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Du sens à la signification

de la signification aux sens


Mélanges offerts à Olga Galatanu

P.I.E. Peter Lang


Bruxelles Bern Berlin Frankfurt am Main New York Oxford Wien
     
Ana-Maria Cozma, Abdelhadi Bellachhab
et Marion Pescheux (dir.)

Du sens à la signification
de la signification aux sens
Mélanges offerts à Olga Galatanu

Gramm-R
Vol. 24
Ce volume est publié grâce au soutien financier de l’Institut de Recherche
et de Formation en Français Langue Étrangère (IRFFLE) de l’Université de
Nantes.

Cette publication a fait l’objet d’une évaluation par les pairs.


Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé
que ce soit, sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit, est illicite. Tous
droits réservés.

© P.I.E. PETER LANG s.a.


Éditions scientifiques internationales
Bruxelles, 2014
1 avenue Maurice, B-1050 Bruxelles, Belgique
www.peterlang.com ; info@peterlang.com
Imprimé en Allemagne

ISSN 2030-2363
ISBN 978-2-87574-213-1
eISBN 978-3-0352-6493-7
D/2014/5678/97

Information bibliographique publiée par « Die Deutsche Nationalbibliothek »


« Die Deutsche Nationalbibliothek » répertorie cette publication dans la « Deutsche National-
bibliografie » ; les données bibliographiques détaillées sont disponibles sur le site http://dnb.de.
Table des matières

Avant-propos......................................................................................... 11
Loïc Fravalo
Présentation........................................................................................... 13
Ana-Maria Cozma, Abdelhadi Bellachhab & Marion Pescheux
Publications d’Olga Galatanu.............................................................. 21

Première partie
Question de signification nominale
Côté comptable, côté massif :
remarques sur les noms superordonnés.............................................. 31
Georges Kleiber

Deuxième partie
À l’interface de l’analyse du discours :
ce que les sens signifient
Dans tous les sens : le poids du contexte,
le choc des jeux sémantiques................................................................ 49
Laurence Rosier
La dimension axiologique de la dénomination
au service de l’argumentation. Le cas des débats présidentiels........ 61
Catherine Kerbrat-Orecchion
Dire les rouages du sens pour le déconstruire
et le reconstruire.................................................................................... 81
Nathalie Garric
Désignation, signification et argumentation
dans des définitions naturelles : « le X n’est pas un Y »
ou comment prendre des vessies pour des lanternes......................... 97
Marion Pescheux
Représentations de la crise dans la presse roumaine :
métaphores conceptuelles et expressions métaphoriques................ 117
Anca Cosăceanu

7
Troisième partie
Le sens des interactions
Étude de la politesse, entre communication et culture.................... 137
Patrick Charaudeau
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative
dans l’éditorial du magazine Science & Vie...................................... 155
Alexandra Cuniţă
L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation.................. 171
Dominique Maingueneau
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques :
en fait, en effet, de fait et effectivement.............................................. 187
Eija Suomela-Salmi

Quatrième partie
À l’interface syntaxe-sémantique
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?
Le cas de la négation........................................................................... 213
Dan Van Raemdonck
Participes adjoints en position polaire
et progression discursive ................................................................... 227
Eva Havu & Michel Pierrard
Je te remercie. Objets et verbes de communication......................... 251
Laura Pino Serrano

Cinquième partie
Complémentarités et convergences d’approche
Dans le pigeon, tout est bon. Étude des
« possibles argumentatifs » d’un objet discursif en contexte.......... 265
Julien Longhi
Sémantique des points de vue et contraintes
sur les possibles argumentatifs.......................................................... 277
Pierre-Yves Raccah
Plurisémie et argumentation entre signification morphémique
et signification lexicale........................................................................ 301
François Nemo

8
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique.................... 313
Bert Peeters
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires................................... 329
Sophie Anquetil

Sixième partie
Propositions théoriques
Peut-on corréler pragmatique intégrée/articulée, analyse
du discours et linguistique de corpus en vue de l’analyse
du discours des SHS ?......................................................................... 345
Henri Portine
Les déploiements discursifs, partie émergée
de la conceptualisation........................................................................ 367
Abdelhadi Bellachhab
Tu seras un homme, mon fils. Un prolongement de la doxa :
le paradoxe........................................................................................... 389
Marion Carel
Valeurs modales et visée argumentative. La dimension
argumentative du champ de la modalité........................................... 407
Ana-Maria Cozma

9
Avant-propos

En prenant l’initiative de lui dédier cet ouvrage, l’Institut de Recherche


et de Formation en Français Langue Étrangère de l’Université de Nantes,
(IRFFLE) a d’abord voulu exprimer sa gratitude à sa créatrice, Olga
Galatanu, avant que de satisfaire à la tradition universitaire de l’hommage
rendu au terme d’une carrière exceptionnelle d’enseignement et de
recherche. À travers les miscellanées qu’ils lui offrent dans ce volume,
ses pairs expriment, quant à eux, un témoignage de reconnaissance aux
apports de ses travaux de linguiste à la sémantique et à l’analyse du
discours, et lui adressent en même temps un message d’amitié. Qu’ils en
soient ici remerciés au nom de l’IRFFLE.
Dans la qualité et la variété des articles réunis dans ces pages, le
lecteur trouvera certainement matière à enrichir ses propres centres
d’intérêts. Qu’il sache aussi que ces contributions honorent une
personnalité hors du commun, un professeur des universités aussi
rigoureux dans la conduite de ses travaux scientifiques que généreux
dans la formation et l’accompagnement de ses étudiants, malgré le poids
d’une somme impressionnante de responsabilités administratives qui ont
significativement fait évoluer l’Université de Nantes.
Pour ses collègues comme pour ses étudiants, l’énergie d’Olga, énergie
propre et renouvelable s’il en est, paraît tellement incompatible avec le
mot « retraite », noyau, stéréotypes et possibles argumentatifs confondus,
qu’ils n’y verront, avec raison, qu’une simple mention administrative. En
effet et plus que jamais la vie, « donc » pour Olga la Recherche, continue,
en particulier au sein de son laboratoire Construction discursive des
représentations linguistiques et culturelles (CoDiRe EA 4643).
Puissent les étudiants de l’IRFFLE, tous ceux dont elle a guidé les
premiers pas de sémanticiens en herbe, puiser dans son exemple la force
de persévérer, partager son enthousiasme pour la recherche dans le
domaine des bien nommées Sciences humaines et sociales.
À Ana-Maria Cozma et à Abdelhadi Bellachhab, merci pour leur
travail de coordination des articles de ce volume.
À tous, bonne et fructueuse lecture.
Loïc Fravalo
Directeur de l’IRFFLE 2005-2013

11
Présentation

Ana-Maria Cozma1, Abdelhadi Bellachhab2


& Marion Pescheux3

La politesse de l’esprit consiste à


penser des choses honnêtes et délicates.
(La Rochefoucauld)

Les articles publiés dans ce volume sont réunis autour de l’amitié –


intellectuelle et personnelle – que leurs auteurs témoignent à Olga
Galatanu, linguiste, devenue Professeur émérite de l’Université de Nantes
à la rentrée 2013, et dont nous souhaitons célébrer aujourd’hui, par cette
voie, la « politesse d’esprit ». Car, outre les qualités et les mérites que
les contributeurs apprécient en la personne de leur collègue et amie Olga
Galatanu, ce sont bien l’honnêteté et la subtilité de sa pensée linguistique
que nous souhaiterions mettre en avant dans la présentation que nous
faisons ici de son parcours et de ses travaux.
La richesse des travaux d’Olga Galatanu ne laisse pas soupçonner la
charge de responsabilités qu’elle a assurée au long de sa carrière. Directrice
du département de lettres modernes (1997-2000), Vice-Présidente en
charge des relations internationales de l’Université de Nantes (2003-
2008), experte pour l’évaluation de Masters en Sciences du langage à
l’AERES (à partir de 2008), membre de nombreux conseils scientifiques,
Présidente de l’association Chercheurs étrangers à Nantes (2003-2008
et 2010-2012), pour ne citer que celles-là, c’est à Olga Galatanu que
l’Université de Nantes doit la création de plusieurs diplômes et mentions :
la Maîtrise FLE en 1996, la Maîtrise de sciences du langage et 1998, le
DEA de sciences du langage en 2000, le Master FLE en 2004, ainsi que
la création, cette même année, de l’Institut de Recherche et de Formation
en Français Langue Étrangère – IRFFLE, structure innovante associant

1
Université de Turku, Finlande & CoDiRe EA 4643, Université de Nantes.
2
IRFFLE, Université de Nantes, CoDiRe EA 4643.
3
Université Charles de Gaulle – Lille 3, UMR STL 8163 & CoDiRe EA 4643, Université
de Nantes.

13
Du sens à la signification. De la signification aux sens

apprentissage du FLE par des étudiants étrangers, formation initiale et


continue des enseignants de FLE et formation à la recherche dans le
domaine.
La carrière d’enseignant-chercheur d’Olga Galatanu commence en
1976 à l’Université de Bucarest. Elle se poursuit, entre 1991 et 1994,
au BELC, à l’EHESS, à l’Université Paris XIII et au CNAM, et, à partir
de 1994, à l’Université de Nantes, où, en plus des diplômes et filières
mentionnés, Olga Galatanu a créé et dirigé l’équipe de recherche GRASP
(Groupe de Recherche « Analyse Sémantique et Pragmatique » du CALD-
EA2162, Centre d’Analyse Linguistique du Discours), créée en 2000 et
devenue l’axe SAD en 2005 (Sémantique et Analyse du Discours, axe du
CERCI-EA3824, Centre de Recherche sur les Conflits d’Interprétation),
et, à partir de 2011, moment de sa création, jusqu’en 2013, le CoDiRe-
EA4643 (Construction Discursive des Représentations linguistiques et
culturelles). Membre de la plateforme internationale de recherche en
linguistique française GRAMM-R, ayant participé à de nombreux projets
de recherche et de formation internationaux, Olga Galatanu est Docteur
Honoris Causa de l’Université de Turku, Finlande (2006), chevalier de
l’ordre des Palmes Académiques (2007) et de l’ordre national du Mérite
(2014).
Si l’étendue des publications d’Olga Galatanu cache l’ampleur de ces
responsabilités, ses collaborateurs et amis savent que celles-ci ont parfois
été contraires aux travaux de recherche. C’est pourquoi, lorsque le très
attendu ouvrage sur la Sémantique des Possibles Argumentatifs paraîtra, ce
sera signe qu’Olga Galatanu se sera enfin offert les loisirs de la retraite…
En attendant la publication de cet ouvrage, nous allons rappeler ici
quelques domaines d’intérêt et sujets de prédilection d’Olga Galatanu. On
peut, en effet, trouver dans ses recherches plusieurs fils directeurs, dont
nous en choisissons ici quatre qui nous semblent les plus représentatifs.
1) Le premier est l’élaboration, en sémantique lexicale, depuis une
vingtaine d’années, de ce qu’Olga Galatanu appelle modestement
un « modèle » sémantique, alors même qu’il s’agit d’une
véritable théorie, théorie ouverte, qui s’appuie – avec finesse et
honnêteté – sur des travaux existants variés. À l’interface de la
sémantique théorique et de l’analyse linguistique du discours, le
modèle théorique de la Sémantique des Possibles Argumentatifs
(SPA) que propose Olga Galatanu a comme objectif de rendre
compte du potentiel de signification des mots. Il se donne pour
moyens la description stratifiée de la signification : les ‘possibles
argumentatifs’ du mot se dégagent à partir des ‘stéréotypes’ qui
gravitent autour du ‘noyau’ de signification.

14
Présentation

2) Un autre fil directeur est la description linguistique des faits


discursifs, pour laquelle Olga Galatanu s’appuie sur des outils en
accord avec sa vision du potentiel de signification des mots  : la
distance et la modalité  ; les mécanismes discursifs d’occultation
vs d’explicitation de la subjectivation/objectivation ; la dimension
axiologique de la signification  ; les mécanismes sémantico-
discursifs d’activation, de renforcement ou d’affaiblissement
du potentiel de signification, ou encore d’interversion et de
transgression de ce potentiel  ; le phénomène discursif de
stéréophagie et, plus généralement, le cinétisme de la signification,
etc.
3) Quant au troisième, il s’articule par rapport aux enjeux de
l’Analyse Linguistique du Discours ainsi pratiquée : il s’agit pour
Olga Galatanu de traiter les problématiques d’accès aux identités
discursives, aux représentations de soi et du monde, aux systèmes de
valeurs, tels qu’ils se manifestent dans le discours. Ses recherches
dans ce domaine, au sein des équipes de recherche qu’elle a
animées, ont contribué à enrichir la conception du discours en tant
que lieu où se construisent, mais aussi se dé-/re- construisent les
identités.
4) Le souci d’une approche du discours qui soit linguistiquement
fondée est tel que, dans la vision d’Olga Galatanu, les interactions
verbales elles-mêmes devraient être décrites sur des bases
linguistiques, plus précisément sémantiques, en faisant notamment
usage de la notion de modalité et de la représentation stratifiée
de la signification. Les sources de cette «  sémantique verbale
de l’interaction » peuvent déjà être trouvées, toutefois, dans
les recherches d’avant 1990, celles portant notamment sur les
interprétants sémantiques, les verbes illocutionnaires ou les
holophrases. Ces dernières années, l’approche est utilisée pour
décrire les actes illocutionnaires « menaçants » et « rassurants »,
tels avouer, reprocher, insulter, expliquer, promettre, remercier,
féliciter, etc., qui figurent dans les travaux récents d’Olga Galatanu.
Mentionnons aussi, parmi les études en sémantique lexicale et analyse
linguistique du discours, celles portant sur les concepts de F/francophonie
et d’Union Européenne ou sur les mots vertu, colère, indignation,
travail, innovation, université, autonomie, crime, délit, faute, erreur,
basés sur des corpus variés : Magna Charta Universitatum, texte de la
LRU, professions de foi de présidents d’université et de candidats aux
conseils d’administration, discours d’incarcérés condamnés à réclusion
perpétuelle. Pour finir, on peut rappeler quelques-uns des exemples
favoris d’Olga Galatanu :

15
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Elle est douce, timide, indulgente… Moi, j’appelle ça une vraie femme.
Elle est belle, et pourtant intelligente.
Elle est belle, pourtant elle n’est pas superficielle.
Il est beau, mais il est marié. Tant mieux. / Tant pis pour moi.
Toutes les bonnes choses sont soit immorales, soit illégales, soit elles font
grossir.
Tout travail mérite punition.
C'est bon d'avoir honte.

S’il fallait retenir un mot pour caractériser la pensée et les travaux


d’Olga Galatanu, « articulation » serait probablement le plus adapté.
• Articulation de deux cultures et de deux langues, pour commencer,
française et roumaine. Elle se manifeste dans ses différents travaux
contrastifs, ainsi que dans la traduction en français du volume du
poète roumain Octavian Goga. Travaux contrastifs élargis plus
récemment à l’espagnol, troisième langue d’Olga Galatanu, mais
aussi à d’autres langues, dans ses derniers projets impliquant des
collaborateurs et anciens doctorants d’autres pays.
• Articulation entre deux domaines de pratique menés de front dès le
début de sa carrière, celle du chercheur en linguistique et celle du
didacticien et enseignant du FLE, cette pratique-ci se nourrissant
de celle-là, évoluant au fur et à mesure qu’Olga Galatanu
développait son modèle d’analyse du discours et de description de
la signification lexicale.
• Articulation entre l’analyse du discours – qui, pour Olga Galatanu,
se doit d’être une analyse « linguistique », au sens où elle doit
expliquer les mécanismes linguistiques responsables des sens créés
en discours et ne saurait se limiter à l’explicitation de contenu – et
la théorie sémantique, dans ce cas la sémantique outillant l’analyse
du discours pour la rendre véritablement linguistique.
• Articulation nommée « interface sémantique-pragmatique »,
qui montre la préoccupation d’Olga Galatanu – préoccupation
constante, si l’on en juge d’après les publications touchant de loin
ou de près aux actes de langage – non seulement pour le discours
au sens large, mais pour les interactions verbales portées par les
discours, où la sémantique joue le même rôle, celui d’éclairer et de
motiver le pragmatique.
• Enfin, à l’intérieur même du niveau sémantique, articulation entre
plusieurs théories que certains pourraient trouver incompatibles :
la théorie des stéréotypes inspirée par Putnam et développée par
Anscombre et Fradin, la théorie de l’argumentation dans la langue
d’Anscombre et Ducrot et la théorie des blocs sémantiques de Carel,

16
Présentation

l’approche référentielle du sens de Kleiber, les approches cognitives


de Fillmore, Lakoff, Langacker, Fauconnier. L’articulation devient
ici agencement honnête et délicat, évolutif, au-delà de toute école,
à la recherche d’un modèle sémantique qui concilie potentiel de
signification et manifestations discursives du sens.
• Pour conclure cet inventaire en restant dans le cadre de la
sémantique lexicale, comment ne pas mentionner l’articulation des
strates de signification du modèle de la SPA : noyau, stéréotypes,
possibles argumentatifs, déploiements argumentatifs ?
C’est l’articulation entre théorie et analyse linguistique et formation et
didactique que nous avons choisie pour présenter la liste des publications
d’Olga Galatanu que nous avons établie ci-après. Non exhaustive mais
assez complète, cette liste regroupe dans une première section les
ouvrages et articles en sémantique, pragmatique et analyse du discours
et, dans une deuxième section, ceux qui s’inscrivent dans le domaine de la
formation des adultes, de la didactique des langues et de l’enseignement-
apprentissage du FLE.
Quant au recueil que nous lui dédions aujourd’hui, nous avons opté
pour une présentation regroupée des contributions, avec les imperfections
qu’implique une telle entreprise dans le cas d’un volume collectif de
cette nature. Parmi ces contributions, certaines touchent à des questions
qu’Olga Galatanu n’a pas abordées dans ses travaux ou s’inscrivent dans
des domaines autres que la sémantique ; elles témoignent ainsi de l’amitié
que lui portent celles et ceux qui les lui offrent.
La première section s’intitule Question de signification nominale,
au singulier, car réservée à l’article de Georges Kleiber, qui traite des
différences dans la comptabilité intrinsèque des noms superordonnés en
lien avec la nature des noms de base qu’ils subsument, et montre en quoi
« Il y a trois pommes sur la table » et « Il y a trois couleurs sur le mur »
ne sont pas semblables.
La deuxième section s’inscrit dans le va-et-vient entre signification et
sens annoncé par le titre de l’ouvrage. Intitulée À l’interface de l’analyse
du discours : ce que les sens signifient, elle fait référence à l’objet d’étude
des contributions qu’elle regroupe  : la (dé‑), (re‑), (co‑)  construction
des sens en discours, avec un accent mis sur les situations où les (inter)
locuteurs adoptent une attitude métadiscursive. L’article de Laurence
Rosier apporte trois illustrations de la grande malléabilité sémantique
des mots (ethnonymes, sexotypes et politiquement correct). Catherine
Kerbrat-Orecchioni se penche sur la co-construction et la négociation
des sens et des valeurs en situation de débat présidentiel. Nathalie Garric
aborde les productions métadiscursives des locuteurs et l’idée d’une folk
analyse du discours, alors que Marion Pescheux retient de cette activité

17
Du sens à la signification. De la signification aux sens

métadiscursive les énoncés définitionnels négatifs du type «  le X n’est


pas un Y  ». Enfin, sans aborder la problématique du locuteur, l’article
de Anca Cosăceanu aborde les représentations discursives au prisme des
expressions métaphoriques.
La troisième section, Le sens des interactions, est centrée sur les
phénomènes de communication au sens large, qu’ils soient envisagés
sous l’angle des principes et stratégies discursives qui les régulent,
comme dans le cas de la contribution de Patrick Charaudeau, sous l’angle
de l’hétérogénéité discursive, comme dans l’article d’Alexandra Cuniţă,
sous l’angle de l’ethos, du style et de la présentation de soi, comme
dans l’article de Dominique Maingueneau, ou encore, sous l’angle des
marqueurs pragmatiques d’attitude épistémique, comme dans le cas de
l’article d’Eija Suomela-Salmi.
La quatrième section regroupe trois présentations À l’interface syntaxe-
sémantique, avec l’étude de Dan Van Raemdonck sur la négation, qu’il
traite selon son modèle de syntaxe génétique d’inspiration guillaumienne,
ensuite autour des participes adjoints en position polaire et leur rôle dans
la progression discursive, dans l’article coécrit par Eva Havu et Michel
Pierrard, et enfin, avec la contribution de Laura Pino Serrano portant
sur la structure syntaxique et sémantique du verbe de communication
« remercier ».
La cinquième section, Complémentarités et convergences d’approche,
a la particularité de réunir des travaux qui mettent à profit ou se situent par
rapport à la théorie sémantique d’Olga Galatanu. Julien Longhi articule
les outils de la SPA et sa Théorie des objets discursifs et les mobilise dans
l’analyse qu’il propose du mouvement anonyme des « pigeons », Pierre-
Yves Raccah souligne les liens entre SPA et sa théorie, la Sémantique des
points de vue, et consacre son article à la notion de contrainte servant à
la description de la signification. François Nemo s’intéresse au rapport
entre valeur argumentative et signification, qu’il envisage en tant que
‘profilage’ argumentatif, et dont il se sert pour définir le terme nouveau
de plurisémie. L’analyse ethnophraséologique proposée par Bert Peeters
s’accompagne d’une comparaison entre le métalangage de la SPA et la
métalangue sémantique naturelle de Wierzbicka et Goddar (MSN), qu’il
utilise lui-même. Sophie Anquetil adopte la SPA comme cadre théorique
de son étude des actes de langage indirects et des visées perlocutoires
correspondantes.
La dernière section, Propositions théoriques, s’ouvre par l’article de
Henri Portine, qui s’interroge sur la possibilité d’un dialogue, médiatisé
par la sémantique, entre les domaines de l’analyse du discours et de la
linguistique de corpus, du fait de leurs démarches différentes (sociale
vs technologique). La proposition d’Abdelhadi Bellachhab articule

18
Présentation

ontologie sociale, grammaire cognitive et SPA afin de mieux décrire


le processus de construction du sens, dans un double mouvement, de
génération de possibles argumentatifs dans le discours et de régénération
de la signification lexicale par le discours. Marion Carel revient sur
l’analyse réalisée avec Ducrot des enchaînements doxaux et paradoxaux,
elle examine leur relation de gradualité sémantique et propose de les
regrouper au sein d’un seul bloc de signification, remaniant donc, ainsi, le
concept de bloc sémantique. Pour conclure, Ana-Maria Cozma s’intéresse
au fondement du rapport entre modalité et argumentation et avance l’idée
d’une structuration argumentative du champ de la modalité.

19
Publications d’Olga Galatanu

1.  Sémantique, pragmatique et analyse du discours


1.1.  Ouvrages et numéros de revues
Galatanu, O. (1988) Interprétants sémantiques et interaction verbale, Bucureşti,
TUB.
– (1999) [Galatanu, O. & Gouvard, J.-M. (dir.)] Sémantique du stéréotype,
Langue française, no 123.
– (2000) [Picavez, H., Chateau, L., Frugoni, P., Galatanu, O. et al. (dir.)] Études
de sémantique argumentative intégrée, Cahiers du GRASP, no  1, Nantes,
GRASP.
– (2002) [Galatanu, O. & Le Roy, F. (dir.)] Les valeurs. Séminaire “Le lien
social”, Nantes, 11 et 12 juin 2001, Nantes, MSH Ange Guépin.
– (2012) [Galatanu, O., Cozma, A.-M. & Bellachhab, A. (dir.)] La force des
mots : valeurs et violence dans les interactions verbales, Signes, Discours &
Sociétés, no 8 [en ligne].
– (2012) [Galatanu, O., Bellachhab, A. & Cozma, A.-M. (dir.)] La force des
mots : les mécanismes sémantiques de production et l’interprétation des actes
de parole “menaçants”, Signes, Discours & Sociétés, no 9 [en ligne].
– (2013) [Galatanu, O., Cozma, A.-M. & Virginie, M. (dir.)] Sens et signifi­cation
dans les espaces francophones : la construction discursive du concept de
francophonie, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
– (2014) [Galatanu, O., Bellachhab, A. & Cozma, A.-M. (dir.)] Actes rassu­rants,
actes menaçants : sémantique et pragmatique de l’interaction verbale, Scolia
no 28.
– (2015) [Galatanu, O., Bellachhab, A. & Cozma, A.-M. (dir.)] Sens et signi­
fication dans les espaces francophones  : la (re-)construction discursive des
significations, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
– (à paraître) [Galatanu, O., Bellachhab, A. & Cozma, A.-M. (dir.)] La séman­tique
de l’interaction verbale I : les actes et les verbes ‹remercier› et ‹reprocher›,
Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
– (à  paraître) Sémantique des Possibles Argumentatifs. Génération du sens
discursif et (re-)construction des significations linguistiques, Bruxelles, P.I.E.
Peter Lang.

21
Du sens à la signification. De la signification aux sens

1.2. Articles
Galatanu, O. (1975a) « Speech-acts and commercial language », in Present-
Day Research in Foreign Languages and Literatures, Bucureşti, Academia de
Ştiinţe Economice, p. 261-265.
– (1975b) « Semantic interpretants and enriching vocabulary », in Applied
Linguistics in Various Practical Domains, Bucureşti, TUB (Presses
universitaires de Bucarest), p. 55-68.
– (1978a) « Temps modal vs. temps dictal dans les structures à verbe performatif
illocutionnaire », Analele Universităţii Bucureşti – Limbi şi literaturi străine,
no 27, p. 77-82.
– (1978b) « L’injonctif lexicalisé en roumain et en français », in Études romanes
dédiées à Iorgu Iordan, Universitatea din Bucureşti & S.R.L.R., p. 265-271.
– (1980a) « Les verbes illocutionnaires de jugement en français contemporain »,
Le verbe roman, Bulletin de la Société roumaine de linguistique romane, no 14,
Bucureşti, TUB, p. 21-36.
– (1980b) «  La pragmatique des langues de spécialité  », in P.  Miclău (dir.),
Introduction à l’étude des langues des spécialité, Bucureşti, TUB, p.  225-
279.
– (1980c) «  Zona conceptuală a actelor de limbaj  », in T.  Cristea et al. (dir.),
Gramatica naţională: propuneri pentru stabilirea unui program tematic,
Limbile moderne în şcoală, I, p. 90-95.
– (1981a) « Le verbe illocutionnaire ‘prétendre’ – modalisateur du testimonial »,
Analele Universităţii Bucureşti – Limbi şi literaturi străine, no 30, p. 37-46.
– (1981b) « La zone modale de la coercition en français et en roumain », in
Études contrastives. Les modalités, Bucureşti, TUB, p. 173-198.
– (1982) « Pragmatique », in P. Miclău (dir.), Les langues des spécialité, Bucarest,
TUB, p. 145-173.
– (1983a) « Les interprétants sémantiques », in De la linguistique à la didactique,
Bucureşti, TUB, p. 84-97.
– (1985a) «  La pragmatique linguistique  : Conventionnalisme – calcul
conversationnel », Revue Roumaine des Sciences Sociales. Série de Philosophie
et Logique, no 29(3-4), p. 279-287.
– (1985b) « Linguistic pragmatics », Revista de Filozofie, no 25(6), p. 554-558.
– (1986a) « Les valeurs illocutionnaires de l’acte se taire », Revue Roumaine de
Linguistique, no 31(4), p. 317-323.
– (1986b) « Definiţia lexicografică a holofrazelor », Studii şi Cercetări Lingvistice,
no 37(2), p. 135-139.
– (1991a) « L’analyse pragma-linguistique d’un discours ésotérique littéraire »,
in J. Dauphiné (dir.), Création littéraire et tranditions ésotériques (XV e et XX e
siècles), Biarizz, J. & D. Éditions, p. 89-103.
– (1992) « Les connecteurs pragmatiques en français et en roumain », in Les
Actes du XIX e Congrès International de Linguistique et Philologie romanes,

22
Publications d’Olga Galatanu

Santiago de Compostela, A. Coruña, Fundación Pedro Barrié de la Maza,


p. 449-457.
– (1994a) « Convocation et reconstruction des stéréotypes dans les argumentations
de la presse écrite », in Le lieu commun, Revue Protée. Théories et pratiques
sémiotiques, no 22(2), p. 75-79.
– (1994b) « Usage du français et identité roumaine », in S. Abou et K. Haddad
(dir.), Une francophonie différentielle, Paris, L’Harmattan, p. 333-345.
– (1997a) « Pour une analyse confrontative des “holophrases” dans les langues
romanes », in M. Maillard et L. Dabène (dir.), Lidil, no 14, p. 155-166.
– (1997b) « Les argumentations du discours lyrique », Écriture poétique moderne.
Le narratif, le poétique, l’argumentatif, Nantes, CRINI – Université de Nantes,
p. 15-36.
– (1999a) « Le phénomène sémantico-discursif de déconstruction-reconstruction
des topoï dans une sémantique argumentative intégrée », in O. Galatanu et
J.-M. Gouvard (dir.), Langue française, no 123, p. 41‑51.
– (1999b) « Argumentation et analyse du discours », in Y. Gambier et E. Suomela-
Salmi (dir.), Jalons, 2, Turku, Université de Turku, p. 41-54.
– (2000a) « Langue, discours et systèmes de valeurs », in E. Suomela-Salmi
(dir.), Curiosités linguistiques, Presses universitaires de Turku, p. 80-102.
– (2000b) « Signification, sens et construction discursive de soi et du monde », in
J.‑M. Barbier et O. Galatanu (dir.), Signification, sens, formation, Paris, P.U.F.,
p. 25-43.
– (2000c) « La reconstruction du système de valeurs convoquées et évoquées
dans le discours médiatique », in A. Englebert, M. Pierrard, L. Rosier et al.
(dir.), Actes du XXII e Congrès International de Linguistique et Philologie
Romanes, Bruxelles, 23‑29 juillet 1998, vol. VII, Tübingen, Max Niemeyer
Verlag, p. 251-258.
– (2002a) « Le mécanisme sémantico-discursif de l’écriture différée : le cas de
Baudelaire », in M.-J. Ortemann (dir.), Écritures différées, Clermont-Ferrand,
Presses universitaires Blaise Pascal, p. 175-191.
– (2002b) « La dimension axiologique de l’argumentation », in M. Carel (dir.),
Les facettes du dire. Hommage à Oswald Ducrot, Paris, Kimé, p. 93-107.
– (2002c) «  Le concept de modalité  : les valeurs dans la langue et dans le
discours », in O. Galatanu (dir.), Les valeurs, Séminaire “Le lien social”, 11‑12
juin 2001, Nantes, organisé par le CALD-GRASP, Nantes, MSH Ange Guépin,
p. 17-32.
– (2003) « La sémantique des valeurs dans la prière française », in J.-C. Aroui
(dir.), Le sens et la mesure. De la pragmatique à la métrique. Hommages à
Benoît de Cornulier, Paris, Champion, p. 69-88.
– (2004a) « La construction discursive des valeurs », in J.-M. Barbier (dir.),
Valeurs et activités professionnelles, Paris, L’Harmattan, p. 87-115.
– (2004b) « La sémantique des possibles argumentatifs et ses enjeux pour
l’analyse de discours », in M. J. Salinero Cascante et I. Iñarrea Las Heras

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Du sens à la signification. De la signification aux sens

(eds.), El texto como encrucijada: estudios franceses y francófonos, Actes du


Congrès International d’Études Françaises, La Rioja, Croisée des Chemins,
7-10 mai 2002, Lagrano, Espagne, vol. 2, p. 213-225 [disponible en ligne].
– (2005a) « La sémantique des modalités et ses enjeux théoriques et
épistémologiques dans l’analyse des textes », in J.-M. Gouvard (dir.), De la
langue au style, Paris, Presses universitaires de Lyon, p. 157-170.
– (2005b) « Sémantique et élaboration discursive des identités. “L’Europe de la
connaissance” dans le discours académique », in E. Suomela-Salmi et F. Dervin
(dir.), Actes du colloque “Cross-cultural and cross-linguistic perspectives
on Academic Discourse”, 20-22 mai 2005, vol. 1, Université de Turku,
p. 120-149.
– (2005c) « Analyse du discours. La construction discursive du concept
d’“innovation” », Ville, école, intégration, Diversité, no 140, p. 55-61.
– (2006a) «  Du cinétisme de la signification lexicale  », in J.-M.  Barbier et
M. Durand (dir.), Sujets, activités, environnements, Paris, P.U.F., p. 85-104.
– (2006b) « La dimension axiologique de la dénomination », in M. Riegel,
C. Schnedecker, P. Swiggers et I. Tamba (dir.), Aux carrefours du sens.
Hommages offerts à Georges Kleiber, Louvain, Peeters, p. 499‑510.
– (2007a) « Sémantique des possibles argumentatifs et axilogisation
discursive », in D. Bouchard, J. Evrard et E. Vocaj (dir.), Représentation du
sens linguistique II : Actes du séminaire international de Montréal, 23-25 mai
2003, Bruxelles, De Boeck, p. 313-325.
– (2007b) « Pour une sémantique argumentative dans l’étude de la proximité-
distance des systèmes lexicaux des langues romanes », in J.-M. Eloy et
T. O’hlfearnàin (dir.), Langues proches, langues collatérales. Actes du colloque
international réuni à Limerick du 16 au 18 juin 2005, Paris, L’Harmattan,
Amiens, Centre d’études picardes, p. 89-99.
– (2007c) « Pour une approche sémantico-discursive du stéréotypage à l’interface
de la sémantique théorique et de l’analyse du discours », in H. Boyer (dir.),
Stéréotypage, stéréotypes : fonctionnements ordinaires et mises en scène. Actes
du Colloque international de Montpellier, 21-23 juin 2006. Tome 4, Langue(s),
discours, Paris, L’Harmattan, p. 89-100.
– (2007d) « L’expression de l’affect dans l’interaction en situation de contact des
langues et cultures : à l’interface des compétences sémantique et pragmatique »,
in Actes du colloque “Les enjeux de la communication interculturelle,
Compétence linguistique, compétence pragmatique, valeurs culturelles”,
Montpellier, 5‑7 juillet 2007 [en ligne].
– (2008a) « La construction discursive de la dimension temporelle des entités
lexicales », in P. Marillaud et R. Gauthier (dir.), Langage, temps et temporalité,
28 e Colloque d’Albi Langages et Signification, CALS/CPST, Université
Toulouse-Le Mirail, p. 15-25.
– (2009a) « La “stéréophagie”, un phénomène discursif de déconstruction-
reconstruction de la signification lexicale », in I. Evrard, M. Pierrard, L. Rosier
et D. Van Raemdonck (dir.), Représentations du sens linguistique III. Actes

24
Publications d’Olga Galatanu

du colloque international de Bruxelles (2005), Bruxelles, De Boeck, Duculot,


p. 198-208.
– (2009b) « Semantic and discursive construction of the ‘Europe of knowledge’ »,
in E. Suomela-Salmi et F. Dervin (eds.), Cross-Linguistic and Cross-Cultural
Perspectives on Academic Discourse, Amsterdam, Philadelphia, J. Benjamins,
p. 275-296.
– (2009c) « L’Analyse du Discours dans la perspective de la Sémantique des
Possibles Argumentatifs : les mécanismes sémantico-discursifs de construction
du sens et de reconstruction de la signification lexicale  », in N.  Garric et
J. Longin (dir.), L’analyse linguistique de corpus discursifs. Des théories
aux pratiques, des pratiques aux théories, Les Cahiers LRL, no  3, Presses
universitaires Blaise Pascal, p. 49-68.
– (2009d) « Les incidences sémantiques des déploiements argumentatifs
dépendants du co-(n)texte de production du discours », in E. Havu, J. Härmä,
M. Helkkula, M. Larjavaara et U. Tuomarla (dir.), La langue en contexte. Actes
du colloque “Représentations du sens linguistique IV”, Helsinki 28‑30 mai
2008, Mémoires de la Société Néophilologique de Helsinki, LXXVIII, Helsinki,
Société Néophilologique, p. 391-404.
– (2009e) « Le discours “définitionnel” de l’identité universitaire : un processus
de denomination en cours », in J.-M. Defays et A. Englebert (dir.), Principes et
typologie des discours universitaires, Tome I, Paris, L’Harmattan, p. 69-83.
– (2010a) «  Pour une approche sémantico-discursive du concept d’identité  :
faute, crime et dynamique discursive », in M. Palander-Collin, H. Lenk,
M. Nevala, P. Sihvonen et M. Vesalainen (dir.), Constructing Identity in
Interpersonal Communication / Construction identitaire dans la communication
interpersonnelle, Mémoires de la Société Néophilologique de Helsinki,
Tome LXXXI, Helsinki, Société Néophilologique, p. 125-138.
– (2011a) « Les valeurs affectives des “marqueurs discursifs illocutionnaires”
en français et en anglais. Les “holophrases”  : une approche sémantico-
discursive », in S. Hancil (dir.), Marqueurs discursifs et subjectivité, Rouen et
le Havre, PURH, p. 173-189.
– (2011b) « Hybridation culturelle, “contamination discursive” et “hybridité
sémantique” », in E. Suomela-Salmi et Y. Gambier (dir.), Hybridité discursive
et culturelle, Paris, L’Harmattan, p. 131-154.
– (2012a) «  La construction discursive de la francophonie  : sens, valeurs et
images identitaires », in L. Hébert et L. Guillemette (dir.), Performances et
objets culturels. Nouvelles perspectives, Québec, Presses de l’Université Laval,
p. 207-223.
– (2012b) « De la menace illocutionnaire aux actes illocutionnaires “menaçants”.
Pour une sémantique de l’interaction verbale », Studii de lingvistică, no 2, p. 59-
79 [disponible en ligne]
– (2013) «  Introduction à l’étude du concept et de la signification lexicale
de francophonie. La f/Francophonie dans la langue et dans les discours.
Construction discursive d’un concept, activation d’un lien dénominatif, ou
désignation d’un “objet social” ? », in O. Galatanu, A.-M. Cozma et V. Marie

25
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(dir.), Sens et signification dans les espaces francophones. La construction


discursive du concept de francophonie, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, p. 15-41.
– (2014a) «  Les interfaces d’une sémantique de l’interaction verbale  : la
complexité sémantico-pragmatique des actes rassurants », Scolia, no  28,
p. 13‑32.
– (2014b) « Les valeurs affectives et polyphoniques des marqueurs discursifs
dans la zone illocutionnaire des actes rassurants », Revue Roumaine de
Linguistique, no 59(3).
Anquetil, S., Bellachhab, A. & Galatanu, O. (à paraître) « La violence verbale
au service des idéologies politiques », in Actes du colloque international
Dimensions du dialogisme 3 : Du malentendu à la violence verbale, Société
Néophilologique, Université d’Helsinki, p. 313-327.
Bellachhab, A.  &  Galatanu,  O.  (2012) «  La violence verbale  : représentation
sémantique, typologie et mécanismes discursifs », Signes, Discours & Sociétés,
no 9 [en ligne].
Galatanu, O. & Bellachhab, A. (2010) « Valeurs modales de l’acte “insulter” et
contextes culturels : une approche à l’interface des représentations sémantiques
et des représentations culturelles », Revue de Sémantique et Pragmatique,
no 28, p. 123-150.
– (2011) « Ancrage culturel sémantique et conceptuel des actes de langage »,
in H. de Fontenay, D. Groux et G. Leidelinger (dir.), Classe de langue et
culture(s)  : vers l’interculturalité  ? Les actes du colloque “L’intégration de
la culture en classe de langue : théorie, formation et pratique”, 14-16 octobre
2010, Montréal, Université Mc Gill, Paris, L’Harmattan, p. 141-160.
Galatanu, O., Bellachhab, A., Cozma, A.-M., Anquetil, S. et al. (2015) « Les
actes menaçants/rassurants dans l’espace francophone  », in O. Galatanu,
A. Bellachhab et A.-M. Cozma (dir.), Sens et signification dans les espaces
francophones : la (re-)construction discursive des significations.
Galatanu, O., Cozma, A.-M. & Fravalo, L. (à paraître) « Les valeurs sémantico-
pragmatiques de “je t’explique”, “je m’explique” et les représentations
sémantiques des verbes “expliquer” et “a explica” », in Actes du colloque
“ComplémentationS”, Santiago de Compostela, 21-23 octobre 2010.
Galatanu, O. & Pino Serrano, L. (2012a) « La zone objectale et les classes
d’objets des verbes de communication », Cuadernos de Filología Francesa
no 23, p. 75-92.
– (2012b) « Les valeurs pragmatiques et sémantiques des marqueurs discursifs
“eh  bien”/“pues” dans la réalisation de l’acte avouer en français et en
espagnol », Revue de Sémantique et Pragmatique, no 32, p. 115-136.

2.  Formation, didactique des langues, FLE


2.1.  Ouvrages et numéros de revues
Galatanu, O. (1984) Actes de langage et didactique des langues étrangères,
Bucureşti, TUB.

26
Publications d’Olga Galatanu

– (1995) [Mc Andrew, M., Toussaint, R. & Galatanu, O. (dir.)] Pluralisme et
éducation : politiques et pratiques au Canada, en Europe et dans les pays du
Sud : l’apport de l’éducation comparée. Actes du colloque de l’Association
francophone d’éducation comparée, tenu à l’Université de Montréal du 10 au
13 mai 1994, Tome 1, Montréal, Université de Montréal.
– (1995) [Galatanu, O., Toussaint, R., Zay, D. et al. (dir.)] Modèles, transferts et
échanges d’expériences en éducation : nécessité d’une analyse conceptuelle
et d’une réflexion méthodologique. Actes du colloque international de
l’Association francophone d’éducation comparée, Sèvres, 18-20 mai 1995,
Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières.
– (1998) [Barbier, J.-M. & Galatanu, O. (dir.)] Action, affects et transformation
de soi, Paris, P.U.F.
– (2000) [Barbier, J.-M. & Galatanu, O. (dir.)] Signification, sens, formation,
Paris, P.U.F.
– (2004) [Barbier, J.-M. & Galatanu, O. (dir.)] Les savoirs d’action : une mise en
mots des compétences ?, Paris, L’Harmattan.
– (2009) [Galatanu, O., Pierrard, M. & Van Raemdonck, D. (dir.)] Construction
du sens et acquisition de la signification linguistique dans l’interaction,
Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
– (2010) [Galatanu, O., Pierrard, M., Van Raemdonck, D., Damart, M.‑E.,
Kemps, N. & Schoonheere, E. (dir.)] Enseigner les structures langagières en
FLE, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
– (2014) [Galatanu, O., Bellachhab, A. & Kandeel, R. (dir.)] Discours et com­
munication didactiques en FLE, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.

2.2. Articles
Galatanu, O. (1979) « Le modèle des actes de langage et la didactique des langues
étrangères », Colloques, no 2, p. 117-126.
– (1980d) «  Acte de limbaj / acte de vorbire în didactica limbilor străine  »,
in T. Cristea et al. (dir.), Opţiuni metodologice în predarea limbilor stăine,
Limbile stăine în şcoală, II, p. 132-137.
– (1983b) « Les actes de langage », in De la linguistique à la didactique,
Bucureşti, TUB, p. 114-139.
– (1991b) « Fondements théoriques (linguistiques) de la programmation
didactique et méthodologique d’un enseignement secondaire visant la
formation d’une compétence de compréhension orale et écrite minimale en
langues latines », Dialogues et Cultures, no spécial 91(1), p. 6-67.
– (1996a) « Analyse du discours et approche des identités », in J.-M. Barbier
et M. Kaddouri (dir.), Formation et dynamiques identitaires, Éducation
permanente, no 128, p. 45-61.
– (1996b) « Savoirs théoriques et savoirs d’action dans la communication
didactique », in J.-M. Barbier (dir.), Savoirs théoriques, savoirs d’action, Paris,
P.U.F., p. 101-118.

27
Du sens à la signification. De la signification aux sens

– (2005d) « La construction discursive des représentations de la langue et de la


culture françaises chez les futurs enseignants du FLE », Synergies Pologne,
no 2, p. 185-195.
– (2008b) « L’interface linguistique-culturel et la construction du sens dans la
communication didactique », Signes, Discours & Sociétés, no 1 [en ligne].
– (2010b) « La formazione dei docenti di francese L2: lo stato dell’arte / Training
Teachers of French as a Foreing Language: the State of the Art », in P. Diadori
(ed.), Formazione Qualità Certificazione per la didattica delle lingue moderne
in Europa  : TQAC in FLT = Training, Quality and Certification in Foreign
Language Teaching, Firenze, Le Monnier, p. 158-165.
– (2011c) « L’interface sémantique-pragmatique dans l’approche de
l’enseignement et de l’acquisition des langues étrangères et secondes »,
in A.  Cunita, F.  Florea, et M.  O.  Păunescu (dir.), De la linguistique à la
didactiques des langues : le problème des modèles linguistiques, Bucarest,
Editura Paralela 45, p. 116-130.
– (2014c) « La construction discursive des images et dynamiques identitaires des
enseignants et formateurs en FLE/FLS », Signes, Discours & Sociétés, no  13
[en ligne].
– (2014d) «  Construction du sens discursif et acquisition des significations
linguistiques », in O. Galatanu, A. Bellachhab et R. Kandeel (dir.), Discours et
communication didactiques en FLE, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
Barbier, J.-M. & Galatanu, O. (1998) « De quelques liens entre action, affects et
transformation de soi », in J.-M. Barbier et O. Galatanu (dir.), Action, affects et
transformation de soi, Paris, P.U.F., p. 45-70.
– (2000) « La singularité des actions : quelques outils d’analyse », in J.‑M. Barbier
et al. (dir.), L’analyse de la singularité de l’action, Paris, P.U.F., p. 13-51.
– (2004) « Savoirs, capacités, compétences, organisation des champs
conceptuels », in J.-M. Barbier et O. Galatanu (dir.), Les savoirs d’action : une
mise en mots des compétences ?, Paris, L’Harmattan, p. 31-78.
Bellachhab, A. & Galatanu, O. (2012) « La représentation de “l’étranger” dans un
institut de recherche et de formation en FLE », La Clé des Langues, Lyon, ENS
Lyon/DGESCO [en ligne : http://cle.ens-lyon.fr/].
Bellachhab, A., Galatanu, O. & Marie, V. (2010) « Quelle place pour les
injonctions dans le discours didactique  ? Explicitation grammaticale et/ou
communication pour l’enseignement de l’injonctif en FLE », in O. Galatanu,
M. Pierrard, D. Van Raemdonck, M.-E. Damart, N. Kemps et E. Schoonheere
(dir.), Enseigner les structures langagières en FLE, Bruxelles, P.I.E. Peter
Lang, p. 283-300.
Galatanu, O. & Nikolenko, V. (2009) « Acquisition du lexique de la zone
sémantique de l’axiologique. Le cas des apprenants avancés », in O. Galatanu,
M. Pierrard et D. Van Raemdonck (dir.), Construction du sens et acquisition
de la signification linguistique dans l’interaction, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang,
p. 59-72.

28
Première partie

Question de signification nominale


Côté comptable, côté massif 
Remarques sur les noms superordonnés

Georges Kleiber

Université de Strasbourg – Institut d’Études Avancées & LDI

Introduction
Même si les sémanticiens n’empruntent pas tous le même chemin, ils
circulent pourtant sous le même ciel et se fixent le même objectif : celui
de mieux comprendre l’émergence du sens langagier. Je n’ai ainsi pas
emprunté les mêmes routes sémantiques qu’Olga Galatanu, mais nous
avons cheminé sous le même soleil, dans la même direction, avec le
même horizon, celui d’arriver à donner un peu plus de sens au … sens.
Et en partageant certaines conceptions fortes sur le sens  : qu’il n’est
pas fait d’un seul tissu, qu’il y a des « morceaux » sémantiques stables
et d’autres plus instables, que seul le recours aux faits de langue et à
des faits de types différents pouvait lui assurer une certaine pertinence,
qu’il n’était pas forcément nécessaire de procéder par grandes envolées
abstractives, mais que de petits sauts pouvaient aussi faire avancer
les choses, souvent plus loin d’ailleurs que l’architecturale emprise
de systèmes trop englobants et trop statiques. C’est un tel petit saut
que nous nous proposons d’effectuer ici pour rendre hommage à Olga
Galatanu et saluer ainsi son remarquable parcours dans les sombres et
lumineux pays du sens.
Ce petit saut se fera dans le domaine des noms et concernera plus
particulièrement l’opposition massif/comptable. Nous ne reprendrons pas
ici la question archi-labourée de sa définition1, mais en analyserons un aspect
généralement délaissé, celui de son application aux noms superordonnés.

1
On citera pour le français tout spécialement les monographies de Van de Velde (1995),
Flaux et Van de Velde (2000), Nicolas (2002), Asnes (2004) et l’ouvrage collectif de
David et Kleiber (1989). Pour notre part, nous n’avons cessé depuis 30 ans de réfléchir
à cette thématique avec, à chaque fois – nous ne le cachons pas – un grand plaisir (voir
Kleiber, 1981, 1994 a, 1997, 1998 a et b, 2001, 2003, 2005, 2006, 2011 a, b et c, 2013
et à paraître).

31
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Nous essaierons plus particulièrement, dans le prolongement de nos travaux


récents consacrés à la notion d’occurrence (Kleiber, 2011 a, b et c, 2013 et
à paraître), de mettre en relief quelle est, relativement à la distinction massif /
comptable, la spécificité des noms superordonnés2 subsumant des noms
de base intrinsèquement3 massifs par rapport aux noms superordonnés
subsumant des noms de base intrinsèquement comptables.
Pourquoi les noms superordonnés  ? L’opposition noms comptables/
noms massifs, on le sait, se laisse aborder de différentes manières : par
des critères morpho-syntaxiques (le type de déterminant, par exemple),
des traits ou dimensions sémantiques (borné/non borné, homogène/
hétérogène, discontinu/continu et dénombrabilité/non-dénombrabilité),
des tests à coloration ontologique (addition ou divisibilité), etc. Ce
qui reste, bien souvent, oublié dans l’histoire, c’est ce que les noms
comptables peuvent compter et ce que les noms massifs ne peuvent pas
compter. La dénomination courante de noms comptables ou dénombrables
et de noms massifs ou non comptables peut laisser croire que ce sont
les noms eux-mêmes qui se laissent ou ne se laissent pas compter. Une
telle interprétation n’est, bien entendu, pas de mise, même si elle peut
se rencontrer dans certains manuels ou introductions à la linguistique,
comme en témoigne la présentation faite par Velupillai dans sa récente
introduction à la typologie linguistique  : «  Common nouns are often
divided into count nouns and, i.e. such nouns that can be counted, and
mass nouns (or noncount nouns), i.e. such nouns that cannot be counted »
(Velupillai, 2012 : 156). Ce ne sont évidemment pas les noms qui peuvent
ou ne peuvent pas être comptés. Il ne convient pas, pour autant, de
critiquer les formulations du type de celle de Velupillai, parce qu’elles ne
sont que la conséquence de la concision et rapidité définitoires qu’exige
ce genre d’ouvrages et ne doivent donc pas être prises à la lettre.
Ce qui nous semble plus grave, par contre, c’est que la littérature
spécialisée se donne rarement la peine d’expliciter ce qui se trouve
réellement compté ou ce qui ne peut pas être compté. La raison en est que
la plupart du temps une telle indication semble inutile. Si on ne ressent
pas le besoin de préciser ce qui se trouve compté dans un énoncé comme :

2
On rappellera que la sémantique du prototype substitue à l’opposition hiérarchique
hyponyme-hyperonyme une dimension verticale sur laquelle elle distingue trois
niveaux qualitatifs différents  : un niveau privilégié, le niveau de base (cf. pomme),
qui a, au-dessus de lui, le niveau superordonné (cf. fruit), et en dessous le niveau
subordonné (cf. boscop) (Rosch et al., 1976 ; Kleiber, 1990 et 1994 a, b et c).
3
Par « intrinsèquement massif » ou « intrinsèquement comptable », nous entendons
dire que cette propriété d’être massif ou comptable est un trait sémantique inhérent du
nom et n’est pas le résultat d’un transfert (ou coercition, recatégorisation ou encore
réification), comme dans le passage du comptable un curé au massif du curé (cf. Il
bouffe du curé tous les jours).

32
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés

Il y a trois pommes sur la table


c’est parce que tout simplement la réponse semble déjà donnée par l’énoncé :
ce qu’on compte, c’est évidemment des… pommes. Les choses ne sont
toutefois plus tout à fait aussi claires, dès que l’on quitte le domaine des
noms de base et des noms subordonnés pour celui des noms superordonnés.
Le fonctionnement de ces noms, sur le plan de l’opposition massif/
comptable, nécessite en effet des ajustements et des précisions concernant
ce qui est comptable ou non comptable. Nous avons commencé ailleurs
(Kleiber, à paraître) par analyser la situation des noms superordonnés
subsumant des noms comptables (cf. fruit). Nous poursuivrons ici cette
analyse et l’élargirons aux superordonnés dominant des noms massifs.
Notre parcours se fera en trois étapes. Dans la première, nous montrerons
que la comptabilité ou dénombrabilité des noms superordonnés qui sont
les hyperonymes de noms basiques intrinsèquement comptables est une
comptabilité d’occurrences. La deuxième nous permettra d’expliquer d’où
provient cette comptabilité d’occurrences. Dans la troisième et dernière
étape, nous décrirons celle que présentent les noms superordonnés qui
sont les hyperonymes de noms basiques intrinsèquement massifs. La
comparaison entre les deux types de noms superordonnés fera ressortir
l’originalité de la comptabilité des seconds par rapport à celle des premiers,
mettra au jour quelques aspects des noms sommitaux4 et fera émerger
des côtés non entrevus jusqu’ici de l’opposition termes massifs/termes
comptables. Chemin faisant, on le verra, nous serons amené à aborder des
dimensions de la structuration et de la sémantique des noms en général.

1. Côté comptable : les noms superordonnés subsumant


des noms de base intrinsèquement comptables
Les noms de base intrinsèquement comptables comme pomme, chien,
arbre, table, auto, tournevis, etc., ont comme noms superordonnés des noms
également intrinsèquement comptables  : fruit, animal, meuble, véhicule,
outil, etc. Il n’est guère besoin de le démontrer longuement  : ces noms
superordonnés acceptent sans difficulté les déterminants caractéristiques du
statut comptable (cf. un / trois / plusieurs fruit(s) / animal(ux) / plante(s) /
meuble(s) / véhicule(s) / outil(s), etc.), alors que la présence d’un marqueur
spécifique de la massivité demande une justification spéciale, signe d’un
transfert comptable → massif (cf. du / de la fruit / animal / plante / meuble
/ véhicule / outil, etc.). Il n’y a donc pas à rendre compte d’une variation de
trait entre les noms du niveau basique et les noms du niveau superordonné.

4
Appellation du groupe Sconominalia de l’équipe Scolia de Strasbourg pour regrouper
des noms de différents types qui soit occupent le sommet des hiérarchies, soit présentent
une généralité et une abstractivité fonctionnelles très grandes.

33
Du sens à la signification. De la signification aux sens

La comptabilité intrinsèque de ces noms superordonnés est similaire


à celle des noms de base qu’ils subsument : il s’agit d’une comptabilité
d’occurrences. De même que dans :
Il y a trois pommes sur la table
ce sont des occurrences de pommes qui sont comptées, de même dans :
Il y a trois fruits sur la table
ce sont deux occurrences de fruits qui sont comptées et non des variétés
ou types de fruits. Il peut ainsi y avoir aussi bien trois fruits de même
espèce (trois pommes) que trois fruits d’espèces différentes catégories
(une pomme, une fraise et une banane ou deux bananes et un ananas,
etc.). On a donc affaire à une comptabilité d’occurrences et non à
une comptabilité de catégories. Dans la situation de l’exemple cité,
l’expression d’une comptabilité de catégories nécessite le recours à des
marqueurs catégoriels comme type, sorte, espèce, variété, etc. :
Il y a trois sortes de fruits sur la table.
Dans ce cas, le nombre d’occurrences de fruits peut être supérieur au
nombre de « sortes » de fruits :
Il y a trois sortes de fruits sur la table, deux fraises, trois bananes et cinq
pommes
la seule contrainte étant que les « sortes » de fruits représentées par les
occurrences soient au nombre de trois.
Cette comptabilité d’occurrences associée intrinsèquement aux noms
superordonnés comme fruit n’est qu’une propriété par défaut, puisqu’une
comptabilité de catégories a droit de cité, dès lors qu’il apparaît qu’une
interprétation en termes d’occurrences s’avère impossible ou est jugée
peu pertinente5 :
Je n’aime que deux fruits, la pomme et la banane6
On a goûté plusieurs/trois fruits hier.
L’intéressant dans ce passage d’une comptabilité occurrentielle à
une comptabilité catégorielle est qu’il ne nécessite pas que l’on parle de
transfert ou de coercition. Le nom ne change en effet pas de trait, puisqu’il
reste comptable. Ce qui change, c’est le statut de la comptabilité : on passe
d’un dénombrement d’occurrences à un dénombrement de catégories.
Si ce point n’a guère émergé dans la littérature sur l’opposition massif/
comptable, c’est parce que cette littérature s’est avant tout focalisée sur
5
On rappellera que, dans les phrases génériques, c’est l’interprétation dite taxinomique
qui prévaut pour les noms superordonnés, alors que, pour les noms de base, c’est plutôt
l’interprétation d’occurrences (Kleiber, 1994 b et c).
6
Le SN deux fruits donne lieu à la lecture taxinomique.

34
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés

les changements de traits, soit sur le passage du massif au comptable,


soit sur le transfert du comptable au massif. Elle ne s’est donc pas arrêtée
sur la variation occurrences/catégories lorsque celle-ci a lieu à l’intérieur
de la comptabilité même, c’est-à-dire sans qu’il y ait changement du
trait comptable. Elle l’a fort bien relevée, par contre, lorsque le passage
d’occurrence de N à catégorie de N ou variété de N s’accompagne d’un
changement du trait massif en comptable. La plupart des analyses de
l’opposition massif/comptable signalent qu’une des raisons de transfert
massif → comptable réside précisément dans cette possibilité d’envisager
le massif sous l’angle qualitatif et donc de le diviser en catégories ou types.
Cette « machine » de transfert du massif au comptable par distinguabilité
qualitative7 a été nommée par Bunt (1985) le trieur universel, pour faire
écho à la « machine » du transfert inverse (du comptable au massif),
appelée, depuis Pelletier (1975), le broyeur universel (Universal Grinder).
Ce trieur universel rend compte, par exemple, de l’emploi comptable de
deux riz pour renvoyer à deux variétés de riz (riz long, riz à grains courts).
Sans le développer plus avant, on se contentera de noter qu’il est donc
aussi à l’œuvre du côté du seul comptable et que, comme nous l’avons
vu ci-dessus, avec Je n’aime que deux fruits, il convient de préciser à
quel moment et dans quelles conditions il peut entrer en action pour faire
marcher comme nom comptable en termes de catégories, sans l’aide
d’un nom-outil du type sorte, variété, type, espèce, etc., un nom qui est
intrinsèquement comptable en termes d’occurrences.
La question que soulève notre analyse de la comptabilité des noms
superordonnés subsumant des noms basiques comptables est « Pourquoi
en va-t-il ainsi ? ». Pourquoi la comptabilité d’occurrences l’emporte-
t-elle, lorsqu’il n’y a pas d’indications contraires (c’est-à-dire par défaut),
sur une comptabilité de catégories ? La question est pertinente pour deux
raisons. La première est que le sens même des noms superordonnés rend
intrinsèquement disponible une comptabilité de catégories8 ; la seconde
est qu’aux noms superordonnés ne correspond pas une Gestalt commune,
c’est-à-dire une représentation qui s’accorderait en propre à la catégorie
qu’ils dénomment. Si on entend dessiner ou se représenter mentalement
un fruit, on ne peut dessiner ou se représenter qu’un fruit saisi au niveau
basique, soit une pomme, une fraise, un ananas, etc. La conjonction de

7
Ce n’est pas le seul mode de transfert massif → comptable. Il y a également le passage
du massif au comptable par ce que Galmiche (1987 et 1989) a appelé le conditionneur,
qui a pour effet de mettre le massif en unités de conditionnement (cf. de la bière → j’ai
bu une bière).
8
Rappelons simplement qu’un nom superordonné a pour rôle de rassembler des sous-
catégories basiques hétérogènes (Wierzbicka, 1985), c’est-à-dire des sous-catégories
qui peuvent être sensiblement différentes quant à leurs occurrences (cf. la différence,
pour fruit, entre une banane et une pomme, ou, pour boisson, entre du vin et de l’eau).

35
Du sens à la signification. De la signification aux sens

ces deux raisons fait que l’on s’attend à ce que les noms superordonnés
donnent plutôt lieu à une comptabilité de sous-catégories qu’à une
comptabilité d’occurrences. Or, c’est l’inverse, comme nous l’avons vu,
qui se fait jour avec les noms superordonnés subsumant des noms basiques
comptables  : leur comptabilité intrinsèque est préférentiellement une
comptabilité d’occurrences et non une comptabilité de sous-catégories
comme on pourrait s’y attendre. L’origine de cette comptabilité a donc
de quoi intriguer.

2. D’où vient la comptabilité occurrentielle


des noms superordonnés subsumant des noms
de base comptables ?
Pour en rendre compte, nous nous appuierons sur une définition de
l’opposition comptabilité/massivité qui est acceptée aujourd’hui par la
plupart des commentateurs9. Cette définition postule que la comptabilité
est liée à l’existence de bornes ou de limites, alors que la massivité ou non-
comptabilité s’explique par l’absence de telles bornes ou limites. Si on se
place sur le plan des occurrences, c’est-à-dire si les « entités » comptées
ont le statut d’occurrence10 du nom, cela signifie qu’un nom comptable
assigne à ses occurrences par avance, c’est-à-dire de façon inhérente,
une forme qui est indépendante des situations où ces occurrences se
rencontrent11 : les occurrences de pomme répondent a priori à un même
schéma de forme, alors qu’il n’en va pas ainsi pour les occurrences de
sable, qui peuvent varier selon la situation où elles se manifestent. Si
on ne se situe plus sur le plan des occurrences, c’est-à-dire lorsque les
« entités » dénombrées sont des catégories – cas de la comptabilité de
catégories – les limites proviennent, non plus du préformatage de leurs
occurrences, mais de leurs frontières qualitatives, qui permettent de les
distinguer et donc de les compter. Si on ne peut compter les occurrences
de riz, pour reprendre l’exemple déjà mentionné ci-dessus, on peut, par
contre, sur la base de différences qualitatives (variables), compter des
types de riz (cf. Deux riz = le riz long et le riz à grains courts).
Nous pouvons expliquer à présent pourquoi les noms superordonnés
subsumant des noms basiques intrinsèquement comptables présentent
préférentiellement une comptabilité d’occurrences et non de sous-

9
Voir Langacker (1991), Jackendoff (1991), Van de Velde (1995), Kleiber (1994 a,
1997, 1998 a et b, 2011 a, 2013 et à paraître) et Flaux et Van de Velde (2000). Le débat
n’est toutefois pas clos, comme le montrent les critiques de Nicolas (2002 : 65-66), qui
refuse la solution en termes de bornage intrinsèque pour les noms comptables.
10
Pour la définition et délimitation des occurrences, voir Kleiber (2011 a et 2013).
11
Pour plus de détails sur la notion de situation d’occurrence, voir Kleiber (2011 a et c,
2013 et à paraître).

36
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés

catégories. On notera tout d’abord que cette comptabilité d’occurrences


est celle des noms basiques subsumés : la comptabilité de pomme, banane,
etc. est une comptabilité d’occurrences et non de sous-catégories, comme
nous l’avons entrevu avec l’exemple Il y a trois pommes sur la table, où
ce sont bien trois occurrences de pommes et non trois sous-catégories qui
se trouvent comptées. Considérons maintenant la situation où il y a une
pomme et deux bananes sur la table. Deux comptages sont théoriquement
possibles à l’aide du nom fruit : un comptage d’occurrences, parce qu’il
y a des limites occurrentielles, qui sont fournies par la comptabilité
d’occurrences des noms basiques pomme et banane, et un comptage de
catégories, fourni par les limites qualitatives ou de sous-catégories qui
permettent de distinguer une pomme d’une banane. Pourquoi le premier
l’emporte-t-il sur le second ? Ou, dit autrement, pourquoi n’a-t-on pas
pour la situation envisagée, c’est-à-dire pour une occurrence de pomme et
deux occurrences de bananes, l’énoncé Il y a deux fruits sur la table ? Si
le comptage d’occurrences l’emporte, c’est parce qu’il ne nécessite pas la
suppression des limites qualitatives, alors qu’un comptage de catégories
entraîne celles des limites des occurrences. En effet, le comptage des
occurrences de fruit, non seulement ne nécessite pas que l’on gomme
les limites qualitatives qui distinguent, par exemple, une pomme d’une
banane, mais il en exige la reconnaissance. Les occurrences de fruit ne
sont reconnues comme étant des occurrences de fruit que parce qu’elles
sont reconnues comme étant des occurrences des catégories de base
(pomme, banane, etc.) subsumées par fruit. Le comptage des catégories,
par contre, ne nécessite pas la reconnaissance des limites occurrentielles.
Il a au contraire pour effet de les reléguer au second plan. Pour compter
le nombre de sous-catégories d’un nom superordonné, on n’a pas besoin
de prendre en compte chaque occurrence des différentes sous-catégories
représentées. On illustrera cette différence avec l’énoncé :
Il y a un fruit sur la table.
On voit bien que son utilisation pour une situation où il y a trois
pommes sur la table reviendrait à mettre entre parenthèses les limites
occurrentielles. Or, une telle mise entre parenthèses doit être justifiée  ;
c’est ce qui explique que l’interprétation de comptabilité catégorielle des
noms superordonnés nécessite des contextes qui, d’une manière ou d’une
autre, explicitent que ce n’est pas la quantité d’occurrences qui est en jeu,
mais la quantité de sous-catégories.
Nous venons de montrer pourquoi la comptabilité d’occurrences des
noms superordonnés subsumant des noms de base comptables l’emportait
par défaut sur une comptabilité de catégories. Nous avons également
entrevu que cette comptabilité d’occurrences inhérente à ce type de
noms superordonnés provenait de celle des noms basiques subsumés et

37
Du sens à la signification. De la signification aux sens

subsistait dans « l’union » catégorielle opérée par les noms superordonnés.


La raison, nous semble-t-il, est qu’une catégorie formée à partir de
sous-catégories est une catégorie dont les occurrences ne peuvent être
que les occurrences des sous-catégories qu’elle rassemble. Si les sous-
catégories réunies sont des sous-catégories de noms comptables, dans
le sens où leurs occurrences ont des limites intrinsèques qui permettent
de les dénombrer, alors les occurrences de la catégorie supérieure ne
peuvent être que les occurrences aux limites intrinsèques des sous-
catégories rassemblées. Parce qu’elle ne peut être obligatoirement
qu’une occurrence également d’une catégorie inférieure qui, elle, a une
« forme » intrinsèque et donc est comptable, une occurrence d’un nom
concret comptable superordonné ne peut être une occurrence massive,
puisque cela reviendrait à nier la forme ou le bornage intrinsèque de
la catégorie inférieure. En « montant » de pomme à fruit, on conserve,
pour les occurrences de fruit, le bornage intrinsèque de l’occurrence de
pomme. Partant, le nom de la catégorie superordonnée présentera la même
comptabilité d’occurrences que ses sous-catégories. Nous le vérifierons
pour les noms superordonnés ci-dessous. Pour le moment, on formulera
la règle d’héritage suivante pour les noms superordonnés chapeautant
des noms basiques comptables  : les noms superordonnés subsumant
des noms comptables héritent de la comptabilité occurrentielle de leurs
noms hyponymes. Ou, dit autrement, si un nom de base est comptable,
en ce qu’il permet de compter ses occurrences, on peut en déduire que
le nom qui lui est superordonné, s’il y en a un, sera également un nom
comptable en termes d’occurrences :
Plan des occurrences : nom de base comptable → nom superordonné
comptable.
Ce transfert de compatibilité a son utilité «  quantificationnelle  »  :
sans lui, comme nous l’avons vu ci-dessus, on ne pourrait dénombrer
les occurrences de ce type de noms superordonnés. On ne pourrait, en
effet, additionner des pommes et des bananes ou on ne pourrait demander
combien d’occurrences (de fruits) il y a dans une coupe de fruits comportant
trois bananes ou une banane et trois fraises ou encore cinq fraises, six
citrons, quatre mangues et deux mirabelles, etc. Il confirme aussi que
la définition classique de l’hyponyme comme incluant sémantique des
traits de l’hyperonyme n’est pas pertinente12, puisque les noms basiques
hyponymes des noms du type de fruit n’héritent pas le trait de comptabilité

12
Avec Irène Tamba nous avons montré en 1991 que l’inclusion « sémantique »
généralement mise en avant pour définir la relation d’hypo/hyperonymie n’était pas
valide et que c’était au contraire une inclusion de classes ou de catégories qui s’avérait
décisive pour saisir la relation sémantique entre l’hyperonyme et les hyponymes
(Kleiber et Tamba, 1991).

38
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés

occurrentielle de leur hyperonyme superordonné. C’est le contraire qui se


produit : ce sont les noms hyponymes comptables qui procurent au nom
superordonné le trait intrinsèque de compatibilité d’occurrences.

3.  Côté massif : les noms superordonnés subsumant


des noms de base massifs
Comment se présente la situation du côté des noms superordonnés
subsumant des noms de base massifs ? La première chose que l’on
constate est que le trait intrinsèquement massif des noms basiques ne se
retrouve généralement pas chez les noms superordonnés, puisque ceux-
ci apparaissent le plus souvent comme étant des noms intrinsèquement
comptables :
Du blé, du riz, du seigle, du froment, de l’avoine, etc. → des céréales
De la viande, du pain, etc. → des aliments
Du vin, de l’eau, de la bière, etc. → des boissons
Du fer, de l’or, de l’argent, etc. → des métaux
Du rouge, du bleu, du jaune, etc. → des couleurs
Du poivre, de la cannelle, de la muscade, etc. → des épices
De l’amour, de la haine, de la colère, etc. → des sentiments.
Ils se combinent avec les déterminants révélateurs de la comptabilité
(un(e) / trois / plusieurs / des céréale(s) / aliment(s) / boisson(s) /
métal(métaux) / couleur(s) / épice(s) / sentiment(s)), se mettent au pluriel
avec combien (cf. combien de céréales / couleurs / épices / sentiments ?
vs ? combien de céréale / de couleur / d’épice / de sentiment ?) et acceptent
difficilement des marqueurs de la massivité comme l’article partitif (? de
la céréale / ? de la couleur / ? de l’épice / ? du sentiment)13. Certains de ces
noms, comme métal et boisson, peuvent toutefois apparaître également en
livrée de massif et donc se distribuer dans des combinaisons typiques de
la comptabilité :
Du vin, de l’eau, de la bière, etc. → de la boisson
Du fer, de l’or, de l’argent, etc. → du métal
Combien de boisson / de métal ?
La règle que nous avons mise en avant ci-dessus, à savoir qu’une
catégorie formée à partir de sous-catégories est une catégorie dont les
occurrences ne peuvent être que les occurrences des sous-catégories qu’elle
rassemble, semble donc battue en brèche par le constat que nous venons
de faire sur la comptabilité des noms superordonnés subsumant des noms
massifs, puisque le passage de la massivité intrinsèque du nom de base à
13
On peut avoir du sentiment (cf. Il a du sentiment pour elle), mais, dans ce cas, sentiment
n’a pas son emploi de superordonné qui coiffe tous les sentiments, mais correspond à
un type de sentiment (Il a du sentiment pour elle = ‘il l’aime’).

39
Du sens à la signification. De la signification aux sens

la comptabilité intrinsèque du nom superordonné entraîne apparemment


un changement d’occurrences, de non comptables à comptables. En fait, il
n’en est rien, parce que la comptabilité des superordonnés subsumant des
noms massifs n’est pas une comptabilité d’occurrences. Si la massivité
des noms basiques est bien une massivité d’occurrence – du blé, de la
viande, du vin, du fer, du rouge, du poivre, de la haine, etc. renvoient à
des occurrences non bornées intrinsèquement, c’est-à-dire non formatées
en dehors de la situation d’occurrence où elles se rencontrent et donc,
comme nous l’avons montré ailleurs, non comptables (Kleiber, 2013) – la
comptabilité des noms superordonnés qui leur correspondent n’est pas une
comptabilité d’occurrences. Leurs occurrences restent du même type que
celle de leurs noms basiques hyponymes : elles restent non comptables
ou massives, car elles n’ont pas de limites d’occurrences en propre qui
permettraient de les compter. La règle d’héritage d’occurrence mise en
relief reste donc valide : les occurrences d’une catégorie supérieure, c’est-
à-dire d’une catégorie qui réunit des sous-catégories, sont les occurrences
des sous-catégories rassemblées.
Quelle est alors la comptabilité intrinsèque des noms superordonnés
chapeautant des noms de base massifs ? La réponse ne fait guère difficulté :
c’est la comptabilité catégorielle, fondée sur des limites ou bornes
qualitatives, que connaissent aussi les noms superordonnés subsumant
des noms de base comptables lorsque le contexte rend incongrue
l’interprétation de comptabilité occurrentielle (cf. Je n’aime que trois
fruits). Alors que pour ce type de noms superordonnés, l’interprétation de
comptabilité catégorielle n’intervient que lorsque l’emploi de comptabilité
d’occurrences fait défaut, elle est de règle avec les noms superordonnés
hyperonymes de noms massifs. Placés dans un énoncé tel que :
Il y a trois couleurs sur le mur
qui est semblable à :
Il y a trois fruits sur la table
ils ne peuvent en effet fonctionner en comptabilité d’occurrences comme
les superordonnés subsumant des noms comptables. L’énoncé avec fruit,
rappelons-le, exige uniquement qu’il y ait trois occurrences de fruits sur
la table, que ce soient trois pommes, ou deux pommes et une banane,
etc. L’énoncé avec couleur ne peut avoir une telle interprétation de
comptabilité occurrentielle. Il ne peut renvoyer à trois taches jaunes ou
à une zone de jaune et deux zones de bleu, parce que les trois taches
de jaune ne forment qu’une occurrence de jaune, puisque le nom jaune
étant massif du point de vue de ses occurrences, il n’y a par avance
qu’une occurrence de jaune par situation d’occurrence (Kleiber, 2013 et
à paraître). L’énoncé avec couleur ne répond qu’à une situation, celle où

40
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés

il y a effectivement trois couleurs différentes sur le mur (cf. du bleu, du


jaune et du blanc, par exemple). Il s’agit donc bien d’une comptabilité
catégorielle, qui repose sur la reconnaissance de limites ou bornes
qualitatives, permettant de compter le nombre de sous-catégories du nom
superordonné présentes dans la situation d’occurrence en question. La
preuve en est que l’énoncé :
Combien de couleurs différentes y a-t-il sur le mur ?
peut paraître tautologique par rapport à :
Combien de couleurs y a-t-il sur le mur ?
parce qu’il ne peut s’agir que de couleurs différentes. La comptabilité
catégorielle à l’œuvre dans ce type d’énoncés a toutefois une répercussion
sur le nombre d’occurrences, répercussion qui est à la source de maintes
équivoques émaillant la littérature sur l’opposition massif/comptable. Nous
y reviendrons ci-dessous, parce que, pour le moment, il nous faut d’abord
régler le cas des noms superordonnés tels métal et liquide, qui présentent,
comme signalé ci-dessus, aussi bien le trait comptable que le trait massif.
Comment cela est-il possible ? On notera avant tout qu’une telle
situation n’est pas celle des noms de base qui, comme pain, par exemple, se
présentent aussi bien en massifs (du pain) qu’en comptables (un pain). Dans
ce cas, massivité et comptabilité sont de même plan : celui des occurrences :
du pain renvoie à une occurrence aux limites ou bornes contingentes, alors
qu’un pain renvoie à une occurrence de pain formatée a priori, le passage de
du pain à un pain pouvant être assuré par la « machine du conditionneur »14.
Dans le cas de métal ou de liquide, comptabilité et massivité sont de
niveaux différents : la comptabilité relève des catégories (donc de bornes
qualitatives), alors que la massivité est celle des occurrences (donc relative
à l’absence de bornes d’occurrences intrinsèques) :
Il y a du métal dans cette machine (massif : occurrence massive de métal)
Il y a plusieurs métaux dans cette machine (comptable : nombre de types de
métaux différents).
Il n’y a donc pas de contradiction entre les deux et nul besoin de
supposer, bien entendu, l’intervention d’une machine de transfert. Ce
qu’il faudrait expliquer, par contre, c’est pourquoi la plupart des noms
superordonnés ne connaissent pas une telle ambivalence. Pourquoi se
montrent-t-ils réfractaires à la massivité (cf. ? de la couleur / ? de la
propriété)15 ?

14
Cf. la fabrication et vente d’unités de pain.
15
Pour une réponse à cette question, voir notre analyse des noms de couleurs (Kleiber,
2009, 2010 et 2011 d).

41
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Nous pouvons à présent revenir sur la conséquence qu’entraîne pour


les occurrences la comptabilité catégorielle des noms superordonnés
chapeautant des noms de base massifs. Cette conséquence n’a guère
été entrevue. Elle est pourtant importante et sa reconnaissance, comme
déjà souligné ci-dessus, aurait permis de surmonter certaines difficultés
présentes dans les traitements de l’opposition massif/comptable. De quoi
s’agit-il ? On observe qu’en disant :
Il y a trois couleurs sur le mur
en même temps qu’on indique le nombre de catégories de couleurs
différentes, on fournit aussi le nombre d’occurrences de couleurs. Autrement
dit, indiquer combien de sous-catégories de couleurs sont présentes sur le
mur revient ipso facto à donner le nombre d’occurrences de couleurs. S’il
y a trois couleurs différentes sur le mur, il y a aussi trois occurrences de
couleurs. Est-ce à dire que le nom couleur serait aussi comptable du point
de vue des occurrences ? Il n’en est rien, évidemment. Le nom couleur
n’assigne pas de limites intrinsèques à ses occurrences, nous l’avons vu
ci-dessus. Mais, si indiquer le nombre de couleurs différentes, c’est aussi
indiquer le nombre d’occurrences de couleurs, c’est parce qu’il n’y a qu’une
occurrence possible de nom massif par situation d’occurrence, puisque
l’absence de limites intrinsèques fait que c’est la situation d’occurrence qui
les constitue (Kleiber, 2013). Du coup, comme il n’y a qu’une occurrence
possible pour tout nom de base massif, le comptage des sous-catégories
de base du nom superordonné dans une situation donnée est, en quelque
sorte, également un comptage des occurrences. Demander combien de
couleurs il y a sur le mur, c’est à la fois demander combien de types de
couleurs différentes il y a sur le mur et combien il y a d’occurrences de
couleurs sur le mur, puisque, chaque couleur différente n’ayant qu’une
occurrence possible, le dénombrement des couleurs différentes est aussi
celui des occurrences de couleurs. La situation est bien différente avec les
noms superordonnés subsumant des noms de base comptables, puisque là,
comme nous l’avons montré à propos d’énoncés tels que :
Nous avons goûté hier trois fruits
le nombre de sous-catégories de fruits ne coïncide pas nécessairement
avec celui des occurrences de fruits. Ce dernier, s’il ne peut être
inférieur à trois, peut par contre être supérieur à trois, à condition que
les occurrences se répartissent en trois sous-catégories de fruits. On
s’aperçoit néanmoins que les deux modes de dénombrement de nos deux
classes de noms superordonnés se rejoignent en ce que, finalement, ils ont
la même utilité quantificationnelle : ils permettent tous deux, mais par des
voies différentes, de compter combien il y a d’occurrences des catégories
de base subsumées présentes dans une situation.

42
Côté comptable, côté massif : remarques sur les noms superordonnés

Conclusion
Il nous semble que le « petit saut » annoncé dans notre introduction
nous a permis de progresser dans notre connaissance de l’opposition
massif/comptable appliquée aux noms. La règle d’héritage d’occurrence
mise en relief, qui stipule qu’une catégorie supérieure, c’est-à-dire une
catégorie qui réunit des sous-catégories, hérite des occurrences des
sous-catégories rassemblées, nous semble tout particulièrement apte à
éclairer d’une nouvelle manière son fonctionnement. En nous intéressant
prioritairement aux noms superordonnés et en nous servant de la notion
d’occurrence, nous avons obtenu des résultats qui, sans remettre en
cause les acquis des travaux antérieurs en ce domaine, jettent une
nouvelle lumière sur la comptabilité et la massivité nominales. Nous
avons notamment montré que la comptabilité intrinsèque des noms
superordonnés subsumant des noms de base massifs n’était pas du même
type que celle des noms superordonnés subsumant des noms de base
comptables : la première relève d’une comptabilité de catégories, alors
que la seconde porte sur une comptabilité d’occurrences. Nous avons tout
spécialement mis en évidence la différence d’origine de ces deux types
de comptabilité, analysé leur émergence pour faire ressortir leur utilité
commune sur le plan du dénombrement des occurrences.
Nous avons aussi posé quelques jalons pour des recherches
futures : il faudra s’intéresser de plus près aux différents types de noms
superordonnés chapeautant les noms de base massifs et accorder une
attention spéciale à la comptabilité des noms superordonnés d’affects et
de qualités. Mais ce nouveau « saut » se fera en d’autres lieux et temps.
Pour le moment, il s’agit simplement, pour conclure, de redire ici à Olga
Galatanu : « Chapeau bas ! ».

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45
Deuxième partie

À l’interface de l’analyse du discours :


ce que les sens signifient
Dans tous les sens 
Le poids du contexte, le choc des jeux sémantiques

Laurence Rosier

LaDisco, Université Libre de Bruxelles

Prologue
Le genre « Hommage » permet d’adopter un style un peu éloigné des
traditionnels articles scientifiques  : des linguistes comme Jean-Claude
Chevalier, Marc Wilmet ou encore André Joly s’y sont essayé avec un
bonheur d’écriture et une jubilation qui transformaient l’exercice parfois
un peu contraint de l’hommage non seulement en un fait de langue mais
aussi en un fait de style. Cette patte est de moins en moins présente
dans la rédaction scientifique en raison des critères de formalisation
et d’uniformisation des modes d’énonciation de la recherche dans les
circuits classiques de production scientifique soumis aux classements et
rankings.
Il est cependant un endroit où les scientifiques de tous bords ont
retrouvé la possibilité de s’énoncer de façon à la fois plus personnelle,
plus concrète et plus accessible  : c’est la toile et ses divers genres qui
participent de ce qu’on appelle la cyber-recherche, dont l’interaction avec
les lecteurs est une des modalités fondamentales de production du sens et
des discours.
Reprenant en l’adaptant le genre ancien de la chronique linguistique –
je pense aussi bien à Marcel Cohen qu’à Alain Rey –, je rédige depuis
quelque temps des chroniques de linguistique sur les réseaux sociaux et
j’ai été frappée de voir à quel point les réflexions sur la production du sens
intéressaient les locuteurs « profanes ».
Si la recherche théorique et les démarches épistémologiques sont au
centre de l’analyse du discours telle que je la pratique, il y a aujourd’hui
un enjeu à produire un discours sur le discours qui soit une façon d’outiller
les citoyens pour mieux comprendre les mécanismes de production
idéologique qui se construisent à travers les mots.

49
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Pour rendre hommage à Olga, j’ai choisi de retravailler trois chroniques


qui touchent à des événements sociaux i) dont la mise en mots ou la
dénomination a suscité la polémique, ii) qui sont aussi des évènements
discursifs, comme l’insulte (Rosier, 2009), iii) dont la dénomination
illustre des problèmes sémantiques fondamentaux tels que l’altération du
sens du noyau initial ou la reconfiguration mémorielle.

Introduction
Olga Galatanu a développé une théorie sémantique aux confins de
la sémantique discursive, de la pragmatique intégrée et de l’analyse
du discours (désormais AD). Dans un article de 2004, elle donnait ces
définitions de l’AD, étiquette polysémique s’il en est :
Deux types d’objectifs définissent en général la problématique de l’Analyse
du Discours :
L’analyste du discours peut d’abord vouloir identifier la spécificité du
discours étudié, qu’il s’agisse des “invariants” (ou tout au moins des éléments
récurrents) d’une pratique discursive, ou des traits caractérisant une identité
énonciative, ou encore d’une occurrence énonciative, envisagée dans la
singularité de l’acte de parole. Il peut également vouloir, à partir des résultats
ainsi obtenus, formuler des hypothèses interprétatives portant sur la pratique
humaine qui porte le discours étudié et, dans ce cas, il s’agit d’une analyse du
discours au service de l’analyse des pratiques sociales. (Galatanu, 2004 : 213)
Ma recherche se situe dans l’axe 2 énoncé par Olga Galatanu et se
double d’une préoccupation sociale : poursuivre le souhait cher à Saussure
de pratiquer une linguistique utile et mettre le linguiste dans la cité, au
service d’une meilleure compréhension des phénomènes de production
sémantique et de circulation des discours.
Un enjeu fondamental de la circulation des discours sociaux est la
mémoire collective ou individuelle, sociale et discursive sur laquelle elle
repose : je suis frappée, lors de mes cours d’analyse du discours, de voir
que la mémoire interdiscursive convoquée par les médias, comme par
exemple le quotidien Libération, est peu ou pas comprise par des jeunes
de 20 ans aujourd’hui : à cela je n’oppose pas un discours réactionnaire
consistant à critiquer le « manque » de culture des étudiants mais je
m’interroge plutôt  : pourquoi un média s’appuie-t-il systématiquement
sur des référents culturels à large spectre (au sens où un écho à Laclos
voisine avec une référence à un film populaire) créant un imaginaire
culturel hybride censément partagé ?
Mes intérêts vont donc sur l’effectivité – l’actualisation – des discours
produits plutôt que sur leur potentiel discursif, même si, de fait, l’origine
du sens ne peut être occultée dans la réflexion sur la charge sémantique et
le pouvoir performatif des discours produits. La prise de parole publique

50
Dans tous les sens : le poids du contexte, le choc des jeux sémantiques

en linguistique convoque évidemment un savoir linguistique « dur » ou


savant sur les mots mais qui relève aussi des intuitions des locuteurs sur
les usages et les circulations des mots.
J’ai travaillé à partir d’énoncés attestés et commentés que je reproduis
ici dans la succession de leur déroulement chronologique et que je (re)
contextualiserai factuellement afin de faciliter leur compréhension et leur
portée socio-discursive.

1. Norvégien ou comment tout mot peut devenir une insulte


Depuis les travaux menés dans le champ de la praxématique par Lafont,
Siblot, Bres, Calabrese et Rosier, Ernotte et Rosier (cf. bibliographie),
on a montré comment ce qu’on appelle le degré zéro de l’insulte repose
sur le principe premier de la catégorisation sous la forme d’ethnotype
(arabe, juif), de sociotype (patron, fonctionnaire), de sexotype (mère,
homosexuel) ou d’ontotype (rêveur)1. C’est le contexte qui va actualiser
la capacité insultante inscrite dans le noyau pragmatique de l’emploi
d’un mot. En effet, si on part du principe que tout mot peut devenir
une insulte, on peut raisonnablement penser qu’il possède une force
perlocutoire susceptible de se déclencher dans un contexte particulier. On
pourrait certes discuter sur cette possibilité de devenir une insulte qui
serait accessible à tout mot du lexique. Un terme négatif (proxénète) ou
renvoyant à une réalité triviale (chaussette) par exemple, n’est-il pas plus
susceptible de candidater à l’insulte que princesse ou fleur ? On considère
cependant que le mot ne peut être « empêché », mais qu’il y aura moins
de contextes actualisants2.
Plus précisément, les ethnonymes (qui sont les dénominations
linguistiques correspondant aux ethnotypes) sont des termes qui
s’actualisent particulièrement bien sous une forme stigmatisante
insultante  : songeons aux paradigmes arabe/juif ou ceux de wallon/
flamand en Belgique. Certains ont connu des avatars/doublons neutre
versus axiologie négative, comme polonais/polak ou allemand/boche,
sans empêcher cependant l’emploi injurieux de l’ethnonyme initial.
L’emploi particulier du terme norvégien que je vais présenter illustre
un cas particulier d’un ethnonyme utilisé comme un contre-ethnonyme
cryptique  : le terme Norvégien désigne dans le langage populaire et
1
J’ai d’ailleurs volontairement choisi dans les exemples cités ci-dessus des termes
neutres qui ont des correspondants axiologiques négatifs, comme voyou ou pd (qui
peuvent par ailleurs, comme je le montre plus loin, bénéficier d’un retournement
sémantique positif).
2
Ainsi on trouve aisément le terme princesse accolé à celui de salope dans les catégories
pornographiques, univers où le terme princesse acquiert aussi un sens bien particulier
(la fille que la relation pornographique dégrade).

51
Du sens à la signification. De la signification aux sens

policier une personne d’origine nord-africaine. Le mot a donc circulé


avant l’événement qui l’a médiatisé. Une nuit de janvier 2012, un groupe
d’individus cagoulés a saccagé une station de métro et une station de pré-
métro à Bruxelles. Graffitis et bombes de peinture, décoration et matériel
endommagés : les faits ont été jugés suffisamment graves pour fermer la
station. Un député libéral, Alain Destexhe, poste alors sur le mur Facebook
de son amie Marion Lemesre, autre élue libérale de Bruxelles : « Marion,
tes amis norvégiens ont encore frappé ». La publication provoque un tollé
sur les réseaux sociaux et le caractère raciste du poste est mis en avant
par diverses associations anti-racistes. Comme souvent, les journalistes
ont produit une analyse linguistique spontanée de cet emploi mais les
linguistes ont également été sollicités pour tenter de voir quels traits
linguistiques/stylistiques ont été mobilisés par cet énoncé.
En linguistique, on distingue l’explicite de l’implicite, le sens littéral
du sens figuré. Dans le domaine rhétorique, on use de figures de style
comme l’antiphrase ou la litote. Dans quelle mesure ces traits linguistiques
et/ou stylistiques sont-ils mobilisés dans cet énoncé qui a immédiatement
été taxé de raciste ?
Si je prends hors contexte la phrase : Marion, tes amis norvégiens ont
encore frappé, rien ne me permet d’interpréter la phrase comme un énoncé
stigmatisant. En effet des termes désignant des catégories géographiques
(des ethnotypes) sont axiologiquement neutres en langue. L’énoncé dans
son ensemble d’ailleurs peut être interprété hors contexte comme : il y a
de nouveau tes amis norvégiens qui ont frappé (à la porte).
L’emploi de « norvégien » relève, nous dit-on dans la presse de
l’époque, d’une anti-phrase et d’un emploi «  argotique  »  : ce sont les
termes que l’on a trouvés sous la plume (ou plutôt sous le clavier) des
journalistes ou hommes politiques qui pratiquent volontiers, je l’ai dit
plus haut, l’analyse linguistique spontanée. Cependant, l’antiphrase ne
s’applique pas stricto sensu à notre exemple : en effet, norvégien n’est
pas l’antiphrase de nords-africains, il en est plutôt le contre-stéréotype
social. Quant à l’argot, il renvoie à un langage secret, utilisé comme un
code entre membres d’un même groupe afin de ne se faire comprendre
que de ses membres (celui des truands, des étudiants, de la police, etc.).
Il peut apparaître ludique d’user du terme « norvégien » pour désigner
des personnes d’origine nord-africaine, c’est un emploi paradoxal qui,
en fait, renforce les stéréotypes puisqu’on désigne par « norvégien » une
population dont les représentations sont aux antipodes du mot : le couple
norvégien grand et blond versus les nords-africains, petits et de couleur
(pour l’apparence), qui se double sans doute d’une série de stéréotypes
idéologiques charriés bon gré mal gré par leurs usagers. Le politicien
Alain Destexhe relaie donc un (contre-)stéréotype plus ou moins partagé
mais qui, à un niveau littéral, ne peut être « raciste » au même titre que

52
Dans tous les sens : le poids du contexte, le choc des jeux sémantiques

l’emploi de bougnoul ou macaque par exemple (ce qui représente un


problème d’ordre juridique s’il y avait plainte). Cependant, la mémoire
du mot « norvégien » a engrangé dans certains contextes le fait que
norvégiens désigne la population nord-africaine, ce qui ne serait pas non
plus, hors contexte, « raciste ». Il faudrait demander à la police si ce choix
relève d’une pratique ludique interne, non destinée à être diffusée, mais
qui, propagée à l’extérieur, quitte une situation « privée » pour l’arène
publique.
Si on pousse encore l’analyse de la séquence « tes amis norvégiens »,
on tente alors d’imaginer la réfutation possible que pourrait donner en
réponse la députée interpellée : à nouveau, hors contexte, on peut imaginer
une réponse du type : je n’ai pas d’amis norvégiens. Mais la réfutation
doit non seulement porter sur la catégorisation abusive (ce ne sont pas
des norvégiens, mais alors la nouvelle question sera  : eh alors c’est
qui ?) mais sur le fait qu’on attribue (ont encore frappé) à cette catégorie,
d’où une réponse : ceux qu’on appelle les norvégiens ont ou n’ont pas
encore frappé. Et l’on mesurera tout le poids de la force idéologique de
l’adverbe « encore » : la récidive est en effet largement plus punissable
et la stigmatisation s’appuie sur la répétition (ce sont toujours les mêmes
qui…).
Le fossé entre l’interprétation littérale, décontextualisée et explicite de
la séquence avec son sens actualisé en discours, le poids de son implicite
idéologique montrent à l’envi qu’on ne peut étudier les discours hors
situation et que le moindre mot, le plus anodin peut devenir explosif dès
lors que le contexte est de mèche, et prendre de surcroît flamme avec un
terme apparemment plus anodin sémantiquement, l’adverbe encore…

2. Pour poursuivre sur le chemin de traverse des noms :


sexotypes et resignification
À côté des ethnotypes et des ethnonymes, il y a, je l’ai dit, des
sexotypes et donc des sexonymes qui peuvent prendre différentes formes,
allant du neutre (homme, femme, homosexuelle) aux axiologies négatives
(tapette, salope, macho) en passant par des pseudonymes sexualisés ou
pornonymes (Paveau, 2011)3. Le sexotype englobe donc toute typification
en regard d’orientation et de pratique dite « genrée » et sexuelle, au-delà
des classiques insultes sexistes.
En janvier 2013, lors d’un débat concernant la parité en France, des
députés de l’UMP se sont déchaînés verbalement. Entre dénégation de

3
Les noms des acteurs/actrices ou réalisateurs de films à caractère pornographique (par
exemple John B. Root, Linda Lovelace, Ovidie, Tabatha Cash, etc.), à connotation plus
ou moins sexuelle ou sociale.

53
Du sens à la signification. De la signification aux sens

la parité elle-même (dénommée « obsession sexuelle », « gadget »), on


y a entendu deux énoncés  : «  c’est qui cette nana  ?  », à propos d’une
intervenante sénatrice, et « beaucoup de femmes risquent de se retrouver
dans le rôle de potiches ». L’intérêt de ces énoncés est le fait qu’ils aient
été ressentis comme insultants et qu’ils ont été médiatisés en tant que tels.
Prenons d’abord le premier terme dans son énonciation, c’est-à-
dire sous la forme interrogative dans laquelle il a été inséré  : «  C’est
qui cette nana ? ». Hors contexte, le terme nana oscille entre affection
(le mot doux ma nana, les sculptures éponymes de Nicky Saint Phalle),
séduction (Tu me présentes cette jolie nana ?) et dénégation (marre de ces
nanas, généralement en usage collectif). Mais le dictionnaire situe le mot
dans le domaine argotique et désignant des personnalités féminines très
spécifiques : la prostituée, la maîtresse, la concubine ; donc des femmes
socialement déclassées (comme la célèbre Nana de Zola). Contrairement
à l’ethnonyme étudié précédemment, l’origine du sexotype est donc
dénigrante. Lors du débat précité, il faut également préciser que la phrase a
été dite en aparté par le député Bruno Sido et c’est Laurence Rossignol, du
PS, qui s’en est emparée et qui l’a mise sur la place publique : « Vous pouvez
répéter tout haut, vous venez de dire : “C’est qui cette nana ?” M. Sido,
vous avez gagné la palme de la misogynie beauf de cette assemblée. »
Tout comme dans les amis norvégiens, on voit que l’emploi
stigmatisant dépend à la fois d’une structure grammaticale classique (ici
une question) qui selon le dispositif dans lequel elle est émise devient une
interpellation, qui plus est, ici, délocutive, ce qui en renforce le caractère
insultant en déniant à celui qu’on dénomme le droit de réponse directe.
On aborde là les rives de ce que le philosophe marxiste Louis Althusser
appelait l’interpellation identitaire, symbolisée par l’énoncé : « Hé vous
là bas » (exemple donné par le philosophe) ou par un énoncé comme
« Tiens un nègre », magistralement étudié par un auteur antillais Franz
Fanon dans un ouvrage ancien Peau noire, masques blancs (Macherey,
2012). On le voit, l’interpellation a deux visages : soit elle est une adresse
directe (vous là bas) ou, pire à mes yeux, indirecte (tiens un nègre ou c’est
qui cette nana ?), assignant celui qui est sous nos yeux sans s’adresser à
lui comme à un sujet parlant « digne de ce nom ». Dès lors, c’est davantage
dans la profération elle-même que dans le mot utilisé (et c’est renforcé
quand le terme est lui-même stigmatisant), dans le contexte excluant le
tiers dont on parle (dont on peut inférer : c’est qui cette nana qu’on ne
connaît même pas, sans notoriété en politique on n’existe pas), dans la
situation idéologique, que l’énoncé prend toute sa coloration dénigrante.
Situation dont une façon de sortir est i) soit de réassigner l’autre sur
le même plan idéologique négatif, ce que fait Laurence Rossignol avec
l’expression misogynie beauf ; ii) soit d’assumer le terme lui-même, ce

54
Dans tous les sens : le poids du contexte, le choc des jeux sémantiques

qu’a fait dans la suite de la séance Catherine Tasca par sa réplique : « Eh
oui  ! Encore une nana qui prend la parole  », illustrant parfaitement ce
que la philosophe américaine Judith Butler nomme la resignification : on
s’empare du mot qu’on a subi pour s’en réapproprier le sens, on redevient
un sujet plein, un sujet agissant (sur resignification et interpellation, voir
aussi Paveau, 2010). Le travail du sens qui s’effectue là est donc encore
plus important que dans l’emploi devenu péjoratif d’un terme initialement
neutre : il s’agit ici d’un retournement idéologique, à l’instar de nombreux
exemples historiques (impressionniste, trotskiste, beur, sorcière, salope,
pd, coglioni, etc.).
Prenons alors le second exemple issu du même contexte et qui, lui,
n’a pas été utilisé non plus de façon directement adressée : « beaucoup
de femmes risquent de se retrouver dans le rôle de potiches » (Hervé
Maurey, député centriste). Initialement (Rey, 1998 [2006]), le terme
désigne un grand vase rond originellement contenant du saindoux (sens
perdu), se spécialise pour désigner un vase en porcelaine puis pouvant
ensuite désigner des matériaux moins nobles. Plus tardivement, le mot
s’est alors appliqué à une personne mais il s’est doublé, en parallèle, par
l’objectivation, d’un sens péjoratif : est potiche celui ou celle qui n’a qu’une
fonction honorifique, sans pouvoir réel. On pourrait penser l’expression
genrée au sens où cette métaphore se retrouve dans un même champ
sémantique de contenants avec les termes cruche, gourde, casserole pour
désigner des femmes écervelées ou des mégères. Cependant, on trouve
potiche généralement usité en dénégation (je ne suis pas une potiche)
même si on trouve sous la plume d’écrivains le terme en autodénigrement
(Vercors ou Varende : moi la grosse potiche, 1959). Par la suite, le terme
s’est politisé et est devenu emblématique des combats féministes (le slogan
des années 1970 : « Femme potiche, femme godiche », l’ouvrage Femme
potiche femme bonniche de Claude Alzon radicalisent l’emploi jusqu’à sa
résurgence médiatique avec l’adaptation de la pièce de théâtre éponyme
de Barillet et Gredy au cinéma par le réalisateur François Ozon en 2010).
La potiche devient maîtresse d’entreprise suite à une défaillance de son
mari et incarne une sorte de mère courage bourgeoise. La resignification
semble ici délicate : se faire traiter de potiche n’entraîne pas la réplique
de l’omnipersonnalisation identitaire bien connue comme formule nous
sommes tous des X, sous la forme *nous sommes toutes des potiches.
Comme si le mot ne pouvait s’axiologiser positivement.
J’ai néanmoins trouvé cet emploi : les hôtesses du peloton au tour de
France se font régulièrement traiter de potiche et l’une d’elle de rétorquer :
« Qu’on nous prenne pour des potiches, ça me fait rire. Si une potiche se
lève à 7 heures du matin pour remplir les camions de marchandises et
faire 200 km de route ensuite. Je veux bien en être une ! ». Dans ce cas, le
terme est bel et bien resémantisé en discours.

55
Du sens à la signification. De la signification aux sens

La resignification approfondit donc les chemins de traverse du sens en


mettant en avant la fonction identitaire par la réappropriation sémantique.
C’est ce dont témoignent nos deux exemples, avec, on le voit, une certaine
difficulté pour certains termes à pouvoir bénéficier de ce traitement de
faveur sémantique…

3. Une grève « politiquement correcte » :


euphémisation ou contradiction ?
Je commencerai ce dernier exemple par une citation de Paul Siblot
sur cette expression populaire « appeler un chat un chat », qui nous dit
quelque chose de fondamental dans le rapport spontané des locuteurs
à leur langue  : «  [l]’idée fort banale qu’au lieu d’un terme figuré ou
euphémique, qu’au lieu du détour par un trop ou quelque circonvolution
nous devons sans ambages appeler les choses par leur nom, par leur “vrai
nom” » (1997 : 38).
Or, la relation dialectique que le langage entretient avec le monde
permet des jeux sur la signifiance, des régulations qui peuvent prendre
des formes institutionnelles de normativité du sens des mots. Les deux
analyses précédentes l’ont bien illustré. C’est ce que montre également,
de façon encore différente, ce qu’on nomme le « politiquement correct »,
objet de mon dernier propos.
En février 2012, à la une de la presse belge, les syndicats ont déclaré
que les médias faisaient du « politiquement correct » dans leur manière de
rendre compte de la grève.
La catégorie « politiquement correct », calquée sur l’anglais
« politically correct » n’est pas scientifique mais touche à la correction
politique et ce faisant à l’usage politique du langage.
On trouve la première attestation dans une décision de la cour suprême
des États-Unis en 1793, où il est simplement noté que certains termes
dans le contexte politique de l’époque ne sont pas corrects. L’expression
connaît son heure de gloire dans les années 1960, toujours aux États-
Unis, mais c’est à l’époque un terme dévalorisant, utilisé pour tourner en
dérision des groupes qui réclament des dénominations « justes » pour des
minorités ethniques, sexuelles, etc. On propose par exemple de remplacer
« lineman », qui veut dire monteur à la chaîne mais dans lequel on entend
« man », par « lineworker ».
L’étiquette arrive en France dans les années 1990 et désigne alors
le processus qui consiste à remplacer une dénomination brutale par une
dénomination plus « diplomatique ». Du coup, elle empiète sur le terrain
sémantique d’une autre expression, la « langue de bois », pour désigner
globalement un discours fait d’euphémismes, de litotes, de périphrases,

56
Dans tous les sens : le poids du contexte, le choc des jeux sémantiques

de circonlocutions pour « tourner autour du pot » ou « noyer le poisson »


(Paveau & Rosier, 2008).
Toute une série de termes est connue et a été tournée en ridicule : en
voie de développement, à mobilité réduite, mal voyant, technicienne de
surface, etc. Plus récemment, on trouve dommages collatéraux, frappes
chirurgicales, hôtesse de caisse, masseuse. On a même lu « les volailles
ont été euthanasiées » – était-ce vraiment pour leur assurer une fin de vie
sans souffrance, le terme euthanasie lui-même étant peu susceptible de
relever du politiquement correct ?
Les mots sont chargés de toutes sortes d’a priori idéologiques et de
jugements de valeur. Le « jeune de banlieue » désigne-t-il celui qui habite
en banlieue ou est-il le masque lexical de délinquant ? De même, le terme
gréviste désigne-t-il seulement la « personne qui prend part à une grève, qui
fait grève » ou bien, comme j’ai pu le lire dans l’interview d’un anonyme,
« un manifestant braillard et bourré, trop content d’échapper à un jour
de travail pour venir perturber l’activité des “honnêtes travailleurs” »
(résumé d’une série de représentations stéréotypées) ? La langue miroir
du monde se doit de désigner au mieux les êtres et les choses (un chat est
un chat) mais il s’agit là d’une représentation, d’un désir, en aucun cas
de la réalité.
Rares sont ceux qui finalement défendent ce qui est considéré comme
un processus d’édulcoration – alors qu’il y avait aussi un souci de justice,
d’égalité et de respect d’autrui dans ces redénominations. Sauf ci et là, de
façon charmante et légère, chez San Antonio par exemple, qui propose
d’appeler les filles mères, les filles maman, « ce qui est plus tendre »…
Ceci dit, il ne me semble pas que les médias soient « politiquement
linguistiquement corrects », avec le traitement médiatique de la grève de
façon générale, si l’on en croit ce petit relevé sauvage de titrailles issues
de l’ensemble de la presse belge (il s’agit soit de citations de personnes
précises ou d’expressions résumantes) :
Évitez les pièges de la grève, La grève paraît peu populaire, Petit manuel de
survie par temps de grève, Jeudi noir, Grève bombe atomique, Les dispositions
à prendre pour éviter les mauvaises surprises, Une image de chaos, L’enfer
des voyageurs, etc.
Les dénominations sont largement négatives – la presse a par ailleurs
mené sa propre autocritique sur sa manière de présenter cet événement
– et relèvent de métaphores ou d’images mais qui ne sont point
euphémisantes  ; au contraire même, certains interviewés allant jusqu’à
comparer la grève au… massacre de Liège en décembre 20114 !

4
Il s’agit de l’évènement dit La tuerie de Liège. Celui-ci s’est déroulé au centre de la
ville belge de Liège le 13 décembre 2011. La tuerie fut opérée au moyen de grenades

57
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Cette surenchère du vocabulaire rejoint une polarisation du débat qui


présente les faits de grève (pour ou contre) comme des points de vue
irréconciliables ; mais on a eu moins (ou pas) de manchettes générales du
type : Vive la grève, Jour de fête, Succès !…
« Un belge sur deux est contre la grève » est-il plus ou moins
politiquement correct que « un belge sur deux est pour la grève » ?
Le discours sur la grève n’est pas politiquement correct au sens
linguistique, puisque le discours, au contraire, a pratiqué l’hyperbole
et la métaphore «  frappante  »  ; ce que les syndicats ont voulu dire,
c’est qu’aujourd’hui, tenir un discours contre la grève, c’est tenir un
discours politiquement correct. On use encore et toujours du mot grève
et de ce qu’il charrie d’agitation et de rupture sociale, au lieu d’ailleurs
d’user d’euphémisme ou de périphrase (Cessation collective de travail,
interruption programmée du travail, etc. semblent être des périphrases
bien longues pour les médias). En quelque sorte, je clos par un exemple
où le noyau sémantique du mot résiste à la resémantisation parce que le
débat se situe ailleurs, à savoir dans le droit social à faire la grève.

En guise de conclusion
Ainsi, un terme axiologiquement neutre peut devenir une insulte à
caractère raciste ; ainsi des sexotypes dénigrants peuvent-ils être retournés
en autodésignation positive  ; ainsi la société organise-t-elle ce qu’elle
considère comme des désignations négatives ou positives. Entre langue
et société, le sens se construit et se reconstruit, infatigable, en discours.
La sémantique des actualisés nous en dit long sur les possibilités offertes
en discours pour détourner, retourner et faire circuler des significations
inédites au départ en langue. En tant que linguiste systématique, il convient
alors ensuite de voir comment et pourquoi certains mots vont thésauriser
les circulations sémantiques, sous quel poids (culturel, idéologique,
mémoriel), alors que d’autres passeront à la trappe des sens ponctuels,
médiatiques, un sens cigale au lieu d’un sens fourmi…

Bibliographie sélective
Bres,  J. (1989) «  Sociotypes, contresociotypes  : un récit nommé désir  »,
Littérature, no 76, p. 74-88.
Calabrese, L. & Rosier, L. (dir.) (2009) Ethnotypes, sociotypes : normes, discours,
cultures, Le Discours et la langue, no 1.

et d’un fusil d’assaut de type FN FAL, sur une place très fréquentée du centre ville, aux
abords du marché de Noël, sur le temps de midi ; elle a été perpétrée par un homme
de 33 ans, du nom de Nordine Amrani, qui s’est ensuite donné la mort. Le bilan de la
tuerie a fait état de 5 morts et de 125 blessés.

58
Dans tous les sens : le poids du contexte, le choc des jeux sémantiques

Ernotte, P. & Rosier, L. (2001) Le lexique clandestin. La dynamique sociale des


insultes et appellatifs à Bruxelles, Louvain-La Neuve/Bruxelles, Duculot.
Ernotte,  P. & Rosier,  L. (2004) «  L’ontotype  : une catégorie pertinente pour
décrire l’insulte ? », Langue française, no 44, p. 35-48.
Galatanu, O. (2004) « La sémantique des possibles argumentatifs et ses enjeux
pour l’analyse du discours », in M. J. Salinero Cascante et I. Iñarrea Las Heras
(eds.), El texto como encrucijada: estudios franceses y francófonos, vol. 2,
Logroño, Universidad de La Rioja, p. 213-225.
Lafont, R. (1990) « Roland matamore, ou l’ethnotype du Franc fanfaron », Revue
des langues romanes, no 94, p. 61-79.
Macherey, P. (2012) «  Deux figures de l’interpellation  : “Hé, vous, là-bas  !”
(Althusser) – “Tiens, un nègre  !” (Fanon)  » [en ligne  : http://philolarge.
hypotheses.org/1201].
Paveau, M.-A. (2010) « Norme, idéologie, imaginaire. Les rituels de
l’interpellation dans la perspective d’une philosophie du discours », CORELA,
Numéro thématique L’interpellation [en ligne].
Paveau,  M.-A. (2011) «  Signes, sexe and linguistique 6. Anthropornonymie  :
de “Justine” à “Clara Morgane”, les noms des pornstars » [en ligne : http://
penseedudiscours.hypotheses.org/7091].
Paveau, M.-A. & Rosier, L. (2008) La langue française. Passions et polémiques,
Paris, Vuibert.
Rey, A. (1998 [2006]) Dictionnaire historique de la langue française, Paris,
Le Robert, tome 2.
Rosier, L. (2009) Petit traité de l’insulte, Bruxelles, Labor.
Siblot, P. (1997) « Nomination et production de sens : le praxème », Langages,
no 127, p. 38-55.
Les chroniques sur « Norvégien », « grève politiquement correcte » et « nana/
potiche » sont disponibles sur Facebook, chroniques de l’irrégulière : http://
www.facebook.com/laure.rosier?fref=ts

59
La dimension axiologique de la dénomination
au service de l’argumentation
Le cas des débats présidentiels

Catherine Kerbrat-Orecchion

ICAR, Université Lumière Lyon 2

1.  Introduction
En 2002, Olga Galatanu publiait un article intitulé « La dimension
axiologique de l’argumentation » et en 2006, paraissait un autre article
intitulé cette fois « La dimension axiologique de la dénomination ». Dans
ce volume d’hommages il m’a semblé intéressant de revenir sur cette
notion de « dimension axiologique » (qui m’avait moi-même intéressée
naguère1), en l’articulant de la façon suivante aux problématiques de la
dénomination et de l’argumentation :
(1) L’activité de dénomination (attribution d’un signifiant à un référent,
via un signifié), qu’on l’envisage en langue (auquel cas le référent
du mot correspond à une classe d’objets) ou en discours (auquel
cas le mot renvoie à un objet particulier)2, implique toujours une
catégorisation du référent (donc la mise en saillance de certaines
de ses propriétés), et parfois en outre une évaluation positive ou
négative de ce référent, c’est-à-dire une « dimension axiologique ».
(2) Dans cette mesure, l’acte de dénomination, surtout s’il comporte
cette dimension axiologique, peut être mis au service de
l’argumentation  : les choix lexicaux jouent un rôle décisif pour
orienter le discours vers tel ou tel type de conclusion, comme l’ont
abondamment montré les travaux effectués dans la mouvance de
la théorie d’Anscombre et Ducrot sur « l’argumentation dans la
langue », mais aussi par exemple les études de Danet (1980) sur
les implications argumentatives du choix de baby de préférence à
1
Voir Kerbrat-Orecchioni, 1980 [2009] : 83-94, 102-112, 119-122.
2
Cf. Kleiber (1994) sur la dénomination en langue vs en discours (qu’il propose
d’appeler plutôt « désignation »).

61
Du sens à la signification. De la signification aux sens

fœtus dans certains types de situations discursives, ou de Krieg-


Planque (2000) sur l’expression « camps de concentration ». À
la différence des approches « à la Ducrot » (dont relèvent pour
l’essentiel les travaux de Galatanu), qui opèrent généralement
à partir d’énoncés décontextualisés, les deux dernières études
mentionnées analysent des échantillons attestés de productions
discursives. C’est également à partir de discours attestés que
je travaille, et plus particulièrement de discours produits « en
interaction », ce qui permet de voir concrètement comment, à partir
d’un système lexical commun, les interlocuteurs co-construisent et
éventuellement « négocient » les sens et les valeurs des termes
qu’ils échangent3.
C’est ce que nous allons voir à partir du cas d’un type bien particulier
d’interactions médiatiques, à savoir les débats de l’entre-deux-tours des
élections présidentielles françaises (six à ce jour, de 1974 à 2012). Il s’agit
là par excellence de discours à caractère argumentatif : l’objectif de chaque
candidat-e est bien de convaincre, et plus précisément de convaincre ces
« surdestinataires » que sont les téléspectateurs (destinataires en apparence
secondaires mais en réalité principaux, puisque c’est à eux qu’il reviendra
de glisser leur bulletin dans l’urne) qu’il/elle est le/la meilleur-e des deux
pour occuper la fonction suprême, et donc qu’il faut voter pour lui/elle.
Tout l’arsenal des procédés discursifs est mis au service de cet unique
objectif et en particulier le choix des mots, entre autres par le biais des
connotations axiologiques dont ils sont éventuellement chargés, les termes
positifs étant mobilisés au profit de l’auto-valorisation du candidat, et les
termes négatifs utilisés pour attaquer et tenter de disqualifier l’adversaire.
Avant de voir de plus près comment fonctionne dans le corpus ce
mécanisme de valorisation/dévalorisation, rappelons qu’il existe divers
types d’unités axiologiques. En particulier, Galatanu distingue à juste
titre :
(1) les termes monovalents à cet égard, dont la polarité axiologique
fait l’objet d’un consensus entre les membres de la communauté
parlante, soit parce que le terme comporte ce trait dans son noyau
(comme « beau/laid », « bien/mal », etc.), soit parce qu’il renvoie
à un référent très généralement valorisé ou dévalorisé dans
cette communauté en fonction de certains stéréotypes partagés
(correspondant en gros aux topoi de Ducrot), comme c’est le cas de
« viol », pour reprendre l’exemple que donne Galatanu (2002 : 97),
et qui se trouve illustré dans notre corpus (débat de 2007, Sarkozy :
« cet abominable viol » et Royal : « ce crime abominable ») ;
3
Sur les différents types de « négociations sur les signes », voir Kerbrat-Orecchioni,
2005 : 131-136.

62
La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation

(2) les termes axiologiquement bivalents (comme « guerre », une


guerre pouvant être « sale » ou « juste »).
Nous reprendrons ici cette distinction car les deux cas de figure ne vont
pas prêter au même type d’exploitation argumentative : dans le premier
cas, s’il y a consensus sur la valeur du terme, il peut y avoir désaccord
(et c’est même très généralement ce qui se passe dans ce contexte
foncièrement confrontationnel) sur son application à la situation décrite ;
dans le second c’est sur la valeur axiologique des mots eux-mêmes
(laquelle renvoie à une évaluation divergente du référent correspondant)
que va porter le désaccord. Outre ces deux cas de figure, on envisagera la
situation intermédiaire où les deux débatteurs s’opposent sur la façon de
concevoir une notion dont la teneur axiologique va varier en conséquence.

