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Langue française

Remarques sémantiques
Alain Rey

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Rey Alain. Remarques sémantiques. In: Langue française, n°4, 1969. La sémantique. pp. 5-29;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1969.5455

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1969_num_4_1_5455

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Alain Rey, Paris — Bloomington (Indiana).

REMARQUES SÉMANTIQUES

« Que n'a-t-on tenté pour éviter, ignorer ou


expulser le sens? On aura beau faire : cette tête de
Méduse est toujours là, au centre de la langue,
fascinant ceux qui la contemplent. »
E. Benveniste, Problèmes
de linguistique générale, p. 126.

La sémantique hante les sciences humaines. Occulte et active dans


la pensée antique et classique, serve ou secrète durant la genèse des
connaissances modernes, elle se cache d'abord chez les philosophes, les
logiciens, les mathématiciens, les philologues, qui tous, avec des signes,
parlent de signes. Cent fois chassée de la science du langage au nom de
la rigueur qu'emporte l'idée de science, elle s'y réinstalle de par l'expérience
inévitable liée à son objet, le langage.
Au xixe siècle, l'analyse des contenus va de soi; l'effort scientifique
porte sur l'expression. La tradition port-royaliste et les méthodes de la
rhétorique suscitent avant 1900 une série de travaux consacrés à la
signification des mots et aux « lois » qui président à leurs modifications.
L'envahissement de la pensée par l'histoire s'y traduit par une métaphore
biologique (la « vie des mots ») ou par une attitude « sociologique » au
sens comtien. Bréal écrit (1897) :
La linguistique parle à l'homme de lui-même : elle lui montre comment
il a construit, comment il a perfectionné à travers des obstacles de toute
nature et malgré d'inévitables lenteurs (...) le plus nécessaire instrument de
civilisation (Essai de sémantique, p. 2).
En 1883, le même Bréal avait proposé l'hellénisme Sémantique pour
désigner l'étude des « lois intellectuelles du langage ». Semantikos, « qui
signifie », « qui sert d'indice »; l'adjectif est chez Aristote. Comme
sémiologie et sémiotique (ou séméiotique) qui désignaient précisément la science
des symptômes médicaux, le substantif sémantique avait un emploi
restreint et technique, qu'attestent —■ faiblement — ces lignes du
Dictionnaire de Pierre Larousse, en 1875 :
Les signaux de la canne du tambour-major, les signaux ou mouvements
d'épée qui suspendent les batteries ou les annoncent, les sémaphores, la
télégraphie militaire, sont les moyens de la sémantique actuelle.
La semantikê tekhnê que dénomme Bréal, c'est pour lui le correctif de la
linguistique de son temps, qui n'étudie guère que l'histoire des formes.
A côté de la « grammaire physiologique » qui rend compte des «
changements de phonétique » (Essai, p. 5), une véritable grammaire intellectuelle,
historique et universelle, est requise. Comme la plupart des linguistes
français de son temps, Bréal réconcilie dans sa « sémantique » l'espace
abstrait des Tropes et l'omnipotence de l'Histoire, du Temps social.
Bien avant Bréal, il est vrai, Karl Kristián Reisig avait baptisé
Semasiologie l'étude des significations linguistiques. Vers 1900, donc,
deux mots accusateurs soulignaient l'absence d'une science.
L'intérêt de ces anecdotes terminologiques est visible : la dénomination
est une opération indispensable et dangereuse; un contenu dont la substance
est en partie virtuelle y reçoit une forme, et la conscience d'une lacune peut
se muer en activité scientifique. Reisig et Bréal ont peut-être catalysé, pour
la linguistique en formation, les réflexions dispersées d'Aristote, ď Arnauld,
de Locke ou de Humboldt, sans pour autant fonder une science.

Généralités : les sémantiques.

La théorie du signe et du sens se place à un tel niveau de généralité


qu'on la trouve, implicite ou affirmée, chez tous les penseurs dont l'objet
est la communication interhumaine, la pensée ou la connaissance :
philosophes, logiciens, épistémologues.
Des présupposés ontologiques à peine entrevus nourrissent la
sémantique explicite comme toute activité de connaissance : en découvrant ces
infrastructures, on modifie les conditions d'exercice de cette activité.
Depuis le décapage parfois brutal qu'opèrent M. Foucault ou J. Derrida,
il est impossible de pratiquer la sémantique (la psychologie, la sociologie...)
innocemment. Non qu'on puisse aisément distinguer une sémantique
platonicienne, spiritualiste, d'une sémantique matérialiste, existentialiste
ou néo-marxiste, dans l'exercice concret d'une pratique qui ne postule
que des résultats. Non qu'il faille toujours récuser la simplification
opératoire du positivisme, dans ses versions modernes : behaviorisme ou
logicisme, ou encore le psychologisme social accablé du nom de mentalisme.
Sans F. de Saussure, sans Bloomfield, pas de critique d'une connaissance
qu'ils rendent seuls possible, donc, pas de critique des idées saussuriennes
ou bloomfieldiennes, on l'oublie parfois. Mais il faut dire que la plus
modeste étude descriptive du « contenu » des formes linguistiques entraîne
la totalité des problèmes généraux obscurément appelés philosophiques.

6
Ainsi, toute réduction de la sémantique à la lexicologie trouve ses racines
dans un aristotélisme où Aristote est d'ailleurs trahi.
La réflexion sur le signe en général et sur le langage en tant que
fonction signifiante s'exprima longtemps par des textes fermés, sans
préalables posés, sans définitions explicites, sans étude formelle ou
presque. Une histoire de la sémantique exigerait une lecture scientifique
de presque tous les grands philosophes, et de quelques autres.
Notre propos, plus modeste, est de situer une sémantique de la langue
française, c'est-à-dire une étude, si possible scientifique, des signes dont
la manifestation et les effets accompagnent le fonctionnement d'une
langue naturelle. Cette étude est limitée au phénomène linguistique, mais
dépendante d'une théorie des signes, dite sémiologie dans la tradition
française (Saussure, Cours, p. 33) ou sémiotique dans la tradition anglo-
saxonne (Ch. S. Pierce, Letters to lady Welby.)
« L'homme qui fait des recherches sur la relation des symboles avec
leurs objets sera forcé de faire des études originales dans toutes les branches
de la théorie générale des signes », écrivait Pierce avec optimisme et
illusion (ibid., lettre de 1908).
Pour créer rapidement les conditions d'une activité scientifique, le
linguiste sémanticien en vint à oublier momentanément (ou continua à
ignorer, ce qui est plus aisé) les problèmes ardus de la théorie générale
des signes. Cette situation devra un jour prendre fin.
*

Donnant un mauvais exemple de sémantique intuitive et désinvolte,


on distinguera derrière le signe : sémantique;
a) une sémantique lato sensu qui étudie la nature et le fonctionnement
des systèmes de signes dont le modèle le plus complexe est fourni par
les langues naturelles;
b) des sémantiques stricto sensu définies par leurs méthodes
d'approche de l'objet signifiant;
a) 1° Appliquée à une ou plusieurs langues naturelles, et hypothé-
tiquement aux universaux linguistiques, la sémantique linguistique étudie
non seulement le lexique, mais les structures grammaticales (morphologie,
syntaxe). La phonétique lui échappe, mais non la phonologie, dont les
critères font intervenir les oppositions de sens.
2° Appliquées à des systèmes de signes appauvris, simplifiés à des
fins méthodologiques, la sémantique logique et celle des langues artificielles
ont un caractère explicite et rigoureux (formalisé). Ces caractères incitent
les sémanticiens des langues naturelles à imiter leurs procédés, et le
caractère construit de leur objet condamne cette imitation à l'échec, en
l'absence de nombreuses précautions et transpositions. Le conflit entre
des méthodes élaborées par la logique, la mathématique ensembliste ou
la théorie de l'information et un objet anthropologique naturel, la langue,
empêche toute unification de la sémantique à ce niveau.
3° La réflexion théorique sur l'un et l'autre type édifie une sémantique
philosophique, variable selon les doctrines. Une des plus remarquables est
proposée par l'empirisme logique, qui culmine avec Wittgenstein, et fait
de la philosophie tout entière une réflexion sur le sens linguistique et
de la philosophie du langage une philosophie où tout est langage (on
parle de « philosophie du langage ordinaire »).
4° Une application et une vulgarisation de la sémantique
philosophique a reçu de son créateur le nom imprécis et ambitieux de sémantique
générale. Utilisant des travaux de sémantique psychologique et les
thèmes de l'empirisme logique, A. Korzybski et ses disciples tentent
d'attribuer aux langues naturelles la responsabilité des malheurs de
l'humanité et proposent, pour guérir les sociétés, une véritable sémiothé-
rapie. Illustrant trop bien la validité de ses positions, la sémantique
générale augmente par sa dénomination l'ambiguïté d'un terme créé pour
étudier les ambiguïtés.

