
météorite financier »7.
La charge évaluative (axiologique) des métaphores du cataclysme est,
naturellement, négative. Certaines métaphores de la maladie, notamment
celles du traitement, ont une charge évaluative neutre ou positive –
cependant, les effets du traitement sont le plus souvent valorisés
négativement. Pour ce qui est des métaphores de l’ascension/descente, la
charge évaluative en varie selon le point de vue de la personne affectée,
tout en restant le plus souvent négative. Les cas d’inversion de la polarité
axiologique bon/mauvais (à savoir en haut = mauvais, en bas = bon)
peuvent s’expliquer par l’interaction entre le MCI de la verticalité et
celui de l’excès : l’excès est valorisé négativement en vertu du fait qu’il
signale un déséquilibre8. L’adoption de cette interprétation permettrait, à
notre avis, de trouver le point d’intersection, au niveau conceptuel, entre
les métaphores provenant des trois domaines-sources : le déséquilibre
7
Une approche interlinguistique (De Rosa et al., 2010) a révélé la présence des mêmes
métaphores conceptuelles de la crise dans le discours de médias d’Europe et des
États-Unis, avec toutefois des particularités culturelles au niveau des expressions
métaphoriques.
8
La scalarité de l’évaluation se manifeste dans tous les cas, qu’il s’agisse des échelles
de l’intensité, de la gravité ou de la verticalité ; dans ce dernier cas, l’évaluation
quantitative, actualisée par des quantifieurs numériques, vient appuyer l’évaluation
axiologique par le biais du MCI de l’excès.
132
Représentations de la crise dans la presse roumaine
Références bibliographiques
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De Rosa, A.-S., Bocci, E. & Bulgarella, C. (2010) « Économie et finance durant
la crise financière mondiale : représentations sociales, métaphores et figures
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2010 », Les Cahiers internationaux de Psychologie sociale, p. 543-584.
Krzeszowski, T. (1990) « The axiological aspect of idealized cognitive models »,
in T. Tomaszczyk et B. Lewandowska-Tomaszczyk (eds.), Meaning and
Lexicography, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, p. 135-165.
Krzeszowski, T. (1993) « The axiological parameter in preconceptional image
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Lakoff, G. (1987) Women, Fire and Dangerous Things. What Categories Reveal
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Lakoff, G. (1990) « The Invariance Hypothesis », Cognitive Linguistics, no 1,
p. 40-75.
Lakoff, G. & Johnson, M. (1980) Metaphors We Live by, Chicago, University of
Chicago Press.
Partington, A. (1998) Patterns and Meanings. Using Corpora for English
language research and teaching, Amsterdam, John Benjamins.
133
Troisième partie
Patrick Charaudeau
Introduction
Olga Galatanu, comme bonne linguiste, a toujours navigué entre
sémantique des mots, sémantique pragmatique et dimension culturelle du
langage. Aussi vais-je lui offrir cette réflexion à propos d’un phénomène
langagier qui intègre ces trois dimensions et qu’on appelle la “politesse”1.
Cette question n’est d’ailleurs pas étrangère aux travaux d’Olga Galatanu
qui dans certains de ses écrits sur les interactions verbales a traité des
actes menaçants et rassurants2.
Cette notion a fait l’objet de nombreux écrits depuis les années 1980,
avec des reprises, des retours, des extensions de la notion, des adaptations
selon les pays et les cultures, au point qu’on peut se demander s’il y a
encore des choses nouvelles à dire, du moins sur le plan théorique, car il y
aura toujours de nouvelles descriptions à entreprendre. Et précisément, il
me semble que toutes ces études pèchent par un manque de cadre général
des phénomènes de communication dont dépend cette question.
Depuis Brown et Levinson (1978) qui ont traité la politesse comme
un des phénomènes universels du langage, s’est instaurée une tradition
des études sur cette question au croisement de différents points de vue,
particulièrement celui de Searle (1972) qui a défini les actes de langage
dans une perspective pragmatique, de Goffman (1974) qui a développé
la théorie des faces, et des études américaines sur les “conversations”,
reprises et prolongées par Kerbrat-Orecchioni en France, Briz et ses
collaborateurs en Espagne, Bravo et d’autres pour l’Amérique latine.
1
Ce texte est repris d’une conférence faite en espagnol lors du Ve Coloquio Internacional
del Programa EDICE qui eut lieu à Barranquilla (Colombie) du 6 au 10 décembre
2010. Il est donc inédit en français.
2
Voir sa bibliographie (Galatanu, 2010 ; Galatanu & Bellachhab, 2010 et 2011).
137
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Pourtant, on peut porter une critique à l’endroit du statut que ces points
de vue accordent au phénomène de la politesse dans le cadre général des
faits de communication. Je vais donc commencer par m’interroger sur la
tradition socio-pragmatique qui engendre un certain nombre de questions,
puis je vais m’appuyer sur le sémantisme des termes “politesse” et
“courtoisie” qui sont utilisés en français, pour proposer un cadre de
réflexion théorique et finir par tenter une reclassification des actes de
politesse.
138
Étude de la politesse, entre communication et culture
139
Du sens à la signification. De la signification aux sens
140
Étude de la politesse, entre communication et culture
141
Du sens à la signification. De la signification aux sens
l’école de Palo Alto (Watzlavick et al., 1974) et par les écrits de Goffman
(1974). Elle est cadrée par des conditions de réalisation de l’échange
communicatif qui se définissent en fonction de leur finalité (« Je suis là
pour quoi dire ? »), l’identité des partenaires de l’échange (« qui parle à
qui ? ») et les circonstances matérielles de l’échange (« comment puis-je
prendre la parole ? »). Cet ensemble de conditions forme ce que j’appelle
un contrat de communication (Charaudeau, 2004), qui détermine ce qui
est mis en jeu dans l’acte de communication et surdétermine, en partie, les
partenaires de l’acte de langage.
Ainsi, la situation n’est pas un simple cadre d’ornement de l’acte
de langage, elle joue un rôle de contraintes en donnant des instructions
discursives aux partenaires de l’échange, et en déterminant par là même
la légitimité du sujet parlant. On voit par là que le sujet est un être social
qui doit respecter les données de la situation et du contrat, condition pour
que se produise de l’intercompréhension. En résumé, on dira que de la
situation conversationnelle la plus informelle à la plus institutionnelle
(interviews, débats, discussions politiques ou scientifiques), tous les
échanges langagiers sont socialement cadrés.
142
Étude de la politesse, entre communication et culture
143
Du sens à la signification. De la signification aux sens
144
Étude de la politesse, entre communication et culture
145
Du sens à la signification. De la signification aux sens
6
Traduction personnelle de Bravo (2010 : 25).
7
Une maxime espagnole, usitée en Espagne, dit : « Lo cortés no quita lo valiente ».
146
Étude de la politesse, entre communication et culture
8
C’est là un des malentendus culturels entre Québécois et Français. Les premiers, ayant
davantage le goût du récit, reprochent aux seconds une certaine attitude de supériorité
(« Maudits Français ! »), du fait que ceux-ci ont plutôt le goût de l’explication.
147
Du sens à la signification. De la signification aux sens
148
Étude de la politesse, entre communication et culture
9
Voir José Pellicer de Tovar, 2002, p. 689.
149
Du sens à la signification. De la signification aux sens
150
Étude de la politesse, entre communication et culture
151
Du sens à la signification. De la signification aux sens
de vous prendre quelques minutes pour… » ; « Tu sais que tu est un brin
impétueux ! » qui atténuent des jugements sévères. Tous ces exemples
relèvent des stratégies de crédibilité et de captation, et non nécessairement
de la politesse.
Conclusion
On peut résumer les différents paramètres qui interviennent pour
décrire les stratégies discursives d’interaction parmi lesquelles se trouvent
politesse et courtoisie : la finalité de la situation de communication, en
termes d’enjeu de l’échange ; la place des inter-actants qui est déterminée
par la situation ; les types d’échange de parole organisés en dispositifs
conceptuels et physiques de distribution et circulation de la parole, ce qui
permet de distinguer les échanges qui ont lieu dans l’espace public et ceux
qui concernent les relations interpersonnelles ; les imaginaires collectifs
qui spécifient socialement et culturellement les échanges, et qui permettent
de déterminer si les actes de langage produisent un effet positif ou négatif.
Enfin, on peut se demander quelle est l’utilité des études sur la
politesse. Car dans le domaine des sciences humaines et sociales, il faut
toujours s’interroger sur la pertinence des études que l’on met en œuvre
au regard des différents courants théoriques. De ce point de vue, on peut
dire que cette réflexion est utile pour montrer la polysémie des catégories
lexicales et grammaticales lorsqu’elles sont employées discursivement. Ces
catégories deviennent alors des indices d’effets de sens. Cette réflexion est
également utile pour mettre en évidence, à l’intérieur d’une même culture,
les variations dans le temps (diachronie), les différences sociales selon
diverses catégories (enfants, adolescents, couches populaires, immigrés,
femmes (Orozco, 2010 : 152 sq), classes sociales, handicapés (Aracelys
& Álvarez, 2010 : 167 sq), etc.), et les différences selon les activités
(professionnelles, politiques, médiatiques, etc.). Mais aussi pour mettre en
évidence les différences culturelles, car chaque peuple est plongé dans ses
usages et a tendance à croire qu’ils sont universels.
Enfin, l’étude de la politesse permet de faire avancer la réflexion
théorique autour du bien fondé des catégories que l’on propose. Pour
ce qui me concerne, je défendrai l’idée que la politesse n’est pas un
principe. Un principe doit être fondateur d’une certaine conception du
langage, et on ne peut pas dire que la politesse soit fondatrice de l’acte
de communication. Elle en est simplement un des aspects qui apparaît
comme une obligation dans certaines situations (la politesse), une manière
d’être civile dans le traitement des relations (la courtoisie) et une stratégie
de crédibilité et de captation dans d’autres.
Je défendrai également l’idée qu’il ne faut pas dissocier analyse
conversationnelle, analyse de l’oralité et analyse de discours, car il
152
Étude de la politesse, entre communication et culture
Références bibliographiques
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secuencia de cierre en conversaciones telefónicas », in F. Orletti et L. Mariottini
(eds.), (Des)cortesía en español. Espacios teóricos y metodológicos para su
153
Du sens à la signification. De la signification aux sens
154
Hétérogénéité énonciative et architecture
argumentative dans l’éditorial du magazine
Science & Vie
Alexandra Cuniţă
Introduction
Intitulé Avant-propos dans les numéros ordinaires de la revue
scientifique mensuelle Science & Vie (S&V) et, le plus souvent, Édito
dans ses numéros trimestriels hors-série (S&V-HS), l’article d’ouverture
est bien l’éditorial, qui, dans la presse écrite généraliste, est destiné
à indiquer aux lecteurs l’orientation culturelle et idéologique d’un
journal, les principales valeurs qu’il défend. Relevant du discours de
médiatisation scientifique, les articles que le magazine Science & Vie
propose à ses lecteurs, surtout ceux du dossier que chaque numéro
présente dans la section À la une, ont essentiellement la mission de « faire
savoir » et de « faire sentir », autrement dit d’informer et de capter le
public, de « susciter [son] intérêt » (Charaudeau, 2008a : 17). L’éditorial,
155
Du sens à la signification. De la signification aux sens
1 2
qui montre la position de la rédaction à l’égard de l’événement le plus
saillant, décrit et expliqué dans le dossier d’un numéro ou autre, doit
convaincre le public-cible du bien-fondé de l’attitude adoptée ; il a
donc surtout une fonction persuasive (« faire croire »). Afin d’amener
les lecteurs à adhérer à ses propres conclusions, l’auteur de l’éditorial –
pour nous, le locuteur (L) qui produit cet énoncé long qu’est l’article
envisagé, mais qui se laisse généralement identifier comme un locuteur
premier en syncrétisme avec un énonciateur premier (L1/E1) – devra
faire une démonstration ; cette démonstration implique, d’une part, qu’il
explique au destinataire collectif de quoi il sera question dans le dossier
publié À la une, quels sont les principaux problèmes qui se posent à ce
sujet et quelle est la position de la revue à l’endroit de l’objet du discours
choisi, d’autre part, que sa production discursive soit l’expression d’un
raisonnement solide et cohérent, soutenu par des arguments péremptoires
(voir Charaudeau, 2008b : 28-30). L1/E1 devra avoir recours à des
stratégies argumentatives adéquates, qui puissent vraiment influencer les
lecteurs. Sera-t-il obligé, pour atteindre son objectif, de faire entendre
une seule voix, la sienne, de proposer un seul point de vue, le sien, ou
pourra-t-il prendre en compte et surtout prendre en charge – ou refuser
de prendre en charge – d’autres points de vue qui circulent, à un moment
donné, dans les milieux scientifiques ? Quelles sont les marques de la
présence d’un autre énonciateur (e2) – pouvant ou non se manifester
aussi en tant que locuteur distinct (l2) – dans l’énoncé que les lecteurs
mettent en rapport avec L1/E1 ? Pour quelles raisons et avec quels effets
ce dernier s’appuie-t-il sur la pluralité des points de vue dans l’énoncé
long qu’il produit ? Quel est le rôle de l’hétérogénéité énonciative dans
cette formation discursive particulière qu’est l’éditorial d’un magazine
scientifique3 ?
Telles sont les questions auxquelles nous nous proposons de répondre
dans les lignes qui suivent.
1
Si l’Édito d’une autre revue scientifique, Sciences et Avenir, est suivi, en bas de page,
du nom de l’auteur : celui de la directrice de la rédaction ou celui de la rédactrice en
chef du magazine, l’Avant-propos de Science & Vie est suivi des initiales S&V (S&V-
HS, le cas échéant). Cependant, le numéro spécial 10 espoirs de science, de janvier
2012, nous offre un Avant-propos signé : La rédaction.
2
Il est question d’événements scientifiques et techniques racontés, jamais présentés à
l’état brut, transformés en faits dignes d’être portés à la connaissance des lecteurs par
les médias.
3
Notre analyse porte sur les éditoriaux de seize numéros du magazine S&V et S&V-HS
(2002-2012), et sur ceux de trois numéros du magazine Sciences et Avenir (2012).
156
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative
4
Le terme est d’Alain Rabatel (2004 : 3).
5
Pour A. Rabatel, l’énonciateur est un véritable sujet modal ; d’autres chercheurs
rapprochent cette notion de celle de sujet de conscience. Quant au point de vue à la
source duquel se trouve l’énonciateur, on peut y voir l’attitude que celui-ci adopte en
s’approchant de l’objet du discours choisi. La notion de point de vue est complexe.
Dans la relation énonciateur – point de vue, on fait également intervenir la notion de
voix. Pour cette problématique nous renvoyons à Rabatel (2010).
6
Voir en ce sens l’explication d’Antoine Culioli : « Dans une assertion, au sens strict du
terme, on a une prise de position que l’on peut caractériser comme suit : “je tiens à dire
que je sais (je crois) que p est vrai”. » (Culioli, 1990 : 43). Voir aussi Culioli (1999 :
96).
7
Même si l’auteur (le sujet écrivant) est unique, le pronom je n’apparaît jamais dans
les éditoriaux analysés. L’identité que la rédaction du magazine prête à L1 transforme
le locuteur unique « en une multitude d’individus qui [se concertent] pour agir d’une
certaine façon » (Chauraudeau, 1992 : 154). Nous ferons toutefois remarquer que, dans
ce cas, nous implique une collectivité (relativement) homogène, compte tenu du rôle
social des individus en question.
157
Du sens à la signification. De la signification aux sens
(2) Jamais il ne nous8 sera possible de savoir quelle fut précisément la vie de
nos ancêtres […] non, nous ne descendons pas du singe […]. (S&V, 1113,
juin 2010, p. 5)
Le passage ci-dessus est une suite d’assertions négatives.
Commençant, l’une par jamais – que l’intonation mettrait encore mieux
en relief dans la communication orale –, l’autre par le substitut pro-phrase
non9, ces phrases sont à interpréter comme l’expression d’une négation
polémique10. Toutes les deux apparaissent en réaction à des assertions
affirmatives qu’on doit mettre en relation avec d’autres énonciateurs
(e2) : ceux qui pourraient penser que les fouilles archéologiques et les
progrès récents de la connaissance humaine nous dévoileront bientôt les
secrets de la vie que menaient nos ancêtres ; ceux qui se rangent sous
la bannière de l’évolutionnisme et tiennent pour vraie la prédication
‘l’Homme descend du singe’. Les structures phrastiques ci-dessus
trahissent un conflit entre des PDV différents, même opposés, à mettre
en rapport avec des énonciateurs distincts. Un vrai dialogue se crée, en
contexte monologal, entre E1 et de nombreux e2 possédant ou non une
identité connue.
L1/E1 peut recourir à des stratégies encore plus complexes et plus
subtiles.
L’Avant-propos dont nous avons extrait le passage cité sous (2)
commence par une phrase interrogative :
(3) Mais que faisaient-ils [les hommes des cavernes] donc à festoyer dans
11
l’enclos de Göbekli Tepe, regroupés autour de ces édifices de pierre ?
(S&V, 1113, juin 2010, p. 5)
8
Le référent collectif auquel renvoie ici le pronom nous inclut L1 et ses virtuels
interlocuteurs, mais aussi un nombre impossible à préciser de tiers vivant dans des
espaces et à des moments sans rapport avec les récepteurs actuels du message de la
revue ; la collectivité désignée par nous est donc hétérogène.
9
Pour Émile Benveniste, non est l’un des signes promus à l’existence par l’énonciation.
