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LA CONSTRUCTION MÉTAPHYSIQUE
COMME MODÉLISATION : ÉTUDE DE LA PRÉFACE DES
PREMIERS PRINCIPES MÉTAPHYSIQUES DE LA SCIENCE
DE LA NATURE DE KANT

S’il est un texte du corpus kantien qui pose dans toute son ampleur le
problème de l’articulation entre physique et métaphysique, c’est bien les
Premiers principes métaphysiques de la science de la nature 1. Cet ouvrage
publié en 1785 entre les deux éditions de la Critique de la raison pure est
remarquable par sa position de charnière dans ce que l’on pourrait appeler
avec quelque indulgence la « physique kantienne ». Pointe ultime du mou-
vement général de réappropriation métaphysique de la physique newto-
nienne amorcé dès les premiers écrits scientifiques de Kant 2, il précipite
d’autre part le philosophe de Königsberg dans un jeu dialectique qui
l’animera jusqu’à l’Opus postumum 3. Le singulier rapport entre physique et
métaphysique qui s’y manifeste a suscité des commentaires aussi divers que
contradictoires au fil de l’histoire de l’exégèse kantienne. On peut illustrer
la complexité de cette réception en considérant que le texte a été revendiqué

1. Kant, Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft, Ak. A. IV 465-565. Par


commodité, ce texte est appelé Premiers principes dans le cadre de cette contribution, ce qui
n’exprime en aucune façon un rejet des arguments probants d’Arnaud Pelletier sur la traduc-
tion du titre (Kant, Principes métaphysiques de la science de la nature, trad. fr. A. Pelletier,
Paris, Vrin, 2017, p. 25-31).
2. En particulier dans l’Histoire générale de la nature et théorie du ciel de 1755, Ak. A.
I 215-368. Dans ces premiers écrits physiques, l’accent est en effet placé sur la méthodologie
des sciences physiques.
3. La question de la réforme des premiers principes par l’adjonction de la chaleur et
de la théorie de l’éther a beaucoup occupé les études kantiennes. Voir sur ce point la dernière
partie l’ouvrage de Hoppe (Hansgeorg Hoppe, Kants Theorie der Physik. Eine Untersuchung
über das „Opus Postumum“ von Kant, Francfort, Klostermann, 1969, p. 69-141) les ouvrages
classiques de Tuschling (Burkhard Tuschling, Metaphysische und transzendentale Dynamik in
Kants Opus Postumum, Berlin/New York, De Gruyter, 1971, en part. p. 34-68) et Matthieu
(Vittorio Matthieu, L’Opus postumum di Kant, Naples, Bibliopolis, 1991 en particulier
p. 55-61). Voir enfin les différentes contributions du volume édité par Siegfried Blasche,
alii (ed.) : Übergang. Untersuchungen zum Spätwerk Immanuel Kants, Francfort, Kloster-
mann, 1991.
Les Études philosophiques, no 4/2019, p. 513-539
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514 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

autant par les défenseurs d’une « Naturphilosophie » ouvertement antinew-


tonienne 4 que par les néokantiens, partisans d’un retour à un kantisme
interprété de part en part comme théorie des sciences de la nature, qui
mettent au contraire en avant son rapport manifeste et positif au newto-
nianisme 5.
Les Premiers principes manifestent en effet un rapport d’interdépendance
inédit entre physique et métaphysique. Contrairement à ce que l’articula-
tion entre métaphysique générale et métaphysique spéciale pourrait suggé-
rer, on ne peut entendre le rapport entre philosophie critique et
métaphysique de la nature (et ce faisant, science de la nature) comme un
rapport d’application thématique de principes et de concepts. L’architecto-
nique du système critique génère un mode d’articulation singulier : s’il
s’avère que la science mathématisée de la physique requiert toujours selon
Kant des fondements métaphysiques 6, la métaphysique requiert de son
côté une attestation empirique de sa réalité objective que seule une science
effectivement déployée peut produire. Le rapport entre physique et méta-
physique peut alors être conçu comme un exemple paradigmatique de la
dynamique de la spécification constitutive du nouveau type de systématicité
à l’œuvre dans la philosophie critique.
Mais la modalité particulière de cette articulation systémique est
d’abord éclipsée par l’apparent mélange des genres transcendantal et empi-
rique qu’elle occasionne et l’ensemble du traité est comme nimbé d’un
registre amphibolique qui en fait la difficulté. À l’examen, il semble pour-
tant caractéristique d’une pratique scientifique précise, celle de la modélisa-
tion mathématique, élément méthodique central de la physique classique.
La difficulté du texte de Kant procède en partie du fait qu’il décrit cette
situation sans avoir recours explicitement au concept de modèle tel qu’il est
développé dans l’épistémologie traditionnelle des sciences expérimentales.
L’analyse des modalités de la spécification catégorielle permet néanmoins
de déduire la nécessité d’un recours à la modélisation, à défaut de permettre
de déduire la forme particulière du modèle développé par Kant dans le
corps du texte. Ce brouillage apparent du rapport entre transcendantal et
empirique se dévoile alors comme une description particulièrement perspi-
cace des conséquences philosophiques de l’acte même de modéliser la
nature.
L’analyse de l’hésitation entre les registres transcendantal et empirique
de la préface menée dans un premier temps nous amènera dans un

4. Voir le célèbre jugement de Hegel sur les Premiers Principes dans ses Leçons sur
l’histoire de la philosophie : G. W. F. Hegel, Sämtliche Werke, ed. H. Glockner, t. 19, Stuttgart/
Bad-Cannstatt, Frommann, 1965, p. 587. Il faudrait en outre considérer l’héritage kantien
de la Naturphilosophie schellingienne, d’ailleurs clairement reconnue par Hegel dans le texte
cité (ibid., p. 588).
5. Pour un traitement systématique de l’interprétation natorpienne du texte, voir
Lothar Schäfer, Kants Metaphysik der Natur, Berlin, De Gruyter, 1966, p. 151-191.
6. Ak. A. IV 472.
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La construction métaphysique comme modélisation 515

deuxième temps à reposer la question du statut de l’articulation entre la


métaphysique de la nature et la métaphysique générale. Cette articulation
ne doit s’entendre ni comme une application mécanique des principes et
catégories de la philosophie transcendantale, ni comme une tentative arbi-
traire pour accommoder la physique newtonienne à la table des catégories,
mais comme une spécification dont la modalité (modélisante) est héritée
des particularités systémiques du registre critique. L’apparente instabilité de
cette articulation sera enfin référée à la situation inédite de la modélisation
(mathématique) qui triomphe définitivement en sciences naturelles avec
l’émergence du paradigme newtonien. Les Premiers Principes se donnent à
lire comme l’envers métaphysique de la modélisation physique en mathé-
matique et montrent la métaphysique implicite corrélative à une telle
modélisation physique.

I. Métaphysique générale et métaphysique particulière

Pour instancier précisément la tonalité amphibolique 7 générale de la


préface des Premiers principes, examinons au préalable trois loci classici des
commentaires de la préface 8 : le motif de l’analyse complète (« vollständige
Zergliederung ») du concept de matière, l’hapax « metaphysische Konstruk-
tion », et enfin l’étrange expression de la nécessité de concevoir cette
construction comme celle du mouvement. Nous aurons ainsi une représen-
tation plus claire de ce qui a motivé l’opposition entre interprétations trans-
cendantaliste et empiriste, toutes deux vouées à un échec relatif : l’une en
conduisant à une déduction a priori du newtonianisme, l’autre en canton-
nant la métaphysique de la nature à une illustration supplémentaire de la
tendance procustienne du kantisme à tout réduire par violence à la table
des catégories 9. Cette hésitation conceptuelle et terminologique exprime
sans doute une difficulté architectonique. L’examen de ces trois problèmes
exégétiques nous permettra donc de parcourir l’essentiel de la spécification
progressive des sciences de la nature animant la préface (de la définition de

7. Sur cette notion, voir l’appendice de Kant en annexe de l’analytique transcendan-


tale : CRP (= Critique de la raison pure) B 216/A 260–B 346/A 289. Une amphibolie est
pour Kant de manière générale une erreur de topologie, la confusion entre des lieux distincts
du système.
8. La relative technicité du corps du texte empêche de décrire en détail les signes de
cette hésitation dans le cadre de cette contribution. La comparaison entre les principes
mécaniques de Kant et de Newton permettrait d’affiner la notion de spécification que nous
développerons, mais nous la réservons à une publication ultérieure qui pourra s’appuyer à
cette fin sur les acquis des ouvrages suivants : Jules Vuillemin, Physique et Métaphysique
kantiennes, Paris, Puf, 1955, Pierre Kerszberg, Kant et la nature, Paris, Les Belles Lettres,
1999 et Michael Friedman, Kant and the exact sciences, Cambridge (Mass.)/Londres, Harvard
University Press, 1992, chap. III, p. 136-164.
9. Cette alternative est exprimée en d’autres termes par Lothar Schäfer : L. Schäfer,
Kants Metaphysik der Natur, op. cit., p. 24.
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516 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

la nature à la construction de la matière par son assimilation au mouve-


ment) 10, ce qui facilitera la réintroduction de ce cheminement en termes
de spécification puis modélisation.

I.1. « Une décomposition complète de la matière en général »


Commençons par présenter succinctement le texte qui contient de
manière ramassée la description la plus précise de la tâche assignée par
Kant à la métaphysique de la nature. Après avoir fait valoir le caractère
nécessairement mathématique de toute science authentique de la nature,
Kant décrit la tâche des Premiers Principes de la manière suivante :

Mais afin de rendre possible l’application de la mathématique à la doctrine du


corps, laquelle ne peut devenir une science de la nature que de cette manière, il
faut que les principes de la construction des concepts qui relèvent de la possibilité
de la matière en général soient indiqués en premier. Il faudra par conséquent se
fonder sur une décomposition complète du concept d’une matière en général – ce
qui est l’affaire de la philosophie pure, laquelle n’emploie à cette fin aucune expé-
rience particulière mais seulement ce qu’elle trouve dans le concept séparé lui-
même (bien qu’en soi empirique) et qui est en relation avec les intuitions pures de
l’espace et du temps (d’après des lois qui se rattachent déjà essentiellement au
concept de nature en général) : c’est là par conséquent une véritable métaphysique
de la nature corporelle 11.

