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Jean-Claude Dumoncel

LA TRADITION DE LA
MATHESIS UNIVERSALIS
Platon, Leibniz, Russell

C a h i e r s de l ' U n e b é v u e
Unebévue-éditeur
Jean-Claude Dumoncel

LA TRADITION DE LA
MATHESIS UNIVERSALIS
Platon, Leibniz, Russell

C a h i e r s de l ' U n e b é v u e
Unebévue-éditeur
Table des matières

Préface

Introduction
L'Histoire de la Philosophie, son Objet, ses Méthodes 13

1ÈRE Partie : PLATON ou LE LOGOS DES NOUMÈNES 39


Chap I. La Structure du Platonisme 41
Chap IL La Théorie platonicienne des Idées-Nombres 73

2e Partie : LEIBNIZ ou LA RAISON BAROQUE 97


*

Chap 1. La Structure du Système leibnizieft :,


le Mécanisme Métaphysique en tant que
Jurisprudence Universelle 99
Chap II. Note sur Leibniz et le Calcul Infinitésimal 107

3e Partie : RUSSELL ou LE RIRE DE LA RAISON PURE 113


Chapl. Principia Mathematica 115
Chap IL Un Système de Philosophie Analytique 151

Coda: Trois contresens capitaux en Histoire de la Philosophie 199


Préface

Le présent ouvrage est par son contenu le produit de la rencontre entre l'idée
directrice qui lui donne son titre et diverses circonstances mêlées. De là résulte
pour une grande part la manière dont il a été composé :
Dans la Première Partie l'article sur «La théorie platonicienne des Idées-
Nombres » est paru dans l a d e Philosophie Ancienne en 1992 et «L'Essai
sur la Structure du Platonisme » dans L'Unebévue en 1999, à l'initiative de Jean
Allouch .
Dans la Deuxième Partie l'article sur «La Structure du Système Leibnizien»
a été écrit pour les Perspectives sur Leibniz dont Renée Bouveresse a dirigé
la publication par la Librairie Vrin et l'Institut Interdisciplinaire d'Études
Epistémologiques en 1999.
La Note sur Leibniz ainsi que les deux Études composant la Troisième Partie,
consacrée à Russell, sont des textes inédits. Il en est de même pour l'Introduction
et la Coda.
Ma reconnaissance va donc tout d'abord aux directeurs des publications d'où
proviennent les textes déjà parus, pour l'amabilité avec laquelle ils en ont autorisé
la réédition. Dans la Troisième partie mon travail a été grandement stimulé par les
échanges avec Ivor Grattan-Guinness. Je le remercie tout particulièrement d'avoir
permis que je cite le texte encore sous presse où il renouvelle notre manière de voir
la genèse du logicisme en nous faisant pénétrer directement dans le creuset de sa
conception.
Dans ce que je peux inversement revendiquer sans restriction, il y a au moins
la paternité de ce que les pages qui suivent ont sans doute ajouté à la liste des
erreurs.
Une nouvelle fois ma gratitude va spécialement à Mayette Viltard. Sans
compter le rôle qu'elle a joué à l'origine du présent recueil, elle a su apporter à sa
réalisation à la fois son sens toujours sûr des problèmes pratiques et son sérieux
inlassable devant les exigences théoriques.

Septembre 2002
Introduction

L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
SON OBJET, SES MÉTHODES
A la mémoire de Jules Vuillemin (1920-2001)

Une des anecdotes les plus instructives au sujet de ce que peut être la philoso-
phie est celle où Bertrand Russell (1872-1970) raconte un de ses échanges avec
Jean Nicod (1893-1924) :

Je lui disais un jour que les gens qui étudiaient la philosophie devraient
essayer de comprendre le monde, et pas seulement, comme on fait dans les
universités, les systèmes des philosophes précédents. Il me répondit : « Oui,
mais les systèmes sont tellement plus intéressants que le monde » 1.

Bertrand Russell est, avec G.E. Moore, un des pères fondateurs de la philoso-
phie analytique^. Son disciple le plus illustre, Ludwig Wittgenstein, déclarait dans
son Cours de 1930-1932 :

Si la philosophie consistait à choisir entre des théories rivales, en ce cas il


serait sain de l'enseigner historiquement. Mais si ce n'est pas le cas, c'est
alors une faute de l'enseigner historiquement, parce qu'il n'est pas du tout
nécessaire de le faire ; nous pouvons attaquer directement notre sujet^.

Et Wittgenstein avait donné auparavant la raison de cette décision : à savoir


que l'avènement de la philosophie analytique est comparable « à ce qui fait la dif-
férence entre l'alchimie et la chimie » : avec la philosophie analytique « nous som-

Pour les traductions, la date est celle de l'original.


1. B. Russell, Autobiographie, traduction Stock, tome 2, 1968, p. 112.
2. Cf. R. Monk, « Was Russell an Analytical Philosopher ? », in H. J. Block, The Rise of Analytic
Philosophy, Blackwell, 1997.
3. L. Wittgenstein, Cours de Cambridge 1930-1932, traduction Elisabeth Rigai, Mauvezin, TER, pp.
74-75.
16 Introduction

mes désormais dotés d'une méthode pour faire de la philosophie, et nous pouvons
parler de philosophes de métier ».
Jean Nicod fut aussi un disciple de RusselH et, entre Couturat et Cavaillès, un
des pionniers de la philosophie analytique en France^. Mais avant d'obtenir une
bourse pour Cambridge, il avait étudié à la Sorbonne et avait donc été formé à
« cette école française d'histoire de la philosophie, dont les noms d'Émile
Boutroux, de Victor Brochard, de Victor Delbos et d'Octave Hamelin suffisent à
rappeler l'importance »6. La doctrine de cette école avait trouvé sa formule extrê-
me chez Lachelier déclarant que le seul « chemin à suivre » en philosophie était
« l'étude directe, patiente et docile des maîtres grecs, français et allemands », pour
poser en axiome : « La philosophie est tout entière dans leurs ouvrages ». Une telle
école semble avoir laissé chez un Nicod une trace indélébile. Et c'est ainsi que
chez lui comme chez beaucoup d'autres, les systèmes philosophiques en sont
venus à éclipser la réalité. Sous forme spontanée, c'est le point de vue dont Martial
Gueroult fera plus tard un système"'.
Un des aspects de la mondialisation a été le débat récent sur le rapport
entre « philosophie continentale » et philosophie analytique^. Il se ramenait
pour l'essentiel à une confrontation entre histoire de la philosophie et philoso-
phie analytique^.
De tels débats sont en eux-mêmes très importants. Cependant ils dissimulent
encore les termes du problème plus profond dont ils ne sont finalement que les
symptômes. Les deux termes cachés de ce problème ont été à l'avance décelés par
Deleuze dans un seul et même entretienio. Deleuze y déclare d'abord :

Je n'ai jamais eu de souci concernant un dépassement de la métaphysique ou


une sorte de mort de la philosophie^.

Inversement, la croyance à la mort de la philosophie justifierait que la « phi-


losophie » universitaire se réduise à l'histoire de la philosophie. Le premier terme
de notre problème est donc ici un autre différend, cette fois entre ceux qui croient

4. Cf. J. Nicod, « Les tendances philosophiques de M. Bertrand Russell », in Revue de


Métaphysique et de Morale, 1922.
5. Avec ses deux thèses publiées en 1924, sur l'induction et sur la géométrie, qui sont aujourd'hui
des classiques réédités en anglais mais introuvables en français. En 1993, des Conférences Jean Nicod, pré-
sidées par J. Bouveresse, ont été fondées au CNRS.
6. E. Gilson, Préface aux Etudes de Philosophie Grecque de Georges Rödler, Paris, Vrin, 1926.
7. Cf. notre article « Gueroult & Wittgenstein » à paraître.
8. Cf. La philosophie continentale vue par la philosophie analytique, n° 35 de Philosophie, 1992,
dirigé par Joëlle Proust.
9. Cf. J. M. Vienne (ed), Philosophie analytique et Histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1997.
10. G. Deleuze, « Signes & événements », in Deleuze, n° 257 du Magazine littéraire, 1988.
ÌÌ.Ibid,^. 16.
17 Introduction

à une « mort de la philosophie » et ceux pour qui cette locution ne peut être qu'une
fiction forgée par la fatigue - le second groupe réunissant Deleuze et l'école ana-
lytique.
Puis Deleuze met en question l'opinion qui croit définir l'activité philoso-
phique par la « discussion »12. Il remarque à ce propos qu'« on a déjà assez de peine
à comprendre quel problème pose quelqu'un et comment il le pose ». Dans un autre
entretien décisif, dès 1968, Deleuze avait développé ce point sur l'exemple para-
digmatique de Kant :

Kant est l'incarnation parfaite de la fausse critique : pour cette raison, il me


fascine. Seulement, quand on se trouve devant une œuvre d'un tel génie, il
ne peut pas être question de dire qu'on n'est pas d'accord. Il faut savoir
admirer ; il faut retrouver les problèmes qu'il pose, sa machinerie à lui.
C'est à force d'admiration qu'on retrouve la vraie critique. La maladie des
gens aujourd'hui, c'est qu'ils ne savent plus rien admirer : ou bien ils sont
« pour » ou bien ils sont « contre », ils situent tout à leur taille, et bavar-
dent, et discutent. Il ne faut pas procéder ainsi : il faut remonter jusqu'aux
problèmes que pose un auteur de génie, jusqu'à ce qu'il ne dit pas dans ce
qu'il dit, pour en tirer quelque chose qu'on lui doit toujours, quitte à se
retourner contre lui en même temps. Il faut être inspiré, visité par les génies
qu'on dénoncel3.

Selon Deleuze, par conséquent, il y a toujours à trouver le vrai, ce qui entraî-


ne qu'il y a souvent à percer le faux. Mais tout d'abord, là où l'on se contente habi-
tuellement de recommander une « interprétation sympathisante » (comme si une
œuvre philosophique était une croyance irrationnelle, quelque chose comme un
mythe, à comprendre avec une dose de condescendance), Deleuze remarque le
besoin d'une lecture admirative. C'est l'admiration comme méthode. Et la notion
de génie est ici l'indice du vrai problème.
Deleuze a mis ainsi le doigt sur ce qui se cache sous l'expression convenue
« histoire de la philosophie ». Avant de pouvoir discuter une thèse philosophique,
il faut d'abord s'assurer qu'on l'a comprise. Et il suffit de se rappeler le Parménide
de Platon, le De Deo de Spinoza et la « Déduction transcendantale » de Kant pour
voir que ce n'est pas toujours chose facile. Encore s'agit-il de cas où la difficulté
se montre. L'« histoire de la philosophie » nous cache donc une autre industrie qui
est l'exégèse des systèmes philosophiques.
Mais il est à remarquer que le problème de la compréhension posé par
Deleuze déborde le problème de l'hermétisme philosophique. Nous avons à ce

12. Ibid, p. 19.


13. « Entretien avec Gilbert (sic) Deleuze », propos recueillis par J. N. Vuarnet, Les Lettres
Françaises, 5 mars 1968. Repris dans L'Ile déserte. Minuit, 2002, p. 192.
18 Introduction

sujet un modèle dans le rapport de Deleuze à Diodore Cronos et à son célèbre


Argument Dominateur : Deleuze a toujours marqué son intérêt pour ce Maître
Argument, tenant compte dans ses références de l'intérêt croissant qu'il suscitaiti^.
Dans son laconisme, le Dominateur tourne sur trois propositions :

(1) Tout ce qui est passé est nécessairement vrai


(2) Du possible ne suit pas l'impossible
(3) Ce qui n'est pas vrai ni ne le sera peut rester possible.

Diodore tient pour vraies (1) et (2), d'où il déduit que (3) est fausse. Tel est le
Maître Argument. Cléanthe, pour maintenir (3) et (2) rejette (1). Chrysippe, afin de
maintenir (3) et (1) rejette (2). Du Dominateur, Hintikka écrira :

Nous savons presque tout à son sujet. Nous savons quel type d'argument
Diodore employait (c'était la preuve réductive). Nous savons quelles étaient
les prémisses de cette preuve ; nous savons quel dessein l'argument devait
servir ; et nous avons une certaine quantité d'informations concernant les
vues que Diodore soutenait sur des sujets qui étaient étroitement reliés à
l'argument. La seule chose que nous ignorons ou presque est l'argument lui-
mêmel5.

Aussi la reconstitution du Maître Argument de Diodore est-elle selon


Hintikka « un problème tantalisant », que nous appellerons le Défi de Diodore.
Nous pouvons dire alors que le Défi de Diodore est un point de rebrous s ement phi-
losophique. Si quelqu'un pratique la philosophie analytique et se met à étudier le
temps, il en vient un jour ou l'autre au problème des Futurs contingents et il tombe
alors sur un os : l'Argument Dominateur. Parti d'A.N. Prior il se retrouve chez
P.M. Schuhl. Inversement, quelqu'un qui croit que la philosophie passe nécessaire-
ment par son histoire, doit ou bien faire la politique de l'autruche devant le Maître
Argument de Diodore (contrairement à ce que fit Zeller en son temps) ou bien se
mettre à l'étude de la logique modale.
Le défi de Diodore est indissociablement un problème d'histoire, de philoso-
phie et de logique. C'est un problème d'histoire parce que la solution que nous
ignorons était connue des Anciens. C'est un problème de philosophie parce que si
le Maître Argument est valide, alors le déterminisme est démontré : c'en est fait de

14. Deleuze, dans La Logique du Sens, Minuit, 1969, signale seulement p. 47 Le Dominateur et les
Possibles de P. M. Schuhl, PUF, 1960. Mais dans L'image-temps, Minuit, 1985, p. 170, puis dans Le Pli,
Minuit, 1988, p. 94, vient s'y joindre Nécessité et Contingence de J. Vuillemin, Minuit, 1988.
15. J. Hintikka, «Aristotle and the "Master Argument" of Diodorus », in Time and Necessity, Oxford
University Press, 1973, p. 179.
19 Introduction

la liberté. Et c'est un problème de logique parce qu'il faut la compétence d'un logi-
cien pour le traiter, à telle enseigne que, même depuis l'établissement de la logique
mathématique, Diodore tient toujours les logiciens en échec.
Afin de répondre à la question « Que diriez-vous aux jeunes gens qui étudient
la philosophie ? » le Père Bochenski, éminent historien de la logique, répond : « Je
consacre tout mon temps à étudier l'argument de Diodore Cronos, vous savez, ce
célèbre argument pour lequel il nous manque deux prémisses »i^. Le Maître
Argument nous est ainsi resté dans l'état d'un argument à trous et tant que ces
trous ne seront pas remplis, ce sera toujours le défi de Diodore.
Ce défi suffit donc à lui seul à démontrer deux théorèmes de métaphilosophie :
(1) Il existe en philosophie une haute technologie.
(2) Cette high-tech philosophique était acquise dès l'Antiquité, puis elle a été
perdue.
Cependant le point de rebroussement diodoréen nous conduit de lui-même à
un autre point remarquable des parcours philosophiques. En 1931, dans son
Esquisse d'une Histoire de la Logique^T, Heinrich Scholz déclarait au sujet du pro-
gramme leibnizien de Calcul Universel :

L'exécution de ce programme a exigé à elle seule une œuvre très considéra-


ble, au moins du même ordre de grandeur que l'exécution par Hegel du pro-
gramme de système proposé par Schelling. Cette œuvre existe depuis 1910 :
nous voulons parler des trois volumes des Principia Mathematica de
Bertrand Russell, en collaboration avec A. N. Whitehead's.

Comme le relève J. Vuillemin dans son Avant-Propos, Scholz « peut être


considéré comme l'héritier véritable de Frege et, à travers lui, de la grande tradi-
tion de la pensée allemande qui, de Leibniz à Bolzano, a cherché » finalement « à
constituer la philosophie comme science rigoureuse ». Il peut donc se prononcer
sur les Principia Mathematica. Par ailleurs, il existe un texte fameux de 1796 inti-
tulé « Le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand », texte
dont les experts ne savent pas s'il doit être attribué à Schelling, à Hegel ou à
Hôlderlinis. Ce texte est en tout cas un test pour le problème de la systématicité en
philosophie.

16.1. M. Bochenski, Entre la Logique et la Foi, Ed. Noir sur Blanc, 1990, p. 325.
17. H. Scholz, Esquisse d'une Histoire de la Logique, [1931], traduction par Coumet, Laur et
Sebestik, Aubier, 1968.
18. Ibid, p. 88.
19. J. Rivelaygue, Leçons de Métaphysique allemande, tome 1, Grasset, 1990, pp. 211-256.
20 Introduction

Afin d'en comprendre la portée, il est indispensable de rappeler d'abord la


liste des transcendentaux : Esse, Unum, Verum, Bonum et Pulchrum. Elle donne à
la philosophie ses objets. Ce qui signifie qu'il s'agit de ce que les philosophes
cherchent : la Sagesse. Or le programme dit « systématique » de 1796 est construit
d'après la liste des « trois Critiques » de Kant : critique de la raison théorique, de
la raison pratique et du jugement esthétique. Par conséquent, le programme suppo-
sé systématique de 1796 se ramène en fait à une théorie du Vrai, du Bien et du
Beau (triptyque de Victor Cousin). Il ignore l'Etre et l'Un.
Le concept de Système philosophique a lui aussi son histoire. Comme l'a
remarqué Nicholas Rescher

Leibniz fut le premier penseur à se décrire comme ayant un système de phi-


losophie et à en attribuer la possession d'un à d'autres^O.

Qui plus est nous trouvons chez Leibniz2i la définition du concept de systè-
me, à savoir qu'un système est « un corps entier des connaissances principales que
la raison toute pure peut nous apprendre, un corps » ajoute-t-il « dont toutes les
parties » sont « bien liées » et qui « puisse satisfaire aux difficultés les plus consi-
dérables des anciens et des modernes ».
Puisqu'un système doit satisfaire aux difficultés les plus considérables pour
donner un corps entier des connaissances principales, il doit embrasser tous les
transcendentaux. Donc le programme prétendu « systématique » de 1796 est trop
petit pour tracer les plans d'un vrai Système philosophique.
Mais une fois que le rapport du concept de système à la liste des transcenden-
taux est établi, il ne fait que nous mettre au pied du mur. Car le problème est alors :
comment une Pensée s'y prend-elle pour embrasser tout cela ?
Schelling déclarait en 1804 :

L'histoire est un poème épique, sorti de l'esprit de Dieu. Ses deux principales
parties sont : celle qui représente le départ de l'humanité de son Centre et sa
progression jusqu'au point le plus éloigné de celui-ci, et celle qui représente
son retour au Centre à partir de ce point. On peut comparer la première à
l'Iliade, l'autre à l'Odyssée^Z.

Dès lors, la transition de Schelling à Hegel dont parlait Scholz va trouver tout
son sens lorsque, dans le Précis de l'Encyclopédie des Sciences Philosophiques de

20. N. Rescher, « Leibniz and the Concept of System », in Leibniz's Metaphysics of Nature, Reidei,
1981, p. 29.
21. Leibniz, Essais de Théodicée, éd. J. Brunschvig, Paris, Gamier-Flammarion, 1969, p. 45.
22. Schelling, Essais, traduction Sandor Jankélévitch, pp. 212-213.
21 Introduction

celui-ci, on lit comme § 15 l'indication du procédé sur lequel est construit tout son
Système :

§ 15. Chacune des parties de la philosophie forme un tout philosophique, un


cercle en soi fermé ; toutefois, l'idée philosophique s'y trouve dans une
détermination ou un élément particulier. C'est pourquoi un cercle, formant
en soi une totalité, franchit les bornes de son élément et fonde une sphère
nouvelle ; l'ensemble se présente par suite comme un cercle de cercles, cha-
cun d'eux formant un moment nécessaire en sorte que le système de leurs
éléments particuliers constitue l'idée tout entière qui apparaît aussi en cha-
cun d'eux, en particulier

Le schème odysséen de Schelling se résumait en un Cercle. Sur ce cycle prin-


cipal, Hegel fait tourner des épicycles, qui à leur tour peuvent porter des cycles
encore plus réduits, etc. Le modèle cyclique permet de saisir ce qui fait la différen-
ce entre la logique formelle et la « logique dialectique » de Hegel. La logique for-
melle, comme l'a vu C.S. Peirce, a pour cheville ouvrière l'implication définie par
Philon de Mégare «p^q» (« S'il est vrai que p, alors il est vrai que q »). Dans la
logique dialectique de Hegel, le rôle de l'implication philonienne est éclipsé par
celui d'une « implication hegélienne » dont le symbole est semblable à la com-
mande « Répéter frappe » des ordinateurs :
P
cq
(« p a sa vérité dans q »). Les tentatives comme celle du Père Dominique Dubarle
pour faire entrer la logique dialectique dans la logique symbolique^^ ne sont donc
pas sans perspective, réunissant les deux modèles de Scholz. Toutefois il faut sans
doute ici relever préalablement le modèle du Cycle Dialectique chez Saint
Anselme :
Qu'y a-t-il par exemple de plus opposé que « venir » et « s'en aller »? —
Nous voyons cependant, quand quelqu'un passe d'un lieu à un autre, venir
et s'en aller dans la même marche. On s'en va d'un lieu et on va vers un
autre heu. De même, si nous observons le soleil à un endroit quelconque du
ciel, éclairant toujours le ciel et se hâtant vers le même lieu, nous voyons
que c'est le même lieu d'où il vient et vers lequel il va et que sans cesse il
s'en approche et s'en éloigne au même moment^'*.

23. D. Dubarle, « Logique formalisante et Logique hegélienne », in J. d'Hondt, Hegel et la Pensée


Moderne, Séminaire de J. Hyppolite (1967-68), PUF, 1970. En 1957 paraissaient les deux premiers livres
de logique symbolique en langue française, l'un de Blanché, l'autre l'Initiation à la Logique du
R. P. Dubarle, Gauthier-Villars.
24. St Anselme, De Concordia, Œuvres, Paris, Aubier, pp. 302-303.
22 Introduction

Ce paradigme peut se dire comme une Devinette en Dialectique : « Question :


Comment, au même instant, partir de chez soi et revenir chez soi ? Réponse : Faire
comme Leopold Bloom le 16 juin 1904 ». Nous trouvons donc déjà réunis chez
St Anselme : 1° le modèle du cycle, 2° l'idée que le mouvement peut être une
contradiction vivante. L'Argument ontologique de St Anselme, via Descartes,
Spinoza et Leibniz, a pu se transmettre jusqu'à Hegel. Mais cette filiation qui relie
la Scolastique à l'Idéalisme allemand moyennant le Grand Rationalisme risque de
nous cacher une autre transmission : le fait que St Anselme a lancé un volant que
seul Hegel a su attraper.
Ainsi l'histoire de la philosophie entre-t-elle à son tour dans l'ère du soupçon.
Avec l'argument ontologique et sa transmission, nous avons un paradigme de ce
qu'il faut appeler la philosophie manifeste. Avec le modèle cyclique se transmet-
tant souterrainement de St Anselme à Schelling ou Hegel, nous sommes devant ce
qu'il faut reconnaître comme philosophie latente. Et toutes les discussions acadé-
miques sur la logique dialectique de Hegel VÎ. la logique formelle nous cachent le
cours majestueux de l'astre hegélien sur ses cycles. A première vue, cependant, la
notion de « philosophie latente » n'est qu'une espèce dans le genre de la dissimu-
lation littéraire. Dans « La Persécution et l'art d'écrire » 25, Léo Strauss a esquissé
la théorie de ce procédé. Toutefois on peut dissimuler n'importe quoi, l'important
est d'avoir quelque chose à cacher. Or s'il y a quelque chose à cacher, c'est par
excellence la Sagesse^«. Le philosophe est tenu par son statut socratique à n'être
qu'un chercheur de sagesse, et par conséquent il est celui qui a toujours à cacher ce
qu'il peut trouver.
A quoi il faut ajouter immédiatement la technique dont La Lettre volée
d'Edgar Poë a hélas trahi le secret : à savoir que la meilleure manière de cacher
une chose est parfois de la mettre en évidence. Et la probabilité que cette manière
soit la meilleure atteint sans doute son maximum quand la chose en question est la
Sagesse : on a toutes les chances pour que tout le monde veuille voir n'importe
quoi plutôt que la chose à voir. Aussi peut-on remarquer que les textes de
St Anselme, de Schelling et de Hegel qui viennent d'être cités sont à la disposition
de tous.
Toutefois nous demeurons ici devant deux termes qui, en tant que tels, ris-
quent de subsister dans un rapport d'hétérogénéité :

25. Repris dans La Persécution et l'Art d'écrire, [1952], trad. O. Berrichon-Sedeyn, Paris, Presses
Pocket, 1989. Voir aussi Alexandre Kojève, L'Empereur Julien et son Art d'écrire. Fourbis, 1990.
26. C'est sans doute la raison pour laquelle, dans la Bible protestante, le Livre de la Sagesse a été
déclaré deutérocanonique.
23 Introduction

(i) Il y a d'une part les Transcendentaux, avec un Procédé philosophique per-


mettant de les traiter tous dans un nouveau Système.
(ii) Il y a d'autre part la Dissimulation du Procédé concurremment à la
Divulgation du Système.
Le premier point est en lui-même parfaitement objectif. Les transcendentaux
sont dans la nature des choses et les systèmes dans les bibliothèques. Mais le
second point est d'ordre subjectif, qu'il s'agisse du sujet dissimulateur ou de ses
dupes. Ces deux points sont donc deux termes disparates. Ils ne se rejoindraient
que sur un filigrane de la philosophie'^'^.
En tout cas, nous avons au moins deux cas notoires de duplicité ou dissimula-
tion philosophique. Il y a d'abord le cas ancien de Platon, avec la distinction entre
son enseignement écrit et son enseignement oraps. Puis Wittgenstein, dans les
Remarques mêlées, déclare au début :

Pour t'en tirer décemment, mets à cette porte un verrou qui ne soit aperçu
que de ceux qui peuvent l'ouvrir et non des autres^^.

et plus loin :

Oui, une clé peut rester toujours là oil le maître l'a posée et ne jamais être
employée à ouvrir le verrou pour lequel il l'a forgée^".

En 1933, dans un recueil désormais classique d'essais sur le langage3i paraît


(daté de Vienne, juillet 1932) un article du « Prince N. Trubetzkoy » intitulé « La
Phonologie actuelle ». Il se termine en affirmant que « la phonologie actuelle est
caractérisée surtout par son structuralisme et son universalisme » 32. Et dans sa
note 10, il évoquait « une méthode « universaliste » ou « structuraliste » » 33. En
1945, Lévi-Strauss pubUe, dans Word, « L'Analyse structurale en Linguistique et
en Anthropologie »34. Dans cet article il se réfère à « La Phonologie actuelle »
comme à « un article programme ». On y trouve condensé comme suit le
Structuralisme de Troubetzkoy :

27. Cf. J.-C. Dumoncel, « Le Paysage philosophique avec personnages », in Concepts, n° 3, septem-
bre 200L
28. Cf. L'Interprétation ésotérique de Platon, textes réunis et présentés par Luc Brisson, Les Études
Philosophiques, 1998, n° 1.
29. L. Wittgenstein, Remarques mêlées, 1933-1934, Mauvezin, TER, p. 17,
30. Ibid., p. 67.
31. Psychologie du Langage, numéro spécial du Journal de Psychologie réédité sous le ütre Essais
sur le langage avec une Présentation de Jean Claude Pariente, Minuit, 1969.
32. Ibid., N. Trubetzkoy, « La Phonologie actuelle », p. 164.
33. Ibid., p. 150.
34. Repris et cité dans L'Anthropologie structurale. Pion, 1958.
24 Introduction

Il ramène, en somme, la méthode phonologique à quatre démarches fonda-


mentales : en premier lieu, la phonologie passe de l'étude des phénomènes
linguistiques conscients à celle de leur infrastructure inconsciente ; elle refu-
se de traiter les termes comme des entités indépendantes, prenant au contrai-
re comme base de son analyse les relations entre les termes ; elle introduit la
notion de système : « La phonologie actuelle ne se borne pas à déclarer que
les phonèmes sont toujours membres d'un système, elle montre des systè-
mes phonologiques concrets et met en évidence leur structure » ; enfin elle
vise à la découverte de lois générales soit trouvées par induction, « soit
déduites logiquement, ce qui leur donne un caractère absolu ».

Comment ne pas voir que dans ces quelques lignes, nous venons d'assister à
ce qu'il faut appeler la Cristallisation du Structuralisme ? Et dans le structuralis-
me de Troubetzkoy et Lévi-Srauss, la thèse maîtresse est par conséquent que le
langage est structuré comme inconscient. Lorsque Lacan déclare que l'inconscient
est structuré comme un langage, ce qu'il donne est donc davantage qu'une cristal-
lisation : ce qui est amené alors au jour, c'est le cristal du structuralisme lui-même.
Dans les quelques lignes de Lévi-Strauss, toutefois, sont énoncées ce que
nous appellerons les quatre Thèses de Troubetzkoy ou Quatre Principes du
Structuralisme (signés par un Prince) :
L La méthode structuraliste suppose un passage
(A) De la Superstructure à l'Infrastructure (Marx est le premier structu-
raliste)
(B) Du Conscient à VInconscient (Freud est le second structuraliste)
IL
(A) Les termes ne sont pas indépendants des relations entre les termes.
(B) Les relations sont la « base » de l'analyse. Autrement dit la structu-
re est constituée par les Relations entre les termes.
III.
(A) Le Système est le Sujet de la Structure. Comme le dit
Troubetzkoy35 : « la phonologie, universaliste par sa nature, part du sys-
tème comme d'un tout organique dont elle étudie la structure ».
(B) Il y a des systèmes concrets (comme le système phonologique de
telle ou telle langue) qui peuvent être « montrés » (comme les machines
de Locus solus).
IV. La méthode structuraliste vise à la découverte de lois générales (s'appli-
quant donc à tous les systèmes concrets) qui sont à découvrir soit
(A) par induction, ou
(B) par déduction.

35. Ibid., p. 150.


25 Introduction

Le principe II B définit le concept de structure. Il est donc le principe le plus


important.

Le 2 octobre 1901, Russell écrivait à Couturat :

Je croyais pouvoir réfuter Cantor ; maintenant je vois qu'il est irréfutable.


Ma logique des relations s'applique magnifiquement à tous ses raisonne-
ments. Je compte faire avec Whitehead un livre « Sur la Logique des
Relations, avec des applications à l'Arithmétique, à la théorie des groupes et
aux fonctions et aux équations du calcul logique » 36.

Ce qui est ici décrit ab ovo, ce sont les Principia Mathematica qui contien-
dront le concept de structure que Russell a découvert. Mais « la théorie des grou-
pes » désigne ce qui deviendra le paradigme de la structure au sens retenu par
Bourbaki. Les relations de parenté sont l'exemple type de relation dans la logique
des relations dont Russell devient le principal créateur à partir de l'article « Sur la
Logique des Relations avec des applications à la théorie des séries » publié en
1901, bien avant que Les Structures élémentaires de la Parenté soient étudiées en
1949 par Lévi-Strauss avec la collaboration d'André Weil, une des têtes principa-
les de Bourbaki. Mais la thèse IIIA de 1933 d'après laquelle les termes ne sont pas
indépendants de leur relation ne fait que réinventer le Principe des Relations inter-
nes formulé par Bradley en 1893. Or dans le livre de Russell sur Leibniz publié en
1900, le § 10 est intitulé « Toutes les propositions sont-elles réductibles à la forme
« sujet-prédicat » ? ». Et en 1959, Russell n'hésite pas à faire un copier-coller
d'une conférence qu'il a donnée en 1907 affirmant en particulier (p. 71) que
« l'axiome des relations internes équivaut » à la thèse affirmant que « toute propo-
sition a un sujet et un prédicat ». D'où l'objection de 1907 (p. 74)37 portant sur la
relation (R) « X est plus grand que Y ». Si tout jugement est de la forme sujet-pré-
dicat, elle se ramène par exemple à « X mesure deux mètres et Y mesure un
mètre ». Mais la réduction n'est effectuée que si l'on sait préalablement que
2 > 1.
Nous avons bien ici une réfutation de la thèse « Toute proposition est de la
forme sujet-prédicat ». Mais si la proposition « Goliath est plus grand que David »
décrit une relation externe, « 2 > 1 » est une relation interne. Par conséquent tout
ce qu'a obtenu Russell en 1907 est de montrer que le jugement de relation n'est
pas réductible à la forme sujet-prédicat. Car le raisonnement de Russell montre en

36. B. Russell et L. Couturat, Correspondance, (1897-1913). Édition et Commentaires d'Anne-


Françoise Schmid, 2 volumes, 735 pages, Kimé, 2001.
37. Essays, p. 144.
26 Introduction

même temps que le principe des relations internes en tant que tel ne se ramène pas
à la thèse de l'universalité du jugement de la forme sujet-prédicat. Et puisque
« 2 > 1 » est une relation interne, l'exemple démontre seulement que les relations
externes entre quantités renvoient à des relations internes entre grandeurs. Il n'éta-
blit donc nullement l'existence des relations externes irréductibles à des relations
internes. En 1959, cependant, le copier-coller de Russell succède à un autre argu-
ment qui est la véritable réfutation du structuralisme holiste illustré par Lévi-
Strauss en 1949. Mais cet argument ne trouvera sa vraie place que plus tardas.
De même que Lévi-Strauss remonte à Troubetzskoy, Troubetzskoy se réclame
de Saussure. Et Saussure définit un signe comme relation SalSé entre Signifiant et
Signifié. Dans la linguistique dont son Cours de Linguistique Générale jette les
bases, la Phonologie de Troubetzkoy est la science du signifiant. En 1969, Deleuze
écrivait :

M. Gueroult a renouvelé l'histoire de la philosophie par une méthode struc-


turale-génétique, qu'il avait élaborée bien avant que le structuralisme s'im-
posât dans d'autres domaines. Une structure y est définie par un ordre des <
raisons : les raisons étant les éléments différentiels et générateurs du systè-
me correspondant, véritables philosophèmes qui n'existent que dans leurs
rapports les uns avec les autres39.

On voit ici que parmi les quatre Principes de Troubetzkoy le principe II est
satisfait selon Deleuze : il suffit de remplacer « phonème » par « philosophème »
pour passer du structuralisme phonologique au structuralisme métaphilosophique.
Quant au principe E, Martial Gueroult a contribué à l'Encyclopédie Française par
un article intitulé « Logique, Architectonique et Structure constitutive des Systèmes
philosophiques » 40. Sur le problème architectonique Norman Malcolm raconte :

Wittgenstein déclara un jour que l'on pourrait écrire un ouvrage de philoso-


phie parfaitement sérieux qui serait entièrement composé de calembours, à
condition qu'on ne les utilise pas à des fins facétieuses^!.

Nous voyons ici le structurahsme défini par Deleuze parvenir à sa forme radi-
cale chez Wittgenstein qui le conduit en effet jusqu'à un « point de Troubetzkoy ».

38. Nous développons ce point dans la troisième partie de ce hvre.


39. G. Deleuze, « Spinoza et la méthode générale de M. Gueroult », Revue de Métaphysique et de
Morale, vol. LXXIV, n° 4, oct-décembre 1969, repris dans L'Ile déserte, op. cit., p. 202.
40. M. Guéroult, « Logique, Architectonique et Structure constitutive des Systèmes philosophiques »,
in Encyclopédie Française, 19-24-16.
41. N. Malcolm, « Wittgenstein, un Mémoire », suite au Cahier Bleu et au Cahier Brun, NRF, Paris,
Gallimard, 1965, p. 343.
27 Introduction

Selon Gueroult, en effet, une proposition telle que l'argument ontologique tient
son sens entier de sa position dans l'ordre des raisons, qui n'est pas le même, par
exemple, chez Descartes qu'ensuite chez Spinoza ou Leibniz. Mais l'Argument
ontologique est déjà en lui-même un philosophème. Tandis que, dans le modèle de
Wittgenstein, l'ouvrage philosophique est fait de pièces infra-philosophiques, de
même qu'une phrase peut être faite de phonèmes qui ne contribuent au sens que
par addition de différences. C'est donc ici Wittgenstein qui définit un structuralis-
me du signifiant pur (ou du sens volé). Quelle que soit cette différence, le principe
IIA est donc également satisfait : les sujets des « structures constitutives » sont ici
les « systèmes philosophiques ».
Quant aux principes suivants, Gueroult déclarait dans sa Leçon inaugurale au
Collège de France^z qu'il n'y a pas, « distincte de la logique ordinaire, une logique
de la philosophie qui, spécifiée en quelques termes généraux, constituerait une
technique universelle, dominant toutes les philosophies, capable de fonder en cha-
cune la philosophie. Il n'y a pas de structures générales, mais des structures indivi-
dualisées, indissociables des contenus qui leur sont adhérents ».
Là oil Troubetzkoy pensait pouvoir conj oindre systèmes concrets et lois géné-
rales, selon Gueroult il faut par conséquent choisir : il y a bien, conformément à III
B des systèmes qui peuvent être montrés (dans ce défilé de systèmes qu'est l'his-
toire de la philosophie) mais il faut écarter le principe IV des lois générales.
Inversement ce point est contesté par Deleuze dès son titre parlant d'une « métho-
de générale de M. Gueroult ».
Reste le Principe L Deleuze poursuit comme suites son exposé de la méthode
de Gueroult :

L'ordre des raisons n'est en aucun cas un ordre caché. II ne renvoie pas à un
contenu latent, à quelque chose qui ne serait pas dit, mais au contraire est
toujours à fleur de peau du système (ainsi l'ordre des raisons de connaître
dans les Méditations, ou l'ordre des raisons d'être dans VÉthique). C'est
même pourquoi l'historien de la philosophie selon M. Gueroult n'est jamais
un interprète. La structure n'est jamais un non-dit qui devrait être découvert
sous ce qui est dit ; on ne peut la découvrir qu'en suivant l'ordre exphcite
de l'auteur. Et pourtant, toujours explicite et manifeste, la structure est le
plus difficile à voir, négligée, inaperçue de l'historien des matières ou des
idées : c'est qu'elle est identique au fait de dire, pur donné philosophique
(factum), mais constamment détournée par ce qu'on dit, matières traitées,
idées composées.