Cet adverbe qui émane, tout comme oui, de l’énonciation, n’existe que « dans le
réseau d’“individus” que l’énonciation crée et par rapport à l’“ici-maintenant” du
locuteur » (Benveniste, 1974 : 84). C’est pourquoi cette forme tonique fonctionnant
comme une négation absolue (voir Cristea, 1971 : 240) suggère ici l’insertion d’une
sorte de discours direct dans le passage cité. Quant à l’emploi de non pour indiquer le
désaccord du locuteur/énonciateur, la contestation d’une assertion antérieure, voir Stati
(1990 : 79-80, 127).
10
La négation polémique « correspond à un acte de parole de négation » et « se présente
[…] comme réfutation de l’énoncé positif correspondant » (Ducrot, 1973 : 123).
Tout énoncé a une vocation argumentative, mais les négations polémiques ci-dessus
expriment, de façon visiblement agressive, le rejet d’un dire ou d’une croyance. Elles
« [convoquent] un dialogue polémique » (Tuţescu, 1998 : 265).
11
La première partie de la phrase interrogative rappelle l’expression Que diable allait-il
faire dans cette galère ? que Molière avait employée dans les Fourberies de Scapin
158
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative
et qu’il avait empruntée à Cyrano de Bergerac, à son tour inspiré peut-être par le texte
d’un auteur italien. Le tour utilisé par L1/E1 fonctionne en écho à une formule dont le
contenu relève, comme celui des proverbes et autres stéréotypes, du « trésor d’énoncés
fondateurs » (Maingueneau, 1987 : 72) que partagent des collectivités francophones
comme celle qui lit le magazine S&V.
12
Voir le concept ducrotien de polyphonie (Ducrot, 1984).
13
La construction montre que L1 met en doute la validité du PDV contenu dans le
discours cité. Ainsi, L1 se positionne en surénonciateur (pour le cadre dans lequel est
employé le terme, voir plus loin), plaçant l2 dans une posture de sousénonciation.
159
Du sens à la signification. De la signification aux sens
la cause, on ne peut pas ne pas reconnaître que les énoncés produits dans
une situation de communication comme celle dont nous nous occupons
cachent une hétérogénéité énonciative dont il est parfois difficile de rendre
compte, mais qui remplit une fonction importante dans l’argumentation
caractéristique du genre de discours/texte envisagé.
Par ailleurs, « metteur en scène » ou non, L1 se positionne toujours, en
tant que E1, par rapport aux autres énonciateurs convoqués, en contexte
dialogal aussi bien qu’en contexte monologal. Parfois, c’est de son
propre gré qu’il choisit une certaine posture énonciative, surtout celle de
surénonciation ; d’autres fois, plus précisément quand il s’agit d’adopter
une posture de sousénonciation, il l’adopte parce qu’il le veut ou parce
qu’il y est contraint. On l’a dit : « à l’écrit, énonciateur second et locuteur
second ne sont sur- ou sousénonciateurs que parce que L1 se positionne
lui-même en sous- ou en surénonciateur. […] en contexte monologal,
les relations entre sur- et sousénonciateur [sont] spéculaires » (Rabatel,
2004 : 11).
(6) Qu’avaient-ils [les hommes des cavernes] en tête lorsqu’ils peignaient, à
côté de scènes de chasse, le signe ↑, par exemple ? « Il correspond à une
première tentative de communiquer sous une forme physique », explique
Geneviève von Petzinger, de l’Université de Victoria (Canada) […].
(S&V, 1113, juin 2010, p. 5)
La source du point de vue asserté dans le discours cité (l2/e2) est ici
dans la posture énonciative de surénonciation ; L1/E1 se trouve alors en
position de sousénonciateur.
Avec la posture de coénonciation, la plus favorable à une relation
de coopération, la surénonciation et la sousénonciation sont les trois
phénomènes qui structurent ce que Rabatel appelle, comme nous l’avons
précisé ci-dessus, la topique énonciative.
Ce positionnement de L1 que nous venons de décrire est à la base de
la construction interactionnelle des points de vue, aspect particulièrement
intéressant pour le chercheur qui se propose d’affiner l’analyse des cas
d’effacement de E1 dans le discours médiatique. La topique énonciative
se laisse appréhender à travers les marques par lesquelles se signalent les
différents types de discours rapporté.
160
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative
E1 devant divers e2 sont très nombreux et aussi très divers. Les marques
de l’hétérogénéité énonciative ne sont pas les mêmes, à l’oral et à l’écrit,
mais il y a sans doute un ensemble de moyens linguistiques que le locuteur
peut utiliser dans les deux types de communication en vue de marquer la
distance qu’il met entre sa propre position d’énonciateur et celle d’un
autre énonciateur, mobilisé à des fins que l’allocutaire est d’ordinaire
capable de deviner sans trop de difficulté. Dans ce qui suit, nous nous
pencherons uniquement sur quelques-unes de ces marques, propres à
la communication écrite. Parmi celles qui relèvent de l’hétérogénéité
montrée14, se définissant donc comme des « manifestations explicites,
repérables, d’une diversité de sources d’énonciation » (Maingueneau,
1987 : 53), nous nous arrêterons ici uniquement sur les segments placés
entre guillemets et sur des énoncés correspondant aux deux formes de
discours rapporté : le discours direct et le discours indirect15.
Bien que les fonctions des guillemets dans la communication écrite
soient particulièrement diverses, on peut affirmer que, de manière générale,
ils désignent la « ligne de démarcation qu’une formation discursive assigne
entre elle et son “extérieur” » (Authier, apud Maingueneau, 1987 : 64).
L’exemple (5) ci-dessus nous montre que L1/E1 se sent obligé de
formuler des réserves prudentes quant à l’emploi du verbe croire dans
un énoncé où il est question de la vie affective et spirituelle des hommes
des cavernes : est-ce que ce verbe est approprié au contexte évoqué ?
L1/E1 « emprunte » ce verbe au lexique d’un locuteur d’aujourd’hui,
mais il ne prend pas la responsabilité d’affirmer que le sens actuel de ce
mot convient à une expérience que personne n’a pu et ne peut connaître
directement. L’on a donc affaire à des guillemets de protection qui nous
montrent que L1/E1 prend en compte la réflexion des spécialistes sur ce
qu’ont mis au jour les fouilles archélogiques de date récente, mais qu’il ne
prend pas en charge les assertions les plus téméraires formulées dans les
milieux scientifiques, et que le verbe croire qu’il est amené à utiliser pour
exprimer une inférence est en conséquence approximatif.
Dans les éditoriaux analysés, la mise entre guillemets est souvent
accompagnée d’une glose :
(7) le « crabe » – terme utilisé par Hippocrate aux Ve et IVe siècles avant
J.‑C. pour décrire l’aspect d’une tumeur maligne – est devenu depuis
2004 la première cause française de mortalité, et le sera bientôt à l’échelle
mondiale. (S&V, Hors-série, 251, juin 2010, p. 3)
14
Il est bien admis que l’hétérogénéité est constitutive du discours produit par le locuteur,
mais notre analyse ne porte pas sur l’hétérogénéité constitutive (voir Maingueneau,
1987 : 53).
15
Le discours indirect libre n’a pas de marques qui lui appartiennent en propre.
161
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Le mot placé entre guillemets, que cette fois-ci L1/E1 trouve tout à fait
approprié au point de vue qu’il asserte, est un emprunt fait délibérément au
discours d’un e2 situé dans un espace énonciatif complètement différent.
La source à laquelle le locuteur emprunte le mot est déclarée, d’abord par
honnêteté professionnelle, ensuite par respect pour le célèbre médecin
dont l’Antiquité grecque nous a légué le nom et les idées fondamentales16.
Si les guillemets apparaissent dans le texte sans que la source du
discours cité soit indiquée, ils jouent leur rôle de « signe construit pour
être déchiffré par un destinataire » : ils avertissent le lecteur qu’il doit faire
un effort pour bien saisir la portée de la citation en question. « Chaque
déchiffrement réussi par le destinataire renforce la connivence entre les
partenaires du discours, puisqu’ils se trouvent partager la même manière
de se situer dans l’interdiscours » (Maingueneau, 1987 : 65).
Les guillemets accompagnent souvent des propos d’un l2/e2 que L1
rapporte au style direct dans l’éditorial, avec tous les effets de rupture
syntaxique entre discours citant et discours cité que ce procédé comporte.
Les paroles rapportées par L1 sous la forme du discours direct ne
traduisent pas toujours la même position de la part des deux sources :
celle du discours citant et celle du discours cité. Souvent, le recours à
ce procédé est à interpréter comme un refus de L1 d’assumer un point
de vue qui n’est pas le sien ; dans d’autres cas, on peut y voir un moyen
habile auquel il a recours pour exprimer indirectement son point de vue,
en l’attribuant à un tiers – une « autorité » scientifique, un homme / une
organisation politique, une agence ou, plus rarement, L1/E1 lui-même
dans une énonciation antérieure –, autrement dit, sans s’en porter garant
personnellement. La suite du texte de l’éditorial nous renseigne chaque
fois sur l’interprétation à assigner à l’énoncé, sur les effets pragmatiques
de l’ensemble. Prenons l’exemple suivant :
(8) […] quiconque apprendra qu’il développe une tumeur cérébrale
probablement liée à l’usage excessif de son mobile ne pourra pas dire qu’il
ne savait pas. Tout au plus pourra-t-il reprendre à son compte la phrase
d’Angela Merkel, commentant pour le journal Die Zeit sa décision d’en
finir avec l’énergie nucléaire à la suite de l’accident de Fukushima : « Je
ne m’attendais pas à ce qu’un risque que je jugeais jusque-là théorique,
et de ce fait acceptable, devienne réalité. » N’en déplaise à la chancelière
allemande, si chacun reste parfaitement libre de les accepter ou non, les
risques théoriques sont bien réels ! (S&V, 1126, juillet 2011, p. 5)
La dernière phrase du passage donné sous (8) indique clairement
que L1/E1 refuse formellement de prendre à son compte le contenu
propositionnel asserté par Angela Merkel : ‘un risque théorique n’est pas
16
N’oublions pas que le magazine S&V porte à la connaissance du public-cible des faits
établis, dans une intention éducative, culturelle (voir Charaudeau, 2008a : 17).
162
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative
163
Du sens à la signification. De la signification aux sens
17
Les termes appartiennent, respectivement, à Maingueneau, pour le premier, à Authier
et Meunier, pour le second (apud Rosier, 1999 : 233).
164
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative
165
Du sens à la signification. De la signification aux sens
166
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative
18
En fait, l’analyse des PDV devrait être affinée, car le dialogue des divers e2 est plus
complexe que nous ne l’avons laissé entendre.
19
Charaudeau souligne que les trois cadres : Propos, Proposition, Persuasion peuvent se
superposer dans la construction d’une argumentation.
167
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Conclusion
L’éditorial est un genre d’article de la presse écrite qui définit l’identité
d’une publication. La responsabilité du journaliste chargé de rédiger
l’éditorial est toujours bien grande : d’une part, il accomplit, en tant que
locuteur premier (L1), un macroacte de communication ayant pour résultat
matériel l’article d’ouverture destiné à un public ciblé ; d’autre part, il
assume, en tant qu’énonciateur premier (E1), un point de vue relatif à
tel ou tel événement saillant du jour, point de vue qui est en fait celui du
journal ou de la revue en question, ici celui du magazine d’information
scientifique Science & Vie. Mais ce point de vue qu’il asserte, autrement
dit qu’il rend public parce qu’il le tient pour vrai, il doit en démontrer la
vérité, afin de convaincre les lecteurs de la justesse de la position défendue,
et d’obtenir l’adhésion du public à la conclusion qui s’impose au bout de
la démonstration. Il y a manière et manière de présenter le point de vue
défendu. L1 peut jouer ouvertement le jeu de E1, en se portant garant de la
vérité d’un contenu propositionnel ou en marquant la non-prise en charge
d’un tel contenu ; il peut aussi s’effacer en tant que E1 et convoquer des
e2 qui assument la responsabilité de leurs assertions. L1 introduit alors
des fragments de discours rapporté, en tant que discours cité, dans son
discours citant. Dans la construction interactionnelle des points de vue en
dialogue, trois postures se laissent identifier : celle de coénonciation, celle
de surénonciation et celle de sousénonciation. Les effets pragmatiques qui
résultent du choix opéré par L1 sur ce plan sont des plus intéressants. On
comprend alors mieux l’obligation dans laquelle se trouve le journaliste
L1/E1 de choisir avec le plus grand soin la stratégie à adopter en vue de
l’élaboration de chaque éditorial.
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d’une question scientifique », in P. Charaudeau (dir.), La médiatisation de
168
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative
169
L’ethos discursif
Effacement, convergence, stylisation
Dominique Maingueneau
Université Paris-Sorbonne
1
Traduction M. Dufour, « Les Belles Lettres », 1967. C’est nous qui soulignons.
171
Du sens à la signification. De la signification aux sens
172
L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation
2
Nous nous appuyons sur un échantillon de textes recueillis sur le site
leader sur ce marché, Meetic (www.meetic.fr). Le site ne donne aucune
consigne pour rédiger l’annonce ; la seule contrainte explicitée est d’ordre
formel : « Le texte de votre annonce doit comporter au minimum 50
caractères et au maximum 2000 ». Nous transcrivons les annonces telles
qu’elles sont mises en ligne, avec leurs éventuelles fautes d’orthographe
et de frappe.
Ce type de situation peut être rattaché à la problématique goffmanienne
de la « présentation de soi » : « we make a presentation of ourselves
to others » (Goffman, 1997 : 23), où « make » a un sens fort (cf. « the
whole machinery of self-production » (1997 : 24)). Avec cette différence
majeure que dans l’annonce, le locuteur ne se montre pas en personne
au regard et au jugement d’individus présents, mais se présente à travers
le seul usage des ressources verbales. On retrouve d’ailleurs là une des
acceptions du verbe « se présenter » : dire qui on est.
Dans un curriculum vitae aussi le candidat doit parler de soi pour « se
vendre », mais dans ce genre de discours ce n’est pas l’ethos discursif
qui joue le rôle dominant : l’essentiel reste le parcours professionnel et
les diplômes. En revanche, ce qu’il y a d’intéressant dans les annonces
des sites de rencontre, c’est que l’ethos discursif peut occuper le devant
de la scène : à travers la manière d’énoncer, le lecteur est censé entrer
en contact avec la personnalité de l’auteur de l’annonce, activer une
« incorporation » euphorique. C’est cette « personnalité » qui constitue
l’élément clé, au-delà des informations factuelles sur le locuteur, qui
sont disponibles ailleurs. En effet, l’ethos de l’annonceur peut être
construit par le destinataire à partir de diverses sources d’information.
Hors de l’annonce, a) par le choix de la (ou des) photo(s) que met en
ligne l’annonceur, mais ces photos ne sont pas obligatoires, b) par le
pseudonyme que se donne chaque annonceur (« Minette », « Bill »,
« Faisonsunrêve », « Douceur »…), c) par la fiche de renseignements
(profession, nationalité, lieu de résidence, religion, type de partenaire
recherché, etc.) placée à côté de l’annonce.
Les analystes du discours font une distinction entre ethos « préalable »
ou « prédiscursif » et « ethos discursif », en considérant que bien souvent
il existe chez les destinataires une représentation du locuteur antérieure
à sa prise de parole. C’est particulièrement évident pour les personnes
qui occupent la scène médiatique. Dans le cas des annonces des sites de
2
Le 10/3/2008, le 16/8/2010 et le 17/9/2009. Nous ne prétendons pas avoir constitué
un véritable corpus mais seulement prélevé quelques textes qui nous ont paru
représentatifs. Étant donné que les annonceurs peuvent les modifier à tout moment et
qu’ils peuvent eux-mêmes rester abonnés un temps très variable, il n’y en a plus trace
quelques années plus tard.
173
Du sens à la signification. De la signification aux sens
rencontre, il n’y a rien de tel, puisque les destinataires ne sont pas censés
connaître au préalable l’identité de l’annonceur ou de l’annonceuse. Les
informations extérieures à l’annonce permettent de ne pas faire reposer
l’évaluation sur la seule présentation de soi effectuée par l’annonce.
On n’a pas alors affaire à un ethos préalable proprement dit, mais à des
sources diverses de production d’ethos qui interagissent.
Dans l’annonce, l’ethos dit occupe naturellement une place
importante. L’annonceur est amené à donner des informations sur lui-
même que le lecteur peut confronter avec l’ethos discursif associé à
l’annonce. On y trouve essentiellement deux types d’informations :
d’ordre social (lieu de résidence, statut, profession, etc.) et surtout d’ordre
psychologique (caractère, goûts, etc.) : « Je suis un homme tendre »,
« j’aime les soirées entre amis », « j’ai un caractère indépendant », « on
me trouve sympathique »… Mais il est clair qu’en dernière instance
toute information, quelle qu’en soit la nature, contribue à profiler un
ethos. À partir du moment où il existe à côté une fiche de renseignements
relativement détaillée, toute information sur soi qui est placée dans
l’annonce peut être interprétée comme significative d’une personnalité.
Quant à l’ethos proprement discursif, l’ethos montré, il est construit
par le destinataire à partir d’indices d’ordres divers qui sont fournis par
l’énonciation : les choix lexicaux et syntaxiques, la variation de plans
énonciatifs ou de registres…, mais aussi la qualité de l’expression
(l’orthographe en particulier), la richesse et la nature de la culture
mobilisée.
La lecture du corpus permet de discerner trois manières de gérer la
relation entre ethos dit et ethos montré. La première consiste à maintenir
une rupture entre eux, par un effacement de l’ethos montré ; la seconde
consiste à produire une convergence, c’est-à-dire à étayer et authentifier
l’ethos dit par l’ethos montré et à stabiliser l’ethos montré à l’aide de
l’ethos dit. La troisième, plus rare, revient à exténuer l’ethos dit, au profit
du seul ethos montré.
