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A.

Brenner 2020-2021 M1-V22PH5

Chapitre 3

Philosophie scientifique et épistémologie

§1 La réception de L’avenir de la science

La publication par Renan de L’avenir de la science en 1890 a pour effet d’attirer de


nouveau l’attention sur le projet d’une philosophie scientifique. Abel Rey, qui entreprend
une thèse de doctorat vers 1895, tient manifestement Renan en estime. Des années plus
tard, dans son article « Vers un positivisme absolu », il dévoile ses convictions en ces
termes :

« C’est le secret de l’avenir de savoir si la science pourra un jour ‘donner à l’humanité ce qui
lui manque : un symbole et une loi’, selon la belle expression de Renan […]. Mais une
philosophie n’y pourrait-elle point parvenir, si elle sortait par la force des choses d’une œuvre
aussi collective et aussi susceptible de rallier le consentement général, que la science dans
son évolution actuelle ? […] Cette philosophie scientifique […] serait œuvre collective non
seulement par ceux qui explicitement concourent à sa systématisation, mais encore par tous
ceux qui implicitement fournissent ses matériaux. Elle ne ressemblerait donc guère aux
tentatives anciennes, du genre de celle de Comte. »1

Rey manifeste cependant une certaine prudence vis-à-vis du projet formulé par
Renan dans sa jeunesse. Il ne saurait s’agir que d’un idéal vers lequel tendent nos efforts.
Mais c’est sur ce modèle, plus pluraliste et moins hiérarchique que celui de Comte, qu’il
s’appuie.

1
Abel Rey, « Vers un positivisme absolu », dans A. Brenner, Les textes fondateurs de l’épistémologie
française, Paris, Hermann, p. 211. Renan est une source d’inspiration de Rey, voir La philosophie moderne,
Paris, Flammarion, 1908, pp. 306, 321.
30

De façon analogue, Gaston Milhaud cite Renan en épigraphe de son premier ouvrage
Leçons sur les origines de la science grecque de 1893, à propos de la formule du miracle
de la Grèce antique. Il donne en conclusion ce commentaire : « C’était vraiment la
naissance de la raison et de la liberté2. » Il s’appuie encore sur Renan pour défendre sa
thèse de la science désintéressée3. Mais il perçoit chez lui une influence persistante de
Comte et de ce qu’il n’hésite pas à appeler sa philosophie scientifique. Milhaud prend
alors ses distances. Il évoque la lecture de travaux intervenus entre-temps, dont ceux de
l’historien des sciences Paul Tannery : cette lecture « est certainement une de celle qui
ont le plus contribué à me mettre en défiance contre la philosophie scientifique de
Comte »4.

§2 Les conventions en science

La réception du livre de Renan coïncide avec un vigoureux développement de la


philosophie des sciences signalé par les premiers textes de Poincaré et de Duhem. C’est
Poincaré qui donne le signal de départ de la discussion. Dès 1891, dans « Les géométries
non euclidiennes », il introduit de manière audacieuse le terme de convention pour
caractériser les axiomes de la géométrie : ce ne sont ni des jugements synthétiques a
priori ni des faits expérimentaux. Par là, il prétend dépasser l’alternative traditionnelle de
l’a priori et de l’empirique. Il rejette explicitement à la fois la conception d’Emmanuel Kant
et celle de John Stuart Mill. Cette prise de position s’appuie sur la révolution qui s’est
opérée en mathématiques avec la découverte des géométries non euclidiennes.
La thèse de Poincaré au sujet des hypothèses géométriques constitue le cœur de
l’exposé systématique qu’il donnera, une dizaine d’années plus tard, dans La science et
l’hypothèse. Dans cet ouvrage, Poincaré précise à la fois le rôle et les limites des
conventions dans les différentes branches des sciences mathématiques et physiques. Il
s’agit de répondre à la question de l’application du langage mathématique à la réalité