b) Des sémantiques spécifiques viennent s'imbriquer dans les deux


premiers groupes généraux (linguistique et logique) :
1° Les sémantiques linguistiques sont aussi variées que les méthodes
linguistiques (sémantique diachronique, structurale, « componentielle »,
psycho- ou sociolinguistique) et les objets qu'elles étudient (sémantique
lexicale, de l'énoncé, sémantique stylistique). Leurs procédures sont
engendrées par les interrelations entre les deux typologies.

Tout système
Langues naturelles Langues artificielles fonctionnel
formalisées... de signes
(code)

Réflexion
théorique Philosophie Epistemologie Logique Sémiotique
générale du langage

Description Sémantique
linguistique (sémasiologie) Pragmatique.

Sémantique

I
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Explicitation Analyse sémique Syntaxe.
Formalisation componentielle

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2° En logique et en philosophie, le mot sémantique a pris une valeur
spéciale, en relation avec syntaxe et pragmatique, dans un ensemble
dénommé sémiotique (Ch. Morris). La syntaxe analyse « uniquement des
relations entre expressions », la sémantique « seulement les expressions
et leurs significations », faisant « abstraction des usagers du langage »
qu'étudie la pragmatique (R. Carnap, Introduction to semantics, p. 9).
La sémantique linguistique et la sémantique logique entretiennent
des relations intimes et tumultueuses. Les logiciens, confiants dans
l'excellence de leurs méthodes, oublient parfois qu'elles procèdent d'une
négation des structures observables de la langue naturelle (désambiguïsa-
tions, monosémisations...). Les linguistes, fascinés par la contemplation
de la complexité, récusent les procédures de la logique sans toujours les
connaître 1. En admettant la nécessité d'une résistance contre un «
impérialisme » logique, il faut noter que la « logique » des linguistes, critiquée
pour insuffisance, n'est le plus souvent qu'un empirisme intuitionniste
utilisant quelques concepts de la logique antique (on parle ainsi du
« classement logique » des sens dans le Dictionnaire général, de «
classification logique » à propos de Hallig et Wartburg). En fait, une étude
sérieuse des logiques modernes a autant de chances de dégager des outils
de travail pour les linguistes que celle de la théorie de l'information,
transposée par Jakobson à leur usage.
A l'intérieur de la linguistique, la place de la sémantique est
déterminée par les relations entre l'objet linguistique, qui la requiert, et la
scientifisation des méthodes, qui la tient momentanément à l'écart. Sans
expulser aussi complètement qu'il le désirait le « contenu », le distribution-
nalisme de Harris expulsait véritablement la sémantique de la linguistique
scientifique et parvenait à lui donner pour longtemps mauvaise conscience.
En ceci, et parce que la suite de ses travaux ont ouvert la voie à la
linguistique generative, on peut dire sans paradoxe que Z. S. Harris contribua
puissamment au progrès d'une discipline dont il refusait les faiblesses.
Le structuralisme européen, nourri d'histoire et de sociologie, n'eut pas
les mêmes scrupules. L'objet linguistique étant considéré dans son
fonctionnement global, la science qui l'étudié y est définie plus largement,
et la sémantique pouvait prendre place dans un domaine périphérique
de la description formelle (à peine ébauchée), sans pour autant être rejetée
comme « extra-linguistique ». La sémasiologie et Yonomasiologie
germaniques, la plérématique de l'école de Copenhague, la sémantique lexicale
préparent la voie aux formes modernes d'analyse du contenu.

1. Sur ces problèmes, voir Langages, n° 2, 1966, et notamment la traduction des


articles de Chomsky (1955) et Bar-Hillel (1954), ainsi que la présentation d'O. Ducrot.
Sémantique et langue française.

La sémantique théorique, que ce soit celle de Hjelmslev ou celle de


la linguistique générative-transformationnelle, a pour objet revendiqué
le langage humain en général. J.-J. Katz, par exemple, désigne nommément
comme buts à sa théorie sémantique les « universaux d'organisation »
(structure et relations des composantes de la théorie sémantique intégrée
à la grammaire, au sens large), des « universaux formels » (structure des
règles dans chacune de ces composantes) et des « universaux de substance »
(la structure sémantique des objets nécessaires à la construction de ces
règles) [cf. Katz, 1967, p. 127].
Comme la Grammaire de Port-Royal, cette sémantique générale se
caractérise par l'emploi orgueilleux d'une seule langue-objet représentant
une structure linguistique dont l'universalité est un postulat nécessaire.
Ce procédé est en effet le meilleur pour éliminer les éléments différentiels
qui pourraient perturber la description. Mais il est vraisemblable qu'une
description comparative de l'anglais et du chinois, selon des catégories
méthodologiques respectivement anglaises et chinoises, réduirait quelque
peu l'universalité d'une théorie linguistique (quelle qu'elle soit) appliquée
à l'anglais seul.
Plus modestement, la sémantique appliquée, celle des
psycholinguistes comme celle des syntacticiens traditionnels, celle des sociolinguistes
comme celle des lexicologues, ne se soucie que de décrire le contenu d'une
ou plusieurs langues naturelles, sans distinguer les éléments « universels »
des autres. En l'absence d'une néo-grammaire générale acceptée
universellement par des linguistes locuteurs de toutes les langues parlées sur la
terre (puisque la compétence du locuteur natif est le пес plus ultra
raisonnable de la description), il faut se résigner à distinguer des traits
différentiels par la comparaison et à en inférer des universaux probables.
Dans ce domaine vague de la sémantique comparative, des travaux
essentiels ont été faits par les linguistes de tendance ethno-sociologique
(citons au moins Sapir, Whorf, Pike), par les spécialistes de la traduction et
du contact des langues, comme E. Nida, U. Weinreich, E. Haugen, mais
aussi par les syntacticiens ou stylisticiens classiques que sont Ch. Bally
ou L. Spitzer. On connaît notamment l'hypothèse de Sapir et Whorf selon
laquelle la substance du contenu organisée en une forme différente par
chaque langue n'est pas universelle non plus, et correspond à des visions
du monde différentes. Cette hypothèse n'exclut évidemment pas que
toutes les langues ne structurent ces substances non coïncidentes selon
les mêmes lois.
Une sémantique de la langue française serait donc idéalement une
description explicite (complète et formalisable) des règles sémantiques de
cette langue, distinguant notamment les règles à ajouter aux lois uni-

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verselles, qui correspondent à des traits distinctifs par rapport à toute
autre langue. On devine qu'on en est loin.
Mais les besoins de la pédagogie, de la traduction, ont suscité la
réalisation partielle d'un tel programme avant que les conditions
théoriques les plus élémentaires soient réunies. On peut citer les dictionnaires
bilingues à partie française, les manuels dits de « stylistique » comparée,
tel celui de Vinay et Darbelnet (français-anglais), où des ouvrages de
linguistiques générales (la célèbre Linguistique générale et Linguistique
française de Bally étant le plus classique, pour la langue française).
De ces ouvrages, et de tous les travaux de sémantique portant sur
le français, on retire un matériel considérable et indispensable. Mais la
distinction non moins indispensable entre les règles sémantiques réalisées
en toute langue et celles qui sont propres à un type ou à une seule langue
n'y est que suggérée. Ce sont les travaux de sémantique générale qui se
chargent de construire le cadre où de telles distinctions peuvent se faire
(par exemple, la typologie générale des fonctions syntactiques et des
catégories sémantiques s'oppose aux structures sémiques particulières que
recouvrent le système français des temps ou tel domaine du lexique
français).
En l'absence d'une sémantique contrastive où la langue française
soit analysée par rapport à d'autres systèmes, il est légitime de s'adresser
surtout aux travaux où le français est la langue objet; le plus souvent,
ce sont des travaux où la langue d'étude, la métalangue, est aussi française
(étant bien entendu qu'il n'existe pas de sémantique française au sens où
les écoles sémanticiennes francophones bénéficieraient d'une quelconque
priorité pour l'étude du contenu de la langue française).