2. Exploitation argumentative de la connotation


axiologique dans le corpus de débats
2.1. Accord sur la valeur axiologique d’un terme, mais
application divergente aux objets de discours
Dans la grande majorité des cas, les deux adversaires revendiquent les
mêmes « valeurs » et donc accordent la même « valeur axiologique » aux
termes qu’ils utilisent. Parmi les candidats par excellence à l’évaluation
positive, mentionnons bien sûr le trio liberté-égalité-fraternité, mais
aussi les notions de laïcité, solidarité, justice, impartialité, responsabilité,
honnêteté, authenticité, dignité, sécurité, progrès, etc. ; parmi les candidats
à l’évaluation négative, pour qualifier l’attitude des protagonistes  : le
mensonge, les comportements démagogiques, sectaires, complaisants ou
laxistes ; et pour qualifier des « états de choses » : l’injustice, l’inégalité,
la violence, l’insécurité, ou encore le chômage, qui est unanimement
considéré dans nos débats comme un « fléau », un « scandale », une « terrible
tragédie », une « tare », un « feu qui emporte des vies », une « plaie », un
« cancer », une « maladie qui risque d’être mortelle pour notre société », etc.
Tout le monde admet que le chômage est un mal et que la solidarité
c’est bien, ou encore qu’en Afghanistan, « nos soldats ont fait un travail
absolument extraordinaire », comme le déclare en 2012 Sarkozy, auquel
Hollande fait immédiatement écho : « nos soldats, qui ont fait un travail
formidable […] » – le consensus est ici total entre les deux candidats.
Il en est tout autrement avec cette citation de Sarkozy extraite du même
débat, dans laquelle les axiologiques « extraordinaire » et « pas bon » ne
portent plus sur un objet « neutre », mais sur les candidats eux-mêmes :
j’ai écouté Monsieur Hollande/ c’est/ c’est assez classique/ (.) ce qu’il a
dit/ […] il a dit qu’il serait un président extraordinaire/ si les Français le

63
Du sens à la signification. De la signification aux sens

choisissaient/ et que par conséquent/ son prédécesseur naturellement/ n’était


4
pas un bon président\ c’est classique/ c’est ce qu’on dit/ (.) à chaque débat\
Il est en effet « classique » que dans ce contexte fondamentalement
compétitif, chaque candidat s’emploie à s’auto-valoriser (même s’il est
peu vraisemblable que ce soit sous la forme d’un énoncé tel que « je serai
un président extraordinaire »), et à disqualifier l’adversaire : la divergence
porte alors non sur la valeur intrinsèque des termes utilisés, mais sur leur
application au référent concerné.
2.1.1. Le schéma « classique »
Le schéma argumentatif prototypique dans ces débats consiste donc,
pour le locuteur A, à appliquer à sa propre politique (passée, présente ou
à venir) des termes indubitablement positifs et à l’inverse, à appliquer à
celle de l’adversaire des termes tout aussi incontestablement négatifs –
ainsi lorsque Hollande met en balance l’« économie brisée » par la
politique de Sarkozy et l’« économie en progrès » qu’il compte mettre
en œuvre.
Parmi les termes positifs mis au service de l’auto-valorisation,
mentionnons en plus de ceux qui ont été précédemment signalés (et qui
se trouvent particulièrement concentrés dans la péroraison finale des
candidats, lesquels rivalisent alors d’ardeur à se mettre sous la bannière
des valeurs fondamentales de la République)  : tout ce qui touche à
l’« agir » (thématique volontariste exploitée surtout par Sarkozy en
2007 : « je veux agir je veux passionnément agir », « la passion de ma
vie elle porte un nom c’est l’action », « un gigantesque effort face au
problème du chômage », « aujourd’hui je veux incarner le candidat
du mouvement par rapport à l’immobilisme, pardon madame », ce
terme d’« immobilisme » fonctionnant comme l’antonyme dénotatif et
connotatif de « mouvement » et « action », qui est donc utilisé par Sarkozy
pour disqualifier l’adversaire) ; mais surtout ce qui relève du thème du
« rassemblement », décliné par tous les candidats (Sarkozy, 2007 : « je
ferai un gouvernement très ouvert, de rassemblement, pourquoi ? parce
que le président de la République c’est pas l’homme d’un parti  »  ; ou
Hollande, 2012 : « le rassemblement c’est un très beau mot »), associé à
l’idée d’« impartialité » ou de « morale politique », vertu présidentielle
s’il en est, que tous revendiquent à tour de rôle – on y reviendra. Pour
l’instant, empruntons à Mitterrand (1974) un dernier échantillon typique
du discours auto-promotionnel :

4
Les extraits de corpus mis en positon détachée sont transcrits selon les conventions
aujourd’hui en usage  : / et \ pour les intonations respectivement montante et
descendante ; (.) pour les courtes pauses ; deux points (éventuellement redoublés) pour
les allongements ; majuscules pour l’emphase accentuelle.

64
La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation

c’est ma candidature/ et mon programme/ (.) d’action/ (.) qui permettront


demain/ (.) à la France/ d’engager la grande aventure/ l’admirable/ aventure\
(.) non seulement de la réussite économique/ (.) mais aussi du progrès social\
Face à ces termes positifs utilisés par A pour s’auto-qualifier,
leurs antonymes négatifs vont être mobilisés pour qualifier (ou plutôt
disqualifier) l’adversaire, comme « immobilisme », attitude « sectaire »,
politique « partisane » ou « politicienne », qui crée des « séparations » et
« des clivages ». Notons d’entrée que l’axiologie négative est nettement
mieux représentée dans le corpus, sous des formes infiniment plus variées
et intensifiées, que l’axiologie positive, manifestement contrainte par
l’application de la « loi de modestie » (même dans un tel contexte, il
n’est pas bon pour l’éthos de se livrer trop ostensiblement à son auto-
promotion). Le florilège est abondant des termes et expressions qui
viennent disqualifier l’adversaire, sa politique et ses conséquences, son
programme et son discours, chaque candidat s’employant à noircir le
tableau et ne reculant pas devant l’hyperbole ou la métaphore dramatisante.
Quelques exemples parmi d’autres :
• En 1974, Mitterrand parlant à propos de l’action de la majorité de
débandade, de méfaits, de drames financiers, de tous les dommages
subis par la France ; et Giscard d’Estaing prophétisant en retour que
Mitterrand va créer le désordre en voulant collectiviser l’économie
française et qu’il va lui faire courir un risque mortel ;
• En 1981, Mitterrand parlant du vol de l’épargne populaire et de
faute inimaginable ;
• En 1988, ce même Mitterrand affirmant que la politique énergétique
de la droite « c’est un échec et un échec grave » ;
• En 1995, Chirac déclarant qu’avec les socialistes, « la société
s’effondre petit à petit » et qu’« on étrangle petit à petit la poule aux
œufs d’or » ; et qu’en 1981 comme en 1988 on a « fait une lessive
complète de tous les fonctionnaires qui n’étaient pas strictement
socialistes » ;
• En 2007, Sarkozy affirmant qu’il a «  trouvé une situation qui
était catastrophique  » et que les 35 heures sont « une erreur
monumentale  », et qualifiant le programme de l’adversaire de
« discours creux », de « promesses incantatoires » et de « grande
braderie » ; Royal n’étant pas en reste avec ses déclarations sur les
« gens désespérés » et « nos chercheurs qui fuient aux États-Unis »,
sur « la loi Fillon a créé une injustice insupportable aux dépends
des femmes », sur le fait que dans les écoles « il y a beaucoup
de souffrances », et qu’avec Sarkozy « on atteint le summum de
l’immoralité politique » ;

65
Du sens à la signification. De la signification aux sens

• En 2012, Hollande déclarant que « nous sortons de cinq ans où


la France a été heurtée, où la France a été divisée, où la France
a souffert  »  ; Sarkozy qualifiant de son côté le programme de
Hollande d’« attitude irresponsable », de « laxisme » et de « folie
dépensière  », de « choix gravissime », d’« un accord politique
misérable  », par lequel son adversaire « a vendu les ouvriers de
Fessenheim et du nucléaire sur le thème d’un accord méprisable,
politicien  », et entonnant ce leitmotiv  : «  vous mentez/c’est
un mensonge  », « c’est une calomnie  » (terme plus fort encore,
car il comporte l’idée d’une intention délibérée non seulement
de tromper mais aussi de nuire), l’accusation culminant avec le
fameux « vous êtes un petit calomniateur en disant ça ».
Ce type de discours est donc particulièrement propice à la prolifération
des termes « vitupérants », tout en leur imposant certaines limites : les
attaques ne doivent pas être injurieuses, ni excessivement violentes (il
faut préserver, pour reprendre une expression récurrente dans le corpus,
la « dignité du débat »), de tels excès risquant d’entraîner une réaction
de condamnation de la part de l’interlocuteur (comme de l’audience
silencieuse), ce qui se produit effectivement parfois :
• Giscard en 1981 : « ce sont des propos excessifs et désobligeants » ;
• Sarkozy en 2012 : « il y a suffisamment de choses que j’ai réussies
ou pas réussies pour qu’on n’ait pas besoin d’ajouter l’outrance et
le mensonge » ;
et précédemment en 2007 : « je ne vois pas pourquoi madame Royal se
permet d’employer le mot “immoral”, c’est un mot fort », « il faut savoir
garder son calme et ses nerfs et utiliser des mots qui ne sont pas des
mots qui blessent » : Sarkozy accuse ici Royal de s’être rendue coupable
d’un comportement quasiment « insultant », or il est admis par tous les
participants à ces débats que l’insulte et l’injure outrepassent les bornes
de ce qui est autorisé dans un tel contexte pourtant d’essence polémique
(Royal adoptant d’ailleurs face à cette accusation un comportement de
déni : « je ne vous ai pas traité d’immoral et de menteur j’ai dit que […] »).
Mais face à l’exploitation argumentative de certaines expressions
fortement chargées axiologiquement, l’interlocuteur peut recourir à
d’autres stratégies que la dénonciation de leur caractère « outrancier ».
2.1.2. Les réactions du co-débatteur
Il arrive que B se contente de rectifier le terme utilisé par A, en lui
substituant un autre terme qu’il juge plus approprié, et qui n’a pas tout
à fait (il s’agit d’une simple « nuance ») ou pas du tout (l’orientation est
carrément inverse) la même valeur : on assiste alors à une négociation
de la désignation d’une même réalité, négociation qui n’est jamais

66
La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation

dénuée d’enjeux argumentatifs. C’est ainsi le cas lorsqu’en 1981, Giscard


rectifie le terme de chômage utilisé par son adversaire et le remplace
par demandeur d’emploi (alors que dans la suite du débat c’est bien de
«  chômage  » qu’il parlera lui-même…), Mitterrand ne manquant pas
d’ironiser contre ce qu’il considère comme un pur et simple euphémisme :
FM : […] un million/ sept cent mille chômeurs\ (.)
VGE : demandeurs/ d’emploi\
FM : je sais bien/ la distinction sémantique/ qui permet d’éviter les mots/ qui euh
brûlent la bouche/ mais le chômage/ il est ressenti/ comme le chômage/
VGE : bien entendu\
C’est souvent sur l’usage d’une métaphore que porte la négociation,
par exemple en 2007, où le différend concerne l’expression de Royal
remettre à plat, que Sarkozy reformule à l’aide du verbe démolir, trop
« brutal » au goût de Royal :
SR  :  […] oui:: (.) je remets à plat (.) les lois Fillon\ (.) ça
ne veut pas dire que nous détruisons tout/ nous remettons à
plat\ (.) et nous discutons avec les partenaires sociaux […]
NS  :  […] premier point vous voulez tout remettre à plat (.) c’est-à-dire
tout le travail qui a été fait vous voulez le démolir (.) [deuxième point (.)
SR : [pas démolir mais
remettre à plat remettre à plat ça n’est pas démolir vous êtes brutal
Ou encore en 1995, où le débat (entre Jospin et Chirac) se focalise un
temps sur le fait de savoir si le terme le plus approprié à la situation est
fracture ou faille, les deux termes renvoyant à deux images proches mais
non équivalentes, la seconde étant d’après Jospin nettement plus forte que
la première (donc plus appropriée à la situation actuelle) :
JC : c’est un diagnostic que j’ai porté/ (.) déjà depuis un certain temps/ (.)
et qui se traduit par une fracture sociale/ (.) qui met en cause la cohésion de
notre pays/ […]
LJ  :  […] et je dirai/ pour reprendre l’image en la modifiant de Jacques
Chirac/ tout à l’heure/ je pense pas que ce soit une fracture/ parce
qu’une fracture au moins c’est net/ ça bouge pas/ et on la réduit/ (.) là il
s’agit plutôt d’une FAILLE de quelque chose qui fait que deux France
s’éloignent\ et moi je ne veux pas que ces deux France s’éloignent […]
JC : c’est vrai/ il y a deux France\ (.) et c’est vrai que (.) fracture ou faille/ ça
s’écarte\ (.) et c’est vrai qu’il y a de plus en plus de Français/ qui sont sur le
bord de la route
La substitution entraîne en revanche clairement une inversion
d’orientation argumentative lorsque Giscard déclare à Mitterrand en 1981 :
« ce que vous appelez le rassemblement c’est une nébuleuse » ; lorsque
Mitterrand remplace dans ce même débat le mot de « rebelle  » utilisé
par Giscard par la formule « peuple afghan qui se bat pour la liberté »,

67
Du sens à la signification. De la signification aux sens

ou lorsqu’il parle dans celui de 1988 de « mouvement indépendantiste


canaque » là où Chirac désigne le FLNKS comme un « groupe terroriste ».
Mais le plus souvent la réaction de B prend la forme d’une réfutation
plus ou moins radicale de l’évaluation exprimée par A dans ses propos
précédents, ce qui revient à dire : « il est faux que votre politique / votre
programme / votre discours, etc. sont bien et que les miens sont mauvais ».
Par exemple dans le débat de 1988, après que Chirac a accusé Mitterrand
de faire preuve de « complaisance envers l’immigration clandestine »,
celui-ci s’emploie à démontrer qu’« il n’y a eu aucune complaisance à
l’égard des immigrés » ; ou lorsque Sarkozy accuse Hollande de mentir,
celui-ci réplique par un énoncé signifiant en substance « vous mentez en
prétendant que je mens » :
NS : […] monsieur Hollande\ dois-je considérer que quand vous MENtez de
façon éhontée/ je dois l’accepter/
FH : pour l’instant je n’ai RIEN dit qui puisse justifier cette expression
Plus habilement, dans la plupart des cas (cinq sur les huit accusations
de mensonge), Hollande accompagne sa réfutation d’une remarque du
genre : « mensonge, vous n’avez que ce mot-là à la bouche – vous êtes un
obsédé du mensonge, c’est louche » :
FH : mais vous avez toujours/ c’est quand même terrible/ (.) d’avoir/ dans
votre esprit/ le mot/ mensonge\ comme si/ c’est (.) c’était quelque chose que
vous ressentiez/ très particulièrement\
[vous venez encore de le répéter]
NS : [non non/ c’est vous qui l’avez dit/ monsieur\ ]
FH : ça vous reprend\ ça y est/ c’est/ décidément/ un leitmotiv/ qui/ euh (.)
devrait pour moi/ être euh insupportable/ mais qui/ dans votre bouche/ finit
par être une habitude\ […] vous avez vraiment/ ce mot/ (.) à la bouche/ et
à force/ de l’exprimer/ ça veut dire/ que vous avez une propension/ qui me
paraît/ ASSEZ grande/ à commettre/ ce que vous reprochez/ à d’autres\
Façon insidieuse de retourner l’accusation…
Mais c’est généralement sur un mode plus explicite que se réalise
cette stratégie du « renvoi », qui va consister pour B : s’agissant d’une
évaluation positive de A par A, à la lui dénier pour se l’attribuer (B « tire
la couverture à soi ») ; et s’agissant d’une évaluation négative portée sur
B par A, à tenter de s’en laver pour la faire ricocher sur l’adversaire (effet
« boomerang »). trois exemples suivants :
(1) S’agissant du thème du rassemblement, le schéma polémique se
ramène à :
A : « je suis un rassembleur et vous êtes un diviseur » ;
B : « mais non, c’est vous qui êtes un diviseur et moi qui suis un
rassembleur », schéma qui se retrouve dans quasiment tous les débats,
par exemple en 1988 (débat Mitterrand-Chirac) :
68
La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation

FM : c’est pas ça qu’il faut faire\ (.) il faut pas/ euh essayer de diviser les
Français\ […]
je veux unir et rassembler\ comme je l’ai dit/ (.) dimanche soir\ (.) autour/ (.)
des valeurs/ démocratiques\ (.) […]
JC  :  je vous ai dit tout à l’heure/ monsieur Mitterrand/ (.) les raisons pour
lesquelles/ (.) je ne croyais pas que vous étiez une rassembleur\ (.) je n’y
reviendrai/ pas\ (.) je souhaite quant à moi/ parce que j’appartiens (.) à une
famille/ qui a toujours\ (.) souhaité le rassemblement\ (.) c’était/ (.) le but
du général/ et le seul\ (.) qui y soit largement parvenu\ (.) je souhaite/ par
l’ouverture/ le dialogue/ et la tolérance/ rassembler\ rassembler naturellement/
(.) ma famille naturelle/ qu’il s’agisse (.) des centristes/ des libéraux/ (.) ou
des gaullistes/ (.) mais bien au-delà\ (.) toutes celles et tous ceux/ qui (.) ont
une/ (.) même idée des choses\ […]
vous parlez souvent de rassemblement/ (.) c’est un des domaines/ où vous
avez plutôt apporté la division\ (.) euh:: vous/ et votre gouvernement\ (.)
ou en 2012 (débat Hollande-Sarkozy, qui s’ouvre précisément sur ce
thème) :
FH : et c’est pourquoi/ je veux être aussi/ le président du rassemblement\ (.)
pendant/ (.) trop d’années/ les Français ont été opposés\ (.) systématiquement\
les uns/ par rapport aux autres\ divisés/ (.) et donc je veux les réunir\ car
je considère que c’est de toutes les FORces/ de la France/ dont nous avons
besoin\ […]
NS : […] le rassemblement/ c’est un très beau mot\ c’est une très belle/ idée\
mais il faut y mettre des faits\ (.) le rassemblement/ c’est quand on parle/ au
peuple de France\ (.) à tous les Français\ (.) je ne suis pas l’homme/ d’un parti/
(.) je ne parle pas à la gauche\ (.) hier/ je me suis adressé/ à tous les Français\
(.) pas simplement aux syndicalistes/ qui ont PARfaitement un rôle à (.) à
jouer/ (.) le rassemblement c’est de parler à tous ceux/ y compris/ qui n’ont
pas vos idées\ (.) parce que lorsqu’on est président de la République/ (.) on
est président bien sûr/ de ceux qui ont voté pour vous/ (.) mais on l’est aussi
de ceux/ qui n’ont PAS voté pour vous\ (.) c’est peut-être/ ce qui fait/ notre
différence\ […]
FH : […] mais/ je veux revenir/ sur le rassemblement\ parce que je pense/ (.)
comme vous/ (.) que c’est une/ (.) notion essentielle pour (.) notre pays\ (.) et
si vous avez/ le sentiment que pendant CINQ ans/ (.) vous avez rassemblé tous
les Français\ (.) vous ne les avez pas divisés\ (.) vous ne les avez pas opposés\
vous n’avez pas montré celui-ci du doigt/ celle-là/ (.) de (.) certaine distance/
(.) alors/ euh je vous donnerai quitus/ (.) mais/ je sais/ que les Français ont eu
ce sentiment\ (.) d’avoir toujours/ euh à être soumis/ à des séparations/ à des
clivages […]
(2) Le schéma est similaire dans le cas du thème également récurrent de
l’impartialité ; par exemple en 1988, Mitterrand déclare sans ambages :
tout cela montre une MAINMISE/ de caractère/ TOTAlitaire/ je n’hésite
pas/ à employer ce mot/ (.) sur les moyens de l’information\

69
Du sens à la signification. De la signification aux sens

mais Chirac de lui renvoyer le compliment en l’accusant de s’être livré


en 1981 à une véritable « chasse aux sorcières », et en souhaitant à son
adversaire d’avoir « la même conception de l’impartialité de l’État » que
celle qu’il a « toujours eue ».
(3) Mentionnons pour terminer un thème sans doute moins exploité,
mais qui donna lieu à une réplique mémorable de Giscard d’Estaing
au cours du débat de 1974  : le thème du cœur. C’est Mitterrand qui
l’introduisit le premier pour accuser son adversaire d’en manquer en
favorisant exclusivement par sa politique fiscale (VGE est alors ministre
de l’économie et des finances) une caste de privilégiés, au détriment des
couches populaires dont la gauche, elle, se préoccupe en priorité. Mais
Giscard de l’interrompre aussitôt : il s’empare de ce mot de « cœur » pour
infliger à son adversaire un sévère coup de semonce, lui rappelant qu’il
n’a pas « le monopole du cœur » (sans aller jusqu’à retourner l’accusation
de manque de cœur, il lui reproche tout de même d’être « blessant » dans
ses propos) :
VGE  :  d’abord/ je vais vous dire quelque chose/ je trouve toujours/ (.)
choquant/ (.) et blessant\ (.) de s’arroger/ (.) le monopole du cœur\ (.) vous
n’avez pas/ monsieur Mitterrand le monopole du cœur\ vous ne l’avez pas\
FM : sûrement pas\
VGE  :  euh j’ai un cœur/ comme le vôtre/ qui bat à sa cadence/ et qui est
le mien\ (.) vous n’avez pas/ le monopole du cœur\ (.) et ne parlez pas aux
Français/ euh de cette façon/ (.) euh si/ (.) blessante pour les autres\ (.)
Réplique qui repose en réalité sur un sophisme (puisqu’elle joue sur la
polysémie du mot « cœur » : l’argumentation se ramène à « j’ai du cœur
puisque j’ai un cœur »), mais si elle est contestable du point de vue du
logos, cette sortie giscardienne est assurément « réussie » du point de vue
de l’éthos et du pathos.

2.2. Accord sur la valeur axiologique globale d’un terme,


mais conception divergente de ce qu’il recouvre
Dans la précédente section nous avons envisagé les cas où les deux
candidats sont d’accord pour admettre que le mot X renvoie à une notion
positive ou négative mais s’opposent sur son application, le schéma
argumentatif complet se ramenant à, si X est positif : c’est à moi et non
à vous que X s’applique de façon appropriée (c’est moi qui suis le vrai
rassembleur, qui incarne le véritable changement…) ; et si X est négatif :
c’est à vous et non à moi qu’il s’applique (c’est vous le sectaire, le
conservateur…).
Il arrive également que les deux candidats, tout en s’accordant sur la
valeur globalement positive ou négative d’une notion, divergent sur la
façon de la concevoir. C’est par exemple le cas pour les notions (toutes

70
La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation

deux globalement positives) de « liberté » et de « changement » : selon


leur appartenance idéologique, les locuteurs ne vont pas définir de la
même manière la « vraie » liberté et le « vrai » changement ; sans être
véritablement bivalents ces termes recouvrent diverses réalités qui ne sont
pas toutes évaluées de la même manière exactement par les deux candidats.
(1)  Le cas de liberté
Dans la bouche des candidats de droite, le mot renvoie le plus souvent
au libéralisme économique (s’opposant aux contraintes de la bureaucratie
étatique) – cf. Giscard d’Estaing en 1974 :
je crois également/ qu’il faut maintenir en France/ et développer la liberté
d’initiative/ et d’établissement\ (.) […] dans une atmosphère qui ne soit pas
bureaucratique/ et contraignante\
ou Chirac en 1988 :
nous avons fait une politique économique qui était une politique dynamique/
fondée sur la liberté et la responsabilité/
une politique/ (.) qu’ils qualifient de droite/ c’est à dire une politique de
liberté et de responsabilité\
vous avez fait une politique en quatre-vingt-un\ on l’a vue (.) bien\ (.)
nationalisation/ contrôle/ bureaucratie/ on a vu les résultats\ (.) MOI j’ai fait
une politique depuis 1986\ on la connaît/ liberté d’échanges/ des prix/ euh
liberté du crédit/ investissement/ lutte contre le chômage/
Mais le terme peut aussi renvoyer à la politique sécuritaire – Chirac dans
ce même débat :
[…] la première/ des libertés/ pour un individu/ qui est/ (.) d’aller/ de venir/
de posséder sans être agressé/ ou détroussé/
Conception qui contraste avec cette définition proposée par Mitterrand en
1981, dans sa péroraison finale, où il recourt à l’anaphore rhétorique pour
scander de façon quasiment incantatoire ce mot de « liberté » :
et ce que j’entends faire surtout/ c’est/ la défense (.) de la liberté\ (.) […] la
liberté/ c’est un mot bien abstrait (.) euh il faut le traiter/ euh dans sa réalité
quotidienne (.) quelle est la liberté/ d’un chômeur\ (.) quelle est la liberté
de quelqu’un qui/ sans être chômeur/ travaille à des cadences/ infernales\
(.) eu::h la liberté/ sera sauvegardée/ (.) si nous préservons/ l’équilibre/ des
pouvoirs\ […] la liberté/ elle tient/ à la décentralisation des pouvoirs\ […]
(.) la liberté/ c’est la diffusion du savoir/ c’est-à-dire le développement de
l’école\ […] (.) la liberté/ c’est aussi la conquête/ des droits sociaux\ des
droits/ des droits/ collectifs\ […] la liberté/ c’est aussi la conquête du temps
de vivre/ […] enfin/ euh (.) il y a un problème de liberté/ qui se pose sur le
plan international/ on en a parlé tout à l’heure/ (.) c’est le droit des peuples/
(.) à disposer/ d’eux-mêmes\

71
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(2)  Le cas de changement


Ce terme est lui aussi positivement marqué pour tous les protagonistes
de ces débats5, mais son utilisation va dépendre de la situation et du statut
de chacun (il y a changement et changement…).
Dans les deux débats auxquels il participe, Giscard d’Estaing sort
d’une période où il a assuré des responsabilités importantes, comme
ministre de l’économie et des finances, pour le débat de 1974, et comme
président de la République, pour celui de 1981  : il lui est donc plus
difficile d’incarner le changement qu’à Mitterrand, représentant d’une
gauche qui n’a jamais été aux commandes depuis le début de la Cinquième
République. Et pourtant Giscard, tout en mettant en garde les électeurs
contre les séductions du changement :
je ne polémiquerai pas avec mon interlocuteur\ je ne le souhaite pas\ (.) il
y a quelque chose/ qui joue pour lui\ (.) c’est/ le goût/ du changement/ des
Français\ et ce goût/ (.) existe\ (.) et dans le passé d’ailleurs/ (.) il nous a joué/
(.) beaucoup de mauvais tours\ (.) parce que/ (.) on croit toujours/ que ce qui
sera nouveau/ sera meilleur/ et il arrive souvent/ malheureusement/ dans les
temps difficiles/ que ce qui est (.) nouveau\ soit/ (.) au contraire\ (.) pire/ (.)
et plus difficile\ (.)
ne cesse de l’invoquer et le revendiquer, mais un « changement dans la
continuité » ou un « changement sans risque », qu’il définit ainsi :
lorsque je dis le changement sans risque/ (.) qu’est ce que je veux dire\
(.) je veux dire que par rapport à ce qui a été accompli/ il est certain que
nous devons/ à l’heure actuelle/ ouvrir de nouvelles perspectives\ (.) mais
au lieu d’ouvrir ces nouvelles perspectives par le renversement de la société
française/ ou par le bouleversement de la société française/ (.) nous devons le
faire en donnant une nouvelle dimension/ à ce qui a été entrepris\
le thème du « je ferai pareil en mieux » étant repris dans la péroraison
finale :
si vous m’élisez/ (.) président de la République\ (.) ce que j’essaierai de faire/
(.) c’est que/ (.) ce que nous ferons ensemble/ (.) ce sera MIEUX/ (.) qu’avant\
Mitterrand a alors beau jeu d’ironiser (au cours du débat de 1974)
contre cette sorte d’oxymore que constitue l’expression « changement

5
Sauf quand il s’applique au comportement ou à l’opinion d’un candidat  : chaque
débatteur s’emploie à rejeter sur l’autre l’accusation d’avoir changé, l’éthos
« girouette » (le terme est utilisé par Sarkozy à l’encontre de Hollande) étant dans ce
contexte plutôt mal vu. Il arrive toutefois que le candidat admette et même revendique
le fait d’« avoir changé », par exemple Giscard en 1981 (cet aveu s’inscrivant dans la
stratégie générale du « changement dans la continuité ») : « moi/ j’ai changé\ (.) parce
que/ (.) j’ai eu à supporter/ (.) le poids de la conduite/ (.) des affaires de la France/
pendant sept ans\ (.) et ceci/ m’a changé\ (.) ».

72
La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation

dans la continuité  » et d’affirmer que c’est lui qui incarne le véritable


changement, vu que la meilleure façon de changer de politique, c’est de
changer les hommes qui la font :
au fond/ l- le changement qu’est ce que c’est/ (.) ben c’est de faire/ ce que
vous n’avez pas fait\ (.) et qui peut le faire/ et ben/ d’autres\ (.) voilà/ c’est
aussi simple que cela/
changer/ (.) ce n’est pas continuer comme avant\ (.) et avant/ (.) c’est
maintenant\ (.) vous êtes encore/ ministre des finances\ (.) il s’agit donc de
savoir/ (.) si (.) il faut vous garder pour continuer cette politique que je viens
de décrire/ (.) ou bien s’il faut/ changer\ (.) on ne change pas (.) de politique
(.) sans changer les hommes\ (.)
Mitterrand reprend ce thème avec plus de vigueur encore en 1981 : se
faisant l’écho de la « formidable volonté de changement » de la France, et
reprenant l’antienne que seul un changement de président peut entraîner
un changement de politique, il proclame :
vous ne serez pas déçus (.) vous serez surpris/ par l’ampleur\ par l’audace\ (.)
par la rapidité du changement que je veux introduire/ (.) dans la politique de
notre pays\
En 19956, après deux ans de cohabitation, Chirac et Jospin vont se
disputer le titre de représentant du « véritable changement » ; et en 2012,
ce sera au candidat de la gauche François Hollande de le revendiquer, à
l’ouverture du débat (« c’est le sens du changement que je propose »)
comme en sa conclusion (« moi je veux changer, changer de politique,
changer de méthode, changer de conception de la République, changer
aussi de démarche par rapport à l’ensemble de la société française […] ») –
et bien sûr dans son slogan « Le changement c’est maintenant ».
(3) À ces deux exemples de controverses notionnelles on ajoutera le cas
un peu différent (car il s’agit en fait d’un cas d’ambivalence axiologique) du
mot « colère » tel qu’il apparaît dans un épisode violemment conflictuel du
débat de 2007, épisode fameux (parfois dit de la « saine colère » de Ségolène
Royal), consécutif à une déclaration de Sarkozy sur les enfants handicapés
qui se voient refuser l’accès dans les écoles, situation à laquelle il annonce
qu’il mettra fin s’il est élu ; ce qui déclenche aussitôt l’ire de Royal, laquelle
affirme que Sarkozy a justement détruit le plan « handiscole » qu’elle avait
elle-même auparavant mis en place et qu’il fait donc preuve d’« immoralité
politique  » (ce qu’elle définit comme un «  écart entre le discours et les
actes »), dans une tirade ulcérée de plus de deux minutes au terme de
laquelle elle se déclare « très en colère ». Sarkozy l’interrompt alors pour
lui demander de se calmer, ce à quoi Royal rétorque qu’elle ne se calmera

6
Curieusement, le thème du changement n’apparaît pas dans le débat de 1988, et il est
peu développé dans celui de 2007.

73
Du sens à la signification. De la signification aux sens

pas (« non je ne me calmerai pas » répété quatre fois : elle persiste et signe),
car il y a des colères qui sont saines « parce qu’elles correspondent à la
souffrance des gens ». S’ensuit un long affrontement verbal (plus de six
minutes) que l’on peut en gros résumer de la façon suivante7 :
• Royal opère au sein de la notion de « colère » une dissociation
entre la colère « saine » et les autres formes de colère (dont il ne
sera pas question), mettant en place le syntagme « saine colère »
qu’elle définit (les saines colères sont celles qui procèdent d’un
sentiment de révolte devant le spectacle de la souffrance), qui est
pour elle chargé d’une valeur axiologique positive8, et qui s’oppose
à la notion, connotée négativement, d’« énervement ».
• Sarkozy, lui, assimile colère et énervement, utilisant successivement
comme de simples variantes les expressions « perdre ses nerfs »,
« s’énerver », « sortir de ses gonds », « se mettre en colère » et
«  perdre son sang-froid  »  : toutes ces expressions sont pour lui
synonymes et également chargées d’une connotation négative, et
c’est cet état émotionnel peu recommandable qu’il attribue à Royal ;
assimilation et qualification que celle-ci estime « méprisante » car
elle ravale une émotion noble et réfléchie au rang d’un vulgaire
coup de sang incontrôlé :
NS  :  je je je ne (.) je ne sais pas pourquoi euh madame Royal euh
d’habitude calme a perdu ses
[nerfs (.) parce que (.) parce que j’ai]
SR : [non je ne perds pas mes nerfs je suis en colère\ (.) ce n’est pas
pareil pas de mépris monsieur Sarkozy\ (.) pas de mépris\]
L’affrontement se ramène donc à une négociation du sens, dénotatif
et connotatif, du terme axiologiquement ambivalent de colère, en
même temps que du référent correspondant (quel est exactement l’état
émotionnel de Ségolène Royal ?), négociation qui s’entrelace avec une
négociation secondaire concernant cette fois Sarkozy : se rend-il ou non
coupable d’« immoralité politique » ? (ce qu’évidemment l’intéressé
récuse violemment). La durée exceptionnelle de la séquence, malgré les
objurgations répétées des animateurs enjoignant les débatteurs de fermer
cette parenthèse émotionnelle pour aborder le thème de l’Europe, tient
bien évidemment à l’importance de l’enjeu, qui n’est rien moins que la

7
Pour une analyse détaillée de cette séquence, voir Constantin de Chanay et al., 2011.
8
Autre cas d’utilisation dans le corpus du mot « colère » chargé d’une connotation
positive : celui que l’on rencontre dans l’expression « vote de colère » utilisée dans le
débat de 2012 comme une sorte d’euphémisme pour désigner le vote Front National.
Notons que lors de la campagne des primaires socialistes de 2012 Royal a préféré
utiliser le terme « indignation », plus univoque axiologiquement (surtout depuis la
parution de l’opuscule de Stéphane Hessel).

74
La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation

« présidentiabilité » de la candidate. Ce point crucial donne lieu lui aussi


à un désaccord entre les deux protagonistes, Sarkozy répétant que « pour
être président de la République il faut être calme [or vous ne l’êtes pas,
donc…]  » alors que Royal proclame de son côté qu’un bon président
doit être capable de temps en temps de piquer des colères, saines bien
sûr, affirmant même qu’elle le fera même quand elle sera présidente de
la République, ce à quoi Sarkozy rétorque ironiquement « hé ben ça sera
gai » :
NS : […] pour être président de la République i faut être calme
SR  :  non (..) pas quand il y a des injustices\ (.) il y a des colères qui sont
parfaitement saines
NS : bon
SR  :  parce qu’elles correspondent à la souffrance des gens\ (.) il y a des
colères que j’aurai même quand je serai présidente de la République\
[(.) parce que je (.) parce que je]
NS : [eh ben ça sera gai (.) ça sera gai]

2.3. Désaccord sur la valeur axiologique d’un terme du fait


d’une évaluation divergente du référent correspondant
Il arrive enfin, quoique plus rarement, que les deux candidats divergent
carrément sur la valeur axiologique d’un terme. Dans tous les cas observés
la divergence tient en fait à une différence d’évaluation du référent lui-
même (évaluation qui vient contaminer le vocable en le chargeant d’une
connotation positive ou négative) – dans la perspective de Galatanu on dira
qu’elle ne concerne jamais le « noyau » du terme mais les « stéréotypes »
qui viennent s’y inscrire, en l’occurrence les valeurs politico-idéologiques
des candidats, qui par nature appartiennent à des « camps » différents.
Le phénomène va donc s’observer pour des termes qui font partie du
vocabulaire politique à proprement parler, et au premier chef les termes
socialisme/socialiste : c’est surtout Chirac qui les utilise dans le débat de
1995 comme des sortes de repoussoirs, allant jusqu’à diaboliser le socialisme
(« c’est un système diabolique ») face à un Jospin qui ne peut que nier la
responsabilité du socialisme qu’il incarne dans toutes les catastrophes que
Chirac lui impute :
JC  :  on estime que […] quand quelque chose ne va pas/ (.) il n’y a qu’à
changer les textes et que ça marchera\ (.) ça c’est très:: socialiste notamment
comme euh conception\
JC : le problème des socialistes/ du pouvoir socialiste/ (.) c’est que\ (.) votre
réaction spontanée/ (.) consiste à dire on va répartir ce qui existe\ on va
répartir la pénurie\ mais moi c’est pas du tout ça/ que je veux faire\
JC : c’est vrai qu’il y a de plus en plus de Français/ qui sont sur le bord de la
route/ et qu’on est obligé d’assister\ (.) et que:: l’autre France/ est de plus en plus
taxée\ (.) pour permettre/ d’aider/ les premiers\ (.) c’est un système/ diabolique\

75
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(.) et je m’excuse de vous le dire/ mais c’est un système socialiste


LJ : en quoi/
JC  :  soixante quinze milliards\ (.) de perte immobilière du crédit lyonnais/
ça/ c’est le système socialiste\
LJ : non non\
Cette utilisation disqualifiante du mot « socialiste » par les candidats
de droite vaut a fortiori pour le terme « communiste », que de leur
côté les candidats de gauche (non communiste) manipulent avec des
pincettes, préférant recourir à des euphémismes tels que « classe
ouvrière » (Mitterrand en 1981) ou « forces de progrès » (Jospin en
1995), euphémisme contre lequel Chirac ironise en ces termes (où l’on
peut d’ailleurs voir aussi une sorte d’euphémisme dans l’usage qu’il fait
du qualificatif « excessif ») :
JC : me dites pas toujours à chaque fois qu’on prononce le mot communiste/
force de progrès\ (.) parce que le communisme force de progrès/ (.) là je
trouve que c’est véritablement (en riant) un peu excessif comme appréciation\
Corollaire attendu de la dévalorisation du socialisme, celle des
nationalisations. Alors que dans le débat de 1974 Mitterrand s’emploie
à défendre et illustrer leurs bienfaits9, Giscard se lance dans des
« philippiques » (le mot est de Mitterrand) à leur encontre, déclarant que
« le programme de nationalisation désorganisera en profondeur l’économie
française » (ce que Mitterrand reformule en « les nationalisations c’est
l’enfer », reformulation quelque peu outrancière que Mitterrand nuance
toutefois en ajoutant « pour reprendre une expression qui n’est pas de
vous  »)  ; Chirac prend la relève en 1988 («  nationalisation, contrôle,
bureaucratie, on a vu les résultats »), aussi bien qu’en 1995 (« le maintien
des banques nationalisées ça c’est un système socialiste »), valorisant très
logiquement son inverse, la politique de privatisation (« qui est conforme
à ce qu’on fait dans toute l’Europe »).
S’il n’est pas étonnant que l’on rencontre de tels termes « bivalents »
selon la nature du locuteur10, étant donné que ces interactions mettent en
scène une confrontation politique, le cas est tout de même assez rare  :
il ressort des données que le consensus est globalement fort sur ce qu’il

9
Précisons que Mitterrand oppose en 1981 les « nationalisations », qui peuvent être une
bonne chose, à l’« étatisation », qu’il condamne en l’associant à la « bureaucratisation »
– notion qui est donc marquée négativement dans les deux idiolectes (ou « idéolectes ») :
«  c’est la gauche en effet qui nationalise/ lorsque c’est nécessaire/ pour défendre les
intérêts des petites et moyennes entreprises/ des marchés/ la concurrence/ (.) contre la
toute puissance/ de quelques groupes nationaux/ ou internationaux\ (.) mais c’est la droite/
qui étatise\ (.) nous n’étatisons/ pas\ (.) la bureaucratie/ c’est vous qui l’avez faite ».
10
À distinguer du caractère ambivalent de certaines notions dont l’orientation peut varier
au gré des contextes pour un même locuteur.

76
La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation

convient de considérer comme relevant du « bien » ou du « mal » dans ce


domaine – par exemple, si le terme réactionnaire est plutôt utilisé comme
« vitupérant » par la gauche, ainsi par Mitterrand en 1974 :
vous faites/ (.) la politique la plus (.) réactionnaire/ qu’on puisse (.) s’imaginer/
(.) qu’on puisse (.) admettre/ (.) qu’on p- (.) qu’on n’OSE/ pas admettre/ (.) à
l’intérieur/ du marché commun\
il n’est jamais revendiqué comme terme valorisant par la droite…

3.  Conclusion
L’examen des données confirme à l’évidence cette affirmation de
Krieg-Planque (2000 : 66), qui s’applique tout particulièrement aux types
de discours ayant un caractère foncièrement argumentatif, comme c’est
le cas de nos débats :
Les mots sont […] des supports d’arguments. […] Si argumenter consiste à
orienter le raisonnement vers une certaine conclusion, il est clair que certaines
dénominations fonctionnent, par elles-mêmes, dans un univers de discours
donné, comme des arguments.
J’ajouterai que la relation entre le vocabulaire et l’argumentation peut
être envisagée sous deux angles : d’une part (et c’est l’essentiel), le choix
des mots peut être, entre autres du fait de la valeur axiologique qu’ils
possèdent souvent, mis au service d’une visée argumentative particulière ;
mais d’autre part, et en quelque sorte en amont, le locuteur peut avoir à
démontrer que le mot qu’il choisit est bien approprié à la situation – à
argumenter le mot, avant d’argumenter par le mot11 : dans l’exemple de la
séquence de la « saine colère », les termes de « colère »/« énervement » sont
utilisés par les débatteurs pour démontrer que Royal est ou n’est pas capable
d’assumer la fonction de présidente de la République, mais il revient aussi
à ces mêmes débatteurs de justifier ou au contraire récuser l’emploi de ces
termes par rapport à la situation décrite (cf. Royal : « je ne m’énerve pas
je suis en colère, je ne suis jamais énervée, j’ai beaucoup de sang-froid »).
Rappelons enfin que dans ce corpus, les axiologiques négatifs sont
beaucoup plus nombreux et plus forts que les axiologiques positifs,
contraints par le respect du principe de « modestie »12 et la crainte de

11
La distinction est similaire à celle qu’établit Micheli (2010) à propos de la relation
entre émotion et argumentation (argumenter par l’émotion vs argumenter l’émotion).
12
Voir sur ce principe Kerbrat-Orecchioni (1990 : 186-8, 230-1, 258-9, 270-1, 292, 297-
8 ; 1992 : 230 sq) ; et pour quelques applications de ce principe dans le corpus, ces
auto-corrections de Giscard d’Estaing dans le débat de 1974 :
«  depuis sept ans/ (.) euh j’ai pu gouverner/ enfin gouverner\ (.) j’ai pu\ (.) agir/
comme président de la République/ avec un gouvernement/ (.) sans crise/ (.) et sans
dissolution\ (.) » ;

77
Du sens à la signification. De la signification aux sens

produire un effet de vantardise (un peu différent selon que le candidat


a antérieurement assuré ou non des responsabilités importantes).
L’interaction est donc nettement plus polémique qu’auto-apologétique,
même si cette caractéristique fait régulièrement l’objet d’un déni ou
d’une condamnation de la part des débatteurs (c’est-à-dire que le terme
polémique est régulièrement chargé dans ce contexte d’une connotation
négative) :
FM (1984) : euh la polémique/ ne servira pas notre entretien\
VGE (1974) : je n’ai pas voulu entrer/ dans (.) les débats polémiques/
VGE (1981) : et je ne polémiquerai pas avec mon interlocuteur\
JC (1998) : ça n’a pas d’intérêt/ tout cela/ (.) c’est de la petite polémique/
LJ (1995) : je n’ai polémiqué avec personne
NS (2007) : je veux pas polémiquer avec euh madame Royal
NS (ibid.)  :  il suffit d’être honnête (.) vous avez raison faut pas faire de
polémiques (.) mais faut pas les faire des deux côtés (.) ni du mien (.) ni du
vôtre
FH (2012) : ne cherchez pas la polémique/ vous n’y arriverez pas\
On a pourtant bel et bien affaire avec ces débats à des sortes de guerres
verbales, et certainement pas en dentelles. Mais s’ils peuvent être violents,
tous les coups ne sont pas permis : on ne trouve rien dans le corpus qui
ressemble au fameux « casse-toi pauvre con » osé par Sarkozy dans un
tout autre contexte – il serait à cet égard intéressant de faire l’inventaire
exhaustif des axiologiques négatifs apparaissant dans le corpus (et a
contrario, de relever ceux qui en sont absents) pour tenter de voir où
passe la frontière entre les « vitupérants » licites et illicites dans ces
débats présidentiels (il semble que le pôle extrême de la dévalorisation
soit occupé par des expressions telles que « immoralité politique » et
« petit calomniateur »).
C’est là toute la difficulté de l’exercice pour les candidats en
compétition : leur tâche consiste à disqualifier l’adversaire en mobilisant
des axiologiques forts, sans risquer pour autant de produire un « effet
injure »13 qui serait catastrophique pour leur éthos.

« donc la question/ de MA majorité/ quand je dis ma/ ce n’est pas un MA possessif/


(.) est réglée\ (.) » ;
« il faut savoir que depuis 1969 […] il a été créé en France\ je ne dis même pas J’AI
créé/ je ne prétends pas du tout que ce soit moi/ il a été créé en France/ plus d’un
million/ deux cent mille emplois\ ».
13
Pour reprendre l’expression qui sert de titre à l’ouvrage de Larguèche, 1983. Sur les
relations entre axiologique et injure, voir Kerbrat-Orecchioni, 2009[1980] : 88-92.

78
La dimension axiologique de la dénomination au service de l’argumentation

Références bibliographiques
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Bruxelles, Mardaga.
Constantin de Chanay, H., Giaufret, A. & Kerbrat-Orecchioni, C. (2011)
« La gestion interactive des émotions dans la communication politique
à la télévision  : quand les intervenants perdent leur calme  », in M.  Burger,
R. Micheli et J. Jacquin (dir.), La parole politique en confrontation dans les
médias. Analyse des discours politico-médiatiques contemporains, Bruxelles,
De Boeck, p. 25-50.
Danet, B. (1980) « ‘Baby’ or ‘fetus’? : Language and the construction of reality
in a manslaughter trial », Semiotica, no 32, p. 187-219.
Galatanu, O. (2002) « La dimension axiologique de l’argumentation », in M. Carel
(dir.) Les facettes du dire. Hommage à Oswald Ducrot, Paris, Kimé, p. 93-107.
Galatanu, O. (2006) « La dimension axiologique de la dénomination », in
M. Riegel, C. Schnedecker, P. Swiggers et I. Tamba (dir.), Aux carrefours du
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Kerbrat-Orecchioni, C. (1980 [2009]) L’énonciation. De la subjectivité dans le
langage, Paris, A. Colin.
Kerbrat-Orecchioni, C. (1990 et 1992) Les interactions verbales, t. II et III, Paris,
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Kerbrat-Orecchioni, C. (2005) L’analyse du discours en interaction, Paris,
A. Colin.
Kleiber, G. (1994) « Dénomination et relations dénominatives », Langages, no 76,
p. 77-94.
Krieg-Planque, A. (2000) « La dénomination comme engagement », Langage et
société, no 93, p. 33-69.
Larguèche, E. (1983) L’effet injure. De la pragmatique à la psychanalyse, Paris,
P.U.F.
Micheli, R. (2010) L’émotion argumentée. L’abolition de la peine de mort dans
le débat parlementaire français, Paris, Cerf.

79
Dire les rouages du sens
pour le déconstruire et le reconstruire

Nathalie Garric

Université de Nantes – CoDiRe EA 4643

La question du sens en Analyse de discours est centrale : elle s’origine


dans les travaux de Pêcheux dont le projet était de théoriser le processus
de production du sens (dans le discours) en tant que source d’opacification
de la signification. Ce projet est concrétisé par l’intitulé que Pêcheux
(1975) donne à son Analyse de discours, la « Sémantique discursive ». Il
a fourni la filiation de ce champ d’analyse, sans frontière géographique,
que l’on nomme Analyse de discours de tradition française. Pêcheux
s’intéresse notamment aux notions, quasi indissociables, de discours
et de sens, afin de les construire en objets scientifiques échappant à la
spéculation et à l’illusion, et ce dans le but de parvenir à la définition de
la sémantique discursive. La problématique du sens discursif n’est pour
autant ni épuisée, ni résolue. Elle occupe de nombreux travaux. Olga
Galatanu, dans le cadre de la Sémantique des Possibles Argumentatifs
(SPA) inscrite dans la filiation des sémantiques argumentatives (Ducrot,
1988  ; Anscombre, 1995), offre un des exemples marquants des liens
étroits entre Analyse de discours et sémantique. Après avoir rappelé les
objectifs de l’analyse de discours, la linguiste explicite ces rapports :
[…] ces deux types d’objectifs […] supposent la mise en œuvre d’outils
méthodologiques linguistiques divers et complémentaires fondés sur une
approche théorique visant à rendre compte de la production-interprétation du
sens discursif en co-texte et/ou en contexte, ce qui situe l’analyse du discours
a) d’une part, à l’interface de la sémantique (et des autres disciplines considérées
depuis F. de Saussure et J. Morris comme proprement linguistiques), et de la
pragmatique ; b) et d’autre part, à l’interface des sciences du langage et des
autres disciplines des sciences humaines et sociales. […]
[Le troisième consiste à] mettre l’analyse du discours au service de la théorie
linguistique, et plus particulièrement de la théorie sémantique, et, ipso facto
de la construction des significations lexicales et de leur validation à partir des
mécanismes de production du sens discursif. (Galatanu, 2006 : 145-146)

81
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Cet article s’inscrit dans ce même projet de théorisation sémantique en


se proposant néanmoins de l’aborder autrement, par la mise à contribution
des acteurs de la discursivité eux-mêmes. La théorisation d’une sémantique
discursive est effectivement une construction scientifique savante, mais elle
peut également, avec certaines précautions incontournables, relever d’une
construction citoyenne, spontanée, partie prenante de la réalité sociale.
Partant, c’est à la question du sens telle qu’elle est investie par certaines
pratiques langagières réflexives sur des objets sociaux, mais aussi et surtout
discursifs, que nous nous intéressons. Ces pratiques portent sur le statut et
le fonctionnement du discours dans l’espace socio-discursif contemporain.
Nous formulons l’hypothèse plus large qu’elles relèvent d’une épistémologie
populaire qui bénéficie, à la faveur de certaines mutations technologiques,
de la création de nouveaux espaces de communication inscrits dans le débat
public. Par suite, leur réflexivité les instaure explicitement en un «  lieu
de manifestation de mécanismes sémantico-discursifs de construction de
sens et de re-construction de la signification » (Galatanu, 2006) ou, plus
généralement, de manifestation des « mécanismes langagiers, sémantico-
discursifs et pragmatico-discursifs mis en œuvre dans la construction du
sens » (Galatanu, 2000 : 81).
La démarche ainsi entreprise peut être envisagée comme complémentaire
des objectifs que se fixe la Sémantique des Possibles Argumentatifs,
développée par Olga Galatanu, en mettant au service de la théorie sémantique
une autre forme d’analyse de discours et en saisissant la réflexivité comme
forme potentielle de modalité. Cette dernière étant définie par Galatanu
comme « l’inscription dans l’énoncé, par une marque (forme) linguistique,
de l’attitude (valeur modale) du sujet parlant (communicant) à l’égard du
contenu de cet énoncé et à l’égard de la fonction qu’il est censé avoir dans
l’interaction verbale dont il participe » (2000 : 82).

1.  Manifestations métadiscursives et modalisation


C’est initialement par la notion de métadiscours que nous nous
sommes intéressée à un certain nombre de productions inscrites dans
le cadre spécifique de la médiation télévisuelle. Elles sont extraites de
l’émission intitulée l’Hebdo du médiateur. Ce programme hebdomadaire
était diffusé sur France 2 de 1998 à 2008, chaque samedi, après le
journal télévisé de 13h00. Le plateau réunissait, autour d’un médiateur,
des journalistes, des experts et des téléspectateurs qui intervenaient sur
le traitement de deux ou trois thèmes d’actualité évoqués, durant la
semaine écoulée, dans le cadre des journaux télévisés ou des émissions
de la chaîne publique abordant des faits d’information. Les thèmes
de l’émission étaient sélectionnés en fonction de courriers reçus des
téléspectateurs et renvoyaient à un objet conflictuel dans l’espace public.

82
Dire les rouages du sens pour le déconstruire et le reconstruire

Les téléspectateurs, également sélectionnés, pouvaient prendre la parole


selon plusieurs modalités : de vive voix sur le plateau ou par téléphone,
par le biais d’une intervention écrite diffusée à l’écran et correspondant
à l’extrait d’une lettre, d’un courrier électronique ou d’un SMS. Les
journalistes ou les experts étaient, en général, présents sur le plateau mais
ils pouvaient aussi intervenir à distance.
Notre emploi de la notion de métadiscours est comparable aux
occurrences métalangagières étudiées par Krieg-Planque (2004). À partir
de l’analyse d’énoncés, extraits de discours politiques et médiatiques,
l’auteur relève un certain nombre de commentaires, de formes très
variées, portés par le locuteur sur l’adéquation du rapport mot/chose. Elle
les rassemble sous l’appellation de « jugement d’euphémisme » et les
décrit en termes d’« opération discursive » : « nous entendons le fait de
désigner explicitement une formulation comme un “euphémisme” (ou
de la qualifier d’“euphémisme” ou d’“euphémistique”)  » (2004  : 60).
Krieg-Planque montre que le jugement d’euphémisme s’apparente à une
évaluation axiologique, mais elle souligne également que, « en un certain
sens », il peut être analysé comme une évaluation à caractère savant. Le
principal argument en faveur de cette proposition est fourni par le statut
de catégorie scientifique de la notion d’euphémisme. Ce sont de telles
manifestations, en tant que formes de saisie en surplomb du discours et
de son fonctionnement, en tant que réalité générale ou contextualisée, le
discours d’information journalistique, par exemple, que nous adoptons
pour objet d’étude singulier.
La métadiscursivité peut être ici rapprochée de la notion de modalités :
elle procède à une évaluation, à une modalisation, qui se retourne sur les
opérations modales elles-mêmes – formes modales ou valeurs modales –
pour les montrer et potentiellement révéler leur orientation axiologique
étant donné tel contexte sémantique et/ou pragmatique. Son occurrence
est déclenchée par la présence modale, confirmant comme le pose la SPA
que toute prise de parole intègre systématiquement une évaluation de la
réalité sociale, mais introduit un autre niveau de modalisation dans le
processus de construction du sens, portant singulièrement sur l’adéquation
du sens et de la réalité sociale.
Envisageons l’extrait1 suivant de l’Hebdo du médiateur. Nous le
précédons du commentaire qui a ouvert le débat et qui correspond à la
1
L’Hebdo du médiateur est essentiellement composé d’interventions orales. Celles-ci
sont parfois entrecoupées de la diffusion à l’écran de messages écrits, alors ponctués
par le locuteur lui-même. À chaque fois que nous illustrons notre propos d’extraits de
discours écrits (SMS, courriers, extraits de sites), nous citons fidèlement le message.
En revanche, la citation d’extraits oraux adopte, suivant la tradition de Blanche-
Benveniste et Jeanjean (1987), un mode de transcription qui utilise l’orthographe
standard, omet toute ponctuation et insère une barre oblique pour indiquer les pauses.

83
Du sens à la signification. De la signification aux sens

rediffusion d’un extrait de la parole antérieure du journaliste lors du


journal de 20 heures du 11 juin 2006 :
Journal de 20h du 11 juin 2006 : Une armée israélienne sur la sellette / après
la très vraisemblable bavure de vendredi après midi / les images de Houda
courant au milieu des cadavres de ses parents ont fait le tour du monde /
et ému une partie de l’opinion publique israélienne / à Tel Aviv / quelques
manifestants de gauche réclamaient des comptes aux militaires / avant de
s’envoler pour une visite à Londres et à Paris / le Premier Ministre / Ehoud
Olmert / a exprimé ses regrets pour ces victimes innocentes / tout en prenant
la défense de son armée / dans les Territoires / où trois jours de deuil ont été
décrétés / la jeune Ouda est devenue une héroïne / enjeu de la lutte d’influence
des différents clans rivaux palestiniens / enchaînant des interviews empreintes
d’émotion / le Président de l’Autorité Palestinienne / Mahmoud Abbas / a
même annoncé qu’il adoptait la jeune orpheline
Journaliste : euh / oui / ce que je peux dire / c’est que j’étais effectivement
à Jérusalem à ce moment-là et / vous parlez d’émotion / cette émotion elle
était palpable / elle était partout / cette information qui nous est arrivée
pratiquement en même temps que les images / nous a semblé quelque chose
d’absolument important / il fallait le montrer / je voulais simplement vous
dire un petit mot / dans mon commentaire / pour moi / il y a un mot qui est
très important / qui est vraisemblablement / et chaque fois que j’ai parlé de
bavure
Médiateur : on vous a bien entendu…
Journaliste : …voilà ce que très vite d’ailleurs / l’armée israélienne disait /
parce que les premiers commentaires de l’armée israélienne allaient dans ce
sens / moi / j’ai ajouté ce mot / vraisemblablement / parce que je pense que je
faisais mon métier en disant vraisemblablement à ce moment-là
Téléspectateur  : je crois qu’il faut aller un peu plus loin que dire
vraisemblablement ou pas vraisemblablement / il faut voir l’effet que vous
produisez lorsque vous énoncez des faits de ce genre […] / c’est l’effet que
vous produisez dès le démarrage qui est dangereux / et qui érige / finalement
/ des communautés les unes contre les autres / ou qui parce que des gens ne
voudraient pas forcément être dans des communautés / les enferme par le
résultat / donc / de ce genre de propos / voilà le danger / le danger / il est
uniquement dans la communication / dans l’effet que vous produisez
Le journaliste mis en cause défend son mode de traitement de
l’actualité en mentionnant qu’il a utilisé l’adverbe de modalisation de
l’assertion, «  vraisemblablement  », pour qualifier le bombardement de
bavure au compte de l’armée israélienne. Selon Guimier (1996  : 14),
cet adverbe est exophrastique et restrictif  : sa portée est le contenu
propositionnel dont la validité se voit modifiée et renvoyée à la probabilité.
L’adverbe formule des doutes sur la valeur de vérité de l’énoncé, en
particulier sur l’adéquation du terme « bavure », il « est incident au
contenu propositionnel et contribue directement à l’évaluation du monde

84
Dire les rouages du sens pour le déconstruire et le reconstruire

dans la représentation que donne le discours  » (Galatanu, 2000  : 89).


Mais il est ici utilisé dans le contexte du terme « mot » (« dans mon
commentaire / pour moi / il y a un mot qui est très important / qui est
vraisemblablement / et chaque fois que j’ai parlé de bavure »  ; «  moi
/ j’ai ajouté ce mot / vraisemblablement ») qui témoigne d’un usage
en mention. Cet emploi métalinguistique – localisé seulement dans la
justification formulée a posteriori par le journaliste – fournit un nouveau
cadrage pour l’interprétation de l’adverbe dans son emploi antérieur qui
accède de la sorte, à rebours, dans l’autodialogisation interlocutive, au
statut de modalisation autonymique2. Ce fonctionnement peut être ainsi
glosé  : «  j’ai dit “bavure” mais associé à “vraisemblablement” pour
indiquer que l’exactitude du terme doit être interrogée pour la réalité
ainsi nommée ». La modalisation autonymique telle que la construit le
journaliste concerne donc la non-coïncidence entre les mots et les choses
interrogeant la signification lexicale du mot « bavure ».
Ne relevant ni de la coïncidence pleinement confirmée du mot adéquat, ni de
la non-coïncidence clairement dénoncée du mot inadéquat, un ensemble de
représentations de la nomination inscrit celle-ci dans un entre-deux : ni, dite
pleinement en y adhérant, la bonne nomination, ni, dite sur le mode du rejet,
une nomination autre que celle qui fait défaut, figures tranchées et stables
dans leur vis-à-vis, mais une nomination partagée entre coïncidence et non-
coïncidence, entre présence et absence du mot juste, entre présence et absence
de l’énonciateur à ce qu’il dit. (Authier-Revuz, 1995 : 598)
Ainsi, de modalité sur le contenu propositionnel, l’adverbe en vient
à assumer une modalité d’adhésion exprimant la prise de distance du
locuteur vis-à-vis de la précaution nominative effectuée et sa très probable
adhésion au point de vue soutenu par « bavure », imposant une certaine
orientation argumentative à la couverture événementielle.
C’est pourquoi le téléspectateur refuse les arguments avancés.
La précaution métalinguistique est jugée insuffisante pour canaliser
le fonctionnement discursif de l’acte produit. En parlant d’« effet »,
le locuteur confère au dire journalistique une valeur performative,
qui ne saurait être éliminée par la modalisation, d’autant plus que son
intentionnalité semble autre.
En d’autres termes, deux niveaux de réflexivité langagière sont
actualisés : l’un relève du fonctionnement en langue des unités ; l’autre
de leur fonctionnement en discours où la parole est envisagée comme
acte de langage à part entière. Le commentaire métadiscursif exprime la
non-coïncidence interlocutive et met en scène un « discours offensif »
2
Notons que le journaliste n’avait pas employé « vraisemblablement » mais « la très
vraisemblable bavure  »  ; nous nous cantonnons dans le traitement à ce qu’il dit au
cours de l’émission.

85
Du sens à la signification. De la signification aux sens

comme « modalité de polémique contre le dire du vous » (Authier-Revuz,


1995 : 224-227). Le locuteur verbalise une autre pertinence interprétative
en faisant référence à la « communication », qu’il situe au sein d’enjeux
communautaires. Il tente de déplacer ce qui est présenté comme un
simple dysfonctionnement de la langue vers le fonctionnement propre
du discours, notamment son caractère interdiscursif. Ce qui intéresse ce
téléspectateur et ce qui est dénoncé dans le traitement journalistique, ce
n’est pas ce qui est dit mais ce qui est fait ou produit par la nomination
conflictuelle. Au commentaire métalinguistique, le téléspectateur oppose
un autre fonctionnement relevant de la non-coïncidence du discours à lui-
même. Confronté par sa pratique au réel de la discursivité, il la décrit,
à sa manière, à l’aide de commentaires métadiscursifs qui portent sur
le fonctionnement du sens en discours en tant qu’il doit être relié à une
certaine intentionnalité. Il ne s’agit plus de discuter de la signification
lexicale, mais bien du sens tel qu’il est déployé en discours et tel qu’il
favorise une certaine interprétation du bombardement en question, ainsi
doté d’une polarité négative3. En un certain sens, les commentaires
métadiscursifs contestent la modalité nominale portée par « bavure » et
surtout son renforcement axiologique par le modal « la très vraisemblable »,
repris sous forme adverbiale. C’est donc la naturalisation d’une certaine
sémiotisation de la réalité (Galatanu, 1999) que stigmatise la réflexivité
par la dialogisation dans le but d’orienter vers un autre déploiement
argumentatif.

2. Pour une folk analyse du discours au service


de la théorisation sémantique
En 2008, l’émission étudiée a été supprimée et cette disparition de
la grille des programmes a reçu peu de justifications par la chaîne. Des
arguments économiques très flous furent avancés, alors que le rendez-
vous hebdomadaire ne souffrait nullement de la faiblesse des parts de
marché. Dans ce contexte, la disparition de cet espace de parole, devenu
tradition dans le cadre de cette chaîne du service public, manifestait pour
nous autre chose. Elle témoignait de l’existence d’enjeux – à découvrir
– justifiant la nécessité de faire taire la demande sociale qui s’exprimait
et de reléguer les attitudes réflexives à des lieux discursifs n’empruntant
3
Notre analyse peut être confirmée par celle menée par Galatanu sur le « factuel social
axiologiquement bivalent » « guerre » qui « peut convoquer des topoï à orientation
axiologique positive ou négative  ». L’auteur souligne que les «  modificateurs
dévalorisants s’organisent autour de l’intensité du conflit et de ses effets et surtout de
la non-conformité aux “normes”, aux “règles” de ce phénomène social, c’est-à-dire les
civils […] » (1999 : 45-46). Or, si le bombardement reçoit l’étiquette « bavure » dans
l’extrait étudié, c’est précisément parce qu’il a provoqué des « victimes innocentes »,
comme mentionné dans l’extrait cité.

86
Dire les rouages du sens pour le déconstruire et le reconstruire

pas le dispositif du petit écran, du journal télévisé et de sa mission


démocratique.
Nous adoptions alors la problématique de la métadiscursivité comme
objet de réflexion à part entière et postulions que celle-ci entrait dans
l’espace plus large d’une folk analyse du discours susceptible, par le savoir
qu’elle construisait sur le fonctionnement discursif, de créer des obstacles
– pour le cas développé et plus largement à l’expression du débat public
en réaction à des pratiques discursives plus ou moins institutionnalisées –
à la pratique journalistique.
Nous envisagions alors la métadiscursivité comme caractéristique
transversale et marquée de plusieurs discours, une pratique sociale
inaugurant de nouveaux discours. Autrement dit, la métadiscursivité,
et plus généralement la réflexivité, ne sont pas traitées comme des
manifestations ponctuelles, mais comme symptômes et produits
d’une réalité sociale problématisée. C’est tout à la fois les apports
technologiques, notamment l’existence de l’espace numérique
interprétatif, mais également, l’adoption citoyenne du discours comme
pratique agissante dans un espace social prenant corps qui fournissent les
conditions d’émergence de cette réalité. Par ces deux dimensions, notre
objet s’apparente à un phénomène complexe parce qu’il se situe « à la
limite entre activités linguistiques et activités langagières, entre activités
sur le langage et activités de langage » (Paveau, 2008 : 96).
Paveau, par ces quelques mots, fait référence à des pratiques discursives
spécifiques classées dans la linguistique populaire, autrement nommée,
linguistique de sens commun, ou encore, linguistique des profanes. Les
travaux de Beacco (2004), qui choisit de parler de discours ordinaires,
appartiennent également à ces réflexions. Après le numéro de la revue
Langages de 2004, « Représentations métalinguistiques ordinaires et
discours », dirigé par Beacco, la revue Pratiques consacre en 2008 l’un de
ses numéros à la « Linguistique populaire ». Ses coordinateurs, Achard-
Bayle et Paveau justifient l’actualité du thème par différents arguments
dont, en premier lieu, les circonstances que nous avons formulées à
propos de notre objet :
Nous nous contenterons de rappeler quelques phénomènes bien connus  :
l’augmentation du niveau de connaissances des individus dû en particulier
au développement des nouvelles technologies, la disponibilité accrue des
savoirs dans les publications traditionnelles ou électroniques, la surdiffusion
de l’information sur des supports multiples, en particulier gratuits, tous ces
phénomènes (qui concernent nous ne l’ignorons pas les pays développés),
contribuent à l’augmentation des savoirs des individus, et donc à un certain
effacement des différences entre professionnels du savoir (que sont les
universitaires par exemple) et détenteurs profanes de savoirs ou de savoirs
profanes. (Achard-Bayle & Paveau, 2008 : 4)

87
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Notre analyse se nourrit de plusieurs propositions de Paveau.


À partir d’une typologie des locuteurs non linguistes, auteurs de pratiques
épilangagières, l’auteur identifie un ensemble de sujets très proches de
ceux impliqués dans les dispositifs participatifs, notamment ceux de la
médiation. Il s’agit des « locuteurs concernés, militants ou passionnés ».
Situés sur la partie basse d’une échelle progressant d’un savoir linguistique
implicite vers un savoir linguistique théorisé, ils produisent des savoirs
« centrés sur la description et l’intervention » (2008 : 97). Ces locuteurs
contribuent à l’émergence dans l’espace social d’une « folk analyse de
discours » :
la théorie folk est une théorie pratique ou une théorie de la pratique. L’objet
de l’atelier est bien l’usage du discours et ses effets sur les individus, et non
la description des règles et régularités par exemple. Le savoir profane est le
plus généralement un savoir pratique, un savoir “utile” aux locuteurs pour
évoluer dans leur société. Il s’agit maintenant de s’interroger sur sa validité.
(Paveau, 2008 : 101)
La folk linguistique sur le discours est explicitement envisagée
comme un espace de réflexivité sur les pratiques sociales qui peut fournir
des données pour comprendre certaines manifestations de la réalité socio-
historique en se proposant d’identifier des dispositifs de génération du
sens, tout au moins de formuler des explications sur le fonctionnement
sémantique de certains discours. Elle témoigne d’une forme de
reconnaissance, au sein de l’espace public, des discours, de leur pouvoir
et de leur contribution aux objets de la connaissance qu’ils configurent et
façonnent. Les acteurs citoyens ne sont pas pour autant plus compétents
qu’auparavant, ils bénéficient seulement de nouveaux espaces de visibilité
des pratiques discursives et des conflictualités qu’elles mettent en œuvre
sur la scène technologique interdiscursive (Garric, 2011).
Comme le souligne Paveau, pour les linguistes, admettre les productions
métadiscursives des locuteurs comme des réservoirs de données « dignes »
de l’analyse scientifique n’est pas une systématicité. Cette démarche relève
d’un questionnement sur le rapport entre savoir populaire et savoir savant,
entre théorie spontanée et théorie savante sur le langage. En qualifiant de
participant épistémologique la métadiscursivité, nous répondons au débat
ainsi ouvert : les données produites par les attitudes épidiscursives (Garric,
2009, 2010) fournissent un matériau valide et pertinent à la recherche, « mais
elles ne peuvent servir de base à une théorie générale du langage » (Paveau,
2008 : 103). Et, au-delà, l’orientation de nos propos actuels témoigne que
nous accordons aux attitudes épidiscursives une validité « d’ordre pratique
et représentationnel » qui les initie en « organisateurs sociaux » et les
constitue « en corps de savoir social ». C’est en quelque sorte un autre type
de participant épistémologique qui est construit, dont l’objet d’intuition

88
Dire les rouages du sens pour le déconstruire et le reconstruire

n’est pas le langage mais le discours en tant qu’acteur socio-idéologique


dans l’espace citoyen. Ces formes relèvent d’une réflexivité qui s’opère sur
et dans la zone sémantique de l’axiologique en se saisissant du jugement
effectué : elles le montrent en qualifiant certaines de ses formes modales,
elles le disent en contestant certaines de ses valeurs modales.

3.  Contester le sens univoque par l’amalgame


Les productions métadiscursives de l’Hebdo du médiateur font une
référence régulière à une activité tenue par les journalistes : la nomination.
Elle est explicitement formulée dans les extraits suivants qui utilisent tous
une catégorisation savante, l’amalgame :
Téléspectateur  : c’est vrai que j’ai / à travers le traitement / de de par la
rédaction de *france 2 /du thème de l’insécurité / j’ai trouvé qu’ils ont / toutes
les rédactions ont été piégées par cette thématique / euh / comment dire /
choisie par un candidat après tout le monde / s’est s’est / a été entraîné par
cette cette thématique / on a fini par faire peur aux gens en faisant l’amalgame
autour de l’insécurité avec tout ce qui se passe / alors que c’était plutôt de
l’incivilité parfois y a eu le contexte du terrorisme / aussi qui a favorisé le le /
cette situation et moi / je reproche effectivement à toutes les rédactions dont
*france 2 en p / mais de suivre ces cette cette / en quelque sorte la décision
des communi- des communicateurs des des campagnes présidentielles / donc
de / sur les thèmes de l’insécurité / finalement on fait peur aux aux citoyens
français / et on a ces reportages / où on voit cette dame qui / euh / dans un
village où il ne se passe jamais rien à 19 heures / a peur de sortir de chez elle
/ et dans le contexte de peur / on fait dire n’importe quoi / on fait voter pour
n’importe qui
Émission du 03/02/2001 :
Médiateur  : […] dans votre courrier également / des critiques sur la
responsabilité des médias / et des reproches sur l’amalgame entre voyou et
jeune des banlieues
Téléspectateur : Je trouve indispensable de relater ces inquiétants événements.
Néanmoins, s’il est vrai qu’il existe au Mureaux des jeunes difficiles et en perte
de repères, comme malheureusement dans la plupart des villes françaises, les
autres jeunes existent également et certainement en plus grand nombre.
Téléspectateur  : Je suis membre du Conseil national de la jeunesse. Je me
permets de réagir au matraquage médiatique sur ce qui s’est passé à la
défense. En tant que jeune / je m’élève contre cette médiatisation faussée ;
car jeune n’est pas égal à violence. Notre société n’est pas plus violente qu’il
y a cinquante ans sauf que les médias ont un pouvoir plus important auprès du
grand public, ce qui devient dangereux.
Journaliste : oh / il y a des choses qui sont / enfin / il y a juste qu’on s’interroge
là-dessus / il y a juste qu’il faut qu’on soit très vigilants sur ces questions-là
/ c’est vrai / il faut savoir que nous sommes aussi / qu’on est conscients des

89
Du sens à la signification. De la signification aux sens

difficultés / qu’on est très vigilants aussi à ne pas faire d’amalgame entre euh
/ jeunesse et délinquance / que il y a régulièrement des sujets à l’antenne /
et il y a aura d’autres et on en fait donc régulièrement / des sujets sur toutes
les initiatives qui se passent dans ces cités dites difficiles ou ces banlieues
dites difficiles / euh des sujets plus positifs comme on veut sur ces gens qui
s’investissent davantage dans les banlieues / mais il y a une réalité aussi / il y
a une réalité objective / […]
La dimension métadiscursive, en effet, est explicite  : il ne s’agit
nullement de revenir sur les termes en tant qu’unités de langue, mais
sur l’emploi qui est fait de ces termes dans le discours journalistique. Ce
que dénoncent les téléspectateurs, ce n’est pas seulement l’inadéquation
des opérations de nomination, comme le mentionnent les membres de la
rédaction, mais le recours à des termes qui, dans l’espace interdiscursif,
fonctionnent comme des catégorisations socio-idéologiques et, par
voie, comme des déterminations du sens. Autrement dit, les attitudes
épidiscursives débusquent certaines propriétés du discours, notamment
l’appui sur des discours déjà-là, inscrits dans l’espace interdiscursif.
Le terme «  insécurité  », par exemple, est qualifié d’inadéquat parce
qu’il attribue aux faits désignés une polarité négative associée à un acte
illocutoire de menace qui provoque la peur. Le téléspectateur reproche
ainsi aux journalistes de conforter un discours dominant (Galatanu,
1999) porté par les communicateurs des campagnes présidentielles et de
participer à un mécanisme de stabilisation et de renforcement du monde
dans et par la langue (Galatanu, 2000). Dans les exemples suivants, c’est
l’orientation argumentative prise par le terme « jeune » dans le discours
journalistique qui est mise en cause. « Jeune » est axiologiquement
bivalent, mais seule sa polarité négative est discursivement activée par
l’amalgame avec « voyou, délinquance » ou « violence », construisant une
réalité en quelque sorte univoque, ou tout au moins donnée comme telle.

4.  Reconstruire le sens discursif


Le métadiscours tente de redonner à la catégorisation nominative son
ambiguïté : il réactive la conflictualité des parcours sémantiques auxquels
elle est susceptible de donner lieu. En effet, Siblot, qui analyse un corpus
également inscrit dans la médiation puisqu’il s’intéresse à la rubrique du
médiateur, Mots en guerre, du Monde, précise les enjeux portés par les
commentaires métadiscursifs :
La polémique des Mots en guerre, pour désigner, catégoriser ou qualifier
les développements quotidiens d’un affrontement dramatique et manichéen,
reconduit au plan du discours la confrontation politique et militaire. La
bataille des mots n’est qu’un prolongement du conflit israélo-palestinien
sur le terrain. Et les lecteurs ne s’y trompent pas. Il ne s’agit pas de choisir

90
Dire les rouages du sens pour le déconstruire et le reconstruire

entre des étiquettes plus ou moins pertinentes qu’on apposerait à la réalité


des événements ; ils disputent des prises de position à l’égard de cette réalité.
Le débat ne porte pas sur des dénominations prises à plus ou moins bon
escient dans le lexique, mais sur des actes de nomination, insérés dans un
interdiscours polémique, qui expriment des “points de vue” et des jugements
engageant le journaliste. (Siblot, 2007 : 37)
Les téléspectateurs, par leur commentaire métalinguistique, mettent
en scène le dialogisme attaché à l’opération de nomination. Leur
contestation refuse le discours autre, véhicule d’un point différent du leur.
Le téléspectateur adopte une attitude épidiscursive qui, au-delà du simple
constat d’amalgame, lui permet de pratiquer, dans et par son discours,
une analyse comparative établie par une hétérogénéisation de son propre
discours. Cette auto-réflexion consiste à dire l’hétérogénéité constitutive
du discours journalistique, à la montrer par sa construction à l’aide
d’indices à identifier, en contestant ainsi l’homogénéité que se donne le
discours médiatique. Autrement dit, le rôle de la modalisation réflexive est
de contredire le renforcement de certains systèmes de valeurs, véhiculées
par la parole journalistique, en mettant en scène un autre point de vue qui
affaiblit l’axiologisation dominante et introduit une flexion de la polarité
discursive.
Nous rejoignons par ces considérations les propos de Garnier et Sitri
(2008) sur le traitement de l’énoncé concessif dont nous identifions
une illustration dans les exemples supra. Les auteurs, « s’interrogeant
sur la possibilité d’un traitement discursif de l’énoncé concessif face
à des approches de type grammatical et syntaxique, rhétorique ou
pragmatique », concluent qu’il doit être traité « en tant qu’il donne une
représentation du discours autre dans le discours en train de se faire » et
« saisissable dans les formes de langue par la notion de préconstruit ». La
concession est une construction métadiscursive modalisante qui évalue
un écart interprétatif entre deux réalités. L’une formule, par la validation
d’une prédication d’existence, un préconstruit et concède la vérité d’une
réalité qu’il s’agit toutefois de rectifier : l’existence de jeunes en situation
de difficulté ; l’autre formule le point de vue de l’énonciateur qui asserte
l’existence en contrepoids « d’autres jeunes ». Sous le mode interdiscursif
de l’allusion, la concession construit le « conflit intradiscursif » : elle est
une catégorie discursive créée par l’hétérogèneité qu’elle dit et renforce
par d’autres marqueurs de conflictualité énonciative, confirmant les
différentes orientations argumentatives actualisées. On relève notamment
dans l’extrait discuté les indices suivants :
–– l’opposition entre la construction impersonnelle qui rhématise
les « jeunes difficiles » et la construction thématisée des « autres
jeunes » :
il existe des jeunes vs les autres jeunes existent ;
91
Du sens à la signification. De la signification aux sens

–– l’opposition entre la détermination indéfinie qui actualise comme


ensemble indéterminé les « jeunes difficiles », présentés comme des
exemplaires quelconques, et la détermination définie qui actualise
les « autres » sous la forme d’un ensemble d’extension large doté
d’une stabilité référentielle :
des jeunes difficiles et en perte de repères vs les autres jeunes ;
–– l’opposition entre une sous-classe, déterminée par une expansion
postposée qui attribue une catégorisation externe, et une classe
sans expansion, présentée comme distincte de la précédente, et
que la détermination générique extensionnelle reconstruit comme
évidence :
des jeunes difficiles et en perte de repères vs les autres jeunes.

5. Conclusion : la métadiscursivité entre connaissance et


pratique discursives
La métadiscursivité assume le rôle de participant épistémologique que
nous lui avions dévolu. Elle est un révélateur de ce qu’est le discours et
s’inscrit dans l’analyse sémantique. Les fonctionnements qu’elle met en
évidence renvoient à des questionnements qui ont jalonné l’histoire de
l’Analyse de discours autour, notamment, de la notion d’interdiscours. Ce
concept a fait l’objet d’une construction progressive au sein de l’Analyse
de discours. Elle a consisté à introduire l’hétérogénéité discursive qui
était initialement gommée par des formations discursives homogènes
et autonomes, par la caractérisation des discours à l’aide de régularités,
d’invariants, et par des corpus constitués à partir de conditions de
production stables et unitaires. La notion de préconstruit, associée à une
conception du sujet revisitée, a permis la théorisation de l’hétérogénéité.
La réflexivité médiatique, pour construire la critique ou la défense du
traitement journalistique, emprunte en quelque sorte le même itinéraire.
Par son attitude épidiscursive, elle rompt avec un rapport au réel et
aux objets de connaissance évident, homogène, transparent, ou encore
désidéologisé. Cette rupture se réalise par l’hétérogénéisation du discours
marquée par des formes de non coïncidence du discours à lui-même. La
méta-énonciation révèle ainsi le discours en train de se faire, c’est-à-dire
saisi dans la circulation interdiscursive. L’épidiscursivité se manifeste
donc comme une forme d’incorporation des extériorités et le métadiscours
offre un dispositif de mise en œuvre de l’interdiscours (c’est-à-dire pas
seulement du préconstruit) dans l’intradiscours par des positionnements
subjectifs. On peut alors espérer s’être quelque peu approchée des
objectifs et préconisations formulées par Courtine :
tout ensemble de discours (discours communiste, discours socialiste,…)
doit être pensé comme unité divisée, dans une hétérogénéité par rapport à

92
Dire les rouages du sens pour le déconstruire et le reconstruire

lui-même dont il appartient à l’AD politique de repérer la trace. Ceci


reviendrait par exemple, plutôt que de faire de la présence ou de l’absence
de telle transformation le signe d’un écart entre deux “types de discours”, à
montrer comment le fonctionnement discursif de telle opération linguistique
permet à un ensemble de discours, relevant de CP déterminées, d’intégrer des
éléments qui proviennent de son extérieur hétérogène. (Courtine, 1981 : 31)
L’intérêt porté à ce métadiscours peut également être rapproché –
sans s’y confondre – des travaux des historiens du discours. Ils
reprennent la notion foucaldienne (1969) d’événement discursif pour
donner ou redonner à l’énoncé toute son historicité et posent, en termes
pragmatiques et ethnométhodologiques, que tout énoncé à propos d’un
événement réalise et interprète cet événement. La notion de réflexivité
de la langue est au cœur de cette conception que Guilhaumou (2007)
précise en soulignant que l’intérêt des historiens linguistes se porte sur la
« matérialité de la réflexivité des descriptions sociales de l’événement ».
Le métadiscours produit par l’événement discursif, en lien avec une
expérience ontologique, résulte de la connaissance et de la capacité de
jugement réflexive des acteurs discursifs : « Les ressources interprétatives,
les possibilités réflexives de l’événement sont attestées dans la description
même de l’événement » (Guilhaumou, 2007).
Alors la concessive et la proposition causale négativée, qui forment
les critiques des téléspectateurs ci-dessus, marquent, en tant que
préconstruits, le rejet d’énoncés et de leur effet d’évidence dans l’espace
médiatique. Ces énoncés appartiennent à la répétition d’une formation
discursive dont ils portent l’idéologie sous-jacente et que le discours
journalistique reproduit anonymement, sous le couvert de la neutralité
et de l’objectivité de la pratique professionnelle (Koren, 1997) par
leur subjectivation. Rappelons, en effet, que les thèmes abordés par
la médiation sont les jeunes et l’insécurité. La critique s’emploie à les
hétérogénéiser pour favoriser leur « effacement » ou leur « dénégation »
dans l’espace discursif médiatique, parce qu’ils font entendre une voix
autre, une voix dominante dans l’actualité, en contradiction avec la leur.
Il apparaît ainsi que la médiation n’est pas qu’une pratique discursive,
elle est également une pratique socio-idéologique qui semble suscitée en
réaction à certains objets sociaux problématiques ou reproblématisés. Elle
peut être apparentée à un « discours de promotions de nouvelles valeurs »,
appuyé sur l’élucidation du fonctionnement discursif et notamment des
mécanismes de construction du sens, mais s’identifie simultanément
à un « discours de préservation identitaire de différents groupes sociaux »
(Galatanu, 1999 : 50) dont les valeurs sociales ne sont pas portées par la
parole dominante, celle diffusée par le traitement médiatique.

93
Du sens à la signification. De la signification aux sens

On comprend dès lors que la médiation constitue un véritable risque


pour la pratique journalistique dans le sens où elle la montre comme activité
discursive à part entière. Elle l’apparente à une pratique idéologique
d’imposition de systèmes de valeurs alors que sa légitimité repose sur des
conditions d’objectivité et de neutralité. La métadiscursivité devient un
dispositif de contestation d’une activité discursive. Elle s’attelle à révéler
ses rouages en remettant en cause la fonction même à laquelle elle prétend :
informer sans parti pris. Pour autant, comme le souligne Koren (2004), la
parole journalistique n’est pas un discours intrinsèquement manipulatoire,
puisque « cela indique que cette prise de position déontologique est liée à
une conception périmée du langage », qualifiée de « descriptive ». L’auteur
poursuit en ces termes qui semblent trouver un écho fort dans la folk
analyse de discours : « Ils [les journalistes] semblent ignorer ce faisant
qu’il est linguistiquement impossible de séparer la part référentielle de
la sémantique de ses dimensions pragmatiques et argumentatives et que
les subjectivités énonciative et intersubjective sont inhérentes à la langue,
mode de vie sociale et donc à toute mise en mots quelle qu’elle soit… ».

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Dire les rouages du sens pour le déconstruire et le reconstruire

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95
Désignation, signification et argumentation
dans des définitions naturelles
« Le X n’est pas un Y » ou comment prendre des vessies
pour des lanternes

Marion Pescheux

Université Charles de Gaulle – Lille 3 – UMR STL 8163


& CoDiRe, Université de Nantes

Le langage peut toujours nier un des éléments constitutionnels-


définitionnels de la chose dont il parle, même généralement : il est
apte à détruire son propre lexique (mots définis) à tous les niveaux
de langage en affirmant que les choses ne sont pas ce qu’elles sont.
J. Rey-Debove (1997 : 117)
« Faire prendre des vessies pour des lanternes » est une expression
qui désigne l’action de faire croire à quelqu’un quelque chose d’absurde,
d’induire une confusion ou un aveuglement, bref, de tromper quelqu’un
ou de procurer des illusions sur des choses ou des gens. Le trompeur
présente ou propose un objet donné du monde comme étant un autre objet,
ou le laisse penser. Il établit ainsi une relation arbitraire entre les mots et
les choses, non sanctionnée par une catégorisation sémantique reconnue.
L’expression serait fondée sur des significations de vessie, soit un sac
membraneux susceptible d’être gonflé d’air, devenant transparent et qui,
doté d’une bougie, fait office de lanterne de secours, soit, au figuré, une
chose vaine, de peu de valeur : la tromperie serait fondée sur la similitude
apparente ou fonctionnelle entre vessie et lanterne et sur le peu de valeur
de la première comparée à la seconde. Les deux mots renvoient à un objet
translucide et lumineux, caractéristique qu’ils ont en commun du point
de vue de l’expérience sensible et que leur définition explicite dans le
lexique (TLFi), mais qu’elle distingue quant à leur catégorie : « appareil
d’éclairage » pour lanterne, « poche membraneuse » pour vessie.
Cette digression vise à souligner le fait que de nombreux discours
(i.e. produits d’une énonciation) tendent à effectuer une telle opération :
dire que telle chose en est une autre, ou dire que telle chose n’est pas

97
Du sens à la signification. De la signification aux sens

telle autre chose peut ainsi faire prendre des vessies pour des lanternes,
par la seule vertu de l’emploi de définitions naturelles. On explorera
donc ici quelques formes de définitions naturelles et surtout on tentera de
commenter l’imbrication des relations de désignation, de dénomination et
de signification qu’elles expriment.
Les définitions étudiées sont du type « le X n’est pas un Y », et on
s’efforcera de suggérer que, lorsqu’une telle définition est de type
catégorisant – et non attributif –, la négation qui s’y trouve permet à
coup sûr au locuteur de modifier la relation de signification reliant les
mots à leur signification lexicale mais aussi de modifier les relations
de désignation et de dénomination  ; on suggérera aussi que de telles
définitions peuvent avoir un caractère métalinguistique, sans être des
formes strictement métalinguistiques. En discours, faire prendre des
vessies pour des lanternes contribue à la construction de représentations
sur le monde, à la fois par une recatégorisation des objets du monde et par
la mobilisation du cinétisme des significations lexicales (Galatanu, 2009).
En premier, le cadre théorique (Sémantique des Possibles
Argumentatifs) et les concepts utilisés seront précisés : signification/sens,
définition naturelle, relation de désignation et relation de dénomination,
métalangage ; puis des énoncés définitionnels seront analysés.

1.  Cadre et arrière-plans théoriques


La démarche suivie consiste en une Analyse Linguistique du Discours
(Charaudeau & Maingueneau, 2002  ; Maingueneau, 1987  ; Galatanu,
2009), initiée sur des discours « didactiques » (Pescheux, 2008), relevant
tout d’abord du champ de la didacticité « première ou explicite »
(Moirand, 1993), mais dont l’étude, et les questions, ont conduit à élargir
la recherche à des discours relevant d’une intention de didacticité, « réelle
ou simulée ou feinte » (Moirand, ibid.). Au stade actuel, cet élargissement
est exploratoire.

1.1.  Théorie sémantique et méthodologie


Si la Sémantique des Possibles Argumentatifs (SPA) a été choisie
comme cadre théorique d’analyse des définitions du type « le X n’est pas
un Y », c’est que celles-ci sont rencontrées dans un matériau empirique,
transcriptions ou textes produits dans des champs discursifs liés à des
champs sociaux qui contraignent leur production et qu’en retour, ces
champs discursifs caractérisent (Maingueneau, 1987). On considère
que la contrainte de production de ces discours se traduit lors de leur
énonciation, dans l’acte individuel d’appropriation de la langue lui-
même (Benveniste, 1970), et en outre, on considère ces énoncés comme
prétendant modifier les relations entre les interlocuteurs (Ducrot, 1984).

98
Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles

En bref, l’étude de telles définitions s’inscrit principalement dans un


cadre énonciatif argumentatif, mais teinté d’hétérogénéité, comme celui
de Galatanu : partant de la prise en compte du pouvoir qu’ont les discours
de construire ou reconstruire les représentations que les interlocuteurs
se font sur le monde (Galatanu, 2009, 2006) et de l’argumentativité de
la langue, la Sémantique des Possibles Argumentatifs insère dans sa
conception de la signification lexicale non seulement des constituants
de nature argumentative – stéréotypes et possibles argumentatifs – mais
aussi des constituants renvoyant au monde désigné par les mots au
niveau d’un « noyau » de la signification lexicale : traits nécessaires de
catégorisation.
S’agissant de définitions disant que telle chose n’est pas telle autre, il
a semblé cohérent de disposer d’une théorie sémantique capable à la fois
d’éclairer des mécanismes argumentatifs et des mécanismes discursifs de
désignation (on ne commentera pas ici le cercle herméneutique qui lie les
observables relevés en discours et la théorie destinée à en rendre compte :
cf. Ducrot, 1984).
Ainsi, de façon classique, on considérera, d’une part, le sens des mots dans
les discours comme la valeur sémantique en contexte de ces mots, d’autre
part, la signification des mots comme leur valeur sémantique abstraite, telle
qu’on pourrait l’approcher dans l’étude des discours lexicographiques. On
étudiera donc les mots lexicaux insérés dans les définitions du type « le X
n’est pas un Y » d’une part au regard de leur signification dans les discours
des dictionnaires et d’autre part, au regard de leur sens en cotexte.

1.2. Forme, prédication, fonction définitionnelle de


« le X n’est pas un Y »
1.2.1. La forme syntaxique « le X n’est pas un Y »
Quant à la structure syntaxique, deux syntagmes nominaux se
présentent reliés par la copule être, affectée de la négation. Compte
tenu de notre intérêt pour les relations de désignation et dénomination,
on s’intéressera à la description grammaticale de cette forme qui met en
relation d’entrée de jeu des signes et des choses : le premier SN porte un
déterminant défini, le second SN un déterminant indéfini, et forment tous
deux des expressions référentielles, désignant une occurrence particulière
de la notion attachée lexicalement au nom. Pour l’instant, la réflexion se
restreint à cette formulation.
D’une façon générale (Riegel et al., 1997 : 153), deux interprétations
des expressions référentielles étudiées sont possibles. Selon la première,
le défini singulier réfère à un individu identifiable par le récepteur à partir
de la classe représentée par le nom et son expansion, et compte tenu des

99
Du sens à la signification. De la signification aux sens

connaissances que lui prête l’émetteur ; par ailleurs, l’indéfini singulier


désigne un individu quelconque de cette classe, sans permettre son
identification univoque : dans les deux cas, il s’agit d’emploi spécifique.
Selon la seconde interprétation, le défini ou l’indéfini singulier peut
référer à l’ensemble d’une classe, et c’est l’emploi générique.
Quant à la fonction syntaxique, il s’agit d’une construction attributive,
dans laquelle l’attribut du sujet (Y) s’interprète comme un prédicat
qui exprime une caractéristique du sujet  : propriété (Pierre est gentil/
un excellent bridgeur), état (Pierre est d’une humeur exécrable/las
d’attendre) ou catégorisation (Pierre est commissaire au compte). La
forme d’attribut du sujet rencontrée dans nos exemples est celle d’un
groupe nominal.
Quant à la construction verbale des énoncés étudiés, cette version
négative nierait l’existence du rapport de caractérisation que le verbe
copule être instaure entre l’attribut du sujet et le sujet (Riegel et al., 1997 :
235). Nous reviendrons sur cette remarque pour la développer autrement.
On proposera les énoncés suivants1, caractérisés par l’emploi
générique des expressions référentielles (GN) des attributs du sujet.
(1)  Le silence n’est pas un oubli
(2)  Le parlement n’est pas un tribunal
(3)  L’avocat n’est pas un enquêteur
(4)  L’araignée n’est pas un insecte
(5)  Prêtre n’est pas un métier
(6)  L’immigration n’est pas un problème
(7)  La santé n’est pas un luxe
(8)  La vie n’est pas un rêve
(9)  La vie n’est pas un jeu
(10) La vie n’est pas un drame
(11) La vie n’est pas un sport
(12) La pauvreté n’est pas un crime
À l’exception de l’énoncé (5), les énoncés sont du type : « le X n’est pas
un Y » = SN défini nég.<être> SN indéfini. Les attributs des énoncés (1) à
(5) illustreraient l’expression d’une caractéristique du sujet relevant de la
catégorisation : indication d’une appartenance – ou non appartenance – de
ce que désigne le sujet à une classe d’entités : oubli / tribunal / enquêteur /
insecte / métier. Les énoncés (6) à (12) comporteraient en outre, de par les
modalisations présentes dans les noms des SN attributs (problème / luxe /
1
Les énoncés sont issus de Google, à partir de l’indication de recherche « le X n’est pas
un Y », entre décembre 2012 et juillet 2013.

100
Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles

rêve / jeu / drame / sport / crime), l’expression de propriétés axiologisées


positivement ou négativement.
Pour les énoncés (1) à (4), en choisissant de distinguer les entités
désignées par les deux noms, ces énoncés effectuent deux opérations  :
d’une part, l’association de deux entités, d’autre part, la dissociation de ces
deux entités. Dans l’énoncé, les significations des deux noms renvoyant
aux entités associées ont des traits en commun, ce que nous avons tenté
de formuler dans la deuxième colonne du tableau  1  ; d’autre part, les
significations des deux noms renvoyant aux entités dissociées comportent
des traits distinctifs ou exclusifs, formulés dans la troisième colonne.

Tableau 1. Critères de rapprochement et d’exclusion


Critères de Critères d’exclusion
Mots associés rapprochement fondant la négation 
Silence-oubli /manque-absence/ /parole/ vs /mémoire/
Parlement-tribunal /instance de décision/ /représentation nationale/
vs /juridiction/
Avocat-enquêteur /recherche information vs délit/ /défense/ vs /question/
Araignée-insecte /insecte vs non-insecte/ /non-insecte/
Prêtre-métier /activité humaine/ /croyance/ vs /action/

Le caractère exclusif des critères d’exclusion pourrait inciter à penser


que lorsque le locuteur veut distinguer deux entités, il le fait en s’appuyant
sur des « traits nécessaires de catégorisation », mais que lorsqu’il veut
associer, ce sont les critères de « ressemblance de famille » qu’il convoque
(Kleiber, 1990). Quoi qu’il en soit, une isotopie est présente entre les
deux noms des SN sujet et attribut, comme critère de rapprochement
ou d’association entre les noms. Cette récurrence sémantique est ce qui
permet à la fois la formation d’une prédication d’identité « le X est un
Y », à cause de « traits de ressemblance », et de sa négation, insistant sur
d’autres traits, ce que nous allons commenter ci-après.
Dans cette catégorie d’énoncés, nous nous limiterons à l’étude des
deux énoncés suivants, qu’on considérera comme catégorisants, ainsi que
les énoncés (1) à (5) :
(13) « L’embryon n’est pas une personne »
 Le Figaro, 12/07/2013, interview de la journaliste Anne Jouan avec le
Dr René Frydman ;
(14) « L’embryon humain n’est pas un objet »
Le Figaro, 18/07/2013, article de Alain Privat.
On a signalé qu’il s’agissait de prédications d’identité. Ces énoncés
impliquant les relations de désignation, voire de dénomination, et de
signification, on rappellera brièvement l’arrière-plan théorique qui
commente ce type de prédication.
101
Du sens à la signification. De la signification aux sens

1.2.2.  Métalangage et phrases métalinguistiques


Rey-Debove (1997 : 180) souligne que les verbes métalinguistiques
sont engagés dans trois types essentiels de prédications, et qu’ils sont
issus d’expressions utilisant le verbe être : ils expriment la relation entre
les signes et les choses (désigner) ; la relation entre les personnes et les
signes (appeler)  ; les relations entre les signes, cette dernière étant la
relation de signification (signifier).
A.  La « prédication d’identité »
Chez Rey-Debove (1997 : 181), la prédication d’identité est la forme
logique la plus simple de mise en rapport des signes et des choses par un
discours, et la relation de désignation est déduite de cette forme « dont
sort toute la linguistique » :
i. /X ou Y c’est la même chose/, /X et Y c’est la même chose/
ii. /X est Y/
Dans cette phrase, les mots X ou Y ont un signifiant différent, et même
chose s’entend comme une seule et même classe d’objets du monde dans
le cas des noms communs. En conséquence, le discours métalinguistique
tire les conséquences de cette phrase modèle (Rey-Debove, 1997 : 181) :
iii. si X ou Y c’est la même chose, une même chose a des noms
différents /X s’appelle X ou Y/ et /Y s’appelle X ou Y/
iv. des noms différents renvoient à la même chose /X ou Y désignent
X/ ou /X ou Y désignent Y/
v. /X et Y sont synonymes/
vi. /X signifie Y/
Dans toutes ces phrases, la notation italique permet d’indiquer les mots
du langage (X, Y), par contraste avec les choses qu’ils désignent (X, Y).
Les phrases iii sont des phrases dénotant une relation de dénomination ;
les phrases iv, une relation de désignation  ; les phrases vi, des phrases
dénotant une relation de signification. Elles vont nous permettre de
préciser la nature des deux énoncés étudiés : « l’embryon n’est pas une
personne » et « l’embryon n’est pas un objet », ou plus exactement la
nature de leur forme positive :
(15) « l’embryon est une personne »
(16) « l’embryon est un objet » 
Les formes positives (15) et (16) des énoncés (13) et (14) sont-elles
des énoncés désignationnels, dénominatifs ou de signification ?
Cela étant, la prédication d’identité est normalement formellement
asymétrique : « le maceron est une plante comestible de la famille des

102
Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles

cigües  » (Rey-Debove, 1997  : 182), où le sujet est une unité codée, et


l’attribut, une expression composée. Dans le cas de tous nos énoncés,
dont les deux énoncés (13) et (14), la prédication d’identité n’est
pas asymétrique, car elle a pour sujet et pour attribut deux unités
codées : embryon et personne ou objet. Nous verrons si cette forme de
prédication d’identité présente des particularités au regard des phrases
désignationnelles, dénominatives et de signification.
Avant d’appliquer ces phrases aux deux énoncés, on reviendra
brièvement sur ces trois relations.
B.  Relations de désignation, de dénomination et de signification
Pour Rey-Debove (1997  : 185), désigner et s’appeler représentent
respectivement les relations signe → chose et chose → signe, c’est-à-dire
la mise en relation du monde et des signes, en passant du système lexical
mondain (qui renvoie aux objets du monde) au système métalinguistique
(qui renvoie aux mots de la langue). Les phrases de désignation et de
dénomination sont deux cas limites de la phrase métalinguistique, parce
que le sujet et le prédicat représentent deux sémiotiques différentes, dans
leur relation fondamentale : /X désigne Y/ et /Y s’appelle X/.
L’auteure précise que :
a) comme la prédication mondaine avec être, dont elles sont issues,
et dont elles conservent un des deux éléments, les phrases de
dénomination et de désignation mettent en relation deux signifiés,
nominaux : « le mot X », X étant un nom, et la chose Y, la sémiotique
linguistique faisant l’objet d’une notation en italique.
Kleiber (1984 : 78) complète et amende ces travaux en spécifiant que :
b) la relation de dénomination repose sur une habitude associative, un
acte de dénomination effectif et préalable ;
c) cette association référentielle est instaurée par le donneur de nom
(« on appelle x, X ») : Kleiber rappelle que Rey-Debove indique
que la relation de dénomination est une relation personne-signe,
et il suggère ainsi que les phrases du type /appelle X/ sont issues
d’une phrase « Qqun dire (X est Y) » ;
d) l’acte de dénomination transforme le signe X associé à x en une
sorte de propriété de l’objet x ainsi dénommé (« quel est son
nom ? ») ;
e) le signe X d’une relation de dénomination est une unité codée
simple (ou une lexie complexe) et les items lexicaux, parce
qu’ils sont des unités codées, présupposent, à la différence des
séquences d’items non codées, l’existence d’un référent, d’une
entité extralinguistique qui leur correspond : « de ce fait, les items

103
Du sens à la signification. De la signification aux sens

lexicaux nous dispensent d’asserter l’existence de ce référent »


(op. cit. : 82) ;
f) il faudrait distinguer deux relations de dénomination, l’une de
dénomination ordinaire et l’une de dénomination métalinguistique ;
dans le premier cas, le « nom » a été attribué à une entité spatio-
temporelle déterminée (le signe X est un nom propre), et dans le
second, à une entité ou concept général (le signe X est un nom
commun ou une lexie nominale complexe). Ainsi, au contraire
de la fixation référentielle de l’individu particulier, l’association
nom commun – concept général s’inscrit dans le code linguistique
commun, d’où la qualification de métalinguistique, et vaut pour
tout locuteur. À la différence de la relation de dénomination
ordinaire, la relation de dénomination métalinguistique débouche
sur la relation de signification et de synonymie. En d’autres termes,
cela signifie que le nom commun a un sens descriptif (ibid.).
Nous allons à présent reprendre ces différents critères afin de préciser
la nature des énoncés (13) et (14) par le biais de leurs énoncés positifs
(15) et (16).
C.  Nature des énoncés (15) et (16) : désignation, dénomination
ou signification ?
À la lumière des deux paragraphes précédents, l’application des
phrases désignationnelle, dénominative et de signification aux énoncés
positifs (15) et (16) tirés des énoncés (13) et (14) donne les résultats
suivants :
(15) « l’embryon est une personne » :
vii. /embryon ou personne, c’est la même chose/
viii. /l’embryon s’appelle embryon ou personne/ et /la personne s’appelle
embryon ou personne/
ix. /embryon ou personne désignent l’embryon/ et /embryon ou personne
désignent la personne/
x. /embryon ou personne sont synonymes/
xi. /embryon signifie personne/
(16) « l’embryon est un objet » :
xii. /embryon ou objet, c’est la même chose/
xiii. /l’embryon s’appelle embryon ou objet/ et /l’objet s’appelle embryon
ou objet/
xiv.  /embryon ou objet désignent l’embryon/ et /embryon ou objet
désignent l’objet/
xv. /embryon ou objet sont synonymes/
xvi. /embryon signifie objet/

104
Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles

Les phrases « mondaines » (portant sur le monde) vii et xii semblent


acceptables : de la description de l’embryon réel découlera la connaissance
de ses caractéristiques et par conséquent les discours sur la recherche sur
l’embryon, reflétés dans les énoncés étudiés.
De même, les phrases de «  signification  » xi et xvi semblent
acceptables  : le fait de considérer que le terme embryon signifie
« personne » ou « objet » constitue le fond des arguments des opposants
dans l’actuel débat.
En revanche, les phrases de dénomination viii et xiii et les phrases
de désignation ix et xiv semblent ne pas être recevables au regard
notamment des critères (c), (d) et (e), indiqués par Kleiber (cf. supra) :
dans les deux cas de la dénomination et de la désignation, comme des
noms-names sont déjà disponibles et renvoient habituellement à des
réalités partagées par la communauté des locuteurs, dont l’existence est
présupposée, il paraît difficile de modifier les relations dénominatives,
qui sont aussi des relations désignationnelles.
En résumé, les prédications d’identité sous-tendant nos énoncés
définitionnels négatifs auraient deux caractéristiques  : elles sont
exprimées d’une part par des phrases mondaines comparatives (/embryon
ou personne, c’est la même chose/ et /embryon ou objet, c’est la même
chose/) ; elles expriment d’autre part des relations de signification.
Cependant, le fait que les énoncés (15) et (16) expriment des relations
de signification peut avoir pour conséquence – argumentative – que le
locuteur de (15) « l’embryon est une personne » et celui de (16) « l’embryon
est un objet » orientent en faveur d’une conclusion conduisant à appliquer
à l’embryon le terme de personne ou le terme d’objet ; le verbe s’appliquer
semble toutefois mieux convenir que désigner ou renvoyer :
xvii. le terme personne désigne/renvoie/s’applique à l’embryon
xviii. le terme objet désigne/renvoie/s’applique à l’embryon
sont des phrases acceptables et dans ce cas, la relation est du type signe
→ chose, une relation de désignation. Dans les phrases précédentes, ix
et xiv (cf. supra), embryon et objet pris comme des termes équivalents,
contredisaient l’usage habituel du terme embryon pour désigner ou
nommer l’embryon  ; ce qui n’est plus le cas dans les phrases xvii et
xviii, qui suggèrent d’utiliser un seul terme (alternatif) : personne pour la
phrase xvii, et objet pour la phrase xviii.
Toujours d’un point de vue argumentatif, cette relation de désignation
potentielle est doublée d’une relation de dénomination métalinguistique,
dans le sens de la remarque (f) de Kleiber (cf. supra)  : la relation de
dénomination métalinguistique entre X et un concept général fait intervenir
le locuteur dans la dénomination, soit en tant que juge reconnaissant que le

105
Du sens à la signification. De la signification aux sens

X présente les traits nécessaires permettant de l’appeler ainsi, soit exerçant


une certaine liberté au niveau de l’emploi particulier du nom suivant des
critères d’appartenance flous et la primauté de traits connotatifs variables
(Kleiber, 1984 : 88). Par suite, le rôle de « donneur de nom » du locuteur
autorise des phrases du type :
xix. j’appelle l’embryon, personne
xx. j’appelle l’embryon, objet
même si, sur un plan extralinguistique, cette dernière phrase peut
choquer.
Enfin, dans le cas présent, on a déjà signalé que les énoncés étudiés
ne sont pas des prédications d’identité de forme normale, c’est-à-dire
comprenant pour sujet une unité codée et pour attribut, une expression
définie, mais des prédications à sujet et attribut en unité codée (embryon /
personne / objet). Cependant, il nous semble que la forme de ces énoncés
n’est pas un obstacle à l’application des remarques qui précèdent sur les
relations de signification, désignation et dénomination qu’ils expriment.
Du fait de la présence potentielle d’une relation de signification entre
les noms embryon, personne et objet, dans les énoncés (13) et (14), ils
peuvent être considérés comme des sortes de définitions naturelles.
D.  Définitions naturelles chez R. Martin
La définition naturelle «  vise à saisir le contenu naturel des mots,
c’est-à-dire le contenu plus ou moins vague que spontanément et souvent
inconsciemment, les locuteurs y associent  » (Martin 1988  : 87). Pour
l’auteur, il s’agit d’esquisses définitoires, ou plutôt de «  jugements sur
l’adéquation des mots dans la situation où l’on est », et ces définitions
« invitent à solliciter plus avant la capacité du locuteur à expliciter le
contenu que spontanément il assigne aux mots ».
Concernant le sujet de l’embryon, les deux contextes d’énonciation
des énoncés (13) et (14) – l’interview du Dr Frydman, « père » de la
fécondation in vitro, et l’article journalistique de A. Privat – font de
ceux-ci des définitions naturelles, mais produites par des spécialistes
du domaine, tendant à se rapprocher de définitions conventionnelles a
posteriori (i.e. modelant « les contours d’un contenu préexistant, mais
vague », ibid.).
Il nous faut maintenant préciser la spécificité de la négation –
polyphonique – dans les énoncés définitionnels (13) et (14). Pour plus de
détails sur la forme de ces définitions naturelles par la négative, on renverra
aux analyses de définitions indirectes par focalisation anaphorique dans
Pescheux (2010b).

106
Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles

1.3.  Théorie de la polyphonie


1.3.1.  La négation polyphonique : métalinguistique et polémique
Dans tout énoncé polyphonique, il y aurait à la fois l’expression d’une
scène énonciative ainsi que l’invitation d’autres énonciateurs dans cette
scène. Ducrot distinguera ainsi le locuteur (« fiction discursive », 1984 :
199) responsable de l’énonciation, et les énonciateurs que le locuteur
prétend inviter dans son énoncé : « l’énonciateur est au locuteur ce que
le personnage est à l’auteur […] le locuteur, responsable de l’énoncé,
donne existence au moyen de celle-ci, à des énonciateurs dont il organise
les points de vue et les attitudes » (1984 : 205). Pour Ducrot, le sens des
énoncés polyphoniques est une description de leur énonciation (1984  :
192), et il faut distinguer d’une part la monstration de l’énonciation, qui
constitue globalement le sens des énoncés et d’autre part, les différentes
assertions sur le monde qui se réalisent à travers la qualification de
l’énonciation (1984 : 203). De cette façon, tout énoncé polyphonique est
métaénonciatif, son signifié comporte une caractérisation des êtres de
discours de l’interaction tout en incluant des assertions sur le monde.
Dans le cas de la négation, qui structure nos énoncés définitionnels,
Ducrot (1984  : 217) distingue trois négations  : métalinguistique,
polémique et descriptive, dérivée de la seconde ; nous ne reprendrons que
les deux premières, intéressant notre propos :
J’appelle métalinguistique une négation qui contredit les termes mêmes d’une
parole effective à laquelle elle s’oppose […] l’énoncé négatif s’en prend alors
à un locuteur qui a énoncé son correspondant positif. C’est cette négation
métalinguistique qui permet par exemple d’annuler les présupposés du positif
sous-jacent, comme c’est le cas dans “Pierre n’a pas cessé de fumer, en fait
il n’a jamais fumé de sa vie”. Ce “n’a pas cessé de fumer” qui ne présuppose
pas “fumait autrefois” est possible seulement en réponse à un locuteur qui
vient de dire que Pierre a cessé de fumer (et d’autre part, il exige d’expliciter
la mise en cause du présupposé annulé, sous la forme par exemple d’un “il n’a
jamais fumé de sa vie”). C’est également dans le cadre de la réfutation d’un
locuteur adverse que la négation peut avoir, au lieu de son effet habituellement
“abaissant”, une valeur majorante. On peut dire “Pierre n’est pas intelligent,
il est génial”, mais seulement en réponse à un locuteur qui a effectivement
qualifié Pierre d’intelligent. […]
La négation polémique correspond à “la plupart des énoncés négatifs”.
Ici, le locuteur de “Pierre n’est pas intelligent”, en s’assimilant à l’énonciateur
E2 du refus, s’oppose non pas à un locuteur, mais à un énonciateur E1 qu’il
met en scène dans son discours même et qui peut n’être assimilé à l’auteur
d’aucun discours effectif. L’attitude positive à laquelle le locuteur s’oppose
est interne au discours dans lequel elle est contestée. Cette négation polémique
a toujours un effet abaissant, et maintient les présupposés.

107
Du sens à la signification. De la signification aux sens

On ajoutera que la négation, en tant que créatrice de présupposé


(«  Pierre est intelligent  »  / «  Pierre a cessé de fumer  »), récupère une
des caractéristiques de la présupposition  : le fait que «  tout en prenant
la responsabilité d’un contenu, on ne prend pas la responsabilité de
l’assertion de ce contenu, on ne fait pas de cette assertion le but avoué de
sa propre parole » (Ducrot, 1984 : 233).
1.3.2. Le mécanisme de négation dans les énoncés
« le X n’est pas un Y »
Nous aimerions suggérer que dans des énoncés du type « le X n’est
pas un Y », le mécanisme de négation puisse généralement être de nature
métalinguistique, et ce, pour deux raisons différentes qui vont être
développées à partir des deux énoncés étudiés.
Du point de vue polyphonique, l’énoncé (13) « l’embryon n’est pas
une personne », de par son insertion dans un entretien où la question
est posée à l’auteur empirique de l’énoncé, ainsi que l’énoncé (14)
« l’embryon humain n’est pas un objet », discours de réponse à des
partisans de la « marchandisation » de l’embryon humain, présentent
toutes les apparences de négations métalinguistiques. Dans les deux cas,
elles contredisent les termes mêmes d’une parole effective à laquelle elles
s’opposent : l’auteur de (13) s’en prend à un locuteur qui vient de dire
que l’embryon est une personne et enchaînera dans la suite de l’entretien
sur les raisons empiriques qui empêchent de voir une personne dans
un embryon  : il explicitera ainsi la mise en cause du présupposé qu’il
veut annuler ; et l’auteur de (14) s’en prend aux marchands d’embryons
et explicitera les raisons éthiques et économiques qui empêchent de
considérer l’embryon humain comme un objet. La négation polémique,
telle que définie par Ducrot, s’applique mal ici, car les auteurs empiriques
des deux énoncés n’ont pas « mis en scène » un énonciateur, mais répondu
à une question effectivement posée, soit par un journaliste, soit par des
opposants.
Mais par ailleurs, toujours d’un point de vue polyphonique, à supposer
que l’on sorte ces deux énoncés de leurs cotextes, ils pourraient alors
être considérés à minima, comme des négations polémiques  : dans ce
cas, même si les locuteurs mettent en scène des énonciateurs, qui ne
peuvent être assimilés aux auteurs d’aucun discours effectif, et même si
l’attitude positive à laquelle le locuteur s’oppose est interne au discours
qui la conteste, les locuteurs de (13) et (14) rapportent un dit virtuel en
s’en détachant  : pour (13), le dit est «  l’embryon est une personne  » et
pour (14), « l’embryon humain est un objet ». En conséquence, par la
négation polyphonique, et selon la description de Ducrot, les énoncés (13)
et (14) réalisent à la fois des assertions sur le monde (« l’embryon est
un personne » et « l’embryon humain n’est pas un objet ») et en font la

108
Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles

monstration : les locuteurs mettent en scène les énonciateurs virtuels de


ces assertions en s’en désolidarisant. Or, pour s’en tenir à la définition
du «  discours sur le langage  » comme ayant un «  signifié qui renvoie
au langage  » (Rey-Debove, 1997  : 22), les deux énoncés, par la nature
polyphonique de leur négation, renvoient sinon au langage, du moins à
des assertions, et prennent de ce fait, un caractère métalinguistique au sens
large. Le caractère métalinguistique des énoncés « le X n’est pas un Y »
peut cependant être discuté, car au sens strict, ces énoncés ne sont pas des
« phrases métalinguistiques » : pour Rey-Debove (1997 : 169), « la nature
métalinguistique d’une phrase est décelable par la présence d’un mot du
lexique métalinguistique ou d’un autonyme », ce qui n’est évidemment
pas le cas de nos énoncés. De plus, « aucune phrase métalinguistique n’est
formée uniquement de mots mondains ou neutres » : la structure de surface
des énoncés (13) et (14) (mais aussi celles des énoncés (1) à (12)) ne
comporte que des mots « mondains » ou neutres, à ceci près que la négation
polyphonique insère un dit présupposé dans le signifié des énoncés.
On se contentera de suggérer d’une part que, puisque dans ces énoncés
la négation s’applique à une assertion, qui est en outre une prédication
d’identité interprétable en termes de relation de désignation (cf. supra),
ces énoncés ont ici à minima un caractère métalinguistique « familier »
(Rey-Debove, 1997 : 21) ; d’autre part, il reste à vérifier si la combinaison
prédication d’identité/désignation + négation ne ferait pas des énoncés
« le X n’est pas un Y » des expressions métalinguistiques au sens strict.
La nature métalinguistique de tels énoncés définitionnels négatifs
présente alors l’intérêt, dans la perspective d’une analyse sémantique
lexicale, de fournir des expressions marquées pour la sélection des
constituants de signification lexicale2.

2.  Éléments de la signification lexicale de embryon,


personne, objet
Ces trois termes sont impliqués dans l’énoncé (13) « L’embryon n’est
pas une personne » et l’énoncé (14) « L’embryon humain n’est pas un
objet ».

2
Pour revenir brièvement aux énoncés (1) à (12), on avancera qu’ils sont tous
polyphoniques, et à minima, polémiques. La validité de cette hypothèse se trouverait
confirmée par des énoncés du même recueil, issus de la même indication de recherche,
composés de deux prédications, dont la seconde introduite par mais  ; on renverra
à Ducrot (1984) pour la description de la polyphonie induite par la présence du
connecteur :
(17) Le spectacle n’est pas un ensemble d’images mais un rapport social entre les
individus ;
(18) La prière n’est pas un monologue mais un dialogue entre Dieu et l’humain.