Les qualificatifs apparemment contradictoires abondent dans la descrip-


tion de ce projet. « Décomposition » (« Zergliederung ») est en principe
chez Kant le terme qui désigne l’analyse simplement logique d’un concept,
dont c’est un quasi-synonyme 12 (c’est d’ailleurs la traduction retenue par
10. Il n’est pas possible dans ce cadre de traiter la question systématique et génétique
importante que pose la célèbre note sur la table des catégories (Ak. A. IV 475). Sur ce point,
on peut consulter les analyses précises de Pollok dans son commentaire linéaire des Premiers
principes : Konstantin Pollok, Kants „Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft“: Ein
kritischer Kommentar, Hambourg, Meiner, 2001, p. 137-149. La difficulté d’interprétation
réside principalement dans l’évaluation du rapport entre la refonte de la déduction transcen-
dantale et l’écriture des Premiers principes.
11. Ak. A. IV 472 (trad. fr. Pelletier p. 66) : « Damit aber die Anwendung der Mathe-
matik auf die Körperlehre, die durch sie allein Naturwissenschaft werden kann, möglich
werde, so müssen Prinzipien der Konstruktion der Begriffe, welche zur Möglichkeit der
Materie überhaupt gehören, vorausgeschickt werden; mithin wird eine vollständige Zerglie-
derung des Begriffs von einer Materie überhaupt zum Grunde gelegt werden müssen,
welches ein Geschäfte der reinen Philosophie ist, die zu dieser Absicht sich keiner besonde-
ren Erfahrungen, sondern nur dessen, was sie im abgesonderten (obzwar an sich empiris-
chen) Begriffe selbst antrifft, in Beziehung auf die reinen Anschauungen im Raum und der
Zeit (nach Gesetzten, welche schon dem Begriffe der Natur überhaupt wesentlich anhängen)
bedient, mithin eine wirkliche Metaphysik der körperlichen Natur ist ».
12. Voir par exemple CRP B 90/A 65 : « Ich verstehe unter der Analytik der Begriffe
nicht die Analysis derselben, oder das gewöhnliche Verfahren in philosophischen Untersu-
chungen, Begriffe, die sich darbieten, ihrem Inhalte nach zu zergliedern und zur Deutlich-
keit zu bringen ».
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Gibelin, De Gandt, Andler et Chavannes 13). Peter Plaaß observe que cette
analyse ne peut être interprétée ni comme une analyse empirique (i.e.
l’analyse d’un concept empirique), ni comme une analyse logique, ce qui
la condamne à un statut étrange 14.
Ce ne peut être une analyse logique au sens de la métaphysique tradi-
tionnelle dans la mesure où cette analyse doit être complète. Si la philoso-
phie transcendantale nous apprend que toute philosophie a un caractère
discursif 15, une conséquence en est qu’aucune analyse formelle de concept
ne peut être complète en un sens fort, puisqu’on ne peut alors définir un
concept que par un autre concept, et ce ad infinitum. La suite du texte
montre en outre que cette « décomposition » met en œuvre les catégories 16,
ce qui écarte une interprétation logique en terme de simple analyse. De
manière générale, la détermination de la matière opérée à plusieurs endroits
de la Critique nous préparait à une telle aporie, en particulier sa définition
comme corrélat de la sensation, puis comme substantia phaenomenon, qui
consacrait le caractère fonctionnel de la nature 17. En effet, dire que la
matière est fonctionnelle revient à rompre avec le substantialisme, en faisant
de la matière une simple relation. Kant insiste dans son dialogue avec
Leibniz (et notamment dans l’appendice sur les amphibolies 18) sur ce motif
majeur : on ne peut pas connaître la matière en tant que telle, mais seule-
ment ses effets, qui prennent la forme de relations. En soi, la notion de
matière est donc vide, et l’on a peu à attendre d’une analyse simplement
logique de ce concept.
Reste alors la possibilité de considérer cette décomposition comme une
analyse empirique (i.e. une analyse du concept empirique de nature). Cette
13. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, trad. fr. J. Gibelin,
Paris, Vrin, 1952, p. 13, Kant Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 1984, trad. fr. F. De Gandt,
p. 369 et Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, trad. fr. C. Andler,
E. Chavannes, Paris, Alcan, 1891, p. 7. La traduction proposée par A. Pelletier (« décomposi-
tion », p. 66) a pour avantage de ne pas précipiter l’assimilation à la démarche logique et
ainsi faire entendre le problème classique des doublets allemand et latin chez Kant.
14. Voir sur ce point Peter Plaaß, Kants Theorie der Naturwissenschaft. Eine Untersu-
chung zur Vorrede von Kants „Metaphysischen Anfangsgründen der Naturwissenschaft“, Göttin-
gen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1965, en particulier p. 77-78.
15. Ce caractère discursif s’énonce principalement à travers la comparaison aux mathé-
matiques dans la « discipline de la raison pure » : CRP B 740/A 712– B 766/ A 738.
16. Ak. A. IV 474-476.
17. CRP B 333/A 277 : « Die Materie ist substantia phaenomenon. Was ihr innerlich
zukomme, suche ich in allen Teilen des Raumes, den sie einnimmt, und in allen Wirkungen,
die sie ausübt, und die freilich nur immer Erscheinungen äußerer Sinne sein können ».
18. Dans la deuxième exposition des concepts de la réflexion appliquée au système
leibnizen, à propos du concept de matière : CRP B 333/ A 277– B 335/ A 279. Il me
semble qu’il ne faut pas séparer trop nettement le concept empirique de matière du concept
de la réflexion, comme c’est parfois le cas pour commenter la préface des Premiers prin-
cipes (voir une critique similaire de P. Plaaß, Kants Theorie der Naturwissenschaft, op. cit.,
p. 94) : le fonctionnement logique particulier du concept empirique de matière trouve sa
source dans l’amphibolie qui menace la matière en tant que concept de la réflexion. Ce
point mériterait plus d’attention qu’on ne peut lui consacrer ici.
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518 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

lecture a plusieurs inconvénients 19. Assimiler la décomposition en question


à une sorte d’induction fondée sur l’abstraction réduit ainsi l’ensemble du
traité à un simple assaisonnement kantien de l’expérience newtonienne, ce
qui en limite singulièrement la portée métaphysique et épistémologique,
sans expliquer le paradoxe de cette abstraction opérée sur un « concept
séparé », « bien qu’en soi empirique », et ne reposant pourtant « sur aucune
expérience particulière ». On perçoit dès lors l’amphibolie qui se dessine :
ce concept doit être un concept empirique général sans avoir été abstrait
du particulier. Le fait que la philosophie pure doive s’acquitter de cette
tâche confirme bien cette impossibilité. Mais est-ce dans ce cas une analyse
transcendantale comme le suggère d’ailleurs la désignation « matière en
général » (« Materie überhaupt ») qui qualifie chez Kant les concepts envisa-
gés du point de vue transcendantal (de manière analogue aux expressions
« Anschauung überhaupt », « Erfahrung überhaupt », « Objekt überhaupt »,
etc.) ? Ne peut-on pas alors rapprocher le problème de la définition de la
matière en général de celui de l’objet en général qui occupe l’analytique
transcendantale ?
Mais là encore, on ne voit pas quel usage on pourrait faire des catégories
pour analyser un concept, ce qui ne fait que renforcer l’énigme de la des-
cription kantienne. La « Zergliederung » qu’est l’analytique en son entier
(B 90) ne porte pas sur un concept en particulier, mais sur une faculté (elle
n’est que médiatement décomposition de l’objet en général, en tant que
l’objet en général s’avère être le corrélat de l’articulation entre entendement
et intuition, l’aperception transcendantale). De plus, la procédure décrite a
pour but la construction du concept de matière, ce qui rend une telle
dénomination d’autant plus équivoque, comme le constate Plaaß en des
termes éclairants : « Relativement au concept, nous pourrons donc dire de
manière paradoxale qu’il s’agit d’une décomposition synthétique 20. » La
décomposition est donc bien moins une définition préalable ou première
que l’on se donne, qu’une construction s’effectuant au fil de la métaphy-
sique de la nature et conditionnant la possibilité d’une physique mathéma-
tisée et objective. La description de cette procédure, quand on la considère
sous un jour logique, empirique puis transcendantal, culmine donc dans la
figure amphibolique d’une analyse synthétique.

I.2. « Construction métaphysique »


L’hapax « construction métaphysique » que Kant semble forger une
page plus loin ne fait qu’accentuer le climat amphibolique des Premiers
Principes. Kant désigne le gain heuristique que procure sa métaphysique de
la nature de la manière suivante :

19. Voir P. Plaaß, Kants Theorie der Naturwissenschaft, op. cit., p. 85-88.
20. Ibid., p. 77 (nous traduisons).
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La construction métaphysique comme modélisation 519

C’est pourquoi j’ai jugé qu’il était nécessaire, en ce qui concerne la partie pure
de la science de la nature (physica generalis) où les constructions métaphysiques et
mathématiques ont l’habitude d’être mélangées, de présenter en un système les
premières [sc. les constructions métaphysiques, A. Pelletier] ainsi que les principes
de la construction de ces concepts, c’est-à-dire les principes de la possibilité d’une
doctrine mathématique de la nature 21.