La sémantique du français.

L'étude sémantique du français doit aux effets combinés de la


tradition port-royaliste, du sociologisme post-durckheimien, aux influences de
la sémasiologie germanique et des travaux danois une relative cohérence
méthodologique. Il est par exemple notable que la crise de la sémantique,
moment dramatique de la linguistique américaine, n'a pas atteint
profondément la linguistique d'expression française : Harris n'a été connu en
France que lorsque la réaction chomskyenne renouait avec la « linguistique
cartésienne ». De même, le retard relatif de la logique française — par
rapport aux écoles anglaise et polonaise — autorisait l'exercice naïf
d'une sémantique naturelle, appuyée sur une longue pratique de l'analyse
lexicographique ou grammaticale à des fins normatives (au moins
historiquement). Au début du xxe siècle, les travaux sémantiques des plus
grands linguistes français, notamment Meillet, sont sous-tendus par une
attitude sociologique et historique. De son côté, l'école de Genève, après
Saussure, pratique une analyse du contenu synchronique et fonctionnelle,

11
les restes du Cours de Saussure étant le lieu dialectique où l'Histoire
s'efface devant la fonction anthropologique permanente. Alors que
Meillet, étudiant les changements sémantiques lexicaux, les conçoit comme
une résistance des signes aux évolutions des sociétés (le signifiant étant
fixé, le ou les signifiés évoluent), d'autres, comme Carnoy — ou G. Stern
pour l'anglais — les interprètent comme des processus psychologiques,
conscients ou non. Le premier oppose parmi les causes d'évolution a) les
causes « linguistiques », contextuelles, b) les causes « historiques »,
évolution des referents et des concepts, c) les causes « sociales » (évolution
des modèles d'utilisation, langue générale-langue de groupe, etc.). Cette
typologie est strictement parallèle à la triade sémiotique décrite plus tard
par Morris a) syntaxe, b) sémantique, c) pragmatique.
La réflexion qui a provoqué une renaissance de la sémantique en
Europe peut être baptisée, par simplification, structurale. L'influence de
l'école lexicologique allemande (Trier, Ipsen) et celle du fonctionnalisme
pratique des dialectologues (Gilliéron, Jaberg) convergent pour fournir
les bases d'une activité sémantique renouvelée, notamment en Suisse
(Wartburg, Baldinger). La renaissance de Г etymologie française,
l'élaboration courageuse et contestée d'un cadre onomasiologique — le Begriff-
system de Hallig et Wartburg — illustre cette sémantique lexicale, à
tendance structurale très affirmée.
Parallèlement, une sémantique syntagmatique, fonctionnelle,
d'inspiration psychologique se manifeste à l'intérieur de la syntaxe et de la
stylistique. Les travaux de l'école de Genève (Bally, Frei), ceux de Brunot,
de Damourette et Pichon en sont une illustration évidente. Pour Damou-
rette et Pichon, une langue est « un mode de pensée spécifique » (§ 6),
le langage « est de la pensée » (§ 3) et « toute la logique est dans la
grammaire » (§ 5). Leur classement des faits de langue est sémantique et
onomasiologique (§ 62) : les « idées à exprimer » se divisent en « taxièmes »,
notions « fixées par la grammaire » et en « sémièmes », dont les plus
purs sont exprimés par les noms. Le titre de leur Essai de Grammaire
dit : « des mots à la pensée », mais l'opération préalable est : de la pensée
aux mots 2. Un autre exemple important et évident de pensée sémanticienne
en grammaire est celui de G. Guillaume, dont on retrouve l'influence
profonde chez plusieurs sémanticiens français (Pottier, Guiraud). [Voir
Stefanini, 1967.]
Les travaux récents de sémantique française — qu'il sera impossible,
faute de place, d'exposer ici — sont, selon une tendance générale, à la
fois plus explicites et plus prudents. Ils tentent de poser les bases
méthodologiques de leur activité, et utilisent en particulier la réflexion saussu-
rienne, celle de Hjelmslev, plus récemment celle des logiciens et des
philosophes du signe, pour définir leur point de départ.

2. Pour des remarques analogues concernant les grammaires « psychologiques »,


voir A. Rey, compte rendu de la Syntaxe du français moderne de G. et R. Le Bidois,
Zeitschrift fur Rom. Phil., 1968, 84-1/2, p. 207-214.

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Notions élémentaires.

La sémantique étudie les signes linguistiques et notamment les unités


minimales fonctionnelles (morphèmes ou monèmes) et socio-culturelles
(« idiomes », au sens de Hockett : mots, syntagmes lexicalisés, phrases
ou éléments de phrases codés). Au plan de l'expérience, étudier les signes
revient à étudier des manifestations matérielles, phoniques ou graphiques,
dont on sait qu'elles signifient, puisqu'il y a communication.

Sens, discours et langue.


Si la propriété sui generis du signe est appelée sens ou signification,
on peut dire après Wittgenstein : « Pour une classe importante de cas
où nous employons le mot sens [meaning], mais non pour tous, on peut
le définir ainsi : le sens d'un mot est son utilisation dans la langue »
(Philosophical investigations, p. 20). Cette définition contextuelle concerne
évidemment le discours, la parole saussurienne, et sa seule application
obligerait, pour chaque unité signifiante, à la réunion de classes d'emploi
dépendant a) du repérage formel et fonctionnel de l'unité, b) de la classe
des occurrences dans un énoncé fini, en tant qu' « usages » tous différents,
c) de la construction d'un modèle où cette classe d'usages livrerait ses
traits constants et pertinents. Comme l'usage dépend non seulement de
l'énoncé (message) mais aussi de l'émetteur, des circonstances, des relations
entre communicants, etc., et comme d'autre part, aucun corpus, si vaste
soit-il, n'épuise les virtualités d'usage d'un signe, on ne peut espérer
décrire ainsi les propriétés des signes dans le système de la langue.
C'est pourquoi le signe est communément abordé en tant que type
postulé, en langue, et d'une manière analytique. Par exemple, Saussure
distingue un signifiant (forme linguistique composée de phonèmes ou de
graphèmes) et un signifié inséparables. Ogden et Richards font
correspondre au signe (symbol) une instance permettant de le définir («
référence ») et qui renvoie à un réfèrent ou dénoté extra-linguistique. Ils
représentent cette conception par un triangle dont la base relie
indirectement — en pointillés — le signe au réfèrent, la référence formant le sommet
et fondant l'unité du modèle; celui-ci est, comme celui de Saussure,
fondamentalement psychologique. Il a été modifié dans ce sens (Ullmann,
Baldinger), la référence faisant place au concept, et précisé de manière à
distinguer la signification (meaning), relation symétrique entre signifiant
et signifié, et le sens ou la valeur (sense) considéré comme un contenu
auquel le signe fait correspondre une forme (Ullmann, 1952). Ici même,
K. Heger en étudie les interprétations possibles.
Dans la glossématique de Hjelmslev, le système est formé d'une
matrice à deux colonnes : expression-contenu. Pour chacune de ces
abstractions, une matière est structurée par une forme : elle devient alors substance.