109
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Dans un premier temps, nous étudierons très succinctement leur


signification lexicale à partir des seuls éléments du TLFi, afin de montrer,
dans un second temps, qu’à partir de ces quelques données, il est possible
de raisonner sur les effets de la négation sur la construction du sens non
seulement des énoncés, mais de la signification lexicale des noms.
Nous souhaitons limiter l’analyse aux effets sémantiques de la négation
sur les lexèmes impliqués dans ces énoncés  : nous ferons l’hypothèse
qu’une interprétation contextuelle peut être faite ultérieurement  ;
autrement dit, une étude combinant la présente analyse avec des
hypothèses interprétatives sur l’effet de collocations du cotexte sur les
énoncés (1) et (2) ne sera pas abordée ici.

2.1.  Approche des significations lexicales selon la SPA


Rappelant que cette signification est une construction théorique
comportant trois strates – noyau, stéréotypes et possibles argumentatifs,
hors les déploiements argumentatifs rencontrés en contexte –, on insistera
sur le fait qu’elle est fondée sur le discours lexical contemporain. C’est
celui-ci qui sert en quelque sorte d’arrière-plan pour l’interprétation
des énoncés (13) et (14), qui ne sont autres, en SPA, que des exemples
de déploiements argumentatifs pour le terme embryon. Dans les trois
tableaux qui suivent, on a adopté la notation DC pour donc, conjonction
utilisée pour formuler les stéréotypes et possibles argumentatifs. On
trouvera en annexe les définitions tirées du TLFi pour chacun des trois
noms : embryon, personne, objet.

Tableau 2. Signification de « embryon »
Traits nécessaires
de catégorisation Stéréotypes Possibles argumentatifs
/cellule, œuf / Œuf DC deux géniteur. Embryon DC œuf
Œuf DC cause première de Embryon DC cause première
toute chose en mesure de se Embryon DC croissance
développer (germe) Deux géniteurs DC embryon
Œuf DC vivant DC concret
Œuf DC initial
Œuf DC unité
DC processus division
Œuf DC croissance
/vivant/ Vivant DC cellule/œuf Embryon DC division
Vivant DC début Embryon DC vivant
Vivant DC division Embryon DC début vie
Vivant DC temporalité/durée
Vivant DC sexué
Vivant DC humain

110
Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles

Traits nécessaires
de catégorisation Stéréotypes Possibles argumentatifs
/initial/ Début DC origine Embryon DC origine
Début DC rudimentaire Embryon DC rudimentaire
Début DC développement
/division/ Division DC processus Embryon DC croissance DC
Division DC multiplication développement
Division DC vivant
/durée/ Durée DC processus Embryon DC vie

Tableau 3. Signification de « personne »


Traits nécessaires
de catégorisation Stéréotypes Possibles argumentatifs
/humain/ Humain DC vivant Personne DC humain DC
Humain DC pensée pensée DC conscience
Humain DC espèce DC
civilisation
/unité/ Unité DC tout Personne DC unité
/non-division/ Non divisible DC mortel Personne DC mortel
/activité cérébrale- Psyché DC pensée Personne DC psyché DC
psyché/ Psyché DC conscience conscience
/savoir être soi/ Savoir être soi DC conscience Personne DC jugement, pensée
Conscience DC jugement DC
humain
/savoir bien, mal/ Savoir bien/mal DC savoir Personne DC moralité
moral

On relèvera d’ores et déjà que les noms embryon et personne ont en


commun, au niveau du noyau de embryon et des stéréotypes de personne,
le constituant /vivant/, ainsi qu’au niveau des stéréotypes l’élément /unité/.
En revanche, on trouve dans la signification de personne les éléments du
noyau et des stéréotypes /psyché/, /conscience/, /pensée/, absents de la
signification lexicale de embryon.

Tableau 4. Signification de « objet »
Traits nécessaires
de catégorisation Stéréotypes Possibles argumentatifs
/non animé/ Non animé DC non humain Objet DC non humain DC non
Non animé DC chose animé
/fabriqué/ Fabriqué DC produit de Objet DC produit de l’homme
l’homme DC maniable DC fabriqué
Fabriqué DC destructible DC
maniable
/unité/ Unité DC maniable Objet DC tout
/ concret/ Concret DC tangible Objet DC concret DC tangible

111
Du sens à la signification. De la signification aux sens

L’énoncé étudié, à lui seul, opère déjà une sélection parmi les
définissants, et notamment le fait de dire « l’embryon n’est pas un objet »
semble empêcher en partie l’interprétation de « objet » dans une visée
abstraite (« ce qui a une existence en soi, indépendante de la connaissance
ou de l’idée que peut en avoir l’être pensant »).
Entre embryon et objet, un point commun serait l’élément /unité/ du
noyau de objet et du stéréotype de embryon, et l’élément /concret/ du
stéréotype de embryon et du noyau de objet. Quant à l’élément /fabriqué/
ou /maniable/, présent dans les stéréotypes de objet, et absent de la
signification de embryon, il constitue sans doute une des représentations
au cœur des débats actuels en matière de recherche en biologie…
Il nous reste alors à raisonner sur les effets de la négation dans les
deux énoncés  ; les deux énoncés ne sont autres que des déploiements
argumentatifs de embryon, qu’on analysera à partir des éléments de
signification qui viennent d’être esquissés.

2.2. Effets de la négation dans les prédications


d’identité « le X n’est pas un Y »
On tentera de résumer les différentes analyses de la façon suivante :
1. Dans la forme « le X n’est pas un Y », la prédication d’identité
« X est Y » associe deux noms-names (i.e. dénommant les choses
de la réalité) dont la signification lexicale comporte au moins un
élément en commun (/vivant/ pour embryon et personne ; /unité/
pour embryon et objet).
2. Dans la forme attributive, la négation de la prédication d’identité
nie l’existence du rapport de caractérisation que le verbe être
instaure entre l’attribut et le sujet (cf. Riegel et al., 1997 : 153),
et ici, spécifiquement, les caractères /conscience/, lié à personne,
et /fabriqué/, lié à objet (ici, l’analyse polyphonique complète la
description grammaticale).
3. Par la négation, le locuteur de « le X n’est pas un Y » instaure la
présupposition de la prédication d’identité entre X et Y. Le locuteur
(ou énonciateur, selon que la négation est métalinguistique ou
polémique) de « le X est un Y » présente X et Y comme ayant les
mêmes caractéristiques ; et de fait, X et Y ont un point commun (au
moins) : l’embryon et la personne relèvent tous deux du domaine
du vivant, voire de l’humain. Par suite, le refus de l’assertion
de leur identité s’applique seulement aux caractéristiques de la
personne autres que celle qu’il a en commun avec l’embryon  :
dans l’état actuel de la connaissance scientifique, l’embryon
n’a pas de conscience, ce qui le différencie, entre autres d’une
personne. Mais malgré tout, comme il existe une dissymétrie

112
Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles

entre énoncés affirmatifs et négatifs – « l’affirmation est présente


dans la négation d’une façon plus fondamentale que ne l’est la
négation dans l’affirmation » (Ducrot, 1984 : 216) – le refus même
de la prédication d’identité crée la présupposition d’identité  :
si l’embryon était une personne, alors il aurait la conscience, et
cette caractéristique pourrait lui être attribuée  : le déploiement
argumentatif de notre énoncé (13), « l’embryon n’est pas une
personne » ouvre ce potentiel discursif et le rend disponible pour
une (re)définition du concept d’embryon.
4. Au plan des énoncés métalinguistiques induits  : la prédication
d’identité « le X est un Y » sous-tend une relation de signification
« X signifie Y », /embryon signifie personne/ ; en conséquence, sa
forme négative exprime une reformulation de la signification de
X : « X ne signifie pas Y », /embryon ne signifie pas personne/, ce
qui reviendrait à exclure de la signification de embryon l’élément
/conscience/  ; quoi qu’il en soit, on aurait le même effet de
présupposition que dans les énoncés mondains, vus au paragraphe
précédent  : le refus de donner le sens de personne à embryon
présuppose la possibilité qu’un locuteur l’ait fait. Du coup, les
énoncés métalinguistiques touchent ici à la définition lexicale
potentielle du terme embryon.

En guise de conclusion
Dans les trois premiers alinéas précédents, nous nous sommes limitée
à l’analyse d’une partie des éléments du noyau et des stéréotypes de
embryon. Mais les possibles argumentatifs sont eux aussi impliqués,
non seulement dans les énoncés mondains « l’embryon n’est pas une
personne  », mais aussi dans les énoncés métalinguistiques induits  :
/embryon signifie personne/ ou /embryon signifie objet/. Par la négation,
le refus même des possibles argumentatifs de personne ou de objet – « la
personne a une conscience  ; l’embryon n’est pas une personne, donc
l’embryon n’a pas de conscience », etc. – renforce les discours présupposés
ou présupposables qui affirmeraient que « l’embryon a une conscience »
ou que « l’embryon est fabriqué/able », et, partant, la constitution de ces
discours en tant qu’éléments de la signification de embryon pour certains
locuteurs.
C’est peut-être ainsi que finalement l’embryon serait considéré comme
un être conscient et comme objet de commerce, et que la signification du
terme s’enrichirait de ces éléments. Peut-être est-ce de cette façon que les
vessies peuvent être finalement prises pour des lanternes ?
Plus sérieusement, on soulignera que la négation polyphonique
affectant des définitions naturelles sous forme de prédication d’identité

113
Du sens à la signification. De la signification aux sens

réalise linguistiquement des présuppositions, opérant des sélections parmi


les composants sémantiques des termes impliqués dans les définitions.
Dans l’optique d’une théorie sémantique hétérogène, c’est-à-dire qui
conçoit, comme le fait la SPA, la signification lexicale de façon stratifiée,
les formes du type « le X n’est pas un Y » seraient des outils permettant
d’identifier les constituants de ces strates (cf. Pescheux, 2008, 2010 a).
Mais, comme on l’a vu, contrairement à leur sélectivité sémantique,
ces formes sont aussi des moyens pour faire prendre des vessies pour
des lanternes, pour nier des propos qui, souvent, n’ont jamais été tenus
littéralement.

Bibliographie
Benveniste, É. (1970) « L’appareil formel de l’énonciation », Langages, no  17,
p. 11-18.
Charaudeau, P. & Maingueneau, D. (2002) Dictionnaire d’analyse du discours,
Paris, Seuil.
Ducrot, O. (1984) Le dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit.
Kleiber, G. (1984) « Dénomination et relations dénominatives », Langages, no 76,
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M. Riegel, C. Schnedecker, P. Swiggers et I. Tamba (dir.), Aux carrefours du
sens. Hommages offerts à Georges Kleiber, Louvain, Peeters, p. 499-510.
Galatanu, O. (2009) « L’analyse du discours dans la perspective de la Sémantique
des Possibles Argumentatifs », in N. Garric et J. Longhi (dir.), L’analyse
linguistique de corpus discursifs, Cahiers du LRL, no 3, p. 49-68.
Maingueneau, D. (1987) Nouvelles tendances en Analyse du discours, Paris,
Hachette.
Martin, R. (1988) « La définition “naturelle” », in J. Chaurand et F. Mazière (dir.),
La définition, actes du colloque CELEX de Paris Nord, p. 86-97.
Moirand, S. (1993) « Autour de la notion de didacticité », Les Carnets du
Cediscor, no 1 [en ligne].
Pescheux, M. (2008) Le dire et le dit de discours d’apprentissage : approches
didactique et linguistique de signes-discours, Mémoire HDR, Université de
Nantes [en ligne : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00726626].
Pescheux, M. (2010a) « Discours définitionnels et modifiabilité de la signification
lexicale  : une approche argumentative  », in Farum, Autour de la définition,
no 11 [en ligne : http://www.publifarum.farum.it/].
Pescheux, M. (2010b) « Cohésion, argumentation et “focalisation anaphorique” »,
in L. S. Florea, C. Papahagi, L. Pop et A. Curea (dir.), Directions actuelles en
linguistique du texte, Cluj-Napoca, Casa Cărţii de Ştiinţă, p. 189-199.

114
Désignation, signification et argumentation dans des définitions naturelles

Rey-Debove, J. (1997) Le métalangage, Paris, Armand Colin, (2e éd.).


Riegel, M., Pellat, J.-C. & Rioul, R. (1997) Grammaire méthodique du français,
P.U.F.

Annexes
On indiquera ci-après dans un premier temps les définissants du TLFi
ayant trait à la biologie/embryologie selon le dictionnaire. Les astérisques
renvoient aux définitions des noms inclus dans les premiers définissants.

Embryon  dans le domaine de la biologie, l’œuf* à partir du moment où commence


sa segmentation*, jusqu’au moment où il se libère des enveloppes
vittelines*. Dans l’espère humaine, conventionnellement, depuis la
segmentation jusqu’à la 8e semaine du développement utérin. Au sens
figuré, germe*, point de départ, origine.
*Œuf : dans le domaine de l’embryologie, /première/ cellule** d’un être
/vivant/ à /reproduction sexuée/, résultant de la fusion de deux cellules
reproductrices (mâle et femelle). Au figuré : commencement, stade /initial/
du développement de quelque chose.
*Segmentation : en embryologie, processus de division de l’œuf en de
nombreuses cellules
*Vitellus : ou lécithe, ensemble des matières de réserve de l’œuf dont
l’abondance et la répartition sont très variable selon les espèces.
*Germe : état premier, rudimentaire, par lequel passe tout être (vivant) ;
en biologie, embryologie, œuf fécondé, portion de l’œuf qui se segmente
pour donner naissance à l’embryon dans les œufs à segmentation partielle.
Au figuré : cause première, principe de toute chose qui est en mesure de se
développer.
**Cellule : idée dominante : espace clos ; chambre exigüe ; en biologie :
élément fondamental du tissu vivant.
Personne A. individu* de l’espèce humaine, sans distinction de sexe ; cet individu
défini par la conscience* qu’il a d’exister, comme être biologique,
moral et social ; être humain considéré comme un être conscient de
son existence, possédant la continuité de la vie psychique et capable de
distinguer le bien du mal. ; individu défini par ses droits et devoirs ;
B. le moi, ce qui fait l’individualité ; l’individu en tant qu’être
physiquement distinct de tous les autres.
*Individu : en tant qu’être ayant une existence propre : tout être concret,
donné dans l’expérience, possédant une unité de caractères et formant
un tout reconnaissable ; en biologie, spécimen vivant appartenant à une
espèce donnée, être organisé, vivant d’une existence propre et qui ne
peut être divisé sans être détruit ; en physique, élément indivisible ; en
particulier, chaque être appartenant à l’espèce humaine ; courant : être,
personne, dont, en philosophie et psychologie, par opposition à personne,
l’être humain en tant que réalisant son type et possédant une unité et une
identité extérieure de nature biologique.

115
Du sens à la signification. De la signification aux sens

*Conscience : (chez l’homme, à la différence des autres être animés)


Organisation de son psychisme qui, en lui permettant d’avoir connaissance
de ses états, de ses actes et de leur valeur morale, lui permet de se sentir
exister, d’être présent à lui-même (par méto. Connaissance…). 1. la
conscience en tant qu’elle permet de connaître (point de vue du sujet et
de l’objet) ; flux qualitatif des états intérieurs/activité cérébrale/intuition ;
2. la conscience en tant qu’elle juge la moralité de ce qu’elle connaît :
propriété particulière de la conscience humaine qui permet à l’homme de
porter des jugements normatifs immédiats, fondés sur la distinction du
bien et du mal, sur la valeur morale de ses actes.
Objet (dans une visée concrète) tout ce qui, animé ou inanimé, affecte les
sens, principalement la vue ; chose solide, maniable, généralement
fabriquée, une et indépendante, ayant une identité propre, qui relève de
la perception extérieure, appartient à l’expérience courante et répond à
une certaine destination ; tout élément ayant une identité propre, produit
par un art ou une technique et considéré dans ses rapports avec cet art
ou cette technique ; (dans une visée abstraite) ce qui a une existence en
soi, indépendante de la connaissance ou de l’idée que peut en avoir l’être
pensant ; ce sur quoi porte un procès ou un processus ou ce à quoi il tend.

116
Représentations de la crise
dans la presse roumaine 
Métaphores conceptuelles et expressions métaphoriques

Anca Cosăceanu

Université de Bucarest

Introduction
Cet article fait partie d’une étude plus ample portant sur la mise en scène
de la crise financière et économique actuelle dans le discours médiatique
roumain. Nous y présentons, à l’aide des concepts de la sémantique
cognitive, une analyse qualitative des métaphores de la crise véhiculées par
la presse écrite généraliste roumaine dans la période janvier 2008-juillet
2012  ; nous n’avons retenu que les métaphores non-terminologiques
présentes dans les articles économiques des quotidiens Adevărul, Gândul,
Jurnalul Naţional, Evenimentul Zilei, Cronica Română.
L’analyse a été menée en deux étapes : nous avons d’abord consulté les
éditions papier des journaux en question afin d’identifier les expressions
métaphoriques récurrentes (au nombre de 133), dont nous avons constitué
un corpus de base1. Nous avons ensuite effectué une recherche par mots-
clés sur les éditions électroniques des mêmes journaux (543 articles) ; le
corpus de contrôle ainsi obtenu nous a permis d’isoler les expressions
métaphoriques les plus fréquentes et de les classer par domaines-sources.
Les métaphores conceptuelles le mieux représentées dans ce corpus –
et que nous allons prendre en compte dans ce qui suit – sont celles du
cataclysme, de la maladie et du mouvement ascendant/descendant2.

1
Nous remercions Aura Iordache et Anca Pecican, étudiantes à l’École doctorale
« Langues et Identités culturelles » de l’Université de Bucarest, qui ont, par leurs
travaux, aidé à la constitution de ce corpus.
2
Les exemples tirés des journaux roumains seront traduits en français le plus
littéralement possible. Nous donnerons après chaque exemple l’initiale du journal, le
mois et l’année de parution.

117
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Il convient également de préciser que dans le type de discours que


nous avons interrogé, celui de la presse écrite généraliste, les métaphores
apparaissent comme des « outils rhétoriques » utilisés autant pour
faciliter la compréhension des phénomènes économiques abstraits
(fonction de vulgarisation) que pour véhiculer, induire ou renforcer dans
l’esprit du lecteur des représentations de la crise capables d’influencer
son comportement en tant qu’acteur social (visée argumentative). Le
point de vue adopté est celui des gens ordinaires, « consommateurs de
base », « personnes affectées » par la crise, dont les journaux affirment
défendre les intérêts  : «  [les métaphores sont] des outils rhétoriques
utilisés dans le discours social élaboré par les médias concernant la crise
financière en tant qu’explication basée sur la rupture entre la bonne
économie “réelle” et la mauvaise finance “virtuelle” » (De Rosa et al.,
2010 : 546).

1.  La métaphore en sémantique cognitive :


concepts de base
La théorie de la métaphore, volet important de la sémantique cognitive,
reprend les principes de base de la linguistique cognitive, selon laquelle
la faculté de langage est un reflet de nos habiletés cognitives générales :
il existe un continuum entre les différents types de cognition (fondés sur
nos expériences corporelles, sociales et culturelles) et notre langage. Une
des habiletés cognitives majeures est l’imagination, qui consiste à projeter
certains concepts sur d’autres ; or, la métaphore est un des mécanismes
imaginatifs les plus importants.

1.1.  La métaphore conceptuelle


Les expressions métaphoriques que nous utilisons sont l’actualisation,
le «  reflet langagier  » d’un mécanisme cognitif conventionnel  : la
métaphore conceptuelle. Il n’est pas obligatoire que toute métaphore
conceptuelle soit, dans telle ou telle langue, actualisée langagièrement,
mais cette possibilité reste toujours ouverte, offrant ainsi à la créativité
langagière un terrain de manifestation propice.
La théorie de la métaphore conceptuelle (Lakoff & Johnson, 1980)
distingue d’abord deux types de métaphores, selon le rapport avec notre
système conceptuel :
–– les métaphores conventionnelles structurent le système conceptuel
ordinaire de notre culture, lequel est reflété dans notre langage
quotidien  : «  The conventional metaphors […] structure the
ordinary conceptual system of our culture, which is reflected in
our everyday language » (p. 139) ;

118
Représentations de la crise dans la presse roumaine 

–– les métaphores nouvelles (imaginatives, créatives) sont extérieures


à notre système conceptuel conventionnel  ; elles sont capables
de nous offrir une nouvelle compréhension de notre expérience,
une autre vision du réel : « (The) metaphors that are outside our
conventional conceptual system […] are imaginative and creative.
Such metaphors are capable of giving us a new understanding of
our experience » (p. 139).
Du point de vue fonctionnel, on a classé les métaphores conceptuelles
en :
–– métaphores d’orientation qui permettent de spatialiser un objet, et
dont le choix et l’importance peuvent varier d’une culture à l’autre :
« Our physical and cultural experience provides many possible
bases for spatialization metaphors. Which ones are chosen, and
which ones are major, may vary from culture to culture » (p. 19) ;
–– métaphores ontologiques qui permettent de substantialiser un
objet. Ainsi par exemple, la métaphore du contenant  : «  We are
physical beings, bounded and set off from the rest of the world
by the surface of our skins […] each of us is a container, with a
bounding surface and an in-out orientation » (p. 29) ;
–– métaphores structurales qui permettent d’utiliser un concept
fortement structuré et clairement défini pour en structurer un autre :
« Structural metaphors allow us […] to use one highly structured
and clearly delineated concept to structure another » (p. 61).
Il arrive que plusieurs concepts métaphoriques soient mis en jeu
simultanément ; c’est ce que Lakoff et Johnson appellent des métaphores
mixtes, tout en soulignant leur cohérence : « Though such metaphors do not
provide us with a single consistent concrete image, they are nonetheless
coherent and do fit together when there are overlapping entailments,
though not otherwise » (p. 105).

1.2.  Domaines conceptuels et projection métaphorique


Lors du processus de métaphorisation, des attributs appartenant à
un certain domaine conceptuel, le domaine-source (DS), sont projetés
sur un autre domaine, le domaine-cible (DC), que nous pouvons ainsi
conceptualiser. Cette projection métaphorique consiste en fait à transférer
certains aspects (attributs, entités) du DS vers le DC. Il s’établit ainsi
entre les deux domaines des correspondances de nature ontologique
(concernant des entités – personnes, objets) ou épistémique (concernant
des situations).
Le DS autant que le DC peuvent être des sous-domaines de domaines
plus généraux, et sous-tendre à leur tour d’autres sous-domaines.

119
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Un domaine-cible peut être structuré par plus d’un domaine-source


à la fois. De même, un domaine-source peut servir à structurer plusieurs
domaines-cibles. La projection métaphorique n’est cependant que
partielle, notamment parce qu’elle ne peut pas violer la structure de base
du DC  : c’est ce qu’affirme l’hypothèse de l’invariance («  Invariance
Hypothesis », Lakoff, 1990).
Les domaines conceptuels renferment des modèles cognitifs idéalisés
(MCI), i.e. des schémas conceptuels fondamentaux de certains aspects de
notre expérience qui organisent, selon Lakoff (1987), notre connaissance
du monde  : les MCI sont des structures symboliques complexes,
d’origine expériencielle ou culturelle (MCI du contenant, du trajet, etc.),
composées au niveau basique (voire préconceptuel) de schémas-images
(tels celui de la verticalité). Certains MCI concernent les correspondances
métaphoriques entre un domaine-source et un domaine-cible.

1.3.  Métaphore et évaluation


Selon Krzeszowski (1990, 1993), les MCI et les schémas-images sont
également le « lieu » (le siège) des hiérarchies de valeurs impliquées dans
l’évaluation (axiologique) des situations que nous conceptualisons. La
polarité évaluative prototypique est bon/mauvais (à leur tour, des concepts
à base expériencielle). Les schémas-images tels « tout-partie », « haut-
bas » contiennent un paramètre axiologique (« plus-minus parameter »)
qui serait responsable du dynamisme des processus métaphoriques
inhérents intervenant dans la formation de certains concepts.
Tout acte d’évaluation révèle, construit ou renforce un système de
valeurs partagé par une communauté donnée  ; les valeurs transmises à
travers les métaphores font partie des « idéologies » véhiculées notamment
par certains types de discours à dominante argumentative (discours
politique, discours médiatique). Des métaphores comme le commerce
est une guerre, les multinationales sont des dinosaures illustreraient
cette assertion.
La nature de l’évaluation est double :
a) comparative : évaluer, c’est comparer par rapport à un repère, à une
norme souvent implicite, partagée par la communauté et dépendant
de facteurs tels le savoir partagé ou l’idéologie adoptée par rapport
à un certain domaine (économie, éducation, politique, etc.) ;
b) scalaire : les expressions évaluatives se rangent sur une échelle (de
la quantité, de la vitesse, de l’intensité, etc.).
Les MCI du type bon/mauvais peuvent différer d’une communauté à
l’autre ou d’une personne à l’autre  ; d’autre part, la charge évaluative
des expressions linguistiques se déplace entre les deux pôles, positif/

120
Représentations de la crise dans la presse roumaine 

négatif, en fonction du point de vue de la personne affectée par l’objet


de l’évaluation : ainsi, sera évalué positivement ce qui est bénéfique à la
personne affectée, et négativement, ce qui lui est nuisible3.
La charge évaluative est souvent portée par plusieurs éléments d’un
énoncé  ; c’est ce qu’énonce le principe de «  prosodie sémantique  »
(Partington, 1998) – concept similaire d’ailleurs à celui d’isotopie utilisé
en sémantique structurale et interprétative.
Tels sont, dans une très brève présentation, les concepts de base de
la sémantique cognitive qui nous ont servi pour dériver les métaphores
conceptuelles, en identifier le type (métaphores ontologiques, structurales,
ou d’orientation) et les hiérarchiser (en métaphores-clés, métaphores
conceptuelles du niveau de base et métaphores subordonnées), ainsi que
pour relever les projections métaphoriques des trois domaines-sources du
cataclysme, de la maladie et du mouvement ascendant/descendant sur le
domaine-cible de la crise et analyser la charge évaluative des expressions
métaphoriques retenues.

2.  Analyse du corpus


Plusieurs chercheurs (dont Charteris-Black, 2004) ont inventorié les
métaphores (ontologiques) récurrentes dans le discours économique  :
métaphores organiques (humaine, animalière ou végétale), métaphores de
la guerre, métaphores mécaniques, aquatiques, sportives, « gazeuses »,
météorologiques. Notre corpus comprend des expressions illustrant tous
ces types de métaphores, auxquelles s’ajoute la métaphore (d’orientation)
du mouvement ascendant/descendant. La projection métaphorique vise
les aspects de « la situation de crise » dont nous donnons ci-dessous le
schéma minimal.

2.1.  La situation de crise


A. Éclatement de la crise
Cause systémique = l’économie « virtuelle » qui prend le pas sur
l’économie « réelle » ;
Genèse = la «  finance créative  » invente des produits financiers
toxiques qui donnent naissance à une « bulle spéculative », conséquence
d’un phénomène de psychologie de masse, « l’effet de troupeau »
(De Rosa et al., 2010 : 545). La bulle « éclate »4.
3
Dans le domaine des êtres vivants (personnes) par exemple, la bonne santé est évaluée
positivement, la maladie est évaluée négativement, sur une échelle dont les pôles sont
« être bien portant = positif / être mort = négatif ».
4
Entre guillemets, les expressions métaphoriques récurrentes, autres que celles qui nous
intéressent ici.

121
Du sens à la signification. De la signification aux sens

B. Extension de la crise
Effets en cascade = crise de la dette publique – crise du crédit (les
banques cessent de créditer l’économie) – crise économique (évolution
négative des indicateurs économiques) – faillites – crise de l’emploi –
diminution du pouvoir d’achat – crise commerciale – mondialisation de la
crise (« effet domino », « défaillance mondiale du marché »).
Acteurs  (pour A et B)  : Agents (coupables) = certaines banques
d’investissement américaines  ; Patients (victimes) qui subissent les
premiers effets de la crise = les clients de ces banques, incapables de
rembourser les crédits ; les banques elles-mêmes, à court de liquidités ;
les agents économiques qui, ne trouvant plus de financement, risquent de
succomber.
C. Mesures anticrise : prêts accordés aux banques, injections de
capital, mesures de rigueur (hausse de la TVA/d’autres taxes et impôts,
suppressions d’emplois, gel des embauches, diminution des salaires et/ou
des retraites, etc.).
Acteurs  : Agents = gouvernements, banques centrales, institutions
financières internationales  ; Patients = banques privées, agents écono-
miques, potentiels bénéficiaires gagnants des mesures anticrise ; la popu-
lation, une fois de plus perdante (au moins à court terme), qui subit les
effets négatifs des mesures anticrise.
Effets de ces mesures  : économiques (attendus) = positifs  : fin de
la récession, reprise de la croissance économique  ; sociaux = négatifs
(manifestations, grèves, violence).

2.2.  Métaphores ontologiques


2.2.1. Métaphores du cataclysme
Ces métaphores conceptualisent surtout l’éclatement soudain et
la violence de la crise, la rapidité avec laquelle elle se propage. Les
expressions métaphoriques qui les actualisent sont le plus souvent des
collocations métaphorisantes formées d’un nom – foyer de la métaphore
– appartenant au DS et d’un adjectif-épithète appartenant au DC. Ces
collocations se combinent tout aussi souvent avec des verbes du même
champ métaphorique qui peuvent conceptualiser les effets de la crise
(ce qui illustre le phénomène de « prosodie sémantique » assurant la
cohérence textuelle).
La projection métaphorique mobilise des aspects du DS du milieu
naturel, de la planète. Les métaphores conceptuelles subordonnées sont
de nature « météorologique » ou « sismique » : LA CRISE EST UN PHÉNOMÈNE

122
Représentations de la crise dans la presse roumaine 

météo extrême, la crise est un séisme / un tsunami. Certains effets de la


crise sont conceptualisés en tant que gel5.
Métaphores météorologiques
Les premiers signes de la crise sont conceptualisés comme des
signes avant-coureurs de phénomènes météo violents : nuages noirs, vent,
turbulences, coups de foudre :
(1) Norii negri care se abat asupra finanţelor românilor obişnuiţi vin
de la aceste fonduri de pensii. (CR, oct. 2008)
Les nuages noirs qui s’abattent sur les finances des Roumains ordinaires
viennent de ces fonds de retraite.
(2) Turbulenţele financiare internaţionale, care s-au transformat în criza
economică… (A, nov. 2011)
Les turbulences financières internationales qui se sont transformées en
crise économique…
(3) Vântul de criză bate puternic prin fostele magazine de lux.
(JN, mai  2009)
Le vent de crise souffle avec force dans les anciennes boutiques de luxe.
(4) Actualul director al FMI a ştiut […] că falimentul Lehman Brothers era
doar primul trăznet dintr-o furtună financiară… (G, nov. 2011)
L’actuel directeur du FMI a su […] que la faillite de Lehman Brothers
n’était que le premier coup de foudre d’une tempête financière…
L’état de crise est conceptualisé comme une perturbation
atmosphérique extrême  : tempête, ouragan, typhon  ; la projection
métaphorique mobilise des attributs du DS comme la rapidité, la
violence, les effets dévastateurs, l’impuissance de l’homme devant ces
phénomènes qui se rangent sur une échelle d’intensité (vent-tempête-
ouragan/typhon) dont le pôle d’intensité maximale est le mieux
représenté.
(5) falimentul Lehman Brothers era doar primul trăznet dintr-o furtună
financiară ce răvăşeşte şi astăzi economia mondială. (G, nov. 2011)
la faillite de Lehman Brothers n’était que le premier coup de foudre d’une
tempête financière qui fait rage aujourd’hui encore dans l’économie
mondiale.

5
Une seule des expressions métaphoriques recensées conceptualise la catastrophe
produite par l’homme :
Hiroshima americană a creditelor ipotecare neachitate, a băncilor ruinate din cauza
lipsei de lichidităţi sau a proprietăţilor rămase fără preţ… (G, nov. 2008)
L’Hiroshima américaine des crédits immobiliers restants, des banques ruinées par le
manque de liquidités ou des propriétés immobilières qui ne valent plus rien…

123
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(6) Cele trei furtuni – criza financiară, criza economică şi criza datoriilor
publice – au lovit serios economii deja grav bolnave. (CR, juillet 2009)
Les trois tempêtes – la crise financière, la crise économique et la crise de
la dette publique – ont frappé fortement des économies déjà gravement
malades.
(7) Europa şi America, răvăşite de taifunul financiar. (G, oct. 2008)
L’Europe et l’Amérique, ravagées par le typhon financier.
(8) Proorocul crizei presimte un taifun economico-financiar global în
2013. (G, juillet 2012)
Le prohète de la crise prévoit un typhon économique et financier global
pour 2013.
(9) Uraganul crizei financiare a devastat bursele. (EZ, oct. 2008) 
L’ouragan de la crise financière a dévasté les bourses.
(10) Unde ne refugiem din calea uraganului financiar? (JN, juin 2012)
Où se réfugier devant l’ouragan financier ?
Les effets de la crise sur les marchés financiers sont conceptualisés en
tant que « gel » signifiant l’arrêt de toute activité :
(11) Pieţele au îngheţat după ce a picat Lehman Brothers. (A, nov.  2011)
Les marchés sont gelés depuis la chute de Lehman Brothers.
(12) Când îngheţul financiar a venit, rezervele firmelor au
pălit în faţa obligaţiilor… (JN, nov. 2008)
Lorsque le gel financier est venu, les réserves des firmes on pâli devant
les obligations…
(13) România ar fi şi ea sever lovită de o reîngheţare a pieţelor financiare. (EZ,
nov.  2011)
La Roumanie serait elle aussi sévèrement frappée par un regel des
marchés financiers.
Métaphores sismiques
La crise est conceptualisée comme un séisme qui peut avoir pour
effet un tsunami. La projection métaphorique mobilise, en plus des
attributs violence, effets dévastateurs présents dans les métaphores
météorologiques, les attributs brusque, imprévisible, ce qui renforce
l’idée d’impuissance de l’homme devant le cataclysme. 
(14) În sistemele complexe, chiar şi un mic eveniment poate avea efectul
unui cutremur cu consecinţe imprevizibile, cu consecinţe devastatoare.
(JN, avril 2009)
Dans les systèmes complexes, même un événement insignifiant peut
avoir l’effet d’un séisme à conséquences imprévisibles, à conséquences
dévastatrices.
(15) Criza datoriilor şi răspunsul autorităţilor la cutremurul financiar…
(EZ, juin 2012)
La crise de la dette et la réponse des autorités devant le séisme financier…

124
Représentations de la crise dans la presse roumaine 

(16) Conceptul echipei J.P. Morgan, pe cât de revoluţionar, pe atât de


distructiv, avea să stârnească un veritabil tsunami în lumea finanţelor.
(EZ,  jan. 2010)
Le concept de l’équipe J.P. Morgan, tout aussi révolutionnaire que
destructif, allait déclencher un véritable tsunami dans le monde des
6
finances .

2.2.2.  Métaphores de la maladie


Le domaine de la maladie est structuré de façon multidimensionnelle
par des MCI tels ceux de la contamination, du traitement (y compris
des rapports docteur-patient), de la guérison. Cette structuration
complexe, ainsi que les correspondances systématiques DS-DC situent
à notre avis les métaphores de la maladie à la frontière entre métaphores
ontologiques et métaphores structurales. Le lexème « crise » lui-même
fonctionne d’ailleurs dans le domaine économique comme une métaphore
«  médicale  »  : les dictionnaires (cf. Le Robert en ligne) en donnent
l’étymologie (lat. crisis, manifestation grave d’une maladie), en indiquent
en premier le sens de « maladie caractérisée par un changement subit
et généralement décisif, en bien ou en mal » et citent comme extension
de sens « par analogie », « phase grave dans l’évolution des choses,
des événements, perturbation, rupture d’équilibre », avec pour premier
exemple « crises économiques ».
Les métaphores de la maladie concernent tous les aspects de la
situation de crise. Ainsi :
–– Les causes de la crise sont conceptualisées comme des agents
toxiques ou des virus :
(17) Soluţia guvernului USA a fost crearea unui fond mare de bani publici
pentru a cumpăra creditele toxice ale băncilor americane… (A, oct. 2008)
La solution du gouvernement des États-Unis a été la création d’un
grand fonds public afin de racheter les crédits toxiques des banques
américaines…

6
Les journalistes sont conscients de la nécessité de trouver l’expression nouvelle la
plus apte à conceptualiser l’aggravation éventuelle de la crise  ; aussi proposent-ils
des expressions métaphoriques qui conceptualisent la crise comme un cataclysme
cosmique :
În Asia criza e asociată cu un fenomen extrem – tsunami-ul. Dacă situaţia se
înrăutăţeşte, trebuie găsit ceva şi mai iesit din comun, şi mai devastator, şi mai global.
Meteoritul? (G, jan. 2010)
En Asie la crise est associée à un phénomène extrême – le tsunami. Si la situation
empire, il faudra trouver quelque chose d’encore plus hors du commun, plus
dévastateur, plus global. Le météorite ?

125
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(18) Anul trecut, virusul crizei s-a transmis mai departe. (JN, juin 2010)
L’année dernière, le virus de la crise s’est propagé.
–– Les premiers signes de la crise sont conceptualisés en tant que
symptômes d’une maladie :
(19) Frisoanele crizei financiare internaţionale au ajuns şi în România.
(JN, oct. 2008)
Les frissons de la crise financière se font sentir en Roumanie aussi.
(20) Febra financiară cuprinde băncile japoneze. (JN, nov. 2008)
Les banques japonaises ont une poussée de fièvre financière.
(21) Ca să oprească hemoragia financiară care ameninţa tot sistemul bancar,
Washingtonul a instituit un fond de ajutor pentru bănci. (G, nov. 2011)
 Pour arrêter l’hémorragie financière qui menaçait tout le système
bancaire, Washington a créé un fonds d’aide aux banques.
–– L’état de crise est conceptualisé comme une maladie, sur une échelle
de la gravité qui correspond à la sévérité de la crise (maladie, grippe,
cancer, métastase) :
(22) Boala de care suferă în prezent lumea financiară a fost generată de uriaşa
prăpastie care s-a creat între economia bănească şi cea reală. (G, oct. 2008)
 La maladie dont souffre à présent le monde financier a été générée par
l’énorme précipice qui s’est créé entre l’économie financière et l’économie
réelle.
(23) Gripa din imobiliare virusează şi alte industrii. (RL, mars 2008)
La grippe de l’immobilier contamine d’autres industries aussi.
(24) România trebuie să scadă salariile şi pensiile […] „Cancerul” din bugetul
României arată că am fi ajuns la un deficit de peste 9 % din PIB dacă nu
s-ar fi luat aceste măsuri. (JN, juin 2010)
 La Roumanie doit diminuer les salaires et les retraites […] « Le cancer »
du budget de la Roumanie montre qu’on serait arrivés à un déficit de plus
de 9 % du PIB si ces mesures n’avaient pas été prises.
(25) Cancerul crizei datoriilor a ajuns la metastază. (RL, oct. 2011)
Le cancer de la crise de la dette a donné des métastases.
–– L’extension de la crise est conceptualisée en tant que contamination,
contagion :
(26) Dacă guvernul nu va putea opri falimentul unei bănci importante,
pierderile şi riscul de contagiune vor fi severe. (RL, nov. 2011)
 Si le gouvernement n’est pas capable d’éviter la faillite d’une banque
importante, les pertes et le risque de contagion seront sévères.
(27) Gripa din imobiliare virusează şi alte industrii. (RL, mars 2008)
Le virus de la grippe immobilière contamine d’autres industries aussi.
(28) Piaţa românească a fost şi ea contaminată… (CR, juillet 2008)
Le marché roumain a été lui aussi contaminé…

126
Représentations de la crise dans la presse roumaine 

–– Les mesures anticrise sont conceptualisées surtout en termes


de traitement de la maladie, ce qui mobilise le MCI de la relation
docteur-patient. La sévérité du traitement est proportionnelle à la
gravité de la maladie (stériliser – antidote – infusion – injection –
transfusion – amputation – extirper) :
(29) BNR a sterilizat 26 de miliarde de RON. (CR, janv. 2008)
La Banque Nationale a stérilisé 26 milliards de nouveaux lei.
(30) Banii FMI, antidot pentru măsurile populiste. (EZ, déc. 2010)
L’argent du FMI, antidote contre les mesures populistes.
(31) Infuzie de fonduri pentru sănătate: În plină perioadă de criză financiară,
sănătatea maramureşeană a beneficiat de o „infuzie” de capital.
(RL, juin 2009)
 Infusion de fonds pour la santé. En pleine crise financière, la santé a
bénéficié en Maramures d’une « infusion » de capital.
(32) Banca ING a primit o injecţie de 10 miliarde de euro. Statul olandez a pus
masca de oxigen şi la Aegon… (JN, nov. 2008)
 La banque ING a reçu une injection de 10 milliards d’euros. L’État
hollandais a utilisé le masque à oxygène dans le cas d’Aegon aussi…
(33) Economia românească are nevoie de transfuzii de investiţii.
(A, juillet 2009)
L’économie roumaine a besoin de transfusions d’investissements.
(34) Amputarea salariilor n-a fost de-ajuns, a venit şi majorarea TVA.
(RL, nov. 2010)
 Amputer les salaires n’a pas suffi, la hausse de la TVA est venue s’y
ajouter.
(35) FMI a devenit un chirurg care are rolul de a extirpa cancerul înainte de
a fi preluat în economiile sănătoase ale celorlalte state. (JN, fév.  2009)
Le FMI est devenu un chirurgien qui a le rôle d’extirper le cancer avant
qu’il ne touche les économies saines des autres États.
À un moindre niveau de sévérité, les mesures anticrise sont conceptualisées
comme un régime amaigrissant, une diète stricte :
(36) Cura de slăbire e ultima şansă a euro. (RL, juin 2010)
Le régime amaigrissant est la dernière chance de l’euro.
(37) Cum arată România în urma „dietei stricte” impuse de FMI.
(RL, août 2010)
Quelle mine a la Roumanie après la « diète stricte » imposée par le FMI.
–– Les expressions métaphoriques qui conceptualisent les effets de
la crise et des mesures anticrise ont le plus souvent une charge
évaluative négative  ; elles se rangent à leur tour sur une échelle
de la gravité, allant d’une simple anémie au maintien en soins
intensifs et à la mort du patient :

127
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(38) Eurovisionul, anemiat de criza economică. (G, mai 2010)


L’Eurovision, anémié par la crise économique.
(39) Şeful misiunii FMI: „Pacienţii nu ies din îngrijire intensivă şi nu părăsesc
spitalul”. El recunoaşte că au estimat greşit recesiunea… (G, avril 2010)
L
 e chef de la mission du FMI : « Les patients restent en soins intensifs et
ne quittent pas l’hôpital ». Il reconnaît avoir mésestimé la récession…
(40) Economia, care le mai încurcă acum pe ici-pe colo, se va sufoca din ce în
ce mai mult, mergând cu paşi repezi spre extincţie. (RL, nov. 2010)
 L’économie, qui se débrouille encore tant bien que mal, sera de plus en
plus suffoquée, elle se dirigera à grands pas vers l’extinction.
(41) românii au toate şansele să vadă moartea cu ochii, aşa cum au văzut-o şi
bulgarii în timpul crizei din 1997-1998. (G, juin 2010)
 les Roumains ont toutes les chances de se retrouver à l’article de la mort,
tout comme les Bulgares pendant la crise de 1997-1998.
(42) Mii de firme, ucise de criză: „decesele” sunt înregistrate la Registrul
Comerţului. (RL, janvier 2010)
Des milliers de firmes, tuées par la crise : « les décès » sont enregistrés
au Registre du Commerce.
Quant aux effets sociaux des mesures anticrise, les expressions
métaphoriques en question conceptualisent les effets de la maladie sur le
malade ; la projection métaphorique mobilise les attributs blocage, arrêt
des fonctions vitales :
(43) Europa, sufocată de greve! (A, mars 2010)
L’Europe, suffoquée par les grèves !
(44) Bucureştiul e paralizat de greva sindicatelor. (A, mai 2010)
Bucarest, paralysé par la grève des syndicats.
Les métaphores de la maladie sont parfois actualisées par des
expressions figées à tonalité ironique :
(45) Operaţia reuşită: pacientul mort. Alegerea guvernatorului Băncii
Naţionale în favoarea băncilor şi în defavoarea economiei este făcută în
numele stabilităţii financiare a ţării. […] Ţara se îndreaptă spre o deplină
stabilitate. Este stabilitatea pacientului mort! (RL, nov. 2010)
 L’opération a réussi, le patient est mort. Le choix du gouverneur de la
Banque Nationale en faveur des banques et au détriment de l’économie
est fait au nom de la stabilité financière du pays […] Le pays se dirige
vers une parfaite stabilité. La stabilité du patient mort !
L’ironie prend ici appui sur l’antonymie réussite (de l’opération) vs
échec (mort du patient). Comme dans bien des exemples de notre corpus
d’ailleurs, la figure est explicitée dans le texte (l’argumentation va
toujours dans le sens de l’opposition «  économie financière = négatif /
économie productive = positif »).

128
Représentations de la crise dans la presse roumaine 

2.3.  Métaphores d’orientation


Les métaphores d’orientation que nous avons recensées relèvent d’une
spatialisation verticale de la variation des indicateurs économiques
(les prix, l’inflation, le taux de change, les indices boursiers, les taux
d’intérêt, etc.), conceptualisés comme des entités – personnes, objets – en
mouvement. L’augmentation (la hausse) ou la diminution (la réduction,
la baisse) des indicateurs économiques sont conceptualisées en tant que
mouvements ascendants ou descendants sur l’axe de la verticalité, axe
orienté, dont les deux sens sont haut et bas. (La métaphore conceptuelle-
clé plus c’est en haut, moins c’est en bas sert d’ailleurs à structurer un
nombre important de domaines-cibles, avec le plus souvent la charge
évaluative en haut = positif, en bas = négatif).
La verticalité est conceptualisée comme une échelle graduelle  ;
la gradualité, inhérente, comme nous l’avons vu, à l’évaluation, est
particulièrement importante pour les métaphores d’orientation de notre
corpus, car seules les expressions métaphoriques qui actualisent ce
qu’on pourrait appeler « le grand écart » sont utilisées pour rendre les
effets de la crise financière et économique. L’importance de l’écart est
évaluée quantitativement par rapport à une norme ou à un repère (la
variation normale des indicateurs économiques telle qu’envisagée par
les spécialistes et prise en compte par les journaux). Le plus souvent
d’ailleurs, l’importance de l’écart est explicitée à l’aide de quantifieurs
numériques :
(46) Provizioanele au sărit cu 10  % în aprilie, mai mult decât în primul
trimestru… (EZ, juin 2011)
 Les provisions ont fait en avril un bond de 10 %, c’est plus qu’au premier
trimestre…
Les journaux qui ont fourni notre corpus s’adressent, rappelons-le, au
lecteur ordinaire, non-spécialiste en économie et dont le rôle social est celui
de consommateur de base, personne affectée par la crise, « bénéficiaire »
gagnant ou perdant de l’évolution des indicateurs économiques. C’est du
point de vue de ce public-cible qu’est faite l’évaluation.
Le grand écart est rendu le plus souvent par des énoncés métaphorisants
qui mettent en relation un sujet - indicateur économique, et un verbe -
foyer de la métaphore. La charge évaluative axiologique en haut = positif,
en bas = négatif est parfois inversée : en haut = négatif, en bas = positif,
selon le point de vue de la personne affectée :
(47) Titlurile Argus au sărit cu 25  %, un nou maxim din ultimii ani…
(G, juillet 2011)
 Les titres Argus ont fait un bond de 25 %, un nouveau maximum des
dernières années… (en haut = positif)

129
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(48) Rata inflaţiei a sărit în iulie 2010 la 7,1  % de la 4,3  % în iunie…


(G, avril 2011)
 Le taux de l’inflation a bondi en juillet 2010 à 7,1 %; il était de 4,3 % en
juin… (en haut = négatif)

2.3.1. Métaphores du bond, de l’ascension et de l’escalade


Les deux exemples ci-dessus illustrent la métaphore du bond, projetant
sur le DC de la crise les attributs rapide et soudain du mouvement
ascendant.
Les métaphores de l’ascension et de l’escalade, par contre, y projettent
l’attribut continu du mouvement ascendant ; le grand écart est rendu cette
fois-ci non plus par des quantifieurs numériques, mais par des expressions
à charge évaluative négative :
(49) Ascensiunea preţurilor la alimente este pe cale să atingă cota de alertă.
(JN, fév. 2011)
 L’ascension des prix des aliments est sur le point d’atteindre la cote
d’alerte.
(50) Rezultatul este o escaladare în spirală a inflaţiei. (JN, mars 2011)
Le résultat en est une escalade en spirale de l’inflation.
On peut ranger dans la même catégorie une expression métaphorique
comme :
(51) Euro a luat din nou liftul. BNR a anunţat o rată de schimb de 4,47 lei
pentru un euro (EZ, juin 2012)
 L’euro reprend l’ascenseur. La BNR vient d’annoncer un taux de change
de 4,47 lei pour un euro.
qui mobilise le schéma-image du contenant et où le sens ascendant du
mouvement est reconstruit discursivement grâce au savoir du lecteur
concernant la valeur antérieure de l’indicateur économique en question.
2.3.2.  Métaphores de la chute et de l’écroulement
Ces métaphores conceptualisent le sens descendant du mouvement
vertical. Dans le cas des métaphores de la chute, les expressions
métaphoriques comme « chute libre », « chute abrupte », « indicateurs
tombant en piqué » actualisent l’attribut rapide du mouvement ; elles sont
souvent accompagnées de quantifieurs numériques qui rendent le grand
écart :
(52) Bursa ar putea cădea cu 30 %… (JN, juillet 2011)
La Bourse pourrait chuter de 30 %…
(53) Moneda naţională, în cădere liberă. (A, mai 2012)
La monnaie nationale, en chute libre.

130
Représentations de la crise dans la presse roumaine 

(54) Consumul a căzut atât de abrupt pentru că nu putea rezista fără suportul
fizic şi financiar din partea producţiei. (RL, juillet 2009)
 La consommation a chuté de façon si abrupte parce qu’elle ne pouvait
résister sans le support physique et financier de la production.
(55) Titlurile SIF Oltenia, în picaj cu 29 %. (A, mars 2011)
Les titres SIF Oltenia, en piqué de 29 %.
Les métaphores de l’écroulement conceptualisent les indicateurs
économiques comme des entités massives  ; la projection métaphorique
mobilise l’attribut brusque du mouvement descendant. Les quantifieurs
numériques rendent une fois de plus le grand écart par rapport à la norme :
(56) Prăbuşirea preţurilor de pe piaţa imobiliară, care sunt acum mai
mici cu 25-30 % faţă de începutul anului… (JN, avril 2011)
L’écroulement des prix de l’immobilier qui ont diminué de 25-30 %
depuis le début de l’année…
2.4. Métaphores mixtes
Les métaphores conceptuelles mixtes, fréquentes dans notre corpus,
sont repérables au niveau des séquences textuelles. Nous en citons un
seul exemple : 
(57) Indiferent cum şi cât de repede vom vedea finalul „furtunii greceşti” –
însemnând intrarea oficială şi efectivă în incapacitate de plată şi ieşirea
din zona euro –, acest moment ar fi, totodată, începutul „uraganului elen”.
Acest fenomen ar fi similar cu prăbuşirea burselor şi explozia pieţelor de
mărfuri sau degringolada pieţelor valutare şi a celor interbancare, şi un
posibil domino al falimentelor printre statele PIIGS. Unde ne refugiem
din calea acestor posibile dezastre? (RL, juin 2012)
Peu importe comment et dans combien de temps nous verrons la fin de
la «  tempête grecque  » – c’est-à-dire la faillite officielle et effective et
la sortie de la zone euro –, ce moment représenterait en même temps
l’éclatement de « l’ouragan hellénique ». Ce phénomène serait similaire
à l’effondrement des Bourses et à l’explosion des marchés commerciaux
ou à la dégringolade des marchés financiers et interbancaires, ainsi qu’à
un possible effet domino des faillites dans les États PIIGS. Où se réfugier
devant ces possibles désastres ?
Dans cette séquence, la crise et ses effets sont conceptualisés à l’aide
de métaphores ayant comme domaines-sources les phénomènes météo
extrêmes (tempête, ouragan), la verticalité (mouvement descendant
rapide : dégringolade), le contenant (explosion), les jeux (« effet domino »
est d’ailleurs une expression fréquente dans le discours économique). La
cohérence en est explicitée dans le texte par les expressions « similaire
à  » et «  ces […] désastres  », ce qui donne à comprendre que tous ces
domaines conceptuels sont envisagés comme des sous-domaines d’un

131
Du sens à la signification. De la signification aux sens

même DS majeur, celui du désastre, réunissant les attributs de la cause et


de l’effet (cf. déf. « désastre : […] malheur très grave ; dégât, ruine qui
en résulte », Le Robert en ligne).

Conclusion
Les concepts relevant des trois domaines-sources que nous avons pris en
compte structurent le domaine-cible de la crise financière et économique de
manières différentes, mais complémentaires. Ainsi, la plupart des aspects
de la crise trouvent leur correspondant dans au moins un de ces domaines :
les premiers signes de la crise, l’état de crise et ses effets globaux sont
conceptualisés à l’aide des métaphores du cataclysme ou de la maladie ;
les métaphores de la maladie conceptualisent aussi les causes de la crise,
les mesures anticrise, leurs acteurs et leurs effets ; quant aux métaphores de
l’ascension/descente, elles conceptualisent certains effets particuliers de la
crise, notamment la variation « anormale » des indicateurs économiques.
Les métaphores conceptuelles en question sont toutes des métaphores
conventionnelles (au sens de Lakoff & Johnson, 1980). Certaines des
expressions métaphoriques recensées relèvent cependant de la créativité
langagière  : «  l’Hiroshima américaine des crédits immobiliers  », «  le
météorite financier »7.
La charge évaluative (axiologique) des métaphores du cataclysme est,
naturellement, négative. Certaines métaphores de la maladie, notamment
celles du traitement, ont une charge évaluative neutre ou positive –
cependant, les effets du traitement sont le plus souvent valorisés
négativement. Pour ce qui est des métaphores de l’ascension/descente, la
charge évaluative en varie selon le point de vue de la personne affectée,
tout en restant le plus souvent négative. Les cas d’inversion de la polarité
axiologique bon/mauvais (à savoir en haut = mauvais, en bas = bon)
peuvent s’expliquer par l’interaction entre le MCI de la verticalité et
celui de l’excès : l’excès est valorisé négativement en vertu du fait qu’il
signale un déséquilibre8. L’adoption de cette interprétation permettrait, à
notre avis, de trouver le point d’intersection, au niveau conceptuel, entre
les métaphores provenant des trois domaines-sources  : le déséquilibre

7
Une approche interlinguistique (De Rosa et al., 2010) a révélé la présence des mêmes
métaphores conceptuelles de la crise dans le discours de médias d’Europe et des
États-Unis, avec toutefois des particularités culturelles au niveau des expressions
métaphoriques.
8
La scalarité de l’évaluation se manifeste dans tous les cas, qu’il s’agisse des échelles
de l’intensité, de la gravité ou de la verticalité  ; dans ce dernier cas, l’évaluation
quantitative, actualisée par des quantifieurs numériques, vient appuyer l’évaluation
axiologique par le biais du MCI de l’excès.

132
Représentations de la crise dans la presse roumaine 

(ce qui rejoint la définition lexicographique, déjà citée, du sens figuré de


« crise » comme « rupture d’équilibre »).
La solution pour contrôler la crise consisterait, par conséquent, à
rétablir l’équilibre, ou plutôt, à produire un genre différent d’équilibre,
une « rationalité écologique » (De Rosa et al., 2010  : 547). La presse
roumaine ne manque pas de puiser au domaine-source de l’écologie des
métaphores qui servent d’arguments en faveur d’une réponse active à la
crise et en faveur de la promotion, en fin de compte, d’un choix éthique :
(58) Trebuie reecologizat sistemul financiar… (G, juin 2012)
Il faut réécologiser le système financier…

Références bibliographiques
Charteris-Black, J. (2004) Corpus Approaches to Critical Metaphor Analysis,
Basingstoke, Palgrave, Macmillan.
De Rosa, A.-S., Bocci, E. & Bulgarella, C. (2010) « Économie et finance durant
la crise financière mondiale  : représentations sociales, métaphores et figures
rhétoriques dans le discours des médias de l’automne 2008 au printemps
2010 », Les Cahiers internationaux de Psychologie sociale, p. 543-584.
Krzeszowski, T. (1990) « The axiological aspect of idealized cognitive models »,
in T. Tomaszczyk et B. Lewandowska-Tomaszczyk (eds.), Meaning and
Lexicography, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, p. 135-165.
Krzeszowski, T. (1993) « The axiological parameter in preconceptional image
schemata » in R. A. Geiger et B. Rudzka-Osten (eds.), Conceptualizations and
Mental Processing in Language, Berlin, Mouton de Gruyter, p. 307-329.
Lakoff, G. (1987) Women, Fire and Dangerous Things. What Categories Reveal
about the Mind, Chicago, University of Chicago Press.
Lakoff, G. (1990) « The Invariance Hypothesis », Cognitive Linguistics, no  1,
p. 40-75.
Lakoff, G. & Johnson, M. (1980) Metaphors We Live by, Chicago, University of
Chicago Press.
Partington, A. (1998) Patterns and Meanings. Using Corpora for English
language research and teaching, Amsterdam, John Benjamins.

133
Troisième partie

Le sens des interactions


Étude de la politesse,
entre communication et culture

Patrick Charaudeau

Professeur Émérite, Université de Paris XIII & LCP – CNRS

Introduction
Olga Galatanu, comme bonne linguiste, a toujours navigué entre
sémantique des mots, sémantique pragmatique et dimension culturelle du
langage. Aussi vais-je lui offrir cette réflexion à propos d’un phénomène
langagier qui intègre ces trois dimensions et qu’on appelle la “politesse”1.
Cette question n’est d’ailleurs pas étrangère aux travaux d’Olga Galatanu
qui dans certains de ses écrits sur les interactions verbales a traité des
actes menaçants et rassurants2.
Cette notion a fait l’objet de nombreux écrits depuis les années 1980,
avec des reprises, des retours, des extensions de la notion, des adaptations
selon les pays et les cultures, au point qu’on peut se demander s’il y a
encore des choses nouvelles à dire, du moins sur le plan théorique, car il y
aura toujours de nouvelles descriptions à entreprendre. Et précisément, il
me semble que toutes ces études pèchent par un manque de cadre général
des phénomènes de communication dont dépend cette question.
Depuis Brown et Levinson (1978) qui ont traité la politesse comme
un des phénomènes universels du langage, s’est instaurée une tradition
des études sur cette question au croisement de différents points de vue,
particulièrement celui de Searle (1972) qui a défini les actes de langage
dans une perspective pragmatique, de Goffman (1974) qui a développé
la théorie des faces, et des études américaines sur les “conversations”,
reprises et prolongées par Kerbrat-Orecchioni en France, Briz et ses
collaborateurs en Espagne, Bravo et d’autres pour l’Amérique latine.

1
Ce texte est repris d’une conférence faite en espagnol lors du Ve Coloquio Internacional
del Programa EDICE qui eut lieu à Barranquilla (Colombie) du 6 au 10 décembre
2010. Il est donc inédit en français.
2
Voir sa bibliographie (Galatanu, 2010 ; Galatanu & Bellachhab, 2010 et 2011).

137
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Pourtant, on peut porter une critique à l’endroit du statut que ces points
de vue accordent au phénomène de la politesse dans le cadre général des
faits de communication. Je vais donc commencer par m’interroger sur la
tradition socio-pragmatique qui engendre un certain nombre de questions,
puis je vais m’appuyer sur le sémantisme des termes “politesse” et
“courtoisie” qui sont utilisés en français, pour proposer un cadre de
réflexion théorique et finir par tenter une reclassification des actes de
politesse.

1.  Une approche critique


Il est une tendance, qui oriente la plupart des études sur la politesse,
consistant à faire de ce comportement un principe universel : il existerait
le principe de politesse (PP), comme il existe le principe de coopération
(PC) de Grice. Certains auteurs comme Leech (1983) vont même jusqu’à
considérer que ce sont les deux principes qui constituent la « rhétorique
interpersonnelle ». D’autres comme Fraser (1990) généralisent encore
davantage le phénomène en défendant l’idée que la politesse n’est
pas une question de protection des faces mais fait partie du « contrat
conversationnel », parce qu’elle représente ce qui est le plus emblématique
du respect des normes en vigueur dans une situation de communication.
C’est la conception de l’« appropriété » de l’acte de langage.
Ramener le principe de régulation à un « archi-principe » de
« ménagement ou de valorisation des faces (négative et positive) du ou
des partenaire(s) d’interaction  » (Kerbrat-Orecchioni, 2005  : 199) est
réducteur de la multiplicité des procédés de régulation qui se déploient
dans les échanges langagiers, et a pour inconvénient de figer les catégories
et de faire de la conversation quelque chose de statique. Cela conduit à
poser un certain nombre de questions :
1) La politesse peut-elle être considérée comme un principe ? Ne fait-
elle pas partie de ces jeux stratégiques qui, selon la situation de
communication, sont tantôt conventionnels et obligatoires, tantôt
le fait d’un choix du sujet, et donc non obligatoires ? Pourquoi,
dès lors, en faire une seule et même catégorie, un principe ? Ne
peut-on ménager la face de l’autre à des fins de persuasion sans
employer aucun mot de politesse ? Et d’ailleurs, cet autre le prend-
il comme un acte de politesse ou comme acte de persuasion ? Bref,
n’y aurait-il qu’une seule catégorie principielle qui couvrirait tous
les jeux de protection de la face ?
2) Corrélativement, est-ce que tous les jeux d’atténuation participent
du discours de politesse ? Autrement dit, est-ce que les emplois
des atténuateurs (« un petit peu de »), les formulations indirectes
(« Vous avez du déca ? »), de certains modes et temps verbaux, de

138
Étude de la politesse, entre communication et culture

certaines marques de modalité (verbes et adverbes), de certaines


tournures (« si vous permettez »), sont à mettre tous au compte
de la politesse  ? Un énoncé comme  : «  Je voudrais que vous
compreniez », relève-t-il de la politesse ou de la prudence tactique,
et est-ce la même chose ? Est-ce que répondre délicatement ou
agressivement à une critique est obligatoirement de la politesse ou
de l’impolitesse ? Plus généralement, toute valorisation de soi ou
de l’autre relève-t-elle systématiquement de la politesse ?
3) Ce que l’on appelle les contextes situationnels et culturels, ne
constituent-ils pas ce qui commande les stratégies de politesse, ce
qui les fonde, empêchant d’en faire des catégories universelles ?
Ce qui reviendrait à dire que ce sont les imaginaires sociaux qui
ordonnent ces catégories, et non l’inverse.
4) Enfin, politesse et impolitesse sont-elles des catégories qui peuvent
être traitées ensemble, comme symétriques l’une de l’autre, alors
que la première est généralement attendue, mais non point la
seconde ?
En tout état de cause, ces questions reviennent à une seule : pourquoi
uniformiser et rabattre toutes les stratégies discursives de régulation sur
la seule politesse, ce qui fait perdre de vue la diversité des interactions
verbales ?

2.  Une observation sémantique


Travailler sur le langage exige que l’on parte du sens des mots. Les
sciences du langage, on le sait, doivent se doter d’un métalangage en
même temps qu’elles construisent des catégories, parce qu’elles décrivent
le langage à l’aide du langage. Ce métalangage étant lui-même constitué
de mots courants, il convient donc de partir du sens courant des mots
parce que ceux-ci représentent les catégories empiriques construites par
l’usage. Et ici, je voudrais signaler une distinction que fait la langue
française dans son usage et qui me servira de fil conducteur pour traiter
de la question qui nous intéresse.
En français, on dispose de deux mots proches mais distincts  :
« politesse » et « courtoisie ». « Politesse » est issu du latin polito qui
signifie « lisse, propre » et passe au XVIe siècle par l’italien pulitezza qui
signifie « propreté, élégance physique ». C’est à partir du XVIIe siècle qu’il
commence à signifier le « bon goût et le savoir se conduire selon les bons
usages du monde », pour finalement signifier aux XVIIIe et XIXe siècles :
« Ensemble des usages, des règles qui régissent le comportement ». Le
mot « courtoisie », attesté dès le XIIe siècle, est issu de curteisie qui
signifie : « art de vivre et élégance morale ». Mais à partir du XXe siècle

139
Du sens à la signification. De la signification aux sens

il se spécialise pour parler d’une « disposition intérieure, d’une politesse


raffinée », indiquant la « civilité » de la personne qui en use3.
Autrement dit, le français, dans son lexique et dans son usage opère
une distinction importante  : la «  politesse  » désignerait tout usage
réglé conventionnellement et marqué par des formules codées4, un
comportement verbal qui ne dépend pas de la volonté du sujet, ce pourquoi
il existe des manuels de politesse ; la « courtoisie », elle, fait plutôt allusion
à une manière d’être, à un savoir se comporter vis-à-vis des autres avec
délicatesse, élégance et esprit. Et donc la courtoisie est davantage liée au
choix du sujet parlant, ce qui fait sa différence fondamentale d’avec la
politesse.
Cette observation conduit à distinguer ce qui est de l’ordre de la
convention sociale imposée, configurée, marquée, répétée à l’identique
(rituels), et ce qui est de l’ordre de l’attitude individuelle dépendant des
choix du sujet (en fonction des situations), distinction qui s’entrecroise
avec les situations d’échange qui impliquent des relations interpersonnelles
et celles qui se réalisent dans l’espace public, les premières étant régulées
par des normes sociales, les secondes par des conventions5.

3.  Un modèle de fonctionnement du langage


Pour décrire les mécanismes qui président aux phénomènes sociaux
et en proposer certaines catégorisations, il faut pouvoir se référer à un
modèle général d’explication de ces phénomènes. En l’occurrence, pour
étudier les questions relatives au langage, il faut pouvoir se référer à un
modèle explicatif sur la communication humaine qui soit suffisamment
général, de façon à pouvoir situer le phénomène de la politesse comme
l’un de ses phénomènes particuliers.
Il y a évidemment plusieurs types de modèle. Celui que je propose n’a
pas de prétention universelle ni cognitive. Il s’agit d’un modèle explicatif
du fonctionnement empirique de la communication qui me permet
d’analyser divers types de discours comme le politique, le médiatique, le
propagandiste, et c’est sur ce chemin que se sont présentés les discours
qui se réalisent dans un cadre interactionnel comme les débats, les
entretiens, les discussions, etc. C’est le sens du travail que je mène depuis
3
On trouvera ces renseignements dans le Dictionnaire historique de la langue française,
Le Robert, Paris, 1994.
4
Parfois par des comportements physiques comme : ôter son chapeau pour saluer, tenir
la porte pour laisser passer quelqu’un, etc.
5
Il faut cependant préciser que, comme cela se produit souvent avec l’usage courant des
mots, en français, ces mots sont parfois employés l’un pour l’autre : politesse avec le
sens de « courtoisie » et courtoisie avec le sens de « politesse ». Cela n’empêche que
les distinctions décrites ci-dessus demeurent.

140
Étude de la politesse, entre communication et culture

des années, dans une perspective interdisciplinaire, et c’est ce que je vais


proposer en m’appuyant sur les travaux de l’anthropologie sociale, de la
sociologie et de la psychologie sociale, en allant du général au particulier,
du plus social au plus individuel. Je ne prétends donc pas apporter ici un
modèle d’analyse de la politesse, mais simplement montrer comment cette
question s’inscrit dans un modèle d’analyse du discours que j’appelle, à
la fois, sémiolinguistique et sociocommunicationnel. Pour cela, je partirai
d’un certain nombre de postulats.

3.1.  Rapports de force et principes fondateurs


Les relations sociales s’inscrivent dans des rapports de force engendrés
par des motivations personnelles (désirs, besoins, intérêts) et/ou par des
buts (cognitifs, affectifs, d’action). Ces rapports de force se jouent dans le
langage selon quatre principes :
–– Un principe d’altérité : la prise de conscience de soi comme sujet
qui parle dépend de la possibilité de reconnaître l’existence d’un
autre dans sa différence identitaire de sujet parlant  ; c’est par la
perception de cette différence que tout sujet prend conscience de
sa propre existence. En termes linguistiques, on dira à la suite de
Benveniste (1966) qu’il n’y a pas de Je sans Tu.
–– Un principe d’influence  : cette différence identitaire représente
pour chacun des sujets en présence une menace possible.
« Comment peut-on être différent de moi ? » C’est le syndrome du
Persan de Montesquieu. Cela entraîne tantôt des attitudes de rejet
(disqualifier ou éliminer l’autre par la parole), tantôt des attitudes
de persuasion-séduction, mais dans tous les cas, il s’agit pour
chacun des sujets parlant d’influencer l’autre.
–– Un principe de régulation  : les partenaires de l’échange ayant
chacun un projet d’influence sur l’autre, cela exige qu’ils mettent
en œuvre des stratégies de résolution des problèmes qui peuvent
en résulter (conflits, malentendus, manipulation), afin d’aboutir à
un certain équilibre.
–– Un principe de pertinence  : les interlocuteurs ne pourraient pas
échanger s’ils ne possédaient des savoirs communs. Ce principe
s’appuie sur l’hypothèse du partage de savoirs, telle que l’ont
définie et développée Sperber et Wilson (1989), condition pour
que les interlocuteurs s’entendent sur ce qui fait l’objet de leur
échange.
3.2.  Communication et socialité
Toute communication humaine s’inscrit dans une situation sociale.
Elle participe du phénomène général de cadrage, tel qu’il a été décrit par

141
Du sens à la signification. De la signification aux sens

l’école de Palo Alto (Watzlavick et al., 1974) et par les écrits de Goffman
(1974). Elle est cadrée par des conditions de réalisation de l’échange
communicatif qui se définissent en fonction de leur finalité (« Je suis là
pour quoi dire ? »), l’identité des partenaires de l’échange (« qui parle à
qui ? ») et les circonstances matérielles de l’échange (« comment puis-je
prendre la parole ? »). Cet ensemble de conditions forme ce que j’appelle
un contrat de communication (Charaudeau, 2004), qui détermine ce qui
est mis en jeu dans l’acte de communication et surdétermine, en partie, les
partenaires de l’acte de langage.
Ainsi, la situation n’est pas un simple cadre d’ornement de l’acte
de langage, elle joue un rôle de contraintes en donnant des instructions
discursives aux partenaires de l’échange, et en déterminant par là même
la légitimité du sujet parlant. On voit par là que le sujet est un être social
qui doit respecter les données de la situation et du contrat, condition pour
que se produise de l’intercompréhension. En résumé, on dira que de la
situation conversationnelle la plus informelle à la plus institutionnelle
(interviews, débats, discussions politiques ou scientifiques), tous les
échanges langagiers sont socialement cadrés.

3.3.  Communication et individualité


Mais la socialité n’est pas le tout de l’acte de langage. Le sujet prend
la parole en fonction de ses propres motivations (désirs, besoins, intérêts).
Il se situe lui-même dans une problématique de l’intentionnalité, avec
des buts personnels dont il n’est pas nécessairement conscient. Ainsi,
aux finalités sociales de la situation de communication s’ajoutent les
finalités personnelles du sujet dans sa relation à l’autre. C’est alors que
les principes d’altérité, d’influence, de régulation et de pertinence, qui
agissent simultanément, posent au sujet parlant un certain nombre de
problèmes qu’il lui faut résoudre pour échanger avec l’autre, que celui-
ci soit individuel ou collectif. Il est ainsi amené à user de stratégies
discursives en fonction des conditions que lui impose le contrat de
communication afin de réaliser ses propres finalités. Ces stratégies sont
guidées par l’intention d’obtenir un bénéfice dans la relation et donc
elles sont jaugées à l’aune du rapport entre la “maximisation” des gains
possibles et la “minimisation” des coûts qu’elles entraînent.
Pour mettre en œuvre ces stratégies, le sujet parlant a recours à
des procédés linguistiques (et paraverbaux) divers, dont certains ont
une fonction précise, comme par exemple les formules de salutation
(« bonjour »), de remerciements (« merci ») ou d’excuse (« pardon »),
et d’autres sont polyvalents, tous ces emplois dépendant du contexte.
Il convient donc de ne pas confondre le niveau des situations, lequel
détermine les finalités sociales (contrats), le niveau des stratégies

142
Étude de la politesse, entre communication et culture

discursives où se jouent les finalités personnelles du sujet, et le niveau


des procédés où se trouvent l’ensemble des moyens d’expression de ces
finalités, lesquels peuvent produire des effets divers, voire opposés, selon
le contexte d’emploi.

4.  L’opérationnalisation du modèle pour les interactions


Il s’agit alors d’opérationnaliser ces distinctions en distinguant ce
qui dans les actes de communication est de l’ordre des contraintes, des
stratégies et des procédés. Dans tout acte de communication, diverses
questions se posent au sujet parlant : « comment entrer en contact avec
l’autre ? », ce qui détermine des stratégies de légitimation ; « comment
imposer sa personne à l’autre ? », ce qui détermine des stratégies de
crédibilité ; « comment saisir l’autre ? », ce qui détermine des stratégies
de captation.

4.1.  Les stratégies de « légitimation »


Pour résoudre le problème de comment entrer en contact avec l’autre,
le sujet parlant doit faire en sorte que son interlocuteur reconnaisse son
droit à prendre la parole, c’est-à-dire sa légitimité de sujet parlant. Car
aborder quelqu’un est comme un acte de violence (symbolique). C’est
obliger l’autre à devenir son interlocuteur, à accepter le discours qui lui
est adressé. Autrement dit, entrer en contact avec l’autre, serait-ce par
l’acte de langage apparemment le plus innocent comme dire bonjour,
c’est l’impliquer dans une relation (qu’il ne désire peut-être pas) et lui
imposer sa parole pour se faire exister soi-même.
C’est pour résoudre (ou masquer) ce problème de violence symbolique
légitime que toute société détermine, par convention, un certain nombre
de comportements et se dote de formules langagières ritualisées qui, selon
chaque situation, jouent divers rôles : d’abordage (interpeler l’autre en
lui assignant une place), de sollicitation (pour justifier qu’on demande un
renseignement), de clôture (pour justifier qu’on met un terme à l’échange),
d’interruption (pour justifier qu’on coupe la parole), de remerciements
(pour faire écho à un bienfait), etc. Et pour réaliser ces comportements
langagiers, le sujet parlant a recours à des procédés, parmi lesquels on
peut citer  : les appellatifs (pronoms  ; dénomination), les formules de
salutation/clôture (« bonjour/salut//au revoir »), les énoncés de demande
(« je peux vous demander »), les désactualisateurs (futur, conditionnel,
imparfait), les amadoueurs (« sois gentil de »), les énoncés d’interruption
(«  vous permettez  »  / «  Je peux faire…  »), les mots de remerciement
(« merci/de rien »), les désarmeurs (« Je ne voudrais pas insister », « sans
vouloir vous offenser »), et toutes sortes de constructions jouant sur
l’explicite et l’implicite.

143
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Hors ces cas de contraintes, les interlocuteurs peuvent gérer la relation


selon les deux modalités que propose la théorie des jeux : un jeu à somme
nulle qui implique la soumission de l’un des deux joueurs, l’un gagnant
et l’autre perdant ; un jeu à somme non nulle qui implique une répartition
des gains et pertes, les deux joueurs gagnant et perdant quelque chose.
Dans le domaine des échanges langagiers, ces jeux passent par la mise en
œuvre de stratégies discursives de crédibilité et de captation.

4.2.  Les stratégies de « crédibilité »


Pour résoudre le problème de comment imposer sa personne à l’autre,
le sujet parlant doit faire en sorte que l’autre reconnaisse qu’il est digne
d’être écouté et cru. C’est le phénomène bien connu en analyse de discours
de la construction de l’image du sujet parlant, ou ethos, pour laquelle
le sujet met en œuvre diverses stratégies : de sincérité, de confiance en
se montrant maître de soi, de neutralité en se montrant non partisan,
d’engagement en se montrant convaincu, de modestie en se montrant
réservé, de distanciation en se montrant pondéré.
Et pour réaliser ces comportements langagiers, le sujet parlant a
recours à des procédés, parmi lesquels  : des énoncés revendiquant la
bonne foi (« Je te jure », « Je dis vrai »), des énoncés de non prise de
position (tournures impersonnelles, effacement du Je), de conviction
(« C’est ce que je pense dur comme fer »), de modestie (« Je ne suis pas
très compétent »), de pondération (« On pourrait dire que…, mais ce n’est
qu’un avis personnel »), de prudence (formules de concession  : «  bien
que », « pourtant, si… », avec l’emploi d’atténuateurs : « simplement »,
« c’est juste que », « un petit conseil »).

4.3.  Les stratégies de « captation »


Pour résoudre le problème de comment toucher l’autre, le sujet parlant
doit faire en sorte que l’autre adhère de façon rationnelle ou irrationnelle
aux idées du sujet parlant. Il a recours à des stratégies discursives qui
tendent à toucher l’émotion, les sentiments de l’interlocuteur ou sa raison,
de façon à le séduire ou le persuader. Il s’agit de provoquer l’adhésion
passionnelle de l’autre en atteignant ses affects (pathos), ou son adhésion
rationnelle en jouant sur la force de l’argumentation (logos). Ces stratégies
se réalisent, par exemple, en produisant des discours dramatisants qui
sont susceptibles de toucher les pulsions positives (joie) ou négatives
(peur) de l’interlocuteur ; en exprimant ses propres sentiments de façon
à les faire partager, voire à les imposer à l’interlocuteur ; en développant
des raisonnements de façon à persuader, de façon directe ou indirecte,
son interlocuteur  ; en revendiquant une appartenance, individuelle ou

144
Étude de la politesse, entre communication et culture

collective, de façon soit à se différencier de son interlocuteur, soit à entrer


en empathie avec lui.
Pour réaliser ces comportements langagiers, le sujet parlant a également
recours à divers procédés  : formules de flatteries ou d’encouragements
(«  C’est bien  », «  Continuez  »)  ; reproches directs («  Tu es radin  »),
reproches directs mais atténués (« Tu n’es pas généreux), reproches
indirects par tournures impersonnelles adressées au Tu (« On mange en
fermant la bouche ») ; critiques directes (« Ton travail n’est pas bon »)
ou indirectes («  c’est bien mais tu peux faire mieux  »)  ; ordres directs
(«  Ferme la fenêtre  ») ou indirects («  Je sens un courant d’air  »)  ; un
certain jeu avec les pronoms personnels (« Je/Moi/Nous//Toi/Vous ») qui
permet de marquer la proximité avec les autres ou au contraire la distance.
On voit la différence entre stratégies et procédés, notions qui
parfois sont employées l’une à la place de l’autre. Les stratégies sont
d’ordre conceptuel et procédural. D’ordre conceptuel, parce qu’elles
correspondent à une opération d’intentionnalité, à un calcul qui opère un
choix entre plusieurs possibilités discursives quant à la façon d’influencer
son interlocuteur. D’ordre procédural, parce que ce processus d’influence
est réglé par un jeu de “maximisation” des gains possibles et de
“minimisation” des coûts quant à ce qui se joue entre les partenaires de
l’acte de communication. Les procédés, quant à eux, sont d’ordre formel,
relevant de catégories linguistiques inscrites dans la langue, mais qui dans
leur emploi discursif sont instables, quant à leur signification et aux effets
qu’ils sont susceptibles de produire, car, pour ce qui est de leur sens, les
marqueurs (ou indicateurs) linguistiques dépendent du contexte. En effet,
ces procédés sont :
–– polyvalents, dans la mesure où ils peuvent correspondre à des
catégories différentes. Par exemple, « Excusez-moi » peut être
employé pour exprimer la reconnaissance d’une offense (demande
de réparation) ou la justification d’une prise de parole au moment
où quelqu’un d’autre parle (interruption). Une formule comme
«  salut  !  » peut être employée pour saluer quelqu’un lors d’une
rencontre (salutation), ou pour prendre congé de quelqu’un
(clôture), ou encore, par ironie, pour signifier à son interlocuteur
que l’on est fâché, qu’on ne veut plus lui parler (fin de non recevoir).
–– polydiscursifs, dans la mesure où ils peuvent signifier et produire
des effets différents. Une demande exprimée directement, sans
marqueurs de politesse (« Passe-moi ton stylo »), peut être
considérée comme plus franche que la même demande exprimée
avec beaucoup d’atténuateurs (« Est-ce que ce serait un effet de ta
bonté de me prêter ton stylo ? »), cette dernière pouvant paraître
insincère, hypocrite ou trop servile. L’excès de marqueurs de

145
Du sens à la signification. De la signification aux sens

politesse peut porter le soupçon d’insincérité. D’une manière


générale, comme le précise Kerbrat-Orecchioni, l’hyperpolitesse
(2005  : 209) doit être jugée en contexte, car elle peut produire
des effets inverses, contreproductifs, parfois même pervers. Il en
est de même de l’apolitesse, l’absence de marqueurs n’étant pas
nécessairement une preuve d’impolitesse, car elle peut produire un
effet de discrétion, de dignité, d’approbation, comme le suggère
l’expression : « Qui ne dit mot consent ».
Les procédés sont donc stables en tant que catégories de langue, mais
instables dans le discours où il faut les considérer seulement comme des
indices qui, associés à d’autres indices, produisent un certain effet de
sens.

5.  La prégnance du contexte socioculturel


Enfin, situation et stratégies dépendent du contexte culturel dans lequel
elles sont mises en scène. Bravo (2010) signale la difficulté d’appliquer
le modèle de Brown et Levinson à d’autres contextes socioculturels
parce qu’il ne permet pas de « décrire la complexe idiosyncrasie des
manifestations de la politesse qui dépendent d’un ensemble de facteurs
contextuels »6. En effet, on ne peut pas dire que les aspects négatifs
ou positifs de l’image sociale d’un sujet parlant soient transculturels.
Gumperz (2001), lui-même, signale que les sujets parlants doivent
partager des connaissances pour pouvoir établir des connexions entre
les énoncés et la réalité sociale. On ne peut pas dire, comme l’affirment
Brown et Levinson (1987), que la langue espagnole est tout entière
orientée vers la politesse positive.
En France, par exemple, l’excessive courtoisie a quelque chose de
suspect, d’hypocrite. Peut-être est-ce dû à une opposition inconsciente
qui reste dans l’imaginaire social français entre la tradition de la politesse
aristocratique qui s’exerçait dans la Cour des rois, du temps de la
monarchie, jugée hypocrite, et l’authenticité de la franchise populaire,
directe, un peu rude, mais jugée sincère. C’est aussi pourquoi les Français
trouvent que la politesse anglaise a quelque chose d’hypocrite, alors que
pour les Anglais, qui estiment qu’il faut toujours garder le contrôle de soi-
même, il s’agit là d’une marque de civilité. Dans ce même ordre d’idée,
on peut aussi constater que les latino-américains perçoivent les Espagnols
comme peu polis, parfois même brutaux, en tout cas sans nuances, alors
que, pour ceux-ci, s’exprimer directement, sans détour, avec franchise est
une marque de familiarité jugée positive7.

6
Traduction personnelle de Bravo (2010 : 25).
7
Une maxime espagnole, usitée en Espagne, dit : « Lo cortés no quita lo valiente ».

146
Étude de la politesse, entre communication et culture

Pour traiter la question de la politesse en rapport avec la prégnance


culturelle, il faut se demander, de quoi est faite l’identité d’un groupe. Elle
est faite de ce que partagent les membres du groupe, leurs opinions, leurs
connaissances, leurs valeurs, leurs goûts, toutes choses qui constituent leur
lien social, le miroir dans lequel les individus se reconnaissent comme
appartenant à une même communauté, et qui guident leur conduite dans la
vie en société. L’identité sociale et culturelle dépend des imaginaires sociaux
que partagent les membres d’un groupe donné, quelle que soit sa taille. Dans
ce processus de construction identitaire, le langage a une position centrale
car c’est par lui et à travers lui que se construisent et circulent les visions
du monde qui caractérisent les groupes sociaux. Et cela par la façon dont
les membres d’une communauté ritualisent les manières de s’aborder, de
se séparer, de s’excuser, de se remercier, de se féliciter, etc., c’est-à-dire
de construire leurs rituels socio-langagiers. Mais aussi par les manières
de raconter et d’expliquer qui témoignent du rapport que les individus
entretiennent entre eux, car raconter établit un rapport non autoritaire à
l’autre qui peut se projeter librement dans le récit qu’on lui propose, alors
qu’expliquer instaure un rapport de supériorité de celui qui explique, car il
montre son savoir qu’il impose à l’autre8. Également, par les manières de
critiquer qui révèlent comment les individus conçoivent la contradiction :
pour les uns, la critique doit être exprimée de façon directe ; pour d’autres,
de façon indirecte, implicite, par sous-entendus, de peur que la conversation
prenne un tour polémique, ou de peur d’entrer en conflit avec l’autre.

6.  Une classification de la « politesse »


D’après ce modèle de fonctionnement de la communication sociale
et interpersonnelle, et son application aux situations d’interactions
verbales, on peut tenter de situer la politesse, car toute classification de
catégories dépend du modèle d’analyse auquel on se réfère. Ce qui veut
dire que cette proposition de classification ne vaut que par rapport à ce
modèle que l’on résumera de la façon suivante : les échanges langagiers
sont guidés par les contraintes issues des situations de communication,
lesquelles sont réglées par des conventions sociales ; ces contraintes font
office d’instructions discursives qui constituent autant de manières de
dire à des fins de légitimation ; à partir de ces contraintes-instructions,
le sujet parlant met en œuvre des stratégies personnelles qui relèvent de
son initiative, afin de résoudre une situation conflictuelle en jouant de
crédibilité et de captation. C’est pourquoi, il convient de distinguer trois
cas de situation d’échange :

8
C’est là un des malentendus culturels entre Québécois et Français. Les premiers, ayant
davantage le goût du récit, reprochent aux seconds une certaine attitude de supériorité
(« Maudits Français ! »), du fait que ceux-ci ont plutôt le goût de l’explication.

147
Du sens à la signification. De la signification aux sens

–– Le cas de situations non conflictuelles, où sont attendues et prévues


des marques de reconnaissance de la prise de parole, entraînant
un emploi quasi obligé de certaines formes. Le comportement
langagier est alors conventionnel, car il s’agit d’être formellement
poli, de faire preuve de politesse, comme par exemple quand on
dit « bonjour ».
–– Le cas de situations conflictuelles, situations tendues, où locuteur et
interlocuteur ne sont pas obligés de faire preuve de politesse mais
choisissent une attitude de courtoisie, comme quand on emploie
certains atténuateurs pour éviter une querelle ouverte.
–– Le cas de situations conflictuelles ou non conflictuelles dans
lesquelles le locuteur met en œuvre des stratégies de crédibilité
et de captation qui relèvent de l’initiative exclusive du sujet
parlant à des fins de persuasion ou de séduction. Évidemment,
ces stratégies dépendent de la nature des situations d’échange,
publiques ou privées ; elles peuvent employer les mêmes procédés
d’atténuation que les cas précédents, mais elles n’ont aucun
caractère d’obligation.
On sera donc amené à distinguer les cas de politesse, les cas de
courtoisie et tous les autres cas qui sont à mettre au compte des diverses
stratégies de régulation discursive.

6.1.  Les cas de « politesse »


Il s’agit uniquement du comportement attendu, obligé et codé dans
des formes, une politesse ritualisée et conventionnelle à l’intérieur de
laquelle, on peut distinguer :
–– Une politesse routinière codée qui s’exerce dans le cadre de la
vie quotidienne, lorsqu’il s’agit d’aborder des gens, de prendre
congé, de remercier, de féliciter, etc. avec des formules convenues
(« bonjour/salut/merci ») ou même parfois des façons de s’exprimer
indirectes mais qui sont elles-mêmes convenues (« Est-ce que vous
pourriez me dire l’heure ? »). On parlera dans ce cas de politesse
civile.
–– Une politesse protocolaire codée, selon la formule proposée par
Briz (2008  : 178-188), qui s’exerce dans un cadre institutionnel
ou dans une société très hiérarchisée, comme ce fut le cas dans
les rituels des sociétés aristocratiques. Par exemple, en Espagne,
au XVIIe siècle, le traitement était le suivant : Tú, « [e]l primero
y más bajo que se da a los niños, o a las personas que queremos
mostrar grande familiaridad o amor » ; Vos, « se dice a los criados
o vasallos » ; Vuesasté, vuesa Merced, vuestra Merced, « se da a

148
Étude de la politesse, entre communication et culture

todos, grandes y pequeños » ; Señoría, « a los barones, vizcondes,


abades de mitra, pero solo los amigos »9.
6.2.  Les cas de « courtoisie »
Il s’agit du comportement non obligé, avec des formules plus ou moins
codées, mais plus libres dans l’expression, et donc un comportement non
prédictif puisque celui-ci est soumis à l’initiative du sujet : une manière
d’être qui montre la délicatesse, la finesse et l’élégance du traitement d’un
locuteur vis-à-vis de son (ou ses) interlocuteur(s). Cette courtoisie peut
s’exercer dans différentes situations :
–– La courtoisie dans les situations d’abordage ou de clôture, par
précaution du dire, parce que le locuteur veut obtenir quelque
chose de son interlocuteur, en employant certains modes et temps
verbaux (conditionnel, imparfait) et certains verbes de modalité
(pouvoir, vouloir, permettre), certaines tournures (si ce n’est pas
trop insister), en relativisant une affirmation par l’emploi de verbes
et expressions rapportées à la première personne (je suppose, je
crois, je pense, j’imagine, me semble-t-il, de mon point de vue),
ou rapportées de façon impersonnelle (d’après ce que l’on dit,
apparemment).
–– La courtoisie dans les situations d’interruption, pour minimiser
l’effet brutal et cassant de cette prise de parole non attendue. Cela
se fait à l’aide de formules du genre : « dis-moi », « à propos », « si
tu permets », « juste une remarque ».
–– La courtoisie dans les situations de réplique, lorsqu’il s’agit
pour l’un des locuteurs d’éviter de répondre trop vertement à
son interlocuteur ; il peut procéder alors par détournement, soit :
en déplaçant sa réponse (un écrivain qui voit que son éditeur
grimace à la lecture de son manuscrit  : «  C’est si mauvais que
ça ? » / L’éditeur : « Disons qu’il y a du travail ») ; en ayant l’air
de critiquer un tiers, alors qu’il vise son interlocuteur, comme
s’il sous-entendait « à bon entendeur, salut » (« Je n’aime pas les
pédants », dit quelqu’un en parlant d’un tiers absent, alors que
c’est l’interlocuteur qui est visé)  ; en ayant l’air de reconnaître
son défaut (« Oui, évidemment, je suis bête. Je n’aurais pas dû le
croire »), ce qui est une façon de désamorcer une critique mais en
même temps de montrer sa lucidité, voire son intelligence.
Cette courtoisie peut s’exercer également pour :
–– éviter le “non convenable”, comme défense d’une image collective
face aux autres. C’est le cas des cultures dans lesquelles on

9
Voir José Pellicer de Tovar, 2002, p. 689.

149
Du sens à la signification. De la signification aux sens

considère qu’il n’est pas convenable d’exprimer directement un


refus pour ne pas mettre l’autre en position de vexation10.
–– marquer une distance respectueuse vis-à-vis d’une personne
que l’on admire. Marquer la distance veut dire avoir, dans le
traitement de l’autre, une attitude qui évite toute familiarité comme
témoignage de déférence et d’élégance dans les rapports. Françoise
Héritier, une anthropologue qui travailla dans le laboratoire que
dirigeât Claude Lévi-Strauss, explique dans une Tribune du journal
Le Monde11, à quoi tenait cette distance entre l’anthropologue
et ses collaborateurs : « Personne n’usait de familiarité avec lui.
On ne lui touchait pas l’épaule, on ne le prenait pas par le bras (à
l’exception d’Éva, sa secrétaire). On ne le tutoyait pas […]. Au
laboratoire, nous l’appelions tous “monsieur”. Il appelait en retour
les hommes par leur nom de famille le plus souvent, et les femmes
par leur prénom ou employait le générique “madame”. […] Il
avait déjà cette simple politesse12, qui est marque de grand respect,
qui consiste à répondre à tous les envois de livres et à tous les
courriers ». Mais cela s’est passé dans un contexte français entre
des individus appartenant à une certaine génération d’intellectuels.

7.  Le cas de l’« impolitesse »


L’impolitesse ne peut être traitée de façon symétrique à la politesse,
comme cela est souvent le cas, et ce pour deux raisons. D’abord, parce
qu’il n’y a pas de situations qui appellent, par convention, une attitude
d’impolitesse. Ensuite parce que l’on peut se demander si l’on gagne
quelque chose à considérer que les attitudes de réfutation, reproche,
insulte, injure, moquerie, sarcasme, ironie, critique, vexation, qui
sont souvent données en exemple sont de l’impolitesse. Il s’agit là de
catégories discursives qui doivent être traitées comme telles13. Dans
certaines cultures, comme la française, déclencher une polémique n’est
pas nécessairement un acte d’impolitesse, car elle peut être vécue comme
un plaisir.
L’impolitesse résulte toujours du choix individuel (calculé ou
spontané) du sujet parlant. Quant aux mots et formules, ils font partie
de l’ensemble des procédés qu’invente la société et qu’elle se donne en
partage pour gêner ou disqualifier l’interlocuteur. En fait, l’impolitesse,
10
Ainsi du « Sí, como no » mexicain dont on ne sait jamais s’il signifie “oui”, “non” ou
“peut-être”.
11
Le Monde du 10-11 octobre 2010.
12
C’est un cas d’emploi d’un terme pour un autre, comme cela est fréquent dans l’usage
courant, car il aurait mieux valu dire ici : « courtoisie ».
13
Particulièrement l’injure qui n’est pas un cas d’impolitesse.

150
Étude de la politesse, entre communication et culture

n’étant pas codée conventionnellement – car le principe de régulation


tend au contraire à équilibrer les relations communicatives –, elle ne
peut être le contraire de la politesse telle que nous l’avons définie dans sa
première acception, sauf quand elle résulte du non emploi d’un acte de
politesse attendue. Dans ce cas, elle agit par défaut. En revanche on aura
tout avantage à mettre l’impolitesse en regard de la courtoisie telle que
nous l’avons définie dans sa deuxième acception, et en opposition à celle-
ci comme stratégie d’attaque ou de défense vis-à-vis de l’interlocuteur. Il
s’agit alors d’un acte de « discourtoisie ».
On peut aborder l’impolitesse à travers les catégories de Mugford
(2008)  : l’impolitesse individuelle perçue par l’interlocuteur comme
une attaque personnelle contre lui, l’impolitesse sociale perçue par
l’interlocuteur comme une attaque contre son rôle social, l’impolitesse
culturelle perçue par l’interlocuteur comme une attaque contre son
groupe ethnique, l’impolitesse humoristique qui reflète l’usage ludique
du langage impoli. On peut le faire à travers les maximes de Leech
(1983) comme maximisation de la face négative de l’autre : le manque
de tact, la désapprobation de l’autre, l’antipathie explicite  ; ou encore
à travers les catégories de Culpeper (1996)  : l’impolitesse ouverte et
latente, l’impolitesse positive qui cherche à détruire l’image positive de
l’autre, l’impolitesse négative qui cherche à détruire l’image négative,
le sarcasme ou politesse simulée, non sincère, la politesse niée, absente
lorsqu’elle est attendue. En fait, tous ces cas participent de stratégies anti-
courtoises qui varient selon les contextes sociaux et culturels.

8.  Les cas de stratégies de crédibilité et captation


Tous les cas qui ne répondent pas aux définitions de politesse et
courtoisie que l’on vient de donner font partie des diverses stratégies de
crédibilité et de captation à des fins de séduction ou de persuasion. Celles-
ci sont imprévisibles, non prédictives et peuvent produire des effets
contraires. Dans son émission radiophonique, Radioscopie, l’animateur
Jacques Chancel, au cours de son entretien avec l’écrivain George
Simenon, dit  : «  Oui, vous êtes un chat de gouttière  », pour savoir si
son invité assume la qualité de personne solitaire, sauvage et aventurière.
Cette question par métaphore interposée peut être reçue de façon positive
ou négative. La réplique subséquente de l’interviewé montre qu’il
l’assume de façon positive.
L’emploi des formules comme « Je vais vous dire une chose », « Ne me
dites pas, vous, que vous êtes partisan de… » que l’on entend souvent dans
les discussions politiques participent de stratégies qui préparent un discours
d’opposition. Il en est de même de l’emploi des “atténuateurs” comme
dans : « Ce que vous dites est quelque peu exagéré » ; « Permettez-moi

151
Du sens à la signification. De la signification aux sens

de vous prendre quelques minutes pour… » ; « Tu sais que tu est un brin
impétueux  !  » qui atténuent des jugements sévères. Tous ces exemples
relèvent des stratégies de crédibilité et de captation, et non nécessairement
de la politesse.

Conclusion
On peut résumer les différents paramètres qui interviennent pour
décrire les stratégies discursives d’interaction parmi lesquelles se trouvent
politesse et courtoisie  : la finalité de la situation de communication, en
termes d’enjeu de l’échange ; la place des inter-actants qui est déterminée
par la situation  ; les types d’échange de parole organisés en dispositifs
conceptuels et physiques de distribution et circulation de la parole, ce qui
permet de distinguer les échanges qui ont lieu dans l’espace public et ceux
qui concernent les relations interpersonnelles  ; les imaginaires collectifs
qui spécifient socialement et culturellement les échanges, et qui permettent
de déterminer si les actes de langage produisent un effet positif ou négatif.
Enfin, on peut se demander quelle est l’utilité des études sur la
politesse. Car dans le domaine des sciences humaines et sociales, il faut
toujours s’interroger sur la pertinence des études que l’on met en œuvre
au regard des différents courants théoriques. De ce point de vue, on peut
dire que cette réflexion est utile pour montrer la polysémie des catégories
lexicales et grammaticales lorsqu’elles sont employées discursivement. Ces
catégories deviennent alors des indices d’effets de sens. Cette réflexion est
également utile pour mettre en évidence, à l’intérieur d’une même culture,
les variations dans le temps (diachronie), les différences sociales selon
diverses catégories (enfants, adolescents, couches populaires, immigrés,
femmes (Orozco, 2010  : 152 sq), classes sociales, handicapés (Aracelys
& Álvarez, 2010  : 167 sq), etc.), et les différences selon les activités
(professionnelles, politiques, médiatiques, etc.). Mais aussi pour mettre en
évidence les différences culturelles, car chaque peuple est plongé dans ses
usages et a tendance à croire qu’ils sont universels.
Enfin, l’étude de la politesse permet de faire avancer la réflexion
théorique autour du bien fondé des catégories que l’on propose. Pour
ce qui me concerne, je défendrai l’idée que la politesse n’est pas un
principe. Un principe doit être fondateur d’une certaine conception du
langage, et on ne peut pas dire que la politesse soit fondatrice de l’acte
de communication. Elle en est simplement un des aspects qui apparaît
comme une obligation dans certaines situations (la politesse), une manière
d’être civile dans le traitement des relations (la courtoisie) et une stratégie
de crédibilité et de captation dans d’autres.
Je défendrai également l’idée qu’il ne faut pas dissocier analyse
conversationnelle, analyse de l’oralité et analyse de discours, car il

152
Étude de la politesse, entre communication et culture

apparaît que certains écrits restent enfermés dans un type d’analyse


ignorant ce qui se fait dans les domaines connexes. Il faudrait considérer
qu’en matière d’analyse du langage, il y a deux approches qu’on appellera
linguistique de la langue et linguistique du discours, qu’il faut à la fois
distinguer et articuler, car le sens se construit à la confluence dialectique
d’une sémantique de la langue et d’une sémantique du discours.

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153
Du sens à la signification. De la signification aux sens

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154
Hétérogénéité énonciative et architecture
argumentative dans l’éditorial du magazine
Science & Vie

Alexandra Cuniţă

Professeur émérite, Université de Bucarest

« le discours des médias, […] un terrain privilégié d’opérations


d’influence, de manipulation, qui dépassent la transmission
d’informations et même l’incitation à l’action, pour agir sur
le système de croyances et de valeurs partagées par le public
visé. Ce niveau est en lien avec l’étude de l’argumentation,
au sens rhétorique et linguistique plus classique du terme. »
(Galatanu, 2000 : 251).
À la grande bâtisseuse de modèles linguistiques, Olga
Galatanu, pour qui le fonctionnement de la langue dans les
différents genres et sous-genres de discours n’a plus de secrets.

Introduction
Intitulé Avant-propos dans les numéros ordinaires de la revue
scientifique mensuelle Science & Vie (S&V) et, le plus souvent, Édito
dans ses numéros trimestriels hors-série (S&V-HS), l’article d’ouverture
est bien l’éditorial, qui, dans la presse écrite généraliste, est destiné
à indiquer aux lecteurs l’orientation culturelle et idéologique d’un
journal, les principales valeurs qu’il défend. Relevant du discours de
médiatisation scientifique, les articles que le magazine Science & Vie
propose à ses lecteurs, surtout ceux du dossier que chaque numéro
présente dans la section À la une, ont essentiellement la mission de « faire
savoir » et de « faire sentir », autrement dit d’informer et de capter le
public, de « susciter [son] intérêt » (Charaudeau, 2008a : 17). L’éditorial,

155
Du sens à la signification. De la signification aux sens

1 2
qui montre la position de la rédaction à l’égard de l’événement le plus
saillant, décrit et expliqué dans le dossier d’un numéro ou autre, doit
convaincre le public-cible du bien-fondé de l’attitude adoptée  ; il a
donc surtout une fonction persuasive («  faire croire  »). Afin d’amener
les lecteurs à adhérer à ses propres conclusions, l’auteur de l’éditorial –
pour nous, le locuteur (L) qui produit cet énoncé long qu’est l’article
envisagé, mais qui se laisse généralement identifier comme un locuteur
premier en syncrétisme avec un énonciateur premier (L1/E1) – devra
faire une démonstration ; cette démonstration implique, d’une part, qu’il
explique au destinataire collectif de quoi il sera question dans le dossier
publié À la une, quels sont les principaux problèmes qui se posent à ce
sujet et quelle est la position de la revue à l’endroit de l’objet du discours
choisi, d’autre part, que sa production discursive soit l’expression d’un
raisonnement solide et cohérent, soutenu par des arguments péremptoires
(voir Charaudeau, 2008b  : 28-30). L1/E1 devra avoir recours à des
stratégies argumentatives adéquates, qui puissent vraiment influencer les
lecteurs. Sera-t-il obligé, pour atteindre son objectif, de faire entendre
une seule voix, la sienne, de proposer un seul point de vue, le sien, ou
pourra-t-il prendre en compte et surtout prendre en charge – ou refuser
de prendre en charge – d’autres points de vue qui circulent, à un moment
donné, dans les milieux scientifiques ? Quelles sont les marques de la
présence d’un autre énonciateur (e2) – pouvant ou non se manifester
aussi en tant que locuteur distinct (l2) – dans l’énoncé que les lecteurs
mettent en rapport avec L1/E1 ? Pour quelles raisons et avec quels effets
ce dernier s’appuie-t-il sur la pluralité des points de vue dans l’énoncé
long qu’il produit ? Quel est le rôle de l’hétérogénéité énonciative dans
cette formation discursive particulière qu’est l’éditorial d’un magazine
scientifique3 ?
Telles sont les questions auxquelles nous nous proposons de répondre
dans les lignes qui suivent.

1
Si l’Édito d’une autre revue scientifique, Sciences et Avenir, est suivi, en bas de page,
du nom de l’auteur : celui de la directrice de la rédaction ou celui de la rédactrice en
chef du magazine, l’Avant-propos de Science & Vie est suivi des initiales S&V (S&V-
HS, le cas échéant). Cependant, le numéro spécial 10 espoirs de science, de janvier
2012, nous offre un Avant-propos signé : La rédaction.
2
Il est question d’événements scientifiques et techniques racontés, jamais présentés à
l’état brut, transformés en faits dignes d’être portés à la connaissance des lecteurs par
les médias.
3
Notre analyse porte sur les éditoriaux de seize numéros du magazine S&V et S&V-HS
(2002-2012), et sur ceux de trois numéros du magazine Sciences et Avenir (2012).

156
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative

1.  Locuteur, énonciateur, topique énonciative4


Quelle que soit l’identité de la personne qui couche effectivement le
texte sur le papier – l’auteur de l’éditorial en tant qu’être physique –,
dans la présente analyse elle sera assimilée au locuteur, « instance
qui profère un énoncé embrayé ou désembrayé, dans ses dimensions
phonétiques et phatiques ou scripturales » (Rabatel, 2004 : 6). C’est le
locuteur qui accomplit les actes de langage décelables dans cet énoncé.
Mais l’instance qui est tenue de prendre position à l’égard du contenu de
l’énoncé est l’énonciateur, « instance à l’origine d’un PDV [point de vue],
qui ne s’exprime pas nécessairement par des paroles » (Rabatel, 2009 :
71, note 2)5. L’énonciateur assume pour son compte un certain contenu
propositionnel parce qu’il le tient pour vrai6. L’exemple ci-dessous :
(1) Avant de nous attacher à la confection de ce numéro un peu spécial, nous
avons passé en revue l’essentiel de ce que nous avons écrit tout au long de
l’année écoulée. (S&V, 1132, janvier 2012, p. 5)
nous permet de parler d’un syncrétisme du locuteur premier et de
l’énonciateur premier (L1/E1), car le locuteur (L1) qui produit l’énoncé
est en même temps l’énonciateur (E1) qui se porte garant de la vérité du
contenu propositionnel asserté, devenant responsable du PDV assumé.
L1, dont on apprend l’identité grâce à la signature La rédaction, est un
locuteur multiple ou collectif (Charaudeau, 1992 : 151), qui s’inscrit dans
l’énoncé produit par le pronom nous. Ce locuteur collectif7 prête sa voix
à un E1 garant de l’assertion qu’il fait et dont la subjectivité est mise en
évidence par des expressions telles que « ce numéro un peu spécial »,
« l’essentiel de ce que nous avons écrit »
Il n’en va pas de même dans la situation suivante :

4
Le terme est d’Alain Rabatel (2004 : 3).
5
Pour A.  Rabatel, l’énonciateur est un véritable sujet modal  ; d’autres chercheurs
rapprochent cette notion de celle de sujet de conscience. Quant au point de vue à la
source duquel se trouve l’énonciateur, on peut y voir l’attitude que celui-ci adopte en
s’approchant de l’objet du discours choisi. La notion de point de vue est complexe.
Dans la relation énonciateur – point de vue, on fait également intervenir la notion de
voix. Pour cette problématique nous renvoyons à Rabatel (2010).
6
Voir en ce sens l’explication d’Antoine Culioli : « Dans une assertion, au sens strict du
terme, on a une prise de position que l’on peut caractériser comme suit : “je tiens à dire
que je sais (je crois) que p est vrai”. » (Culioli, 1990 : 43). Voir aussi Culioli (1999 :
96).
7
Même si l’auteur (le sujet écrivant) est unique, le pronom je n’apparaît jamais dans
les éditoriaux analysés. L’identité que la rédaction du magazine prête à L1 transforme
le locuteur unique « en une multitude d’individus qui [se concertent] pour agir d’une
certaine façon » (Chauraudeau, 1992 : 154). Nous ferons toutefois remarquer que, dans
ce cas, nous implique une collectivité (relativement) homogène, compte tenu du rôle
social des individus en question.

157
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(2) Jamais il ne nous8 sera possible de savoir quelle fut précisément la vie de
nos ancêtres […] non, nous ne descendons pas du singe […]. (S&V, 1113,
juin 2010, p. 5)
Le passage ci-dessus est une suite d’assertions négatives.
Commençant, l’une par jamais – que l’intonation mettrait encore mieux
en relief dans la communication orale –, l’autre par le substitut pro-phrase
non9, ces phrases sont à interpréter comme l’expression d’une négation
polémique10. Toutes les deux apparaissent en réaction à des assertions
affirmatives qu’on doit mettre en relation avec d’autres énonciateurs
(e2) : ceux qui pourraient penser que les fouilles archéologiques et les
progrès récents de la connaissance humaine nous dévoileront bientôt les
secrets de la vie que menaient nos ancêtres ; ceux qui se rangent sous
la bannière de l’évolutionnisme et tiennent pour vraie la prédication
‘l’Homme descend du singe’. Les structures phrastiques ci-dessus
trahissent un conflit entre des PDV différents, même opposés, à mettre
en rapport avec des énonciateurs distincts. Un vrai dialogue se crée, en
contexte monologal, entre E1 et de nombreux e2 possédant ou non une
identité connue.
L1/E1 peut recourir à des stratégies encore plus complexes et plus
subtiles.
L’Avant-propos dont nous avons extrait le passage cité sous (2)
commence par une phrase interrogative :
(3) Mais que faisaient-ils [les hommes des cavernes] donc à festoyer dans
11
l’enclos de Göbekli Tepe, regroupés autour de ces édifices de pierre ?
(S&V, 1113, juin 2010, p. 5)

8
Le référent collectif auquel renvoie ici le pronom nous inclut L1 et ses virtuels
interlocuteurs, mais aussi un nombre impossible à préciser de tiers vivant dans des
espaces et à des moments sans rapport avec les récepteurs actuels du message de la
revue ; la collectivité désignée par nous est donc hétérogène.
9
Pour Émile Benveniste, non est l’un des signes promus à l’existence par l’énonciation.
Cet adverbe qui émane, tout comme oui, de l’énonciation, n’existe que « dans le
réseau d’“individus” que l’énonciation crée et par rapport à l’“ici-maintenant” du
locuteur » (Benveniste, 1974 : 84). C’est pourquoi cette forme tonique fonctionnant
comme une négation absolue (voir Cristea, 1971 : 240) suggère ici l’insertion d’une
sorte de discours direct dans le passage cité. Quant à l’emploi de non pour indiquer le
désaccord du locuteur/énonciateur, la contestation d’une assertion antérieure, voir Stati
(1990 : 79-80, 127).
10
La négation polémique « correspond à un acte de parole de négation » et « se présente
[…] comme réfutation de l’énoncé positif correspondant  » (Ducrot, 1973  : 123).
Tout énoncé a une vocation argumentative, mais les négations polémiques ci-dessus
expriment, de façon visiblement agressive, le rejet d’un dire ou d’une croyance. Elles
« [convoquent] un dialogue polémique » (Tuţescu, 1998 : 265).
11
La première partie de la phrase interrogative rappelle l’expression Que diable allait-il
faire dans cette galère ? que Molière avait employée dans les Fourberies de Scapin

158
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative

Par cette expression interrogative, à ranger, grammaticalement


parlant, parmi les questions partielles qui portent sur le COD, le locuteur/
énonciateur premier, qui se met intentionnellement à la place d’un individu
nourri d’idées reçues, avoue apparemment son ignorance : incapable de
trouver seul la réponse à cette question, il attend que quelqu’un d’autre
indique la valeur susceptible de saturer l’interrogation. Cependant, il
manifeste son adhésion au contenu propositionnel d’un énoncé antérieur,
à une assertion due sans doute à des archéologues : ‘ils [les hommes des
cavernes] s’y étaient réunis pour festoyer’. Or, cet énoncé contient les
présuppositions de la question lancée par L1/E1. Celui-ci prend donc
en charge les présuppositions de la question12, mais refuse de s’engager
en validant la prédication contenue dans la réponse. L’intervention du
spécialiste, dont les paroles sont rapportées en discours direct par L1, ne
contribue qu’indirectement à la possible résolution du problème :
(4) «  Göbekli fut un temple, peut-être le premier  !  » Si l’on en croit13 le
découvreur de ce site […], le professeur Klaus Schmidt […], c’est un culte
qui les rassemblait. Mais c’était il y a […] plusieurs milliers d’années
avant la révolution néolithique ! (S&V, 1113, juin 2010, p. 5)
Ce qu’on peut inférer du discours cité contraste tellement violemment
avec le savoir transmis jusqu’à présent par les livres d’histoire – « vérités »
établies, apparemment, une fois pour toutes par les savants d’une autre
époque, sur lesquelles s’appuie le jugement de tout le monde, y compris
de L1/E1 –, que la source du discours citant n’ose pas aller jusqu’au bout
du raisonnement. La prudence lui demande d’éviter de s’exprimer par
une phrase assertive, qui engagerait trop sa responsabilité d’énonciateur,
et de terminer le paragraphe par une question totale dont le verbe se place
sémantiquement dans la lignée temple – culte :
(5) L’Homme « croyait-il » déjà ?! (S&V, 1113, juin 2010, p. 5)
Cette question peut recevoir une réponse affirmative aussi bien qu’une
réponse négative ; elle permet à L1/E1 de tirer son épingle du jeu, invitant
les lecteurs à jouer le rôle du valideur d’une prédication affirmative.
Qu’on accepte ou non l’image d’un locuteur qui « met en scène » les
points de vue de différents énonciateurs convoqués pour les besoins de

et qu’il avait empruntée à Cyrano de Bergerac, à son tour inspiré peut-être par le texte
d’un auteur italien. Le tour utilisé par L1/E1 fonctionne en écho à une formule dont le
contenu relève, comme celui des proverbes et autres stéréotypes, du « trésor d’énoncés
fondateurs » (Maingueneau, 1987 : 72) que partagent des collectivités francophones
comme celle qui lit le magazine S&V.
12
Voir le concept ducrotien de polyphonie (Ducrot, 1984).
13
La construction montre que L1 met en doute la validité du PDV contenu dans le
discours cité. Ainsi, L1 se positionne en surénonciateur (pour le cadre dans lequel est
employé le terme, voir plus loin), plaçant l2 dans une posture de sousénonciation.

159
Du sens à la signification. De la signification aux sens

la cause, on ne peut pas ne pas reconnaître que les énoncés produits dans
une situation de communication comme celle dont nous nous occupons
cachent une hétérogénéité énonciative dont il est parfois difficile de rendre
compte, mais qui remplit une fonction importante dans l’argumentation
caractéristique du genre de discours/texte envisagé.
Par ailleurs, « metteur en scène » ou non, L1 se positionne toujours, en
tant que E1, par rapport aux autres énonciateurs convoqués, en contexte
dialogal aussi bien qu’en contexte monologal. Parfois, c’est de son
propre gré qu’il choisit une certaine posture énonciative, surtout celle de
surénonciation ; d’autres fois, plus précisément quand il s’agit d’adopter
une posture de sousénonciation, il l’adopte parce qu’il le veut ou parce
qu’il y est contraint. On l’a dit : « à l’écrit, énonciateur second et locuteur
second ne sont sur- ou sousénonciateurs que parce que L1 se positionne
lui-même en sous- ou en surénonciateur. […] en contexte monologal,
les relations entre sur- et sousénonciateur [sont] spéculaires » (Rabatel,
2004 : 11).
(6) Qu’avaient-ils [les hommes des cavernes] en tête lorsqu’ils peignaient, à
côté de scènes de chasse, le signe ↑, par exemple ? « Il correspond à une
première tentative de communiquer sous une forme physique », explique
Geneviève von Petzinger, de l’Université de Victoria (Canada) […].
(S&V, 1113, juin 2010, p. 5)
La source du point de vue asserté dans le discours cité (l2/e2) est ici
dans la posture énonciative de surénonciation ; L1/E1 se trouve alors en
position de sousénonciateur.
Avec la posture de coénonciation, la plus favorable à une relation
de coopération, la surénonciation et la sousénonciation sont les trois
phénomènes qui structurent ce que Rabatel appelle, comme nous l’avons
précisé ci-dessus, la topique énonciative.
Ce positionnement de L1 que nous venons de décrire est à la base de
la construction interactionnelle des points de vue, aspect particulièrement
intéressant pour le chercheur qui se propose d’affiner l’analyse des cas
d’effacement de E1 dans le discours médiatique. La topique énonciative
se laisse appréhender à travers les marques par lesquelles se signalent les
différents types de discours rapporté.