Si l’on reconnaît la démarche critique de Kant, qui consiste à séparer


avec autant de rigueur que possible les différents lieux d’un système philoso-
phique, on ne peut que s’interroger quant à l’ajointement de concepts opéré
ici. Sans entrer dans les détails de cette question débattue 22, contentons-
nous de rappeler que l’on peut à bon droit considérer la distinction entre
construction mathématique et analyse des concepts comme une ligne de
force de la genèse critique, puisqu’elle consomme le divorce de Kant avec
toute forme de métaphysique more geometrico, alors même que la plupart
des héritiers et dissidents du leibnizianisme continuaient de cultiver une
telle convergence des méthodes philosophique et mathématique. Cette
découverte kantienne énoncée dès la Preisschrift publiée en 1764 23 se lit en
des termes canoniques dans la doctrine de la méthode, plus précisément
dans la discipline de la raison pure à usage dogmatique 24 qui a pour but
de délimiter le plus précisément possible les méthodes respectives des deux
disciplines. Les mathématiques procèdent par construction et disposent à
ce titre d’axiomes et de définitions qui donnent les éléments et les règles
de cette construction. Au contraire, la philosophie opère avec des concepts
donnés par la tradition et la pensée, qu’on ne peut analyser que réflexive-
ment. Ainsi, contrairement aux mathématiques, la philosophie ne peut pas
construire, car ses concepts sont soumis à une forme de cercle herméneu-
tique empêchant toute élémentarité et toute axiomaticité. L’apparition sou-
daine de l’innovation terminologique « construction métaphysique » est à
ce titre suspecte. On ne peut au fond lui donner que deux types de lectures
diamétralement opposés : la lectio facilior consiste à émender le texte, et la

21. Ak. A. IV 473 (tr. A. Pelletier p. 68) : « Um deswillen habe ich für nötig gehalten,
von dem einen Teil der Naturwissenschaft (physica generalis), wo metaphysische und mathe-
matische Konstruktionen durch einander zu lauten pflegen, die erstere, und mit ihnen
zugleich die Prinzipien der Konstruktion dieser Begriffe, also der Möglichkeit einer mathe-
matischen Naturlehre selbst, in einem System darzustellen ».
22. Voir par exemple K. Pollok, Kants „Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissen-
schaft“, op. cit., p. 112-113. Voir outre les positions discutées ici : P. Kerszberg, Kant et la
nature, op. cit., p. 49-50.
23. Ak. A. II 276-283 (Untersuchung über die Deutlichkeit der Grundsätze der natürli-
chen Theologie und der Moral). La « Première considération » du traité procède à une compa-
raison des méthodes respectives des deux disciplines.
24. Voir le célèbre passage de la doctrine de la méthode, CRP B 742/A 713 : « Die
philosophische Erkenntnis ist die Vernunfterkenntnis aus Begriffen, die mathematische aus
der Konstruktion der Begriffe ».
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520 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

lectio difficilior, à faire de cette innovation le cœur même de l’arsenal


conceptuel déployé par Kant dans les Premiers Principes.

a) Lectio facilior : émendation du texte


Une série de problèmes d’ordre syntaxique poussent à considérer que le
passage est corrompu. Relevons d’abord ce qui ressemble à une coquille :
« die erstere » au lieu de « die ersteren » 25, car cette expression au singulier
commande apparemment un pronom personnel au pluriel (« mit ihnen »).
D’autre part, le démonstratif (« die Konstruktion dieser Begriffe ») est égale-
ment suspect, puisqu’il n’a pas encore été question de concepts. Cela
explique la proposition d’émendation de Hoppe 26 (suivi sur ce point par
Gloy 27) d’insérer le terme « Begriffe » dans le texte pour résoudre les deux
problèmes sus-mentionnés, ce qui donne le texte allemand suivant :

Um deswillen habe ich für nötig gehalten, von dem einen Teil der Naturwis-
senschaft (physica generalis), wo metaphysische Begriffe und mathematische Kons-
truktionen durch einander zu lauten pflegen, die ersteren, und mit ihnen zugleich
die Prinzipien der Konstruktion dieser Begriffe, also der Möglichkeit einer mathe-
matischen Naturlehre selbst, in einem System darzustellen.

Même si cette correction est élégante, elle ne règle pas de manière uni-
voque le problème de l’attribution de « dieser Begriffe », contrairement à
ce qu’affirme Gloy 28. D’autre part, s’il est indéniable que la phrase initiale
est corrompue, la proposition de Hoppe fait disparaître un concept, qui,
même en admettant qu’il est l’effet d’un accident textuel, ne contribue pas
moins à qualifier de manière heureuse le paradoxe de la situation de la
métaphysique de la nature. En effet, à moins d’adopter une lecture radicale-
ment empiriste comme le fait d’ailleurs Hoppe, on ne gagne pas grand-
chose à évacuer cette expression, puisqu’il faudra de toute façon se résoudre
à l’identifier avec la « décomposition » précédente 29, elle-même paradoxale
en site kantien. La correction de Hoppe nous priverait ainsi d’une nuance
qui consonne heureusement la tâche que nous prêterons à la métaphysique
de la nature dans notre interprétation : celle de construire un modèle.

25. Cette substitution est opérée dans toutes les traductions françaises du texte.
26. H. Hoppe, Kants Theorie der Physik, op. cit., p. 57.
27. Karen Gloy, Die Kantische Theorie der Naturwissenschaft: eine Strukturanalyse ihrer
Möglichkeit, ihres Umfangs und ihrer Grenzen, Berlin/New York, De Gruyter, 1976, p. 8.
28. Idem. C’est en outre un problème auquel sont particulièrement confrontés les
traducteurs, et qui explique par exemple le recours d’Arnaud Pelletier et de Jean Gibelin à
une traduction qui conserve toute l’indétermination du texte allemand.
29. Ce point, implicite dans les deux travaux qui prennent le plus à cœur cette
construction métaphysique (Schäfer et Plaaß), est explicité par les traducteurs et commenta-
teurs du travail de Plaaß en anglais : Peter Plaaß, Kant’s theory of natural science, trad.
anglaise Alfred E., Maria G. Miller, Dordrecht/Boston/Londres, Springer, 1994, p. 65.
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La construction métaphysique comme modélisation 521

b) Lectio difficilior : l’idée d’une « quasi-déduction »


de la matière en général
On peut au contraire choisir de prendre acte de cette innovation termi-
nologique et en faire la pierre angulaire d’une interprétation nouvelle du
statut de cette métaphysique de la nature. Il faut dans ce cas exhiber des
arguments pour attester la pertinence d’un concept dont la teneur amphi-
bolique contraste avec la rigueur critique dont Kant peut d’habitude se
flatter. Lothar Schäfer fait ainsi de la construction métaphysique la méthode
propre à la métaphysique de la nature 30, fonctionnant de manière analo-
gique avec la construction mathématique. À l’instar de cette dernière, la
construction métaphysique permet de tirer des conclusions générales à
partir d’un raisonnement sur un objet particulier (in concreto), dans les
formes de l’intuition. Schäfer décrit alors la construction d’une manière qui
nous sera utile lorsque nous interpréterons plus bas un tel procédé comme
construction de modèle ou modélisation :

Construction a tout d’abord comme sens de réaliser le passage de la généralité


du concept à la particularité de l’intuition. Mais comme l’objet ainsi constitué
n’est qu’en tant que concept construit, il conserve le caractère de la généralité, mais
dans la forme de la particularité. Cela s’exprime par la suite en ce que la proposition
portant sur ce particulier de l’intuition est valable pour tout autre objet qui appar-
tient au même concept 31.

Selon lui, la dimension constructive de la métaphysique de la nature


s’atteste dans l’usage qui y est fait de l’intuition. En vertu de cette interpré-
tation, cette construction est l’analogue de la schématisation des catégories.
Sa tâche est de délimiter l’étendue de la connaissance de la nature en spéci-
fiant le système catégorial de manière à ce qu’on puisse en faire usage dans
le domaine empirique de la science naturelle. Plus précisément, une telle
construction métaphysique s’attache non à décrire inductivement les carac-
téristiques empiriques de tout objet empirique (car celles-ci sont a poste-
riori), mais ce qui constitue, en accord avec le système catégorial et
seulement de ce point de vue, la matérialité de la matière. C’est cette pers-
pective qui motive alors une quasi-déduction du mouvement comme
construction métaphysique de la matière : le mouvement est en quelque
sorte ce que nous pouvons connaître objectivement de cette matérialité de
la matière. Mais dans ce cas, l’interprétation de la construction reste suspen-
due à la description de la spécification de la matière en général comme
mouvement.
Plaaß produit une interprétation différente de la construction métaphy-
sique 32, bien qu’il en fasse lui aussi le concept méthodologique central de
la métaphysique kantienne de la nature :
30. Voir L. Schäfer, Kants Metaphysik der Natur, op. cit., p. 30-38.
31. Ibid., p. 33 (nous traduisons).
32. P. Plaaß, Kants Theorie der Naturwissenschaft, op. cit., p. 74-78.
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522 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

Donc de même que dans la construction mathématique la forme entièrement


vide, indéterminée (« simple ») de l’intuition est déterminée en une intuition for-
melle déterminée sur la base du contenu du concept à construire et conformément
aux conditions subjectives de l’intuition en général, ainsi, dans la construction
métaphysique la forme pure, indéterminée (« simple ») de la pensée de l’existence
en général est déterminée en représentations chaque fois déterminées, discursives,
sur la base du contenu du concept proposé conformément aux conditions subjec-
tives de la pensée 33.

Plaaß situe l’analogie avec la construction mathématique non dans le


rôle imparti à l’intuition dans la saisie du particulier, mais dans la détermi-
nation d’une forme indéterminée conformément aux conditions subjectives
de la pensée et de l’intuition. Cette conception a le défaut de produire la
notion difficile à instancier dans le système critique de « simple forme de
la pensée de l’existence en général ». De plus, le parallélisme ainsi créé
avec l’intuition est problématique : la détermination de la sensibilité est
précisément ce que Kant appelle affection, et qu’il distingue par là de la
pensée (qui est fonction 34). Cette analogie est donc particulièrement
amphibolique puisqu’elle repose sur une confusion entre les deux termes
principaux de la topique kantienne : entendement et sensibilité 35.
Ainsi, la notion de construction métaphysique, en contestant l’opposi-
tion canonique entre analyse métaphysique et construction mathématique,
inaugure un registre inédit dans le système critique : on ne sait plus bien
si cette construction relève de la pure discursivité (Plaaß) ou si au contraire,
elle fait intervenir l’intuition (Schäfer). L’accepter, c’est apparemment enté-
riner le registre amphibolique de la métaphysique kantienne de la nature et
suspendre toute évaluation à son instanciation concrète à travers la
construction du mouvement.

