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LA CONSTRUCTION MÉTAPHYSIQUE
COMME MODÉLISATION : ÉTUDE DE LA PRÉFACE DES
PREMIERS PRINCIPES MÉTAPHYSIQUES DE LA SCIENCE
DE LA NATURE DE KANT
S’il est un texte du corpus kantien qui pose dans toute son ampleur le
problème de l’articulation entre physique et métaphysique, c’est bien les
Premiers principes métaphysiques de la science de la nature 1. Cet ouvrage
publié en 1785 entre les deux éditions de la Critique de la raison pure est
remarquable par sa position de charnière dans ce que l’on pourrait appeler
avec quelque indulgence la « physique kantienne ». Pointe ultime du mou-
vement général de réappropriation métaphysique de la physique newto-
nienne amorcé dès les premiers écrits scientifiques de Kant 2, il précipite
d’autre part le philosophe de Königsberg dans un jeu dialectique qui
l’animera jusqu’à l’Opus postumum 3. Le singulier rapport entre physique et
métaphysique qui s’y manifeste a suscité des commentaires aussi divers que
contradictoires au fil de l’histoire de l’exégèse kantienne. On peut illustrer
la complexité de cette réception en considérant que le texte a été revendiqué
4. Voir le célèbre jugement de Hegel sur les Premiers Principes dans ses Leçons sur
l’histoire de la philosophie : G. W. F. Hegel, Sämtliche Werke, ed. H. Glockner, t. 19, Stuttgart/
Bad-Cannstatt, Frommann, 1965, p. 587. Il faudrait en outre considérer l’héritage kantien
de la Naturphilosophie schellingienne, d’ailleurs clairement reconnue par Hegel dans le texte
cité (ibid., p. 588).
5. Pour un traitement systématique de l’interprétation natorpienne du texte, voir
Lothar Schäfer, Kants Metaphysik der Natur, Berlin, De Gruyter, 1966, p. 151-191.
6. Ak. A. IV 472.
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Gibelin, De Gandt, Andler et Chavannes 13). Peter Plaaß observe que cette
analyse ne peut être interprétée ni comme une analyse empirique (i.e.
l’analyse d’un concept empirique), ni comme une analyse logique, ce qui
la condamne à un statut étrange 14.
Ce ne peut être une analyse logique au sens de la métaphysique tradi-
tionnelle dans la mesure où cette analyse doit être complète. Si la philoso-
phie transcendantale nous apprend que toute philosophie a un caractère
discursif 15, une conséquence en est qu’aucune analyse formelle de concept
ne peut être complète en un sens fort, puisqu’on ne peut alors définir un
concept que par un autre concept, et ce ad infinitum. La suite du texte
montre en outre que cette « décomposition » met en œuvre les catégories 16,
ce qui écarte une interprétation logique en terme de simple analyse. De
manière générale, la détermination de la matière opérée à plusieurs endroits
de la Critique nous préparait à une telle aporie, en particulier sa définition
comme corrélat de la sensation, puis comme substantia phaenomenon, qui
consacrait le caractère fonctionnel de la nature 17. En effet, dire que la
matière est fonctionnelle revient à rompre avec le substantialisme, en faisant
de la matière une simple relation. Kant insiste dans son dialogue avec
Leibniz (et notamment dans l’appendice sur les amphibolies 18) sur ce motif
majeur : on ne peut pas connaître la matière en tant que telle, mais seule-
ment ses effets, qui prennent la forme de relations. En soi, la notion de
matière est donc vide, et l’on a peu à attendre d’une analyse simplement
logique de ce concept.