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La substance n'est atteinte qu'indirectement, et la matière (simple
présupposé ontologique) ne joue aucun rôle fonctionnel dans le système.
La sémantique étudie les relations entre forme et substance du contenu.
Ces modèles soulèvent des difficultés philosophiques : ils laissent dans
l'ombre la nature du réfèrent, de la substance du contenu, du concept.
Les exemples traités sont en général des unités lexicales, et souvent des
substantifs concrets (Y arbre de Saussure, la pomme de Bloomfîeld, lequel
se débarrasse du concept en privilégiant un réfèrent concret, facile à
appréhender). Mais parler de réfèrent, de « chose », et même de concept
pour les unités justice, abstraitement, joli garçon ou charité bien ordonnée
commence par soi-même (unités codées, considérées en langue) serait pour
le moins périlleux.
Pourtant le concept mis en cause par les antimentalistes et pourchassé
jusque sous les espèces du signifié saussurien (Derrida, 1967) est utilisé
par tous les sémanticiens, et indispensable à la discipline dite onomasiologie
qui étudie les signes en partant de ce à quoi ils renvoient (referents [il
s'agit alors de désignation], classes de referents et concepts (?). On verra
en lisant l'article théorique de K. Heger les difficultés que présentent
l'élaboration d'un modèle cohérent allant du signe au « monde » et rendant
compte du système (langue) et de ses actualisations (discours ou parole).
Le caractère incomplet ou obscur des théories de Saussure ou de
Hjelmslev — et de celles qui en sont issues — ne doit pas faire oublier
leur irremplaçable valeur dans la genèse de la science sémantique. En
effet, dès que l'on considère non plus tel signe fictivement isolé, mais
des ensembles de signes formant des réseaux de relations virtuelles
(rapports associatifs de Saussure, paradigmatiques de Hjelmselv) ou
observables (rapports syntagmatiques) les premiers étant inévitablement
déduits des seconds, les hypothèses désignées par expression, contenu,
forme, substance, signifiant, signifié, concept, réfèrent, etc., acquièrent un
statut opératoire, lié à leur fonction qui est de simuler le dynamisme
de la communication linguistique. Le danger, c'est qu'elles soient
considérées comme des entités, non comme des hypothèses fonctionnelles.

Du virtuel à l'actualisé : le problème des niveaux.


La dichotomie langue-discours fonde une opposition primordiale,
que bien peu de linguistes contestent. Mais on peut penser que pour que
la langue nous soit accessible à travers l'observation et la production
d'énoncés et, d'autre part, pour que la compétence commune des
locuteur fonde l'infinité des performances (terminologie de Chomsky),
il faille envisager un lieu de passage entre ces deux plans si éloignés :
le système virtuel unique postulé et ses réalisations observables
illimitées en quantité et en conditions.
En effet, Guillaume invoquait déjà, en deçà des systèmes de signes
de la langue fonctionnelle, un système de « signifiés de puissance », et

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Hjelmslev (1945) un « schéma », une « structure » préalable à Г « usage ».
La reprise du schéma guillaumien par P. Guiraud (voir ici la présentation
par J.-P. Colin de ses travaux étymologiques) lui permet d'envisager des
proto-sémantismes où la relation expression-contenu n'est pas encore
défaite par le fonctionnement. Ce lieu des virtualités permettrait de
reprendre l'hypothèse de l'isomorphisme entre le plan des signifiants et
celui des signifiés, de neutraliser l'opposition diachronie-synchronie et donc
de postuler des structures élémentaires, stables et probablement
universelles, de signification.
On connaît les travaux statistiques de P. Guiraud; or, tout
statisticien est amené à construire son modèle de langue sur un échantillonnage
prélevé sur le « texte infini » théorique que forme la totalité des paroles
(opposé aux réalisations particulières dépendantes des contextes extra-
linguistiques). Précisément, ce sont les données quantitatives qui
requièrent la construction d'un modèle à trois niveaux. Les hypothèses de
Guiraud (structure aléatoire du langage, hypothèse d'une « double
articulation » du signifié en éléments discrets peu nombreux formant par
une combinatoire analogue à celle des phonèmes, des signifiés aussi
nombreux que le sont les signifiants [Guiraud, 1963]) sont appuyées sur le
traitement statistique d'un discours neutralisé par rapport aux réalités
de renonciation et où viennent se refléter les structures du système
virtuel. Ce discours neutralisé, ce texte illimité, c'est le niveau baptisé
S parole par Heger 3.
Cependant, il semblerait que, pour Guillaume ou pour Guiraud (voir
son article dans ce numéro), le système virtuel est, en deçà du système
des signes observables, le domaine du « proto-sémantisme », des « matrices
sémiques » (Guiraud), des « signifiés de puissance » (Guillaume). La
langue aurait ainsi un aspect réalisé, construit par une combinatoire de
phonèmes et de « sèmes primitifs » appartenant au système virtuel. Pour
Heger, ce serait le discours, la parole qui aurait deux plans, un de la
réalisation concrète, un de la sommation partielle ou totale (« S parole »).
Un modèle à deux doubles plans pourrait sans doute rendre compte de
ces deux interprétations.

Sens, signifiance, signification.


L'ambiguïté du mot sens est bien connue et inextricable. Les couples
sens-signification, meaning-sense, bedeutung-sinn correspondent
imparfaitement les uns aux autres; leurs oppositions ne sont pertinentes qu'à
l'intérieur d'une théorie construite (par ex. celle de Frege, 1892 pour les
deux termes allemands). Une forme linguistique est dite avoir un sens
lorsqu'elle contribue de manière contrôlable à la communication. La
vérifiabilité est alors liée aux énoncés et à leur analyse. Ce sens fonctionnel
est défini par des relations syntagmatiques, et l'intuition qu'on en a est

3. « La sémantique et la dichotomie de langue et parole » (Tra Li Li, VIII, 1, 1969).

15
responsable des concepts métalinguistiques traditionnels de « partie du
discours », « catégorie grammaticale », etc. Étant toujours actualisé, le
sens fonctionnel est enfoncé dans le contexte, linguistique et
extralinguistique. La variabilité des actes de communications et de leur rapport
phénoménique au monde étant illimitée, le sens correspond alors à Yusage
de Wittgenstein. Il pose deux ordres de questions. Avoir un sens présuppose
en effet avoir du sens (ou être un signe).
a) Signifiance. — - On la définit en général comme correspondant
à une possibilité de choix dans la formation du discours. Évidemment,
aucun non-signe n'entre dans le paradigme objet de choix, ni aucun signe
appartenant à une autre classe fonctionnelle, à un autre niveau, etc.
(sous peine d'annuler la condition préalable : la communication). On
soutient (Lyons, 1968, par ex.) qu'une unité formelle obligatoire dans
un certain contexte — pas de choix; pré visibilité absolue — est démunie
du caractère dont il est question ici (sens, signifiance, on pourrait dire
« signité »). Théoriquement exact, ce critère est souvent en échec, le choix
intervenant aussi sous la forme X vs zéro (cf. pommes de terre frites-pommes
frites; il n'est pas venu-il est pas venu, oppositions qui confèrent du sens
à de terre, à rí, alors qu'on serait tenté de le leur refuser dans l'analyse
syntagmatique).
b) Signification. — Selon la même approche, la signification (on dit
aussi le sens) d'une unité est fonction de sa place dans le paradigme des
unités capables d'être utilisées en même position pour former un énoncé
fonctionnel, i. e. significatif (= ayant du sens) ou, si l'on admet une
définition psychologique, à un énoncé acceptable par un groupe de
communicants (acceptabilité étant un critère plus complexe que
signifiance : un énoncé grammatical et significatif n'est pas toujours «
acceptable », cf. Lyons, 1968, 9.3.11). Depuis Saussure, on parle alors souvent
de valeur (en anglais, on emploie sense). Le sens fonctionnel ne peut être
défini au plan de la langue et de Г unité-type (modèle statistique ou
hypothèse psychosociologique construite sur l'analyse des faits de discours)
que par les relations qu'il entretient avec celui d'autres unités. Dans
l'analyse traditionnelle du contenu des unités isolées, ces relations sont
explicitées incomplètement et indirectement par les structures sémantiques
des périphrases synonymiques que constituent les définitions.