2
Milhaud, Leçons sur la naissance de la science grecque, Paris, Alcan, 1893, p. 306.
3
Milhaud, Le rationnel (1898), Paris, Alcan, 1939, p. 89-91.
4
Milhaud, Nouvelles études sur l’histoire de la pensée scientifique, Paris , Alcan, 1911.
31

physique. Entre la sphère a priori des mathématiques pures et la sphère a posteriori de


la physique expérimentale s’intercalent les sciences intermédiaires que sont la géométrie,
la mécanique et certaines parties de la physique théorique. Poincaré étend sa thèse,
qualifiant de conventions les principes très généraux de la physique, tel que le principe
d’inertie.
Mais c’est Duhem qui donne, dans ce domaine, la formulation la plus marquante. Sa
conception est suscitée par la crise qui secoue la physique : la constitution d’une
thermodynamique indépendante de la mécanique. Duhem commence à exposer ses
idées au même moment que Poincaré. Il emploie lui aussi le concept de convention : les
hypothèses de la physique n’émanent pas directement de l’expérience ; elles
représentent le libre choix du théoricien5. Cette coïncidence ne manque pas de frapper
leurs contemporains. Dans son article de 1894, « Quelques réflexions au sujet de la
physique expérimentale », Duhem énonce sa thèse dite holiste: une expérience de
physique ne peut jamais condamner une hypothèse isolée, mais seulement tout un
ensemble théorique.
Cette analyse de la physique expérimentale fournit la clé de voute de la présentation
proposée par Duhem, en 1906, dans La théorie physique, son objet et sa structure. En
effet, le contrôle expérimental dont il est question figure l’une des quatre opérations
constitutives de la construction théorique. Ces opérations s’accompagnent d’une
définition du but de la théorie : fournir une représentation abstraite des lois expérimentales.
Ce que Duhem veut éviter c’est une régression explicative, conduisant de cause en cause
à une explication ultime. Car une telle démarche relèverait de la métaphysique. Elle
reviendrait à nier l’autonomie de la physique et à restreindre la liberté du théoricien.
L’originalité de Duhem ne réside pas tant dans l’usage du terme de représentation, depuis
longtemps usuelle chez les physiciens, que dans le fait que cette représentation concerne
les lois et non les phénomènes. Nous avons ainsi une construction à deux étages, et le
rapport au réel est désormais médiatisé par les lois expérimentales. En d’autres termes,

5
Pierre Duhem, « Quelques réflexions au sujet des théories physiques », Revue des questions scientifiques,
t ; 31, 1892, pp. 139-177 ; passage cité, p. 157.
32

le développement formel est entièrement séparé de l’interprétation empirique fournie


par les procédés de mesure. On se rapproche de la notion d’axiomatique qui sera mise
en avant par Albert Einstein et par les positivistes logiques.
Ce double résultat est aussitôt saisi par des penseurs qui vont l’insérer dans un cadre
proprement philosophique. Rey propose une synthèse des premiers articles de Duhem
sous la dénomination de philosophie scientifique6. Gustave Le Bon, directeur de collection
chez Flammarion, inaugure sa collection, « Bibliothèque de philosophie scientifique », par
La science et l’hypothèse de Poincaré. Même si celui-ci n’emploi pas cette expression,
on peut comprendre que ses lecteurs aient été conduits à classer son ouvrage dans cette
rubrique.
Nous avons évoqué le lien entre les recherches scientifiques de Poincaré et de
Duhem et leurs conceptions philosophiques. Or ce lien leur permet d’attribuer à la
philosophie des sciences un rôle dans l’enseignement scientifique. Les ouvrages
philosophiques de Poincaré sont composés de textes de nature différente : préfaces ou
introductions à des cours, communications scientifiques, mais aussi interventions dans
des congrès philosophiques. Poincaré n’hésite pas à soulever devant ses collègues
scientifiques des sujets tels que le rôle de l’intuition ou l’unité de la nature. Il n’hésite pas
non plus à montrer aux philosophes que les nouvelles découvertes scientifiques
bouleversent les conceptions traditionnelles7. Poincaré note que le progrès se fait en
croisant les avancées accomplies successivement dans chacune des branches de la
science. Aussi affirme-t-il au sujet des mathématiques comme de la physique : « l’histoire
de la science doit être notre premier guide »8.
Quant à Duhem, il souligne constamment les liens entre son œuvre philosophique et
son œuvre scientifique. Il fait remonter l’ébauche de sa doctrine à un défi pédagogique :
présenter la thermodynamique de façon rigoureuse et intelligible. Les concepts et les
principes de cette branche de la physique se distinguent par leur généralité et leur