42. M. Guéroult, Leçon inaugurale au Collège de France, p. 33.


43. G. Deleuze, « Spinoza et la méthode générale de M. Gueroult », Revue de Métaphysique et de
Morale, op. cit., p. 427. Repris dans L'île déserte, op. cit., p. 204.
28 Introduction

Ce que Deleuze rejette d'abord ici, c'est le modèle herméneutique. Ainsi que
le dira Vincent Descombes, « hors du temple, point d'herméneutique ». Les textes
philosophiques ne sont pas à prendre comme des textes sacrés, des réserves de sens
toujours en excédent sur leurs lectures. Cela n'exclut pas que les textes philoso-
phique soient des textes difficiles, mais il en va ici comme du roman policier qui,
par hypothèse exclut toute solution surnaturelle ou irrationnelle. Il peut arriver que
la lecture exige des prouesses de perspicacité, mais de même que l'enquête poli-
cière exige un lecteur à la mesure du limier44.
Il faut relever que la thèse attribuée ici à Gueroult par Deleuze est de portée
universelle. Cependant nous pouvons nous concentrer ici sur un lignage qui, du fait
même qu'il est plus restreint, parvient à traverser toute l'histoire de la philosophie.
En 1962, Vuillemin publie le 1er tome d'un livrets dont le second devait s'in-
tituler Stucture, Infini, Ordre'^^. Dans ce livre de 1962, la Conclusion est intitulée
La mathématique Universelle et les deux premiers § y annoncent « Les préceptes
de la méthode en mathématiques » ainsi que « Les mêmes préceptes appliqués à la
philosophie ». L'Introduction (sans titre) est en fait concentrée sur un historique,
mené tambour battant, de la Mathesis Universalis chez Descartes (§ 3), Leibniz (§
4) et Kant (§ 5). L'ouvrage se termine par une note sur le « principe des relations
internes » chez Russell et Leibniz. Le tome 2 ne verra pas le jour mais en 1968,
Vuillemin publie ses Leçons sur la 7''« Philosophie de Russell consacrées exclusi-
vement aux Principles of Mathematics de 1903 et où la seconde partie, « La
Philosophie des Principles », expose « 7 principes philosophiques fondamentaux
admis par Russell en 1903 » (§ 23) dont le l^r n'est autre que le Principe des
Relations Externes. Tout se passe donc comme si le tome 2 prévu pour le livre de
1962 avait été remplacé par une amplification de sa note finale. L'Avertissement
stipule : « Ces leçons ont été précisément destinées à initier mes auditeurs à une
philosophie déjà classique et parfois presque oubliée mais qui n'a pas pénétré en
France ». En 2001, la Librairie Blanchard a publié le dernier livre de Jules
Vuillemin, Mathématiques pythagoriciennes et platoniciennes. Nous pouvons
donc dire qu'après être parti de Descartes et Leibniz, Vuillemin (1920-2001),
comme pour se justifier d'avoir atteint Russell, est remonté à Platon et même à
Pythagore.
En 1896, Louis Couturat (1868-1914) publie ses deux thèses de doctorat. La
thèse latine est intitulée De Platonicis My this. Puis en 1901 paraît La Logique de

44. Lequel doit parfois se hausser d'abord à la mesure du coupable.


45. J. Vuillemin, La Philosophie de l'Algèbre, Paris, PUF, 1962.
46. Ibid, p. 66.
29 Introduction

Leibniz. Elle est suivie en 1903 par son édition des Opuscules et Fragment inédits
de Leibniz (où presque tout est en latin). Le 24 mars 1900, Russell écrit à Couturat
qu'il vient de faire un livre sur Leibniz. Le 6 avril, Couturat lui répond qu'il est en
train de terminer sa Logique de Leibniz. Et, en 1905, un nouveau livre de Couturat
est publié. La première phrase déclare : « Le présent hvre n'a aucune prétention à
l'originalité, et c'est précisément ce qui doit le recommander au lecteur. Il doit
l'existence à l'apparition du magistral ouvrage de M. Bertrand Russell qui porte le
même titre ».
En 1967, Deleuze a fait paraître un article sur Platon, qui sera réédité en 1969
sous le titre « Platon et le simulacre ». Et en 1968, dans Différence et Répétition'^T,
il a consacré 7 pages à Platon et 6 hgnes en note à Russell«. En 1988, il revient à
l'histoire de la philosophie avec Leibniz et le baroqué. Les deux tomes de Gueroult
pour son Spinoza^"^ font respectivement 621 et 670 pages. Ils sont consacrés
respectivement aux deux premières parties de VEthique (qui en compte cinq). Si
donc Deleuze appliquait « la méthode de M. Gueroult », il ne saurait, sauf dans son
Leibniz, rivaliser avec Vuillemin ou Couturat. Mais Deleuze est également un dis-
ciple de Bergson. Dans La Pensée et le Mouvant^^, Bergson a rassemblé, entre aut-
res, deux articles dont l'un « L'Intuition Philosophique », où se trouve exposée sa
conception de la méthode en histoire de la philosophie, et l'autre « La Vie et
l'Œuvre de Ravaisson ».
Ravaisson est l'auteur d'un célèbre Essai sur la Métaphysique d'Aristote. La
théorie qu'il expose est, dit Bergson (p. 256 = 1453) «la doctrine d'Aristote unifiée
et réorganisée». Mais il est notoire qu'il est allé encore plus loin. Ravaisson est
connu en histoire de la philosophie pour avoir fait tenir la Métaphysique d'Aristote
en une seule phrase : «Le monde est une pensée qui ne se pense pas, suspendue à
une pensée qui se pense». Et il faut d'ailleurs ajouter aussitôt que dans cette voie
Ravaisson a été distancé par Voltaire, sur le problème de l'exégèse leibnizienne.
Voltaire est en effet celui qui a fait tenir tout le système de Leibniz en un seul mot
- celui qu'il a inscrit en sous-titre de Candide : «l'Optimisme». Tirez sur le fil de
ce mot, demandez-vous ce qu'il signifie, puis ce que signifient les mots de la
réponse, etc. et vous verrez progressivement se déployer sous vos yeux l'univers
leibnizien dans sa totahté, conmie dans l'origami pris par Proust pour modèle de sa
méthode. Nous sommes donc là devant un véritable paradigme de Voltaire et

47. G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, Minuit, 1969, p. 306.


48. La Bibliographie de Gilles Deleuze qui fait suite à l'Ile déserte commence en 1953, par cinq
compte rendus dont un est consacré à un livre de Russell.
49. M. Gueroult, Spinoza, Paris, Aubier-Montaigne, 1968 et 1974.
50. H. Bergson, La pensée et le mouvant, 1934, Paris, Quadrige, Puf.
30 Introduction

Ravaisson, que nous appellerons le Paradigme de l'Epitomé. Une moralité métho-


dologique en résulte immédiatement : Un système philosophique n 'est vraiment
compris qu'à partir du moment où il devient prossible de le faire tenir en un mot,
puis dans une phrase, puis dans un paragraphe, dans un article d'encyclopédie,
etc. Par là même le Paradigme de Voltaire et Ravaisson est le chaînon intermédiai-
re entre la Structure selon Gueroult, gros bout de la lorgnette (gros comme un
commentaire de Gueroult) et VIntuition fondamentale selon Bergson, petit bout de
la lorgnette (si petit qu'il tient en un point) : c'est la partie télescopique de la lor-
gnette à Systèmes.
Dans l'article sur l'intuition philosophique, Bergson commence par contraster
deux attitudes possibles face à une philosophie : ou bien « en faire le tour », ou
bien chercher à « nous installer dans la pensée du philosophe ». Que trouverons-
nous dans ce dernier cas ?

Ce que nous arriverons à ressaisir et à fixer, c'est une certaine image inter-
médiaire entre la simplicité de l'intuition concrète et la complexité des
abstractions qui la traduisent, image fuyante et évanouissante, qui hante,
inaperçue peut-être, l'esprit du philosophe, qui le suit comme son ombre à
travers les tours et détours de sa pensée, et qui, si elle n'est pas l'intuition
même, s'en rapproche beaucoup plus que l'expression conceptuelle, néces-
sairement symbolique, à laquelle l'intuition doit recourir pour fournir des
« explications » ^i.

Bergson distingue donc dans l'œuvre philosophique trois composantes où il


faut séparer deux couches concentriques et un centre. En allant de la périphérie au
centre, on est amené ainsi à relever trois points :
La première composante est celle des concepts dans leur complexité.
La deuxième composante est celle de V image qui suit comme une ombre la
pensée du philosophe dans ses tours et détours, et qui peut ce faisant rester
inaperçue.
La troisième composante est l'intuition, totalement simple.
A quoi s'ajoutent les relations entre ces composantes, à savoir que les
concepts sont l'expression symbolique et 1'« explication » de l'intuition (celles-ci
étant l'une comme l'autre éloignement au-delà de l'intuition) tandis que l'image se
rapproche de l'intuition.
Autrement dit, selon Bergson, une œuvre philosophique est le théâtre de deux
mouvements allant en sens opposé. Dans ce double mouvement l'Intuition philoso-
phique est UN centre ponctuel qui émet DES Concepts et ne se laisse approcher

51. aid,, pp. 119-120 { = Œuvres p. 1347}.


31 Introduction

que par UNE Image. Comme le centre est ponctuel, il ne peut être occupé : on ne
peut que s'en rapprocher. Les concepts sont de plus en plus nombreux à mesure
que l'on s'éloigne de l'intuition. L'image est unique et, plus elle est proche de l'in-
tuition, moins nombreux sont les concepts capables de subsister à cette distance.
Ainsi l'image fonctionne comme un sélecteur de concepts ou un indice de la proxi-
mité des concepts à l'intuition. De sorte que l'image est, pour l'historien de la phi-
losophie, la pierre de touche qui lui permet de déterminer l'importance relative
entre les concepts. D'oii la Règle de Bergson en Histoire de la Philosophie : Moins
l'image accroche de concepts et plus les Concepts accrochés sont architectonique-
ment dominants.
Dans la Critique de la Raison Pure, par exemple, l'image de la Révolution
copemicienne accroche comme philosophèmes kantiens les Intuitions de la sensi-
bilité et les Concepts de l'entendement, mais ils dépendent tous les deux du
concept de Connaissance. Avec l'image du globe t e r r e s t r e 5 2 , on ne garde plus que
le concept de Connaissance dans son rapport au concept plus vaste de Pensée. Mais
avec la conclusion de la Critique de la Raison Pratique, un pas de plus est franchi
quand sont réunis le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Alors se
trouvent accrochés les concepts de raison théorique et de raison pratique, à la
summa divisio du criticisme. Et on pourrait croire qu'avec le point commun aux
deux parties de l'image, la clé de voûte est touchée sous la forme du moi. Mais le
moi est encore un concept. Et le ciel comme la loi sont ici les « deux choses qui
rempHssent le cœur {Gemiith) d'une admiration et d'une vénération toujours nou-
velles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y
applique ». Nous saisissons ici à l'état naissant le mouvement centrifuge qui se
produit autour de l'intuition centrale : à peine l'image du cœur s'est-elle approchée
au plus près que l'admiration et la vénération, déjà, nous renvoient respectivement
vers le ciel et la loi, c'est-à-dire vers le théorique et le pratique séparés.
Par conséquent, l'image est ici une métaphore filée où la révolution copemi-
cienne conduit au globe en révolution puis au ciel immobile au-dessus du sol et
enfin au cœur à remplir sous ce ciel. Ainsi se vérifie le jugement de Russell remar-
quant que la prétendue « révolution copemicienne » de Kant est en fait une contre-
révolution ptolémaïque.
En appliquant ici la méthode bergsonienne à Kant, nous avons vu aussi que
son image la plus proche du centre, celle du cœur qui se remplit est immédiatement
subordonnée à autre chose : la mesure du remplissement est donnée par la
réflexion. Ceci nous ramène à la Critique de la Raison Pure où Kant a décrété que

52. E. Kant, Critique de la Raison pure, « De l'impossibilité où est la raison pure de trouver la paix
dans le scepticisme », 1« §.
32 Introduction

la « méditation philosophique » a une manière « tout à fait différente » de la


« réflexion mathématique ».
Kant brave ici le fameux interdit de Platon : « Que nul n'entre sous mon toit
s'il n'est géomètre »53. Avec Leibniz, cet interdit sera pris dans le principe du vice
versa : « Sans les mathématiques, on ne pénètre point au fond de la philosophie.
Sans la philosophie on ne pénètre point au fond des mathématiques. Sans les deux
on ne pénètre au fond de rien ». Avec Russell, sur le même point, on entre dans
l'histoire : « La nature de l'infinité et de la continuité, par exemple, appartenait
autrefois à la philosophie, mais appartient maintenant aux mathématiques »54.
Cantor est passé par là. Mais il ne s'agit pas à proprement parler d'un cas particu-
lier de la loi des trois états d'Auguste Comte où une partie de la philosophie s'en
détache quand elle passe de l'état métaphysique à l'état positif. Selon la loi
d'Auguste Comte, les mathématiques sont devenues positives depuis Euclide. Une
mutation dans les principes est donc une autre histoire. Dans les Principia
Mathematica de Whitehead et Russell^s, la première phrase de la Préface déclare
que le sujet du livre est « le traitement mathématique des principes des mathéma-
tiques ». Et à la nature du « traitement mathématique », Russell consacrera tout un
chapitre de son Histoire de mes Idées Philosophiques, le chapitre vi intitulé « La
Technique logique dans les Mathématiques ». Or en 1914 dans La Méthode scien-
tifique en Philosophie, le chapitre n a pour titre : « L'essence de la philosophie : la
logique ». En 1919 la Préface de VIntroduction à la Philosophie Mathématique se
termine donc en indiquant ce qu'est la méthode scientifique en philosophie quand
elle évoque « la méthode par laquelle la logique mathématique peut être rendue
appUcable à 1' investigation des problèmes traditionnels de la philosophie » (p. vi).
En 1938, à la fin des Modes de la Pensée, Whitehead écrivait :

La poésie s'allie au mètre, la philosophie au motif mathématique {Poetry


allies itself to metre, philosophy to mathematic pattern).

Wittgenstein vient alors de déclarer :

La philosophie, on devrait pour bien faire ne l'écrire qu'en poèmes

C'est, symétrique à l'Interdit de Platon, ce qu'il faut appeler l'Interdit de


Wittgenstein.
Si nous superposons les deux interdits, nous obtenons le cas où la philosophie
est non seulement « alliée » mais astreinte aussi bien au mètre qu'au motif mathé-

53. Tzetzès, Chiliades, VIII, 973 ; Philoponus, InArist. de an., p. 117, 26.
54. B. Russell, Introduction à la Philosophie Mathématique, Préface, p. v., 1919, trad. Rivenc, Payot.
55. A. N. Whitehead & B. Russell, Principia Mathematica, 1910, Cambridge University Press.
56. L. Wittgenstein, Remarques mêlées, 1933-1934, op. cit., p. 35.
33 Introduction

matique. C'est ce qu'on pourrait appeler les deux surcharges de la philosophie :


des charges qui ne figurent pas sur le « cahier des charges » de sa définition usuel-
le (recherche de la Sagesse) et qui semblent tout juste bonnes à restreindre sa liber-
té. Mais l'antithèse formée de ces deux surcharges comporte une pseudo-symétrie.
Si, dans un système de philosophie, nous admettons le plus petit bout de mathéma-
tique, ce sont toutes les mathématiques qui s'engouffrent par la brèche ainsi
entrouverte. En revanche, le vers de Lucrèce est tout autre chose que le verset
nietzschéen. C'est que le motif mathématique est une constante (qui avec le temps
ne fait que se développer), alors que le mètre est une variable qui saute d'une
valeur à une autre en fonction des auteurs à étudier. On obtiendra la même conclu-
sion si, à la place du mètre, on élargit l'Image bergsonienne jusqu'à inclure le
mythe platonicien puis la fable leibnizienne (à la fin de la Théodicée) ou plus géné-
ralement encore les genres littéraires de la philosophie (dialogue platonicien, médi-
tation cartésienne, remarque wittgensteinienne, etc.). Les problèmes de lecture
posés par l'histoire de la philosophie sont donc à leur degré le plus aigu lorsque se
produit la tension maximale entre les variables formelles des œuvres philoso-
phiques et la constante de contenu que représente le motif mathématique admis à
jouer un rôle dans la philosophie elle-même.
Le présent recueil est entièrement consacré à étudier les trois moments les
plus notoires de ce cas de figure. Mais avant d'en venir aux trois monographies
correspondantes, nous n'aurions pas complètement rempli le rôle d'une
Introduction si nous ne nous interrogions pas sur l'existence et sur la nature d'un
fil conducteur entre ces trois jalons.
Soit le cas du cube. Nous le trouvons chez Platon (selon Plutarque) en tant
que solide à dupliquer, offrant en 3 D ce que le carré du Ménon va ramener à 2
D. Puis nous le voyons multiphé par quatre chez Leibniz au § 17 du Discours de
Métaphysique. Et enfin il est rendu totalement transparent chez Wittgenstein au
verset 5.5423 du Tractatus, comme exemple de ce que les Principia Mathematica
de Whitehead et Russell nomment un « objet complexe »57. Le cube est donc un
« objet virtuel » qui traverse toute l'histoire de la philosophie comme pierre d'at-
tente perpétuelle de sa pérennité.
En 1903 Bergson écrivait :

Si l'on s'efforce de relier par des traits continus les intuitions autour des-
quelles se sont formés les systèmes, on trouve, à côté de plusieurs lignes
convergentes ou divergentes, une direction bien déterminée de pensée et de
sentiment. Quelle est cette pensée latente^S ?

57. A. N. Whitehead & B. Russell, Principia Mathematica, op. cit., p.. 44.
58. Bergson, La Pensée et le Mouvant, op. cit,, p, 219.
34 Introduction

La pensée latente en question dessine ce que Bergson appelle « un invisible


courant » qui relie les systèmes et qui, sous une couche formée par une assurance de
facile intelligibilité (« Idée ») témoigne d'une inquiétude de vie (« Ame »)59, Même
si, par conséquent, comme Deleuze, on pose en principe que dans un système philo-
sophique rien n'est caché, il n'est pas exclu que, sous les systèmes et entre les systè-
mes, circule un courant invisible, porteur de « ce qui est le plus difficile à voir ».

Pour le scoliaste de Platon (-427-347), une fois franchie la division entre l'en-
seignement oral et l'enseignement écrit, une nouvelle division semble l'attendre,
cette fois-ci parmi les Dialogues eux-mêmes : c'est la division qui distingue entre
« un groupe de dialogues « socratiques » (du début) où le personnage de Socrate
parle plus ou moins comme porte-parole du Socrate historique ; et un groupe de dia-
logues (du milieu et de la fin) où le personnage principal (qui alors n'est plus tou-
jours Socrate) parle plutôt comme porte-parole de Platon »so. A partir de cette divi-
sion de fait se pose une question de droit qui oppose Gadamer et Goldschmidt.
Gadamer, dans Vérité et Méthode<^^ a intitulé une section « Le Modèle de la
Dialectique platonicienne ». Mais cette section n'est qu'une sous-section du chapitre
intitulé « La Primauté herméneutique de la question ». Gadamer y affirme que « la
dialectique se réalise en activité d'interrogation et de réponse, ou mieux comme
passage de tout savoir par la question »62. Le livre de Goldschmidt sur Les
Dialogues de Platon, sous titré Structure et Méthode dialectique^^ est divisé en deux
parties : « Les dialogues aporétiques » et « Les dialogues achevés ». Se proposant
de lier « le problème morphologique au problème dialectique, Goldschmidt y sélec-
tionne « tous les dialogues proprement dialectiques, c'est-à-dire, tous les dialogues
sauf l'Apologie, le Menexène, le Timée, le Critias et les Lois ». Autrement dit,
Goldschmidt excepte les dialogues du début pour placer la dialectique dans les dia-
logues de la fin. Par conséquent, tandis que la « dialectique » selon Gadamer sélec-
tionne l'essence du dialogue dans Vérotétique, selon Golschmidt, la dialectique pla-
tonicienne s'approche d'autant plus de son essence que le « Dialogue » y est moins
dialogique. Mais le différend qui oppose Gadamer et Goldschmidt préserve un pré-
supposé commun : la division des dialogues platoniciens d'après le rôle du Socrate
historique en petits dialogues aporétiques du début et grands dialogues dogmatiques

59. « L'Intuition philosophique » est de I91I, ce texte est de 1903. II est donc essentiel de voir ici que
chez Bergson la thèse de l'intuition centrale à chaque système est précédée par la thèse du courant de pen-
sée invisible qui rehe les intuitions entre elles ainsi que les systèmes qui en sont sortis.
60. Terry Penner, « Socrates and the early Dialogues », in Richard Krant, The Cambridge Companion
to Plato. Cambridge University Press, 1992, p. 121.
61. Gadamer, Vérité et méthode, I960.
62. ¡bid., p. 369.
63. Goldschmidt, Les Dialogues de Platon, Structure et Méthode dialectique, 1947.
35 Introduction

de la fin, selon que la question « Qu'est-ce que ? » reçoit ou non une réponse. Or,
considérons cette miniature du platonisme intitulée Ion, « dialogue type » des dialo-
gues aporétiques selon Goldschmidt (§ 44). Avec l'allégorie des quatre anneaux et
des personnages « attachés obliquement aux anneaux », c'est toute la structure de la
Participation et de la Simulation (distendue ensuite entre l'Analogie de la Ligne et
l'Apologue des trois lits) qui s'y trouve déjà dressée en une série de cycles dont l'un
fait tourner Ion sur lui même. Et s'il y a des « dialogues socratiques » c'est en ce
sens que le personnage de Socrate n'y est pas seulement un porte-parole mais y joue
un rôle. Dans VEuthyphron, par exemple, la question officielle (Qu'est-ce que la
piété ?) s'est subordonnée à la question : Qui est pieux ? (Euthyphron qui veut
condamner son père pour impiété ou Socrate qui va être condamné pour impiété ?).
Il s'ensuit que la véritable Introduction à la lecture de Platon se trouve dans les sept
pages que Deleuze a consacrées à Platon dans Différence et Répétition, expUquant
comment chez Platon la théorie des Idées se subordonne au conflit de la Simulation
et de la Participation, qui répond lui-même au problème des Prétendants. Ces pages
culminent sur la fonction structurale et sélective du mythe : « La structure du mythe
apparaît clairement chez Platon : c'est le cercle avec ses deux fonctions dyna-
miques, tourner et revenir, distribuer ou répartir ». Ainsi le mythe platonicien
acquiert-il toute sa puissance lorsque, comme dans le mythe d'Er, il devient mythe
machinique.

Chez Leibniz (1646-1716) également, on distingue désormais entre les débuts et


la fin64. Dans cette scansion supposée, les débuts finissent par le Discours de
Métaphysique de 1686, la fin culmine dans lii Monadologie de 1714. Ainsi passe-t-on
à côté d'« une certaine mathématique divine ou mécanique métaphysique » de
1697, au § 6 de l'opuscule De la Production originelle des Choses. Cette méca-
nique avait son image au § 5 dans « certains jeux » de pavage, qui permettent le
passage entre la pyramide sur laquelle se termine (au § 416) La Théodicée en 1710
et le cône sur lequel se condensent (IV, xvi, § 12) les Nouveaux Essais composés
entre 1703 et 1705. En 1973, Michel Serres avait fait voir dans son article sur le
« Système de Leibniz » pour V Encyclopédie de la Pléiade la façon dont le triangle
de Pascal, se reflétant dans le triangle harmonique de Leibniz, dessine le modèle
mathématique de l'univers leibnizien dans son entier. Et déjà, dans son Leibniz et
la racine de l'Existence publié en 1962 (seconde éd. en 1968), André Robinet^s

64. Cf. N. Jolley (ed.) Cambridge Companion to Leibniz : chapitre 2, « Metaphysics : the early per-
iod to the Discourse on Metaphysics », par Christia Mercer & R. C. Sleigh, Jr ; chapitre 5, « Metaphysics :
the late period » par Donald Rutherford.
65. A. Robinet, Leibniz et la racine de l'Existence, [1962], rééd. 1968,
36 Introduction

avait compris que l'initiation naturelle à Leibniz commence par la visite de la pyra-
mide racontée dans la fable finale de la Théodicée. Mais il faudrait la vision
baroque de Gilles Deleuze^e pour placer en 1988 sous la pyramide renversée le
cône emprunté à Locke^v.
Ainsi la chronologie de l'exégèse leibnizienne (1962-1973-1988) est-elle à sa
manière une répétition de la chronologie leibnizienne (1686-1697 ((1703/5)-1710)-
1714). A chaque fois c'est le même parcours partant du Haut pour passer par le
MiUeu et finalement atteindre le Bas.

Avec Russell nous touchons deux points caractéristiques.


D'une part, nous trouvons en Russell un philosophe protéiforme. Il faut enten-
dre par là tout d'abord un modèle de philosophe sceptique au sens étymologique
(de skeptisthai, examiner), capable de critiquer lui-même ses propres constructions
(quand les autres ne s'en chargent pas) et de les abandonner si elles ne résistent pas
à l'examen, mais aussi et surtout capable d'inventer inlassablement de nouvelles
théories remplaçant les anciennes. Cela signifie que l'attribution à Russell de telle
ou telle théorie doit être généralement indexée sur le temps : c'est par exemple la
théorie de Russell 1906 ou de Russell 1907.
D'autre part, Bertrand Russell, qui est né en 1872, est mort en 1970. Il aurait
donc pu lire les deux commentaires de ses Principles of Mathematics parus à Paris
en 1968. En effet c'est d'abord l'année où Jules Vuillemin inaugure la collection
qu'il fonde avec G.G. Granger en publiant ses propres Leçons sur la première phi-
losophie de Russell^^, ouvrage qui, nous l'avons dit, est entièrement consacré à un
commentaire des Principles. Or Granger codirige alors avec Martial Gueroult la
collection « Analyse & Raisons » et dans VHommage à Martial Gueroult ^xMié en
1964 sous le titre L'histoire de la philosophie, ses problèmes, ses méthodes, on
trouve les contributions de Vuillemin et Granger avec celles de Victor Goldschmidt
et de Jean Hyppohte. Mais en 1969 va paraître, comme on vient de le voir, l'article
intitulé « Spinoza et la méthode générale de M. Gueroult », écrit par Gilles Deleuze
qui, en 1968, a de son côté pubhé ses deux thèses : d'une part Spinoza et le problè-
me de l'Expression et d'autre part Différence et Répétition. Dans la Bibliographie
de ce dernier livre figurent les Principles de Russell auxquels fait allusion la note
de 7 Ugnes que nous avons évoquée plus haut, qui se termine par la référence à un

66. Dans l'année 1970-1971, Deleuze a donné un cours sur Leibniz à l'ENS.
67. Cf. aussi le commentaire de la Monadologie par Jacques Rivelaygue, repris en introduction dans
l'édition du Livre de Poche.
68. J. Vuillemin, Leçons sur la première philosophie de Russell, Armand Cohn, 1968.
69. M. Gueroult, L'Evolution et la Structure de la Doctrine de la Science chez Fichte, Paris, Les
Belles Lettres, 1930.
37 Introduction

article de Gueroult sur Leibniz Nous pouvons donc dire que les Principles de
Russell fournissent ici un test pour l'Histoire de la Philosophie, ses Problèmes et
ses Méthodes générales, en particulier d'un point de vue structural.
Le premier livre de Gueroult, cependant, publié en 1930, a pour titre
L'Évolution et la Structure de la Doctrine fichtéenne de la Science^^. Le point de vue
structural n'exclut donc nullement le point de vue génétique. Et lorsque ce point de
vue de la genèse est appUqué à Russell, il révèle parfois une évolution à l'intérieur de
chaque ouvrage. C'est le cas en particulier pour les Principles dont nous pouvons
maintenant connaître le genèse grâce aux travaux d'Ivor Grattan-Guinness^o. Nous y
apprenons que le livre a été composé dans l'ordre des Parties 3-4-5-6-1-2-1 bis-7.
Or le § 160 qui contient la clef de voûte de la première philosophie se trouve
dans le chapitre xx qui est inclus dans la troisième partie, et le chapitre xxi auquel
se réfère Deleuze se trouve dans la quatrième partie. Russell a par conséquent com-
mencé la rédaction des Principles par les parties qui, axiomatiquement, sont aussi
les premières du point de vue de la lecture deleuzienne. Et c'est seulement par la
suite que les parties maintenant situées au début, qui résultent de la rencontre avec
Peano en 1900 ont été écrites'^i. Les Principles comme classique du Logicisme
sont par conséquent construits sur d'autres fondations qu'ils dissimulent.
Quant à la genèse du logicisme lui-même, c'est dans un article plus récent sur
Whitehead que Grattan-Guinness''2 la raconte :

Rüssel prit en considération la pratique des Peanistes qui maintenait sépa-


rées les notions logiques et mathématiques ; mis il remarqua que quelque-
fois les notions provenant de la théorie des ensembles apparaissaient aussi
bien dans chacune des deux colonnes, et parfois dans les deux, de sorte qu'il
en conclut qu'il n'y avait pas de différence entre elles. Ainsi formula-t-il la
thèse logiciste, que la logique mathématique peut fournir non seulement les
modes requis de raisonnement (comme il se doit) mais aussi les objets requis
en mathématiques''3.

La mutation capitale que Grattan-Guinness narre ici demande à être décom-


posée dans son détail :

70.1. Grattan-Guinness, The Search for Mathematical Roots, 1870-1940. Logics, Set Theories and
the Foundations of Mathematics from Cantor through Russell to Godei, Princeton University Press, 2000.
Voir en particuher le § 6.4.3 comportant les tables 643.1 et 643.2
71. Quant au jugement de Russell lui-même sur le résultat, cf. sa lettre à Couturat du 14 mai 1903.
72.1. Grattan-Guinness, «Algebras, Projective Geometry, Mathematical Logic and Constructing the
World : Intersections in the Philosophy of Mathematics of A.N. Whitehead», à paraître dans F. Beets, M.
Dupuis et M. Weber (dir.) A. N. Whitehead, de l'Algèbre à la Théologie naturelle, Ousia.
73. Le 17 janvier 1901, Russell écrit à Couturat : « Quand je lis Cantor, par exemple, je le traduis
toujours en formule peanisque, quoique, avant le congrès, je n'eusse pas lu un mot de cette école ».
Ce que Russell trouve chez Peano, c'est en quelque sorte une « double inscrip-
tion » de certains concepts, à la fois en logique et en mathématique, mais encore
séparés par une barrière qui maintient d'un côté les lumières de la logique symbo-
lique et de l'autre les abîmes cantoriens de l'infini mathématique. Ce qu'effectue
Russell consiste à supprimer la séparation en déclarant que ce qui est du premier côté
se retrouve aussi dans le second. Ainsi le logicisme est il une Analyse de ce que les
néo-platoniciens auraient décrit comme l'Intelligence logico-mathématique.
Ce sont là les points les plus remarquables d'une courbe d'évolution qui s'ins-
crit dans une époque exceptionnellement riche. La Correspondance entre Couturat
et Russell vient de paraître''4 et se révèle une mine de révélations.

Nous voyons par conséquent que la « pensée latente » passant successivement


par des systèmes de Platon, de Leibniz et de Russell se situe à un niveau beaucoup
plus enfoui qu'on n'aurait tendance à le croire. Afin de l'énoncer il ne suffit nulle-
ment, par exemple, de relever entre les trois auteurs une affinité même élective
pour les mathématiques. A chaque fois, ce qui se joue est un certain rapport entre,
d'une part, le contenu de plus en plus sophistiqué du «motif mathématique » et,
d'autre part, une architectonique faite de formes qui, pour être variables, ne s'en-
chaînent pas moins dans un devenir doté de son unité narrative, qui est celle d'une
grande Geste de la Raison et de la Métaphysique : lorsque le canevas de Platon est
repris par Leibniz, le monde visible devient l'élu du monde intelligible, et lorsque
le canevas de Leibniz est repris chez Russell, ses individus monadiques sont libé-
rés de leur enchaînement monadologique pour pouvoir enfin vivre chacun sa vie^s.

74. Bertrand Russell-Louis Couturat. Correspondance, 1897-1913. Op. cit.


75. Il y a là cependant quelque chose qui reste en suspens. Chez Leibniz, nous trouvons à la fois
Panlogisme et Panpsychisme, comme plus tard chez C. S. Peirce. Russell hérite du panlogisme, Bergson du
panpsychisme. Bergson aura sans doute le sentiment de cette scansion-scission quand il s'intéressera aux
travaux de Couturat puis de Russell, comme nous le racontons dans la troisième partie. Panlogisme et panp-
sychisme ne se retrouveront réunis que dans le système de Whitehead. Cf. J.-C Dumoncel, Les sept mots de
Whitehead, Cahiers de l'Unebévue, Paris, Epel, 1998.
Première Partie

PLATON
ou
LE LOGOS DES NOUMÈNES
Platon ou le Logos des Noumènes 41

Chapitre 1

ESSAI SUR LA STRUCTURE DU PLATONISME.


UN ÉROMÈNE AU PAYS DES NOUMÈNES

Certains pensent que Platon dit la même chose dans le


Timée, mais avec moins de clarté.
Cicéron, Premiers Académiques, XXXIX, 122.

Maintenant il nous faut appliquer point par point cette


image à ce que nous avons dit plus haut.

Platon, République, 517 a

De tous les plus grands philosophes, Platon n'est-il pas l'un de ceux qui ména-
gent à leurs lecteurs un des abords des plus faciles ? Est-ce qu'il n'a pas l'amabilité
de nous raconter des histoires, de manière sans doute à rendre la philosophie chose
aisée ? Par ailleurs, Platon est aussi un des auteurs classiques parmi les plus
anciens. Pour ces deux raisons au moins, il serait permis de croire que le commen-
taire platonicien est parvenu à l'étiage du texte. Cependant il se peut parfois que la
facilité apparente soit un leurre, et que l'accumulation des commentaires produise
un sentiment de compréhension qui s'entretient lui-même dans une fonction d'é-
cran, garantissant par là sa propre répétition.
Nos vieux professeurs nous recommandaient de lire « la plume à la main ».
C'est toujours un bon conseil. Mais s'agissant de Platon, il n'est pas suffisant. Ce
que le personnage platonicien dessine de son doigt dans le sable, il nous faut le tra-
cer sur le papier. Il faut donc lire Platon en ayant aussi le crayon à la main. Mais
que voyons-nous, alors, apparaître ?