174
L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
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L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation
c’est décider de se mettre dans une case bien précise. Facile, pratique, mais
très limité.
Avoir du style, c’est plus difficile, même à définir. Une fille qui a du style sort
du lot sans que l’on puisse expliquer pourquoi. Elle a ce petit truc en plus qui
fait qu’elle est inimitable et que pourtant elle ressemble à une icône de mode.
Aucune icône précise, mais elle pourrait en être une.
Comment ? Pourquoi ? Parce qu’elle est bien dans ses vêtements, bien dans
sa peau, elle a une grande confiance en son apparence et ça se sent. Et surtout
elle ne joue aucun rôle. Elle est elle même, elle n’est pas déguisée en fille à la
mode, hippie, gothique ou rock, elle est juste elle même, c’est ce qui lui donne
3
cette touche unique.
La formule de marketing « Just my style », très prisée dans les
domaines de la lingerie féminine et de la décoration, condense ce
mouvement d’appropriation des signes : mon style, exactement ajusté à
ma personnalité. Le vêtement adapté à « mon corps », juste fait pour moi,
devient partie de moi dans la mesure même où tous deux sont animés
par un même ethos stylisant, ce je ne sais quoi de mystérieux qui anime
l’ensemble d’une personnalité, saisie dans un rapport global au monde.
Discours et vêtement participent d’une même totalité dynamique, unifiée
par style de vie personnel.
Comme l’existence même des sites de rencontre, l’injonction de
« trouver son style » est indissociable de certaines conditions socio-
historiques. Dans la société contemporaine, les individus, de moins en
moins contraints par une appartenance à un ordre social qui régulerait
l’ensemble de leurs manières de dire et de faire, sont sommés de
construire eux-mêmes une identité à travers le choix d’un « style de vie ».
On retrouve là une idée développée par Anthony Giddens qui voit dans
le « lifestyle »
a more or less integrated set of practices which an individual embraces,
not only because such practices fulfill utilitarian needs, but because they
give material form to a particular narrative of self-identity… Lifestyles are
routinized practices, the routines are incorporated into habits of dress, eating,
modes of action and favoured milieux for encountering others ; but the
routines followed are reflexively open to change in light of the mobile nature
of self-identity (1991 : 81).
Il est toujours tentant de considérer que les seuls véritables « stylistes »
sont les producteurs patentés de littérature, que les annonceurs sur les
sites de rencontre ne font donc que les singer fugacement à des fins qui
n’ont rien d’esthétique. Il me semble plus réaliste de prendre la question
par l’autre bout : la question du style est constitutive de toute présentation
3
http://www.carolinedaily.com/120870.c2VjdHwx.html, consulté le 15/12/2012.
183
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Conclusion
Les distinctions indispensables entre types de discours (littérature,
publicité, journalisme, etc.) ou entre les divers domaines sémiotiques
(langage, vêtement, gestes, etc.) ne doivent pas faire oublier ce qui
leur est transverse, comme nous le rappellent opportunément des
notions polyvalentes comme ethos, style ou présentation de soi, qui
interfèrent inévitablement. Avec les possibilités qu’offrent les nouvelles
technologies de la communication, ces phénomènes prennent une
importance considérable. Que ce soit par les tweets, Facebook ou les
blogs, les individus consacrent une part croissante de leur temps à un
travail obstiné et multiforme de présentation de soi par le discours qui
excède de beaucoup les partages traditionnels entre l’oral et l’écrit.
La notion d’ethos montre une fois de plus qu’elle joue un rôle
d’articulateur privilégié entre discours, corps et société. Dès qu’il y a
discours, il y a, d’une manière ou d’une autre, ethos, mise en scène d’un
corps parlant et obligation pour le locuteur de négocier avec les codes
sémiotiques qui permettent d’interpréter et d’évaluer les signes exhibés.
La notion d’ethos stylisant contribue à développer une appréhension des
usages de la langue où les individus se présentent à autrui en donnant en
spectacle un mouvement d’appropriation des signes.
Bibliographie
Amossy, R. (dir.) (1999) Images de soi dans le discours. La construction de
l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé.
Amossy, R. (2010) La Présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, P.U.F.
Barthes, R. (1970) « L’ancienne rhétorique », Communications, no 16, p. 172-223.
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générale, trad. par N. Ruwet, Paris, Éditions de Minuit.
Maingueneau, D. (1984) Genèses du discours, Liège, Mardaga.
184
L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation
185
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques
En fait, en effet, de fait et effectivement
Eija Suomela-Salmi
Université de Turku
Introduction
La recherche sur ce qu’on appelle marqueurs pragmatiques ou
discursifs (mais aussi connecteurs pragmatiques, connectives
pragmatiques, particules pragmatiques, particules discursives, particules
énonciatives) a été particulièrement active déjà depuis une trentaine
d’années. La terminologie reste toujours relativement hétérogène, reflétant
ainsi des cadres théoriques et des objets de recherche fort divergents
(entre autres : théorie de l’argumentation, cohérence textuelle, théorie
de la pertinence, grammaticalisation, pragmaticalisation ; discours écrits
vs conversations spontanées). Les deux termes les plus utilisés dans la
littérature contemporaine nous semblent être marqueur pragmatique et
marqueur discursif. Dépendant du chercheur, l’un ou l’autre est considéré
comme représentant le concept supra-ordonné. Nous nous contentons ici
de quelques exemples. Selon Fraser (1996 : 168), tout élément ayant un
effet au niveau communicatif, au lieu du niveau purement propositionnel,
peut être considéré comme étant un marqueur pragmatique. Pour Jucker
et Ziv (1998), le terme marqueur discursif (discourse marker) est le terme
le plus adapté (« umbrella term »), permettant de catégoriser en son sein
un nombre élevé d’éléments, qui servent des fonctions pragmatiques et
discursives diverses. Il en est de même pour Hansen (1998). Par contre,
Aijmer et Simon-Vandenbergen (2006) préfèrent le terme marqueur
pragmatique (pragmatic marker) au marqueur discursif ; dans leur
perspective, ce dernier est réservé pour décrire comment un marqueur
particulier signale des relations de cohérence. Pour ces auteurs, les
marqueurs pragmatiques, outre leur fonction de liage discursif, auraient
la spécificité de pouvoir exprimer, dans une situation de communication
donnée, des conseils d’ordre procédural (cf. Sperber & Wilson, 1993),
c’est-à-dire comment interpréter l’énoncé en question (id. : 2). Pour
187
Du sens à la signification. De la signification aux sens
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Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
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Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques
moins du point de vue auquel il renvoie. L’opposition peut être soit réelle,
soit virtuelle.
Par contre, Mortier et Degand (2009 : 353) affirment que le locuteur,
en utilisant le marqueur en fait, qualifie son énoncé q en tant que plus
réel, plus vrai ou plus correct par rapport à ce qui a été affirmé dans
l’énoncé précédent p1. Pour ces mêmes auteures (id. : 361-362), la
valeur oppositive incluse dans le marqueur en fait n’est pas absolue
mais elle devrait être conceptualisée comme une déviation ou un écart
(cf. Rossari, 1992)2 plutôt que comme contraste pur et dur. Ainsi, elles
postulent le continuum suivant : opposition > déviation > reformulation3.
La reformulation peut comporter une nuance additive (spécification,
précision, élaboration, etc.), mais aussi, dans certains cas, une inférence
causale se laisse dégager. Dans leur modèle heuristique, la notion
d’opposition est davantage liée à une contre-attente, d’une part, et à
l’atténuation, d’autre part.
Selon Rossari, de fait introduit un point de vue présenté comme un fait
déjà établi. Il n’y a donc pas d’écart par rapport au point de vue évoqué.
Defour et al. (2010) lui attribuent un sens confirmatif (comparable à
l’anglais indeed), mais aussi une valeur contrastive. Comme le constate
aussi Danjou-Flaux (1980 : 125), « dans un contexte concessif, de fait ne
peut être interprété que de façon oppositive ».
3.3.3. Synthèse
Pour résumer cette discussion des différentes valeurs sémantico-
pragmatiques de nos marqueurs, le bilan suivant se laisse dégager :
–– en effet : confirmation, justification, explication, établissement d’un
fait nouveau, neutralité au niveau interpersonnel, auto-orienté ;
–– effectivement : confirmation, opposition, engagement interperson
nel4, prise ou maintien de la parole hétéro-orienté ;
–– de fait : opposition, contraste, confirmation ;
1
Selon Defour et al. (2010), en plus de marquer un contraste (opposition) avec ce qui
précède, en fait accentue la perspective du locuteur. Cette même idée est exprimée
par Blumenthal (1996 : 260) : « En effet, dans certains cas, c’est surtout grâce à cette
locution (en fait) que nous nous rendons compte, après coup, du caractère douteux
(selon le locuteur) d’une information antérieure ».
2
Cf. Blumentahl (1996 : 264) : identité partielle dans le cas de spécification ou de
généralisation.
3
Voir pourtant Blumenthal (1996) et Forsgren (2009) pour une critique de la notion
d’écart.
4
Pour Rossari (1992), par contre, la valeur énonciative d’engagement serait
caractéristique de en effet.
193
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Les deux marqueurs les plus fréquents dans les corpus sont en effet et
en fait. On peut pourtant remarquer des différences importantes entre les
corpus étudiés. En effet est particulièrement fréquent dans le discours de
recherche. En fait est fréquent dans les conversations spontanées, présent
de manière modérée dans le discours de recherche mais totalement absent
de l’émission radiophonique. Effectivement est peu présent dans le discours
de recherche, mais utilisé avec une fréquence élevée dans les deux corpus
du discours oral. De fait est le marqueur le moins utilisé globalement, mais
194
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques
195
Du sens à la signification. De la signification aux sens
nr=147 oui.
“t” nr=148 à à apprendre …
=”i” nr=149 oui.
=”t” nr=150 et <ph_pause v=1> à bien émettre bien sûr. ph_pause v=1
alors ça demande aussi pas mal de temps.
“i” nr=151ph_pause v=2> en effet.
Pourtant, dans l’exemple (4), la valeur de en effet n’est pas strictement
confirmative (dans le sens c’est ça) :
(4) “i” nr=13 ah oui ph_pause v=1> et euh qu’est-ce qui vous plaît spécialement ?
“t” nr=14 ce qui me plaît dans dans Orléans c’est d’abord la sa la ville
natale ça explique beaucoup de choses ph_pause v=1> euh ensuite
c’est un c’est un pays où les gens sont assez équilibrés ph_pause
v=1> où on ne fait pas d’histoires où on ne dramatise pas les choses.
“i” nr=15 ah oui ? ph_pause v=1> en effet.
“t” nr=16 et c’est bien agréable.
En raison de la question qui précède (ah oui ?) exprimant un léger
doute ou une surprise, en effet, qui termine la prise de parole de “t”,
pourrait plutôt être paraphrasé par « je vois ».
La seule occurrence de ce marqueur dans le débat d’une émission
radiophonique est l’exemple (5). En effet y exprime l’assentiment du
locuteur par rapport à ce qui vient d’être dit (cf. Danjou-Flaux, 1980 :
115).
(5) MCS : Alors SM venons à l’éthique là clairement dans le paradigme
structuraliste vous avez rappelé tout à l’heure, il ne reste plus grand-
chose de la liberté d’action humaine, de la notion
SM : Ah oui il ne reste plus rien
MCS : De la notion de responsabilité, d’imputabilité des actions
SM : Oui
MCS : Bref tout le matériel de base avec lequel on travaillait en
philosophie morale est dissout. Dans le paradigme rationaliste lui euh le
paradigme adverse dans lequel le sujet est mis au premier plan en effet on
a retrouvé le sujet humain mais c’est un sujet qui ne compte qui ne prend
en compte que ses intérêts et ses préférences et on a l’impression qu’il n’y
a pas davantage de morale possible.
5.2. Effectivement
La fréquence de effectivement est relativement élevée dans le corpus
ELILAP. Quant à l’émission radiophonique étudiée, effectivement est le
seul marqueur ayant de nombreuses occurrences, mais cela uniquement
chez un locuteur particulier. Dans les articles de recherche en général, sa
fréquence est relativement faible.
196
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Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques
5.3. En fait
En fait est surtout fréquent dans le corpus oral ELILAP (conversations
spontanées) ; il est présent de manière modérée dans le discours de
recherche des linguistes et des historiens mais presque totalement absent
de l’émission radiophonique étudiée (1 occurrence). Dans l’étude de
Forsgren (2009), en fait domine de manière écrasante ses corpus oraux :
la fréquence relative (sa fréquence par rapport aux autres marqueurs
étudiés) varie entre 50 % et 96 %. D’après nos résultats, la fréquence
relative de en fait n’excède pas 43 %, même dans le corpus oral. Ce
constat est quelque peu surprenant à la lumière de la conception répandue
selon laquelle en fait serait devenu « dans la langue parlée de nombreux
locuteurs un véritable tic présent dans au moins une phrase sur deux »
(Blumenthal, 1996 : 266). Un facteur explicatif pourrait être le fait que les
enregistrements de ELILAP datent déjà quelque peu – ils ont été effectués
déjà entre 1968 et 1974.
Dans le discours de recherche, en fait apparaît aussi bien dans une
position frontale (exemples 14 et 15) que dans une construction soudée
(i.e. non isolée du reste de l’énoncé), le plus souvent comme complément
du verbe (exemples 16 et 17). Par contre, aucune occurrence de ce
marqueur en position finale n’a été repérée dans le corpus du discours de
recherche.
(14) Historiquement, l’expansion de ce secteur a suivi de près le processus
d’industrialisation. En fait, il a même marché de pair avec lui :… (Histfra2)
(15) Il y a au moins une certitude : on ne peut pas lui assigner un fondateur
reconnu. En fait, on a assisté dans les années 1960, dans des contextes
intellectuels très variés, à l’émergence – surtout en Europe occidentale et
aux États-Unis – de courants relativement indépendants les uns des autres
(Lingfra25).
Dans l’exemple (14), on a du mal à assigner une valeur oppositive à
en fait et même la notion d’écart par rapport à l’énoncé précédent semble
difficilement applicable. Par contre, l’explication avancée par Mortier et
Degand (2009) nous paraît plus fructueuse. Elles affirment donc qu’en
utilisant en fait le locuteur qualifie son énoncé q en tant que plus réel,
plus vrai ou plus correct par rapport à ce qui a été affirmé dans l’énoncé
précédent p. Pour l’exemple (14), le critère du degré d’exactitude semble
s’appliquer. Pour ce qui est de l’exemple (15), le deuxième énoncé (q)
est une sorte d’élaboration du premier (p). Dans cette suite en fait met en
valeur la perspective du locuteur/scripteur (cf. Defour et al., 2010) qui
met en scène une panoplie de faits nouveaux qui soutiennent l’énoncé
p. Cela nous semble correspondre à la position de Aijmer et Simon-
Vandenbergen (2004), qui affirment que les marqueurs exprimant une
certaine prise de position épistémique sont utilisés lorsque les locuteurs
201
Du sens à la signification. De la signification aux sens
202
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques
(20) “AH” nr=1184 est-ce que je pourrais finalement vous poser une question
euh est-ce que vous pourriez me dire comment on fait une omelette chez
vous
“KH” nr=1184 comment on fait une omelette on on en fait souvent parce
que vous savez mes enfants quand ils s’amènent avec une bande de jeunes
“A03” nr=1185 oui oui
“KH” nr=1186 ils cassent une quinzaine d’œufs alors euh ils battent les
œufs dans un saladier
Dans l’exemple (20), en fait marque une digression du thème ou plutôt
un détournement du thème, la préparation de l’omelette. Le locuteur greffe
son dire sur un autre point, c’est-à-dire que ce n’est pas elle (la mère)
qui fait des omelettes mais ses enfants avec une bande de jeunes. En fait
semble signaler le point de vue différent choisi par le locuteur par rapport
à celui du premier locuteur. Son rôle est ici donc purement pragmatique.
On pourrait bien évidemment décrire cet exemple en termes de déviation
ou d’écart aussi. Dans ce cas, il serait question de marquer un écart ou
une prise de position par rapport aux attentes normatives en vigueur ou
interprétées comme telles par le locuteur. Dans cette interprétation, en
fait fonctionne comme marqueur d’attente (expectation marker) tel que
défini par Aijmer et Simon-Vandenbergen (2004 : 1782) : un marqueurs
qui signale que le locuteur exprime une croyance ou un point de vue qui
est soit en accord soit en désaccord avec ce qui a été dit par un autre
locuteur5.
L’exemple (21) illustre aussi le fonctionnement de en fait en tant que
marqueur de changement du topique ou de réorientation du discours (cf.
Forsgren, 2009 : 61-62)
(21)
“A02” nr=204 voulez dire ça une forme de un conseil consultatif
“UF” nr=205 un conseil consultatif où des décisions euh les décisions
étant prises par le corps professoral qui eux connaissent quand même
mieux les problèmes [p] et puis en fait il y a toute la vie devant soi [q]
À première vue, la réorientation semble absolue et surprenante, ce
qui s’accorde bien avec la notion d’écart et de l’établissement d’un fait
nouveau (cf. Rossari, 1992). Dans ce cas, en fait signalerait simplement
que UF veut passer à un autre topique du discours. Pourtant, on pourrait
analyser la proposition q introduite par en fait aussi comme apportant
de l’information supplémentaire, avec une nuance causale, par rapport à
l’énoncé p (valeur additive dans le sens « and what is more » de Mortier &
Degand, 2009). L’inférence à tirer serait la suivante : il est important qu’il
5
Mortier et Degand (2009 : 342) utilisent le concept « counter-expectations » emprunté
aux travaux de Traugott (1999), Schwenter & Traugott (2000) et Traugott & Dascher
(2002), exprimant un contraste entre le point de vue du locuteur et un point de vue
normatif extérieur.