6
Rey, « La philosophie scientifique de M. Duhem », Revue de métaphysique et de morale, t. 12, 1904, pp.
699-744.
7
Poincaré intervient au Premier Congrès international de philosophie de 1900 ; son texte « Sur les principes
de la mécanique » est repris dans La science et l’hypothèse, chap. 6 et 7.
8
Poincaré, Science et méthode (1908), p. 111. Cf. La science et l’hypothèse, p. 162.
33

abstraction. Duhem se donne pour tâche de « reprendre jusqu’en ses fondements


l’analyse de la méthode par laquelle se peut développer la théorie physique »9. Les écrits
philosophiques fournissent une explication et une justification de cette démarche. Duhem
rejette une conception empiriste naïve ; c’est le sens de sa critique de la méthode
newtonienne et de l’expérience cruciale. Les grands postulats scientifiques ne peuvent
plus être présentés comme le résultat direct de la raison commune ou de l’expérience
ordinaire. La solution que Duhem préconise est de recourir à l’histoire des sciences. Il ne
s’agit pas seulement d’un supplément d’âme pour le scientifique ; l’histoire lui est
indispensable. On fera parcourir à l’étudiant les étapes de l’évolution de l’humanité. Plus
que quiconque, Duhem a soutenu la nécessité de l’histoire des sciences pour le
scientifique.
Nous avons là une véritable imbrication entre science et philosophie. La réflexion
philosophique s’attache à des recherches scientifiques de pointe ; elle n’est pas menée
de l’extérieur. Cependant un nouveau vocable s’introduit pour décrire cette approche,
celui d’épistémologie.

9
Pierre Duhem, La théorie physique (1906), p. 419.
34

§3 Le débat autour du conventionnalisme

Milhaud est l’un des premiers à percevoir la portée générale des analyses de Poincaré
et de Duhem. Conjuguant dans « La science rationnelle » de 1896 les éléments fournis
par les deux savants, il souligne les interprétations théoriques qui s’intercalent entre
l’observateur et la chose observée ainsi que la part de convention implicite. Cette
conclusion concerne tout système déductif et s’applique aussi bien à la géométrie qu’à la
physique. Milhaud étend ainsi la thèse de Poincaré. Il évoque encore le fait qu’une
observation implique des corrections, lesquelles sont accomplies à la lumière des théories
admises. Nous retrouvons l’une des opérations caractéristiques de la méthode
expérimentale selon Duhem.
Le vocabulaire exprimant l’aspect conventionnel de la connaissance scientifique
permet à Milhaud de caractériser ce qui dépasse les données empiriques, révélant
l’activité propre de l’esprit. Il est amené à introduire des expressions qui sont absentes
des premiers textes de Poincaré et de Duhem : la contingence, la création et l’activité de
l’esprit. Par là, il rattache leurs analyses à un mouvement intellectuel plus large, qui
remonte à Émile Boutroux et à son ouvrage de 1874, De la contingence des lois de la
nature.
Milhaud est rejoint par Édouard Le Roy. Celui-ci souligne à son tour, dans une série
d’articles, la nouveauté des analyses de Poincaré et de Duhem. Le Roy perçoit également
un lien profond entre l’affirmation de la nature conventionnelle des principes scientifiques
et la thèse du contrôle global des hypothèses. En effet, Poincaré a montré que les
hypothèses fondamentales de la physique n’entretiennent pas un rapport simple et direct
avec l’expérience ; ces hypothèses recèlent une part de convention ou définition. Quant
à Duhem, il a mis l’accent sur la complexité du contrôle expérimental : en vertu de la
liaison des différentes parties de la physique, c’est tout un ensemble d’hypothèses qui
confrontent le tribunal de l’expérience. Le Roy relève, tout comme Milhaud, la
convergence de ces analyses avec Boutroux, mais aussi avec Bergson, dont il adopte la
perspective philosophique.
Il en résulte une conception de la science qu’on ne tardera pas à caractériser de
conventionnalisme. Il arrive à Brunschvicg d’employer ce terme pour désigner la
35

conception de Helmholtz, l’une des sources d’inspiration de Poincaré10. Mais son usage
s’implantera surtout dans les pays de langue allemande. Les positivistes logiques, à la
suite de Moritz Schlick, prennent l’habitude de qualifier les conceptions de Poincaré et de
Duhem de conventionnalistes11. Rudolf Carnap se réclame un temps de cette doctrine.
Le conventionnalisme en viendra à constituer un passage obligé des discussions en
matière de philosophie des sciences.
Ces premiers échanges suscitent de multiples réactions de la part des scientifiques
et des philosophes 12 . En 1911, Boutroux et Brunschvicg procèdent à une évaluation
critique de ce mouvement de pensée : les discussions au sujet de la science initiées par
Poincaré ont fait date ; on peut désormais les inscrire pleinement dans l’histoire de la
philosophie des sciences. Boutroux et Brunschvicg s’efforcent de dégager les tendances
et les orientations qui renouvellent la réflexion sur les sciences.
Cependant, l’interrogation sur la science déborde le cadre d’une option philosophique
particulière. Ainsi, Louis Couturat adopte une position entièrement différente. Les
découvertes de Georg Cantor — la théorie des ensembles et la théorie des nombres
transfinis — le conduisent à s’engager au côté de Bertrand Russell dans le programme
logiciste d’une réduction des mathématiques à la logique. Couturat critique la conception
de Poincaré point par point. Il adopte un rationalisme qui rompt avec Kant et renoue avec
Leibniz. Il accuse Le Roy de verser dans le nominalisme et lui oppose un réalisme robuste.
Refusant tout recours à la psychologie et à la sociologie, il fait de la logique le cœur de la
méthode philosophique. On pourrait placer Couturat, tout comme Russell, au point de
départ de la tradition analytique.
Meyerson s’invite à son tour dans le débat. Il émet des réserves à l’égard des
conceptions de Poincaré et de Duhem. Meyerson refuse de voir dans les principes de la
science des conventions. Ces principes sont le résultat de la tendance de l’esprit à