I.3. La « déduction » du mouvement


La teneur de cette « construction métaphysique » semble finalement être
précisée dans le texte kantien dans un passage où culmine le mélange des
genres empirique et transcendantal :

La détermination fondamentale de quelque chose qui doit être un objet des


sens externes ne pouvait être que le mouvement, puisque les sens ne peuvent être
affectés que par lui seul. L’entendement reconduit également au mouvement tous

33. Ibid., p. 74 (nous traduisons).


34. En vertu de la distinction cardinale opérée dans la déduction métaphysique des
catégories : CRP B 93/ A 68.
35. Gloy semble prendre conscience de ce problème. Ainsi, bien qu’elle suive en
général l’analyse de Plaaß (contre Schäfer), elle doit néanmoins prolonger son interprétation
en érigeant le mouvement en authentique forme de l’intuition, solution peu économe en
hypothèses textuelles et systématiques : K. Gloy, Die Kantische Theorie der Naturwissenschaft,
op. cit., p. 14 et passim.
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La construction métaphysique comme modélisation 523

les autres prédicats de la matière qui appartiennent à sa nature, et la science de la


nature est ainsi tout entière une doctrine, soit pure soit appliquée, du mouvement 36.

Comment comprendre la nécessité dont Kant assortit apparemment


son explication (« mußte ») ? Elle lui confère apparemment une valeur de
déduction ou de quasi-déduction. De l’analyse de la notion de matière
en générale, on pourrait donc déduire la nécessité de sa spécification en
mouvement. Comment accorder cette perspective avec les remarques faites
jusqu’à présent sur cette analyse-construction de la matière en général ?
Là encore, deux grandes tentatives d’interprétation s’opposent. On peut
d’une part faire une interprétation « réaliste » de ce passage et considérer
que Kant a en vue une caractéristique réelle de la matière et qu’il fait du
mouvement une condition empirique minimale de la perception. Ainsi,
c’est le concept empirique de matière que Kant analyserait et il constaterait
que la matière ne peut être perceptible (i.e. objet du sens externe) que
quand elle est mouvement : nous ne percevons que ce qui est susceptible
de mouvement. Mais dans ce cas, on donne une lecture tout à fait empiriste
du traité : cette caractéristique de la matière (la mobilité), si elle est consta-
tée empiriquement, ne peut être qu’a posteriori et contingente. On est alors
bien en deçà des exigences épistémologiques du régime critique entrevues
au sein de la première Critique et suggérées ici par l’expression « matière en
général » (« Materie überhaupt ») 37. Si cette lecture peut paraître décevante,
elle a au moins le mérite de suggérer la relative contingence du choix du
mouvement, qui après tout est un choix conforme à la tradition 38. De fait,
c’est même un point commun de la tradition aristotélicienne et de ses
critiques ultérieures mathématisées que de faire coïncider étude de la nature
et du mouvement, mais cette observation historique ne justifie en rien
l’apparence transcendantale manifeste dont Kant pare le texte de la préface.
On peut au contraire essayer de conférer à la spécification de la matière
par le mouvement une valeur formelle apparemment plus conforme au
registre critique. Cela exige d’interpréter en un sens non empirique les
notions d’affection et d’objet du sens externe qui président à l’explication
kantienne, à l’instar de Peter Plaaß et Lothar Schäfer.
Plaaß propose d’opérer une « déduction métaphysique » du mouve-
ment 39 qui serait l’analogue de la déduction métaphysique des catégories

36. Ak. A. IV 476-477 (trad. A. Pelletier p. 72-73) : « Die Grundbestimmung eines


Etwas, das ein Gegenstand äußerer Sinne sein soll, mußte Bewegung sein; denn dadurch
allein können diese Sinne affiziert werden. Auf diese führt auch der Verstand alle übrige
Prädikate der Materie, die zu ihrer Natur gehören, zurück, und so ist die Naturwissenschaft
durchgängig eine entweder reine oder angewandte Bewegungslehre ».
37. Pour une critique de ces approches psychologistes, voir par exemple K. Gloy, Die
Kantische Theorie der Naturwissenschaft, op. cit., p. 6 et P. Plaaß, Kants Theorie der Naturwis-
senschaft, op. cit., p. 85.
38. Voir le même constat dans H. Hoppe, Kants Theorie der Physik, op. cit., p. 83-84.
39. P. Plaaß, Kants Theorie der Naturwissenschaft, op. cit., p. 98.
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524 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

opérée dans l’analytique des concepts 40. Si ce qualificatif semble empha-


tique au regard de l’implicite de l’argument dans la préface, et que Plaaß
est sans doute guidé par un parallélisme trop strict avec la structure argu-
mentative de la première Critique 41, sa « déduction » a le mérite de tenter
de donner un sens fort, et non « réaliste », à l’explication laconique de
Kant. Il met en particulier fin aux lectures triviales de cette déduction que
pratiquaient certains néo-kantiens. Il y aurait selon lui une quasi-déduction
du concept empirique de mouvement dans laquelle le mouvement apparaî-
trait comme corrélation objective entre-temps et espace. Voici la reconstruc-
tion syllogistique de la déduction qu’il propose en guise de conclusion de
son argument :

Voici ce que nous avons : d’une part tout phénomène dans le sens externe doit
contenir une détermination spatiale et temporelle comme composantes, et un objet
des sens externes doit déterminer, en tant que phénomène, une liaison de ces deux
aspects. D’autre part, c’est précisément le concept empirique du mouvement qui
réunit les deux aspects (A 41, B 58) et qui contient donc précisément cette liaison.
Par conséquent, il suit de là : la détermination fondamentale […] 42 .

On ne peut pas conférer à cet argument la nécessité logique que son


auteur lui prête. Il démontre tout au plus que le mouvement est une carac-
téristique susceptible d’être attribuée à des objets du sens externe, en tant
qu’ils sont déterminés spatialement et temporellement. Mais on énonce par
là une simple tautologie tant qu’on ne montre pas que la forme de l’objet
du sens externe est bien cette corrélation spatio-temporelle, ce que ne
permet pas de déduire l’argument proposé. La subreption se loge dans la
formule « c’est précisément » (« es ist gerade »), qui suggère une identité
entre la synthèse spatio-temporelle objective et la mobilité, là où l’on peut
au plus établir une parenté ou une compatibilité entre les deux notions.
Même si Kant semble parfois considérer le mouvement comme détermina-
tion objective minimale (par exemple comme prédicable) de l’objet empi-
rique, rien n’autorise à forcer ce rapprochement qui n’a de valeur que
négative : l’argument était utilisé pour exclure le mouvement des catégories
et le reléguer au statut de simple concept empirique, en ce qu’il présuppose
toujours quelque chose d’empirique 43. Déjà dans l’esthétique transcendan-
tale, Kant faisait valoir ce caractère empirique du mouvement 44. On ne

40. Voir la reconstruction et la critique de cette déduction par Alfred E. Miller et


Maria G. Miller leur essai introductif à P. Plaaß, Kant’s Theory of Natural Science, op. cit.,
en particulier p. 97-131.
41. Sur ce point voir ibid., p. 101-103.
42. Ibid., p. 99 (nous traduisons). Contre cette formulation syllogistique, voir la cri-
tique de Miller et Miller : P. Plaaß, Kant’s Theory of Natural Science, op. cit., p. 103.
43. CRP B 107/ A 81.
44. CRP B 58/A 41. Sur la théorie kantienne du mouvement, voir notamment l’article
de Friedrich Kaulbach, « Das Prinzip der Bewegung in der Philosophie Kants », Kant-
Studien, 54(1), 1963, p. 3-16 et Konstantin Pollok, « Der Begriff der Bewegung in Transzen-
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La construction métaphysique comme modélisation 525

peut pas non plus identifier directement le mouvement avec la forme de la


synthèse objective empirique, en dépit de la réunion (« Vereinigung ») des
deux formes qu’il met en jeu. Les raisons de cette impossibilité apparaîtront
de manière plus nette encore dans la tentative de déduction de Lothar
Schäfer. L’argument de Plaaß est enfin remarquable, en ce qu’il exhibe son
ressort amphibolique, puisqu’il présente finalement le mouvement comme
un « concept empirique a priori » donnant par là une interprétation radicale
du paradoxe du mouvement résultant de l’analyse d’un concept « séparé,
bien qu’empirique en soi ».

Conformément à son analyse de la construction métaphysique, Schäfer


fait du mouvement la forme minimale de la singularité de l’objet empi-
rique 45. Contre la lecture empiriste du thème de l’affection, Schäfer
produit une « déduction » du mouvement reposant sur une analyse formelle
de l’affection et plus généralement du sens externe. Remarquons à l’appui
de cette interprétation que la méthode kantienne a la particularité d’investir
de manière technique des motifs philosophiques hérités d’une doctrine de
l’âme classique, en les redéfinissant de manière formelle, ou plus précisé-
ment fonctionnelle 46. Un objet du sens externe est certes un objet suscep-
tible de déterminations spatiales et temporelles, mais précisément en vertu
de sa singularité : les déterminations spatiales et temporelles ne font que
décrire la forme d’un singulier, autrement dit un objet hic et nunc. On peut
ainsi lire la doctrine de l’intuition et de la sensibilité comme le moyen de
description formelle de notre appréhension de la singularité, en vertu du
découpage radical entre intuition et discursivité sur lequel se fonde l’édifice
critique 47. En effet, la singularité ne peut se saisir conceptuellement,
puisque la détermination de la singularité serait infinie (c’est un aspect du
fameux problème de la subsomption qui commande le registre transcendan-
tal) : elle doit donc être donnée et c’est cette donation qu’on appelle précisé-
ment l’affection. Être affecté, c’est ainsi tout simplement se référer à du
singulier.
Que le singulier soit susceptible de déterminations spatiales et tempo-
relles ne suffit pas encore à le caractériser comme mobile : c’est la difficulté
à laquelle se heurte un schème strictement déductif de spécification de la
matière en général en mouvement. Prendre la forme d’un hic et nunc c’est

dentalphilosophie, Geometrie und Naturwissenschaft », in V. Gerhardt, alii (ed.), Kant und


die Berliner Aufklärung: Akten des IX. Internationalen Kant-Kongresses, Berlin, De Gruyter,
2001, t. IV, p. 615-623.
45. L. Schäfer, Kants Metaphysik der Natur, op. cit., p. 25-30.
46. J’ai tenté de dégager dans la dernière partie de ma thèse de doctorat (« Kants
begriffliche Systematik und der Wandel des Sprachbewusstseins um 1800 ») une esquisse de
cette redéfinition topique à l’œuvre dans le système kantien.
47. Ce point est établi en toute clarté par Peter Baumanns dans son article : « Kants
Lehre vom inneren und äußeren Sinne », in G. Funke (ed.) Akten des 5. Internationalen
Kant-Kongresses, Teil I,1, Bonn, Bouvier, 1981, p. 91-102.
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526 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