203
Du sens à la signification. De la signification aux sens
y ait des mesures pour résoudre les problèmes des jeunes parce qu’ils ont
toute une vie devant eux.
Bref, dans les exemples (20) et (21), en fait est un marqueur de
réorientation discursive, mais pour des raisons différentes. Dans (20),
il exprime un point de vue différent par rapport au locuteur précédent
et les attentes normatives de celui-ci (supposées ou réelles). Par contre,
dans (21), la réorientation paraît totale en raison du décalage entre les
univers de discours évoqués dans p et q. Pourtant, grâce aux inférences
pragmatiques de nature additive et causale, ce décalage (ce trou cognitif)
peut être dépassé.
L’exemple (22) confirme l’observation de Forsgren (2009) entre
autres, selon qui en fait, dans la position finale, joue un rôle de marqueur
de clôture d’un tour de parole. Ce type d’occurrence est pourtant rare dans
notre corpus oral.
(22) “A01” nr=153 oui hein bon est-ce que vous voyez enfin des est-ce que
vous considérez que la situation des femmes en FRANCE ait besoin
d’être améliorée en fait >
“F01” nr=154 oui
Dans l’exemple (22), en fait final n’a plus qu’une valeur pragmatique
et interactionnelle, sans qu’on puisse lui attribuer une quelconque autre
valeur sémantico-argumentative. Il est suivi d’une pause signalant, elle
aussi, la fin du tour de parole de A01.
5.4. De fait
On peut d’emblée constater que l’utilisation du marqueur de fait est
modérée dans le discours de recherche et pratiquement inexistante dans
nos deux corpus de l’oral. De fait est légèrement plus fréquent dans le
discours des linguistes que dans celui des historiens (49 occurrences vs
24 occurrences). Dans le discours de recherche, ce marqueur se place
en troisième position, précédé clairement de en effet et, de manière plus
modérée, de en fait. En comparant nos résultats avec ceux de Forsgren
(2009), nous pouvons constater une différence : ce marqueur n’est que
peu présent dans tout son corpus (9 et 10 occurrences dans le corpus écrit
et aucune occurrence dans ses corpus oraux). De fait semble donc être
plus typique des articles de recherche que d’autres genres discursifs écrits.
Sa portée est limitée lorsqu’il ne qualifie qu’un constituant de l’énoncé,
en l’occurrence le verbe, comme dans les exemples (23) et (24). Dans
l’exemple (23), le sens propositionnel de de fait équivaut à « dans les
faits ».
(23) Le secrétaire général ne manque pas de relever que les receveurs se
réfèrent à des exemples étrangers qui se présentent dans des termes très
204
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques
205
Du sens à la signification. De la signification aux sens
En guise de conclusion
La réponse à notre première question de recherche quant à la fréquence
de nos marqueurs étudiés dans les différents corpus dépouillés est sans
équivoque. En effet est utilisé surtout dans le discours de recherche, tandis
que effectivement et en fait sont surtout fréquents dans les conversations
spontanées étudiées. Le débat scientifique de vulgarisation radiophonique
se distingue des discours de recherche étudiés d’une part par l’absence
quasi-totale de en effet et d’autre part des conversations spontanées, ne
contenant qu’une seule occurrence de en fait. De fait est le moins fréquent
des marqueurs utilisés, mais il est quand même utilisé dans le discours de
recherche, surtout dans les articles de recherche des linguistes. Le facteur
explicatif primaire semblerait donc être la distinction entre discours écrits
formels vs conversations orales spontanées.
En fait et effectivement dans les conversations spontanées sont presque
à égalité dans le corpus ELILAP dépouillé, ce qui nous a semblé étonnant,
vu le discours répandu selon lequel en fait serait devenu presque un tic
dans le parler français contemporain. Pour vérifier s’il en est vraiment
ainsi, nous avons cherché les occurrences de nos quatre marqueurs dans le
corpus CFPP 2000. Les données obtenues montrent clairement que en fait
domine les conversations spontanées avec une majorité écrasante (768
occurrences), les occurrences de effectivement (290) ne sont que 38 % de
celles de en fait. En effet a disparu entièrement du corpus CFPP 2000 et
la fréquence de de fait reste très modeste (3 occurrences vs 5 occurrences
dans le corpus ELILAP).
Nous nous sommes intéressée en deuxième lieu à l’influence de la
discipline étudiée sur la fréquence et sur les fonctions des marqueurs
pragmatiques étudiés. Nous pouvons d’emblée constater que les linguistes
utilisent ces marqueurs pragmatiques épistémiques de manière plus variée
que leurs collègues historiens (cf. tableau 1). De même, les fréquences
des occurrences des marqueurs que nous avons étudiés sont légèrement
plus importantes chez les linguistes. En effet est le marqueur épistémique
206
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques
6
Le terme se réfère à un processus de changement linguistique pendant lequel un
item lexical ou grammatical change de catégorie et de statut et devient un élément
207
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Références bibliographiques
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syntaxique de l’énoncé et dont la fonction est soit textuelle, soit interpersonnelle.
208
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques
209
Du sens à la signification. De la signification aux sens
210
Quatrième partie
À l’interface syntaxe-sémantique
Et si la syntaxe éclairait
le sémantico-pragmatique ?
Le cas de la négation
1
Voir notamment Wilmet (2010 : § 598 sq).
2
Par exemple, dans l’index thématique du Bulletin analytique du C.N.R.S.
213
Du sens à la signification. De la signification aux sens
3
Hors lecture polémique du type Je n’en suis pas marri, j’en suis courroucé.
214
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?
4
Il énumère ensuite (op. cit. : 250-256) les contextes qui bloquent cette dérivation
(contextes introduisant la polyphonie, comme les structures contrastives, les
focalisations spécialisées, les accentuations d’insistance, etc. et, dans une moindre
mesure, les concessives, les conditionnelles, etc.) et ceux qui sont susceptibles
de la déclencher (« si la langue ne dispose pas d’un prédicat de forme positive qui
corresponde à l’amalgame [nég + prédicat = nouveau prédicat], ou bien si ce prédicat
sonne trop fort » (ibid. : 253)).
215
Du sens à la signification. De la signification aux sens
T1 T2
T3
5
Ce système double un autre système, de natures de mot, système de parties de langue
organisé par le critère de l’extension emprunté à Beauzée via Wilmet (1986) et adapté
par nos soins (voir Van Raemdonck, 1995, 1996, 1997 et 1998, 2010, 2011).
216
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?
6
Voir Van Raemdonck (1996 : 404-420 ; 2002 a et b).
217
Du sens à la signification. De la signification aux sens
2. Exemple
Soit la phrase :
(1) Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la retraite.
Dans l’acception traditionnelle de la négation de phrase, avec
prosodie et intonation neutres de la phrase, nous considérons que la
portée syntaxique de la négation s’effectue sur la relation d’attente qui va
du prédicat constitué vers le noyau de phrase. En schéma, la relation III :
Ph
I
Noyau Préd7
II III
Dét
(Adv nég)
7
Nous signalons en gras sur les schémas la portée sémantique.
8
Nølke signale, en outre, que l’intonation peut faire changer les données de cette
structure de portée. Les unités prononcées avec intonation plate, parenthétique, peuvent
être exclues de la portée : Pierre ne vient pas, heureusement. De même, si un adverbial,
notamment les paradigmatisants (même, surtout, etc.), est lui-même prononcé avec
ce type d’intonation, il voit sa portée sémantique inversée, et son apport sémantique
reversé au segment qui le précède : Pierre, surtout, est venu (voir, notamment, Nølke,
1993 : 186).
218
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?
sera le plus susceptible – sans que cela soit une obligation – de servir de
support spécifique de l’apport sémantique de la négation9.
D’autres lectures peuvent être données de (1), avec, pour chacune
d’entre elles, une intonation particulière.
(2) Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la retraite.
Dans (2), avec une intonation d’insistance sur pas, on assiste à une
lecture polémique pure, qui réfute la mise en relation du prédicat au
noyau de phrase, comme en écho. La phrase signifie ici il n’est pas vrai
que Olga abandonnera ses collègues (et amis) pour partir à la retraite
vs, pour (1), Il est vrai que Olga n’abandonnera pas ses collègues (et
amis) pour partir à la retraite. Dans (2), la négation porte sur la relation
prédicative (I sur le schéma) :
prédicative (I sur le schéma) :
Ph
I
Noyau Préd10
II III
Dét
(Adv nég)
(3) Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la retraite.
Dans (3), avec insistance sur Olga, la négation reste incidente à la
relation prédicative (I). Cependant, l’accentuation du noyau de phrase
inverse, vers la gauche, la portée sémantique de la négation. On a
affaire ici à une négation partielle11 : Ce n’est pas Olga, mais Pierre, qui
abandonnera ses collègues (et amis) pour partir à la retraite. En schéma
pour l’incidence syntaxique :
9
Pour la négation de constituant, qui semble être toujours descriptive, le principe
est le même. L’incidence syntaxique de la négation échoit à la relation d’attente du
constituant à l’élément auquel il sera incident. Dans Il habite pas loin d’ici, la négation
est incidente syntaxiquement à la relation d’attente du constituant loin d’ici, avant sa
mise en incidence effective à la relation habite ß Ø.
10
Nous signalons en gras sur les schémas la portée sémantique.
11
Dominicy (1983) soutient que la négation partielle est toujours polémique, et pourvue
d’une accentuation d’insistance. Nous partageons ce point de vue.
219
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Ph
I
Noyau12 Préd
II III
Dét
(Adv nég)
Noyau Dét
Dét
(Adv nég)
12
Nous signalons en gras sur les schémas la portée sémantique.
13
Nous en tirons argument pour considérer le noyau de phrase comme base de la phrase,
à laquelle les autres éléments doivent être rapportés, par opposition au verbe qui, lui,
peut être nié et qui, en tant que prédicat, doit être rapporté au noyau de phrase.
220
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?
(5) Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la retraite.
Dans (5), avec insistance sur ses collègues (et amis), la négation est
incidente à la relation Noyau ß Dét. C’est à cette relation intraprédicative
qu’échoit l’incidence syntaxique. L’apport sémantique résultant est reversé
sur l’élément accentué, soit sur ses collègues (et amis) (Dét en schéma,
pour « Déterminant du verbe »). La négation partielle s’interprète de la
manière suivante : Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour
partir à la retraite, mais les ors de ses bureaux majestueux. En schéma,
pour l’incidence syntaxique :
Préd
(GDV)
Noyau Dét
Dét
(Adv nég)
(6) Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la retraite.
Dans (6), avec insistance sur pour partir à la retraite, la négation
est incidente à la relation effective entre le déterminant adverbial et la
relation Noyau ß Dét. C’est à cette relation intraprédicative qu’échoit
l’incidence syntaxique. L’apport sémantique résultant est reversé sur
l’élément accentué, soit sur pour partir à la retraite. La négation partielle
s’interprète de la manière suivante : Olga n’abandonnera pas ses
collègues (et amis) pour partir à la retraite, mais pour ses vacances. En
schéma, pour l’incidence syntaxique :
Préd
(GDV)
Noyau Dét
Dét
(Adv nég)
Dét
(GDPrép)
221
Du sens à la signification. De la signification aux sens
222
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?
16
Intuition corroborée néanmoins par des faits. Dans les phrases (1) Pierre ne lit pas de
romans vs (2) Pierre ne lit pas des romans, la lecture descriptive (et totale) de (1) et la
lecture polémique (et partielle) de (2) manifestent leur différenciation par la variation
de la forme du quantifiant.
17
Voir à ce sujet les contextes bloquant ou déclenchant la dérivation de la négation
descriptive chez Nølke (1992 [1993] : 250-256), et supra, note 4.
223
Du sens à la signification. De la signification aux sens
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224
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?
225
Participes adjoints en position polaire
et progression discursive
227
Du sens à la signification. De la signification aux sens
228
Participes adjoints en position polaire et progression discursive
229
Du sens à la signification. De la signification aux sens
230
Participes adjoints en position polaire et progression discursive
1
J. Echenoz (1999) Je m’en vais ; A. Nothomb (1999) Stupeur et tremblements ;
A. Gavalda (1999) Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part ; Cl. Castillon
(2006) Insecte ; D. Pennac (2007) Chagrin d’école ; Le Figaro 11-12/12/2004,
7/12/2004 ; Le Monde 12-13/6/2005, 14/6/2005.
231
Du sens à la signification. De la signification aux sens
232
Participes adjoints en position polaire et progression discursive
233
Du sens à la signification. De la signification aux sens
234
Participes adjoints en position polaire et progression discursive
2.1.2. Cadrage interprétatif
Dans ces énoncés, contrairement au fonctionnement interprédicatif
précédent, le co-prédicat participial contient l’information essentielle de
la prédication composée. Non seulement la CoP participiale n’assure pas
la continuité topique, mais de plus, elle introduit l’essence de l’apport
235
Du sens à la signification. De la signification aux sens
236
Participes adjoints en position polaire et progression discursive
2.2.2. Cadrage argumentatif
Le glissement de la simultanéité fortuite vers une cooccurrence
signifiante entre les événements, mène logiquement à une interprétation
causale (10a-b), hypothétique (10c), concessive ou oppositive (10d ; cf.
König, 1995 : 69). La mise en évidence d’un rapport de continuité avec
le contexte de gauche est parfaitement possible, soit le fonctionnement de
CoP préTH /+topique/.
(10a) Dernier atout des Magnum 21 : leur facilité de transport. Pesant
environ 300 kg, soit le poids d’un bateau pneumatique à coque rigide
de même longueur, il est démonté, et remonté, en moins d’une heure.
(Le Monde, 14.06.2005 : 25)
(10b) Très tôt mon avenir lui parut si compromis qu’elle ne fut jamais tout
à fait assurée de mon présent. N’étant pas destiné à devenir, je ne lui
paraissais pas armé pour durer. (Pennac : 15)
Dans ces cas, la CoP participiale assure la continuité informationnelle
(10a : ‘facilité de transport’/‘pesant’, ‘démonté et remonté en moins
d’une heure’ ; 10b : ‘devenir’/‘avenir’). Cependant, en particulier avec
des interprétations hypothético-oppositives, le co-prédicat s’interprète
aussi plutôt comme un topique scénique, qui introduit un nouveau point
de référence, permettant un développement informationnel ultérieur
partiellement contradictoire :
(10c) L’achat d’une automobile (78 %) […] sont ainsi les deux premières
sources de motivation pour un emprunt, avant le financement des
études des enfants (57 %) et l’achat de meubles et d’équipements
d’électroménager (47 %). [nouveau par.] Comparés à leurs voisins
européens, les Français restent toutefois peu endettés. Selon les
estimations de l’Observateur Cetelem à la fin 2005, les encours de
crédits à la consommation s’élèvent à 4 799 euros en moyenne pour un
237
Du sens à la signification. De la signification aux sens
238
Participes adjoints en position polaire et progression discursive
2.3.2. Cadrage argumentatif
Un glissement peut s’opérer d’un séquençage temporel vers un cadrage
argumentatif marquant surtout la cause. Celle-ci dérive traditionnellement
de la valeur d’antériorité. D’une manière générale, l’interprétation
argumentative semble favoriser l’orientation vers l’aval et la mise en
place d’un cadre nouveau (topique scénique) pour fonder la prédication
régissante consécutive qui constitue le commentaire de l’énoncé :
239
Du sens à la signification. De la signification aux sens
(14a) Interrogé sur le fait de savoir si le royaume est bien gouverné, Lord Butler
n’a pas le moindre doute. « Le pays souffre terriblement d’un manque
de contrôle du Parlement sur l’exécutif. Une très grande anomalie »,
explique-t-il.
[nouveau par.] Ayant dirigé l’enquête sur les bévues des services de
renseignements et leur exploitation par le gouvernement pour justifier
la guerre contre Saddam Hussein, Lord Butler sait de quoi il retourne.
(Le Figaro, 11-12.12.2004 : 5)
(14b) Titre : Patinage artistique : Le couple russe champion d’Europe de danse
er
[1 par.] Les Russes Tatiana Navka et Roman Costomarov ont conservé
leur titre de champions d’Europe de danse, vendredi 20 janvier à Lyon.
Classés quatrièmes dès la danse imposée, les Français Isabelle Delobel
et Olivier Schoenfelder n’ont pu rattraper leur retard tant dans la danse
originale que lors du programme libre. (Le Monde, 22-23.01.2006 : 12)
2.4. Conclusions
Le fonctionnement interprédicatif a un impact certain sur le rôle de
la CoP participiale en position préTH. De manière générale, les divers
fonctionnements permettent un rôle de topique secondaire afin d’assurer
la continuité discursive, mais aussi celui de ‘topique scénique’, lorsque
le co-prédicat participial renvoie vers l’aval. Le préTH fournit alors
un cadre nouveau pour situer l’apport informationnel du commentaire
livré par la prédication régissante. Lorsque la CoP réalise un cadrage
argumentatif, ce dernier rôle semble même prédominant. Dans le cas du
cadrage interprétatif en visée multidimensionnelle sur E, la CoP fournit
au sein de la prédication composée l’apport informationnel prédominant.
Elle ne remplira alors d’aucune façon un rôle de topique, mais celui de
commentaire.