10
Léon Brunschvicg écrit, en parlant des précurseurs de Poincaré : « L’exactitude de cette description
pourrait faire illusion sur la portée que lui confère effectivement la doctrine nominaliste, ou mieux
conventionaliste, de Helmholtz », Les étapes de la philosophie mathématique (1912), p. 366. Il s’agit, à
notre connaissance, de la première occurrence en français du terme conventionnalisme dans un texte
publié. L’historien de la philosophie, Dominique Parodi, l’emploie également dans un ouvrage de 1919, issu
d’un cours donné en 1908, La philosophie contemporaine en France, p. 19.
11
Par exemple dans le Manifeste du Cercle de Vienne (1929), dont Otto Neurath est le principal rédacteur,
p. 112.
12
On consultera avec profit l’étude de Cédric Chandelier, Crise des mathématique et de la physique et
réflexion philosophique de 1890 à 1910 en France (2013), qui donne la mesure de la diversité et de la
richesse des débats.
36

l’identification du divers et de la résistance opposée par le réel. Il affirme également la


visée explicative de la science. Dès lors rien n’interdit au scientifique de faire appel à des
éléments métaphysiques, des entités théoriques ou des principes heuristiques. Meyerson
est ainsi conduit à défendre une position résolument réaliste.
Quelle que soit la diversité des opinions se développe une volonté commune de
soumettre la connaissance scientifique à une analyse philosophique rigoureuse.
Indéniablement, la Revue de métaphysique et de morale a joué un rôle de premier plan
dans la promotion de la philosophie des sciences. La moitié des articles reproduits ici sont
issus de ses pages. Elle est créée en 1893 par Xavier Léon en association avec Élie
Halévy, tous deux anciens élèves d’Alphonse Darlu, qui défend un rationalisme ouvert à
la science sans sacrifier la métaphysique13. Léon et Halévy n’hésitent pas à solliciter des
articles sur des questions d’actualité scientifique et à susciter des débats.
La Revue philosophique de la France et de l’étranger, fondée en 1876 par le
psychologue Théodule Ribot, promeut depuis longtemps des analyses historiques et
critiques sur les sciences14. Elle publie les premiers écrits de Paul Tannery, qui marque
un renouveau de l’histoire des sciences. Ribot, qui apporte une contribution indéniable à
la transformation de la psychologie en en faisant une science positive, en tire les
conséquences : la philosophie se dépouille progressivement de ses branches
particulières qui deviennent scientifiques et tend à se réduire à la métaphysique.
À l’inverse, Milhaud a œuvré pour l’inscription de la philosophie des sciences au
sein de l’enseignement philosophique. Son parcours le mène d’une formation scientifique
à l’enseignement de la philosophie dans une faculté des lettres. Il développe dans ce
cadre une œuvre qui conjugue les techniques de la philosophie des sciences, de l’histoire
des sciences et de l’histoire de la philosophie. Ce qui le conduit à prendre en compte les
grands textes de la tradition philosophique qui touchent aux sciences : le Timée de Platon,
le Traité du Ciel d’Aristote, la Géométrie de Descartes, ou encore les Premiers principes
métaphysiques de la science de la nature de Kant. Milhaud mène une réflexion sur les
concepts qui appartiennent à la fois à la science et à la philosophie : la causalité, le hasard,

Voir l’introduction du premier numéro de janvier 1893.


13

Voir l’introduction du premier numéro de janvier 1876. Cf. Dominique Merllié, « Les rapports entre la
14

Revue de métaphysique et de morale et la Revue philosophique » (1993).