certes être ici plutôt qu’ailleurs, ou pouvoir être ailleurs à un autre moment,
mais l’examen des deux formes de l’intuition ne préjuge en rien du mode
de synthèse de l’espace qui sépare les différents points spatio-temporels, et
déduire la mobilité de la simple forme de la singularité revient à faire des
présuppositions topologiques qui ne s’imposent pas nécessairement dans
l’esthétique transcendantale. Il faudrait par exemple garantir qu’il n’y ait
pas de trou entre deux points, et qu’une telle synthèse est toujours possible.
Si l’on voit bien que la singularité caractérisée dans le temps et l’espace
n’est pas sans lien avec la possibilité du mouvement, il y a un écart lourd
de conséquences métaphysiques entre la forme de la singularité et le mouve-
ment. Avoir la forme d’un ici et maintenant ne revient pas immédiatement
à être doté de mobilité.
En conclusion, interpréter la nécessité énoncée comme un fait d’obser-
vation empirique retire au texte de Kant toute valeur métaphysique, mais
tenter de la lire comme nécessité logique stricte force la doctrine transcen-
dantale. Il faudra donc revenir sur le statut exact de cette nécessité.
Les trois motifs étudiés nous renvoient systématiquement à un registre
amphibolique et au mélange des catégories traditionnelles de la philosophie
critique : au brouillage du couple de concepts méthodologiques analyse/
synthèse (« Zergliederung ») de la matière, à celui de l’opposition cardinale
analyse/construction (« metaphysische Konstruktion »), enfin à celui du
doublet critique a priori/ a posteriori, que le modèle du mouvement, sorte
de concept empirique a priori semble remettre en cause 48.
Reste donc à identifier précisément le foyer de l’amphibolie qui enve-
loppe le texte. La déception de l’interprétation empiriste et les échecs de
l’interprétation transcendantaliste suggère d’examiner plus précisément le
rapport entre le registre transcendantal de constitution de l’objet en général
et le registre d’une construction métaphysique de la matière en général.
Nous faisons le pari exégétique que le régime amphibolique de la métaphy-
sique de la nature des Premiers principes est l’expression de son statut
logique particulier plutôt que d’une négligence ou d’une insuffisance dans
l’analyse kantienne. Indiquons brièvement le principe de l’interprétation
de cette instabilité que nous allons à présent déployer. La nécessité d’une
construction de la matière doit être lue comme une conséquence directe
du fonctionnement de la constitution de l’objectivité dans la première Cri-
tique. Parce que celle-ci repose sur une mise entre parenthèses de l’existence
en se fondant sur l’expérience possible (et non réelle), elle nécessite d’une
part 1) son attestation, ou du moins l’attestation de sa réalité objective dans

48. Gordon G. Brittan a nettement identifié ce paradoxe: « Kant’s narrow dichotomy


– a priori or a posteriori – does not allow him to deal adequately with the concept of
matter » (Gordon G. Brittan, Kant’s theory of science, Princeton, Princeton University Press,
1978, p. 136-137). Si le constat initial est judicieusement formulé, il semble difficile de
référer ce paradoxe à une insuffisance du fameux couple de détermination. Il marque plutôt
le statut logique particulier de la « métaphysique de la nature », c’est en tout cas l’interpréta-
tion que nous proposons, en suivant dans cette voie Schäfer et Plaaß.
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La construction métaphysique comme modélisation 527

le domaine empirique (« pas de métaphysique sans physique ») et d’autre


part elle prescrit 2) une forme particulière d’attestation qui est celle de la
construction métaphysique (« pas de physique sans métaphysique »).
L’étude du problème de la nécessaire spécification des principes de la méta-
physique générale (identifiée ici à la philosophie transcendantale) met en
lumière la forme particulière sous laquelle celle-ci peut seulement se réaliser,
celle d’une « construction métaphysique », c’est-à-dire plus précisément, et
dans un vocabulaire absent chez Kant, celle d’une modélisation.

II. Pas de métaphysique sans physique

L’échec d’une déduction en voie directe du mouvement à partir de


déterminations de la matière signale un écart structurel et constitutif entre
l’objet en général (analytique des principes) et la matière en général (Pre-
miers principes) qui justifie sans doute la modalité constructive de la spécifi-
cation de la matière en mouvement et les amphibolies qui sont
apparemment associées à cette « construction métaphysique ». Il faut donc
envisager les raisons systémiques de ce hiatus constitutif du registre trans-
cendantal, ce qui nous permettra de réévaluer la nécessité dont Kant revêt
la construction du mouvement dans la préface des Premiers principes.

II.1. Application et spécification


Un des acquis décisifs de l’ouvrage de Plaaß consiste en sa critique
particulièrement efficace du syllogisme néo-kantien qui présidait chez
Adickes 49 et surtout chez Stadler 50 à l’application des principes de l’enten-
dement pur à la notion de matière (et ce faisant d’objet empirique). On ne
passe pas de la structure de l’objet en général de la première Critique à celle
de la matière en général par une simple application catégorielle qui aurait
la forme d’une subsomption triviale 51. Plaaß voit à juste titre que c’est
au contraire précisément l’impossibilité de subsumer l’objet empirique (et
partant, la matière en général) sous l’objet en général de la Critique, qui

49. Erich Adickes, Kant als Naturforscher, t. I, Berlin, De Gruyter, 1924, p. 262.
50. August Stadler, Kants Theorie der Materie, Leipzig, S. Hirzel, 1883, p. 18.
51. P. Plaaß, Kants Theorie der Naturwissenschaft, op. cit., p. 73-74. Cette critique fait
à présent l’objet d’un large consensus. C’est d’ailleurs sur une observation analogue, celle
d’un rapport ambigu et non trivial entre système des principes et Premiers principes qui
fonde la démarche d’un autre ouvrage classique sur le texte de Kant : J. Vuillemin, Physique
et Métaphysique kantiennes, op. cit. Vuillemin décèle dans ce rapport une sorte de phénomé-
nologie des concepts kantiens (op. cit., p. 39) dont le rapport de discordance-concordance
entre les deux systèmes principiels est l’indice (idem). Cette partie de la présente contribution
vise donc à déployer le problème systémique de la spécification catégorielle (déjà aperçu par
Vuillemin : ibid., p. 40) comme moteur de cette « phénoménologie », sans inverser pour
autant le rapport entre table des catégories et système des principes comme le suggère Vuille-
min en suivant les néo-kantiens.
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528 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

motive la nécessité de la « construction métaphysique ». En d’autres termes,


il n’y a pas de subsomption possible des objets empiriques sous les catégo-
ries schématisées, ce qui peut sembler paradoxal au regard de la doctrine
du schématisme, qui semblait devoir prendre en charge le problème de la
subsomption du singulier sous le général 52. Pour comprendre la spécificité
du registre de la métaphysique kantienne de la nature, il faut au contraire
prendre garde au fait que cet écart entre objet en général et objet empirique
est constitutif de la philosophie critique de Kant, c’est le nerf même de la
constitution de l’expérience possible. Cet écart apparaîtrait ainsi non comme
un simple manque, mais positivement, comme une structure essentielle au
système kantien.
Saisir la raison d’être de ce hiatus et son caractère constitutif engage
donc à revenir au problème névralgique qui se pose à l’articulation entre
analytique des concepts et analytique des principes. Kant y introduit la
faculté de juger comme la faculté prenant en charge un problème de sub-
somption : comment peut-on subsumer le particulier sous le général sans
tomber dans une régression à l’infini 53 ? Pourtant, au lieu de traiter de ce
schématisme empirique, Kant traite du schématisme transcendantal qui lui
sert de fondement 54. Cette substitution est étrange, car le problème qui se
pose alors semble plus redoutable encore : on a désormais affaire à des
concepts absolument vides (les catégories). On voit mal comment le sché-
matisme transcendantal qui établit prétendument la possibilité d’une réfé-
rence des concepts purs à l’intuition peut rendre possible un quelconque
schématisme empirique, confronté lui au varié infiniment concret. Non
seulement Kant omet de résoudre le problème du schématisme empirique,
mais il manifeste l’incommensurabilité entre les deux types de schématismes
et de concepts : transcendantaux et empiriques. C’est ce que l’on pourrait
appeler hiatus transcendantal, et qui pose un singulier problème de spéci-
fication 55.
Par le traitement du schématisme transcendantal à travers le déploie-
ment du système des principes, on a simplement établi la possibilité d’une
légalité de l’expérience (ou plutôt la légalité de l’expérience possible), mais
non les lois particulières qui régissent une expérience réelle, empirique :
c’est en quelque sorte une légalité sans loi, ou une objectivité sans objet.

52. CRP B 171/A 132 : « So ist Urteilskraft das Vermögen unter Regeln zu subsu-
miern, d.i. zu unterscheiden, ob etwas unter einer gegebenen Regel (casus datae legis) stehe,
oder nicht. »
53. CRP B 172/A 133.
54. CRP B 176/A 137. Cette substitution n’est donc que le revers méthodologique du
hiatus transcendantal.
55. Pour un usage kantien de ce terme en contexte logique et transcendantal, voir par
exemple la formulation d’une loi de la spécification en CRP B 684/A 656 ou encore la
définition du terme dans la première Introduction à la Critique de la faculté de juger : Ak.
A. XX 214-215.
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La construction métaphysique comme modélisation 529