240
Participes adjoints en position polaire et progression discursive
241
Du sens à la signification. De la signification aux sens
242
Participes adjoints en position polaire et progression discursive
243
Du sens à la signification. De la signification aux sens
244
Participes adjoints en position polaire et progression discursive
(21b) Quand il m’a proposé d’en faire un, le ciel m’est tombé sur la tête,
j’ai même ri, croyant qu’il plaisantait. Il n’en a plus reparlé pendant un
moment, […] (Castillon : 10)
3.3. Continuité discursive et séquençage de E1 et E2
Les deux prédications décrivent deux procès ou états (E1 et E2)
indépendants, présentés dans une ‘unité perceptuelle’ mais se situant
cette fois-ci dans un rapport séquentiel (avant/après). D’un point de
vue interprédicatif, les CoP exprimeront une addition narrative ou
argumentative.
3.3.1. Addition narrative
Dans le cas des co-prédicats adjectivants, un ‘après’ dans le séquençage,
c’est-à-dire la position postRH, sera interprété comme un développement
postérieur de l’ensemble complexe initié par le prédicat principal, bref,
comme une addition narrative par juxtaposition d’événements. Cette
addition narrative pourra, tout comme dans les combinaisons sans
séquençage, être orientée vers l’amont (22c) et fournir une contribution
à l’apport discursif de la prédication régissante (postCOMMENT) ou, au
contraire, être plutôt orientée vers l’aval, en introduisant une nouvelle
« mise en scène » pour une nouvelle prédication (22a, b). De manière
générale, les CoP postRH qui expriment l’addition narrative portent le
trait /+commentaire/ :
(22a) Puis, après 21 heures, son épouse, inquiète, serait partie à sa recherche,
croisant elle aussi le chemin du tueur. Vers 2 heures du matin, en
rentrant chez lui, Julien, le fils des victimes, avait retrouvé la maison
vide […]. (Le Figaro, 7.12.2004 : 8)
(22b) Titre : Il tue un collègue de la DDE et se suicide
Le meurtrier, âgé d’une quarantaine d’années […] Il a tué un responsable
du centre, circulé dans les bureaux, tiré de nouveau, blessant un
collègue dont les jours ne sont pas en danger. À la vue des forces de
l’ordre, l’homme a retourné l’arme contre lui et s’est tué. (Le Figaro,
11-12.12.2004 : 9)
(22c) Titre : Silvio Berlusconi échappe au couperet judiciaire. La
longue saga des procès intentés au Cavaliere.
e
[4 par.] Le cavaliere a eu droit à un procès séparé, ayant demandé la
suspension des poursuites pendant son mandat de chef de gouvernement.
La cour constitutionnelle le lui a refusé en janvier 2004. (Le Figaro, 11-
12.12.2004 : 5)
Dans (22c), la CoP en position finale exprime en réalité l’antériorité,
mais la position postRH permet une réorientation informationnelle sur
la prédication suivante qui explicite, pour sa part, la motivation pour
l’énonciation du prédicat régissant.
245
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Conclusion générale
Cette contribution a mis en évidence le rôle significatif mais complexe
que jouent les participes adjoints en position polaire dans la mise en
246
Participes adjoints en position polaire et progression discursive
247
Du sens à la signification. De la signification aux sens
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les participes présents détachés en position initiale et finale », in D. Apothéloz,
248
Participes adjoints en position polaire et progression discursive
249
Je te remercie
Objets et verbes de communication
1
Dans le cadre d’un projet plus vaste sur la sémantique de l’interaction verbale,
nous avons publié un article paru en 2012, où nous avons analysé trois prédicats
de communication appartenant à la zone sémantique affective négative : reprocher,
accuser et insulter (Galatanu & Pino Serrano, 2012).
251
Du sens à la signification. De la signification aux sens
2
Pour la description et les interprétations de l’acte et l’action de remercier, je renvoie
aux travaux fort intéressants et complets de Roulet, 1978 ; Anscombre, 1979 ; Galatanu,
1984 et 1988 ; Eskhol, 2002 ou Eskhol & Le Pesant, 2007.
3
La comparaison des données obtenues pour le français avec le cas d’autres langues
romanes permettrait, d’une part, de vérifier si les structures syntaxiques diffèrent
beaucoup d’une langue à l’autre, et d’autre part de constater comment s’opère la
répartition des constituants et des rôles sémantiques associés.
4
Pour plus de précisions sur ce modèle théorique, je renvoie à des travaux précédents
concernant d’autres prédicats de communication, tels que répondre (Pino Serrano,
2010), expliquer (Pino Serrano et al., à paraître), ou à Galatanu & Pino Serrano
(2012).
5
S = sujet, V = verbe, O = complément d’objet direct, CP = complément prépositionnel.
J’appelle complément prépositionnel tout constituant nucléaire sélectionné par le
lexème verbal dont la pronominalisation s’effectue soit au moyen de préposition +
forme forte du pronom pour les animés, soit au moyen de en et y pour les inanimés (cf.
Pino Serrano, 1995, 1999 et 2000).
252
Je te remercie : objets et verbes de communication
aux plus rares ou même aux plus inattendues, toujours à partir d’un corpus
d’exemples réels de la langue.
L’analyse des données choisie mettra en évidence les rapports
existants, d’une part, entre les constituants fonctionnels concernés (S-O-
CP) et les catégories lexicales les plus fréquentes et, d’autre part, entre
ces fonctions syntaxiques et les rôles sémantiques impliqués : le locuteur
(L), le destinataire-récepteur (D) et le message ou contenu propositionnel,
objet du remerciement qui soit est incorporé dans le sémantisme du
prédicat, soit est explicitement montré. Le jeu qui s’opère entre ces trois
éléments permettra d’expliquer la sélection lexicale véhiculée par les
occurrences trouvées qui s’avère uniforme et assez restreinte.
253
Du sens à la signification. De la signification aux sens
6
Cela pourrait faire penser à des emplois peu fréquents et plutôt rares : Sa femme le
soignait. Il l’en remerciait par des injures (répondre par l’ingratitude) ; il a fallu
remercier une actrice (la renvoyer) ; exemples tirés du TLF.
254
Je te remercie : objets et verbes de communication
Partant des objectifs présentés, je vais exposer par la suite les schèmes
ou patrons syntaxiques relevés après dépouillement et analyse des
exemples choisis.
255
Du sens à la signification. De la signification aux sens
256
Je te remercie : objets et verbes de communication
(19) – Tu as besoin d’argent ? Camille aurait dû dire non. Depuis vingt-sept ans,
elle disait non. Non, ça va. Non, je vous remercie. Non, je n’ai besoin de
rien. Non, je ne veux rien vous devoir. Non, non, laissez-moi. (A. Gavalda,
2004 : 478-480)
À côté de cet emploi, une autre valeur visiblement péjorative et/
ou négative de la formule consiste à marquer le mécontentement ou le
dédain (TLF). N’ayant pas trouvé ce cas dans la sélection effectuée, il a
fallu élargir un peu les années de recherche pour trouver un échantillon
d’exemples illustratifs :
(20) Ton mari est en train de raconter une histoire, tout le monde est plié en
deux, là-bas… Au fait, bravo, Georges, tu t’es distingué, je te remercie,
Jacques a été choqué par ton attitude, franchement, quelle façon de dire
bonjour… (A. Jaoui & J. P. Bacri, 1991 : 18-20)
(21) […] j’ai envie de fermer et d’aller me coucher, alors tu vois… Je suis
fatigué. PHILIPPE : Tu t’en fous, de mes histoires ?… Je te remercie.
HENRI : Pourquoi, tu t’intéresses aux miennes toi ? Tu les connais, mes
histoires, à moi ? (A. Jaoui & J. P. Bacri, 1994 : 79-80)
Il est à remarquer que pour ces trois valeurs de la formule (expression
de la gratitude, du refus poli et emploi ironique) il existe un changement
de sens mais la structure de la phrase est toujours la même, la formule
de politesse fonctionnant à la manière d’une locution figée invariable.
Dans les exemples consignés de ces différents emplois nous assistons
au passage du pôle positif au pôle négatif sémantiquement parlant, sans
qu’en aucun cas la structure formelle de la phrase change.
Dans les cas restants, le COD est toujours représenté par un clitique
désignant le destinataire à qui s’adressent les remerciements du locuteur,
lui-même représenté majoritairement aussi par un pronom personnel (19
occurrences), un Np (3 exemples), un SN animé et humain ou un pronom
indéfini :
(22) Ce voyage est le cadeau de ses treize ans, elle sautille, le remercie en
l’embrassant sur le front, il vient de lui offrir aussi une paire de gants de
chevreau blanc. (C. Fellous, 2001 : 229-231)
(23) « Bon, laisse tomber, je ne vais pas en faire une histoire, ça va pour
cette fois… Mais méfie-toi, ne recommence pas… » Willy le remercie.
(K. Bernfeld, 2003 : 133-135).
(24) Je voudrais aller me coucher, mais les détenues juives arrivent toutes et
nous remercient chaleureusement. (F. Siefridt, 2010 : 93-95)
(25) […] ce texte que personne, dans mon entourage, n’avait lu (on me
remerciait poliment et on le refermait vite, accablé), ces onze pages […].
(G. Aubry, 2009 : 73-74)
257
Du sens à la signification. De la signification aux sens
7
Dans ces deux occurrences du corpus, où le contenu propositionnel du prédicat est
exprimé par la structure de ce que P, l’alternance modale est évidente : l’indicatif et le
subjonctif sont de mise (cf. Roulet, 1978 : 443 et Galatanu, 1988 : 115-117).
8
Le SN le ciel figure dans deux autres occasions dans le corpus, écrit avec une
majuscule ; pourtant, après consultation lexicographique, j’ai décidé de le considérer
comme Nc et les trois exemples trouvés ont été traités de la même manière. Pourtant, il
est évident que dans les trois cas mentionnés nous assistons à une personnification du
ciel, tout comme si les remerciements étaient adressés aux dieux.
258
Je te remercie : objets et verbes de communication
(28) […] mais peut-être exauçait-il un vœu fait dans sa guerre, dans sa tranchée
ou à son camp de prisonniers, comme quoi il remercierait Marie d’en
revenir vivant, et […]. (A. M. Garat, 2003 : 259-260)
(29) Je remercie tout particulièrement Pierre Rigoulot pour son aide et son
soutien. (C. Brière-Blanchet, 2009, 7 nov.)
(30) Aujourd’hui nous remercions Dieu de ce que nous avons de quoi nous
nourrir et nous vêtir ; de ce qu’il y ait un toit sur nos têtes et du feu
dans la cheminée, de ce qu’aucun ennemi ne parcourt nos rues […].
(L. Schoroeder, 2000 : 218-219)
(31) […] Nous remercions le Ciel de ce que la Loi seule, et non une brute
illuminée dans quelque Berchtesgaden, soit notre souverain […]
(L. Schoroeder, 2000 : 218-219)
Dans les 40 cas trouvés de la variante triactancielle à objet et/ou CP
préposés, le sujet et objet sont toujours des clitiques pronominaux, alors
que le CP prend la forme d’un infinitif passé (14 exemples), présent (3 cas),
du clitique adverbial en (7 cas) ou d’un SP au moyen des prépositions de
ou pour (16 occurrences)9 :
(32) Nous vous remercions de nous avoir confié Les Adieux. Le texte est écrit
avec une grande sensibilité. (J. L. Lagarce, 2007 : 429-430)
(33) – Oui, monsieur Leturdu, je vous remercie de prendre ainsi les choses en
main […] (L. Lang, 2001 : 51-53)
(34) Je vous remercie infiniment pour votre colis, les œufs particulièrement,
c’est une telle joie de manger un œuf frais ! (J. Pouquet, 2006 : 107-108)
(35) 8 juillet de Michelle : Je vous remercie de votre colis magnifique. Vous ne
pouvez savoir notre joie en mangeant ces chips dont nous avions oublié
le goût, quelle bonne idée vous avez eue là. (J. Pouquet, 2006 : 41-42)
(36) […] Princesse, je suis heureuse que vous aimiez mon livre, je ne me rends
compte de rien, mais votre indulgence, princesse, m’est précieuse et je
vous en remercie sincèrement. (M. Havet, 2003, p. 92-93)
Il est temps de préciser que du total des occurrences à la voix active,
et mis à part les trois exemples du schème SV, seulement dans l’exemple
qui suit l’objet destinataire des remerciements n’est pas exprimé, mais
facilement repérable dans le contexte. C’est pourquoi il est préférable de
l’analyser comme une structure triactancielle à objet latent10 :
9
Le choix de l’une ou l’autre préposition ne semble pas pertinent devant un substantif
ou un syntagme nominal et, sauf dans des expressions plus ou moins figées du genre je
vous remercie de votre attention, de et pour alternent devant le même substantif, ce qui
prouve qu’il s’agit de simples variantes formelles : cf. exemples (34) et (35).
10
À propos de la notion d’objet latent : Fonagy, 1985 ; Larjavaara, 2000 ; ou Pino
Serrano, 2004.
259
Du sens à la signification. De la signification aux sens
260
Je te remercie : objets et verbes de communication
Bibliographie
Anscombre, J. C. (1979) « Délocutivité benvenistienne, délocutivité généralisée
et performativité », Langue française, no 42, p. 69-84.
Benveniste, É. (1966) « Les verbes délocutifs », in Problèmes de linguistique
générale I, Paris, Gallimard, p. 277-285.
Eskhol, I. (2002) Typologie sémantique des prédicats de parole, Thèse de
doctorat, Université Paris XIII.
Eskhol, I. & Le Pesant, D. (2007) « Trois petites études sur les prédicats de
communication verbaux et nominaux », Langue française, no 153, p. 20-32.
Fónagy, I. (1985) « J’aime ø, je connais ø. Verbes transitifs à objet latent », Revue
Romane, no 20(1), p. 3-34.
11
Bien que l’on enregistre des cas de te lo agradezco et même de te agradezco en
espagnol péninsulaire, des tournures créées à partir de gracias seraient plus fréquentes
en espagnol standard.
261
Du sens à la signification. De la signification aux sens
262
Cinquième partie
Julien Longhi
Université de Cergy-Pontoise
Introduction
Pour contribuer à ce volume d’hommage à Olga Galatanu, nous
proposons de considérer un problème linguistique qui ne peut, selon
nous, être traité qu’en mettant à contribution les champs de l’analyse
du discours, de la sémantique et de la pragmatique. Or, une des
principales richesses du travail mené par Olga Galatanu est précisément
d’avoir constitué un modèle d’analyse du sens linguistique qui intègre
l’Analyse linguistique du discours (ALD) et la pragmatique : ce
modèle a été appelé Sémantique des Possibles Argumentatifs (SPA).
Force est de constater, d’ailleurs, que ce croisement disciplinaire n’est
pas dans ses recherches un posé qui ne serait pas suivi d’effets, mais
représente bien le « cahier des charges » d’une théorisation qui cherche
à cerner le sens du point de vue des mécanismes sémantiques qui le
caractérisent, à travers ses usages en discours, et ses effets en contexte.
Après avoir présenté les aspects qui retiennent notre attention dans les
développements de la SPA, et les avoir discutés au regard du modèle
théorique que nous essayons de développer, nous présenterons l’analyse
sémantico-discursive du terme pigeon dans un corpus récent relatif au
contexte du « mouvement des pigeons », de septembre à novembre
2012.
1
Concernant la discussion des spécificités des théories argumentatives, voir Longhi
(sous évaluation).
265
Du sens à la signification. De la signification aux sens
266
Dans le pigeon, tout est bon
267
Du sens à la signification. De la signification aux sens
268
Dans le pigeon, tout est bon
269
Du sens à la signification. De la signification aux sens
270
Dans le pigeon, tout est bon
En clair, il y a des sens de pigeon qui n’existent que parce que certains
attribuent à d’autres l’étiquette de « pigeon ». Pigeon est alors à concevoir
selon le sens « prendre (quelqu’un) pour un pigeon », c’est-à-dire
« prendre quelqu’un pour un naïf facile à duper, une victime à plumer ».
L’idée centrale est qu’il y a pigeon parce qu’il y a « prise pour », donc
perception, jugement et action en conséquence de la part d’autrui.
Il y a donc, selon nous, un double fonctionnement sémantique, qui
explique le succès de ce mouvement :
–– L’introduction du référent pigeon entraîne aussi l’identification
d’un « coupable » qui « pigeonne », c’est-à-dire qui « rend pigeon »
(ici, c’est le gouvernement qui est visé) ;
–– Pigeon convoque presque immédiatement l’action dont ceux qui
sont désignés comme tels sont victimes, à savoir « être plumés »,
action qui est intrinsèquement condamnable.
En effet, si, à propos de « pigeon »-animal, plumer signifie « enlever les
plumes », ici, à propos de « pigeon »-personne, plumer signifie « dépouiller
progressivement (quelqu’un) d’un bien matériel, généralement par ruse et
tromperie ».