2.  De quelques marques de l’hétérogénéité énonciative


Comme les chercheurs l’affirment souvent dans leurs ouvrages (voir,
entre autres, Authier-Revuz, 1984  ; Charaudeau, 1992  ; Rosier, 1999  ;
Maingueneau, 1987 ; Rabatel, 2004 ; Drescher, 2004), les moyens que L1/
E1 mobilise afin d’attirer l’attention du lecteur sur la pluralité des points
de vue en contexte monologal ou dialogal écrit, sur l’effacement de L1/

160
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative

E1 devant divers e2 sont très nombreux et aussi très divers. Les marques
de l’hétérogénéité énonciative ne sont pas les mêmes, à l’oral et à l’écrit,
mais il y a sans doute un ensemble de moyens linguistiques que le locuteur
peut utiliser dans les deux types de communication en vue de marquer la
distance qu’il met entre sa propre position d’énonciateur et celle d’un
autre énonciateur, mobilisé à des fins que l’allocutaire est d’ordinaire
capable de deviner sans trop de difficulté. Dans ce qui suit, nous nous
pencherons uniquement sur quelques-unes de ces marques, propres à
la communication écrite. Parmi celles qui relèvent de l’hétérogénéité
montrée14, se définissant donc comme des «  manifestations explicites,
repérables, d’une diversité de sources d’énonciation » (Maingueneau,
1987 : 53), nous nous arrêterons ici uniquement sur les segments placés
entre guillemets et sur des énoncés correspondant aux deux formes de
discours rapporté : le discours direct et le discours indirect15.
Bien que les fonctions des guillemets dans la communication écrite
soient particulièrement diverses, on peut affirmer que, de manière générale,
ils désignent la « ligne de démarcation qu’une formation discursive assigne
entre elle et son “extérieur” » (Authier, apud Maingueneau, 1987 : 64).
L’exemple (5) ci-dessus nous montre que L1/E1 se sent obligé de
formuler des réserves prudentes quant à l’emploi du verbe croire dans
un énoncé où il est question de la vie affective et spirituelle des hommes
des cavernes  : est-ce que ce verbe est approprié au contexte évoqué  ?
L1/E1 «  emprunte  » ce verbe au lexique d’un locuteur d’aujourd’hui,
mais il ne prend pas la responsabilité d’affirmer que le sens actuel de ce
mot convient à une expérience que personne n’a pu et ne peut connaître
directement. L’on a donc affaire à des guillemets de protection qui nous
montrent que L1/E1 prend en compte la réflexion des spécialistes sur ce
qu’ont mis au jour les fouilles archélogiques de date récente, mais qu’il ne
prend pas en charge les assertions les plus téméraires formulées dans les
milieux scientifiques, et que le verbe croire qu’il est amené à utiliser pour
exprimer une inférence est en conséquence approximatif.
Dans les éditoriaux analysés, la mise entre guillemets est souvent
accompagnée d’une glose :
(7) le « crabe » – terme utilisé par Hippocrate aux Ve et IVe siècles avant
J.‑C. pour décrire l’aspect d’une tumeur maligne – est devenu depuis
2004 la première cause française de mortalité, et le sera bientôt à l’échelle
mondiale. (S&V, Hors-série, 251, juin 2010, p. 3)

14
Il est bien admis que l’hétérogénéité est constitutive du discours produit par le locuteur,
mais notre analyse ne porte pas sur l’hétérogénéité constitutive (voir Maingueneau,
1987 : 53).
15
Le discours indirect libre n’a pas de marques qui lui appartiennent en propre.

161
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Le mot placé entre guillemets, que cette fois-ci L1/E1 trouve tout à fait
approprié au point de vue qu’il asserte, est un emprunt fait délibérément au
discours d’un e2 situé dans un espace énonciatif complètement différent.
La source à laquelle le locuteur emprunte le mot est déclarée, d’abord par
honnêteté professionnelle, ensuite par respect pour le célèbre médecin
dont l’Antiquité grecque nous a légué le nom et les idées fondamentales16.
Si les guillemets apparaissent dans le texte sans que la source du
discours cité soit indiquée, ils jouent leur rôle de « signe construit pour
être déchiffré par un destinataire » : ils avertissent le lecteur qu’il doit faire
un effort pour bien saisir la portée de la citation en question. « Chaque
déchiffrement réussi par le destinataire renforce la connivence entre les
partenaires du discours, puisqu’ils se trouvent partager la même manière
de se situer dans l’interdiscours » (Maingueneau, 1987 : 65).
Les guillemets accompagnent souvent des propos d’un l2/e2 que L1
rapporte au style direct dans l’éditorial, avec tous les effets de rupture
syntaxique entre discours citant et discours cité que ce procédé comporte.
Les paroles rapportées par L1 sous la forme du discours direct ne
traduisent pas toujours la même position de la part des deux sources  :
celle du discours citant et celle du discours cité. Souvent, le recours à
ce procédé est à interpréter comme un refus de L1 d’assumer un point
de vue qui n’est pas le sien ; dans d’autres cas, on peut y voir un moyen
habile auquel il a recours pour exprimer indirectement son point de vue,
en l’attribuant à un tiers – une « autorité » scientifique, un homme / une
organisation politique, une agence ou, plus rarement, L1/E1 lui-même
dans une énonciation antérieure –, autrement dit, sans s’en porter garant
personnellement. La suite du texte de l’éditorial nous renseigne chaque
fois sur l’interprétation à assigner à l’énoncé, sur les effets pragmatiques
de l’ensemble. Prenons l’exemple suivant :
(8) […] quiconque apprendra qu’il développe une tumeur cérébrale
probablement liée à l’usage excessif de son mobile ne pourra pas dire qu’il
ne savait pas. Tout au plus pourra-t-il reprendre à son compte la phrase
d’Angela Merkel, commentant pour le journal Die Zeit sa décision d’en
finir avec l’énergie nucléaire à la suite de l’accident de Fukushima : « Je
ne m’attendais pas à ce qu’un risque que je jugeais jusque-là théorique,
et de ce fait acceptable, devienne réalité. » N’en déplaise à la chancelière
allemande, si chacun reste parfaitement libre de les accepter ou non, les
risques théoriques sont bien réels ! (S&V, 1126, juillet 2011, p. 5)
La dernière phrase du passage donné sous (8) indique clairement
que L1/E1 refuse formellement de prendre à son compte le contenu
propositionnel asserté par Angela Merkel : ‘un risque théorique n’est pas
16
N’oublions pas que le magazine S&V porte à la connaissance du public-cible des faits
établis, dans une intention éducative, culturelle (voir Charaudeau, 2008a : 17).

162
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative

réel ; le risque théorique est acceptable’. L’attitude de L1/E1 est annoncée


par l’expression placée en tête de phrase : n’en déplaise à la chancelière
allemande  ; le fait que son point de vue à lui s’oppose radicalement
au premier est exprimé par une phrase complexe, dont la subordonnée
commence par si. Cette marque, appelée si concessif par Maurice Coyaud
(1972  : 83-84), introduit l’assertion faite par l2/e2, qu’il présente « de
manière provisoire », en demandant au lecteur de l’accepter « comme
cadre provisoire du discours » (Charaudeau, 1992 : 548). L1/E1 ne prend
pas à son propre compte le PDV contenu dans la subordonnée ; celui qu’il
tient pour vrai est exprimé par la principale qui suit.
Là où le discours citant nous offre des gloses relatives à la source du
discours cité, l’un des éléments les plus intéressants pour le chercheur est
le verbe de dire (ou de communication) choisi : dire / se dire, écrire, titrer
sont des verbes neutres, mais expliquer nous montre qu’il s’agit d’une
vérité déjà assumée, alors que prétendre laisse entendre que L1/E1 doute
que le contenu propositionnel asserté par la source du discours cité soit
vrai.
Au cas où le verbe de dire, obligatoirement exprimé dans la phrase,
fonctionne comme verbe introducteur, le discours rapporté prend la forme
du discours indirect ; dans cette situation, les guillemets disparaissent :
(9) […] si les experts s’accordent à penser que ces tests [les tests de Q.I.]
ne rendent pas finement compte de toutes les aptitudes constitutives de
l’intelligence, tous conviennent qu’on peut en prendre une mesure – si
ce n’est LA mesure – via ces tests d’intelligence. (S&V, 1135, avril 2012,
p. 5)
L’exemple mérite un bref commentaire. La séquence si ce n’est LA
mesure est une « parenthèse » d’un type particulier, à laquelle il est souvent
fait appel dans les textes médiatiques. Si ce n’est, l’élément introducteur
de la séquence, est à rapprocher du « sinon de la “surenchère” »
(M. Ndiaye, apud Flament-Boistrancourt, 2009  : 83). Pareillement au
connecteur sinon, si ce n’est lie deux éléments, ici, les deux occurrences
du nom mesure dont la première est déterminée par l’article indéfini une
et la seconde, par l’article défini la. Une sorte d’« échelle orientée du
moins vers le plus » s’établit ainsi dans le discours de L1 qui, guidé par
son propre jugement (E1) ou par l’opinion de certains e2, propose aux
lecteurs d’accepter comme probablement vraie l’évaluation quantitative
et qualitative exprimée par le groupe nominal LA mesure, évaluation
correspondant au haut bout de l’échelle  : ‘la seule mesure exacte,
fiable’. Si la valeur modale mentionnée est à rattacher à l’expression si
ce n’est, l’idée de « surenchère » ou d’« échelle orientée » est étayée
par le présupposé d’existence et d’unicité de l’article défini ou de la
« description définie » LA mesure (voir Ducrot, 1972 : 228). Les « lois

163
Du sens à la signification. De la signification aux sens

de discours » (voir Ducrot, 1979 : 29-30) y sont également pour quelque


chose.
Les noms qui « contiennent sémantiquement “du” discours et [qui]
sont […] usités soit dans leur capacité résumante, soit en introducteurs
ou en clôtures de discours rapporté » (Rosier, 1999 : 227) pourraient être
considérés comme des cas particuliers de discours indirect :
(10) De l’aveu même des autorités japonaises, il faudra au moins six mois pour
stabiliser la situation dans les cœurs des réacteurs accidentés. (S&V, 1125,
juin 2011, p. 3)
Neuf sur les dix-neuf éditoriaux analysés sont émaillés de formes
mixtes de discours direct et de discours indirect, que certains appellent
«  résumés avec citations  » et que d’autres identifient par l’expression
« îlots textuels »17 :
(11) Le président du Syndicat national des ophtalmologistes accuse l’assurance
maladie de « criminelle inconséquence ». (S&V, 1023, décembre 2002,
p. 3)
Il ne fait aucun doute : toute tentative d’organiser ce vaste ensemble
de formes à travers lesquelles s’exprime l’hétérogénéité énonciative est
condamnée à l’échec. Mais pourquoi L1/E1 a-t-il besoin de convoquer
des énonciateurs seconds, faisant ainsi entendre des points de vue qui
s’enchevêtrent dans son propre discours ?

3.  Pluralité des points de vue et construction


de l’argumentation
En tant qu’être physique responsable de la production d’une formation
discursive comme l’éditorial, le locuteur premier, nécessairement doublé
d’un énonciateur premier (L1/E1), peut dévoiler sa présence dans la
production discursive ou s’effacer de son discours. Ces deux attitudes, il
les adopte alternativement, quand il fait connaître le Propos (Charaudeau,
1992 : 804) de l’éditorial aussi bien que lorsqu’il produit les arguments
en vertu desquels ce Propos – qui sera ensuite développé dans les pages
du dossier publié À la une – sera éventuellement mis en cause. Il y a
implication maximale de L1 quand il décide de défendre un Propos qu’il
tient pour vrai, ou de le mettre en cause parce qu’il le tient pour faux.
Mais est-ce qu’il se désigne comme source du PDV formulé ou bien
fait-il intervenir d’autres énonciateurs (e2), qui, par leur autorité, par le
prestige dont ils jouissent, ont plus de chance de faire adhérer le public

17
Les termes appartiennent, respectivement, à Maingueneau, pour le premier, à Authier
et Meunier, pour le second (apud Rosier, 1999 : 233).

164
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative

à la conclusion envisagée par L1/E1, autrement dit de faire en sorte que


l’objectif persuasif de la formation discursive soit réalisé ?
Dans l’Avant-propos d’un numéro destiné à faire le « bilan des
espoirs » pour 2012, L1 est obligé de donner son propre PDV, car il est
persuadé que les dix domaines dont il a choisi de parler sont vraiment les
plus prometteurs :
(12) L’ambition de ce numéro […] : dans toutes les disciplines scientifiques,
notre rédaction s’est attachée à dresser un panorama des plus grands
espoirs nourris par les programmes de recherche en cours. Et au terme
de notre travail de sélection, nous avons retenu 10 parmi les plus
prometteurs, les plus à même d’améliorer les conditions de la vie dans
toutes ses composantes ou de renouveler profondément notre regard sur
le monde. (S&V, 1132, janvier 2012, p. 5)
Mais il n’en va pas de même pour les éditoriaux des numéros
consacrés à des découvertes récentes qui remettent en question des
jugements antérieurs. Là, L1 s’efface assez régulièrement, pour laisser
parler d’abord les statistiques, ensuite les spécialistes de divers domaines
que ces statistiques peuvent intéresser :
(13) Un homme sur deux, une femme sur trois, en France, développera au
moins un cancer au cours de sa vie. […] le «  crabe  » […] est devenu
depuis 2004 la première cause française de mortalité […]. (S&V, Hors
série, 251, juin 2010, p. 3)
Les statistiques révèlent des faits qui permettent aux spécialistes (e2)
de formuler leur point de vue ; dans certains cas, les faits en question ont
déjà reçu leur validation, dans d’autres, ils attendent une validation dans
l’avenir. Cependant, s’appuyant sur leur savoir et sur leurs croyances, les
spécialistes tiennent pour vrai leur point de vue et l’assertent, le rendent
public  : la maladie touche un nombre toujours plus grand de Français.
Coénonciateur, L1 transmet ce même point de vue, qui conduit à la
conclusion – pessimiste – que la maladie connaît un grand essor à notre
époque ; et cela est mauvais pour tout le monde.
L1/E1 doit néanmoins transmettre un message plus optimiste aux
lecteurs du magazine. Il fera donc attention aux enchaînements qu’il
construira dans la suite de l’éditorial :
(14) Mais si cet antique fléau [le crabe] connaît un essor spectaculaire, la
recherche, elle aussi, avance à grands pas. […] D’où ce constat porteur
d’espoir  : si le crabe frappe davantage, il ne mène plus forcément à la
mort. Près d’un combat sur deux se solde déjà par la victoire du patient.
Victoire temporaire, puisqu’une tumeur vaincue peut céder sa place à une
nouvelle. (Ibid.)

165
Du sens à la signification. De la signification aux sens

À la fin de ce raisonnement où les rapports d’opposition et d’implication


sont si nettement marqués, la conclusion de l’éditorial, autrement dit de
L1/E1, s’impose sans engendrer la méfiance :
(15) Apprendre non pas à vaincre le cancer, mais à vivre avec, sera donc le
e
grand défi sanitaire de ce XXI siècle. (Ibid.)
Il y a espoir, non pas dans la direction attendue jusqu’ici par l’humanité :
celle de la guérison de la maladie, mais dans une direction différente, que les
médecins et les scientifiques croient abordable aujourd’hui : celle d’une vie
que la maladie ne pourrait plus empêcher de continuer. Pour soutenir le point
de vue ‘la recherche fait des progrès’, L1, qui construit le texte sur le mode
d’organisation argumentatif, apporte des arguments dont la liste s’allonge
sans cesse : les résultats favorables de la chirurgie, des radiothérapies et
de la chimio(thérapie) classique, l’apparition des traitements adaptés aux
particularités de chaque patient, etc. Dans cette accumulation d’énoncés-
arguments, quelques marques viennent avertir le lecteur que, contrairement
à ce qu’il pourrait croire, E1 est là, bien décidé à jouer, le cas échéant, un
rôle actif, autrement dit, à faire entendre sa propre voix : un opérateur de
thématisation (quant au dépistage précoce), un organisateur temporel (en
attendant l’arrivée prochaine de nanomédicaments), et un « îlot textuel »
(un traitement conçu de plus en plus « sur mesure ») qui indique clairement
l’insertion d’un fragment de discours rapporté dans le discours citant.
Si la nature du Propos le permet, L1 se manifeste en tant que E1,
en choisissant une phrase assertive négative pour la placer en tête de
l’éditorial : tout en y spécifiant le « phénomène du monde » (Charaudeau,
1992 : 804) dont il sera question dans la suite du texte – le début d’une
pénurie générale de matières premières –, il se porte garant d’un point de
vue qui s’oppose radicalement à celui que tout e2 est normalement tenté
d’assumer encore aujourd’hui :
(16) Il n’est pourtant pas si loin le temps où il suffisait d’infliger une petite
piqûre à l’écorce terrestre pour que le pétrole gicle haut et dru. (S&V,
1136, mai 2012, p.5)
Facile à prévoir, la conclusion de l’article exprime le PDV de L1/E1 :
(17) D’une manière ou d’une autre, l’humanité va devoir tourner la page d’une
époque. Celle de l’abondance. (Ibid.)
La relation argumentative implique que l’on passe de l’idée d’une
abondance durable des matières premières à la disposition de l’humanité
à celle d’inquiétante pénurie déjà installée dans le monde, à la suite du
gaspillage généralisé, par une assertion intermédiaire dont le contenu –
relevant de l’univers de croyance que partagent tous les énonciateurs
convoqués – confirme et prouve la validité du lien entre les deux
idées mentionnées (Charaudeau, 1992 : 788) :

166
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative

(18) Aussi ce qui devait arriver arriva : […]. (Ibid.)


Pour expliquer en quoi consiste le phénomène présenté sous le signe
de la nécessité aléthique18, le locuteur premier fait appel au discours
rapporté :
(19) selon l’Agence internationale de l’énergie, la production a atteint son pic
en 2006. (Ibid.)
Immédiatement après ce fragment de discours rapporté, L1/E1 propose
une réinterprétation du contenu propositionnel asserté par l2/e2, allant
plus directement dans le sens de ce qui sera la conclusion de l’éditorial :
(20) Autrement dit, il ne sera plus possible de fournir autant de pétrole à
l’avenir. (Ibid.)
Lequel des deux l/e se place en situation de surénonciation, lequel en
situation de sousénonciation ? L’appel à la parole d’autrui révèle sans
doute un souci d’objectivité de la part de L1, peut-être aussi le désir
de briser la monotonie de sa production discursive et de rendre plus
dynamique la confrontation des PDV, mais il fait également penser à une
stratégie argumentative intégrée, comme l’a suggéré Sophie Marnette
(2004 : 62), dans une stratégie globale conçue pour situer implicitement
la publication, « en tant qu’institution énonciatrice […], en position de
surénonciation ».
Les exemples analysés montrent qu’il y a confrontation entre L1/E1 et
un ou plusieurs (l2/)e2 au niveau des trois cadres composant, dans la vision
de Charaudeau (1992 : 804), le dispositif argumentatif19. D’ordinaire, L1/
E1 décide de convoquer un ou plusieurs e2, au début de l’éditorial, quand
il présente le Propos. La conclusion de l’éditorial transmet en général un
seul point de vue, celui de E1 ; pourtant, il n’est pas impossible que, dans
certaines situations, un conditionnel « d’altérité énonciative » (Haillet,
2007 : 111) vienne nous dire que E1 hésite à prendre en charge un contenu
propositionnel asserté, en réalité, par un autre énonciateur.
L’altérité énonciative, qui trouve son expression la plus claire dans le
discours rapporté, est le moyen le plus commode et le plus efficace dont
dispose L1 pour faire comprendre aux lecteurs quelles positions on peut
prendre vis-à-vis du Propos, quelle est sa propre position d’énonciateur
premier dans la situation déterminée.
Enfin, si on envisage le raisonnement persuasif que L1/E1 développe
«  afin d’établir la preuve de la position adoptée dans la Proposition  »

18
En fait, l’analyse des PDV devrait être affinée, car le dialogue des divers e2 est plus
complexe que nous ne l’avons laissé entendre.
19
Charaudeau souligne que les trois cadres : Propos, Proposition, Persuasion peuvent se
superposer dans la construction d’une argumentation.

167
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(Charaudeau, 1992 : 807), on constate que toutes les formes d’expression


de l’hétérogénéité montrée évoquées ci-dessus trouvent une place justifiée.

Conclusion
L’éditorial est un genre d’article de la presse écrite qui définit l’identité
d’une publication. La responsabilité du journaliste chargé de rédiger
l’éditorial est toujours bien grande : d’une part, il accomplit, en tant que
locuteur premier (L1), un macroacte de communication ayant pour résultat
matériel l’article d’ouverture destiné à un public ciblé  ; d’autre part, il
assume, en tant qu’énonciateur premier (E1), un point de vue relatif à
tel ou tel événement saillant du jour, point de vue qui est en fait celui du
journal ou de la revue en question, ici celui du magazine d’information
scientifique Science & Vie. Mais ce point de vue qu’il asserte, autrement
dit qu’il rend public parce qu’il le tient pour vrai, il doit en démontrer la
vérité, afin de convaincre les lecteurs de la justesse de la position défendue,
et d’obtenir l’adhésion du public à la conclusion qui s’impose au bout de
la démonstration. Il y a manière et manière de présenter le point de vue
défendu. L1 peut jouer ouvertement le jeu de E1, en se portant garant de la
vérité d’un contenu propositionnel ou en marquant la non-prise en charge
d’un tel contenu ; il peut aussi s’effacer en tant que E1 et convoquer des
e2 qui assument la responsabilité de leurs assertions. L1 introduit alors
des fragments de discours rapporté, en tant que discours cité, dans son
discours citant. Dans la construction interactionnelle des points de vue en
dialogue, trois postures se laissent identifier : celle de coénonciation, celle
de surénonciation et celle de sousénonciation. Les effets pragmatiques qui
résultent du choix opéré par L1 sur ce plan sont des plus intéressants. On
comprend alors mieux l’obligation dans laquelle se trouve le journaliste
L1/E1 de choisir avec le plus grand soin la stratégie à adopter en vue de
l’élaboration de chaque éditorial.

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168
Hétérogénéité énonciative et architecture argumentative

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169
L’ethos discursif 
Effacement, convergence, stylisation

Dominique Maingueneau

Université Paris-Sorbonne

1.  Ethos dit, ethos montré


On fait remonter à la Rhétorique d’Aristote la définition de ce que l’on
nomme aujourd’hui « ethos discursif » :
On persuade par le caractère (= ethos) quand le discours est tenu de façon à
rendre l’orateur digne de foi ; nous nous fions en effet plus vite et davantage
aux gens de bien, sur tous les sujets en général, et complètement, sur les
questions qui ne comportent point de certitude, mais laissent une place au
doute. Mais il faut que cette confiance soit l’effet du discours, non d’une
1
prévention sur le caractère de l’orateur. (1356 a)
Ce que R.  Barthes explicite ainsi  : «  Ce sont les traits de caractère
que l’orateur doit montrer à l’auditoire (peu importe sa sincérité) pour
faire bonne impression […] L’orateur énonce une information et en même
temps il dit : je suis ceci, je ne suis pas cela. » (1970 : 212).
Cet ethos discursif, Oswald Ducrot l’a conceptualisé à travers sa
distinction entre « locuteur-L » (= l’énonciateur en train d’énoncer) et
« locuteur-lambda » (= le locuteur en tant qu’être du monde, hors de
l’énonciation), qui croise celle des pragmaticiens entre montrer et dire :
l’ethos se montre dans l’acte d’énonciation, il ne se dit pas dans l’énoncé.
Il y a d’une part « la communication d’un contenu », d’autre part « la
communication du fait de sa communication sur un certain mode »
(Récanati, 1981 : 47). L’ethos reste ainsi au second plan de l’énonciation,
il doit être perçu, mais ne pas faire l’objet du discours :
Il ne s’agit pas des affirmations flatteuses que l’orateur peut faire sur sa
propre personne dans le contenu de son discours, affirmations qui risquent
au contraire de heurter l’auditeur, mais de l’apparence que lui confèrent le

1
Traduction M. Dufour, « Les Belles Lettres », 1967. C’est nous qui soulignons.

171
Du sens à la signification. De la signification aux sens

débit, l’intonation, chaleureuse ou sévère, le choix des mots, des arguments…


Dans ma terminologie, je dirai que l’ethos est attaché à L, le locuteur en tant
que tel : c’est en tant qu’il est source de l’énonciation qu’il se voit affublé de
certains caractères qui, par contrecoup, rendent cette énonciation acceptable
ou rebutante. (Ducrot, 1984 : 201)
Au-delà de la rhétorique, l’ethos discursif est coextensif à toute
énonciation, qu’elle soit orale ou écrite  : à partir des indices qu’offre
l’énonciation, le destinataire, plus ou moins consciemment, construit une
représentation du locuteur, que ce dernier essaie de contrôler, lui aussi
plus ou moins consciemment. Cette donnée incontournable a permis à
l’analyse du discours d’investir cette notion d’ethos (Maingueneau, 1984,
1987, 2002  ; Amossy (dir.), 1999  ; Amossy, 2010) et de l’appliquer à
des textes très divers. Dans la problématique de l’ethos discursif que j’ai
élaborée, le destinataire construit au fil de l’énonciation la figure d’un
« garant », une représentation du locuteur, doté de propriétés physiques et
psychologiques dont la précision est très variable. À travers l’énonciation
se développe un processus d’« incorporation » imaginaire qui implique un
certain « monde éthique » (des savants, des jeunes, des stars, des familles
de la classe moyenne, etc.) qui agrège des comportements stéréotypiques.
De cette façon, l’énoncé prétend susciter l’adhésion à travers une manière
de dire qui est aussi une manière d’être.
Si l’ethos discursif fait partie intégrante de toute énonciation, l’ethos
dit, lui, n’est pas obligatoire. Ducrot insiste donc à juste titre sur la
distinction conceptuelle entre ethos discursif, montré, et ethos dit : « les
affirmations flatteuses que l’orateur peut faire sur sa propre personne dans
le contenu de son discours » ne relèvent pas de l’ethos discursif, mais de
l’ethos dit. Cependant, quand on étudie des discours effectifs, on ne peut
pas ne pas s’intéresser aux relations qui se nouent entre ces deux types
d’ethos.

2.  Un corpus privilégié


Pour prendre la pleine mesure de la chose, un moyen commode
consiste à se tourner vers les situations de communication où le locuteur
est contraint de parler de soi. Elles sont très diverses : de la confession
religieuse au CV ou aux entretiens d’embauche, en passant par les séances
de psychothérapie. Nous allons nous contenter d’évoquer ici un genre de
discours tout à fait privilégié à cet égard : les textes (des « annonces »)
que certains sites de rencontre demandent à leurs adhérents de rédiger
pour se présenter. Dans ce cas, le locuteur-L est censé promouvoir les
qualités du locuteur-Lambda, de « l’être du monde » qu’il est hors de
cette énonciation.

172
L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation

2
Nous nous appuyons sur un échantillon de textes recueillis sur le site
leader sur ce marché, Meetic (www.meetic.fr). Le site ne donne aucune
consigne pour rédiger l’annonce ; la seule contrainte explicitée est d’ordre
formel  : «  Le texte de votre annonce doit comporter au minimum 50
caractères et au maximum 2000 ». Nous transcrivons les annonces telles
qu’elles sont mises en ligne, avec leurs éventuelles fautes d’orthographe
et de frappe.
Ce type de situation peut être rattaché à la problématique goffmanienne
de la «  présentation de soi  »  : «  we make a presentation of ourselves
to others » (Goffman, 1997 : 23), où « make » a un sens fort (cf. « the
whole machinery of self-production » (1997 : 24)). Avec cette différence
majeure que dans l’annonce, le locuteur ne se montre pas en personne
au regard et au jugement d’individus présents, mais se présente à travers
le seul usage des ressources verbales. On retrouve d’ailleurs là une des
acceptions du verbe « se présenter » : dire qui on est.
Dans un curriculum vitae aussi le candidat doit parler de soi pour « se
vendre », mais dans ce genre de discours ce n’est pas l’ethos discursif
qui joue le rôle dominant : l’essentiel reste le parcours professionnel et
les diplômes. En revanche, ce qu’il y a d’intéressant dans les annonces
des sites de rencontre, c’est que l’ethos discursif peut occuper le devant
de la scène  : à travers la manière d’énoncer, le lecteur est censé entrer
en contact avec la personnalité de l’auteur de l’annonce, activer une
« incorporation » euphorique. C’est cette « personnalité » qui constitue
l’élément clé, au-delà des informations factuelles sur le locuteur, qui
sont disponibles ailleurs. En effet, l’ethos de l’annonceur peut être
construit par le destinataire à partir de diverses sources d’information.
Hors de l’annonce, a) par le choix de la (ou des) photo(s) que met en
ligne l’annonceur, mais ces photos ne sont pas obligatoires, b) par le
pseudonyme que se donne chaque annonceur (« Minette », « Bill »,
«  Faisonsunrêve  », «  Douceur  »…), c)  par la fiche de renseignements
(profession, nationalité, lieu de résidence, religion, type de partenaire
recherché, etc.) placée à côté de l’annonce.
Les analystes du discours font une distinction entre ethos « préalable »
ou « prédiscursif » et « ethos discursif », en considérant que bien souvent
il existe chez les destinataires une représentation du locuteur antérieure
à sa prise de parole. C’est particulièrement évident pour les personnes
qui occupent la scène médiatique. Dans le cas des annonces des sites de

2
Le 10/3/2008, le 16/8/2010 et le 17/9/2009. Nous ne prétendons pas avoir constitué
un véritable corpus mais seulement prélevé quelques textes qui nous ont paru
représentatifs. Étant donné que les annonceurs peuvent les modifier à tout moment et
qu’ils peuvent eux-mêmes rester abonnés un temps très variable, il n’y en a plus trace
quelques années plus tard.

173
Du sens à la signification. De la signification aux sens

rencontre, il n’y a rien de tel, puisque les destinataires ne sont pas censés
connaître au préalable l’identité de l’annonceur ou de l’annonceuse. Les
informations extérieures à l’annonce permettent de ne pas faire reposer
l’évaluation sur la seule présentation de soi effectuée par l’annonce.
On n’a pas alors affaire à un ethos préalable proprement dit, mais à des
sources diverses de production d’ethos qui interagissent.
Dans l’annonce, l’ethos dit occupe naturellement une place
importante. L’annonceur est amené à donner des informations sur lui-
même que le lecteur peut confronter avec l’ethos discursif associé à
l’annonce. On y trouve essentiellement deux types d’informations  :
d’ordre social (lieu de résidence, statut, profession, etc.) et surtout d’ordre
psychologique (caractère, goûts, etc.)  : «  Je suis un homme tendre  »,
« j’aime les soirées entre amis », « j’ai un caractère indépendant », « on
me trouve sympathique  »… Mais il est clair qu’en dernière instance
toute information, quelle qu’en soit la nature, contribue à profiler un
ethos. À partir du moment où il existe à côté une fiche de renseignements
relativement détaillée, toute information sur soi qui est placée dans
l’annonce peut être interprétée comme significative d’une personnalité.
Quant à l’ethos proprement discursif, l’ethos montré, il est construit
par le destinataire à partir d’indices d’ordres divers qui sont fournis par
l’énonciation  : les choix lexicaux et syntaxiques, la variation de plans
énonciatifs ou de registres…, mais aussi la qualité de l’expression
(l’orthographe en particulier), la richesse et la nature de la culture
mobilisée.
La lecture du corpus permet de discerner trois manières de gérer la
relation entre ethos dit et ethos montré. La première consiste à maintenir
une rupture entre eux, par un effacement de l’ethos montré ; la seconde
consiste à produire une convergence, c’est-à-dire à étayer et authentifier
l’ethos dit par l’ethos montré et à stabiliser l’ethos montré à l’aide de
l’ethos dit. La troisième, plus rare, revient à exténuer l’ethos dit, au profit
du seul ethos montré.

3.  L’effacement de l’ethos montré


Commençons par observer cette annonce très courte, écrite par une
femme qui a pris le pseudonyme de « Nana » :
J’ai 35 ans brune aux yeux bleus aux formes généreuses, j’aime voyager
et toutes les bonnes choses de la vie. Je souhaite rencontrer quelqu’un
d’attentionné et de généreux, souriant comme je le suis… À bientôt.
Le texte contient un certain nombre d’éléments relevant de l’ethos dit
qui donnent des informations sur le physique et le moral de l’annonceuse.
La rupture établie entre cet ethos dit et l’ethos montré fait que le lecteur ne

174
L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation

perçoit pas en quoi les caractéristiques de cette énonciation montrent une


locutrice qui aime « les bonnes choses de la vie » plutôt qu’une locutrice
sportive, rêveuse ou fantaisiste. La rupture modale entre l’énonciateur
et le JE de l’énoncé fait que dans ce texte, le « je » pourrait donc sans
difficulté être remplacé par une non-personne, selon le modèle de la petite
annonce traditionnelle : « femme, 35 ans, brune… »
Observons à présent les annonces de deux hommes. La première est
courte, signée « Waoite » (54 ans) :
je suis un homme tranquille,, calme, réservé, doux, j’aime la tranquillité, la
mer, et avant tout la nature. j’aime aller au cinema, la lecture, les evenements
sprotifs. Faire la cuisine et effectuer des sorties en vtt. aussi les voyages. je
part une fois par ans.
La seconde, plus longue, est d’un certain « Ezechiel » (56 ans) :
Je suis un homme de 56 ans, brun aux yeux marrons, mince. Séparé
depuis plusieurs mois et père de deux enfants. Je suis responsable
d’édition dans une maison d’édition universitaire à Paris.
Je suis d’origine catalane. Sincère, authentique, j’ai le goût des autres. Je suis
engagé dans l’action humanitaire, j’aime les voyages… Homme de caractère
à la fois fragile, sensible et romantique, j’attends d’une femme : intelligence,
sensibilité, une bonne dose d’humour, et de la tendresse pour partager de très
bons moments à deux… Je vous attends.
La qualité de l’expression n’est assurément pas la même : le premier
a une orthographe hésitante et semble manier difficilement la langue,
l’autre s’exprime avec aisance. Mais ces deux annonces partagent la
même rupture entre ethos dit et ethos montré. On pourrait parler ici
d’un « effacement d’éthos », comme on parle, sur un autre plan, d’un
« effacement énonciatif » (Vion, 2001 ; Rabatel, 2004) pour désigner la
stratégie qui consiste pour le locuteur à « objectiviser » son énonciation, à
donner l’impression « qu’il se retire de l’énonciation, qu’il “objectivise”
son discours en “gommant” non seulement les marques les plus manifestes
de sa présence (les embrayeurs) mais également le marquage de toute
source énonciative identifiable  » (Vion, 2001  : 334). Cette stratégie
est particulièrement visible dans l’énonciation historique telle que l’a
décrite Benveniste ou dans les textes théoriques, où les événements ou
les arguments présentés sont présentés comme indépendants de toute
intervention du sujet parlant. Il s’agit bien entendu d’une mise en scène
toujours menacée par le retour de la subjectivité énonciative.
Il est intéressant de comparer l’effacement d’ethos de nos annonces
à un autre genre de présentation de soi. Le jardin botanique du Bronx à
New York, pendant l’hiver 2012, a recruté des jeunes filles (catégorisées
comme “explainers”) pour expliquer aux enfants certaines propriétés
des végétaux. Sur l’un des murs de la salle où elles officiaient étaient

175
Du sens à la signification. De la signification aux sens

juxtaposés, à côté de la photo de leur visage, de courts textes où elles se


présentaient au public. En voici deux exemples, le premier attribué à une
jeune fille blanche (Ilaria), l’autre à une jeune fille noire (Keishanna).
My name is Ilaria Lampson and I am a student at Pelham Memorial High
School. I applied for the teen explainer program in 2012 because I love the
environment of the garden and I enjoy being surrounded by its beauty. Being
an explainer is amazing and I have met so many great people from all over
New York and its boroughs. The Everett Children’s Garden is very devoted
to teaching small children and their families all about nature. This made me
believe I was a perfect fit for the program. On my weekdays, I involve myself
in activities including figure skating, being part of the model United Nations,
practicing ballet, and attending additional language classes. I find science
very intersting and hope to learn more about the life cycle of a plant, and how
they survive in nature.
Hi, my name is Keishanna Bernard, but people call me Kish for short. I
currently attend school at Christopher Colombus Campus, but my original
school is Collegiate institute for math and science. I became an explainer
in the fall of 2012. My favorite hobbies are playing video games, sleeping
and eating. Four years ago, I was an active participant in track and field. My
favorite subjects are living environment and English. Some interesting things
about me are that I laugh a lot, too. My goal in life is to double major in
marine biology and nursing.
Si l’on considère l’ethos dit, la divergence est considérable entre les
deux textes. Il est clair que les deux jeunes filles n’appartiennent pas au
même milieu social. Mais en ce qui concerne l’ethos montré, on voit
qu’il n’en va pas de même. Il existe une différence évidente d’élaboration
entre les deux textes, en particulier dans le maniement de la langue écrite,
différence accentuée dans l’esprit du lecteur par l’ethos dit. Mais le
caractère très contraint du formatage, tant pour la longueur que pour le
contenu (la rédaction suit manifestement un cahier des charges précis :
identité, motivation, hobbies, projets) et l’intervention probable d’un
intermédiaire mandaté par l’institution pour lisser les textes contribuent à
réduire cette divergence. Comme dans une surimpression photographique,
deux instances énonciatives se mêlent : l’institution et l’individu dans sa
singularité. C’est là sans doute l’effet recherché  : donner le sentiment
de la diversité tout en maintenant l’unité imaginaire d’une communauté
soudée, au service d’un même objectif. Plutôt qu’à un effacement d’ethos,
il semble qu’on ait affaire à une neutralisation relative de l’ethos montré,
en fonction des intérêts de l’institution.
De toute façon, s’agissant d’ethos, l’effacement ne peut concerner
que des genres de textes où l’ethos n’est pas imposé par le cadre
communicationnel. En effet, on ne peut pas parler d’effacement d’ethos
pour un article scientifique ou un texte de loi par exemple, dans la mesure

176
L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation

où le caractère « objectif », « neutre » de l’ethos découle de l’appartenance


du texte à un certain type de discours.
Dans les annonces des sites de rencontre, quand il y a effacement
d’ethos, le destinataire n’est pas censé prendre en considération l’ethos
discursif pour en faire une évaluation. En réalité, dès lors que toute
énonciation appelle inévitablement la construction d’un ethos, on ne
peut pas empêcher que beaucoup de lecteurs interprètent quand même
cet effacement en termes d’ethos. Le lecteur pourra ainsi produire sur
l’annonceur ou l’annonceuse des évaluations positives (par exemple
en termes de « sérieux », de « fiabilité », de « compétence », etc.), ou
négatives (« banalité », « froideur », etc.). On a alors affaire à un ethos
« indirect », construit par le destinataire en dépit de ce que prétend
imposer l’énonciation.

4.  La convergence entre ethos dit et montré


Lorsqu’il y a convergence entre ethos dit et montré, il se produit entre
eux un étayage réciproque, le même ethos étant marqué sur les deux plans.
Cet étayage est particulièrement net dans ces deux annonces, publiées par
des femmes :
Colile, 47 ans :
J’aime les gens entiers et droits, comme moi. J’ai peu d’estime pour les as
du calcul, de la manipulation et de l’intrigue, que je sais néanmoins je crois
bien gérer.
Je sais me taire quand il faut, mentir s’il le faut et parler, faut c’qu’il faut !
L’auto-dérision est l’humour que je préfère et le premier degré est rarement
ma tasse de thé.
Si nous avons des points communs, n’hésitez-pas à me contacter…
À bientôt !
Erminat, 51 ans :
J’aime l’esprit, la responsabilité et la ténacité. Ces trois valeurs impliquent
naturellement une recherche épurée et élitiste de l’idéal masculin. Cela
ne peut s’adresser qu’aux hommes de courage prenant des responsabilités
importantes tout en maintenant un contrôle de leurs situations.
Cela requiert donc de l’envergure mais aussi du respect envers les
autres. À vrai dire ils ne sont pas beaucoup à posséder de tels atouts
Pas de photo sur le profil, pas de dialogue possible..
Au plaisir de vous lire
L’ethos ainsi montré est une sorte de symptôme de la personnalité
de son locuteur ; ces deux femmes parlent en effet comme elles disent
qu’elles sont  : nettes, directes, à la limite du brutal. Encore faut-il être
prudent avec cette notion d’ethos « symptomatique ». C’est en effet une
décision interprétative du lecteur que de déterminer si l’ethos montré est

177
Du sens à la signification. De la signification aux sens

symptôme ou stratégie. L’interpréter comme symptôme, c’est considérer


que la manière de dire du locuteur exprime directement sa personnalité.
L’interpréter comme stratégie, c’est imputer au locuteur un choix
rhétorique parmi un ensemble d’options. Selon qu’on décide de l’une
ou l’autre interprétation, les conséquences en termes d’évaluation de la
personnalité sont assez différentes.
Dans l’annonce qui suit, l’ethos discursif ne se laisse pas interpréter de
manière aussi immédiate que dans les deux exemples précédents.
Lola 472, 38 ans :
“Moi j’voudrais juste qu’on m’apprivoise,
qu’on m’apprivoise sans me juger,
sans me blesser sans me chasser, sans me garder”
Voilà c’est mon coté romantique ; je n’ai pas le droit de citer les auteurs de cette
chanson mais si vous les connaissez, vous marquerez un point ! Sinon, je suis
une fille tres indépendante, qui aime le sport (pour s’amuser) les voyages (pour
les autres cultures) et la musique (qd mon coeur bat au rythme de la batterie
et mes tempes à celui de la basse) et j’ai besoin sur ces plans là de quelqu’un
qui me ressemble. Pour si vous etes encore curieux, anti conformistes,
optimistes, réalistes, rêveurs…….
oui je sais ça fait beaucoup……
L’annonceuse adopte elle aussi une stratégie de convergence entre
ethos dit et montré, qui se focalise sur l’équilibre entre sens des réalités
et fantaisie. On le voit bien dans l’organisation du texte. Dans la première
partie elle cite des vers, avant de clore par une formule de transition
(« voilà c’est mon coté romantique »), qui catégorise cette première partie
comme exprimant l’une des deux faces de sa personnalité. De fait, la partie
suivante suit un mode de présentation routinier, qui ressemble à celui de
Nana analysé plus haut : elle affecte au « je » une série de prédicats qui
sont autant d’informations sur son caractère et ses goûts. La fin du texte
opère la synthèse entre les deux «  côtés  » présentés successivement  :
« réalistes, rêveurs ».
Cet équilibre entre « réalisme » et « rêve » se perçoit dans le paragraphe
central, par un jeu sur les plans énonciatifs :
je suis une fille tres indépendante, qui aime le sport (pour s’amuser) les
voyages (pour les autres cultures) et la musique (qd mon coeur bat au rythme
de la batterie et mes tempes à celui de la basse)
En ajoutant « (pour s’amuser) » après « qui aime le sport », l’énonciatrice
semble chercher à annuler diverses inférences, du type  : «  si elle aime
le sport, alors elle n’est pas féminine/elle est agressive… ». La seconde
parenthèse a un effet comparable. Quant à la troisième, elle produit un
énoncé dont les évidentes marques de littérarité font écho aux vers de
la chanson placés au début de l’annonce : cette fois il s’agit de montrer

178
L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation

quelque chose de plus profond, de plus intime dans la personnalité, à


travers la référence à la musique (danse ou chanson). À un second niveau,
ce maniement ostentatoire des parenthèses montre l’ethos d’une personne
qui « s’amuse », qui joue avec sa propre énonciation, qui sait produire des
énoncés sans parenthèses et s’en détacher.
Ce type d’ethos peut faire l’objet d’une évaluation positive ou négative ;
certains y verront par exemple une complétude, la synthèse harmonieuse
de qualités aussi nécessaires qu’opposées. Mais le destinataire peut aussi
y lire la volonté de capter d’intérêt d’un maximum de lecteurs ou de coller
à des stéréotypes.
Les trois exemples que nous venons de citer manifestent une excellente
convergence entre ethos dit et montré  : le second vient authentifier le
premier, que d’une certaine façon il redouble. Mais la convergence peut
être plus ou moins forte. Il peut même arriver que l’ethos dit et l’ethos
montré se contredisent, par exemple si un ethos montré didactique et
méticuleux était associé à un ethos dit qui mettrait en avant le caractère
fantaisiste du locuteur.

5.  L’exténuation de l’ethos dit


L’annonce suivante est aux antipodes des exemples précédents,
puisque c’est l’ethos dit qui disparaît, au moins sous une forme directe.
L’ethos de l’annonceuse que l’on peut construire s’appuie donc sur le seul
ethos montré.
VIEDEDEN, 36 ans :
Impose ta chance,
Serre ton bonheur,
& va vers ton risque.
À te regarder,
Ils s’habitueront…
VOUS…
Montrez moi vos mains…
MOI…
Les femmes ne sont jamais plus fortes que
lorsqu’elles s’arment de leur faiblesse…
L’annonceuse recourt à une scénographie qui s’affiche comme
profondément littéraire, qui, de plus, mobilise une relation hypotextuelle.
Elle a en effet intégré, et transformé en vers, un fragment de prose poétique
publié par René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers
ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. » (Les Matinaux, Gallimard,
1950 ; rééd. 1984, p. 75).

179
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Cette annonce se présente comme un texte très élaboré, avec une


situation d’énonciation (moi-vous) enchâssée. Certes, elle transgresse
ouvertement les attentes du lecteur, mais ce dernier est incité à appliquer
les maximes conversationnelles de Grice, en faisant l’hypothèse que la
transgression apparente des contraintes du genre (se présenter) est en fait
une manière détournée de les respecter. Il suffit au lecteur de postuler
que le locuteur connaît les règles du jeu et sait que ses destinataires les
connaissent pour déclencher une activité inférentielle, qui va permettre
d’attribuer au garant de ce texte un ethos approprié.
Cet ethos peut être construit à trois niveaux  : a)  celui de la méta-
énonciation : l’annonceuse est cette femme (originale, non-conformiste,
inaccessible…) qui est capable de rédiger un tel texte  »  ; b)  celui de
l’énonciation  : sa personnalité se révèle à travers son ethos discursif
(« rêveuse », « amoureuse », « poète »…), c) celui de l’énoncé : une certaine
manière d’appréhender la relation entre l’homme et moi est thématisée
dans ce texte qui traite de la relation amoureuse. Mais cette scénographie
définit aussi, obliquement, les caractéristiques du destinataire idéal : ce
doit être un homme capable de construire l’ethos de la femme qui est
capable d’une telle énonciation.
D’un point de vue quantitatif, les annonces qui effacent l’ethos dit
au profit de l’ethos montré ne peuvent être que marginales. En effet, la
situation de communication, en l’occurrence la quête d’un partenaire, est
telle que l’absence d’ethos dit est une prise de risque très grande : comme
un ethos purement montré est difficilement interprétable, l’annonce ne
peut s’adresser qu’à un nombre très restreint de lecteurs, prêts à assumer
le coût cognitif élevé de l’interprétation dans un marché où la concurrence
est forte.

6.  L’ethos stylisant


Des textes comme ceux de Lola 472 ou de VIEDEDEN nous incitent
à pousser plus loin la réflexion. Leurs énonciatrices ne se contentent pas
d’exprimer un ethos qui correspondrait à leur personnalité en se servant
du langage comme d’un médium transparent, elles jouent – quoique à
des degrés très différents – avec les ressources que leur offre la langue et
donnent en spectacle ce jeu. Ce faisant, elles font reconnaître par le lecteur
une intention clairement esthétique. La notion d’ethos montré prend ainsi
une valeur nouvelle  : l’ethos «  montré  » n’est pas seulement celui des
pragmaticiens, pour qui « montré » n’est qu’une traduction possible de
l’anglais « implied ». L’ethos fait en effet ici l’objet d’une monstration, il
est donné en spectacle, le locuteur montre qu’il « fait du style », pour dire
les choses familièrement.

180
L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation

De ce point de vue, la prédilection de ces annonces pour les vers ou la


prose poétique s’explique : la poésie est par nature un usage du discours
qui replie la langue sur elle-même, qui « met en évidence le côté palpable
des signes, approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes
et des objets », pour reprendre les termes avec lesquels Jakobson (1963 :
218) caractérise la fonction poétique.
La question qui se pose est de savoir quel statut il convient de conférer
à ce que l’on peut appeler une « stylisation » des annonces, non dans
le sens d’une simplification, d’une schématisation, mais dans celui d’un
accès au style. La réponse la plus simple consiste à poser l’existence d’une
personnalité compacte préalable à l’énonciation et que cette dernière ne
ferait qu’exprimer : il existe des individus qui parlent de façon simple et
directe parce qu’ils sont tels, mais aussi des individus qui s’expriment
de façon esthétisante parce qu’ils sont raffinés, rêveurs, artistes, etc.
L’annonce serait stylisée parce que le locuteur-λ, hors du discours, « a du
style ». Certes, tout est fait pour que le destinataire opère spontanément
ce passage du texte à celui ou celle qu’il est censé exprimer. Mais cette
conception d’un énoncé qui serait le reflet d’une réalité en amont implique
une conception quelque peu réductrice du discours. L’annonce a beau se
donner comme exprimant la permanence d’un Soi déjà « stylé », le sujet
se donne en fait forme à travers le mouvement de l’énonciation, en se
« stylisant ».
Une manière de rendre raison de cette stylisation à l’œuvre dans
un grand nombre d’annonces (surtout féminines) serait d’invoquer le
besoin pour l’annonceur de se distinguer de ses concurrents. Ces sites
se présentent en effet comme d’interminables listes de candidats à une
rencontre, des listes que l’on peut d’ailleurs constituer de diverses façons
selon le critère de classement que l’on choisit. En « faisant du style »,
on donne à voir qu’on n’est pas comme tout le monde. Il est également
permis de penser qu’un ethos stylisant contribue à atténuer la menace sur
la face positive du locuteur qui est inhérente à ce genre de texte : comme
se vendre sur un site de rencontres est potentiellement humiliant, en jouant
avec la langue on montre une capacité à se détacher de la situation, à
retourner en maîtrise ce qui est subi. Au lieu d’abaisser ses exigences pour
attirer un maximum de partenaires, on se présente comme sélectionnant
les happy few capables d’entrer dans le jeu et de l’apprécier.
De telles explications sont sans doute valides, mais on peut aussi se
demander si, au-delà des stratégies, cette dimension esthétique n’est pas
inscrite dans le principe même de la présentation de soi. De ce point de
vue, la polysémie de « style », qui vaut à la fois d’une esthétisation de
la langue et de l’ensemble des signes, en particulier vestimentaires, par
lesquels un individu marque son existence sociale, est révélatrice. Le

181
Du sens à la signification. De la signification aux sens

glissement du verbal au vestimentaire constitue d’ailleurs, en particulier


à travers la question de l’ornement, un des schèmes récurrents de la
réflexion sur les pouvoirs d’influence du langage, et ceci dès les débuts de
la philosophie et de la rhétorique antique.
Ce qui est en jeu ici, c’est la création de valeur. Par la stylisation
de son apparence physique ou de sa parole, le Sujet se convertit, à un
degré variable, en objet esthétique offert à la contemplation d’autrui. Par
la distance qu’il creuse ainsi dans les interactions sociales usuelles, en
s’instituant en objet de valeur tourné vers soi, autonome, il se pose comme
celui ou celle qui doit être recherché(e). Quand la présentation de soi
passe par la seule exhibition d’un corps verbal – ce qui est le cas dans les
annonces des sites de rencontre – la stylisation s’impose naturellement.
La parole stylisée, soustraite aux échanges et offerte en spectacle,
n’appelle pas la réponse d’un co-locuteur qui serait placé sur le même
plan. Elle institue une scène de parole où l’énonciateur s’adresse à un
surdestinataire, pour reprendre un terme de Bakhtine, au-delà des
allocutaires spécifiés par la situation n’est pas sans évoquer le dispositif de
la rhétorique classique, où « le locuteur crée une scène de parole ‘décalée’,
sans véritable interlocution, où il y a à la fois dire et représentation, au
sens théâtral, mise en spectacle exemplaire de ce dire » (Grinshpun,
2008  : 143)  ; l’énonciateur y délivre une parole à recevoir comme un
usage « noble » du discours.
On notera néanmoins que celui ou celle qui se présente ainsi aux autres
en stylisant son corps ou son texte doit se soumettre à deux injonctions
dont la conciliation est improbable. D’un côté, pour avoir de la valeur
il lui faut simplement être soi, exprimer « son » style, indépendamment
des autres ; d’un autre côté, les signes dont est constitué ce style tirent
leur valeur, au sens saussurien, de codes collectifs, ils sont contraints par
la nécessité de recueillir l’approbation de destinataires spécifiés par la
situation de communication.
Que ce soit dans le domaine rhétorique ou dans celui du style
vestimentaire ou cosmétique, la stylisation doit se soumettre à une norme
exigeante qui prescrit le naturel contre l’artifice  : même sophistiqué,
l’ornement ne doit pas être replié sur lui-même, être ornement, mais
être approprié, ajusté, ne faire qu’un avec la personnalité qu’il est censé
exprimer. Citons par exemple ces recommandations du site de mode
« Caroline daily », qui joue de la différence entre les déterminants « un »
et « du », c’est-à-dire d’un avatar de l’opposition quantité/qualité :
Avoir un style c’est correspondre à un cliché  : Hippie, glam rock, rétro,
60s, pin-up, etc. Avoir chacun des éléments définissant ce style et s’y tenir :
uniquement des vêtements 60s pour les 60s, uniquement des vêtements et
accessoires correspondant au style quel qu’il soit […] En bref avoir un style

182
L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation

c’est décider de se mettre dans une case bien précise. Facile, pratique, mais
très limité.
Avoir du style, c’est plus difficile, même à définir. Une fille qui a du style sort
du lot sans que l’on puisse expliquer pourquoi. Elle a ce petit truc en plus qui
fait qu’elle est inimitable et que pourtant elle ressemble à une icône de mode.
Aucune icône précise, mais elle pourrait en être une.
Comment ? Pourquoi ? Parce qu’elle est bien dans ses vêtements, bien dans
sa peau, elle a une grande confiance en son apparence et ça se sent. Et surtout
elle ne joue aucun rôle. Elle est elle même, elle n’est pas déguisée en fille à la
mode, hippie, gothique ou rock, elle est juste elle même, c’est ce qui lui donne
3
cette touche unique.
La formule de marketing « Just my style », très prisée dans les
domaines de la lingerie féminine et de la décoration, condense ce
mouvement d’appropriation des signes : mon style, exactement ajusté à
ma personnalité. Le vêtement adapté à « mon corps », juste fait pour moi,
devient partie de moi dans la mesure même où tous deux sont animés
par un même ethos stylisant, ce je ne sais quoi de mystérieux qui anime
l’ensemble d’une personnalité, saisie dans un rapport global au monde.
Discours et vêtement participent d’une même totalité dynamique, unifiée
par style de vie personnel.
Comme l’existence même des sites de rencontre, l’injonction de
« trouver son style » est indissociable de certaines conditions socio-
historiques. Dans la société contemporaine, les individus, de moins en
moins contraints par une appartenance à un ordre social qui régulerait
l’ensemble de leurs manières de dire et de faire, sont sommés de
construire eux-mêmes une identité à travers le choix d’un « style de vie ».
On retrouve là une idée développée par Anthony Giddens qui voit dans
le « lifestyle »
a more or less integrated set of practices which an individual embraces,
not only because such practices fulfill utilitarian needs, but because they
give material form to a particular narrative of self-identity… Lifestyles are
routinized practices, the routines are incorporated into habits of dress, eating,
modes of action and favoured milieux for encountering others  ; but the
routines followed are reflexively open to change in light of the mobile nature
of self-identity (1991 : 81).
Il est toujours tentant de considérer que les seuls véritables « stylistes »
sont les producteurs patentés de littérature, que les annonceurs sur les
sites de rencontre ne font donc que les singer fugacement à des fins qui
n’ont rien d’esthétique. Il me semble plus réaliste de prendre la question
par l’autre bout : la question du style est constitutive de toute présentation

3
http://www.carolinedaily.com/120870.c2VjdHwx.html, consulté le 15/12/2012.

183
Du sens à la signification. De la signification aux sens

de soi, et la littérature n’en est qu’un des domaines d’investissement.


On pourrait reprendre ici le schéma de pensée de Jakobson (1963),
qui voyait dans la poésie une exploitation intensive d’une « fonction
poétique » consubstantielle au langage, et non dans la fonction poétique
un affadissement de la poésie.

Conclusion
Les distinctions indispensables entre types de discours (littérature,
publicité, journalisme, etc.) ou entre les divers domaines sémiotiques
(langage, vêtement, gestes, etc.) ne doivent pas faire oublier ce qui
leur est transverse, comme nous le rappellent opportunément des
notions polyvalentes comme ethos, style ou présentation de soi, qui
interfèrent inévitablement. Avec les possibilités qu’offrent les nouvelles
technologies de la communication, ces phénomènes prennent une
importance considérable. Que ce soit par les tweets, Facebook ou les
blogs, les individus consacrent une part croissante de leur temps à un
travail obstiné et multiforme de présentation de soi par le discours qui
excède de beaucoup les partages traditionnels entre l’oral et l’écrit.
La notion d’ethos montre une fois de plus qu’elle joue un rôle
d’articulateur privilégié entre discours, corps et société. Dès qu’il y a
discours, il y a, d’une manière ou d’une autre, ethos, mise en scène d’un
corps parlant et obligation pour le locuteur de négocier avec les codes
sémiotiques qui permettent d’interpréter et d’évaluer les signes exhibés.
La notion d’ethos stylisant contribue à développer une appréhension des
usages de la langue où les individus se présentent à autrui en donnant en
spectacle un mouvement d’appropriation des signes.

Bibliographie
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l’ethos, Lausanne, Delachaux et Niestlé.
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dans C. Lemert et A. Branaman (eds.), The Goffman Reader, Blackwell.
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184
L’ethos discursif : effacement, convergence, stylisation

Maingueneau, D. (1987) Nouvelles tendances en analyse du discours, Paris,


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Maingueneau, D. (2002) « Problèmes d’ethos », Pratiques, no 113, p. 55-68.
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185
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques 
En fait, en effet, de fait et effectivement

Eija Suomela-Salmi

Université de Turku

Introduction
La recherche sur ce qu’on appelle marqueurs pragmatiques ou
discursifs (mais aussi connecteurs pragmatiques, connectives
pragmatiques, particules pragmatiques, particules discursives, particules
énonciatives) a été particulièrement active déjà depuis une trentaine
d’années. La terminologie reste toujours relativement hétérogène, reflétant
ainsi des cadres théoriques et des objets de recherche fort divergents
(entre autres  : théorie de l’argumentation, cohérence textuelle, théorie
de la pertinence, grammaticalisation, pragmaticalisation ; discours écrits
vs conversations spontanées). Les deux termes les plus utilisés dans la
littérature contemporaine nous semblent être marqueur pragmatique et
marqueur discursif. Dépendant du chercheur, l’un ou l’autre est considéré
comme représentant le concept supra-ordonné. Nous nous contentons ici
de quelques exemples. Selon Fraser (1996 : 168), tout élément ayant un
effet au niveau communicatif, au lieu du niveau purement propositionnel,
peut être considéré comme étant un marqueur pragmatique. Pour Jucker
et Ziv (1998), le terme marqueur discursif (discourse marker) est le terme
le plus adapté (« umbrella term »), permettant de catégoriser en son sein
un nombre élevé d’éléments, qui servent des fonctions pragmatiques et
discursives diverses. Il en est de même pour Hansen (1998). Par contre,
Aijmer et Simon-Vandenbergen (2006) préfèrent le terme marqueur
pragmatique (pragmatic marker) au marqueur discursif  ; dans leur
perspective, ce dernier est réservé pour décrire comment un marqueur
particulier signale des relations de cohérence. Pour ces auteurs, les
marqueurs pragmatiques, outre leur fonction de liage discursif, auraient
la spécificité de pouvoir exprimer, dans une situation de communication
donnée, des conseils d’ordre procédural (cf. Sperber & Wilson, 1993),
c’est-à-dire comment interpréter l’énoncé en question (id.  : 2). Pour

187
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Aijmer et Simon-Vandenbergen (2006  : 3), la classe des marqueurs


pragmatiques peut être divisée en sous-catégories plus fines en fonction
de leurs caractéristiques fonctionnelles et formelles. La capacité de
pouvoir signaler des informations portant sur la manière de traiter des
représentations discursives est pourtant également une propriété des
marqueurs discursifs de Hansen (1998). De même, dans la définition de
Dostie et Pusch (2007 : 5) des marqueurs discursifs, nous pouvons lire
qu’« ils appellent, dans la majorité des cas, une situation d’interlocution,
parce qu’ils servent au locuteur de se positionner par rapport à son discours
ou par rapport à celui de l’interlocuteur pour le bénéfice de ce dernier ».
Malgré l’hétérogénéité des définitions dans le domaine, on s’accorde
plus ou moins sur les traits suivants caractérisant les marqueurs
pragmatiques/discursifs (dorénavant MP/MD) (cf. entre autres, Fraser,
1996 et 1999 ; Hansen, 1998 ; Dostie & Pusch, 2007) :
− ils ne contribuent pas au contenu propositionnel des énoncés ;
− ainsi, ils n’ont pas d’indice sur les conditions de vérité des énoncés
dans lesquels ils apparaissent ;
− ils sont optionnels sur le plan syntaxique ;
− la fonction primaire des MP/MD est connective (relation d’un
énoncé ou d’un fragment textuel avec le discours précédent, soit
sa relation au contexte) ;
− leur portée est variable ;
− ils sont orientés vers l’interlocuteur, à son bénéfice (fonction
pragmatique de guidage, contraintes inférentielles).
La question de savoir si les MD/MP n’encodent que de l’information
d’ordre procédural est problématique. Comme le note déjà Hansen (1998 :
69, 75), les marqueurs discursifs sont munis d’un sémantisme inhérent,
ce qui explique que les marqueurs ne sont pas interchangeables dans tous
les contextes. Ainsi, leur potentiel sémantique doit s’accommoder avec
la structure dans laquelle ils se trouvent. Par la suite, Hansen (2008 : 26)
refuse la dichotomie entre sens procédural et propositionnel, avançant
que toutes les significations encodées de manière linguistique peuvent
fonctionner en tant qu’instructions processuelles. Moeschler (2002),
pour sa part, argumente que la distinction entre sens procédural/sens
propositionnel n’est pas binaire mais graduelle et que l’information
procédurale/propositionnelle peut être encodée de manière faible,
moyenne ou forte dans le lexique. La fonction de guidage des MD
(connecteurs pragmatiques, pour Moeschler) ne se réalise que par
l’intermédiaire des informations tant conceptuelles que procédurales
définissant leur contenu. Pons Bordería (2008), sur la base de ses données
empiriques, tirées de conversations spontanées, argumente également que

188
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques 

le sens procédural et conceptuel peuvent « co-habiter » dans un même


MD (dans son cas, les connecteurs de reformulation).
Tous les chercheurs ne sont pas d’accord sur la nécessité des MD/MP
de signaler une connexion entre des éléments sémantiques ou contextuels
(cf. entre autres, Dostie & Pusch, 2007 : 3). Pour Muñoz Romero (2003),
ce qu’il appelle des adverbes modalisateurs (dont en effet) ne sont en
aucun cas à considérer comme des connecteurs. Selon lui, le fait qu’une
relation entre deux propositions reliées par en effet existe n’est pas dû
à l’adverbe lui-même mais est issu de la nature des propositions elles-
mêmes ainsi reliées. Au lieu de concevoir la fonction connective comme
primordiale et la question de la connectivité comme binaire (connective/
non connective), il nous semble plus fructueux de la traiter en tant qu’un
phénomène scalaire, comme le proposent Degand et Simon-Vandenbergen
(2011 : 289) : l’échelle va des MP/MD non relationnels à des marqueurs
relationnels, avec des marqueurs se plaçant quelque part entre les deux
extrêmes.
Dans cet article nous avons choisi d’utiliser le terme générique
marqueur pragmatique (MP), dont nous traitons une classe, les
marqueurs épistémiques. Nous ne considérons pas, comme le font
entendre Aijmer et Simon-Vandenbergen (2006), que les MD sont à relier
tout particulièrement aux relations de cohérence, mais nous considérons
que le terme MP est plus neutre comme terme. Cela surtout dans le
contexte français, où le terme MD se réfère très souvent aux analyses des
marqueurs dans le discours oral spontané (cf. Hansen, 1998 et le numéro
154 de Langue française consacré aux marqueurs discursifs (Dostie &
Pusch (dir.), 2007)).

1.  Objectifs et questions de recherche


Cet article traitera du fonctionnement pragmatique de quatre marqueurs
épistémiques  : en fait, de fait, en effet et effectivement. Nous avons
qualifié les marqueurs étudiés d’épistémiques dans un premier temps
parce qu’ils sont tous étymologiquement liés soit au factuel soit au réel ou
au vrai. Dans un deuxième temps, nous les considérons aussi comme des
marqueurs exprimant une certaine attitude prise par le locuteur quant à la
fiabilité du contenu propositionnel exprimé. Les mots-clés pour nous sont
les attentes (y compris les contre-attentes) ainsi que le degré de certitude.
Mais qui plus est, ces marqueurs pragmatiques peuvent être utilisés
lorsque les locuteurs ressentent un besoin de renforcer « la valeur de
vérité » ou le bien-fondé de leurs affirmations. Ainsi naît une implication :
il y a quelque raison de douter, inférence tirée par l’interlocuteur (Aijmer
& Simon-Vandenbergen, 2004).

189
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Notre matériel se compose en premier lieu d’articles de recherche,


mais nous jetons aussi un regard sur une émission radiophonique où deux
chercheurs sont en débat, ainsi que, à titre de comparaison, sur un corpus
de conversations spontanées. Notre hypothèse est que le genre discursif a
une influence aussi bien sur la fréquence que sur le fonctionnement de ces
marqueurs (cf. Mortier & Degand, 2009 : 339 ; Forsgren, 2009 : 52). Le
corpus des articles de recherche est tiré des sources suivantes :
–– Corpus linguistique (2004-2007) : Langage et société, Journal of
French Language Studies, Travaux de linguistique, La linguistique,
Cahiers de linguistique française, Langue française ;
–– Corpus d’histoire (2000-2006)  : Revue d’histoire, Cahiers
d’histoire, Revue d’histoire d’Amérique, Revue historique, Revue
d’histoire des sciences humaines, Revue d’histoire moderne et
contemporaine ;
–– Le corpus du discours de recherche oral ne contient donc qu’une
émission radiophonique de 30 minutes (de la série Questions
d’éthique diffusée sur la chaîne France culture le 16 décembre
2006) ;
–– Corpus de l’oral spontané  : ELILAP, Corpus Orléans, Tours,
Auvergne, collecté entre 1968-1974, ne contenant que des
conversations spontanées, de 100 heures en tout.
Les questions auxquelles nous essayons de formuler une réponse sont
les suivantes :
Existe-t-il des différences dans les fréquences distributionnelles des
marqueurs étudiés dans les différents corpus dépouillés. Si oui, quel est le
facteur explicatif ? Est-ce le genre : discours de recherche écrit et oral vs
conversation spontanée ?
En deuxième lieu, y a-t-il des différences à cet égard entre les discours
de recherche des historiens vs ceux des linguistes vs le discours de
recherche vulgarisé oral ?
Le choix des marqueurs pragmatiques varie en fonction des actes
rhétoriques à accomplir  : persuader  ; justifier  ; confirmer  ; infirmer  ;
montrer de la sympathie ; s’aligner, etc. (cf. Rossari, 2007), mais aussi
en fonction des traits de la communauté discursive visée et la culture
disciplinaire en question (Fløttum et al., 2006). Pour ce qui est du discours
de recherche, nous avons trois communautés discursives : les historiens,
les linguistes, le public intéressé par la recherche. Les discours étudiés
destinés à ces publics se caractérisent par un registre linguistique plutôt
formel, contraint par des normes liées au genre (article de recherche),
au format (débat radiophonique) et aux attentes du public (communautés
discursives). Bien que les conversations spontanées étudiées se déroulent

190
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques 

sous forme d’interviews semi-structurées, leurs contraintes formelles sont


beaucoup plus lâches.

2.  Études antérieures


Les études antérieures portant sur les marqueurs étudiés ne manquent
pas  ; elles ont été effectuées dans une perspective comparative ou
contrastive (dont, entre autres, Rossari, 1992, 1994 ; Willems & Demol,
2006 ; Forsgren, 2009 ; Mortier & Degand, 2009). Au début, c’est surtout
l’analyse des caractéristiques syntaxico-sémantiques qui est au centre de
l’intérêt (Danjou-Flaux, 1980 ; Nølke, 1990), mais ensuite les analyses
des traits discursifs et pragmatiques viennent compléter ces analyses.
Certains auteurs se concentrent uniquement sur un marqueur
spécifique, comme Muñoz Romero (2003), qui étudie le marqueur en
effet en tant qu’adverbe modalisateur, Bertin (2002), dont l’étude porte
également sur en effet en moyen français, ainsi que Fagard (2011), qui
trace l’évolution diachronique du marqueur en effet et ses équivalents,
dans trois autre langues romanes, vers des emplois connectifs, ayant de
plus en plus de caractéristiques purement discursives ou pragmatiques.
Dans leur étude sur en effet en français contemporain, basée sur des
corpus variés, Charolles et Fagard (2012) lui attribuent trois fonctions
différentes. Blumentahl (1996), dans une optique syntaxique et textuelle,
se concentre sur en fait, tandis que Mortier et Degand (2009) comparent
le marqueur français en fait au marqueur néerlandais correspondant
eigenlijk à l’aide des traductions (mirror analysis) dans différents types
de corpus. Toute une série de travaux récents portent sur différents
marqueurs pragmatiques en anglais et leurs cognates français dans une
perspective de grammaticalisation et de pragmaticalisation  : Simon-
Vandenbergen et Willems (2011), qui comparent actually et in fact avec
en fait, de fait et au fait ; Defour et al. (2010), comparant en fait, de fait,
au fait à in fact en anglais.

3.  Description synthétique des valeurs


des marqueurs étudiés
3.1.  Traits convergents
Selon Danjou-Flaux (1980), en effet, effectivement, de fait sont
incapables d’inaugurer le discours, mais impliquent un ou plusieurs
énoncés préalables, ils sont donc anaphoriques. Danjou-Flaux les appelle
des « énoncés de continuation ». Pour Rossari (1992), par contre, ils
sont des « embrayeurs d’intervention ». De plus, effectivement et en effet
expriment une confirmation de ce qui vient d’être dit (Danjou-Flaux,
1980). Comme en effet, effectivement peut porter sur l’acte de dire, mais

191
Du sens à la signification. De la signification aux sens

effectivement peut exprimer une opposition s’il y a contraste entre les


contenus des énoncés.
Outre ces valeurs classiques attribuées à effectivement, pour la plupart
développées à partir d’exemples fabriqués, Forsgren (2009 : 57), en se
basant sur l’analyse de corpus empiriques variés, postule une valeur
purement pragmatique ou interactionnelle à effectivement, c’est-à-dire de
prise ou de maintien de la parole, surtout dans le discours oral médiatique.
De fait est largement substituable à en effet et effectivement avec valeur
confirmative, mais, dans une situation concessive, de fait a toujours une
interprétation oppositive.

3.2.  Traits divergents


3.2.1.  En effet vs effectivement
Selon Rossari (2002, 2007), en effet prend comme argument une
proposition associée à une attitude épistémique prise en charge par le
locuteur et ne faisant pas partie du « common ground » ; il établit un fait
nouveau.
Toujours selon ce même auteur, effectivement prend comme argument
une proposition associée à une attitude de prise en charge par une instance
distincte du locuteur.
Selon Danjou-Flaux (1980  : 115), avec en effet le locuteur se
contente d’exprimer son assentiment à l’énoncé antérieur, tandis qu’en
utilisant effectivement le locuteur sort de la neutralité, « [i]l marque que
l’assentiment qu’il exprime le touche personnellement, de façon positive
ou négative ».
Pour ce qui est de en effet, les fonctions qui lui sont attribuées par
Charolles et Fagard (2012) ne coïncident que partiellement avec celles
de Danjou-Flaux ou de Rossari. Les premiers attribuent trois fonctions
à ce marqueur  : 1) confirmation d’un énoncé précédent EE1 (absolu
et dialogal)  ; 2) confirmation d’un fait attendu EE2 (contexte dialogal
ou hétérogène) et 3) justification ou explication d’un énoncé précédent
EE3 (non dialogal). Au lieu de dire que en effet établit un fait nouveau,
Charolles et Fagard affirment que l’acte de langage indexé par en effet est
une justification ou une explication, nécessitant souvent l’introduction de
nouveaux faits après en effet.
3.2.2.  En fait vs de fait
Selon Rossari (1992, 1994) et Danjou-Flaux (1980), en fait a une
valeur oppositive fondamentale par rapport à un point de vue exprimé
antérieurement. Il établit un fait nouveau et s’écarte toujours plus ou

192
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques 

moins du point de vue auquel il renvoie. L’opposition peut être soit réelle,
soit virtuelle.
Par contre, Mortier et Degand (2009 : 353) affirment que le locuteur,
en utilisant le marqueur en fait, qualifie son énoncé q en tant que plus
réel, plus vrai ou plus correct par rapport à ce qui a été affirmé dans
l’énoncé précédent p1. Pour ces mêmes auteures (id.  : 361-362), la
valeur oppositive incluse dans le marqueur en fait n’est pas absolue
mais elle devrait être conceptualisée comme une déviation ou un écart
(cf. Rossari, 1992)2 plutôt que comme contraste pur et dur. Ainsi, elles
postulent le continuum suivant : opposition > déviation > reformulation3.
La reformulation peut comporter une nuance additive (spécification,
précision, élaboration, etc.), mais aussi, dans certains cas, une inférence
causale se laisse dégager. Dans leur modèle heuristique, la notion
d’opposition est davantage liée à une contre-attente, d’une part, et à
l’atténuation, d’autre part.
Selon Rossari, de fait introduit un point de vue présenté comme un fait
déjà établi. Il n’y a donc pas d’écart par rapport au point de vue évoqué.
Defour et al. (2010) lui attribuent un sens confirmatif (comparable à
l’anglais indeed), mais aussi une valeur contrastive. Comme le constate
aussi Danjou-Flaux (1980 : 125), « dans un contexte concessif, de fait ne
peut être interprété que de façon oppositive ».
3.3.3. Synthèse
Pour résumer cette discussion des différentes valeurs sémantico-
pragmatiques de nos marqueurs, le bilan suivant se laisse dégager :
–– en effet : confirmation, justification, explication, établissement d’un
fait nouveau, neutralité au niveau interpersonnel, auto-orienté ;
–– effectivement : confirmation, opposition, engagement interperson­
nel4, prise ou maintien de la parole hétéro-orienté ;
–– de fait : opposition, contraste, confirmation ;

1
Selon Defour et al. (2010), en plus de marquer un contraste (opposition) avec ce qui

précède, en fait accentue la perspective du locuteur. Cette même idée est exprimée
par Blumenthal (1996 : 260) : « En effet, dans certains cas, c’est surtout grâce à cette
locution (en fait) que nous nous rendons compte, après coup, du caractère douteux
(selon le locuteur) d’une information antérieure ».
2
Cf. Blumentahl (1996  : 264)  : identité partielle dans le cas de spécification ou de
généralisation.
3
Voir pourtant Blumenthal (1996) et Forsgren (2009) pour une critique de la notion
d’écart.
4
Pour Rossari (1992), par contre, la valeur énonciative d’engagement serait
caractéristique de en effet.

193
Du sens à la signification. De la signification aux sens

–– e n fait : opposition, fait nouveau, déviation, reformulation, une


valeur additive (cf. angl. in fact: what is more) et même parfois
causale, atténuation.
Comme on peut le constater d’après les analyses présentées, de ces
quatre marqueurs épistémiques, en fait est le marqueur le plus polyvalent.
De plus, la répartition du travail entre ces marqueurs n’est pas tranchée
mais il y a un certain degré de chevauchement. Il faut aussi noter qu’il
n’est pas toujours aisé de distinguer les différentes fonctions d’un même
marqueur – ainsi le recours au contexte plus vaste est impératif (cf.
Charolles & Fagard, 2012).

4.  La distribution des marqueurs épistémiques


dans les différents corpus étudiés
Le tableau suivant met en évidence les différentes fréquences des
marqueurs étudiés par genre (CL = Corpus linguistique ; CH = Corpus
des historiens  ; ER  = Emission radiophonique, débat scientifique de
vulgarisation  ; ELILAP  = corpus des conversations spontanées). La
fréquence relative indique le pourcentage du marqueur en question par
rapport à tous les autres marqueurs étudiés, par genre.

Tableau 1. Fréquence des marqueurs épistémiques dans


les divers corpus étudiés
Type et taille CL CH ER ELILAP Totaux
du corpus 270 314 mots 307 726 mots 30 minutes 100 heures
en effet 162 153 1 25 341
55,1 % 69,9 % 6,7 % 9,2 %
effectivement 25 7 14 125 171
8,5 % 3,2 % 93,3 % 45,9 %
de fait 49 24 0 5  78
16,7 % 10,9 % 1,8 %
en fait 58 35 0 117 210
19,7 % 16,0 % 43,0 %
Total 294 219 15 272 748
100 % 100 % 100 % 100 %

Les deux marqueurs les plus fréquents dans les corpus sont en effet et
en fait. On peut pourtant remarquer des différences importantes entre les
corpus étudiés. En effet est particulièrement fréquent dans le discours de
recherche. En fait est fréquent dans les conversations spontanées, présent
de manière modérée dans le discours de recherche mais totalement absent
de l’émission radiophonique. Effectivement est peu présent dans le discours
de recherche, mais utilisé avec une fréquence élevée dans les deux corpus
du discours oral. De fait est le marqueur le moins utilisé globalement, mais

194
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques 

il y a d’importantes variations distributionnelles entre les corpus étudiés.


Sa fréquence dans le discours de recherche est beaucoup plus importante
que celle de effectivement, bien qu’un peu plus faible que celle de en fait.
Par contre, il est presque totalement absent des discours oraux étudiés.

5.  Analyse des données


5.1.  En effet
En effet est donc le marqueur signalant une relation épistémique qui
est le plus fréquemment utilisé dans le discours de recherche. En nombre
absolu, il est légèrement plus fréquent chez les linguistes que chez les
historiens, mais la différence n’est pas statistiquement importante.
Ce résultat n’est guère surprenant si l’on se rappelle que en effet est
un marqueur qui prend comme argument une proposition associée
à une attitude épistémique prise en charge par le locuteur signalant
une confirmation et établissant un fait nouveau (cf. Rossari, 2007) ou,
comme l’affirment Charolles et Fagard (2012), une justification ou une
explication, nécessitant souvent l’introduction de nouveaux faits après en
effet. Dans le cas du discours de recherche, l’emploi de en effet signale
que le locuteur apportera encore d’autres preuves pour soutenir, confirmer
soit son argument soit ses résultats déjà énoncés (exemples 1 et 2).
(1) Notre conclusion est que ces règles d’écriture, non seulement ne sont
pas communément respectées, mais pour chacune d’entre elles, c’est
l’inverse qui tend à constituer la norme. En effet, concernant la régularité
d’expression, seulement 18 % des séries possèdent des balises régulières.
(Lingfra4)
(2) Paradoxalement cette observation ne fait pas de la France un cas atypique ;
en effet, les approches empiriques de la productivité parviennent
difficilement à mettre en évidence une tendance à l’alignement des
performances du tertiaire sur celles du secondaire. (Histfra2)
Le rôle de en effet dans le corpus oral mérite quelques commentaires.
Nous avons récupéré 25 occurrences de ce marqueur dans le corpus
ELILAP consistant en 100 heures d’enregistrement. Cela signifie que
en effet est relativement rare dans les conversations spontanées. Il en
est de même dans un autre genre oral, notamment dans une émission
radiophonique (un débat sous forme d’interview) qui ne comptait qu’une
occurrence de en effet. Dans les conversations spontanées, il apparaît
le plus souvent en emploi absolu avec une valeur de confirmation par
rapport à ce qu’a dit l’interlocuteur (EE1, emploi absolu et dialogal de
Charolles & Fagard, 2012) (exemple 3) :
(3) “t” nr=146 je vocalise disons une demi-heure et puis j’ai mes morceaux
que mon professeur me donne

195
Du sens à la signification. De la signification aux sens

nr=147 oui.
“t” nr=148 à à apprendre …
=”i” nr=149 oui.
=”t” nr=150 et <ph_pause v=1> à bien émettre bien sûr. ph_pause v=1
alors ça demande aussi pas mal de temps.
“i” nr=151ph_pause v=2> en effet.
Pourtant, dans l’exemple (4), la valeur de en effet n’est pas strictement
confirmative (dans le sens c’est ça) :
(4) “i” nr=13 ah oui ph_pause v=1> et euh qu’est-ce qui vous plaît spécialement ?
“t” nr=14 ce qui me plaît dans dans Orléans c’est d’abord la sa la ville
natale ça explique beaucoup de choses ph_pause v=1> euh ensuite
c’est un c’est un pays où les gens sont assez équilibrés ph_pause
v=1> où on ne fait pas d’histoires où on ne dramatise pas les choses.
“i” nr=15 ah oui ? ph_pause v=1> en effet.
“t” nr=16 et c’est bien agréable.
En raison de la question qui précède (ah oui  ?) exprimant un léger
doute ou une surprise, en effet, qui termine la prise de parole de “t”,
pourrait plutôt être paraphrasé par « je vois ».
La seule occurrence de ce marqueur dans le débat d’une émission
radiophonique est l’exemple (5). En effet y exprime l’assentiment du
locuteur par rapport à ce qui vient d’être dit (cf. Danjou-Flaux, 1980  :
115).
(5) MCS  : Alors SM venons à l’éthique là clairement dans le paradigme
structuraliste vous avez rappelé tout à l’heure, il ne reste plus grand-
chose de la liberté d’action humaine, de la notion
SM : Ah oui il ne reste plus rien
MCS : De la notion de responsabilité, d’imputabilité des actions
SM : Oui
MCS  : Bref tout le matériel de base avec lequel on travaillait en
philosophie morale est dissout. Dans le paradigme rationaliste lui euh le
paradigme adverse dans lequel le sujet est mis au premier plan en effet on
a retrouvé le sujet humain mais c’est un sujet qui ne compte qui ne prend
en compte que ses intérêts et ses préférences et on a l’impression qu’il n’y
a pas davantage de morale possible.

5.2. Effectivement
La fréquence de effectivement est relativement élevée dans le corpus
ELILAP. Quant à l’émission radiophonique étudiée, effectivement est le
seul marqueur ayant de nombreuses occurrences, mais cela uniquement
chez un locuteur particulier. Dans les articles de recherche en général, sa
fréquence est relativement faible.

196
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques 

Une des valeurs pragmatiques du marqueur effectivement est,


rappelons-le, la confirmation du bien-fondé d’une proposition émise
par une autre instance distincte du locuteur (Rossari, 2007), comme le
démontre l’exemple (6).
(6) Cette relation ne suffit cependant pas pour que l’on considère que le SN
démonstratif fait allusion à une information « connue » au moment où il
est employé. Le lien est, au mieux, inférable (Prince 1981) et le référent
« semi-actif » (Chafe 1994, Lambrecht 1994) dans la représentation du
lecteur au sens où, effectivement, à la lecture du SN, donc a posteriori, on
est prêt à admettre que les interrogations des obstétriciens soient associées
aux voies de recherche qu’ils explorent et notamment à celle mentionnée.
(Lingfra2)
Dans cet exemple, le savoir corroboré est issu des références
mentionnées. Avec effectivement, le scripteur valide les affirmations
provenant des sources qu’il utilise pour justifier sa propre ligne
d’argumentation. Ce genre d’occurrences est pourtant rare dans le corpus
des articles de recherche. Sur les 32 occurrences au total, il n’y a que 4
occurrences de ce type. Pour ce qui est du reste, effectivement apparaît
dans le discours de recherche comme adverbe qualifiant le verbe.
(7) Il est essentiel de ne pas réduire le contenu à ce qui est effectivement dit :
en effet, rien ne garantit que ce qui est dit épuise à quelque titre que ce
soit le vouloir dire qui ne se révèle qu’au fil du discours, entre hésitations,
bafouillages, retours, reformulations et explicitation. (Lingfra23)
(8) Nulle raison ne s’oppose donc à ce qu’il ait effectivement, comme il le
prétend, étudié à Toulouse. (Histfra21)
Dans de tels cas, effectivement n’a pas de valeur de marqueur
pragmatique dans le sens d’être interpersonnel ou bien d’avoir une
fonction de structuration du discours. Sa valeur sémantique correspond
ici à réellement ou vraiment.
Dans notre corpus, en effet et effectivement sont, pour ainsi dire,
en distribution complémentaire  : dans les articles de recherche,
nous trouvons peu d’occurrences de effectivement, mais beaucoup
d’occurrences de en effet. Inversement, dans le discours oral étudié il
y a relativement peu d’occurrences de en effet mais un nombre élevé
d’occurrences de effectivement. S’agit-il seulement d’une différence de
registre (écrit vs oral), ou bien les conventions génériques pourraient-elles
expliquer une partie de cette variation ? Si l’on prend comme point de
départ ce qu’affirme Rossari (2007) quant à la différence entre en effet
et effectivement (cf. section 3.2.), nous pourrions arriver à la conclusion
selon laquelle le discours de recherche argumente en premier lieu en
confirmant et justifiant une position prise par le chercheur lui-même au
lieu de s’appuyer sur les dires d’autres chercheurs.

197
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Mais une autre explication, complémentaire par rapport à celle


proposée supra, est à chercher dans le degré de subjectivité exprimé
par ces deux marqueurs. Danjou-Flaux (1980) affirme que effectivement
exprime nettement un engagement subjectif du locuteur, tandis que en
effet marque de la part du locuteur une volonté de neutralité. S’il en est
ainsi, il s’ensuit qu’en évitant – inconsciemment ou consciemment – les
formes linguistiques subjectives, lorsqu’ils utilisent effectivement, les
chercheurs créent l’illusion de se plier à la norme « sacrée » du discours
scientifique, notamment la neutralité et l’objectivité. Mais le chercheur se
met en scène malgré tout, par une argumentation qui défend ses propres
propos, en les confirmant ou justifiant avec des faits nouveaux introduits
par en effet.
Pour ce qui est de effectivement dans le corpus oral ER, nous
remarquons un emploi strictement pragmatique de ce connecteur dans
les prises de parole d’un participant particulier du débat radiophonique
enregistré. Ce locuteur utilise effectivement 14 fois pendant une
émission d’une durée de 30 minutes. Sur les 14 occurrences des énoncés
introduits par effectivement, seulement deux ont une valeur confirmative
pure dans le sens de Rossari (1992 et 2007). Deux autres occurrences
fonctionnent comme modificateurs du verbe dans le sens en réalité ou
vraiment, signalant la correspondance entre ce qui vient d’être dit et la
réalité extralinguistique (epistemic truth identifier de Willems & Demol,
2006 : 216). Dans la majorité des cas (10 occurrences), ce marqueur est
utilisé par SM comme une stratégie discursive permettant au locuteur de
développer ses réponses, ses réflexions, c’est-à-dire comme marqueur
méta-pragmatique (cf. Forsgren, 2009, « marque de maintien de parole »).
Dans de tels cas, la valeur confirmative n’est que très faiblement présente,
voire pas du tout.
Dans l’exemple (9), outre la fonction méta-pragmatique, effectivement
semble aussi fonctionner comme un marqueur d’hésitation, une fonction
que Blumenthal (1996) attribue au marqueur en fait.
(9) SM  : […] donc euh effectivement le terme n’est pas anodin euh nous
avons voulu mettre l’accent sur la spécificité des sciences humaines par
rapport aux autres sciences dites dures et c’est pour cette raison que nous
avons choisi précisément le terme de compréhension, Verstehen au sens
allemand, en allemand euh qui est effectivement euh euh qui a une histoire.
Dans le corpus ELILAP, effectivement est le marqueur le plus utilisé
des marqueurs étudiés. Il apparaît dans ce corpus en emploi absolu
(constituant donc à lui seul un énoncé) aussi bien qu’en emploi relatif (cf.
Danjou-Flaux, 1980). Sur les 125 occurrences repérées, 33 sont en emploi
absolu, tandis que le reste est en emploi relatif, soit dans des constructions
soudées (non séparées du reste de l’énoncé par des pauses), nettement

198
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques 

majoritaires, soit dans des constructions extra-prédicatives, surtout dans


une position frontale (10 occurrences en tout).
Des 125 occurrences de effectivement, huit ont gardé leur valeur
sémantique originale, i.e. correspondant à réellement, vraiment, comme
dans l’exemple (10).
(10) “F30”  nr=110 alors pris dans leur ensemble donc nous ne sommes pas
du tout de cet avis nous ne partageons pas du tout ce genre de point de
vue euh si les femmes sont effectivement défavorisées par rapport aux
hommes cela tient là aussi comme pour les travailleurs dans leur ensemble
pour ne pas vous faire sourire comme pour l’ensemble de la population à
l’exploitation euh par le capitalisme.
La valeur confirmative ou de validation est nette dans la plupart des
cas ; elle est la plus accentuée dans les emplois absolus (exemple 11).
(11) “i” nr=167 on a beaucoup parlé des événements de mai dernier …
“t” nr=168 oui
“i” nr=169 en Angleterre on a vu cela à la télé mais j’aimerais avoir
votre avis sur ce qui s’est passé.
“t” nr=170 eh bien je pense que il y a il y a ça correspondait tout de
même à à certaines lacunes il y a pas de doute ça correspondait à
certaines lacunes mais qu’en gros c’est un immense chahut qui a failli
devenir la perte de la France
“i” nr=171 effectivement ^
Dans un certain nombre de cas de effectivement, la valeur sémantico-
pragmatique n’est pas toujours évidente. Nous discutons ci-dessous deux
cas particuliers : effectivement dans les contextes d’hésitation (exemple
12) et effectivement comme marqueur signalant un retour en arrière dans
la conversation (exemple 13).
(12) “A10” nr=66 vous parlez justement de de la cause commune avec les
parents il me semble que la question de l’autogestion euh se pose d’une
façon peut-être tout à fait différente dans l’enseignement est-ce quelles
sont vos idées sur l’autogestion de de l’éducation publique
“F26” nr=67 oui alors alors là euh e effectivement euh le le problème de
de l’autogestion dans dans l’enseignement euh si vous voulez se pose
euh exactement finalement euh de la même façon euh de celle qui vous
a été exposée tout à l’heure sauf que euh alors que tout à l’heure on vous
avait dit que euh le les travailleurs devaient être associés euh au au travail
qu’ils faisaient est-ce qu’ils doivent faire ceci un peu plus de cela etcetera
pourquoi etcetera eh bien nous nous pensons que euh dans dans une
certaine mesure euh les élèves entre autres.
Dans l’exemple (12), effectivement n’a plus de valeur de confirmation
ni de validation ; au contraire, il marque le début d’un énoncé infirmant
le contenu propositionnel du locuteur A10 (F26 affirme le contraire de ce

199
Du sens à la signification. De la signification aux sens

que vient d’exposer A10, selon qui la question de l’autogestion se poserait


différemment dans l’enseignement qu’ailleurs). Cet exemple illustre donc
ce qu’affirme Danjou-Flaux (1980 : 129), en disant que effectivement peut
prendre une valeur oppositive lorsqu’il y a contraste entre les contenus
des énoncés et lorsqu’il porte sur l’acte de dire. Conséquemment,
effectivement devrait être interprété ici comme en réalité. Mais, outre la
valeur d’opposition, nous serions tentée de lui attribuer aussi une fonction
pragmatique interpersonnelle, entouré comme il est de nombreux
marqueurs d’hésitation (oui alors alors là euh e effectivement euh) : celle
de signaler que le locuteur est en train de préparer une réponse qui diffère
des attentes de son interlocuteur. Comme le signale Aijmer (2013  : 5),
les marqueurs pragmatiques fonctionnent comme indicateurs de la prise
de conscience méta-pragmatique avec d’autres types de traits, tels que
la prosodie, l’hésitation et les pauses (voir aussi l’exemple 9 ci-dessus).
Dans l’exemple (13), effectivement fonctionne comme un signal
de reprise  : il reprend le SN vos enfants du tour 517 de “i”. On peut
considérer qu’il a une valeur de confirmation, mais ceci dans un sens
purement discursif, c’est-à-dire, avec effectivement, le locuteur signale
qu’il est prêt à revenir au sujet vos enfants que le locuteur “i” avait
proposé en premier lieu.
(13) “i” nr=516 […] ou des choses qui vous auraient qui vous auraient
semblé choquantes enfin au niveau de l’emploi de la langue des choses
comme ça ?
“t” nr=517 ça ça a dû m’arriver mais ça ne me ça ne m’a pas frappée
voyez je ne me rappelle pas les enfants certainement mon fils oui
certainement
“i” nr=518 ah oui. et votre mari par exemple ne vous a jamais fait de
reproches de ce point de vue-là ?
“t” nr=519 ah non.
“i” nr=520 pour vos enfants effectivement il y a des choses qui vous ont
semblé contestables ? enfin que vous n’aimiez pas ?
Le fait que la majorité des cas de effectivement se trouvent intégrés
à la structure syntaxique de l’énoncé, souvent comme modificateur du
verbe ou plus rarement du nom, semble suggérer que effectivement reste
encore un morphème relativement lexicalisé ayant conservé un degré
élevé de son sémantisme original : il est synonyme soit de réellement ou
de vraiment, et parfois, dans une construction oppositive, de en réalité
(cf. Danjou-Flaux, 180  : 123-125). Même sa valeur argumentative ou
pragmatique de confirmation est largement fondée sur son sémantisme :
on valide ce qu’une source énonciative autre que le locuteur lui-même
a affirmé comme étant vrai ou plausible ou bien comme étant considéré
comme tel. Ainsi, les fonctions purement pragmatiques et discursives ne
sont que faiblement développées.

200
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques 

5.3.  En fait
En fait est surtout fréquent dans le corpus oral ELILAP (conversations
spontanées)  ; il est présent de manière modérée dans le discours de
recherche des linguistes et des historiens mais presque totalement absent
de l’émission radiophonique étudiée (1 occurrence). Dans l’étude de
Forsgren (2009), en fait domine de manière écrasante ses corpus oraux :
la fréquence relative (sa fréquence par rapport aux autres marqueurs
étudiés) varie entre 50  % et 96  %. D’après nos résultats, la fréquence
relative de en fait n’excède pas 43  %, même dans le corpus oral. Ce
constat est quelque peu surprenant à la lumière de la conception répandue
selon laquelle en fait serait devenu « dans la langue parlée de nombreux
locuteurs un véritable tic présent dans au moins une phrase sur deux »
(Blumenthal, 1996 : 266). Un facteur explicatif pourrait être le fait que les
enregistrements de ELILAP datent déjà quelque peu – ils ont été effectués
déjà entre 1968 et 1974.
Dans le discours de recherche, en fait apparaît aussi bien dans une
position frontale (exemples 14 et 15) que dans une construction soudée
(i.e. non isolée du reste de l’énoncé), le plus souvent comme complément
du verbe (exemples 16 et 17). Par contre, aucune occurrence de ce
marqueur en position finale n’a été repérée dans le corpus du discours de
recherche.
(14) Historiquement, l’expansion de ce secteur a suivi de près le processus
d’industrialisation. En fait, il a même marché de pair avec lui :… (Histfra2)
(15) Il y a au moins une certitude : on ne peut pas lui assigner un fondateur
reconnu. En fait, on a assisté dans les années 1960, dans des contextes
intellectuels très variés, à l’émergence – surtout en Europe occidentale et
aux États-Unis – de courants relativement indépendants les uns des autres
(Lingfra25).
Dans l’exemple (14), on a du mal à assigner une valeur oppositive à
en fait et même la notion d’écart par rapport à l’énoncé précédent semble
difficilement applicable. Par contre, l’explication avancée par Mortier et
Degand (2009) nous paraît plus fructueuse. Elles affirment donc qu’en
utilisant en fait le locuteur qualifie son énoncé q en tant que plus réel,
plus vrai ou plus correct par rapport à ce qui a été affirmé dans l’énoncé
précédent p. Pour l’exemple (14), le critère du degré d’exactitude semble
s’appliquer. Pour ce qui est de l’exemple (15), le deuxième énoncé (q)
est une sorte d’élaboration du premier (p). Dans cette suite en fait met en
valeur la perspective du locuteur/scripteur (cf. Defour et al., 2010) qui
met en scène une panoplie de faits nouveaux qui soutiennent l’énoncé
p. Cela nous semble correspondre à la position de Aijmer et Simon-
Vandenbergen (2004), qui affirment que les marqueurs exprimant une
certaine prise de position épistémique sont utilisés lorsque les locuteurs

201
Du sens à la signification. De la signification aux sens

ressentent un besoin de renforcer « la valeur de vérité » ou le bien-fondé


de leurs affirmations. L’implication pragmatique serait qu’il y aurait
quelque raison de douter.
(16) Il apparaît en effet que nombre d’entreprises « industrielles » dont le
personnel est par définition classé dans le secteur secondaire, effectuent
en fait des tâches des services (Histfra7)
(17) Ainsi, si la phrase (28) semble impossible en français (ce que soutiennent
par exemple Manzini & Savoia (2002), elle représente en fait une forme
tout à fait normale dans la langue parlée, sans qu’il y ait ni dislocation ni
effet de focus. (Lingfra26)
Dans les exemples (16) et (17), le marqueur en fait a clairement une
valeur oppositive par rapport à un point de vue exprimé antérieurement.
De plus, il établit un fait nouveau et s’écarte toujours plus ou moins du
point de vue auquel il renvoie (Rossari, 1992 et 1994). L’opposition
exprimée dans ces exemples est réelle  : dans l’exemple (16), secteur
secondaire vs tertiaire ; dans l’exemple (17), le point de vue soutenu par
Manzini et Savoia vs celui exprimé par le locuteur. Dans les deux cas, le
locuteur/scripteur exprime son point de vue comme étant plus vrai que
celui exprimé antérieurement.
Dans le corpus oral ELILAP, en fait remplit diverses fonctions
pragmatiques, telles que la reformulation (spécification ou correction),
donc un certain « écart » par rapport à ce qui a été énoncé avant (exemples
18 et 19), la digression provisoire du thème traité (exemples 20 et 21) et la
clôture d’un tour de parole (exemple 22). L’analyse qui suit est en premier
chef une analyse interprétative ; nous n’avons pas effectué une analyse
quantitative exacte des différentes fonctions repérées. Le cas échéant,
nous mettons nos analyses en parallèle avec celles de Forsgren (2009).
(18) “A01” nr=1663 mm mm alors vous avez deux enfants
“JI” nr=1664 deux enfants oui
“A01” nr=1665 en fait l’un est en est encore à l’école en quelque sorte
enfin est encore étudiant
(19) “UF” nr 130 il y a autre chose c’est que les parents doivent demander
l’avis des professeurs qui qui connaissent beaucoup mieux les enfants que
nous en fait nous on connaît pas les enfants quand ils ont un certain âge on
les connaît plus parce qu’on a pas le temps de s’en occuper on ne connaît
pas leurs réactions en fait les les parents connaissent très mal leurs enfants
Dans l’exemple (18), il s’agit clairement d’une spécification, tandis
que dans l’exemple (19) il est question plutôt d’une rectification ou
autocorrection. Au lieu de dire que les parents connaissent leurs enfants,
bien que moins que les professeurs, le locuteur affirme, dans cet extrait,
que les parents ne connaissent pas leurs enfants à un certain âge.

202
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques 

(20) “AH” nr=1184 est-ce que je pourrais finalement vous poser une question
euh est-ce que vous pourriez me dire comment on fait une omelette chez
vous
“KH” nr=1184 comment on fait une omelette on on en fait souvent parce
que vous savez mes enfants quand ils s’amènent avec une bande de jeunes
“A03” nr=1185 oui oui
“KH” nr=1186 ils cassent une quinzaine d’œufs alors euh ils battent les
œufs dans un saladier
Dans l’exemple (20), en fait marque une digression du thème ou plutôt
un détournement du thème, la préparation de l’omelette. Le locuteur greffe
son dire sur un autre point, c’est-à-dire que ce n’est pas elle (la mère)
qui fait des omelettes mais ses enfants avec une bande de jeunes. En fait
semble signaler le point de vue différent choisi par le locuteur par rapport
à celui du premier locuteur. Son rôle est ici donc purement pragmatique.
On pourrait bien évidemment décrire cet exemple en termes de déviation
ou d’écart aussi. Dans ce cas, il serait question de marquer un écart ou
une prise de position par rapport aux attentes normatives en vigueur ou
interprétées comme telles par le locuteur. Dans cette interprétation, en
fait fonctionne comme marqueur d’attente (expectation marker) tel que
défini par Aijmer et Simon-Vandenbergen (2004 : 1782) : un marqueurs
qui signale que le locuteur exprime une croyance ou un point de vue qui
est soit en accord soit en désaccord avec ce qui a été dit par un autre
locuteur5.
L’exemple (21) illustre aussi le fonctionnement de en fait en tant que
marqueur de changement du topique ou de réorientation du discours (cf.
Forsgren, 2009 : 61-62)
(21) 
“A02” nr=204 voulez dire ça une forme de un conseil consultatif
“UF” nr=205 un conseil consultatif où des décisions euh les décisions
étant prises par le corps professoral qui eux connaissent quand même
mieux les problèmes [p] et puis en fait il y a toute la vie devant soi [q]
À première vue, la réorientation semble absolue et surprenante, ce
qui s’accorde bien avec la notion d’écart et de l’établissement d’un fait
nouveau (cf. Rossari, 1992). Dans ce cas, en fait signalerait simplement
que UF veut passer à un autre topique du discours. Pourtant, on pourrait
analyser la proposition q introduite par en fait aussi comme apportant
de l’information supplémentaire, avec une nuance causale, par rapport à
l’énoncé p (valeur additive dans le sens « and what is more » de Mortier &
Degand, 2009). L’inférence à tirer serait la suivante : il est important qu’il

5
Mortier et Degand (2009 : 342) utilisent le concept « counter-expectations » emprunté
aux travaux de Traugott (1999), Schwenter & Traugott (2000) et Traugott & Dascher
(2002), exprimant un contraste entre le point de vue du locuteur et un point de vue
normatif extérieur.

203
Du sens à la signification. De la signification aux sens

y ait des mesures pour résoudre les problèmes des jeunes parce qu’ils ont
toute une vie devant eux.
Bref, dans les exemples (20) et (21), en fait est un marqueur de
réorientation discursive, mais pour des raisons différentes. Dans (20),
il exprime un point de vue différent par rapport au locuteur précédent
et les attentes normatives de celui-ci (supposées ou réelles). Par contre,
dans (21), la réorientation paraît totale en raison du décalage entre les
univers de discours évoqués dans p et q. Pourtant, grâce aux inférences
pragmatiques de nature additive et causale, ce décalage (ce trou cognitif)
peut être dépassé.
L’exemple (22) confirme l’observation de Forsgren (2009) entre
autres, selon qui en fait, dans la position finale, joue un rôle de marqueur
de clôture d’un tour de parole. Ce type d’occurrence est pourtant rare dans
notre corpus oral.
(22) “A01” nr=153 oui hein bon est-ce que vous voyez enfin des est-ce que
vous considérez que la situation des femmes en FRANCE ait besoin
d’être améliorée en fait >
“F01” nr=154 oui
Dans l’exemple (22), en fait final n’a plus qu’une valeur pragmatique
et interactionnelle, sans qu’on puisse lui attribuer une quelconque autre
valeur sémantico-argumentative. Il est suivi d’une pause signalant, elle
aussi, la fin du tour de parole de A01.

5.4.  De fait
On peut d’emblée constater que l’utilisation du marqueur de fait est
modérée dans le discours de recherche et pratiquement inexistante dans
nos deux corpus de l’oral. De fait est légèrement plus fréquent dans le
discours des linguistes que dans celui des historiens (49 occurrences vs
24 occurrences). Dans le discours de recherche, ce marqueur se place
en troisième position, précédé clairement de en effet et, de manière plus
modérée, de en fait. En comparant nos résultats avec ceux de Forsgren
(2009), nous pouvons constater une différence : ce marqueur n’est que
peu présent dans tout son corpus (9 et 10 occurrences dans le corpus écrit
et aucune occurrence dans ses corpus oraux). De fait semble donc être
plus typique des articles de recherche que d’autres genres discursifs écrits.
Sa portée est limitée lorsqu’il ne qualifie qu’un constituant de l’énoncé,
en l’occurrence le verbe, comme dans les exemples (23) et (24). Dans
l’exemple (23), le sens propositionnel de de fait équivaut à « dans les
faits ».
(23) Le secrétaire général ne manque pas de relever que les receveurs se
réfèrent à des exemples étrangers qui se présentent dans des termes très

204
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques 

différents en France. Il est vrai que le rôle des préfets, notamment en


matière d’équipement publics, est de fait ignoré par le projet des receveurs,
bien que ces derniers se réclament de l’État. (Histfra1)
Dans l’exemple (24) ci-dessous, deux lectures nous semblent
possibles : une lecture propositionnelle, comme dans l’exemple (23), ou
bien une lecture épistémique contrastive (cf. Defour et al., 2010), où le
sens véhiculé par de fait correspondrait à en réalité.
(24) La valeur des prestations de services financiers, pour lesquels le client
n’est pas débité de façon explicite, est mesurée par l’excès des revenus
en dépôt sur les intérêts versés  : elles constituent de fait des « ventes
imputées », ibid., p. 26. (Histfra2)
Dans la majorité des cas, de fait apparaît en position initiale, séparé du
reste par une virgule, une position favorisant la lecture pragmatique de ce
marqueur. Rappelons qu’il peut exprimer soit la confirmation (d’un fait
bien établi) – majoritaire dans le discours de recherche de notre étude –
soit l’opposition.
(25) On pourrait voir comme paradoxal l’usage du terme « progression »
appliquée à une relation de connexion (relation de discours) qu’on a décrite
comme « regardant vers l’arrière ». Mais la contradiction est seulement
apparente. De fait, pour toute relation de discours, c’est l’interprétation du
second membre de la relation qui dépend de l’interprétation du premier
membre, et non l’inverse – d’où cette image de « vers arrière » (LingFr1)
Dans l’exemple (25), l’énoncé introduit par de fait confirme et
même renforce ce qui vient d’être dit dans l’énoncé précédent – que la
contradiction n’est qu’apparente – en apportant des preuves pour soutenir
le point de vue exprimé par le locuteur lui-même.
(26) […] d’où il ressort que, pour un service semblable, les prestataires doivent
avoir la même productivité quelle que soit la différence de rémunérations.
De fait, ce n’est presque jamais le cas qu’on observe à cause de
l’alignement, à l’intérieur du pays, des rémunérations de la production
immatérielle (les services) sur celles du secteur de la production des biens
matériels agricoles et industriels (Histfra7)
Dans l’exemple (26), de fait exprime une opposition nette ou
l’infirmation du contenu de l’énoncé précédent, signalant ainsi la non-
correspondance entre ce qui vient d’être dit et la réalité extralinguistique.
De fait a donc ici une valeur épistémique contrastive, exprimant la certitude
du locuteur quant à l’état de choses exprimé dans l’énoncé p par rapport à
l’énoncé q. Un fait établi par une source énonciative autre que le locuteur
est donc contesté. Dans de tels contextes, la valeur pragmatique de de fait
correspond donc à celle de en fait. Mais, malgré sa position initiale, le
marqueur a gardé un volet de son sémantisme d’origine (en réalité).

205
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Que les occurrences de de fait soient si rares à l’oral pourrait


s’expliquer par l’influence du marqueur en fait, comme proposé déjà par
Danjou-Flaux (1980 : 138) : « Peut-être la valeur oppositive qu’il partage
en partie seulement et de manière peu claire avec en fait est-elle un effet de
contamination phonique ». Plus récemment, Defour et al. (2010) avancent
un même type d’explication, mais se contentent de dire que la fréquence
faible de de fait oppositif pourrait s’expliquer par l’influence de en fait. Il
nous semble que la contamination phonique ainsi que la fréquence élevée
de en fait dans la langue contemporaine pourraient ensemble expliquer
cette « contamination ».

En guise de conclusion
La réponse à notre première question de recherche quant à la fréquence
de nos marqueurs étudiés dans les différents corpus dépouillés est sans
équivoque. En effet est utilisé surtout dans le discours de recherche, tandis
que effectivement et en fait sont surtout fréquents dans les conversations
spontanées étudiées. Le débat scientifique de vulgarisation radiophonique
se distingue des discours de recherche étudiés d’une part par l’absence
quasi-totale de en effet et d’autre part des conversations spontanées, ne
contenant qu’une seule occurrence de en fait. De fait est le moins fréquent
des marqueurs utilisés, mais il est quand même utilisé dans le discours de
recherche, surtout dans les articles de recherche des linguistes. Le facteur
explicatif primaire semblerait donc être la distinction entre discours écrits
formels vs conversations orales spontanées.
En fait et effectivement dans les conversations spontanées sont presque
à égalité dans le corpus ELILAP dépouillé, ce qui nous a semblé étonnant,
vu le discours répandu selon lequel en fait serait devenu presque un tic
dans le parler français contemporain. Pour vérifier s’il en est vraiment
ainsi, nous avons cherché les occurrences de nos quatre marqueurs dans le
corpus CFPP 2000. Les données obtenues montrent clairement que en fait
domine les conversations spontanées avec une majorité écrasante (768
occurrences), les occurrences de effectivement (290) ne sont que 38 % de
celles de en fait. En effet a disparu entièrement du corpus CFPP 2000 et
la fréquence de de fait reste très modeste (3 occurrences vs 5 occurrences
dans le corpus ELILAP).
Nous nous sommes intéressée en deuxième lieu à l’influence de la
discipline étudiée sur la fréquence et sur les fonctions des marqueurs
pragmatiques étudiés. Nous pouvons d’emblée constater que les linguistes
utilisent ces marqueurs pragmatiques épistémiques de manière plus variée
que leurs collègues historiens (cf. tableau 1). De même, les fréquences
des occurrences des marqueurs que nous avons étudiés sont légèrement
plus importantes chez les linguistes. En effet est le marqueur épistémique

206
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques 

de loin le plus fréquemment utilisé par les deux communautés, linguistes


et historiens. Par contre, il n’apparaît guère dans le débat de vulgarisation
scientifique. En fait est plus fréquent chez les linguistes que les historiens,
de même que de fait, ces deux marqueurs étant entièrement absents du débat
scientifique de vulgarisation. Effectivement est le marqueur épistémique le
moins utilisé par les linguistes et les historiens, bien que sa fréquence soit
plus élevée dans le discours de recherche des linguistes. Dans le débat
scientifique de vulgarisation, il est utilisé par un seul locuteur, surtout avec
une fonction pragmatique de maintien de la parole, pour garder son tour de
parole et pour développer sa réflexion (fonction méta-pragmatique).
Si nous comparons nos résultats avec ceux de Forsgren (2009), nous
constatons que en effet est également le marqueur le plus utilisé dans le
corpus journalistique COSTO, suivi de en fait, comme c’est le cas de
nos discours de recherche, constitués donc d’articles de recherche. De
fait se place en troisième position dans le discours de recherche, tandis
que sa fréquence n’est que très réduite dans le corpus COSTO étudié par
Forsgren. Sur la base de cette petite comparaison, on peut dire que le
facteur genre, en l’occurrence le genre journalistique, explique en partie
la distribution des marqueurs étudiés (présence fréquente surtout de en
effet). Ce qui différencie l’article journalistique de l’article de recherche
est la fréquence plus importante de de fait dans les articles de recherche et
la fréquence peu importante de effectivement.
La majorité des occurrences de effectivement dans les corpus étudiés
sont intégrées à la structure syntaxique des énoncés. Cela nous semble
suggérer que effectivement reste encore un morphème relativement lexicalisé
ayant conservé un degré élevé de son sémantisme original : il est synonyme
soit de réellement soit de vraiment et, parfois, dans une construction
oppositive, de en réalité. Même sa valeur pragmatique de confirmation est
largement fondée sur son sémantisme : on valide ce qu’une source énonciative
autre que le locuteur lui-même a affirmé comme étant vrai ou plausible
ou bien comme étant considéré comme tel. Ainsi, ses fonctions purement
pragmatiques et discursives ne sont pas très développées, contrairement à
en fait. Dans la langue contemporaine, surtout à l’oral spontané, en fait est
le marqueur pragmatique épistémique dont le sens s’est le plus éloigné de
son sens premier conceptuel, dont la position est la plus mobile et qui est
le marqueur le plus multifonctionnel des marqueurs étudiés. Ce marqueur
semble donc être déjà loin sur la voie de la pragmaticalisation, définie
comme le processus de grammaticalisation qui voit des unités lexicales
migrer, au cours des siècles, de la sphère lexico-grammaticale vers la sphère
pragmatique du discours (Erman & Kotsinas, 1993)6.

6
Le terme se réfère à un processus de changement linguistique pendant lequel un
item lexical ou grammatical change de catégorie et de statut et devient un élément

207
Du sens à la signification. De la signification aux sens

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208
Autour des marqueurs pragmatiques épistémiques 

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209
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Corpus de conversations spontanées dépouillés 


Corpus ELILAP : http://bach.arts.kuleuven.be/elicop/accessibilite.html
Branca-Rosoff, S., Fleury, S., Lefeuvre, F. & Pires, M. (2012) Discours sur la
ville. Présentation du Corpus de Français Parlé Parisien des années 2000
(CFPP2000) : http://cfpp2000.univ-paris3.fr/CFPP2000.pdf

210
Quatrième partie

À l’interface syntaxe-sémantique
Et si la syntaxe éclairait
le sémantico-pragmatique ?
Le cas de la négation

Dan Van Raemdonck

Université Libre de Bruxelles/Vrije Universiteit Brussel


LaDisco/Plateforme internationale de recherche GRAMM-R

1.  Introduction théorique


Les dimensions syntaxique et sémantico-pragmatique d’un énoncé
apparaissent trop souvent coupées l’une de l’autre. Quand une question
semble rester sans réponse dans le modèle syntaxique traditionnel, on
laisse à la pragmatique tout le champ de l’interprétation. La clef de
cette interprétation est dès lors dévolue au contexte  : les marques et la
structure morphosyntaxiques sont considérées comme peu pertinentes.
Pour illustrer notre propos, nous envisagerons la question épineuse de
la négation. Dans la continuité des dialogues fructuo-amicaux entretenus
avec Olga Galatanu, le syntacticien que nous sommes reprend une de ses
anciennes réflexions un peu oubliée, pour montrer comment la syntaxe
a des choses à dire à la sémantique et à la pragmatique (au-delà de
l’exploitation valentielle des propriétés sémantiques inscrites dans des
boites noires que la SPA pourrait au demeurant décrire).
Aux confins de la logique et de la linguistique, notamment sémantico-
pragmatique, la question de la négation a éveillé de nombreux appétits de
chercheurs, au point d’occuper un statut à part dans l’étude de la phrase,
allant jusqu’à constituer une caractéristique pertinente de la prédication1.
Quant à son appartenance à l’une ou l’autre partie du discours, si l’on parle
couramment d’adverbe de négation2, certains linguistes lui contestent la
fonction, qui correspondrait, de circonstant.

1
Voir notamment Wilmet (2010 : § 598 sq).
2
Par exemple, dans l’index thématique du Bulletin analytique du C.N.R.S.

213
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Melis (1983), en effet, après avoir défini négativement le circonstant


comme ne pouvant être ni un terme de terme ni un actant, donne une
caractéristique positive du circonstant : il est sélectionné par le verbe, son
apparition est donc conditionnée par le verbe. Cette caractéristique exclut
la négation des circonstants. Melis en fait un opérateur, avec l’opérateur
de restriction, qui peut figurer librement dans toute phrase, quel que soit
le verbe et quelle que soit la construction de la phrase. Il estime que si la
négation était un circonstant, elle devrait être un adverbe de phrase. Or
elle n’en possède pas les propriétés :
[…] elle peut apparaître librement dans les subordonnées, elle apparaît aussi
librement dans les différents types de phrase : ordre, question ou assertion ;
elle manifeste des phénomènes de portée et elle peut être affectée par des
adverbes comme probablement ou heureusement qui sont des adverbes de
phrase. (1983 : 29)
Remarquons que la négation ne figure néanmoins pas si librement
dans des phrases contenant des items à polarité positive (ex. : * Je n’en
suis pas marri3).
Il n’entre pas dans le projet de cette contribution de faire une étude
approfondie de la négation. D’autres linguistes y ont consacré des
développements plus qu’étendus (voir, entre autres, Larrivée, 2001). Ni
même de discuter en profondeur des différentes dichotomies que l’étude
du sujet a permis de mettre au jour  : négation interne (assertion d’un
contenu négatif : Il est vrai que non (p)) vs négation externe (négation
d’un contenu positif : Il n’est pas vrai que (p)) ; négation totale vs négation
partielle (portée sémantique) ; négation polémique vs négation descriptive
(portée illocutoire). Nous envisagerons surtout l’incidence syntaxique de
la négation – qui rejoint une autre dichotomie déjà étudiée, négation de
phrase vs négation de constituant (portée syntaxique) – afin de voir s’il
est possible de concilier les différentes dichotomies énoncées ci-dessus.
Ces dernières décennies ont surtout vu l’exploitation de la dichotomie
négation polémique vs négation descriptive. À partir de ses travaux sur la
polyphonie, Ducrot (1984 : 214 sq) distingue deux négations polémiques
de la négation descriptive. Nølke (1992 [1993] : 233-258) reprend cette
distinction et la caractérise comme suit :
La négation polémique, qui sert à s’opposer à un point de vue susceptible
d’être soutenu par un être discursif. Cet emploi a deux variantes :
La négation métalinguistique, où l’être discursif en question est un
locuteur adverse (du moins selon l’énoncé). Cette négation, qui étonne
toujours un peu, a des caractéristiques particulières : elle peut porter sur les
présuppositions […], et elle peut porter sur le choix même des matériaux

3
Hors lecture polémique du type Je n’en suis pas marri, j’en suis courroucé.

214
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?

linguistiques. […] cet emploi n’a pas l’effet “abaissant” normalement


attaché à l’emploi de la négation (ex : Paul n’est pas grand ; il est immense),
La négation polémique à proprement parler maintient les présupposés
et a toujours cet effet abaissant. Ainsi Paul n’est pas grand sous-entend
dans sa lecture (habituelle) polémique que Paul est (plutôt) petit.
La négation descriptive, qui sert tout simplement à décrire un état du
monde. Elle n’implique aucune idée de l’existence d’une présomption
contraire. (p. 234-235)
À la suite de Ducrot, Nølke propose de voir dans l’utilisation de la
négation polémique, l’introduction d’une structure polyphonique, à
l’intérieur de laquelle on distingue le point de vue non négatif, qui n’est
pas assumé par le locuteur, et la déclaration de la fausseté de ce point de
vue, assumée par ce même locuteur. La négation descriptive, quant à elle,
n’intègre pas le point de vue non négatif. Elle n’est donc pas de l’ordre
de la réfutation.
Cependant, la frontière est floue entre ces deux aspects de la négation.
Martin (1983 : 179) le signalait déjà :
La négation purement descriptive n’existe pas, l’énoncé négatif véhiculant
toujours, sous-jacente, l’idée qu’il aurait pu se faire que ce qui n’est pas ait
été. […] Le dire préalable n’est pas obligatoire ; une simple présomption y
suffit.
Aussi, après Ducrot (op. cit.), qui parle de dérivé délocutif, pour la
négation descriptive, Nølke parle-t-il de dérivation descriptive pour cette
même négation4.
L’étude de la portée de la négation permet-elle d’apporter un
éclairage sur cette distinction ténue entre négation polémique et négation
descriptive ?
La portée syntaxique de la négation a toujours été considérée comme
dichotomique. Soit la négation porte sur la phrase (Il ne viendra pas) soit
sur un constituant (Il habite pas loin d’ici). La place obligée de la négation,
autour du verbe, a empêché d’imaginer d’autres portées. Parallèlement,
la portée sémantique a été décrite, elle aussi, de manière dichotomique,
selon qu’elle est totale (Il ne viendra pas) ou partielle (Il ne vient pas
souvent = Il vient, mais pas souvent vs Il ne vient pas). Heldner (1981 :

4
Il énumère ensuite (op. cit.  : 250-256) les contextes qui bloquent cette dérivation
(contextes introduisant la polyphonie, comme les structures contrastives, les
focalisations spécialisées, les accentuations d’insistance, etc. et, dans une moindre
mesure, les concessives, les conditionnelles, etc.) et ceux qui sont susceptibles
de la déclencher (« si la langue ne dispose pas d’un prédicat de forme positive qui
corresponde à l’amalgame [nég + prédicat = nouveau prédicat], ou bien si ce prédicat
sonne trop fort » (ibid. : 253)).