Référence, désignation, extension.


La référence est ce à quoi renvoie le signe, hors langage, alors que
le sens (valeur) est intra-linguistique. Les unités lexicales chien, tarasque,
serpent de mer ou dinosaure ont des referents (perceptuel, imaginaire,
construit scientifiquement). Les mots liberté, abstraction, néant, absurdité
en ont aussi, même si l'on ne peut plus parler de « choses » en ce qui
les concerne. Tous les phénomènes, toutes les situations à propos desquels
ces signes sont employés forment des ensembles référentiels définissables
par extension (rcsE). On peut admettre aussi que blanc, joyeux, réfèrent

16
à tous les x dont on dit x est blanc, joyeux; chanter, courir à tous les x
dont on dit x chante, court. On voit que x est toujours substantif, que
l'expression de la référence implique une substantivation (les « blancs »,
les « joyeux », les « chantants », les « courants »). Pour les pronoms, les
adverbes, etc., pour les noms propres aussi, la situation est différente.
On opposera les signes pour lesquels la définition extensionnelle est
impossible (par exemple les pronoms, et tous les mots qualifiés ď « em-
brayeurs » qui déclenchent certaines propriétés de l'énoncé
indépendamment de leur sens : ici, maintenant, je, toi, ça... 4) à ceux pour lesquels
cette définition est possible. Parmi ceux-ci, il en est dont l'extension est
« arbitraire » et ne forme pas une classe (tous les individus appelés Claude,
tous les lieux dits Saint- Germain). Parmi les autres, dont l'extension
permet d'envisager une classe (tous les animaux appelés chiens, toutes les
actions appelées courses), les noms s'opposent à tous les autres signes
(lexicaux ou idiomatiques) qui nécessitent une subtantivation pour être
traités extensionnellement. Pour revenir au cas des noms propres, alors
que chien renvoie à une classe d'animaux, et que chacune de ses occurrences
correspond à un type unique (le « mot » chien), Fido ou Jean ne renvoient
qu'à une collection, chaque occurrence devant être rapportée à sa référence
précise pour être ramenée à un type : il y a autant de « mots » Fido ou
Jean que d'individus différents appelés Fido ou Jean. Tous les chiens
est un pluriel référant à la classe des chiens; tous les Fido un énoncé
neutralisant л homonymes (le passage de l'un à l'autre est possible : tous
les Césars); le français marque l'opposition par la présence ou l'absence
de la marque de nombre (s).

Sens et contenu.
Les unités linguistiques renvoyant à une classe de referents (les
« noms communs » et les unités substantivables) ont été traditionnellement
munies d'un « contenu » analysable. C'est là le sens le plus répandu, le
plus banal, le plus naïf aussi, et le plus discutable, du mot sens. L'analyse
d'un tel contenu a toujours oscillé entre la prise en considération des
relations entre signes de même niveau (la sémantique d'Aristote est déjà
fonctionnelle) et la tentation de l'absolu : déséquilibre du signe linguistique
au profit du signifié confondu avec I'idée. Cette attitude, indépendamment
de ses inconvénients métaphysiques, présente un danger pratique. Si le
signifié transcende le signe, l'analyse des fonctions de ce dernier s'échappe
du système contraignant de la langue et du réseau de relations créé par
le langage en fonction. Dans cette perspective trompeuse, on peut espérer
atteindre le « contenu » du signe isolé et parler du sens d'un signe comme
d'une entité. En effet, les dictionnaires, les manuels de langue semblent
isoler les mots et analyser leurs contenus sans se poser de questions. C'est
au prix d'une opération entièrement implicite qui modifie toute la struc-
4. Ces unités permettent de repérer les points où se manifestent le plus clairement
ïes propriétés de Vénonciation (opposée à l'énoncé).

17
ture sémantique. Le signe linguistique qu'on isole n'est pas une occurrence
arrachée du discours; c'est une construction, un type, un modèle envisagé
comme un fait socio-culturel : il peut être appris, connu, employé; oublié,
inconnu, proscrit, sans cesser d'être. Ce modèle de signe, du fait qu'on
en parle, qu'on le prend pour objet, est déplacé par rapport au système
d'où il provient. L'opposition est claire entre chien a cinq lettres et le chien
a quatre pattes : dans le premier exemple, chien signifie un signe, dans
le second il signifie un animal; dans le premier, et, en tant que signe, il
possède des phonèmes, des lettres, une accentuation, un sens enfin; dans
le second, l'expression chien ne « possède » rien, elle fonctionne, et
notamment elle signifie. Quand on définit chien, on énonce une périphrase
synonymique à propos d'un signe considéré en tant que signe. Dans cette
situation particulière, on peut dire que le signe a, possède signifiant et
signifié; on peut tenter d'analyser l'un et l'autre; on peut parler de
contenu. Mais le signe ainsi considéré est mentionné : pour pouvoir
signifier sa nature de signe (autonymie) il lui en faut abandonner la
propriété essentielle qui est de fonctionner en discours tout en appartenant
au système de la langue (Rey-Debove, 1967).
Si l'on veut rendre compte de cette propriété, il faut parler de
fonctions, de structures, de valeurs définies par des places. Si l'on veut isoler
un contenu et parler de concepts, de classes logiques, il faut renoncer à
expliciter en même temps le fonctionnement du signe. Le structuralisme
post-saussurien répond à ce dilemme par l'analyse des relations
sémantiques considérées soit complémentairement dans la chaîne du discours
(syntagmatique) soit typologiquement dans le système de la langue
(paradigmatique).
La prise en considération de ces valeurs relatives conduit à une
problématique plus rigoureuse des relations sémantiques : on citera en
exemple les travaux d'E. Coseriu et d'A.-J. Greimas, entre autres. Le
premier (notamment Coseriu 1967) critiquant et améliorant les vues
classiques de Bally, de Trier, etc., sur les « champs » lexicaux, pose un
certain nombre de distinctions fondamentales pour l'analyse : structures
référentielles vs structures sémantiques (linguistiques); langue primaire
vs métalangue, technique du discours vs discours répété (éléments codés);
d'autres distinctions concernent la délimitation de l'univers sémantique
à décrire (définition d'une langue fonctionnelle, problèmes de la diachronie,
des niveaux d'énonciation, des groupes linguistiques, etc.)

***

La dialectique des relations entre discours et langue, entre occurrence


(d'unité ou d'énoncé) et type d'une part, entre énoncé et énonciation,
langue et conditions extra-linguistiques d'autre part (sans parler de
l'opposition langue — métalangues, moins exploitée) alimente tous les

18
travaux que présente ce numéro de Langue française l. Elle se retrouve
dans les oppositions secondes que nécessite toute analyse sémantique :
opposition entre « sens lexical » et « sens grammatical », le second étant
depuis longtemps considéré implicitement (toute la métala ngue
grammaticale exprime des catégories sémantiques contestables : « nom », «
transitif », « datif », « indicatif » « possessif », etc.); opposition entre « sens »
et « effet de sens », ou entre « dénotation » et « connotations, » sens
« rationnel » et « affectif » (terminologies très criticables, qui déforment
une opposition essentielle et observable).
L'étude explicite du « sens » des fonctions grammaticales — Fries
emploie l'expression de « sens structural » - — est illustrée en France par
les travaux de Pottier et de Greimas. L'opposition traditionnelle des
formes à contenu « lexical » (classes ouvertes ) et « grammatical » (classes
fermées) n'autorise pas à diviser la sémantique, sinon pour reconnaître
que les unités signifiantes sont plus ou moins définies par leur
fonctionnement dans le système. L'opposition n'est plus entre deux classes de
formes qu'étudieraient respectivement la grammaire et la lexicologie
(dont l'objet est le « lexique » proprement dit) mais entre un sens «
relationnel », « formel » qui ne peut être étudié que dans et par le système
linguistique, et un sens « substantiel » en relation avec le monde
extralinguistique. La fonction sémantique s'exerce soit horizontalement (signes
à valeur relationnelle dominante qui déterminent les propriétés de l'énoncé)
soit verticalement, vers un « réfèrent » quel qu'il puisse être, indépendant
de la langue. Cette dichotomie est pratiquée par Pottier, qui oppose les
traits sémantiques relationnels (calégorèmes, Pottier, 1962, grammèmes
ou fondèmes, id., 1964) aux traits pertinents issus de l'analyse de
relations paradigmatiques : les sèmes. La combinaison des sèmes dénotatifs
et des classèmes définit la valeur d'une unité dans un ensemble paradig-
matique; celle des grammèmes et des taxèmes définit en grande partie
son comportement syntagmatique, qui doit parfois (mots « lexicaux »)
être précisé au moyen des virtuèmes ou sèmes connotatifs (Pottier, 1967),
correspondant aux virtualités combinatoires de la lexie. Toutes les
analyses de Pottier montrent que la sémantique a droit de regard sur ce
qui est traditionnellement appelé grammaire. La sémantique
morphologique et la sémantique syntactique doivent permettre de dégager des
traits distinctifs peu nombreux correspondant aux types de
comportement des formes. Il est clair que l'utilisation des catégories tradition-