Aussi, il y aurait presque un effet performatif du mot pigeon, au sens
où il construit, par le fait de son énonciation, un cadre et un ensemble de
rapports entre les éléments qui le composent : une victime, un coupable,
et une action condamnable menée avec des moyens douteux. Pigeon
scénarise donc la situation et construit une représentation de la situation
qui donne aux différents acteurs des rôles bien définis. La phase de
constitution du sens de pigeon dans le collectif anonyme permet, grâce
à une efficacité sémantique, de coïncider avec la réalité qui est ressentie
par les entrepreneurs, et de pouvoir s’adapter au cadre illocutionnaire du
tweet. Parallèlement, le sens de « pigeon »-oiseau est aussi maintenu par
certains procédés, comme par exemple le visuel identifiant le compte,
qui est celui d’une tête de pigeon, et le slogan qui l’accompagne est « we
are #geonpi » : le visuel réactualise le sens de l’oiseau, et l’inversion
des syllabes rend possible l’identification très précise du mouvement,
avec #geonpi, qui permet dans les recherches automatisées de ne pas
tomber sur les emplois de #pigeon. En outre, avec le nom du compte
@DefensePigeon, l’utilisateur étaye le côté « animal » (avec la séquence
« défense de + nom d’un animal menacé »). Pour l’illustrer, nous avons
relevé différentes productions sur le réseau social Twitter2, principal
lieu des échanges lors de cet événement, et nous les avons organisées en
2
Pour des exemples de tweets cités dans leur forme originale, voir les exemples donnés
dans notre billet sur le Huffington Post : http://www.huffingtonpost.fr/julien-longhi/
buzz-pigeon-entrepreneurs_b_1987261.html
271
Du sens à la signification. De la signification aux sens
272
Dans le pigeon, tout est bon
Bloc sémantique
(8>
Rhouuuu Dindon de la farce En chasse
Reconstitution sémantique
Roucoulement
Cadre illocutionnaire
Intrinsèque Extrinsèque
Dans ce schéma, qui n’a pas valeur de preuve des résultats, mais
qui se veut simplement un éclairage des exemples proposés selon deux
273
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Conclusion
Si, finalement, le groupe des Pigeons a connu une efficacité
incontestable, c’est, certes, par des aspects politiques et institutionnels,
qui ont été décrits par la presse et les responsables politiques. Mais c’est
aussi grâce à la rencontre d’un combat et d’une forme d’expression, d’une
formule, d’une manière de dire. Jouer la carte du pigeon pour créer les
conditions d’une négociation était visiblement une stratégie porteuse, car
en parfaite adéquation avec les revendications et la répartition des rôles
voulus par les entrepreneurs concernés. Du point de vue sémantique,
cela se manifeste par le fait que les usages faits du mot pigeon par le
collectif s’ancrent dans une dynamique interne au cadre illocutionnaire
du tweet, et font preuve d’une appréhension sémantique qui se positionne
comme intrinsèque au mot, qui s’axe soit sur le sens de pigeon comme
« pigeonné », soit selon des aspects du volatile qui coïncident avec les
conditions technolangagières du tweet (smiley, « cri » par le Rhouu
comme intensification du « gazouilli » du tweet). Il ne s’agit pas de
retrouver une vision fixiste du langage, mais plutôt d’exploiter les
possibles argumentatifs du mot, et leurs perceptions par les sujets parlants,
pour éclairer l’efficacité sémantico-discursive, et donc la performance
discursive, par l’analyse sémantique.
274
Dans le pigeon, tout est bon
Références bibliographiques
Anscombre, J.-C. (dir.) (1995) Théorie des topoï, Paris, Kimé.
Anscombre, J.-C. & Ducrot, O. (1983) L’argumentation dans la langue, Liège,
Mardaga.
Cadiot, P. & Nemo, F. (1997) « Pour une sémiogenèse du nom », Langue
française, no 113, p. 24-34.
Galatanu, O. (1994) « Convocation et reconstruction des stéréotypes dans la
presse écrite », Protée, no 22(2), Québec, p. 75-80.
Galatanu, O. (1999) « Argumentation et analyse du discours », in Y. Gambier et
E. Suomela-Salmi (dir.), Jalons, Turku, p. 41-54.
Galatanu, O. (2000) « La reconstruction du système de valeurs convoquées et
évoquées dans le discours médiatique », in A. Englebert, M. Pierrard, L. Rosier
et al. (dir.), Actes du XXIIe Congrès International de Linguistique et Philologie
Romanes, Bruxelles, 23-29 juillet 1998, vol. VII, Tübingen, Max Niemeyer
Verlag, p. 251-258.
Galatanu, O. (2002) « La dimension axiologique de l’argumentation », in M. Carel
(dir.), Les facettes du dire. Hommage à Oswald Ducrot, Paris, Kimé, p. 93-107.
Galatanu, O. (2006) « Du cinétisme de la signification lexicale », in J. M. Barbier
et M. Durand (dir.), Sujets, activités, environnement, Paris, P.U.F., p. 85-104.
Lebas, F. & Cadiot, P. (2003) « La constitution extrinsèque du référent :
présentation », Langages, no 150, p. 3-8.
Longhi, J. (2008) Objets discursifs et doxa. Essai de sémantique discursive,
Paris, L’Harmattan.
Longhi, J. (sous évaluation) « Les enjeux des sémantiques argumentatives en
analyse du discours », in O. Galatanu (dir.), La sémantique argumentative 40
ans après (ou presque).
Sperber, D. (1996) La contagion des idées, Paris, O. Jacob.
275
Sémantique des points de vue et contraintes
sur les possibles argumentatifs
Pierre-Yves Raccah
277
Du sens à la signification. De la signification aux sens
sont nombreux, se situent sur un plan personnel, et n’ont rien à faire dans
un ouvrage tel que celui-ci.
Les proximités dont je parlerai concernent (je l’ai dit en passant, mais
il convient d’y insister un peu) les orientations de nos travaux, plus que les
méthodes et les modèles que nous mettons en œuvre. Je tenterai donc de
montrer que les méthodes et modèles que je mets en œuvre sont fondés sur
des orientations communes exprimées dans nos deux ‘corpus’ de travaux,
et répondent aux mêmes aspirations concernant la sémantique des langues
et son rôle, même si nous avons choisi des manières distinctes de répondre à
ces aspirations. Cette ‘stratégie’ m’amènera à parler de mon travail, parfois
dans le détail, en tentant d’en faire ressortir les grandes orientations, de
manière à montrer leur proximité avec celles des travaux d’Olga Galatanu.
On peut donc considérer que la stratégie que j’ai choisie est une solution
de facilité, puisqu’elle me permet à la fois (i) d’éviter la présomption de
produire des jugements appréciatifs à l’égard d’un chercheur qui n’a pas
besoin de mes appréciations pour connaître la qualité de son travail ; (ii)
de développer des thématiques que je connais assez bien, puisqu’il s’agit,
principalement de mon travail ; (iii) sans pour autant que le fait de parler
principalement de mon travail ne soit, en soi, prétentieux, puisque cette
présentation est un outil pour explorer les rapprochements que l’on peut
faire entre les deux manières d’aborder la sémantique. C’est probablement
vrai que cette solution est la plus facile pour moi : mais je crois que c’est
surtout parce que c’est la seule qui m’est permise…
278
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs
1
Voir une présentation de ces concepts, par exemple, dans Anscombre et Ducrot (1983),
Raccah (1987), ou Bruxelles et Raccah (1992). Afin de ne pas leur causer du tort, je ne
citerai pas les nombreux auteurs qui commettent cette incohérence…
279
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Et, concernant le point (c), s’il était nécessaire de choisir une citation
pour illustrer l’ancrage de la SPA dans une conception argumentationnelle
de la signification (et pas seulement du sens), qu’il suffise de rappeler que
la SPA résulte, entre autres, de
la recherche d’un modèle de description de la signification lexicale
susceptible de rendre compte aussi bien des représentations du monde perçu et
“modélisé” par la langue que du “potentiel argumentatif” des mots, potentiel
que l’environnement sémantique de la phrase énoncée et/ou l’environnement
pragmatique (le contexte du discours) peuvent activer, voire renforcer ou, au
contraire, affaiblir, voire neutraliser ou même intervertir. (Galatanu, 2003 :
214)
Ces trois points caractérisent une façon très précise de concevoir
la sémantique et, j’essayerai de le montrer, la seule qui permette à
cette discipline d’être considérée comme une science empirique. Mais
ils ne caractérisent pas une unique théorie de la signification : dans le
cadre épistémologique, méthodologique et communicationnel délimité
par ces trois points, de nombreuses options sont encore ‘libres’ et les
choix qu’elles offrent permettent de maintenir cette conception de la
sémantique, même s’ils conduisent à des modèles assez différents. C’est
ce que je vais montrer en présentant les options spécifiques de la SPV, et
en développant les caractéristiques des modèles descriptifs et explicatifs
qu’elles entraînent ; et, bien entendu, lorsque cela n’ira pas de soi, je
montrerai que les options de la SPV sont conformes à la conception de la
sémantique que les points (a), (b) et (c) caractérisent.
280
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs
des points de vue » souligne donc le fait que les contraintes sur la
construction du sens sont représentables par des chaînes de points de
vue. Cette propriété permet d’envisager de décrire les unités élémentaires
porteuses de signification (par exemple, les mots) en termes des points
de vue à partir desquels les objets de discours doivent être appréhendés,
tout en explicitant leur rôle dans les contraintes qu’imposent les unités
plus complexes qui les contiennent. Une telle caractéristique ne serait pas
utilisable si tous les points de vue devaient nécessairement être décrits en
termes d’autres points de vue : on ne pourrait pas échapper, en effet, à une
régression à l’infini.
Mais une autre particularité des points de vue, signalée dans le même
article, permet d’écarter ce risque :
certaines entités sont vues de manière positive (ou négative) sans qu’il soit
nécessaire ni même possible de recourir à l’intermédiaire d’autres points
de vue pour construire ou justifier la manière de voir ces entités. […] Cette
propriété, que l’on pourrait appeler la “réduction subjective”, qui interdit
d’exprimer les propriétés des points de vue en termes de relations logiques,
permet aussi de garantir que les chaînes de points de vue ne seront pas infinies.
(Raccah, 2010 : 131)
La SPV vise donc à proposer un outil de description non circulaire de
la signification qui permette :
–– de rendre compte de la manière dont le sens est construit, en termes
d’instructions fournies par les unités de langue ;
–– de décrire les unités élémentaires de langue au moyen de points de
vue qui, eux-mêmes, constituent des contraintes sur la formation
d’autres points de vue ;
–– de rendre compte de la production de points de vue pour les
expressions complexes à partir des points de vue associés aux
expressions plus simples.
Pour expliciter et justifier ce point, je m’appuierai sur plusieurs
observations concernant l’observabilité des discours, des phrases, des
sens et de la signification, observations connues mais peu prises en compte
et dont j’ai montré l’importance dans d’autres travaux2 ; j’utiliserai
quelques-unes des notions qui en découlent : j’aborderai donc, en premier
lieu, ces observations et ces notions, afin de disposer de plus de moyens
pour justifier mon propos.
2
Voir Raccah (2008 : 68-72), pour une approche épistémologique de la question ; voir
aussi Raccah (2011 : 309-312), pour un résumé des conséquences de cette approche sur
la méthodologie en sémantique.
281
Du sens à la signification. De la signification aux sens
3
Malgré le jeu de mots qu’on peut être tenté de faire, et dont la possibilité témoigne de
l’inscription, dans le lexique de la langue française, de cette croyance selon laquelle
nous percevrions le sens des énoncés, au même titre que les sons, les goûts ou les
couleurs.
4
Pour savoir de manière plus précise quel est le sens que X a construit, on peut envisager
de le lui demander, mais c’est alors en construisant le sens de sa réponse qu’on pourra
avoir une idée, indirecte donc, du sens que X a construit, idée qu’on pourra souhaiter
vérifier en lui demandant d’indiquer le sens de sa réponse, et ainsi de suite…
282
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs
mois, ce qui prouve que la manière dont les unités de langue influencent la
construction du sens est accessible même si le sens (des autres locuteurs) ne
l’est pas. (Raccah, 2011 : 311)
Cela dit, il est évidemment nécessaire de connaître quelques-unes des
caractéristiques du sens construit pour être en mesure de décrire l’influence
de la langue sur sa construction. Et, puisqu’il n’est pas possible de
s’appuyer sur l’intuition ou sur une prétendue évidence (que l’on croirait
pouvoir tirer du fait que les observables empiriques sont partageables),
il est nécessaire de sélectionner certains des effets observables que la
construction de ce sens devrait provoquer, puis de concevoir un dispositif
qui permettra, à l’ensemble de la communauté, de ‘calculer’ les valeurs
de ces caractéristiques sur la base de ces effets de sens, en fournissant une
argumentation rationnelle, aussi bien pour la détermination des effets du
sens à prendre en compte5 que pour le dispositif permettant de ‘calculer’
celles des caractéristiques auxquelles on s’intéresse.
Je ne peux donc pas considérer que le sens de l’énoncé E, interprété par le
locuteur X dans la situation s avait la propriété P, en invoquant pour seule
raison que c’est ainsi que je le comprends, ni parce que je pense que c’est ainsi
que tout le monde devrait le comprendre dans s : si je veux admettre que le
sens de E dans s a la propriété P, je dois concevoir une situation expérimentale
s’, dont je dois prouver qu’elle est analogue à s pour ce qui concerne les
phénomènes que j’étudie, et dans laquelle l’énoncé E peut provoquer un
effet observable F, dont je dois avoir justifié la corrélation causale, que F
se produise ou non, avec le fait d’avoir attribué à E, dans s, un sens ayant la
propriété P. Il est donc nécessaire de promouvoir, en sémantique des langues,
une réflexion sur les attributions causales, indispensable à la construction
d’observables indirects fiables. (Raccah, 2011 : 312)
Parmi les conséquences de ce que l’on vient de voir, approfondissons
les suivantes :
–– L’observation permet d’accéder, par nos sens, à des entités du
monde. Elle permet de formuler des hypothèses descriptives.
–– Pour que ces hypothèses descriptives soient validées, il est
nécessaire d’expérimenter.
–– Les hypothèses explicatives ne prennent tout leur intérêt que sur
des phénomènes élaborés au moyen d’hypothèses descriptives
validées.
Le rôle de l’expérimentation est de valider les hypothèses d’indicateurs
de propriétés des sens qui sont réellement construits par les interlocuteurs,
en présence des énoncés que l’on examine. De ce point de vue, la plupart
5
Il faut alors et justifier que ce sont bien des effets du sens et montrer qu’ils sont
pertinents pour ce que l’on étudie.
283
Du sens à la signification. De la signification aux sens
6
L’hypothèse externe que j’ai qualifiée d’« acceptable » stipule que tout ce qui a été
réellement dit avait un sens dans la situation dans laquelle cela a été dit, pour au moins
un des interlocuteurs (peut-être seulement le locuteur lui-même…).
284
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs
285
Du sens à la signification. De la signification aux sens
7
On trouvera une bonne présentation et une bibliographie fournie dans Stoltz (2002).
8
Il convient de souligner le rôle d’Oswald Ducrot dans cette ‘linguisticisation’ des idées
de Bakhtine. On trouvera une première esquisse de son raisonnement dans le huitième
et dernier chapitre de Ducrot (1984), à une époque où, rappelons-le, les travaux de
Ducrot étaient considérés, y compris par lui-même, comme relevant de la pragmatique.
Par ailleurs, Bojilova (2002) propose une réflexion très informée sur ce qui autorise cet
emprunt du dialogisme bakhtinien dans la sémantique des points de vue.
286
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs
9
Voir Raccah (2005b) pour une présentation des hypothèses de la polyphonie dans la
langue et pour une démonstration de leur validité.
10
Voir, notamment, Ducrot et al. (1980), Anscombre et Ducrot (1983), Bruxelles et al.
(1995).
287
Du sens à la signification. De la signification aux sens
288
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs
12
Pour une réflexion sur la distinction entre causalité de re et causalité de dicto, et sur
ses conséquences épistémologiques sur les sciences humaines, on pourra consulter, par
exemple, Raccah (2005a).
13
(3) présente la malhonnêteté de Germaine comme ce qui a causé son faux témoignage.
(4) présente la malhonnêteté de Germaine comme ce qui cause que l’on peut penser
qu’elle a fait un faux témoignage.
14
Le point d’interrogation précédant un exemple indique que, pour comprendre l’énoncé
de la phrase qui est marquée par ce signe, les locuteurs ont dû faire des hypothèses
précises sur la situation, hypothèses sans lesquelles ils n’auraient pas compris l’énoncé.
Il ne s’agit donc ni d’une impossibilité, ni d’un jugement personnel de l’observateur.
289
Du sens à la signification. De la signification aux sens
3. Illustration du fonctionnement
de la description sémantique
Une argumentation vise à faire adopter un point de vue tout en supposant
admis d’autres points de vue : la Sémantique des Points de Vue propose
de décrire dans un système unifié et les orientations argumentatives et
les points de vue, ce qui permet de formuler, de manière homogène, les
contraintes que les unités linguistiques imposent aux points de vue visés
par les énoncés, mais aussi aux points de vue supposés par ces énoncés.
Il faut en effet distinguer, comme on l’a vu dans la section précédente, les
points de vue nécessaires à la compréhension des points de vue obtenus
par la compréhension : les premiers constituent ce que j’ai appelé, un
peu plus haut, les ‘présupposés argumentatifs’, alors que les seconds
résultent de l’interprétation. Nous allons voir en détail l’intérêt de cette
distinction au paragraphe suivant, lors de la description argumentative
du connecteur « mais ». Reprenant la distinction proposée dans Raccah
(2010), je traiterai de manières différentes :
–– les contraintes sur les relations entre points de vue, portées
principalement par les articulateurs (opérateurs ou connecteurs) ;
–– et les contraintes sur la nature des points de vue, portées
principalement par les mots ‘ordinaires’ du lexique.
Et dans cette dernière catégorie, il faudra différencier :
–– les contraintes évaluatives élémentaires, portées par certains mots
(les ‘euphoriques’ et les ‘dysphoriques’),
–– des contraintes évaluatives constituées d’une chaîne de points de
vue, contraintes que j’avais appelées ‘mini-programmes’ et qui
sont portées par la plupart des mots et des syntagmes de chaque
langue.