215
Du sens à la signification. De la signification aux sens

10) identifie en fait la portée de la négation au constituant dont la présence


est responsable de la fausseté de la phrase affirmative correspondante.
Cependant, portée syntaxique et portée sémantique de la négation ne
se recouvrent pas : dans le cas de négation partielle que Heldner propose
(Il ne vient pas souvent), la négation est syntaxiquement décrite comme
une négation de phrase.
Est-il impossible de concevoir des correspondances entre les deux
types de portée ? Nous allons essayer de le faire dans le cadre d’un
modèle fonctionnel où la négation trouve une place dans l’ensemble des
compléments-apports adverbiaux redéfinis. De même, nous tenterons
d’établir des parallèles entre ces portées et la portée illocutoire (négation
polémique vs descriptive).
Dans notre modèle de syntaxe génétique, nous proposons d’inscrire
la fonction adverbiale dans un système5 où toutes les fonctions sont
définies à partir d’un même critère, l’incidence guillaumienne (relation
entre un apport et un support de signification). À côté du noyau de phrase
(anciennement sujet), par exemple, caractérisé par une incidence interne,
et des apports de terme (par ex. déterminants du nom, du verbe, de
l’adjectif, de l’adverbe, etc.), caractérisés, eux, par une incidence externe
du premier degré, les apports adverbiaux (déterminants ou prédicats
seconds), quoique morphologiquement divers (du mot à la (sous-)
phrase), sont unifiés par la caractéristique de la fonction qu’ils ont en
commun  : l’incidence externe du second degré, la propriété qu’ils ont
de porter syntaxiquement sur une relation entre deux termes. Dans ce
système, on substitue à une représentation traditionnelle du type T1 ß T2
(où T2 est dit complément de T1) une représentation bidimensionnelle et
plus hiérarchisée du type :

T1 T2

T3

Les relations, supports potentiels d’apports adverbiaux, sont elles


aussi multiples et se rencontrent à des niveaux divers de la phrase, allant
du niveau supérieur, la relation prédicative, au niveau inférieur, intra ou
infrasyntagmatique. Cependant, ce sont toujours des relations.

5
Ce système double un autre système, de natures de mot, système de parties de langue
organisé par le critère de l’extension emprunté à Beauzée via Wilmet (1986) et adapté
par nos soins (voir Van Raemdonck, 1995, 1996, 1997 et 1998, 2010, 2011).

216
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?

Ce modèle s’inscrit parfaitement dans le cadre de la syntaxe


psychomécanique, de type génétique :
La mise en incidence d’un apport à un support, les deux étant forcément
distincts, a pour résultat la constitution d’un syntagme, puis d’une phrase.
La psychomécanique se donne pour objet l’analyse, non pas des syntagmes
effectifs, tels qu’ils apparaissent en discours, mais de leur effection. Entre la
langue, purement virtuelle, et le discours, effectif, s’inscrit une opération de
transition, correspondant à l’acte d’énonciation proprement dit, au cours de
laquelle l’énonciateur construit son énoncé à partir des éléments que lui fournit
sa langue et en fonction de son “vouloir-dire”. (Guimier, 1988 : 71-72)
Une distinction s’opère donc entre, d’une part, l’analyse des syntagmes
effectifs, qui ressortit à la syntaxe de résultat et, portant sur l’énoncé
phrastique, repose sur de l’observable (l’ordre linéaire des énoncés
construits) et, d’autre part, l’analyse de l’effection des syntagmes, qui
n’est pas toujours de l’ordre de l’observable et nécessite de la part du
linguiste l’élaboration d’hypothèses, de modèles de description, qui sont
autant de paris à tenir.
C’est ainsi que nous poserons l’existence de deux types d’incidence :
une incidence effective, qui relie effectivement l’apport de signification
à son support, et une incidence d’attente, qui préfigure cette incidence
effective et donc la précède dans la genèse de la phrase. Chaque terme
ou chaque syntagme constitué, avant même d’être effectivement mis en
relation avec d’autres éléments, peut être déclaré en attente soit de support,
soit d’apport. Dans la constitution de l’énoncé, par exemple, le prédicat,
en attente de support, est relié au noyau de phrase, en attente d’apport. Il
y a là trois incidences : (I) l’incidence effective de la relation prédicative,
(II) l’incidence d’attente du noyau de phrase en attente de prédicat et
(III) l’incidence d’attente du prédicat en attente de noyau de phrase. Cette
construction hypothétique n’est pas une construction ad hoc ; elle permet
de trouver des supports à certains apports, qui, sans relation d’attente,
n’auraient aucun point d’ancrage syntaxique (par ex., les adverbiaux
paradigmatisants qui ne peuvent porter que sur une relation d’attente de
syntagme constitué6).
Si l’on considère la négation comme un adverbe à fonction adverbiale
(déterminant de relation), elle doit être syntaxiquement incidente à une
des relations – qu’elles soient effectives ou d’attente d’apport ou de
support – mises en jeu dans l’énoncé, conformément à la propriété de la
fonction d’être incidente externe au second degré.

6
Voir Van Raemdonck (1996 : 404-420 ; 2002 a et b).

217
Du sens à la signification. De la signification aux sens

2.  Exemple
Soit la phrase :
(1) Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la retraite.
Dans l’acception traditionnelle de la négation de phrase, avec
prosodie et intonation neutres de la phrase, nous considérons que la
portée syntaxique de la négation s’effectue sur la relation d’attente qui va
du prédicat constitué vers le noyau de phrase. En schéma, la relation III :

Ph

I
Noyau Préd7

II III

Dét
(Adv nég)

En fait, la négation clôt le prédicat (elle le quantifie) ; elle est quasiment


la dernière des incidences adverbiales à pouvoir tomber sur cette relation.
Ce qui est dit de Olga, c’est l’affirmation du prédicat nié : Il est vrai que
Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la retraite
(négation interne). Cette négation nous semble la seule à pouvoir être dite
descriptive, dans le sens donné par Ducrot et Nølke.
À moins d’une intonation marquée, l’apport sémantique de la négation
est reversé sur la partie droite de la relation, ici le prédicat dans son
ensemble, selon le principe d’iconicité, rappelé par Nølke (1993 : 103) :
« Toutes choses égales d’ailleurs, l’ordre de mots reflète l’ordre des unités
à portée dans la structure de portée »8. Cependant, dans la mesure où
c’est le dernier élément du prédicat qui reçoit l’accent final de la phrase,
c’est également ce dernier élément (dans (1) pour partir à la retraite) qui

7
Nous signalons en gras sur les schémas la portée sémantique.
8
Nølke signale, en outre, que l’intonation peut faire changer les données de cette
structure de portée. Les unités prononcées avec intonation plate, parenthétique, peuvent
être exclues de la portée : Pierre ne vient pas, heureusement. De même, si un adverbial,
notamment les paradigmatisants (même, surtout, etc.), est lui-même prononcé avec
ce type d’intonation, il voit sa portée sémantique inversée, et son apport sémantique
reversé au segment qui le précède : Pierre, surtout, est venu (voir, notamment, Nølke,
1993 : 186).

218
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?

sera le plus susceptible – sans que cela soit une obligation – de servir de
support spécifique de l’apport sémantique de la négation9.
D’autres lectures peuvent être données de (1), avec, pour chacune
d’entre elles, une intonation particulière.
(2) Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la retraite.
Dans (2), avec une intonation d’insistance sur pas, on assiste à une
lecture polémique pure, qui réfute la mise en relation du prédicat au
noyau de phrase, comme en écho. La phrase signifie ici il n’est pas vrai
que Olga abandonnera ses collègues (et amis) pour partir à la retraite
vs, pour (1), Il est vrai que Olga n’abandonnera pas ses collègues (et
amis) pour partir à la retraite. Dans (2), la négation porte sur la relation
prédicative (I sur le schéma) :
prédicative (I sur le schéma) :
Ph

I
Noyau Préd10

II III

Dét
(Adv nég)

(3) Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la retraite.
Dans (3), avec insistance sur Olga, la négation reste incidente à la
relation prédicative (I). Cependant, l’accentuation du noyau de phrase
inverse, vers la gauche, la portée sémantique de la négation. On a
affaire ici à une négation partielle11 : Ce n’est pas Olga, mais Pierre, qui
abandonnera ses collègues (et amis) pour partir à la retraite. En schéma
pour l’incidence syntaxique :

9
Pour la négation de constituant, qui semble être toujours descriptive, le principe
est le même. L’incidence syntaxique de la négation échoit à la relation d’attente du
constituant à l’élément auquel il sera incident. Dans Il habite pas loin d’ici, la négation
est incidente syntaxiquement à la relation d’attente du constituant loin d’ici, avant sa
mise en incidence effective à la relation habite ß Ø.
10
Nous signalons en gras sur les schémas la portée sémantique.
11
Dominicy (1983) soutient que la négation partielle est toujours polémique, et pourvue
d’une accentuation d’insistance. Nous partageons ce point de vue.

219
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Ph

I
Noyau12 Préd

II III

Dét
(Adv nég)

On remarquera, par ailleurs, que le noyau de phrase ne se trouve jamais


sous la portée syntaxique d’une négation totale, sauf dans la structure de
focalisation en c’est … que, qui, en fait, rhématise l’élément intégré (Ce
n’est pas Olga qui abandonnera ses collègues pour partir à la retraite)13.
(4) Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la retraite.
Dans (4), avec insistance sur abandonnera, la négation est, à
l’intérieur du groupe déterminatif verbal (GDV), incidente à la relation
Noyau ß Dét. C’est à cette relation intraprédicative qu’échoit l’incidence
syntaxique. L’apport sémantique résultant est reversé sur l’élément
accentué, soit sur abandonnera (Noyau en schéma, pour « noyau du
groupe déterminatif verbal »). La négation partielle peut ici s’interpréter
de deux façons, selon que l’élément nié dans le verbe est son sens ou le
temps de conjugaison. On aura donc soit Olga n’abandonnera pas ses
collègues (et amis) pour partir à la retraite, elle restera en contact avec
eux, soit Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la
retraite, c’est déjà fait. En schéma, pour l’incidence syntaxique :
Préd
(GDV)

Noyau Dét

Dét
(Adv nég)

12
Nous signalons en gras sur les schémas la portée sémantique.
13
Nous en tirons argument pour considérer le noyau de phrase comme base de la phrase,
à laquelle les autres éléments doivent être rapportés, par opposition au verbe qui, lui,
peut être nié et qui, en tant que prédicat, doit être rapporté au noyau de phrase.

220
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?

(5) Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la retraite.
Dans (5), avec insistance sur ses collègues (et amis), la négation est
incidente à la relation Noyau ß Dét. C’est à cette relation intraprédicative
qu’échoit l’incidence syntaxique. L’apport sémantique résultant est reversé
sur l’élément accentué, soit sur ses collègues (et amis) (Dét en schéma,
pour « Déterminant du verbe »). La négation partielle s’interprète de la
manière suivante : Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour
partir à la retraite, mais les ors de ses bureaux majestueux. En schéma,
pour l’incidence syntaxique :
Préd
(GDV)

Noyau Dét

Dét
(Adv nég)

(6) Olga n’abandonnera pas ses collègues (et amis) pour partir à la retraite.
Dans (6), avec insistance sur pour partir à la retraite, la négation
est incidente à la relation effective entre le déterminant adverbial et la
relation Noyau ß Dét. C’est à cette relation intraprédicative qu’échoit
l’incidence syntaxique. L’apport sémantique résultant est reversé sur
l’élément accentué, soit sur pour partir à la retraite. La négation partielle
s’interprète de la manière suivante  : Olga n’abandonnera pas ses
collègues (et amis) pour partir à la retraite, mais pour ses vacances. En
schéma, pour l’incidence syntaxique :
Préd
(GDV)

Noyau Dét

Dét
(Adv nég)
Dét
(GDPrép)

221
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Nous pensons avoir établi ici des correspondances entre incidence


syntaxique et portée sémantique de la négation, parallèle qui faisait défaut
au regard des dichotomies traditionnelles. Dans ce modèle, la portée
sémantique est prévue dès la structure syntaxique, grâce à l’incidence
de la négation sur telle ou telle relation. La négation sera totale si elle
est incidente à la relation d’attente « prédicat en attente de noyau de
phrase » (cas (1)) ou sur la relation prédicative effective avec accent sur
pas (cas (2)). Elle sera partielle dans tous les autres cas d’incidence à
une relation effective. Les cas d’incidence à une relation d’attente de
constituant (négation de constituant) ne sont pas toujours vus comme
sémantiquement partiels ; ils le sont cependant.
Il est un fait que dans la chaîne linéaire du discours, ces différents
niveaux n’apparaissent pas, dans la mesure où la négation est figée autour
du verbe. Sans doute la forme clitique du morphème ne, ainsi que le fait
que, d’une manière ou d’une autre, le verbe semble impliqué, expliquent-
ils cette position14. En raison de cette fixité de surface, c’est la présence
d’une accentuation spécifique, au moment de l’énonciation de la phrase,
qui, si besoin est, effectue le correctif, et signifie le support de l’apport
sémantique de l’adverbe ; l’incidence syntaxique originelle de la négation
est alors révélée, elle qui était pourtant déjà ancrée dans la structure15.
Nous avons pu remarquer également l’existence d’un parallèle entre
incidence syntaxique et portée sémantique, d’une part, et portée illocutoire,
d’autre part. Si nous avons raison, seraient descriptives les négations qui
sont incidentes à une relation d’attente : la négation de constituant dont la
négation totale du cas (1) est un cas particulier (négation du constituant
Préd)  ; seraient polémiques les négations qui sont incidentes à des
relations établies : soit sur la relation prédicative (pour la négation totale
du cas (2) ou pour la négation partielle avec intonation particulière du cas
(3), soit sur d’autres relations (pour les négations partielles).
De cette manière, nous rendons compte de ce qu’une même chaîne
négative peut avoir les deux lectures, polémique ou descriptive, selon le
type de relation à laquelle la négation est incidente. Si la chaîne linéaire
du discours ne différencie pas ces deux lectures, c’est parce qu’elle écrase
en une seule dimension une structuration syntaxique qui se déploie en
deux dimensions. Au passage, nous ranimons le débat sur la dichotomie
14
On notera cependant que l’équivalent non clitique pour les négations partielles non pas
est, lui, mobile. De même, le doublement clitique ne … que, classé d’habitude comme
opérateur de restriction, est-il plus mobile pour le que, qui va se placer, dans la chaîne,
devant le deuxième élément de la relation à modifier (le premier semblant, comme
pour la négation, être le verbe).
15
L’intonation est présente tant à l’affirmation qu’à la négation. Elle révèle en fait
l’insistance marquée sur une relation bien établie, que celle-ci soit affirmée ou niée.
Lorsqu’elle apparaît avec une négation, elle en signale la portée.

222
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?

négation polémique vs négation descriptive. Il n’y aurait pas deux


négations, mais une seule, avec deux lectures possibles, selon le type
d’ancrage syntaxique, ce qui rend compte de l’intuition persistante de
l’existence de phénomènes différents16.
Il s’agira donc moins d’une question de type d’énoncé que d’une
question de type de relation support, même si les constituants des énoncés,
et leurs propriétés sémantiques, sont des facteurs qui peuvent favoriser
l’orientation vers l’un ou l’autre de ces deux types d’emploi de la négation17.
L’introduction de la relation d’attente peut être considérée comme
couteuse dans l’économie d’un système ; elle peut sembler introduire une
complication superflue. Nous défendons au contraire l’idée que ce concept
est le prix à payer pour rendre compte de la complexité du système. La
syntaxe traditionnelle de surface, qui est le résultat de l’écrasement sur
une dimension de la genèse d’une phrase, ne permet pas, pour sa part, de
rendre compte, dans l’ordre des mots, des différentes lectures possibles
de la négation. La tentation est grande alors soit de laisser l’explication à
d’autres niveaux d’analyse (pragmatique ou énonciatif ), soit de prétendre
qu’il n’y a qu’une seule lecture.
La syntaxe génétique, d’inspiration guillaumienne, qui se déploie
donc en deux dimensions, permet une analyse plus fine tant au niveau du
système des incidences syntaxiques qu’à celui des portées sémantiques.
La seule trace « formelle » différenciatrice des structures négatives
descriptive ou polémique qui subsiste après écrasement en syntaxe de
résultat est la marque intonative. Si elle peut sembler mince, cette marque
est cependant non négligeable. Elle est le signe tangible de l’existence
de deux lectures différentes, de deux interprétations qui, dans le chef
du syntacticien, nécessitent des analyses syntaxiques spécifiques pour
rendre compte de leurs structurations génétiques respectives. À cet
égard, l’incidence d’attente, en tant qu’outil d’analyse, se révèle comme
le chaînon manquant entre la morphosyntaxe, qui doit permettre une
certaine prévisibilité des effets, et l’interprétation, qui ne naît pas de rien.
L’effet de style, l’expressivité sont alors, sinon réduits à, du moins en
partie expliqués par l’exploitation des ressources et ancrages syntaxiques.
Notre contribution ne prétend pas régler toutes les questions
(notamment d’interprétation) relatives à la négation. Pas plus qu’elle
ne prétend que la syntaxe, ravalant au rang de curiosités obsolètes les

16
Intuition corroborée néanmoins par des faits. Dans les phrases (1) Pierre ne lit pas de
romans vs (2) Pierre ne lit pas des romans, la lecture descriptive (et totale) de (1) et la
lecture polémique (et partielle) de (2) manifestent leur différenciation par la variation
de la forme du quantifiant.
17
Voir à ce sujet les contextes bloquant ou déclenchant la dérivation de la négation
descriptive chez Nølke (1992 [1993] : 250-256), et supra, note 4.

223
Du sens à la signification. De la signification aux sens

analyses énonciatives et pragmatiques, résoudrait tous les problèmes


en suspens. Notre seule prétention ici était de tenter de réduire l’hiatus
entre l’inscription syntaxique d’un fait linguistique et son interprétation
sémantico-pragmatique, et donc d’articuler au mieux et en bonne
intelligence les différents niveaux d’analyse. Cela passe notamment par
un questionnement perpétuel de l’outil syntaxique, pour en tester les
limites.

Bibliographie
Dominicy, M. (1983) « Compte rendu de Heldner (1981) », Studia Neophilologica,
no 55, p. 106-117.
Ducrot, O. (1984) Le dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit.
Guillaume, G. (1971) Leçons de linguistique 1948-49, série B. Psycho-
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Guillaume, G. (1974) Leçons de linguistique 1949-50, série A. Structure
sémiotique et structure psychique de la langue française II, Québec/Paris,
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Guimier, C. (1988) Syntaxe de l’adverbe anglais, Lille, P.U. Lille.
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224
Et si la syntaxe éclairait le sémantico-pragmatique ?

linguistique à la grammaire. Mélanges offerts à Marc Wilmet à l’occasion de


son 60e anniversaire, Paris /Louvain-la-Neuve, Duculot, p. 237-252.
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Hachette/Duculot.

225
Participes adjoints en position polaire
et progression discursive

Eva Havu & Michel Pierrard

Université de Helsinki & Vrije Universiteit Brussel

La construction du sens de tout énoncé est étroitement liée à son


fonctionnement discursif. Diverses études ont souligné le rôle syntaxique
et discursif remarquable, joué par les participes adjoints détachés
en position polaire (à l’initiale ou à la finale) dans la phrase (König
& van  der  Auwera, 1990 et, pour le français, Neveu, 1998 et 2000  ;
Combettes, 1998 ; Béguelin, 2000 ; Havu & Pierrard, 2009 a) :
(1a) Tu crois qu’il a compris ? questionnait-il ensuite sans espérer de réponse,
mais Victoire était partie se coucher. Éteignant les lumières une à une, Ferrer
avait gagné la chambre obscure et, le lendemain après-midi, il paraissait à la
galerie porteur d’un costume en tweed châtaigne, chemise rayée marine sur
ciel, cravate en tricot brun et or. (Echenoz : 42)
(1b) Mais ce soir-là Ferrer, à vrai dire, n’avait guère accordé d’attention
à ce récit, trop intéressé par cette Victoire dont il n’imaginait pas qu’elle
viendrait s’installer chez lui dans une semaine. L’en eût-on informé qu’il
eût été ravi, quoique non sans éprouver aussi quelque inquiétude, sans
doute. (Echenoz : 31)
Pour Combettes (1998 : 62), par exemple, ils peuvent y remplir une
fonction thématique comme rhématique et ils sont capables de constituer
un lien implicite ou explicite avec le contexte de gauche. Dans d’autres
situations, ils peuvent aussi introduire un élément nouveau. Dans le cas
des adjectifs et des participes adjoints, tout comme d’ailleurs pour les
adverbiaux, par exemple (voir Virtanen, 1992  ; Dik, 1997  ; Charolles,
2003), la position polaire est une position capitale pour la structuration
du discours :
–– elle détermine le rapport du segment détaché avec la prédication
dont il dépend : rapport anticipé ou rétrospectif envers la prédication
centrale ;

227
Du sens à la signification. De la signification aux sens

–– elle positionne le segment détaché entre le contexte phrastique


de gauche (la prédication précédente) ou de droite (la prédication
suivante) et la prédication dont il fait partie.
Cette contribution veut examiner dans quelle mesure la position polaire
de ces segments adjoints ainsi que leur fonctionnement interprédicatif
(rapport participe adjoint / prédication régissante) déterminent leur rôle
discursif (rapport participe adjoint / contexte phrastique de gauche ou de
droite).

1.  Participes adjoints et progression discursive


Pour rendre compte du fonctionnement dans le discours des participes
adjoints, il faut prendre en considération la forme participiale convoquée
(les prédicats non finis, que sont les participes présents, et les prédicats
réduits, que constituent les participes passés ; cf. Havu & Pierrard, 2009 b),
leur fonction en tant que « co-prédicats » au sein d’une prédication
composée (Havu & Pierrard, 2009 a) et enfin les rôles que peuvent jouer
les positions initiales et finales dans la structuration du discours. Nous
préciserons ici quelques notions concernant ces deux derniers aspects
avant d’examiner plus spécifiquement le rôle des participes adjoints dans
le discours.

1.1.  Le fonctionnement interprédicatif


Les participes adjoints constituent des co-prédications associées à une
prédication régissante pour réaliser une prédication composée. Ces co-
prédications (CoP) expriment différents types d’événements (actions ou
états), qui peuvent être analysés sur la base de deux paramètres généraux
(cf. König & van der Auwera, 1990 ; Haspelmath & König 1995). Une
différenciation sera opérée :
–– selon le nombre d’événements décrits par les prédications co-
prédication et prédication régissante :
Tremblant de fièvre, il avait de grosses gouttes de sueur qui perlaient sur
(2a) 
le visage.
Se levant au dessert, le premier ministre commença son discours en
(2b) 
remerciant les organisateurs du colloque.
Équipé d’un gilet de sauvetage, il traverse la rivière.
(2c) 
Arrivé malgré tout à temps à la gare, il pouvait prendre le train de 17h10.
(2d) 
Dans (2a, c), les deux prédications décrivent deux aspects ou dimensions
d’un seul événement (E1) ; dans (2b, d) au contraire, elles traduisent deux
événements (E1 et E2) indépendants, mais présentés dans une ‘unité
perceptuelle’.

228
Participes adjoints en position polaire et progression discursive

–– lorsque deux événements sont évoqués, selon le type de rapport


temporel entre les événements décrits  : rapport simultané (3a,  c) ou
séquentiel (3b, 2d) :
(3a) Tremblant de fièvre, le président tenait malgré tout à signer des
dédicaces.
(3b) Se levant au dessert, le président salua rapidement ses hôtes et quitta la
salle.
(3c) Interrogé par la police, le voleur avoue tout.
La combinaison de ces deux paramètres permet de concevoir
trois contextes interprétatifs de base pour l’étude du fonctionnement
interprédicatif des CoP participiales en position polaire (cf. Havu &
Pierrard, 2008, 2009 a) :
a. Dans le cas d’un seul événement, la CoP déclenche une visée
multidimensionnelle sur E1 (2a, 2c), E pouvant être une action ou
un état ;
b. dans le cas de deux événements, le rapport entre ceux-ci sera
caractérisé :
b1) soit par la simultanéité de E1 et E2 (2b, 3a, 3c) ;
b2) soit par le séquençage de E1 et E2 (3b, 2d).

1.2.  Position polaire et contexte discursif


La position de ces participes adjoints dans l’énoncé concerne plus
précisément le rôle des manifestations linguistiques dans la structuration
de l’information (« Information Structuring »), mais souvent justement le
type spécifique/la définition précise de ces rôles reste vague (Östman &
Virtanen, 1997 : 92). De fait, les nombreuses études sur la structuration de
l’information (voir e.a. Chafe, 1994 ; Halliday, 1994 ; Lambrecht, 1994 ;
Combettes, 1998  ; Grobet, 2002) ont donné naissance à une jungle de
concepts  : thème-rhème, topique-commentaire, donné-nouveau, connu-
inconnu, présupposé-focus, etc.
Pour la présente contribution, nous nous inspirerons de Östman et
Virtanen, qui proposent de saisir la structuration de l’information à travers
trois paramètres distincts et complémentaires : « We argue that Themes
and Rhemes relate to discourse as Structure ; Topics and Comments relate
to discourse as Interaction  ; and Given and New information relate to
discourse as Cognitive concerns » (Östman & Virtanen, 1997 : 92).
L’étude exploitera plus particulièrement les approches et les notions
développées ci-dessous.

229
Du sens à la signification. De la signification aux sens

1.2.1.  Le thème et l’importance de la position dans l’énoncé


Non seulement du point de vue de la syntaxe mais aussi pour l’analyse
du discours, la position d’un élément dans l’énoncé est considérée comme
un paramètre important pour déterminer son interprétation, et la manière
dont l’énoncé débute est extrêmement importante du point de vue de la
structuration du discours. Le choix fait permet de constituer une mise en
scène à laquelle s’attache le reste de la phrase (‘staging’ : « the speaker
chooses a ‘peg’ to hang the rest of the sentence on ») (Östman & Virtanen,
1997 : 97).
Dès lors, les termes ‘Thème’ et ‘Rhème’ seront conçus dans ce
cadre comme des notions à appréhender structurellement (« structurally
oriented »), dans la mesure où elles renvoient à des positions concrètes
dans un énoncé : l’élément initial constitue le thème, tandis que le reste de
l’énoncé peut être appréhendé comme rhème (ibid. : 96). Ceci présuppose
que les CoP polaires rempliront des fonctions nettement distinctes selon
leur position concrète : à l’initiale, donc avant le thème de la prédication
régissante, le CoP participial sera considéré comme un « pré-thème »
(préTH), participant à la mise en scène de la prédication composée,
alors qu’à la finale, venant après le rhème de la prédication régissante,
il constitue plutôt un « post-rhème » (postRH), un complément au
développement ultérieur de l’énoncé.
1.2.2.  Topique, commentaire et progression discursive
Nous adoptons les définitions suivantes du topique et du commentaire :
–– le topique marque ce dont traite l’énoncé  ; c’est un moyen pour
l’attacher au contexte de gauche par exemple à l’aide de pronoms et
d’autres proformes. Dans des textes narratifs, ces éléments topicaux
contribuent à la cohérence et facilitent la segmentation du texte (Östman
& Virtanen, 1997 : 99) ;
–– le commentaire permet de créer une interaction entre le locuteur et
le locutaire. Il spécifie ce qu’il faut encore prendre en considération,
en contrastant des éléments importants et moins importants
(ibid. : 100).
Dans un contexte prédicationnel, le topique fournit l’arrière-plan
par rapport auquel le commentaire apporte des données nouvelles.
D’une certaine manière, la distinction topique – commentaire constitue
un « pont » pour la structuration de l’information (continuité et
développement informationnels), mais ce pont a un double statut : c’est
un pont au niveau du rapport interprédicatif au sein de la prédication
composée, mais en même temps, ce pont établit aussi une connexion avec
le contexte discursif de droite et de gauche (cf. ibid. : 99).

230
Participes adjoints en position polaire et progression discursive

Bref, les traits /+topique/ ou /+commentaire/, appliqués aux CoP


participiaux en position préTH ou postRH, présupposeront des rôles
spécifiques de celles-ci autant par rapport au contexte discursif que par
rapport à la prédication régissante au sein de la prédication composée :
a. CoP préTH +topique : le co-prédicat participial sera orienté vers
le discours en amont. Il souligne la continuité avec le contexte de
gauche (la prédication précédente) et met en scène la prédication
régissante dans ce cadre ;
b. CoP préTH +commentaire : le co-prédicat participial sera orienté
vers le discours en aval. Il exprime une non-continuité avec le
contexte de gauche, et fournit un cadre nouveau pour l’apport
discursif de la prédication régissante ;
c. CoP postRH +topique : le co-prédicat participial sera orienté vers le
discours en amont. Il exprime une complémentarité avec le RH de
la prédication régissante et s’inscrit pleinement dans la continuité
informationnelle de celui-ci ;
d. CoP postRH +commentaire : le co-prédicat participial sera orienté
vers le discours en aval. Il ne marque pas la complémentarité avec la
prédication régissante, mais fournit un cadre pour l’apport discursif
développé dans le contexte de droite (prédication suivante).
Toutefois, le commentaire peut également être orienté vers l’amont.
Nous parlerons dans ce cas du rôle d’un postCOMMENT (une
séquence à valeur de commentaire, mais orientée vers l’amont).
Nous examinerons à présent comment ces divers paramètres
déterminent le rôle discursif des CoP participiales à partir d’occurrences
provenant d’un ample corpus journalistique et littéraire (318 occurrences
en position polaire, dont 184 à l’initiale et 134 à la finale)1.

2.  CoP en position initiale et progression discursive


En position initiale, le participe co-prédicatif est marqué par deux
caractéristiques :
–– il est produit avant que le prédicat principal ne fixe les repères temporels
et aspectuels de référence de l’ensemble de la prédication composée :
(4a) Défiant le pouvoir des talibans, deux jeunes femmes étaient parties/
partiront faire des études aux USA.

1
J. Echenoz (1999) Je m’en vais  ; A.  Nothomb (1999) Stupeur et tremblements  ;
A. Gavalda (1999) Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part ; Cl. Castillon
(2006) Insecte  ; D.  Pennac (2007) Chagrin d’école  ; Le Figaro 11-12/12/2004,
7/12/2004 ; Le Monde 12-13/6/2005, 14/6/2005.

231
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Dans ce contexte, il fournit un cadrage de type divers pour la relation


prédicative principale dans laquelle son agent est impliqué : « Il ne fait
que marquer, par un simple fait d’ordination, le domaine d’interprétation
qui doit être celui de son contrôleur  » (Neveu, 2000  : 117), mais bien
évidemment aussi celui de la relation prédicative principale dans laquelle
ce contrôleur est impliqué ;
–– en tant que CoP préTH, il se situe dans l’intervalle entre un contexte
discursif de gauche, une prédication qui vient d’être clôturée, et la
nouvelle prédication composée qu’il introduit. Selon le trait /+topique/
ou /+commentaire/ qui le caractérisera, il sera orienté soit vers l’amont
(reprise directe ou indirecte d’un élément du contexte de gauche : 4b, c),
soit vers l’aval (non-continuité avec le contexte de gauche et orientation
vers le prédicat régissant (4d ; cf. aussi Béguelin, 2000 : 323 ; Combettes,
1998 : 62 ; Neveu, 2000 : 117)) :
(4b) En Afghanistan, la révolte contre les mollahs se développait parmi les
femmes. Défiant le pouvoir des talibans, deux jeunes femmes étaient
parties faire des études aux USA.
(4c) Titre : Ali Agca a été réincarcéré à Istanbul
er
(1 par.) […], la Cour de cassation a ordonné, vendredi 20  janvier, sa
réincarcération, ordre exécuté dans la soirée. Arrêté à Istanbul, Mehmet
Ali Agca a crié « … ». (Le Monde, 22-23.01.2006 : 5)
(4d) L’Afghanistan s’enfonçait lentement dans l’arriération et le sous-
développement. Défiant le pouvoir des talibans, deux jeunes femmes
étaient parties faire des études aux USA.
La continuité topique des co-prédicats participiaux avec le contexte de
gauche peut être soulignée de diverses manières :
–– reprise d’un élément de l’énoncé précédent (directe ou sous forme
pronominale)
(5a) [4e par.] Écrivant cela je ne m’inscris pas dans le sens des affaires ni
dans celui du vent, mais nous avons eu ces dernières années suffisamment
d’exemples catastrophiques […] pour ne pas crier holà. (Le Figaro
7.12.2004 : 12)
(5b) Titre : La campagne électorale des frères Rajoub, l’un pour le Hamas,
l’autre pour le Fatah
e
[6 par.] Ce jour-là, devant plusieurs dizaines d’hommes, en partie
acquis à sa cause, le militant islamique fait campagne.[…] Interrogé
sur son programme électoral, il répond d’une voix monocorde et sans
rentrer dans le détail que sa formation « ne signera aucun accord [avec
Israël], qui ne garantirait pas les droits des Palestiniens ». (Le Monde,
22-23.01.2006 : 4)

232
Participes adjoints en position polaire et progression discursive

–– relation sémantique ou argumentative entre l’énoncé précédent et le


co-prédicat (hyponyme/hypéronyme ; relation associative, etc.) :
(5c) Cette phrase a fait réagir Benjamin Caillard, un lecteur de Tokyo
(Japon), qui voudrait que Le Monde «  décèle la fumée avant que des
incendies ne se propagent et brûlent tout ». Concrètement, il réclame
« des articles de fond, sur des sujets pas ou peu abordés ailleurs ».
Reprenant la métaphore, il ajoute  : «  Si Le Monde veut découvrir
une forêt avant qu’elle ne brûle, il devrait par exemple s’interroger en
profondeur sur l’absence de croissance en Europe : […] ». (Le Monde,
12-13.06.2005 : 12)
(5d) Titre  : Accord historique du G7 sur l’annulation de la dette des pays
pauvres
e
[6 par.] De surcroît, arguant d’une opération jugée incompatible avec
les règles budgétaires admises par le Congrès, le secrétaire américain
au Trésor, John Snow, est parvenu à bloquer le recours à l’International
Finance facility (IFF), un nouveau système d’emprunt fondé sur des
instruments financiers innovants, mis au point par le ministère britannique
des finances. (Le Monde, 14.06.2005 : 6)
(5e) Depuis cinq ans, […] toutes les journées de Félix Ferrer sauf le dimanche
s’étaient déroulées de la même manière. Levé à sept heures trente,
passant d’abord dix minutes aux toilettes en compagnie de n’importe
quel imprimé, […], il préparait ensuite pour Suzanne et lui-même un
petit déjeuner scientifiquement dosé en vitamines et sels minéraux.
(Echenoz : 14)
Quand le co-prédicat en position frontale n’est pas en continuité avec le
contexte de gauche, il opère une certaine rupture avec l’énoncé précédent,
et l’élément détaché, vu sa position thématique, fournit un nouveau point
de référence (6a : le fait de circuler en voiture ; 6b : le retour vers le logis),
tout en ne surpassant pas d’un point de vue informationnel le prédicat
régissant qui contient le ‘vrai commentaire’ :
(6a) Titre : Patrick Henry arrêté pour trafic de drogue.
[…] : samedi vers 23h45, il a été interpellé à Sagunto, à 30 km de Valence
(Espagne), en possession de dix kilos de pollen de haschisch. Circulant à
bord de sa voiture personnelle, il a tenté d’échapper à son interpellation
par la garde civile. (Le Figaro, 09.10.2002 : 8)
(6b) Le couvercle gelé du lac avait commencé de se défaire par larges plaques
aux contours simples, comme des pièces de puzzle élémentaire à l’usage
des débutants et, au-delà, grands et petits, ruisselants sous le soleil
pâle, se dandinaient une centaine d’icebergs. Retournant vers son logis,
Ferrer croisa de nouveau les deux hommes qui montaient leur maison.
(Echenoz : 87)

233
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Le co-prédicat joue dans cette configuration le rôle d’une sorte


de « topique scénique » (Erteshik-Shir, 1997), remplissant un rôle
d’introducteur du commentaire, tandis que son agent, qui occupe la
position thématique dans la prédication régissante, renvoie au contexte
de gauche, souvent en reprenant un élément déjà introduit en amont (6c :
‘cette initiative française’/‘le mémorandum’  ; 6d  : ‘Mehdi’/‘Mehdi’).
Dans l’exemple (6e), enfin, le CoP renvoie à un cadre nouveau par rapport
au co-texte immédiat, dans la mesure où il ne correspond pas au titre de
l’article, mais pas totalement inédit, puisqu’il reprend le titre général de
la page, ‘la biennale de Venise’. C’est bien le thème de la prédication
régissante qui assure la continuité avec le titre (‘bousculent les grandes
nations’/‘les Giardini, où sont les « vieilles » nations de l’art’) :
(6c) Titre : Énergie : l’Iran menace, l’Europe cherche l’unité d’action
e
[2 par.] Ce contexte de tension donne tout son relief au mémorandum
que Thierry Breton doit présenter, mardi 24 janvier, à ses collègues de
l’Union européenne réunis à Bruxelles. Annoncée par Jacques Chirac à
l’issue de la crise entre Moscou et Kiev, cette initiative française vise
à promouvoir un renforcement de la sécurité des approvisionnements du
Vieux Continent. (Le Monde, 22-23.01.2006 : 1)
(6d) Medhi court, sans ciller, attendre le taureau, à genoux, à sa sortie du
toril  : on n’expose pas mieux son cœur aux cornes. Cornaqué par Luc
Jalabert, directeur des arènes d’Arles, Mehdi rêve de devenir une « star ».
(L’Express, 8.06.2006 : 62)
(6e) Titre : Chypriotes et Lettons bousculent les grandes nations (encadré dans
un texte intitulé « La Biennale de Venise féminise la création »)
er
[1 par.] Visitant les pavillons nationaux, on reste moins longtemps dans
les Giardini, où sont les « vieilles » nations de l’art, pour rechercher dans
la cité les représentations de pays qui, jusqu’ici, demeuraient invisibles.
(Le Monde, 14.06.2005 : 26)
Quel sera l’impact du fonctionnement interprédicatif sur la réalisation
de ces traits ?

2.1. Continuité discursive et visée multidimensionnelle sur E


Les deux prédications décrivent deux aspects ou dimensions d’un
seul événement (E1). D’après le corpus examiné, le participe passé
semble être peu apte à exprimer cette vision, décrivant surtout le résultat
d’un autre événement ou un état simultané, qui constituent un arrière-
plan au prédicat régissant. Deux fonctionnements interprédicatifs sont
envisageables (cf. Havu & Pierrard, 2008).

234
Participes adjoints en position polaire et progression discursive

2.1.1.  Cadrage spécifiant


Le cadrage fourni par le participe co-prédicatif en position frontale
sera un cadrage du prédicat principal sous la forme d’une dimension
particulière, spécificatrice par rapport aux données fournies par le prédicat
principal. Ceci se réalise souvent sous la forme d’une caractérisation de
la manière, du moyen ou de l’instrument pour la réalisation du prédicat
principal. La CoP participiale en fonction de cadre joue alors généralement
le rôle d’un topique : elle établit un rapport avec le contexte de gauche et
assure ainsi la continuité discursive. Ce rôle de topique est généralement
repris par le thème du prédicat régissant, qui est aussi l’agent de la CoP :
(7a) Un numéro qu’il [James Thierrée] réalise au moyen d’une simple chaise
résume l’élégance joyeuse de son spectacle. Serrant cet accessoire dans
ses bras, comme une partenaire, virevoltant, escamotant l’obstacle,
tombant, se relevant, s’endormant à ses pieds, il offre un ballet tout en
cocasserie et fluidité. (Le Figaro, 11-12.12.2004 : 25)
Assumant à la fois le rôle orienté vers l’amont par rapport au contexte
discursif et vers l’aval au sein de la relation interprédicative, le co-prédicat
participial tend à présenter dans ce cas de figure un aspect particulier,
subsidiaire, d’un prédicat régissant qui fournit l’apport discursif :
(7b) Ainsi les pôles sont-ils rétifs à l’espace plat. Obligeant à penser en
plusieurs dimensions en même temps, ils posent un maximum de
problèmes à l’intelligence cartographique. (Echenoz : 74)
Dans certains exemples, le co-prédicat préTH (donc orienté vers
l’amont) ne remplit pas le rôle d’un vrai topique et son rôle spécifiant ne
lui attribue pas non plus un rôle de commentaire. Sa position de préTH
remplit alors un rôle déterminant dans son interprétation discursive, elle
octroie au co-prédicat la fonction que la littérature sur la question désigne
par le terme de ‘topique scénique’ (Erteshik-Shir, 1997). Celui-ci introduit
un cadre nouveau pour situer l’apport informationnel du commentaire
livré par le prédicat régissant (cf. ci-dessus) :
(7c) Un cas supplémentaire dans la menace graduelle a été franchi hier.
S’adressant aux attachés militaires étrangers, Sergueï Ivanov, le
ministre russe de la Défense a déclaré « ne pas exclure des frappes
préventives sur des bases terroristes dans n’importe quel point du
monde » (Le Figaro, 11‑12.02.2004 : 4)

2.1.2. Cadrage interprétatif
Dans ces énoncés, contrairement au fonctionnement interprédicatif
précédent, le co-prédicat participial contient l’information essentielle de
la prédication composée. Non seulement la CoP participiale n’assure pas
la continuité topique, mais de plus, elle introduit l’essence de l’apport

235
Du sens à la signification. De la signification aux sens

informationnel, ce qui est souligné par la glose où elle constitue la


prédication principale ayant sous sa dépendance un gérondif reprenant
la prédication régissante (8a’-b’). Malgré sa position de préTH, elle sera
donc caractérisée de /+ commentaire/ :
(8a) La veille, le journal avait déjà fait sa manchette avec des propos attribués
au diplomate français. Tranchant avec des années de rhétorique critique
parisienne, l’ambassadeur français en Israël, Gérard Arnaud, a dit au
Jérusalem Post qu’Israël « a tenté de faire preuve de la plus grande
retenue dans le conflit avec les Palestiniens depuis 2000  », s’était
félicité le journal. (Le Figaro, 11-12.2.2004 : 3)
(8a’) En disant au Jérusalem Post que […], l’ambassadeur a tranché avec des
années de rhétorique critique parisienne.
(8b)  Prenant quelques distances avec la résolution qu’ils venaient pourtant
de voter, la Suède, la Belgique et la France ont regretté certaines
formulations “malheureuses” et même “quelques erreurs factuelles”.
(Libération, 16.04.2002 : 4)
(8b’) La Suède, la Belgique et la France ont pris quelques distances avec la
résolution en regrettant certaines formulations « malheureuses » […].
2.2. Continuité discursive et simultanéité de E1 et E2
Les deux prédications décrivent dans ce cas de figure deux procès ou
états (E1 et E2) indépendants, mais présentés dans une unité de temps et de
lieu, dans une ‘unité perceptuelle’. Il existe une concomitance temporelle
entre E1 et E2 (non-séquentialité des prédicats), qui se trouvent donc
en rapport simultané. Sur le plan interprédicatif, les participes adjoints
peuvent constituer soit un cadrage descriptif, soit un cadrage argumentatif
(cf. Havu & Pierrard, 2009 a).
2.2.1. Cadrage descriptif
Étant donné sa non-autonomie processive, la CoP participiale
constitue ici un cadre descriptif permettant de situer l’information fournie
par le prédicat principal. Ce cadre descriptif peut être orienté du point de
vue de la structuration de l’information vers l’amont et souligner ainsi
la continuité discursive ou, au contraire, annoncer l’apport informatif
nouveau.
Le marquage d’un rapport de continuité discursive en tête de phrase
avec le contexte de gauche est le cas le plus courant dans le corpus
examiné. Dans ce contexte préTH /+topique/, le co-prédicat participial
remplit alors clairement un rôle de topique secondaire, établissant ainsi
une continuité avec le discours antérieur (« assurer la continuité topique »,
cf. Neveu, 2000 : 117) :
(9a) Au dernier stade de leurs investigations, les policiers de la Direction
internationale de la police judiciaire (DIPJ) de Dijon, […] misent

236
Participes adjoints en position polaire et progression discursive

aussi sur les conclusions d’autres expertises scientifiques. Ainsi, la


Peugeot 206 grise métallisée que conduisait la fille du comédien avant
de disparaître […] est passée au crible par les spécialistes du Service
régional de l’identité judiciaire (SRIJ) de Versailles. Espérant trouver
de nouveaux indices, ils inspectaient hier l’intérieur de l’habitacle
à l’aide d’une puissante lumière blanche afin de déceler la présence
suspecte de poils […]. (Le Figaro, 11‑12.12.2004 : 10)
(9b) Pour Oudaï, […] on alla jusqu’à extraire de sa jambe gauche la prothèse
métallique qu’il portait depuis que des chiites avaient tenté de l’assassiner
quelques années plus tôt. Encore enrobé de chairs sanguinolentes, le
bout de métal dont chacun, en Irak, connaissait l’existence, gisait sur
la table mortuaire, près du cadavre, dans un sac en plastique. La jambe
était pratiquement sectionnée. (Le Monde, 11-12.06.2006 : 14)

2.2.2. Cadrage argumentatif
Le glissement de la simultanéité fortuite vers une cooccurrence
signifiante entre les événements, mène logiquement à une interprétation
causale (10a-b), hypothétique (10c), concessive ou oppositive (10d ; cf.
König, 1995 : 69). La mise en évidence d’un rapport de continuité avec
le contexte de gauche est parfaitement possible, soit le fonctionnement de
CoP préTH /+topique/.
(10a) Dernier atout des Magnum  21  : leur facilité de transport. Pesant
environ 300 kg, soit le poids d’un bateau pneumatique à coque rigide
de même longueur, il est démonté, et remonté, en moins d’une heure.
(Le Monde, 14.06.2005 : 25)
(10b) Très tôt mon avenir lui parut si compromis qu’elle ne fut jamais tout
à fait assurée de mon présent. N’étant pas destiné à devenir, je ne lui
paraissais pas armé pour durer. (Pennac : 15)
Dans ces cas, la CoP participiale assure la continuité informationnelle
(10a  : ‘facilité de transport’/‘pesant’, ‘démonté et remonté en moins
d’une heure’  ; 10b  : ‘devenir’/‘avenir’). Cependant, en particulier avec
des interprétations hypothético-oppositives, le co-prédicat s’interprète
aussi plutôt comme un topique scénique, qui introduit un nouveau point
de référence, permettant un développement informationnel ultérieur
partiellement contradictoire :
(10c) L’achat d’une automobile (78  %) […] sont ainsi les deux premières
sources de motivation pour un emprunt, avant le financement des
études des enfants (57  %) et l’achat de meubles et d’équipements
d’électroménager (47  %). [nouveau par.] Comparés à leurs voisins
européens, les Français restent toutefois peu endettés. Selon les
estimations de l’Observateur Cetelem à la fin 2005, les encours de
crédits à la consommation s’élèvent à 4 799 euros en moyenne pour un

237
Du sens à la signification. De la signification aux sens

ménage en France, contre 5 590 euros en Espagne, 6 058 en Allemagne


et 9 603 au Royaume-Uni. (Le Monde, 22-23.01.2006 : 18)
(10d) Jacques Chirac et Gerhard Schröder se sont montrés tout aussi
intransigeants. Se déclarant prêts à un « compromis constructif », ils
ont clairement signifié qu’il n’y en aurait pas si le premier ministre
britannique n’assouplit pas sa position. (Le Monde, 12-13.06.2005 : 7)
Ainsi, dans (10d), la CoP s’oppose apparemment à l’information
communiquée en amont (‘intransigeance’/‘prêts à un «  compromis
constructif »’) pour permettre le développement ultérieur contradictoire
en aval (‘pas de compromis sans assouplissement de la position
britannique’). Ce rôle de topique scénique de la CoP préTH se retrouve
aussi en titre, en particulier avec un participe passé :
(11) [Titre] Soupçonné d’avoir transmis le VIH, un séropositif est maintenu
en détention provisoire. (Le Monde, 22-23.01.2006 : 8)
2.3. Continuité discursive et séquençage de E1 et E2
Les deux prédications décrivent deux procès ou états (E1 et E2)
indépendants, présentés dans une ‘unité perceptuelle’ mais se situant
cette fois-ci dans un rapport séquentiel (avant/après). D’un point de vue
interprédicatif, les CoP exprimeront un cadrage temporel ou argumentatif.
2.3.1. Cadrage temporel
Dans la concrétisation sur le plan du discours, le séquençage implique
que « l’avant » dans l’ordre séquentiel marquera aussi l’antériorité
dans l’ordre temporel (König & van  der  Auwera, 1990  : 341-342).
Le co-prédicat adjectivant représente donc un « avant » par rapport à
l’événement exprimé par le prédicat régissant. Le cadrage temporel
de la CoP participiale pourra, tout comme dans les combinaisons sans
séquençage, être orienté vers l’amont et situer ce cadrage temporel dans
la continuité informationnelle ou, au contraire, être orienté vers l’aval, en
introduisant une nouvelle « mise en scène » pour le prédicat régissant.
Dans de nombreuses occurrences, la CoP en préTH joue un rôle de
topique et assume la continuité discursive :
(12a) Une jeune femme âgée de 31 ans, originaire de l’Isère, est décédée
dimanche après avoir consommé du LSD au cours d’une rave party
(soirée techno) à Vissec (Gard). Prise de malaise après avoir absorbé
du LSD et transportée à l’hôpital de Lodève (Hérault), elle est morte
quelques heures plus tard. (Le Figaro, 6.06.2000 : 11)
(12b) […] j’ai beaucoup réfléchi en regardant cette place où je l’avais vue
grandir. Mais, prise de nostalgie, j’ai fini par brancher la radio.
(Castillon : 121)

238
Participes adjoints en position polaire et progression discursive

Celle-ci est fréquemment soulignée par des moyens lexicaux (12a  :


‘consommer du LSD’ > ‘absorber du LSD’ ; dans 12b, mais marque la
réorientation informationnelle de la prédication régissante, tandis que la
CoP renvoie à « je l’avais vu grandir »).
Dans d’autres énoncés, la CoP participiale est orientée vers l’aval
et définit de nouveaux paramètres spatio-temporels pour l’énoncé
en présentant une mise en scène nouvelle pour un développement
informationnel inédit. Toujours en position préTH, elle constitue donc un
topique scénique (cf. ci-dessus) :
(13a) Titre : Avis de tempête
e
[6 par.] Nausée. Un hasard fragile, au moment d’appuyer sur la
gâchette – la télécommande –, trente secondes de rémission nous furent
offertes. Émergeant des gravats d’un immeuble, détruit par une tempête
meurtrière aux Philippines, une petite fille de 3 ans fut portée devant nos
yeux par ses sauveteurs. (Le Figaro, 11-12.12.2004 : 27)
(13b) Tout le monde venait d’entrer, allait entrer, entrait  : pour éviter de
croiser des regards, Ferrer baissait les yeux sur ses chaussures mais
sa tranquillité fut brève : remontant l’assistance à contre-courant, une
femme pâle aux joues creuses en tailleur damassé vint se présenter à
lui : veuve Delahaye. (Echenoz : 69)
Parfois, la CoP préTH est elle-même précédée (13c  : ‘140 ans plus
tard’) ou accompagnée (13d : ‘après avoir heurté un récif’) d’un autre
segment préTH qui soit accentue le rôle de topique scénique, soit joue le
rôle d’un préTH topique (13e : ‘Ceci posé’) :
(13c) Le hasard a voulu que, 140 ans plus tard, devenue depuis longtemps une
entreprise publique et ayant fusionné avec les Messageries maritimes en
1976, elle soit vendue pour une bouchée de pain par l’État à un armateur
franco-libanais avisé et fortuné, installé à Marseille, Jacques Saadé.
(Le Monde, 14.06.2005 : 15)
(13d) La Nechilik faisait route entre Cambridge Bay et Tuktoyaktuk […].
Échouée après avoir heurté un récif, aussitôt elle était enserrée par la
glace à prise rapide. (Echenoz : 30)
(13e) Ceci posé, exigeant des perspectives, les syndicats ont obtenu que […]
(Le Soir, 5.03.2004 : 6)

2.3.2. Cadrage argumentatif
Un glissement peut s’opérer d’un séquençage temporel vers un cadrage
argumentatif marquant surtout la cause. Celle-ci dérive traditionnellement
de la valeur d’antériorité. D’une manière générale, l’interprétation
argumentative semble favoriser l’orientation vers l’aval et la mise en
place d’un cadre nouveau (topique scénique) pour fonder la prédication
régissante consécutive qui constitue le commentaire de l’énoncé :

239
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(14a) Interrogé sur le fait de savoir si le royaume est bien gouverné, Lord Butler
n’a pas le moindre doute. « Le pays souffre terriblement d’un manque
de contrôle du Parlement sur l’exécutif. Une très grande anomalie »,
explique-t-il.
[nouveau par.] Ayant dirigé l’enquête sur les bévues des services de
renseignements et leur exploitation par le gouvernement pour justifier
la guerre contre Saddam Hussein, Lord Butler sait de quoi il retourne.
(Le Figaro, 11-12.12.2004 : 5)
(14b) Titre : Patinage artistique : Le couple russe champion d’Europe de danse
er
[1 par.] Les Russes Tatiana Navka et Roman Costomarov ont conservé
leur titre de champions d’Europe de danse, vendredi 20 janvier à Lyon.
Classés quatrièmes dès la danse imposée, les Français Isabelle Delobel
et Olivier Schoenfelder n’ont pu rattraper leur retard tant dans la danse
originale que lors du programme libre. (Le Monde, 22-23.01.2006 : 12)

2.4. Conclusions
Le fonctionnement interprédicatif a un impact certain sur le rôle de
la CoP participiale en position préTH. De manière générale, les divers
fonctionnements permettent un rôle de topique secondaire afin d’assurer
la continuité discursive, mais aussi celui de ‘topique scénique’, lorsque
le co-prédicat participial renvoie vers l’aval. Le préTH fournit alors
un cadre nouveau pour situer l’apport informationnel du commentaire
livré par la prédication régissante. Lorsque la CoP réalise un cadrage
argumentatif, ce dernier rôle semble même prédominant. Dans le cas du
cadrage interprétatif en visée multidimensionnelle sur E, la CoP fournit
au sein de la prédication composée l’apport informationnel prédominant.
Elle ne remplira alors d’aucune façon un rôle de topique, mais celui de
commentaire.

3.  CoP en position finale et progression discursive


En position finale, le participe co-prédicatif présente également deux
caractéristiques spécifiques :
–– il est perçu comme étant pleinement sous la dominance des repères
temporels et aspectuels mis en place par le prédicat régissant. Cette
dépendance sur le plan de la finitude flexionnelle situe la CoP participiale
dans la dynamique d’élaboration de l’événement composé initiée par le
prédicat principal (15a-b) ;
(15a) Les investisseurs ont minimisé cette correction, considérant que la
reprise de l’économie nippone était sur la bonne voie. (Le Monde,
14.06.2005 : 21)
(15b) Tout semblait bien là comme prévu, serré dans trois grosses cantines
métalliques qui avaient honnêtement résisté au temps. (Echenoz : 81)

240
Participes adjoints en position polaire et progression discursive

–– en tant que CoP postRH, il se déploie après l’apport informationnel


fourni par la prédication régissante et avant un contexte de droite, une
nouvelle prédication qui va se développer. Selon le trait /+topique/ ou
/+commentaire/ qui le caractérisera, il sera orienté, soit vers l’amont,
complétant et finalisant l’apport discursif de la prédication régissante, soit
vers l’aval, afin de constituer une passerelle vers l’apport discursif de la
nouvelle prédication qui se déploie à droite (15c). À la position finale, la
co-prédication détachée peut renvoyer « à la fois à l’amont et à l’aval du
texte, et peut, […], être rapproché des connecteurs, […] » (Combettes,
2007 ; cf. Neveu, 1998) :
(15c) Mais ce soir-là Ferrer, à vrai dire, n’avait guère accordé d’attention à
ce récit, trop intéressé par cette Victoire dont il n’imaginait pas qu’elle
viendrait s’installer chez lui dans une semaine. L’en eût-on informé
qu’il eût été ravi, quoique non sans éprouver aussi quelque inquiétude,
sans doute. (Echenoz : 31)
Nous examinerons à présent l’impact des divers types de fonction­
nement interprédicatif sur la réalisation de la continuité discursive.

3.1.  Continuité discursive et visée multidimensionnelle sur E


Les deux prédications décrivent deux aspects ou dimensions d’un
seul événement (E1). Deux fonctionnements interprédicatifs sont
envisageables : le co-prédicat participial, qui d’après les données de notre
corpus sera essentiellement constitué de participes présents, fournira
une extension spécifiante ou interprétative de l’apport discursif de la
prédication régissante.
3.1.1. Extension spécifiante
Quand la CoP postRH constitue une extension spécifiante, elle désigne
une dimension particulière de l’événement E. Elle constitue alors une
sorte de prolongement complémentaire du prédicat principal et s’inscrit
ainsi dans la continuité informationnelle. Orientée vers l’amont, vers la
prédication régissante, elle présente en conséquence le trait /+topique/ :
(16a) Mais dans la partie montrée par al-Jezira, il [le bras droit de Ben
Laden] s’en prenait plus particulièrement aux États-Unis, ordonnant de
« nettoyer nos pays des agresseurs », et de « faire face à quiconque
nous agresse, […]  ». Ce discours montre qu’al-Zawahiri, principal
doctrinaire d’al-Qaida, reste fidèle à sa théorie selon laquelle il faut
d’abord frapper « l’ennemi lointain », […] (Le Figaro, 7.12.2004 : 2)
(16b) Titre : L’inquiétante progression du cancer du sein
e
[4 par.] Ainsi, en vingt ans, le nombre de nouveaux diagnostics annuels
a doublé, passant de 21 211 en 1980 à 41 845 en 2000. Durant la même

241
Du sens à la signification. De la signification aux sens

période, la mortalité est restée relativement stable […] (Le Figaro,


7.12.2004 : 14)
(16c) […] Dans cette auberge de l’Esplan […], un jeune chef (Cédric Denaux)
se décarcasse dans tous les sens. Il s’embarque dans des compositions
insensées mélangeant dans un même plat pignons de pin, amandes,
foie gras, poireaux, salades de saison, aubergines. C’est sincèrement
cintré, parfois absurde. J’ai sincèrement failli m’étrangler avec un jeune
poireau trop véhément, interminable, prenant son temps, se coinçant
entre deux dents, tout en basculant dans l’œsophage. (Le Figaro, 11-
12.12.2004 : 16)
Cette exploitation de la CoP pour exprimer une dimension particulière
de l’apport discursif fourni par la prédication régissante pourrait causer
une certaine rupture avec le nouveau développement informationnel dans
la prédication suivante. Le rôle de « pont » avec le contexte de gauche sera
alors rempli par le thème de la nouvelle prédication (16a : ‘Ce discours’ ;
16c  : ‘C’est’) ou par un préTH spécifique à celle-ci (16b  : ‘Durant la
même période’).
3.1.2.  Extension interprétative
En tant qu’extension interprétative, la CoP postRH fournit
l’apport essentiel de la prédication complexe en désignant l’aspect
communicationnel le plus saillant de l’événement E. Malgré un
développement informationnel et en conséquence la présence du trait
/+commentaire/, la CoP reste orientée vers l’amont et ne constitue pas de
« pont » avec la nouvelle prédication à droite (cf. 17a : ‘Quant aux faits’).
Nous parlerons alors d’un rôle de simple postCOMMENT :
(17a) Titre : Maxime Brunerie condamné à dix ans de réclusion
e
[6 par.] Depuis lundi, il paraissait évident que Me Andrieu plaiderait
l’irresponsabilité. À la surprise générale, il opère une volte-face
ambiguë, insistant davantage sur les “souffrances” de son client que
sur sa fragilité mentale. Quant aux faits, il a son explication : […] (Le
Figaro, 11‑12.12.2004 : 9)
(17b) Quoique on puisse également ne rien faire du tout, passer une matinée
à lire sur sa couchette en T-shirt et caleçon de la veille, remettant à
plus tard de se laver et de s’habiller. Comme la banquise projette par
le sabord une blancheur aveuglante et brutale qui investit la cabine
intégralement, […], on a tendu sur l’ouverture une serviette de toilette,
on attend. (Echenoz : 35-36)

3.2. Continuité discursive et simultanéité de E1 et E2


Les deux prédications décrivent dans ce cas de figure deux procès ou
états (E1 et E2) indépendants, mais présentés dans une unité de temps et de

242
Participes adjoints en position polaire et progression discursive

lieu, dans une ‘unité perceptuelle’. Il existe une concomitance temporelle


entre E1 et E2 (non-séquentialité des prédicats), qui se trouvent donc
en rapport simultané. Sur le plan interprédicatif, les participes adjoints
apportent soit une addition descriptive, soit une addition argumentative.
L’expression d’actions simultanées en position finale est majoritaire dans
tous les corpus et pour toutes les structures.
3.2.1. Addition descriptive
De manière générale la CoP postRH qui marque l’addition descriptive
fournit un complément d’information à l’apport discursif de la prédication
régissante.
a) Ce complément descriptif peut être secondaire par rapport au
développement discursif de la prédication régissante. La CoP participiale
est orientée vers l’amont et présente le trait /+topique/ :
(18a) Mais le nouveau venu a traversé ce studio sans le regarder en direction
de la fenêtre qu’il n’a qu’entrouverte, se tenant légèrement en retrait
d’elle, sur un côté, invisible de l’extérieur car à demi caché derrière
un des rideaux. De là, il a suivi avec beaucoup d’attention toute la
cérémonie d’inhumation. (Echenoz : 78)
(18b) Atteint de multiples fractures, brûlé à plus de 60  %, il est transporté
entre la vie et la mort au CHU de Nantes, […] Thierry Thoméré restera
sept mois dans le service des grands brûlés, luttant contre la douleur,
le désespoir. Il n’a plus de peau, et, quand il doit prendre un bain, on
l’endort… (Le Figaro, 7.12.2004 : 8)
b) Fréquemment dans le corpus, le complément descriptif développe
l’apport discursif de la prédication régissante pour s’orienter vers l’aval
et établir un « pont » vers le contexte de droite. La CoP participiale aura
le trait /+commentaire/ et est la source du topique (19a : ‘cet examen’ ;
19b : ‘le groupe La Martinière – Le Seuil’ ; 19c : ‘ces dernières œuvres’)
de la prédication suivante :
(19a) Le Flétan s’empare du téléphone, explorant simultanément sa narine
gauche de son index puis, ayant examiné l’un après l’autre le cellulaire
et son doigt  : Formidable, conclut-il de cet examen, c’est quoi, le
numéro ? (Echenoz : 90)
(19b) M. De La Martinière donnera d’ici à juillet le nom du successeur de Jacques
Binsztok, l’ancien directeur du département « Images » du Seuil qui
avait démissionné en novembre 2004, se disant alors en désaccord avec
les « récentes évolutions » de la maison depuis son rachat par le groupe
La Martinière. [fin par.]
Le groupe La Martinière – Le Seuil est né de la fusion entre les deux
maisons le 12 janvier 2004. […] (Le Monde, 12-13.06.2005 : 22)

243
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(19c) C’était intéressant, c’était vide et grandiose, mais au bout de quelques


jours un petit peu fastidieux. Ce fut alors que Ferrer devint assidu à la
bibliothèque, y retirant des classiques de l’exploration polaire – […]
– et des vidéos en tous genres – […], mais aussi Perverses caissières
et La stagiaire est vorace. Il n’emprunta ces dernières œuvres qu’une
fois certain du lien de Brigitte avec le radio-télégraphiste  ; […]
(Echenoz : 23)
c) Plus exceptionnellement, le complément descriptif peut développer
l’apport discursif de la prédication régissante tout en restant orientée vers
l’amont. Comme il n’amorce pas la continuité discursive vers l’aval, vers
la nouvelle prédication à droite, il aura alors le trait postCOMMENT :
(20a) Philippe de Villiers a aussi écrit à Jean-Pierre Raffarin et à Philippe
Séguin, qualifiant de « déni de démocratie » le fait « de prévoir
une campagne référendaire et de ne pas donner les moyens de faire
campagne ». Le premier président de la Cour des comptes a répondu
que la question « paraissait effectivement mériter d’être examinée ».
(Le Figaro, 11‑12.12.2004 : 8)
(20b) Des mineurs casqués ont parcouru le boulevard du Prado, à la Paz,
portant un cercueil, vendredi 10 juin, en hommage à leur camarade tué
la veille près de Sucre. En dépit de l’explosion de tronçons de dynamite,
leur manifestation a été applaudie. (Le Monde, 12-13.06.2005 : 6)
Comme la CoP n’est pas orientée vers le contexte de droite, celui-
ci redéfinit son topique pour éviter une rupture informationnelle : dans
(20a-b) la nouvelle prédication repose comme topique un argument de la
prédication régissante (20a : ‘le premier président de la cour de la Cour
des comptes’ (<  ‘Philippe Séguin’)  ; 20b  : ‘leur manifestation’ (<  ‘des
mineurs ont parcouru’)).
3.2.2. Addition argumentative
Le glissement de la simultanéité fortuite vers une co-occurrence,
impliquant une interprétation oppositive/concessive (König, 1995 : 69) ou
causale, semble difficile, mais pas impossible pour les CoP postRH. Dans
les deux cas, ce dernier propose un développement discursif pertinent de la
prédication régissante. Si dans l’interprétation oppositive de (21a), la CoP
est orientée vers la droite et établit un pont vers la prédication suivante,
dans (21b), l’interprétation causale est cependant orientée vers l’amont
(postCOMMENT), provoquant plutôt une rupture informationnelle avec
le contexte de droite :
(21a) Le feu s’est concentré sur les seuls fabiusiens, épargnant les autres
« dissidents ». M. Hollande s’est même offert l’habileté de promouvoir
au secrétariat national deux défenseurs du non au moment du référendum
interne : […]. (Le Monde, 12-13.06.2005 : 12)

244
Participes adjoints en position polaire et progression discursive

(21b) Quand il m’a proposé d’en faire un, le ciel m’est tombé sur la tête,
j’ai même ri, croyant qu’il plaisantait. Il n’en a plus reparlé pendant un
moment, […] (Castillon : 10)
3.3.  Continuité discursive et séquençage de E1 et E2
Les deux prédications décrivent deux procès ou états (E1 et E2)
indépendants, présentés dans une ‘unité perceptuelle’ mais se situant
cette fois-ci dans un rapport séquentiel (avant/après). D’un point de
vue interprédicatif, les CoP exprimeront une addition narrative ou
argumentative.
3.3.1.  Addition narrative
Dans le cas des co-prédicats adjectivants, un ‘après’ dans le séquençage,
c’est-à-dire la position postRH, sera interprété comme un développement
postérieur de l’ensemble complexe initié par le prédicat principal, bref,
comme une addition narrative par juxtaposition d’événements. Cette
addition narrative pourra, tout comme dans les combinaisons sans
séquençage, être orientée vers l’amont (22c) et fournir une contribution
à l’apport discursif de la prédication régissante (postCOMMENT) ou, au
contraire, être plutôt orientée vers l’aval, en introduisant une nouvelle
« mise en scène » pour une nouvelle prédication (22a, b). De manière
générale, les CoP postRH qui expriment l’addition narrative portent le
trait /+commentaire/ :
(22a) Puis, après 21 heures, son épouse, inquiète, serait partie à sa recherche,
croisant elle aussi le chemin du tueur. Vers 2 heures du matin, en
rentrant chez lui, Julien, le fils des victimes, avait retrouvé la maison
vide […]. (Le Figaro, 7.12.2004 : 8)
(22b) Titre : Il tue un collègue de la DDE et se suicide
Le meurtrier, âgé d’une quarantaine d’années […] Il a tué un responsable
du centre, circulé dans les bureaux, tiré de nouveau, blessant un
collègue dont les jours ne sont pas en danger. À la vue des forces de
l’ordre, l’homme a retourné l’arme contre lui et s’est tué. (Le Figaro,
11-12.12.2004 : 9)
(22c) Titre  : Silvio Berlusconi échappe au couperet judiciaire. La
longue saga des procès intentés au Cavaliere.
e
[4 par.] Le cavaliere a eu droit à un procès séparé, ayant demandé la
suspension des poursuites pendant son mandat de chef de gouvernement.
La cour constitutionnelle le lui a refusé en janvier 2004. (Le Figaro, 11-
12.12.2004 : 5)
Dans (22c), la CoP en position finale exprime en réalité l’antériorité,
mais la position postRH permet une réorientation informationnelle sur
la prédication suivante qui explicite, pour sa part, la motivation pour
l’énonciation du prédicat régissant.

245
Du sens à la signification. De la signification aux sens

3.3.2.  Addition argumentative


L’addition narrative mène logiquement à une interprétation de type
argumentatif induisant un rapport de conséquence : la relation implicative
E1 > E2 est parfois rendue saillante par un marqueur adverbial (23b) :
(23a) […], explique l’Italienne sur le parcours d’Arras (Nord-Pas-de-Calais),
où se joue du 9 au 12 juin l’Open de France. « Mon calendrier obtient
un succès tout à fait inattendu dans le monde entier, et […] »
[nouveau par.] En Europe, la dotation des tournois, de l’ordre de 300 000
euros, en moyenne, ne représente que le tiers de ce qui se pratique sur le
circuit féminin américain, poussant les meilleures joueuses européennes
à s’expatrier aux États-Unis. Là-bas, Natalie Gulbis propose également
un calendrier […]. (Le Monde, 12-13.06.2005 : 1)
(23b) Autre vogue, celle des bijoux en acier qui […]. En perfectionnant
l’acier poli, les bijoutiers l’ont taillé à facettes ou en perles, composant
ainsi des colliers, des chaînes, des agrafes du plus bel effet. Lors de
l’invasion de la Prusse par les armées napoléoniennes, le roi de Prusse
a demandé aux femmes un geste patriotique en échangeant leurs bijoux
en or contre […]. (Le Figaro, 11-12.12.2004 : 21)
Les CoP postRH indiquant l’addition argumentative apportent aussi un
complément pertinent à la prédication régissante (trait /+commentaire/).
Ils pourront être orientés vers l’aval (23a) et seront alors repris par un
élément topique dans la prédication suivante, ou axé vers l’amont (23b).
Dans ce dernier cas, ils possèdent le trait postCOMMENT et ne favorisent
pas la continuité informationnelle vers le contexte de droite.
3.4. Conclusions
Le fonctionnement interprédicatif a un impact important sur le rôle
de la CoP participiale en position postRH. Ainsi, le rôle de topique
n’apparaîtra de manière dominante que dans le cas de l’expression d’un
seul événement par la prédication composée et, en conséquence, d’une
visée multidimensionnelle sur celui-ci. Dans ce cas de figure aussi,
l’orientation vers l’aval et donc l’établissement d’un pont avec le contexte
de droite semble impossible. Lorsque deux événements sont combinés, le
co-prédicat participial porte essentiellement le trait /+commentaire/, qu’il
peut orienter vers l’amont (postCOMMENT), mais aussi vers l’aval, de
manière à établir un pont avec le contexte discursif de droite. Uniquement
dans l’expression d’une addition descriptive, lorsqu’il y a simultanéité
entre les deux événements, un rôle de topique reste possible.

Conclusion générale
Cette contribution a mis en évidence le rôle significatif mais complexe
que jouent les participes adjoints en position polaire dans la mise en

246
Participes adjoints en position polaire et progression discursive

place de la progression discursive. Pour spécifier ce rôle, elle a montré


l’importance cruciale de la position préTH et postRH des participes
adjoints mais aussi l’impact du fonctionnement interprédicatif et des
diverses fonctions dérivées pour faire varier l’apport de ces segments
adjoints à la continuité discursive, en particulier en ce qui concerne leur
impact sur le contexte à droite ou à gauche de la prédication composée.
Une analyse détaillée des participes adjoints en position polaire nous
a permis d’affiner leur fonctionnement discursif de la manière suivante :
1. Position initiale : CoP préTH
a)  point de vue multidimensionnel :
– fonction discursive /+topique/ : cadrage spécifiant de la prédication
régissante et lien contextuel avec l’amont ;
– parfois fonction de topique scénique : cadrage spécifiant sans lien
contextuel ;
– fonction discursive /+commentaire/  : cadrage interprétatif  de la
prédication régissante et apport informationnel central.
b) simultanéité des événements :
– fonction discursive en général /+topique/  : cadrage descriptif/
cadrage argumentatif de la prédication régissante et lien contextuel
avec l’amont ;
– parfois topique scénique  : cadrage argumentatif sans lien
contextuel.
c) séquençage des événements :
– fonction discursive souvent /+topique/  : cadrage temporel de la
prédication régissante et lien contextuel avec l’amont ;
– topique scénique, parfois avec un cadrage temporel et généralement
avec un cadrage argumentatif sans lien contextuel.
2. Position finale : CoP postRH
a) point de vue multidimensionnel :
– fonction discursive surtout /+topique/  : extension spécifiante et
apport informationnel secondaire sans lien contextuel avec l’aval ;
– fonction discursive /+commentaire/  : extension interprétative
et apport informationnel central sans lien contextuel avec l’aval
(valeur postCOMMENT).
b) simultanéité des événements :
– fonction discursive parfois /+topique/  : addition descriptive et
apport informationnel secondaire sans lien contextuel avec l’aval ;

247
Du sens à la signification. De la signification aux sens

– fonction discursive surtout /+commentaire/ : addition descriptive/


argumentative et apport informationnel central, avec ou sans
lien contextuel avec l’aval (dans ce dernier cas, fonction de
postCOMMENT).
c) séquençage des événements :
– fonction discursive surtout /+commentaire/  : addition narrative/
argumentative et apport informationnel central, avec ou sans
lien contextuel avec l’aval (dans ce dernier cas, fonction de
postCOMMENT).
Enfin, l’étude laisse aussi deviner certaines différences dans les rôles
discursifs, liées au type de co-prédicat participial (présent ou passé). Cela
fera l’objet d’une recherche ultérieure.

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249
Je te remercie
Objets et verbes de communication

Laura Pino Serrano

Université de Santiago de Compostela


USC/FRANCION/GRAMM-R

1. Présentation et présupposés théoriques


Dans ce travail je me propose de poursuivre l’analyse qu’Olga
Galatanu et moi avons entamée sur les verbes de communication1, et
j’ai choisi pour cette occasion l’exemple du verbe remercier. Suivant
la méthode employée pour l’analyse des verbes répondre, expliquer,
reprocher, insulter ou accuser, j’essaierai de mettre en rapport la structure
syntaxique et sémantique des phrases contenant ce prédicat, situé dans la
zone sémantique affective positive, qui traduit des propos favorables du
locuteur vers l’interlocuteur, destinataire du message.
Parmi les verbes de communication, remercier appartient à la sous-
classe des verbes délocutifs à emploi performatif (Benveniste, 1966  ;
Galatanu, 1984 et 1988 ; Eskhol & Le Pesant, 2007). Roulet le classe
comme verbe performatif comportatif servant à exprimer « le jugement
par le locuteur de l’état de choses résultant d’un acte antérieur,
généralement de l’auditeur  » (1978  : 441), et suivant les propos
d’Eskhol « l’action de remercier est anaphorique, car elle implique
une action précédente. Le locuteur manifeste verbalement sa gratitude,
sa reconnaissance à son interlocuteur pour ce que ce dernier a fait, a
accompli » (2002 : 484).
Pour ce qui est de sa typologie sémantique en tant que prédicat de
parole, il s’agit d’un verbe où locuteur et interlocuteur sont impliqués et
qui est centré sur la figure de ce dernier, à qui le locuteur exprime, avec

1
Dans le cadre d’un projet plus vaste sur la sémantique de l’interaction verbale,
nous avons publié un article paru en 2012, où nous avons analysé trois prédicats
de communication appartenant à la zone sémantique affective négative  : reprocher,
accuser et insulter (Galatanu & Pino Serrano, 2012).

251
Du sens à la signification. De la signification aux sens

des propos favorables, toute sa reconnaissance et sa gratitude au sujet de


quelque chose qu’il a fait pour lui2.
Je n’aborderai dans le cadre de ce travail que le cas du français et je
ne ferai qu’une approche syntaxico-lexicale qui puisse servir de base pour
effectuer, par la suite, des analyses contrastives avec d’autres langues
romanes comme l’espagnol, le roumain ou le galicien3.
Cette étude aura comme objectif premier de mettre en rapport les
différents schèmes syntaxiques que présente ce lexème verbal, ainsi
que les propriétés et les traits syntaxico-sémantiques des constituants
impliqués dans chacune des constructions étudiées4.
Pour ce faire, je pars des présupposés théoriques sur la complémentation
verbale et la transitivité défendus par le structuralisme et l’école
fonctionnaliste, la grammaire des valences et des études descriptives
mettant en corrélation la structure syntaxique et sémantique de la phrase.
Pour mener à bout cette étude, j’ai élaboré un corpus de référence
construit à partir des occurrences de la base textuelle Frantext qui couvre
la période 2000-2011. Je n’ai retenu que les occurrences comportant le
lexème verbal remercier à une forme personnelle, 117 au total. Il s’agit de
structures monoactancielles S-V, biactancielles S-V-O avec une variante à
objet pronominal préverbal, et surtout triactancielles du genre S-V-O-CP
avec des variantes à objet et/ou CP pronominaux en position préverbale5.
Ces différents patrons ou schèmes syntaxiques seront l’objet principal
de cette analyse qui tiendra compte aussi de la catégorie lexicale des
constituants impliqués et de certaines propriétés syntaxico-sémantiques,
telles que l’animation, le degré de détermination, ainsi que le type de
complémentation exigé dans chacun des cas. Ce dépouillement servira à
illustrer et à établir une typologie des constructions des plus fréquentes

2
Pour la description et les interprétations de l’acte et l’action de remercier, je renvoie
aux travaux fort intéressants et complets de Roulet, 1978 ; Anscombre, 1979 ; Galatanu,
1984 et 1988 ; Eskhol, 2002 ou Eskhol & Le Pesant, 2007.
3
La comparaison des données obtenues pour le français avec le cas d’autres langues
romanes permettrait, d’une part, de vérifier si les structures syntaxiques diffèrent
beaucoup d’une langue à l’autre, et d’autre part de constater comment s’opère la
répartition des constituants et des rôles sémantiques associés.
4
Pour plus de précisions sur ce modèle théorique, je renvoie à des travaux précédents
concernant d’autres prédicats de communication, tels que répondre (Pino Serrano,
2010), expliquer (Pino Serrano et al., à paraître), ou à Galatanu & Pino Serrano
(2012).
5
S = sujet, V = verbe, O = complément d’objet direct, CP = complément prépositionnel.
J’appelle complément prépositionnel tout constituant nucléaire sélectionné par le
lexème verbal dont la pronominalisation s’effectue soit au moyen de préposition +
forme forte du pronom pour les animés, soit au moyen de en et y pour les inanimés (cf.
Pino Serrano, 1995, 1999 et 2000).

252
Je te remercie : objets et verbes de communication

aux plus rares ou même aux plus inattendues, toujours à partir d’un corpus
d’exemples réels de la langue.
L’analyse des données choisie mettra en évidence les rapports
existants, d’une part, entre les constituants fonctionnels concernés (S-O-
CP) et les catégories lexicales les plus fréquentes et, d’autre part, entre
ces fonctions syntaxiques et les rôles sémantiques impliqués : le locuteur
(L), le destinataire-récepteur (D) et le message ou contenu propositionnel,
objet du remerciement qui soit est incorporé dans le sémantisme du
prédicat, soit est explicitement montré. Le jeu qui s’opère entre ces trois
éléments permettra d’expliquer la sélection lexicale véhiculée par les
occurrences trouvées qui s’avère uniforme et assez restreinte.

2.  Remercier dans les dictionnaires


J’ai utilisé trois dictionnaires du français  : Le Trésor de la langue
française en ligne (TLF), le Lexis (L) et Le Petit Robert (PR) pour
examiner les différents emplois et constructions du verbe remercier afin
de les contraster par la suite avec des exemples tirés de la base textuelle
Frantext.
Classé transitif dans les trois ouvrages mentionnés, il s’agit d’un verbe
avec un sens unique et général, commun aux trois dictionnaires consultés :
exprimer de la gratitude, témoigner de la reconnaissance.
Des emplois classiques et/ou vieillis  : remercier quelque chose (se
féliciter de quelque chose/bénir) ou se remercier de + substantif/infinitif
(s’estimer heureux de quelque chose/se savoir gré) sont plutôt rares (TLF,
L), alors que la formule de politesse, assez répandue d’ailleurs : je te/vous
remercie peut présenter trois emplois bien différenciés :
1) expression de la gratitude dans une réponse (TLF) ;
2) indication d’un refus exprimé poliment (TLF, L, PR) ;
3) emploi ironique pour marquer le mécontentement (TLF).
Laissant de côté les emplois vieillis et/ou classiques mentionnés, ce verbe
se construit presque toujours avec un complément d’objet direct destinataire
du remerciement et la possibilité d’un complément prépositionnel
précédé de pour ou de pour l’indication de la cause : remercier quelqu’un
de/pour quelque chose, ou bien de par, de ou avec pour l’indication de la
manière : remercier quelqu’un de/par/avec quelque chose.
À propos du caractère valenciel ou non de ces deux constituants
précédés de préposition, je voudrais faire la précision suivante : dans le
cas de remercier quelqu’un de/pour quelque chose il s’agit bel et bien
d’un argument du prédicat qui englobe le contenu propositionnel objet
du remerciement qui est explicite. Ce complément ferait donc partie du
potentiel valenciel du prédicat.

253
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Pourtant, lorsque nous avons affaire à un complément de manière du


genre remercier quelqu’un de/par/avec quelque chose, il faut souligner
qu’il s’agit purement et simplement d’un constituant optionnel et
accessoire qui n’entre en aucun cas dans la valence du prédicat analysé.
Pourtant, dans les trois dictionnaires consultés, ces deux constructions
prépositives semblent être traitées sur le même plan, ce qui peut induire à
des interprétations erronées.
Ce constituant fonctionnel sert à compléter l’énoncé d’un point de
vue informatif et il prend souvent la forme d’un adverbe en -ment, d’un
syntagme prépositionnel ou d’une locution adverbiale traduisant l’état
émotionnel du locuteur par exemple dans (1), une idée d’intensité et/ou
d’insistance sous (2) ou tout simplement l’affection sous (3) :
(1) En douce, les chères femmes L. nous passent des sacs imposants de ces
précieuses denrées. Nous payons et nous remercions avec une émotion
débordante. (B. Auroy, 2008 : 117-118)
(2) Je vous remercie infiniment d’autant plus que depuis les grands froids le
marché a une fois de plus complètement disparu. (J. Pouquet, 2006 : 210-
211)
(3) Tu la remercias d’un baiser sur sa fossette, avant d’aller rejoindre la ronde
grande ouverte. (D. Maximin, 2004 : 138-139)
Les sens déviants par antiphrase ou par euphémisme mentionnés
dans le TLF6, où ce prédicat prend une valeur négative et/ou péjorative,
sont rares et presque inexistants dans le corpus sélectionné. Un seul
représentant pourrait s’approcher du modèle :
(4) 
Vous êtes exaspérants, vous savez, avec vos sempiternels et débiles
jeux de mots… En tout cas, je remercie ma fille Margot de nous avoir
aujourd’hui épargné ces paillardes chansons de corps de garde que, […].
(J. L. Benoziglio, 2004 : 110-111)

3.  Structures syntaxico-sémantiques du verbe remercier


Pour approfondir l’analyse des constructions possibles du lexème
verbal remercier il faut partir d’un corpus réel d’exemples : c’est le cas de
la base textuelle Frantext, qui fournit des occurrences qui permettent de
se faire une représentation globale pour la langue française.
J’ai repéré au total 117 exemples de remercie à une forme personnelle,
dont 110 à la voix active et 7 au passif que l’on ne va pas prendre en
considération dans l’étude.

6
Cela pourrait faire penser à des emplois peu fréquents et plutôt rares : Sa femme le
soignait. Il l’en remerciait par des injures (répondre par l’ingratitude)  ; il a fallu
remercier une actrice (la renvoyer) ; exemples tirés du TLF.

254
Je te remercie : objets et verbes de communication

Partant des objectifs présentés, je vais exposer par la suite les schèmes
ou patrons syntaxiques relevés après dépouillement et analyse des
exemples choisis.

3.1.  Constructions monoactancielles : S-V (3 exemples, 3 %)


Ce premier schème suppose tout simplement 3  % des occurrences
de remercier à la voix active. Seuls trois exemples, à sujet animé et
pronominal, sont à afficher, ce qui démontrerait la singularité de la
construction :
(5) En regardant « Très Chasse », j’ai l’impression que les chasseurs
n’éprouvent pas de culpabilité après l’orgasme du tir. Je remercie
facilement. (E. Levé, 2005 : 96-98)
(6) De toute façon, ils n’avaient pas le choix. Tous, jeunes et vieux, mobilisés
pour ce premier accueil, sont chargés de cadeaux. Je remercie, je souris. Je
voudrais que mes remerciements soient à la hauteur. (S. Weil, 2009 : 205-
206)
Étant donné qu’il s’agit d’un prédicat centré sur le destinataire, le seul
intérêt de ces exemples réside dans le fait que l’on veut focaliser d’autres
contenus : une propriété du sujet, sa facilité pour correspondre dans (5)
ou les gestes et le sourire accompagnant l’expression du remerciement
sous (6). Le locuteur désire que ces expressions soient à la hauteur,
proportionnelles à la quantité de cadeaux (chargés de cadeaux).

3.2.  Constructions biactancielles : S-V-O (49 exemples, 44 %)


La construction à forme pleine, modèle du schème biactanciel typique
et qui respecte l’ordre canonique de la phrase française, présente, pour
la plupart, un objet destinataire animé et humain : un Np (2 cas), un SN
animé, humain et bien déterminé (7 exemples) ou un pronom indéfini
(1 exemple). Deux cas uniquement contreviennent à cette règle (exemples
10 et 11) :
(7) Le pire est que notre petit prince sérieux garda son sang-froid et remercia
chacun avec dignité. (A. François, 2000 : 164-166)
(8) Ainsi, Braquemart se dresse. Gêne du soignant, stupéfaction-euphorie-
béatitude du soigné qui se signe, crie au miracle, remercie Dieu. (L. Lang,
2001 : 299-301)
(9) La mère remercie le gendarme et repart dans son dortoir en silence.
(F. Siefridt, 2010 : 101-103)
(10) Nous remercions le nombre pi, en ses mille premières décimales.
(J. Roubaud, 2002 : 296-297)
(11) Nous devions dormir ensemble et je remerciais le sort qu’elle soit à ce
point charmante et fume autant que moi. (M. Havet, 2005 : 397-398)

255
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Le sujet, sauf dans une occasion, prend la forme d’un clitique ou


d’un SN humain et bien déterminé. Il serait à remarquer uniquement
la correspondance entre les sujets animés et humains, toujours bien
déterminés et définis, et le seul exemple du corpus avec un sujet inanimé
où le déterminant employé est indéfini. Le jeu entre les deux actants est
toujours pareil  : un locuteur exprime sa gratitude et sa reconnaissance
à son interlocuteur, objet du discours et destinataire des remerciements
(contenu propositionnel incorporé), généralement humain et bien défini
(cf. Galatanu, 1984 et 1988) :
(12) Je remerciai le secrétaire et lui montrai, dans le même numéro de la
Paris Review, ma traduction de Maurice Roche, lui-même communiste.
(H. Mathews, 2005 : 185-187)
(13) Plus tard sur un trottoir au soleil la femme metteur en scène (c’est M. C.
V., avec qui j’ai fait du théâtre à La Rochelle) remercie les acteurs de sa
troupe. (H. Guibert, 2001 : 340-341)
(14) Des tracts lancés au cours de ces raids expliquent la nécessité de venir
démolir les usines travaillant pour « eux », remercient les gens qui
donnent des renseignements, exhortent la population à la résistance et à
la prudence, et adressent aux familles éprouvées les excuses et les regrets
[…]. (L. Schroeder, 2000 : 67-68)
Dans ce cas les tracts constituent l’instrument dont quelqu’un se sert
pour expliquer, remercier, exhorter, etc. Ce serait un emploi métonymique
(texte rédigé par un locuteur), ce qui n’invalide pas la conclusion générale
concernant le caractère animé du sujet.
La variante à objet clitique préverbal présente 34 occurrences dont
10 correspondent à la formule de politesse je te/vous remercie en emploi
performatif :
(15) Et comment va Véro, Pierre-Antoine ? – Très bien, je te remercie.
(J. L. Benoziglio, 2004 : 110-111)
(16) Léaud, très content, me salue avec déférence : « Je vous remercie, vous
êtes très “chic”. » (J. L. Lagarce, 2007 : 392-393)
Sauf erreur de lecture ou manque de contexte, seuls trois exemples
apparaissent, et les trois chez le même auteur, où cette formule de politesse
sert à l’indication d’un refus poli, valeur consignée dans les dictionnaires
consultés (PR, L et TLF) :
(17) – Tu ne veux pas un petit cognac ? – Je te remercie Papa, mais tu sais
bien que je prends la route… Où sont les clefs de ta voiture d’ailleurs ?
(A. Gavalda, 2008 : 634-635)
(18) – Doux Jésus, parce que c’est lui qui me l’a dit ! On a bu un verre de porto…
Vous en voulez un, d’ailleurs  ? – Non, non… Je… je vous remercie…
(A. Gavalda, 2004 : 339-340)

256
Je te remercie : objets et verbes de communication

(19) – Tu as besoin d’argent ? Camille aurait dû dire non. Depuis vingt-sept ans,
elle disait non. Non, ça va. Non, je vous remercie. Non, je n’ai besoin de
rien. Non, je ne veux rien vous devoir. Non, non, laissez-moi. (A. Gavalda,
2004 : 478-480)
À côté de cet emploi, une autre valeur visiblement péjorative et/
ou négative de la formule consiste à marquer le mécontentement ou le
dédain (TLF). N’ayant pas trouvé ce cas dans la sélection effectuée, il a
fallu élargir un peu les années de recherche pour trouver un échantillon
d’exemples illustratifs :
(20) Ton mari est en train de raconter une histoire, tout le monde est plié en
deux, là-bas… Au fait, bravo, Georges, tu t’es distingué, je te remercie,
Jacques a été choqué par ton attitude, franchement, quelle façon de dire
bonjour… (A. Jaoui & J. P. Bacri, 1991 : 18-20)
(21) […] j’ai envie de fermer et d’aller me coucher, alors tu vois… Je suis
fatigué. PHILIPPE  : Tu t’en fous, de mes histoires  ?… Je te remercie.
HENRI : Pourquoi, tu t’intéresses aux miennes toi ? Tu les connais, mes
histoires, à moi ? (A. Jaoui & J. P. Bacri, 1994 : 79-80)
Il est à remarquer que pour ces trois valeurs de la formule (expression
de la gratitude, du refus poli et emploi ironique) il existe un changement
de sens mais la structure de la phrase est toujours la même, la formule
de politesse fonctionnant à la manière d’une locution figée invariable.
Dans les exemples consignés de ces différents emplois nous assistons
au passage du pôle positif au pôle négatif sémantiquement parlant, sans
qu’en aucun cas la structure formelle de la phrase change.
Dans les cas restants, le COD est toujours représenté par un clitique
désignant le destinataire à qui s’adressent les remerciements du locuteur,
lui-même représenté majoritairement aussi par un pronom personnel (19
occurrences), un Np (3 exemples), un SN animé et humain ou un pronom
indéfini :
(22) Ce voyage est le cadeau de ses treize ans, elle sautille, le remercie en
l’embrassant sur le front, il vient de lui offrir aussi une paire de gants de
chevreau blanc. (C. Fellous, 2001 : 229-231)
(23) « Bon, laisse tomber, je ne vais pas en faire une histoire, ça va pour
cette fois… Mais méfie-toi, ne recommence pas…  » Willy le remercie.
(K. Bernfeld, 2003 : 133-135).
(24) Je voudrais aller me coucher, mais les détenues juives arrivent toutes et
nous remercient chaleureusement. (F. Siefridt, 2010 : 93-95)
(25) […] ce texte que personne, dans mon entourage, n’avait lu (on me
remerciait poliment et on le refermait vite, accablé), ces onze pages […].
(G. Aubry, 2009 : 73-74)

257
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Dans deux exemples du même auteur et tout à fait semblables, le verbe


est à l’impératif, avec toutes les contraintes que ce mode représente par
rapport à l’expression du sujet :
(26) Ne me remerciez pas, je sais que cela vous passionne. (J. L. Lagarce,
2007 : 528)

3.3. Constructions triactancielles : S-V-O-CP


(58 exemples, 53 %)
Les variantes correspondant à cette structure phrastique sont multiples,
les altérations concernant la place des différents constituants fonctionnels
sont déterminées par leur catégorie lexicale, notamment par la profusion
des pronoms clitiques en fonction d’objet et/ou de CP.
De même que pour les constructions biactancielles, on observe une
tendance nette à l’emploi des pronoms personnels de la première ou de
la troisième personne pour le sujet et des clitiques atones à la deuxième
personne pour l’objet.
Les résultats obtenus après dépouillement des exemples, comportent
dans tous les cas, sujet et objet à part, un troisième constituant que
j’ai décidé d’appeler CP (voir note 5), servant à expliciter le contenu
propositionnel, voire à indiquer la raison des remerciements proférés de la
part du locuteur. Il se rapporte toujours à un acte, à une action précédente
de la part de l’interlocuteur, destinataire de la reconnaissance. De là
le classement habituel de ce verbe de parole comme prédicat à valeur
anaphorique (Roulet, 1978 ; Galatanu, 1984 et 1988 ; Eskhol, 2002).
Avec 13 occurrences au total, la structure trivalente canonique
implique des sujets pronominaux (personnels ou relatifs) et des objets de
nature nominale (7 Np et 6 SN). Pour ce qui est du CP, la distribution est
la suivante : 8 infinitifs passés, 1 infinitif présent, 2 SN et 2 complétives
nominalisées7 :
(27) Je remercie le ciel de m’avoir donné pour amis ces êtres si généreux,
si «  permissifs  » que sont T. et C., qui ne m’ont jamais bridé, et […].
8
(H. Guibert, 2001 : 379-380)

7

Dans ces deux occurrences du corpus, où le contenu propositionnel du prédicat est
exprimé par la structure de ce que P, l’alternance modale est évidente : l’indicatif et le
subjonctif sont de mise (cf. Roulet, 1978 : 443 et Galatanu, 1988 : 115-117).
8
Le SN le ciel figure dans deux autres occasions dans le corpus, écrit avec une
majuscule ; pourtant, après consultation lexicographique, j’ai décidé de le considérer
comme Nc et les trois exemples trouvés ont été traités de la même manière. Pourtant, il
est évident que dans les trois cas mentionnés nous assistons à une personnification du
ciel, tout comme si les remerciements étaient adressés aux dieux.

258
Je te remercie : objets et verbes de communication

(28) […] mais peut-être exauçait-il un vœu fait dans sa guerre, dans sa tranchée
ou à son camp de prisonniers, comme quoi il remercierait Marie d’en
revenir vivant, et […]. (A. M. Garat, 2003 : 259-260)
(29) Je remercie tout particulièrement Pierre Rigoulot pour son aide et son
soutien. (C. Brière-Blanchet, 2009, 7 nov.)
(30) Aujourd’hui nous remercions Dieu de ce que nous avons de quoi nous
nourrir et nous vêtir ; de ce qu’il y ait un toit sur nos têtes et du feu
dans la cheminée, de ce qu’aucun ennemi ne parcourt nos rues […].
(L. Schoroeder, 2000 : 218-219)
(31) […] Nous remercions le Ciel de ce que la Loi seule, et non une brute
illuminée dans quelque Berchtesgaden, soit notre souverain […]
(L. Schoroeder, 2000 : 218-219)
Dans les 40 cas trouvés de la variante triactancielle à objet et/ou CP
préposés, le sujet et objet sont toujours des clitiques pronominaux, alors
que le CP prend la forme d’un infinitif passé (14 exemples), présent (3 cas),
du clitique adverbial en (7 cas) ou d’un SP au moyen des prépositions de
ou pour (16 occurrences)9 :
(32) Nous vous remercions de nous avoir confié Les Adieux. Le texte est écrit
avec une grande sensibilité. (J. L. Lagarce, 2007 : 429-430)
(33) – Oui, monsieur Leturdu, je vous remercie de prendre ainsi les choses en
main […] (L. Lang, 2001 : 51-53)
(34) Je vous remercie infiniment pour votre colis, les œufs particulièrement,
c’est une telle joie de manger un œuf frais ! (J. Pouquet, 2006 : 107-108)
(35) 8 juillet de Michelle : Je vous remercie de votre colis magnifique. Vous ne
pouvez savoir notre joie en mangeant ces chips dont nous avions oublié
le goût, quelle bonne idée vous avez eue là. (J. Pouquet, 2006 : 41-42)
(36) […] Princesse, je suis heureuse que vous aimiez mon livre, je ne me rends
compte de rien, mais votre indulgence, princesse, m’est précieuse et je
vous en remercie sincèrement. (M. Havet, 2003, p. 92-93)
Il est temps de préciser que du total des occurrences à la voix active,
et mis à part les trois exemples du schème SV, seulement dans l’exemple
qui suit l’objet destinataire des remerciements n’est pas exprimé, mais
facilement repérable dans le contexte. C’est pourquoi il est préférable de
l’analyser comme une structure triactancielle à objet latent10 :

9
Le choix de l’une ou l’autre préposition ne semble pas pertinent devant un substantif
ou un syntagme nominal et, sauf dans des expressions plus ou moins figées du genre je
vous remercie de votre attention, de et pour alternent devant le même substantif, ce qui
prouve qu’il s’agit de simples variantes formelles : cf. exemples (34) et (35).
10
À propos de la notion d’objet latent  : Fonagy, 1985  ; Larjavaara, 2000  ; ou Pino
Serrano, 2004.

259
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(37) Berthe tend silencieusement un verre d’eau à l’enfant, qui, en le prenant,


rencontre son regard, ce regard brun si doux, ce regard paisible comme
celui des vaches, pense l’enfant. Étrange aussi. Ce regard où il y a toutes
sortes de pensées muettes, secrètes. L’enfant remercie pour l’eau, et pour
quelque chose d’autre aussi, quelque chose de non dit qui fait que, devant
la jeune femme et son bébé, elle se sent comme coupable. (M. Sizun,
2009 : 176-177)
Enfin, d’autres variantes beaucoup moins fréquentes dans le corpus,
sont représentées par les trois cas suivants, où un relatif (que/dont) ou
un clitique (vous/en) jouent le rôle d’objet et/ou de CP, provoquant
l’altération subséquente dans l’ordre des constituants :
(38) J’ai reçu le troisième colis il y deux jours, dont je vous remercie très
vivement, c’est très délicieux et cela nous fait un très grand plaisir.
(J. Pouquet, 2006 : 203-204)
(39) Cette reprise fut en somme pour moi l’occasion d’une mise au point
tardive, et j’en remercie les instigateurs involontaires. (G. Genette,
2006 : 49-50)
(40) […] que l’auteur en était un certain «  Maître d’École d’Aplincourt  »,
qu’un autre anonyme remerciait « d’avoir trouvé une nouvelle manière
de mettre en œuvre les bouts-rimés ». (J. Roubaud, 2000 : 439-440)

4.  Bilan et conclusions


Après ce bref survol syntaxico-sémantique dans le but de retracer
les principaux emplois, constructions et usages du verbe remercier dans
la langue actuelle, il est temps d’extraire quelques idées générales et
de fournir des résultats sur les différentes constructions analysées, la
sélection lexicale trouvée et le jeu pronominal réitéré.
Sans aucun doute, les constructions les plus fréquentes sont celles à
trois actants suivies des constructions biactancielles. Les schèmes les plus
productifs sont, pour les constructions triactancielles, ceux qui combinent
un sujet et un objet pronominaux et un CP représenté pour la plupart par
un infinitif passé et, dans le cas des constructions à deux actants, le schème
le plus habituel correspond également à la combinaison d’un sujet et d’un
objet pronominaux, animés et humains. Tout cela porte à croire que dans
l’étude des éléments constructionnels de ce prédicat verbal, assez pauvre
et restreint lexicalement parlant, le plus saillant serait le jeu pronominal
opéré, ce qui met en relief aussi le poids des emplois performatifs pour ce
prédicat verbal de communication.
À l’intérieur de ce choix de clitiques, trois modèles ressortent d’une
façon particulière et se répartissent comme suit entre les trois constituants
impliqués :

260
Je te remercie : objets et verbes de communication

1) le sujet (S), correspondant au locuteur, pronominal animé et


humain majoritairement de la première personne ;
2) l’objet (COD) pronominal animé et humain, destinataire de l’action
véhiculée par le prédicat, pour la plupart à la deuxième personne ;
3) le CP représentant l’explicitation du contenu propositionnel
véhiculé par un infinitif au passé, ce qui renchérirait sur la valeur
anaphorique de ce prédicat verbal.
L’analyse contrastive avec d’autres langues romanes, et plus précisément
avec l’espagnol, montrerait d’une part que les emplois performatifs de
l’hétéronyme agradecer sont d’un usage moins courant11 et, d’autre part,
que la construction la plus fréquente de ce prédicat verbal répond au
modèle canonique des verbes de transfert et de communication : agradecer
algo (qqch.) a alguien (à qqn.), structure dans laquelle le destinataire
correspond toujours à un COI, alors que le contenu propositionnel est
toujours codé comme COD. Peut-être l’étymologie des deux verbes ainsi
que leur évolution historique dissemblable aideront-elles à expliquer ces
différences de construction et de disposition des constituants.
J’espère avoir prochainement l’occasion d’approfondir et compléter
cette analyse avec les données que nous sommes en train d’examiner et
d’inventorier dans le travail collectif multilingue du CoDiRe, en cours de
réalisation (Galatanu et al., à paraître).
Et je compte aussi, chère Olga, qu’avec l’intuition, la perspicacité et la
finesse d’analyse qui te caractérisent, tu pourras poursuivre et compléter
cette analyse syntaxico-sémantique que j’ai voulu entreprendre pour te
rendre hommage.

Bibliographie
Anscombre, J. C. (1979) « Délocutivité benvenistienne, délocutivité généralisée
et performativité », Langue française, no 42, p. 69-84.
Benveniste, É. (1966) « Les verbes délocutifs », in Problèmes de linguistique
générale I, Paris, Gallimard, p. 277-285.
Eskhol, I. (2002) Typologie sémantique des prédicats de parole, Thèse de
doctorat, Université Paris XIII.
Eskhol, I. & Le Pesant, D. (2007) « Trois petites études sur les prédicats de
communication verbaux et nominaux », Langue française, no 153, p. 20-32.
Fónagy, I. (1985) « J’aime ø, je connais ø. Verbes transitifs à objet latent », Revue
Romane, no 20(1), p. 3-34.

11
Bien que l’on enregistre des cas de te lo agradezco et même de te agradezco en
espagnol péninsulaire, des tournures créées à partir de gracias seraient plus fréquentes
en espagnol standard.

261
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Galatanu, O. (1984) Actes de langage et didactique des langues étrangères,


Bucureşti, TUB (Presses universitaires de Bucarest).
Galatanu, O. (1988) Interprétants sémantiques et interaction verbale, Bucureşti,
TUB (Presses universitaires de Bucarest).
Galatanu, O. & Pino Serrano, L. (2012) « La zone objectale et les classes d’objets
des verbes de Communications », Cuadernos de Filología Francesa, no  23,
p. 75-92.
Galatanu, O., Bellachhab, A. & Cozma, A.-M., (dir.) (à paraître), La sémantique
de l’interaction verbale I : les actes et les verbes ‹remercier› et ‹reprocher›,
Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
Larjavaara, M. (2000) Présence ou absence de l’objet. Limites du possible en
français contemporain, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica.
Pino Serrano, L. (1995) « Les compléments du verbe et la structure de la
proposition en français. Critères d’identification. Essai de classification », in
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Jourdan Pons e Isolina Sánchez Regueira, Santiago de Compostela, Servizo de
Publicacións da Universidade de Santiago de Compostela, p. 255-283.
Pino Serrano, L. (1999) « Pour et contre le complément d’attribution » in
T. García-Sabell, M. Míguez, E. Montero, M. E. Vázquez et J. M. Viña
(eds.), Homenaxe ó profesor Camilo Flores, t. I, Universidade de Santiago de
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Pino  Serrano,  L. (2000) «  Hacia una reclasificación de los complementos del
verbo en francés: el COI », in M. Serrano, L. Avendaño et M. C. Molina (dir.),
La philologie française à la croisée de l’an 2000, t. II, Universidad de Granada,
p. 83-93.
Pino Serrano, L. (2004) « Objet présent, objet latent et objet effacé », Opera
Romanica, no 5, p. 294-302.
Pino Serrano, L. (2010) « La combinatoire syntaxico-lexicale des verbes dicendi :
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comparative des constructions syntactico-sémantiques du verbe expliquer et de
son hétéronyme espagnol explicar », in A. Gautier, L. Pino Serrano, C. Valcárcel
et D. Van Raemdonck (dir.), Complémentations. Nouvelles perspectives sur les
compléments, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, coll. GRAMM-R.
Roulet, E. (1978) « Essai de classement syntaxique des verbes potentiellement
performatifs en français », Cahiers de linguistique, no 8, p. 437-455.

262
Cinquième partie

Complémentarités et convergences d’approche


Dans le pigeon, tout est bon 
Étude des « possibles argumentatifs »
d’un objet discursif en contexte

Julien Longhi

Université de Cergy-Pontoise

Introduction
Pour contribuer à ce volume d’hommage à Olga Galatanu, nous
proposons de considérer un problème linguistique qui ne peut, selon
nous, être traité qu’en mettant à contribution les champs de l’analyse
du discours, de la sémantique et de la pragmatique. Or, une des
principales richesses du travail mené par Olga Galatanu est précisément
d’avoir constitué un modèle d’analyse du sens linguistique qui intègre
l’Analyse linguistique du discours (ALD) et la pragmatique  : ce
modèle a été appelé Sémantique des Possibles Argumentatifs (SPA).
Force est de constater, d’ailleurs, que ce croisement disciplinaire n’est
pas dans ses recherches un posé qui ne serait pas suivi d’effets, mais
représente bien le « cahier des charges » d’une théorisation qui cherche
à cerner le sens du point de vue des mécanismes sémantiques qui le
caractérisent, à travers ses usages en discours, et ses effets en contexte.
Après avoir présenté les aspects qui retiennent notre attention dans les
développements de la SPA, et les avoir discutés au regard du modèle
théorique que nous essayons de développer, nous présenterons l’analyse
sémantico-discursive du terme pigeon dans un corpus récent relatif au
contexte du « mouvement des pigeons », de septembre à novembre
2012.

1.  Les « possibles argumentatifs » des objets discursifs


Les principes de base de la SPA sont directement hérités des théories
de l’argumentation dans la langue1. À partir des travaux de Ducrot

1
Concernant la discussion des spécificités des théories argumentatives, voir Longhi
(sous évaluation).

265
Du sens à la signification. De la signification aux sens

notamment – qui ont montré la dimension argumentative, et non


strictement informationnelle, de la langue –, Olga Galatanu a dépassé le
stade de l’énoncé qui était généralement privilégié dans ces travaux de
sémantique, en introduisant une corrélation entre le couple signification/
sens et l’information transmise. Selon elle, l’information comporte
une évaluation des faits (commentaire), et cette évaluation est toujours
repérable au niveau des types de discours que l’on peut envisager comme
des enchaînements possibles à partir de l’énoncé descriptif  : «  dans le
paquet de “topoï” que l’énoncé portant sur le fait social convoque avec
plus ou moins de force, et donc dans l’orientation argumentative de cet
énoncé, il y a nécessairement au moins un topos directement porteur
d’une valeur  » (Galatanu, 1994  : 75). L’argumentation dans la langue,
une fois liée à l’attribution de valeurs, et impliquée dans l’analyse de faits
sociaux, devient un outil très puissant pour l’analyse de discours, avec la
possibilité de prendre en compte les enchaînements repérés en discours et
ce sur quoi ils se fondent.
Le second intérêt de la démarche discursive de la SPA est de
s’attaquer à une difficulté relative aux premières théories argumentatives,
qui consistait à attribuer à des enchaînements un caractère structurel
ou primaire, et à d’autres une dimension contextuelle ou secondaire.
De l’Argumentation dans la langue à la Théorie des topoï, les auteurs
(Anscombre & Ducrot, 1983  ; Anscombre, 1995, pour les principaux)
classent certaines associations comme étant attachées à des éléments de la
langue, alors que d’autres relèvent de l’usage particulier fait en discours.
Or, comme nous l’avons montré ailleurs (Longhi, 2008, par exemple),
ces dichotomies résistent difficilement aux analyses de discours, saisis
à travers des corpus. Olga Galatanu propose une solution en distinguant
différents types de blocs de signification, qui peuvent être déployés dans
l’argumentation :
–– un bloc sémantique : l’association est stable, intrinsèque au sens
des mots, ou plutôt, stabilisée, conventionnalisée ;
–– un bloc de signification culturelle, dominante dans la société à un
moment donné ;
–– un bloc de signification strictement discursif, proposé par un
locuteur dans la singularité de son acte de parole (2000 : 252).
On a toujours ici la tentative de dissocier les types d’enchaînements,
mais plus totalement selon une dichotomie qui tiendrait à une certaine
conception de la langue : la distinction se fait en fonction d’un certain état
de l’usage linguistique tel qu’il est produit par les sujets parlants. Ceci
se voit bien, dans le premier type de bloc, avec « l’association est stable,
intrinsèque au sens des mots, ou plutôt, stabilisée, conventionnalisée »
(nous soulignons). Si l’héritage de la théorie ducrotienne est présent,

266
Dans le pigeon, tout est bon

Olga Galatanu s’en détache légèrement en proposant que le caractère


intrinsèque d’une association relève finalement plus d’une stabilisation,
considérant donc qu’il y a un processus, une dynamique, présente en
amont, et probablement aussi un caractère remaniable dans le lien perçu
comme intrinsèque. Il n’est d’ailleurs plus question de topoï extrinsèques,
mais plutôt d’enchaînements culturels ou discursifs, ce qui permet de
qualifier la nature de l’enchaînement, plutôt que de la catégoriser, tel que
cela était, selon nous, le cas avec intrinsèque/extrinsèque.
Un troisième aspect pertinent pour notre travail est le lien établi,
pour différencier la nature des enchaînements, et donc la nature du sens
linguistique, entre les enchaînements et les spécificités pragmatiques de
l’acte de communication :
on peut chercher dans l’analyse du discours des blocs de représentations
portant sur l’activité discursive, qui peuvent être intrinsèques à la spécificité
illocutionnaire de l’acte, basés sur des règles que nous proposons d’appeler
topoï pragmatiques intrinsèques à l’acte illocutionnaire, et des blocs de
représentations de la fonction discursive de l’acte, basés sur des règles
extrinsèques à la spécificité illocutionnaire de l’acte, que nous proposons
d’appeler topoï pragmatiques extrinsèques aux actes illocutionnaires
(culturels, idéologiques). (Galatanu, 2000 : 253)
Ceci est très intéressant du point de vue sémantique, et explicite peut-
être plus nettement que dans les premiers travaux de la « pragmatique
intégrée » la relation entre les topoï et la spécificité d’un acte illocutionnaire :
les enchaînements sont nécessairement à prendre en compte, certes, selon
leur degré de conventionalité ou de créativité, mais également à rapporter
à la spécificité pragmatique de la situation, qui en détermine pour partie
la nature. Aussi, l’argumentation, phénomène que nous jugeons comme
constitutif du sens, est définie comme cela chez Olga Galatanu :
Cette définition recouvre les argumentations séquentielles, s’appuyant sur les
topoï intrinsèques ou extrinsèques ‘déployés’ dans le discours, ou proposant
des topoï ‘inédits’, d’une part, et les visées argumentatives des énoncés qui ne
font pas partie d’une séquence argumentative explicite. Enfin, cette définition
rejoint la définition plus traditionnelle de l’argumentation, qui l’oppose
à la démonstration, et explique le mécanisme discursif d’objectivation,
de réification des significations non naturelles (des systèmes de signes
linguistiques), par leur association dans un bloc signifiant sur la base d’un
lien présenté comme naturel. (1999 : 47-48)
Il y a donc trois volets qui déploient l’argumentation dans tous les
pans du discours  : au niveau des enchaînements dans les séquences
linguistiques, au niveau discursif avec la portée des énoncés sur les visées
discursives, et au niveau des représentations constituées par le discours
(renversant la conception représentationaliste du langage, par exemple).

267
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Finalement, l’argumentation, en se complexifiant de la sorte au contact du


discours, devient le cœur des représentations du sens linguistique.