Autrement dit, la tâche de l’analytique de principes est seulement de procé-


der à une première spécification de la structure de l’objet en général (objet
transcendantal), en émettant des critères (les principes) sous lesquels l’objet
en général peut se référer à du divers formel donné (i.e. de l’intuition pure).
Les principes se réfèrent donc à la forme des objets singuliers, i.e. à du
divers formel, et non à du divers empirique. Ils sont soumis au paradoxe
suivant : s’ils décrivent la structure de la singularité, ils ne peuvent pas se
référer effectivement aux objets singuliers. S’ils se réfèrent à la singularité
même, ils ne se réfèrent pas à des singuliers déterminables. L’objectité dont
il est question ici ne doit pas être confondue avec la matérialité de l’objet :
elle est la forme de tout objet du discours en tant que tel, et, à ce titre, une
détermination strictement logique (et uniquement au sens de la logique
transcendantale) qui fait abstraction de la matérialité de l’objet. C’est ainsi
que nous interprétons la manœuvre kantienne au cœur du schématisme :
la substitution du schématisme transcendantal au schématisme empirique
provoque la suspension de la problématique subsomptive principale dont
le nerf est le singulier comme « idéal de la raison » (la découverte de l’idéa-
lité de tout singulier, du fait qu’on doit le penser comme infiniment déter-
miné et à ce titre radicalement hétérogène au concept). Donc si la matière
se présente sous la forme d’un existant singulier, son concept dépasse déjà
le cadre des seuls principes de l’entendement ; elle ne saurait notamment
se confondre avec la substance.
Si la science de la nature véritable doit être comme l’indique Kant la
science du principe d’existence des objets empiriques, on attend d’elle
qu’elle formule, au-delà des simples requisits formels de l’expérience pos-
sible, des lois causales déterminées. Or pour cela, on doit disposer de critères
de spécification qui ne sont pas donnés au stade de l’analytique des prin-
cipes : c’est le fameux Restproblem qui structure selon la lecture magistrale
de Peter Baumanns la dynamique du système kantien, d’abord dans la dia-
lectique, puis dans les Premiers Principes et enfin dans l’Opus Postumum 56.
Prenons l’exemple central de la causalité (c’est la catégorie principale
d’explication des lois de la nature, et à vrai dire, le principe central de
l’analytique). La seconde analogie de l’expérience formule une détermina-
tion minimale de la structure de la causalité (la succession temporelle), mais
il est clair qu’il n’y a pas là une détermination de nature à discerner la
causalité dans les objets empiriques : la notion de succession temporelle ne
se confond pas avec celle de causalité. Il manque un certain nombre de
critères susceptibles d’assigner la causalité à tel ou tel phénomène empi-
rique. Ce n’est pas l’objet de l’analytique, qui établit simplement la légalité

56. Baumanns évoque l’idée d’un Restproblem uniquement pour la transition de l’analy-
tique vers la dialectique (P. Baumanns, Kants Theorie der Erkenntnis, op. cit., p. 707-712, et
en particulier p. 711. Il découle néanmoins implicitement de ses remarques sur les Premiers
principes (ibid., p. 782-787) qu’il s’agit d’un problème bien plus large, caractéristique du
fonctionnement particulier d’une logique transcendantale.
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530 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

de l’expérience possible. Est-ce à dire que le problème contourné à l’orée


du schématisme est tout simplement réitéré dans les Premiers principes ?
Serait-on vraiment retombé en deçà du schématisme ?
C’est ce que pourrait suggérer, outre le parallèle formel frappant entre
les deux textes, la définition liminaire de la nature qui fait apparaître en
note la différence entre Wesen et Natur 57. Mais l’analyse succincte de la
logique kantienne de la spécification montre qu’il s’agit bien d’un Restpro-
blem de la subsomption des objets empiriques sous les catégories schémati-
sées. Pour spécifier les catégories schématisées il faut apparemment
intercaler quelque chose entre les objets et les catégories schématisées : c’est
le rôle d’un concept très particulier que l’on construit, celui de matière
en général. La topique kantienne de la spécification s’enrichit ainsi par
la métaphysique de la nature d’une nouvelle forme de spécification. La
spécification des catégories en vue de leur référence au divers formel était
schématique (elle mettait en œuvre des schèmes), celle des catégories sché-
matisées en vue de la constitution d’un système était projective 58, et à
présent, Kant nous présente un autre type de spécification des catégories
schématisées, que nous appelons provisoirement « constructif ». Il nous faut
comprendre pourquoi la métaphysique ne prend en charge qu’un Restpro-
blem de l’analytique, et ne reproduit pas exactement le problème qui se
posait au sortir de la déduction transcendantale des catégories. Pour cela,
on peut se poser la question suivante : qu’est-ce qui dans l’héritage transcen-
dantal permet de déplacer le problème tel qu’il était construit au début du
texte de la Critique ?
Le principe même sur lequel repose tout le schématisme montre à quel
point il n’est pas une simple esquive du problème, en dépit des Restprobleme
qu’il semble devoir sans cesse générer : c’est l’introduction du nombre
comme schème de la quantité. La découverte sur laquelle le schématisme
transcendantal se fonde est que le nombre est la forme de la référence
catégorielle au singulier. Cette découverte est notamment connue sous la
forme dont l’ont parée les débats autour de la crise des fondements mathé-
matiques, celle de l’intuitionnisme kantien 59. Il y a une irréductibilité du
mathématique au logique, précisément parce que le nombre produit une
référence à la pure singularité qui n’est pas reproductible de manière simple
en termes logiques. Le schématisme consiste dans son ensemble à référer le
problème de la subsomption à la solution partielle de la désignation du

57. Ak. A. IV 467, Anm. : « Wesen ist das erste, innere Princip alles dessen, was zur
Möglichkeit eines Dinges gehört. Daher kann man den geometrischen Figuren (da in ihrem
Begriffe nichts, was ein Dasein ausdrückte, gedacht wird) nur ein Wesen, nicht aber eine
Natur beilegen ».
58. Comme le suggère le passage CRP B 673/ A 645, bien remarqué par Baumanns
(P. Baumanns, Kants Theorie der Erkenntnis, op. cit., p. 707).
59. Pour une interprétation systématique de ce trait du système kantien, il faut se
reporter au recueil classique de Vuillemin : Jules Vuillemin, L’Intuitionisme kantien, Paris,
Vrin, 1994.
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La construction métaphysique comme modélisation 531

singulier par le nombre. L’élément de la référence catégorielle au singulier


(dans un premier temps de la diversité formelle de l’intuition) est le nombre,
qui permet ensuite la schématisation dans son ensemble, et de ce fait, la
première spécification des catégories pures. Cet aspect du schématisme de
la Critique est quelque peu occulté par les lectures qui veulent reconnaître
de manière mécanique la table des catégories dans le schématisme puis dans
le système des principes. C’est là la véritable source du statut accordé aux
mathématiques 60, qui n’est pas le reflet d’un effet de mode ou d’une sorte
de tropisme kantien, mais l’expression d’une découverte fondamentale
dépassant largement le contenu du texte principal des Premiers Principes. Il
ne peut y avoir de science authentique de la nature que mathématique,
seulement parce que le nombre est le principe de spécification des catégories
dans le divers formel de l’intuition.
L’introduction soudaine du nombre, en permettant la schématisation
de l’ensemble du système catégorial, produit en outre un certain nombre
de motifs conceptuels et enrichit substantiellement le mobilier conceptuel
critique 61. En particulier, la schématisation des catégories de la relation
articule enfin de manière satisfaisante les deux termes de la distinction
opérée dès l’esthétique transcendantale entre sens interne et sens externe et
permet ainsi de conférer à ces motifs une signification véritablement for-
melle (et non perceptive, psychologique ou réaliste) qui n’est pas sans inci-
dence sur la « construction métaphysique » à décrire. La schématisation de
la relation exige cette corrélation entre sens externe et sens interne, et la
pseudo-schématisation de la modalité fait voir une certaine priorité du sens
externe conditionnant toute la spécification. Comme le note Kant, l’attesta-
tion de l’objectivité des catégories ne pourra s’opérer que dans le sens
externe, et on retrouve dans les Premiers Principes ce constat formulé de
deux manières : d’abord sous la forme de l’exclusion de la psychologie du
domaine des sciences de la nature, puis de manière explicite à la fin de la
préface 62. Mais cette précision est subordonnée à la dimension mathéma-
tique du schématisme, et c’est une erreur de l’en affranchir et de vouloir

60. Voir la célèbre affirmation de Kant qui entérine le tournant mathématique des
sciences de la nature en Ak. A. IV 470 : « J’affirme cependant que dans toute doctrine
spéciale de la nature, il ne peut se trouver plus de science proprement dite qu’il ne se
trouve de mathématique en elle » (trad. A. Pelletier p. 62). Or, comme nous allons le voir,
contrairement à la spécification de la matière en mouvement local, ce tournant mathéma-
tique est bien une conséquence nécessaire de la philosophie transcendantale.
61. Nous renonçons à exposer ici le rapport entre la spécification des catégories sché-
matisées en vue de l’élaboration d’un système de loi (dialectique transcendantale) et le
problème de la spécification des Premiers principes. Pierre Kerszberg est très attentif à l’articu-
lation entre dialectique et Premiers principes : voir notamment P. Kerszberg, Kant et la nature,
op. cit., p. 227-230.
62. Pour l’exclusion de la psychologie : Ak. A. IV 471, pour la remarque en fin de
préface : Ak. A. IV 478. Michael Friedman est attentif à ce parallèle dans son commentaire :
Michael Friedman, Kant’s construction of Nature, Cambridge, Cambridge University Press,
2013, p. 8.
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532 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

ainsi déduire (comme semble à première vue le suggérer Kant) de la déter-


mination de la matière comme objet du sens externe le principe (déductif )
de sa spécification en mouvement.