290
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs
des Échelles Argumentatives, ou des différents modèles qui ont suivi (la
première théorie des topoi, le modèle des champs topiques récursifs,
ou le modèle des blocs sémantiques). L’idée, exprimée plus ou moins
explicitement dans les différentes descriptions, consiste à faire ressortir
les instructions que ces articulateurs donnent à l’interprète, et à choisir,
parmi ces instructions, celles qui sont indépendantes des situations
d’énonciation et des points de vue des interprètes : ce sont ces dernières
qui font partie de la description sémantique.
Ainsi, dans les deux modèles topiques, la description sémantique du
connecteur mais (qui transforme un couple de phrases <A,B> en une
phrase [A mais B]) est obtenue par abstraction à partir des analyses des
interprétations possibles en situations des énoncés possibles de la phrase
[A mais B], analyses tenant compte des influences des différents points
de vue préalables possibles des interprètes sur ces interprétations : la
description qui en résulte est donc indépendante des situations et des points
de vue, bien qu’elle s’applique à toute situation et tout point de vue. Une
description sémantique du connecteur phrastique mais doit rendre compte
des contraintes que mais fait peser sur l’interprétation de tous les énoncés
de cette phrase, quelle que soit la situation d’énonciation et quelle que soit
la situation d’interprétation, sans pour autant faire intervenir des contraintes
qui ne seraient pas imposées par ce connecteur. C’est ainsi que :
on est amené à admettre que le mot-de-langue mais impose à tout énoncé
de toute phrase de la forme [A mais B], les deux contraintes sémantiques
suivantes :
– toute situation d’interprétation de [A mais B], Si, doit être telle qu’elle
attribue à tout énoncé de B, dans toute situation d’énonciation Se, une
orientation argumentative opposée à celle que Si attribuerait à tout énoncé
de A dans la même situation d’énonciation, Se.
– toute situation d’interprétation de [A mais B], Si, attribue à tout énoncé
de [A mais B], dans toute situation d’énonciation Se, la même orientation
argumentative que celle que Si attribuerait à tout énoncé de B dans la
même situation d’énonciation, Se. (Raccah, 2008 : 81)
Insistons sur le fait que cette description sémantique est remarquable
parce qu’elle ne fait dépendre la signification de mais de rien d’autre que
de mais lui-même et caractérise ainsi une propriété formelle15 de la langue
française, tout en rendant compte des effets subjectifs des interprétations
des énoncés de phrases contenant ce mot. Même les descriptions en termes
de conditions de vérité, qui ont été conçues pour mettre en évidence les
15
Insistons sur le fait que « propriétés formelles » ne signifie pas « propriétés logiques » :
mettre en évidence des relations entre la forme des unités de langues et leur contribution
à la construction du sens ne constitue pas une réduction de la sémantique des langues
à la logique formelle.
291
Du sens à la signification. De la signification aux sens
‘aspects objectifs du sens’, n’ont pas cette qualité qui rend la description
de mais remarquable, et ce, même lorsqu’on les applique à des mots se
prêtant pourtant à une conceptualisation. Ainsi, le substantif rectangle,
par exemple, qui a une définition très précise en termes de conditions
de vérité, donc, en principe, indépendante des situations d’énonciation et
d’interprétation, ne peut être décrit en langue au moyen de cette définition,
car, avec une telle description, ce substantif ne pourrait s’appliquer à
rien de ce qui existe (une ligne ‘mathématique’ n’a pas d’épaisseur…) :
il faudrait y ajouter des ‘tolérances par approximation’ qui, outre les
paradoxes auxquels elles conduisent (on connaît bien le ‘paradoxe du
chauve’…), intègrent la subjectivité de l’évaluation dans le méta-discours
du linguiste et éliminent la possibilité d’une description sémantique qui
soit indépendante de la situation d’interprétation.
3.1.1. Contraintes sur la nature des points de vue
Si les articulateurs étaient les seuls porteurs des contraintes sur les
points de vue, ces dernières ne concernaient alors que les rapports entre
les points de vue que les énoncés des membres de phrases pouvaient avoir,
et la description sémantique serait bloquée dès que l’on en arriverait à des
syntagmes ne contenant pas d’articulateurs. Pour débloquer le processus
de description sémantique, il est nécessaire d’admettre que d’autres mots
que les articulateurs imposent des contraintes sur les points de vue et, cette
fois, non pas sur les articulations, mais sur la nature des points de vue.
Cette hypothèse doit être circonscrite de manière très précise, car il est
clair que les mots-de-langue ne peuvent pas déterminer les orientations
argumentatives des énoncés des phrases que l’on peut construire avec
eux : ces orientations dépendent aussi, nous l’avons vu, des situations
d’énonciation et des situations d’interprétation. On verra que certains mots,
les euphoriques et les dysphoriques imposent des contraintes évaluatives
élémentaires, tandis que les autres mots contraignent la manière de voir
une entité en s’appuyant sur la manière de voir une autre entité.
3.1.2. Contraintes évaluatives élémentaires :
euphoriques et dysphoriques
Les contraintes lexicales sur les points de vue qui sont les plus faciles
à observer proviennent des mots euphoriques et dysphoriques : il s’agit
de jugements de valeur directement associés à ces mots, indépendamment
des situations d’emploi du mot.
Ainsi, par exemple, le mot français « malhonnête » a ceci de
particulier que, lorsqu’il qualifie une personne, il indique que le locuteur
de tout énoncé d’une phrase le contenant se présente comme portant
un jugement négatif sur la personne qualifiée. Il est remarquable que,
même dans une conversation entre malfaiteurs, le mot « malhonnête »
292
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs
293
Du sens à la signification. De la signification aux sens
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Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs
295
Du sens à la signification. De la signification aux sens
296
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs
18
Voir Raccah (2010) pour plus de détail. Des résultats de travaux annoncés dans l’article
cité sont en cours de publication.
297
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Bibliographie
Anscombre, J.-C. & Ducrot, O. (1983) L’argumentation dans la langue,
Bruxelles, Mardaga.
Bakhtine / Voloshinov (1929[1977]) Voir Voloshinov, V.N.
Bakhtine, M. M. (1929) Problemy tvorchestva Dostoevskogo, Leningrad, 2e éd.
rev. Probemy poetiki Dostoevskogo, Moscou, 1963, trad. de I. Kolitcheff, La
Poétique de Dostoievski, Paris, Seuil, 1970[1998].
Bakhtine, M. M. (1978) [édition posthume, en français] Du discours romanesque,
traduit par D. Olivier, in Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard,
p. 83-233.
Bojilova, L. (2002) Dialogisme et argumentation : les mots sont-ils « habités » de
topoi ?, Mémoire de DEA, Université de Paris 3.
Bruxelles, S. & Raccah, P.-Y. (1992) « Argumentation et sémantique : le parti-
pris du lexique », in W. de Mulder, F. Schuerewegen et L. Tasmowski (dir.),
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Bruxelles, S., Ducrot, O. & Raccah, P.-Y. (1995) « Argumentation and the lexical
topical fields », Journal of Pragmatics, no 24(1-2), p. 99-114.
298
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs
299
Du sens à la signification. De la signification aux sens
300
Plurisémie et argumentation entre signification
morphémique et signification lexicale
François Nemo
Introduction
Si la sémantique linguistique est au total une discipline bien jeune,
puisqu’on peut sans doute dater son véritable essor du tout début
des années 1970, il n’en demeure pas moins que son histoire est déjà
passablement complexe et que quiconque tenterait aujourd’hui d’en
rendre compte s’exposerait soit au plus grand réductionnisme (et à la plus
grande injustice) soit à la plus grande confusion, ceci dans la mesure où
c’est bien une pluralité de résultats et de découvertes successives qui a eu
lieu, mais que penser ensemble ces résultats ne va en réalité aucunement
de soi. Aussi, mon effort en ce sens, à l’occasion de ce volume, a-t-il
fini par déboucher sur la proposition d’un terme nouveau, le terme de
plurisémie, seul à même non seulement de rendre explicite l’existence de
quelque chose qui pour la plupart des sémanticiens concernés va assez
largement de soi, mais surtout, en conceptualisant ce quelque chose,
de rendre possible une description associative des questionnements et
résultats de la sémantique contemporaine, et en particulier, pour ce qui
concerne ce volume, de ceux qui concernent la dimension argumentative
de la signification.
301
Du sens à la signification. De la signification aux sens
302
Plurisémie et argumentation entre signification morphémique et lexicale
303
Du sens à la signification. De la signification aux sens
finit toujours par être trouvé, il ne l’est pas au même endroit – qui
condamne en réalité toute description constructionnelle de la signification
morphémique : les constructions ne sont que des formes locales de
stabilisation du rapport entre signification morphémique et cotexte (au
sens large) et toute description par trop constructionnelle de celle-ci est
inévitablement condamnée à être falsifiée.
C’est ce constat répété qui m’a conduit à partir du début des années
2000 (Nemo, 2001) à adopter explicitement un modèle morphème/
construction séparant méthodologiquement et théoriquement l’étude des
morphèmes comme paires forme/signification indépendantes du contexte
d’insertion et des liens établis avec le cotexte.
Et c’est ce constat que l’on retrouve à la fois dans toutes les
sémantiques qui abandonnent le dualisme signification/sens (et par
exemple instruction/interprétation) au profit de l’introduction d’une étape
de profilage de la signification, que cela soit sur des bases sémantico-
cognitives comme chez Cadiot et Visetti ou sur des bases pragmatiques
et discursives comme dans la Sémantique des Possibles Argumentatifs de
Galatanu (1999, 2002), qui postule et cherche à décrire la façon dont est
profilée argumentativement la signification lexicale.
Une telle thèse a chez cette dernière une double résonnance théorique,
puisqu’elle concerne d’une part la théorie de l’argumentation linguistique
et d’autre part la théorisation de la signification.
Dans le premier cas, elle est d’une portée considérable puisque,
venant d’une adepte de la théorie de l’argumentation dans la langue, elle
ne consiste pas seulement à défendre la thèse d’une argumentativité de la
langue mais en réalité à défendre la thèse d’une stabilisation lexicale de
valeurs argumentatives construites dans le discours, autrement dit à récuser
au moins partiellement la thèse d’une argumentativité « intrinsèque » des
signes linguistiques. Ce qui dans la terminologie « plurisémiste » adoptée
ici revient à distinguer entre signification « morphémique » et ce qu’Olga
Galatanu appelle à juste titre la signification « lexicale », autrement
dit la strate de stabilisation lexicale de toutes les formes de profilage
argumentatif.
De quoi s’agit-il exactement ? Le plus simple est de prendre un
exemple en adoptant un double principe :
–– le linguiste n’a ni à nier ni à ignorer la dimension argumentative
de la langue ;
–– le linguiste ne peut imputer à un signe linguistique une valeur
argumentative qui n’est observable que dans une partie des
emplois de ce signe, et ce même si cette part des emplois est ultra-
majoritaire.
304
Plurisémie et argumentation entre signification morphémique et lexicale
305
Du sens à la signification. De la signification aux sens
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Plurisémie et argumentation entre signification morphémique et lexicale
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Du sens à la signification. De la signification aux sens
minimiser peut avoir aussi bien l’interprétation « dire que quelque chose
est minime » que « faire en sorte que quelque chose soit minime », ce que
l’on observera dans une séquence comme « Tepco cherche à minimiser le
problème », qui est à l’écrit parfaitement ambigüe entre les deux lectures. Il
faut noter à l’inverse que le phénomène observé est en revanche une réalité
prosodique, ce qui confirme à la fois le caractère pleinement linguistique
de la strate de profilage argumentatif et la nécessité de reconnaître aux
emplois-types une forme phonologique non atomique (car réductible
à la seule forme phonématique) mais bien duelle (car associant forme
phonématique et forme prosodique) comme l’envisage un ensemble de
travaux récents (Petit, 2009, 2010 ; Calhoun & Schweitzer, 2012).
308
Plurisémie et argumentation entre signification morphémique et lexicale
309
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Bibliographie
Anscombre, J.-C. & Ducrot, O. (1983) L’argumentation dans la langue,
Bruxelles, Mardaga.
Benveniste, É. (1966) « Problèmes sémantiques de la reconstruction », Problèmes
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Bouchard, D. (1995) The Semantics of Syntax, Chicago, Chicago University
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Cadiot, P. (1994) « Représentations d’objets et sémantique lexicale : qu’est-ce
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Calhoun, S. & Schweitzer, A. (2012) « Can Intonation Contours be Lexicalised?
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Prosody and Meaning, Berlin, De Gruyter Mouton, p. 271-328.
Culioli, A. (1990) Pour une linguistiques de l’énonciation, Paris, Ophrys.
310
Plurisémie et argumentation entre signification morphémique et lexicale
311
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Pustejovsky, J. (1995) The Generative Lexicon, Cambridge (Ma), The MIT Press.
Raccah, P.-Y. (2002) « A semántica de los puntos de vista: hacia una teoría
científica y empírica de la construcción del sentido » Letras de Hoje, no 37(3),
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Raccah, P.-Y. (2010) « Racines lexicales de l’argumentation : la cristallisation
des points de vue dans les mots », L’inscription langagière de l’argumentation,
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Traugott, E. C. & Dasher. R. B. (2001) Regularity in Semantic Change,
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Wierzbicka, A. (1996) Semantics. Primes and universals, Oxford/New York,
Oxford University Press.
Wilson, D. & Sperber, D. (1990) « Forme linguistique et pertinence », Cahiers de
linguistique française, no 11, p. 13-35.
312
« C’est pas ma faute »
Analyse ethnophraséologique
Bert Peeters
313
Du sens à la signification. De la signification aux sens
314
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique
315
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Globally, the French society does not feel comfortable when reporting
(politicians to voters, management to shareholders, etc): it probably goes
back to the old days in school, when professors [sic] only correct mistakes
and never praise progress. That’s probably why you get so often the answer
2
« It’s not my fault »…
David Lebovitz, pour sa part, se surprend en train de pointer d’autres
du doigt : « Here I go blaming others, or as we like to say – “C’est pas ma
faute.” ». We, dans ce contexte, veut dire ‘nous autres, ici en France’ ; en
effet, Lebovitz enchaine en observant que, lors d’une réception la veille,
une connaissance qu’il n’avait pas vue depuis longtemps « remarked how
fast I was to reply with a “Non”, saying, “You’ve become really very
French, Daveed.” »3.
Il n’est pas sans intérêt de préciser qu’à l’exception de ceux de Serge
Bessay et de Philippe Rochefort, tous les témoignages que nous avons
cités proviennent de locuteurs anglais d’origine nord-américaine. C’est
que l’écart culturel qui les sépare des locuteurs franco-français dans ce
domaine est assez significatif, ce que souligne Stanger (2003 : 159), parmi
d’autres, en faisant remarquer qu’aux États-Unis les erreurs s’avouent
et les échecs s’assument beaucoup plus facilement que dans son pays
adoptif.
2
http://www.understandfrance.org/French/Attitudes.html, consulté le 25 janvier 2013.
3
http://www.davidlebovitz.com/2011/12/sprinting-toward-the-finish/, consulté le
25 janvier 2013.
316
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique
317
Du sens à la signification. De la signification aux sens
précisé : « Je souhaitais dire que l’on est responsable des actes que l’on
pose, responsable de ce qui nous arrive, que l’on n’est pas victime de
la vie. Il est important que l’on parle de cela aux enfants »4. C’est pas
ma føaute, de Valérie Videau (Paris, Albin Michel, 2010) inclut trois
récits pour enfants ; c’est le tome 2 des Blagues de Toto. C’était pas ma
faute, de Kristof Magnusson (Paris, Métailié, 2011) est un roman traduit
de l’allemand (titre original : Das war ich nicht). C’est pas ma faute :
le guide des 1001 bonnes excuses pour vous tirer d’affaire en toutes
occasions, de Lou Harry et Julia Spalding (Paris, Milan, 2010), est un
guide destiné aux candidats débrouillards. La couverture parle également
de « l’art » des bonnes excuses, créant ainsi l’impression que le recours à
la tournure C’est pas ma faute demande un certain savoir-faire : n’est pas
débrouillard qui veut… L’ouvrage est une traduction (titre original : The
complete excuses handbook).
4
La lettre de l’enfance et de l’adolescence 47, 2002, p. 95-97, ici p. 96.
5
Il va sans dire que dans certains cas, non reproduits ici, un titre de presse ne contient
que la tournure étudiée, sans aucun développement.
318
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique
2.4. Cinéma
Surprise du côté cinématographique : à la lumière du nombre de
titres de chansons, de librairie, de presse, on s’attendrait à plus d’une
production intitulée C’est pas ma faute. À notre connaissance, le seul
film qui s’intitule ainsi est celui de T. Lhermitte et L. Becker, diffusé sur
le grand écran en 1999 et destiné aux enfants. Le titre se termine sur un
point d’exclamation ; celui qui s’exclame ainsi s’appelle Martin. Âgé de
11 ans, le petit garçon s’efforce de donner un coup de main dans diverses
situations. Sa maladresse garantit qu’à chaque fois la catastrophe attend…
6
Ces remarques figuraient au début d’un segment consacré pour l’essentiel à la tournure
affirmative, infiniment plus rare, C’est de ma faute. Il n’y a aucune trace de ce segment
sur le site web de Radio France Internationale. Nous en avons retrouvé le texte dans
les « archives inofficielles » de l’émission Parler au quotidien, diffusée sur RFI entre
1995 et 2005, archives compilées par un certain jwc@chilton.com (http://www.chilton.
com/paq/archive/PAQ-99-158.html ; dernier accès le 28 janvier 2013).