37

l’infini, etc. Cette démarche, qui vise à réconcilier les lettres et les sciences, entre en
consonance avec la politique de refondation de l’université par l’intégration des anciennes
facultés, laquelle s’achève en 1896.
Abel Rey mène une démarche analogue, d’abord à l’Université de Dijon, puis à la
Sorbonne où il succède à Milhaud. Il apporte à l’enseignement philosophique une
réflexion sur la physique, en soulignant notamment l ‘impact de la théorie atomique de la
matière. Rey crée également un institut consacré à l’histoire des sciences, qui attire des
scientifiques de renom, tels que Louis de Broglie, Paul Langevin, Émile Borel, Jacques
Hadamard, etc. Il ne faut pas non plus oublier Brunschvicg, qui développe à la Sorbonne,
au cours de ces années, une histoire de la philosophie nourrie d’interrogations
scientifiques. D’aucuns ont voulu voir ici une « nouvelle Sorbonne ». Quoi qu’il en soit,
ces multiples efforts procurent à l’épistémologie stabilité et continuité.
Comment se présente cette épistémologie qui s’est développée en France au
tournant des XIXe et XXe siècles ? Le rapprochement avec les sciences conduit à
reproduire certains traits de la démarche scientifique : on s’efforce de confronter les
thèses philosophiques à des faits clairement définis ; on recherche la clarté du propos et
la précision de l’analyse. La discussion critique doit aider à perfectionner et à compléter
les théories avancées. L’accent est mis sur le caractère collectif du travail. Nous ne
trouvons pas pour autant l’unité du positivisme logique ni de la philosophie analytique.
L’épistémologie qui se développe en France présente une pluralité de conceptions. Le
débat porte aussi bien sur les thèses que sur les méthodes. Bien que son objet d’étude
soit la science, l’épistémologie française prend en définitive la forme d’un discours de type
philosophique, dont la tâche est d’explorer les possibles15.
Il est vrai que certaines thèses ressortent. On met souvent en avant le désaccord
entre Poincaré et Russell au sujet de la logique mathématique. Poincaré exprime sa
réticence à l’égard du projet russellien de réduction des mathématiques à la logique. Mais
quelle que soit l’attitude de Poincaré à l’égard de ce projet, il ne refuse pas de recourir
aux méthodes formelles en matière de philosophie ; ce qui explique que le Cercle de
Vienne n’aura pas de peine à s’en inspirer. Les épistémologues français recourent à

15
Pour une étude de la pensée philosophique de l’époque, voir Frédéric Worms (dir.), Le moment 1900 en
philosophie (2004).
38

diverses approches : l’étude génétique des concepts, l’évolution des théories et l’histoire
des principes heuristiques. Leur philosophie scientifique consiste à faire appel à toutes
les sciences, des mathématiques à la psychologie en passant par la physique et la
biologie. Il n’y a ni vision hiérarchique des sciences ni tentation fondationnaliste.
L’encyclopédisme va de pair avec des épistémologies régionales.
En vertu de leur pluralisme méthodologique, nos penseurs ne se laissent pas
cantonner dans le contexte de justification. Ils s’intéressent tout autant au contexte de
découverte, à la science en train de se faire, et même aux procédés d’invention. Cette
orientation reçoit sans doute un appui de la philosophie de l’action, qui connaît alors un
essor 16 . La prise en compte de la science en tant que pratique ouvre des voies
d’exploration fécondes. Les philosophes des sciences de cette époque n’éludent pas non
plus les questions politiques et éthiques. Croyants et incroyants s’entretiennent encore
des rapports entre science et religion.
Sans doute l’une des thèses les plus caractéristiques est celle de la discontinuité
entre connaissance commune et connaissance scientifique. Cette thèse résulte de
l’analyse de l’expérimentation scientifique : le développement du langage mathématique
et la complexité des dispositifs expérimentaux marquent un seuil. Bachelard en tirera son
concept de rupture épistémologique. Par contraste, le positivisme logique et la
philosophie analytique défendent l’idée d’une continuité. Nous avons là une réelle
divergence philosophique.
La réflexion sur les sciences au tournant des XIXe et XXe siècles se définit par
rapport à la philosophie positive de Comte17. En effet, celui-ci offre dans son Cours de
philosophie positive, dont le premier des six volumes paraît en 1830, un exposé magistral
des sciences de son époque. Il fournit à la philosophie des sciences plusieurs thèmes
d’exploration : le rôle des hypothèses, le concept de fait général, la classification des
sciences, la fonction du langage mathématique, etc. Ses successeurs retiendront surtout
la pluralité des sciences, chacune ayant son objet et sa méthode ; en d’autres termes le
refus du réductionnisme. Selon Boutroux et Rey, nous devons également reconnaître à