Reste alors la possibilité de considérer cette décomposition comme une
analyse empirique (i.e. une analyse du concept empirique de nature). Cette
13. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, trad. fr. J. Gibelin,
Paris, Vrin, 1952, p. 13, Kant Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 1984, trad. fr. F. De Gandt,
p. 369 et Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, trad. fr. C. Andler,
E. Chavannes, Paris, Alcan, 1891, p. 7. La traduction proposée par A. Pelletier (« décomposi-
tion », p. 66) a pour avantage de ne pas précipiter l’assimilation à la démarche logique et
ainsi faire entendre le problème classique des doublets allemand et latin chez Kant.
14. Voir sur ce point Peter Plaaß, Kants Theorie der Naturwissenschaft. Eine Untersu-
chung zur Vorrede von Kants „Metaphysischen Anfangsgründen der Naturwissenschaft“, Göttin-
gen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1965, en particulier p. 77-78.
15. Ce caractère discursif s’énonce principalement à travers la comparaison aux mathé-
matiques dans la « discipline de la raison pure » : CRP B 740/A 712– B 766/ A 738.
16. Ak. A. IV 474-476.
17. CRP B 333/A 277 : « Die Materie ist substantia phaenomenon. Was ihr innerlich
zukomme, suche ich in allen Teilen des Raumes, den sie einnimmt, und in allen Wirkungen,
die sie ausübt, und die freilich nur immer Erscheinungen äußerer Sinne sein können ».
18. Dans la deuxième exposition des concepts de la réflexion appliquée au système
leibnizen, à propos du concept de matière : CRP B 333/ A 277– B 335/ A 279. Il me
semble qu’il ne faut pas séparer trop nettement le concept empirique de matière du concept
de la réflexion, comme c’est parfois le cas pour commenter la préface des Premiers prin-
cipes (voir une critique similaire de P. Plaaß, Kants Theorie der Naturwissenschaft, op. cit.,
p. 94) : le fonctionnement logique particulier du concept empirique de matière trouve sa
source dans l’amphibolie qui menace la matière en tant que concept de la réflexion. Ce
point mériterait plus d’attention qu’on ne peut lui consacrer ici.
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19. Voir P. Plaaß, Kants Theorie der Naturwissenschaft, op. cit., p. 85-88.
20. Ibid., p. 77 (nous traduisons).
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C’est pourquoi j’ai jugé qu’il était nécessaire, en ce qui concerne la partie pure
de la science de la nature (physica generalis) où les constructions métaphysiques et
mathématiques ont l’habitude d’être mélangées, de présenter en un système les
premières [sc. les constructions métaphysiques, A. Pelletier] ainsi que les principes
de la construction de ces concepts, c’est-à-dire les principes de la possibilité d’une
doctrine mathématique de la nature 21.
21. Ak. A. IV 473 (tr. A. Pelletier p. 68) : « Um deswillen habe ich für nötig gehalten,
von dem einen Teil der Naturwissenschaft (physica generalis), wo metaphysische und mathe-
matische Konstruktionen durch einander zu lauten pflegen, die erstere, und mit ihnen
zugleich die Prinzipien der Konstruktion dieser Begriffe, also der Möglichkeit einer mathe-
matischen Naturlehre selbst, in einem System darzustellen ».
22. Voir par exemple K. Pollok, Kants „Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissen-
schaft“, op. cit., p. 112-113. Voir outre les positions discutées ici : P. Kerszberg, Kant et la
nature, op. cit., p. 49-50.
23. Ak. A. II 276-283 (Untersuchung über die Deutlichkeit der Grundsätze der natürli-
chen Theologie und der Moral). La « Première considération » du traité procède à une compa-
raison des méthodes respectives des deux disciplines.
24. Voir le célèbre passage de la doctrine de la méthode, CRP B 742/A 713 : « Die
philosophische Erkenntnis ist die Vernunfterkenntnis aus Begriffen, die mathematische aus
der Konstruktion der Begriffe ».
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Um deswillen habe ich für nötig gehalten, von dem einen Teil der Naturwis-
senschaft (physica generalis), wo metaphysische Begriffe und mathematische Kons-
truktionen durch einander zu lauten pflegen, die ersteren, und mit ihnen zugleich
die Prinzipien der Konstruktion dieser Begriffe, also der Möglichkeit einer mathe-
matischen Naturlehre selbst, in einem System darzustellen.