5. Ainsi, Ducrot distingue le posé et le présupposé linguistiques du sous-entendu


qui concerne les conditions d'énonciation. Martin montre que l'étude du discours est
une condition nécessaire mais insuffisante à l'élaboration d'un modèle en langue; ce
modèle, qui comporte un élément « lexical » et un élément « fonctionnel », rend compte
des effets de sens en discours. Peytard, dans son analyse de la « connexion » qui
lexicalisé les composés, montre qu'elle condense et stabilise des types de relations
sémantiques qui sont explicitées de diverses façons en discours. L'analyse distributionnelle
pratiquée sur les occurrences de socialisme par Marcellesi conduit à une typologie des
contenus sûre (= verifiable) mais partielle : en effet, souligne l'auteur, seule l'analyse
globale des énoncés peut permettre d'aborder les faits d'énonciation.

19
nelles : « nom », « verbe », etc., par la grammaire — qu'elle soit intuitive,
distributionnelle ou generative — correspond à une taxinomie
sémantique qu'il importe d'expliciter.
Chez Greimas (1966), avec des bases épistémologiques assez
différentes, on trouve la même dichotomie. Partant du lexeme (« signe iso-
lable ») l'auteur observe qu'on n'accède directement qu'à son contenu
« négatif » 6, par commutation dans un paradigme (avec opposition au
plan de l'expression : tête vs thème vs terre vs bête, etc., les mêmes
procédés au plan du contenu correspondant à la procédure qui dégage les
sèmes chez Pottier). Le « contenu positif », au contraire est décrit par
une hypothèse qui pose un invariant, le « noyau sémique », et des variables,
les « sèmes contextuels », capables de donner naissance à des effets de
sens. Les noyaux (le terme vient de Brondal) constituent des « figures »,
configurations de sèmes assez stables pour garantir l'unité du signe-type;
les sèmes contextuels liés à un noyau sont (= peuvent être traités comme)
des classèmes. Ce sont eux qui, répartis sur un énoncé ou un fragment
d'énoncé, garantissent son « isotopie ». La définition d'un « niveau sémio-
logique » correspondant à l'univers des figures nucléaires et opposé au
« niveau sémantique » analysable en contexte pose le problème du code
sémique de la langue avant toute réalisation; il rend compte de la
possibilité d'une onomasiologie.

Des relations entre signifiés aux méthodes sémantiques.

Les notions de synonymie et d'antonymie sont classiques, ce qui ne


veut pas dire qu'elles soient claires. La sémantique traditionnelle
envisage la synonymie comme une relation d'équivalence entre unités (le plus
souvent lexicales) interchangeables; cette relation, on l'a cent fois
remarquée, est dépendante du contexte : il n'y a pas de synonymes absolus,
dès que l'on fait intervenir les relations syntagmatiques et, en discours,
les « effets de sens », les « connotations », etc. En fait, la logique peut
rapporter la synonymie à une implication réciproque (logique proposi-
tionnelle) ou à une inclusion réciproque (logique des classes). L'antonymie,
par contre, confondue avec l'opposition, recouvre des relations
différentes : complémentarité des termes contradictoires (« opposition by cut »,
Ogden, 1932) et opposition graduelle des termes contraires (« opposition
by scale », id.). On donne parfois même comme antonymes des termes
relatifs, définissables l'un par rapport à l'autre (mari et femme ; acheter
et vendre...), et qu'on pourrait appeler converses. Certains (Lyons, 1968)
réservent antonymie à l'opposition graduelle; d'autres l'étendent aux deux
premiers types, à l'exclusion des autres relations ď « opposition », au

6. On rapprochera cette remarque de l'hypothèse formulée par Guiraud (1965) :


« Les significations que peut prendre un mot ne sont pas déterminées par les sèmes
dont il est marqué, mais par ceux qui lui font défaut » (p. 98).

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sens large (manifestées, par exemple, par les emplois dominants du
morphème anti-; Rey, 1968); d'autres enfin retendent en y analysant
plusieurs types de relations (Guilbert, 1964).
On voit que ces deux notions traditionnelles ne sont absolument pas
symétriques et s'analysent en types de relations plus fondamentaux,
étudiés par les logiciens (par ex. R. Rlanché, 1967) : inclusion, implication,
complémentarité, incompatibilité. La relation d'inclusion, par exemple, est
utilisable tant par la sémantique extensionnelle (la classe des referents
« roses » est incluse dans celle des referents « fleurs » : A cR) que par la
sémantique en compréhension ou intensionnelle (les éléments de contenu
du signe rose incluent ceux du signe fleur : Az> R). Au plan proposition-
nel, l'inclusion correspond à une implication unilatérale, dite stricte
(j'achète des roses implique j'achète des fleurs). Implication et inclusion
correspondent à l'existence ď « axes sémantiques » (Greimas, 1966) sur
lesquels se structure hiérarchiquement le lexique. On parle aussi d'hypo-
nymie (relation inclus-incluant) et â'hypéronymie (relation incluant-inclus),
termes commodes pour une éventuelle unification de la nomenclature.
Ces relations logiques fondamentales, réalisées dans la langue sans
régularité et d'une manière variable (on note souvent l'absence
d'antonyme : profond-1?, et d'hypéronyme : ( frère, sœur j ?) fondent les
catégories en quoi peut s'analyser le sémantisme.

L'analyse sémantique.
Le traitement des relations entre signes constitue la base de
l'analyse sémantique des valeurs, seule approche acceptable du phénomène
sens. Les termes d'analyse distributionnelle, sémique, componentielle 7
font référence aux procédures. On se reportera respectivement aux
travaux de Pottier et de Greimas, d'Apresjan, de Lounsbury (traductions
françaises in Langages, n° 1), de Mounin (par ex. 1965), etc. Ces méthodes
analytiques partent d'un ensemble de signes choisis d'après des critères
formels (échantillons de discours classés d'après des types morphologiques
et distributionnels, et/ou d'après des critères intuitifs portant sur les
classèmes, catégories et axes sémantiques (de toute façon, la langue n'est
accessible qu'à travers la compétence du locuteur). Elles vont du
signifiant au signifié, mais comportent aussi un aspect complémentaire, ono-
masiologique, puisque les caractères des signifiés interviennent dans la
sélection du corpus traité et dans la construction de la métalangue.
D'autres méthodes sont plus synthétiques. Elles présupposent la
démarche précédente et posent un certain nombre d'éléments du contenu
(classes, axes sémantiques, sèmes primitifs hypothétiques ou sèmes
différentiels observables) en les envisageant tels qu'ils sont réalisés en langue
(cf. le Begriff system) où tels qu'ils sont réalisables de manière à fonc-
7. Cette expression, empruntée à l'anglais, ne doit désigner que les analyses
portant sur des signes liés par des relations analogiques, du type A:B::C:D (exemple
classique : chien:chienne::chat:chalte::cheval:jument, etc.).