16
Boutroux et Bergson intègrent, dès leurs premiers travaux, la dimension de l’action dans leur réflexion
philosophique. Maurice Blondel cristallise ensuite cette orientation dans sa thèse de 1893, L’action : essai
d’une critique de a vie et d’une science de la pratique.
17
Pour situer l’épistémologie de cette époque dans le cadre de la tradition française, voir Michel Bitbol et
Jean Gayon (dir.), L’épistémologie française 1830-1970 (2006).
39

Comte le mérite d’avoir réagi contre l’éclectisme et le postkantisme, doctrines qui ont
malencontreusement tourné le dos à la science. Comte a encore montré que la science
transforme la philosophie, rendant caduque certaines options métaphysiques et soulevant
des questions entièrement nouvelles. En somme, la science imprime une tournure d’esprit.
Ces remarques ne signifient pas que nos penseurs se rallient à la solution particulière
proposée par Comte. L’évolution scientifique intervenue entre-temps a porté sur plusieurs
points des démentis formels aux pronostiques du Cours. De nouveaux champs
d’exploration sont apparus, dont il incombe au philosophe de rendre compte. La
conception de la philosophie en tant que systématisation des sciences, proposée par
Comte ou par ses épigones, est jugée problématique. La conviction s’instaure de la
nécessité d’en proposer une reformulation. Celle-ci prendra différentes formes, du
positivisme nouveau de Le Roy au positivisme absolu de Rey. La plupart des auteurs de
notre volume choisissent de présenter leurs doctrines sous la dénomination de
positivisme. On serait tenté de voir ici une anticipation du positivisme logique du Cercle
de Vienne. En réalité, il s’agit d’un assouplissement du positivisme comtien dans le sens
d’une ouverture vers la métaphysique. On se rapproche plutôt du postpositivisme, ce qui
explique que resurgiront diverses thèses : la dimension historique de la construction
théorique, la part d’interprétation théorique dans l’observation, le caractère global du
contrôle expérimental, etc.
La position de Comte appelait une comparaison avec celle de Kant, qui défendait
la métaphysique. Pour le lecteur de l’époque, cette opposition définit un problème
philosophique auquel il est urgent de répondre. Mais si nos auteurs ne souhaitent pas
éliminer la métaphysique, ils ne rejoignent pas pour autant la position kantienne. Même
Boutroux et Brunschvicg, souvent classés parmi les néokantiens, marquent leurs
distances. Les progrès scientifiques ont changé la donne ; les questions philosophiques
se posent différemment. On s’inquiète également d’une valorisation de la morale et de la
religion au détriment de la science. Boutroux désapprouve l’opposition tranchée entre
raison pratique et raison théorique. Couturat va jusqu’à déclarer qu’après la révolution
apportée par la logique moderne, « la Critique de la raison pure est entièrement à refaire ».
Force est de reconnaître que les remarques sur Kant sont pour la plupart critiques.
40

Une expression revient souvent chez nos auteurs pour caractériser la réflexion sur
les sciences, celle de philosophie scientifique. Nous avons tendance aujourd’hui à
l’associer au Cercle de Vienne, dont la démarche consiste à mobiliser les techniques de
la logique mathématique en vue d’une analyse sévère et rigoureuse du langage de la
science. Mais l’expression est bien antérieure. On la trouve dans L’avenir de la science
d’Ernest Renan, publié en 1890. La rédaction de l’ouvrage remonte à 1848 et reflète le
contexte de l’époque. Renan accentue les formulations de Comte, jusqu’à en changer la
signification. En effet, celui-ci avait l’habitude de diviser sa philosophie positive en
différentes branches : philosophie mathématique, philosophie physique, philosophie
biologique, etc. Ces formulations sont restées longtemps en usage. Elles expriment un
rapport direct et interne avec le champ scientifique concerné. Il n’y avait qu’un pas à
franchir pour forger le terme générique de philosophie scientifique, ce qu’a fait Renan 18.
Reste à savoir comment entendre cette expression. Renan tend à faire de la science le
modèle ultime, remplaçant la métaphysique et la religion. Nous sommes conduits à ce
qu’il serait plus juste d’appeler scientisme19. Rey se réclame de cette doctrine, tout en
aménageant une place à une critique philosophique externe et autonome. Boutroux
formule à cet égard une mise au point et repousse l’idée d’un effacement de la philosophie
au profit de la science :
« L’expression même de philosophie scientifique, très répandue
aujourd’hui, comporte plus d’une interprétation, et pose un problème plutôt
qu’elle ne désigne une doctrine clairement définie. La science ne fait pas à
elle seule la philosophie de la science20.»
D’autres expressions ont cours, telles que critique de la science ou logique des sciences.
Mais le terme le plus significatif nous semble être celui d’épistémologie. Il apparaît dès
1900 dans la langue française sous la plume de Le Roy et se diffuse rapidement21. Ce