Même si cette correction est élégante, elle ne règle pas de manière uni-
voque le problème de l’attribution de « dieser Begriffe », contrairement à
ce qu’affirme Gloy 28. D’autre part, s’il est indéniable que la phrase initiale
est corrompue, la proposition de Hoppe fait disparaître un concept, qui,
même en admettant qu’il est l’effet d’un accident textuel, ne contribue pas
moins à qualifier de manière heureuse le paradoxe de la situation de la
métaphysique de la nature. En effet, à moins d’adopter une lecture radicale-
ment empiriste comme le fait d’ailleurs Hoppe, on ne gagne pas grand-
chose à évacuer cette expression, puisqu’il faudra de toute façon se résoudre
à l’identifier avec la « décomposition » précédente 29, elle-même paradoxale
en site kantien. La correction de Hoppe nous priverait ainsi d’une nuance
qui consonne heureusement la tâche que nous prêterons à la métaphysique
de la nature dans notre interprétation : celle de construire un modèle.
25. Cette substitution est opérée dans toutes les traductions françaises du texte.
26. H. Hoppe, Kants Theorie der Physik, op. cit., p. 57.
27. Karen Gloy, Die Kantische Theorie der Naturwissenschaft: eine Strukturanalyse ihrer
Möglichkeit, ihres Umfangs und ihrer Grenzen, Berlin/New York, De Gruyter, 1976, p. 8.
28. Idem. C’est en outre un problème auquel sont particulièrement confrontés les
traducteurs, et qui explique par exemple le recours d’Arnaud Pelletier et de Jean Gibelin à
une traduction qui conserve toute l’indétermination du texte allemand.
29. Ce point, implicite dans les deux travaux qui prennent le plus à cœur cette
construction métaphysique (Schäfer et Plaaß), est explicité par les traducteurs et commenta-
teurs du travail de Plaaß en anglais : Peter Plaaß, Kant’s theory of natural science, trad.
anglaise Alfred E., Maria G. Miller, Dordrecht/Boston/Londres, Springer, 1994, p. 65.
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Voici ce que nous avons : d’une part tout phénomène dans le sens externe doit
contenir une détermination spatiale et temporelle comme composantes, et un objet
des sens externes doit déterminer, en tant que phénomène, une liaison de ces deux
aspects. D’autre part, c’est précisément le concept empirique du mouvement qui
réunit les deux aspects (A 41, B 58) et qui contient donc précisément cette liaison.
Par conséquent, il suit de là : la détermination fondamentale […] 42 .
certes être ici plutôt qu’ailleurs, ou pouvoir être ailleurs à un autre moment,
mais l’examen des deux formes de l’intuition ne préjuge en rien du mode
de synthèse de l’espace qui sépare les différents points spatio-temporels, et
déduire la mobilité de la simple forme de la singularité revient à faire des
présuppositions topologiques qui ne s’imposent pas nécessairement dans
l’esthétique transcendantale. Il faudrait par exemple garantir qu’il n’y ait
pas de trou entre deux points, et qu’une telle synthèse est toujours possible.
Si l’on voit bien que la singularité caractérisée dans le temps et l’espace
n’est pas sans lien avec la possibilité du mouvement, il y a un écart lourd
de conséquences métaphysiques entre la forme de la singularité et le mouve-
ment. Avoir la forme d’un ici et maintenant ne revient pas immédiatement
à être doté de mobilité.
En conclusion, interpréter la nécessité énoncée comme un fait d’obser-
vation empirique retire au texte de Kant toute valeur métaphysique, mais
tenter de la lire comme nécessité logique stricte force la doctrine transcen-
dantale. Il faudra donc revenir sur le statut exact de cette nécessité.