2.  Les représentations du sens linguistique


La caractéristique mise en évidence dans le point précédent est
finalement la relation entre le sens et des concepts tels que le discours, la
culture, etc. Il s’agit donc d’une sémantique que nous pouvons qualifier de
discursive, et qui fait intervenir les aspects pragmatiques de la situation :
Au niveau de l’interprétation, le mécanisme sémantico-discursif s’appuie sur
des éléments qui doivent faire partie de la signification proposée (construite)
par la description sémantique des entités linguistiques, alors que le mécanisme
pragmatico-discursif s’appuie sur des informations qu’apporte la situation de
communication et/ou sur l’environnement textuel des entités linguistiques
mobilisées.
Ce dernier phénomène, étudié par la pragmatique inférentielle ne nous paraît
pas pourtant pouvoir être traité en dehors d’une approche sémantique. Si,
en situation, ou selon l’environnement linguistique, (14) [Il y a une grève
à la SNCF] peut permettre un enchaînement argumentatif comme celui de
l’exemple (15) [Il y a une grève à la SNCF, donc les gens savent encore se
mobiliser] aussi bien qu’un enchaînement comme celui de l’exemple (16)
[Il y a une grève à la SNCF, les gens ne savent plus qu’empêcher le bon
fonctionnement de la société], c’est parce que le mot grève a un potentiel
argumentatif axiologique qui peut activer, en contexte, le pôle positif ou le
pôle négatif. (Galatanu, 2002 : 97-98)
Deux points retiennent ici notre attention, dans le cadre de la
constitution d’une théorie des objets discursifs : le pointage des limites des
théories inférentielles, et la notion de potentiel argumentatif axiologique.
i) Pour le premier point, nous souscrivons à l’idée qu’une approche
qui fait dériver les interprétations du contexte, qui situe l’enchaînement
sur des processus cognitifs souvent déliés du matériau linguistique, et
qui évacue la dimension symbolique du langage, n’est pas tenable
pour l’analyse sémantique. Selon Sperber (1996), par exemple, les
représentations se transforment en direction de contenus qui demandent
un effort mental moindre et qui entraînent des effets cognitifs plus grands.
Cette tendance à optimiser le rapport effet/effort favorise, selon lui, la
transformation progressive des représentations à l’intérieur d’une société
vers des contenus pertinents. Du point de vue de ce qu’il nomme une
épidémiologie des représentations, il existe deux classes de processus
pertinents : les processus intra-individuels de la pensée et de la mémoire,
et les processus interindividuels dans lesquels les représentations d’un
individu affectent celles d’autres individus par le moyen de modification de
l’environnement ; ce seraient donc des processus en partie psychologiques

268
Dans le pigeon, tout est bon

et en partie écologiques. Dans ce cadre, les capacités cognitives humaines


agissent, entre autres choses, comme un filtre sur les représentations qui
sont susceptibles de se répandre dans une population humaine, de devenir,
en d’autres termes, des représentations culturelles. Concrètement :
Il n’y a que des représentations mentales qui naissent, vivent et meurent à
l’intérieur des crânes individuels, et des représentations publiques qui sont
des phénomènes matériels ordinaires – des ondes sonores, des agencements
de lumière, etc. – dans l’environnement des individus. (Sperber, 1996 : 113)
Le liage communication/cognition/culture est ici intéressant, et
peut constituer un point de débat entre cette conception biologique de
la communication et notre approche. La caractéristique majeure des
théories cognitivistes, du type de celle développée par Sperber, c’est de
faire l’hypothèse d’un ensemble de normes communicationnelles, mais
qui ne sont pas l’objet d’étude, comme c’est à l’inverse le cas dans la
SPA et sa manière de caractériser le sens linguistique. Nous concernant,
nous reconnaissons – tel que le fait également Olga Galatanu – qu’on ne
peut certes pas faire l’économie d’un substrat de type cognitif, mais nous
considérons aussi que notre responsabilité consiste à ne pas abandonner
la dimension symbolique distinctive des idiomes et des discours, car les
signes, de même que la contamination des idées est avant tout affaire
de sémiologie au sens de Saussure. La démarche inférentielle considère
donc comme préalable ce qui constitue notre objet d’étude, et ce qui
devrait l’être dans tout travail de sémantique. Ce qui explique selon nous
cette divergence, c’est la perspective sémiologique dans laquelle nous
engageons notre travail  : si l’argumentativité de la langue est l’objet
d’étude, c’est précisément parce qu’elle ne va pas de soi. Or, tout cela
est présupposé et n’est pas érigé en objet d’étude dans la contamination
des idées de Sperber. Précisément, par exemple, il nous semble que les
séparations entre croyance intuitive/croyance réflexive et représentation
individuelle/publique ne permettent pas de tirer parti de la diversité
des modes d’inscription des enchaînements en discours, ni d’analyser
précisément ce qui sous-tend les productions langagières, en expliquant
en particulier la tension entre stabilité et plasticité du sens.
ii) Concernant le second point, il est intéressant de noter que les mots
sont donc dotés d’un potentiel argumentatif axiologique, ce qui signifie
que l’argumentation possible est également rapportée à une caractérisation
sous forme de valeurs. Ceci n’est pas anodin, dans la mesure où ces
mécanismes «  peuvent modifier le “patrimoine” sémantique d’une
communauté linguistique, le faire évoluer, garantissant ainsi la richesse de
ces ensembles ouverts d’associations mentales portées par la signification
des mots » (Galatanu, 2006 : 86). L’intérêt de cette démarche est encore
une fois de rester du côté langagier, et de ne pas reporter dans la cognition

269
Du sens à la signification. De la signification aux sens

ce qui relève en priorité du matériau linguistique. Aussi, si l’approche


proposée est finalement «  holistique, associative et encyclopédique »
(2006  : 94-95), elle permet de considérer l’ensemble des phénomènes
qui contribuent à la constitution du sens linguistique, en se basant sur les
connaissances et associations relatives aux éléments de la langue.
On le voit, le travail mené par Olga Galatanu ouvre la voie vers une
analyse de discours résolument linguistique, qui tient compte du caractère
argumentatif de la langue, et qui s’appuie sur les propriétés associatives
et encyclopédiques de la langue maniée par les sujets. C’est une voie qui
a permis un décloisonnement disciplinaire inédit, et qui nous a permis
d’avancer sur une théorisation qui prolonge selon nous ces acquis, en
radicalisant certains principes : nous proposons donc d’articuler les points
vus précédemment dans le concept d’« objet discursif », qui permet de
répondre au « cahier des charges » de la SPA tout en considérant davantage
le côté de la parole plutôt que de la langue.

3. Possibles argumentatifs de pigeon


et saisie de l’objet discursif
Pour étayer les points relevés précédemment, et les inclure dans une
théorisation qui nous est propre, que nous stabilisons sous l’appellation
de Théorie des objets discursifs, nous prenons l’exemple du collectif des
Pigeons : le mouvement anonyme des pigeons, collectif d’entrepreneurs
indignés par la politique fiscale du gouvernement, s’est fait connaître
par une page facebook et un compte Twitter, début octobre 2012. Il
nous a semblé intéressant de nous pencher sur un mot dont la portée
argumentative a permis une réelle efficacité sociodiscursive, puisque ce
collectif a obtenu un recul de la part du gouvernement, qui a ensuite revu
à la baisse les impôts prévus pour les patrons d’entreprises. Du point de
vue sémantique, pigeon a dû être choisi non pas bien sûr dans le sens du
volatile, mais pour son sens de « personne crédule qui se laisse facilement
duper au jeu ou en amour » (TLFI). Or, il y aurait déjà un glissement de
sens, puisque les entrepreneurs ne se font duper ni dans le jeu, ni en amour,
mais plutôt en matière fiscale. De plus, en cherchant les différents sens
du mot pigeon, nous trouvons plusieurs sens positifs qui se rattachent au
terme : aile de pigeon en danse qui décrit un mouvement, l’expression mon
(petit) pigeon comme terme affectif, le sens de pigeonnant comme « faire
saillir », employé positivement par certains hommes à propos de la poitrine
féminine (même si l’employer comme tel serait sujet à discussion).
Dans le contexte qui nous occupe, la productivité du sens de pigeon
tient, selon nous, au fait que d’autres sens concernent non plus une vision
interne centrée sur l’objet pointé par le mot « pigeon », mais d’un point
de vue externe, à partir des rapports que l’on entretient avec « pigeon ».

270
Dans le pigeon, tout est bon

En clair, il y a des sens de pigeon qui n’existent que parce que certains
attribuent à d’autres l’étiquette de « pigeon ». Pigeon est alors à concevoir
selon le sens « prendre (quelqu’un) pour un pigeon », c’est-à-dire
« prendre quelqu’un pour un naïf facile à duper, une victime à plumer ».
L’idée centrale est qu’il y a pigeon parce qu’il y a « prise pour », donc
perception, jugement et action en conséquence de la part d’autrui.
Il y a donc, selon nous, un double fonctionnement sémantique, qui
explique le succès de ce mouvement :
–– L’introduction du référent pigeon entraîne aussi l’identification
d’un « coupable » qui « pigeonne », c’est-à-dire qui « rend pigeon »
(ici, c’est le gouvernement qui est visé) ;
––  Pigeon convoque presque immédiatement l’action dont ceux qui
sont désignés comme tels sont victimes, à savoir « être plumés »,
action qui est intrinsèquement condamnable.
En effet, si, à propos de « pigeon »-animal, plumer signifie « enlever les
plumes », ici, à propos de « pigeon »-personne, plumer signifie « dépouiller
progressivement (quelqu’un) d’un bien matériel, généralement par ruse et
tromperie ».
Aussi, il y aurait presque un effet performatif du mot pigeon, au sens
où il construit, par le fait de son énonciation, un cadre et un ensemble de
rapports entre les éléments qui le composent : une victime, un coupable,
et une action condamnable menée avec des moyens douteux. Pigeon
scénarise donc la situation et construit une représentation de la situation
qui donne aux différents acteurs des rôles bien définis. La phase de
constitution du sens de pigeon dans le collectif anonyme permet, grâce
à une efficacité sémantique, de coïncider avec la réalité qui est ressentie
par les entrepreneurs, et de pouvoir s’adapter au cadre illocutionnaire du
tweet. Parallèlement, le sens de « pigeon »-oiseau est aussi maintenu par
certains procédés, comme par exemple le visuel identifiant le compte,
qui est celui d’une tête de pigeon, et le slogan qui l’accompagne est « we
are #geonpi  »  : le visuel réactualise le sens de l’oiseau, et l’inversion
des syllabes rend possible l’identification très précise du mouvement,
avec #geonpi, qui permet dans les recherches automatisées de ne pas
tomber sur les emplois de #pigeon. En outre, avec le nom du compte
@DefensePigeon, l’utilisateur étaye le côté « animal » (avec la séquence
« défense de + nom d’un animal menacé »). Pour l’illustrer, nous avons
relevé différentes productions sur le réseau social Twitter2, principal
lieu des échanges lors de cet événement, et nous les avons organisées en

2
Pour des exemples de tweets cités dans leur forme originale, voir les exemples donnés
dans notre billet sur le Huffington Post  : http://www.huffingtonpost.fr/julien-longhi/
buzz-pigeon-entrepreneurs_b_1987261.html

271
Du sens à la signification. De la signification aux sens

fonction du type de topos qu’elles mobilisent, en reprenant les critères


établis par Olga Galatanu que nous avons réaménagés en fonction de nos
perspectives d’analyse :
Topoï intrinsèques : reconstitution sémantique :
(1) Les Roucoulements de @jattali
(http://blogs.lexpress.fr/attali/2012/10/15/le-suicide-fiscal/ … Rhouu
Rhouu #geonpi)
Topoï intrinsèques/bloc sémantique :
(2) @DefensePigeons, #geonpi, nouveau dindon de la farce…
(3) #Geonpi RT@lemondefr: Le gouvernement se dit «en chasse» d’un
repreneur pour Petroplus (http://lemde.fr/WZqUGH)
Topoï intrinsèques à la situation :
(4) Débat #geonpi avec @isai_fr sur France 24 Rhouuuuu
Topoï intrinsèques dans le cadre illocutionnaire du tweet :
(5) Rhouuu Rhouu Rhouuuu ! (8>
(6) @StartingRock langage #geonpi (8>
Topoï extrinsèques dans le cadre illocutionnaire du tweet :
(7) Faut rappeler que dans beaucoup de villes, le #pigeon est un nuisible.
C’est un signe. #geonpi
(8) Réponse :
@PapaPingouin Ce soir au repas pigeoneau petits pois carrottes c’est le
seul intérêt des pigeons de finir avec des petits pois
Pour les topoï intrinsèques, nous proposons, en reprenant les éléments
avancés par Olga Galatanu, de faire une distinction entre ceux qui
relèveraient d’une perception intrinsèque du sémantisme du terme, ceux
qui s’appuient sur le sens contextuel du terme sans s’en détacher, et ceux
qui s’inscrivent comme étant en cohérence avec le cadre illocutionnaire
du tweet :
• En (1), la mention faite des propos de J. Attali grâce à
« roucoulements » manifeste une reconstruction du champ
stéréotypique lié au pigeon-animal, mais plus sous forme allusive,
voire clin-d’œil ;
• En (2) et (3), si nous cherchons à catégoriser le type de topoï, nous
pouvons les rapprocher de ce que Olga Galatanu nomme bloc
sémantique : « les pigeons se font pigeonner » en (2) et « on chasse
les pigeons » en (3). On peut reconnaître que ces topoï ne sont pas
spécifiquement liés au contexte ou au cadre de communication,
avec, pour le (2), l’ancrage dans le domaine animal ;

272
Dans le pigeon, tout est bon

• En (4), l’usage de « Rhouuuu » fait clairement référence au cri du


volatile, et s’appuie donc sur la situation présentée pour introduire
un effet pragmatique. Le sujet est marqué par le signe # qui précise
que le cadre du débat sera «  geonpi  », c’est-à-dire le conflit des
Pigeons.
Pour les autres exemples présentés, il y a un ancrage stéréotypique qui est
lié au cadre illocutionnaire du tweet :
• En (5) et (6), les productions se rattachent spécifiquement au cadre
illocutionnaire, puisqu’il y a l’invention d’un smiley spécifique :
(8> qui symbolise une tête de pigeon, avec le crâne par (, les yeux
avec 8 et le bec avec >. On a donc la représentation iconique d’un
pigeon avec une spécificité technolangagière propre au support de
communication ;
• Enfin, l’interaction en (7) et (8) déborde le cadre du tweet pour
jouer sur un mode conversationnel plus classique, et concerne des
usages de pigeon par leur mise en scène dans le cadre urbain ou
gastronomique : ils s’appuient donc sur les sens repérés en (2) et
(3), et en spécifient le sens.
Afin d’illustrer ces spécifications sémantiques au regard des critères
qui les définissent, nous proposons de placer les usages sur un schéma en
fonction de l’appréhension sémantique qui en est faite (la perception du
degré de stabilisation et de conventionnalité du sens), et de son rapport au
cadre illocutionnaire :
Appréhension sémantique
« Extrinsèque »
Créativité lexicale
Pigeon « urbain » Pigeon « gastronomique »

Bloc sémantique
(8>
Rhouuuu Dindon de la farce En chasse

Reconstitution sémantique
Roucoulement
Cadre illocutionnaire
Intrinsèque Extrinsèque

Dans ce schéma, qui n’a pas valeur de preuve des résultats, mais
qui se veut simplement un éclairage des exemples proposés selon deux

273
Du sens à la signification. De la signification aux sens

propriétés – l’appréhension sémantique et le cadre illocutionnaire – nous


pouvons positionner les usages repérés : nous nous rendons alors compte
que les exemples propres au mouvement des Pigeons, en particulier
par le collectif lui-même, se situent plutôt sur les pôles perçus comme
intrinsèques : il s’agit de productions qui utilisent les spécificités du cadre
illocutionnaire pour produire des messages efficaces, et usent de sens
qui appuient la spécificité du mouvement (dans le sens de « pigeonné »)
ou reconstruisent un sens de « pigeon »-animal, dont la particularité
contextuelle renforce l’argumentation (cri du pigeon ou étayage iconique
de la tête de pigeon). Notre approche reprend donc les enseignements de
la SPA développée par Olga Galatanu : la Théorie des Objets Discursifs
ajoute juste une attention particulière sur la notion de « rapport » aux
référents, en privilégiant l’idée que les référents sont « perçus comme »
plus ou moins intrinsèques au sémantisme, et s’insèrent, comme le montre
Olga Galatanu, dans un cadre illocutionnaire spécifique. Cette approche
combine donc les acquis des théories qui abordent la constitution
extrinsèque du référent (Cadiot & Némo, 1997 ; Lebas & Cadiot, 2003 ;
par exemple) et une orientation discursive et pragmatique, qui permet de
caractériser en corpus le fonctionnement de ce que nous avons appelé
objets discursifs, et que nous avons illustré ici avec le terme pigeon.

Conclusion
Si, finalement, le groupe des Pigeons a connu une efficacité
incontestable, c’est, certes, par des aspects politiques et institutionnels,
qui ont été décrits par la presse et les responsables politiques. Mais c’est
aussi grâce à la rencontre d’un combat et d’une forme d’expression, d’une
formule, d’une manière de dire. Jouer la carte du pigeon pour créer les
conditions d’une négociation était visiblement une stratégie porteuse, car
en parfaite adéquation avec les revendications et la répartition des rôles
voulus par les entrepreneurs concernés. Du point de vue sémantique,
cela se manifeste par le fait que les usages faits du mot pigeon par le
collectif s’ancrent dans une dynamique interne au cadre illocutionnaire
du tweet, et font preuve d’une appréhension sémantique qui se positionne
comme intrinsèque au mot, qui s’axe soit sur le sens de pigeon comme
« pigeonné », soit selon des aspects du volatile qui coïncident avec les
conditions technolangagières du tweet (smiley, « cri » par le Rhouu
comme intensification du «  gazouilli  » du tweet). Il ne s’agit pas de
retrouver une vision fixiste du langage, mais plutôt d’exploiter les
possibles argumentatifs du mot, et leurs perceptions par les sujets parlants,
pour éclairer l’efficacité sémantico-discursive, et donc la performance
discursive, par l’analyse sémantique.

274
Dans le pigeon, tout est bon

Références bibliographiques
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Anscombre, J.-C. & Ducrot, O. (1983) L’argumentation dans la langue, Liège,
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Cadiot, P. & Nemo, F. (1997) « Pour une sémiogenèse du nom », Langue
française, no 113, p. 24-34.
Galatanu, O. (1994) « Convocation et reconstruction des stéréotypes dans la
presse écrite », Protée, no 22(2), Québec, p. 75-80.
Galatanu, O. (1999) « Argumentation et analyse du discours », in Y. Gambier et
E. Suomela-Salmi (dir.), Jalons, Turku, p. 41-54.
Galatanu, O. (2000) « La reconstruction du système de valeurs convoquées et
évoquées dans le discours médiatique », in A. Englebert, M. Pierrard, L. Rosier
et al. (dir.), Actes du XXIIe Congrès International de Linguistique et Philologie
Romanes, Bruxelles, 23-29 juillet 1998, vol. VII, Tübingen, Max Niemeyer
Verlag, p. 251-258.
Galatanu, O. (2002) « La dimension axiologique de l’argumentation », in M. Carel
(dir.), Les facettes du dire. Hommage à Oswald Ducrot, Paris, Kimé, p. 93-107.
Galatanu, O. (2006) « Du cinétisme de la signification lexicale », in J. M. Barbier
et M. Durand (dir.), Sujets, activités, environnement, Paris, P.U.F., p. 85-104.
Lebas,  F. & Cadiot,  P. (2003) «  La constitution extrinsèque du référent  :
présentation », Langages, no 150, p. 3-8.
Longhi, J. (2008) Objets discursifs et doxa. Essai de sémantique discursive,
Paris, L’Harmattan.
Longhi, J. (sous évaluation) « Les enjeux des sémantiques argumentatives en
analyse du discours », in O. Galatanu (dir.), La sémantique argumentative 40
ans après (ou presque).
Sperber, D. (1996) La contagion des idées, Paris, O. Jacob.

275
Sémantique des points de vue et contraintes
sur les possibles argumentatifs

Pierre-Yves Raccah

CNRS & LLL – UMR 7270, Université d’Orléans

Il y a de nombreux moyens, pour un chercheur B, de rendre hommage


à un chercheur A et à son œuvre. Le premier qui vient à l’esprit n’est
pas le meilleur  : dire combien on a apprécié le travail, la méthode, les
résultats, etc. de A ne peut constituer un hommage qu’aux yeux de qui
considère B comme suffisamment supérieur à A pour que son jugement
ait une quelconque valeur. C’est probablement pour éviter cette attitude
présomptueuse que la plupart des auteurs d’hommages se contentent
d’exposer leur propre point de vue sur des sujets connexes à ceux qui
ont été abordés dans l’œuvre de A : le terrain est plus sûr pour B, mais
l’hommage est plus difficile à déceler ; et le péché de présomption n’est
pas moins attribuable à un hommage de ce type. Bien entendu, si B est
(ou a été) un disciple de A, un moyen modeste et efficace dont B dispose
pour rendre hommage à A est de montrer tout ce qu’il doit à A, à propos
de divers aspects de son parcours intellectuel. Mais si, comme c’est le cas
pour ce qui me concerne, B n’est pas un disciple de A, la tâche est plus
ardue. Il m’a fallu remonter, outre l’attachement personnel, aux raisons
scientifiques qui motivent mon intérêt et mon estime pour l’œuvre d’Olga
Galatanu et exposer ces raisons en les justifiant par les rapports et, par
certains aspects, la proximité entre ses orientations et les miennes. Un
constat de proximité est sans doute plus objectif qu’une appréciation sur
la qualité ; il n’en reste pas moins que, s’il est présenté comme une forme
d’éloge, son auteur apparaîtrait comme tout aussi présomptueux que celui
que j’avais évoqué à propos du premier moyen… Ainsi, malgré les très
nombreuses qualités que je trouve dans le travail d’Olga Galatanu, je me
garderai de considérer les points communs que je tenterai de mettre en
lumière comme signalant les nombreuses qualités que je vois dans ce
travail. Les seuls éloges que je me sens en droit d’adresser à Olga, et ils

277
Du sens à la signification. De la signification aux sens

sont nombreux, se situent sur un plan personnel, et n’ont rien à faire dans
un ouvrage tel que celui-ci.
Les proximités dont je parlerai concernent (je l’ai dit en passant, mais
il convient d’y insister un peu) les orientations de nos travaux, plus que les
méthodes et les modèles que nous mettons en œuvre. Je tenterai donc de
montrer que les méthodes et modèles que je mets en œuvre sont fondés sur
des orientations communes exprimées dans nos deux ‘corpus’ de travaux,
et répondent aux mêmes aspirations concernant la sémantique des langues
et son rôle, même si nous avons choisi des manières distinctes de répondre à
ces aspirations. Cette ‘stratégie’ m’amènera à parler de mon travail, parfois
dans le détail, en tentant d’en faire ressortir les grandes orientations, de
manière à montrer leur proximité avec celles des travaux d’Olga Galatanu.
On peut donc considérer que la stratégie que j’ai choisie est une solution
de facilité, puisqu’elle me permet à la fois (i) d’éviter la présomption de
produire des jugements appréciatifs à l’égard d’un chercheur qui n’a pas
besoin de mes appréciations pour connaître la qualité de son travail ; (ii)
de développer des thématiques que je connais assez bien, puisqu’il s’agit,
principalement de mon travail ; (iii) sans pour autant que le fait de parler
principalement de mon travail ne soit, en soi, prétentieux, puisque cette
présentation est un outil pour explorer les rapprochements que l’on peut
faire entre les deux manières d’aborder la sémantique. C’est probablement
vrai que cette solution est la plus facile pour moi : mais je crois que c’est
surtout parce que c’est la seule qui m’est permise…

1. Quelques-unes des orientations communes à la SPA


et la SPV : l’étrange pouvoir des mots
Les points communs entre l’œuvre d’Olga Galatanu et le travail que
je tente d’accomplir sont, me semble-t-il, le plus clairement visibles
lorsque l’on examine certaines des motivations de la SPA (Sémantique
des Possibles Argumentatifs  ; cf. Galatanu, 1999  a, 1999  b, 2003) et
de la SPV (Sémantique des Points de Vue  ; cf. Raccah, 2002, 2010).
Je recueillerai, dans un premier temps, quelques-unes des motivations
principales exprimées dans le cadre de la SPA, ainsi que des éléments
révélant la conception générale des rapports entre les champs d’étude
connectés par la sémantique. Je montrerai ensuite que les propositions de
la SPV s’appuient sur des considérations semblables ; on verra aussi en
quoi elles visent à satisfaire les mêmes exigences.
La toute première des motivations de la SPA procède de la
reconnaissance du pouvoir que les mots donnent aux discours pour agir
sur les systèmes de croyances et de valeurs, mais, aussi, pour s’appuyer
sur eux dans le but de faire accepter de nouvelles croyances et de nouvelles
valeurs :

278
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs

l’origine de l’élaboration de ce modèle des possibles argumentatifs est


l’intérêt pour le pouvoir qu’a la parole d’agir, à travers les discours des
différents champs de pratique, sur les systèmes de croyances et de valeurs,
pour les conforter et les consolider ou, inversement, les déstructurer et les
reconstruire. (Galatanu, 2003 : 214)
Cette reconnaissance initiale a trois conséquences importantes sur le
rôle et la place de la sémantique, conséquences que les chercheurs de
la SPA soulignent et développent en les déclinant sur différents objets
d’étude :
(a) le rétablissement de la sémantique comme outil privilégié des
analyses de discours ;
(b) le renoncement à tout modèle transmissionnel du sens pour
décrire les bases de l’interaction langagière : les discours agissent
(manipulent), ils ne transmettent rien directement ;
(c) la nécessité d’inclure, dans la description sémantique, un volet
– au moins – concernant ce que les mots et les autres unités de
langue font pour que des discours qui les utilisent puissent agir sur
les croyances et valeurs de ceux qui les comprennent.
Le point (a) est clairement signalé par Olga Galatanu, dès les
préliminaires de ses textes présentant la SPA ; ainsi, par exemple :
Les deux démarches [pouvant caractériser la problématique de l’Analyse
du Discours] exigent la mise en œuvre d’outils linguistiques divers et
complémentaires et supposent une approche théorique susceptible de rendre
compte de la production-interprétation du sens discursif en co-texte et en
contexte. Une telle approche nous semble s’articuler nécessairement avec
une approche théorique en sémantique, même si celle-ci n’est pas forcément
explicitée, ni même explicite, susceptible de rendre compte du potentiel
discursif des entités linguistiques mobilisées. (Galatanu, 2003 : 213)
Le point (b) était déjà présent dans Galatanu (1999b), qui signale
son intérêt pour « l’étude des mécanismes langagiers qui habilitent le
discours à être un terrain privilégié d’influence d’autrui  » (p.  42). Cet
intérêt, que le point (b) manifeste, est en quelque sorte implicite dans le
point (c), mais il n’était pas inutile de l’expliciter puisque de nombreux
auteurs utilisent les concepts de l’Argumentation dans la langue en
maintenant explicitement leur affiliation à un modèle transmissionnel
de la communication langagière1, probablement sans se douter qu’ils
commettent une incohérence.

1
Voir une présentation de ces concepts, par exemple, dans Anscombre et Ducrot (1983),
Raccah (1987), ou Bruxelles et Raccah (1992). Afin de ne pas leur causer du tort, je ne
citerai pas les nombreux auteurs qui commettent cette incohérence…

279
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Et, concernant le point (c), s’il était nécessaire de choisir une citation
pour illustrer l’ancrage de la SPA dans une conception argumentationnelle
de la signification (et pas seulement du sens), qu’il suffise de rappeler que
la SPA résulte, entre autres, de
la recherche d’un modèle de description de la signification lexicale
susceptible de rendre compte aussi bien des représentations du monde perçu et
“modélisé” par la langue que du “potentiel argumentatif” des mots, potentiel
que l’environnement sémantique de la phrase énoncée et/ou l’environnement
pragmatique (le contexte du discours) peuvent activer, voire renforcer ou, au
contraire, affaiblir, voire neutraliser ou même intervertir. (Galatanu, 2003 :
214)
Ces trois points caractérisent une façon très précise de concevoir
la sémantique et, j’essayerai de le montrer, la seule qui permette à
cette discipline d’être considérée comme une science empirique. Mais
ils ne caractérisent pas une unique théorie de la signification  : dans le
cadre épistémologique, méthodologique et communicationnel délimité
par ces trois points, de nombreuses options sont encore ‘libres’ et les
choix qu’elles offrent permettent de maintenir cette conception de la
sémantique, même s’ils conduisent à des modèles assez différents. C’est
ce que je vais montrer en présentant les options spécifiques de la SPV, et
en développant les caractéristiques des modèles descriptifs et explicatifs
qu’elles entraînent  ; et, bien entendu, lorsque cela n’ira pas de soi, je
montrerai que les options de la SPV sont conformes à la conception de la
sémantique que les points (a), (b) et (c) caractérisent.

2.  Description sémantique empirique


Je vais maintenant étudier l’intérêt d’une sémantique décrivant, pour
chaque unité de langue – simple ou complexe –, les contraintes qu’elle
impose sur les points de vue à partir desquels le sens des énoncés doit
être construit. Ce cadre théorique a été appelé « sémantique des points
de vue » (SPV) ; en toute rigueur, il pourrait sembler qu’une appellation
plus appropriée serait « sémantique des contraintes sur les points de
vue », puisque les instructions qu’elle associe aux mots et aux syntagmes
consistent en contraintes sur les points de vue. Une des raisons qui
justifient l’appellation simplifiée réside en un phénomène signalé dans
Raccah (2010 : 131) : « le fait de voir une entité selon un certain point
de vue contraint le point de vue que l’on peut avoir sur d’autres entités.
Cette propriété peut être rendue par une structuration récursive des points
de vue ».
Cette particularité permet en effet de compter le point de vue que l’on
a sur une entité au nombre des contraintes pouvant peser sur le point de
vue que l’on peut avoir sur une autre entité. L’appellation « sémantique

280
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs

des points de vue » souligne donc le fait que les contraintes sur la
construction du sens sont représentables par des chaînes de points de
vue. Cette propriété permet d’envisager de décrire les unités élémentaires
porteuses de signification (par exemple, les mots) en termes des points
de vue à partir desquels les objets de discours doivent être appréhendés,
tout en explicitant leur rôle dans les contraintes qu’imposent les unités
plus complexes qui les contiennent. Une telle caractéristique ne serait pas
utilisable si tous les points de vue devaient nécessairement être décrits en
termes d’autres points de vue : on ne pourrait pas échapper, en effet, à une
régression à l’infini.
Mais une autre particularité des points de vue, signalée dans le même
article, permet d’écarter ce risque :
certaines entités sont vues de manière positive (ou négative) sans qu’il soit
nécessaire ni même possible de recourir à l’intermédiaire d’autres points
de vue pour construire ou justifier la manière de voir ces entités. […] Cette
propriété, que l’on pourrait appeler la “réduction subjective”, qui interdit
d’exprimer les propriétés des points de vue en termes de relations logiques,
permet aussi de garantir que les chaînes de points de vue ne seront pas infinies.
(Raccah, 2010 : 131)
La SPV vise donc à proposer un outil de description non circulaire de
la signification qui permette :
–– de rendre compte de la manière dont le sens est construit, en termes
d’instructions fournies par les unités de langue ;
–– de décrire les unités élémentaires de langue au moyen de points de
vue qui, eux-mêmes, constituent des contraintes sur la formation
d’autres points de vue ;
–– de rendre compte de la production de points de vue pour les
expressions complexes à partir des points de vue associés aux
expressions plus simples.
Pour expliciter et justifier ce point, je m’appuierai sur plusieurs
observations concernant l’observabilité des discours, des phrases, des
sens et de la signification, observations connues mais peu prises en compte
et dont j’ai montré l’importance dans d’autres travaux2  ; j’utiliserai
quelques-unes des notions qui en découlent : j’aborderai donc, en premier
lieu, ces observations et ces notions, afin de disposer de plus de moyens
pour justifier mon propos.

2
Voir Raccah (2008 : 68-72), pour une approche épistémologique de la question ; voir
aussi Raccah (2011 : 309-312), pour un résumé des conséquences de cette approche sur
la méthodologie en sémantique.

281
Du sens à la signification. De la signification aux sens

2.1. À propos des observables de la sémantique des langues


Il est bien connu que les langues humaines sont des systèmes
abstraits : leurs éléments, et a fortiori leurs structures, ne sont donc pas
accessibles à l’observation directe. « Je ne peux accéder à une phrase
que par l’intermédiaire d’un de ses énoncés, aux mots-de-langue que par
l’intermédiaire de mots-de-discours » (Raccah, 2011 : 310).
S’il est exact que les locuteurs ne peuvent pas comprendre un énoncé
sans en reconnaître les unités de langue, ces dernières n’en sont pas moins
abstraites et inaccessibles à l’observation directe.
Comme on l’a vu dans la section  1, c’est l’influence de l’unité de
langue sur la construction de ce sens qui constitue l’objet d’étude de la
sémantique : pour que cette influence puisse être décrite correctement, le
sémanticien doit être en mesure de justifier, pour toute unité de langue
M qu’il veut décrire, de l’attribution à M des contraintes C1,…Cm sur la
construction du sens des énoncés qu’elle permet. Cette exigence n’est pas
facile à satisfaire car, d’une part, si les sens sont accessibles à l’intellect,
ils ne sont pas des entités matérielles et ne sont donc pas perçus par notre
système sensoriel3  ; et, d’autre part, «  connaître le sens d’un énoncé
[…] n’est pas suffisant pour fournir une description de la signification de
l’unité de langue qui lui est sous-jacente » (Raccah, 2011 : 310).
À cette difficulté s’ajoute un deuxième problème, très frustrant  : le
sens construit par X ne peut être accédé que par X lui-même4.
Fort heureusement, ces problèmes d’accès aux observables, pour
frustrants qu’ils soient, ne sont pas irrémédiables. En effet, de même que
l’accès à un sens d’un discours n’est pas suffisant pour renseigner sur
la signification du segment de langue qui lui est sous-jacent, l’accès à
tous les sens de tous les discours n’est pas non plus nécessaire  : pour
décrire une relation (en l’occurrence, celle qui est attribuée entre les
unités de langues et les sens qu’elles permettent de construire), il n’est
pas nécessaire d’être en mesure de décrire tous les éléments qu’elle relie.
D’ailleurs, s’il fallait accéder aux sens que les locuteurs construisent pour
accéder à la manière dont les unités de langue influencent cette construction,
on ne voit pas comment les langues pourraient être acquises, et pourtant […]
n’importe quel imbécile acquiert sa langue maternelle en une vingtaine de

3
Malgré le jeu de mots qu’on peut être tenté de faire, et dont la possibilité témoigne de
l’inscription, dans le lexique de la langue française, de cette croyance selon laquelle
nous percevrions le sens des énoncés, au même titre que les sons, les goûts ou les
couleurs.
4
Pour savoir de manière plus précise quel est le sens que X a construit, on peut envisager
de le lui demander, mais c’est alors en construisant le sens de sa réponse qu’on pourra
avoir une idée, indirecte donc, du sens que X a construit, idée qu’on pourra souhaiter
vérifier en lui demandant d’indiquer le sens de sa réponse, et ainsi de suite…

282
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs

mois, ce qui prouve que la manière dont les unités de langue influencent la
construction du sens est accessible même si le sens (des autres locuteurs) ne
l’est pas. (Raccah, 2011 : 311)
Cela dit, il est évidemment nécessaire de connaître quelques-unes des
caractéristiques du sens construit pour être en mesure de décrire l’influence
de la langue sur sa construction. Et, puisqu’il n’est pas possible de
s’appuyer sur l’intuition ou sur une prétendue évidence (que l’on croirait
pouvoir tirer du fait que les observables empiriques sont partageables),
il est nécessaire de sélectionner certains des effets observables que la
construction de ce sens devrait provoquer, puis de concevoir un dispositif
qui permettra, à l’ensemble de la communauté, de ‘calculer’ les valeurs
de ces caractéristiques sur la base de ces effets de sens, en fournissant une
argumentation rationnelle, aussi bien pour la détermination des effets du
sens à prendre en compte5 que pour le dispositif permettant de ‘calculer’
celles des caractéristiques auxquelles on s’intéresse.
Je ne peux donc pas considérer que le sens de l’énoncé E, interprété par le
locuteur X dans la situation s avait la propriété P, en invoquant pour seule
raison que c’est ainsi que je le comprends, ni parce que je pense que c’est ainsi
que tout le monde devrait le comprendre dans s : si je veux admettre que le
sens de E dans s a la propriété P, je dois concevoir une situation expérimentale
s’, dont je dois prouver qu’elle est analogue à s pour ce qui concerne les
phénomènes que j’étudie, et dans laquelle l’énoncé E peut provoquer un
effet observable F, dont je dois avoir justifié la corrélation causale, que F
se produise ou non, avec le fait d’avoir attribué à E, dans s, un sens ayant la
propriété P. Il est donc nécessaire de promouvoir, en sémantique des langues,
une réflexion sur les attributions causales, indispensable à la construction
d’observables indirects fiables. (Raccah, 2011 : 312)
Parmi les conséquences de ce que l’on vient de voir, approfondissons
les suivantes :
–– L’observation permet d’accéder, par nos sens, à des entités du
monde. Elle permet de formuler des hypothèses descriptives.
–– Pour que ces hypothèses descriptives soient validées, il est
nécessaire d’expérimenter.
–– Les hypothèses explicatives ne prennent tout leur intérêt que sur
des phénomènes élaborés au moyen d’hypothèses descriptives
validées.
Le rôle de l’expérimentation est de valider les hypothèses d’indicateurs
de propriétés des sens qui sont réellement construits par les interlocuteurs,
en présence des énoncés que l’on examine. De ce point de vue, la plupart

5
Il faut alors et justifier que ce sont bien des effets du sens et montrer qu’ils sont
pertinents pour ce que l’on étudie.

283
Du sens à la signification. De la signification aux sens

des corpus disponibles sont incomplets pour des études sémantiques. En


effet, si l’on peut parfois admettre qu’ils indiquent soigneusement ce qui
a été dit (ou écrit), et souvent, même, précisent la situation dans laquelle
ce qui a été dit a été dit, très rares sont ceux qui donnent des indications,
même indirectes, sur la manière dont a été compris ce qui a été dit.
Cette faiblesse des corpus d’occurrences ne peut pas être compensée
par l’abondance des données observables  : elle concerne la nature des
données, et le fait de disposer de cent mille occurrences d’une expression
ne renseigne pas plus sur les sens auxquels elle a pu donner lieu que le
fait de disposer de dix de ces occurrences  : le nombre de pommes du
corpus de Newton n’est pas pertinent pour étayer sa description de la
gravitation…
L’information que peut livrer un corpus d’occurrences à propos d’une
unité de langue est qu’elle a effectivement été utilisée, éventuellement plus
souvent qu’une autre : de cette information, on peut inférer, moyennant
une hypothèse externe acceptable, que l’utilisation de cette unité de langue
dans une situation donnée peut avoir un sens6. Si le corpus contient en
outre des indications sur les situations de discours, il est aussi possible
de savoir que l’expression en question est plus souvent utilisée dans telle
situation que dans telle autre ; mais un tel corpus, puisqu’il ne dit rien
sur les sens auxquels l’utilisation de cette expression a pu conduire dans
telle ou telle situation, ne permet pas d’étayer ni de réfuter des hypothèses
de description sémantique. Ainsi, lorsqu’un sémanticien limite son accès
empirique à un corpus d’occurrences ne fournissant pas d’indications sur
les sens construits, c’est sa propre interprétation des discours transcrits
qu’il utilise comme donnée empirique pour remplacer cette information
manquante. Or, si la plupart des gens manient remarquablement bien leur
langue, cette propriété étonnante ne suffit pas pour que leurs hypothèses
sur leur langue aient ipso facto une quelconque valeur, de même que
les hypothèses que les profanes que nous sommes peuvent faire sur
la composition de notre sang n’ont aucune valeur même si notre sang
remplit étonnamment bien ses fonctions.

2.2.  Description sémantique et contraintes sur les points de vue


Ces rappels épistémologiques et méthodologiques ayant été faits, et
une partie des conséquences sur ce que l’on peut attendre de la sémantique
en ayant été tirées, il est maintenant possible d’aborder les caractéristiques
de la SPV, dont nous verrons qu’elles procèdent du même esprit que la
SPA.

6
L’hypothèse externe que j’ai qualifiée d’« acceptable » stipule que tout ce qui a été
réellement dit avait un sens dans la situation dans laquelle cela a été dit, pour au moins
un des interlocuteurs (peut-être seulement le locuteur lui-même…).

284
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs

2.2.1.  Sémantiques instructionnelles


La SPV peut être classée dans les sémantiques instructionnelles,
qui peuvent, elles-mêmes, être considérées comme des applications,
à la sémantique, d’une conception manipulatoire de la communication
humaine. Ce type de sémantique, prenant au sérieux la nécessité de
justifier l’accès aux observables et les attributions causales que leur
description postule, amène à concevoir :
–– des expériences destinées à tester la manière dont les hypothèses
théoriques rendent compte des faits, mais aussi,
–– des expérimentations destinées à tester les hypothèses descriptives
préalables à l’application des modèles, celles qui permettent de
construire les faits eux-mêmes.
Les sémantiques instructionnelles sont caractérisées par les
propositions suivantes (cf., notamment, Harder, 1990 : 41) :
–– comprendre un énoncé, c’est construire un sens, en situation, pour
cet énoncé ;
–– les unités de langue (phrases, syntagmes, mots) participent à la
détermination de ce sens construit ;
–– les éléments de la situation perçue ou imaginée par l’interlocuteur
y participent également ;
–– les mots de la langue, que le locuteur choisit d’utiliser pour son
énoncé, indiquent à l’interlocuteur comment il est censé utiliser les
éléments de sa conception de la situation pour construire le sens de
l’énoncé ;
–– ces indications, qui se propagent des mots aux syntagmes et aux
phrases, et contraignent la construction du sens des énoncés,
peuvent être conçues comme des instructions : elles constituent la
valeur sémantique des unités de langue, leur signification.
Ainsi, si on renonce à assimiler la description sémantique à la
spécification des entités du monde auxquelles les mots renverraient,
on est immédiatement amené à considérer que les discours et les textes
servent d’abord à manipuler.
Si, dans les cinq caractéristiques énoncées ci-dessus, on remplace
« sens de l’énoncé » par « ensemble de points de vue évoqués par
l’énoncé », on obtient une caractérisation satisfaisante de la SPV.
Du point de vue des sémantiques instructionnelles, et donc aussi de la
SPV, la description d’une langue est :
–– d’une part, indépendante des énoncés et des discours (puisqu’elle
consiste en contraintes ou instructions imposées par les langues),

285
Du sens à la signification. De la signification aux sens

–– d’autre part, dépendante des langues (ces contraintes n’ont aucune


raison d’être les mêmes pour des langues différentes),
–– et enfin, fondée empiriquement (puisqu’elle est basée sur
l’observation des énoncés et des discours).
2.2.2.  La polyphonie
La conception polyphonique du discours a été présentée et systématisée
par Bakhtine, dès le début du XXe siècle (cf. Bakhtine/Voloshinov,
1929/1977), et utilisée par son concepteur pour des analyses littéraires
très approfondies (cf. Bakhtine, 1929, 1978 [posth.]). Cette conception du
discours et du texte littéraire est, actuellement, bien acceptée et l’apport
de Bakhtine et de son école aux études littéraires est largement reconnu7.
La polyphonie discursive de Bakhtine, liée au concept épistémologique
de dialogisme, concerne ce que j’ai appelé plus haut les ‘mots-de-
discours’. Claire Stoltz précise :
Ce dialogisme travaille particulièrement ce que Bakhtine appelle “slovo”,
traduit par “mot”, mais expliqué par les divers commentateurs ou traducteurs
comme ayant le sens de “discours”, “parole”. Le mot est toujours mot
d’autrui, mot déjà utilisé ; il traduit un sujet divisé, multiple, interrelationnel.
C’est en cela qu’il est fondamentalement dialogique. (Stoltz, 2002, fiche
« dialogisme »)
Bakhtine lui-même insistait sur l’idée que ce qu’il disait ne concernait
que les discours et n’était pas destiné à s’appliquer aux langues. C’est
l’abandon de ce dernier point qui caractérise la conception polyphonique
de la langue, proposée, il y a une trentaine d’années, par Oswald Ducrot
(voir Ducrot, 1984 et 1996).
La polyphonie dans la langue reprend les concepts de dialogisme et
de polyphonie bakhtiniens mais les applique à la langue elle-même. Il
n’est pas dans mon propos de reprendre ici l’argumentation sur laquelle
est fondé ce passage. Le lecteur me pardonnera de passer directement à la
présentation du modèle polyphonique de description, tel qu’il a été adapté
pour la sémantique des points de vue8.
–– Le locuteur, responsable d’un énoncé, attribue des points de vue à
des énonciateurs.

7
On trouvera une bonne présentation et une bibliographie fournie dans Stoltz (2002).
8
Il convient de souligner le rôle d’Oswald Ducrot dans cette ‘linguisticisation’ des idées
de Bakhtine. On trouvera une première esquisse de son raisonnement dans le huitième
et dernier chapitre de Ducrot (1984), à une époque où, rappelons-le, les travaux de
Ducrot étaient considérés, y compris par lui-même, comme relevant de la pragmatique.
Par ailleurs, Bojilova (2002) propose une réflexion très informée sur ce qui autorise cet
emprunt du dialogisme bakhtinien dans la sémantique des points de vue.

286
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs

our chaque point de vue, chaque énonciateur, il indique sa propre


–– P
attitude : accord, opposition ou identification.
––
Une description polyphonique d’une phrase indique ainsi les
contraintes que cette phrase impose  : (a)  sur les points de vue
évoqués par ses énoncés, (b) sur l’attribution de ces points de vue,
et (c) sur l’attitude du locuteur vis-à-vis des énonciateurs porteurs
de ces points de vue.
–– Au niveau de l’analyse de la phrase, seules les contraintes peuvent
être décrites  : c’est au niveau de l’analyse de l’énoncé ou du
discours que les points de vue eux-mêmes sont explicités.
Ainsi, dans la SPV, les mots et les syntagmes des langues contraignent
les points de vue attribués aux énonciateurs, le recours à la polyphonie
dans la langue permet de décrire les structures de cette attribution, ainsi
que les choix concernant les attitudes du locuteur vis-à-vis des points de
vue qu’il attribue aux différents énonciateurs. La manière de décrire les
contraintes polyphoniques sur les points de vue ne sera pas examinée
dans cet article9 ; signalons seulement qu’elle fait intervenir l’application
du concept de champ topique (cf. Raccah, 1991) à la description lexicale,
comme on le verra à la fin de la troisième section.
2.2.3. L’argumentation
L’objectif principal du cadre théorique de l’argumentation dans
la langue (AdL)10, proposé à la fin des années 1970, est de décrire les
contraintes que la langue impose aux argumentations que les énoncés
se présentent comme effectuant. Un tel choix semble, à première vue,
réduire singulièrement la portée et la généralité du cadre, car il est clair
que tous les énoncés ne constituent pas des argumentations  : selon
cette ‘première vue’, même si les recherches menées dans les cadres se
réclamant de l’AdL prouvaient qu’il y a bien des contraintes imposées
aux argumentations par les unités linguistiques, ce résultat ne pourrait
pas être généralisé à la description sémantique de l’ensemble des phrases
d’une langue. Mais cette ‘première vue’ ne tient pas compte d’un fait qui
explique l’ampleur du rôle que le cadre de l’AdL a joué en sémantique. Ce
fait peut se résumer en ceci :
S’il est vrai que tous les énoncés ne sont pas nécessairement des
argumentations, il n’en est pas moins vrai que toute phrase, quelle qu’elle
soit, peut être énoncée dans un objectif et avec des effets argumentatifs.

9
Voir Raccah (2005b) pour une présentation des hypothèses de la polyphonie dans la
langue et pour une démonstration de leur validité.
10
Voir, notamment, Ducrot et al. (1980), Anscombre et Ducrot (1983), Bruxelles et al.
(1995).

287
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Une sémantique qui ne décrirait pas les potentialités argumentatives


des phrases serait donc comme une mécanique qui ne décrirait pas les
potentialités gravitationnelles des masses.
La manière dont les travaux sur l’argumentation dans la langue sont
utilisés dans la SPV est décrite dans Raccah (2010)  : au paragraphe
3, je reprendrai une partie de ces résultats pour montrer comment la
description sémantique est réalisée dans le cadre de la SPV, et en quoi elle
est intéressante du point de vue contrastif.
2.2.4.  La présupposition
Dans le contexte traditionnel (véri-conditionnel) des travaux sur la
présupposition, on peut résumer ses principales caractéristiques de la
manière suivante11 :
–– un présupposé est nécessaire à la compréhension ;
–– un présupposé est obligatoire ;
–– un présupposé ne dépend que de la phrase (tous les énoncés de la
phrase le manifestent) ;
–– le présupposé est nécessairement pris en charge par le locuteur
(après l’énoncé d’une phrase présupposante, le locuteur ne peut
pas affirmer, en toute honnêteté : « *non, je n’ai pas voulu laisser
entendre ça : c’est toi… ! ») ;
–– les enchaînements argumentatifs auxquels pourrait donner lieu
un énoncé formulant le présupposé d’une phrase, eux, ne sont pas
pris en charge par le locuteur (« Jeanne ne bat plus son mari » ne
peut pas être utilisé comme argument pour conclure qu’elle est
violente – même si, bien sûr, un énoncé de cette phrase permet de
l’insinuer).
On remarquera que le caractère obligatoire du présupposé ne provient
pas de nécessités logiques ou ‘mondaines’. En effet, les mêmes faits
peuvent être posés ou présupposés en fonction des unités de langue qu’on
utilise, comme le montre l’examen de la différence sémantique principale
entre « puisque » et « parce que ». Il est généralement admis, en effet,
que « A puisque B » présuppose une relation causale entre B et A, tandis
que « A parce que B » introduit une relation causale posée entre ces deux
membres ; ainsi, la différence sémantique principale entre
(1) Germaine est malhonnête, puisqu’elle a fait un faux témoignage.
(2) Germaine est malhonnête, parce qu’elle a fait un faux témoignage.
11
Voir, notamment, Cooper (1974), Ducrot (1972), Kempson (1975), pour l’exposé et
le traitement de différentes questions concernant la présupposition dans les langues
humaines ; voir aussi Raccah (1982), pour une étude détaillée et une démonstration des
caractéristiques retenues ici.

288
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs

réside en ce que, en (1), le faux témoignage est présupposé, tandis que,


en (2), il est posé.
Une remarque sur cette remarque pourra intéresser les lecteurs
concernés par des questions de causalité et d’attributions causales : seule
la causalité de dicto (et pas la causalité de re) peut être présupposée12.
Ainsi, par exemple, alors que (3), qui pose une causalité de re13 est
acceptable sans difficulté, (4), qui la présuppose, nécessite des hypothèses
particulières sur la situation pour être comprise.
(3) Germaine a fait un faux témoignage parce qu’elle est malhonnête.
14
(4) ?  Germaine a fait un faux témoignage puisqu’elle est malhonnête.
Si cette conception de la présupposition rend bien compte de ce
que l’on appelle aussi « les présupposés logiques », elle ne prend pas
en compte un phénomène analogue à celui de la présupposition logique,
mais qui concerne les orientations argumentatives  ; l’exemple suivant
illustre ce phénomène :
(5) Paul est riche, il doit avoir beaucoup d’amis.
Le phénomène apparaît dès que nous nous demandons pourquoi nous
n’aimerions pas avoir pour ami un de ces ‘amis de Paul’ : bien que (5) ne
dise rien d’explicitement négatif sur les ‘amis de Paul’, ses énoncés ne
peuvent être compris que si l’on voit ces individus comme des profiteurs.
Ainsi, si l’on veut rendre compte de la similitude de ce dernier
phénomène avec la présupposition ‘logique’, on est amené à redéfinir le
concept de présupposé de manière plus générale :
Un élément sémantique présupposé est une instruction impérative indiquant
au destinataire que, pour comprendre l’énoncé, il devra avoir adopté un
certain point de vue sur ce dont le discours parle.
On vérifie sans peine que la présupposition logique, comme la
présupposition argumentative, sont des cas particuliers de cette définition
générale.

12
Pour une réflexion sur la distinction entre causalité de re et causalité de dicto, et sur
ses conséquences épistémologiques sur les sciences humaines, on pourra consulter, par
exemple, Raccah (2005a).
13
(3) présente la malhonnêteté de Germaine comme ce qui a causé son faux témoignage.
(4) présente la malhonnêteté de Germaine comme ce qui cause que l’on peut penser
qu’elle a fait un faux témoignage.
14
Le point d’interrogation précédant un exemple indique que, pour comprendre l’énoncé
de la phrase qui est marquée par ce signe, les locuteurs ont dû faire des hypothèses
précises sur la situation, hypothèses sans lesquelles ils n’auraient pas compris l’énoncé.
Il ne s’agit donc ni d’une impossibilité, ni d’un jugement personnel de l’observateur.

289
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Le présupposé argumentatif est donc une des manières d’obliger


l’interlocuteur à adopter (au moins pendant le temps du discours) un point
de vue (topique) à partir duquel le discours pourra être interprété. On
voit assez bien comment ce phénomène sémantique intervient dans de
nombreux effets de style. Mais pour qu’une sémantique rendant compte
de ce phénomène soit utile, il faut encore qu’elle permette une description
empiriquement appropriée et scientifiquement correcte d’un ensemble
suffisamment grand de phénomènes sémantiques. C’est ce que nous
allons voir maintenant.

3. Illustration du fonctionnement
de la description sémantique
Une argumentation vise à faire adopter un point de vue tout en supposant
admis d’autres points de vue : la Sémantique des Points de Vue propose
de décrire dans un système unifié et les orientations argumentatives et
les points de vue, ce qui permet de formuler, de manière homogène, les
contraintes que les unités linguistiques imposent aux points de vue visés
par les énoncés, mais aussi aux points de vue supposés par ces énoncés.
Il faut en effet distinguer, comme on l’a vu dans la section précédente, les
points de vue nécessaires à la compréhension des points de vue obtenus
par la compréhension  : les premiers constituent ce que j’ai appelé, un
peu plus haut, les ‘présupposés argumentatifs’, alors que les seconds
résultent de l’interprétation. Nous allons voir en détail l’intérêt de cette
distinction au paragraphe suivant, lors de la description argumentative
du connecteur « mais ». Reprenant la distinction proposée dans Raccah
(2010), je traiterai de manières différentes :
–– les contraintes sur les relations entre points de vue, portées
principalement par les articulateurs (opérateurs ou connecteurs) ;
–– et les contraintes sur la nature des points de vue, portées
principalement par les mots ‘ordinaires’ du lexique.
Et dans cette dernière catégorie, il faudra différencier :
–– les contraintes évaluatives élémentaires, portées par certains mots
(les ‘euphoriques’ et les ‘dysphoriques’),
–– des contraintes évaluatives constituées d’une chaîne de points de
vue, contraintes que j’avais appelées ‘mini-programmes’ et qui
sont portées par la plupart des mots et des syntagmes de chaque
langue.

3.1. Contraintes sur la forme des argumentations


Ces contraintes ont fait l’objet de nombreuses descriptions dans le
cadre des travaux de l’« École ducrotienne », qu’il s’agisse du modèle

290
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs

des Échelles Argumentatives, ou des différents modèles qui ont suivi (la
première théorie des topoi, le modèle des champs topiques récursifs,
ou le modèle des blocs sémantiques). L’idée, exprimée plus ou moins
explicitement dans les différentes descriptions, consiste à faire ressortir
les instructions que ces articulateurs donnent à l’interprète, et à choisir,
parmi ces instructions, celles qui sont indépendantes des situations
d’énonciation et des points de vue des interprètes : ce sont ces dernières
qui font partie de la description sémantique.
Ainsi, dans les deux modèles topiques, la description sémantique du
connecteur mais (qui transforme un couple de phrases <A,B> en une
phrase [A mais B]) est obtenue par abstraction à partir des analyses des
interprétations possibles en situations des énoncés possibles de la phrase
[A mais B], analyses tenant compte des influences des différents points
de vue préalables possibles des interprètes sur ces interprétations  : la
description qui en résulte est donc indépendante des situations et des points
de vue, bien qu’elle s’applique à toute situation et tout point de vue. Une
description sémantique du connecteur phrastique mais doit rendre compte
des contraintes que mais fait peser sur l’interprétation de tous les énoncés
de cette phrase, quelle que soit la situation d’énonciation et quelle que soit
la situation d’interprétation, sans pour autant faire intervenir des contraintes
qui ne seraient pas imposées par ce connecteur. C’est ainsi que :
on est amené à admettre que le mot-de-langue mais impose à tout énoncé
de toute phrase de la forme [A mais B], les deux contraintes sémantiques
suivantes :
– toute situation d’interprétation de [A mais B], Si, doit être telle qu’elle
attribue à tout énoncé de B, dans toute situation d’énonciation Se, une
orientation argumentative opposée à celle que Si attribuerait à tout énoncé
de A dans la même situation d’énonciation, Se.
– toute situation d’interprétation de [A mais B], Si, attribue à tout énoncé
de [A mais B], dans toute situation d’énonciation Se, la même orientation
argumentative que celle que Si attribuerait à tout énoncé de B dans la
même situation d’énonciation, Se. (Raccah, 2008 : 81)
Insistons sur le fait que cette description sémantique est remarquable
parce qu’elle ne fait dépendre la signification de mais de rien d’autre que
de mais lui-même et caractérise ainsi une propriété formelle15 de la langue
française, tout en rendant compte des effets subjectifs des interprétations
des énoncés de phrases contenant ce mot. Même les descriptions en termes
de conditions de vérité, qui ont été conçues pour mettre en évidence les

15
Insistons sur le fait que « propriétés formelles » ne signifie pas « propriétés logiques » :
mettre en évidence des relations entre la forme des unités de langues et leur contribution
à la construction du sens ne constitue pas une réduction de la sémantique des langues
à la logique formelle.

291
Du sens à la signification. De la signification aux sens

‘aspects objectifs du sens’, n’ont pas cette qualité qui rend la description
de mais remarquable, et ce, même lorsqu’on les applique à des mots se
prêtant pourtant à une conceptualisation. Ainsi, le substantif rectangle,
par exemple, qui a une définition très précise en termes de conditions
de vérité, donc, en principe, indépendante des situations d’énonciation et
d’interprétation, ne peut être décrit en langue au moyen de cette définition,
car, avec une telle description, ce substantif ne pourrait s’appliquer à
rien de ce qui existe (une ligne ‘mathématique’ n’a pas d’épaisseur…) :
il faudrait y ajouter des ‘tolérances par approximation’ qui, outre les
paradoxes auxquels elles conduisent (on connaît bien le ‘paradoxe du
chauve’…), intègrent la subjectivité de l’évaluation dans le méta-discours
du linguiste et éliminent la possibilité d’une description sémantique qui
soit indépendante de la situation d’interprétation.
3.1.1.  Contraintes sur la nature des points de vue
Si les articulateurs étaient les seuls porteurs des contraintes sur les
points de vue, ces dernières ne concernaient alors que les rapports entre
les points de vue que les énoncés des membres de phrases pouvaient avoir,
et la description sémantique serait bloquée dès que l’on en arriverait à des
syntagmes ne contenant pas d’articulateurs. Pour débloquer le processus
de description sémantique, il est nécessaire d’admettre que d’autres mots
que les articulateurs imposent des contraintes sur les points de vue et, cette
fois, non pas sur les articulations, mais sur la nature des points de vue.
Cette hypothèse doit être circonscrite de manière très précise, car il est
clair que les mots-de-langue ne peuvent pas déterminer les orientations
argumentatives des énoncés des phrases que l’on peut construire avec
eux  : ces orientations dépendent aussi, nous l’avons vu, des situations
d’énonciation et des situations d’interprétation. On verra que certains mots,
les euphoriques et les dysphoriques imposent des contraintes évaluatives
élémentaires, tandis que les autres mots contraignent la manière de voir
une entité en s’appuyant sur la manière de voir une autre entité.
3.1.2. Contraintes évaluatives élémentaires :
euphoriques et dysphoriques
Les contraintes lexicales sur les points de vue qui sont les plus faciles
à observer proviennent des mots euphoriques et dysphoriques : il s’agit
de jugements de valeur directement associés à ces mots, indépendamment
des situations d’emploi du mot.
Ainsi, par exemple, le mot français « malhonnête » a ceci de
particulier que, lorsqu’il qualifie une personne, il indique que le locuteur
de tout énoncé d’une phrase le contenant se présente comme portant
un jugement négatif sur la personne qualifiée. Il est remarquable que,
même dans une conversation entre malfaiteurs, le mot « malhonnête »

292
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs

ne peut pas évoquer un jugement positif (sauf à provoquer un effet


comique). De tels mots sont appelés dysphoriques. La plupart des
autres mots sont tels que le jugement positif ou négatif qu’ils évoquent
dépend d’une position idéologique, explicite ou implicite. Ainsi, le mot
« conservateur » n’évoque un jugement négatif que lorsqu’il est employé
dans un cadre idéologique dit ‘de gauche’  : dans un cadre opposé, ce
mot n’a pas de connotation négative. Le mot « conservateur » n’est donc
pas dysphorique  ; en revanche, le mot «  réactionnaire  », qui, pour des
gens de gauche, peut sembler synonyme de « conservateur », exprime un
jugement négatif même lorsqu’il est employé par un locuteur de droite :
il est donc dysphorique.
D’une manière analogue, le mot français « honnête » a ceci de
particulier que, lorsqu’il qualifie une personne, il indique que le locuteur
de tout énoncé d’une phrase le contenant se présente comme portant
un jugement positif sur la personne qualifiée. De tels mots sont appelés
euphoriques16.
3.1.3.  Chaînes de points de vue et composition de contraintes
Les autres contraintes lexicales sur les points de vue visés par
les énoncés proviennent des mots “ordinaires”  : il s’agit de ‘mini-
programmes’ argumentatifs déclenchés par des mots évoquant des points
de vue qui s’appuient sur d’autres points de vue : le jugement évoqué par
ces mots peut être positif ou négatif, mais il est contraint par le jugement
que l’interprète porte sur d’autres entités que celle que le mot évoque,
comme si le mot activait un mini-programme de construction de points
de vue.
Ainsi, par exemple, les jugements sur la possession évoqués par les
énoncés de phrases contenant le mot « riche » peuvent être positifs ou
négatifs, selon que l’interprète considérera que le pouvoir que confère la
possession est positif ou négatif. Pour se convaincre que le mot français
« riche » évoque nécessairement un point de vue sur la possession relié au
point de vue que l’on peut avoir sur le pouvoir17, on pourra analyser des
phrases comme :
(6) Ce bébé est riche.
(7) Jean est riche, il doit donc avoir beaucoup d’amis.
(8) Il est riche : c’est un bon parti / il faut s’en méfier.
On trouvera, dans Raccah (1998b), une analyse contrastive hispano-
française de la paire riche/rico : la description qui en découle rend compte
16
Voir Raccah (2004) pour une utilisation des euphoriques et des dysphoriques dans des
analyses de discours fondées sur la sémantique.
17
Voir une analyse détaillée dans Raccah (1991) ou dans Bruxelles et al. (1995).

293
Du sens à la signification. De la signification aux sens

des différences de comportement sémantique de ces deux adjectifs


au moyen de ces ‘mini-programmes’ argumentatifs. La confirmation
diachronique de cette description (« riche » vient du même mot indo-
européen qui a donné l’allemand «  reich  ») ne peut qu’être indirecte  :
l’histoire d’un mot ne peut pas être considérée comme la cause de sa
signification actuelle. La fréquence de cas analogues incite à admettre
l’hypothèse que les mots ne perdent jamais complètement leur
signification originale, laquelle se réfugie parfois dans les connotations
du mot. Des descriptions contrastives de ce type, à condition qu’elles
soient assez nombreuses, constituent de précieux outils de traduction et,
surtout, d’évaluation de traductions.
Ces observations étayent ainsi l’idée que les mots doivent être décrits
non comme des noms de concepts (ce qui serait plutôt la fonction des
termes, cf. Raccah, 1998a), mais comme des ‘instigateurs’ de points de
vue : pour décrire le mot « riche » de manière satisfaisante, il est nécessaire
de tenir compte du point de vue selon lequel la possession est source de
pouvoir (quel que soit le point de vue que l’on adopte sur le pouvoir). On
verra au paragraphe suivant que ces caractéristiques sont descriptibles au
moyen du concept technique de champ topique lexical.
Une objection de bon sens (apparent) semble devoir s’imposer : s’il
n’est pas possible de fournir une description sémantique d’un mot sans
donner le point de vue qu’il impose sur le(s) référent(s) du mot, il faudrait,
par exemple inclure dans la description de « maison » un point de vue
proche de quelque chose comme agréable. Or, il n’est pas vrai que toutes
les maisons sont agréables.
Mais notre objecteur fait une faute dans la dernière étape de son
raisonnement : il est exact qu’il est nécessaire d’inclure dans la description
de « maison » un point de vue proche de quelque chose comme agréable ;
mais les propriétés des mots ne sont pas celles de ce à quoi ils peuvent
éventuellement référer  : il n’est pas nécessaire de croire que toutes les
maisons sont agréables pour admettre que le mot « maison » active le
point de vue de l’agréabilité. Il suffit, par exemple, de comparer (9) et
(10) :
(9)  C’est bien une maison mais elle est désagréable.
(10) ?C’est bien une maison mais elle est agréable.
et de se rendre compte que l’interprétation d’un énoncé de (10)
requiert une situation très particulière, tandis que les énoncés de (9) se
comprennent sans difficulté. Ce genre de contraste signale la présence
d’un point de vue implicite correspondant à celui des deux adjectifs
opposés qui est employé dans la phrase sous-jacente aux énoncés ne
requérant pas de situation particulière.

294
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs

3.2.  Calcul de la force idéologique


Une première utilisation des propriétés que nous venons de voir
consiste à élaborer des moyens pour ‘calculer’ la force idéologique des
mots-de-discours : en combinant celles des contraintes imposées par les
articulateurs avec celles imposées par d’autres mots, comme, par exemple,
les euphoriques/dysphoriques, on peut déterminer, par un calcul précis,
les points de vue implicites qu’il est nécessaire d’attribuer aux autres
mots-de-discours utilisés dans l’énoncé observé, pour que ce dernier soit
compréhensible. Un examen rapide de l’exemple anglais suivant suffira à
montrer et la manière de procéder et l’efficacité de la méthode. Pour qu’il
soit possible de comprendre un énoncé de la phrase
John is a republican but he is honest.
(11) 
il est nécessaire de considérer que le point de vue évoqué par « republican »
est opposé au point de vue évoqué par « honest » (première contrainte
appartenant à la description de « mais », ici, applicable sans changement
à la description de « but »). Or, « honest » est un euphorique de la langue
anglaise, c’est-à-dire qu’il évoque, en toute situation, un point de vue
positif  : il en résulte que le mot-de-discours «  republican  » dans les
énoncés de (11) évoque nécessairement un point de vue négatif. (11) trahit
ainsi l’idéologie de ses locuteurs  : nous allons voir, maintenant que la
généralisation doit s’arrêter là, sans que l’on puisse en inférer quoi que ce
soit concernant le mot-de-phrase « republican ». En effet, employé dans
une autre phrase compréhensible, « republican » pourra aussi évoquer un
point de vue positif (par exemple, en remplaçant, dans (11), « honest »
par « dishonest ») : il en résulte que la propriété mise à jour par l’analyse
n’est pas une propriété du mot anglais « republican », mais seulement de
l’idéologie dans le cadre de laquelle ce mot a été utilisé.
Néanmoins, dans la perspective de la sémantique des points de vue,
la description des articulateurs, outre son intérêt propre, et outre son
intérêt pour l’analyse des idéologies trahies par les discours, fournit aussi
des outils pour décrire les autres mots-de-langue  : il s’agit de passer
du calcul de la force idéologique des mots-de-discours utilisés dans les
énoncés observés à celui de la force idéologique des mots-de-langue
correspondants.
Il est, bien entendu, très utile de pouvoir formuler de manière unifiée,
dans un même formalisme, les contraintes sur les points de vue évoqués
dans les discours, celles sur les points de vue lexicalisés dans les mots
de langue, et celles que les opérateurs et connecteurs imposent sur les
articulations entre points de vue. C’est un des objectifs du modèle topique
de la Sémantique des Points de Vue.

295
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Les points de vue que ces mots-de-langue suggèrent s’expriment par


des champs topiques lexicaux (cf. Raccah, 1990), qui ont la particularité
de permettre de décrire un point de vue sur une entité au moyen de points
de vue sur d’autres entités.
Un champ topique (cf. Raccah, 1987 ; Ducrot, 1988) est caractérisé
par une règle d’inférence graduelle, appelée topos. Un topos est une
catégorie de garants d’argumentation, indiquant la prise en compte d’une
corrélation entre deux entités. La rhétorique a montré que ces garants sont
présentés par les locuteurs comme généraux et partagés par l’ensemble
de la communauté linguistique (intersubjectivité). Ces caractéristiques
se répercutent sur les topoi, qui sont donc, eux aussi, présentés comme
généraux et comme partagés. Étant une catégorie de garants, le topos a,
en outre, une structure graduelle et sa forme générale est :
//plus (ou moins) X est P, plus (ou moins) Y est Q//
où P et Q sont des champs topiques (définis, donc, eux-mêmes, le cas
échéant, par d’autres champs topiques).
La prise en compte de la corrélation entre les deux entités est discursive :
rien n’empêche un locuteur d’admettre un topos dans un discours et
d’admettre le topos contraire dans un autre. Néanmoins, l’hypothèse des
champs topiques lexicaux suppose que la langue ‘choisit’ certains topoi
pour les cristalliser dans ses mots, sous forme de champs topiques. Les
topoi discursifs sont alors contraints par ces champs topiques lexicaux,
sans, pour autant, être totalement déterminés par eux.
Ainsi, la description du mot français « riche », dont il a été question
dans la section précédente, fera appel au champ topique
possession à potentialité à positif (la possession, vue du point de vue du
pouvoir qu’elle confère, lequel est lui-même vu positivement),
ou au champ topique
possession à potentialité à négatif (la possession, vue du point de vue du
pouvoir qu’elle confère, lequel est lui-même vu négativement),
en fonction de l’idéologie qui déterminera le jugement sur le pouvoir.
Ainsi, retournant à l’exemple :
(5) Paul est riche, il doit donc avoir beaucoup d’amis.
on peut rendre compte de celui de ses effets sémantiques qui concerne
le jugement que ses énoncés suggèrent sur les amis de Paul  : le fait
d’utiliser « riche » comme argument pour « avoir des amis » contraint le
point de vue sur les « amis » au moyen du champ topique de « riche »,
c’est-à-dire, le champ topique du pouvoir…

296
Sémantique des points de vue et contraintes sur les possibles argumentatifs

Grâce à cette propriété du concept de point de vue qui résulte des


discussions précédentes, et qui fait qu’un point de vue sur une entité peut
être partiellement déterminé par un point de vue sur une autre entité,
il est possible de construire récursivement, à partir de points de vue
élémentaires, des points de vue plus complexes, enchâssant ces points
de vue élémentaires. Le modèle topique rend compte de cette propriété
d’enchâssement des points de vue au moyen de champs topiques définis
récursivement. 

4.  Pour conclure


Ainsi, nous avons vu qu’il était nécessaire et possible de renoncer à une
conception caricaturale de la communication langagière, utilisée (souvent
implicitement) dans la plupart des travaux de sciences du langage et de
rhétorique, sous le prétexte qu’on n’aurait pas trouvé mieux : les discours
(les textes) ne transmettent pas du sens mais manipulent les auditeurs
(les lecteurs) pour tenter de leur faire construire le sens que leur auteur
souhaite leur faire construire. Nous avons vu qu’on pouvait ainsi se
passer d’une conception logiciste du sens sans, pour autant, tomber dans
le psychologisme  : pour cesser d’assimiler le sens à la référence et la
signification aux concepts, il suffit de considérer la signification d’une
unité de langue humaine comme un ensemble de contraintes instruisant
sur la manière de construire des points de vue. Nous avons seulement
aperçu ici18 que ce changement de paradigme permet de réaliser des
tests empiriques pour valider ou infirmer des hypothèses de description
sémantique sans faire intervenir l’intuition du linguiste sur ce que les
unités de langue signifient, ni sur le sens que tel ou tel énoncé devrait
avoir.
Concevoir la sémantique comme une description du rôle des unités de
langue dans la construction du sens des discours qui les utilisent permet
de redonner à cette discipline le statut d’outil privilégié d’analyse des
discours, statut qu’elle n’aurait jamais dû perdre. C’est précisément le
premier des objectifs de la SPA que j’ai signalé (le point (a)) au début de
la section 1.
L’inscription de la SPV dans une conception manipulatoire de la
communication langagière, le recours à des instructions pour décrire les
unités de langue, correspond exactement au point (b) que j’avais signalé
plus haut  : c’est-à-dire, la nécessité de renoncer à toute conception
transmissionnelle de la signification.

18
Voir Raccah (2010) pour plus de détail. Des résultats de travaux annoncés dans l’article
cité sont en cours de publication.

297
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Enfin, assigner à la sémantique de décrire les contraintes sur les


points de vue est, on l’a vu, une manière de décrire les potentialités
argumentatives des unités de langue : il s’agit bien de rendre compte du
fait que les discours agissent sur les croyances et sur les valeurs de ceux
qui les comprennent, caractéristique de la SPA que j’avais formulée dans
le point (c) de la première section.
À ces similitudes importantes, il faut ajouter quelques autres choix
communs, très caractéristiques, que je n’ai fait qu’évoquer et qui
renforcent la proximité des deux approches. J’en mentionnerai trois :
–– l’intérêt pour une sémantique lexicale, sans laquelle le
fonctionnement de la langue resterait mystérieux ;
–– la conscience que, en fonction de l’environnement sémantique
de la phrase ou pragmatique de l’énoncé, les discours peuvent
inverser le potentiel argumentatif fourni par les mots, et un
modèle sémantique serait donc erroné s’il formulait plus que des
potentialités de sens ;
–– le rôle du monde perçu dans la compréhension des discours, et
celui de la langue dans la perception des situations.
Ces nombreuses similitudes qui contraignent nos approches et qui
pourtant laissent place à une réelle différence des modèles évoquent, me
semble-t-il, une similitude de conception qui dépasse le cadre de la place
et du rôle de la sémantique : il y a peut-être là quelques rapprochements
à faire sur la conception de la vie et sur celle des rapports entre les êtres
humains…

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Du sens à la signification. De la signification aux sens

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300
Plurisémie et argumentation entre signification
morphémique et signification lexicale

François Nemo

Université d’Orléans, LLL – UMR 7270

Introduction
Si la sémantique linguistique est au total une discipline bien jeune,
puisqu’on peut sans doute dater son véritable essor du tout début
des années 1970, il n’en demeure pas moins que son histoire est déjà
passablement complexe et que quiconque tenterait aujourd’hui d’en
rendre compte s’exposerait soit au plus grand réductionnisme (et à la plus
grande injustice) soit à la plus grande confusion, ceci dans la mesure où
c’est bien une pluralité de résultats et de découvertes successives qui a eu
lieu, mais que penser ensemble ces résultats ne va en réalité aucunement
de soi. Aussi, mon effort en ce sens, à l’occasion de ce volume, a-t-il
fini par déboucher sur la proposition d’un terme nouveau, le terme de
plurisémie, seul à même non seulement de rendre explicite l’existence de
quelque chose qui pour la plupart des sémanticiens concernés va assez
largement de soi, mais surtout, en conceptualisant ce quelque chose,
de rendre possible une description associative des questionnements et
résultats de la sémantique contemporaine, et en particulier, pour ce qui
concerne ce volume, de ceux qui concernent la dimension argumentative
de la signification.

1.  Sémantique éclatée ou sémantique pluridimensionnelle ?


Car, si la sémantique linguistique contemporaine a beaucoup
progressé, aussi bien dans sa capacité à rendre compte de mieux en
mieux de ses objets fondamentaux (par exemple la polysémie) que
dans sa capacité d’aborder des questions nouvelles et de plus en plus
larges (polycatégorialité, idiomatismes, morphologie, prosodie, valeur
discursive, etc.), force est de constater que ces progrès (bien réels) n’ayant

301
Du sens à la signification. De la signification aux sens

pas été monodirectionnels, le risque existe en opposant les résultats


obtenus de concevoir les principaux d’entre eux comme s’excluant
mutuellement, et de percevoir comme relevant de théories sémantiques
distinctes et concurrentes ce qui en réalité tient à la mise à jour de strates
sémantiques distinctes qui coexistent et n’ont pas à être opposées les unes
aux autres. C’est cette coexistence de différentes strates sémantiques que
je vais nommer plurisémie linguistique et c’est à partir d’elle que je vais
pouvoir montrer que la sémantique contemporaine, si elle peut apparaître
éclatée, est en réalité rendue plurielle par la pluri-dimensionnalité même
de ce dont elle a à rendre compte, et est unifiable par la simple obligation
faite à chacun de rendre explicites les strates sémantiques dont il/elle
reconnaît l’existence.

2.  Sémantique linguistique


Reste, avant d’étudier la notion de plurisémie et d’illustrer la
façon dont elle peut éclairer la discussion sur le rapport entre valeur
argumentative et signification tel qu’il est posé dans la Sémantique des
Possibles Argumentatifs d’Olga Galatanu, à préciser ce que j’appelle
ici sémantique linguistique, et plus encore ce qui dans les apports de
la sémantique linguistique sera questionné ici. J’appelle sémantique
linguistique toute sémantique qui explicitement ou implicitement, à
temps complet ou par intermittence, définit la sémantique non en termes
de contenu communiqué – comme par exemple quand, en définissant
la pragmatique comme l’étude du sens moins les conditions de vérité,
Gazdar (1979) définissait en creux la sémantique comme l’étude de la part
vériconditionnelle du sens – mais en termes de moyen utilisé, la sémantique
étant l’étude de toutes les formes de sens qui sont communiquées par
des moyens linguistiques, et ce quelle que soit la nature de ceux-ci et
donc qu’ils soient lexicaux (comme le conçoit par exemple la théorie de
l’argumentation dans la langue), grammaticaux (comme le conçoit par
exemple la grammaire de construction ou des auteurs comme Dixon ou
Bouchard) ou prosodiques (comme le démontre Mélanie Petit (2010) à
propos du fait que la réduction de la forme sonore d’un mot à sa seule
forme phonématique est sémantiquement inacceptable, puisqu’elle exclut
du sens linguistique toute interprétation induite par la forme prosodique,
etc.).
Relèvent donc de la sémantique linguistique les modèles par ailleurs
les plus divers – ceux de Ducrot, Culioli, Wierzbicka, Kleiber, Cadiot,
Bouchard, Pustejovsky, Traugott, etc., pour ne citer que quelques-uns des
modèles concernés – dès lors qu’ils s’attèlent de différentes façons à isoler
une ou plusieurs strates sémantiques associées aux signes linguistiques ou
lexicaux.

302
Plurisémie et argumentation entre signification morphémique et lexicale

Relèvent en particulier de la sémantique linguistique tous les modèles


qui ont adopté la distinction entre signification et sens proposée par
Benveniste (1966), et qui là aussi sous diverses formes – instructionnelle
chez Ducrot, indexicale chez Cadiot (1992), indicationnelle-indexicale
chez Nemo (2001, 2008) – distinguent entre les déclencheurs sémantiques
du processus d’interprétation et le résultat du processus d’interprétation
(le sens).

3.  Sémantique linguistique et profilage argumentatif


Situer comme je vais tenter de le faire la contribution d’Olga Galatanu
aux sémantiques de l’argumentation, et ce faisant à la sémantique
linguistique tout court, suppose de décrire parmi les choix auxquels le
linguiste est confronté quand il s’engage dans le projet d’une théorie
linguistique de la sémantique, ceux qui ont été ceux d’Olga Galatanu et
la façon dont ils mettent en lumière et expliquent la signification lexicale.

3.1.  Argumentation et théories de la signification


Oswald Ducrot apparaît dans le dernier quart du XXe siècle comme
celui qui a le plus fortement contribué à doter d’un contenu scientifique la
distinction entre signification/sens telle qu’introduite par Émile Benveniste
un quart de siècle plus tôt. Il l’a fait en étant le premier à introduire une
conception instructionnelle de la signification linguistique, selon laquelle
celle-ci fournit à l’interprétant des instructions sémantiques lui permettant
de parvenir à une certaine interprétation (Ducrot, 1972[1991]).
Pour autant, contrairement à Émile Benveniste (1966), Oswald Ducrot
n’a jamais abordé de front et en tant que telle la question de la diversité
catégorielle des emplois d’un signe linguistique, évitant notamment de
discuter la question de savoir dans quelle mesure un adverbe comme
encore et les locutions et formules connectives dont encore est un
composant partageaient ou non une signification linguistique.
La raison de cet évitement est assez facile à comprendre d’un point de
vue empirique, puisqu’en adoptant la thèse selon laquelle la signification
d’un signe peut être décrite en termes de contraintes exercées sur les
enchaînements discursifs, il n’est pas possible en réalité d’aborder
véritablement la question de la transcatégorialité des morphèmes, autrement
dit du fait qu’un morphème comme even ou but peut avoir des emplois non
seulement catégoriellement distincts mais aussi constructionnellement
distincts à chaque fois que ce que le morphème impose de chercher ne
sera pas trouvé au même endroit (ou même contexte).
C’est ce constat fait dès les années 1980 (Ducrot, 1980) – en vertu
duquel même si ce que l’instruction sémantique impose de trouver

303
Du sens à la signification. De la signification aux sens

finit toujours par être trouvé, il ne l’est pas au même endroit – qui
condamne en réalité toute description constructionnelle de la signification
morphémique  : les constructions ne sont que des formes locales de
stabilisation du rapport entre signification morphémique et cotexte (au
sens large) et toute description par trop constructionnelle de celle-ci est
inévitablement condamnée à être falsifiée.
C’est ce constat répété qui m’a conduit à partir du début des années
2000 (Nemo, 2001) à adopter explicitement un modèle morphème/
construction séparant méthodologiquement et théoriquement l’étude des
morphèmes comme paires forme/signification indépendantes du contexte
d’insertion et des liens établis avec le cotexte.
Et c’est ce constat que l’on retrouve à la fois dans toutes les
sémantiques qui abandonnent le dualisme signification/sens (et par
exemple instruction/interprétation) au profit de l’introduction d’une étape
de profilage de la signification, que cela soit sur des bases sémantico-
cognitives comme chez Cadiot et Visetti ou sur des bases pragmatiques
et discursives comme dans la Sémantique des Possibles Argumentatifs de
Galatanu (1999, 2002), qui postule et cherche à décrire la façon dont est
profilée argumentativement la signification lexicale.
Une telle thèse a chez cette dernière une double résonnance théorique,
puisqu’elle concerne d’une part la théorie de l’argumentation linguistique
et d’autre part la théorisation de la signification.
Dans le premier cas, elle est d’une portée considérable puisque,
venant d’une adepte de la théorie de l’argumentation dans la langue, elle
ne consiste pas seulement à défendre la thèse d’une argumentativité de la
langue mais en réalité à défendre la thèse d’une stabilisation lexicale de
valeurs argumentatives construites dans le discours, autrement dit à récuser
au moins partiellement la thèse d’une argumentativité « intrinsèque » des
signes linguistiques. Ce qui dans la terminologie « plurisémiste » adoptée
ici revient à distinguer entre signification « morphémique » et ce qu’Olga
Galatanu appelle à juste titre la signification «  lexicale  », autrement
dit la strate de stabilisation lexicale de toutes les formes de profilage
argumentatif.
De quoi s’agit-il exactement ? Le plus simple est de prendre un
exemple en adoptant un double principe :
–– le linguiste n’a ni à nier ni à ignorer la dimension argumentative
de la langue ;
–– le linguiste ne peut imputer à un signe linguistique une valeur
argumentative qui n’est observable que dans une partie des
emplois de ce signe, et ce même si cette part des emplois est ultra-
majoritaire.

304
Plurisémie et argumentation entre signification morphémique et lexicale

Considérons dans l’extrait de journal suivant :


Tepco, la compagnie gérant la centrale accidentée de Fukushima a fait
état dimanche d’un nouvel écoulement possible d’eau contaminée dans
le sol depuis un réservoir de stockage souterrain, tout en minimisant ses
conséquences sur l’environnement.
l’emploi qui est fait du verbe minimiser. Et considérons maintenant ce
que serait l’interprétation de ce verbe dans l’énoncé suivant :
Pendant des semaines, Tepco a manifestement minimisé le problème.
On constate que les deux interprétations sont différentiables en termes
de jugement, critique ou non, sur la position de Tepco, car dans le premier
cas, on a un minimisant non critique, paraphrasable par « Tepco a dit que
les conséquences sur l’environnement seraient minimes », alors que dans
le second, qui reprend factuellement la même réalité (« Tepco a dit que
les conséquences seraient minimes »), s’ajoute (du fait de la présence de
« manifestement ») un jugement impliquant une prise de distance ou une
critique de la véracité de ce que Tepco a affirmé.
Or, le linguiste ne devrait pas avoir à choisir entre nier la dimension très
facilement critique (ou non) des emplois discursifs de minimiser et avoir
à mettre dans le verbe minimiser telle ou telle orientation argumentative,
qui s’avérera presque toujours défaisable.
Poser que les signes n’imposent pas au bout du compte une orientation
argumentative donnée mais imposent en quelque sorte à l’interprétant
de calculer celle-ci, c’est donc admettre d’une part qu’il y a profilage
argumentatif, et d’autre part que les orientations argumentatives
obtenues sont à la fois en petit nombre et fortement récurrentes, ce qui
induit une lexicalisation des valeurs obtenues. Réservant quant à moi le
terme de signification à la seule signification morphémique, autrement
dit à la valeur sémantique qui précède le profilage argumentatif et est
présente dans tous les emplois du signe, je n’emploie pas comme le
fait Olga Galatanu le terme de signification lexicale pour désigner cette
cristallisation discursive des profils sémantiques, mais je dois reconnaître
que si, comme elle le fait à la suite de Ducrot, on définit la signification
d’une unité par les contraintes qu’elle fait peser sur les enchaînements
discursifs possibles, elle a raison d’employer le terme de signification,
puisqu’il est clair que ce sont bien des unités profilées et leur valeur
argumentative qui exercent les contraintes d’enchaînement en question.
Ce décalage terminologique ne prête pas donc véritablement à
conséquence, même si la difficulté qu’ont beaucoup de linguistes à
comprendre la différence entre instructions (codées) déclencheuses du
processus d’interprétation et mémorisations des interprétations obtenues

305
Du sens à la signification. De la signification aux sens

dans ce processus me semble plaider pour que soit réservé le terme de


signification aux premières et celui de sens lexical aux secondes.
De ce constat technique et de ce débat terminologique, on peut ensuite
passer à des questions plus fondamentales, à savoir la raison de l’existence
d’une strate argumentative et la double question de la conflation ou non
de cette strate avec la strate de signification morphémique, ce qui était la
thèse initiale de la Théorie de l’Argumentation dans la Langue (TAL), et
en cas de non-conflation, de la raison de la variabilité des profilages et
orientations argumentatives.
S’agissant de la première question, j’ai pu expliquer ailleurs (Nemo,
1992) que l’existence de l’argumentativité de tout énoncé, et la raison
pour laquelle aucun linguiste n’a le droit de nier cette dimension
argumentative, est une contrainte attentionnelle qui est définitoire de
toute forme de communication, que les éthologues, psychologues et
sociologues appellent attention contrôlée et qui inclut notamment une
forme de référencement social.
Réalité que j’avais résumée il y a 15 ans en disant que si « parler,
c’est attirer l’attention de quelqu’un sur quelque chose en lui demandant
de le prendre en compte » et relève de ce que les psychologues appellent
l’attention contrôlée – description compatible aussi bien avec la Théorie
de l’Argumentation dans la Langue qu’avec la notion de communication
ostensivo-inférentielle chère à la Théorie de la Pertinence (Wilson &
Sperber, 1990) – la thèse argumentativiste consiste quant à elle à poser
qu’il n’y a pas de façon neutre d’attirer l’attention sur quelque chose et
que les mots orientent la façon de regarder ce sur quoi on attire l’attention,
Pierre-Yves Raccah (2002, 2010) dirait le point de vue.
Or, l’existence de cette contrainte générale est ce qui fait que la
première question à laquelle un énoncé doive répondre, ou plutôt à
laquelle il faut répondre à propos de tout énoncé, est la question « quelle
différence cela fait-il  ?  » (Nemo, 1999  ; Nemo & Cadiot, 1997), dont
la réponse est ce que j’ai appelé la valeur scalaire et qui chez Ducrot et
Anscombre correspond à ce qui est appelé conclusion.
Ainsi, dire à Adelaide à quelqu’un qui traverse une rue en dehors des
passages piétons « On n’est pas à Paris », ce n’est pas l’informer du
fait qu’il n’est pas à Paris, et en ce sens cet énoncé comme beaucoup
d’autres n’est pas du tout informatif, mais attirer son attention sur le fait
qu’en matière de traversée de rues, cela fait une différence d’être à Paris
ou à Adelaide. Or, dès lors que l’on reconnaît comme une contrainte
pragmatique globale la contrainte de scalarité, force est de constater
qu’elle ne laisse pas comme seule trace l’implicite discursif qui a été
nommé conclusion par la TAL.

306
Plurisémie et argumentation entre signification morphémique et lexicale

Reprenons en effet notre premier exemple de « minimiser » pour


constater que la relation intracontributionnelle entre la séquence « Tepco,
la compagnie gérant la centrale accidentée de Fukushima a fait état
dimanche d’un nouvel écoulement possible d’eau contaminée dans le sol
depuis un réservoir de stockage souterrain » et la séquence qui contient
le verbe « tout en minimisant ses conséquences sur l’environnement » ont
entre elles une relation scalaire, dans la mesure où la seconde séquence
concerne directement « la différence que fait » le nouvel écoulement
d’eau contaminée, qui est l’objet attentionnel. Cette valeur scalaire relève
elle aussi directement du référencement social au sens des théories de
l’attention, puisqu’il s’agit d’indiquer la non-gravité de la fuite pour
induire une non-inquiétude à son sujet. Glosable par « il n’y a pas à
s’inquiéter », la « conclusion » contributionnelle de la seconde séquence
n’a rien d’étonnant venant de Tepco (qui est cité), mais reste au bout
du compte la conclusion de l’article lui-même si rien n’est ajouté. Dans
ce contexte d’emploi, « minimiser » est employé pour « dire d’une
conséquence qu’elle est minime » et, d’un point de vue argumentatif, la
différence que minime fait est bien qu’il n’y a pas à s’inquiéter.
Si l’on prend maintenant le second emploi (visé), on constate que
« minimiser » reste interprétable comme « dire d’une conséquence qu’elle
est minime » mais que s’exprime une distanciation de l’énonciateur par
rapport à cette assertion, glosable à peu près par « dire d’une conséquence
qu’elle est minime alors qu’elle ne l’est pas (tant que cela) ». On constate
donc que le point de vue/jugement de l’énonciateur sur la validité de ce
qu’il rapporte contamine argumentativement la différence visée et donc
la façon de regarder quelque chose. Une valeur de protestation contre le
fait de « dire d’une conséquence qu’elle est minime » apparaît alors, trace
du fait que si la différence que fait la fuite reste le thème attentionnel
de fond, la remise en cause de la minimisation fait à son tour de cette
minimisation un objet attentionnel et est associée à une nouvelle sorte de
référencement social sous la forme d’un jugement critique de l’attitude
consistant à minimiser.
Mais ce qui importe au-delà de la démonstration de la façon dont le
contexte contributionnel et attentionnel modifie la valeur sémantique de
«  minimiser », jusqu’au point (de type « Arrêtez de minimiser ! ») où
le terme devient au moins péjoratif, est bien que d’une façon ou d’une
autre, il n’y a pour tous les emplois (métadiscursifs) de minimiser ni
valeur argumentative unique ni variabilité absolue de celle-ci, mais bien
quelques cas récurrents ayant chacun un profilage argumentatif spécifique,
couvrant ainsi l’ensemble des emplois (métadiscursifs) de minimiser.
Il faut noter que ces profils argumentatifs bien réels n’annulent pas
d’autres formes de profilage sémantique, comme par exemple le fait que

307
Du sens à la signification. De la signification aux sens

minimiser peut avoir aussi bien l’interprétation « dire que quelque chose
est minime » que « faire en sorte que quelque chose soit minime », ce que
l’on observera dans une séquence comme « Tepco cherche à minimiser le
problème », qui est à l’écrit parfaitement ambigüe entre les deux lectures. Il
faut noter à l’inverse que le phénomène observé est en revanche une réalité
prosodique, ce qui confirme à la fois le caractère pleinement linguistique
de la strate de profilage argumentatif et la nécessité de reconnaître aux
emplois-types une forme phonologique non atomique (car réductible
à la seule forme phonématique) mais bien duelle (car associant forme
phonématique et forme prosodique) comme l’envisage un ensemble de
travaux récents (Petit, 2009, 2010 ; Calhoun & Schweitzer, 2012).

3.2.  Lexicalisation des formes de profilage argumentatif


Reconnaître avec Olga Galatanu l’existence de formes de profilage
argumentatif est donc indispensable à la sémantique linguistique comme
à la théorie de l’argumentation.
Car, dans le premier cas, cela permet d’éviter les limites empiriques
inévitables d’approches comme l’approche de Wierzbicka (1996), qui tout
en incorporant dans les descriptions proposées une description de type
« X a minimisé Y. Je pense que ce n’est pas bien de faire ça » semblent ne
jamais percevoir qu’un jugement comme « Je pense que ce n’est pas bien
de faire ça » restant optionnel, ou, pour employer un jargon technique,
étant défaisable, il n’est ni possible d’en faire une description du mot
minimiser en général, ni d’ignorer le fait que ne pas décrire cette partie
de l’interprétation est indispensable à une description correcte du lexique.
Prenons en effet l’exemple du verbe anglais to barrack, dont le
sens et la traduction (Miller & Kwary, 2013) sont alternativement « to
shout criticism » (en anglais britannique) et « to shout encouragement »
(en anglais australien). Il illustre, dans la mesure où il est à peu près
impossible de démêler une chronologie, la façon dont l’emploi d’un
terme peut conduire à des profils opposés, qui à partir d’une double
présupposition « Y a fait quelque chose », « X s’adresse en criant à Y »
va introduire soit un point de vue négatif de X sur ce que fait Y, soit un
point de vue positif, illustrant à la fois l’importance du profilage par le
discours des sens lexicaux et la thèse argumentativiste selon laquelle le
sens vériconditionnel n’est pas séparable des jugements portés sur ce dont
il est question.
On pourrait de même prendre l’exemple des différents emplois de
inventer et invention en français, qui oscillent entre un emploi impliquant
une critique de ce dont on parle (« c’est une pure invention ») et un emploi
impliquant au contraire une reconnaissance de la valeur de ce dont il est
question, avec une nouvelle fois le double constat que ces emplois et leurs

308
Plurisémie et argumentation entre signification morphémique et lexicale

interprétations sont à la fois lexicalisés et variables. Ce qui impose avec


Olga Galatanu de reconnaître comme une strate sémantique incontestable
les valeurs d’emplois concernées.
S’agissant ensuite des théories de l’argumentation, l’existence de
profilage argumentatif dans le discours et sa lexicalisation impliquent à
mon sens deux choses :
–– de ne pas imputer à ce que je propose d’appeler la strate
morphémique ces valeurs argumentatives et ces jugements ;
–– de les reconnaître comme relevant d’une strate spécifique et
obligatoire.
Car là encore, il n’appartient au sémanticien ni de renoncer à décrire
les indications-instructions sémantiques associées à tous les emplois
de minimiser, to barrack ou inventer, ni à nier le fait que les différents
emplois de ces termes reçoivent des interprétations argumentatives
différentes et que celles-ci sont manifestement lexicalisées.
On doit donc reconnaître que ce qui se trouve au cœur de la
Sémantique des Possibles Argumentatifs – à savoir une description de
la signification en termes de contraintes sur le discours subséquent qui
définit une signification lexicale incluant l’orientation argumentative et
trouvant son origine dans le discours – est techniquement exact, et que
le profilage discursif de la valeur argumentative pèse bien sur la suite du
discours. Reste alors seulement à éviter que ce constat ne puisse conduire
à des débats infinis et insolubles sur la nature de la signification, ce
qui implique de concevoir que la signification morphémique (partagée
par tous les emplois) puisse précisément ne pas contraindre le discours
subséquent d’un point de vue argumentatif et, inversement, que c’est une
autre strate qui produit ce type d’effet. Ce qui suppose de revenir à la
notion de plurisémie.

3.3. Plurisémie et profilage sémantique


Si la polysémie est le fait pour un signe d’avoir dans ses différents
emplois des interprétations différentes à même d’être suffisamment
récurrentes pour se lexicaliser, la plurisémie est donc le fait que
dans l’interprétation de chaque emploi coexistent plusieurs strates
interprétatives. Moyennant quoi une unité lexicale peut être à la fois
monosémique au sens habituel et plurisémique au sens de la définition
proposée, tout comme les unités polysémiques peuvent être aussi
plurisémiques sans que les deux termes soient équivalents. Et moyennant
quoi il devrait devenir impossible d’utiliser comme le fait par exemple
Hansen (2008) de qualifier de « thèse monosémiste » les approches de
la polysémie qui tout en ne niant pas bien évidemment la polysémie
(qu’elles étudient) cherchent à isoler dans la plurisémie la ou les strates

309
Du sens à la signification. De la signification aux sens

qui se situent en amont des différentes formes de profilage sémantique :


dire comme j’ai pu le faire (Nemo, 1998) qu’aussi opposés que puissent
être les emplois de enfin marquant l’irritation et le soulagement, il faut
pour être irrité comme pour être soulagé, qu’un problème préexiste et
qu’il soit ou doive être résolu, c’est simplement décrire la façon dont des
signes qui partagent les mêmes indications à une strate donnée peuvent
prendre pour d’autres strates des valeurs différentes voire opposées.
Reconnaître la plurisémie comme objet empirique à part entière évite
de concevoir artificiellement comme concurrents des modèles théoriques
et des approches qui en réalité ne le sont pas et décrivent ou expliquent
des strates distinctes de cette plurisémie.
Empruntant de tout autres chemins que ceux que j’ai pu quant à moi
emprunter pendant la même période – puisque mes travaux, en portant
longtemps sur la polycatégorialité des signes, ont permis de démontrer
et d’isoler l’existence d’une strate proprement morphémique – on peut
considérer que la Sémantique des Possibles Argumentatifs a mis à jour
et éclairé l’existence d’une strate de profilage argumentatif lexicalisé
qui joue un rôle essentiel dans l’interprétation des enchaînements et des
discours.
Dans la mesure où la sémantique linguistique se voudra une science
exacte et arrêtera de vouloir opposer les strates interprétatives les unes
aux autres, il s’agit là d’un résultat très important auquel je n’ai pu ici
rendre justice que de façon très partielle.

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Du sens à la signification. De la signification aux sens

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312
« C’est pas ma faute »
Analyse ethnophraséologique

Bert Peeters

Griffith University, Brisbane

Dans un article où elle étudie la façon dont deux incarcérés condamnés


à la réclusion perpétuelle, l’un français, l’autre américain, construisent
discursivement leurs « univers » respectifs avant et après le moment de
l’incarcération, notre collègue et chère amie Olga Galatanu propose une
représentation sémantique du mot français faute, dont voici le noyau :
X SAVOIR DEVOIR NE PAS FAIRE P PT X FAIRE P ET P [axiologique
négatif] / [interdit] DC X FAIRE MAL (Galatanu, 2010 : 130).
Ce noyau, qui postule l’existence d’un agent X à l’origine d’un acte
axiologique négatif ou interdit P, attribue à X le savoir qu’il est censé ne
pas faire P, savoir qui ne l’empêche pourtant (pt) pas de faire P et donc
(dc) de faire du mal. À ce noyau – qui correspond peut-être plutôt à la
phrase X commet une faute qu’au nom faute tout court – viennent s’ajouter,
dans la Sémantique des Possibles Argumentatifs (SPA) qu’Olga Galatanu
a développée au cours des quinze dernières années, des stéréotypes
(par exemple, dc transgression, dc punition, etc.) donnant lieu à un
dispositif noyau-stéréotype à partir duquel se laissent générer des possibles
argumentatifs, c’est-à-dire des séquences discursives potentielles. Soit dit
en passant que faire mal, dans le noyau, est à notre avis quelque peu
maladroit à cause de la confusion possible entre les expressions faire mal
et faire du mal. Il aurait sans doute été préférable de garder l’article partitif
intact, d’autant plus que le recours à des articles n’est pas impossible au
sein du dispositif métalinguistique de la SPA  : le noyau du mot délit,
par exemple, comporte la composante DC X NUIRE À LA SOCIÉTÉ (cf.
Galatanu, 2010 : 130). Bien sûr, à y regarder de plus près, faire mal ne
saurait ici signifier que ‘faire du mal’, étant donné que le sujet du prédicat
est un agent qui “sait devoir ne pas faire P”. On aurait toutefois intérêt à
éviter d’avoir à passer par ces calculs interprétatifs supplémentaires, ce
qu’on peut faire en maintenant les articles, c’est-à-dire en adoptant une

313
Du sens à la signification. De la signification aux sens

métalangue plus strictement contrôlée, empiriquement validée plutôt que


construite d’une façon plus ou moins intuitive.
Cela dit, notre but, dans ces pages, n’est pas d’essayer d’améliorer la
description du noyau sémantique du mot faute dans le modèle SPA. Il ne
s’agira pas non plus de faire apparaitre, à partir d’une étude de ce mot dans
un corpus plus ou moins nettement délimité, soit des « phénomènes de
déploiement du potentiel argumentatif de la signification lexicale, voire de
renforcement de ce potentiel », soit des « phénomènes d’affaiblissement
du potentiel discursif des significations des mots, ou de transgression,
voire d’interversion de ce potentiel » (Galatanu, 2009a : 189). Notre point
de départ sera une tournure bien particulière, ou plutôt un ensemble de
tournures formellement très proches, que nous observerons sans nous poser
la question de savoir s’il y a déploiement, renforcement, affaiblissement,
transgression ou interversion du potentiel argumentatif du mot faute. Les
tournures en question sont C’est pas ma faute, C’est pas de ma faute,
Ce n’est pas ma faute et Ce n’est pas de ma faute1, et l’approche sera
ethnophraséologique. L’ethnophraséologie (Peeters, 2006b, 2010, 2012)
est une démarche qui, avec plusieurs autres démarches semblables,
relève de ce que nous avons appelé ailleurs l’ethnolinguistique appliquée
(Peeters, 2013). Celle-ci a été conçue afin de guider les apprenants avancés
d’une langue-culture étrangère dans la découverte et l’exploration des
valeurs culturelles communément associées à cette langue-culture, et ce
en s’appuyant avant tout sur des faits de langue plutôt que sur d’autres
indications. Dans le cas de l’ethnophraséologie, le point de départ est
une tournure ou un ensemble de tournures (apparentées) culturellement
et linguistiquement saillantes  ; le but est de déterminer – en invoquant
des faits linguistiques aussi bien que non linguistiques – si derrière cette
tournure ou ces tournures se cachent des valeurs culturelles caractéristiques
de la langue-culture où elles ont été observées. Ce n’est pas toujours le
cas, mais dans l’affirmatif, il peut s’agir soit de valeurs déjà connues,
que la démarche ethnophraséologique permettra de mieux comprendre,
soit de valeurs précédemment insoupçonnées, dont il s’agira ensuite de
corroborer la réalité par d’autres moyens.
Concrètement parlant, nous rapportons dans ce qui suit les résultats
d’une étude ethnophraséologique qui a révélé l’existence de témoignages
d’observateurs pour la plupart externes et qui permet, d’une part,
de souligner la saillance culturelle des tournures sélectionnées dans
différentes formes d’art (musique, livres, cinéma) comme dans la presse
1
Sauf indication contraire, la première de ces variantes subsumera par la suite toutes
les autres. Nous remercions Mlle Sonal Kumar d’avoir attiré notre attention sur ces
tournures dans un travail entrepris dans le cadre d’un cours consacré à la langue
française et les valeurs culturelles et de nous avoir donné envie de les explorer plus à
fond.

314
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique

et, de l’autre, de montrer, sans pour autant perdre de vue la présence ou


l’absence de la particule négative ne et de la préposition de, comment
lesdites tournures fonctionnent dans la langue de tous les jours. La
description linguistique est suivie d’une explicitation sémantique à l’aide
d’un outil descriptif appelée MSN ou métalangue sémantique naturelle
et d’une hypothèse quant à la valeur culturelle qui sous-tend lesdites
tournures, hypothèse dont la corroboration nécessitera une démarche dite
ethnoaxiologique.

1.  Témoignages explicites


Au cours des dix ou onze dernières années, plusieurs observateurs
ont fait part de leur impression que C’est pas ma faute est une tournure
fréquente dans la langue française de tous les jours. Dans un ouvrage
écrit à l’intention des Français, qu’il fréquente depuis des années, Ted
Stanger explique ainsi l’attitude d’un vendeur parisien qui n’a pas trouvé
nécessaire de s’excuser après un oubli de sa part :
Normal, depuis le berceau, le Français apprend à refuser la responsabilité de
toute faute, qu’elle soit légère ou lourde. Passé trois ans, le leitmotiv du petit
Gaulois est : « C’est pas ma faute. » (Stanger, 2003 : 161).
C’est un leitmotiv qu’on rencontrera donc régulièrement dans les cours
d’école, quand des élèves se font réprimander après une dispute : Serge
Bessay, lecteur de La Nouvelle République (édition du 17 juillet 2012),
en a « ras-le-bol de ces arguments de cours de récréation du type “ce n’est
pas de ma faute c’est celle de l’autre” ». Richard S. Chesnoff, quant à
lui, écrit en anglais et s’adresse à ses compatriotes outre-Atlantique. Il
observe que, suite à des pratiques pédagogiques certes quelque peu moins
répandues à l’heure actuelle qu’autrefois, mais qui n’en laissent pas moins
des traces indélébiles sur la vie adolescente et adulte, « few French will
ever admit to being wrong about anything » (Chesnoff, 2006 : 46), avant
d’enchainer en disant (ibid.) : «“C’est pas de ma faute” – it’s not my fault
– could well serve as a national motto ». À en croire Ada Feyerick, établie
de 1965 à 1969 à Neuilly, avec son mari et deux tout jeunes enfants, il
en était déjà ainsi aux années 1960  : Feyerick (2010  : 61) range C’est
pas ma faute parmi les phrases qui, « because of their repetitions in daily
life, could be isolated as French characteristics ». Elle précise (ibid.)  :
« The French either never admitted to doing anything wrong or blamed
someone else for a misdeed ».
À ces premiers témoignages, nous en ajouterons deux autres repérés
sur internet. Philippe Rochefort, Français expatrié vivant aux États-Unis,
attribue lui aussi la fréquence de la tournure C’est pas ma faute à certaines
pratiques pédagogiques :

315
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Globally, the French society does not feel comfortable when reporting
(politicians to voters, management to shareholders, etc): it probably goes
back to the old days in school, when professors [sic] only correct mistakes
and never praise progress. That’s probably why you get so often the answer
2
« It’s not my fault »…
David Lebovitz, pour sa part, se surprend en train de pointer d’autres
du doigt : « Here I go blaming others, or as we like to say – “C’est pas ma
faute.” ». We, dans ce contexte, veut dire ‘nous autres, ici en France’ ; en
effet, Lebovitz enchaine en observant que, lors d’une réception la veille,
une connaissance qu’il n’avait pas vue depuis longtemps « remarked how
fast I was to reply with a “Non”, saying, “You’ve become really very
French, Daveed.” »3.
Il n’est pas sans intérêt de préciser qu’à l’exception de ceux de Serge
Bessay et de Philippe Rochefort, tous les témoignages que nous avons
cités proviennent de locuteurs anglais d’origine nord-américaine. C’est
que l’écart culturel qui les sépare des locuteurs franco-français dans ce
domaine est assez significatif, ce que souligne Stanger (2003 : 159), parmi
d’autres, en faisant remarquer qu’aux États-Unis les erreurs s’avouent
et les échecs s’assument beaucoup plus facilement que dans son pays
adoptif.

2.  Saillance culturelle


Quelques incursions dans le monde de la musique, dans l’industrie
du livre, dans la presse écrite et dans le septième art confirment les
observations que nous venons de rapporter : les tournures à l’étude ont
effectivement un degré élevé de saillance culturelle.

2.1.  Titres de chansons


Plus de dix ans après sa sortie en l’an 2000, c’est une chanson d’Alizée
qui ne s’intitule même pas C’est pas ma faute qui vient invariablement à
l’esprit d’un très grand nombre de Français quand on leur souffle ces mots
et qu’on leur demande quel chanteur ou quelle chanteuse ils y associent.
La chanson s’intitule Moi… Lolita ; elle a assuré le succès immédiat de
l’artiste, qui n’avait que 15 ans à l’époque. Moi… Lolita reprend le thème
du roman Lolita de l’auteur russe Vladimir Nabokov, roman qui dépeint
l’amour d’un homme adulte pour une très jeune fille. La perspective de la
chanson est évidemment celle de cette dernière. Le refrain comporte les
mots « C’est pas ma faute à moi / Si j’entends tout autour de moi / “Hello,

2
http://www.understandfrance.org/French/Attitudes.html, consulté le 25 janvier 2013.
3
http://www.davidlebovitz.com/2011/12/sprinting-toward-the-finish/, consulté le
25 janvier 2013.

316
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique

helli, t’es A” » – autrement dit L O L I T A. Le texte a été repris en 2007


par le chanteur (!) français Julien Doré.
Il n’y a pas que la chanson d’Alizée, il s’en faut de loin. Les amateurs
de rap français reconnaitront dans C’est pas (de) ma faute le titre d’au
moins trois chansons : la première du rappeur parisien Yannick (2000),
la deuxième du rappeur marseillais Faf Larage (2007), la troisième du
rappeur perpignanais Némir (2010). Faf Larage est le mieux connu des
trois. Cet artiste aime se transformer pour ainsi dire en objet et mettre en
scène la « vie » de cet objet comme il passe d’une main à l’autre. Dans
le cas de C’est pas ma faute, l’objet est un revolver qui nous parle de
sa conviction que ce n’est pas de sa faute qu’on se sert de lui à des fins
violentes. La chaine M6 a intégré C’est pas ma faute de Faf Larage dans
le générique de fin de la série culte américaine Prison Break, qu’elle a
diffusée de 2005 à 2009, et ce à partir de la deuxième saison, assurant
ainsi la renommée de l’artiste – et de son morceau.
En fait, la liste de chansons intitulées C’est pas (de) ma faute est
extensive. Nous en mentionnerons deux autres, toutes deux postérieures
à l’an 2000. En 2010, le groupe de punk Les Sales Majestés a sorti un
album où figure une chanson qui évoque notamment les innombrables
heures de colle à l’école, la vie de petit délinquant et de « punk rocker », et
la peine de prison à la suite d’un accident de voiture. Le refrain comporte
huit fois (!) la tournure C’est pas ma faute, précédée deux fois d’un Non,
maman. Dans un tout autre genre, il y a, dans la comédie musicale Roméo
et Juliette, de la haine à l’amour (créée en 2001 par Gérard Presgurvic,
reprise avec des modifications en 2010 sous le titre Roméo et Juliette, les
enfants de Vérone), la chanson C’est pas ma faute. C’est le personnage
de Tybalt qui la chante ; dévasté par l’amour de Roméo pour la jeune fille
qu’il aime lui aussi, il y reconnait qu’il n’est nourri que de la haine et du
mépris que lui ont insufflés ses parents : « C’est pas ma faute (x 2) / Si
mes parents ont fait de moi / Ce que je suis, ce que tu vois / C’est pas ma
faute (x 2) / Je suis le bras de leur vengeance / Et je leur dois obéissance /
C’est pas ma faute / Ne me regardez pas comme ça / C’est pas ma faute ».

2.2.  Livres et albums


Depuis l’an 2000, plusieurs livres et albums sont sortis dont le titre
reprend directement la tournure C’est pas ma faute. Le mieux connu
des albums est sans doute celui de Christian Voltz (C’est pas ma
faute, Paris, Éditions du Rouergue, 2001), qui raconte l’histoire d’une
paysanne dont le réflexe de tuer une grosse araignée donne lieu à une
série d’évènements où interviennent un moustique, un poussin, un
chat, un chien, un cochon, un âne et une vache qui, elle, s’en prend à
la pauvre fermière. Dans une interview publiée en 2002, l’auteur a

317
Du sens à la signification. De la signification aux sens

précisé : « Je souhaitais dire que l’on est responsable des actes que l’on
pose, responsable de ce qui nous arrive, que l’on n’est pas victime de
la vie. Il est important que l’on parle de cela aux enfants »4. C’est pas
ma føaute, de Valérie Videau (Paris, Albin Michel, 2010) inclut trois
récits pour enfants ; c’est le tome 2 des Blagues de Toto. C’était pas ma
faute, de Kristof Magnusson (Paris, Métailié, 2011) est un roman traduit
de l’allemand (titre original  : Das war ich nicht). C’est pas ma faute :
le guide des 1001 bonnes excuses pour vous tirer d’affaire en toutes
occasions, de Lou Harry et Julia Spalding (Paris, Milan, 2010), est un
guide destiné aux candidats débrouillards. La couverture parle également
de « l’art » des bonnes excuses, créant ainsi l’impression que le recours à
la tournure C’est pas ma faute demande un certain savoir-faire : n’est pas
débrouillard qui veut… L’ouvrage est une traduction (titre original : The
complete excuses handbook).

2.3.  Titres de presse


C’est pas ma faute et ses variantes figurent régulièrement dans les
titres de presse. Puisque c’est un discours direct qui est reproduit (comme
l’indiquent les guillemets et/ou le nom propre suivi d’un deux-points), il
n’est pas étonnant que les variantes qui prédominent sont celles où le ne
de la négation a sauté. Notre échantillon se limite aux années 2007-20135.
Jacques GUYON  : C’est pas d’ma faute, c’est eux  ! (La Charente Libre,
22 juin 2007)
« Les retards du TGV, pas de ma faute » (Midi Libre, 3 mai 2008)
« C’est pas de ma faute, monsieur l’agent ! » (Ouest France, 11 avril 2009)
Sarkozy et Pornic  : C’est pas ma faute, c’est celle des juges  ! (Marianne,
7 février 2011)
« C’est pas de ma faute si ça donnait faim ! » (La Voix du Nord, 17 février
2011)
Céret : « C’est pas ma faute à moi » (L’Indépendant, 1 mars 2011)
« Pas ma faute si j’ai fauté » (La Nouvelle République, 23 octobre 2012)
« C’est pas d’ma faute si j’ai plus le permis » (Ouest France, 9 novembre
2012)
«  Si c’est un âne, ce n’est pas de ma faute  !  » (Le Populaire du Centre,
23 janvier 2013)
C’est pas ma faute fut aussi, de 2001 à 2006, le titre d’une chronique
de langue de Bruno Dewaele dans le quotidien La Voix du Nord.

4
La lettre de l’enfance et de l’adolescence 47, 2002, p. 95-97, ici p. 96.
5
Il va sans dire que dans certains cas, non reproduits ici, un titre de presse ne contient
que la tournure étudiée, sans aucun développement.

318
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique

2.4. Cinéma
Surprise du côté cinématographique  : à la lumière du nombre de
titres de chansons, de librairie, de presse, on s’attendrait à plus d’une
production intitulée C’est pas ma faute. À notre connaissance, le seul
film qui s’intitule ainsi est celui de T. Lhermitte et L. Becker, diffusé sur
le grand écran en 1999 et destiné aux enfants. Le titre se termine sur un
point d’exclamation ; celui qui s’exclame ainsi s’appelle Martin. Âgé de
11 ans, le petit garçon s’efforce de donner un coup de main dans diverses
situations. Sa maladresse garantit qu’à chaque fois la catastrophe attend…

3.  Étude linguistique


Compte tenu de la fréquence de la tournure C’est pas ma faute dans la
langue de tous les jours, compte tenu aussi de sa saillance culturelle dans
les titres de chansons, de librairie et de presse, on s’attendrait également
à ce que les linguistes s’y soient d’ores et déjà intéressés… Ce n’est pas
le cas. Tout au plus la tournure a-t-elle fait l’objet de quelques remarques
diffusées en 1999 sur Radio France Internationale. La date précise de
diffusion nous est inconnue. C’était peu après la sortie du film éponyme,
qui fait l’objet d’une mention très rapide. En outre, ce sont des remarques
de grammairien plutôt que de linguiste qu’a dispensées RFI ; le point de
vue est prescriptif plutôt que descriptif :
« C’est pas ma faute »… Titre d’un film qui honore en ce moment les écrans
français… Mais est-ce une faute de dire « c’est pas ma faute » ? Oui, disons-le
franchement ; c’est une syntaxe relâchée et familière qu’on rencontre à l’oral
bien plus qu’à l’écrit. Il faudrait dire pour être correct : « ce n’est pas de ma
6
faute ». L’usage de la préposition est obligatoire.
Dans ce qui suit, nous parlerons brièvement de la concurrence entre
les variantes avec et sans ne et entre les variantes avec et sans de, pour
ensuite regarder à gauche et à droite de la tournure. C’est un discours
direct parfois accompagné d’un verbe de parole ou d’autres indications
contextuelles. Que nous apprennent les verbes de parole et les indications
contextuelles utilisés avec ce discours direct ? Et que d’autre trouve-t-on
à l’intérieur du discours direct lui-même – puisque le plus souvent celui-
ci ne se limite pas à la tournure toute seule ?

6
Ces remarques figuraient au début d’un segment consacré pour l’essentiel à la tournure
affirmative, infiniment plus rare, C’est de ma faute. Il n’y a aucune trace de ce segment
sur le site web de Radio France Internationale. Nous en avons retrouvé le texte dans
les « archives inofficielles » de l’émission Parler au quotidien, diffusée sur RFI entre
1995 et 2005, archives compilées par un certain jwc@chilton.com (http://www.chilton.
com/paq/archive/PAQ-99-158.html ; dernier accès le 28 janvier 2013).

319
Du sens à la signification. De la signification aux sens

3.1.  Présence vs absence de la particule négative ne


Étant donné que C’est pas ma faute relève de la langue parlée, où
le recours à une forme de négation exclusivement postverbale est bien
documenté, la chute du ne n’a rien de remarquable, même pas dans la
bouche du président de la République (voir, plus haut, le titre de presse
trouvé dans l’hebdomadaire Marianne). On sait depuis longtemps (cf.
par exemple Ashby, 1976, 1981) que la particule ne est plus facilement
omise de fragments « lexicalisés », traités comme des touts indissolubles,
que de fragments non lexicalisés, dont le locuteur continue à reconnaitre
les éléments constitutifs. Ce n’est pas occupe, parmi les fragments
lexicalisés de la langue française, une place de choix (plus que il ne faut
pas, je ne sais pas et il n’y a pas, eux aussi lexicalisés). Dans la grande
majorité des cas, le corpus de presse dans lequel nous avons puisé nos
exemples7 a respecté le discours direct original et a maintenu l’absence
de la particule négative. De nombreux exemples figurent ci-dessous, dans
le volet consacré aux expansions facultatives.