21
tionner de la façon la plus simple et la mieux univoque (métalangue
logique). On peut mentionner ici des travaux de psycholinguistique et de
sociolinguistique, où des catégories sémantiques et pragmatiques globales
sont repérées dans un énoncé (voir « La sociolinguistique », Langages, n° 11).
Quant à l'onomasiologie de tradition germanique, elle procède dialec-
tiquement, par analyse et synthèse, et constitue une démarche
fructueuse, tant pour l'analyse de systèmes particuliers (Baldinger, 1966)
que pour la position des problèmes théoriques (Heger, 1965, 1969 et ici
même ; Baldinger, 1964).

Sémantique et linguistique générative-transformationnelle.


Il est une autre façon de procéder par synthèse, qui est d'étudier les
règles de formation des phrases sur le plan du contenu, la syntaxe
sémantique. Indépendamment des travaux déjà évoqués (notamment Pottier,
1962), une théorie linguistique est consacrée à Г expli citation des règles
nécessaires pour rendre compte de la compétence linguistique humaine. Il
était naturel que cette conception génétique du métalangage 8, exposée et
illustrée par N. Chomsky et ses disciples (cf. N. Ruwet, 1967), ait une
action sur la théorie sémantique. La grammaire dite
générative-transformationnelle est globale : sa composante formelle (syntactique) est
fondamentale; sa composante phonologique s'applique à un niveau bien
déterminé et ultime. Restait à préciser la place d'une éventuelle composante
sémantique dans la théorie et la forme qu'elle devait revêtir. Un célèbre
article de J. J. Katz et J. Fodor (1963; adaptation française, 1966-1967)
répond à ce programme : on en trouvera l'analyse dans T. Todorov, 1966.
Katz et Fodor présentent une méthode dont l'essentiel est une syntaxe
sémantique formée de « règles de projection » rendant compte notamment
du caractère ambigu (plus d'une lecture), normal (une lecture) ou aséman-
tique (aucune lecture) des phrases grammaticales. Ces règles s'appliquent
aux éléments d'un « dictionnaire » où chaque signe lexical est doté d'un
« indicateur » (marker) grammatical catégoriel, d'indicateurs sémantiques
et de différenciateurs, déterminant des « restrictions sélectives » quant à
la combinatoire du signe en discours. Katz et Postal (1964) ont consacré
une étude à fixer la place de cette composante sémantique dans la
description totale : elle se situe, pensent-ils, avec la composante syntagmatique,
pré-transformationnelle (la « base »), et tous les éléments doivent en être
déterminés, avant qu'interviennent les transformations. Cette
hypothèse est d'ailleurs plus importante pour l'économie de la théorie choms-
kyenne (du moins telle qu'elle se présentait en 1964) que pour la théorie
sémantique en général (par ex., du fait de l'intervention de symboles
« postiches » représentant en profondeur les éléments de contenu non

8. En effet, il ne s'agit pas pour cette école de décrire la product ion des phrases
par le locuteur, comme on le croit souvent. Les règles de la grammaire chomskyenne
ne correspondent en aucune façon à la description d'un processus psychophysiologique :
elles proposent un modèle métalinguistique.

22
déterminés par la base de la grammaire, [cf. les sèmes nucléaires de
Greimas], considérés abstraitement avant l'insertion des unités du
lexique). L'effet de cette théorie est d'éliminer le recours proposé à un
deuxième type de règles sémantiques, de postuler l'unicité des règles de
la combinatoire sémantique face à la dualité admise de la description
formelle (règles de réécriture « syntagmatique » + transformations).
Rejetant les critiques d'U. Weinreich 9, J. J. Katz a été amené (1967)
à préciser et à élargir sa théorie. A travers des réactions assez aigres aux
critiques de Weinreich, ce travail remarquable a pour effet de montrer
l'étroite parenté entre les deux théories et leur rapprochement progressif,
comme le souligne Weinreich (1967) dans une brève réponse écrite peu
avant sa mort. Le système Katz-Fodor-Postal, que sa cohérence interne
et son souci d'explicitation caractérisent comme une véritable théorie
(ce ne semble pas être l'avis de B. Pottier, 1967), me paraît être surtout
une investigation de la syntaxe sémantique, écartant par nécessité
opératoire toute pragmatique et utilisant pour la sémantique stricto sensu un
ensemble d'hypothèses cohérentes et fonctionnelles, mais construites sur
des concepts métalinguistiques traditionnels. C'est dire que les critiques
formulées contre les postulats, les intentions et les faiblesses d'application
de la théorie ne valent pas contre un système qui a construit ses méthodes
et choisi ses hypothèses pour remplir un cadre déjà formulé avant que
d'atteindre un objet. C'est ce cadre théorique (la grammaire generative
transformationnelle) qu'il faudrait alors critiquer. Les règles de projection
sont loin de rendre compte de l'ensemble des phénomènes sémantiques
observables, et ceci d'autant moins que la théorie se donne pour
universelle (les exemples discutés peuvent toujours présenter un trait
spécifique à une langue ou un groupe de langues et ne pas supporter la
traduction). Plusieurs chercheurs, notamment J. C. Filhnore, J. Me Cawley
s'emploient à rendre compte des phénomènes inexpliqués par cette théorie.
La question que posent ces recherches, très proches de celles des logiciens
(ici même, 0. Ducrot) est de savoir si les modifications qu'elles réclament
pourront ou non s'intégrer à la linguistique générative-transformation-
nelle. Celle-ci n'a pas encore été appliquée directement à la sémantique
du français sous sa forme « orthodoxe 10», mais son influence y est déjà
sensible, parfois sous forme de réactions critiques.
En fait, si l'on admet que les grammaires génératives-transforma-
tionnelles représentent la théorie la plus générale et, à la fois, la plus
explicite du langage et des langues (ce que ne nient pas ceux-là mêmes
qui en contestent la forme actuelle), la place de la sémantique dans ces

9. Weinreich (1966) présentait les éléments moins cohérents d'une théorie plus
souple et, me semble-t-il, souvent plus pénétrante : l'essentiel en est sans doute la
prise en considération de figures sémiques hiérarchisées et organisées (voir Todorov,
1966, et D. Slatka, « Les problèmes du lexique... », in Langue française, n° 2, notamment
p. 98-102).
10. Sauf en ce qui concerne les implications sémantiques d'analyses formelles
(par ex. Langacker, 1966).

23
grammaires constitue une question cruciale pour la linguistique
d'aujourd'hui. La théorie de Katz-Postal, dans sa formulation de 1964, repose
sur l'hypothèse que « la description linguistique moins la grammaire égale
la sémantique », et l'on ne peut renverser cette proposition. La
sémantique est donc, dans cette théorie, un reste, pour ne pas dire un résidu,
qu'on ne peut traiter scientifiquement qu'après avoir achevé la
description formelle proprement dite, cœur de la grammaire. La « description
intégrée » de Katz et Postal, utilisant au maximum l'explicitation de la
grammaire formelle telle que l'entendait alors Chomsky, nécessite
l'élaboration d'une sémantique syntaxique entièrement soumise à la syntaxe
formelle. Il s'agit surtout d'une combinatoire intralinguistique, où les
« objets [items] lexicaux » ne sont considérés que comme éléments
contraignants dans la génération des suites syntagmatiques structurées formant
la partie prê-transformationnelle de la grammaire, la « base ». Les unités
signifiantes ne sont ici que le support et le lieu des « règles de
projection » qui fonctionnent syntactiquement. Ceci explique que les «
restrictions sélectives » qui déterminent la formation des phrases acceptables
puissent être conçues presque indifféremment comme syntactiques (par
Chomsky, dans Aspects of the Theory of Syntax, 1965) ou comme
sémantiques (par Katz et Fodor) : la sémantique est alors réduite à l'analyse
des relations syntagmatiques. On lui a reproché de s'appliquer à des
unités discutables (les « mots » polysémiques des dictionnaires
traditionnels), ou encore de ne procéder qu'à une analyse sommaire (cf. notamment
Weinreich, 1966-1967). Mais son véritable objet n'était pas le même que
celui des sémanticiens des autres écoles : la querelle véritable portait sur
la nature même d'une sémantique scientifique. Devait-elle être un outil,
volontairement simplifié, pour une description intégrée essentiellement
grammaticale et formelle, ou devait-elle s'attaquer à la nature du signe
linguistique, aux relations qu'il entretient avec le monde et avec les
sujets parlants?
Il est probable que si Chomsky avait voulu aborder de front toutes
les difficultés de la représentation sémantique, il n'aurait pas pu maîtriser
à ce point la description des structures formelles ni proposer un modèle
cohérent (unique) et explicité, plus qu'aucun autre, des systèmes
linguistiques. Mais l'explicitation même l'a contraint assez vite à faire des
concessions importantes à la sémantique stricto sensu — en tant qu'analyse
des relations entre les signes et leur fonction extra-linguistique. Je pense
en particulier à sa théorie des « indices référentiels », qu'il conçoit comme
des instruments de la description syntaxiques, mais qui introduisent bel
et bien le « monde » dans la grammaire. Par exemple, si l'on considère
que la structure sous-jacente à la phrase pronominalisée : Jean s'est vengé
est de la forme : Jean a vengé Jean, il faut encore que Jean (1) et Jean (2)
réfèrent au même individu pour que la transformation pronominale puisse
s'appliquer. Cette prise en considération de la référence peut être limitée
à la simple introduction d'indices formels, purement syntactiques. Mais