Les trois motifs étudiés nous renvoient systématiquement à un registre
amphibolique et au mélange des catégories traditionnelles de la philosophie
critique : au brouillage du couple de concepts méthodologiques analyse/
synthèse (« Zergliederung ») de la matière, à celui de l’opposition cardinale
analyse/construction (« metaphysische Konstruktion »), enfin à celui du
doublet critique a priori/ a posteriori, que le modèle du mouvement, sorte
de concept empirique a priori semble remettre en cause 48.
Reste donc à identifier précisément le foyer de l’amphibolie qui enve-
loppe le texte. La déception de l’interprétation empiriste et les échecs de
l’interprétation transcendantaliste suggère d’examiner plus précisément le
rapport entre le registre transcendantal de constitution de l’objet en général
et le registre d’une construction métaphysique de la matière en général.
Nous faisons le pari exégétique que le régime amphibolique de la métaphy-
sique de la nature des Premiers principes est l’expression de son statut
logique particulier plutôt que d’une négligence ou d’une insuffisance dans
l’analyse kantienne. Indiquons brièvement le principe de l’interprétation
de cette instabilité que nous allons à présent déployer. La nécessité d’une
construction de la matière doit être lue comme une conséquence directe
du fonctionnement de la constitution de l’objectivité dans la première Cri-
tique. Parce que celle-ci repose sur une mise entre parenthèses de l’existence
en se fondant sur l’expérience possible (et non réelle), elle nécessite d’une
part 1) son attestation, ou du moins l’attestation de sa réalité objective dans
49. Erich Adickes, Kant als Naturforscher, t. I, Berlin, De Gruyter, 1924, p. 262.
50. August Stadler, Kants Theorie der Materie, Leipzig, S. Hirzel, 1883, p. 18.
51. P. Plaaß, Kants Theorie der Naturwissenschaft, op. cit., p. 73-74. Cette critique fait
à présent l’objet d’un large consensus. C’est d’ailleurs sur une observation analogue, celle
d’un rapport ambigu et non trivial entre système des principes et Premiers principes qui
fonde la démarche d’un autre ouvrage classique sur le texte de Kant : J. Vuillemin, Physique
et Métaphysique kantiennes, op. cit. Vuillemin décèle dans ce rapport une sorte de phénomé-
nologie des concepts kantiens (op. cit., p. 39) dont le rapport de discordance-concordance
entre les deux systèmes principiels est l’indice (idem). Cette partie de la présente contribution
vise donc à déployer le problème systémique de la spécification catégorielle (déjà aperçu par
Vuillemin : ibid., p. 40) comme moteur de cette « phénoménologie », sans inverser pour
autant le rapport entre table des catégories et système des principes comme le suggère Vuille-
min en suivant les néo-kantiens.
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52. CRP B 171/A 132 : « So ist Urteilskraft das Vermögen unter Regeln zu subsu-
miern, d.i. zu unterscheiden, ob etwas unter einer gegebenen Regel (casus datae legis) stehe,
oder nicht. »
53. CRP B 172/A 133.
54. CRP B 176/A 137. Cette substitution n’est donc que le revers méthodologique du
hiatus transcendantal.
55. Pour un usage kantien de ce terme en contexte logique et transcendantal, voir par
exemple la formulation d’une loi de la spécification en CRP B 684/A 656 ou encore la
définition du terme dans la première Introduction à la Critique de la faculté de juger : Ak.
A. XX 214-215.
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56. Baumanns évoque l’idée d’un Restproblem uniquement pour la transition de l’analy-
tique vers la dialectique (P. Baumanns, Kants Theorie der Erkenntnis, op. cit., p. 707-712, et
en particulier p. 711. Il découle néanmoins implicitement de ses remarques sur les Premiers
principes (ibid., p. 782-787) qu’il s’agit d’un problème bien plus large, caractéristique du
fonctionnement particulier d’une logique transcendantale.