3.2.  Présence vs absence de la préposition de


Le segment diffusé sur RFI précise qu’en matière de présence versus
absence de la préposition de dans la tournure C’est pas ma faute, il y a eu
une évolution au cours de l’histoire de la langue française :
Le plus curieux de l’affaire est que la norme correcte s’est inversée avec le
temps. En français classique, en effet, la préposition non seulement n’est pas
obligatoire mais elle était considérée comme fautive – du bas langage comme
on disait – mais cette manière de parler a fini par se généraliser plus ou moins,
et l’emporter : la règle a changé.
Ce qui est même plus curieux, c’est que les auteurs des articles de
presse dans notre corpus semblent avoir rétabli dans un grand nombre
de cas une préposition qui n’était probablement pas là. Ils ont donc réagi
différemment devant l’absence du ne, absence maintenue dans le passage
de l’oral à l’écrit, et du de qui, lui, a été réintroduit.

3.3.  Verbes de parole et autres indications contextuelles


Dans le corpus que nous avons dépouillé, la tournure apparait souvent
dans des entretiens où se succèdent, sans autre forme de contextualisation,
les questions du journaliste et les réponses de l’interviewé. Elle apparait
aussi dans des discours directs insérés dans des reportages, des faits divers
et autres genres journalistiques où le contexte apporte des informations au

7
Il s’agit d’un corpus de quotidiens et de magazines français publiés de juin à décembre
2012, tiré de la banque de données Factiva (http://www.factiva.com). Puisque tous les
exemples datent de 2012, l’année ne sera pas mentionnée.

320
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique

sujet des modalités d’usage de la tournure. Des verbes tels que se défendre
(Le Parisien, 16 septembre ; Sud Ouest, 9 octobre) et se justifier (Midi
Libre, 24 novembre) montrent que le locuteur se sent visé et éprouve le
besoin de réagir. Des verbes tels que plaider (Le Parisien, 28 septembre),
arguer (La Montagne, 29 septembre) et contester (Ouest France,
23 novembre) vont plus loin et suggèrent qu’on l’a accusé et qu’il doit
donc se déculpabiliser, ou bien se défausser (Midi Libre, 26 septembre).
Le nom déresponsabilisation (L’Équipe, 12 aout) va dans le même sens.
Des verbes tels que assurer (L’Indépendant, 15 décembre) et se montrer
inflexible (Midi Libre, 22 juillet) témoignent du fait que la défense
peut être catégorique. Elle peut également être chargée d’émotions,
comme l’indiquent un verbe tel que hurler (Le Parisien, 30 aout) et une
proposition du type Sa femme tente de le calmer (Le Journal du Centre,
14 décembre).

3.4.  Expansions du discours direct


La tournure C’est pas ma faute fait souvent partie d’un discours
direct plus étendu. Voici, d’après notre corpus, les cas de figure les plus
communs.
Redoublement tantôt purement formel, tantôt sémantique
C’est pas ma faute, c’est pas ma faute (Le Parisien, 30 aout)
C’est agaçant de se dire que je n’ai rien à me reprocher, que ce n’est pas de
ma faute (Sud Ouest, 10 juillet)
Ça n’est pas de ma faute, je n’y suis pour rien (Ouest France, 22 novembre)
Déresponsabilisation – personne n’est responsable
Ce n’est pas de ma faute, Dieu l’a voulu ainsi (L’Équipe, 12 aout)
Ce n’est pas de ma faute, ce n’est de la faute de personne (Le Parisien,
6 septembre)
Re-responsabilisation8 – ce n’est pas le locuteur qui est responsable
C’était fait avec les conseils de ma comptable. C’est pas ma faute. (Ouest
France, 7 juin)
Si longévité il y a, ce n’est pas ma faute, c’est celle des électeurs qui me font
confiance (Le Populaire du Centre, 12 juin)
Ce n’est pas ma faute, mais la leur (Le Point, 14 juin)
La réduction des dépenses, ce n’est pas de ma faute : c’est l’Europe ! (Ouest
France, 11 octobre)
Moi, ce n’est pas de ma faute. Il faut dire cela à vos hommes politiques (Ouest
France, 28 novembre)

8
Néologisme créé sur le modèle du nom déresponsabilisation.

321
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Ce n’est pas ma faute. Ce sont les arbitres qui ne me protègent pas. (Ouest
France, 21 décembre)
Allusion aux circonstances ayant conduit à l’accusation du
locuteur
• C’est pas ma faute, P
Ce n’est pas de ma faute. J’ai retrouvé des bouts de planches à l’intérieur de la
maison. Elles ont surement été dégradées (La Voix du Nord, 26 juin)
Ce n’est pas ma faute, il a surgi d’entre deux voitures  ! (Midi Libre,
24 novembre)
• P, c’est pas ma faute
L’offre politique de l’UMP ne les séduit pas, ce n’est quand même pas ma
faute (Sud Ouest, 13 juin)
Je l’ai fait un peu long, aujourd’hui, peut-être  ? C’est pas ma faute, eh…
(L’Indépendant, 29 juillet)
Moi, en janvier, je n’avais pas prévu ma saison comme ça ! Ce n’est pas de
ma faute (L’Équipe, 15 octobre)
Mon compteur de chauffage ne fonctionne toujours pas, il ne tourne pas du
tout. Ce n’est tout de même pas de ma faute (Sud Ouest, 17 octobre)
J’ai bu de l’alcool, j’ai fait un accident, c’est pas de ma faute (Charente Libre,
19 décembre)
• C’est pas ma faute si P – La majorité des expansions relèvent de
ce type
Ce n’est tout de même pas de ma faute  ! Si des postes se sont retrouvés
vacants depuis 2008, ça n’a rien d’extraordinaire (Le Progrès, 2 juin)
Quant aux cannabis que je transportais, ce n’est pas ma faute si mes amis en
consomment (Midi Libre, 7 juin)
Pas de ma faute si tu sais pas faire deux choses en même temps (Sud Ouest,
12 aout)
Ce n’est pas de ma faute si j’ai réussi et d’autres pas (L’Équipe, 1 septembre)
Ce n’est quand même pas de ma faute si je suis tombé sur un des sujets que
j’avais bien buchés ! (Le Parisien, 16 septembre)
Mais ce n’est pas de ma faute si l’Aulne passe à Châteaulin, et que le pont
doive se construire là (Ouest France, 12 octobre)
C’est pas ma faute si la France est connue pour les vins, la cuisine très
luxueuse, la mode, les parfums et les bijoux (Le Parisien, 21 octobre)
C’est à elle de faire avancer les choses, ce n’est pas de ma faute si elle ne le
fait pas (La Voix du Nord, 18 novembre)

322
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique

• Si P, c’est pas ma faute


S’il s’est tiré une balle dans le pied, ce n’est pas de ma faute (Midi Libre,
24 octobre)
S’il ne l’a pas fait, ce n’est pas de ma faute (Ouest France, 23 novembre)
• P, mais c’est pas ma faute
Apparemment, elle s’est blessée, mais ce n’est pas de ma faute (La Montagne,
29 septembre)

4.  Explicitation en métalangue sémantique naturelle


Les allusions à la métalangue sémantique naturelle (MSN) d’Anna
Wierzbicka et Cliff Goddard dans certaines publications plus récentes
d’Olga Galatanu (par exemple Galatanu & Nikolenko, 2007 ; Galatanu
2008 a, b, 2009 b, c, 2011, 2012) témoignent d’une prise de conscience
des problèmes que soulève le recours à une métalangue (celle de la SPA)
qui, malgré tous les efforts investis dans son élaboration, manque encore
de rigueur (ainsi que nous l’avons signalé, exemple à l’appui, dans notre
préambule). La MSN, en revanche, est un outil descriptif culturellement
neutre (autant que cela faire se peut), d’une clarté maximale et dont la
rigueur n’est plus à démontrer. Elle permet, grâce à son lexique et à sa
grammaire empiriquement validés comme étant universels (c’est-à-dire
transposables dans toutes les langues du monde sans aucune déformation
sémantique), de rendre compte du sens de mots culturellement plus
spécifiques, mais aussi d’autres données et faits linguistiques tels que
des tournures courantes, des expressions idiomatiques, des structures
syntaxiques, des comportements communicatifs, etc. Reste à voir si, et
comment, la MSN peut être intégrée dans les travaux qui se réclament de
la SPA9. Nous nous contenterons ci-dessous d’offrir une explicitation,
en MSN, de la tournure C’est pas ma faute, explicitation qui ne se
veut pourtant qu’une première tentative, conformément à la devise de
l’approche MSN selon laquelle « toute explicitation est une expérience ».
Le point de vue adopté est d’abord générique, ensuite particulier.

9
Pour de plus amples informations en langue française, on verra Wierzbicka (2006 a, b)
et Peeters (2010, 2012). Les férus de détails techniques trouveront de quoi se satisfaire
dans Goddard et Wierzbicka (2002) et, pour les langues romanes, Peeters (2006a).
Pour une introduction moins technique, voir Goddard (2011).

323
Du sens à la signification. De la signification aux sens

C’est pas ma faute


quelque chose que les gens disent souvent ici
ils le disent comme peut le faire quelqu’un quand il sent quelque chose de
très mal
ils le disent quand ils pensent que c’est comme ça :
il est arrivé quelque chose de mal avant maintenant
à cause de cela, quelqu’un pourra me dire quelque chose comme ça :
« je sais que vous avez fait quelque chose de mal
à cause de cela quelque chose de mal est arrivé
vous ne pouvez pas ne pas dire que vous ne l’avez pas fait »
quand les gens pensent que c’est comme ça, ils sentent quelque chose de très
mal
ils ne veulent pas que d’autres gens leur disent quelque chose comme ça
comme ces gens, je sens quelque chose de très mal quand je pense que c’est
comme ça
je ne veux pas que quelqu’un me dise quelque chose comme ça
à cause de cela je dis quelque chose à ce quelqu’un
je lui dis :
« je sais qu’il est arrivé quelque chose de mal
cette chose est arrivée non à cause de moi
je n’ai rien fait de mal »
je le dis comme peut le faire quelqu’un quand il sent quelque chose de très
mal
L’explicitation reflète aussi bien la perspective du locuteur que l’on
accuse («  quelqu’un pourra me dire quelque chose comme ça  : …  »)
que de celui qui a l’impression qu’on l’accuse de quelque chose (« ils le
disent quand ils pensent que c’est comme ça »). On dit en effet tout à fait
couramment C’est pas ma faute même si personne ne vous accuse de quoi
que ce soit !

5.  Autres tournures courantes


Dans l’ensemble des exemples reproduits jusqu’ici, le verbe être est
utilisé au présent. On rencontre aussi l’imparfait (cf. ci-dessus le titre de
la version française du roman de Kristof Magnusson) et le futur simple.
Ce n’était pas ma faute. La machine s’était bloquée juste avant (La Montagne,
8 septembre)
Si j’en étais arrivée là, ce n’était pas de ma faute (Ouest France, 28 novembre)
Si ce projet n’aboutit pas, ce ne sera pas de ma faute (Ouest France, 19 juillet)

324
« C’est pas ma faute » : analyse ethnophraséologique

Ces dossiers passeront à la trappe. Et ce ne sera pas de ma faute. Le président


de Région en endossera seul la responsabilité (Midi Libre, 14 octobre)
Dans certains cas, le passage à l’imparfait est le résultat d’une simple
concordance de temps :
J’ai compris que ce n’était pas de ma faute s’il buvait. (Ouest France,
3 décembre)

6.  Une valeur culturelle hypothétique : l’amour-propre


Ils sont fous, ces Français… Sous ce titre parut il y a une quinzaine
d’années, chez Bayard, la traduction française du classique French or Foe,
de Polly Platt (troisième édition américaine, 2003). Établie en France de
1967 jusqu’à sa mort en 2011, l’Américaine Polly Platt connaissait à fond
les qualités et les défauts de ceux dont elle partageait la vie de tous les jours.
Elle savait, peut-être mieux que les Français eux-mêmes, qu’en France
« personne n’aime reconnaitre ses torts, même s’ils existent » (Platt, 1997 :
89). Et d’enchainer : « Certains vous diront même surtout s’ils existent »10.
Même son de cloche, quelques années plus tard, chez Stanger (2003 :
159), dont le livre s’intitule Sacrés Français ! Un Américain nous regarde :
À son arrivée en France un Américain est toujours saisi d’admiration devant
ces Français si sûrs d’eux, si sûrs d’avoir toujours raison. Et puis, l’expérience
venant, le visiteur découvre l’explication de ce phénomène  : un Français
n’accepte jamais d’avoir tort.
Reconnaitre ses erreurs dans ce pays, c’est perdre la face, subir une humiliation,
tomber en disgrâce. Avouer une faute ? Il ne saurait en être question. Ce serait
admettre qu’on est un parfait crétin.
Chesnoff (2006 : 45) soupçonne chez les Français « a psychotic fear
of being humiliated, of being demeaned, or of just being wrong ». Il
attribue à la psychothérapeute parisienne Brenda Foguel l’idée que les
Français « experience being wrong as a narcissistic wound rather than just
a simple mistake ». La notion de « blessure narcissique » est bien connue
en psychanalyse ; le narcissisme, quant à lui, est souvent perçu comme un
amour-propre excessif. Serait-ce l’amour-propre qui conduit les Français
à multiplier dans leurs discours quotidiens la tournure C’est pas ma faute
et ses variantes C’est pas de ma faute, Ce n’est pas de ma faute et Ce
n’est pas ma faute ? Serait-ce l’amour-propre qui les pousse à trouver des
excuses (« le sport favori des Français » ; Stanger, 2003 : 162) plutôt que
10
La version anglaise est plus développée et, surtout, sensiblement différente ; elle parle
de l’acte d’accusation (la censure) plutôt que de la faute : « Blame in France is a hot
potato no one wants to catch, even if justified. Some people might say, particularly if
justified. Foreigners all agree about this: the French are paranoid about accepting it. »
(Platt, 2003 : 83). L’image de la patate chaude apparait aussi chez Chesnoff (2006 :
47).

325
Du sens à la signification. De la signification aux sens

d’avouer leurs fautes, à rejeter le blâme sur d’autres plutôt que d’assumer
leurs erreurs ? La tentation est forte d’inclure cet amour-propre parmi les
valeurs culturelles caractéristiques de la langue-culture française. Certes,
il faudra se garder de le faire uniquement sur la base de la fréquence de
tournures telles que C’est pas ma faute. L’hypothèse que l’amour-propre
est une valeur culturelle française est à corroborer, ce qu’on peut faire
notamment à l’aide d’un examen ethnoaxiologique. Il s’agira de trouver
d’autres indications pertinentes, linguistiques et non linguistiques, sans
lesquelles il serait prématuré de formuler des conclusions dignes de ce nom.
Sans entrer dans le détail, disons simplement que, du côté linguistique,
les candidats les plus sérieux incluront probablement les tournures très
répandues C’est (de) ta faute et C’est (de) votre faute, ou bien, à la troisième
personne, C’est (de) sa ou (de) leur faute, et encore C’est la faute à X, C’est
la faute de X, C’est de la faute à X et C’est de la faute de X, dont se servent
les Français quand ils cherchent à se défausser de leurs responsabilités
(ce qu’ils font souvent, n’en déplaise à certains). Toutes font écho aux
tournures étudiées dans la présente analyse ethnophraséologique offerte à
travers les océans à notre amie Olga Galatanu. Tant pis si elle ne sera pas
convaincue ; ce ne sera pas de notre faute.

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Du sens à la signification. De la signification aux sens

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texte a été publiée dans les Cahiers Ferdinand de Saussure, no 59, 2006, p. 151-
172.

328
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires

Sophie Anquetil

CeReS, Université de Limoges

En effectuant un rapide tour d’horizon des phrases qui accomplissent


régulièrement des actes de langage indirects1 (dorénavant ALI), on
constate qu’elles sont affectées de façon récurrente par des marques
modales (présence de verbes modaux pouvoir, devoir, falloir, aimer,
vouloir, etc.), et cela quelle que soit la valeur illocutoire qu’elles prennent
en contexte. Ross (1975) faisait déjà remarquer que les phrases contenant
des modaux ont typiquement plus de force dérivée que les phrases
synonymes sans modaux :
Thus, note that while (1) and (2) are exactly synonymous, on a reading, with
other sentences […] also being quite close to (1) in meaning, only (1) is fully
natural with preverbal please, as the sentences of (3) indicate :
(1) Can you lift your boots ?
(2) Are you able to lift your boots ?
(3) Can you please lift your boots ? (Ross, 1975 : 240).
Partant de ce constat, une représentation modale de l’acte illocutoire
peut se révéler opérante pour décrire et identifier les énoncés supports
d’ALI. Cette approche, proposée par Galatanu (1988, 1997, 2000, 2002 a,
2002 b, 2003, 2004), est compatible avec les conditions de réussite
de Searle (1969) aussi bien qu’avec les conditions de sincérité et de
raisonnabilité de Gordon et Lakoff (1973) et elle s’inscrit dans le cadre
d’une conception argumentative de la langue. En effet, la Sémantique
des Possibles Argumentatifs (SPA) aborde la modalité comme la trace
linguistique laissée dans l’énonciation de l’effet que le locuteur entend
produire sur le monde. En d’autres termes, les virtualités argumentatives
des marques modales permettent aux interlocuteurs d’induire l’intention

1
Cf. classement de Searle, 1975.

329
Du sens à la signification. De la signification aux sens

illocutoire laissée en sursis dans la matérialité discursive  : modalité et


intention sont donc envisagées comme étroitement liées (Galatanu, 2003).
Dans cet article, nous entendons exploiter les outils de la sémantique
argumentative pour représenter le processus de dérivation illocutoire
généré par l’emploi de marques modales. Le modèle sémantique des
possibles argumentatifs (Galatanu, 2004, 2012 ; Galatanu et al., à paraître)
présente un intérêt descriptif pour rendre compte de ce mécanisme
discursif : la représentation de deux métaprédicats abstraits (Mpa) met en
relation deux entités évaluées l’une par rapport à l’autre. Ils permettent
ainsi de faire apparaître la “partie évolutive” des unités lexicales présentes
dans les phrases sous‑jacentes, et ainsi d’identifier la visée perlocutoire
canonique du locuteur, et, par là même, la valeur illocutoire des actes de
langage indirects réalisés (Anquetil, 2009, 2013).
L’intérêt d’une représentation à la fois modale et stéréotypique de
l’action illocutoire est d’expliquer l’apparition en surface, de réalisateurs
linguistiques de différentes valeurs (Anquetil et al., sous presse), mais
aussi de marques syntaxiques ou lexicales dans le contenu propositionnel,
qui fonctionnent comme indices de la visée perlocutoire canonique
(Anquetil, 2009, 2013).

1.  Cadre théorique : la sémantique argumentative


La Sémantique des Possibles Argumentatifs proposée par Galatanu
(2004) s’inscrit dans la filiation de la pragmatique intégrée (Anscombre &
Ducrot, 1983 ; Anscombre, 1995 ; Carel & Ducrot, 1999) et prend appui
sur la recherche sur les stéréotypes linguistiques (Putnam, 1975, 1990 ;
Fradin, 1984 ; Kleiber, 1999). Il s’agit d’un modèle de représentation de
la signification lexicale qui peut être défini en termes de noyau de traits
de catégorisation, de stéréotype (ensemble d’éléments de signification)
associé durablement au mot (Putnam, 1975, 1990, 1994) et de
possibles argumentatifs qui relient les éléments du stéréotype à d’autres
représentations sémantiques qui se superposent (« nuages topiques »).
Cette approche de la signification se veut holistique et associative, étant
donné que les stéréotypes d’un mot représentent des associations dans des
blocs de signification argumentative des éléments du noyau avec d’autres
représentations sémantiques. Ces associations sont relativement stables et
forment des ensembles ouverts, comme en témoigne l’exemple suivant :
devoir bien faire

donc

devoir ne pas mentir / travailler / ne pas tuer / défendre les pauvres, etc.
(Galatanu, 2004 : 216).

330
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires

La relation entre les éléments du noyau et les représentations


sémantiques qui y sont associées y est posée comme « naturelle » : cause-
effet ; symptôme-phénomène ; but-moyen, etc.
Ainsi, le cadre théorique de la SPA permet au sémanticien de soumettre
un certain nombre d’hypothèses interprétatives et d’expliquer le sens
d’une phrase en contexte. Dans cette perspective, le noyau sémantique
des marques modales peut servir de base de calcul pour envisager les
réalisations indirectes d’un acte de langage. En effet, des régularités
entre des éléments du noyau des marques modales impliquées dans la
réalisation des ALI et d’autres représentations sémantiques peuvent être
établies, comme nous l’avons développé dans des travaux antérieurs
(Anquetil, 2007, 2008, 2009, 2013). La représentation sémantique de ces
blocs de signification argumentative vise donc à éclairer le mécanisme
cognitif par lequel l’interlocuteur accède au vouloir-dire du locuteur.

2.  Une approche modale de l’action illocutoire


Chez Galatanu, la modalité est appréhendée comme « la trace de
la prise en charge par l’énonciateur de son énoncé  » (Galatanu, 2000  :
80, citant Ducrot, 1993). Si cette définition s’inscrit dans la tradition
linguistique, elle souscrit à une acception plus large que chez Bally2
(1942) ou que chez Culioli (1985). Sont en effet considérées comme
modales les entités linguistiques qui ont parmi les éléments de leur
stéréotype ou même de leur noyau, une ou plusieurs valeurs modales : le
mot démocratie est, par exemple, modal, « dans la mesure où il réfère à un
ensemble d’obligations, interdits, permis (valeurs modales déontiques),
organisant la société, d’une part et d’autre part, dans la mesure où, parmi
les éléments de son stéréotype, il y a une valeur axiologique positive »
(Galatanu, 2002b : 99).
Dans le cadre de la SPA, le concept de modalité est exploité pour
décrire l’acte de langage sous la forme d’une configuration de valeurs
modales correspondant à une configuration d’attitudes du sujet parlant
(Galatanu & Bellachhab, 2010). Les valeurs manifestées nous permettent
ainsi d’identifier la valeur illocutoire de l’acte realisé et l’intention
perlocutoire du locuteur selon la direction d’ajustement de la parole au
monde ou inversement (Searle, 1969 ; Récanati, 1981 ; Galatanu, 1984) :
–– ajustement de la parole au monde (vouloir faire savoir) – classes
d’actes constatifs ;

2
Bally définit la modalité de la façon suivante : « la modalité est la forme linguistique
d’un jugement intellectuel ou d’une volonté qu’un sujet pensant énonce à propos d’une
perception ou d’une représentation de son esprit » (Bally, 1942 : 3).

331
Du sens à la signification. De la signification aux sens

–– a justement du monde à la parole (vouloir faire faire/exister) –


classes d’actes performatifs (Anquetil et al., sous presse).
En effet, les valeurs modales convoquées et leurs formes offrent à
l’analyste du discours la possibilité d’étudier les processus d’évaluation
du monde construits dans et par le discours (Galatanu, 2002b  : 95)  :
elles sont en effet dotées d’une orientation axiologique qui détermine le
potentiel argumentatif des énoncés. Certaines unités lexicales peuvent
orienter aussi bien vers des conclusions négatives que positives, suivant
le contexte dans lequel elles s’actualisent. Galatanu (2000) parle dans ce
cas d’entités linguistiques axiologiquement bivalentes (vs monovalentes).
Par exemple, le mot démocratie peut comporter, par extension, une valeur
axiologique négative, comme nous pouvons le constater :
Démocratie Donc liberté (axiologie positive) Donc Anarchie (axiologie
négative)
Bien que Ducrot (19933) se soit montré sceptique à l’égard du concept
de modalité, cette approche modale de l’acte illocutoire est indissociable
de la conception argumentative de la langue qui lui donne essence. Dans
cette perspective, la réalisation d’un acte de langage implique deux
opérations cognitives : « une opération d’association de deux ou plusieurs
représentations du monde et une opération de “sélection d’un lien” entre
ces représentations » (Galatanu, 2002b : 97). Cette association peut être
« déployée » dans une séquence argumentative comme (1), mais elle peut
aussi être simplement évoquée par l’énonciation d’une seule des deux
représentations du bloc de signification comme lorsqu’un acte de langage
indirect tel que (2) ou (3) est réalisé :
(1) On est en démocratie. Je suis donc libre d’agir comme je le souhaite.
(2) On est en démocratie ! (acte directif équivalent à Laisse-moi tranquille !)
(3) On est en démocratie ! (acte expressif équivalent à C’est la chienlit !)
Cette représentation sémantique des blocs de signification permet
d’expliquer les mécanismes sémantico-discursifs (vs pragmatico-
discursifs4) à l’origine des actes de langage indirects : ces actes illocutoires
s’appuient sur les traits sémantiques qui composent le noyau des entités
lexicales impliquées pour mettre en œuvre un processus de dérivation
illocutoire. La conclusion qui est à reconstituer dans le for intérieur de

3

Selon Ducrot (1993), le concept de modalité est un concept oppositif, et implique qu’il
y a du non-modal dans la langue. Or, tout énoncé est argumentatif chez Ducrot. Dans
cette perspective, il n’y a pas de pertinence à analyser des éléments descriptifs.
4
Les mécanismes pragmatico-discursifs rendent compte de l’interprétation du
sens discursif à partir des processus inférentiels s’appuyant sur les informations
contextuelles, alors que les mécanismes sémantico-discursifs s’ancrent dans la
signification lexicale.

332
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires

l’interlocuteur (par exemple Laisse-moi tranquille !) reste tue, mais il


lui est possible d’interpréter la valeur dérivée de l’acte de langage (acte
directif) en sélectionnant une des représentations du bloc de signification
[Mpa1  : Démocratie  ; Mpa2  : Donc Liberté]5 à partir de la situation de
communication et de l’environnement textuel des entités linguistiques
mobilisées.

3.  Du déclenchement du processus transformationnel à la


satisfaction de la visée perlocutoire canonique du locuteur
L’intérêt des outils descripteurs mis à notre disposition par la
sémantique argumentative est de rendre saisissable ce qui en discours n’est
pas dit : la représentation du noyau de la signification et des stéréotypes
qui lui sont associés décrit ce qui relève de l’extension d’un mot et permet
de faire émerger des régularités entre les deux métaprédicats abstraits
convoqués :
1. l’un représentant les traits sémantiques du noyau de l’unité lexicale
(Mpa1),
2. l’autre renvoyant aux représentations sémantiques associées à
cette unité lexicale (Mpa2).
Notre analyse porte sur des énoncés (de diverses formes) qui sont le
support d’ALI (de diverses valeurs illocutoires), et qui comportent un
même prédicat modal (pouvoir). Nous avons choisi de ne pas nous limiter
à un “type” d’illocutoire du fait que les marques modales, même si elles
apparaissent de façon récurrente dans la matérialité discursive des ALI,
ne semblent pas être l’indice d’une valeur illocutoire propre. Depuis
Anquetil (2008, 2009, 2013), nous appréhendons les marques modales
comme la manifestation d’un arrière-plan intentionnel commun à tous
les “types” d’ALI (Searle, 1985). Les énoncés (4) à (7) montrent en effet
que pouvoir contribue à l’accomplissement de divers ALI suivant la
configuration discursive dans laquelle il est intégré :
(4) NS : Quand vous dites “je suis toujours content de moi”, que je ne prends
pas mes responsabilités, c’est un mensonge.
FH : Vous êtes très mécontent de vous. J’ai dû me tromper, j’ai dû faire une
erreur. Je me mets à présenter mes excuses, vous êtes très mécontent de
vous.
NS  : Ce n’est pas le concours de… Monsieur Hollande, ce n’est pas
le concours de la petite blague.
FH : Non, ce n’est pas la blague non plus. Mais je ne peux pas me faire
traiter ici de menteur. (débat d’entre-deux-tours Hollande‑Sarkozy du
2 mai 2012)

5
Mpa1 et Mpa2 représentent les métaprédicats abstraits décrits dans la section 3.

333
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(5) NS : Je peux terminer ?


FH : Allez-y. (débat d’entre-deux-tours Hollande-Sarkozy du 2 mai 2012)
(6) Journaliste  : Vous êtes d’accord tous les deux pour soutenir l’euro. En
revanche, vous vous affrontez sur le pacte budgétaire européen qui a été
signé l’an dernier et qui nous liera pour de nombreuses années s’il est
ratifié. François Hollande, vous voulez le renégocier. Nicolas Sarkozy,
vous ne le voulez pas. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? Et aussi
préciser quel rôle vous voulez voir jouer à la Banque centrale européenne.
(débat d’entre-deux-tours Hollande‑Sarkozy du 2 mai 2012)
(7) NS : Vous parlez de l’indépendance de la justice, c’est une plaisanterie
Monsieur Hollande. Vous avez été aux côtés de François Mitterrand
qui présidait le Conseil supérieur de la magistrature. Qui a supprimé la
présidence du Conseil de la magistrature par le président de la République ?
C’est moi. Qui préside aujourd’hui le Conseil supérieur de la magistrature ?
C’est le procureur général près de la Cour de cassation et le président de
la Cour de cassation. Je ne vous ai pas attendu pour cela. Vous voulez que
les membres du parquet soient nommés avec avis conforme du CSM ? Je
suis d’accord.
FH : Ce qui n’a pas été fait pendant tout votre quinquennat.
NS : Ce n’est pas exact.
FH  : Je peux vous donner les noms. J’ai sept nominations du parquet
sans avis du CSM. (débat d’entre-deux-tours Hollande-Sarkozy du 2 mai
2012)
Comme nous pouvons le constater dans le tableau 1 ci‑contre6,
les premiers métaprédicats abstraits (Mpa) qui interviennent dans la
représentation sémantique du modal pouvoir concernent les conditions
de déclenchement (Vernant, 1997) d’un processus dit transformationnel
(Anquetil, 2007, 2008, 2009, 2013 reprenant Greimas, 1970), tandis que
les seconds coïncident avec la visée perlocutoire canonique du locuteur
(but illocutoire dans la terminologie de Searle, 1969). L’objectif du
locuteur étant de satisfaire sa visée perlocutoire, les conditions dites de
déclenchement sont présentées par le locuteur comme étant respectées, ou
comme pouvant activer le processus transformationnel. Ainsi, quelle que
soit la valeur illocutoire des énoncés supports dans lesquels il apparaît,
pouvoir convoque deux métaprédicats abstraits que nous pourrions
résumer par le topos  : // + Pouvoir  ; + Agir  //. Ce topos renvoie à un
scénario basé sur la logique de l’action, ou plutôt sur la logique de tout
processus transformationnel (Anquetil, 2007).

6
Dans ce tableau, les signes « + » et « - » indiquent le sens du parcours argumentatif
(ascendant vs descendant) des métaprédicats abstraits convoqués.

334
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires

Tableau 1 . Induction de la visée perlocutoire canonique


Valeurs Visées Traits sémantiques Représentations
illocutoires des perlocutoires du verbe modal sémantiques
énoncés (4) à (7) canoniques (VPC) pouvoir associées
du locuteur
(4)
Valeur primitive : x1 : Ne pas être MPA1 : MPA2 :
interdiction insulté (VPC d’une - Possibilité DONC :
(directif) interdiction) pour le locuteur + Réalisation de x1 par I
(L) d’autoriser
x2 : Faire comprendre l’interlocuteur (I) MPA3 :
Valeur dérivée : son comportement à dire que L est un DONC :
justification à l’auditoire (VPC menteur - Responsabilité de L
(expressif) d’une justification) dans l’acte de “censure”
= x2
(5)
Valeur primitive : x1 : Terminer son MPA1 : MPA2 :
demande de propos (VPC d’une - Permission de parler DONC :
permission (directif) demande) (x1) - Réalisation de x1 /
- Parler
Valeur dérivée : x2 : Mettre en lumière La question (marque
critique de l’attitude la non-réalisation de de la modalité MPA3 :
de l’interlocuteur x1 et ainsi le manque épistémique) impose DONC :
(expressif) de courtoisie de un sens de parcours - Courtoisie de I
l’interlocuteur (VPC descendant. - Attitude démocra­
d’un expressif) tique de I = x2
(6)
Valeur primitive : x1 : Que L dise s’il MPA1 : MPA2 :
question sur est capable ou non de + Possibilité de x1 DONC :
la capacité de justifier son opinion + Réalisation de x1 par I
l’interlocuteur à
justifier son opinion MPA3 :
(directif) DONC :
x2 : Que L explicite + Réalisation de x2 par I
Valeur dérivée : son opinion
demande
d’explications
(directif)
(7)
Valeur primitive : x1 : Donner des MPA1 : MPA2 :
assertion d’une informations + Possibilité de DONC :
possibilité (assertif) embarrassantes pour I donner (+ Connaître) + Divulgation
à l’auditoire (VPC des informations d’informations
d’un acte assertif) embarrassantes pour I embarrassantes pour I
Valeur dérivée : = x1
offre, menace x2 : Compromettre I
(expressif) ou du moins le MPA3 :
persuader de cette DONC :
possibilité (VPC + Compromettre I = x2
d’une menace)

335
Du sens à la signification. De la signification aux sens

L’identification de la valeur illocutoire passe donc par la reconnaissance


de la visée perlocutoire canonique du locuteur :
–– lorsque les représentations sémantiques associées aux traits du
noyau du modal (Mpa2) plaident en faveur d’une action future A
de I, l’interlocuteur identifiera un acte directif ;
–– lorsque ces représentations (Mpa2) induisent une action future A
de L, l’interlocuteur identifiera un acte promissif ;
–– lorsque ces représentations correspondent à la manifestation d’un
état psychologique, l’interlocuteur identifiera un acte expressif.
Notons que la visée perlocutoire canonique, induite par le modal
pouvoir, n’est pas nécessairement la visée perlocutoire réelle du locuteur :
il s’agit de la visée perlocutoire que le locuteur feint avoir et qu’il donne
à identifier dans la matérialité discursive. Elle est donc attachée par
convention à l’énoncé et est consubstantielle à l’acte de langage (but
illocutoire chez Searle) : l’intention de voir réaliser une action future A
de I est par exemple inscrite dans la matérialité discursive des actes
directifs ; de même, l’intention de voir réaliser une action future A de L
est inscrite dans la matérialité discursive des actes promissifs. La visée
perlocutoire canonique se distingue des visées perlocutoires divergentes
qui ne sont pas données à observer par le locuteur, mais qui peuvent
malgré tout être intentionnelles (Anquetil, 2013  : 86). Par exemple, un
compliment (acte expressif) a pour visée perlocutoire canonique de flatter
la vanité de son interlocuteur, mais derrière cette apparente visée peut se
profiler une intention plus fallacieuse  : faire perdre la vigilance de son
interlocuteur pour le dérober. C’est le cas dans Le Corbeau et le Renard
(La Fontaine). On s’accordera donc à dire que l’action future de I de
lâcher le fromage n’est pas inscrite dans l’énoncé Que vous êtes joli !
Que vous me semblez beau ! : il s’agit ici de l’une des visées perlocutoires
divergentes. De ce fait, cet énoncé ne pourra être traité comme un acte
directif.
À travers ce bref examen des métaprédicats abstraits associés au
modal pouvoir, on constate que la récurrence de marques modales
dans les phrases sous‑jacentes aux ALI est l’indice d’une association
conventionnelle entre représentation linguistique et représentation
sémantique. Il s’agit même d’une nécessité cognitive qui garantit leur
décodage comme ALI. La représentation sémantique en question est
constituée d’un ensemble de représentations reliées les unes aux autres
par des liens logiques, dessinant ainsi un scénario, une trame, un schème
ou un stéréotype. Ces stéréotypes sont liés à la représentation cognitive
que nous nous faisons de l’action, ou du moins de la transform-action
opérée par l’acte de langage.

336
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires

4. La variabilité des marques modales au service


de la visée perlocutoire et de l’ethos des locuteurs
Seules les modalités aléthiques et déontiques sont représentées dans les
exemples précédents. Mais quelle que soit la “zone modale” investie par le
locuteur (volitive, appréciative, déontique, ontique ou aléthique), elle permet
d’induire la visée perlocutoire canonique du locuteur (ou but illocutoire) et
ainsi d’interpréter l’ALI. Si la nature de la modalité convoquée n’altère pas
la compréhension des intentions illocutoire et perlocutoire du locuteur, on
peut se demander ce qui conditionne le choix d’une forme modale plutôt
qu’une autre. Deux paramètres semblent décisifs.
D’une part, comme nous l’avons expliqué, les marques modales
renvoient aux conditions de déclenchement du processus transformationnel
permettant de passer d’un état initial à un état final et ainsi de satisfaire la
visée perlocutoire canonique du locuteur. La mise en œuvre du processus
transformationnel implique en effet un ensemble d’états du monde et de
conditions déterminées développés dans Anquetil (2013), et que nous
rappelons ici :
–– l’état du monde doit être lacunaire ;
–– le patrimoine de R (réalisateur potentiel de la transformation) doit
permettre d’engager le processus transformationnel nécessaire
pour réaliser la transaction visée par le locuteur (L) ;
–– R doit accepter de réaliser cette transaction ;
–– R doit avoir de bonnes raisons de réaliser cette transaction ;
–– certains aspects du monde doivent permettre à R d’engager le
processus transformationnel et de combler les lacunes de l’état
initial ;
–– il est possible que R ait à réaliser certaines actions intermédiaires ;
–– l’activation du processus transformationnel exige le dynamisme
de R ;
–– la situation spatiale de R doit lui permettre d’engager le processus
en question.
Or les conditions propices à la mise en œuvre du processus
transformationnel ne sont pas toujours réunies. De ce fait, le locuteur
formulera un énoncé qui optimise ses chances d’atteindre sa visée
perlocutoire. La stratégie consiste à déterminer quelles conditions
nécessaires à la mise en œuvre du processus transformationnel sont
satisfaites dans le contexte d’énonciation et à les exploiter comme
argument illocutoire (Anquetil, 2007, 2009, 2013). Par exemple, dans
l’énoncé (8), la réalisation de l’acte promissif est rendue possible par
l’expression de la modalité volitive.

337
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(8) Je veux résoudre la crise morale et la crise d’identité en


rassemblant les Français autour des valeurs qui les ont toujours
rassemblés.
Je veux remettre la morale et l’homme au cœur de la politique.
Que chacun en fasse autant, et notre démocratie retrouvera sa
vigueur et la confiance des citoyens. Que chacun tourne le dos à
cet objectif et la défiance augmentera.
Je veux rendre au travail sa valeur morale et sa capacité
d’émancipation.
Je veux rendre au travailleur la première place dans la société.
Je le répète parce que c’est tout le sens de mon projet politique : je
veux redonner au beau nom de travailleur, le prestige qu’il a perdu,
parce qu’en abaissant le travailleur, on a abaissé l’homme.
Je veux réhabiliter le travailleur qui a été trop longtemps ignoré
par la droite et qui a été trahi par la gauche (Discours de Nicolas
Sarkozy, Futuroscope de Poitiers, 26 janvier 2007).
Ici, rien ne dit que Nicolas Sarkozy a les “outils” politiques pour
« rendre au travail sa valeur morale ». Le choix de la modalité volitive
plutôt que celui de la modalité aléthique (pouvoir) est donc probablement
délibéré, motivé et guidé par les capacités de rationalité praxéologique
dont est doté le locuteur (compétence topique chez Sarfati, 2005).
À l’aide de l’anaphore je veux, Nicolas Sarkozy asserte que l’une des
conditions – et non pas toutes les conditions – nécessaires pour satisfaire
sa visée perlocutoire canonique est respectée : chez Searle (1969), celle-
ci correspond à la condition de sincérité. Le modal vouloir convoque dans
(8) des métaprédicats abstraits tels que :
 
MPA1 : + détermination à x (conditions de déclenchement d’une action x) ;
MPA2 : + Faire x ou + Réussir x (visée perlocutoire canonique d’un acte
 

promissif).
Le sens profond des énoncés de (8) comporte donc un argument // Je
suis déterminé à engager des réformes  // dont le rôle est de persuader
l’auditoire que les réformes dont il est fait mention seront effectivement
menées (actions futures de L). Parce qu’une action future de L correspond
à la visée perlocutoire canonique d’un acte promissif, il est possible
d’identifier la valeur illocutoire de l’énoncé (8) comme telle.
Par ailleurs, un autre élément semble décisif dans le choix de faire
appel à une valeur modale plutôt qu’à une autre lorsque l’on produit un
ALI  : l’ethos du locuteur. Si Nicolas  Sarkozy fait appel à la modalité
volitive dans (8), c’est aussi parce qu’elle lui permet de s’ériger comme
un homme politique volontariste, capable d’engager des réformes.

338
Des valeurs modales aux valeurs illocutoires

L’étude statistique menée par Calvet et Véronis (2008) sur les discours
politiques montre d’ailleurs que, tandis que Nicolas Sarkozy veut, pour
Ségolène Royal on doit, pour François Bayrou on peut ou on ne peut
plus et pour Jean-Marie Le Pen, il faut. Si ces personnalités politiques
investissent différentes « zones modales », c’est parce qu’elles leur
permettent de construire différemment leur ethos, et de se distinguer par
la posture qu’elles adoptent. Selon Charaudeau (2005), trois “postures”
caractérisent généralement l’ethos de l’orateur politique :
Un ethos de lucidité et de maîtrise de l’orateur lorsque par exemple il a
recours à une justification par le poids des circonstances et sa contrepartie :
“Nous ne pouvons nous cacher que le monde moderne est engagé dans un
processus de mondialisation économique. La question est de la contrôler”.
Un ethos d’engagement en exprimant sa volonté d’agir : “Je vous ai entendu,
et m’engage à changer les données de la politique”, “Je mettrai toute mon
énergie et ma volonté dans la réalisation de cette nouvelle politique”, “Je
prends l’engagement, devant le peuple français, que, quand le FN sera au
pouvoir, tous ces malfrats, tous ces bandits, devront non seulement rendre
des comptes mais encore rendre gorge  !”. Un ethos d’autorité qui repose
sur un rappel de sa légitimité ou de sa crédibilité  : “c’est en tant qu’élu,
représentant du peuple, que je demande la mise en examen du Président de
la République”, “Vous me connaissez, tous ceux qui me connaissent savent
que je n’ai jamais cherché à m’enrichir personnellement”, ou l’autorité d’un
autre “D’ailleurs, dans cette affaire, j’ai l’appui total du Président de la
République”. (Charaudeau, 2005 : 36)
En conclusion, le “parler indirect” semble affecté par des modalités
de nature différente. Cette spécificité propre à l’indirection avait déjà
été évoquée par Roulet (1980), par Ross (1975), et indirectement par
Fraser (1975). Mais, le cadre de la sémantique argumentative révèle une
particularité qui nous paraît plus intéressante encore. En effet, ce qui fait
la spécificité des énoncés supports d’ALI, c’est que le “mode médiatif”
qui déclenche la fluctuation modale (Laurendeau, 2004) semble provenir
d’un décalage entre deux états du monde  : l’état du monde existant et
celui auquel le locuteur souhaite parvenir. Ce qui n’a rien d’étonnant,
puisque l’acte illocutoire a pour vocation de transformer une réalité du
monde en une autre. Ainsi, c’est la fluctuation entre deux états du monde
qui semble être à l’origine d’un décalage entre sens profond et sens en
contexte, et dans le même temps, faire médiation : fluctuation entre l’état
du monde existant et un état du monde considéré comme possible, voulu,
souhaitable, appréciable, pensable, nécessaire, etc. En faisant part de son
appréciation du monde existant à l’aide des marques modales, le locuteur
chercherait en réalité à passer d’un état initial à un état final.

339
Du sens à la signification. De la signification aux sens

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Des valeurs modales aux valeurs illocutoires

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341
Du sens à la signification. De la signification aux sens

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342
Sixième partie

Propositions théoriques
Peut-on corréler pragmatique intégrée/articulée,
analyse du discours et linguistique de corpus
en vue de l’analyse du discours des SHS ?

Henri Portine

Université Bordeaux 3 – TELEM EA 4195

1.  Positionnements
Cet article a pour origine des réflexions de son auteur à l’occasion de
sa participation à des soutenances de thèses de doctorants et de postulants
à l’HDR ayant travaillé sous la direction d’Olga Galatanu.
Nous appellerons domaines la pragmatique (dorénavant, cette mention
de pragmatique devra être entendue comme renvoyant à pragmatique
intégrée ou articulée, cf. plus bas), l’analyse de discours et la linguistique
de corpus et non paradigme1, bien que ce dernier terme soit très utilisé
actuellement (souvent par abus).
Chacun de ces domaines correspond à une émergence historique dans
un certain contexte. Si la pragmatique vise à coiffer syntaxe et sémantique
par la prise en compte des emplois, l’analyse de discours a d’abord eu
une motivation sociale et la linguistique de corpus une motivation
technologique. Afin de bien stabiliser ce point, reprenons quelques détails
historiques qui ont marqué ces trois émergences.
La pragmatique (saisie en un sens global) est un domaine issu
des réflexions de la fin du XIXe siècle et du début du XXe (les signes
linguistiques ont des conditions d’emploi) réactivées principalement au
cours des années 1930 (notion de Zeigfeld de Karl Bühler, traduite par
deixis dans la version anglaise, notion de nynégocentrisme de Damourette
et Pichon) et à la fin des années 1960 – début des années 1970, d’une

1
Un paradigme est un ensemble de théories qui répondent au même type de
questionnements par des procédures analogues mais différentes (c’est ainsi que nous
entendons la notion développée par Kuhn (1970), lorsqu’il s’agit de SHS, ce que Kuhn
n’envisage pas et considère même comme inenvisageable).

345
Du sens à la signification. De la signification aux sens

2
part sous la forme des speech acts (Austin puis Searle ) et du principe
de coopération (Grice) prolongé par la notion de pertinence (relevance)
de Sperber et Wilson et d’autre part sous la forme d’une pragmatique
intégrée sous l’impulsion de la notion d’énonciation.
L’analyse du discours et la linguistique textuelle sont des domaines
dont on peut fixer la naissance au cours des années 1960. Leur apparition
est provoquée par une insuffisance du cadre phrastique du point de vue
sémantique. Ne nous situant pas dans une optique historicisante, nous
n’examinerons pas en détail ce qui les différencie et qui explique pourquoi
linguistique textuelle n’apparaît pas dans notre titre. Remarquons
simplement que l’analyse du discours est plutôt centrée sur la question du
« sens » véhiculé par les manifestations textuelles alors que la linguistique
textuelle est plutôt une entreprise de dépassement du cadre phrastique. La
difficulté est alors de saisir un mouvement et son orientation et non des
objets. Linguistique textuelle et analyse du discours partagent le même
type d’objets  : la phrase comme objet «  à dépasser  », le texte comme
« horizon ». On ne saurait donc les distinguer du point de vue des objets.
C’est sans doute pour cette raison que les deux domaines ont souvent
été confondus, notamment dans le champ des applications. En revanche,
lorsqu’on prend en compte les motivations des auteurs, on constate que
les travaux de linguistique textuelle sont nécessités par le fait de ne
pouvoir se contenter d’un cadre phrastique : étudier les temps verbaux,
notamment dans une optique de comparaison entre germanistique et
romanistique, peut faire appel à une opposition renvoyant à des types
de textes ; l’anaphore et la connexion des propositions ou des classes de
propositions dépassent souvent le cadre phrastique. Lorsqu’on prend en
compte les motivations des analystes de discours, on est plutôt frappé par
les motivations sémantico-sociales ou par une certaine transdisciplinarité.
Cela correspond à l’opposition entre « par en bas » et « par en haut » (cf.
figure 1 ci-dessous).
La linguistique de corpus – et non le recours aux corpus en linguistique –
est récente. Elle est coextensive à la généralisation des réseaux et des
langages de balisage. Certes, les notions de réseau et de balisage sont bien
antérieures (l’ancêtre de l’Internet, le réseau militaire ARPAnet, apparaît
dans les années 1970 ; les langages de balisage GenCode, GML, TeX et
même une version non certifiée ISO de SGML apparaissent entre 1967 et
1974) et la notion de corpus aussi. Mais on constate :
‑ que les langages de balisage antérieurs aux années 1980, s’ils
ont bien pour objectif de catégoriser l’information (ce qui est
l’objectif de tout langage de balisage), ne le font pas dans un souci
2
John R. Searle a développé sa théorie des speech acts jusqu’en 1985/1990 environ,
puis il s’est orienté vers une théorie des « faits institutionnels » (1995, 2010).

346
Pragmatique « articulée » et analyse du discours

3
de « partageabilité universelle et dynamique » (le premier critère
– la partageabilité universelle – sera celui de SGML, Standard
Generalized Markup Language, dans sa version ISO en 1986 ; le
second critère – la partageabilité dynamique – sera prépondérant
pour XML, eXtensible Markup Language, héritier de SGML au
milieu des années 1990) ; ces deux critères seront au cœur de la
linguistique de corpus ;
‑ que la notion de corpus développée en linguistique de corpus n’est
pas identique à celle de la linguistique distributionnelle4 ; celle de la
linguistique distributionnelle était fondée sur l’idée de recueillir des
données attestées dans un objectif purement descriptiviste ; celle de
la linguistique de corpus est liée à l’émergence de technologies et
repose d’abord sur l’idée du recueil possible de « grands corpus »,
parfois de « corpus de référence » et de la partageabilité (on croise
ici le recours au balisage) de ces corpus  ; on comprend mieux
alors pourquoi linguistique de corpus et sociolinguistique ne sont
pas devenues associées dans leurs entreprises ; de plus, la notion
de corpus de la linguistique de corpus n’exclut pas l’éventuel
recours à des « exemples fabriqués », ce qui eût été impensable en
linguistique distributionnelle ;
‑ que la TEI (Text Encoding Initiative devenu Text Encoding
Interchange), apparue en 1987 (en conformité avec la version ISO
de SGML), convertie à XML à la fin des années 1990, est un outil
puissant qui distingue bien la linguistique de corpus à la fois des
entreprises de balisage précédentes et des recours précédents à des
corpus.
Il ressort de ce qui précède que nous ne pouvons traiter les rapports
entre pragmatique intégrée (et articulée) et analyse de discours sur le

3
Selon le principe « NEA », nobody owns it, everybody can use it, anybody can
improve it. Malheureusement, ce principe, tout humaniste qu’il soit, se heurte à deux
problèmes : ceux qui ont passé du temps et de l’énergie à constituer des corpus – ce qui
rend difficile la publication dans un monde universitaire où l’on est justement « noté »
sur le nombre de ses publications – ne sont pas forcément prêts à « abandonner » ces
corpus (ce qui est compréhensible) à des collègues qui n’auraient pour tâche que de
publier à partir de ces corpus  ; certains ont acquis des corpus bon marché avec un
objectif commercial, ce qui est très loin de ce principe.
4
La linguistique distributionnelle (approximativement 1930-1950) a peu développé
la notion de corpus (sans doute parce que celle-ci semblait aller de soi) et s’est
plus interrogée sur la notion d’informateur. Il n’y a pas eu de véritable critique de
la notion de corpus lorsqu’elle a été remise en cause implicitement (par Harris, par
son adjonction de transformations) ou explicitement (par Chomsky, par sa notion de
« linguistique cartésienne » recourant à un sujet natif moyen et à la notion de frontière
entre dicible et non dicible).

347
Du sens à la signification. De la signification aux sens

même plan que les rapports entre pragmatique intégrée (et articulée) et
linguistique de corpus.

2.  Argument
Nous allons tenter de montrer que pragmatique (au sens de
pragmatique intégrée et de pragmatique articulée) et analyse de discours
s’opposent sur deux points (la linguistique de corpus s’articulera
ultérieurement) :
‑ alors que la pragmatique s’appuie sur des données de base,
notamment lexicales, et s’appuie sur une démarche d’abord
analytique, l’analyse de discours prend les textes pour point de
départ, ce qui correspond à une démarche d’abord synthétique,
voire holistique ;
‑ alors que la pragmatique relève clairement d’une entreprise interne
à la linguistique, l’analyse de discours est externe à la linguistique
dans sa démarche, tout en convoquant les outils linguistiques.
Notons que la question lexicale joue un rôle particulier : on est passé
de la lexicologie – qui cherchait à associer des descriptions individuées
aux lexèmes – à la sémantique lexicale – qui cherche à penser chaque
lexème comme une pièce dans un réseau, voire un hyper-réseau – et
cette sémantique lexicale est, pour certains, en train d’évoluer vers une
sémantique lexicale et discursive, c’est-à-dire une sémantique qui vise à
intégrer les potentialités discursives des lexèmes. Une telle sémantique
lexicale et discursive demeure dans le champ de la linguistique, puisqu’elle
voit dans le discours non pas un objet en tant que tel mais un potentiel.

Potentialités Manifestations
en discours discursives

Lexique Lexique
Structures Structures

Figure 1.

La figure 1 éclaire nos appellations « par en bas » (schéma de gauche :


on part d’unités atomiques, la granularité se doit d’être fine) et « par en

348
Pragmatique « articulée » et analyse du discours

haut » (schéma de droite : on part de manifestations globales, la granularité


sera plus grossière)5.

3.  Les questionnements en pragmatique intégrée


Comme nous l’avons vu ci-dessus, la notion de pragmatique a donné lieu
à plusieurs théories et nous nous restreindrons ici, dans un premier temps,
à la notion de « pragmatique intégrée » (issue d’une plus ou moins grande
fusion entre sémantique et pragmatique) et, dans un deuxième temps, à
la notion de « pragmatique articulée » (une pragmatique qui complète la
sémantique et qui de ce fait articule du sens et de l’emploi) qui sont liées
à la notion d’énonciation6, ce qui nous éloigne de l’usage généralement
anglo-saxon du terme pragmatique7. Reprenons toutefois sous une forme
schématisée (figure 2) la représentation donnée par Morris (1938) parce
qu’elle fournit une vision très behavioriste (Charles William Morris a été
très influencé par le behaviorisme et par le positivisme viennois).

Syntaxe Sémantique Pragmatique

Figure 2.

On a ici une conception du langage qui suppose un traitement


séquentiel des propositions et une sémantique vériconditionnelle (renvoi
à un domaine d’individus dotés de propriétés8). Le traitement pragmatique
consiste alors à évaluer la valeur d’action de la proposition en termes
d’effets et de croisement de ces effets avec le contexte mondain.

5
Nos formules « par en bas » et « par en haut » correspondent grosso modo à « bottom-
up » et « top-down » (que nous reprendrons plus loin). Dire « par en bas » met l’accent
sur le fait que l’on prend le problème « à la base » ; dire « par en haut » insiste sur le
fait que l’on prend le problème « à partir de sa finalité ».
6
La notion d’énonciation est difficile à traduire en anglais (d’ailleurs lorsqu’on publie
en anglais des travaux portant sur l’énonciation, on a tout intérêt à recourir à l’anglais
cognition en précisant en quel sens nous prenons la notion). De plus, la notion
d’énonciation en français n’est pas unifiée (voir Portine, 2001).
7
Pour une présentation d’ensemble de la pragmatique « anglo-saxonne », voir S. C.
Levinson, 1983. Après avoir explicité le sens qu’il donnait à pragmatique, il a exposé
cinq domaines  : deixis, implicatures conversationnelles, présupposition, actes de
langage, analyse conversationnelle.
8
En calcul des prédicats, en théorie des modèles, on définit un domaine d’individus (Ω)
qui peuvent ou non avoir les propriétés correspondant aux prédicats dotés de variables.

349
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Pour critiquer cette présentation séquentielle du traitement des


énoncés9 (qui peut s’exercer dans certains cas, notamment celui des effets
perlocutoires), reprenons la présentation d’Anscombre et Ducrot dans leur
article « L’argumentation dans la langue » paru dans la revue Langages
(no 42, juin 1976) qui forme le chapitre 2 (à quelques reformulations, au
changement de numérotation des notes et à l’adjonction de deux intertitres
près) de leur ouvrage portant le même titre (Anscombre & Ducrot, 1983).
Après avoir évoqué le cas de la présupposition qui conditionne les énoncés
possibles, ils donnent en exemples les cas de puisque, car et cependant, qui
conjoignent contenu informatif et lecture pragmatique. Leur conclusion
première (1983  : 20) –  qui sera suivie d’autres analyses comme celle
du comparatif – fonde le mouvement d’intégration entre sémantique
et pragmatique qu’ils opèrent : la pragmatique ne travaille pas (ou alors
rarement) sur les résultats de la sémantique mais directement sur la
structure syntaxique de l’énoncé. On remarque le caractère un peu daté de
cette présentation : au cours des années 1960-1970, on construit beaucoup
de schémas avec des « boîtes », un peu sur le modèle de la figure 2.
Cette notion de pragmatique intégrée s’appuie sur cinq types de
phénomènes :
‑ on l’a évoqué, la présupposition et les inférences « automatiques »
(la présupposition définit un cadre d’interlocution dont on ne
peut sortir que par « un coup de force » ; les inférences sont les
déductions opérées)  ; il faudrait ajouter les sous-entendus, mais
c’est là une notion difficile à manier ;
‑ la question des « connecteurs », « articulateurs de discours » ou
encore « articulateurs rhétoriques » (un ouvrage de Ducrot paru
en 1980 s’intitule « les mots du discours »), dont l’analyse fait
apparaître des inférences implicites (nous recourrons plus loin à
la notion de « connexion » mais celle-ci ne saurait s’inscrire dans
une pragmatique « intégrée » parce que cette intégration fait plus
de place aux atomes qu’à des réseaux textuellement constitués) ;
‑ la théorie des speech acts d’Austin, développée (avec quelques
modifications) par Searle, mais on remarquera que cette théorie n’a
que rarement été le cadre d’études en français, sauf concernant les
actes indirects (qui, eux aussi, supposent des inférences implicites),
ce dont témoigne le numéro 32 (1980) de Communications  ; les
speech acts (traduction  : «  actes de discours  » par le traducteur
d’Austin, traduction préférée de Ducrot  ; «  actes de langage  »
par la traductrice de Searle) servent plutôt de toile de fond ou de
9
Nous passons ici de proposition à énoncé. Cela indique que la vision morrisienne de
la pragmatique ne serait pas remise en cause dans les mêmes termes si nous nous
intéressions aux productions langagières d’un point de vue logico-formel.

350
Pragmatique « articulée » et analyse du discours

moyen de stratification ; chez Ducrot, la notion de speech act est


souvent remplacée par celle d’énonciation (ce qui fait problème) ;
‑ les phénomènes scalaires, dont les plus connus ont longtemps été
les échelles argumentatives de Ducrot (nous laisserons de côté cet
aspect parce qu’il entraînerait un trop long développement) ;
‑ la notion de topos (Anscombre, 1989) postule que des données
implicites, les topoï, expliquent la possibilité ou l’impossibilité
de certaines contextualisations  ; ainsi, Anscombre (1995  : 187)
oppose-t-il instant et moment qui ne servent pas, selon lui, à
quantifier une durée mais sélectionnent un type de contexte, lié à
l’évocation – dans une démarche argumentative – de la brièveté
pour instant (Pierre est parti il y a un moment / ? il y a un instant)
et à l’évocation de la durée pour moment (Pierre était là il y a à
peine un instant / ? un moment10).
On peut résumer l’ensemble de ces développements en reprenant l’un
des postulats énoncés par Anscombre (1989 : 13) : « La tâche du linguiste,
en particulier quand il s’occupe de sémantico-pragmatique, est de fournir
une théorie de la “langue” apte à rendre compte des capacités discursives
de la parole. »

4.  De la pragmatique intégrée à la pragmatique articulée


Bien que s’étant d’abord située par rapport à la pragmatique intégrée,
Olga Galatanu s’en est quelque peu éloignée sans rompre pour autant
avec elle. Dès lors,
[l]’interface sémantique – pragmatique n’est plus appréhendée […] comme
une “jonction”, traitant, respectivement, de la signification linguistique (la
sémantique) et du sens discursif […] (la pragmatique) [une conception de
type morrissien, HP], ni même comme une intégration de la pragmatique à
la sémantique […], mais comme un espace de deux formes de manifestation
simultanées du même phénomène linguistique. (Galatanu, 2012 : 61)
On notera précisément dans la citation qui précède que la pragmatique
morrissienne est purement écartée alors que la pragmatique intégrée fait
l’objet d’un « ni même », ce qui dénote la conservation d’une certaine
proximité. Les deux formes de manifestation évoquées ici par Olga

10
On remarquera que l’on raisonne par l’exclusion (c’est l’exclusion de instant ou de
moment dans tel contexte qui explicite son utilisation et non sa présence). Il y a là
un principe épistémologique lié aux données construites (alors que les données de
corpus plaident par leur présence). Ce principe épistémologique d’exclusion nous
vient des premiers travaux de Chomsky, quand il a opposé sa notion de grammaticalité
à celle de corpus et a défini la frontière entre le dicible et l’indicible comme mode de
justification.

351
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Galatanu étant à la fois distinctes et liées, nous parlerons de pragmatique


articulée. Allant dans ce sens, on peut concevoir trois manifestations de
la pragmatique  : celle de la pragmatique juxtaposée (Morris), celle de
la pragmatique intégrée (Anscombre & Ducrot), celle de la pragmatique
articulée (Galatanu). On notera qu’une « pragmatique articulée » offre
plus de souplesse qu’une « pragmatique intégrée », qui pose un certain
nombre de questions sur le mode d’intégration et les risques de conflits.
Travailler sur deux plans simultanément (donc en les corrélant), un
plan sémantique et un plan pragmatique, pose la question de l’ordre des
cheminements entre les deux plans. Bien évidemment, que ce soit dans
une pragmatique intégrée ou que ce soit dans une pragmatique articulée,
il y aura toujours des allers-et-retours, sinon on retomberait dans une
conception à la Morris, une conception juxtaposante. Mais ces allers-et-
retours n’empêchent pas un sens dominant qui organise globalement à la
fois la circulation de l’information et l’ordre architectural.
En pragmatique intégrée, l’ordre entre plan sémantique et plan
pragmatique est clairement du pragmatique au sémantique : ce sont les
propriétés pragmatiques qui vont nourrir les descriptions sémantiques.
Parce que tel élément se comporte de telle façon, la description de
cet élément sera telle. La pragmatique opère alors comme un point de
retournement : on va chercher en pragmatique ce qui rendra intelligible et
opératoire la description.
Avant de poursuivre, précisons qu’il n’y a pas en soi d’organisations
légitimes et d’autres qui seraient illégitimes. C’est pourquoi nous parlons
d’architecture. Une théorie linguistique présente une architecture qui règle
les flux de l’information en son sein. Dans les années 1960-1970 – quand la
question de la générativité (aujourd’hui oubliée11) était centrale –, on usait
et abusait (surtout dans le monde pédagogique) de schémas représentant
les couches syntaxiques et sémantiques sous la forme de boîtes liées par
des flèches (la grammaire générative articulant notamment structures
profondes et structures de surface  ; la sémantique générative inversant
les boîtes syntaxique et sémantique). L’une des dernières manifestations
graphiques de cette inquiétude sur l’ordre du traitement est celle de
Ducrot (certes plus simple que les représentations générativistes qui
l’avaient précédée), articulant « composant linguistique » et « composant
11
Le principe de générativité est une transposition des principes régissant les machines
de Turing à la linguistique  : il s’agit de construire un dispositif qui rende compte
de la « créativité » linguistique humaine (je ne peux pas, concrètement, construire
toutes les séquences possibles, mais je peux toujours en construire une nouvelle
sur la base d’un jeu d’opérations orientées vers cette construction). Aujourd’hui,
nous fonctionnons plutôt sur des modèles de circulation de flux d’informations et de
régulation de ces flux, ce qui est plutôt « neuronal » (mais gardons notre sang-froid
sur ces dénominations).

352
Pragmatique « articulée » et analyse du discours

rhétorique  » (1972  : 111). Aujourd’hui ces représentations semblent


un peu trop doctrinales. Ce qui importe c’est l’articulation des flux
d’informations. Même en grammaire générative, la modularité a rendu
ces représentations en « plans de masse » peu intéressantes. On notera
que la pragmatique intégrée ne saurait se représenter sous la forme de
boîtes ; en revanche, elle peut se représenter sous la forme de réseaux de
circulation de l’information.
Une pragmatique articulée, comme celle que nous propose Olga
Galatanu, recourt à une autre forme de circulation de l’information (ni
plus ni moins légitime, rappelons-le), qui n’est pas opposée à celle de la
pragmatique intégrée mais qui est différente.
Une autre propriété caractérise cette pragmatique articulée : le recours
à des opérations internes, représentées par les méta-opérateurs DONC
(abrégé en DC) et POURTANT (abrégé en PT). Il est intéressant de noter
que ces deux méta-opérateurs (« méta-opérateurs » : les termes donc et
pourtant ne sont pas présents mais reconstruits par l’analyste) forment avec
l’opposition (dont l’absence ici se justifie) deux des grandes opérations de
la pensée organisatrice12 : l’inférence et la concession. L’inférence permet
de poursuivre dans la voie évoquée. La concession rééquilibre, permet
les ajustements, d’où la déformabilité et les stabilisations du sens (voir
Culioli, 1981, 1986).
La pragmatique « articulée » telle qu’elle est développée par Olga
Galatanu est nommée par elle-même « Sémantique des Possibles
Argumentatifs » ou « SPA13 ». Nous utiliserons dorénavant ce sigle.
La SPA articule deux plans, le plan sémantique et le plan pragmatique.
Le plan sémantique représente le niveau de base et la stabilité. Le plan
pragmatique est celui des possibles et se déploie en deux niveaux. On
obtient ainsi les trois niveaux suivants (Galatanu, 2012 : 63 ; Bellachhab
& Galatanu, 2012, I.A) :
‑ le niveau nucléaire ou noyau (qui fournit les propriétés sémantiques
essentielles qui stabilisent la représentation et qui se décrit à l’aide
d’une métalangue naturelle analogue à celle de Wierzbicka) ;
‑ le niveau des stéréotypes attachés au noyau ;
‑ le niveau des possibles argumentatifs (séquences discursives).

12
De façon très grossière et très approximative, on pourrait dire qu’il y a trois grands
types d’opérations organisatrices, la co-orientation (confirmation, inférence,
accord), l’anti-orientation (opposition) et la concession, et deux grandes opérations
« représentatrices », la métaphore et la métonymie.
13
Notons que « SPA » pourrait aussi se lire « Sémantique des potentialités
argumentatives ».

353
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Un quatrième niveau est celui des « déploiements discursifs ». On


atteint alors le niveau du discours. Cela signifie-t-il que la Sémantique
des Possibles Argumentatifs est plus ou moins une analyse de discours ?
Certains articles d’Olga Galatanu peuvent le faire penser. La question
est alors de savoir si cela n’entraîne pas une dilution du projet dans une
« elni », une entité linguistique non identifiée. Avant de nous situer sur ce
point, nous allons essayer de caractériser brièvement la notion d’analyse
de discours en nous demandant quels types de questionnements la
motivent ou l’ont motivée.

5.  Les questionnements en analyse de discours


Les analyses de discours (le pluriel est de rigueur14) répondent à des
questionnements qui, tous, réfèrent non à l’univers de la phrase mais à
celui du/des texte(s). Dès lors, l’analyse de discours n’est-elle qu’une
analyse de texte(s) ? Un texte est un objet clos dont la clôture ne répond
d’ailleurs à aucune autre nécessité que la décision d’arrêter du scripteur.
Un texte est une suite de phrases ou d’unités plus complexes à définir
(certains, aujourd’hui, reprennent la notion rhétorique de période lorsqu’il
s’agit d’un « texte oral »15). Appelons discours, non pas le texte, mais ce
qui résulte de la dynamique du texte :
‑ les chaînages transphrastiques qui forgent l’interprétation du
texte (chaînages de lexèmes tout au long du texte  ; anaphores  ;
séquences de repérages temporels constituant une « temporalité » ;
connexion, un connecteur pouvant ancrer l’un de ses arguments à
grande distance16) ;

14
Ce pluriel nous situe d’emblée en dehors d’une prétention à une théorie du discours
ou à la constitution de l’analyse du discours en discipline scientifique. Ce rêve ou
ce « fantasme » (Maldidier, 1990 : 36) que l’expérience tragique de Michel Pêcheux
a bien illustré est lié à la notion de formation discursive (voir Foucault, 1969  : 44-
54 ; Pêcheux, 1975 : 143-166 ; Courtine, 1981 : 33-48 ; Maldidier, 1990 : 36-46, 87 ;
Guilhaumou, 2004, § 2 sq ; Maingueneau, 2011) et à son interprétation ou non comme
un concept théorique. Si l’on considère cette notion comme un point à élucider ou un
lieu à questionner, la prétention scientifique ne peut avoir lieu.
15
Le terme texte renvoie à la métaphore du tissage. Rien ne s’oppose donc à ce qu’il soit
utilisé (comme le font bien des linguistes) aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, même s’il a
d’abord été utilisé pour désigner une unité écrite d’une certaine longueur (ce qui est
toujours plus difficile à l’oral). Deux différences sont alors manifestes entre « texte
écrit » et « texte oral ». D’une part, alors que tous les deux sont dialogiques au sens de
Bakhtine, seul le texte oral peut être soit monologal soit dialogal. D’autre part, l’oral se
construit au cours de sa production (sauf lorsqu’il y a oralisation par lecture d’un texte
écrit), d’où d’ailleurs la question des « disfluences » aujourd’hui beaucoup discutée,
alors que le texte écrit est pré-construit (sauf dans le cas des brouillons). Il en ressort
que les structures des deux types de textes diffèrent.
16
Justement et décidément en sont des exemples flagrants.

354
Pragmatique « articulée » et analyse du discours

‑ les « structures » (séquences d’événements, assertions enchaînées,


etc.) qui composent le texte et le constituent comme typologisable17 ;
‑ les conditions de production et de réception du texte (les conditions
de production peuvent rendre le texte illisible lorsque leurs
paramètres ne peuvent plus être reconstruits) ;
‑ la récursivité du commentaire qui déploie et redéploie le dit de
façon à l’expliciter18.
Chaque élément n’est pas en lui-même discours mais porteur de la
mise à jour du discours. Le discours est dans la somme de ces dynamiques
à l’œuvre, d’où la notion de schématisation, développée par Jean-Blaise
Grize (1974), quelque peu oubliée depuis :
Le terme de schématisation tout d’abord renvoie simultanément à une action
(schématiser) et à un résultat (schéma). En tant qu’action, la schématisation est
mise en œuvre d’opérations. En tant que résultat, elle est “représentation qui
se suffit” […]. L’idée de représentation appelle naturellement un complément
[…] une schématisation représente – ou présente – un micro-univers. (Grize,
1974 : 188)
Grize précise que cette schématisation doit répondre « à quelque
projet, à quelque intention déterminée ». Cette notion renvoie donc à une
construction qui repose sur l’action de « poser des objets dans un certain
éclairage ».
Dès lors, étant un « tout », le discours devient un objet à élucider, ce qui
va conduire à son partage : certaines disciplines vont voir dans l’analyse
de discours le moyen d’avoir un abord critique de leur propre domaine.
Morphologie du conte (1928) de Vladimir Propp avait déjà anticipé ce
mouvement ; notons que l’ouvrage de Propp n’a été traduit qu’en 1958 en
anglais et en 1965 en français, c’est-à-dire à l’époque où les mouvements
d’analyse de discours se mettent en place : le premier numéro de la revue
Langages (revue qui a joué un rôle de diffusion très important à cette
époque) consacré à l’analyse de discours est le numéro 13 paru en mars
1969 ; l’ouvrage de Dominique Maingueneau, Initiation aux méthodes de
l’analyse du discours, ouvrage fondateur de l’engouement pour l’analyse
de discours, paraît en 1976.
Les deux champs qui vont alors se confronter sont la linguistique et
les disciplines à forte dépendance du langage naturel (par opposition aux
disciplines nécessitant la constitution d’un langage propre, mathématiques,

17
Le récit a joué un grand rôle dans le rapport analyses de discours/typologies.
18
«  […] le commentaire n’a pour rôle […] que de dire enfin ce qui était articulé
silencieusement là-bas. Il doit, selon un paradoxe qu’il déplace toujours mais auquel
il n’échappe jamais, dire pour la première fois ce qui cependant avait été déjà dit et
répéter inlassablement ce qui pourtant n’avait jamais été dit. » (Foucault, 1971 : 27).

355
Du sens à la signification. De la signification aux sens

physique, notamment, même si elles ont besoin du langage naturel pour


s’exposer).
Les linguistes ne sont pas propriétaires de la langue et de ses
manifestations discursives mais ont une bonne connaissance de ce terrain,
d’où leur capacité de forger des concepts et des outils pour l’analyse de
discours19. Mais le recours à l’analyse de discours ne saurait être le fait
des seuls linguistes. C’est pourquoi l’analyse de discours se situe dans une
sorte d’entre deux, agissant à la fois sur le plan de l’activité langagière
comme telle et sur le plan du « contenu » du discours. Mais, pour autant,
cela ne fait pas de l’analyse de discours une « analyse de contenu »
(remarquons d’ailleurs que le domaine nommé « analyse de contenu »
peut s’appuyer sur des résumés, ce qui est impensable en analyse de
discours, qui raisonne plus en termes de traces de la manière de dire).
Par ses orientations principalement politiques (cf. Bacot et al., 2010),
l’analyse du discours à la française relève souvent de préoccupations plus
sociolinguistiques que linguistiques. Cela ne signifie pas que l’analyse
du discours ne puisse être un champ d’application d’analyses un peu plus
formelles20 que les analyses sociolinguistiques. On peut en effet construire
des analyses de discours fondées sur des mécanismes linguistiques, tels
que ceux de temporalité ou de modalité  ; on considérera alors le texte
comme un « schéma » (Grize) ou un « dispositif rhétorique ». On peut
schématiser ce « dispositif linguistique d’une analyse de discours » à
l’aide de la figure 3 (la notion de « saut ontologique » sera explicitée plus
loin).
Le substrat linguistique (la couche inférieure de la figure 3 – à condition
de lui adjoindre certains points comme celui de la thématisation, ou celui
du « savoir sur le monde » : frames, scripts, etc.) a souvent été considéré,
notamment dans le monde anglo-saxon, comme de l’analyse de discours
(Brown & Yule, 1983). Nous considérerons ces travaux comme de la
sémantique discursive.

19
La revue Langages a publié de nombreux numéros sur l’analyse de discours et
notamment sur l’analyse du discours politique (auquel la revue Mots consacre aussi
beaucoup d’études). On notera particulièrement les numéros 62 (cf. Courtine, 1981,
précédé d’une courte préface de Michel Pêcheux) et 71 (cf. Bonnafous, 1983) : chaque
numéro ne comporte qu’une seule étude, ce qui donne des analyses construites dans la
continuité.
20
Nous ne considérerons ici ni la DRT (Discourse Representation Theory) ni la SDRT
(Segmented Discourse Representation Theory) comme de l’analyse de discours
mais bien comme une sémantique formelle dynamique (voir Busquets et al., 2001).
On remarque d’ailleurs que l’emploi de discours ne renvoie pas obligatoirement
et systématiquement à analyse de discours, surtout dans le domaine formel. Cela
est conforme aux propos tenus ici  : le discours peut être un horizon (sémantique
« discursive ») ou un lieu de questions (analyse de discours).

356
Pragmatique « articulée » et analyse du discours

schéma ou dispositif rhétorique textuel


construction du tout
(saut ontologique)

deixis & NP & T AM problématique connexion types de


repérages constitution « anaphore & & cohésion / textes et
des objets reprises » cohérence genres
discursifs discursifs

Figure 3.

Nous ne détaillerons pas les composantes du dispositif de la figure 3


(on sait que « NP » signifie « groupe nominal »21 et « TAM » « Temps –
Aspect – Modalité »22). Mais une chose apparaît clairement. Quelle que
soit la granularité des éléments étudiés dans chaque composante, passer
de l’ensemble de ces analyses à une interprétation du tout représente un
« saut ontologique » : les objets et leur granularité diffèrent.
La figure 3 montre un dispositif où l’on part des données de base pour
aller vers l’interprétation du texte, mais la difficulté que constatent tous
ceux qui procèdent à ce type d’analyse est le passage d’un ensemble de
données à une interprétation – au schéma – d’ensemble.
Gilles Declercq et Oswald Ducrot (1983) – dans le cadre d’un
colloque organisé par Georges Maurand dans le but de comparer les
approches d’un texte donné, en l’occurrence la fable de La Fontaine
Les animaux malades de la peste – ont essayé de corréler des analyses
comme celles de puisque ou même ou encore des valeurs lexicales à
une interprétation plutôt globalisante de la fable. On retrouve toutefois,
là encore, le sentiment d’un « saut ontologique » dont il vient d’être
question et une certaine proximité avec une déclaration liminaire de
Simone Bonnafous dans le numéro 71 (1983) de Langages (voir note
19)  : «  Le discours […] est l’expression d’une option politique et
idéologique qui transcende le sujet, ainsi qu’un moyen d’action doté
d’une force matérielle » (p. 5).

21
Nous utilisons la notation anglo-saxonne (NP, VP, etc.) au lieu des notations françaises
traditionnelles (SN ou GN, SV ou GV, etc.) non par anglomanie mais parce que ces
notations fonctionnent comme des étiquettes et qu’il est donc préférable d’avoir des
étiquettes internationales (ce qui ne signifie pas universelles).
22
Une catégorie TAM est devenue nécessaire au moment des débats sur, par exemple, le
caractère temporel ou aspectuel ou modal de l’imparfait en français.

357
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Conjoignons ce qui précède et :


‑ le fait que l’analyse de discours s’est développée surtout sur le
discours politique, sur le travail de l’archive (voir Branca-Rosoff,
2002), sur les travaux d’historiens (Régine Robin, Jacques
Guilhaumou et Denise Maldidier ont joué un rôle important sur ce
point) ;
‑ la présentation de Amossy et Maingueneau (2003) qui fait
suite à un colloque à Cerisy  : «  Il s’agissait de prendre acte de
l’émergence, au début des années 1990, d’une “analyse du
discours littéraire”. Ce nouveau champ résulte de la convergence
de divers courants  : l’analyse du discours qui avait exporté ses
concepts vers des corpus pour elle nouveaux, les études de textes
menées à travers les catégories de l’énonciation linguistique
ou de la pragmatique, les avancées des littéraires préoccupés
de sociocritique ou confrontés à des textes dont les catégories
dominantes ne suffisaient pas à rendre compte – et en particulier
les textes antérieurs au XIXe siècle, ou relevant de traditions
culturelles différentes.  » Plus loin  : «  Il faut le reconnaître,
le recours à l’analyse du discours pour aborder des corpus qui
pour la plupart font traditionnellement l’objet de lectures de type
herméneutique n’est pas un geste anodin. »
Nous sommes en présence d’un faisceau de faits qui nous conduisent
à affirmer que l’analyse de discours obéit d’abord à une interrogation
disciplinaire ou thématique (d’où la notion de transcendance évoquée par
Bonnafous, cf. plus haut), comme le montre la figure 4.

Questionnement thématique ou disciplinaire


recherche
de traces
Marques (indices) linguistiques

Figure 4.

La comparaison des figures 3 et 4 met bien en évidence la dualité entre


les processus bottom-up (figure 3) et top-down (figure 4)23 :

23
Bottom-up et top-down signifient respectivement « du bas vers le haut » et « du haut
vers le bas » (indication d’une direction d’investigation) et non « de bas en haut »
et « de haut en bas » (qui supposeraient que deux niveaux, le bas et le haut, sont
mobilisés). Bottom-up et top-down ont beaucoup été utilisés pour l’étude de la lecture.

358
Pragmatique « articulée » et analyse du discours

‑ ce qui est considéré comme un terrain solide et comme point de


départ est constitué de marques linguistiques dans la figure  3 et
d’objets thématiques ou disciplinaires dans la figure 4 ;
‑ ce qui est objet de recherche est – dans la figure 3 – l’élucidation
du « tout » ou du « schéma » (cf. Grize ci-dessus) constitué à
partir d’un faisceau ou d’un réseau de marques (d’où l’idée d’un
« saut ontologique » qui passe de ce faisceau/réseau au schéma) ;
dans la figure 4, l’objet de recherche est un ensemble de marques
linguistiques fonctionnant comme traces justifiant ce qui est avancé
sur les objets thématiques ou disciplinaires.
On peut toutefois s’interroger : pourquoi le discours politique apparaît-
il généralement comme le prolongement de l’analyse linguistique alors
que le recours à l’analyse de discours par les historiens demeure, semble-
t-il, problème d’historien questionnant « l’action qu’opère la matérialité
linguistique sur la relation des faits » (notre formulation) ? Pour nous,
cela tient à la difficulté de penser la politologie comme discipline à part
entière ; elle apparaît plus facilement que les autres disciplines comme un
« bien commun ». Quoi qu’il en soit, on remarque que les sociolinguistes
tiennent une place importante en analyse du discours, le « saut
ontologique » paraissant dès lors moins important. Pour les historiens, la
nécessité de « faire parler les textes » a joué un rôle analogue.
On a donc deux mouvements opposés (étant linguiste, nous partirons
du mouvement bottom-up  ; nous aurions été sociologue, historien ou
politologue, etc., nous serions parti du mouvement top-down) :
‑ le mouvement bottom-up part du tissu linguistique et en analyse
la dynamique pour bâtir la charpente d’un schéma disant quelque
chose sur ces touts que l’on construit par le langage, les textes ;
‑ le mouvement top-down part d’une thématique ou d’une discipline
qui s’interroge sur les modalités de constitution de ce tout qu’est un
texte, qui considère que le tissu linguistique n’est pas transparent
mais constitue une certaine matérialité (cf. Conein et al., 1981)
dont il faut tenir compte ; c’est le mouvement de l’analyse de/du
discours.
On comprend mieux dès lors pourquoi les analyses de discours sont
l’œuvre soit de tenants d’une discipline inquiets de « l’action » du langage
sur leur discipline24 (bien distinguer « action du langage » et « action par le
langage », qui est un enjeu de la pragmatique et donc pour les linguistes),
soit de linguistes désirant connaître les effets de la matérialité de l’objet

24
Cette question de « l’action par le langage » est complexe. Elle a motivé la théorie
des speech acts notamment. Pour une vision plus large, voir l’intéressant ouvrage de
Jeanne Favret-Saada (1977).

359
Du sens à la signification. De la signification aux sens

qu’ils étudient, la langue. On comprend aussi pourquoi les notions


d’intertextualité (et ses variantes) et de formes discursives25 proposées par
des non linguistes ou des chercheurs incluant la linguistique dans leurs
champs d’observation « interrogent » les linguistes curieux de ces effets.
On peut tirer de ce qui précède que l’analyse de discours est un palier
instable mais aussi comment la convergence de deux interrogations, celle
d’un(e) spécialiste de telle discipline et celle d’un(e) linguiste, renforce
sa position.
On voit aussi, à la lumière de ce qui précède, que le fait que le tissu
linguistique n’est pas un voile transparent mais un objet ayant son opacité
et le fait que le linguiste soit aussi un humain socialisé donnent vie et
légitimité à ce palier instable.
Peut-on essayer d’apporter une conclusion provisoire à notre rapide
interrogation sur « l’analyse de discours » en nous limitant à quelques
grandes lignes qui en font une « interface » entre la linguistique et une
autre discipline tout en la distinguant d’une sémantique discursive ?
C’est un champ d’investigation (cf. ce que nous avons dit plus haut
sur un « objet à élucider ») et non une discipline à part entière constituée
historiquement comme telle malgré certains essais notamment au cours
des années 1970-1980. Ce champ d’investigation est marqué par un
double travail :
‑ sur la granularité, il y a une grande différence de grain entre le
niveau linguistique et le niveau discursif de l’analyse ; par exemple,
la granularité de la notion de « domaine notionnel » (Culioli, 1981)
relève du niveau linguistique alors que celle de la notion d’objet
discursif (Grize, 1974 ; Portine, 1984) relève du niveau discursif ;
‑ de bricolage, le niveau discursif – travaillé à la fois par les
composantes ou les traces linguistiques et par ce qui contraint
la discipline non linguistique (politologie, histoire, etc.) – est un
lieu où s’effectue un bricolage (sinon, nous aurions une discipline
« analyse de discours ») mais « [c]ollages et bricolages ne se font
pas au hasard  : ils sont possibles et c’est un certain nombre de
thèses (implicites) sur la langue, l’énonciation, l’histoire (…)
[ces parenthèses sont de Marandin, HP] qui les rendent possibles.
Ces thèses règlent des méthodologies de description et donnent
sens aux résultats qu’elles produisent. Il convient de dégager ces
schèmes théoriques pour s’en dégager. » (Marandin, 1979 : 17).
Ce qui fonde sans doute le fait qu’il y ait « champ d’investigation »
(et non « rien », ou au moins qu’il n’y ait pas « rien d’intéressant »), peut
s’énoncer sous différentes rubriques.
25
Voir Guilhaumou, 2004.

360
Pragmatique « articulée » et analyse du discours

‑ La rubrique « mobilisation et regroupements d’énoncés extérieurs


mais ayant une action sur les textes analysés » a pris le nom de
« formation discursive ». La notion vient de Foucault (1969). Il
s’agit de décrire « ces grandes familles d’énoncés qui s’imposent
à nos habitudes – et qu’on désigne comme la médecine, ou
l’économie, ou la grammaire – [l’italique est de Foucault] » (p. 52)
mais qui ne seront que des « séries lacunaires et enchevêtrées »,
« des systèmes de dispersion » (p. 53). Pêcheux (1975) reprend
cette notion de formation discursive mais dans un cadre « marxiste-
léniniste » visant une « théorie matérialiste du discours » (p. 127) et
l’associe à celle d’interdiscours. Courtine (1981) reprend la notion
de formation discursive de Pêcheux mais en opérant un retour
sur Foucault. Si le déterminisme l’emportait chez Pêcheux, c’est
le réseau, dans un rapport au corpus, qui domine chez Courtine.
Maingueneau (2011) distingue les formations discursives (qui
sont des ensembles construits par les chercheurs) unifocales et
non-focales (proches de la conception de Foucault). Cette notion
demanderait une étude particulière et pose la double question du
sujet (distinct du je) et de l’interdiscours/intertexte.
‑ La rubrique « énonciation » s’interroge sur le rôle du sujet énonçant,
sur sa part de subjectivité (et de son corollaire, sa socialisation) et
sur les formes d’ancrage et de repérage (le < moi-ici-maintenant >).
‑ La rubrique « typologies » est très importante et très complexe,
comme celle de formation discursive. Bien qu’il prenne son
origine notamment dans Benveniste (1959), qui instaure une
coupure tranchée et tranchante entre « énonciation de discours »
et « énonciation historique », le mouvement typologique a
débouché sur différentes séries de types de texte, principalement
à vocation pédagogique, mais sans que le caractère scientifique en
soit toujours bien étayé. Aujourd’hui, cette frénésie pour dégager
des types de textes a cédé le pas à des conceptions centrées sur
la notion de « genre discursif », beaucoup plus liée aux pratiques
socio-discursives que les types de textes.
‑ La rubrique « règles » est importante. Nous ne ferons cependant
que l’effleurer en distinguant la règle en tant que schème imposé
(prescriptive) et la règle comme dénotant une régularité constatable.
‑ La rubrique du choix (ou des dosages) entre formel et herméneutique
porte sur les modalités selon lesquelles on envisage l’analyse de
discours  : quelle part attribue-t-on au formalisable  ; quelle part
attribue-t-on à la mise en réseau de traces linguistiques ?
Ce qui marque, pour nous, ontologiquement l’analyse de discours, c’est
la confrontation qu’elle organise entre la linguistique et une discipline

361
Du sens à la signification. De la signification aux sens

concernée par le « poids », la « matérialité » du langage. Une place à part


doit toutefois être faite au rapport linguistique/philosophie, cette dernière
entretenant un rapport particulier au « langage ».
Nous avons bien conscience du caractère partiel (et sans doute partial)
et allusif de ce qui précède. Nous voulions seulement proposer quelques
grandes lignes à la réflexion sur et au travail de l’analyse de discours.

6.  Retour au « cinétisme discursif »


Le sémanticien qui opère dans le domaine que l’on appelait lexicologie
et que l’on appelle plutôt maintenant sémantique lexicale, dès lors qu’il a
dépassé l’objectivisme apparent de l’analyse componentielle qui instaure
une conception matricielle du sens, et le sémanticien qui analyse ces
objets étranges que sont les outils de la connexion (dits connecteurs),
les marqueurs de discours ou les marqueurs de cadrage, sont amenés
très rapidement à s’interroger sur le prolongement « discursif » de leurs
analyses. Nous nous limiterons ici à « l’effet lexical ».
La notion de cinétisme de la signification lexicale revient fréquemment
dans les travaux d’Olga Galatanu. On peut entendre cette question d’un
cinétisme lexical de deux façons :
‑ le lexique quotidien n’est pas stabilisé26 (d’où l’évolution des
significations, d’où la métaphore et la métonymie), ce qui rend
d’ailleurs l’opération de définition complexe ; la signification d’un
lexème évolue donc avec le temps ;
‑ le lexique (seulement quotidien  ?) se modifie en discours mais
aussi agit sur son contexte discursif27.
Olga Galatanu entend « cinétisme de la signification lexicale » dans le
deuxième sens. Dès lors, cette question du cinétisme se trouve confrontée
à une triple interface (1) sémantique lexicale – sémantique textuelle, (2)
sémantique lexicale – analyse du discours, (3) sémantique textuelle –
analyse du discours (Galatanu, 2009  : 50). Dans le même article, Olga
Galatanu recourt à la notion de « polarité discursive » qui nous semble
intéressante à développer par rapport à cette question du cinétisme
discursif auquel est soumis le lexique.
De ce qui précède, il nous semble pouvoir tirer une conclusion  :
le travail d’Olga Galatanu n’est pas un travail d’analyse de discours.
26
À l’opposé, un lexique véritablement scientifique est stabilisé (même si cette
stabilisation peut évoluer avec la théorie dans laquelle il s’inscrit).
27
Jean-Blaise Grize a introduit la notion d’objet de discours reprise sous la dénomination
d’objet discursif dans Portine (1984). Les lexèmes se chargent de valeurs prédicatives
et s’articulent pour constituer la représentation d’un « objet » entrant dans un réseau
d’objets à la base du schéma textuel.

362
Pragmatique « articulée » et analyse du discours

Il est orienté bottom-up et non top-down. En revanche, ce travail est


réinvestissable dans des analyses de discours.

7.  Analyse de discours / linguistique de corpus


Nous avons, au début de cet article, distingué analyse de discours et
linguistique de corpus. Nous pouvons maintenant essayer de préciser
cette distinction :
‑ l’analyse de discours vise à rendre compte d’un texte ou d’un
ensemble de textes en s’appuyant sur sa/leur production et sa/
leur reconnaissance  ; elle agit donc à un niveau global tout en
mobilisant les traces linguistiques qui, mises en réseau, peuvent
justifier ce qu’elle dit de ce/ces texte(s) ;
‑ la linguistique de corpus est une entreprise de catégorisation de
l’information (avec deux catégories « vides a priori  », <div> et
<group>)  ; mais cette catégorisation est structurée (une DTD,
Document Type Definition, donne les liens entre les catégories).
La linguistique de corpus peut donc fournir des outils à l’analyse de
discours mais un obstacle se dresse, en filigrane, dans ce qui précède :
l’analyse de discours repose avant tout sur une démarche « sociale » alors
que la linguistique de corpus se veut d’abord technologique.
Nous sommes donc face à une question nouvelle  : les sémantiques
qui prennent en compte leur rapport à la pragmatique peuvent-elles aussi
préciser leurs positions par rapport à la linguistique de corpus ?

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365
Les déploiements discursifs, partie émergée
de la conceptualisation

Abdelhadi Bellachhab

Université de Nantes – CoDiRe EA 4643

In human languages we have the capacity not only to represent


reality, both how it is and how we want to make it be, but we
also have the capacity to create a new reality by representing
that reality as existing. We create private property, money,
government, marriage, and a thousand other phenomena by
representing them as existing. (Searle, 2010 : 86)

Introduction
Trois sources d’inspiration sont à l’origine de cette contribution en
hommage à Olga Galatanu  : la théorie de l’ontologie sociale de Searle
(2010), la grammaire cognitive de Langacker (2008) et la sémantique des
possibles argumentatifs de Galatanu (2007 a et b). La première source,
plus englobante que les deux autres, conçoit toute utilisation de la langue,
et dirions-nous au passage, toute argumentation – cette dernière inscrite
dans la signification et mobilisée dans le discours – comme une création
ou une recréation de la réalité sociale. Les deux autres sources représentent
deux faces d’une même pièce, dans la mesure où l’une s’occupe de
la réalité comme étant recréée et reconstruite dans l’esprit sous forme
de conceptualisations motivées par des conventions linguistiques et
culturelles, et où l’autre aborde la réalité comme construite et reconstruite
dans la langue, dans le discours. Pour l’une, comme pour l’autre, le sens,
comme (re)création de la réalité, n’est pas un produit mental stricto sensu ;
il n’est pas non plus le résultat lato sensu du contexte socioculturel. Pour
les trois modèles, nous créons de nouvelles réalités par le simple fait de les
représenter – dans le discours comme dans l’esprit – comme existantes ;
c’est également la vision de Searle (2010). Quand nous décidons d’une
chose, nous lui disons « Sois », et elle est aussitôt. Dire, c’est faire, c’est
créer, c’est recréer.

367
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Dans ce triple ancrage théorique, nous présumons que tout déploiement


discursif de la signification, tout enchaînement argumentatif soumet une
conceptualisation motivée selon des opérations de conception (construal
operations) et toute conceptualisation est une nouvelle reconstruction de
la réalité. Le discours serait donc un ensemble de conceptualisations au
service de visées argumentatives déterminées.
Si l’on admet, à la suite de la Sémantique des Possibles Argumentatifs
(désormais SPA), que l’argumentation est préinscrite dans la signification,
dans la langue, bien avant le discours, il serait tout à fait légitime de
chercher l’origine de toute conceptualisation dans la signification lexicale,
en reconstruisant celle-ci dans le discours (sous forme de déploiements
discursifs/argumentatifs1). De ce fait, la construction du sens dans
le discours – dans l’interaction verbale comme forme de discours –
relèverait d’une double conceptualisation qui opère dans deux sens selon
un principe de réciprocité : de la signification (représentations sémantico-
conceptuelles) au discours (déploiements discursifs) et du discours à la
signification. L’enjeu serait donc pour nous d’identifier les opérations
de conception sous-jacentes aux mécanismes discursifs responsables
d’enchaînements argumentatifs bien précis, des enchaînements qui créent
et recréent la réalité en la transformant en une autre. Pour ce faire, nous
avons choisi d’illuster certaines de ces opérations en recourant à la notion
de « dissymétrie de saillance » (Bellachhab, 2012 a et 2013) et à l’étude
faite par Bellachhab et Galatanu (2012) portant sur la « violence verbale ».
L’identification de ces opérations au niveau de la signification nous
permettra de prédire les conceptualisations possibles au niveau du discours,
i.e. les déploiements argumentatifs possibles. Les mots, dans ce sens,
sont des conceptualisations plutôt que des concepts fixes et immuables.
Le modèle de description proposé par la SPA sous forme de trois strates
associées et variablement saillantes illustre pertinemment, à notre sens,
cette possibilité de déclinaisons argumentatives ouvertes, de possibles
argumentatifs selon la terminologie de la SPA. Le caractère associatif et
encyclopédique de la signification permet lui aussi de concevoir la réalité
de diverses façons, puisqu’on pourrait à chaque fois établir de nouvelles
associations susceptibles de générer de nouvelles conceptualisations.

1.  Vers une approche maximaliste2 du sens


Notre approche exclut toute description de la signification et du sens
discursif exclusivement à travers la perspective interactive, c’est-à-dire
1
Nous utilisons les deux de façon interchangeable (tout déploiement discursif et
argumentatif).
2
« Une approche maximaliste de la description sémantique abandonne l’idéal de
parvenir à une certaine forme de sémantique autonome, et vise un type de description

368
Les déploiements discursifs, partie émergée de la conceptualisation

comme une propriété émergeant de manière dynamique strictement et


uniquement dans le discours.
Il est vrai que le postulat interactionniste tient compte de l’individu
dans la caractérisation du sens, mais seulement pour ce qui est de son
action sociale et son interaction avec les autres, et non pas grâce à sa
cognition. L’interactionnisme, notamment dans sa version extrémiste, ne
reconnaît pas dans le sens discursif une conceptualisation dans l’esprit
et dans le discours. Loin de la seule alternative interactionniste, nous
cherchons à associer le cognitif à l’interactionnel, l’individuel au collectif
et l’inédit au conventionnel.
En parallèle de cette dimension cognitive de la construction du
sens, notre approche de celui-ci exige une autre dimension d’approche
qui saurait décrire les fluctuations du sens et ses déploiements dans le
discours après être motivés conceptuellement. Cette nouvelle dimension
trouve sa filiation dans la thèse de l’argumentativité de la langue. Cette
dimension argumentative permet de concevoir la signification comme
porteuse de « virtualités procédurales » qui se séparent et se décohèrent
dans l’environnement discursif (Galatanu, 1999 : 48).

1.1.  L’apport cognitiviste


Notre approche, se voulant maximaliste, ne fait pas de distinction
entre la connaissance que l’on peut qualifier de sémantique et les
connaissances encyclopédiques. Aucune conception modulaire, où la
connaissance sémantique serait autonome par rapport à la cognition en
général, n’est admise. Les données sémantiques sont autant linguistiques
qu’extralinguistiques. La pragmatique n’est qu’une partie intégrante
de la sémantique, la différence entre elles relève de la centralité des
spécifications apportées par chacune d’entre elles. À la suite de Langacker
(1987), cette division ne serait qu’artéfactuelle (artifactual), voire vaine.
Notre position est d’opter pour une conception encyclopédique dans la
mesure où la conceptualisation du sens procède d’une manière globale et
holistique qui regroupe différents types d’informations classées selon leur
centralité et leur pertinence. Une telle conception rejette toute exclusivité
de l’information, qu’elle soit de nature sémantique ou pragmatique.
Langacker souligne à cet égard qu’« un premier engagement pour examiner
la représentation cognitive du langage n’implique jamais l’exclusion,
la négligence ou le manque de rapport des facteurs interactionnels et
contextuels » (1997 : 234).

du sens qui englobe radicalement l’idée selon laquelle il existe des liens étroits et
indissociables entre “connaissance des mots” et “connaissance du monde” » (Geeraerts,
2010 : 117).

369
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Cela étant, le sens lexical d’une entité ou d’une expression linguistique


demeure en partie une valeur variable sujette aux contraintes discursives
et interactionnelles.

1.2.  L’apport argumentativiste


Dans son volet argumentativiste, notre approche maximaliste du sens
adopte un modèle inscrit dans la lignée de la sémantique argumentative et
qui doit ses origines à deux approches principales : l’analyse du discours et
la sémantique lexicale. Ce paradigme théorique qu’est la Sémantique des
Possibles Argumentatifs, conçu et développé par Galatanu (2000, 2007 a et
c, 2009 a et 2008), établit un modèle de représentation et de reconstruction
de la signification lexicale – susceptible de rendre compte de sa partie stable
et de son cinétisme – à partir des différentes occurrences d’emploi d’un
lexème donné (2007a : 91-92). Il vise à établir « un modèle de représentation
du discours comme lieu de manifestation de mécanismes sémantico-
discursifs de construction de sens et de reconstruction de la signification »
(Galatanu, 2007a  : 94). Ce modèle s’appuie essentiellement sur des
mécanismes sémantico-discursifs et pragmatico-discursifs d’activation du
potentiel argumentatif des entités linguistiques (lexicales).
La SPA, conçue comme une approche lexicale holistique, associative
et encyclopédique de la signification, cherche à décrire celle-ci en
termes de noyau (traits de catégorisation) et de stéréotypes (associés
durablement aux mots). À ces deux strates, Galatanu en ajoute deux
autres, celle des « possibles argumentatifs » (PA) « qui représentent des
séquences discursives, déployant l’association du mot avec les éléments
de son stéréotype et donc calculables à partir du stéréotype  » (2007b  :
318), et celle représentant une forme de manifestation discursive, à savoir
les « déploiements argumentatifs » (DA) (2008).
Par ailleurs, la SPA se veut une approche associative dans la mesure
où elle cherche à rendre compte de la signification lexicale et de son
potentiel argumentatif de par l’association du noyau (propriétés essentielles
et centrales du mot) avec ses stéréotypes (des blocs de signification
argumentative). Ces associations sont relativement stables au sein d’une
communauté donnée et, en même temps, constituent des ensembles ouverts
de sorte qu’il serait impossible de leur identifier des limites rigides. Cette
flexibilité de la structure interne de la signification illustre, en effet, le
caractère encyclopédique de la SPA, qui conçoit la signification lexicale
d’une entité, à l’instar de la grammaire cognitive (désormais GC), comme
l’ensemble de connaissances qui contribuent au sens de l’expression qui la
désigne (Galatanu, 2007b : 319 ; Langacker, 1991 : 106).
La SPA insiste également, et surtout, sur la dimension argumentative
de la signification lexicale  : inscrite dans la filiation de la sémantique

370
Les déploiements discursifs, partie émergée de la conceptualisation

argumentative, la SPA situe la dimension argumentative au sein même de


la signification lexicale.

1.3.  Vers une alliance possible


Pourquoi donc avoir choisi ces deux modèles ? Quels liens
entretiendraient-ils ? Le rapprochement constitue, nous semble-t-il, une
alliance nécessaire de deux raisonnements proches, certes, mais pas
identiques. Ce rapprochement, nous pouvons le retracer facilement via
la vision de chacun des deux modèles quant à l’interface sémantique-
pragmatique. La sémantique argumentative, prônant une pragmatique
intégrée, exprime une volonté d’éliminer toute frontière entre la sémantique
et la pragmatique. Dans la grammaire cognitive, où la conceptualisation
du sens procède d’une manière globale et holistique regroupant différents
types d’informations classées selon leur centralité, toute distinction entre
la sémantique et la pragmatique serait vaine. Les deux modèles sont
également non vériconditionnels, où, pour la pragmatique intégrée, c’est
l’argumentation ou la valeur argumentative qui prime sur l’information
communiquée par l’énoncé, celle-ci occupant une place secondaire
(Bracops, 2010  : 177), et où, pour la grammaire cognitive, c’est la
conceptualisation à travers l’expérience qui détermine le sens des énoncés.
Par ailleurs, l’inscription de la SPA dans la lignée de la GC, relève
essentiellement de la prise en compte « de l’enracinement subjectif,
individuel [et expérientiel] dans le vécu subjectif et individuel du langage »
(Geeraerts, 1991 : 45). Galatanu précise qu’il s’agit bien d’une « parenté
des points de vue observationnels des deux approches sémantiques
[la sémantique lexicale comme branche de la sémantique historico-
philologique et la sémantique cognitive] qui appréhendent l’objet de la
recherche, le langage, dans sa dimension subjective et intersubjective »
(2009a : 192). De par son domaine empirique, à savoir la reconstruction
de la signification lexicale à partir d’associations en blocs argumentatifs
qui structurent les différentes strates de la signification et le lien entre
ces strates, la SPA semble rejoindre les postulats de la GC résumés par
Geeraerts en trois points :
‑ « La flexibilité est une caractéristique cognitivement essentielle de
la langue et […], par conséquent, le dynamisme et la propension
au changement doivent être considérés comme inhérents à l’état
synchronique de la langue » ;
‑ « L’expérience humaine est, avant tout, un phénomène individuel
avant d’être un phénomène collectif et culturel », d’où la conception
psychologique du sens ;
‑ « L’expérience n’est pas un champ isolé de la réalité », d’où la
conception encyclopédique de la signification (1993 : 45).

371
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Comme le note Geeraerts, « la signification lexicale n’est pas considérée


comme un phénomène autonome, mais elle est inextricablement liée
aux expériences individuelles, culturelles, sociales et historiques du
locuteur  » (1993  : 45). Les concepts lexicaux sont vus comme des
groupes polysémiques de nuances sémantiques qui se chevauchent et
où les différents sens d’un élément lexical ne peuvent pas toujours être
strictement distingués les uns des autres. Parallèlement aux limites floues
des concepts lexicaux dans leur ensemble, il peut ne pas y avoir de
frontières claires entre les sens qui constituent l’ensemble d’une catégorie.
Ce flou catégoriel se trouve à l’origine même du cinétisme sémantique
dont parle la SPA. Les concepts lexicaux fonctionnent de manière flexible
et analogique, par opposition à un fonctionnement rigide. Puisque
l’appartenance à une catégorie peut se définir par similarité plutôt que
par identité, cela implique que les catégories conceptuelles peuvent être
utilisées d’une manière extrêmement souple. Le fait de rendre les critères,
pour l’utilisation d’une catégorie, moins stricts multiplie les possibilités
d’utiliser cette catégorie (Geeraerts, 1991 : 26).
La stratification de la signification lexicale, au sein du modèle de la
SPA, en termes de noyau, stéréotypes et possibles argumentatifs, est en
phase avec la catégorisation en termes d’attributs ayant différents degrés
de représentativité. Étant donné le caractère encyclopédique des concepts
lexicaux, la GC et la SPA présument que les attributs d’une catégorie ne
relèvent pas forcément du même statut ; ils ne bénéficient pas du même
degré de saillance. Les attributs qui ne sont pas partagés par tous les
membres de la catégorie lexicale sont moins importants pour la définition
que les attributs qui apparaissent pour toutes les entités de la catégorie
ou presque. Ces attributs fréquents et centraux ont plus de poids dans la
structure sémantique de la catégorie (Geeraerts, 1991 : 27).
Ce rapprochement, comme le souligne Galatanu, « s’appuie sur
cette idée que “la stabilisation du monde” [pourquoi pas la (re)création
du monde] par la catégorisation naturelle est un processus subjectif et
intersubjectif, objet à la fois variable dans l’espace social et individuel, et
donc marqué par un “flou catégoriel”, et cinétique » (2009a : 192).
Comment s’est réalisée cette alliance et selon quelle démarche ?

2.  Déploiements discursifs et principe de réciprocité


Nous partons dans notre approche du sens, comme résultat d’une
(re)création de la réalité dans et par la langue, d’un principe fondamental
de réciprocité  : comme nos représentations conceptuelles contraignent
et agissent sur nos discours, motivent et justifient nos réalisations
linguistiques, celles-ci, en retour, spécifient, reconstruisent et
déconstruisent nos représentations sémantiques (conceptuelles). Ainsi,

372
Les déploiements discursifs, partie émergée de la conceptualisation

notre choix d’inscrire notre approche dans une logique argumentative à


travers la SPA se justifie également par cette même volonté, que ce modèle
nous permet de réaliser, de comprendre comment à partir de significations
lexicales (représentations sémantiques) descriptivement stables et surtout
potentiellement argumentatives, l’on arrive à exprimer des intentions
diverses et variées, et, réciproquement, l’on enrichit, reconstruit, voire
déconstruit ces mêmes significations, et surtout comment l’on (re)crée de
nouvelles réalités. La construction du sens selon ce principe de réciprocité
prendrait donc un cheminement à deux processus bidirectionnels comme
le montre ci-dessous la figure 1 :

Processus de génération de possibles Processus de régénération de la


argumentatifs dans le discours par le discours
Figure 1. Principe de réciprocité de la construction du sens

Inspiré de la logique sous-jacente à la SPA et de son modèle de


représentation qui prévoit une mutualité d’influence entre la signification
lexicale et le discours, nous avons essayé de représenter cette mutualité sous
forme d’un principe de (re)construction réciproque du sens basé sur deux
processus complémentaires : un processus de génération de sens et un autre
de régénération de signification. Le premier, de nature descendante (top-
down process), produit du sens dans le discours à partir d’une représentation
sémantique3 ayant un potentiel discursif/argumentatif4 déterminé par
la signification lexicale elle-même et reconstruit au fil du discours. La
génération du sens active, voire renforce, ou au contraire, affaiblit, voire
neutralise ou même intervertit le potentiel discursif (Galatanu, 2007c  :

3
Nous ne faisons pas de distinction ici entre la représentation conceptuelle et la
représentation sémantique. Nous utilisons le terme « représentation sémantico-
conceptuelle » ou « représentation sémantique » pour désigner les deux à la fois. Pour
les arguments de la distinction, voir Bellachhab, 2012a.
4
Ce potentiel argumentatif (possible argumentatif), comme le suggère la SPA, est le
fruit d’une association entre le mot et l’un de ses stéréotypes linguistiques.

373
Du sens à la signification. De la signification aux sens

93). Le deuxième, de nature ascendante (bottom-up process), régénère


la signification lexicale (représentation sémantique) de par ses propres
déploiements argumentatifs dans le discours. Cette régénérescence est
le fruit « des hypothèses émises dans et par l’interprétation du sens de
différentes occurrences d’emploi du lexème concerné et de sa reconstruction
par les discours des acteurs sociaux » (Galatanu, 2007c : 91).
Notre principe de réciprocité, il faut le souligner, malgré sa mécanicité
apparente due à la représentation fournie (un engrenage), n’a rien de
mécanique. Loin de là, notre conception du sens et de sa construction est
plus complexe, et le principe de réciprocité n’est pas une simple affaire
de rétroaction comme dans un système cybernétique, où l’action d’un
élément du système sur un autre entraîne en retour une réponse du second
élément vers le premier. Il est vrai qu’au sein de ces processus l’on parle
de mécanismes discursifs toujours en faisant appel à la métaphore de la
mécanique, mais cette métaphore n’est probablement que partielle, voire
illusoire. Pour montrer cette complexité, revenons à notre figure 1, où nos
pignons représentent chacun un ensemble complexe dépendant. Le pignon
« signification lexicale » – ou représentation sémantique – renvoie, selon
la SPA, à trois strates5 fondamentalement liées et générant de par leur
association un potentiel argumentatif (deuxième pignon6) qui se déploie
dans le discours (troisième pignon) pour créer du sens ; cette génération
du sens ne saurait se limiter à un enchaînement linéaire de représentations
sémantiques, mais illustre plutôt une conceptualisation (selon des opérations
de conception) au sens de Langacker. Réciproquement, le discours, de par
ses rouages – par fidélité à notre métaphore de la mécanique –, « charge
et/ou décharge de valeurs » (Galatanu, 2008 : 3) la signification lexicale.
Les flèches indiquent le sens du mouvement de ces pignons, le sens de
la génération du sens et de la régénération de la signification  : un sens
descendant quand il s’agit du processus de génération qui engendre un
potentiel discursif déployé dans le discours et un sens ascendant pour le
processus de régénération qui reconstruit, voire déconstruit ce potentiel de
la signification. Ce principe de réciprocité permet de (re)créer nos rapports
avec la réalité dans et par la langue, voire de (re)créer la réalité elle-même.

3.  Les déploiements discursifs :


une forme de conceptualisation
De par l’alliance théorique que nous proposons entre la grammaire
cognitive et la Sémantique des Possibles Argumentatifs, nous avons

5
Le noyau, les stéréotypes et les possibles argumentatifs (cf. Galatanu, 2007a).
6
Ce potentiel argumentatif fait partie intégrante de la signification lexicale bien qu’il
soit représenté séparément sous forme d’un pignon.

374
Les déploiements discursifs, partie émergée de la conceptualisation

établi à plusieurs reprises (Bellachhab, 2012 a et b, 2013  ; Bellachhab


& Galatanu, 2012) que la représentation sémantique, de nature
encyclopédique et associative, exige pour sa caractérisation divers champs
lexicaux attenants à divers domaines cognitifs sur le plan conceptuel.
Néanmoins, cette caractérisation se détermine, il faut le préciser, par un
cinétisme impliquant que celle-ci demeure une caractérisation en cours de
formation (une conceptualisation au sens de Langacker) tant qu’elle n’a
pas été mise en place dans un contexte donné (dans le discours).
De manière générale, la reconstruction de la signification lexicale,
proposée par la SPA, en termes de noyau, de stéréotypes et de possibles
argumentatifs mobilisables dans le discours, nous sert à plusieurs niveaux
dans notre démarche d’expliciter les conceptualisations sous-jacentes aux
déploiements discursifs :
‑ d’abord, à déterminer la partie la plus saillante (profil par défaut)
de la représentation sémantique de par son ancrage (entrenchment)
relatif et sa forte probabilité d’activation dans le contexte de
l’expression à laquelle elle est associée ;
‑ à spécifier les représentations durablement associées aux éléments
du noyau, à savoir les stéréotypes. Ceux-ci bénéficient chacun
d’une moindre saillance – sans doute variable – par rapport à la
proéminence des éléments nucléaires ;
‑ de prévoir la probabilité d’activation (Géraut, 2010) du potentiel
argumentatif (possibles argumentatifs) dans le discours sous forme
de déploiements argumentatifs/discursifs à partir des associations
les plus saillantes entre les éléments nucléaires et les éléments
stéréotypiques.
À noter également que cette démarche de reconstruction de la
signification lexicale, selon le principe de réciprocité, est rétroactive dans
la mesure où l’on pourrait reconstruire la signification lexicale7 à partir
d’une reconstitution des différentes occurrences rendues possibles par le
discours.
Cette reconstitution ressemblerait, toute proportion gardée, à une
reconstitution de crime, où l’on cherche à refaire/reconstruire les faits.
Ces faits correspondraient aux déploiements discursifs qui ne sont que des
manifestations de possibles argumentatifs associant un profil par défaut
(le noyau) et des éléments stéréotypiques variablement saillants. Mais ces
faits correspondraient surtout aux mécanismes qui rendent possibles ces
possibles argumentatifs.

7
Cf. processus de régénération.

375
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Dans cette optique, les possibles argumentatifs, en tant que


conceptualisations possibles d’une réalité quelconque, doivent leur
potentialité aux opérations de conception identifiées par Langacker,
pour ne citer que lui. Ces potentialités de la signification (donc de sens)
s’actualisent, se déploient dans des événements d’usage, c’est-à-dire dans
le discours. Allwood, prônant également des potentialités de signification
au lieu d’une signification “réifiée”, note :
Les potentialités de la signification sont activées grâce à diverses opérations
cognitives. […] L’activation d’une potentialité de signification a toujours
lieu dans un contexte réunissant certaines conditions pour son activation,
celles-ci déterminant la façon dont cette potentialité est activée. Le résultat
est normalement une activation partielle et structurée de la potentialité.
(2003 : 43)
Ces potentialités, également des illustrations de conceptualisation,
s’actualisent dans le discours selon des opérations de conception précises.
Conformément à l’esprit même des deux modèles théoriques retenus,
Allwood ajoute :
Le fait qu’Arthur Lovejoy ait pu identifier soixante significations de nature,
tandis que le lexicographe pourrait en distinguer seulement cinq ou six, n’est
pas une cause d’inquiétude. Cela signifie tout simplement que chacune [chaque
occurrence] a activé la potentialité de la signification de façon différente.
En temps voulu, une autre personne activera probablement la potentialité
d’une autre manière et trouvera un nombre différent de significations. […]
Les différences d’activation peuvent être très graduelles en réaction aux
différentes exigences contextuelles. (2003 : 46)
Ainsi, les potentialités de la signification s’actualisent pour devenir
des potentialités de sens dans le discours, les deux représentatives d’une
double conceptualisation responsable de la construction du sens (dans les
deux sens, en génération et en régénération). Il va sans dire, face à ces
potentialités – ces possibles argumentatifs –, et pour reprendre la formule
du poète français Pierre Reverdy, qu’il n’y a pas de sens, il n’y a que des
preuves/potentialités de sens.