1. ARCHEOLOGIE STRUCTURALE

Pour le lecteur de philosophes, il y a une difficulté qui augmente à mesure


qu'il s'enfonce dans le passé parmi ses classiques. Tout le monde voudra bien
Platon ou le Logos des Noumènes 42

admettre que L'Être et le Néant, la Critique de la Raison pure et la Monadologie


sont 100 % philosophème. Mais quand on est arrivé sur Aristote, qu'est-ce qu'une
Physique vient faire avant sa Métaphysique ? Et ce qui est plus ou moins distribué
chez Aristote est toujours entremêlé chez Platon. Dans le Timée, par exemple,
quand nous lisons que « le temps est l'image mobile de l'éternité » nous savons
que nous tenons bien une proposition de métaphysique, mais que vient faire ensui-
te rénumération des cinq solides réguliers qui ne trouvera, semble-t-il, sa vraie
place que dans les Éléments d'Euchde ? La difficulté, on le voit, provient du carac-
tère originairement encyclopédique de la philosophie, laquelle semble avoir ensui-
te gagné, en abandonnant du terrain, une meilleure compréhension de sa propre
affaire. Mais s'ensuit-il que ces excroissances préscientifiques de la philosophie
doivent être écartées comme archaïsmes du corpus proprement philosophique ?
Afin de fonder une réponse à cette question, envisageons la difficulté lors-
qu'elle atteint ce qui est sans doute son maximum : sur l'antique théorie des « qua-
tre éléments ». En quoi parler de « l'air », de « l'eau », du « feu » et de la « terre »
pourrait-il encore être de la philosophie aujourd'hui ? Si nous essayons de moder-
niser cette vénérable antiquité, d'y voir une anticipation de la théorie des états de la
matière (gazeux, liquide et solide), le verdict est encore pire. Car il devient alors
évident que la philosophie n'a fait ici qu'anticiper la science, et d'ailleurs on ne sait
plus quoi y faire du « feu ».
Tous ces embarras, cependant, proviennent d'une orientation erronée de la
lecture. Afin de découvrir le véritable enjeu, nous devons d'abord essayer de nous
mettre à la place d'un de ces anciens Grecs, « habiles parleurs », laissant errer
paresseusement son regard sur un rivage méditerranéen. Et nous devons nous
demander ce qu'il voit. Ce qu'il voit, c'est la plage et au-dessus de la plage la mer,
et au-dessus de la mer le ciel et au zénith du ciel le soleil. Ainsi surgit l'Univers de
la pensée grecquei dans sa plus simple expression :

Feu
Air
Eau
Terre.

Et nous n'avons plus ici une simple énumération d'éléments, nous avons un
ordre, constitutif d'une échelle. Mais ce n'est qu'une entrée en matière. Parmi les

1. Plus précisément, il s'agit de l'axe vertical visible dans cet univers. Les deux autres axes ont été
réunis par Charles Mugler dans ses Deux Thèmes de la Cosmologie grecque, Klincksieck, 1953 : ce sont la
Pluralité des Mondes et l'Éternel Retour. Pour une explication du platonisme, cependant, nous pouvons
nous concentrer sur l'axe vertical.
Platon ou le Logos des Noumènes 43

Présocratiques, la théorie des quatre éléments est tout juste bonne pour les
« physiologues » des origines, ceux que Platon rangerait parmi les « amis de la
Terre ». Avec les Pythagoriciens entrent en scène ceux qu'il appellera les « amis
des Idées ». Et ceux-ci ont découvert^ une autre hiérarchie, qui à leurs yeux éclip-
se la précédente :

Point
Ligne
Surface
Volume.

La simple comparaison de ces deux échelles contient en germe la réponse à


notre problème archéologique. Si des auteurs nous parlent de « terre » et d'« eau »
ou de « solides » et de « surfaces » nous sommes en droit d'écarter leurs propos
comme étrangers à la philosophie et de réclamer des discours sur l'âme, la vertu,
etc. Mais si des philosophes ont découvert que des choses aussi apparemment étran-
gères l'une à l'autre que l'Air et la Ligne se rangent dans des cases équivalentes
appartenant à des échelles analogues, alors dans cette identité de « logos » ou de rai-
son c'est une structure qui est décelée. Et une structure a besoin de structuralistes.

2. COMMENT ÊTRE UN BON STRUCTURALISTE ? 3

Il faut avoir le sens de la structure.


Charles Péguy

Lorsque les quatre Éléments ou les quatre degrés du Lieu géométrique sont
devenus deux illustrations d'une même structure, ils ont par là-même cessé d'être
d'un côté de simples « éléments » controuvés dans « la nature » ou même de l'autre
côté des degrés de la localisation géométrique obtenus par une analyse mathéma-
tique. Ils ont accédé à un statut philosophique. Ils sont devenus des Essences. C'est
en quoi Deleuze peut soutenir que la philosophie n'a pas d'autre objet que les
Multiplicités^. Dans le cas de l'Échelle pythagoricienne, il s'agit même de la multi-

2. Ap. Aristote, Métaph., N, 3, 1090 b.


3. Cette interrogation est évidemment une question-valise obtenue à partir de deux articles classiques
dus à deux anarchistes: « How to be a good Empirisist ? » de P. K. Feyerabend, Philosophy of Science, The
Delaware Seminar, vol. 2, 1963, et « À quoi reconnait-on le structuralisme ? » de G. Deleuze, in Chatelet
(dir.). Histoire de la Philosophie, vol. 8, Hachette, 1973 repris dans L'Ile déserte, op. cit.
4. G. Deleuze, « L'Actuel et le Virtuel », 1996, annexe aux Dialogues avec Claire Parnet,
Flammarion, nouv. éd., p. 179.
Platon ou le Logos des Noumènes 44

plicité en tant que telle, puisque ce que cette échelle parcourt n'est autre que le
déploiement des dimensions dans son paradigme spatial.
Toutefois, puisque la découverte de nos Quatre Essences a commencé dans un
exercice de vision, notre apprenti structuraliste ne peut pas ne pas être soudain
assailli d'un soupçon. Et cela signifie en d'autres termes que notre Échelle des
Essences est aussi un lieu hanté. Ce qui hante cette échelle est le spectre de la
Quintessence : hypothèse d'une cinquième essence, invisible celle-ci, et qui non
seulement s'ajouterait numériquement aux précédentes mais encore surplomberait
secrètement toute leur hiérarchie. Ainsi la transcendance est-elle une coda céleste
de l'immanence.
Mais s'il existe une Quintessence, du même coup, toute la hiérarchie des
Essences va s'en trouver disqualifiée. Les titulaires des Essences, alors, ne sont
plus que des prétendants plus ou moins chanceux, plus ou moins haussés du col, à
la Quintessence. Ainsi parvenons-nous au thème des Prétendants où Deleuze a su
voir le motif le plus intime et le plus profond de la Philosophie. La définition éty-
mologique de la philosophie (amour de la Sagesse) n'est elle-même qu'une illustra-
tion de ce thème dans la pensée.
Toute chose ou tout être prétendent à certaines qualités. Il s'agit de juger
du bien-fondé ou de la légitimité des prétentions^.

J'appellerai structuralisme odysséen le structuralisme défini par la double


donne 1° d'une structure comme celle qui a été illustrée ci-dessus, 2° d'une rela-
tion, parmi les termes de la structure, entre des Prétendants et un Objet X qui sera
dit l'Enjeu de la prétention.
Toutefois, la Quintessence, comparée à nos deux échelles originaires, n'est
qu'une hypothèse. Et le thème des Prétendants est en lui-même indépendant d'une
telle hypothèse. Nous devons même dès maintenant considérer une autre hypothè-
se, à savoir celle où l'Objet visé par les Prétendants ne serait autre que l'Essence la
plus haute, celle qui se situe sur l'échelon le plus élevé de 1' Échelle. Dans un tel
cas nous serions devant un régime immanent de la Prétention. J'appellerai Marelle
une échelle des Essences dotée ainsi d'un thème des Prétendants et où l'Objet des
prétentions n'est autre que le dernier terme supérieur de l'échelle. La marelle des
petites filles est une sorte de projection horizontale de cette échelle.
Le philosophème le plus connu de toute l'histoire de la philosophie^ est une
marelle :

5. G. Deleuze, « Remarques », in Barbara Cassin (dir.), Nos Grecs & leurs modernes, Le Seuil, 1992
pp. 249-250.
6. Cf. Platon, République, début du Livre VII.
Platon ou le Logos des Noumènes 45

Soleil
Astres
Corps
Ombres.

Mais que s'est-il passé ici ? Comment l'inventeur patenté des « arrière-mon-
des » peut-il avoir enfermé dans l'immanence le thème des prétendants qui ne
demande qu'à l'outrepasser, comme un ressort trop comprimé ?

3. COMMENT PLATON EST DEVENU PLATONICIEN.

La source est dans le « problème délien » tel qu'il nous est rapporté par
Plutarque. C'est Simmias qui raconte :
C o m m e nous quittions l'Égypte, certains Déliens vinrent à notre rencon-
tre près du Caire et demandèrent à Platon, en tant que géomètre, de
résoudre pour eux un oracle inhabituel proposé par le dieu. L'oracle était
qu' il y aurait un répit des m a u x présents pour les Déliens et les autres
Grecs une fois qu'ils auraient doublé l'autel de Délos. Mais comme ils
ne pouvaient pas imaginer la solution et qu'ils se débrouillaient ridicule-
ment dans la construction de l'autel (car d'après ce qu'on sait de leur
méconnaissance de la proportion qui part du doublement de la longueur,
ils ne parvinrent pas à remarquer que lorsque chacun des quatre [!] côtés
était doublé, ils effectuaient en réalité une multiplication par huit du
volume), ils prièrent Platon de leur fournir son assistance face à l'énig-
me. Et lui, rappelant l'Égyptien, déclara que le dieu était en train de don-
ner une chance aux Grecs au sujet de leur négligence dans leur éduca-
tion, c o m m e s'il raillait notre ignorance et nous demandait de nous
engager dans la géométrie, pas seulement comme passe-temps. Car cer-
tainement c'est une occupation qui n'est pas prévue pour un intellect
inférieur et percevant la chose d'une manière engourdie, mais plutôt
pour un intellect entraîné à la limite dans [la construction de] lignes afin
d'y prendre deux moyennes dans une proportion, grâce auxquelles seu-
lement la figure d'un corps cubique se trouve doublée en étant augmen-
tée de la m ê m e manière pour chaque dimension. Ceci, [dit-il], Eudoxe
de Cnide ou Hélicon de Cyzique l'obtiendraient pour eux ; toutefois ils
ne devaient pas penser que c'était cela que le dieu souhaitait, mais plutôt
qu'il enjoignait à tous les Grecs d'abandonner la guerre et ses malheurs
et de s'associer aux muses, et aussi en apaisant les passions grâce au rai-
sonnement et aux mathématiques, de vivre ensemble profitablement et
sans se faire de m a F .

7. Plutarque, « Le Démon de Socrate», Moralia 579 ad.


Platon ou le Logos des Noumènes 46

Comme dans beaucoup d'anecdotes, il faut commencer par écarter l'âge du


capitaine et quelques autres ornements. En fait, il nous suffit d'avoir la rencontre
de Platon et d'un cube. De nouveau, il s'agit donc d'une vision.
Qu'est-ce qu'a vu Platon sur le cube de Délos ? La force de la vision platoni-
cienne, c'est d'avoir vu d'un seul coup d'œil ce qui se voit et ce qui ne se voit pas
dans un cube. Ce que Platon a vu sur l'autel de Délos, c'est qu'il est possible de voir
un volume, de voir une surface, mais qu'il est impossible de voir une ligne ou a
fortiori de voir un point. Le critère en est la définition platonicienne de la figure
géométrique, à savoir qu'une figure est quelque chose qui enveloppe une couleur.
Cela signifie que sur le cube de Délos Platon a vu passer dans le monde visi-
ble la frontière entre le monde visible et le monde intelligible.
Platon est donc à sa manière un empiriste, et le platonisme une philosophie de
l'immanence. Le spectre de la quintessence y est exorcisé. Tout se jouera désor-
mais sur une échelle à quatre termes que j'appellerai l'Échelle platonicienne (ou
Proportion platonicienne). Platon en a tracé l'épure dans l'Analogie de la Ligne qui
termine le livre Vi de La République :

Grand Supérieur
petit Supérieur

Grand inférieur
petit inférieur.

Pour comprendre ce qui s'est passé dans le problème délien, il faut rappeler que
Platon a été disciple principalement de deux maîtres. Le plus connu est celui que rap-
pelait Plutarque dans son titre : c'est Socrate, le philosophe au démon. Mais le même
texte se tait sur l'ascendance pythagoricienne de Platon. La solution du Problème
déhen est en effet attribuée entre autres à Archytas de Tarente, pythagoricien de la
seconde génération et qui fut le principal maître de Platon en mathématiques.
Notre seconde Échelle des Essences, par conséquent, celle qui est formée par
la hiérarchie des Lieux géométriques, est un legs pythagoricien que Platon a reçu
d'Archytas. Mais dans la version pythagoricienne, cette hiérarchie est une simple
échelle à quatre échelons. Platon va couper en deux cette échelle en la regardant
avec un œil formé à l'école socratique. Les questions de Socrate, « Qu'est-ce que la
Justice ? », « Qu'est-ce que la Vertu ? », etc., sont deux fois des propédeutiques au
platonisme. D'abord, parce que la Justice en soi ou la Vertu en soi font évidemment
partie des choses invisibles, et ensuite parce qu'il en va de même pour tout objet
visé par des questions de la forme « Qu'est-ce que ? » (même si c'est par exemple
comme dans l'exemple fameux du Parménide : « Qu'est-ce que la crasse en soi ? »).
Platon ou le Logos des Noumènes 47

Le Platonisme a donc reçu sa structure élémentaire le jour où Platon a vu l'échelle


pythagoricienne avec un regard socratique. Et il y a même reçu davantage, puisque
les thèmes d'interrogation socratiques (la Justice, la Vertu, le Bien, etc.) vont don-
ner aux Prétendants les Objets dignes de leur Désir.
Toutefois, une structure peut en cacher une autre. Et nous devons encore faire
un effort si nous voulons être platoniciens.

4. LE POINT NODAL DU PLATONISME

Une Proportion comme l'Analogie de la Ligne ne contient encore que le cadre


d'exercices élémentaires sur le thème de la Mimésis : on dira par exemple que le
rapport du Grand supérieur sur le petit Supérieur est égal au rapport du Grand infé-
rieur sur le petit inférieur :
X

C'est le B-A, BA de l'Analogie, rendue endomorphe par un recoupement prati-


qué en abyme. Il permet déjà de comprendre en quoi le Pythagorisme s'est dépassé
dans le Platonisme. Pour les pythagoriciens, la série point-ligne-surface-volume
n'était en fait que le redéploiement d'une série obtenue empiriquement dans l'ordre
inverse : dans la réalité, en effet, nous ne rencontrons que des volumes, que nous
analysons en surfaces, puis en lignes et enfin en points. Nous obtenons bien quatre
termes à l'arrivée, mais c'est l'expérience brute qui nous a donné le point de départ,
et la conclusion obtenue sur la Simplicité dans le point est donc tributaire de cette
origine inductive. En termes deleuziens, on a commis le paralogisme qui menace
constamment la métaphysique : expliquer le fondement par ce qu'il est supposé fon-
der. Dans l'Analogie platonicienne, au contraire, c'est le Rapport Supérieur qui se
reflète dans le rapport inférieur. Platon indique ainsi quel est son propos face à ce
que lui lègue le pythagorisme : transformer l'induction pythagoricienne (dialectique
ascendante) en une Déduction platonicienne (Dialectique descendante).
Cela dans l'ordre des choses. Mais inversement, dans l'ordre des raisons,
l'Analogie fournit le cadre d'une Procédure heuristique bien connue. Dans la
Proportion X/A = b/c, du moment que les termes A b c sont connus, le terme X est
déterminé lui aussi. C'est la méthode classique de la Quatrième proportionnelle
que nous pouvons donc appeler aussi Algorithme analogique. Platon, comme plus
Platon ou le Logos des Noumènes 48

tard Witgenstein, peut ainsi se permettre de laisser à son lecteur « ce qu'il peut
faire »8. L'exemple-type en est l'Analogie de la Ligne, où la série Ombre de carré,
Corps carré. Carré en soi étant donnée (dans les rôles c, b. A, respectivement) il ne
reste plus qu'à trouver l'objet X de la Dialectique : l'Élévation au carré (= Puissance
2). Le principe en était divulgué un peu plus tôt (République 428 a) :
Si de quatre choses nous en cherchions une, en n'importe quel sujet, et
que dès l'abord elle se présentât à nous, nous en saurions assez ; mais si
nous avions d'abord connaissance des trois autres, par cela m ê m e nous
connaîtrions la chose cherchée, car il est évident qu'elle ne serait autre
que la chose restante.

Cependant, une telle Analogie mimétique nous cache encore ce sur quoi se
noue la totalité du platonisme. C'est, comme l'a vu Deleuze^, la thèse d'une dualité
interne à la Mimésis elle-même. L'« imitation », dans la pensée de Platon, peut signi-
fier soit la Participation, soit la Simulation. La Participation est la forme de l'imita-
tion qui se déroule sur l'Échelle dont nous avons maintenant retracé la généalogie.
Nous pouvons l'appeler imitation « verticale » (ou mimésis du mât). La Simulation
est l'imitation qui s'écarte plus ou moins de cette orientation verticale. Nous l'appelle-
rons imitation « obhque » (ou mimésis du manchon [?] s'écartant plus ou moins de la
verticale suivant la force du vent). Nous appellerons point nodal du platonisme le
point sur lequel se croisent les deux axes de la Mimésis. C'est ce croisement que
Platon lui-même a symbohsé sous la forme d'un khi couché {Timée, 36 bc) dont l'une
des branches est horizontale tandis que l'autre définit l'Obliquité (figure 1).

Fig. 1
Le Khi couché de Platon

(J'appellerai grammatologie géométrique la méthode qui consiste à symboliser


une construction géométrique par une lettre qui en donne le schème.)

8. Wittgenstein, Remarques mêlées, trad. TER, p. 92. Cf. J.-C. Dumoncel, « Le mobihsme mathéma-
tique du second Wittgenstein » in Renée Bouveresse-Quillot (dir.), Visages de Wittgenstein, Beauchesne,
1995, pp. 281-284.
9. G. Deleuze, Différence et Répétition, PUF, 1968, pp. 82-89.
Platon ou le Logos des Noumènes 49

La dualité de la Mimésis ainsi définie est l'indice d'un véritable drame qui se
joue sur le problèmes des Prétendants. Et chacun des deux axes, de surcroît est por-
teur d'une difficulté notoire.
La Participation platonicienne prend son sens à partir de la relation avoir part,
explicitée dans la forme x a part à où la variable Y prend ses valeurs parmi les
Enjeux de la prétention (le Bien, le Beau, etc.) tandis que la variable x a pour
domaine de variation l'ensemble des prétendants. L'échelle où se déploie la relation
permet par ailleurs d'ordonner les prétendants : il y a ce qui a part en 1er lieu, puis
en 2e, etc. (1'« etc. » ne devant pas aller, d'ailleurs, plus loin que le 4e). Et c'est ici
que se situe ce qu'il faut appeler le paradoxe de la participation platonicienne,
impliqué dans la solution que Platon va donner à son problème des prétendants, à
savoir la théorie des Idées.
Soit par exemple le thème du lit. Ce qui est installé par Platon à la place Y de
l'Enjeu, le « lit de Dieu », c'est en effet l'Idée du lit. Or à la question de savoir ce qui a
part en premier lieu à l'Idée de lit (avant le lit de l'ébéniste et ses copies possibles), la
réponse de l'idéalisme platonicien, c'est qu'il s'agit de l'Idée de lit elle-même (dont
tous les autres lits ne sont que des copies). Ainsi l'idée de ht (la simple quiddité com-
mune à tous les lits, qui fera plus tard l'objet de la Querelle des Universaux) est-elle
promue Idéal du lit ou « Lit en soi ». Cela signifie que l'unique Ut réel est l'Idée de lit.
La simulation, de son côté, est illustrée ici par la peinture. Tandis que l'Ébénis-
te prend l'Idée de ht pour modèle, le modèle du peintre est donné par le lit de l'ébé-
niste. Et on ne saurait coucher dans le lit du tableau. Le lit du peintre n'est qu'un
simulacre. Il faut donc, pour situer la simulation, un second axe, distinct de celui où
a lieu la participation, et qui s'écarte donc de la verticale suivant une direction
oblique plus ou moins divergente.
Or la mimésis ainsi écartelée va présenter sur chacun de ses deux axes une dif-
ficulté notoire et caractéristique de l'axe en question.
Sur l'axe des Participations, la thèse qui fait de l'Idée de ht le seul véritable lit
exige d'abord que l'idée de lit soit (tout simplement) un lit. Or cette assertion se
heurte à une objection immédiate. On couche dans un lit (si grossier ou mal fait
soit-il) mais (si loin qu'on pousse l'idéalisme) on ne saurait coucher dans l'idée de
lit (pas davantage que dans le ht en peinture). L'idée de lit signifie ce qui est exem-
phfié par tous les lits, mais cela même exclut qu'elle soit elle-même un lit. Tout le
platonisme est donc fondé sur une méprise grammaticale. Le paradoxe de la doctri-
ne des « formes exemplaires » se réduit à un cas de ce que la philosophie analy-
tique appelle category mistake. La doctrine des Idées sombre dans le non-sens. Le
premier à s'en apercevoir n'est autre qu'Aristote.
L'axe des Simulations, de son côté, désigne une autre difficulté, non plus cette
fois-ci d'ordre logique mais d'ordre mathématique.
Platon ou le Logos des Noumènes 50

Sur le problème délien de la duplication du cube, en effet, trois solutions se


sont immédiatement confrontées : non seulement la solution de Platon mais la solu-
tion de son maître Archytas de Tarente et la solution de Ménechme, un disciple de
lAcadémie.
Quelle que soit la valeur des autres réponses concevables, la solution de
Ménechme s'est révélée d'une importance capitale puisqu'elle signifie la découver-
te des sections coniques - dont le contrepoint avec le calcul variationnel s'étend sur
toute l'histoire des mathématiques à la manière d'un Filum Ariadnes dédoublé. C'est
ici que se rencontre une énigme notoire qui forme un point obscur dans l'histoire
des mathématiques : l'hostilité de Platon à la solution de Ménechme.
Or si nous prenons comme repère le drame interne qui anime aux yeux de
Platon la question de la Mimésis, une telle hostilité devient immédiatement com-
préhensible. Le cône de révolution que viennent intercepter les sections coniques
est en effet obtenu, à partir d'un axe vertical, en inclinant d'abord une autre droite
qui va s'écarter de cet axe, appelée génératrice du cône, de sorte que cette généra-
trice prenant appui sur une ligne circulaire dont le centre est sur l'axe, et dont le
plan est perpendiculaire à l'axe, appelée directrice de la construction, c'est alors la
révolution de la génératrice guidée par la directrice qui engendre le cône. Dans la
construction de Ménechme, par conséquent, l'axe du cône et sa génératrice n'appa-
raissent pas seulement comme deux éléments solidaires, mais l'axe n'est là que pour
porter la génératrice qui l'intercepte et qu'il fait tourner en jouant le rôle auxiliaire
du gond. Par conséquent, la construction de Ménechme fait pis qu'annuler la diffé-
rence entre Participation et Simulation : elle subordonne l'axe vertical des
Participations à l'axe oblique des Simulations. Elle est une Sophistique en habit
géométriqueii.
D'oit la question de savoir comment Platon traite pour son propre compte le
problème créé par l'obliquité de la Simulation et de l'Autre respectivement à la
Participation du Même.
La réponse de Platon aux deux difficultés différentes que lui créent la
Participation et la Simulation va leur être donnée par une source unique. Il suffit de
regarder. La réponse est dans le ciel (d'où le jeu de mots sur ouranos, le ciel et ora-
tos, le visiblei2).

10. Pour un exposé détaillé de ces trois solutions, cf. la note de Robert Baccou dans sa traduction La
République, Gamier, 1966 : note 492, G. F., pp. 452-457.
11. Rétrospectivement, nous pouvons donc y voir le schème de la conciliation deleuzienne entre
Platonisme et Sophistique.
12. Platon, République, 509d.
Platon ou le Logos des Noumènes 51

5. DANS LE SANCTUAIRE DE LA PARTICIPATION

Il y a en Platon un auteur borgésien. Platon a condensé lui-même le Platonisme


en un seul mot qui est en quelque sorte le Sésame de son propre système. A la fin
du livre vi de La République, juste avant (509 c) de dresser l'Analogie de la Ligne
puis de se lancer dans le Mythe de la Caverne, Platon fait pousser « de façon
comique », par l'interlocuteur de Socrate, un véritable cri ; « Apollon ! ». Cet
« Apollon ! » là semble être une des nombreuses exclamations pieuses qui ponc-
tuent le texte platonicien. Mais, replacé dans son contexte, il se révèle remplir une
fonction symbolique sans équivalent. Si l'on cliquets sur « Apollon » ici, c'est le fil
directeur du Platonisme dans son entier qui va s'y révéler tendu au lecteur.
Platon vient en effet (en 508) de poser l'Analogie qui en dit un peu plus
qu'« Apollon » et contient le résumé de son système : « Le Bien est dans le Lieu
intelhgible à l'égard de l'intelligence et des intelligibles ce que le Soleil est dans le
Lieu visible à l'égard de la vue et des visibles ».
Soit :
Bien

intelhgibles

Soleil

visibles.

Mais que signifie, dans cette égalité de rapports, le rapport explicatif,


c'est-à-dire le rapport connu du Soleil aux corps visibles ?
Le Soleil, lui-même vient d'être introduit comme le dieu de l'élément lumière
(507 e). La lumière se donne d'abord, en effet, comme l'élément commun au Soleil
et aux corps visibles. Mais cet élément commun est distribué différemment sur les
termes de la hiérarchie. Les corps visibles (comme la Lune dont il va être question
en 516 a) ne sont en effet visibles que parce qu'ils reçoivent la Lumière du Soleil.
Tandis que le Soleil est le Lumineux en soi. Le Lieu visible (ou genre du Visible)
est donc divisé en deux niveaux entièrement hétérogènes qui sont celui de la
Matière et celui de la Lumière. Les corps matériels comme la Lune, s'ils sont quali-
fiés par la lumière, ne le sont (naturellement) que parce qu'ils participent de la

13. Par « cliquer sur X » nous entendons ici faire apparaître le plus petit contexte (de X) pertinent sur
la recherche en cours (et qui à son tour va contenir le terme Y sur lequel il conviendra de cliquer pour obte-
nir la suite en faisant progresser la recherche).
Platon ou le Logos des Noumènes 52

Lumière propre au seul Soleil^. Mais le Soleil, quant à lui, possède la Lumière par
lui-même. Ainsi se déploie le modèle physique de la Participation. Le Soleil est ce
qui participe de la Lumière en premier lieu. Mais s'il participe de la lumière en pre-
mier lieu, c'est parce qu'en fait il est la Lumière. Et la Matière ne participe de la
Lumière qu'en second lieu (comme la lune éclairée par le soleil), puis en troisième
lieu (coname le paysage éclairé par le clair de lune), etc. Par conséquent, le rapport
Lumière/Matière fournit chez Platon un véritable modèle physique de la
Participation. La lumière étant lumineuse par elle-même, avant de partager sa pro-
pre luminosité en rendant lumineuses les autres choses, le phénomène de la lumière
démontre qu'un attribut peut être qualifié par lui-même avant même de qualifier
d'autres choses et doit même s'illustrer ainsi lui-même avant de transmettre cette
qualification à ces autres choses.
Le raisonnement de Platon se règle donc ici sur le principe ab esse ad posse
consequentia valet. Ce qui est réel doit d'abord être possible. Ainsi l'objection
grammaticale d'Aristote est-elle invahdée à l'avance. Elle ne fera qu'exprimer une
résistance résiduelle du sens commun devant les paradoxes qui sont inscrits au cœur
même du réel et déposés jusque dans notre caverne pour nous en indiquer la sortie
- à tâche pour nous de voir ces paradoxes comme des énigmes surchargées de sens.

6. LE JOUG DE LA PARTICIPATION JETE SUR LA SIMULATION

Face au défi que constitue pour lui l'invention mathématique de Ménechme, la


réponse de Platon va consister à développer les autres indications de son modèle solai-
re. Le paradoxe de la Participation trouvait sa solution en immobilisant le Soleil au
zénith, lorsque son rôle de source lumineuse débordante devenait patent. La réponse à
Ménechme va être obtenue en regardant le Soleil dans son mouvement ( a p p a r e n t ) i 5 .
Respectivement à l'Équateur céleste qui donne ici l'Horizontale, le Cercle de
l'Écliptique est ce qui détermine l'inclinaison propre à l'Oblique. Dans le modèle
platonicien, l'Équateur céleste détermine donc le Cercle du Même, tandis que le
cercle de l'Écliptique détermine le Cercle de l'Autre.
Si Platon en restait là, il n'aurait fait que fixer la difficulté sur un modèle astro-
nomique. Mais dans le Timée, Platon va produire une véritable Généalogiei® de ce

14. Le feu étant une sorte de « soleil » artificiel, suivant la nouvelle hiérarchie dégénérescente que
développera le mythe de la Caverne.
15. Cf. Luc Brisson, Introduction à sa traduction du Phèdre, pp. 39 et 40.
16. Nous ne pouvons que renvoyer ici le lecteur au Diagramme 5 dans notre étude sur « La Théorie
platonicienne des Idées-Nombres », Revue de Philosophie ancienne, n° 1,1992, reprise ici comme chapitre 2.
Platon ou le Logos des Noumènes 53

qui est ainsi donné dans l'expérience. D'où la nouvelle échelle platonicienne où se
succèdent

Le centre du cercle horizontal


Le cercle horizontal
Le cercle horizontal coupé du cercle oblique
La sphère encerclée par les deux cercles,

schème géométrique sur lequel est construite toute la Cosmologie du Timée :

Éternité
Temps = Image mobile de l'éternité
Âme du monde
Monde animé.

Dans cette généalogie, le cercle oblique de l'Autre n'apparaît que comme para-
sitant le cercle horizontal du Même (du temps cyclique), à partir du troisième degré
de la Dialectique descendante qui est celle de la Participation (à l'Éternité). Ainsi la
Simulation est-elle entièrement jugulée par la Participation. C'est l'Échelle entière
de la Participation qui assigne sa place à la Simulation et se la subordonne à titre
d'incident diagonal et différé, intervenant seulement à partir de l'échelon qui lui est
désigné pour entamer la moitié inférieure.
Mais ce n'est là que le parachèvement d'un principe organisateur plus général
et même totalement général.

7. RADIOGRAPHIE DU PLATONISME

C'est en fait l'œuvre entière de Platon qui se trouve construite sur une subordi-
nation de la Simulation à la Participation. Du point de vue du schématisme géomé-
trique, cette subordination est obtenue par un procédé méthodique très simple. C'est
une question d'ordre. Il suffit de faire intervenir d'abord l'Axe vertical de
Participation, scandé en tant qu'Échelle pourvue exactement de ses quatre éche-
lons. Et lorsque cette échelle est dressée, alors seulement l'oblique propre à la
Simulation est admise à intervenir. De cette manière, au lieu que la direction
oblique obtienne un second axe, concurrent de l'axe vertical et s'étendant ainsi sur
toute la hauteur du schématisme, la pente propre à la simulation est déchiquetée
d'après l'échelle de la participation et n'obtient que des interceptions partielles de
l'axe vertical - autant au plus qu'il y a d'échelons sur l'échelle.
Platon ou le Logos des Noumènes 54

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Fig.2
La Vie des Grecs dans l'Ion de Platon
Platon ou le Logos des Noumènes 55

Or ce procédé se trouve déjà mis en œuvre dans la construction de Y Ion. Ce


petit dialogue est développé (fig. 2) sur l'ambiguïté du mot « art ».

D'un côté il y a l'art poétique et de l'autre il y a l'art médical symbolisable par


son Caducée. Mais l'Art du Poète va lui aussi recevoir concurremment son
Symbole. C'est l'Allégorie de la Pierre d'Héraclée, chaîne magnétique de quatre
Anneaux où se transmet de haut en bas une seule et même Aimantation, symbole
de « l'inspiration » poétique. Ainsi, c'est la Dialectique descendante de
l'Enthousiasme que Platon décline ici en tant que Participation par contagion. Les
quatre anneaux de l'unique aimantation déterminent de la sorte l'Enthousiasme qui,
parti du Dieu lui-même qu'il emplit, gagne d'abord le Poète, puis le Rhapsode, et
enfin le Public des Panathénées. Conformément au principe de la Participation,
l'enthousiasme est ici participé ou partagé en premier lieu par le Dieu lui-même.
C'est la plénitude même de l'enthousiasme dans la vie divine qui, devenant sur-
abondance, acquiert un pouvoir d'aimantation et se communique ainsi à la suite
entière de la chaîne. Conformément au principe de Simulation, intervient une direc-
tion oblique : au niveau du Rhapsode, les « maîtres et sous-maîtres de chœur » sont
« attachés obliquement aux anneaux qui tiennent à la Muse » elle-même, sur le
modèle fourni au niveau du Poète par Musée ou Orphée. Dans le cadre ainsi défini,
si nous cliquons successivement sur les différents anneaux, nous voyons surgir pro-
gressivement le rôle entier de la Poésie dans la Vie des Grecs (avec en particulier le
rôle pédagogique d'Homère) jusqu'au rôle de la foule des fêtes accourue à l'occa-
sion des Panathénées.
Dans le mythe d'Er sur lequel se clôt La République, l'Axe de la Participation
est fourni par le modèle machinique du Fuseaui^ :

n
Crochet

Hampe

' Volant

Fig. 3.
Le Fuseau des Grecs

17. Plato, ne Republic, trad. Desmond Lee, Penguin, 1987, p. 404.


Platon ou le Logos des Noumènes 56

Cet axe est scandé ensuite par les quatre personnages ou pièces i s du pro-
cessus machinique :

Nécessité
Filles de la Nécessité
Cercle extérieur & cercles intérieurs
Jante & Volant du Peson inférieur.

L'intervention de la direction oblique propre au principe de Simulation est


donnée par l'enroulement hélicoïdal des fibres i® sur la hauteur du fuseau :

Fig.4.
Le Fuseau garni

Si l'on superpose ces trois indications, c'est-à-dire si le modèle oblique est


astreint comme prévu à la multiplicité quadruple de l'échelle platonicienne, on
obtient le Schème du Mythe d'Er en dialectique descendante20 avec ses quatre
degrés correspondant terme à terme à la cosmologie du Timée :

18. Cf. J. Adam, The Republic of Plato, 1902, 2e éd. avec une Introd. par I. A. Rees, Cambridge,
1963.
19. Roger Bridgman, La Technologie, 1995, trad. NRF, 1995.
20. Pour la double dialectique descendante et ascendante, cf. J.-C. Dumoncel, Le Pendule du Docteur
Deleuze, EPEL, 1999, pp. 53-56.
Platon ou le Logos des Noumènes 57

Axe de la Nécessité Éternité

Cycle des Moires Temps = Image mobile de


l'éternité

Cycles du Même « Âme » du Monde


& de l'Autre

Monde Monde animé


(hémisphère des Fixes &
cycles planétaires)

Fig. 5
Le Mythe d'Er & l'Univers du Timée

C'est par conséquent un seul et même schéma de construction qui est à l'œuv-
re sur toute la production de Platon^i, qu'il s'agisse des petits dialogues du début
(comme VIori), des dialogues de la maturité (comme La République) ou des der-
niers dialogues (tels que le Timée ou, comme nous allons le voir, le Phèdre).

8. LA STRUCTURE TEXTUELLE DU PHÈDRE

Si le Phèdre de Platon occupe une place distinguée parmi tous ses dialogues,
c'est que Platon ne se contente pas d'y tramer comme à l'accoutumée sur la même
trame.
Le Phèdre est dominé par deux symboles ailés : d'abord les Ailes du Désir
(252 bc, 251 a, 246 d et 249 c) puis l'Ibis comme emblème sacré du dieu Theuth
(247 c). C'est ainsi que la partie propremement philosophique (sur le Beau et le
désir du beau) s'y double d'une partie méta-philosophique (portant par exemple sur
l'écriture chez le philosophe).
La question du rapport entre l'écriture et la parole est destinée à introduire la
question du rapport entre l'enseignement écrit de Platon et son enseignement oral.
Ce rapport est double22 : (1) L'enseignement écrit et l'enseignement oral de Platon

21. Pour une chronologie récente des dialogues platoniciens, cf. Richard Krant (éd.), The Cambridge
Companion to Plato, 1992, rééd. 1997, p. xii.
Platon ou le Logos des Noumènes 58

ont le même contenu, (2) La seule différence est que l'enseignement écrit s'exprime
dans la triple forme de la discussion, du mythe et de la machine symbolique, alors
que l'enseignement oral prend une forme purement abstraite comme théorie des
« Idées-Nombres ». Ce qui rend d'autant plus intriguant de savoir quelle est l'u-
nique méthode qui permet à Platon de donner ces deux enseignements.
Dans le Phèdre, non seulement Platon applique sa méthode coutumière, lisible
par comparaison avec les autres œuvres, mais il révèle comment cette méthode
n'est autre que celle qu'il nomme Dialectique.
Respectivement à la question de l'Amour - qui est le sujet du Banquet - le
Phèdre commence par trois Discours en compétition sur un problème pratique :
vaut-il mieux accorder ses faveurs à celui qui aime ou à celui qui n'aime pas ?
Les deux premiers discours soutiennent paradoxalement qu'il vaut mieux
accorder ses faveurs à celui qui n'aime pas. Ils sont prononcés respectivement par
Phèdre (un des protagonistes du Banquet) puis par Socrate. Mais ils sont attri-
bués le premier à Lysias (277 c), le second à Phèdre (242 d-e). Le troisième dis-
cours est la Palinodie (243 ab) soutenant qu'il vaut mieux au contraire accorder
ses faveurs à celui qui aime. Elle est prononcée par Socrate mais attribuée à
Stésichore (244 a).
Ainsi Socrate est-il placé dans le rôle type du Sophiste qui, sur un problème
donné, se trouve capable de soutenir aussi bien la Thèse et l'Antithèse, en s'ex-
cluant ainsi de la Philosophie comme recherche de la Vérité. Toutefois, dans la
bouche de Socrate, les deux réponses opposées ne sont nullement des résultats de
la Rhétorique. Elles sont toutes les deux des fruits de la Dialectique (266 b) et cor-
respondent même à la division canonique de celle-ci en deux moments : la dialec-
tique ascendante et la dialectique descendante, avec leurs « deux procédés »
respectifs (265 cd) de Synthèse et d'Analyse, permettant d'une part une « vue d'en-
semble » (265 d) et d'autre part une division « suivant les articulations naturelles »
(265 de).
Mais cette célèbre distinction méthodologique risque fort de nous cacher ce
qui est ici l'essentiel, à savoir une dualité qui est propre à son objet, c'est-à-dire
l'Amour lui-même. C'est la dualité qui oppose un amour « de senestre » à « une
espèce divine d'amour » ou amour de dextre. Cela signifie que l'exploit dialectique
accompli par Socrate et qui le conduit dans la proximité la plus compromettante
avec le Sophiste est fondé finalement sur une ambiguïté qui n'est autre que celle
propre à l'Amour ou à Èros en p e r s o n n e 2 3 .