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57. Ak. A. IV 467, Anm. : « Wesen ist das erste, innere Princip alles dessen, was zur
Möglichkeit eines Dinges gehört. Daher kann man den geometrischen Figuren (da in ihrem
Begriffe nichts, was ein Dasein ausdrückte, gedacht wird) nur ein Wesen, nicht aber eine
Natur beilegen ».
58. Comme le suggère le passage CRP B 673/ A 645, bien remarqué par Baumanns
(P. Baumanns, Kants Theorie der Erkenntnis, op. cit., p. 707).
59. Pour une interprétation systématique de ce trait du système kantien, il faut se
reporter au recueil classique de Vuillemin : Jules Vuillemin, L’Intuitionisme kantien, Paris,
Vrin, 1994.
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60. Voir la célèbre affirmation de Kant qui entérine le tournant mathématique des
sciences de la nature en Ak. A. IV 470 : « J’affirme cependant que dans toute doctrine
spéciale de la nature, il ne peut se trouver plus de science proprement dite qu’il ne se
trouve de mathématique en elle » (trad. A. Pelletier p. 62). Or, comme nous allons le voir,
contrairement à la spécification de la matière en mouvement local, ce tournant mathéma-
tique est bien une conséquence nécessaire de la philosophie transcendantale.
61. Nous renonçons à exposer ici le rapport entre la spécification des catégories sché-
matisées en vue de l’élaboration d’un système de loi (dialectique transcendantale) et le
problème de la spécification des Premiers principes. Pierre Kerszberg est très attentif à l’articu-
lation entre dialectique et Premiers principes : voir notamment P. Kerszberg, Kant et la nature,
op. cit., p. 227-230.
62. Pour l’exclusion de la psychologie : Ak. A. IV 471, pour la remarque en fin de
préface : Ak. A. IV 478. Michael Friedman est attentif à ce parallèle dans son commentaire :
Michael Friedman, Kant’s construction of Nature, Cambridge, Cambridge University Press,
2013, p. 8.
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63. C’est la raison pour laquelle il nous semble préférable d’opter pour une traduction
littérale qui conserve une certaine ambiguïté, en n’exprimant pas uniquement une nécessité
stricte au passé, mais éventuellement une forme atténuée de nécessité acquérant une tonalité
presque narrative. C’est le choix de Gibelin (op. cit., p. 20), Andler et Chavannes (op. cit.,
p. 11) qui traduisent : « la détermination fondamentale […] devait [nous soulignons] être
le mouvement ».
64. Voir P. Kerszberg, Kant et la nature, op. cit., en particulier p. 77-138.
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pour les distinguer des simples Schwärmereien des visionnaires. Seule cette
spécification des catégories permet de garantir une réalité objective à celles-
ci qui sont vides en elles-mêmes, sans objet, ni signification, et préserve
ainsi le système transcendantal des dérives idéalistes dont certains l’accusent.
Pour Kant, pas de métaphysique sans physique (mathématique !). Cette décou-
verte a une riche postérité philosophique : dans les tentatives répétées de
l’Opus postumum pour achever la spécification, dans une lecture en partie
positiviste de certains néo-kantiens (qui identifient épistémologie et méta-
physique en forçant cette interdépendance), ou encore chez Schelling, dans
l’idée d’une Naturphilosophie qui serait l’envers de la philosophie transcen-
dantale 65. Elle nous invite en outre à reconsidérer l’analyse du mouvement
menée plus haut.
« Théorie de la modélisation », in J.-R. Seba, G. Lejeune (dir.), Hegel : une pensée de l’objecti-
vité, Paris, Kimé, 2017, p. 147-166.
69. On remarquera néanmoins que cette définition provisoire est proche de certaines
tentatives modernes de définition du concept, comme celle de Marvin Minsky : « Pour un
observateur B, un objet A* est un modèle d’un objet A dans la mesure où B peut utiliser
A* pour répondre à des questions qui l’intéressent au sujet de A », traduite et citée par
Franck Varenne, Théorie, réalité, modèle, Paris, Editions matériologiques, 2013, p. 134.