24
alors, l'examen des données linguistiques concernant la référence (pronoms,
temps verbaux, etc.) conduit à compliquer le modèle d'une manière
insupportable.
L'abondante littérature consacrée depuis quelques années aux États-
Unis aux problèmes de la référence, aux présuppositions, aux « restrictions
sélectives », conduit à introduire dans la description linguistique, aux
dépens de l'impérialisme syntactique, des modèles sémantiques
(sémantique extensionnelle pour la référence, sémantique intensionnelle pour les
restrictions sélectives) conçus comme très proches des modèles logiques
(respectivement : logique des prédicats et logique des classes). Par exemple,
J. Me Cawley fait remarquer que les traits pertinents qui caractérisent
sémantiquement un substantif ne constituent pas seulement en discours
la cible d'une visée référentielle {cet imbécile référant aux traits /être
humain/ + /inintelligent/..., et les appliquant abstraitement à l'individu
auquel le démonstratif réfère). Ces traits pertinents sont les éléments d'une
prédication : il existe un (sujet) x tel que les traits /être humain / +
/inintelligent/, etc., s'appliquent à cet x.
Dans la théorie chomskyenne de 1965, comme chez Katz et Postal,
la grammaire contient un système de règles d'interprétation sémantique
qui ne s'appliquent qu'aux structures profondes (structures abstraites qui
résultent des règles formelles de réécriture), après insertion des « objets »
lexicaux, ceux-ci apportant leurs traits grammaticaux (fonctionnels) et
non fonctionnels, ces derniers seuls étant qualifiés de sémantiques. Comme
l'écrivait récemment Chomsky, « il est naturel (bien qu'[...] en partie
correct seulement) de supposer que l'interprétation sémantique d'une
phrase est déterminée par le contenu sémantique intrinsèque des unités
lexicales et par la manière dont elles sont coreliées (related) au niveau
de la structure profonde » (Deep structure, surface structure and semantic
interpretation). Ces structures sémantiquement interprétées subissent
ensuite les diverses transformations qui conduisent aux structures
superficielles (dont on dégage, par la représentation phonologique, les énoncés
observables) : aucune insertion lexicale, aucun trait sémantique nouveau
n'intervient à ce stade des transformations. Mais il faut souligner que
l'ordre suivi : structure profonde syntactique -> insertions lexicales ->
interprétation sémantique -> transformations -> représentation
phonologique, ne présuppose aucune hiérarchie temporelle ou logique dans le
phénomène à décrire, dans le système de la langue. Aussi bien, les critiques
récentes adressées à cette théorie, au lieu de la détruire (ce qui serait
inévitable si elle prétendait décrire une réalité psycholinguistique ou
métaphysique) ne font que modifier son économie méthodologique.
Après Fillmore, Me Cawley et d'autres, Chomsky admet aujourd'hui la
possibilité d'une interprétation sémantique à plusieurs « niveaux » de sa
grammaire. Il propose même, par des remarques sur le rôle de l'intonation
dans la représentation sémantique, un nouveau point d'application à cette
représentation : la phonologie (au sens très large où il entend ce mot).

25
On pourrait peut-être schématiser ainsi la place de la sémantique dans
une grammaire générative-transformationnelle : ((base +
transformations + phonologie) + sémantique), en négligeant les relations de la
phonologie avec les autres éléments de la théorie.
D'autres linguistes, notamment G. Lakoff et J. R. Ross, vont plus
loin en supposant que la notion « classique » de structure profonde n'est
pas nécessaire (sous sa forme grammaticale, formelle). Ils proposent de
la remplacer par une représentation sémantique analogue au calcul logique
des prédicats, les structures sémantiques correspondant à des propositions,
les verbes à des fonctions, les syntagmes nominaux à des arguments. Pour
citer ces auteurs : « Ainsi, la théorie de la langue fournit (d'une certaine
façon) l'ensemble universel des règles et des restrictions [...] qui engendre
l'ensemble correct des concepts [...] et chaque grammaire consiste en un
ensemble de transformations qui conduit de chaque concept (d'une
certaine façon) au vaste ensemble des structures superficielles qui peuvent
être utilisées pour exprimer ce concept » (Lakofî et Ross, Is deep structure
necessary?). On le voit, et les auteurs le soulignent eux-mêmes en ironisant
sur cette « certaine façon », ce projet de « sémantique generative », fille
bâtarde de la grammaire chomskyenne et de la logique des prédicats,
est encore assez vague. Mais, par des recherches suggestives sur les
phénomènes de la référence, elle redonne au concept de sémantique sa pleine
valeur, en ajoutant à la syntaxe (sémantique) des considérations
proprement sémantiques (stricto sensu) et même pragmatiques. Par exemple, en
supposant un niveau profond où chaque structure correspondant à une
phrase réalisée est enchâssée dans une structure qui correspondrait à une
phrase du type : je vous informe que, je vous dis que..., etc., Ross intègre
à la représentation sémantique de tout énoncé a) le locuteur — pronom
sujet — , b) l'allocutaire — pronom complément — et c) le procès d'énon-
ciation, sous l'espèce d'un verbe du type logique particulier appelé
« performatif » (ex. dire, informer, ordonner, défendre, demander). L'intérêt
de cette intégration, bien connue des logiciens, des théoriciens de
l'information et des linguistes X1, est de se faire à l'intérieur d'un modèle de
description globale. Son danger pour le modèle est le risque d'éclatement.
Son avantage évident est de rapprocher la linguistique transformationnelle
de la sémantique « européenne » et toutes les sémantiques de la logique.
Cette évolution semble favorable à la constitution d'une sémantique
unifiée, où les simplifications opératoires de la logique (gage de précision
et de vérifmbilité) seraient mises en relation avec la langue et ses
produits (i. e. avec les structures superficielles) par l'intermédiaire des
structures profondes, cette relation étant explicitée mieux qu'elle ne l'a
jamais été avec les travaux de Chomsky.
Ceci dit, la sémantique post-saussurienne, telle que la pratiquent les
linguistes européens, possède une richesse de distinctions et une variété

11. Voir par exemple J. Dubois, « Énoncé et énonciation », Langages, 13.

26
d'approches qui ne doivent en aucun cas être sacrifiées à la cohérence
interne d'une théorie, aussi élaborée soit-elle.
En particulier, l'état présent de la recherche « en français » est
relativement satisfaisant, dans la mesure où les théories générales, sans
cesse raffinées, sont à la fois éprouvées et soutenues par de nombreux
travaux appliqués. Ceux des lexicologues, se sont multipliés 12 : s'y
ajoutent des réflexions récentes sur la sémantique du discours et ses
implications, dont on a voulu donner ici quelques exemples typiques.

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