22. Cf. J.-C. Dumoncel, « Théorie du Schématisme universel : Platon, Leibniz, Bergson, Deleuze >
Exposé, n° 2.
Platon ou le Logos des Noumènes 59

C'est à partir de cet arrimage de la méthode sur son objet, qu'il est possible d'a-
border convenablement la partie métaphilosophique du Phèdre. Celle-ci culmine à
partir d'une confrontation (278 bd) où Lysias, Homère et Solon, en tant qu'auteurs
divers de discours, se trouvent placés en face de Socrate, avec Isocrate comme per-
sonnage supplémentaire (278 e-279 b).
Les rôles que doivent illustrer les quatre premiers (278 de) sont, dans l'ordre
du texte, les arts du philosophe, du poète, du rhéteur et du législateur On remarque
ici que l'ordre des notions ne correspond pas à l'ordre des illustrations et que, d'a-
bord, Socrate qui parle mais ne se nomme pas est en quelque sorte remplacé ironi-
quement par Isocrate.
C'est que les trois derniers rôles, s'ils étaient laissés à eux-mêmes quant à ce
qu'ils écrivent, se trouveraient réduits (278 d) à « le tourner dans tous les sens », à
« faire des coupures » et à « coller des morceaux les uns aux autres ». Ce
couper-coller trouvait son illustration paradigmatique dans l'épitaphe de 264 d,
quatrain dont les quatre vers sont supposés permutables à volonté. Cela indique au
lecteur que les quatre exemples et les quatre rôles de la conclusion présentés dans
le désordre doivent trouver leur ordre bien fondé.
Le fondement de cet ordre n'est autre que l'échelle des Quatre Délires telle
qu'elle est déployée dans la Palinodie (244 a-245 b) mais surtout telle qu'elle est
récapitulée (265 b) avant l'exposition de la Dialectique. Cela donne en dialectique
descendante :

Délire d'Éros
Délire des Muses
Délire de Dionysos
Délire d'Apollon.

(Dans cette échelle, les deux échelons du bas composent ce qu'on pourrait
appeler le segment « nietzschéen » du platonisme. Plus exactement il s'agit d'un
« manchon » de Nietzsche dans lequel est à demi dissimulé par le bas l'axe de
Platon.)
Toutefois, entre ces deux occurences (en 252 c-253 c) il est indiqué d'abord
que celui qui « fait partie du cortège de Zeus » est quelqu'un qui « est capable de
supporter avec la fermeté la plus grande le poids du dieu ailé » tandis que « ceux
qui furent les serviteurs d'Arès » donnent dans un comportement déréglé « quand
Èros vient à s'emparer d'eux ». Cela signifie que sous la domination d'Éros et des

23. Cf. Le Banquet, dans le discours de Diotime.


Platon ou le Logos des Noumènes 60

Muses qui sont placés sur les deux échelons supérieurs (248 d) le couple Zeus-Arès
entre en compétition avec le couple D i o n y s o s - A p o l l o n 2 4 pour l'occupation des deux
échelons inférieurs. Par conséquent, on obtient finalement la hiérarchie

Éros
Les Muses
Héra & Zeus
Arès.

Une fois indiqué ce repère, il nous donne l'ordre cherché pour nos quatre
exemples (avec Isocrate comme exemple-ludion ou sujet virtuel pour brouiller
encore la hiérarchie) :

Socrate
Homère
Solon
Lysias.

D'où finalement l'échelle des fonctions illustrées respectivement par ces per-
sonnages :
Le Philosophe
Le Poète
Le Législateur
Le Rhéteur ou Sophiste.

Cette hiérarchie est évidemment une nouvelle Échelle de Participation. Cela


signifie que Platon est parvenu ici à résoudre intégralement trois problèmes qu'il a
réussi d'abord à réduire à un seul : il s'agit du rapport entre le Philosophe, le Poète, le
Politique et le Sophiste. La solution est implacable : le Poète, le Politique et le
Sophiste ne font que participer respectivement en deuxième position, en troisième et
en quatrième à ce dont le Philosophe participe en tout premier lieu. Et sur cette
échelle, Isocrate illustre le cas de celui qui, partant du niveau de Lysias est « poussé

24. Nous suivons ici la lecttire de Léon Robin dans sa traduction de la Pléiade (tome 2, p. 44), non
pour les raisons conjecturales de sa note 3 (p. 1415) mais pour des raisons stracmrales. La double division
de l'échelle platonicienne en deux puis en quatre impose que les symboles y aillent par couples (ici
Zeus/Arès et Dionysos/Apollon). D'autre part, les symboles y fonctionnent comme synecdoque (Zeus
pour Zeus-Héra) ou par groupes (les Muses). Par conséquent, l'apparition des Bacchantes comme chorus
impose effecdvement qu'on place en leur centre leur dieu tutélaire : Dionysos.
Platon ou le Logos des Noumènes 61

par un élan plus divin » pour produire « des œuvres plus hautes » (279 a) en fran-
chissant les trois échelons situés sous Socrate. La sophistique, en particulier, n'est
que le dernier degré de la philosophie. La rhétorique a été ainsi phagocytée par la
dialectique. C'est la victoire que Socrate annonçait à l'avance lorsque (261 b puis d)
aux trois maîtres de la sophistique, Gorgias, Thrasymaque et Théodore, il oppose
trois orateurs légendaires : Ulysse, Nestor et Palamède d'Élée. Ce sont les trois nou-
veaux noms que reçoivent les sophistes quand ils sont enrôlés dans la philosophie. Il
y a là l'origine platonicienne d'un lignage qu'il faut appeler celui de l'éclectisme
méthodique et assimihlateur, capable d'absorber même l'adversaire, et dont les deux
grands diadoques seront Leibniz et D e l e u z e 2 5 .
Toutefois, non seulement la métaphilosophie n'est là que pour éclairer la philo-
sophie, mais l'échelle des participations dans la pensée (philosophique ou autre) ne
fait que refléter l'échelle des participations dans l'Être (suivant le modèle posé par
l'Analogie de la Ligne). Par conséquent, dans le Phèdre toutes les allées et venues de
l'inquiétude métaphilosophique ne doivent être considérées que pour ce qu'elles
sont, c'est-à-dire comme des manières de tourner autour du pot (pour promener les
commentateurs qui doivent être promenés). Et le pot, c'est la question du Désir, qui
est elle-même subordonnée par Platon à une autre : la question de la Vie.

9. RADIOGRAPHIE DU PHÈDRE

Le Phèdre de Platon est tout entier construit sur une Allégorie de la Vie dans
l'échelle de laquelle se déroule un mythe de l'Amour ou du Désir. C'est cette double
dialectique qui est exposée dans la Figure 6 au verso.
Platon part ici d'une division des corps (245 e) : « tout corps qui reçoit son
mouvement de l'extérieur est inanimé, mais celui qui le reçoit du dedans, de
lui-même, est animé, puisque c'est en cela que consiste la nature de l'âme ». L'âme
est ainsi, selon Platon, ce qui fait la différence entre les corps inanimés et les corps
animés. Et l'âme est donc définie par Platon comme ce qui anime le corps (au plan
phénoménal), mais cela parce qu'elle est d'abord (au plan nouménal) ce qui s'anime
soi-même ou « ce qui se meut soi-même » (245 e). Or cela signifie que la question
de « l'âme » ne fait qu'un avec la question de la vie 26. Elle est l'application, à la
question de la vie, du schème de la Participation.

25. On peut dire que Deleuze absorbe le platonisme comme Leibniz absorbe l'empirisme de Locke et
comme Platon absorbe la sophistique.
Platon ou le Logos des Noumènes 62

LES VIVANTS & LEURS VIES

Au dtMUA
Dieu Ht^c-i«. rffri«-
ou,.
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Dieux tea

HûMMfS TtnAÎ.

Bere 5
Te/uie

Fig. 6
La structure symbolique du Phèdre

Aussi l'allégorie qui est introduite par cette définition de l'âme a-t-elle pour
objet une division des vivants - division qui, comme toujours chez Platon, est une
hiérarchisation obtenue par sélection progressive.
Le principe (246 bc) en est la capacité pour l'âme de se mouvoir à toutes les
hauteurs possibles de cette échelle hiérarchique. D'une part « l'âme circule à travers

26. La définition qui vient d'être formulée intervient dans une démonstration de l'immortalité qui
applique la doctrine de la participation et qui forme système avec celle du Phédon.
Platon ou le Logos des Noumènes 63

la totalité du ciel, venant à y revêtir tantôt une forme, tantôt une autre ». « C'est
ainsi que, quand elle est parfaite » l'âme « chemine dans les hauteurs ». Mais d'aut-
re part, l'âme peut aussi être « entraînée jusqu'à ce qu'elle se soit agrippée à quelque
chose de solide ». Alors, « elle prend un corps de terre qui semble se mouvoir de sa
propre initiative grâce à la puissance qui appartient à l'âme ».
Sur le fond fourni par cette possibilité, pour l'âme, d'intervenir à toutes les
hauteurs du cosmos, Platon procède alors à une définition qui va dominer toute l'al-
légorie, la définition du vivant (246 cd).
Un vivant est un tout « qui a une âme » et « qui a un corps ». Tous les vivants
sont par conséquent corporels. Et c'est ici qu'intervient une première division : ou
bien l'âme et le corps sont « tous deux naturellement unis pour toujours » et le
vivant est alors un immortel d'« existence lumineuse » (256 d) ; ou bien le corps est
seulement « fixé » à râme2v et le vivant obtenu est un mortel (doté d'un « corps de
terre »). En tant qu'allégorie de la Vie, le mythe décrit donc d'abord « la vie des
dieux » puis celle des « autres âmes » (248 e).
La « race des dieux » de son côté comporte douze sections. Et c'est ici qu'in-
tervient la seconde division. D'une part, il y a la section d'Hestia qui « reste dans la
demeure des dieux, toute seule ». D'autre part, il y a « l'armée des dieux et des
démons rangés en onze sections ».
Chez les mortels (249 b) « l'âme d'un homme peut aller s'implanter dans le
corps d'une bête et inversement celui qui fut un jour un homme peut de bête rede-
venir un homme ». Les mortels se divisent donc principalement en hommes et en
bêtes.
Ces divisions étant effectuées, Platon procède à la déclinaison de la Vie selon
la Participation.
Cette déclinaison est appuyée comme toujours sur un schème géométrique :
Hestia immobile définit un centre sur l'échelon supérieur.
Les dieux suivent le cercle (horizontal) qui a ce centre (ou sa projection) pour
centre sur le deuxième échelon.
Les hommes, sur le troisième échelon, sont pris entre le cercle horizontal du
bon cheval et le cercle montant et descendant du mauvais cheval qui « tantôt s'élè-
ve, tantôt s'abaisse » (248 a). On retrouve donc ici l'opposition entre le cercle du
Même (horizontal) et le cercle (oblique) de l'Autre.
Les bêtes sont placées au quatrième échelon sur le cercle oblique du Zodiaque.
Ce quatrième échelon n'est obtenu qu'en faisant jouer le principe de la quatriè-
me proportionnelle. Platon donne un luxe de détails sur la vie des Dieux et la vie

27. Comme l'huitre à sa coquille (250 c).


Platon ou le Logos des Noumènes 64

des Hommes alors que les Bêtes sont seulement citées comme extrémité inférieure
de l'Échelle. L'algorithme analogique fournit l'élément manquant. Puisque le cercle
de l'Autre est défini à partir du cercle de l'Écliptique portant le baudrier du
Z o d i a q u e 2 8 , ce sont les signes du Zodiaque29 sur leur cercle qui définissent ici un
cycle des Bêtes.
C'est donc bien le parallèle avec le Timée^o qui permet de dégager la structure
principale du Phèdre :

Phèdre Timée

Hestia immobile Vivant étemel


Cercle des Dieux Cercle du Temps
Double cycle des Hommes Double cercle de l'Âme du Monde
Cycle zodiacal des Bêtes Monde animé par le double cercle

Ce parallèle permet aussi d'exposer la Théologie platonicienne. Il y a bien un


Dieu de Platon comme il y a un Dieu d'Aristote. Ce qui peut empêcher de le voir,
c'est la volonté de trouver à tout prix chez Platon une simple anticipation du Dieu
créateur de la Bible. D'oii la confusion du « Dieu » de Platon avec le Démiurge du
Timée. Mais dans le Timée, la place que l'échelle platonicienne réserve à Dieu est
occupée non par le Démiurge mais par le Vivant Étemel dans la position de l'Éter-
nité. Et le Phèdre ne fait que lui donner son nom : Hestia. Le second obstacle à la
compréhension de la théologie platonicienne est donc le préjugé phallocentrique
d'après lequel le nom de Dieu ne peut être qu'au masculin. Le Dieu de Platon est
une Déesse. Plus généralement, la Place de Dieu définit dans la dialectique platoni-
cienne l'Inconnue par excellence qui peut recevoir divers Noms ou Symboles inter-
venant comme autant de masques. Dans le mythe de la Caverne, c'est le Soleil. Et
dans l'Ion, c'était Apollon en tant que Dieu solaire. Mais dans le mythe d'Er, c'est la
Nécessité, relayée dans le Phèdre par Adrastée.
La condition humaine, quant à elle, est donc définie par Platon comme disten-
sion entre deux formes de Mimésis magnétique. En haut, il y a le cercle des Dieux
avec son mouvement horizontal. En bas il y a le cercle des Bêtes avec son mouve-

28. Du grec zodia, petits animaux.


29. Cf. L. Brisson, Introduction au Phèdre, G. F., 1989, p. 40.
30. Ibid, p. 34.
31. Il s'agit sans doute d'un séjour sur le cercle céleste sans possibilité de suivre les dieux dans leur
ascension vers le banquet : d'Hestia — ce qui supposerait des ailes ayant complètement repoussé.
Platon ou le Logos des Noumènes 65

ment oblique. Le mouvement de l'âme humaine est toujours un compromis bâtard


entre ces deux modèles de mimétique.

10. SUR LES AILES DU DÉSIR

Chez Platon, cependant, l'Échelle du Cosmos n'est là que pour donner lieu à
un mouvement qui la transit et la parcourt de part en part. C'est ainsi que l'on passe
de l'Allégorie au Mythe. Dans l'Ion déjà, c'est l'aimantation d'un unique
Enthousiasme qui descend le long de toute la Chaîne à quatre Anneaux suspendus à
la Pierre d'Héraclée. Dans le Mythe d'Er, c'est le mouvement de la Nouvelle
Naissance qui traverse successivement les épreuves du Hasard, de la Liberté, du
Destin et de la Nécessité. Dans le Phèdre, c'est la double Dialectique descendante
et ascendante qui est symbolisée dans la Perte des Ailes et la Nouvelle pousse des
ailes. La hiérarchie des quatre niveaux est donc bien une Échelle, sur laquelle une
Ame donnée n'occupe pas forcément une position fixe mais où au contraire elle
peut se déplacer conformément à la « Loi d'Adrastée » (248 c), laquelle peut inclu-
re l'exercice d'un jugement (249 b).
Dans cette imagerie, « l'aile est d'une certaine manière la réahté corporelle qui
participe le plus au divin » (246 d). Or « jadis l'âme était tout ailes » (251 b) et pou-
vait donc se mouvoir « à travers la totalité du ciel » (246 b). C'était quand le Cercle
du Même avait totalement triomphé du Cercle de l'Autre. Alors l'âme « faisant par-
tie du cortège d'un dieu » (248 c,// 249 c) était chórente dans le chœur de ce dieu et
donc placée sur l'échelon des dieux. Mais « quand elle a perdu ses ailes » (246 c),
elle « tombe sur la terre » (248 c). Toutefois (248 cd), « une loi interdit qu'elle aille
s'implanter dans une bête à la première génération ». Elle restera donc sur l'échelon
de la condition humaine. Et c'est seulement après un jugement qu'elle pourra passer
dans le corps d'une bête. Mais « de toute façon, l'âme qui n'a jamais vu la vérité ne
peut prendre l'aspect qui est le nôtre » (249 b).
Là encore la condition humaine apparaît dans une situation intermédiaire.
Hestia ne peut que demeurer dans la maison des dieux et les dieux sont toujours,
soit dans leur maison pour le banquet des dieux, soit sur le cycle horizontal où ils
peuvent entraîner les hommes dans leur suite. Les bêtes sont condamnées à rester
sur l'échelon situé tout en bas. Quant aux âmes des hommes, elles peuvent accéder
à tous les niveaux mais cela en suivant la loi d'Adrastée qui prévoit deux cas princi-
paux dont le second va se subdiviser en deux possibihtés.
Le premier cas est en fait indiqué par un résumé du mythe d'Er où la durée de
la vie humaine est arrondie à cent ans (République, 615 ab) et qui se trouve ainsi
inclus dans le Phèdre. Comme dans le mythe d'Er, les âmes « à la fin de leur vie
Platon ou le Logos des Noumènes 66

passent en jugement ». « Le jugement rendu, les unes vont purger leur peine dans
les prisons qui se trouvent sous terre, tandis que les autres, allégées par l'arrêt de
justice, vont en un lieu céleste où elles mènent une vie qui est digne de la vie qu'el-
les ont menée lorsqu'elles avaient une forme humaine » (249 ab). Cette sanction
des âmes (châtiées ou récompensées) dure mille ans. « Après mille ans, les unes et
les autres reviennent tirer au sort et choisir leur deuxième vie : chacune choisit à
son gré » (249 b). C'est ce que développait le mythe d'Er et c'est dans un tel choix
que « l'âme d'un homme peut aussi aller s'implanter dans le corps d'une bête » et
qu'« inversement celui qui fut un jour un homme peut de bête redevenir un
homme ». Mais « au bout de dix mille ans » chaque âme reçoit de nouveau ses ailes
(248 e).
Le deuxième cas correspond à l'alternative qui fait l'objet du Phèdre.
c'est-à-dire celle qui distingue entre l'amour de Senestre et l'amour de Dextre.
Dans le cas de l'amour de senestre « la liaison que propose un homme qui n'ai-
me pas, liaison mélée de sagesse mortelle et qui ne procure qu'avec parcimonie des
biens mortels, n'enfantera dans l'âme de l'aimé qu'un esclavage dont la foule fait
l'éloge en la considérant comme une vertu et la fera rouler pendant neuf mille ans
autour de la terre et sous la terre, privée de raison » (256 e-257 a). Autrement dit, le
sort d'une telle âme est encore pire que celui de l'âme qui vit sous le régime du
jugement puisque sur les dix mille ans où elle doit attendre le retour de ses ailes,
elle perd neuf mille ans où elle ne peut pas même retrouver le séjour céleste.
Tout autre est le cas prévu pour l'amour de dextre : ici intervient « l'exception
faite pour l'homme qui aspire loyalement au savoir ou qui a aimé les jeunes gens
pour les faire aspirer au savoir » : « Lorsqu'elles ont accompli trois révolutions de
mille ans chacune, les âmes de cette sorte, si elles ont choisi trois fois de suite ce
genre de vie, se trouvent pour cette raison pourvues d'ailes et, à la trois millième
année, elles s'échappent ». Et c'est ce qui donne tout son sens au rapport entre
l'Amant et l'Aimé (256 de) :
Aussi n'est-il pas de mince valeur le prix qui récompense leur délire
amoureux. Ce n'est plus, en effet, vers les ténèbres ni pour le voyage qui
se fait sous la terre que, comme le veut la loi, partent ceux qui ont déjà
commencé le voyage qui se fait sous la voûte du ciel. La loi veut au
contraire qu'ils mènent une existence lumineuse, qu'ils soient heureux de
faire ce voyage l'un en compagnie de l'autre et qu'ensemble, parce qu'ils
s'aiment, ils recouvrent des ailes.

Mais ces ailes du désir ne sont autres que celles du désir de sagesse qui définit
la philosophie : « Aussi est-il juste assurément que seule ait des ailes la pensée du
philosophe » (249 c).
Platon ou le Logos des Noumènes 67

On voit par conséquent ce que signifie chez Platon l'amour philosophique : il


permet d'échapper à la loi du jugement et de bénéficer, dans la loi d'Adrastée, de
son cas le plus favorable, celui où la nouvelle naissance des ailes passe, pour se
produire, d'une attente de dix mille ans à une attente de trois mille ans. Toutefois,
cette exception n'aurait pas beaucoup de valeur si l'âme qui la mérite ne pouvait,
avec ses ailes, que retrouver le niveau céleste - qui peut de toute façon être atteint
par une vie vertueuse au bout de cent ans. Il faut donc comprendre que la nouvelle
pousse des ailes permet en fait un raccourci de sept mille ans pour atteindre le
niveau supérieur c'est-à-dire celui d'Hestia et de la Sagesse comme contemplation
de l'Être dans son éternité.

II. LA DIVISION CACHÉE DU DIVIN

La perte des ailes dans une chute et la nouvelle pousse des ailes dans une
ascension parcourent ainsi l'univers platonicien dans sa totaUté. Cependant, l'alter-
native décisive a lieu sur la terre. Et c'est finalement sur la perte des ailes qui la pré-
cède que Platon est le plus explicite.
La loi d'Adrastée, en effet, « veut que l'âme qui a vu le plus de vérités produi-
se un homme qui sera épris de la sagesse et de la beauté, des muses et de l'amour ;
que l'âme qui tient le second rang donne un roi législateur ou guerrier et habile à
commander ; que celle du troisième rang donne un politique, un économe ou un
financier ; que celle du quatrième produise un gymnaste infatigable ou un méde-
cin ; que celle du cinquième mène la vie du devin ou de l'initié ; que celle du sixiè-
me donne un poète ou quelqu'autre artiste imitateur ; celle du septième un artisan
ou un laboureur ; celle du huitième un sophiste ou un démagogue ; celle du neuviè-
me un tyran ».
D'où Platon sort-il cette rafale de rôles ? L'explication se trouve dans le passa-
ge où il donne quelques précisions quant au rapport entre les âmes et leurs dieux
tutélaires (252 c-253 c). Ce qui se passe chez les hommes sur terre est structuré par
ce qui se passe au ciel chez les dieux. C'est ce qu'indique notre Fig. 7 au verso :

Mais que se passe-t-il donc chez les dieux ? Pour le savoir, nous devons d'a-
bord prendre appui sur l'une des figures fournies par Luc Brisson^z et qui se trouve
intégrée à notre figure 7 (a).

32. L. Brisson, Introduction au Phèdre, p 39. Cf. la figure fournie par L. Robin dans sa traduction de
Platon, Pléiade, vol. 2, p. 1489.
Platon ou le Logos des Noumènes 68

\ I y/lme-^Ui^ jj. ^nMi^-Uu^u-t } Lt^ Utiu^

Fig.7
La Déduction des 9 rôles humains

Dans cette sphère qui se divise selon l'Échelle des Dieux rappelée à gauchers
et à droite, il nous faut d'abord considérer les deux cercles désignés par Brisson
comme Tropique du Cancer et Tropique du Capricorne. Nous allons trouver sur ces

33. Avec seulement l'ajout d'Asclépios, dieu de la médecine, introduit en 270 c.


Platon ou le Logos des Noumènes 69

Cercles horizontaux tous les paradigmes divins qui vont intervenir dans la détermi-
nation des rôles humains. Le Tropique septentrional passe entre le degré d'Éros et
le degré des Muses. Et de même, le Tropique austral porte à gauche les arcs de
l'Initiation et de la Divination, placés respectivement sous les tutelles de Dionysos
et d'Apollon, tandis qu'il porte à droite les arcs du Commandement et de la Guerre
dont les tuteurs sont Zeus et Arès. D'où vient la différence de traitement pour les
deux tropiques ? Elle serait une pure énigme si on ne supposait pas l'intervention
du cercle Équatorial avec son cercle de l'Écliptique incliné. L'intersection entre le
Cercle du Même et le Cercle de l'Autre détermine une cassure du Cercle équatorial
qui, suivant la direction descendante de la Participation platonicienne, va se trans-
mettre au Tropique austral. Ainsi, là où il y avait un cycle d'Éros & des Muses, il
n'y a plus qu'un anneau brisé en deux anses, contenant d'un côté une oscillation
entre Initiation et Divination, de l'autre une hésitation entre le Gouvernement et la
Guerre. C'est l'ensemble de ce schème divisé qui va s'armorier dans la sphère
humaine.
La liste des neuf rôles n'est donc pas exactement ici une hiérarchie. Elle signi-
fie plutôt une sorte de p e n s e - b ê t e 3 4 pour condenser la manière dont le conflit entre
le Même et l'Autre, déjà opérant chez les dieux, va se transmettre dans la Cité
humaine. C'est ainsi qu'entrent en scène les personnages successifs. 1° Tout d'a-
bord le Philosophe en tant qu'épris d'Éros et des Muses, qui se trouve ainsi placé
sur le Tropique du Cancer. Puis 2°, sur le Tropique du Capricorne, le Roi est placé
sur l'anse de droite. Ce sont donc d'abord les deux morceaux du Philosophe-Roi
(rappelé en 252 e) comme pièces disjointes d'un problème pohtique mal posé. 3° le
Politique entre alors en scène, sous la forme dégénérée du politique intéressé ou
chresmatique^^, à placer sur un petit cercle polaire antarctique, sous le cercle de
l'art royal. Le seul remède est alors le recours à la philosophie. Mais il va exiger
une longue remontée par les sciences propédeutiques à la philosophie, dont la gym-
nastique donne ici le paradigme. D'où 4° le rôle du gymnaste associé au médecin.
En attendant, la fonction royale doit frayer avec les fonctions sacerdotales 5° du
Devin et de l'Initié. Toutefois, la principale difficulté va se trouver au centre vital
du problème. C'est ici qu'intervient le couple de l'Artiste 6° et de l'Artisan 7° qui,
depuis l'Apologue des Trois Lits dans la République symbolise le conflit entre la
Simulation et la Participation, schématisées respectivement par les Cercles de
l'Autre et du Même. Une fois introduit ainsi le grand Cercle de l'Autre sur l'Équa-
teur du Même, il se répercute en un petit cercle de l'Autre incliné sur le cercle ant-

34. Sur l'intrication entre le Phèdre et le Politique qui commande ici les rôles, cf. Deleuze, Dijfén
& Répétition, pp. 84-85.
35. Cf L. Brisson, Introduction, p. 45.
Platon ou le Logos des Noumènes 70

arctique. C'est l'apparition du Sophiste 8° comme caricature de l'Artiste et corrup-


teur du Politique. Le produit de leurs noces abominables ne se fait pas attendre :
c'est 9° le Tyran, lie de la terre platonicienne qui clapote en son cul de basse-fosse,
emplissant sa cupule de supuration.

12. L'AMOUR PLATONIQUE (DE PLATON À DELEUZE)

Si le Beau est, chez Platon, l'Objet de l'amour, comment cette contemplation


du Beau passe-t-elle du ciel sur la terre ? En d'autres termes, comment se produit la
réminiscence du Beau ? Face à ce problème, Platon appUque toujours, comme par-
tout, la même loi de l'échelle platonicienne. Aussi le jeu de l'amour va-t-il d'abord
se produire deux fois : il y a d'abord un Noumène de l'Amour, puis un Phénomène
de l'amour.
Dans le moment nouménal, c'est l'Éromène qui joue le rôle du Beau en soi :
« le physique du garçon », alors, est ce qui « resplendit comme un astre » (259 b).
C'est la splendeur de cet astre qui va se propager en « vague du désir » (251
c), provoquant alors chez l'Éraste l'amour de l'Éromène.
Mais alors l'Aimé « se voit lui-même dans son amoureux comme dans un
miroir » (255 d).
Et « c'est au tour de l'âme du bien-aimé d'être remplie d'amour » (255 d) : le
bien-aimé va éprouver le « contre-amour » (amour en retour, ou flux inverse de
la vague du désir), image réfléchie de l'amour par le miroir de l'Aimé qu'est
l'Amant.
Par conséquent, l'ensemble du processus nous donne de nouveau une illustra-
tion de l'Échelle platonicienne :

Noumène du Beau L'Aimé resplendit comme un Astre

Noumène de l'Amour La vague du désir envahit l'Amant

Phénomène du Beau L'Aimé se voit dans l'Amant


comme dans un miroir

Phénomène de l'amour L'Aimé éprouve de l'amour en retour

L'ensemble de cette Échelle définit l'amour platonique.


Platon ou le Logos des Noumènes 11

Nous avons raconté ailleurs^« la dernière rencontre entre Deleuze et Foucault,


qui se fit sur le problème Désir et Plaisir. Or, c'est également le thème ultime du
Phèdre : le désir est (d') Éros (252 b), mais le plaisir est d'Aphrodite (245 a). On
peut alors définir l'amour socratique de la manière suivante : tu as droit au désir
qu'éprouve Éros, mais il ne doit pas aller jusqu'aux plaisirs qu'éprouve Aphrodite.
L'amour socratique est donc le prototype du Désir ascétique selon Deleuze.

36. J.-C. Dumoncel, Le Pendule du Dr Deleuze, op. cit.


Platon ou le Logos des Noumènes 73

Chapitre 2

LA THÉORIE PLATONICIENNE DES IDÉES-NOMBRES


Essai sur l'origine de la Mathématique Universelle

La présente étude a pour but d'exposer la doctrine Platonicienne des nombres


idéaux. Cette explication conduit à la découverte d'un nouveau concept qui est
comme voilé à la cime du platonisme : celui de nombre transcendental. C'est pour
ainsi dire la pièce manquante dont l'absence rend si énigmatique cette partie du
système.
Parmi les rares données en notre possession sur l'enseignement acroamatique
de Platoni, celle qui en offre la meilleure vue d'ensemble est sans doute une allu-
sion d'Aristote aux Leçons sur la Philosophie de son maître. D'après ce témoigna-
ge « on trouve établi » dans ces leçons « que l'Animal en soi provient de l'Idée
même de l'Un, et de la longueur, de la largeur et de la profondeur premières, et que
les autres êtres sont aussi composés d'une manière semblable ». « Platon s'expri-
me encore autrement : l'intelligence est l'Un et la science, le deux, car elle s'avan-
ce, d'une direction unique vers un seul point ; le nombre de la surface est l'opi-
nion, et celui du volume, la sensation ». Les nombres, en effet, étaient
expressément identifiés avec les idées mêmes et les principes, et ils sont constitués
à partir des éléments » {De An. I, 2, 404 b 18-25). La fidélité du rapport que fait ici
Aristote est confirmée par Platon lui-même dans un passage qui en est comme le
condensé : « Il y a génération, cela est clair, lorsque ce qui est principe, ayant reçu

Publié dans la Revue De Philosophie Ancienne, X, 1, 1992 . Copyright Editions Ousia s.c., 1992
1. On trouvera un bilan des recherches récentes sur ce sujet dans l'ouvrage de Marie-Dominique
Richard, L'enseignement oral de Platon, avec préface de Pierre Hadot, Paris, Cerf, 1986, qui contient un
recueil des sources. Sauf indication contraire, nous citons Platon dans la traduction de Léon Robin
(Pléiade), Aristote et Théophraste dans celle de Tricot (Vrin) et les autres auteurs dans la traduction de M.
D. Richard. Les citations de la Métaphysique seront indiquées simplement à partir de l'appellation de leur
Livre.
Platon ou le Logos des Noumènes 74

le premier accroissement, est passé au changement du second ordre et, de ce der-


nier, à celui qui l'avoisine et que, parvenu jusqu'aux trois dimensions, il donne lieu
à sensation chez les êtres sentants » {Lois, X 894 a).
Un des principaux renseignements que nous apportent ces textes, c'est que la
doctrine des Idées-nombres se déploie dans un cadre théorique déjà structuré, qui
n'est autre que celui auquel est parvenu Platon dans la République et que résume
(en VI, 509-518) l'Analogie de la Ligne (Diagramme 1)2. Il n'y a donc nullement à
opposer un enseignement ésotérique de Platon à son enseignement exotérique.
Bien au contraire la doctrine du dernier Platon se présente comme l'exécution d'un
programme dont les grandes lignes étaient déjà tracées dans les Dialogues de la
période précédente. En particulier la théorie des Idées-nombres peut se comprend-
re, en première approximation, comme le remplissement de la case laissée vide sur
le Diagramme 1, celle qui nous révélerait l'Objet de la Dialectique.
Une des conséquences de cette confiance de Platon dans les fondations posées
par La République, c'est que nous devons compléter les indications du Diagramme
1 par celle que fournissent le Mythe de la Caverne et l'Apologue des Trois Lits.
L'Allégorie de la Caverne présente une structure parallèle à l'Analogie de la
Ligne3. En revanche, l'enseignement principal de l'Apologue des Trois Lits c'est
la duplicité de la Mimésis. Outre la Participation, avec ses degrés disposables ver-
ticalement sur les divisions de la Ligne (Lit du Dieu puis lit de l'artisan, qui pour-
rait à son tour être copié par un autre artisan, etc.), il y a la Simulation du Sophiste
ou de l'Artiste (qui ne produit aucun lit comme l'artisan, même copieur, mais seu-
lement un simulacre de lit). À l'axe vertical des Participations (avoir part en 1er, en
2d, etc.) il faut donc ajouter un axe transversal des Simulations (celui du : ne pas
avoir part), clinamen de la Mimésis.
Platon a découvert ce qui est sans doute l'enjeu du plus grand effort pour la
Pensée lorsqu'elle se prend elle-même pour objet : une méthode pour philosopher4.
Cette méthode tient en trois opérations : 1° diviser la réalité suivant ses articula-
tions naturelles (métaphore du cuisinier découpant la volaille, dans Phèdre, 265
e) ; 2° doser, en les réunissant, les résultats de la division précédente (métaphore
de l'échanson dans Philèbe, 61 c) ; 3° sélectionner la forme supérieure de la

2. Nous présentons le schéma platonicien en nous inspirant de son tracé par J. L. Austin. Cf. son
étude « The Line and the Cave in Plato's Republic » reprise dans ses Philosophical Papers, 3e éd., Oxford
University Press, 1961.
3. Cf. notre analyse de l'Allégorie de la Caveme dans « Deleuze, Platon et les Poètes », Poétique n°
59, 1984.
4. Une preuve qu'il s'agit d'une véritable découverte et non d'un programme arbitraire, c'est que
cette méthode a été redécouverte par Bergson alors même qu'il suivait une démarche réflexive apparentée à
celle de Leibniz. Pour une présentation de cette tradition méthodologique, cf notre ouvrage Le Jeu de
Wittgenstein. Essai sur la Mathesis Universalis, Paris, P.U.F., 1991, Introduction, p. 6, 9-10 et 13-14.
Platon ou le Logos des Noumènes 75

ETRE PENSÉE

Objet = X
delà Noèsis
Dialectique

Lieu Science
intelligible

Objets
mathématiques Dianoia

Figures
mathématiques
et autres Opinion vraie
objets sensibles
Lieu
visible Opinion

Ombres, reflets,
effets de Illusion
perspective, etc.

Diagramme 1
Platon ou le Logos des Noumènes 76

hiérarchie obtenue par la réunion précédente (métaphore du raffinage de l'or dans


le Politique, 303 d - 304 a) et qui pourra faire éventuellement l'objet de nouvelles
divisions analogues. Les deux premières opérations sont réunies dans la
Dialectique, respectivement ascendante et descendante. La troisième parvient à
une sorte de repos installé dans la position supérieure, un sabbat de la pensée
comme pure contemplation, mais ce « repos », on le verra, possède lui aussi son
propre mouvement.