319
Du sens à la signification. De la signification aux sens
7
Il s’agit d’un corpus de quotidiens et de magazines français publiés de juin à décembre
2012, tiré de la banque de données Factiva (http://www.factiva.com). Puisque tous les
exemples datent de 2012, l’année ne sera pas mentionnée.
320
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique
sujet des modalités d’usage de la tournure. Des verbes tels que se défendre
(Le Parisien, 16 septembre ; Sud Ouest, 9 octobre) et se justifier (Midi
Libre, 24 novembre) montrent que le locuteur se sent visé et éprouve le
besoin de réagir. Des verbes tels que plaider (Le Parisien, 28 septembre),
arguer (La Montagne, 29 septembre) et contester (Ouest France,
23 novembre) vont plus loin et suggèrent qu’on l’a accusé et qu’il doit
donc se déculpabiliser, ou bien se défausser (Midi Libre, 26 septembre).
Le nom déresponsabilisation (L’Équipe, 12 aout) va dans le même sens.
Des verbes tels que assurer (L’Indépendant, 15 décembre) et se montrer
inflexible (Midi Libre, 22 juillet) témoignent du fait que la défense
peut être catégorique. Elle peut également être chargée d’émotions,
comme l’indiquent un verbe tel que hurler (Le Parisien, 30 aout) et une
proposition du type Sa femme tente de le calmer (Le Journal du Centre,
14 décembre).
8
Néologisme créé sur le modèle du nom déresponsabilisation.
321
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Ce n’est pas ma faute. Ce sont les arbitres qui ne me protègent pas. (Ouest
France, 21 décembre)
Allusion aux circonstances ayant conduit à l’accusation du
locuteur
• C’est pas ma faute, P
Ce n’est pas de ma faute. J’ai retrouvé des bouts de planches à l’intérieur de la
maison. Elles ont surement été dégradées (La Voix du Nord, 26 juin)
Ce n’est pas ma faute, il a surgi d’entre deux voitures ! (Midi Libre,
24 novembre)
• P, c’est pas ma faute
L’offre politique de l’UMP ne les séduit pas, ce n’est quand même pas ma
faute (Sud Ouest, 13 juin)
Je l’ai fait un peu long, aujourd’hui, peut-être ? C’est pas ma faute, eh…
(L’Indépendant, 29 juillet)
Moi, en janvier, je n’avais pas prévu ma saison comme ça ! Ce n’est pas de
ma faute (L’Équipe, 15 octobre)
Mon compteur de chauffage ne fonctionne toujours pas, il ne tourne pas du
tout. Ce n’est tout de même pas de ma faute (Sud Ouest, 17 octobre)
J’ai bu de l’alcool, j’ai fait un accident, c’est pas de ma faute (Charente Libre,
19 décembre)
• C’est pas ma faute si P – La majorité des expansions relèvent de
ce type
Ce n’est tout de même pas de ma faute ! Si des postes se sont retrouvés
vacants depuis 2008, ça n’a rien d’extraordinaire (Le Progrès, 2 juin)
Quant aux cannabis que je transportais, ce n’est pas ma faute si mes amis en
consomment (Midi Libre, 7 juin)
Pas de ma faute si tu sais pas faire deux choses en même temps (Sud Ouest,
12 aout)
Ce n’est pas de ma faute si j’ai réussi et d’autres pas (L’Équipe, 1 septembre)
Ce n’est quand même pas de ma faute si je suis tombé sur un des sujets que
j’avais bien buchés ! (Le Parisien, 16 septembre)
Mais ce n’est pas de ma faute si l’Aulne passe à Châteaulin, et que le pont
doive se construire là (Ouest France, 12 octobre)
C’est pas ma faute si la France est connue pour les vins, la cuisine très
luxueuse, la mode, les parfums et les bijoux (Le Parisien, 21 octobre)
C’est à elle de faire avancer les choses, ce n’est pas de ma faute si elle ne le
fait pas (La Voix du Nord, 18 novembre)
322
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique
9
Pour de plus amples informations en langue française, on verra Wierzbicka (2006 a, b)
et Peeters (2010, 2012). Les férus de détails techniques trouveront de quoi se satisfaire
dans Goddard et Wierzbicka (2002) et, pour les langues romanes, Peeters (2006a).
Pour une introduction moins technique, voir Goddard (2011).
323
Du sens à la signification. De la signification aux sens
324
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique
325
Du sens à la signification. De la signification aux sens
d’avouer leurs fautes, à rejeter le blâme sur d’autres plutôt que d’assumer
leurs erreurs ? La tentation est forte d’inclure cet amour-propre parmi les
valeurs culturelles caractéristiques de la langue-culture française. Certes,
il faudra se garder de le faire uniquement sur la base de la fréquence de
tournures telles que C’est pas ma faute. L’hypothèse que l’amour-propre
est une valeur culturelle française est à corroborer, ce qu’on peut faire
notamment à l’aide d’un examen ethnoaxiologique. Il s’agira de trouver
d’autres indications pertinentes, linguistiques et non linguistiques, sans
lesquelles il serait prématuré de formuler des conclusions dignes de ce nom.
Sans entrer dans le détail, disons simplement que, du côté linguistique,
les candidats les plus sérieux incluront probablement les tournures très
répandues C’est (de) ta faute et C’est (de) votre faute, ou bien, à la troisième
personne, C’est (de) sa ou (de) leur faute, et encore C’est la faute à X, C’est
la faute de X, C’est de la faute à X et C’est de la faute de X, dont se servent
les Français quand ils cherchent à se défausser de leurs responsabilités
(ce qu’ils font souvent, n’en déplaise à certains). Toutes font écho aux
tournures étudiées dans la présente analyse ethnophraséologique offerte à
travers les océans à notre amie Olga Galatanu. Tant pis si elle ne sera pas
convaincue ; ce ne sera pas de notre faute.
Bibliographie
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French », Lingua, no 39, p. 119-137.
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Galatanu, O. (2008b) « L’interface linguistique-culturel et la construction du
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déconstruction-reconstruction de la signification lexicale », in I. Évrard,
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Galatanu, O. (2009b) « Semantic and discursive construction of the “Europe
of knowledge” », in E. Suomela-Salmi et F. Dervin (eds.), Cross-linguistic
326
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique
327
Du sens à la signification. De la signification aux sens
Platt, P. (1997) Ils sont fous, ces Français…, Paris, Bayard, traduit de l’américain
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Wierzbicka, A. (2006a) « Les universaux empiriques du langage : tremplin pour
l’étude d’autres universaux humains et outil dans l’exploration de différences
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Wierzbicka, A. (2006b) « Sens et grammaire universelle : théorie et constats
empiriques », Linx, no 54, p. 181-207 ; une version abrégée et révisée de ce
texte a été publiée dans les Cahiers Ferdinand de Saussure, no 59, 2006, p. 151-
172.
328
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires
Sophie Anquetil
1
Cf. classement de Searle, 1975.
329
Du sens à la signification. De la signification aux sens
donc
devoir ne pas mentir / travailler / ne pas tuer / défendre les pauvres, etc.
(Galatanu, 2004 : 216).
330
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires
2
Bally définit la modalité de la façon suivante : « la modalité est la forme linguistique
d’un jugement intellectuel ou d’une volonté qu’un sujet pensant énonce à propos d’une
perception ou d’une représentation de son esprit » (Bally, 1942 : 3).
331
Du sens à la signification. De la signification aux sens
3
Selon Ducrot (1993), le concept de modalité est un concept oppositif, et implique qu’il
y a du non-modal dans la langue. Or, tout énoncé est argumentatif chez Ducrot. Dans
cette perspective, il n’y a pas de pertinence à analyser des éléments descriptifs.
4
Les mécanismes pragmatico-discursifs rendent compte de l’interprétation du
sens discursif à partir des processus inférentiels s’appuyant sur les informations
contextuelles, alors que les mécanismes sémantico-discursifs s’ancrent dans la
signification lexicale.
332
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires
5
Mpa1 et Mpa2 représentent les métaprédicats abstraits décrits dans la section 3.
333
Du sens à la signification. De la signification aux sens
6
Dans ce tableau, les signes « + » et « - » indiquent le sens du parcours argumentatif
(ascendant vs descendant) des métaprédicats abstraits convoqués.
334
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires
335
Du sens à la signification. De la signification aux sens
336
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires
337
Du sens à la signification. De la signification aux sens
promissif).
Le sens profond des énoncés de (8) comporte donc un argument // Je
suis déterminé à engager des réformes // dont le rôle est de persuader
l’auditoire que les réformes dont il est fait mention seront effectivement
menées (actions futures de L). Parce qu’une action future de L correspond
à la visée perlocutoire canonique d’un acte promissif, il est possible
d’identifier la valeur illocutoire de l’énoncé (8) comme telle.
Par ailleurs, un autre élément semble décisif dans le choix de faire
appel à une valeur modale plutôt qu’à une autre lorsque l’on produit un
ALI : l’ethos du locuteur. Si Nicolas Sarkozy fait appel à la modalité
volitive dans (8), c’est aussi parce qu’elle lui permet de s’ériger comme
un homme politique volontariste, capable d’engager des réformes.
338
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires
L’étude statistique menée par Calvet et Véronis (2008) sur les discours
politiques montre d’ailleurs que, tandis que Nicolas Sarkozy veut, pour
Ségolène Royal on doit, pour François Bayrou on peut ou on ne peut
plus et pour Jean-Marie Le Pen, il faut. Si ces personnalités politiques
investissent différentes « zones modales », c’est parce qu’elles leur
permettent de construire différemment leur ethos, et de se distinguer par
la posture qu’elles adoptent. Selon Charaudeau (2005), trois “postures”
caractérisent généralement l’ethos de l’orateur politique :
Un ethos de lucidité et de maîtrise de l’orateur lorsque par exemple il a
recours à une justification par le poids des circonstances et sa contrepartie :
“Nous ne pouvons nous cacher que le monde moderne est engagé dans un
processus de mondialisation économique. La question est de la contrôler”.
Un ethos d’engagement en exprimant sa volonté d’agir : “Je vous ai entendu,
et m’engage à changer les données de la politique”, “Je mettrai toute mon
énergie et ma volonté dans la réalisation de cette nouvelle politique”, “Je
prends l’engagement, devant le peuple français, que, quand le FN sera au
pouvoir, tous ces malfrats, tous ces bandits, devront non seulement rendre
des comptes mais encore rendre gorge !”. Un ethos d’autorité qui repose
sur un rappel de sa légitimité ou de sa crédibilité : “c’est en tant qu’élu,
représentant du peuple, que je demande la mise en examen du Président de
la République”, “Vous me connaissez, tous ceux qui me connaissent savent
que je n’ai jamais cherché à m’enrichir personnellement”, ou l’autorité d’un
autre “D’ailleurs, dans cette affaire, j’ai l’appui total du Président de la
République”. (Charaudeau, 2005 : 36)
En conclusion, le “parler indirect” semble affecté par des modalités
de nature différente. Cette spécificité propre à l’indirection avait déjà
été évoquée par Roulet (1980), par Ross (1975), et indirectement par
Fraser (1975). Mais, le cadre de la sémantique argumentative révèle une
particularité qui nous paraît plus intéressante encore. En effet, ce qui fait
la spécificité des énoncés supports d’ALI, c’est que le “mode médiatif”
qui déclenche la fluctuation modale (Laurendeau, 2004) semble provenir
d’un décalage entre deux états du monde : l’état du monde existant et
celui auquel le locuteur souhaite parvenir. Ce qui n’a rien d’étonnant,
puisque l’acte illocutoire a pour vocation de transformer une réalité du
monde en une autre. Ainsi, c’est la fluctuation entre deux états du monde
qui semble être à l’origine d’un décalage entre sens profond et sens en
contexte, et dans le même temps, faire médiation : fluctuation entre l’état
du monde existant et un état du monde considéré comme possible, voulu,
souhaitable, appréciable, pensable, nécessaire, etc. En faisant part de son
appréciation du monde existant à l’aide des marques modales, le locuteur
chercherait en réalité à passer d’un état initial à un état final.
339
Du sens à la signification. De la signification aux sens
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341
Du sens à la signification. De la signification aux sens
342
Sixième partie
Propositions théoriques
Peut-on corréler pragmatique intégrée/articulée,
analyse du discours et linguistique de corpus
en vue de l’analyse du discours des SHS ?
Henri Portine
1. Positionnements
Cet article a pour origine des réflexions de son auteur à l’occasion de
sa participation à des soutenances de thèses de doctorants et de postulants
à l’HDR ayant travaillé sous la direction d’Olga Galatanu.
Nous appellerons domaines la pragmatique (dorénavant, cette mention
de pragmatique devra être entendue comme renvoyant à pragmatique
intégrée ou articulée, cf. plus bas), l’analyse de discours et la linguistique
de corpus et non paradigme1, bien que ce dernier terme soit très utilisé
actuellement (souvent par abus).
Chacun de ces domaines correspond à une émergence historique dans
un certain contexte. Si la pragmatique vise à coiffer syntaxe et sémantique
par la prise en compte des emplois, l’analyse de discours a d’abord eu
une motivation sociale et la linguistique de corpus une motivation
technologique. Afin de bien stabiliser ce point, reprenons quelques détails
historiques qui ont marqué ces trois émergences.
La pragmatique (saisie en un sens global) est un domaine issu
des réflexions de la fin du XIXe siècle et du début du XXe (les signes
linguistiques ont des conditions d’emploi) réactivées principalement au
cours des années 1930 (notion de Zeigfeld de Karl Bühler, traduite par
deixis dans la version anglaise, notion de nynégocentrisme de Damourette
et Pichon) et à la fin des années 1960 – début des années 1970, d’une
1
Un paradigme est un ensemble de théories qui répondent au même type de
questionnements par des procédures analogues mais différentes (c’est ainsi que nous
entendons la notion développée par Kuhn (1970), lorsqu’il s’agit de SHS, ce que Kuhn
n’envisage pas et considère même comme inenvisageable).
345
Du sens à la signification. De la signification aux sens
2
part sous la forme des speech acts (Austin puis Searle ) et du principe
de coopération (Grice) prolongé par la notion de pertinence (relevance)
de Sperber et Wilson et d’autre part sous la forme d’une pragmatique
intégrée sous l’impulsion de la notion d’énonciation.
L’analyse du discours et la linguistique textuelle sont des domaines
dont on peut fixer la naissance au cours des années 1960. Leur apparition
est provoquée par une insuffisance du cadre phrastique du point de vue
sémantique. Ne nous situant pas dans une optique historicisante, nous
n’examinerons pas en détail ce qui les différencie et qui explique pourquoi
linguistique textuelle n’apparaît pas dans notre titre. Remarquons
simplement que l’analyse du discours est plutôt centrée sur la question du
« sens » véhiculé par les manifestations textuelles alors que la linguistique
textuelle est plutôt une entreprise de dépassement du cadre phrastique. La
difficulté est alors de saisir un mouvement et son orientation et non des
objets. Linguistique textuelle et analyse du discours partagent le même
type d’objets : la phrase comme objet « à dépasser », le texte comme
« horizon ». On ne saurait donc les distinguer du point de vue des objets.
C’est sans doute pour cette raison que les deux domaines ont souvent
été confondus, notamment dans le champ des applications. En revanche,
lorsqu’on prend en compte les motivations des auteurs, on constate que
les travaux de linguistique textuelle sont nécessités par le fait de ne
pouvoir se contenter d’un cadre phrastique : étudier les temps verbaux,
notamment dans une optique de comparaison entre germanistique et
romanistique, peut faire appel à une opposition renvoyant à des types
de textes ; l’anaphore et la connexion des propositions ou des classes de
propositions dépassent souvent le cadre phrastique. Lorsqu’on prend en
compte les motivations des analystes de discours, on est plutôt frappé par
les motivations sémantico-sociales ou par une certaine transdisciplinarité.
Cela correspond à l’opposition entre « par en bas » et « par en haut » (cf.
figure 1 ci-dessous).
La linguistique de corpus – et non le recours aux corpus en linguistique –
est récente. Elle est coextensive à la généralisation des réseaux et des
langages de balisage. Certes, les notions de réseau et de balisage sont bien
antérieures (l’ancêtre de l’Internet, le réseau militaire ARPAnet, apparaît
dans les années 1970 ; les langages de balisage GenCode, GML, TeX et
même une version non certifiée ISO de SGML apparaissent entre 1967 et
1974) et la notion de corpus aussi. Mais on constate :
‑ que les langages de balisage antérieurs aux années 1980, s’ils
ont bien pour objectif de catégoriser l’information (ce qui est
l’objectif de tout langage de balisage), ne le font pas dans un souci
2
John R. Searle a développé sa théorie des speech acts jusqu’en 1985/1990 environ,
puis il s’est orienté vers une théorie des « faits institutionnels » (1995, 2010).
346
Pragmatique « articulée » et analyse du discours
3
de « partageabilité universelle et dynamique » (le premier critère
– la partageabilité universelle – sera celui de SGML, Standard
Generalized Markup Language, dans sa version ISO en 1986 ; le
second critère – la partageabilité dynamique – sera prépondérant
pour XML, eXtensible Markup Language, héritier de SGML au
milieu des années 1990) ; ces deux critères seront au cœur de la
linguistique de corpus ;
‑ que la notion de corpus développée en linguistique de corpus n’est
pas identique à celle de la linguistique distributionnelle4 ; celle de la
linguistique distributionnelle était fondée sur l’idée de recueillir des
données attestées dans un objectif purement descriptiviste ; celle de
la linguistique de corpus est liée à l’émergence de technologies et
repose d’abord sur l’idée du recueil possible de « grands corpus