3.1.  Déploiements discursifs et dissymétrie de saillance


Pour illustrer cette correspondance entre les déploiements discursifs
et les conceptualisations, nous ferons appel à ce que nous avons appelé
« une dissymétrie de saillance » (Bellachhab, 2012 a et 2013).
Nous sommes parti de l’hypothèse que toute argumentation – tout
déploiement discursif – est intentionnellement générée via des opérations
de conception mobilisées par le locuteur afin d’appuyer, modérer,
transgresser ou désapprouver une certaine conclusion à travers :

376
Les déploiements discursifs, partie émergée de la conceptualisation

− une première conceptualisation bien définie des différents éléments


de la signification, un certain arrangement de ceux-ci,
− et ensuite, une conceptualisation de la situation d’énonciation, où
d’autres représentations (d’autres mots) entrent en jeu.
Parmi ces opérations de conception, la saillance cognitive (la
proéminence) est très présente. S’agissant d’une sélection consciente, par
laquelle un concept se retrouve dans le foyer d’attention de l’individu (ou
des individus en interaction) et est traité dans la mémoire de travail en
cours, cette saillance serait sujette à de nombreuses fluctuations la rendant
dissymétrique par la force des éventuels choix d’associations sémantiques
possibles avec d’autres représentations. Cette dissymétrie peut être de
deux sortes  : la première, généralement volontaire et intentionnelle, la
deuxième non intentionnelle, occasionnée par la force des mots qui lui
seront associés dans le courant du discours.
Nous avons pu relever, lors de notre traitement des actes illocutoires
(Bellachhab, 2012 a et b, 2013), deux processus qui font surgir des
dissymétries de saillance susceptibles d’orienter nos conceptualisations.
La première forme de dissymétrie peut être suscitée par le biais d’un
processus de profilage d’un élément de la signification linguistique au
détriment d’autres éléments ; la deuxième forme peut être provoquée par
l’énucléation d’un élément déjà profilé dans la signification linguistique
au profit d’autres éléments “creux”. Ces deux processus, nous l’estimons,
sont à l’origine de tout cinétisme sémantique et de toute argumentation
possible. Ils sont le résultat des juxtapositions d’un acte ou d’un mot
à d’autres énoncés ou unités lexicales dans un co(n)texte donné. Ce
cinétisme est le fruit de l’association (dans un co(n)texte déterminé) du
mot avec un élément de ses stéréotypes (voire d’autres, inédits) sous
forme de possibles argumentatifs (première conceptualisation) et de
l’association du mot avec d’autres mots dans une séquence discursive
comme une actualisation des deux potentialités : de signification et de sens
(deuxième conceptualisation). Comme le dit Allwood, « lorsqu’elle est
utilisée, une expression linguistique active sa potentialité de signification
à travers des opérations cognitives dont la fonction est d’obtenir une
compatibilité entre la potentialité de signification, les potentialités de
signification d’autres expressions et le contexte extralinguistique  »
(2003 : 52-53).
Comprendre et savoir identifier ainsi cette double conceptualisation
tout en distinguant les opérations et les mécanismes qui la sous-tendent
permettrait d’élucider une majeure partie, voire toute la partie, de ce
qui motive nos déploiements discursifs. Savoir également à quel point
d’autres opérations de conception sont responsables de ces déploiements
reviendrait à prévoir leur probabilité de déploiement. Dans quelle mesure

377
Du sens à la signification. De la signification aux sens

une dissymétrie de saillance contrôlée serait argumentative, voire


manipulatrice ?
Nous tenons à souligner qu’il ne s’agit pas d’apporter un cadre
détaillé, mais plutôt une ébauche d’approche par le biais des opérations
de conception déterminées par Langacker (2008). Dans son introduction
à ces opérations de conception, ce dernier soutient que
en visualisant une scène, ce que l’on voit en fait dépend de la façon dont on
l’examine, de ce que l’on choisit de voir, des éléments auxquels on est plus
attentif et d’où on les voit. Les étiquettes correspondantes que j’utiliserai, pour
des catégories générales de phénomènes de conception, sont la spécificité, la
focalisation, la proéminence et la perspective. (2008 : 55)
La spécificité, par opposition à la schématicité, renvoie au degré de
précision et de détail selon lequel une situation est caractérisée. « Une
expression extrêmement spécifique décrit une situation en plus de détail,
avec une haute résolution. Avec des expressions de moins de spécificité,
on est limité à une description moins détaillée dont la basse résolution
révèle seulement des traits grossiers et une organisation globale »
(Langacker, 2008 : 55).
Quant à la focalisation (une forme de proéminence), elle renvoie à
une démarche de sélection du contenu conceptuel pour la réalisation
linguistique, ainsi qu’à l’arrangement de ce même contenu en ce qui
peut être placé au premier plan ou en arrière-plan. Notre connaissance
encyclopédique relative à une unité linguistique suppose l’accès à une
diversité de domaines cognitifs classés par leur centralité. Toujours en
fonction de motivations conceptuelles et contextuelles, la focalisation est
une opération qui permet de sélectionner et mettre en évidence une partie
de la représentation sémantique propre à l’unité linguistique. Seule une
partie des domaines constitutifs de cette matrice serait susceptible d’être
activée. De plus, les domaines sélectionnés sont variablement activés : un
niveau supérieur d’activation correspondrait au domaine mis au premier
plan (Langacker, 2008 : 57).
La troisième opération conceptuelle, quant à elle, est définie ainsi par
Langacker :
La proéminence [saillance] est un phénomène conceptuel, inhérent à notre
appréhension du monde, non au monde en soi. […] À quel point une
certaine entité est proéminente […] dépend de la conception imposée par les
éléments linguistiques employés, conformément à leurs valeurs sémantiques
conventionnelles. (2008 : 72-73)
Cela étant, les déploiements discursifs imposent aux destinataires, de
par leurs représentations sémantiques, des formes de conceptualisation
qui profilent/énucléent, selon le contexte et les intentions/attitudes, une

378
Les déploiements discursifs, partie émergée de la conceptualisation

partie de nos représentations sémantiques. Le locuteur, de par le choix


qu’il fait en faveur de tel ou tel déploiement, oriente son destinataire quant
à l’interprétation du discours, quant aux éléments auxquels il devrait être
plus attentif.
Enfin, la perspective correspond à la disposition (arrangement) de
visualisation à l’égard d’un objet du monde. Nous supposons que le
binôme subjectivité/objectivité en est une illustration discursive. Le
discours mobilise, de par son contenu et la façon dont il est conçu et
présenté, des marques d’objectivation et de subjectivation. Ces marques
varient entre modalités d’énoncé, qui institueraient une première
perspective (par exemple, la prise en charge totale ou partielle d’un certain
contenu propositionnel) établie et entretenue par le sujet parlant vis-à-vis
du contenu de son énoncé, et modalités d’énonciation, qui établiraient
une seconde perspective relevant de la façon dont le sujet parlant prend en
charge son destinataire dans tout déploiement discursif. Galatanu (2000 :
88-91) montre que la nature modale de ces deux fonctions discursives
(perspectives) est la même et que la distinction entre les deux se situe
au niveau du marquage discursif de la prise de position, marquage qui a
toujours des incidences sur le niveau « non marqué ».
La modalisation serait donc une forme de disposition de visualisation
d’un contenu conceptuel en tenant compte d’un destinataire potentiel.
Cette disposition impliquerait également les valeurs modales portées par
les formes linguistiques8.

3.2. Entre conceptualisation et déploiements discursifs :


le cas de la « violence (verbale) »
Pour illustrer cette alliance théorique et en même temps rendre
hommage à Olga Galatanu, nous reprenons ici notre travail avec elle sur
la « violence verbale9 » (Bellachhab & Galatanu, 2012), un syntagme
dont nous avons essayé de reconstruire la signification lexicale et
d’approcher certains comportements discursifs à travers la double
conceptualisation susmentionnée. Pour permettre cette description, nous
nous sommes appuyés sur le discours lexicographique afin de définir
la partie stable de la signification de violence, c’est-à-dire son profil
par défaut et ses éléments variablement saillants (les stéréotypes). En
croisant les définitions des neuf dictionnaires étudiés, le mot violence

8
Voir à ce sujet Galatanu, 2000 et 2007 b ; Cozma, 2009.
9
La description de la signification lexicale se limitera au mot violence, qui est, nous
semble-t-il, plus significatif et plus déterminant (mais pas exclusivement) dans la
conceptualisation que l’on se fait de ce syntagme, parce qu’il représente le noyau du
syntagme, transmettant sa catégorie et sa fonction, tandis que le mot verbal indique son
satellite. Ce dernier qualifie la nature de cette violence (Bellachhab & Galatanu, 2012).

379
Du sens à la signification. De la signification aux sens

semble renvoyer au « fait d’agir avec force pour contraindre quelqu’un à


faire quelque chose entraînant par conséquent des dommages à l’intégrité
physique ou psychique d’un individu ou d’un groupe ». Ce croisement
permet de restituer les différentes acceptions culturellement ancrées et
partagées de manière stable et durable. Extraire un noyau sémantique
fédérant le mot revient donc à souligner les traits de catégorisation
sémantique saillants que suggèrent les définitions lexicographiques.
Nous employons les connecteurs donc et pourtant pour exprimer les
enchaînements argumentatifs (normatif ou transgressif) de la signification
lexicale. Le tableau ci-après illustre le dispositif signifiant de violence
identifié en termes de noyau, de stéréotypes linguistiques et de possibles
argumentatifs. Sp représente un agent, D représente un patient et P renvoie
à un contenu propositionnel.

Tableau 1. Dispositif signifiant de violence


(Bellachhab & Galatanu, 2012)
Dispositif signifiant de violence
Noyau Stéréotypes Possibles argumentatifs
1. Sp vouloir faire (faire) P DONC contraindre, Violence DONC contraindre
(axiologique négatif) à D soumettre, intimider, Violence DONC soumettre
contre (vouloir faire de) D imposer, agresser, Violence DONC intimider
forcer, outrer, briser la etc.
résistance, brutalité,
crime, maltraitance, abus,
menace…
POURTANT DONC contre son gré, sans Violence DONC sans
2. D ne pas vouloir faire P son consentement… volonté
etc.
DONC DONC force contre les Violence DONC force
3. Sp user de la force contre personnes, contre la loi, contre les personnes
D, générant un conflit contre la liberté publique… etc.

DONC DONC souffrance, honte, Violence DONC honte


4. D avoir mal et/ou colère, fureur… etc.
éprouver affect négatif

Le dispositif signifiant de violence fait apparaître quatre éléments


nucléaires essentiels à la définition du concept, à savoir :
– l’exercice (vouloir faire [faire] P) d’une certaine force (contre [vouloir
faire de] D) ;
– contre la volonté de quelqu’un (D ne pas vouloir faire P) ;
– générer un conflit (Sp contre D) ;

380
Les déploiements discursifs, partie émergée de la conceptualisation

– entraînant une expérience du mal et/ou l’expression d’un affect négatif


(D avoir mal et/ou éprouver affect négatif) chez la personne subissant la
violence.
Ces éléments du noyau font apparaître conjointement la partie profilée
de la signification lexicale de violence. Ils expriment de façon causale10 la
substance de ce concept. Mis ensemble, ils représentent les traits les plus
saillants de la représentation sémantique de violence  ; celle-ci pourrait
être reformulée de la manière suivante :
La violence consiste à vouloir faire faire [ou être à l’origine de] quelque chose
de valeur axiologique négative à autrui sans son vouloir faire, utilisant la
force et générant un conflit et pouvant entraîner une expérience du mal et/ou
l’expression d’affects négatifs.
Autrement dit, le vouloir faire (faire) ici correspond à une intention
d’agir (de dire/communiquer, s’il s’agit de la violence verbale), dont le
contenu propositionnel, à savoir quelque chose de valeur axiologique
négative, serait opposé à la volonté du patient de la violence (cet élément
nucléaire exclut le masochisme par exemple  ; néanmoins, on pourrait
parler de « violence consensuelle ») et génèrerait une sorte de conflit
perçu en tant que tel par, au moins, la personne subissant la violence. Ce
conflit aurait pour effet (perlocutoire, s’il s’agit de la violence verbale) une
expérience du mal et/ou l’expression d’un affect négatif. La présence du
deuxième faire dans l’intention d’agir (y compris verbalement) (vouloir
faire (faire)) correspondrait à une autre forme de “violence” imposée et
non seulement ressentie comme le laisse transparaître la spécification être
à l’origine de11.
Par ailleurs, un bref aperçu de la signification lexicale de violence
rend suffisamment compte de l’orientation axiologique négative des
entités linguistiques caractérisant sa représentation sémantique. Comme
le note Galatanu, les entités linguistiques sont porteuses, de par leurs
significations, de valeurs modales, celles-ci exprimant le caractère
expérientialiste et subjectif de notre conception du monde par le langage.
« Cela revient à dire que tout énoncé contient une évaluation de par le lien
argumentatif posé et que tout lexème est potentiellement porteur d’une
évaluation » (Galatanu, 2007b : 316-317). Ces entités peuvent avoir une
ou plusieurs valeurs modales et dans le noyau et dans les stéréotypes,
qui seraient dirigées vers l’un ou l’autre des pôles de l’axiologique.
10
La description du noyau est faite sous forme d’une séquence consécutive et causale
faisant apparaître l’origine d’une intention « violente » et son résultat impliquant deux
acteurs, un agent et un patient de la violence.
11
L’explication de notre noyau ici ne concerne pas directement d’autres formes de
violence exercée par une force naturelle par exemple, quoiqu’elle puisse s’ajuster à
elles.

381
Du sens à la signification. De la signification aux sens

Qu’il s’agisse donc du noyau ou des stéréotypes de violence, les valeurs


modales (axiologiques) qui y sont inscrites s’orientent toutes vers le
pôle axiologique négatif rendant le concept monovalent sur les deux
plans : nucléaire et stéréotypique. Les possibles argumentatifs, étant des
séquences discursives potentielles que le discours autoriserait ou interdirait,
orienterait ou réorienterait axiologiquement, nous permettraient de voir
comment se comporte violence une fois dans le discours, quand il s’agit
d’un vouloir agir verbalement, comment le sens discursif rend justice à la
signification, comment elle lui rend justice à son tour. Mais avant, nous
nous arrêterons très brièvement sur l’adjectif verbal qualifiant violence.
Du discours lexicographique ressort la définition suivante de verbal :
« se dit d’un fait qui se rapporte aux mots ». Selon cette définition, verbal
viendrait donc qualifier la nature de la violence, qui se présenterait comme
une « violence de nature verbale », « une violence usant du canal verbal ».
Cela étant dit, la « violence verbale » serait :
Un vouloir faire (faire) quelque chose de valeur axiologique négative à autrui,
par le canal du verbal, sans son vouloir faire, utilisant la force/le pouvoir
de la parole, générant un conflit et entraînant une expérience du mal et/ou
l’expression d’affects négatifs.
À partir de cette définition, quatre formes/mécanismes discursifs
majeurs12 de la « violence (verbale) » seraient en jeu, à savoir :
– une «  violence verbale  » où l’expression/l’explicitation d’une
intention de communiquer quelque chose de valeur axiologique
négative est le trait le plus saillant de la signification, comme dans
le cas de menacer, insulter, injurier, invectiver, maudire, accuser,
reprocher, critiquer, etc. ;
– une « violence verbale » où l’irrespect de la volonté d’autrui
constitue le trait proéminent comme dans le cas de ordonner,
interdire, imposer, etc. ;
– une « violence verbale » où le conflit généré par la contrariété est
mis en évidence au détriment des autres traits comme dans le cas
de contredire, interrompre, désavouer, démentir, réfuter, etc. ;
– et une «  violence verbale  » où l’expérience du mal et/ou
l’expression d’un affect négatif sont mises en avant par rapport à
d’autres spécifications qui seront reléguées à l’arrière plan comme
dans le cas de menacer, humilier, intimider, etc.
Mais comment s’exporte la « violence verbale » dans le discours sous
forme de possibles argumentatifs (sous forme d’une conceptualisation
en devenir) au même titre que les déploiements argumentatifs (des

12
Quatre étant le nombre des éléments du noyau.

382
Les déploiements discursifs, partie émergée de la conceptualisation

conceptualisations effectives) qui, eux, réalisent la signification lexicale en


même temps qu’ils lui apportent de nouveaux éléments. Les déploiements
argumentatifs, en tant que séquences discursives réalisées par les
occurrences discursives, seraient, en effet, des moyens de validation
ou d’invalidation du dispositif signifiant de la «  violence (verbale)  ».
Sous-tendus par des opérations de conception, ils peuvent activer, voire
renforcer, ou au contraire, affaiblir, voire neutraliser ou même intervertir
ce dispositif en fonction du cotexte/contexte (Galatanu, 2009a  : 192).
C’est-à-dire que d’un point de vue conceptuel, un des éléments constitutifs
de la signification, notamment des stéréotypes, se profilerait davantage
par rapport aux autres éléments qui, eux, s’énucléeraient afin d’autoriser
certains enchaînements discursifs (lorsqu’il s’agit d’un profilage) et
interdire d’autres (en cas d’énucléation). Chaque cotexte/contexte ferait
ressortir, de par le déploiement discursif qu’il réserve au mot, un élément
(ou plusieurs) au détriment des autres. Faisant partie de la proéminence
(saillance) en tant qu’opération de conception, le profilage et l’énucléation
constitueraient la partie immergée des déploiements discursifs, ceux-ci
représentant la partie émergée.
Faute d’espace, nous nous limiterons aux exemples suivants13,
illustrant brièvement une dissymétrie de saillance argumentativement
opérationnelle, sous-jacente aux déploiements discursifs de la « violence
(verbale) », et qui seraient à l’origine du cinétisme sémantique du
syntagme dans le discours :
(1) Les violences et les menaces sur les personnes sont fréquentes. On nous a
ainsi rapporté ces conflits qui dégénèrent dans les hôpitaux.
(2) On ne saurait raisonnablement exclure l’existence de situations de
contrainte sinon de violences qui, pour ne pas donner lieu à de nombreux
témoignages, n’en sont pas moins réelles et insupportables.
(3) Pour certaines jeunes femmes, le port du voile intégral est parfois utilisé
comme une protection, un gage de respectabilité donné à des garçons qui
peuvent volontiers recourir à la violence verbale mais également physique
pour imposer des normes de comportement que malheureusement ils
croient conformes au statut des femmes dans la société.
(4) Une violence douce.
(5) Une violence inouïe.
(6) Une violence verbale indirecte.
(7) C’est une violence faite aux femmes, même si elle est plus ou moins
consentie.

13
Les exemples (1), (2), (3), (7) et (8) sont tirés du rapport d’information fait en
application de l’article 145 du règlement au nom de la mission d’information sur la
pratique du port du voile intégral sur le territoire national  : http://www.assemblee-
nationale.fr/13/pdf/rap-info/i2262.pdf (consulté le 11 juin 2012).

383
Du sens à la signification. De la signification aux sens

(8) Si c’est une violence très forte faite aux femmes, même si elles sont
consentantes, ne faut-il pas intervenir ?
Les trois premiers exemples (1), (2) et (3) semblent activer la
signification lexicale de violence en profilant quatre éléments (nucléaires ou
stéréotypiques) de sa représentation sémantique, respectivement la menace
et le conflit, la contrainte et l’imposition (de normes de comportement).
Quant aux quatrième et cinquième déploiements (exemples 4 et 5),
l’un affaiblit (voire transgresse) et l’autre renforce respectivement la
signification de violence : douce énuclée la cruauté de violence, tandis que
inouïe la profile. L’exemple (6) profile à la fois les premier et deuxième
éléments nucléaires, à savoir l’exercice d’une certaine force contre la
volonté de la personne qui subit la « violence verbale ». Ce déploiement
semble repositionner la contrainte sur un autre individu ou un autre groupe
comme le montre l’expression violence indirecte. Il aurait besoin d’autres
éléments contextuels/cotextuels pour qu’il puisse être qualifié d’activation,
d’affaiblissement ou de renforcement, etc. de la signification lexicale de la
« violence verbale ». Les deux derniers exemples (7 et 8) illustrent un autre
cas de figure du cinétisme du mot, celui de la transgression du dispositif
signifiant de violence. Ces deux déploiements enfreignent, tous les deux,
le deuxième élément du noyau, le rendant superflu, voire l’annulant par
le biais des expressions même si elle est plus ou moins consentie et même
si elles sont consentantes. Le dernier exemple renforce, dans sa première
partie, violence au moyen de l’adjectif forte.
Partie immergée ou partie émergée, la conceptualisation du syntagme
«  violence verbale  » – en devenir ou effective – serait une (re/dé)
construction, voire (re)création de la réalité dans et par le discours. Cette
(re/dé)construction/(re)création impose aux destinataires, de par les
représentations sémantiques, les formes de conceptualisation profilée/
énuclée, une partie de la réalité, d’une réalité. De par nos opérations
conceptuelles et nos choix discursifs, l’on oriente nos destinataires quant
à l’interprétation du discours, quant aux éléments auxquels ils devraient
être plus attentifs, voire aux éléments auxquels ils ne pourraient pas/plus
ne pas être attentifs.
Cette ébauche d’analyse illustre un enchaînement descendant de la
génération du sens. Cet enchaînement prendrait, selon le principe de
réciprocité, une direction ascendante pour régénérer la signification
lexicale, où de nouveaux stéréotypes linguistiques inédits mobilisant
de nouvelles valeurs modales pourraient s’associer à violence, où
la signification s’imprègnerait du co(n)texte à travers ses propres
déploiements discursifs.

384
Les déploiements discursifs, partie émergée de la conceptualisation

Conclusion
L’idée fondatrice de notre réflexion était de nous procurer des outils
théoriques et méthodologiques susceptibles de décrire le processus
de construction du sens, un processus qui est à la fois fondé et motivé
conceptuellement et modelé et contraint contextuellement. Dans ce double
façonnement, la signification, conjointement avec sa matérialisation dans
le discours, i.e. le sens, n’est pas un objet où seraient catégoriquement
répartis en double facette les éléments sémantico-conceptuels et les
éléments contextuels. Les deux types de données sont fondamentalement
intriqués. Galatanu, tout en inscrivant son approche théorique dans la
continuité de celle de Duranti et Goodwin, l’a déjà affirmé : « la situation
est redéfinie, reconstruite par la parole, autrement dit, […] la relation entre
texte et contexte est bilatérale : “Context shapes language and language
shapes context […]. Context is not simply a constraint on language,
but also a product of language use” (Duranti et Goodwin, 1992 : 30) »
(Galatanu, 2009b : 52).
La construction du sens serait ainsi une (co)construction/ reconstruction
à double sens : de la signification au sens discursif et du sens discursif à la
signification.

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Dictionnaire culturel en Langue Française (2005)
Grand Dictionnaire de la Philosophie (2003)
Encyclopædia Universalis (2002)
Paul-Émile Littré, Dictionnaire de la Langue Française (1998)
Grand Larousse Universel (1994)
Dictionnaire Encyclopédique Quillet (1990)
Grand Larousse de la Langue Française (1986)
TLFi : http://atilf.atilf.fr

387
Tu seras un homme, mon fils
Un prolongement de la doxa : le paradoxe

Marion Carel

Directeur d’études, EHESS

Cet article se propose de poursuivre (en la rectifiant sur un point


essentiel) l’étude des enchaînements doxaux et paradoxaux que nous
avions commencée, Oswald Ducrot et moi-même, dans un article publié
en 1999, dans un numéro de Langue Française organisé par Olga
Galatanu et Jean-Michel Gouvard sur la sémantique des stéréotypes. En
remerciement – tardif – pour cette opportunité, le présent article voudrait
en être un contre-point.
Oswald Ducrot et moi montrions (et cela, nous le maintenons) que
l’opposition entre doxal et paradoxal ne concerne pas uniquement la
pragmatique, mais aussi la sémantique. Je rappelle, à titre d’exemple, que
les enchaînements (1) et (2) – le premier doxal, le second paradoxal –
donnent lieu à des formes interrogatives aux caractéristiques sémantiques
divergentes :
(1) Pierre prendra sa voiture si la route est bonne
(2) Pierre prendra sa voiture si la route est mauvaise.
L’interrogation (1’) n’a pas le même sens que l’interrogation (1”)
construite à partir de (1’) en remplaçant si par même si :
(1’) est-ce que Pierre prendra sa voiture si la route est bonne ?
(1”) est-ce que Pierre prendra sa voiture même si la route est bonne ?
tandis que (2’) et sa contre-partie (2”) ont le même sens :
(2’) est-ce que Pierre prendra sa voiture si la route est mauvaise ?
(2”) est-ce que Pierre prendra sa voiture même si la route est mauvaise ?
Je renvoie à Ducrot et Carel (1999) pour l’exposé complet et l’explication
de ce phénomène.
Je voudrais, dans cet article, insister à l’inverse sur la parenté de
(1) et de (2), non que je remette en cause, je le répète, les divergences
389
Du sens à la signification. De la signification aux sens

de comportement que Ducrot et moi observions entre les doxaux et les


paradoxaux, mais (1) et (2) partagent également quelque chose  : leurs
contenus eux-mêmes sont apparentés. Je me propose de montrer cela
en analysant les phénomènes graduels sur lesquels repose un quatrain –
il apparaît en italique dans le texte qui suit – de l’adaptation qu’André
Maurois a donnée, dans le chapitre XIV des Silences du Colonel Bramble,
du poème If de Kipling :
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir
Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme, mon fils.
Mon article aura deux parties, respectivement consacrées à l’analyse
des deux derniers vers du quatrain, puis à celle des deux premiers.
Ce désordre formel tient aux difficultés que rencontre l’analyse. La
gradualité sur laquelle reposent les deux derniers vers du quatrain a déjà

390
Un prolongement de la doxa : le paradoxe

été rencontrée lors de l’étude d’autres exemples et décrite dans le cadre


qui est le mien – celui de la Théorie des Blocs Sémantiques, sur lequel
je reviendrai  : en rendre compte ne posera pas de problème nouveau.
Par contre, la gradualité sur laquelle reposent les deux premiers vers, et
qui concerne les liens entre doxaux et paradoxaux, est différente – cela
apparaîtra par contraste – et demandera à être expliquée. Cela nous
conduira à l’hypothèse qu’un même bloc sémantique, contrairement à ce
que je disais dans mes premiers articles, se réalise de manière paradoxale
comme de manière doxale, ses formes paradoxales entretenant avec
ses formes doxales des relations variées, d’opposition parfois, mais
également des relations graduelles. Le paradoxe n’est pas un système de
croyance alternatif, en miroir de celui auquel nous sommes habitués ; il
en est plutôt le complément, le développement, le dernier prolongement.

1. Si tu sais être bon, si tu sais être sage, sans être moral ni
pédant : la transposition
Ces deux vers posent d’emblée un problème d’interprétation  : faut-
il les comprendre comme signifiant si tu sais être bon sans être moral,
si tu sais être sage sans être pédant, ou faut-il les comprendre comme
signifiant si tu sais être bon, et par ailleurs si tu sais être sage sans être
ni moral, ni pédant ? Je m’intéresserai à la seconde interprétation et
je me concentrerai sur l’étude de si tu sais être sage sans être moral,
que je comprendrai comme équivalent à si tu sais être sage sans être
moralisateur. La structure englobante si tu sais être P sans être Q suppose
en effet une parenté sémantique entre les adjectifs sage et moral que
je comprends seulement en entendant moralisateur derrière moral. La
structure englobante signifie alors si tu sais être P sans aller jusqu’à être
Q et suppose une relation graduelle entre P et Q. C’est la relation graduelle
qui existe entre sage et moralisateur que je me propose de décrire en
utilisant les outils de la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS).

1.1.  Les blocs sémantiques


S’inscrivant, comme la Sémantique des Possibles Argumentatifs
construite par Galatanu, dans le cadre très général de la théorie de
l’Argumentation Dans la Langue d’Anscombre et Ducrot, la TBS
donne un rôle central, linguistiquement explicatif, aux enchaînements
argumentatifs, parmi lesquels elle place non seulement les suites de deux
propositions grammaticales reliées par un connecteur du type de donc, si,
ou encore parce que (enchaînements normatifs), mais également les suites
de deux propositions grammaticales reliées par un connecteur du type
de pourtant, même si, ou encore bien que (enchaînements transgressifs).
Selon la TBS, chacun des éléments de sens communiqués par un énoncé

391
Du sens à la signification. De la signification aux sens

est reformulable par un enchaînement argumentatif ; les enchaînements


argumentatifs sont à la base de toutes les constructions sémantiques.
Ce rôle sémantique dominant de l’argumentatif est gagné au détriment
de l’informatif (on qualifie ici d’«  informatif  » tout jugement compris
comme confrontable à ce qu’est le monde et ainsi évaluable en termes
de vrai et de faux), et cela en un sens fort : d’une part, nous venons de le
dire, nos énoncés ne communiquent pas de jugement informatif isolé  ;
mais surtout, c’est ce que nous allons voir maintenant, les argumentations
que nos énoncés communiquent ne sont pas elles-mêmes constituées
de jugements informatifs. En particulier, les enchaînements normatifs
ne reflètent aucun raisonnement, aucun mouvement de pensée, aucun
cheminement. Prenons l’exemple de (3) :
(3) l’enfant a fait du bruit donc l’institutrice l’a puni.
Il partage avec les enchaînements (3’) et (3”) une même structure, un
même schéma sémantique, que je noterai bruit DC punition :
(3’) si l’enfant fait beaucoup de bruit, le surveillant le punira
(3”) le surveillant l’a grondée parce qu’elle faisait du bruit.
Classiquement, cet élément bruit DC punition est décrit comme
une croyance qui, s’ajoutant au jugement informatif qu’exprimerait
le premier segment matériel de (3), assurerait la vérité du jugement
informatif qu’exprimerait le second segment. Mais qui entretiendrait
cette croyance ? Le locuteur lui-même peut très bien ne pas penser que
le bruit doive être puni. Et quel serait ce premier jugement informatif
[l’enfant a fait du bruit] sur la vérité duquel se fonderait le locuteur avant
d’affirmer [l’institutrice l’a puni]  ? Car ce qui argumente dans (3), ce
n’est pas le fait qu’un mouvement de l’enfant a produit une onde sonore :
de tels bruits, chaque individu en produit, à tout instant, en respirant, se
grattant, posant son stylo, ce n’est pas cela que l’institutrice punit. Ce
qu’elle punit, c’est un bruit fautif, un bruit qu’il ne fallait pas faire, un
bruit qu’elle avait interdit, bref, un bruit qui mérite une punition  : le
prétendu argument de (3) n’a pas d’autre sens que de conduire à une
conclusion déjà constitutive de sa signification ; l’enchaînement normatif
(3) constitue un unique jugement  ; selon (3), l’institutrice a puni-à-
cause-du-bruit l’enfant. L’élément bruit DC punition ne représente pas
une croyance mais un prédicat reliant les mots l’enfant et l’institutrice à
l’intérieur d’un jugement. Ce jugement n’est pas en lui-même informatif
– car rien dans le monde ne correspond à donc (la causalité ne s’observe
pas) – mais de plus, le prédicat argumentatif de (3) constitue un tout,
dans lequel, on ne peut pas isoler une propriété faire du bruit et une
propriété punir. Le prédicat bruit DC punition n’est pas informatif et
ne contient aucun élément informatif. La syntaxe complexe de son nom

392
Un prolongement de la doxa : le paradoxe

reflète celle des enchaînements linguistiques qui le mobilisent, non sa


nature sémantique. La TBS qualifie ce prédicat argumentatif d’« aspect
normatif » et, parallèlement, introduit, pour décrire les enchaînements
transgressifs, une notion d’« aspect transgressif », que l’on trouverait par
exemple dans (4) :
(4)  l’enfant n’a pas fait de bruit pourtant l’institutrice l’a puni.
À son tour, chaque enchaînement transgressif constitue, en effet, un
jugement argumentatif unique reliant les divers êtres dont il est question
au moyen d’un prédicat argumentatif. Le locuteur de (4), contrairement
au locuteur d’un mais, ne concède pas le contenu de son premier
segment. Il affirme directement une transgression : l’institutrice a puni-
malgré-l’absence-de-bruit l’enfant  ; le locuteur de (4) relie l’enfant et
l’institutrice au moyen du prédicat NEG bruit PT punition ; son discours
constitue un jugement unique dont le prédicat n’est pas informatif (la
transgression ne s’observe pas plus que la causalité), et ne contient
aucun élément informatif. Les enchaînements transgressifs ont la même
structure sémantique que les enchaînements normatifs, ce qui justifie de
les qualifier, les uns comme les autres, d’enchaînements argumentatifs :
chacun constitue un jugement, reliant les divers êtres dont il parle au
moyen d’un aspect argumentatif, transgressif ou normatif.
Le parallèle va plus loin. Nous avons vu que l’occurrence, à
l’intérieur de (3), du groupe verbal faire du bruit ne signifie pas une
propriété indépendante faire du bruit mais co-signifie, reliée par donc
à l’occurrence de punir, l’aspect normatif bruit DC punition : le bruit y
est vu comme devant être puni, la punition y est vue comme découlant
du bruit. Ce même point de vue est construit par l’enchaînement normatif
(5), puisque l’enfant de (5) n’a pas eu la punition-qu’entraîne-le-bruit, ni
fait-de-bruit-entraînant-une-punition :
(5) l’enfant n’a pas fait de bruit donc l’institutrice ne l’a pas puni.
La TBS rend compte de cela en disant que les aspects normatifs de
(3) et de (5) sont deux appréhensions d’un même « bloc sémantique ».
Or il en va de même pour les aspects des enchaînements transgressifs (4)
et (6) :
(4) l’enfant n’a pas fait de bruit pourtant l’institutrice l’a puni
(6) l’enfant a fait du bruit pourtant l’institutrice ne l’a pas puni.
Comme l’enfant de (5), l’enfant de (4) n’a pas fait de bruit fautif et
comme l’enfant de (3), l’enfant de (6) a fait un bruit fautif. Les aspects
transgressifs de (4) et de (6) appréhendent le même bloc sémantique que
les aspects normatifs de (3) et de (5) et constituent ainsi d’autres façons
d’exprimer ce même bloc.

393
Du sens à la signification. De la signification aux sens

De manière générale, la TBS regroupe en familles les aspects


argumentatifs appréhendant un même bloc sémantique. Tout aspect
normatif A DC B est ainsi regroupé, comme dans l’exemple précédent,
avec au moins trois autres aspects, son « réciproque » le normatif NEG A
DC NEG B, son « converse » A PT NEG B et son « transposé » NEG A
PT B. Tandis que, d’un bloc sémantique à l’autre, les aspects ne sont pas
comparables de manière précise (sans rapport ni d’opposition, ni graduels,
ils sont simplement différents), par contre à l’intérieur d’un même bloc
sémantique, les aspects entretiennent entre eux une parenté qui permet de
les comparer. Une relation en particulier va nous être utile pour décrire
le texte de Maurois, celle qui s’instaure entre A DC B et NEG A PT B et
que nous appelons la transposition. Deux aspects sont transposés s’ils
vérifient les trois conditions suivantes  : (a)  ils appréhendent un même
bloc sémantique ; (b) l’un est normatif et l’autre est transgressif ; (c) ils se
distinguent par la présence – respectivement l’absence – d’une particule
négative (ne… pas, peu, etc.), et cela à l’intérieur du premier segment des
enchaînements qui les mobilisent. C’est le cas des aspects NEG bruit PT
punition et bruit DC punition : (4) comporte dans son premier segment une
négation absente du premier segment de (3). La relation de transposition
va nous permettre de rendre compte des liens graduels qu’entretiennent
les termes sage et moralisateur (ou encore sage et pédant) utilisés par
Maurois dans le fragment si tu sais être sage sans être moral ni pédant.

1.2.  Transposition et relation graduelle entre termes du lexique


Tous les jugements exprimés par nos énoncés étant, selon nous,
argumentatifs et ainsi paraphrasables par des enchaînements normatifs
ou transgressifs, la TBS inscrit ces possibilités de paraphrases dans la
signification des termes sous la forme d’aspects argumentatifs. Ainsi, la
TBS préfigure la possibilité de paraphraser l’institutrice a été injuste avec
l’enfant par l’enfant n’avait pas commis de faute pourtant l’institutrice
l’a puni en inscrivant l’aspect mobilisé par cet enchaînement (NEG faute
PT punition) à l’intérieur de la signification de injuste. De même, la TBS
préfigure la possibilité de paraphraser l’institutrice est sévère par s’il y a
une faute, l’institutrice punit le coupable en inscrivant l’aspect faute DC
punition dans la signification de sévère.
On notera alors la régularité de la relation linguistique qui s’instaure
entre des termes dont la signification contient des aspects transposés :
Elle a été sévère (faute DC punition), peut-être même injuste (NEG faute
PT punition)
Elle est prudente (danger DC NEG fait), peut-être même trop (NEG
danger PT NEG fait)
Elle a été économe (NEG utile DC NEG depense), et même avare (utile PT
NEG depense)

394
Un prolongement de la doxa : le paradoxe

Elle n’est pas lâche (NEG danger DC fait), elle est même courageuse
(danger PT fait).
Je généraliserai cela en faisant l’hypothèse que la transposition de deux
aspects est une condition « favorable » – on notera la prudence de ce terme
– à la possibilité de relier par même les termes qui les expriment. Il ne
s’agit pas d’une condition nécessaire à la possibilité de relier par même
deux termes – cela sera au centre de notre réflexion sur les paradoxaux
dans la seconde partie de cet article : il y a entre dur et en rage une relation
graduelle (il était dur, et même en rage) sans que ces termes n’expriment
d’aspects transposés. Et il ne s’agit pas non plus – cela devient une peu
tracassant mais c’est, je crois, surmontable – d’une condition suffisante
à la possibilité de même  : la signification de l’adjectif juste contient
l’aspect NEG faute DC NEG punition ; la signification de l’adjectif laxiste
contient l’aspect transposé faute PT NEG punition : or il est impossible
de dire *il sera juste, peut-être même laxiste. La transposition des aspects
exprimés constitue seulement une condition « favorable » à la possibilité
de même, condition qu’il reste à joindre, pour que l’emploi de même soit
effectivement possible, à des conditions générales de cohérence lorsque
deux termes sont « ajoutés », en étant associés par exemple au moyen d’un
et ou d’un peut-être : l’hypothèse de transposition formule seulement ce
qui distingue les termes reliables par même et impose l’ordre dans lequel
même les relie. L’impossibilité de *il sera juste, peut-être même laxiste
tient au fait que la signification d’un terme contient plusieurs aspects
argumentatifs et que celle de juste, si elle contient l’aspect NEG faute DC
NEG punition, transposé de l’aspect faute PT NEG punition signifié par
laxiste, contient également l’aspect faute DC punition qui est cette fois
opposé – on l’admettra ici – à la signification de laxiste. Contrairement au
point de vue classique, la possibilité de même (grand et même immense)
ne repose donc pas, selon nous, sur une différence quantitative entre
les mesures (100 m2 et 150 m2) d’une même propriété (la surface d’un
appartement)  ; elle ne repose pas non plus, contrairement cette fois à la
théorie de l’Argumentation Dans la Langue, sur une différence de force
argumentative à l’intérieur d’une même échelle (immense n’est pas un
« meilleur argument » que grand) ; elle repose sur une différence d’aspect
à l’intérieur d’un même bloc, soit finalement une différence de sens. De
sévère à injuste, de prudent à trop prudent, de économe à avare, de pas
lâche à courageux, il y a un changement de sens ; les aspects exprimés sont
différents.
Nous pouvons maintenant revenir à l’analyse du passage de Maurois
si tu sais être bon, si tu sais être sage sans être moral ni pédant, que je
comprends, je le rappelle, comme communiquant si tu sais être sage sans
aller jusqu’à être moralisateur (ainsi que si tu sais être sage sans aller

395
Du sens à la signification. De la signification aux sens

jusqu’à être pédant). L’adjectif sage a de nombreux emplois, de Pierre a


été sage comme une image à c’est une sage remarque, que je n’essayerai
pas ici d’unifier. Je m’intéresserai seulement à celui que l’on trouve dans
le poème et qui, retenu dans l’emploi substantif de sage, signifie être de
bon conseil. L’énoncé Pierre est sage est alors paraphrasable par si tu lui
demandes un conseil, Pierre te dira ce qu’il faut penser dont j’inscrirai
l’aspect conseil demandé DC dit ce qu’il faut penser à l’intérieur de
la signification de sage. Quant au moralisateur, il s’agit de quelqu’un qui
dit ce qu’il faut penser même si on ne lui demande rien : la signification
de l’adjectif moralisateur contient l’aspect NEG conseil demandé PT dit
ce qu’il faut penser, transposé de celui signifié par sage. Il y a ainsi
entre sage et moralisateur le même rapport qu’entre économe et avare ou
prudent et trop prudent. Cette transposition est responsable du sentiment
que, selon le locuteur du poème, être moralisateur est un excès dans lequel
risque de verser celui qui est sage. On comprend la phrase de Maurois si
tu sais être sage sans être moral comme le refus de passer d’un terme à
son transposé.

2.  Si tu peux être dur sans jamais être en rage, Si tu peux


être brave et jamais imprudent : un cas de gradualité
entre doxa et paradoxe
L’étude de la gradualité sous-jacente aux deux premiers vers du
quatrain que nous avons retenu va nous ramener à la question du paradoxe
et de son lien sémantique avec la doxa. Nous allons voir en effet que,
contrairement aux aspects signifiés par les termes sage et moralisateur,
les aspects signifiés par dur et en rage ne sont pas transposés. Leur
examen montrera que l’un (dur) est doxal tandis que l’autre (en rage),
à savoir le plus fort, est paradoxal. Il en ira de même pour les termes
brave et imprudent. Le paradoxe apparaîtra ainsi, non comme un reflet
inversé de la doxa, mais comme un prolongement de cette dernière, son
complément à l’intérieur d’un même bloc sémantique.

2.1.  Si tu peux être dur sans jamais être en rage


Commençons par établir le sens de l’occurrence de dur que l’on trouve
dans le texte de Maurois, en la comparant à celle que l’on trouve dans
Claude Gueux lorsque Hugo décrit, pour le déconsidérer, le directeur des
ateliers de la prison dans laquelle Claude Gueux est enfermé pour vol :
(7) [C’était] un homme bref, tyrannique, obéissant à ses idées, toujours à
courte bride sur son autorité […] dur plutôt que ferme  ; ne raisonnant
avec personne, pas même avec lui ; bon père, bon mari sans doute, ce qui
est devoir et non vertu ; en un mot, pas méchant, mauvais. (Hugo, Claude
Gueux)

396
Un prolongement de la doxa : le paradoxe

Il y a bien sûr une différence entre le comportement prêté par Hugo


au directeur de prison et celui conseillé par Maurois : le portrait dressé
par Hugo est celui d’un tyran ; Maurois, ou plutôt le locuteur du poème,
ne conseille pas d’agir en brute. Cette divergence ne repose cependant
pas sur une divergence de sens entre les deux emplois de dur. Dans les
deux cas, être dur consiste à agir malgré la souffrance que l’action peut
procurer. La différence tient à ce que, dans chacun des deux textes, dur
n’apparaît pas isolé mais joint à un autre terme.
Ainsi, la construction il était dur plutôt que ferme de Hugo compare
deux interprétations de l’autorité du directeur des ateliers sur les
prisonniers, deux enchaînements respectivement issus de l’adjectif dur et
de l’adjectif ferme :
(7a) les punitions faisaient du mal aux prisonniers pourtant le directeur les
leur infligeait
(7b) le directeur cherchait à maintenir la discipline donc il punissait les
prisonniers.
Le locuteur rejette l’interprétation (7b) des punitions du directeur des
ateliers, comme destinées à obtenir un résultat, pour retenir l’interprétation
(7a) et c’est précisément ce mouvement de ré-interprétation qui fait paraître
tyrannique le directeur. Dans le texte de Maurois par contre, la dureté ne
prend pas la place de la fermeté de sorte que le locuteur de Maurois,
s’il envisage la dureté, ne conseille pas pour autant un comportement
brutal. Le terme dur est comparé à en rage et le locuteur conseille à son
interlocuteur de ne pas laisser la dureté, éventuellement nécessaire, se
transformer en rage. L’emploi de dur a pour sens l’aspect transgressif
A fait souffrir PT X fait A, inscrit dans la signification même de
l’adjectif dur, et cet aspect remplace l’aspect A fait souffrir DC X fait
A signifié par en rage. C’est là un aspect que le terme en rage partage
avec l’adjectif cruel, ces deux expressions se distinguant du fait que en
rage suppose de plus que la personne décrite se croit victime  : la rage
est, comme la colère, une réaction au sentiment d’avoir subi un mauvais
traitement et la signification de en rage contient donc aussi pense avoir
subi un mal DC fait souffrir. Le locuteur de Maurois n’envisage pas
ce dernier aspect, qui pourrait constituer une sorte d’excuse, et condamne
sans restriction la rage, pour autoriser, et même demander, la simple
dureté.
Plus précisément, le vers si tu peux être dur sans jamais être en rage
repose sur une relation graduelle entre l’aspect transgressif A fait souffrir
PT X fait A, signifié par dur, et l’aspect normatif A fait souffrir DC X
fait A, signifié par en rage : s’il faut parfois agir en dépit des souffrances,
cette dureté ne doit cependant pas, selon le locuteur du poème de Maurois,
conduire jusqu’à agir parce que cela fait souffrir. Or, c’est là le cœur de

397
Du sens à la signification. De la signification aux sens

notre problème, les deux aspects A fait souffrir PT X fait A et A fait


souffrir DC X fait A signifiés par dur et en rage ne sont pas transposés.
Comment alors rendre compte de ce que Maurois met en garde contre la
rage parce que c’est un excès ? Comment distinguer la formule être dur
sans jamais être en rage de la formule de Hugo, être dur plutôt que ferme,
qui, elle, ne repose sur aucune gradualité ?
L’analyse du deuxième vers de notre quatrain rencontre la même
difficulté.

2.2.  Si tu peux être brave et jamais imprudent


Je distinguerai deux interprétations de ce vers. La première donne
pour sens aux adjectifs leurs significations littérales et suppose qu’aucune
relation graduelle n’est établie entre eux ; la deuxième suppose au contraire
que ce vers, comme les autres que nous avons étudiés, repose sur une
relation graduelle et donne alors un sens contextuel à imprudent. Après
avoir exposé la première interprétation, c’est la seconde que je retiendrai,
non pour sa vérité ou son intérêt littéraire, mais pour les conséquences
linguistiques de sa possibilité : elle rend à son tour nécessaire d’apparenter
et mettre en relation graduelle des aspects non transposés.
Quelles sont les significations littérales de brave et de imprudent ? De
manière générale, la signification argumentative d’un terme du lexique
contient plusieurs aspects argumentatifs, dont la pluralité entraîne, non
pas un flou, ou une instabilité sémantique des énoncés dans lesquels il
intervient, mais un certain relief polyphonique : les emplois mettent plus
ou moins en avant tel ou tel des aspects signifiés. Cela a pour conséquence
que certains termes du lexique partagent une valeur sémantique sans pour
autant être synonymes. Nous l’avons vu pour cruel et en rage. C’est
encore le cas de brave et de imprudent dont les significations partagent
l’aspect transgressif danger PT fait, et se distinguent cependant en cela
que le brave agit selon le bien (ce qui n’est pas dit par imprudent) et que
l’imprudence est la source possible de conséquences indésirables (ce qui
cette fois n’est pas dans le sens de bravoure). C’est l’aspect commun
danger PT fait qui est mis en avant par l’emploi du verbe braver de
Ultima Verba :
[…] Si même / Ils ne sont plus que cent, je brave encore Sylla
(Hugo, Ultima Verba)
ou encore par l’emploi de l’adjectif imprudent dans Une nuit qu’on
entendait la mer sans la voir, si on le comprend, non comme l’expression
d’une inquiétude pour les nochers, mais comme un constat qualifiant le
fait de prendre la mer – et arrachant au locuteur une exclamation :
Le vent de la mer / Souffle dans sa trompe / Nochers imprudents !
(Hugo, Une nuit qu’on entendait la mer sans la voir)

398
Un prolongement de la doxa : le paradoxe

C’est par contre l’aspect relatif au bien – sous sa version positive bien
DC fait ou, plus vraisemblablement, sous sa version négative mal DC
NEG fait – qui est mis en avant dans les emplois épithètes de l’adjectif
brave comme celui du début du récit du Bon conseil aux amants de Hugo
dans lequel l’ogre, s’il ne cherche pas à faire le bien, est en tout cas
présenté comme ne faisant pas le mal :
Un brave ogre des bois, natif de Moscovie,
Était fort amoureux d’une fée, et l’envie
Qu’il avait d’épouser cette dame s’accrut
Au point de rendre fou ce pauvre cœur tout brut.
(Hugo, Bon conseil aux amants)
Et ce sont inversement les conséquences fâcheuses que l’auteur de
l’action dangereuse encourt qui sont mises en avant par l’emploi de
imprudent au tout début de À des oiseaux envolés :
Enfants ! – Oh ! revenez ! Tout à l’heure, imprudent,
Je vous ai de ma chambre exilés en grondant.
(Hugo, À des oiseaux envolés)
Était-il ou non fondé de faire alors sortir les enfants, l’occurrence
du terme imprudent ne le dit pas. Elle introduit par contre l’idée que le
locuteur payera cette action, ce que Hugo explicite un peu plus loin :
Comme on oublie un mort roulé dans son linceul,
Vous m’avez laissé là, l’œil fixé sur ma porte,
Hautain, grave et puni.
Nous pouvons maintenant revenir aux premiers vers du quatrain de
Maurois que nous étudions.
Sous une première interprétation, la structure si tu peux être X et
jamais Y ne met pas en relation graduelle X et Y, et suppose seulement que
leurs significations partagent un élément, ici danger PT fait. Le locuteur
de si tu peux être brave et jamais imprudent admettrait la nécessité
d’affronter le danger (danger PT fait) et mettrait en garde contre la prise
de risque évoquée par imprudent (imprudent DC en difficulté). Les
adjectifs brave et imprudent auraient pour sens leur signification lexicale
et la structure englobante serait distincte de celle du premier vers si tu
peux être X sans jamais être Y : elle contiendrait un simple rejet, celui
de imprudent DC en difficulté, et non le rejet d’un excès. Mais une
seconde interprétation est possible, dans laquelle la structure si tu peux
être X et jamais Y est cette fois assimilée à celle du premier vers si tu
peux être X sans jamais être Y. Comme le locuteur de si tu peux être dur
sans jamais être en rage, le locuteur de si tu peux être brave et jamais
imprudent préviendrait contre un excès, celui d’agir non plus malgré le
danger mais par goût du danger. L’adjectif imprudent n’a plus alors pour

399
Du sens à la signification. De la signification aux sens

sens l’élément danger PT fait de sa signification littérale mais l’aspect


danger DC fait.
C’est cette seconde interprétation qui m’intéressera car elle fournit,
je l’annonçais, un nouvel exemple de la nécessité dans laquelle la TBS
se trouve quelquefois d’apparenter selon une relation graduelle deux
aspects non transposés. Et cela pour deux raisons. D’une part en effet,
cette interprétation de la structure englobante si tu peux être X et jamais
Y suppose, nous venons de le voir, une relation graduelle entre les aspects
danger PT fait et danger DC fait qui ne sont pas transposés. Mais de
plus, elle met en évidence que l’adjectif imprudent, dont la signification
littérale contient danger PT fait, peut prendre le sens contextuel danger
DC fait. Or il ne s’agit pas là d’une imprécision, comme celle impliquée
lors de l’étude de si tu sais être bon, si tu sais être sage, sans être moral
ni pédant et qui avait conduit à interpréter moral comme moralisateur. Il
ne s’agit pas ici de dire que le terme imprudent a été mal choisi et qu’il
aurait fallu dire casse-cou. Ce que l’on observe, c’est qu’une occurrence
du terme imprudent – je dis bien du terme imprudent – peut prendre le
sens danger DC fait. Or, d’autres adjectifs, prenons par exemple sévère,
même placés dans le même contexte, ne pourraient pas signifier danger
DC fait (de sorte qu’il n’y aurait aucun sens à dire si tu peux être brave
et jamais sévère). Force est donc d’admettre qu’il y a une certaine parenté
entre la signification littérale de imprudent (danger PT fait) et son sens
contextuel dans le poème de Maurois (danger DC fait), qui rend possible
le changement de sens. Ce qui nous ramène à la nécessité d’apparenter
ces deux aspects.

2.3.  Les blocs sémantiques structurels


Je me propose dans ce dernier paragraphe de revenir sur les diverses
manières dont un bloc sémantique peut être appréhendé sous la forme
d’un aspect argumentatif. Je me limiterai au seul cas qui intéresse
l’interprétation du poème de Maurois, celui où certains aspects du
bloc sémantique sont « doxaux » et pour lequel je parlerai de « bloc
structurel » : le paragraphe 2.3.1. définira la notion d’aspect doxal et le
paragraphe 2.3.2. développera celle de bloc structurel. La portée de mon
propos ainsi limitée, je me propose de montrer que les blocs structurels
donnent lieu non pas à quatre aspects, comme je l’ai toujours dit jusqu’ici,
mais à huit : quatre aspects doxaux et quatre aspects paradoxaux.
2.3.1.  Aspects doxaux et aspects paradoxaux
Je rappelle que Ducrot et moi (Carel & Ducrot, 1999) donnons une
définition linguistique, et non pas sociale, aux notions d’aspect doxal
et d’aspect paradoxal, notions que nous construisons à partir de celles
d’enchaînement doxal et d’enchaînement paradoxal. Un enchaînement

400
Un prolongement de la doxa : le paradoxe

est dit « doxal », s’il relève d’un aspect argumentatif inscrit dans la
signification d’un de ses segments. Comme il en va alors de même de
tous les enchaînements relevant du même aspect, l’aspect est lui-même
dit « doxal ». Ainsi, l’enchaînement (8) cela fait souffrir donc je ne
vais pas le faire relève d’un aspect, A fait souffrir DC NEG X fait A,
qui appartient à la signification du segment cela fait souffrir  : cela fait
partie de la signification même de souffrir qu’il s’agit de quelque chose
à éviter. L’enchaînement (8) et, au-delà de lui, son aspect A fait souffrir
DC NEG X fait A sont doxaux. De même, l’enchaînement (9) cela fait
souffrir pourtant je vais le faire (transgressif mais non paradoxal, deux
propriétés que nous distinguons fondamentalement) relève d’un aspect,
A fait souffrir PT X fait A, qui appartient à la signification du segment
cela fait souffrir. La souffrance que l’on n’évitera pourtant pas reste de
la souffrance, même s’il s’agit d’une souffrance moins forte que celle
décrite par (8) ; c’est à elle que fait par exemple allusion, négativement,
le locuteur de A fait trop souffrir, selon qui la souffrance que procure A
n’est pas de celles qui, faibles, permettraient tout de même de faire A. Cet
affaiblissement de souffrir est préfiguré dans la signification de souffrir
de sorte que l’enchaînement transgressif (9) et son aspect A fait souffrir
PT X fait A sont doxaux, au même titre que l’enchaînement normatif (8)
et son aspect A fait souffrir DC NEG X fait A.
Par contre, l’enchaînement (10) cela fait souffrir donc je vais le
faire relève d’un aspect, A fait souffrir DC X fait A, qui, même s’il
est lexicalisé dans cruel ou en rage, n’est pas lexicalisé dans cela fait
souffrir. L’enchaînement (10) n’est donc pas doxal, et l’aspect dont il
relève non plus. J’insiste sur cette différence entre (9) et (10) :
(8) cela fait souffrir donc je ne vais pas le faire
(9) cela fait souffrir pourtant je vais le faire
(10) cela fait souffrir donc je vais le faire.
Banalisant l’achèvement de cela fait souffrir donc par je ne vais pas le
faire, la langue banalise du même coup l’achèvement de cela fait souffrir
pourtant par je vais le faire. (8) étant doxal, (9) l’est inévitablement – ce
dont on tente parfois de rendre compte en disant que (9) « concède » (8). Il
n’en va pas de même avec (10). Cette fois, la banalité de l’achèvement de
cela fait souffrir donc par je ne vais pas le faire s’oppose à l’achèvement
de cela fait souffrir donc par je vais le faire. L’aspect mobilisé par (10),
A fait souffrir DC X fait A, n’est pas lexicalisé dans faire souffrir dont
la signification contient seulement A fait souffrir DC NEG X fait A et A
fait souffrir PT X fait A. Non doxaux du fait même de la doxalité de (8),
(10), ainsi que l’aspect dont il relève, seront dit « paradoxaux ».
Notons encore, pour finir, que certains aspects ne sont ni doxaux,
ni paradoxaux. Il en va ainsi de l’aspect manger une escalope DC être

401
Du sens à la signification. De la signification aux sens

content mobilisé par Pierre a mangé une escalope donc il est content, qui
n’appartient pas à la signification de manger une escalope, et n’est donc
pas doxal. Il n’est pas non plus paradoxal car manger une escalope DC
NEG être content n’appartient pas non plus à la signification de manger
une escalope. Nous disons qu’il est “contextuel”.
Ainsi, les aspects argumentatifs peuvent se diviser en trois groupes,
ceux qui sont doxaux, ceux qui sont paradoxaux, et ceux qui sont
contextuels. Les deux couples d’aspects qui nous intéressent, A fait
souffrir PT X fait A et A fait souffrir DC X fait A d’une part, et
danger PT fait et danger DC fait d’autre part, sont chacun constitués
d’un aspect transgressif doxal et d’un aspect normatif paradoxal. Cette
seule caractéristique, notons-le, ne suffit cependant pas à expliquer la
relation graduelle qui s’instaure entre les deux aspects de chaque couple.
Ainsi, l’adjectif intelligent, comme l’adjectif dur, signifie un transgressif
doxal (difficile PT comprend)  ; le terme casse-cou, comme le terme
en rage, signifie un normatif paradoxal (danger DC fait)  ; or aucune
relation graduelle ne s’instaure entre intelligent et casse cou (*il a été
intelligent sans aller jusqu’à être casse-cou). La possibilité de il a été dur
sans aller jusqu’à être en rage repose sur une propriété supplémentaire
des aspects signifiés par dur et en rage : ils appréhendent, nous allons le
voir, le même bloc sémantique.
2.3.2.  Les blocs sémantiques structurels
Je dirai qu’un bloc sémantique est « structurel » si au moins l’un des
aspects qui l’appréhendent est doxal. La thèse de cet article est que les
blocs structurels donnent lieu à quatre aspects doxaux et quatre aspects
paradoxaux.
Dans mon article de 1999 avec Oswald Ducrot, comme encore dans
mon livre (Carel, 2011), j’ai toujours assimilé deux questions, celle de
la doxalité et celle de l’appartenance à un bloc sémantique, de sorte que
la simple paradoxalité de (10) me conduisait à dire que l’aspect qu’il
mobilise n’appréhendait pas le même bloc que celui mobilisé par (8).
Cela était, je le pense maintenant, une erreur. La non-inscription de A fait
souffrir DC X fait A dans la signification de souffrir, c’est-à-dire la non
lexicalisation de A fait souffir DC X fait A et A fait souffrir DC NEG
X fait A dans la signification d’un même terme, n’implique pas que ces
deux aspects n’appréhendent pas le même bloc. Bien sûr (10) est opposé
à (8), de sorte que (10), nous venons de le voir, n’est pas préfiguré dans
la signification de cela fait souffrir. Mais cela ne signifie pas pour autant
que le bloc réalisé par (10) soit différent de celui réalisé par (8). Bien au
contraire, l’opposition de (10) et de (8) est un signe de ce que ces deux
enchaînements proviennent d’un même bloc sémantique. La souffrance
dont il est question dans (10), celle dont le locuteur de (10) nie qu’elle

402
Un prolongement de la doxa : le paradoxe

ait les conséquences que (8) lui attribue, celle à laquelle le locuteur de
(10) donne des conséquences contraires à celles prévues par (8), cette
souffrance est celle dont il est question dans (8). Sinon, comme le montre
l’exemple de (11) et de (12) qui suit, (10) ne s’opposerait pas à (8) :
(11) il est tard donc Pierre est là
(12) il est tard donc Pierre n’est pas là.
En effet, d’un point de vue syntaxique, (12) est construit à partir de
(11) tout comme (10) est construit à partir de (8). Or (12) ne s’oppose
pas à (11) et aucun des deux n’est paradoxal. Pourquoi ? Ma réponse est
que (11) et (12) ne proviennent pas du même bloc sémantique. (11) fait
allusion à l’écoulement du Temps qui Apporte, et le être là de Pierre est
une arrivée ; (12) fait par contre allusion au Temps qui Emporte, et le être
là de Pierre, celui que le locuteur de (12) nie, est un non-départ (Pierre,
selon (12), est parti). L’aspect de (12) n’appréhende pas le même bloc
que celui de (11) et, simplement différents, ces deux aspects ne sont pas
opposés. À l’inverse, (8) et (10) appréhendent le même bloc et sont donc
opposés.
Je généraliserai ces remarques et dirai que les blocs structurels sont
réalisés à la fois par des aspects doxaux et des aspects paradoxaux. D’une
part, nous l’avons vu au paragraphe (1.1), le bloc auquel appartient un
aspect quelconque A DC B est réalisé également par le réciproque (NEG
A DC NEG B), par le converse (A PT NEG B) et par le transposé (NEG A
PT B) de A DC B. Mais d’autre part, lorsque A DC B est doxal, le bloc est
également réalisé par le paradoxal associé A DC NEG B, ainsi que par le
réciproque (NEG A DC B), par le converse (A PT B), et par le transposé
(NEG A PT NEG B) de ce dernier. Les blocs structurels sont constitués de
huit aspects, quatre doxaux et quatre paradoxaux.
Un dernier pas, car cette présentation des blocs structurels en quatre
doxaux et quatre paradoxaux est encore trop proche du point de vue
classique que Ducrot et moi avions sur le paradoxe et qui nous conduisait
à le comprendre comme un reflet de la doxa à l’intérieur d’un autre bloc
sémantique. Or, si les quatre paradoxaux entretiennent entre eux les
relations qu’entretiennent les quatre doxaux (ce qui donne le sentiment
que le paradoxe reflète la doxa), par contre, le groupe des paradoxaux
n’est pas globalement l’inverse du groupe des doxaux. Il y a certes des
liens d’opposition entre certains aspects paradoxaux et certains aspects
doxaux, mais il y a également des liens graduels entre ces mêmes
aspects paradoxaux et d’autres doxaux. Reprenons l’exemple de l’aspect
paradoxal A fait du mal DC X fait A (cruel). Il est certes opposé par
la langue elle-même à l’aspect doxal A fait du mal DC NEG X fait A,
comme le montre le fait que la négation par ne…pas de l’adjectif cruel est
paraphrasable dans (13) par un enchaînement mobilisant A fait du mal

403
Du sens à la signification. De la signification aux sens

DC NEG X fait A :


(13) – Cela me faisait mal, c’était affreux.
– Et qu’a fait alors le dentiste ?
– Il n’est pas cruel : je souffrais donc il a arrêté.
Mais l’aspect paradoxal A fait du mal DC X fait A est également
graduellement plus fort que l’aspect doxal A fait du mal PT X fait A
(pas attentif), comme le montre la possibilité de il n’est pas attentif, il est
même cruel (j’utilise ici attentif par commodité, avec le sens soucieux de
ne pas faire souffrir).
Les huit aspects d’un bloc structurel ne sont donc pas à répartir dans
deux plans globalement inverses, celui de la doxa et celui du paradoxe.
Ces huit aspects constituent une structure complexe reliant diversement les
quatre aspects paradoxaux aux quatre aspects doxaux. Les deux premiers
vers du quatrain de Maurois que nous étudions en sont un exemple :
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant.
Appréhendant un même bloc sémantique, les aspects A fait souffrir
PT X fait A (dur) et A fait souffrir DC X fait A (en rage) sont en relation
graduelle, comme le sont, à l’intérieur d’un autre bloc sémantique, les
aspects danger PT fait (brave) et danger DC fait (imprudent).

Conclusion
Je conclurai cet hommage, auquel Oswald Ducrot souhaite être associé,
à notre amie Olga Galatanu, en rappelant les deux points principaux que
j’ai développés.
D’abord une remarque fondée sur l’observation textuelle, notamment
sur l’analyse de l’adaptation par Maurois d’un poème de Kipling. Je me
suis aperçue que, contrairement à ce que j’avais laissé entendre autrefois,
la gradualité sémantique ne se laisse pas toujours décrire par ce que la TBS
appelle la transposition, qui est une des relations formelles définissables
à l’intérieur de ces groupes de quatre aspects que j’appelais « blocs
sémantiques ». Il y a aussi une gradualité fondée sur la juxtaposition d’un
aspect doxal et d’un aspect paradoxal.
Cette remarque m’a conduite, c’est le second point que je veux souligner,
à remanier le concept même de bloc sémantique. La paire d’aspects dont
la gradualité se fonde sur l’opposition du doxal et du paradoxal doit en
effet être intégrée au même bloc, étant donnée la proximité sémantique
des enchaînements concrétisant ces aspects. Il me faut donc remettre en

404
Un prolongement de la doxa : le paradoxe

question une décision théorique qui m’avait semblé aller de soi, celle qui
imposait à chaque bloc d’être soit doxal, soit paradoxal, c’est-à-dire de ne
jamais contenir à la fois un aspect d’un type et un aspect de l’autre. Cette
remise en question conduit à modifier l’effectif que j’attribuais jusqu’ici
aux blocs sémantiques, qui peuvent désormais être appréhendés, non par
quatre, mais par huit aspects.
À la suite de ce remaniement, au moins deux problèmes théoriques
se posent, que je me contente ici d’indiquer. D’une part, doit-on dire que
tous les blocs contiennent à la fois un aspect A DC B et un aspect A DC
NEG B, et doit-on donc abandonner complètement la vision quadripartite
des blocs sémantiques, ou faut-il la maintenir partiellement ? D’autre part,
quelles sont les relations qui structurent les blocs à huit aspects ? Il faudra
aller au-delà des trois rapports fondamentaux (réciprocité, conversion
et transposition) sur lesquels je fondais jusqu’ici les analyses textuelles.
Elles en seront certainement compliquées. J’aimerais qu’elles en soient
enrichies.

Références bibliographiques
Anscombre, J.-C. & Ducrot, O. (1983) L’argumentation dans la langue,
Bruxelles, Mardaga.
Carel, M. (2011) L’entrelacement argumentatif, Paris, Champion.
Carel, M. & Ducrot, O. (1999) « Le problème du paradoxe dans une sémantique
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Ducrot, O. (1980) Les échelles argumentatives, Paris, Éditions de Minuit.
Ducrot,  O. & Carel,  M. (1999) «  Les propriétés linguistiques du paradoxe  :
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Fauconnier, G. (1976) « Remarques sur la théorie des phénomènes scalaires »,
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Kay, P. (1990) « Even », Linguistics and Philosophy, no 13, p. 59-111.

405
Valeurs modales et visée argumentative
La dimension argumentative du champ de la modalité

Ana-Maria Cozma

Université de Turku

Introduction
Dans cet article, je reprendrai une idée née de la rencontre avec la
Sémantique des Possibles Argumentatifs et dont j’ai eu à plusieurs reprises
le plaisir de discuter avec Olga Galatanu : celle du fondement du rapport
entre modalité et argumentation. Dans ce volume d’hommages que
nous lui adressons aujourd’hui, cela me donnera l’occasion de présenter
quelques aspects essentiels du modèle sémantique qu’elle a développé
depuis une vingtaine d’années.
La modalité est une notion qui jalonne toute la réflexion linguistique
d’Olga Galatanu1. Présente dès ses premières analyses portant sur les
actes de langage, qui y sont déjà appréhendés en tant que « configurations
d’attitudes modales », la modalité devient par la suite la clé de voûte de
son Analyse Linguistique du Discours. L’ALD a comme objectif d’étudier
les « mécanismes langagiers qui habilitent le discours à être un terrain
privilégié d’influence d’autrui, de présentation de soi, de construction
identitaire, de présentation ou de reconstruction d’un système de valeurs »
(1999 : 42) et s’intéresse, entre autres, à la modalisation discursive, qui
y est abordée en termes de  : i)  formes modales mobilisées, i.e. entités
linguistiques, ii) valeurs modales convoquées et iii) fonctions discursives
d’explicitation ou d’occultation de la subjectivation/objectivation du
discours (Galatanu, 1997 : 24-27).

1
Voir, notamment  : pour les actes de langage, Galatanu, 1981, 1988  ; pour l’ALD,
1997 b, 1999 b, 2000 a ; pour la sémantique argumentative intégrée, 1999 a, 2000 a,
2002 b ; pour la modalité en SPA, 2004 b, 2007 a, 2009 d ; pour les travaux plus récents
sur l’interaction verbale, 2007 d, 2011 a, 2012 b, 2014 a et Bellachhab & Galatanu,
2012 a (cf. liste des publications au début de ce volume).

407
Du sens à la signification. De la signification aux sens

La modalité est également très présente lorsque l’ALD est articulée à la


description de la signification lexicale. Dans la première forme que prend
cette articulation, appelée la sémantique argumentative intégrée, Olga
Galatanu souligne l’importance des valeurs modales axiologiques et, sur
la base du niveau d’inscription de ces valeurs dans la signification lexicale,
elle définit les mots « axiologiques mono- et bivalents » (cf. citation en fin
de section 1). La forme actuelle de cette articulation, la Sémantique des
Possibles Argumentatifs, met l’accent sur la description sémantique, et
dans ce cadre, la modalité continue à jouer un rôle essentiel, toujours en
lien étroit avec l’argumentation : d’une part, la modalité y apparaît en tant
que partie constitutive de la signification (soit au niveau du noyau, soit
au niveau des stéréotypes et des possibles argumentatifs), d’autre part,
les valeurs modales inscrites dans la signification peuvent être aussi bien
reprises par les discours – avec renforcement ou affaiblissement de leur
force – que modifiées, interverties et transgressées.
Enfin, dans ses derniers travaux portant sur la sémantique de
l’interaction verbale, Olga Galatanu reprend ses études plus anciennes
sur les actes de langage en les mettant en corrélation avec son modèle
de description de la signification. Situant l’étude des actes de langage
« à l’interface sémantique-pragmatique », cette nouvelle approche
se focalise sur la représentation sémantico-conceptuelle des attitudes
illocutionnaires sous-jacentes aux actes de langage, qu’elle met en rapport
avec le sémantisme des réalisations linguistiques. Plus particulièrement,
dans ses études des actes « menaçants » et « rassurants », Olga Galatanu
s’intéresse aux «  configurations d’attitudes modales qui sous-tendent
l’intention illocutionnaire » lorsque cette intention est de provoquer chez
le destinataire un état subjectif négatif ou positif.
Ainsi traitée – i) dans le cadre de la Sémantique des Possibles
Argumentatifs, ii) pour les finalités de l’Analyse Linguistique du Discours
et iii) au niveau des interactions verbales –, la modalité apparaît comme
un concept au croisement de la sémantique lexicale, de l’analyse du
discours et de la pragmatique. C’est au niveau de la sémantique lexicale
que se situe la réflexion que je mènerai dans cet article.
L’idée que je voudrais avancer ici touche le rapport entre argumentation
et modalité non seulement au sens où l’argumentation peut être vue
comme s’appuyant sur les valeurs modales portées par le lexique – thèse
largement présente chez Olga Galatanu et défendue par Oswald Ducrot –,
mais également au sens où les valeurs modales elles-mêmes obéiraient
à un principe d’organisation de nature argumentative. Partant du constat
que derrière les enchaînements argumentatifs qui fondent la signification
lexicale on peut identifier des modalités qui sont elles-mêmes en relation
d’argument à conclusion, je soutiendrai l’idée que les valeurs modales

408
Valeurs modales et visée argumentative

se caractérisent par des visées argumentatives, autrement dit, qu’elles


orientent vers d’autres valeurs modales, et je ferai l’hypothèse que ces
relations argumentatives entre modalités, inscrites dans la langue, sont
récurrentes et forment un système de valeurs spécifique à la langue en
question.

1.  Modalité et argumentation dans la langue


La signification du mot prudent, exemple fréquemment utilisé pour
illustrer le principe de l’argumentation dans la langue au niveau du
lexique, est décrite par Ducrot et Carel (1999 : 35-36 ; voir aussi Carel,
2001  : 10-11) à l’aide de l’enchaînement argumentatif [danger donc
précaution]2. Or, si l’on accepte des délimitations de catégories ou
zones modales telles celles proposées par Greimas et Pottier, reprises et
réaménagées par Cristea, Galatanu ou Gosselin, pour ne citer que ces
auteurs3, on peut constater que l’enchaînement sous-jacent au mot prudent
est particulièrement chargé en valeurs modales  : l’argument ‘danger’
contient l’idée de possible/aléatoire (pouvoir être (ou ne pas être)) et il
est axiologique négatif (défavorable) ; la conclusion ‘précaution’ contient
l’idée de volonté (vouloir faire) et d’utilité (pragmatique positif)4.
L’enchaînement argumentatif proposé par Ducrot pourrait donc être
reformulé en explicitant ces valeurs modales  : [possibilité qu’il y ait
P-défavorable donc volonté d’agir pour éviter P‑défavorable].
Une telle reformulation de l’enchaînement [danger donc précaution]
est réductrice, dans la mesure où les mots prudent, danger et précaution
renvoient à une catégorie de situations où d’autres éléments interviennent
également5, notamment les croyances d’un locuteur ou d’un énonciateur
(X croit P défavorable ; X croit que P peut arriver) et ses désirs (X souhaite
éviter P). De plus, il est en quelque sorte artificiel de séparer ainsi les
différents éléments qui fondent la signification de prudent, alors que les

2
J’utiliserai les crochets [ ] pour marquer les enchaînements argumentatifs, qui sont
à concevoir en tant que « blocs sémantiques » (cf. Carel, 2001) au sein desquels les
éléments reliés par donc ou pourtant font sens ensemble, étant donc indissociables.
3
Voir, notamment, Pottier, 1976, 1992 ; Greimas, 1976 ; Cristea, 1979 ; Galatanu, 2000 ;
Gosselin, 2005, 2010.
4
Cf. les définitions du Grand Robert, 2013 : Danger : 1. Ce qui menace ou compromet
la sûreté, l’existence d’une personne ou d’une chose en général (le danger), ou dans
une circonstance donnée (un, des dangers). 2. Péril qu’une menace est susceptible de
produire. ; Précaution : 1. Disposition, mesure prise pour éviter un mal, un désagrément
ou pour en atténuer l’effet.
5
Cf. la définition de prudence : 2. Attitude d’esprit, qualité de celui qui, réfléchissant à la
portée et aux conséquences de ses actes, prend ses dispositions pour éviter des erreurs,
des fautes, des malheurs possibles, s’abstient de tout ce qu’il croit pouvoir être source
de dommage. (Grand Robert, 2013).

409
Du sens à la signification. De la signification aux sens

sémantiques argumentatives soulignent la forte interdépendance des deux


parties d’un enchaînement argumentatif, la signification étant représentée
précisément par cette relation d’interdépendance (cf. Ducrot, 1993b : 242).
Pour pallier ces insuffisances, on peut envisager une formulation plus
complexe – qui, par ailleurs, se rapproche des configurations d’attitudes
modales employées par Galatanu pour la description des actes de langage.
Par exemple [X croit que P est défavorable et que P est possible donc
X  souhaite qu’il n’y ait pas P et prend des mesures pour qu’il n’y ait
pas P], qui pourrait également être présentée sous une forme nominale
[croyance de X que… donc souhait de X que…] ou à l’aide de prédicats
abstraits [X  croire être P-défavorable ET X  croire pouvoir être  P
DONC X  souhaiter ne pas être P et X  vouloir faire ne pas être P ET
avantageux de faire ne pas être P].
Pour imparfaites qu’elles soient, ces formulations permettent de
mettre en relief des valeurs modales essentielles à la signification du mot
prudent  : croire être, pouvoir être (ou ne pas être), défavorable, dans
la partie gauche de l’enchaînement, et désirer ne pas être, vouloir faire,
avantageux, dans la partie de droite. Elles permettent également de
montrer que, au sein de la signification d’un lexème, les valeurs modales
apparaissent sous forme d’enchaînements, en association, et non pas de
manière isolée (idée qui sera développée dans la troisième section de cet
article).
La question du lien entre argumentation et modalité n’est pas nouvelle.
Elle est discutée notamment par Ducrot (1993a), qui prend position
contre le dualisme subjectif-objectif sur lequel repose l’idée de modalité,
allant jusqu’à remettre en question la notion même de modalité : « Ces
attitudes, je ne voudrais pas les appeler modalités, car, ce faisant, on
donnerait à entendre qu’elles s’appliquent à des représentations. Pour
moi, au contraire, elles constituent à elles seules la vision du monde
véhiculée par nos énoncés. » (p. 128). Si Ducrot s’interroge ainsi sur
l’utilité de la notion de modalité, c’est parce que dans sa vision les mots
ne servent pas à décrire la réalité, et donc la dissociation entre une partie
descriptive du sens, objective (le dictum ou contenu propositionnel), et
les prises de positions qui viendraient s’y ajouter ne se justifie pas : « Est-
ce que toute description n’est pas en elle-même, intrinsèquement, une
prise de position ? » (p. 113). Ainsi, pour Ducrot, le non-modal n’est
pas envisageable, car la signification telle qu’il la conçoit, argumentative
par essence, renferme des prises de position, étant donc nécessairement
de nature modale – affirmation qui semble avoir comme conséquence
d’écarter du champ de la modalité les modalités aléthiques, qui ne
renvoient pas à une prise de position subjective (p. 112).
Quant à l’approche de Galatanu, si elle intègre toutes les classes
modales, y compris les très objectivantes modalités aléthiques, ce sont

410
Valeurs modales et visée argumentative

surtout la charge axiologique des mots et la contamination axiologique


exercée par le discours qui apparaissent comme étant responsables des
orientations argumentatives (orientations qui sont donc soit positives, soit
négatives, selon la polarité de la valeur axiologique en question). En effet,
si Galatanu affirme que le sens est « fondamentalement argumentatif et, par
là même, ‘modal’ » (2000 : 84), les fonctions argumentatives de la modalité
sont illustrées davantage à l’aide des valeurs modales axiologiques :
Sur le plan de la sémantique, on peut proposer un programme de recherche
concernant le niveau d’inscription des ‘prises de position’, id est des valeurs
modales dans la signification lexicale. Par exemple, la valeur axiologique
négative de mots comme crime, vol, viol, fait partie des éléments de leurs
stéréotypes, alors que la bivalence (ou la polarité) de mots comme guerre,
grève fait partie des possibles argumentatifs de leurs stéréotypes […], et
l’un ou l’autre des pôles axiologiques (positif ou négatif) va être sélectionné
et activé, dans le discours, par un processus de contamination avec les
stéréotypes des mots de leur environnement, stabilisant ainsi une orientation
argumentative : sale guerre, guerre juste, guerre de défense. (2000 : 86-87)
De même, les différents mécanismes décrits au niveau discursif
(renforcement, affaiblissement, etc.) relèvent de l’axiologique :
Sur le plan de l’analyse du discours, nous avons proposé un programme
de recherche portant sur l’activation des valeurs modales axiologiques
pour les nominaux bivalents et sur le renforcement ou l’affaiblissement,
voire l’interversion des valeurs portées par les nominaux axiologiquement
monovalents, et, ipso facto, sur la re-construction discursive des systèmes de
valeurs. (p. 87)
Il n’en reste pas moins que le modèle de la Sémantique des Possibles
Argumentatifs proposé par Galatanu (dorénavant SPA) mobilise les
classes de modalités dans leur totalité, celles-ci apparaissant non
seulement au niveau des stéréotypes et des possibles argumentatifs qui
leurs correspondent, mais aussi au niveau du noyau6. On parle alors de
« mots modaux ».

6
Pour rendre compte du potentiel de signification des mots, le modèle de la SPA comprend
plusieurs strates de signification : le noyau (i.e. les propriétés essentielles du mot, très
stables et en nombre réduit) ; le stéréotype (i.e. les associations stabilisées en langue
mais susceptibles d’évoluer et donc en nombre indéfini) ; les possibles argumentatifs
(i.e. des associations à partir du mot avec les éléments du noyau et des stéréotypes ;
autrement dit, des associations qui indiquent quelles sont les visées argumentatives
possibles pour ce mot, quel est son potentiel de signification) (Galatanu, 2007 : 318-
320). À ces trois strates, qui relèvent de la signification, s’ajoute une quatrième, qui
vise à rendre compte des manifestations discursives : les déploiements argumentatifs
(qui sont soit des concrétisations discursives des possibles argumentatifs, soit des
associations nouvelles, inédites, créées par tel ou tel contexte discursif d’occurrence
du mot en question) (Galatanu, 2009 : 395).

411
Du sens à la signification. De la signification aux sens

2.  L’approche sémantique de la modalité : les mots modaux


Dans l’approche de la modalité présentée ci-dessus, la distinction
modus/dictum n’est plus essentielle et la notion de modalité perd son
caractère oppositif7, puisqu’elle ne sert plus à marquer les attitudes
subjectives qui accompagnent un contenu descriptif, objectif. La modalité
est présente au niveau du lexique dans son ensemble et prend le statut
d’élément de signification, étant représentée à l’aide de prédicats abstraits.
Cependant, la charge modale est variable d’un mot à l’autre. Si l’on
considère la série de mots interdiction, prison, laisse et corde, qui relève
du déontique (idée d’interdiction, d’absence de liberté, de permission),
on constate que les trois premiers se caractérisent par une charge
modale déontique dans leur noyau de signification, tandis que le dernier
n’évoque une idée déontique qu’accessoirement, en fonction du contexte
d’occurrence. En termes de rapport entre modal et non-modal (où le non-
modal renvoie à la partie référentielle, descriptive de la signification),
cette série dessine un continuum allant d’une prédominance du contenu
modal de signification (interdiction) à une prédominance du descriptif,
mais où la modalité continue à jouer un rôle important, puisqu’elle
contribue à donner l’orientation argumentative au lexème (corde). À ce
dernier extrême du continuum, comme pour corde, des mots tels maison
ou voiture ont un contenu sémantique modal plus restreint : la modalité
pragmatique positive caractéristique de tous les artefacts au niveau du
noyau et, au niveau des stéréotypes, d’autres valeurs axiologiques, par
exemple des valeurs hédoniques-affectives positives liées à l’idée de
confort.
Le modèle de description de la SPA permet de rendre compte de
ces différences dans le contenu sémantique des mots. Premièrement,
de par le fait même que le modèle postule une dimension référentielle,
complémentaire de la dimension modale, argumentative. Deuxièmement,
parce que les valeurs modales apparaissent comme des éléments de la
description sémantique, étant prises en compte dès le niveau abstrait de
la signification, et non plus seulement au niveau discursif. Enfin, grâce
aux différentes strates sémantiques définies (noyau N, stéréotypes ST,
possibles argumentatifs PA, déploiements argumentatifs DA), les valeurs
modales rattachées à un mot sont identifiées comme faisant partie soit de
la signification essentielle du mot (N), soit des associations stéréotypiques
– et des PA correspondants –, soit seulement des associations créées par
le discours, les DA.

7
À moins que l’on déplace cette opposition du niveau macrosémantique (celui de
l’énoncé) au niveau microsémantique (celui de la signification lexicale).

412
Valeurs modales et visée argumentative

Ainsi, si l’on revient à l’exemple de prudent, l’enchaînement [danger


donc précaution] et les reformulations que j’en ai proposées équivalent au
noyau de signification. En revanche, l’idée que la prudence permet d’éviter
les accidents repose, dans les termes de la SPA, sur un stéréotype ancré
dans l’élément ‘précaution’ du noyau : [précaution donc pas d’accident].
À ce stéréotype correspond le possible argumentatif [prudence donc pas
d’accident], qui est un enchaînement à partir du mot prudent lui-même8.
À partir d’énoncés effectifs tels Ta prudence nous met toujours en retard
ou Ta prudence te perdra ou Sa prudence m’agace, nous pouvons relever
d’autres enchaînements (des DA), pas nécessairement prévisibles à partir
de la strate des possibles argumentatifs  ; dans ce cas  : [prudence donc
retard], [prudence donc défavorable], [prudence donc désagréable]. On
peut imaginer également des contextes reposant sur des enchaînements
plus inattendus : Mieux vaut être prudent, quitte à enfreindre les règles ou
La prudence m’oblige à ne pas respecter cette règle reposent sur un DA
[prudence donc non-respect des règles]. Ce dernier enchaînement n’est
pas constitutif de la signification (N-ST-PA), mais seulement du sens que
prend le mot prudent dans ce contexte donné (strate des DA).
L’idée que je souhaite développer dans cet article découle de ce
modèle stratifié de représentation de la signification et des liens qui y sont
posés entre les éléments identifiés pour la description sémantique, liens
représentés par les connecteurs abstraits donc et pourtant, où un élément
de signification oriente vers un autre.

3.  Structure argumentative du champ de la modalité


Le champ de la modalité apparaît comme un ensemble fortement
structuré. Sa structure est donnée, d’une part, par le caractère subjectif/
subjectivant ou objectif/objectivant des valeurs modales  ; d’autre part,
elle découle de la représentation des valeurs modales soit à l’intérieur du
carré logique, soit sur l’axe négatif/positif, avec une tendance à unifier
les deux catégories de modalités, logiques et axiologiques, dans la forme
d’un continuum (cf. Pottier, 1992  : 50  ; Gosselin, 2005  : 51). Il existe
également des mises en parallèle de catégories modales différentes, qui
soit exploitent les relations à l’intérieur du carré modal (Greimas, 1976),
soit organisent les valeurs axiologiques à l’intérieur d’un « système de
valeurs » (Lavelle, 1955).
Le « système » que je propose se distingue de plusieurs manières de ce
qui a été fait précédemment : i) sa structure repose sur des relations entre
8
Pour le mot prudence, les enchaînements [danger donc précautions]N et [précaution
ST
donc nég-accident] équivalent, dans les termes de Carel (2001), à des blocs
PA
d’argumentation interne au mot, tandis que [prudence donc nég-accident] , [prudence
DA
donc retard] , etc. sont des blocs d’argumentation externe au mot.

413
Du sens à la signification. De la signification aux sens

les classes modales, et non pas uniquement à l’intérieur de chaque classe ;


en cela, ma proposition se rapproche toutefois des « confrontations
modales  » de Greimas  ; ii)  cette structure s’organise selon un principe
argumentatif, elle est de l’ordre des orientations argumentatives contenues
dans les mots  ; iii)  elle permettrait d’élargir le ‘système de valeurs’ à
l’ensemble des valeurs modales, de ne pas s’en tenir uniquement aux
valeurs axiologiques, afin de mieux faire voir les représentations sous-
jacentes à la langue et à la culture d’une communauté linguistique9.
Le système de valeurs axiologiques lui-même correspond à des
associations entre les différentes valeurs. Affirmer que «  les valeurs
esthétiques et spirituelles sont des valeurs affectives » ou qu’elles « ne sont
pas des valeurs intéressées » (Lavelle, 1955 [1991] : 50) équivaut, dans
les termes de la sémantique argumentative, à décrire leurs orientations
ou visées argumentatives : [beau/bien/laid/mal donc plaisir/déplaisir] et
[beau/bien/laid/mal donc nég-utilité].
Si toutes les associations entre modalités sont envisageables a priori, on
peut supposer que certaines associations sont plus fréquentes et saillantes
au niveau du lexique, et donc plus représentatives de la langue-culture
en question – si l’on admet que la signification lexicale est déterminée
culturellement. Ainsi, pour le rapport évoqué ci-dessus entre esthétique
et affectif/pragmatique, les enchaînements [beau donc agréable] et [beau
donc inutile] sont plus saillants que [beau donc désagréable] et [beau
donc utile].
Étant donné que le discours est à même de toujours défaire et refaire
ces associations, qui sont de l’ordre du culturel par ailleurs, j’approcherai
ce système des modalités en me basant sur la signification intrinsèque des
mots, signification interne, ou, dans les termes de la SPA, le noyau et les
stéréotypes. Ce faisant, j’élargirai le « système des valeurs » à l’ensemble
des modalités10.

9
Sur ce point, de nouveau, mais sur des bases différentes, je rejoins Greimas, qui affirme,
à propos de ses « confrontations modales » entre les zones modales du devoir faire et
du vouloir faire : « On voit qu’une telle typologie des sujets sommés de confronter
leurs devoirs et leurs vouloirs relève à la fois d’une sémiotique déontique et d’une
sémiotique boulestique, mais qu’elle peut en même temps aider à éclaircir certains
aspects de la typologie des cultures et, plus précisément, la description des “attitudes”
de l’individu par rapport à la société. On voit, par exemple, que le contexte culturel
européen valorise, comme “créateurs”, les rôles actanciels de “volonté active” et de
“résistance active”. » (1976 : 105).
10
J’utiliserai la classification des valeurs modales posée par Galatanu dans le cadre de
son Analyse Linguistique du Discours et reprise dans le cadre de la SPA  : «  quatre
classes d’attitudes modales : – l’appréhension ou la perception (au sens vieilli du mot)
du fonctionnement des lois naturelles (valeurs aléthiques : ‹nécessaire›, ‹impossible›,
‹possible›, ‹aléatoire›) et des “lois”, normes ou règles sociales (valeurs déontiques :
‹obligatoire›, ‹interdit›, ‹permis›, ‹facultatif›) […] ; – le jugement de vérité : valeurs

414
Valeurs modales et visée argumentative

3.1. Des associations de modalités intrinsèques à


la signification lexicale
Les exemples apportés dans la suite de cet article s’inscrivent dans une
perspective d’abord sémasiologique, ensuite, dans la section suivante,
onomasiologique. Je m’intéresserai, pour commencer, à quelques mots
dont la signification intrinsèque (au niveau du noyau ou des stéréotypes)
repose sur des enchaînements argumentatifs impliquant plusieurs valeurs.
Dans ce qui suit, je m’appuierai sur les définitions données par Le Grand
Robert, les dictionnaires étant considérés, dans la démarche d’analyse
propre à la SPA, sinon une garantie pour la signification lexicale, du moins
un indicateur pour la construction de celle-ci, sachant que la signification
est de toute manière un construit abstrait du linguiste.
Les mots retenus le sont dans le seul objectif d’illustrer la vision
que je souhaite mettre en avant : l’existence d’associations de modalités
inhérentes à la signification des mots. Prenons pour commencer le mot
espoir. Sa signification se caractérise par un enchaînement argumentatif
qui met en rapport le désir que quelque chose soit avec la croyance que
ce quelque chose peut ou doit être ; l’idée derrière ce mot est celle d’un
désir qui amène la croyance, idée inscrite dans le noyau de signification.
espérer  : [désirer être donc croire devoir/pouvoir être]
Considérer (ce qu’on désire) comme devant se réaliser.
Dans le cas de aventure, on peut d’une part identifier un rapport entre
contingent et incertain  : aventure pose un rapport entre contingence
et incertitude [ne pas devoir ne pas être donc ne pas savoir être]
(enchaînement qui, par ailleurs, fonde la signification nucléaire du mot
aléatoire). D’autre part, l’idée de contingence (ne pas devoir ne pas être)
ou d’aléatoire (ne pas devoir ne pas être donc ne pas savoir être) amènent
des évaluations axiologiques soit positives (dans la zone de l’hédonique-
affectif : plaisir, joie), soit négatives (dans cette même zone : déplaisir,
tristesse, et dans la zone du pragmatique : désavantageux, défavorable) ;
il s’agit donc d’un mot axiologique bivalent. Les deux associations
(contingent – incertain et contingent/aléatoire – évaluation axiologique)
relèvent de la strate du stéréotype et sont ancrées dans l’élément du noyau
‘contingent’ (ne pas devoir ne pas être).

épistémiques et valeurs doxologiques, qui, convoquées dans le discours, contribuent


à la construction d’une représentation du monde, tel que le sujet parlant le pense
ou le reconnaît  ; –  le jugement axiologique  : valeurs esthétiques, intellectuelles (la
préférence intellectuelle), pragmatiques, hédoniques, affectives, éthiques-morales  ;
– l’intentionnalité, au sens que Searle donne à ce mot (Searle, 1983) : valeurs volitives
et valeurs désidératives. » (Galatanu, 2002 : 22).

415
Du sens à la signification. De la signification aux sens

aventure  : [contingent donc incertain]  ; [contingent donc axiologique  +/‑]


2. Ce qui arrive d’imprévu, de surprenant ; 5. Absolt. L’aventure : ensemble
d’activités, d’expériences qui comportent du risque, de la nouveauté, et
auxquelles on accorde une valeur humaine.
Le mot résignation se fonde sur un rapport entre aléthique/déontique
et volitif : il envisage la nécessité ou l’obligation comme arguments en
faveur de l’acceptation (ne pas vouloir ne pas être/faire).
résignation : [devoir être/faire donc ne pas vouloir ne pas être/faire]
Fait d’accepter sans protester (la volonté d’un supérieur, de Dieu, le sort…) ;
tendance à se soumettre, à subir sans réagir, soit par faiblesse, soit par un
effort de volonté.
Protester, dans certaines de ses acceptions, révolte et libertaire
se fondent sur un rapport argumentatif entre le déontique et le volitif.
Si résignation envisage l’obligation comme argument en faveur de
l’acceptation, protester présente le même enchaînement sous une forme
transgressive, en pourtant : [devoir faire pourtant ne pas accepter] (ce qui
nous permet de mettre en relief le fait que la signification interne peut être
également de type transgressif). Dans le cas de libertaire, en revanche,
l’obligation amène la non-acceptation, ce qui équivaut à l’enchaînement
normatif paradoxal11 [devoir faire donc ne pas accepter], qui contraste
avec l’enchaînement transgressif doxal sous-jacent à protester. Enfin,
révolte fait intervenir un enchaînement reliant déontique et volitif où
l’argument ‘devoir (ne pas) faire’ oriente non pas vers le refus du prédicat
‘faire’, mais vers le refus de ‘devoir’ lui-même. À ceci s’ajoute, au niveau
du stéréotype, une charge axiologique négative accompagnant le refus.
protester : [devoir faire pourtant vouloir ne pas faire]
3. Cour. Déclarer formellement son opposition, son hostilité, son refus.
libertaire : [devoir (faire ou ne pas faire) donc vouloir ne pas faire]
Qui n’admet, ne reconnaît aucune limitation de la liberté individuelle, en
matière sociale, politique.
révolte : [devoir faire pourtant vouloir ne pas devoir faire] et [vouloir ne pas
devoir faire donc axiologique ‑]
2. Résistance, opposition violente et indignée ; attitude de refus et d’hostilité
devant une autorité, une contrainte.

11
Voir Ducrot et Carel (1999 : 27) pour une définition des enchaînements argumentatifs
paradoxaux  : «  pour que a donc b soit paradoxal, il faut que A ait une vocation
particulière à entrer dans les suites du type a pourtant b et a donc non-b, et non pas
dans celles du type a donc b » ; tel est le cas des mots casse-cou (danger donc faire) et
masochiste (souffrance donc plaisir). Voir également l’article de Carel dans ce même
volume, pour un nouveau traitement de l’opposition entre doxal et paradoxal.

416
Valeurs modales et visée argumentative

Pour ce qui est de s’abstenir, sa signification repose sur l’enchaînement


du noyau [(savoir) pouvoir faire pourtant vouloir ne pas faire] (cet
exemple montre que les définitions des dictionnaires ne donnent pas
toujours à voir explicitement les modalités inhérentes au mot). Comme
s’abstenir, le verbe se retenir repose sur un enchaînement transgressif,
[désirer être pourtant vouloir ne pas faire], cette fois le premier terme de
l’enchaînement étant explicité par les définitions.
s’abstenir : [(savoir) pouvoir faire pourtant vouloir ne pas faire]
1. ne pas faire, volontairement. ; 2. s’en passer volontairement ou ne pas la
faire volontairement.
se retenir : [désirer être pourtant vouloir ne pas faire]
2. S’abstenir, différer de céder à un désir, à une impulsion, à un sentiment.
Un dernier exemple : dans le cas de respect, une valeur axiologique +
surmodalisée par une attitude épistémique ou doxologique oriente vers
une attitude modale d’acceptation (ne pas vouloir ne pas faire/être). La
reconnaissance de la valeur axiologique positive s’accompagne également
de sentiments positifs.
respect  : [savoir/croire être axiologique  + donc ne pas vouloir ne pas
faire/être]  ; [savoir/croire être axiologique  + donc affectif-hédonique  +]
2. Cour. Sentiment qui porte à accorder à qqn une considération admirative,
en raison de la valeur qu’on lui reconnaît, et à se conduire envers lui avec
réserve et retenue, par une contrainte acceptée. ; 4. Considération que l’on
porte à une chose jugée bonne, précieuse, avec la résolution de n’y pas porter
atteinte, de ne pas l’enfreindre.
À travers ces mots, je vise à mettre en relief les enchaînements
argumentatifs faisant apparaître des valeurs modales dans leur partie
gauche et dans leur partie droite ; je fais ainsi abstraction des acceptions
où la modalité apparaît de manière isolée, comme, par exemple, pour le
premier sens de aventure  : ce qui arrive d’imprévu. Cette articulation
entre deux valeurs modales peut apparaître au niveau du noyau, ou bien
au niveau des stéréotypes, situation où l’une des valeurs appartient au
noyau et l’autre valeur constitue son prolongement sous la forme d’un
stéréotype. Si, dans le noyau, la modalité peut apparaître seule, on peut
supposer que les éléments modaux des enchaînements stéréotypiques ont
toujours pour ancrage au niveau du noyau un élément modal12. Ainsi,
le potentiel axiologique de mots bivalents tels que grève ou guerre

12
Principe qui nous fournirait des indices supplémentaires pour l’établissement du
noyau de signification. Par ailleurs, sachant que tous les lexèmes se caractérisent par
des valeurs modales dans la strate du stéréotype – ne serait-ce que des valeurs axiolo­
giques –, cela revient à dire que tous les lexèmes sont des « mots modaux ».

417
Du sens à la signification. De la signification aux sens

s’enracinerait dans les valeurs modales contenues dans leur noyau de


signification13.
Cette conception de la modalité a comme conséquence que les valeurs
modales sont à envisager non plus seulement sous l’aspect de l’attitude
modale à laquelle elles renvoient, mais aussi sous l’aspect des visées
argumentatives spécifiques de l’attitude modale en question. Dans cette
vision, les deux aspects sont définitoires de la modalité.

3.2. Les réalisations linguistiques des associations


entre modalités
Abordée dans une perspective onomasiologique, cette articulation
entre modalités peut être explorée en rapprochant les zones modales
deux par deux. Ainsi, l’articulation entre le déontique et le volitif peut
être illustrée, nous l’avons vu plus haut, par résignation, protester,
révolte, libertaire (voir aussi Greimas (1976) pour la mise en rapport des
modalités déontiques et boulestiques : sujet consentant ou refusant). Pour
tester la présence d’une articulation entre modalités dans la signification
d’une expression, on peut utiliser les énoncés suivants : B parce que A ou
Puisque A, B, pour un enchaînement normatif [A donc B] ; Même si A, B,
pour un enchaînement [A pourtant B]. Par exemple, Je refuse parce que
c’est obligatoire constitue un test pour la présence de [devoir ne pas faire
donc vouloir ne pas faire] dans la signification de libertaire.
Sans pouvoir vérifier ici si toutes les associations entre valeurs modales
sont possibles (chose qui devrait être envisageable tout au moins au niveau
discursif, où le potentiel de la langue se trouve non seulement mobilisé,
mais aussi remodelé en permanence), je me contenterai d’une courte liste
d’exemples et d’une hypothèse. Ces exemples pourront être imparfaits
ou incomplets, dans la mesure où les valeurs modales qui sont visées ici
se greffent sur du référentiel (ou du non modal) et où les arguments (ou
cas profonds) qui accompagnent les modalités14 n’y sont pas indiqués.

13
Les deux mots étant d’ailleurs fortement chargés en valeurs modales :
guerre : 1 Lutte armée entre groupes sociaux, et, spécialt, entre États, considérée
comme un phénomène social et historique  ;  3  Une, des guerres, la guerre  : conflit
considéré comme un phénomène historique, localisé dans l’espace et dans le temps.
(lutte  : 2  Opposition violente entre deux adversaires (individus, groupes), dont
chacun s’efforce d’imposer à l’autre sa volonté et de faire triompher sa cause.)  ;
grève  :  2  Mod. Cessation volontaire et collective du travail décidée par des
salariés pour obtenir des avantages professionnels, matériels ou moraux. (travail  :
II.A.1 Ensemble des activités humaines coordonnées en vue de produire ou de
contribuer à produire ce qui est utile ou jugé tel ; état, situation d’un homme qui agit
avec suite en vue d’obtenir un tel résultat.) (définitions extraites du Grand Robert).
14
À ce propos, voir les notions de «  support de la modalité  » (Cozma, 2009  : 67) et
d’« instance de validation » (Gosselin, 2005 : 45).

418
Valeurs modales et visée argumentative

L’hypothèse que j’avance, toutefois, est que, même si toutes les combinaisons
étaient possibles, il y en aurait qui seraient dominantes dans une langue et
culture données (tel me semble être le cas pour [obligatoire donc accepter]
et [beau donc inutile], face à [obligatoire donc ne pas accepter] et [beau
donc utile]). Ce qui m’intéresse donc, ce sont les associations lexicalisées,
celles qui sont inscrites dans la signification – argumentative – des mots.
Déontique et volitif
• obligation  →  acceptation  : [devoir faire donc ~vouloir ~faire]15.
Cet enchaînement correspond à des mots comme  : se résigner, docile,
soumission, subalterne, se conformer, obéissance, etc. Mais l’on
peut remarquer que ces mots correspondent également à ces autres
enchaînements : interdiction → aboulie : [devoir ~faire donc ~vouloir
faire] (lorsqu’il s’agit d’une absence de volonté), et interdiction → volonté
de ne pas faire  : [devoir ~faire donc vouloir ~faire]. Pour décrire
ces associations avec plus de précision, il faudrait aussi prendre en
considération les cas profonds inhérents aux valeurs déontique et volitive
(par exemple, le fait que la source de l’obligation coïncide ou non avec le
sujet de la volition) ;
• obligation (de faire ou ne pas faire) →| refus : [devoir (~)faire pourtant
vouloir ~faire] : révolte, rebelle, etc. ;
• obligation → refus : [devoir faire donc vouloir ~faire] : libertaire ;
• permis → volonté de faire : profiter (Puisque c’est permis, je veux le faire
vs ? Puisque c’est permis, je ne veux pas le faire) ;
• facultatif  →  volonté de ne pas faire (Puisque c’est facultatif, non
obligatoire, je ne veux pas le faire vs ? Puisque ce n’est pas obligatoire,
je veux le faire). Dans les deux derniers cas, malgré l’absence de lexèmes
pour illustrer ces articulations modales, les tests montrent que ‘permis’
et ‘facultatif’ se caractérisent, en effet, par des visées argumentatives
propres.
Volitif et déontique 
• volonté → obligation : exiger, imposer, etc. ;
• aboulie  →  absence d’obligation  : laxisme, laisser-aller (ce dernier
enchaînement étant le réciproque de celui qui précède) ;
• volonté de ne pas faire →| obligation : forcer, contraindre ;
• volonté de ne pas faire → non-obligation (facultatif) : ne pas se forcer,
accommodant (Quand il n’y a pas de volonté, il n’y a pas d’obligation)
(enchaînement converse de celui qui précède).
Aléthique et épistémique 
• nécessaire  →  probable  : le verbe devoir dans son emploi épistémique
[devoir être donc ne pas savoir ne pas être] ;

15
Le signe ~ vaut pour la négation ne pas ; et les signes → et →| respectivement pour les
connecteurs donc et pourtant.

419
Du sens à la signification. De la signification aux sens

• impossible → exclu : le mot impossible lui-même ; de nombreux mots très


chargés en modalités aléthiques tendent à avoir une visée argumentative
qui oriente vers l’épistémique (cf. Cozma, 2009  : 98-100 pour cette
question) ;
• possible → probable : l’adverbe peut-être ;
• contingent → incertain : hasard, aléatoire [ne pas devoir ne pas être donc
ne pas savoir être].
Épistémique et doxologique
• probabilité  →  croyance  : prévision, soupçon [ne pas savoir ne pas être
donc croire devoir être] ;
• ignorance →| croyance : supposer, hypothèse [ne pas savoir être pourtant
croire pouvoir être].
Doxologique et volitif/désidératif
• croire être  →  vouloir faire / désirer être  :  militer  ; pour militer,
l’enchaînement argumentatif complet serait plutôt [X croire être P-bien
donc X vouloir faire Y croire être P-bien], où sont pris en compte les
supports X, Y, P des valeurs modales.
Désidératif et doxologique
• désirer être → croire être : espoir, s’illusionner ;
• désirer être →| croire ne pas être : désespoir.
Axiologique
• axiologique + → affectif + : [beau/bien/etc. donc joie] : admiration ;
• affectif – → hédonique + : [souffrance donc plaisir] : masochiste ;
• etc.
Ces enchaînements peuvent bien évidemment apparaître en discours,
où ils sont défaits et refaits selon la volonté du locuteur. Mais ce n’est
pas le niveau discursif qui nous intéresse, c’est pourquoi nous nous en
tiendrons à ce que nous venons de dire.

Conclusion
Cette réflexion a son origine dans la remarque que lorsqu’on aborde la
question des valeurs modales contenues dans la signification lexicale, on
est facilement confronté à des situations où il est impossible de trancher
en faveur d’une valeur ou d’une autre, car celles-ci semblent former une
sorte d’amalgame qui fait que, tout en comprenant que chaque modalité
n’a pas le même poids, l’on ait du mal à établir une hiérarchie par ordre
d’importance vis‑à‑vis de la signification en question. Ce problème se
pose particulièrement dans le cas des valeurs axiologiques, comme le
remarque Galatanu (2002 : 22).

420
Valeurs modales et visée argumentative

Une solution à ce problème peut être trouvée à l’aide de la notion


d’enchaînement argumentatif et de la distinction faite en SPA entre
noyau et stéréotypes. J’ai cherché à montrer comment de telles situations
peuvent être décrites de manière à donner une structure à l’amalgame de
modalités inhérentes à la signification, en mettant en relief les relations
qui s’établissent préférentiellement entre valeurs modales au niveau du
lexique.
Je propose donc un principe structurant du champ de la modalité qui
soit de nature à expliquer le fonctionnement argumentatif de celle-ci.
Ce principe est le suivant : les différentes valeurs modales entretiennent
entre elles des relations argumentatives pouvant être représentées sous
forme de blocs d’argumentation. Ces relations interviennent au sein d’une
même classe de valeurs, mais également entre les valeurs appartenant à
des classes différentes. Elles se manifestent au niveau du lexique d’une
langue, en lien avec la culture qui la porte, et fonctionneraient comme des
unités sémantico-conceptuelles récurrentes, mobilisées préférentiellement
en bloc et non pas individuellement (en quelque sorte, comme des
‘molécules modales’), de sorte que l’apparition d’une modalité ou d’une
configuration de modalités au niveau du noyau est susceptible d’attirer
(sous forme de ST, de PA ou de DA) certaines conclusions impliquant
d’autres modalités. Par exemple, la présence d’une valeur déontique au
niveau du noyau est susceptible d’entraîner la présence d’une valeur
volitive parmi les stéréotypes  : le mot obligation lui-même amènerait,
ainsi, des conclusions potentielles du type ‘vouloir faire’  / ‘vouloir ne
pas faire’ / ‘ne pas vouloir ne pas faire’. De la même manière, une valeur
aléthique présente au niveau du noyau est susceptible d’entraîner parmi
les stéréotypes des valeurs épistémiques  : le mot possibilité lui-même
présente parmi ses stéréotypes une valeur ‘probable’ (ne pas savoir ne
pas être).
Une telle structure du champ de la modalité est à même de donner plus
de profondeur à cette notion, ainsi que de mettre en relief le rapport existant
entre modalité et argumentation, si l’on accepte l’idée selon laquelle
modalité et argumentation vont de pair. Cette vision implique que les
effets argumentatifs inhérents au lexique reposeraient, du moins en partie,
sur un nombre d’éléments réduit, les valeurs modales (celles énumérées
avant la section 3.1, ou une autre catégorisation). Cela revient aussi à
resituer la distinction modal/non-modal au niveau microsémantique, au
sein même de la signification des mots, sachant que les valeurs modales
reposent et portent sur d’autres entités (que j’ai appelées des supports de la
modalité) et que donc les attitudes modales accompagnent des éléments de
nature descriptive. Aussi la proposition d’une structuration argumentative
du champ de la modalité est-elle à situer au niveau des outils que l’on se
donne pour construire la signification lexicale, outils auxquels il faudrait

421
Du sens à la signification. De la signification aux sens

sans doute intégrer un autre phénomène caractéristique des modalités, la


surmodalisation.

Bibliographie
Carel, M. (2001) « Argumentation interne et argumentation externe au lexique :
des propriétés différentes », Langages, no 142, p. 10-21.
Cozma, A.-M. (2009) Approche argumentative de la modalité aléthique dans
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Nantes.
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Ducrot, O. (1993a) « À quoi sert le concept de modalité ? », in N. Dittmar et
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moderne. Le narratif, le poétique, l’argumentatif, Nantes, CRINI – Université
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2003, Bruxelles, De Boeck, p. 313-325.
Galatanu, O. (2009) « Les incidences sémantiques des déploiements argumentatifs
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Gosselin, L. (2010) Les modalités en français. La validation des représentations,
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422
Valeurs modales et visée argumentative

Greimas, A. J. (1976) « Pour une théorie des modalités », Langages, no 43, p. 90-
107.
Lavelle, L. (1955 [1991]) Traité des valeurs II. Le système des différentes valeurs,
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Pottier, B. (1976) « Sur la formulation des modalités en linguistique », Langages,
no 43, p. 39-47.
Pottier, B. (1992) Sémantique générale, Paris, P.U.F.

423
GRAMM-R

Études de linguistique française


La collection « GRAMM-R. études de Linguistique française » a pour
but de rendre accessibles les travaux de linguistique française, en tenant
compte, à la fois, des grandes théories linguistiques, de la multiplication
des recherches dans des domaines connexes et de la diversification des
points de vue sur le langage.
Pour rendre compte de la richesse que constitue ce foisonnement de
points de vue, la collection accueillera les travaux permettant de confron­
ter les données et les observations des recherches centrées sur le système
langagier à celles des travaux explorant d’autres aires de recherche sur
le fonction­ne­ment de la langue dans des contextes spécifiques : l’aire de
l’acquisi­tion, l’aire de l’enseignement/apprentissage, l’aire de la variation
diachronique, diatopique, diastratique, oral/écrit, etc.
Tous les volumes de cette collection sont publiés après double révision
à l’aveugle par des pairs.

Directeur de collection : Dan Van Raemdonck


Professeur à l’Université Libre de Bruxelles
et à la Vrije Universiteit Brussel

Comité scientifique 
Dalila Ayoun, University of Arizona
Jacques Brès, Université Paul Valéry, Montpellier‑III
Bernard Combettes, Université de Nancy‑II
Hugues Constantin de Chanay, Université Lumière-Lyon 2
Jean-Marc Dewaele, Birkbeck, University of London
Ivan Evrard (†), Université Libre de Bruxelles
Olga Galatanu, Université de Nantes
Pascale Hadermann, Universiteit Gent
Bernard Harmegnies, Université de Mons
Eva Havu, Université d’Helsinki
Georges Kleiber, Université Marc Bloch, Strasbourg
Jean-René Klein, Université catholique de Louvain
Dominique Lagorgette, Université de Savoie, Chambéry
Pierre Larrivée, Université de Caen
Danielle Leeman, Université de Paris‑X Nanterre
Mary-Annick Morel, Université de Paris‑III Sorbonne Nouvelle
Florence Myles, University of Newcastle
Henning Nølke, Université d’Aarhus
Marie-Anne Paveau, Université de Paris‑XIII
Michel Pierrard, Vrije Universteit Brussel
Laura Pino Serrano, Universidade de Santiago de Compostela
Katja Ploog, Université de Franche-Comté à Besançon
Laurence Rosier, Université Libre de Bruxelles
Gilles Siouffi, Université Paul Valéry, Montpellier‑III
Marc Wilmet, Université Libre de Bruxelles

Ouvrages parus
N° 22 – Antoine Gautier, Laura Pino Serrano, C. Valcárcel & Dan Van
Raemdonck, ComplémentationS, 2014.
N° 21 – Mathieu Avanzi, Virginie Conti, Gilles Corminboeuf, Frédéric Gachet,
Laure Anne Johnsen et Pascal Montchaud (dir.), Enseignement du
français : les apports de la recherche en linguistique. Réflexions en
l'honneur de Marie-José Béguelin, 2014.
N° 20 – Marie-Noëlle Roubaud et Jean-Pierre Sautot (dir.), Le verbe en friche.
Approches linguistiques et didactiques, 2014.
N° 19 – Olga Galatanu, Ana-Maria Cozma et Virginie Marie (dir.), Sens
et signification dans les espaces francophones. La construction
discursive du concept de francophonie, 2013.
N° 18 – Aboubakar Ouattara (dir.), Les fonctions grammaticales. Histoire,
théories, pratiques, 2013.
N° 17 – Jacques François, Pierre Larrivée, Dominique Legallois et Franck
Neveu (dir.), La linguistique de la contradiction, 2013.
N° 16 – Pascale Hadermann, Michel Pierrard, Audrey Roig et Dan Van
Raemdonck (dir.), Ellipse & fragment. Morceaux choisis, 2013.
N° 15 – Véronique Delvaux, Les voyelles nasales du français. Aérodynamique,
articulation, acoustique et perception, 2012.
N° 14 – Jacques Bres, Aleksandra Nowakowska, Jean-Marc Sarale et Sophie
Sarrazin (dir.), Dialogisme : langue, discours, 2012.
N° 13 – Mathieu Avanzi, L’interface prosodie/syntaxe en français.
Dislocations, incises et asyndètes, 2012.
N° 12 – Abdelhadi Bellachhab et Virginie Marie (dir.), Sens et représen­ta­tion
en conflit, 2012.
N° 11 – Abdelhadi Bellachhab, Représentation sémantico-conceptuelle et
réalisation linguistique. L’excuse en classe de FLE au Maroc, 2012.
N° 10 – Dan Van Raemdonck, avec Marie Detaille et la collaboration de
Lionel Meinertzhagen, Le sens grammatical. Référentiel à l’usage des
enseignants, 2011.
N° 9 – Catherine Bolly, Phraséologie et collocations. Approche sur corpus en
français L1 et L2, 2011.
N° 8 – Audrey Roig, Le traitement de l’article en français depuis 1980, 2011.
N° 7 – Joëlle Aden, Trevor Grimshaw & Hermine Penz (dir./eds.), Enseigner les
langues-cultures à l’ère de la complexité. Approches interdisciplinaires
pour un monde en reliance / Teaching Language and Culture in an
Era of Complexity. Interdisciplinarity Approaches for an Interrelated
World, 2010.
N° 6 – Lucile Cadet, Jan Goes et Jean-Marc Mangiante (dir.), Langue et
intégration. Dimensions institutionnelle, socio-professionnelle et
universitaire, 2010.
N° 5 – Marie-Eve Damar, Pour une linguistique applicable. L’exemple du
subjonctif en FLE, 2009.
N° 4 – Olga Galatanu, Michel Pierrard, Dan Van Raemdonck, Marie-Eve
Damar, Nancy Kemps, Ellen Schoonheere (dir.), Enseigner les
structures langagières en FLE, 2010.
N° 3 – Olga Galatanu, Michel Pierrard et Dan Van Raemdonck (dir.), avec
la collaboration d’Abdelhadi Bellachhab et de Virginie Marie,
Construction du sens et acquisition de la signification linguistique
dans l’interaction, 2009.
N° 2 – Dan Van Raemdonck (dir.) avec la collaboration de Katja Ploog,
Mo­dèles syntaxiques. La syntaxe à l’aube du XXI e siècle, 2008.
N° 1 – Pierre Larrivée, Une histoire du sens. Panorama de la sémantique
linguistique depuis Bréal, 2008.
Site Internet de la collection :
www.peterlang.com/?gramm-r
ÉTUDES DE LINGUISTIQUE FRANÇAISE

Dans le champ de la linguistique française, Olga Galatanu est de ceux qui


ont muni l’analyse du discours et des interactions verbales d’un modèle
sémantique de description. La Sémantique des Possibles Argumentatifs
qu’elle développe depuis une vingtaine d’années adhère aux visions
argumentative, stéréotypique, référentielle, cognitiviste de la langue,
et s’attache à rendre compte de la construction des représentations en
langue et en discours.
Les articles que ses collaborateurs et amis lui offrent dans ce volume
se rapportent de près ou de loin à la SPA. Certains en partagent les
postulats : sens référentiel et dénomination, interfaces sémantique-
syntaxe et sémantique-pragmatique, construction discursive du sens,
valeurs ; d’autres reprennent et développent des éléments spécifiques de
la SPA : possibles argumentatifs, déploiements argumentatifs, modalités ;
d’autres encore montrent les convergences et complémentarités entre la
SPA et des théories voisines.
Les analyses portent notamment sur l’attitude métalinguistique des
locuteurs, la malléabilité sémantique des mots, la négociation des
sens et des valeurs, les principes et stratégies discursives qui régulent
la communication, l’hétérogénéité discursive, la présentation de soi, la
construction d’objets discursifs, les actes de langage indirects, etc.
gramm - r 24

Ana-Maria Cozma, docteur en sciences du langage de l’Université


de Nantes, est maître de conférences au département de français de
l’Université de Turku et membre du laboratoire Construction Discursi-
ve des Représentations linguistiques et culturelles (CoDiRe EA4643) de
l’Université de Nantes . Ses travaux portent principalement sur la notion
de modalité, abordée dans la perspective sémantique et argumentative
spécifique au CoDiRe.
Abdelhadi Bellachhab, docteur en sciences du langage de l’Université
de Nantes, est maître de conférences HDR à l’Université de Nantes ;
membre du laboratoire CoDiRe (EA4643) ; ses recherches portent sur la
construction du sens, l’acquisition des compétences sémantique et prag-
matique, la pragmatique contrastive et interculturelle et la sémantique
conceptuelle.
Marion Pescheux, docteur en sciences du langage de l’Université de
Nantes, Professeur des universités à l’Université Charles de Gaulle-
Lille3, membre du laboratoire STL, UMR 8163, de l’Université de Lille 3 ;
ses recherches portent sur l’analyse linguistique du discours, au moyen
des théories de l’argumentation dans la langue, et plus spécifiquement
sur les énoncés définitionnels dans les discours didactiques.

p.i.e. peter lang


bruxelles

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