II.2. Quelle nécessité ? Déduction et construction


Il ressort en effet de l’analyse du problème de la spécification que la
nécessité porte moins sur le produit de la construction (le concept de mou-
vement), que sur la nécessité d’une construction. L’application des catégo-
ries schématisées au divers empirique suppose que soit réglé le problème de
l’application des mathématiques au divers empirique, problème épistémolo-
gique pris en charge par les Premiers Principes. Manifestement, la schémati-
sation des catégories ne produit pas les critères d’une telle application et il
faut donc intercaler une construction entre le réel et les catégories schémati-
sées pour garantir cette applicabilité. Mais la forme elle-même de cette
construction ne peut apparemment pas être directement déduite de la phi-
losophie transcendantale. C’est là tout l’enjeu de la spécification qui anime
la métaphysique de la nature. Cette construction n’est pas une déduction,
car c’est une procédure partiellement contingente : le mouvement n’est pas
la seule construction possible pour mathématiser le réel (c’est un fait que
l’histoire des sciences a rapidement montré, et que Kant lui-même envisage
dans l’Opus postumum). En réalité, la formulation même de la « nécessité »
par Kant le laissait déjà entendre : « mußte » a une tonalité narrative et il
ne faut pas l’entendre univoquement comme nécessité logique (on aurait
dans ce cas « muß » 63). Kant soulignerait alors simplement l’autorité que
la tradition philosophique procure à un tel modèle. Quant à la pseudo-
définition, elle ne serait qu’une plausibilisation provisoire d’une telle
construction, dont l’effectivité ne serait de toute façon attestable qu’à la fin
du traité, lorsqu’on aura montré la possibilité de construire l’ensemble des
déterminations du concept de mouvement (par exemple le problème de
son relativisme dont traite le chapitre de la Phénoménologie 64).
La nécessité porte en somme sur une conséquence métaphysique plus
inattendue du système kantien. Interpréter la tâche de la métaphysique
de la nature comme spécification des catégories manifeste une nécessité
systémique de la métaphysique de la nature du point de vue du système
dans son ensemble. Cette interprétation en fait non une simple application
locale ou thématique des catégories, mais une condition nécessaire pour
s’assurer d’un contenu objectif des catégories elles-mêmes, et ce faisant,

63. C’est la raison pour laquelle il nous semble préférable d’opter pour une traduction
littérale qui conserve une certaine ambiguïté, en n’exprimant pas uniquement une nécessité
stricte au passé, mais éventuellement une forme atténuée de nécessité acquérant une tonalité
presque narrative. C’est le choix de Gibelin (op. cit., p. 20), Andler et Chavannes (op. cit.,
p. 11) qui traduisent : « la détermination fondamentale […] devait [nous soulignons] être
le mouvement ».
64. Voir P. Kerszberg, Kant et la nature, op. cit., en particulier p. 77-138.
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La construction métaphysique comme modélisation 533

pour les distinguer des simples Schwärmereien des visionnaires. Seule cette
spécification des catégories permet de garantir une réalité objective à celles-
ci qui sont vides en elles-mêmes, sans objet, ni signification, et préserve
ainsi le système transcendantal des dérives idéalistes dont certains l’accusent.
Pour Kant, pas de métaphysique sans physique (mathématique !). Cette décou-
verte a une riche postérité philosophique : dans les tentatives répétées de
l’Opus postumum pour achever la spécification, dans une lecture en partie
positiviste de certains néo-kantiens (qui identifient épistémologie et méta-
physique en forçant cette interdépendance), ou encore chez Schelling, dans
l’idée d’une Naturphilosophie qui serait l’envers de la philosophie transcen-
dantale 65. Elle nous invite en outre à reconsidérer l’analyse du mouvement
menée plus haut.

II.3. Vers le modèle


Situer la construction métaphysique de la matière dans la spécification
des catégories conduit au résultat suivant : puisque la connaissance de la
nature se réfère à l’existence des objets empiriques singuliers, elle doit sub-
stituer aux antinomies d’une détermination ontologique de la nature un
concept fonctionnel à construire pour garantir l’applicabilité des mathéma-
tiques. C’est ainsi que Jules Vuillemin décrit cette procédure :

Parce qu’elle ne manipule que de purs concepts, la déduction transcendantale


n’a affaire qu’à des principes, dont elle établit l’objectivité et le domaine de validité
en fonction de la possibilité de l’expérience. Elle ne nous fournit par conséquent
aucune connaissance à proprement parler. Une connaissance n’apparaît qu’au
moment où l’on peut construire de tels concepts dans l’intuition, c’est-à-dire où
l’on passe des principes aux théorèmes. Mais ce passage n’est possible que dans la
métaphysique de la nature, et il l’est parce que les principes n’y portent plus sur
les conditions transcendantales de la connaissance, mais sur l’objet transcendantal
lui-même dans la mesure où, de la présence empirique de la sensation, nous conservons
ce qui est juste nécessaire pour penser la matière, c’est-à-dire le mouvement 66.

Ce faisant, il identifie admirablement la forme de la (nécessaire) spéci-


fication des principes et concepts transcendantaux : une modélisation que
Kant décrit, faute de mieux, comme une « construction métaphysique ».
Notre détour par les modalités d’articulation de la constitution transcen-
dantale et de la construction métaphysique nous révèle finalement que le
rapport qui les unit est celui d’une spécification qui d’une part est néces-
saire, et d’autre part prend nécessairement la forme d’une modélisation. Il
faut à présent a) préciser ce que ce terme peut vouloir dire dans le contexte
65. Par exemple dans l’Einleitung zu dem Entwurf eines Systems der Naturphilosphie :
Schellings Werke, ed. Manfred Schröter, Bd. II, München, Beck, (19271), 19924, p. 272-
273.
66. J. Vuillemin, Physique et Métaphysique kantiennes, op. cit., p. 38-39 (nous
soulignons).
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534 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

du projet de métaphysique de la nature de Kant, b) vérifier que l’on peut


identifier dans ce schème particulier l’origine du contexte amphibolique
relevé au début de l’analyse.

III. Pas de physique sans métaphysique

En réponse aux apories d’une approche déductive, on peut alors formu-


ler une nouvelle hypothèse d’interprétation : la « construction métaphy-
sique » de la matière décrirait avec précision le processus de modélisation
caractéristique des théories physiques mathématiques contemporaines de
Kant. Cette hypothèse a l’avantage d’ancrer le texte kantien dans son
contexte épistémologique propre et de rendre compte aussi bien de l’hésita-
tion entre empirisme et transcendantalisme que du climat amphibolique
dans lequel s’inscrit cette alternative. Elle est parfaitement compatible avec
la tonalité méthodologique souvent relevée dans la préface 67.

III.1. Description du modèle


La construction métaphysique est selon cette interprétation l’élabora-
tion d’un modèle, c’est-à-dire la description d’un concept de matière sus-
ceptible de mathématisation. Il faut montrer qu’à l’aide des déterminations
métaphysiques héritées du système critique, on peut produire un concept
de matière compatible avec une théorie mathématique du monde physique,
dont la théorie newtonienne de l’attraction des corps est la représentante la
plus illustre. On sait que Kant fut particulièrement attentif à la spécificité
méthodique des sciences expérimentales, puisqu’on en retrouve des traces
importantes dans des textes aussi stratégiques de l’édifice critique que les
deux préfaces de la Critique de la raison pure. Il n’est pas étonnant que le
philosophe de Königsberg ait ainsi clairement identifié le fonctionnement
particulier de la modélisation. Sans préjuger des études historiques et épisté-
mologiques à mener sur le rôle du modèle 68, tâchons de montrer que la
67. Voir par exemple L. Schäfer, Kants Metaphysik der Natur, op. cit., p. 19. Cette
dimension méthodologique apparaît nettement en Ak. A. IV 473.
68. Il faudrait bien sûr étudier précisément l’instanciation historique de la notion de
modèle dans la physique contemporaine de Kant. Il y a des raisons plus historiques que
conceptuelles pour lesquelles le terme de « modèle » semble s’être imposé plutôt dans le
discours biologique. Elles ne sont apparemment pas sans lien avec l’attribution à Newton
d’une position réaliste. La préface des Premiers principes démontre qu’on ne peut aucune-
ment attribuer cette position à Kant, et motive de ce fait l’emploi du terme « modèle ». Sur
le contexte épistémologique de l’apparition tardive de la notion en philosophie des sciences,
voir Suzanne Bachelard, « Quelques aspects historiques des notions de modèle et de justifi-
cation des modèles », in P. Delattre, M. Thellier (dir.), Élaboration et justification des modèles.
Applications en biologie, t. I, Paris, Maloine, 1979, p. 9-20 et pour une description formelle
des caractéristiques minimales du modèle, dans le même ouvrage collectif : René Thom,
« Modélisation et scientificité », p. 21-30. Bruno Haas a récemment tenté de montrer
l’empreinte de la notion de modèle dans la logique hégélienne de l’objectivité : Bruno Haas,
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La construction métaphysique comme modélisation 535

« construction métaphysique » s’identifie à une modélisation à partir d’une


description générique de ce mécanisme.
Un modèle est un objet dont on se sert pour représenter une autre
réalité afin d’expliquer son fonctionnement 69. La fécondité heuristique du
modèle lui est conférée par sa simplicité : en faisant abstraction de toute
une série de déterminations, on remplace une réalité observable complexe
par une réalité observable plus simple. Le paradoxe du registre modélisant
(qui constitue aussi sa spécificité) est que la modélisation peut ensuite se
passer de l’objet modélisé : on observe paradoxalement non l’objet même,
mais son modèle. L’explicans (ici le mouvement) se substitue pleinement à
l’explicandum (la matière) : la matière est alors envisagée sous la seule pers-
pective de sa mobilité, conformément à la détermination inaugurale de la
matière phoronomique comme « le mobile dans l’espace 70 ».
On peut alors interpréter la préface kantienne comme la découverte du
caractère nécessairement modélisant de la spécification des catégories schéma-
tisées en vue de leur application au divers empirique. D’une part, ceci permet
de comprendre ce que Kant entend par la « décomposition » d’un concept
donné (« Zergliederung »), puisque le modèle est une construction à partir
d’éléments empiriques. D’autre part, le problème de la spécification, qui
restait insoluble tant qu’on n’admettait pas la possibilité d’un apport empi-
rique, apparaît sous un jour nouveau. Bien que cet apport comporte une
référence à l’empirie, en ce que le modèle est d’habitude choisi parmi des
dispositifs techniques existants, il tire sa rigueur de sa construction en fonc-
tion de certaines propriétés théoriques, telles que sa capacité à être mathéma-
tisé. Le modèle permet ainsi de résoudre le problème de la spécification et
de la subsomption qui pesait encore sur les « principes ». On intercale un
concept d’un genre nouveau qui a pour particularité d’être un concept
général que l’on traite comme un objet empirique singulier : le modèle est
en effet un général qui a la forme d’un singulier. Il acquiert cette forme au
cours de la construction, et notamment grâce au nombre qui permet en tant
que schème transcendantal de la quantité d’établir la référence précise à des
termes singuliers parfaitement déterminables.
C’est ainsi que le schématisme de la quantité est l’intermédiaire obliga-
toire de toute spécification de l’appareil catégorial élaboré dans la première
Critique. Ce procédé d’abstraction conserve une généralité au concept
obtenu grâce à l’homogénéité nécessaire à tout objet susceptible d’être