18
Renan écrit : « Ai-je bien fait comprendre la possibilité d’une philosophie scientifique, d’une philosophie
qui ne serait plus une veine et creuse spéculation, ne portant sur aucun objet réel, d’une science qui ne
serait plus sèche, aride, exclusive, mais qui, en devenant complète, deviendrait religieuse et politique ? »,
L’avenir de la science (1890), p. 301.
19
Peter Schöttler a fait une étude historique détaillée du terme scientisme dans son article « Szientismus :
zur Geschichte eines schwierigen Begriffs » (2013). Ce terme apparaît en français au cours des années
1870.
20
Boutroux, « La philosophie en France depuis 1867 » (1908), p. 190-191.
21
Le Roy écrit : « Historiquement, le déterminisme prévaut de plus en plus sur la thèse de la contingence.
Cette croyance suppose que la science est une connaissance adéquate du réel ; tandis que, pour
41

néologisme permet de souligner l’originalité de la démarche qu’on entend suivre. De


même, Duhem, en s’inspirant de Tannery, propose « une épistémologie fondée sur la
connaissance des méthodes qui ont réellement dirigé le progrès scientifique »22. Ce qui
est suggéré ici, c’est une critique de la vision classique de la science. Bachelard achèvera
d’enraciner le terme d’épistémologie à travers toute une série d’expressions : obstacle
épistémologique, acte épistémologique, rupture épistémologique, etc. On relèvera que
les penseurs français font le choix de prendre le terme d’épistémologie pour désigner la
philosophie des sciences, à la différence des auteurs de langue anglaise qui l’emploient
pour la philosophie de la connaissance. C’est qu’on ne cherche pas à développer une
théorie générale de la connaissance, mais un discours spécifiquement adapté aux
différentes sciences. Aussi, le terme d’épistémologie nous semble la manière la plus
appropriée pour qualifier ce discours sur les sciences qui surgit en France au tournant
des XIXe et XXe siècles.
Un siècle s’est écoulé depuis les débats que nous avons examinés. Quelle a été
l’évolution de la philosophie des sciences depuis lors ? Cette discipline a acquis une
ampleur considérable. Elle s’est divisée en de multiples branches qui reproduisent la
spécialisation scientifique. Elle s’est enrichie d’un grand nombre de langages et de
méthodes d’exploration. Le risque est d’un éparpillement. Boutroux signalait déjà il y a
cent ans ce danger. Il réclamait un double effort pour saisir l’unité des choses et leur
signification pour l’homme. Cette tâche est à reprendre à chaque état de la science.

Abel Rey, qui écrivait dans sa thèse principale de 1907, La théorie de la physique
chez les physiciens contemporains : « La recherche historique relative à l’esprit général

l’épistémologie moderne, elle n’a pour but que l’action de l’homme sur la nature », « Compte rendu du
Premier congrès international de philosophie » (1900), p. 540 ; je souligne. Cf. « Sur quelques objections
adressées à la nouvelle philosophie » (1901), p. 293.
22
Duhem, « Paul Tannery » (1905), p. 225.
42