1. L'INDUCTION PLATONICIENNE

D'après le témoignage d'Alexandre d'Aphrodise dans son commentaire de la


Métaphysique d'Aristote, Platon partageait avec les Pythagoriciens l'idée « que le
Premier et l'Incomposé est principe. Or ce qui est plus premier que les corps, c'est
les surfaces - car ce qui est plus simple et n'est pas supprimé par la suppression
d'une chose est premier par nature - plus premier que les surfaces, c'est les lignes,
plus premier que les hgnes c'est les points » (In Métaph. p. 55, 2°). Alexandre ne
fait ici que condenser ce que nous rapporte Aristote en Métaph., M. 2, 1076 b 20 sq
et M. 3, 1078 a 8. On y reconnaît le mouvement de la Dialectique ascendante qui,
partant des corps visibles, les analyse par degrés en éléments géométriques de plus
en plus simples jusqu'à la simplicité absolue du point. Si nous rapprochons cette
analyse du synopsis des Leçons sur la Philosophie dont nous sommes partis, on
peut établir une table de correspondance entre la hiérarchie des figures et les quat-
re premiers nombres entiers qui, du coup, vont se trouver sélectionnés au début de
la suite infinie des nombres. Il suffit en effet à'un point pour avoir un point. Mais il
faut au moins deux points pour définir une Ugne, trois pour une surface et quatre
pour un volume (Diagramme 2). On appellera Nombres idéaux les nombres ainsi
sélectionnés. Pour éviter de les confondre avec les nombres arithmétiques, on les
nommera, respectivement la Monade, la Dyade, la Triade et la Tétrade. La Dyade
qui se trouve dans cette série sera dite limitée pour la distinguer d'une autre
« Dyade » à laquelle nous allons en venir.
La doctrine résumée par la table du Diagramme 2 exige au moins trois
explications.
En premier lieu on constate que les Nombres idéaux couvrent toute la Ligne
analogique de Platon. Si on les prend dans leur ordre, on voit que ces notions
« idéales » débordent le monde intelligible pour investir le sensible. Suivant la ter-
minologie d'Aristote (M. 6, 1079 : 80 ; N 3, 1090 a 23) les nombres idéaux sont
soit « séparés », soit « immanents aux choses sensibles ». Pour unifier le vocabu-
laire, nous dirons qu'ils sont transcendants ou immanents. C'est ce qui fait la
Platon ou le Logos des Noumènes 66

Nombres Figures
idéaux

1 Point

monade •

Transcendance

2 Ligne

Dyade

3 Surface

Triade

Immanence

4 Volume

Tétrade
m
Diagramme 1
Platon ou le Logos des Noumènes 78

différence entre les Pythagoriciens et Platon. Dans la doctrine pythagoricienne des


unités-points, tous les nombres sont immanents. Mais pour Platon, la mathématisa-
tion de l'ontologie relève d'un axiome plus général qui nous a été transmis par
Sextus Empiricus : « les principes des êtres sont cachés et invisibles » {Adv. Math.
p. 251). Ce principe ouvre un débat plus vaste où Platon s'explique non seulement
avec Pythagore mais aussi avec Démocrite et Anaxagore. Car « de la même maniè-
re que les corps concevables par la pensée et cachés » (p. ex. « les atomes ou
homéomères » de Démocrite ou d'Anaxagore) « précèdent les corps perceptibles
par les sens, de la même manière aussi les choses incorporelles doivent précéder
les corps concevables par la pensée » (§ 253).
L'indifférence du Nombre et de la Figure à l'opposition du Sensible et de
l'Intelligible est d'ailleurs ce qui donne son sens à la thèse qui fait des « choses
mathématiques » (mathematika) « des réalités intermédiaires » (metaksu) entre l'in-
telligible et le sensible (A 6, 987 b 14-18). Cette thèse ne signifie pas que les objets
mathématiques seraient situés à la frontière de deux mondes mais au contraire qu'ils
s'étendent sur ces deux mondes. Plus précisément, les choses mathématiques sont
des intermédiaires parce que, venant du plus haut, elles descendent jusqu'en bas de
tout l'édifice platonicien. L'intermédiaire est ici une sorte d'amphibie.
En second lieu, le Diagramme 2 fait également voir que la doctrine des nom-
bres idéaux est précédée d'une théorie des proportions qui la sous-tend. C'est ce
qui justifie le commentaire d'Aristote quand il observe que « c'est le rapport qui
est l'essence » (N 5,1092 b 17) et qu'« il ne s'agit plus là d'un nombre, mais d'une
« raison » de mélange de nombres » (b 21) « tandis que le nombre n'est que matiè-
re » dans l'affaire (b 18).
En troisième heu, il est essentiel de préciser que, si Platon s'était contenté de
l'analyse régressive décrite par Aristote et Alexandre d'Aphrodise il n'aurait pu
définir des nombres « idéaux ». Les quatre nombres du diagramme 2 ne sont en
effet sélectionnés qu'en suivant l'analyse géométrique des figures, et l'arrêt sur 4
n'est obtenu qu'à la condition de partir de solides à trois dimensions qui sont des
données du sensible. Si Platon n'avait fait que cela il aurait commis ce qui est, d'a-
près Deleuze, le paralogisme capital en matière de métaphysique, c'est-à-dire la
détermination du conditionnant par le conditionné (comme quand on définit,
p. ex., le possible comme le réel moins l'existence).
Aussi est-ce là l'objection majeure qu'Aristote adresse à la Théorie des Idées-
nombres. Quelle que soit la voie choisie : que les quatre premiers nombres soient mis à
part d'après la double Division de la Ligne ou par la réduction progressive du nombre
des dimensions, « quelle est donc » (N 2,1089 b 14) « la cause de leur multiplicité ? »
La réponse de Platon se trouve dans sa doctrine de la génération des nombres
idéaux par l'Un et la Dyade indéfinie.
Platon ou le Logos des Noumènes 79

2. LA DÉDUCTION PLATONICIENNE^

Selon Platon « c'est à partir du Grand et du Petit, et par participation du Grand


et du Petit à l'Un, que naissent les Nombres idéaux » (A 6, 987 b 20). Comme le
Grand et le Petit sont réunis dans la notion de Dyade indéfinie (b 25) « l'Un et la
Dyade indéfinie sont éléments des nombres » (M. 7, 1081 b 33). Mais que signi-
fient ces deux notions ?
Elles sont contenues toutes les deux dans l'opposition de l'Égal et de l'Inégal :
« à l'Un, identique à l'Égal » les platoniciens « opposent l'Inégal, auquel ils don-
nent la nature du Multiple » (N 1, 1087 b 5). Platon « reconnaît l'Inégal et l'Un
pour les éléments, et l'Inégal comme la Dyade du Grand et du Petit » (b 9).
L'Égal et l'Inégal, puisqu'ils sont destinés à engendrer toute la série située sur
la Ligne, se partagent celle-ci dans son intégralité. L'Égal, d'autre part, ne peut y
occuper qu'un point. Sinon, il tomberait dans l'opposition du Grand et du Petit. Le
Grand et le Petit, au contraire, occupent tout le reste de la hauteur (Diagramme 3).
L'Égal est situé au sommet de la ligne, conformément à la primauté que Platon
accorde au Même sur l'Autre. L'égalité, par ailleurs, est unique, d'où la correspon-
dance entre l'Égal et l'Un. Être inégal, en revanche, c'est être soit plus grand soit
plus petit. D'où la division de l'Inégal qui l'identifie à la Dyade formée par le
Grand et le Petit, dyade indéfinie puisque grand et petit sont susceptibles de plus et
de moins.
Puisque « c'est à partir de cet Un que le nombre idéal est engendré » (N 4,
1091 b 3) et que « la Dyade indéfinie est génératrice de la quantité » (M. 8, 1083
a 13), ni l'Un ni la Dyade ne sont ni des nombres (même idéaux) ni des grandeurs
géométriques. Pour les distinguer des quatre nombres idéaux qu'ils engendrent,
c'est à eux que nous réserverons le nom d'idées-nombres. Cependant, « l'Un »
est plus précisément « principe et mesure du nombre » (A 15, 1021 a 12-13). L'Un
est donc, dans la généalogie platonicienne, une sorte d'élément proto-arithmê-
tique. Quant à la Dyade indéfinie, Aristote inventorie d'abord la palette de ses
interprétations possibles : « Les uns admettent d'abord le Grand et le Petit avec
l'Un »
(N 1, 1087 b 13). « D'autres admettent le Beaucoup et le Peu, parce que le Grand
et le Petit leur paraissent d'une nature propre à servir de principes aux Grandeurs
plutôt qu'aux Nombres. D'autres enfin, admettant des éléments d'une universali-
té plus grande, l'Excès et le Défaut ». Il y a donc le choix entre trois conceptions
de la Dyade : une conception géométrique (le grand et le petit en étendue), une

5. Nous entendons le terme « déduction » ici, dans le sens éminent que lui a restitué Meyerson, en
particulier dans la Déduction relativiste (1925).
Platon ou le Logos des Noumènes 80

conception, aritlimétique (le beaucoup et le peu en nombre) et enfin une concep-


tion qui se veut universelle (le plus et le moins en quantité). Or Platon est « le phi-
losophe qui reconnaît l'inégal et l'Un pour les éléments et l'Inégal comme la
Dyade du Grand et du Petit » (b 9). La Dyade indéfinie est donc, de son côté, un
élément ^mto-géométrique.
Avant de se demander comment les Idées-nombres engendrent les nombres-
idéaux, il convient sans doute de préciser comment elles ne peuvent pas le faire.
Ce ne peut être par une quelconque opération arithmétique telle qu'une addition,
multiplication ou division. En effet, une pseudo-généalogie de ce genre nous don-
nerait à la fois trop et pas assez. Pas assez parce qu'elle suppose le problème réso-
lu à l'avance. Des opérations arithmétiques ne peuvent donner des nombres que si
elles portent sur des nombres. Or les nombres, par hypothèse, restent à produire.
Toute interprétation qui fait de l'Un une sorte d'unité additionnable et de la Dyade
indéfinie un deux prêt à opérer des dédoublements passe donc à côté du propos
platonicien. Pour les mêmes raisons un tel tour de prestidigitation nous donne
trop. Car si on peut, avec les méthodes mathématiques usuelles obtenir les quatre
premiers nombres, il y aura aussi un Cinq idéal, et ainsi de suite pour toute la série
infinie des nombres entiers. Au contraire, la généalogie doit fonder ici le quota
des points dimensionnels présentés par le Diagramme 2, qui n'est que donné dans
l'expérience des solides et dans tout ce qui s'ensuit par analyse régressive.
Comment est-ce possible ? Comment Platon est-il parvenu à définir a priori une
suite numérique s'arrêtant naturellement à quatre pour des raisons
métaphysiques ?
L'Un, dont il faut rappeler qu'il est ici l'Égal, s'il était laissé à ses propres
moyens, ne saurait rien engendrer, pas même la Monade. C'est la Dyade indéfinie
qui forcer l'Égal à sortir de lui-même, et à se multiplier en hypostases. Le Grand
et le Petit, en effet, sont susceptibles de définir des niveaux multiples oii la partici-
pation à l'Un donnera chaque fois, selon le cas, des résultats différents. Mais pour-
quoi ces hypostases devraient-elles être au nombre de quatre et correspondre aux
quatre premiers nombres ?
« Les mêmes difficultés » remarque Aristote « se présentent pour les genres
postérieurs au nombre, à savoir la hgne, la surface et le solide. Certains philoso-
phes les dérivent des espèces du Grand et du Petit : par exemple, ils forment les
lignes à partir du Long et du Court, les surfaces à partir du Large et de l'Étroit, les
solides, à partir du Haut et du Bas, toutes choses qui sont des espèces du Grand et
du Petit » (M. 9, 1085 a 6-13). Le Long et le Court, le Large et l'Étroit, le Haut et
le Bas, en effet, sont bien des hypostases du Grand et du Petit. Mais si on se croit
autorisé à terminer là leur série, c'est de nouveau parce qu'on a défini la fondation
à partir du fondé. Si on évite ce paralogisme, on se retrouve devant le même pro-
Platon ou le Logos des Noumènes 81

Égal Un
/N
I
I

I
Plus grand
1 {>)

=j= Inégal < ou ) Dyade


I indéfinie

/N
I
I

1 (<)
Plus petit.

Diagramme 1
Platon ou le Logos des Noumènes 82

blême : « Quelle est donc, pour, ces formes de l'Inégal, la cause de leur multiplici-
té ? » (N 2, 1089 b 15). C'est-à-dire de leur nombre exact.
La réponse doit se trouver dans le concept même de Dyade indéfinie ou, ce
qui revient au même, dans les possibilités internes de l'Inégal, avec ses deux déve-
loppements : le Grand et le Petit.
Platon a disposé les premiers éléments de cette solution dans le Sophiste, lors-
qu'il a introduit une division affectant le concept même de division (diérèse). Une
« coupure », dit l'Étranger, peut se pratiquer de deux manières : soit « en largeur »,
soit « en longueur ». (266 a). Lorsqu'une coupure se fait sur l'axe des Participations,
elle produit une division verticale comme celles qui sont pratiquées dans l'Analogie
de la Ligne, distinguant une région supérieure pour les choses divines, « celles qui
sont du côté des Dieux » et une région inférieure pour les choses humaines, « celles
qui sont de notre côté ». Mais lorsque la coupure s'effectue sur l'axe des
Simulations, elle détermine une division transversale qui met d'un côté « une partie
qui est productrice des choses elles-mêmes » et de l'autre ce qui ne contient que des
« simulacres ». Notons qu'il ne s'agit pas ici de la division arithmétique mais de
divisions logiques, déterminées par un « ou bien, ou bien » et que de même, la dis-
tinction entre les « côtés » ou les « parties » n'est pas de nature géométrique mais
commandée en fait par l'opposition de l'Avant et de l'Après, dans l'ordre d'une
déduction : le divin avant l'humain, la chose même avant le simulacre.
Qu'on se trouve sur l'axe des Participations ou sur celui des Simulations, qu'il
s'agisse de « longueur » ou de « largeur », les deux premières formes du Grand et
du Petit sont des variétés purement relatives de l'Inégal. La distance entre les deux
extrémités d'un segment sera la même qu'il soit prélevé en haut ou en bas de la
Ligne. En outre la distance absolue, ici, ne compte même pas pour elle-même,
contrairement à ce qui serait le cas d'une grandeur proprement géométrique, et
c'est ce qui permet à Platon de recouper, dans l'Analogie de la Ligne, les résultats
de la première division en conservant le rapport adopté pour la première.
Il n'en va plus de même avec la troisième forme du Grand et du Petit, celle
qui apparaît lorsque la Dyade indéfinie est articulée sur l'Un. L'Égal, en effet, défi-
nit une origine absolue dont l'Inégal peut plus ou moim s'écarter. Respectivement
à cette origine, il y a donc une hauteur également absolue qui se définit sur l'axe
des Participations ou des Simulations et, plus généralement, une distance à l'origi-
ne dans un parcours qui peut faire alterner les deux axes. C'est ce que Platon note
par le numéro d'ordre dans la série formée par la « génération à partir de la natu-
re » {République X, 597 e). Le Lit du peintre, par exemple, est « à la troisième
génération » sur une telle série.
Aristote décrit la première étape de la déduction platonicienne comme « géné-
ration des grandeurs mathématiques ». « Elle a lieu » dit-il « d'abord du point vers
Platon ou le Logos des Noumènes 83

la longueur, puis vers la largeur, enfin vers la profondeur, et c'est là son terme »
(M. 2, 1077 a 24-26).
Il y a bien, par conséquent, comme le soutenait Platon dans ses Leçons sur la
Philosophie, une Longueur, une Largeur et une Profondeur premières {De An., 404
b 20). Premières parce qu'elles se déploient entièrement grâce au jeu de la Dyade
indéfinie et de l'Un dans les séries formées par la Participation et la Simulation. Il
ne s'agit donc pas de dimensions géométriques mais de Dimensions
« dialectiques », ou, plus exactement, métaphysiques. Elles fournissent l'élément
« supragéométrique » sur lequel Platon va pouvoir compter pour assurer la
Déduction dont le Diagramme 4 expose l'intégralité.
Une fois que les Dimensions Premières sont données en tant qu'états possi-
bles du Grand et du Petit, en effet, la Dyade indéfinie est parvenue par là même à
offrir différents niveaux de réception comparables à des plateaux superposés où va
pouvoir se moduler l'action que l'Un va exercer sur elle. Quels vont être les résul-
tats de cette rencontre entre les deux moitiés de l'Idée-nombre ? Pour les détermi-
ner, il faut rappeler ici que l'Un est identique à l'Égal. La Dyade à elle toute seule
ne définit que des mouvements quelconques parmi ses Dimensions premières.
Dans l'Apologue des Trois Lits, par exemple, après un mouvement sur l'axe des
Participations (du Lit du Dieu qui a part en Premier au lit de l'artisan qui participe
en Second), l'actualisation en « troisième génération » nous fait sauter sur l'axe
des Simulations (pour aboutir au lit du peintre). Par rapport à de tels mouvements
brisés, l'action de l'Un va être une égalisation généralisée : rectification, aplanis-
sement et régularisation. D'abord l'Égal agissant sur la Longueur première va pro-
duire la Droite idéale, c'est-à-dire la ligne qui garde toujours la même direction
(qui « va suivant une direction unique » De An. 405 b 23)6 . Lorsque s'y ajoutera
une Largeur première, ce qui sera produit est le Plan idéal, c'est-à-dire la surface
qui conserve toujours le même niveau (dans la hiérarchie de la Ligne). Puis lorsque
s'ouvrira la Profondeur première, ce seront les polyèdres réguliers du Timée qui
seront engendrés. Quant à ce qui se passe au niveau de l'Un, puisqu'il n'est pas
affecté par les variations de la Dyade, aucune égalisation n'y est requise mais il en
fournit à l'avance le modèle sous la forme du Ponctuel, car « le Point », pour les
platoniciens, s'il n'est « pas l'Un » est néanmoins « un analogue de l'Un » (M. 9,
1085 a 33).
On appellera figures idéales les quatre entités ou groupes d'entités résultant
des quatre actions de l'Égal, soit sur lui-même comme point-origine, soit sur les
trois dimensions premières déployées par la Dyade indéfinie. Ce sont le Point, la

6. Trad. L. Brunschvicg, Étapes de la phil. math., § 37.


Platon ou le Logos des Noumènes 84

IDÉES- UN ÉGAL
NOMBRES

Point-origine ponctuel Inétendu Point

donné par l'un monade

Long ou Dyade Ligne


droit
Longueur
1ère
court limitée +2
INÉGAL:
États
de plan 4 Large Triade Surface
la Largeur » ou
DYADE 1ère étroit
in-
dé- +3
fi-
nie régulier Tétrade Volume
Haut
Profondeur ou
1ère bas

+4

Résultat 1er DIMENSIONS FIGURES DISTANCES NOMBRES = 10


lères IDÉALES IDÉALES IDÉAUX Décade

Résultat 2d Polyèdres NOMBRES


réguliers arithmétiques
&
FIGURES
géométriques

Diagramme 1
Platon ou le Logos des Noumènes 85

Droite, le Plan et les Polyèdres réguliers. La série peut en être engendrée du point
de vue de la divisibilité : « Ce qui est absolument indivisible, mais avec position »
dit Aristote, est « un point ; ce qui est divisible selon une seule dimension, une
ligne ; ce qui est divisible selon deux dimensions, une surface ; ce qui est absolu-
ment divisible en quantité et selon trois dimension, un corps » (A 6, 1016 b 25-28).
Ici, malgré l'utilisation d'un vocabulaire plus général, le fait que la ligne est enfer-
mée dans une seule dimension atteste qu'il s'agit plus précisément de la ligne droi-
te. Comme une contrainte analogue s'applique aux autres cas, nous sommes bien
ici devant la série de la seconde colonne et non dans celle de la cinquième.
L'étape suivante sur la série déductive de Platon est une sorte de dédouble-
ment des dimensions premières d'après les « espèces du Grand et du Petit » (M. 9,
1085 a 7-13). Sur une droite, le Grand et le Petit donneront le Long et le Court. Si
on ajoute une deuxième dimension pour former un plan, ils engendreront le Large
et l'Étroit. Enfin, sur la troisième dimension requise pour former un polyèdre régu-
lier, ils produiront l'opposition du Haut et du Bas. Au niveau de l'Un, ces opposi-
tions n'ont pas cours, puisque le point est inétendu. Nous donnerons le nom de dis-
tances idéales aux nouvelles notions qui sont définies dans cette étape.
Les distances jouent un rôle indispensable dans la déduction platonicienne.
En effet, s'il est vrai que deux points définissent une droite, une droite ne suffit pas
à sélectionner deux points, puisqu'elle en comporte une infinité. En revanche, dès
qu'une distance (ici quelconque, pure distance en général) est définie sur une droi-
te, elle permet d'y déterminer deux points : les extrémités du segment que découpe
cette distance. C'est donc seulement si, à la rectitude, s'ajoute la distance que l'on
pourra soutenir que « la Ligne en soi c'est la dyade » (Z 11, 1036 b 14). Et de
même pour les autres dimensions : c'est l'adjonction d'une largeur qui donnera la
Triade et celle d'une hauteur la Tétrade. Inversement les distances platoniciennes
exigent que soit d'abord opérée l'égalisation des produits de la Dyade par l'action
de l'Un. Dans un espace oîi un intervalle peut se définir sur une courbe quelconque,
en effet, la différence entre longueur, largeur, et hauteur disparaît.
Le problème des rapports entre la Droite et la Distance est une de ces ques-
tions dont le retour insistant"' permet de définir le lignage de la Mathesis
Universalis. L'histoire de ce problème est scandée par trois grands moments :
- Chez Platon, comme on vient de le voir, la Droite semble prendre le pas sur
la Distance dans la déduction qui mène à la Dyade limitée ;
- Chez Leibniz puis chez Peano, la distance devient la notion primitive et la
ligne droite est définie à partir de la distance^.

7. Cf. Deleuze, Différence et Répétition, Paris, P.U.F., 1968, p. 306, n. 1.


8. Cf. Couturat, La Logique de Leibniz, chap. IX, spéc. p. 419 - 20.
Platon ou le Logos des Noumènes 86

- Russell, dans son Essai sur les Fondements de la Géométrie (1897) détermi-
ne les raisons de préférer, au contraire, la droite comme notion primitive (§ 107 et
p. 167-8, mais cf. le § 175 et la p. 125 pour évaluer le rapport à Leibniz). Toutefois,
dans les Principles of Mathematics (1903), bien que le choix de 1897 soit officielle-
ment maintenu (p. 395, cf. § 468) le concept de distance devient en quelque sorte la
tache aveugle autour de laquelle Russell ne cesse de revenir comme à une hantise.
Une fois que les Figures idéales ont été jaugées par les Distances idéales, il
devient possible de parvenir enfin à la Déduction des Nombres idéaux {De An. 404
b 22-25) : le Point déterminera la Monade, la Droite la Dyade, le Plan la Triade et
le premier Solide régulier la Tétrade.
Et lorsqu'on dispose des nombres idéaux la déduction des figures quel-
conques ne présente pas de difficulté. « Ceux qui reconnaissent l'existence des
Idées » dit Aristote construisent les grandeurs à partir de la matière et du Nombre
idéal, les longueurs à partir de la Dyade, les surfaces à partir probablement de la
Triade, les solides à partir de la Tétrade » (N 3, 1090 b 20-23). En effet, tandis
qu'une Hgne quelconque ne peut engendrer la Dyade, par exemple, la Dyade peut
engendrer la ligne, justement parce qu'elle est quelconque. Il y a, certes, une infi-
nité de lignes qui passent par deux points donnés, mais la génération n'est plus
astreinte ici à la condition d'unicité : il ne s'agit pas d'engendrer telle entité déter-
minée (ici tel chemin) comme lorsqu'il fallait engendrer le Deux, à l'exclusion
d'un autre nombre, mais d'être capable de produire la linéarité en général. De
même pour les autres dimensions. Cette production effectuée, la série des figures
peut être donnée selon l'ordre des choses, celui oii, partant des points, on passe
« aux longueurs, aux surfaces et aux solides » (M. 6, 1080 b 23).
Toutefois c'est dans la colonne précédente que Platon est parvenu à son but
principal : définir une série de quatre Nombres idéaux en les déduisant des Idées-
nombres. Que signifie exactement ce résultat pris en lui-même, indépendamment des
étapes qui le suivent ? Que peuvent bien être des « nombres idéaux » dont la série
s'arrête à quatre ? C'est la question générale dans laquelle il faut encadrer par exem-
ple le problème de savoir s'ils sont additionnables, qu'Aristote examine en M. 7.
Sur la nature des Nombres idéaux, Aristote nous a transmis deux données qui
nous permettent d'en reconstituer la signification en dégageant un principe interne de
leur système qui est largement indépendant de leur génération par les Idées-nombres.
D'abord, Aristote nous dit que « la Dyade est une sorte de Multiplicité pri-
mordiale » (M. 9,1085 b 10). Il s'agit ici de la Dyade indéfinie. Mais si celle-ci est
multiplicité « primordiale », alors le caractère de multiplicité simpliciter doit se
transmettre à la Dyade Umitée.
Ensuite, Aristote affirme que « dans chaque catégorie de l'Être, il y a un terme
analogue : ce qu'est le rectiligne dans la longueur, le plan l'est dans la surface,
Platon ou le Logos des Noumènes 87

l'impair, probablement dans le nombre, le blanc dans la couleur » (N 6, 1093 b


20). Ce qui est essentiel dans ce texte, c'est la manière dont la couleur se trouve
alignée sur d'autres « catégories » auxquelles s'applique tout naturellement le
concept de multiplicité.
C'est ce qu'on retrouvera dans « cette fine fleur de la mathématique
moderne » qu'est, selon Husserl?, la théorie des multiplicités de Herbart et
Riemann. Le principe de cette doctrine est de définir l'espace avec ses dimensions
comme simple espèce dans un genre plus vaste : celui des « multiphcités », où il va
se retrouver avec, en particulier, la couleur ou le son. De même qu'un point dans
l'espace, en effet, se caractérise par trois coordonnées correspondant à ses trois
dimensions (s'il n'en a que trois) un son s'identifie par sa hauteur, son intensité et
son timbre, une couleur par sa tonalité (nuance dans le spectre), son intensité (ou
luminosité) et sa saturation (inversement proportionnelle au degré de blanc). Le
point essentiel dans le concept de la multiplicité, c'est qu'à la différence du
Nombre elle a une raison de s'arrêter quelque part. Une des difficultés que rencon-
tre cette subomption de l'espace parmi les multiplicités, c'est l'homogénéité de ses
dimensions qui l'oppose à la couleur et au son, dont chaque dimension a son carac-
tère propre. Mais cette difficulté disparaît au contraire si nous considérons le
Nombre idéal de Platon comme une multiplicité au sens de Herbart et Riemann,
qui en permet l'explication. En effet, dans la série des Nombres idéaux de Platon,
il y a un ordre naturel (donné par l'ordre des Dimensions premières). Par consé-
quent les Nombres idéaux de Platon fournissent un chaînon intermédiaire dans la
famille des cas de multiplicité, entre les multiplicités comme l'espace géométrique
et les multiphcités du type Couleur ou Son. Cette caractérisation par le concept de
multipUcité remonte d'ailleurs jusqu'à la Dyade indéfinie. En effet, c'est la Dyade
indéfinie qui, par son mouvement dans les trois Dimensions premières, est l'analo-
gue du point géométrique dans les trois dimensions de l'espace. La « multiplicité »
doit se concevoir comme généralisation de la duplicité dont la Dyade indéfinie
donne le modèle. Et de même que, dans la Multiphcité-Couleur, il y a des termes
« idéaux » - le blanc et le noir - qui ne font pas à proprement parler partie des cou-
leurs (du spectre des tonalités) mais fonctionnent comme des pôles négatifs -
respectivement pour la saturation et la luminosité - il y a dans la Multiplicité Idée-
Nombre un terme idéal - c'est l'Un - qui ne fait pas, à proprement parler, partie du
Grand ni du Petit mais fonctionne comme un pôle positif pour la Participation et
comme pôle négatif pour la Simulation (l'Égal et l'Inégal sont dans l'Idée-Nombre

9. Husserl, Recherches logiques, I, § 70.


10. Au sens de Wittgenstein, Investigations, § 122.
Platon ou le Logos des Noumènes 88

comme = et < dans <). Et il n'y a finalement qu'une seule Idée nombre : la
Multiplicité Un / Dyade Indéfinie ou Égal / Inégal.
Alors que le concept de distance définit une ligne diachronique étendue sur
toute l'histoire de la Mathesis Universalis, le concept de multiplicité constitue le
thème d'intérêt commun qui réunit par un axe synchronique, les plus grands philo-
sophes du début du XX®. Deleuze le premier a remarqué que cette notion intervient
aussi bien chez Husserl que chez Bergson^. Mais toutes les nouvelles découvertes
mathématiques énumérées en vrac par Husserl au § 70 des Recherches logiques
définissent le contenu de l'Essai sur les Fondements de la Géométrie de Russell,
qui en est l'exposé systématique et en fournit une analyse complète. Le concept de
multiplicité réapparaît ensuite dans le Tractatus de Wittgenstein (4.032 - 4.0412)
puis dans ses Cours de Cambridge^^ professés à partir de 1930 (A, I, § 3, p. 2). Il
fait donc le lien entre le premier et le second Wittgenstein. Pour ce dernier, d'autre
part, dans ses Conversations avec le Cercle de Vienne, c'est le point de rencontre
avec Husserli3 sur le § 72 des îdeen. Le concept de multiplicité définit donc une
Pléiade philosophique du xx^ siècle - c'est-à-dire une nouvelle Multiplicité avec
ses diverses dimensions synchroniques (Phénoménologique, Philosophie
Analytique, etc.). La manière dont il nous permet de concevoir l'Idée-Nombre pla-
tonicietme, par ailleurs, montre que ce concept a aussi sa profondeur diachronique.
Les deux concepts de Distance et de Multiplicité apparaissent par conséquent
comme deux leitmotive de la Mathesis Universalis s'ajoutant à celui que nous
avons déjà signalé ailleursi^. Et l'ouvrage qui les rassemble, qui est même quasi-
ment consacré au couple qu'ils forment, c'est l'Essai sur les fondements de la
Géométrie de Russell.

3. LA PURIFICATION PLATONICIENNE

Parlant des « philosophes qui posent comme principes l'Un et la Dyade indé-
finie », Théophraste nous dit qu'« après avoir engendré les Nombres, les Surfaces
et les Solides, ils laissent de côté presque tout le reste, ils ne s'attachent qu'à cela,
et se bornent à mettre en évidence que certaines choses procèdent de la Dyade
indéfinie, par exemple le Lieu, le Vide et l'Infini, et d'autres des Nombres et de
l'Un, par exemple l'Âme et certaines autres choses ; et ils engendrent simultané-

11. G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, RtJ.E, 1966, p. 32, n. 1.


12. L. Wittgenstein, Cours de Cambridge, Trad. E. Rigai, Mauvezin, T.E.R.
13. Ludwig Wittgenstein and the Vienna Circle, Blackwell, p. 38.
14. J.-C. Dumoncel, Le jeu de Wittgenstein, op. cit., p. 13.
Platon ou le Logos des Noumènes 89

ment le Temps et le Ciel et plusieurs autres entités, mais du Ciel et du reste ils ne
font plus aucune mention » {Métaph. 6 a 24 sq.).
Ce témoignage présente deux caractéristiques essentielles :
1° On y trouve un synopsis de l'univers platonicien à l'époque du Timée (avec
le Temps et l'Âme du monde).
2° Il contient aussi les deux pièces principales de la doctrine des Idées-nomb-
res : l'Un et la Dyade indéfinie. Il va par conséquent nous permettre de déterminer
comment s'articulaient exactement l'enseignement écrit et l'enseignement oral de
Platon.
Étant donné le rôle des notions géométriques dans le développement de
ces deux points, le Diagramme 5 servira de référence générale à l'ensemble de
l'exposé.
L'univers entier du Timée se trouve décrit par Platon entre 29 d et 39 e. La
présentation qu'il en fait se divise en deux grandes parties correspondant à une
Dialectique ascendante suivie d'une Dialectique descendante. En effet, dans la
première partie (29 c à 38 b), Platon prend pour point de départ (en 30 b) le monde
animé (« ce monde vivant, doué en vérité d'âme et d'intelligence »). Ensuite il par-
vient à l'Âme du Monde qui est « première et plus ancienne » (34 c) que le corps
qu'elle anime. Puis pour parvenir « à plus de ressemblance encore à l'égard de son
modèle » (37 c) il s'élève à la considération du Temps (37 d). Et comme le temps
est 1'« image mobile de l'Éternité » (37 d), le sommet de la dialectique ascendante
est finalement le modèle de cette image, modèle qui « se trouve être un vivant éter-
nel » (37 d). La seconde partie (38 b à 39 e) est une dialectique descendante oii
l'on voit « naître » successivement « le Soleil, la Lune et les cinq autres astres sur-
nommés « errants » » (38 c). L'ensemble constitue le Ciel, qui est né avec le
Temps (38 b). Puisque le Soleil, la Lune et les Astres errants ne définissent que
trois étapes, il faut par conséquent, pour trouver le même compte que dans la pre-
mière dialectique dans la seconde, poser un moment supplémentaire, qui précède
les trois phases du Ciel. Et puisque dans ces trois phases le Soleil est un mobile
c'est dans ce moment originaire, au contraire, qu'il faut placer non « l'apparence
du Soleil en une place où il n'est pas, mais le Soleil lui-même dans le lieu qui est le
sien » {Rép. VII, 516 b) Ensuite vient le cycle du Jour et de la Nuit (39 c) gouverné
par « la révolution du Même et Semblable » (39 b). Puis c'est le cycle du Mois (39
c) qui associe le Soleil (sur le cercle du Même) et la Lune (sur le cercle de l'Autre).
Enfin on parvient au cycle de l'Année (39 c) « quand le Soleil a fait le tour de son
orbite » ; mais il ne s'agit plus, évidemment, de sa révolution diurne : c'est un des
« trajets circulaires que décrivait la révolution de l'Autre » (38 c) et où le Soleil se
voit assigner un rang, le second (38 c), parmi les astres errants, dans une série de
cercles concentriques dont la Terre est le centre. La génération du Ciel est donc
Platon ou le Logos des Noumènes 90

Action de l.'UN
Dialectique
ascendante ÉTERNITÉ

Point de • l'Un Soleil V X immobile


M/
VIVANT ÉTERNEL
J-
TEMPS I
1
Cercle du'Même

mvt

INTELLIGENCE
i

ÂME DU!MONDE
Cercle extérieur

Action
delà
DYADE
INDÉFINI!-;
ou du
Démiurge
'1
t e r c i e intérieur
V
4
MONDE'ANIMÉ
Sphère du Monde
I

Dialectique
Kora =: Anti - Un descendante
Cycle planétaire
"autres planètes"

Diagramme 5
Platon ou le Logos des Noumènes 91

une véritable Construction de la Caverne, une généalogie de l'Illusion, depuis le


mouvement « le plus raisonnable » (39 c) jusqu'à celui qui, détrônant complète-
ment le Soleil, devient complètement déraisonnable, celui des « autres planètes »
(39 c d). Et l'ensemble de la Dialectique descendante est une chute de
r Héliocentrisme dans un Géocentrisme de plus en plus épais.
Dans la Dialectique ascendante, la considération des Éléments corporels, en
32 b, a une double fonction. D'abord fournir à l'avance des symboles matériels
pour les quatre degrés à gravir en prélevant ces métaphores sur le degré inférieur
d'après la table suivante :

Vivant étemel : « Feu »


Temps : « Air »
Âme : « Eau »
Corps : « Terre »

Ensuite, justifier par le nombre traditionnel et empirique de ces Éléments le


passage d'une simple proportion continue (« médiété ») unifiant trois termes (le
Premier P, le Dernier D et le Moyen M) :

M D

à une double médiété capable d'unifier quatre termes et donc d'embrasser à l'a-
vance le nombre des degrés à gravir :

Feu Air Eau

Air Eau Terre

Soit, en substituant aux mannequins symboliques leurs schèmes


géométriques :

Cercle Double
Point (1«) du Même (2^) Cercle (3«)

Cercle Double Sphère


du Même (2^) cercle (3«) à Cercle (4«)
de l'autre
Platon ou le Logos des Noumènes 92

Le théorème de la Médiété rappelé par Platon :

P M M P

M D D M

permet d'obtenir, par renversement, l'ensemble de la dialectique ascendante, c'est-


à-dire :

(4e) (3e) (2e)