70. « La matière est ce qui est mobile dans l’espace », trad. A. Pelletier p. 79 (définition
1 de la Phoronomie), Ak. A. IV 480 : « Materie ist das Bewegliche im Raume ».
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définir non la réalité telle qu’elle est, mais seulement un modèle de celle-
ci, à travers lequel les principes peuvent en fin de compte être appliqués de
manière systématique à une réalité multiforme. Pour Kant, pas de physique
sans métaphysique. Toute physique mathématique crée sa propre métaphy-
sique, car il faut appliquer les opérations mathématiques à un objet, et cet
objet ne saurait être l’objet empirique lui-même. Or cet objet d’application
des mathématiques n’est lui-même pas un objet mathématique, mais un
concept qui fonctionne de manière bien particulière, comme un modèle.
Une physique produit toujours de facto une métaphysique implicite, induite
par les concepts dont elle use dans son modèle. Celle-ci est le reflet du jeu
des concepts métaphysiques sur lesquels repose sa mathématisation. Kant
dévoile donc la métaphysique qui permet de décrire l’horizon ontologique
des procédures scientifiques contemporaines, et il fait ce à quoi Newton a
toujours rechigné en posant dogmatiquement l’idée d’un espace absolu 75.
Nous avons déjà décrit plus haut la solution de la dernière amphibolie,
celle qui affecte la nécessité caractérisant la construction du mouvement.
Ajoutons simplement que le modèle est a priori parce qu’il résulte d’une
construction hors de l’expérience, et qui précède en un sens l’expérimenta-
tion. Il est a priori parce que bien qu’il soit un concept empirique, il doit
être construit avant l’explication pour que celle-ci puisse faire valoir la
réalité objective des catégories a posteriori.
La découverte de Kant, qui, de prime abord, ne semble pas révolution-
naire, est que le discours sur les objets empiriques est nécessairement un
discours modélisant. La pointe épistémologique et surtout métaphysique de
cette découverte ne subsiste que si on entend la nécessité du recours au
modèle. Ce dernier n’apparaît pas comme simple outil à disposition de la
science de la nature : il en est la structure nécessaire. Si cette thèse ne nous
surprend pas vraiment, nous autres modernes, elle est inédite du temps de
Kant, en tout cas dans cette ampleur et dans cette univocité. Et l’étrangeté
de la thèse est d’autant plus frappante si l’on considère que cette référence
à la nature est nécessaire à la pérennité du système transcendantal entier :
la philosophie recherche l’attestation du sens de ses catégories dans un dis-
cours sur la nature qui pourtant est condamné à ne pouvoir s’y référer
directement. Cette corrélation inédite entre une métaphysique qui ne peut
se passer d’attestation physique, et une physique qui ne peut se construire
sans discours métaphysique est constitutive de la philosophie critique. Elle
sert pour longtemps de catalyseur à des formes très différentes de discours
sur la nature, tout en étant l’indice d’une aliénation radicale du rapport à
75. Perspective que l’on retrouve dans l’heureuse formulation de la tâche de l’exégèse
des Premiers principes selon Kerszberg : « En quoi la relativisation de l’absolu (Kant) permet-
elle de comprendre l’absolutisation du relatif (Newton) ? », P. Kerszberg, Kant et la nature,
op. cit., p. 92.
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76. Selon l’expression de l’auteur de l’« älteste Systemprogramm » : « Ich möchte unsrer
langsamen an Experimenten mühsam schreitenden – Physik, einmal wieder Flügel geben »
(R. Bubner (ed.), Das Älteste Systemprogramm. Studien zur Frühgeschichte des deutschen Idea-
lismus, Hegel Studien Beiheft 9, 1982, p. 263).