de chaque science serait alors une des grandes sections de cette épistémologie
historique23. »
Rappelons tout d’abord le contexte. La thèse de Rey procède à une enquête
fouillée et précise auprès des physiciens au sujet de leurs conceptions philosophiques.
Il distingue trois attitudes à l’égard des théories mécaniques de la matière : l’attitude
hostile des partisans de l’énergétique, l’attitude critique illustrée principalement par
Henri Poincaré et l’attitude favorable des partisans de la théorie électronique de la
matière, qu’il défend. Il revient ainsi sur la controverse au sujet de la valeur de la
science, initiée par Poincaré et Pierre Duhem au début des années 1890.
Le passage que nous venons de citer est tiré de l’introduction, dans laquelle Rey
s’efforce de définir son objet et sa méthode. Son propos est de déterminer les
« rapports de la logique des sciences avec l’histoire de l’esprit scientifique », selon le
titre du paragraphe d’où est extraite notre citation. De façon plus large, l’introduction
vise à promouvoir une « histoire de l’esprit scientifique » à partir d’une étude concrète
de « l’esprit général de la science physique ». Rey se démarque ainsi de la « logique
des sciences ». S’il ne mentionne pas d’auteurs, il renvoie à un article antérieur, dans
lequel sont évoqués, en ce qui concerne l’approche logique, John Stuart Mill, Alexander
Bain et Charles Renouvier 24 . Rey, quant à lui, défend l’approche historique, en
s’appuyant sur les travaux de Paul Tannery, de Gaston Milhaud et de Pierre Duhem.
Peu d’années après, il prendra en compte les doctrines philosophiques fondées sur la
nouvelle logique mathématique25. Il y verra un prolongement du courant logique de Mill
et se gardera de s’engager dans dans la voie ouverte par Louis Couturat et Bertrand
Russell.
Retenons un passage de son article « Ce que devient la logique » :
« Le terme récent d’épistémologie peut assez bien désigner cette partie de la
sociologie, ou cette science sociale, comme on voudra. Elle n’existe pas encore
sous une forme rigoureusement positive. Elle sera un examen positif de la

23
Abel Rey, La théorie de la physique chez les physiciens contemporains, Paris, Alcan, 1907, p. 13. Je
souligne.
24
Rey, « Ce que devient la logique », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 57, 1904, p.
612-625, p. 615.
25
Rey, La philosophie moderne, Paris, Flammarion, 1908, p. 67.
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connaissance, en précisera les objets, le but, en déterminera la valeur et la portée.


[…] Ce sera la philosophie des sciences, jusqu’à présent construite sur le sable
mouvant des théories de la connaissance26.»
Le terme d’épistémologie en est ainsi venu à désigner en France la philosophie
des sciences telle qu’elle prenait forme alors, largement nourrie d’histoire des sciences.
Il désigne encore une tentative de développer un discours philosophique consacré
spécialement à la connaissance scientifique, en rupture avec les spéculations
totalisantes d’autrefois. Ainsi Duhem préconise-t-il, à la suite de Tannery, « une
épistémologie fondée sur la connaissance des méthodes qui ont réellement dirigé le
progrès scientifique » 27 . Il entend une réflexion sur les sciences, qui soit à la fois
informée des découvertes récentes et appuyée sur les ressources de l’histoire des
sciences.
Revenons maintenant sur les termes que Rey emploie lorsqu’il introduit
son « épistémologie historique ». En évoquant « l’esprit général de chaque science »,
Rey fait clairement allusion à Comte. En effet, au début du Cours de philosophie
positive, celui-ci définit son propos ainsi :
« Il s’agit uniquement ici de considérer chaque science fondamentale dans ses
relations avec le système positif tout entier, et quant à l’esprit qui la caractérise,
c’est-à-dire sous le double rapport de ses méthodes essentielles et de ses résultats
principaux. »28
Mais Rey ne se satisfait pas de l’exposé très général proposé par Comte, d’où son
insistance sur la « recherche documentaire », illustrée par Tannery. Quant à
l’expression « science positive des sciences », ce n’est qu’une façon de définir
l’épistémologie. Rey s’inscrit par là dans les débats de son époque.
Rey vient préciser la tâche de la philosophie dans un article de 1909 :
« Un positivisme absolu doit […] avoir pour but de dégager cette philosophie de la
science en appliquant à l’étude de la pensée scientifique contemporaine la
méthode et la critique historiques, qui sont au fond sa méthode propre. »29

26
Rey, « Ce que devient la logique », op. cit., p. 624-625.
27
Pierre Duhem, « Paul Tannery », Revue de philosophie, t. 6, 1905, p. 216-230, p. 225.
28
Comte, Cours de philosophie positive (1830-1842), 2 vol., Paris, Hermann, 1975, 1ère leçon, t. 1, p. 30.
29
« Un positivisme absolu », p. 478. Je souligne.
44

Cette reformulation du positivisme est menée dans un dialogue avec l’œuvre de


Comte. Elle aura une influence sur le Cercle de Vienne, comme en témoignent
Philipp Frank et Otto Neurath. Mais le positivisme subira alors une transformation
profonde, nous entraînant loin de la méthode historique initiée par Comte.

Or celui-ci, qui sera le co-directeur de thèse de doctorat de Bachelard et qui sera lu


collectivement par Otto Neurath, Philipp Frank et Hans Hahn, futurs membres du Cercle
de Vienne, présente une défense vigoureuse et convaincue de la philosophie scientifique
au moment même où Russell va décider de tourner la page.

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