(3e) (2e) (1er)

partant du Dernier de la seconde Médiété pour parvenir au Premier de la


première.
Dans cette ascension, le statut de l'Âme du Monde, « intermédiaire » entre
« la nature du Même et celle de l'Autre » (35 a) est expliqué par son rôle de Moyen
terme (3e) dans la première médiété ci-dessus.
Ce statut intermédiaire de l'âme du monde réunit en un sous-ensemble les
trois premiers degrés de la dialectique ascendante, ceux qui relèvent de l'action
démiurgique. C'est le tout formé par ces trois degrés qui permet d'obtenir le
Quatrième et Dernier. En effet, de la Sphère au Double Cercle et du Double Cercle
au seul cercle du Même, il y a un élément invariant qui se conserve sans jamais
être dégagé, c'est le Centre qui leur est commun et qui court donc tout au long de
leur série pour en faire une seule Proportion Continue capable d'unifier les deux
médiétés suivant une loi d'Associativité.
Dans la dialectique descendante, l'analyse du degré le plus bas, qui vient d'a-
bord dans l'exposition, n'est là encore qu'un symbole condensé de l'ensemble,
regroupant en un Système du Ciel tous les astres : « Leurs corps respectifs furent
faits par le Dieu qui les plaça sur les trajets circulaires que décrivait la révolution
de l'Autre ; ceux-ci étaient sept comme ceux-là sept. La Lune occupa le premier
autour de la Terre ; le Soleil le second au-dessus de la terre, l'astre du matin et
celui qu'on dit consacré à Hermès eurent des circuits dont le temps de révolution
s'égalait à la course annuelle du Soleil, mais qui étaient doués d'un effet en sens
inverse ; de là vient que se rattrapent, se laissent rattraper mutuellement, et dans la
même proportion, d'un côté le Soleil, de l'autre l'astre d'Hermès et celui du
matin » (38 d).
Ici, c'est la série construite en 35 bc qui fournit la loi de construction (l'inter-
valle Terre-Lune servant d'unité)
Platon ou le Logos des Noumènes 93

1 2 3 4 9 8 27
Lune Soleil Vénus Mercure Mars Jupiter Saturne

Cette série consiste simplement dans les sept divisions d'un « mélange du
Même, de l'Autre et de la réalité » (36 b), comportant par conséquent trois élé-
ments.
Mais ce mélange se trouve précédé (35 a) d'un autre, à deux éléments seule-
ment, qui sont « la réalité indivisible et qui toujours se conserve identique » (ou
« nature du Même ») d'une part et, d'autre part, la réalité « qui au contraire s'ex-
prime dans les corps, sujette au devenir et divisible » (ou nature de l'Autre). Si
c'est ce mélange primitif que nous prenons comme loi de série, alors il nous
conduit à prélever sur la série précédente les seuls astres qui correspondent au
Même et à l'Autre, c'est-à-dire le Soleil et la Lune, dans l'ordre inverse de celui
qui était le leur dans cette série.
Car les termes de ce couple ne sont pas équivalents. Selon 38 e - 39 a, en effet,
« le trajet de l'Autre » est « dominé » par « le trajet du Même ». D'oil une seconde
loi de prélèvement qui ne nous laisse plus qu'un seul des termes du couple précé-
dent, le terme dominant, c'est-à-dire le Soleil sur le « trajet du Même » ou de la
« réalité indivisible ».
Là encore on ne trouve dégagés par l'analyse régressive du mélange que les
trois degrés inférieurs de l'univers platonicien. Mais dans le « Mélange du Même, de
l'Autre et de la réalité », dans le « mélange » de la « réalité indivisible » et de « celle
qui » est « divisible », puis dans la « réalité indivisible » enfin, il y a un élément qui
revient constamment, comme le centre revenait dans la sphère, le double cercle et le
cercle - c'est « la réalité » simpliciter que représente le Soleil immobile.
On trouve par conséquent inscrite en abyme dans la Dialectique ascendante,
entre le premier et le 3^ moment de celle-ci, une dialectique descendante en miniatu-
re que nous venons de remonter. Celle-ci permet de lire la dialectique descendante
dans son ensemble, et avant même qu'elle soit développée, comme une dialectique
ascendante lui donnant sa structure. Comme si les deux dialectiques, telles deux
miroirs mis face à face, étaient destinées à se renvoyer l'une à l'autre leur image.
Mais quel que soit le parcours suivi - que l'on se trouve pris dans une
Dialectique Ascendante ou Descendante - un point demeure constant : c'est le
contraste entre les trois moments inférieurs (Monde-Âme-Temps ou Cercle-
Double Cercle-Sphère), entièrement explicités par Platon, et le degré supérieur
(Eternité ou Centre) qui n'est jamais dégagé comme tel, mais seulement désigné
comme limite {terminus ad quem ou terminus a quo) pour la série scandée.
Grâce à ce contraste surdéterminé entre le Ciel et ce qui est au-dessus du Ciel,
Platon obtient plusieurs effets d'inégale importance.
Platon ou le Logos des Noumènes 94

D'abord il indique lui-même, à l'intention des futurs historiens, le rapport


entre le dernier Platon et l'avant-dernier, mesurant ainsi, par l'écart entre les deux,
ce que Gilbert Ryle nommera les progrès de P l a t o n i c . Quand on a suivi la série
Soleil & planètes - Soleil & Lune - Soleil mobile, en effet, pour obtenir le 4^
terme, on doit aller chercher le sommet de l'ascension dans l'Allégorie de la
Caverne : le « Soleil à sa vraie place » comme symbole de l'Idée du Bien. Et en
retour, une fois ce symbole installé sur le degré supérieur, il confère tout son sens à
la génération qui en découle et qui construit la Caveme que La République ne pou-
vait que se donner comme Creux.
Par ailleurs le contraste entre les trois degrés inférieurs et le degré supérieur
possède principalement deux significations.
La première est seulement d'ordre pédagogique. Les trois degrés qui, dans le
Timée, se trouvent laissés à l'activité du Démiurge sont, nous l'avons vu, ceux qui,
dans l'enseignement oral, définissent le champ d'action de la Dyade indéfinie. Par
ailleurs, l'Un ne figure pas dans le jeu conceptuel du Timée, pas plus que la Kora
dans la théorie des Idées-nombres. Par conséquent la pièce manquante à chacun
des deux enseignements se trouve désignée par son extrême opposé dans l'autre.
Le Mythe et l'Antiphrase nous apparaissent ainsi comme les deux opérations rhé-
toriques par lesquelles on passe de l'enseignement oral à l'enseignement écrit, le
mythe intervenant pour les degrés de l'Inégal et l'Antiphrase pour le degré unique
de l'Égal.
Il y a toutefois plus important. Avec ces oppositions Mythos/Logos et
Phrase/Antiphrase, les notions substantielles de l'enseignement acroamatique (Un
et Dyade) se trouvent seulement indexées sur leurs masques (Kora et Démiurge).
Mais le Timée contient aussi un supplément de signification qui concerne ces
mêmes notions et ne figure pas dans l'enseignement oral.
On trouve dans le Sophiste deux termes qui, en 248 e, reviennent deux fois :
ce sont le « mouvement » et la « vie ». Or dans le Timée ces termes que le Sophiste
se contentait de juxtaposer se distribuent exactement une bipartition de la Ligne
platonicienne. Le Mouvement, en effet, c'est ce qui est commun à la Sphère du
Monde, aux deux Cercles de l'Âme du Monde et au Cercle du Temps. Tandis que
la doctrine du Vivant étemel réserve la Vie à l'Éternité de l'Un. L'opposition de la
Vie et du Mouvement apparaît par conséquent comme la vraie raison de la dualité
entre l'Un et la Dyade à l'intérieur de l'Idée-Nombre. Le Platonisme est d'un bout
à l'autre (de haut en bas) un Vitalisme et un Mobilisme.

15. G. Ryle, Platon fait des progrès, Cambridge, 1966.


Platon ou le Logos des Noumènes 95

Inversement « la Vie » et « le mouvement » ne seraient que des invocations si


Platon n'avait réussi à les cheviller l'un sur l'autre dans une mathématisation de la
Philosophie et à en faire ainsi un Concept philosophique, les deux valves de l'Idée-
Nombre.
L'entropie de la pensée, c'est le plan des idées générales, asile oil tous les
concepts sont censés pouvoir se retrouver. La philosophie ne commence qu'à l'ins-
tant oil dans la grisaille des concepts ordinaires (comme « eau », « planète » ou
« animal ») on voit briller la constellation des transcendentaux. Bien que le terme
ne figure pas chez lui, Platon est celui qui a découvert les transcendentaux } à rai-
son du rôle suréminent que leur confère sa Dialectique. L'Être, l'Un, le Vrai, le
Bien et le Beau sont les Visages successifs que prend l'Objet de la Dialectique. Et
toute la distance qui nous sépare de cet Objet, c'est ce que mesure la Ligne plato-
nicienne, scandée par les nombres idéaux.
Appelons purification platonicienne l'obtention du cas pur après les filtrages
successifs qu'opère la dialectique ascendante conformément au modèle du raffina-
ge de l'or. C'est précisément ce détachement de la forme supérieure qu'effectue à
chaque fois la théorie des Nombres idéaux dans son usage ascendant. Par exemple
sur le Diagramme 4 le Point est le cas pur dans la série des Figures géométriques
(Volume-Surface-Ligne), l'Un est le cas pur dans la série des dimensions premiè-
res de la Dyade (Profondeur-Largeur-Longueur). De même sur le Diagramme 5
l'Éternité est la forme supérieure oii culmine la série cosmologique du Timée
(Monde, Âme du Monde et Temps), et le Vivant éternel est la forme supérieure
vers laquelle tend la série Corps-Âme-InteUigence. Etc.
Parmi ces cas purs on retrouve, précisément, les transcendentaux - l'Un avec
l'Être {Timée, 37 e-38 b) ; le Soleil du Bien, le Beau comme sommet dans la
Dialectique de l'Éros, etc. Inversement, la Dialectique descendante, chez Platon,
est une Déduction à partir des transcendentaux qui peut donc être appelée une
« déduction transcendentale » non seulement ontologique (lorsque le sommet
transcendental est l'Être) mais ultratranscendentale (puisque tous les transcenden-
taux, à tour de rôle, peuvent lui fournir son Principe). Elle englobe comme cas par-
ticulier la déduction transcendantale de Kant, presque du même nom (puisque
celle-ci n'a lieu, si elle a heu, que sur la hgne de la Logique et se trouve confinée
dans la Caverne, c'est-à-dire au plus bas degré de la Déduction platonicienne).
Les séries de colonnes mises en parallèle par Platon constituent des tables de
correspondance que, par analogie avec les tables de Pythagore, on pourrait appeler
tables platoniciennes. Par exemple dans le Diagramme 4, la série des figures idéa-
les peut être considérée comme une fonction qui, à l'argument <Égal, Dimension
fait correspondre la valeur Plan. Cette définition de fonctions peut d'ailleurs
s'étendre en suivant le principe de construction « en abyme » qui est constant chez
Platon ou le Logos des Noumènes 96

Platon. Et c'est ce qui donne sa signification générale à la doctrine des Idées-


Nombres. Ainsi, dans le Diagramme 5, la colonne de Gauche définit une fonction
qui, à l'argument <Un, Dimension Triade> fait correspondre (d'après la Table
du Timée rappelée p. 85) la valeur Eau. Par conséquent la suite des Nombres idéaux
forme une machine dans laquelle un input choisi parmi les transcendentaux produit
comme output un concept ordinaire. Les Nombres idéaux sont des sas intermédiai-
res entre le Transcendental et le trivial. Mais ce rôle, ils ne peuvent le jouer que
grâce à la participabilité constante qui caractérise l'Un, jointe à la variation de la
Dyade indéfinie : Or l'Un et la Dyade sont aussi des transcendentaux, les premiers.
L'idée-nombre est donc un nombre transcendental. Et le nombre transcendental
est unique en son genre (alors que les Nombres idéaux étaient encore quatre).
La division des transcendentaux, qui se développe à partir d'Aristote, distin-
guera d'abord entre transcendentaux métaphysiques et transcendentaux axiolo-
giques. Les transcendentaux axiologiques étaient encore connus de Victor Cousin :
ce sont le Vrai, le Bien et le Beau. Mais la division des transcendentaux métaphy-
siques est à chercher dans le Chapitre 2 du Livre I de la Métaphysique, ainsi que
dans la frontière qui sépare le Chapitre 9 et le Chapitre 10 des Catégories : c'est la
distinction entre les prédicaments (catégories de l'être) et les post-prédicaments.
Or l'Un et la Dyade indéfinie, si l'on suit cette division d'inspiration aristotélicien-
ne, se trouvent parmi les post-prédicaments, avec le Même et l'Autre et les autres
transcendentaux de la même forme. Mais la doctrine des Idées-nombres revient
précisément à opter pour l'ordre inverse : elle consiste à placer, dans l'ordre des
choses propre à la Philosophie Première, les « post »-prédicaments avant les prédi-
caments. La théorie des Idées-Nombres opère donc une sélection parmi les trans-
cendentaux eux-mêmes. Les sélections précédentes opéraient seulement un raffi-
nage vers le cas pur, celui qui est situé le plus haut. Mais en raison de son caractère
double (Un et Dyade) l'Idée-nombre est privilégiée pour une raison plus puissante
encore. Elle est située à la fois en Haut et sur tout le Côté de la Ligne. C'est sa
capacité à fournir l'Abscisse et l'Ordonnée de toutes les séries dialectiques et à
encadrer ainsi toute la Table de la Philosophie académicienne qui en fait le dernier
mot, s'il existe, du dernier Platon.
Deuxième partie

LEIBNIZ
ou
LA RAISON BAROQUE
99 Leibniz ou la Raison baroque

Chapitre 1

LA STRUCTURE DU SYSTEME LEIBNIZIEN


Le Mécanisme métaphysique en tant que Jurisprudence universelle

«Tu te rappelles ce livre de philosophie que nous lisions ensemble à Balbec,


la richesse du monde des possibles par rapport au monde réel». Dans leurs fameu-
ses «Conversations militaires» de Doncières - entourées d'un secret du même
nom - le narrateur de La Recherche du Temps perdu^ et son ami Saint-Loup n'ont
pas d'autre philosophe que Leibniz. Et «l'histoire», explique Proust, y est traitée
«comme une espèce d'algèbre»2. Or, pour qu'une philosophie transforme
l'Histoire elle-même en Algèbre, il ne suffit pas qu'elle se développe en un
Systèmes, u faut que la systématicité philosophique à son tour finisse par s'identi-
fier au projet de la Mathesis Universalis'^.
L'objet de cette Mathesis est «une certaine mathématique divine» qui s'exer-
ce en tout {Origine radicale, § 6), unissant les essences et les existences (§ 10) : les
«séries possibles» (§ 5) et la «série des choses» (§ 8).
La pyramide des mondes possibles, dont la visite clôt la Théodicée^, n'est pas
seulement un symbole ou une allégorie mais un véritable espace où Athéna peut
envisager un lieu géométrique :

Publié dans Perspectives sur Leibniz, Renée Bouvenesse, éd., Paris, Vrin, 1999, copyright Vrin
1. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Édition Clarac & Ferré, tome n, p. 115.
2. Ibid, p. 79.
3. Le concept de Système, comme nous l'avons rappelé, est défini par Leibniz dans la Préface de la
Théodicée. Un système est « un corps entier des connaissances principales que la raison toute pure peut
nous apprendre», corps «dont les parties» soient «bien liées» et qui puisse «satisfaire aux difficultés les
plus considérables des anciens et des modernes». Définition capitale puisqu'elle connecte au concept de
Système ceux de principe, de raison pure et de situation problématique (éd J. Brunschwig, p. 45).
4. Définie en Math. VII, p. 54 et 207. Seule cette dernière identification, en effet, rend possible le
Calculemus de Phil. VII, 200.
5. Mais qui répond à son projet initial (Préface, p. 43).
100 Leibniz ou la Raison baroque

«Vous avez appris, dit-elle à Théodore, la géométrie quand vous étiez enco-
re jeune, comme tous les Grecs bien élevés. Vous savez donc que lorsque les
conditions d'un point qu'on demande ne le déterminent pas assez et qu'il y
en a une infinité, ils tombent tous dans ce que les géomètres appellent un
lieu, et ce lieu au moins, qui est souvent une ligne, sera déterminé. Ainsi
vous pouvez vous figurer une suite réglée de mondes qui contiendront tous
et seuls le cas dont il s'agit et en varieront les circonstances et les consé-
quences» (§ 415).

D'où la série des Sextus passant par diverses aventures possibles selon le lieu,
géographique cette fois-ci, qu'ils occupent sur ce lieu géométrique linéaire, en une
succession de petites intrigues dont Leibniz énonce à chaque fois l'argument
(§§ 415 et 416). C'est d'abord Sextus à Corinthe. Dans cette «ville placée entre
deux mers», il «achète un petit jardin» ; «en le cultivant il trouve un trésor», et il
mourra «dans une grande vieillesse, chéri de toute la ville». Puis voici Sextus en
Thrace. «Il y épouse la fille du roi» sans autres enfants, auquel il succède. «Il est
adoré de ses sujets». Enfin, on trouve Sextus à Rome, «mettant tout en désordre,
violant la femme de son ami » et où « le voilà chassé avec son père, battu, malheu-
reux». Dans les Nouveaux Essais (IV, xvii § 12), le cône régulier proposé par
Philalèthe pour figurer la « connexion graduelle » entre les choses du monde réel
est aussitôt peuplé par Théophile de la « pluralité des mondes » imaginée par
Fontenelle et Huygens, et parcouru par un voyage allant «de monde en monde».
«Pour ce qui est de la connexion graduelle des espèces», Leibniz tempère ici l'un
de ses principes les plus classiques.

Tout va par degrés dans la nature, et rien par saut, et cette règle à l'égard des
changements est une partie de ma loi de la continuité. Mais la beauté de la
nature, qui veut des perceptions distinguées, demande des apparences de
sauts, et pour ainsi dire des chutes de musique dans les phénomènes, et prend
plaisir de mêler les espèces. Ainsi quoiqu'il puisse y avoir dans quelque
autre monde des espèces moyennes entre l'homme et la bête (selon qu'on
prend le sens de ces mots) et qu'il y ait apparemment quelque part des ani-
maux raisonnables qui nous passent, la nature a trouvé bon de les éloigner
de nous, pour nous donner sans contredit la supériorité que nous avons dans
notre globe.

Et là aussi c'est l'histoire romaine (celle-là même que dans sa lettre à Jacques
Bemouilh d'avril 1703 Leibniz dit avoir aussi peu connue en 1672 que les mathé-
matiques) qui vient illustrer l'échelle des perfections (xvii § 16) : «si nous étions
vains, nous pourrions juger comme César qui aimait mieux être le premier dans
une bourgade que le second à Rome». Là, de même, les lieux géographiques font
varier le personnage historique et Rome agit comme un pôle d'attraction définis-
sant une sorte de limite maudite. César dans une bourgade entre en compétition
101 Leibniz ou la Raison baroque

avec César à Rome au sein même du monde réel. La « suite réglée » des Sextus et
celle des Césars convergent toutes les deux sur un lieu unique. Rome réalise l'in-
tersection de la Pyramide des Possibles et du Cône des Réels.
Or, du Possible au Réel règne, selon Leibniz, la loi de «la plus grande descen-
te» {Origine radicale, § 5). La pyramide leibnizienne est donc à placer en haut, la
pointe en bas, et le cône est à situer en bas, pointe en haut, de manière à ce qu'ils
s'opposent par le sommet. Les deux figures sont comme le Lieu inteUigible et le
Lieu visible de Platon. Mais les deux «régions» leibniziennes {Théodicée, § 417) ne
sont pas simplement juxtaposées, elles sont connectées par un certain «mécanisme
métaphysique» qui ne fait qu'un avec ce que Leibniz appelle aussi «mathématique
divine» et «jurisprudence universelle», puisque le jeu de pavage auquel joue le Dieu
de Leibniz (§ 5) n'est autre que la sélection du Meilleur des Mondes possibles —
optimalisation qui fait que le Système se résume dans le seul mot d'Optimisme.
Celui-ci a aussi son expression mathématique. Ainsi l'optimum de l'angle est l'angle
droit (§ 6), l'optimum du triangle est le triangle équilatéral (§ 5), etc.
Les deux régions de l'Univers leibnizien se révèlent donc finalement les deux
pièces du seul et unique Mécanisme métaphysique. Autrement dit, chez Leibniz,
c'est un mouvement («le maximum de descente») qui réalise, articule et unifie le
Système ; la Mathesis y devient une Dynamique. Mais cette mobilité d'ensemble
n'est possible que parce que chacun des lieux connectés, pour sa part, est lui aussi
le siège d'un mouvement régional qui lui est propre. Théophile, dans les Nouveaux
Essais (IV, xvii, § 14), avant même d'illustrer la hiérarchie des êtres sur la compa-
raison de la bourgade et de Rome, explique à Philalète que « les génies mêmes »
(supposés au-dessus de nous) «doivent trouver des difficultés en leur chemin, sans
quoi ils n'auraient point le plaisir de faire des découvertes, qui est un des plus
grands». D'ailleurs, «pour ajouter à la beauté et à la perfection universelle des
œuvres divines, il faut reconnaître un certain progrès perpétuel et absolument illi-
mité» {Origine radicale, § 16). Cependant, «un progrès continuel et non interrom-
pu à de plus grands biens», selon Leibniz, «ne peut manquer d'être accompagné
d'un désir ou du moins d'une inquiétude continuelle» {Nouv. Essais II, xxi, § 36).
Cette inquiétude continuelle comme condition et soubassement du progrès perpé-
tuel est, pour le maître de Hanovre, l'occasion d'un grand exercice d'irénisme
européen. Il distingue en fait (xx, § 6) entre Vuneasiness qu'il reçoit de Locke,
l'inquiétude qu'il trouve dans la traduction de Coste (p. 177), et VUnruhe qu'il y
joint de son crû. Vuneasiness, qu'il traduit par incommodité, correspond bien au
« sens de l'auteur» (c'est-à-dire de Locke) mais en ce sens elle ne joue pas (II, xxi,
§ 36) le rôle que celui-ci lui assigne (xx, § 6), c'est-à-dire celui du « seul aiguillon »
à «l'industrie» des hommes. Et la «nature de la chose» est à chercher dans les
deux autres termes. Uinquiétude est constituée selon Leibniz par les «petites solli-
102 Leibniz ou la Raison baroque

citations imperceptibles qui nous tiennent toujours en haleine». Et ces sollicita-


tions sont identifiées (xxi, § 36) aux appétitions (de l'âme) qui, à leur tour, «sont
ce qui s'appelle dans les écoles » les mouvementsprimordialementpremiers (motus
primo primi). «Les appétitions », ajoute Leibniz, « sont comme la tendance de la
pierre qui va le plus droit mais non pas toujours le meilleur chemin vers le centre
de la terre». Quant à VUnruhe (xx, § 6) son modèle physique est «le balancier
d'une horloge». Mais le balancier n'est pas ici un paradigme de périodicité : «l'in-
quiétude de notre horloge » (c' est-à-dire cette fois-ci de « notre corps ») est en réali-
té Vécart du balancier respectivement à une position d'équilibre, à savoir : «le
meilleur état qu'il se peut», où il cherche toujours à «se remettre» au prix de
«quelque petit effort». Et cet écart est irrégulier, pouvant provenir entre autres
d'«une nouvelle impression des objets». Le «centre de la terre» (xxi, § 36) est
l'attracteur commun au Pendule qui oscille et à la Pierre qui tombe. Les deux
concepts d'Inquiétude et d'Unruhe, par conséquent, s'ils n'ont pas exactement le
même sens, convergent sur une même référence (contrairement à l'incommodité
de Locke).
«L'inquiétude de notre horloge», d'après les Nouveaux Essais (xx, § 6) «pro-
duit un combat perpétuel» dans lequel est possible une «continuelle victoire». De
même, selon la Théodicée (§ 201), au-dessus de ce conflit d'ici-bas, «il y a un
combat entre tous les possibles», combat qui «ne peut être qu'idéal» puisqu'il
consiste en un «conflit de raisons» dans l'entendement divin. Ce conflit résulte de
la tendance du possible (0) aV existence (3). Il a aussi son modèle physique, homo-
gène à celui de l'inquiétude : c'est «l'action de plusieurs graves concourant entre
eux» qui «tendent d'un droit égal à descendre en proposition de leur poids»
(Origine radicale, § 6).
Le § 7 de la Théodicée contient la clef de tout l'Apologue précédent, dont le
temps fort est le parcours de la Pyramide. La «petite fable» (§413) met en scène
avant tout trois divinités dont chacune correspond à l'un des personnages trinitai-
res (§ 417). Jupiter au centre y occupe le rôle paternel, Athéna «qui regarde tous
les possibles », le rôle filial, et Apollon «qui regarde les existences », le rôle de
l'Esprit. Et chacun (qui se trouve dans la région supérieure) est représenté ici bas
géographiquement par son temple, attaché à une certaine ville : Apollon est à
Delphes, Jupiter à Dodone (§ 413) et Pallas est d'Athènes (§ 414)«.
Lorsque Sextus « quittant Apollon à Delphes, va trouver Jupiter à Dodone» (§
403), il ne se meut pas seulement d'un lieu à un autre comme César franchissant le
Rubicon. Il passe d'oracle à oracle, c'est-à-dire d'un point de vue spatial sur le

6. Cf. Platon, Phèdre, 244ab, 275b et la n.431 de L. Brisson, dans l'édition Gamier-Flammarrion,
p. 232.
103 Leibniz ou la Raison baroque

temps à un autre. Cependant, la consultation de l'oracle à Dodone aura un témoin


en Théodore, «le grand sacrificateur». Et ce que Théodore a entendu le conduit à
faire «le voyage d'Athènes». C'est là que, tandis qu'il dort «dans le temple de la
déesse», un songe le transporte «dans un pays inconnu» oiî Athéna va lui présen-
ter un Palais.
La pyramide qu'il visite guidé par Pallas est «le palais des destinées » (§ 4.14)
composé de certains «appartements», dont chacun constitue un monde possible
(§ 415). Or, si Leibniz avait voulu seulement symbohser l'espace logique des mon-
des possibles entourant le monde réel, il eût pu se contenter de cette série de «cha-
mbres » contenant chacune un des Sextus. Mais en fait la représentation architectu-
rale en contient une autre qui non seulement la double mais y ajoute
indépendamment une construction en abyme. D'abord chaque appartement
contient «un grand volume d'écriture» qui est «le livre de ses destinées». Mais de
surcroît Sextus porte au front « un nombre » qui permet de trouver dans le livre
«l'endroit qu'il marque». Par conséquent, dans le livre des destinées de telle
chambre, la vie de Sextus n'est qu'une page. Sur cette page «l'histoire de Sextus»
est déjà «plus ample» que dans le petit Argument associé à chaque appartement Et
si l'on met le doigt sur l'une des lignes, on voit «représenté effectivement dans
tout son détail ce que la ligne marque en gros ». Moment qui contient encore deux
degrés : la représentation par la ligne, qui est encore « en gros » relativement à ce
qui suit, et la représentation par la lettre où cette fois-ci une «partie de la vie de ce
Sextus » est devenue visible dans tout son détail. Le quantificateur universel signi-
fie qu'il n'est ni possible ni nécessaire d'aller au-delà.
La grande Pyramide de Leibniz recèle donc à chacun de ses étages une Petite
Pyramide, sous la forme d'un abyme en miniature. A première vue, cette Petite
Pyramide n'est une image de la grande que d'un point de vue formel : les niveaux
d'un abyme diminuent comme les étages d'une pyramide"'. Les contenus, de leur
côté, sont entièrement distincts : dans la grande pyramide, les étages représentent
des degrés de perfection, dans la petite, des degrés d'exhaustion. D'une part Sextus
n° 1, Sextus n° 2, etc. D'autre part Sextus en plan américain, en gros plan, etc.
Mais cette hétérogénéité des contenus dissimule encore une identité de structure
plus profonde et pour laquelle le schème de l'emboîtement n'est qu'un cadre neut-
re : à chaque niveau de la pyramide, c'est toujours le même «Sextus» qui réappa-
raît dans des aventures différentes et, analogiquement, on a toujours affaire à un
même Livre, qu'on le lise tout entier ou qu'on s'arrête à tel passage comme «par-
tie totale» {Origine radicale, § 14). À chaque fois une Répétition est précipitée

7. Un des jeux d'enfant les plus élémentaires consiste à construire une pyramide avec des éléments
livrés en boîte chinoise.
104 Leibniz ou la Raison baroque

dans un potentiel de Différence. Ce qui, dans les mathématiques leibniziennes, y


correspond, c'est le parallélisme des suites : par exemple le parallélisme entre la
Suite Géométrique et la Suite Arithmétique, sur lequel prend appui Leibniz pour
exphquer la symétrie entre fonction exponentielle et fonction logarithmique.
La conception leibnizienne du Calcul risque fort d'être manquée lorsqu'on la
présente comme une étape, même décisive, dans la conquête des infiniments petits.
En fait, pour le fondateur du Calcul différentiel^, il s'agit de trouver un point de
vue qui s'apphque indifféremment aux quantités finies et infinies?. C'est pourquoi
la doctrine des Accroissements finis est la bonne entrée dans le Calcul de
Leibnizio.
Soit une suite quelconque U = ( Ug, Uj, Uj, etc.). Il est possible d'en tirer d'a-
bord la suite de ses différences Ui - UQ, U2 - Uj, etc., qu'on écrira dU = (dUo, dUi,
dUz. etc.) avec dUj = Uj +1 - Uj. Mais cette opération de différentiation peut être
itérée, de sorte qu'on obtiendra une suite de différentielles d, d2, dj, etc. Et on peut
définir aussi l'opération inverse qui, à une suite U, associera une suite j U appelée
suite des sommes de U de telle manière que d (j U) = U.
Pour étudier cette hiérarchie de différentiations et d'intégrations, Leibniz
considère un tableau qui peut se disposer comme suit, où il se poursuit à l'infini en
hauteur :

IdUo 4d2U„ 6d3U„ 4d4U„ Id^U^

IdUo 3d2U„ 3d3U„ Id^U^

ldU„ 2d2U„ ld3U„

ldU„ ld2U„

ldU„

Ce tableau contient d'abord le Triangle Arithmétique de Pascal (table Aleph


de Leibniz dans le De Arte Combinatoria) sur lequel il est construit, et qu'on

8. « La plus haute pensée à laquelle l'esprit humain ne soit jamais élevé jusqu'à présent, telle que
Leibniz l'a formée», A. Comte, Cours de philosophie positive, I, 6= leçon, p. 111.
9. Cf. G. G Granger, La pensée de l'espace, p. 51 sur la géométrie projective qui «neutralise la dis-
tance entre le fini & l'infini» et Cavalieri, cité p. 154 : l'infini fmitisé. Cf. aussi Dieudonné in Le Lionnais,
p. 294 sur le « passage du fini à l'infini » chez Hilbert après Poincaré. En tout cas les concept de différentia-
tion et d'intégration sont indépendants de l'opposition entre fini et infini.
10. Cf. Guy Wallet, «L'origine du Calcul Différentiel chez Leibniz», Cahiers Fundamenta Scientiae,
n° 98, Strasbourg, 1980, et Leibniz, Historia et origo calculi differentialis. Math. Schriften, tome v, vs
Comte, Cours, I, p. 150 ap. Lagrange.
105 Leibniz ou la Raison baroque

obtient en ne retenant que le nombre initial de chaque terme. Si l'on considère


deux diagonales attenantes dans ce Triangle, le duo qu'elles forment, par exemple
0, 1, 3, 6, 10, etc. et 1, 2, 3, 4, 5, etc. est susceptible d'une double lecture. D'une
part, la suite 1, 2, 3, 4, 5, etc. est la suite des différences de 0, 1, 3, 6, 10, etc.
D'autre part, la suite des sommes de la seconde 0, 0 + 1 , 0 + 1 + 2 , 0 + 1 + 2 + 3,
etc. redonne les termes de la première.
Dans le Triangle de Pascal, les nombres de la 4e Série (1, 4, 10, 20, etc.) sont
appelés Nombres Pyramidaux parce qu'ils déterminent un espace oti le nombre de
dimensions atteint 3 et où la Pyramide peut par conséquent prendre place à la suite
du Point, de la Droite et du Triangle, qui étaient caractéristiques des trois séries
précédentes. En ce sens, la Table Aleph est directement une Pyramide de
Pyramides. Mise en abyme géométrique dont le Triangle des Différences finies va
donner un équivalent arithmétique.
Dans celui-ci, en effet les nombres qui affectent les Différences apparaissent
de deux manières hétérogènes - tout comme les Sextus dans la pyramide de la
Théodicée - selon que ces nombres sont en position de multiphcateur (comme dans
2d) ou d'exposant opératoire (comme dans d^). Dans la première position, la signi-
fication du nombre se ramène à celle que lui assigne sa situation dans le Triangle
de Pascal, de même que chacun des Sextus n° N est déterminé par sa localisation
dans la Pyramide (en ce sens, chaque étage du triangle peut être indexé sur l'entier
naturel de la 2^ diagonale). Dans la seconde position, le nombre devient l'indice
d'un degré d'exhaustion, de même que le plan plus ou moins gros suivant lequel
est vu Sextus.
Selon Leibnizii, le Triangle Arithmétique de Pascal est reflété par le Triangle
Harmonique de ses inverses. Les deux hiérarchies, opposées par leur pointe
(1 = 1/1) effectuent donc une sorte d'analyse numérique de la représentation géo-
métrique donnée dans la Pyramide et le Cône. Et la figure obtenue, équivalent
numérique du Cône à Double Nappe des sections coniques, n'est que faussement
plate, puisque chacun de ses étages a un caractère cyclique : la suite 1, 3, 3, 1 par
exemple est une sorte de cercle arithmétique.
Cette architecture de nombres, cependant, ne fournira un synopsis complet de
l'univers leibnizien que si on peut y définir un équivalent du Mécanisme métaphy-
sique et du mouvement de descente que celui-ci effectue. C'est ici qu'entre en
scène, outre le cercle trigonométrique (tournant dans la région supérieure lorsque
quelque chose vibre ou ondule dans la région inférieure) le nombre imaginaire
ï = V - 1, qui va y trouver son rôle sur mesure.

11. Michel Serres, La Traduction, Paris, Minuit, 1974, p. 128. Cf. Le Système de Leibniz <Ê ses modè-
les mathématiques, Paris, PUF, 1968, pp. 137-190.
106 Leibniz ou la Raison baroque

En vérité, la nature, ou plutôt l'esprit divin producteur d'étemelles variétés,


est trop attaché à cette variété magnifique pour permettre q u ' o n l ' e n f e r m e
dans un genre unique. C'est pourquoi il s'invente un recours élégant et admi-
rable dans ce prodige monstrueux du monde idéal, amphibie entre l'être et le
non-être, que nous appelons racine imaginaire^^.

Il ne faut pas moins d'un tel Amphibie, en effet, pour faire passer de la région
des simples Possibilités à celle de la Réalité.

Post-scriptum Méthodologique - Martial Gueroult, dans L'Évolution et la


Structure de la Doctrine Fichtéenne de la Science (1930), puis Jean Hyppolite
dans Genèse et Structure de la «Phénoménologie de l'Esprit» de Hegel (1946),
prenant tous les deux leur départ dans l'Idéalisme allemand au sens de Nicolai'
Hartmann dans Die Philosophie des deutschen Idealismus (1923-1929), ont contri-
bué à souligner une dualité canonique. Ils retrouvaient dans leur double propos, en
effet,
l'opposition entre la préformation et l'épigenèse, sur laquelle s'était déjà exercé
l'initiateur de cet I d é a l i s m e i ^ . Et par là même ils définissaient à l'avance l'aporie
principale qui attendait le Structuralisme^ à venir, dont Gueroult devait être l'une
des grandes figures. Cependant, à cette époque déjà, la Genèse et la Structure
n'étaient plus que les membres disjoints et dévitalisés d'un concept unique intro-
duit dès 1902 par B e r g s o n i ^ : celui de schéma dynamique. D'autre part, le couple
méthodologique manié par Gueroult et Hyppolite ne concerne que l'ordre des rai-
sons pour l'historien de la philosophie qui tourne autour du Système à expliquer.
Or chez Leibniz un concept comme celui de Mécanisme métaphysique met, ainsi
que chez Bergson, le mouvement dans la structure elle-même. Et comme la «plus
grande descente», comme l'amphibie entre être et non-être, ou encore comme le
métaschématisme^^, le mouvement est parmi les choses de l'Univers leibnizien. II
nous faut donc pour décrire la construction de cet univers un concept qui unisse la
genèse et la structure sur le chef de la chose-même. J'appelle phorostructure ce
schème animé d'un mouvement intérieur.