« Théorie de la modélisation », in J.-R. Seba, G. Lejeune (dir.), Hegel : une pensée de l’objecti-
vité, Paris, Kimé, 2017, p. 147-166.
69. On remarquera néanmoins que cette définition provisoire est proche de certaines
tentatives modernes de définition du concept, comme celle de Marvin Minsky : « Pour un
observateur B, un objet A* est un modèle d’un objet A dans la mesure où B peut utiliser
A* pour répondre à des questions qui l’intéressent au sujet de A », traduite et citée par
Franck Varenne, Théorie, réalité, modèle, Paris, Editions matériologiques, 2013, p. 134.
70. « La matière est ce qui est mobile dans l’espace », trad. A. Pelletier p. 79 (définition
1 de la Phoronomie), Ak. A. IV 480 : « Materie ist das Bewegliche im Raume ».
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536 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

quantifié par le nombre, tout en le considérant comme un objet singulier,


puisqu’il est forcément situable dans un espace mathématisé par le schème
de la quantité. C’est cette généralité qui ouvre la possibilité d’une induc-
tion, et donc in fine de formuler des jugements objectifs (nécessairement
généraux). En retenant de la matière empirique les seules déterminations
susceptibles d’être référées aux catégories schématisées, c’est-à-dire pour le
dire rapidement, mathématisables, on s’offre la possibilité de se référer à la
diversité formelle du divers empirique, et de faire une science universelle
qui porte sur des singuliers. Il est curieux de constater que les mathéma-
tiques dans cette compréhension, prennent en charge non la généralité de
la démonstration, mais la référence à la singularité. Ainsi, la modélisation
doit permettre par analogie avec la construction mathématique de raisonner
en général in concreto 71.
Cette description nouvelle de la modélisation permet de préciser l’erreur
de l’approche transcendantaliste, qui confond la forme générale de la singu-
larité (le nombre) et l’un de ses modèles possibles (le mouvement). Si l’on
peut facilement montrer à l’aide de la conception du mouvement de la
première Critique que le mouvement est bien un modèle possible de la
matière, rien n’indique qu’il soit le seul modèle possible et qu’on puisse
donc en produire une véritable déduction (métaphysique ou transcendan-
tale). L’idée même de construction suggère au contraire que plusieurs
constructions sont possibles et qu’elles sont pour partie contingentes. Le
modèle du mouvement local est élaboré par Kant au regard de la théorie
newtonienne de la physique et s’accorde parfaitement avec elle 72. On peut
cependant construire d’autres modèles mathématiques de la nature que
celui du mouvement local. Kant reviendra d’ailleurs lui-même sur ce choix
dans l’Opus postumun en complétant le modèle du mouvement local par
l’adjonction de la chaleur.

III.2. Le modèle comme foyer de l’amphibolie de la métaphysique


de la nature
Montrons en conséquence que c’est bien le modèle qui génère les diffé-
rentes amphibolies décrites plus haut. La préface des Premiers Principes
dévoile le caractère amphibolique de l’objet technique 73 que Kant décrit
implicitement comme un concept général considéré comme un singulier.
71. Comme nous l’avons vu dans la première partie, Lothar Schäfer semble avoir une
lecture analogue de cette construction métaphysique, sans pour autant la désigner clairement
comme « modèle ».
72. Gerd Buchdahl est sensible à cette dimension contingente de la construction :
Gerd Buchdahl, « Der Begriff der Gesetzmäßigkeit in Kants Philosophie der Naturwissen-
schaft », in P. Heintel, L. Nagl (ed.), Zur Kantforschung der Gegenwart, Darmstadt, Wissen-
schaftliche Buchgesellschaft, 1981, p. 117-118.
73. L’étrange amphibolie qui règne dans la métaphysique kantienne de la nature est
donc l’expression des particularités du mode d’existence des objets techniques au sens de
Simondon (Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier Mon-
taigne, 1958).
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La construction métaphysique comme modélisation 537

Il n’y a donc pas lieu de choisir entre analyse empiriste ou transcendan-


taliste, puisque cette amphibolie est constitutive du statut ontologique de
l’objet décrit et résulte de la procédure de modélisation rendue nécessaire
par le registre transcendantal et la problématique de la spécification catégo-
rielle. La description de ce statut logique et ontologique (de concept général
considéré comme objet particulier) permet de rendre compte des amphibo-
lies rapportées plus haut, marquées par le brouillage des couples critiques
analyse/synthèse, construction/analyse et a priori/ a posteriori.
La « Zergliederung » ne vise donc pas une décomposition complète au
sens logique du terme, mais la construction d’un concept qui doit être
homogène à l’héritage logique et ontologique de la Critique et qui permet
d’établir la référence de concepts purs à des objets singuliers grâce à l’inter-
vention systématique du nombre. La décomposition est bien synthétique,
car elle est paradoxalement une construction. En outre, la matière en
général procède d’une analyse empirique, et pourtant elle peut être com-
plète : sa complétude provient de sa mise en adéquation avec le système
catégoriel, elle est à ce titre une complétude fonctionnelle. Le concept de
matière est un concept pris isolément (« abgesondert »), et pourtant, cela
ne signifie pas que l’on analyse le concept logique de la matière, mais que
l’on isole la notion de matière pour opérer la réduction constitutive de la
modélisation. Cette analyse peut être en ce sens empirique sans mettre en
jeu d’expérience particulière, car la réduction n’est pas obtenue seulement
par abstraction ou induction généralisante, dans la mesure où l’analyse-
construction est guidée par le schème catégoriel dans son ensemble.
On comprend alors ce qui rend cette construction « métaphysique » :
bien qu’elle vise à garantir l’applicabilité des mathématiques à l’ontologie
de la Critique, cette investigation n’a en soi rien de mathématique, en
dépit de l’imitation du mode d’exposition mathématique choisi par Kant 74.
L’objet de la métaphysique de la nature est la description d’un concept
de mouvement susceptible de s’accorder d’une part avec les conceptions
métaphysiques de la Critique et d’autre part avec la description newto-
nienne de l’attraction. Elle a en particulier pour but de montrer quels
concepts sont requis pour spécifier les catégories schématisées. Cette investi-
gation ne produit pas de lois de la nature à proprement parler, mais
démontre la possibilité d’accorder les concepts métaphysiques implicites
produits par la modélisation newtonienne de la matière avec la description
de la nature que prescrit le discours transcendantal. Cette modélisation a
certes une dimension mathématique (tout modèle étant lié à une mesure),
mais la construction du modèle n’est pas elle-même mathématique et
repose sur des prémisses métaphysiques. Le caractère de modélisation de la
doctrine de la nature a donc une conséquence étonnante, celle de réfuter
l’idée d’une science physique purement mathématique. Elle nécessite
l’introduction de notions empiriques choisies et posées librement afin de

74. Ak. A. IV 478.


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538 Physique et métaphysique dans la pensée allemande, de Kant à Heidegger

définir non la réalité telle qu’elle est, mais seulement un modèle de celle-
ci, à travers lequel les principes peuvent en fin de compte être appliqués de
manière systématique à une réalité multiforme. Pour Kant, pas de physique
sans métaphysique. Toute physique mathématique crée sa propre métaphy-
sique, car il faut appliquer les opérations mathématiques à un objet, et cet
objet ne saurait être l’objet empirique lui-même. Or cet objet d’application
des mathématiques n’est lui-même pas un objet mathématique, mais un
concept qui fonctionne de manière bien particulière, comme un modèle.
Une physique produit toujours de facto une métaphysique implicite, induite
par les concepts dont elle use dans son modèle. Celle-ci est le reflet du jeu
des concepts métaphysiques sur lesquels repose sa mathématisation. Kant
dévoile donc la métaphysique qui permet de décrire l’horizon ontologique
des procédures scientifiques contemporaines, et il fait ce à quoi Newton a
toujours rechigné en posant dogmatiquement l’idée d’un espace absolu 75.
Nous avons déjà décrit plus haut la solution de la dernière amphibolie,
celle qui affecte la nécessité caractérisant la construction du mouvement.
Ajoutons simplement que le modèle est a priori parce qu’il résulte d’une
construction hors de l’expérience, et qui précède en un sens l’expérimenta-
tion. Il est a priori parce que bien qu’il soit un concept empirique, il doit
être construit avant l’explication pour que celle-ci puisse faire valoir la
réalité objective des catégories a posteriori.
La découverte de Kant, qui, de prime abord, ne semble pas révolution-
naire, est que le discours sur les objets empiriques est nécessairement un
discours modélisant. La pointe épistémologique et surtout métaphysique de
cette découverte ne subsiste que si on entend la nécessité du recours au
modèle. Ce dernier n’apparaît pas comme simple outil à disposition de la
science de la nature : il en est la structure nécessaire. Si cette thèse ne nous
surprend pas vraiment, nous autres modernes, elle est inédite du temps de
Kant, en tout cas dans cette ampleur et dans cette univocité. Et l’étrangeté
de la thèse est d’autant plus frappante si l’on considère que cette référence
à la nature est nécessaire à la pérennité du système transcendantal entier :
la philosophie recherche l’attestation du sens de ses catégories dans un dis-
cours sur la nature qui pourtant est condamné à ne pouvoir s’y référer
directement. Cette corrélation inédite entre une métaphysique qui ne peut
se passer d’attestation physique, et une physique qui ne peut se construire
sans discours métaphysique est constitutive de la philosophie critique. Elle
sert pour longtemps de catalyseur à des formes très différentes de discours
sur la nature, tout en étant l’indice d’une aliénation radicale du rapport à

75. Perspective que l’on retrouve dans l’heureuse formulation de la tâche de l’exégèse
des Premiers principes selon Kerszberg : « En quoi la relativisation de l’absolu (Kant) permet-
elle de comprendre l’absolutisation du relatif (Newton) ? », P. Kerszberg, Kant et la nature,
op. cit., p. 92.
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La construction métaphysique comme modélisation 539

la nature dont les romantiques et les idéalistes se feront l’écho en voulant


par exemple « redonner des ailes à la physique 76 ».
François OTTMANN
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

76. Selon l’expression de l’auteur de l’« älteste Systemprogramm » : « Ich möchte unsrer
langsamen an Experimenten mühsam schreitenden – Physik, einmal wieder Flügel geben »
(R. Bubner (ed.), Das Älteste Systemprogramm. Studien zur Frühgeschichte des deutschen Idea-
lismus, Hegel Studien Beiheft 9, 1982, p. 263).

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