12. Math., V, 327.


13. Cf. G. Deleuze, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, pp. 14-16.
14. Cf M. de Gandillac, L. Goldmann et J. Piaget (dir.). Genèse et Structure, Paris, Mouton, 1964, et
Paul Ricœur, «La structure, le mot, l'événement», Esprit, 1967.
15. H. Bergson, L'Energie spirituelle, p. 161 {Œuvres, p. 936).
16. Lettre à Amauld du 30 avril 1687.
107 Leibniz ou la Raison baroque

Chapitre 2

NOTE SUR LEIBNIZ ET LE CALCUL INFINITESIMAL

Ce qu'on appelle Calcul Infinitésimal (ou «Analyse») est la conjonction du


Calcul différentiel et du Calcul intégral. La figure suivante (que nous appellerons
la figure L), où les triangles MON et ABC sont semblables et où l'arc de cercle a
comme rayon l'unité, en offre une illustration :

L
108 Leibniz ou la Raison baroque

Ces deux calculs sont respectivement les solutions modernes données à deux
problèmes connus depuis l'Antiquité, le «problème des tangentes» et le «problè-
me des quadratures». Ces désignations anciennes ont l'avantage d'indiquer direc-
tement la signification philosophique de l'Analyse. Comme le rappelle en effet la
figure L il s'agit en Analyse d'étudier une fonction

y=f(x)

au moyen de sa courbe représentative. Or sur cette courbe la tangente (étymo-


logiquement « touchante ») illustrée par MN indique en chaque point la pente
de la courbe comme les skis d'un skieur qui descendrait cette piste : plus la
progression en abscisse x change l'ordonnée y, et plus la tangente est penchée.
La tangente est ainsi l'indication graphique du taux de variation de y en fonc-
tion de x, taux de variation qui est appelé la dérivée de la fonction. Le calcul
différentiel a donc pour idée-clef d'étudier une courbe au moyen d'une droite
quj vient la toucher tout au long de son parcours. Or une courbe est une ligne
qui change constamment de direction, alors qu'une droite est une ligne qui
garde toujours la même direction. Par conséquent le principe du calcul « diffé-
rentiel » est de concevoir une différence constamment renaissante au moyen
d'une identité qui lui est collée sur le dos. Mais une courbe ne se contente pas
ici de monter et descendre comme une piste de ski pelliculaire : elle envelop-
pe une montagne russe. Depuis son point de départ à une certaine altitude jus-
qu'à son point d'arrivée supposé à l'altitude 0, marquée en mais atteinte à
une distance x du pied de son point de départ, elle enferme une certaine surfa-
ce, figuration géométrique de Vintégrale. Par exemple si la courbe est un
quart de cercle de centre 0 ce sera un quart de disque, et le cercle complet
contiendra un carré inscrit dont M ' N ' sera un des côtés. Le calcul de l'aire du
carré n'est qu'un jeu d'enfant tautologique (c'est le carré du côté) mais l'aire
du cercle met en jeu la transcendance de %. D'où le problème originaire de la
Quadrature du Cercle et plus généralement le problème de ramener une figure
curviligne à une figure associée rectiligne : problème de la rectification des
courbes. Là encore, par conséquent, il s'agit de ramener la Différence à
l'Identité. Le calcul différentiel et intégral est donc de part en part un drame
du Même et de l'Autre, où le problème est de mener le Même jusqu'au point
où il se convertira en Autre. Mais on voit qu'avec cette Ruse de l'Analyse, il
ne s'agit que de la méthode, non de l'Objet. Cela ne nous dit toujours pas
pourquoi le Calcul Différentiel et le Calcul Intégral sont les deux moitiés d'un
seul et même Calcul Infinitésimal. Et il ne suffit pas ici de répéter, même
si c'est en citant Leibniz, que «le problème des quadratures est l'inverse du
109 Leibniz ou la Raison baroque

problème des tangentes»! puisque tangente et quadrature ne sont justement


que des détours méthodologiques2.
Leibniz est avec Newton l'un des deux créateurs du Calcul Infinitésimal. Mais
l'un des acquis précieux de l'épistémologie est le distinguo entre contexte de
découverte et contexte de justification. Ce distinguo est à maintenir contre toute
confusion entre épistémologie et histoire des sciences. Cependant il est aussi à
compléter par la comparaison avec un troisième contexte, qu'il faudrait appeler le
contexte d'élucidation. Le vice-versa qui unit le problème des tangentes au problè-
me des quadratures et des rectifications, comme nous venons de le rappeler, ne
concerne que le contexte de justification. Et la justification dépend de la significa-
tion. Or pour inventer il faut voir quelque chose. Il y a donc une raison de penser
que le contexte de découverte peut éclairer la signification de ce qui est découvert.
Correspondant respectivement aux deux Calculs dont il s'agit d'exposer l'af-
finité, deux textes de Leibniz vont fonctionner ici comme des révélateurs. Ils ont
un statut très différent dans l'Archive. Le premier, qui date de 1713 ou 1714, est
l'Histoire et Origine du Calcul Différentiel^. Puisque, comme son titre l'indique,
Leibniz lui-même s'y charge d'y raconter sa découverte (tout en parlant de lui à la
troisième personne, comme d'un «jeune homme») il est depuis longtemps bien
connu des historiens. Le second est le De Quadratura arithmetica circuii ellipseos
et hyperbolae. C'est le plus long texte mathématique jamais écrit par Leibniz. En
octobre 1676, à Paris, Leibniz l'avait confié à son ami Soudry. Prêt pour l'édition,
il fut définitivement perdu. Eberhard Knobloch, à partir d'esquisses et de
brouillons, est parvenu à le reconstituer comme un ensemble de 51 Propositions
accompagnées de nombreux scolies et corollaires^.

1. Par exemple Brunschvicg, Les Etapes de la Philosophie Mathématique (réédition Blanchard)


§ 104.
2. Etant donné la Fonction à étudier, la tangente illustre, dans le Calcul différentiel, se. fonction déri-
vée (puisque la pente de la tangente est fonction de la courbe en chacun de ses points) et le Calcul Intégral
est alors présenté comme les retrouvailles avec ia. fonction primitive de cette dérivée (la dérivation et l'inté-
gration intervenant comme opérations inverses l'une de l'autre). Mais tout se joue alors sur le passage de la
primitive (qui est l'objet d'étude) à sa dérivée (qui est le détour destiné à l'étudier). On demeure donc au
niveau méthodologique, d'autant plus que l'opération inverse vient annuler le détour, le confirmant dans
son statut de simple détour.
3. Histoire et Origine du Calcul Différentiel, GM V, pp. 396-406. Traduction par R. Szeftet-
Zylberbaum, Cahiers de Fontenay, vol. 1, n° 1 (1975).
4. Knobloch, Leibniz, De Quadratura arithmetica, Gôttingen, 1993. Cf. Marc Parmentier, «Leibniz
et les mathématiques» in E. Barbin & M. Caveing (dir.). Les Philosophes et les Mathématiques, Ellipses,
1996, et «Démonstrations et infiniment petits dans la Quadratura arithmetica de Leibniz», Revue
d'Histoire des Sciences, juillet-septembre 2001. Nous citons le De Quadratura d'après les traductions de
Marc Parmentier.
110 Leibniz ou la Raison baroque

U Histoire et Origine du Calcul Différentiel, sur le mode rétrospectif cette fois-


ci, nous renvoie aussi au séjour de Leibniz à Paris, qui s'étend de 1672 à 1676.
Durant ce séjour Huygens prête à Leibniz, entre autres écrits de Pascal, son Traité
des Sinus du Quart de Cercle. Ce texte s'ouvre sur une figure symétrique^ de la
Figure L dans ses grandes lignes. En regardant cette figure, Leibniz raconte qu'il fut

illuminé par une idée que Pascal lui-même - ce qui est étonnant - n'avait
pas aperçue®

parce qu'il avait selon Leibniz «les yeux fermés par une espèce de sort»"?. Plus
précisément la figure de Pascal a produit dans l'esprit de Leibniz une image.
«Notre jeune homme», dit-il en poursuivant sa narration

imagina un triangle qu'il appela «caractéristique» (p. 74).

Ce triangle caractéristique est obtenu à partir du triangle rectangle ABC oii les
côtés de l'angle droit comparent l'accroissement Ay en ordonnée avec l'accroisse-
ment Ax en abscisse. Lorsque les côtés de ce triangle deviennent respectivement
les différentielles dy et dx infiniment petites qui vont donner son adjectif au Calcul
Infinitésimal, son hypoténuse en vient à se confondre avec la tangente et le rapport
Ay/Ax devient par là-même la fonction dérivée

y' = ày/àx

de la fonction }> =/(x), qui en donne le taux de variation au point de tangence. Tout
le problème est cependant reporté « selon la méthode de Cavaheri» (p. 74) sur la
diminution de la différence finie A jusqu'à la différence infinitésimale ou «inassi-
gnable» d. C'est ici que la Similitude entre en scène (p. 74) :

Il semblait toujours possible d'assigner des triangles semblables à ce trian-


gle caractéristique.

C'est le cas par exemple du triangle ABC lui-même ou du triangle MON. Puisque
la similitude conserve les rapports entre les termes, le rapport assignable Ay/Ax
nous donnera le rapport inassignable dy/dx.

5. Par rapport à l'Ordonnée.


6. Histoire et Origine, p. 72 // Fragment destiné au marquis de l'Hospital, GM II, p. 259.
7. Brouillon de lettre à lacques Bernoulli, 1703, GM III, p. 72 sq.
111 Leibniz ou la Raison baroque

Dans son De Quadratura arithmetica, Leibniz écrit dès le scolie de la


Proposition 1 (p. 25) :

on réduit avec profit des figures curvilignes en triangles, alors que Cavalieri
et d'autres grands savants avaient coutume de les diviser seulement en paral-
lélogrammes, sans utiliser à ma connaissance la résolution en triangles.

La résolution de l'aire à calculer en juxtaposition de parallélogrammes se


trouve également esquissée dans la figure vue chez Pascal. Supposons que la lon-
gueur de BC soit ramenée de Ax à la différentielle dx infiniment petite, alors nous
obtiendrons un rectangle dont le grand côté sera l'abscisse y du point e et le petit
côté sera cet accroissement dx de x. En additionnant tous les rectangle infiniment
minces ainsi compris sous la courbe, nous obtiendrons donc l'aire de la surface
enfermée entre la courbe et les axes : c'est l'Intégrale J de la fonction.
Mais cette quadrature du curviligne en une somme de parallélogrammes, pour
le regard de Leibniz, nous cache une rectification plus radicale. Pour la surface
enfermée par la courbe, en effet, l'approximation rectiligne la plus directe est le
triangle formé par les axes et une droite joignant les points de rencontre entre la
courbe et les axes. Nous l'appellerons triangle co-caractéristique. Si l'écart entre le
quart de disque et le triangle M'ON' peut être cOmblé par un pavage calculable de
triangles construits de plus en plus petits, la rectification par triangulation s'impo-
sera comme la plus naturelle pour obtenir l'intégrale j.
Comme le triangle caractéristique, le triangle co-caractéristique n'est qu'un
détour méthodologique pour élever l'identité du rectiligne à la hauteur métaphy-
sique où se situe la Différence du Curviligne. Mais le point est ici que, chez
Leibniz, c'est la même figure du Triangle rectangle qui donne le sésame et du
Calcul Différentiel et du Calcul Intégral. Lorsque ce triangle-témoin est rapetissé à
l'échelle de l'infiniment petit, ce qu'il exhibe est une ligne tangente à la courbe
pour indiquer son taux de variation, c'est-à-dire sa teneur en Différence. Lorsque
ce même triangle est au contraire agrandi en un triangle de dimensions finies, les
deux côtés de l'angle droit sont offerts par les axes et ce qu'il nous désigne est
alors une surface indiquant la capitalisation opérée par le tracé de la courbe comme
ce qui en demeure identiquement acquis à titre de retombée. Par conséquent le
Calcul Différentiel et le Calcul Intégral sont ici donnés d'un seul coup, comme
deux tâches imposées par le concept même de Courbe ou de Fonction.
Troisième partie

RUSSELL
ou
LE RIRE DE LA RAISON PURE
Russell ou le Rire de la Raison pure 115

Chapitre 1

PRINCIPIA MATHEMATICA

Pour ma part je me suis guidé beaucoup par des maximes esthétiques.

Russell à Couturat'

Bertrand Russell raconte que lorsque Logan Pearsall Smith lui demanda un
jour «Qu'est-ce ce que vous aimez particulièrement ?» il répondit :

Les mathématiques et la mer, la théologie et la science héraldique, les deux


premières parce qu'elles sont inhumaines, les deux autres parce qu'elles sont
absurdes^

C'est ce qu'il faut appeler le blason de Russell :

Mathématiques Théologie
Mer Héraldique

Il est évidemment structuré sur une double opposition, comme dans des mots
croisés. Verticalement, c'est l'opposition platonicienne du Visible et de l'Invisible :
ni la racine de 2 ni Dieu ne sont visibles, à la différence de la mer et des écus.
Horizontalement, c'est l'opposition entre l'Impersonnel et le Personnel. Car

1. B. Russell, Lettre du 5 octobre 1903, au sujet des Principles of Mathematics. B. Russell et


L. Couturat, Correspondance, 1897-1913, op. cit.
2. B. Russell, Histoire de mes idées philosophiques, 1959, Paris, Gallimard, 1961, p. 262.
Russell ou le Rire de la Raison pure 116

l'univers de l'héraldique, c'est celui de l'Humain, trop humain, la foire aux vani-
tés. Aujourd'hui la plupart des philosophies se tiennent dans la case Héraldique.
C'est ce que Rorty a systématisé en Solidarité vs. Objectivité (Il ne s'agit plus de
sortir de la Caverne : comparons plutôt notre caverne à celle des autres). D'abord,
il paraît que Dieu est mort^, donc la case Théologie est vide. La mer est mise entre
parenthèses dans l'épochè phénoménologique pour être métamorphosée en phéno-
mène mer Quant aux mathématiques, selon un expert tel J. T. Desanti, elles ren-
dent la philosophie silencieuse (mathématique-méduse). L'ensemble forme le repli
anthropocentrique de la philosophie. Ce qui caractérise au contraire le système de
Russell c'est que c'est d'abord une pensée en plein air :

J'étais sorti pour acheter une boîte de tabac, et je revenais par Trinity Lane,
quand subitement je la lançai en l'air comme une balle en m'écriant Mais
sacrebleu ! l'argument ontologique tient le coup ¡4

Cela date de 1896 et inaugure la période Hegel^ de Russell influencé par


McTaggart, qui se termine en 1898. Mais intervient ici ce que R T. Geach a baptisé
le «changement à la mode de Cambridge»6 c'est-à-dire le changement selon la
définition qu'en donnent les «grands travaux philosophiques de Cambridge»
publiés dans les premières années de ce siècle, comme les Principles of
Mathematics de Russell et The Nature of Existence de McTaggart. D'après cette
acception le changement signifie la succession de prédicats contradictoires sur un
même sujet.
Nous touchons ici deux points caractéristiques. D'une part, il y a le côté pro-
téiforme de Russell. Cela donne ce qu'il faudrait appeler le « changement à la mode
de Russell ». D'autre part, de tels changements ne doivent pas nous dissimuler des
invariants qui peuvent même être partagés avec des adversaires tels que
McTaggart et dont le changement «à la mode de Cambridge» fournit justement un
paradigme.
C'est ainsi également que l'héraldique, aux yeux de Russell, est une référence
constante. Dans un manuscrit de 1905 appartenant à sa polémique avec Poincaré,
lorsqu'il veut faire comprendre ce que signifie la Syllogistique du point de vue de
la logique nouvelle dont il est un des créateurs, il écrit que désormais c'est «un

3. Cf. Alain Badiou, « Notre temps est sans aucun doute celui de la disparition sans retour des
dieux », in Court traité d'ontologie transitoire, Paris, Le Seuil, 1998, Prologue ; « Dieu est mort », p. 22.
4. B. Russell, Autobiographie, tome 1, 1967, Paris, Stock, p. 71. D'un point de vue cartésien cela
signifie que la cloison entre la case Mathématique et la case Théologie est abattue.
5. Qui, on le voit, est d'abord une période St Anselme de Cantorbury.
6. P. T. Geach, God & the soul, Routledge, passim et Logic matters, Blackwell, 1972, p. 321.
Russell ou le Rire de la Raison pure 117

sujet à peine plus utile ou moins amusant que l'héraldique»7. L'exacte vérité que
fait valoir ce jugement c'est que depuis les diagrammes de Venn (1834-1923) la
syllogistique dont les Baroco et les Camestres, les Daraptis et les Fesapo avaint
pu faire une Terreur des Scolastiques est devenue un jeu d'enfant®. Et la logique
formelle trouve alors sa métonymie dans le Diagramme du Syllogisme, dont les
trois Termes deviennent les 3 cercles réunis d'un seul schéma :

Moyen

Petit Grand

Parfois même la Eigure se fait Lettre. Car si nous admettons que le Blason des
Borromées® fait une bonne métonymie de l'Héraldique, alors il devient patent que
la syllogistique revue par Venn est de l'héraldique : c'est ce qu'on voit quand on
regarde le célèbre vitrail de Caius College (dont John Venn fut Président de 1903
jusqu'à 1923), œuvre de lan Stewartio qui a ainsi défini^ des Borromées à la mode
de Cambridge sous une bannière d'ailleurs œcuménique (Ad Majorem Oxbridge
Gloriam). Mais lan Stewart avait rappelé d'abord qu'à Cambridge l'auteur des
premiers Principia Mathematica, Isaac Newton, était membre de Trinity College.
Et le blason borroméen est aussi une bonne métonymie de la théologiei^.

7.1. Grattan-Guinness, The Search fot Mathematical Roots. Logics, Set Theories & the foundations
of Mathematics from Cantor through Russell to Godei, Princeton University Press, 2000, § 7.4.5, p. 359.
Pour les Proceedings of the Aristotelian Society, où les dates sont à cheval sur les deux ans de l'année aca-
démique, nous nous référons à la date unique donnée dans la Bibhographie de cet ouvrage.
8. Cf les manuels de Logique dits à W.v. O. Quine et Lewis Carroll.
9. La famille de Russell, pour sa part, pense descendre des Barons de Bricquebec, cf R. Monk,
Bertrand Russell, Londres, Vintage, 1996 tome 1, p. 4.
10.1. Stewart, Visions géométriques. Bibliothèque Pour la Science, Paris, Belin, 1993, p. 31.
11. Ibid., p. 32 : « les Borromées et l'interprétation de Jacques ».
12. Cf. le nœud Tri-unitas, dans Ph. Julien, Pour lire Jacques Lacan, EPEL, 1990, rééd. Points Seuil,
p. 215..
Russell ou le Rire de la Raison pure 118

Toutefois, l'absurdité dont l'héraldique écope avec la théologie n'est là que


pour fournir le repoussoir sur lequel fait fond au contraire la reductio ad absurdum
coutumière aux mathématiques. Alors, sur ce registre, nous assistons à la
Rencontre de Russell et des Mathématiques, dont le seul terme de comparaison est
sans doute la rencontre de Dante avec Béatricei^ : «Ce fut l'un des grands événe-
ments de ma vie, aussi merveilleux qu'un premier a m o u r »14.
Comme le rappelle R T. Geach, cet événement a conduit Russell, dans le
cadre des «grands travaux philosophiques de Cambridge», à élever un premier
monument : les Principies of Mathematics de 1903. Et dans ce livre la comparai-
son de Russell entre l'amour et les mathématiques va se révéler un prêté pour un
rendu : «Les éloges et les reproches adressés par les poètes à leurs maîtresses nous
offriraient des comparatifs et des superlatifs pour la plupart des adjectifs connus »
(§ 159). Autrement dit : les amoureux transforment la logique des prédicats en une
mathématique de ménestrels. C'est ce que nous appellerons : le Principe des
Troubadours.
Les trois cercles du Syllogisme ne sont évidemment qu'une entrée en matière.
Le véritable Schème des Trois Anneaux, chez Russell, c'est celui qu'il dessine en
1927 pour aborder une partie des mathématiques dont les Principia Mathematica
n'avaient pas traité : VAnalysis Situs^^ :

C'est ce que nous appellerons le Trifolium Topologique de Russell. Il fournit


le contexte où le commentaire deleuzien de Russell trouve toute sa pertinence

13. Telle qu'on la voit dans la toile de Henry Holliday à la Walker Art Gallery de Liverpool.
14. B. Russell, Autobiographie, tome 1, op. cit., p. 36.
15. B. Russell, L'analyse de la Matière, traduction Ph. Devaux, Paris, Payot, 1965, p. 230. Cette
figure introduit une comparaison entre espaces métrique et topologique empruntée à Hausdorff (dans ses
GrundzUge der Mengenlehre de 1914) qui se poursuit (p. 233) à partir de 1'« axiome de Zermelo » justifié
selon H. M. Sheffer et F. P. Ramsey. Pour les conséquences, v. B. Sapoval, Universalités et Fractales,
Flammarion, 1997, pp. 101 sq.
Russell ou le Rire de la Raison pure 119

Dans sa thèse sur Spinoza, Deleuze a donné une démonstration éclatante de


ce qui est rendu possible par le point de vue bergsonien dans l'exégèse des systè-
mes. Bergson, évoquant son propre enseignement d'histoire de la philosophie au
Collège de France et voulant aller d'emblée au «plus instructif», ne pouvait faire
mieux que citer d'abord le système de Spinoza, c'est-à-dire «ces choses énormes
qui s'appellent la Substance, l'Attribut et le Mode, et le formidable attirail des
théorèmes avec l'enchevêtrement des définition, corollaires et scolies, et cette
complication de machinerie et cette puissance d'écrasement qui font que le débu-
tant, en présence de VÉthique, est frappé d'admiration et de terreur comme devant
un cuirassé du type D r e a d n o u g h t » 1 6 . Or ce qu'a découvert Deleuze, c'est qu'au
milieu des « choses énormes » dont parlait Bergson, où Spinoza métamorphose
tout l'attirail classique de la métaphysique (la substance, l'attribut et le mode) se
tient une seule et unique Relation qui maintient tout ensemble et y distribue exac-
tement tous les rôles : la relation d'Expression. De sorte que le synopsis du
Systèmei7 est donné par la seule Définition VI du livre 1 : celle d'«une substance
consistant en une infinité d'attributs dont chacun exprime une essence étemelle et
infinie ». A condition de procéder ici « de même que s'il était question de lignes, de
plans et de corps» (afin de voir le corps de la substance qui s ' e x p r i m e i » dans ses
plans attributifs s'exprimant à leur tour dans les points des mode finis qui les par-
sèment).
Dans sa prison de Brixton où il est enfermé pour pacifisme, Russell écrivait
en 1918 : «Je veux ramener dans le monde des hommes quelques petits fragments
de sagesse nouvelle. Il y a peu de sagesse dans le monde : Héraclite, Spinoza, et un
proverbe par-ci p a r - l à » i 9 . Russell s'impose donc ici la même tâche qui sera plus
tard celle de Whitehead : réunir le sub specie aeternitatis de Spinoza et le sub spe-
cie durationis de Cratyle et d'HéracUte, exphcité par Bergson.
Et il y a aux yeux de Russell un Proverbe des Proverbes. C'est celui que lui a
transmis sa grand-mère en lui donnant une Bible « avec ses passages préférés reco-
piés sur la page de garde »20. Y figurait le verset « Tu ne suivras pas la multitude
qui fait le mal» (Exode 23.2). «L'importance qu'elle avait attachés à ces mots,
explique Russell, fit que plus tard je n'ai jamais craint d'appartenir à de petites
minorités ». C'est ce que nous appellerons le Principe Minoritaire de Russell.

16. H. Bergson, La pensée & le mouvant, 1934, Paris, PUF, pp 123-124.


17. Cf. J.-C. Dumoncel, Les sept mots de Whitehead, Paris, L'Unebévue-Éditeur, 1998, p. 135.
18. Cf Léon Brunschvicg, Les Étapes de la philosophie mathématique, 1912, rééd. Blanchard, § 249.
19. Cité dans B. Russell, L'analyse de la Matière, op. cit., p. 9.
20. B. Russell, Autobiographie, tome 1, op. cit., p. 20.
Russell ou le Rire de la Raison pure 120

Dans la meule de foin que sont les Principles de Russell, il y a au § 160


(p. 172), cachée comme une aiguille, la Relation à'Expression qui est la clef du
hvre entier. Mais une fois que cette relation tétradique est atteinte le Système entier
s'ordonne autour d'elle et il devient alors possible d'en exposer le synopsis. A
savoir que : Les Dijférences entre les Grandeurs s'expriment dans les Distances
entre les Quantités.
Avant d'être un Logicisme qui élargit et approfondit celui de Frege2i, la «pre-
mière philosophie de Russell » est donc un Expressionnisme dans le sillage de
Spinoza (sachant que l'expression des essences étemelles par les Attributs est chez
Spinoza une héritière hérétique de la Participation platonicienne : c'est un partici-
pation plénière - qui n'est plus une dégradation). Il n'y a donc aucun inconvénient
ici à une abréviation, au contraire : les Principles of Mathematics de Russell sont
des «Principes» simpliciter et comme tels un des plus grands livres de
Métaphysique jamais écrits22.
En 1911 paraît avec la collaboration de Russell The Philosophy of Mr
B*rt*and R*ss*ll de Ph. B. J o u r d a i n 2 3 , le mathématicien qui s'est montré le plus
attentif à l'essor de la logique mathématique24. Ce livre est le document principal
de la thèse deleuzienne affirmant que Russell est «inspiré de Lewis Carroll»25.
Son titre est l'affichage du Sructuralisme intempestif déjà illustré par Spinoza26 :
celui où le paradigme de la Stracture est la Racine consonantique, susceptible selon
le cas de recevoir tel ou tel complément vocalique.
Bien entendu l'expressionnisme stractural de Russell ne va prendre son sens
que par les termes réunis dans la Relation d'Expression. Or ces termes sont d'a-
bord, eux aussi, des relations : la Différence (exprimée) puis la Distance (expri-
mante). Et ces relations, à leur tour, vont exiger leurs propres termes : les
Différences ont lieu entre des Grandeurs, les Distances mesurent les écarts entre
des Quantités. Afin d'obtenir le synopsis du Système nous devons alors superposer
les deux principales figures inscrites chez Russell dans sa philosophie mathéma-

21. Cf. D. Vemant, La philosophie mathématique de Bertrand Russell, Paris, Vrin, 1993, livre
indispensable, en particulier en raison de son explication du Principe d'Abstraction, centrée sur la Figure de
lap. 133.
22. En ce sens nul n'a jamais été plus proche de Russell que Badiou dans l'équation qu'il pose entre
mathématiques et ontologie.
23. Ph. B. Jourdain, The Philosophy of Mr B*rt*and R*ss*ll, traduction française par J.-C.
Dumoncel, inédite.
24. Cf. l'édition de sa Correspondance avec Russell par Grattan-Guinness : Dear Russell - dear
Jourdain, Duckworth, 1977.
25. G. Deleuze, Logique du Sens, Paris, Minuit, 1969, p. 102.
26. Cf. par exemple, Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, traduction Appuhn, Garnier
Flammarion, note I p. 339 et note XXVI, pp. 348-348.
Russell ou le Rire de la Raison pure 121

tique27,celles que nous appellerons le Quadrilatère structuraP» et le Repère cardi-


nal (de cardo, gond)
P
X »•Y
Sj ^S
z

Dans ce Synopsis le Quadrilatère n'est autre que le Schème du monde mathé-


matique29, alors que le Repère est le Schème de la Mer et des MaréesS". Un tel
cadre étant posé, il arrive à Russell de mettre en scène le Nombre et la Figure dans
une sorte de tableau vivant. Un témoin anonyme raconte :

McTaggart et Russell organisaient des rencontres périodiques oià ils offraient


le café dans l'appartement de ce dernier à une douzaine d'étudiants environ,
provenant de divers Collèges : r«audience» était assise en silence, formant
une demi-ellipse avec McTaggart à gauche et B. R. à droite^i.

Le 22 juin 1902, Frege écrit à Russell :

27. Elles se trouvent respectivement dans VIntroduction à la philosophie mathématique, p. 121 (à


partir d'une définition donnée dans les Principles au § 253) et dans les Principles, § 222 (p. 231), sachant
que les Principles of Mathematics portent sur les mathématiques lato sensu (y compris l'espace & le temps)
alors que l'Introduction à la Philosophie mathématique ne porte que sur les mathématiques stricto sensu
(c'est-à-dire sur le nombre) comme les Principia Mathematica qui selon la formule de Grattan-Guinness
(CRG, § 7.8.2) sont en fait des Principia Peaniana atque Cantoriana.
28. Cf. J.-C. Dumoncel, « Qu'est-ce que le structuralisme ? Nature et structure », in L'Unebévue,
n°17, Paris, L'unebévue-Éditeur, 2001, pp. 99-105.
29. Cf. J.-C. Dumoncel, Philosophie des Mathématiques, Ellipses, sous presse, et La Philosophie des
Mathématiques, à paraître.
30. D'un point de vue spinoziste ou héraclitéen il n'est donc pas vraiment exclu d'y introduire la
théologie (s'il est vrai que Spinoza était « ivre de Dieu ») et même l'héraldique (une héraldique héraclitéen-
ne, celle du Royaume dont le Prince est un Enfant). Il est notoire que Russell, avec Frege et Peano, fait par-
tie des auteurs qui ont fondé la logique symbohque, c'est-à-dire la logique mathématisée au moyen de ce
que Leibniz appelle une caractéristique ; le z> et le 3 ponctuent les textes de logique de même que le j et le
E ponctuent les textes de mathématiques. Mais avec Russell il s'agit encore d'autre chose. Avec le
Rectangle de Russell, nous accédons à ce qu'il faut appeler une logique structurale, oil les symboles ne suf-
fisent plus à cerner la totalité du contenu logique, et oil il faut donc passer à d'autres procédés, comme les
diagrammes ou les schémas.
31.1 Grattan-Ginness, The roots..., op. cit., p. 401.
Russell ou le Rire de la Raison pure 122

J'ai reçu une enveloppe vide, ce qui y est écrit semblant être de votre main.
Je suppose que vous aviez l'intention de m'envoyer quelque chose qui s'est
perdu accidentellement. Si tel est le cas, je vous remercie de votre aimable
intention32.

Quand le 12 est combiné à 0, une autre rencontre a lieu. Russell raconte :

En juillet 1900 se tint à Paris un congrès international de philosophie à l'oc-


casion de l'Exposition Universelle de la même année. Whitehead et moi
avions décidé de nous y rendre et j'avais accepté l'invitation qui m'avait été
faite d'y présenter une communication. Notre arrivée à Paris fut marquée
par une rencontre dénuée d'aménité avec l'éminent mathématicien Borel.
Carey Thomas avait prié Alys de lui apporter d'Angleterre douze malles
vides qu'elle y avait laissées derrière elle. De son côté Borel avait demandé
aux Whitehead de lui amener sa nièce, laquelle avait un poste d'enseigne-
ment en Angleterre. Il y avait foule à la gare du Nord et tous les bagages de
notre groupe étaient inscrits sur un seul bulletin. Le bagage de la nièce appa-
rut très vite, les nôtres peu après, mais des douze malles vides de Carey la
douzième restait introuvable. Or, tandis que nous l'attendions, Borel perdit
patience, m'arracha des mains le bulletin unique, puis disparut avec sa nièce
et la seule vahse de celle-ci, nous laissant dans l'impossibilité de réclamer
aussi bien nos valises personnelles que les fameuses malles de Carey33.

Mais nous trouvons aussi chez Russell des exemples plus concis. Ainsi nous
pouvons imaginer par exemple que, dans le Quadrilatère, Taxe xy est occupé par
les 12 tribus d'Israël et l'axe zw par les 12 signes du Zodiaque, tandis que sur un
3® axe parallèle se trouveraient les 12 mois de l'année^*. Supposons que sur chacun
des plans correspondants les 12 éléments soient placés sur 12 points équidistants.
Alors les flèches S aller-retour définissent une bijection entre les douzaines ainsi
appariées. Le quadrilatère structural est donc le cadre naturel pour introduire la
définition logiciste du nombre entier comme caractéristique des ensembles en
bijection^s. Le point de départ de cette analyse est en effet un sophisme déjà
diagnostiqué par les médiévaux :

Les Apôtres sont 12


Pierre est un apôtre
Donc Pierre est 12.

32. G. Frege & B. Russell, Correspondance, texte bilingue, traduction de Catherine Webem, Paris,
L'Unebévue-Éditeur, 1994.
33. B. Russell, Autobiographie, tome 1, op. cit., p. 185.
34. B. Russell, Histoire de la philosophie occidentale, 1945, traduction NRF, Paris, p. 813. Le chapi-
tre où se trouve ce triple exemple reprend un texte de 1912.
35. Cf J.-C. Dumoncel, « Une justification intuitive de la définition logiciste du nombre cardinal »,
Fundamenta Scientiae, 1982.
Russell ou le Rire de la Raison pure 123

Ce sophisme montre que le nombre n'est pas un attribut d'individus mais un


attribut d'ensembles. Il ne reste plus alors qu'à déterminer quel attribut, et c'est ici
qu'intervient le Principe de Hume^^

Quand deux nombres sont ainsi combinés qu'à chaque unité de l'un répond
toujours une unité de l'autre, nous les déclarons égaux^''.

Il est indispensable de se repérer ici sur les versets *24.23 à *24.27 dans les
Principia Mathematica. Whitehead & Russell s'y réfèrent aux équations
suivantes :
n+0=n
«x0 = 0
« X 1 = «
as + n = ea

Les deux premières signifient que 0, qui est élément neutre dans l'addition,
est élément absorbant dans la multiplication. La 3«= loi, dès lors, ajoute que 1, dans
la multiplication, prend le rôle de l'élément neutre. Et la 4^ conclut que l'infini
prend dans l'addition le rôle de l'élément absorbant
Il y a là une illustration de ce que Russell désigne comme les lois formelles
des mathématiques (§ 253)38.

Ce qui réunit les quatre équations ci-dessus, c'est donc l'idée qu'il y a dans
les mathématiques 3 nombres qui se signalent et par leur comportement paradoxal
dans les opérations algébriques (soit en n'y faisant rien, soit au contraire en y rame-
nant tout à eux-mêmes) et par la manière dont ils échangent entre eux ces rôles (de
sorte que l'impératif chorégraphique «changez de cavalière» se révèle condenser
l'essence des mathématiques).
Ces trois nombres qui ne sont pas comme les autres sont déjà rassemblés par
Boole39 dans son
1 / 0 = 00.

36. Ainsi désigné par Georges Boolos, « Is Hume Principle Analytic ? », 1994, repris dans Logic,
Logic and Logic, Cambridge Massachusetts, Harvard University Press, 1998.
37. David Hume, Traité de la nature humaine, 1739,1, ii, I, trad. Aubier.
38. Cette expression capitale de loi formelle revient jusque dans le tome 2 des Principia
Mathematica, en un endroit décisif, p. 294.
39. G. Boole, Les Lois de la Pensée, 1854, trad. Vrin, p. 87 et 103. Cf. aussi E. Borei, L'Imaginaire &
le Réel en Mathématiques et en Physique, Paris, A. Michel, 1952, § 10, p. 37.
Russell ou le Rire de la Raison pure 124

Ce sont donc 0, 1 et l'infini^o. En souvenir du trépied de Thalès nous dirons


que ces trois nombres forment le trépied algébrique des mathématiques^i : toutes
les mathématiques sur un trépied !
Afin de comprendre toute sa signification il faut se reporter au § 290 des
Principles, ouvrant le chapitre consacré aux ordinaux transfinis. Russell y invoque
à titre de critère, toujours algébrique, la loi de commutativité. Ce critère va révéler
une ambiguïté de l'Infini. Ou bien on a indifféremment
oo + n = oo

et n + oo = oo
ou bien on a
n + oo = oo mais
o° < oo +
L'oo désigne, dans le premier cas, un S de Cantor, c'est-à-dire un cardinal
transfini et, dans le second cas, un œ de Cantor, c'est-à-dire un ordinal transfini. Il
faut donc distinguer (d'après l'opération la plus élémentaire de l'Arithmétique :
l'addition) entre un infini commutatif et un infini non-commutatif. Autrement dit,
dans le trépied de Thalès, le troisième pied se révèle un pied fourchu, selon qu'il
est Cardinal ou Ordinal.

Dans Le Nombre & les nombres'^^, au chapitre Is^, Alain Badiou compare les
trois généalogies du nombre où le programme logiciste s'est réalisé : celles de
Frege, de Peano et de Dedekind. Qu'est-ce qui fait la différence entre les trois
auteurs ? Elle se dit en trois mots : Frege (2.6) part de 0, Peano (5.3) part de 1,
Dedekind (4.3) part de l'infini.
D'où les trois définitions correspondantes de la suite de Entiers naturels. Pour
Frege c'est la lignée de 0 :
0 genuit 1, qui genuit 2, qui genuit 3, etc.
Pour Peano c'est la lignée de I :
1 genuit 2, qui genuit 3, qui genuit 4, etc.
Dans ces deux cas une Lignée se définit par un Nombre de Tête suivi de toute
sa descendance. Et y est un descendant de x si et seulement si x est un ascendant
de y. C'est sur cette converse de la descendance que se guide la généalogie de
Dedekind : la suite des entiers naturels est l'ascendance de l'infini.
Nous pouvons dire qu'en partant de 0 Frege offre une généalogie «indienne»
de l'Arithmétique, tandis que Peano en partant de 1 en donne une généalogie

40. Chez RusseU, cette triade se trouve déjà en 1897 dans son Essai sur les Fondements de la
Géométrie, trad. Gauthier-Villars, § 113, avec le rôle géométrique défini par Klein.
41. C'est le seul trépied qui tienne debout sur ses trois pieds alignés.
42. A. Badiou, Le Nombre & les nombres, Paris, Le seuil, 1990.
Russell ou le Rire de la Raison pure 125

«pythagoricienne» et Dedekind en partant de l'infini une généalogie «spinozis-


te». Mais ces trois angles d'attaque sont désignés à l'avance par le trépied algé-
brique de Boole repris par Whitehead & Russell (dont Alain Badiou ne dit mot).
Le trépied des Principia Mathematica définit donc le casting intégral qui distribue
les rôles partiels joués ici par Frege, Peano et Dedekind.
Le triptyque algébrique introduit aussi à la partition de Cantor, dont l'hé-
ritage est également assumé par Whitehead & Russell. On aura remarqué d'a-
bord que la triade < 0 , 1, »o > est à écrire plus exactement par la dyade gigogne
« 0 , 1 > , oo > : il y a une « tête » < 0 , 1 > et une « queue » °o. Dès lors l'hé-
sitarion entre le départ de Frege et le départ de Peano se révèle n' être qu'un
cas particulier d'une loi infiniment plus générale : à savoir que tout ce qu'on
peut couper du côté de la tête n'est rien en comparaison de la queue. Car si on
peut ôter en tête le 0, on peut aussi ôter le 1, puis le 2, etc. Le reste sera tou-
jours une suite infinie. C'est ce qu'objecte Russell aux cinq axiomes de Peano
pour l'arithmétique, fondés sur la seule relation de succession : ils sont trop
larges pour définir les entiers naturels et ce qu'ils définissent est en fait une
progression de Peano, laquelle peut commencer sur n'importe quel En-tête à
descendance infinie. Si d'ailleurs on procède à chaque fois comme de Frege à
Peano, c'est-à-dire en ôtant un seul terme à la fois, on obtient un Escalier infi-
ni à l'envers (comme dans un dessin d'Escher) dont chaque marche ouvre sur
une de ces progressions infinies. L'ensemble illustre un premier paradoxe de
l'infini, celui-là même que Dedekind a retourné en définition de l'infini : un
ensemble est infini quand il est en bijection avec un de ses sous-ensembles
stricts, c'est-à-dire quand il se réfléchit tout entier dans une de ses parties. Ici
toutes les progressions de Peano ont la puissance de l'infini caractéristique du
nombre des entiers naturels : X g.
Le Quadrilatère de Russell trouve donc ici un second office : il est la métony-
mie expUcative d'Xq oir la flèche du haut et la flèche du bas (signifiant : X a pour
successeur Y) portent deux progressions de Peano (p. ex. la hgnée de 1 et la hgnée
de 0) tandis que les flèches verticales indiquent la bijection entre ces progressions,
nonobstant leur décapitation réglée. Bien entendu Kg n'est à son tour que l'éche-
lon n° 0 d'une nouvelle série qui est cette fois-ci l'échelle des X, c'est-à-dire la
hiérarchie cantorienne des cardinaux transfinis. Et de nouveau nous retrouvons le
rôle discriminant du 0 et du 1 : Kg est en effet la puissance du dénombrable, c'est-
à-dire le nombre des entiers naturels, dépassé par K j c'est-à-dire par le nombre des
nombres réels (figurable dans la Droite des Réels) qui a la puissance du continu.
Bien que le Dénombrable et le Continu forment seulement le piédestal d'une
colonne infinie, l'inégaUté entre ces deux premiers infinis suffit en effet à consti-
tuer un second paradoxe de l'infini doté à ce niveau de toute sa vertu aporétique
Russell ou le Rire de la Raison pure 126

Dans le Quadrilatère de Russell c'est donc d'abord toute la théorie de K


cantoriens, autrement dit toute la théorie des cardinaux transfinis qui se trouve
condensée : il suffit pour cela d'y faire x =0 ei y =1. La relation xPy devient
alors le pas de 0 à 1. Or le premier paradoxe de l'infini trouve sans doute son
illustration la plus signifiante dans le fait qu'il y a autant de nombres réels
entre 0 et 1 que sur toute la Droite des réels portant ce segment. En suivant les
flèches verticales on pourra dès lors déposer tous les nombres rationnels du
segment xy sur le segment zw. La déperdition de puissance produite par une
telle déposition illustre dans ce cas l'écart entre la puissance du continu propre
aux nombres réels et la puissance du dénombrable où l'on retombe avec leur
partie rationnelle.
Mais ce n'est encore que la moitié de ce que Cavaillès appelle la création can-
torienne : celle qui s'obtient sur la série des entiers quand on commence par lui
couper la tête. Imaginons maintenant que, la tête étant coupée, au lieu de la laisser
tomber dans l'abîme du néant, nous la fassions passer à la queue de la queue pour
la recoller là, c'est-à-dire à la suite de la série infinie dont elle était la tête. Nous
obtenons alors (§ 291) la suite

CÛ-L-1
7ico+2
co+3
etc.

c'est-à-drre (§ 293) une première série dans la hiérarchie elle aussi infinie des ordi-
naux transfinis (où les cardinaux transfinis ne forment qu'un archipel infini de jar-
dins suspendus)
Ici nous devons plus exactement nous repérer sur la figure qui dans les
Principia Mathematica (tome 2, p. 295) anticipe sous forme de variante le quadri-
latère canonique de l'Introduction à la philosophie mathématique. Dans cette
variante les deux flèches S ( i & i ) sont remplacées par deux flèches ( i & î ) symbo-
hsant respectivement la relation S et sa converse.
Si donc nous imaginons toujours que P engendre une série numérique por-
tée par la flèche du haut, i signifiera la chute de sa tête, Q signifiera le
transport de la tête à la queue et î signifira l'élévation de la tête en supplé-
ment de queue.
Nous voyons par conséquent que la logique russelUenne des relations fournit
pour la théorie cantorienne des ensembles transfmis un synopsis explicatif exhaus-
tif, aussi bien dans sa théorie des ordinaux que dans sa théorie des cardinaux, avec
les différentes puissances, en nombre infini, de leur infinité.
Russell ou le Rire de la Raison pure 127

Chez Cantor le tout du monde mathématique est produit par ce qu'il appelle
« une génération dialectique »43- La dialectique de Cantor, comme celle de Platon,
se divise en ascendante et descendante. Et, comme chez Platon, c'est la dialectique
descendante qui se déploie selon l'ordre des choses. D'où le Synopsis du Transfini
donné par Cantor en quelques lignes dont Jean Cavaillès a su saisir la signification
capitale. Cantor commence par y rappeler sa division du nombre en deux
concepts : «celui de la puissance... indépendante de l'ordre imposé à l'ensemble
et celui de nombre ordinal qui est nécessairement hé à l'ordre imposé à l'ensemble
par une règle au moyen de laquelle l'ensemble devient... bien ordonné... » Et c'est
alors que Cantor trace le trait qui donne sa loi d'engendrement à tout le ciel mathé-
matique : « Si je redescends de l'infini au fini je vois avec la même clarté et la
même beauté comment les deux concepts redeviennent «un» et se fondent dans le
concept de nombre entier fini »44. Cantor définit ainsi le programme qui sera celui
de la théorie des ensembles, annonçant en dialectique descendante la manière dont
von Neumann lui donnera en dialectique ascendante sa colonne vertébrale dans sa
définition des ordinaux à partir de 0. Le point décisif en est la priorité océanique
des ordinaux transfinis que l'infinité des cardinaux infinis ne fait que ponctuer.
Relativement à cette voie royale qui conduit de Cantor à von Neumann, les
Principia Mathematica semblent construire une contre-allée en faisant passer les
cardinaux avant les ordinaux. Mais cette apparence résulte principalement de la
confusion entre deux problèmes et surtout néghge ce qui est la contribution capitale
de Russell à la philosophie des mathématiques ainsi qu'aux mathématiques elles-
mêmes : sa générahsation de la théorie cantorienne des ordinaux transfmis et finis.
La théorie cantorienne des ordinaux est essentiellement une théorie du bon
ordre'^^- Or les mathématiques, chez Russell, s'affranchissent de cette limitation.
La théorie russellienne des ordinaux est une théorie des ensembles à ordre quel-
conque46- Russell va ainsi jusqu'au bout de la dissociation afférente aux ensembles

43. G. Cantor, « Uber unendliche lineare Punktmannigfaltigkeiten » (1882), Mathematische Annalen, p. 183.
44. Cité par J. Cavaillès, Remarques sur la formation de la théorie abstraite des Ensembles, 1938,
réédition in Philosophie Mathématique, Paris, Hermann, 1962, p. 86.
45. Rappelons qu'un ensemble est dit bien ordonné quand il a un 1er terme et que tous ses éléments
peuvent être rangés par ordre croissant.
46. A notre connaissance, le seul commentateur qui ait saisi l'importance de cette théorie chez
Russell est Grattan-Guinness (Roots...,op. cit., § 7.9.5) qui en a retracé la genèse (§ 6.5.4, p. 310), Grattan-
Guinness indique en même temps pourquoi le chef-d'œuvre de RusseU est habituellement ignoré : la récep-
tion des Principia Mathematica, s'est bloquée sur le tome 1 (6 1.2.3 et 6.1.2) alors que la théorie russelliene
du Nombre-Relation se trouve dans le tome 2 dont eUe fait le sommet des trois (§ 7.8.2, p. 388). Ce qui fait
défaut chez la plupart des commentateurs, en revanche, se trouvait chez un referee ou plus exactement chez
le referee des Principia Mathematica (description définie). Le 27 mai 1961 (Roots..., op. cit.,, p. 403)
Russell signalait que l'importance de la section sur les ordinaux avait été soulignée par l'unique referee
engagé pour la lecture du manuscrit par les Presses tJniversitaires de Cambridge : WiUiam-Emest Johnson
(1858-1931) qui avait pubUé alors son Logical Calculus dans Mind en 1892 et deviendrait l'auteur d'une
Logique elle aussi en trois tomes (1921-1924).
Russell ou le Rire de la Raison pure 128

entre leur propre puissance et l'ordre qu'y produisent les relations appropriées
entre leurs membres. La généralisation russellienne de la théorie cantorienne des
ordinaux prend la forme de ce que Russell appelle son arithmétique du Nombre-
Relation, analogue à sa théorie des cardinaux comme nombres-classes. Tout cela
s'explique à partir du Rectangle Structural. De même que les cardinaux (finis ou
infinis) sont les classes de classes équipotentes, les ordinaux sont les classes de
relations similaires. Or le concept de Nombre-Relation, chez Russell, équivaut à
son concept de Structure que nous avons exposé ailleurs47-
C'est à partir de là seulement qu'il est possible d'aborder la position de
Russell sur le rapport entre ordinaux et cardinaux. Comme il arrive souvent dans
les questions déUcates, il faut commencer par distinguer au moins deux problèmes
entièrement différents mais dont il faut remarquer aussi qu'à première vue ils ne
font qu'un :
1° Quelle est la notion de nombre la plus élémentaire ? (C'est ce qu'on peut
appeler la question pour le Dr Watson)
2° Quelle est la notion la plus riche ? (Question pour l'Adso d'Umberto Eco).
Une fois que nous avons ces deux questions en tête, nous pouvons en venir
aux réponses de Russell.
Dans l'Introduction à la Philosophie Mathématique'^^, Russell déclare que
« du point de vue de la philosophie mathématique », la théorie des ordinaux transfi-
nis constitue «un domaine moins important et moins fondamental que la théorie
des cardinaux transfinis». Mais cela signifie seulement que les cardinaux font par-
tie des «notions logiquement simples, comparativement à d'autres». Dans les
Principles, Russell déclarait d'autre part au § 290 : «Les ordinaux transfinis sont,
si possible, encore plus intéressants et remarquables que les cardinaux transfinis ».
Nous pouvons déjà relever qu'il n'y a ici nulle contradiction. Être plus simple
est une chose, être plus intéressant et plus remarquable en est une autre. Mais ce
que les ordinaux transfmis ont de remarquable, selon le même § 290, est leur carac-
tère non-commutatif. Leur arithmétique est donc algébriquement remarquable.
Cependant le § 253 soutenait préalablement que, grâce au concept de nomb-
re-relation (objet de l'arithmétique des relations) «nous pouvons nous émanciper
complètement de l'arithmétique cardinale» et ici c'est par conséquent le caractère
élémentaire des cardinaux qui semble être mis en question.

47. Cf. J.-C. Dumoncel, « Qu'est-ce que le structuralisme ? Nature et structure », in L'Unebévue,
n°17, op. cit., pp. 99-105.
48. B. Russell, Introduction à la Philosophie Mathématique,l9l9, traduction Rivenc, Paris, Payort,
p. 187.
Russell ou le Rire de la Raison pure 129

La clef de tous ces jugements se trouve dans l'Introduction à la Philosophie


Mathématique, plus précisément dans la dernière phrase du chapitre « Suites infi-
nies et Ordinaux ». Là, Russell affirme au sujet de « la théorie ordinale »49 :

Elle n'acquiert toute sa signification que lorsqu'elle est plongée dans le


cadre plus général de la théorie des nombres-relations.

Ce que l'on voit à partir de là, c'est que la distinction cantorienne entre l'ordi-
nal est le cardinal n'est plus suffisante. Il faut aussi distinguer entre les Ordinaux
de Cantor et les Ordinaux de Russell, qui se distinguent dans les rôles de l'espèce
et du Genre plus vaste qui l'englobe. Si l'on se cantonne aux ordinaux de Cantor,
on obtient la vulgate actuelle sur la question, à savoir la primauté indifférenciée de
l'ordinal sur le cardinal. Mais si l'on part du quadrilatère structural de Russell,
alors on obtient d'abord une théorie universelle des ordinaux où les ordinaux can-
toriens se retrouvent comme cas d'espèce, ainsi que les cardinaux qui en sont sou-
tirés. De surcroît il devient possible de distinguer entre les rôles qu'ils jouent : rôle
plus élémentaire pour les cardinaux, rôle plus remarquable pour les ordinaux.
Sachant surtout que du point de vue d'une logique des prédicats de valence n, rela-
tivement au relations de valence n >1 et à leurs nombres, les classes et leurs nomb-
res se situent dans le cas de la valence minimale n=l.

Dans les Principles, toutefois, tout cela ne constitue que le développement


d'un premier niveau ontologique : celui des Différences entre les Grandeurs qui
vont s'exprimer dans les Distances entre les Quantités. Dans ce quadruplet de
concepts, ce qu'il y a de plus élémentaire est la distinction tracée par Russell
(§ 151) entre Grandeurs et Quantités. Un exemple suffit à l'expliquer : «Une règle
mesurant un pied de longueur est une quantité : sa longueur est une grandeur». La
différence entre les deux (§ 158) est donc celle qui sépare le concret de l'abstrait :
« Quand deux quantités sont égales, elles ont la même grandeur». Par exemple
deux règles dont les extrémités coïncident ont la même longueur. Il s'ensuit que si
nous considérons deux grandeurs quelconques, elles sont nécessairement différen-
tes. C'est-à-dire que les grandeurs ne peuvent entretenir entre elles que des rela-
tions du type «>» ou «<» et pas la relation « = » (quand « = » signifie une relation

49. Ibid., p. 188.


Russell ou le Rire de la Raison pure 130

d'égalité mathématique entre deux choses distinctes, comme une égalité de parts,
et non l'identité logique puisque celle-ci n'a heu qu'entre une chose et elle-même).
Dans le Ciel russellien des grandeurs, par conséquent, comme dans les paradigmes
de Saussure, il n'y a que des différences. Russell écrit :

Parlant comme philosophe plutôt que comme mathématicien, je dirais que la


«diversité» est une notion ultime, et que l'identité peut sans doute être cor-
rectement regardée comme la négation de la diversité^O.

L'espace des grandeurs est dès lors schématisable lui-aussi à partir du quadri-
latère structural. Dans l'expression «Différence entre les Grandeurs» les
Grandeurs sont à figurer par des flèches horizontales et leurs différences par des
flèches verticales. Aussi le 7+5 = 12 de Kant subit-il ici une sorte de surdimension-
nement. Les grandeurs étant 12 et 7 la Différence A est selon le cas -(-5 ou -5, c'est-
à-dire l'incrément qu'il faut selon le cas fournir ou défalquer afin de passer d'une
grandeur à une autre. Mais nous ne devons pas oublier le Principe du Troubadour.
Le modèle de la structure chez Russell c'est le couple de la carte et de la contrée,
mais selon le principe du troubadour le paradigme de la carte est la Carte du
Tendre. Cela nous révèle que nous sommes d'abord sur le Situs des Grandeurs
pures dans la Déclinaison de la Déclaration d'amour :
A la folie
Passionnément
Beaucoup
Un peu
Pas du tout.
Il faut avoir pour cela une marguerite à effeuiller. C'est pourquoi Russell a
dessiné au § 226 le cycle des Séries closes, astreint au retour à la case Départ.
Toutefois ce n'est encore que la mise en scène. La marguerite est à effeuiller devant
une Marguerite. Le § 59 nous a révélé son nom ainsi que celui de ses deux soupi-
rants : ensemble ils forment le trio de Miss Smith suivie de près par Brown et par
Jones. Et bien entendu, dans l'opposition entre variables et constantes, Smith,
Brown et Jones ne sont pas réellement des constantes. Selon la nomenclature de
Quine ce sont des mannequins que nous pouvons affubler de tel ou tel costume.
C'est comme quand on dit Unetelle ou Untel. Les véritables noms propres n'inter-
viendront qu' à un autre niveau, dans un des exemples favoris de Russell : « Othello
croit que Desdémone aime Cassio»5i.

50. Archives Russell, 23 septembre 1908, in Grattan-Guinness, Roots..., op. cit., p. 398. A comparer
avec ce que Russell oppose à Leibniz dans «Recent Work on the Philosophy of Leibniz», 1903, repris dans
Frankfurt (ed.) Leibniz, University of Notre Dame Press, Notre Dame, 1976, p. 391.
51. B. Russell, Problèmes de philosophie, Paris, Payot, p. 145.
Russell ou le Rire de la Raison pure 131

Revisitons maintenant l'exemple de 1912 : les 12 tribus d'Israël, avec les 12


signes du Zodiaque et les 12 mois de l'année. Nous y avons d'abord trouvé une
entrée à la théorie des nombres cardinaux et ces trois exemples sont en eux-mêmes
trois quantités. Mais pour le regard de Russell ce sont d'abord, à la différence de la
simple classe des enfants d'Israël, ce qu'il appelle des séries.
Et il faut ici comparer avec les trois cas du sériel tels qu'ils se trouvent à l'é-
tat dispersé dans les Principles Nous y trouvons en effet à titre d'exemples-types :
r Au § 185 la série des Lettres de l'Alphabet (ou des notes de la gamme, ou
des couleurs de l'arc en ciel, etc.)
2° Au § 170 la série des écarts angulaires dans un Secteur où s'emboîteraient
en gigogne des Angles de plus en plus petits
3° Au § 160 la série du Temps.
Mais tous ces exemples de séries ne sont là en fait que pour introduire au
concept de Distance. Nous pouvons dire p. ex. que dans l'alphabet la distance de D
à Y est plus grande que la distance de M à N ou que dans un éventail angulaire la
distance de l'angle droit à l'angle plat est plus grande que la distance de l'angle
aigu à l'angle droit, ou encore que la distance entre la bataille d'Alésia et la bataille
de Marignan est plus grande que la distance entre la bataille de Marignan et la
bataille de Waterloo.
Le 22 juin 1899, évoquant dans une lettre à Couturat une polémique avec
Poincaré, Russell écrit : « Ce qui est le plus difficile est de donner un bonne théorie
de la distance. Il est absurde d'en demander une définition : c'est comme si l'on
voulait demander comment eppeler [sic] les lettres de l'alphabète [sic]. Mais je
voudrais cependant montrer sa place dans le système des idées géométriques, et
c'est ceci qui me donne à penser»52.
Or dans le triple exemple de Douzaines, donné en 1912, nous trouvons en une
seule donne tout ce qui était en ordre dispersé en 1903. Les mois de l'année illust-
rent la série du temps. Les signes du zodiaque sont découpés par des écart angulai-
res. Et les douze tribus de l'ancien Testament (Jos 13-19) sont appariées aux 24 let-
tres du Nouveau (Ap 1.8).
Le triple exemple de 1912 a donc aussi pour vertu de systématiser toute la
Théorie de la Distance encore inchoative en 1903. Il indique les trois registres sur
lesquels s'effectue le Déploiement des Distances correspondant aux trois parties
du Repère cardinal :
La flèche horizontale
Le pointillé vertical et
Le slash diagonal.

52. B. Russell-L. Couturat, Correspondance, I, op. cit., p. 123.


Russell ou le Rire de la Raison pure 132

Il faut rappeler d'abord que les distances, chez Russell, sont destinées à reUer
des quantités. Et comme les quantités sont des grandeurs concrétisées nous allons
retrouver ici la distinction entre grandeurs extensives et intensives qui va se réper-
cuter en distinction entre quantités respectivement extensives et intensives Les
quantités extensives sont les extensions soit spatiales (longueur, aire et volume)
soit temporelles (durée). Ce sont celles que dénote le slash diagonal (tournant à
volonté pour pointer sur le zodiaque tel ou tel signe) et la flèche du temps (sur
laquelle se succèdent les mois). Le pointillé vertical, quant à lui, est donc l'axe des
« quantités intensives » au sens que Russell va donner à cette locution. Si les quan-
tités extensives sont les extensions les quantités intensives sont les intensités.
Dans l'exemple de Kant, 7+5 = 12. Mais dans les 12 tribus d'Israël on a d'a-
bord les 2 tribus transjordaniennes (de Ruben et de Gad) avec les 3 tribus de
l'Ouest (de Juda, d'Ephraïm et de Manassé), auxquelles s'ajoutent (18.2) les 7 tri-
bus «qui n'avaient pas reçu leur héritage» (ce sont celles de Benjamin, de Siméon,
de Zàbulon, d'Issacher, d'Asher, de Nephtali et de Dan). On a donc ici 12=(2+3)+7
Notons que cette parenthétisation n'aurait aucune pertinence si nous étions
parmi les grandeurs, où joue la loi d'associativité
(2+3)+7=2+(3+7).
Mais nous sommes parmi les quantités dans une distribution de t e r r i t o i r e s 5 3 .
L'exemple des « 12 tribus d'Israël» est donc en fait un exemple à double ou tri-
ple fonction qui ne porte pas seulement sur les nombres et les séries mais qui intro-
duit aussi à un niveau plus général. Nous pouvons en effet en extraire le schéma

Zàbulon
est
au
nord
de
Juda qui est à l'ouest de Ruben.

Or cet extrait à lui seul contient le modèle de la Carte & du Territoire qui chez
Russell introduit au Quadrilatère Structural. Par conséquent l'exemple biblique
renferme un condensé complet de la panoplie conceptuelle sur laquelle est cons-
truit le système de Russell, Et, bien entendu, chez Russell, ce qui fait la différence
entre les tribus de l'Ouest et les tribus transjordaniennes est défini par P. E.
B. Jourdain, son interlocuteur privilégié parmi les mathématiciens.

53. Cf. Handbook to the Bible, traduction ed. de Fleums, p. 215, la carte des tribus réparties sur le
territoire.
Russell ou le Rire de la Raison pure 133

Les 24 lettres de l'alphabet grec, pour la théorie des distances, constituent 24


jalons entre lesquels on peut tendre indifféremment les élastiques au moyen des-
quels se mesurent les distances de Russell. Mais il n'en va pas de même des 12 tri-
bus d'Israël.
Le même principe de scansion sérielle est à l'œuvre dans l'Apocalypse. Tout
y est compté cette fois par 7 (les 7 villes, les 7 sceaux, les 7 trompettes puis les 7
fléaux des 7 Coupes). Mais là encore le simple nombre cache une hétérogénéité
qualitative. Pour les 7 trompettes on a 7 = 4 -i- (1+1)
Si nous additionnons l'ancien et le nouveau il vient
12 = (2+3)+(4+(l+l))
Pour présenter les Principles Couturat publie en 1905 ses Principes des
mathématiques où il reprend aussi son article de 1904 sur «la philosophie des
mathématiques de Kant». Contre Kant, Couturat y détaille l'analyticité du
7+5=12 :
7+5=7+(4+I)=(7+4)+I
7+4=7+(3+I)=(7+3)+1
7+3=7+(2+1)=(7+2)+1
7+2=7+(I+I)=(7+l)+l
Or 7+1=8
Donc
7+2=(7+I)+I=8+l=9
7+3=(7+2)+l=9+l=10
7+4=(7+3)+1=10+1=11
7+5=(7+4)+1=11+I=12

Cette Réfutation de Kant par Couturat est maintenant à lire en regardant la


figure de la p. 295 dans le tome 2 des Principia Mathematica :

-y
s j |S'
-^w

Etant donné le 7+5=12 choisi par Kant, que nous supposerons placé sur le
plan P, la démonstration de cette proposition par Couturat consiste à descendre
marche par marche
de 7+5
à 7+2,
Russell ou le Rire de la Raison pure 134

atteignant ainsi le plan Q, puis à remonter marche par marche


pà7+5.

de 7+2 -
A chaque fois c'est le 5 de l'exemple que la flèche verticale diffracte sur quatre
étages.
En 1904, par conséquent, Couturat coupe en quatre verticalement ce que le
Livre de Josué n'avait coupé qu'en deux horizontalement. En effet les 24 lettres de
l'alphabet grec forment un série homogène où les Distances ne font que compter
des termes ou des intervalles. Mais dans les 12 tribus d'Israël, 12 n'est obtenu que
moyennant 7+5 et 5 moyennant 2+3. C'est ce que nous pouvons appeler le démem-
brement horizontal du 5. Mais chez Couturat on a successivement
4+1=5
(3+l)+l=5
((2+l)+l)+l=5
(((I+l)+l)+l)+l=5
Et c'est ce qu'il faut appeler le quadruple démembrement vertical du 5.

Dans sa théorie de la Distance Russell enchaîne trois remarques principales


qui la situent dans sa doctrine ses Relations :
1° «La différence ou la ressemblance entre deux couleurs est une relation, et
c'est une grandeur ; car elle est plus grande ou moindre que d'autres différences ou
ressemblances» (§ 159). Parmi les relations il y en a par conséquent qui «ont une
grandeur». Ces relations sont donc des «quantités» (§ 153, pt. y). Dans les cas
comme la ressemblance il s'agit de relations symétriques.
2° « Parmi les termes qui ont une grandeur il n'y a pas seulement beaucoup de
qualités mais aussi des relations asymétriques par lesquelles certaines sortes de
séries son constituées. Celles-là peuvent être appelées des distances» (§ 186)
3° La relation correspondant au fait d'«avoir une distance donnée dans une
direction donnée» prend la forme d'un vecteur (§ 414).
Russell distingue d'abord la distance de la simple différence. La distance «est
une relation spécifique et a un sens ; nous pouvons distinguer la distance entre A et
B de la distance qui sépare B de A» (§ 160). Mais tout cela signifie que ce qui,
dans la Différence, est relation du type « >» ou « <» devient, dans la Distance,
A-B vs. B-A.
Toutes ces notions, cependant, ne vont trouver tout leur sens que dans l'ex-
pressionisme de Russell pris intégralement.
Russell ou le Rire de la Raison pure 135

Russell reprend dans le Principles (§ 255) un paradigme de Riemann.


Comparons « j = x^» et «y = Vx». L'élévation à la puissance et l'extraction de
racine sont deux opérations inverses l'une de l'autre. Et x^ est une fonction de x :
la parabole54. Mais on a par exemple V4 = ± 2. Par conséquent Vx est un exemple
de ce que Leibniz appelle un signe ambigu, capable de prendre deux valeurs, dans
le positif et le négatif à la fois. Mais Leibniz a aussi inventé le concept de, fonction.
Et dans l'histoire de ce concept, une fois qu'il est sorti des mains de Leibniz, l'an-
née décisive sera l'année 1837. Cette année là, le mathématicien qui, au calcul,
entend substituer les Idées^^, Pierre Gustave Lejeune-Dirichlet, va énonceras ce
qu'il faut appeler, en raison de leur importance, les Deux Principes de Dirichlet^i.
Le Premier Principe de Dirichlet 1837 stipule ce qui est aujourd'hui l'accep-
tion reçue du concept de fonction, à savoir que y est une fonction de x quand à
chaque valeur de la variable x dans un intervalle donné correspond une valeur
unique de y. Il s'ensuit que Vx n'est pas une fonction de x.
Jusqu'à la fin du xix« siècle, ce fait est dissimulé en parlant, dans un tel cas,
de «fonction multiforme». Mais cet oxymore fait désordre dans l'essor d'exactitu-
de qui saisit les mathématiques de l'époque. Pour exorciser les «fonctions multi-
formes», Riemann va inventer ses Surfaces à feuillets qui, en s'exfoliant, vont
fournir aux différentes valeurs en surnombre de la « fonction multiforme » les pla-
teaux superposés de réception permettant de la démembrer en plusieurs fonctions
proprement dites. C'est ce que Russell nomme «la méthode des surfaces de
Riemann» (§ 266), laquelle a donc pour fonction de déférer au premier principe de
Dirichlet.
Et puisque les surfaces à feuillets de Riemann sont là pour donner tout son
champ d'application au concept de fonction, il faut aller voir ce qui arrive à celui-
ci dans la période qui va suivre. La rencontre de Russell avec Frege et Cantor,
auquel il faut joindre Borei va y révéler son sens.
Considérons les deux thèses suivantes de Deleuze :
(1) La philosophie est, en tant que telle, création de concepts
(2) La science est, en tant que telle, création de fonctions.
Si nous admettons l'idée whiteheadienne d'une «science des classifications
croisées », rien n'exclut que l'ensemble Philosophie ait une intersection habitée

54. Cf. Denis Vemant, Introduction à la logique standard. Champs Université, Paris, Flammarion,
2001, p. 160.
55. Ap. Jacobi, Gesammelte Werke, tome 1, Berlin, 1881, p. 21.
56. Dans son mémoire « Sur la représentation des fonctions complètement arbitraires par des séries
de Sinus et de Cosinus », 1837, Werke 1, pp. 135-160 ; « complètement arbitraire » est ici pris au sens de
Fourier qui, comme nous le verrons, n'est pas encore celui de Dirichlet dans sa seconde thèse.
57. Sans parler du Principe de Dirichlet connu en mathématiques. Nous préciserons par conséquent
qu'il s'agit ici des principes philosophiques de Dirichlet.
Russell ou le Rire de la Raison pure 136

avec l'ensemble Science. C'est en tout cas ce qui se produit d'après ce que Frege
déclare le 9 janvier 1891 :

Ce que l'on appelle concept en logique est étroitement lié à ce que nous
appelons fonction. On pourra même dire : un concept est une fonction dont
la valeur est toujours une valeur de vérité^s.

Par exemple le concept «x est Athénien» prend la valeur Vrai pour x =


Socrate, et la valeur Faux pour x = Bismarck. Mais dès 1883, C. S. Peirce^e consi-
dérait un exemple où, parmi les objets de l'univers, A, B, ... , les paires possibles
de ces objets, respectivement à un terme relatif comme amoureux, noté A, sont
réunies dans l'expression
A = E/Sy(A)iy(I:J)
où les sommes Z sont «prises pour tous les individus de l'univers» et où (A)ij est
un coefficient numérique égal à 1 ou à 0 selon que
I aime J
ou non.
Frege justifie dans l'article de 1891 ce qu'il avait déjà codifié en 1879 dans le
§ 10 de sa Begriffschrift, en concevant des formules telles que
cI>(A;et
"P (A, B)
qu'il décrit respectivement comme «fonction indéterminée de l'argument A» et
« fonction indéterminée des deux arguments A et 5 »60.
Ivor Grattan-Guinness commente comme suit ce pas de Frege (§ 4. 5. 2) :

C'est pitié qu'il emploie le mot «fonction» sans qualification par un adjectif ;
car comme il le souligne à la fin de l'article 10, les fonctions de ce type étaient
absolument différentes de celles qui étaient usitées en analyse mathématique.

C'est ce que nous appellerons le problème de l'épithète selon Grattan-


Guinness. Or pour ce titre d'épithète, nous allons trouver deux prétendants, condui-
sant respectivement aux concepts àe fonction propositionnelle chez Russell et de
fonction caractéristique chez Borel (sur les brisées de Cantor) et La Vallée Poussin.
Selon Lusin, la notion de fonction caractéristique a été «introduite par M. Ch.
de la Vallée Poussin »61.

58. G. Frege, « Fonction et Concept », 1891, in Écrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, p. 90.
59. C. S. Peirce, Collected Papers, Cambridge Massachusetts, Harvard University Press 1934-35
§ 3. 329.
60. Van Heijenoort, From Frege to Godei, Cambridge Massachusetts, Harvard University Press
1967, p. 23.
61. N. Lusin, Leçons sur les Ensembles Analytiques, 1930, réédition Gabay, p. 11.
Russell ou le Rire de la Raison pure 137

La Vallée Poussin écrit :

J'ai défini cette fonction et j'en ai montré l'utilité dans un mémoire récent62.
Voici cette définition :
Soit E un ensemble dans un espace x, y,... à une ou plusieurs dimen-
sions. La. fonction caractéristique ou la caractéristique de l'ensemble E est
la fonction
tp (x, y,...),
égale à 1 dans E et à 0 dans le complémentaire 63.

Mais Lusin ajoute que «la première considération des fonctions caractéris-
tiques paraît avoir été faite par M. Emile Borei» (p. 11, n. 2). A l'appui de cette
généalogie, Lusin cite deux textes de Borei qui appellent un traitement distinct.
Le second provient du Calcul des Intégrales définies de 1912 :

La notion d'ensemble est un cas particulier de la notion générale de fonc-


tion, égale à zéro pour les points d'ensemble et égale à 1 pour les points qui
n'appartiennent pas à l'ensemble. Inversement, toute fonction égale à zéro
ou à un pour les points d'un domaine sépare les points de ce domaine en
deux catégories, c'est à dire définit deux ensembles complémentaires.

Il faut rappeler ici la distinction leibnizienne entre les extensions et leurs


intensions (liées par la loi qui les fait fonction inverse l'une de l'autre). En définis-
sant le concept comme une fonction, Frege ramena les intensions à â&s fonctions.
En ramenant le concept d'ensemble à celui àe fonction. Borei opère la réduction
analogue au sujet des extensions.
Le premier texte de Borei invoqué par Lusin, cependant, n'est autre que celui
des célèbres Leçons sur la Théorie des Fonctions publiées en 1898. Borei y déclare :

On peut dire que chaque f o n c t i o n / ( x ) , égale à 0 ou à 1 pour toute valeur


réelle de la variable, sépare le nombres réels en deux classes et, par suite,
définit deux ensembles de points : l'ensemble des points pour lesquels la
fonction a la valeur 0 et l'ensemble des points pour lesquels la fonction a la
valeur I. Donc l'ensemble F de ces fonctions est identique à l'ensemble de
tous les ensembles possibles (ayant pour éléments des nombre réels).

En 1903, dans les Principles, pour éviter une amphibologie de Peano sur le
mot «proposition», Russell pose (au § 13) qu'il ne parlera de propositions que là
où il n'y a pas de variables libres. Dans le cas inverse, écrit-il, «j'appellerai l'ex-
pression un fonction propositionnelle. » Et au § 22 il précise :

62. Ch. J. de La Vallée Poussin, « Sur l'Intégrale de Lebesgue », 1915.


63. Ch. J. de La Vallée Poussin, Intégrales de Lebesgue, 1934, réédition Gabay, p. 7.
Russell ou le Rire de la Raison pure 138

Nous pouvons expliquer (mais non définir) cette notion comme suit : x est
une fonction propositionnelle si, pour chaque valeur de x, <px est une propo-
sition, déterminée quand x est donné. Ainsi «x est un homme » est une fonc-
tion propositionnelle.

On pourrait être tenté de croire, par conséquent, que le concept de fonction


propositionnelle a été inventé par Frege et que Russell n'a fait que lui donner un
nom en trouvant seulement l'épithète qui lui manquait selon Grattan-Guinness.
Mais il faut rappeler qu'une fonction, de la forme y =/(x), est une règle qui, a des
arguments x (en abscisse) fait correspondre des valeurs y (en ordonnée).
Puisqu'une fonction se dit en anglais un mapping, nous pouvons parler ici le lan-
gage de Nicolas Oresme où le couple abscisse/ordonnée se trouve désigné par l'op-
position Longitude/Latitude. Une fonction est un mapping des longitudes sur les
latitudes. Et une fonction n'est déterminée que si sont déterminées la longitude de
ses X et la latitude de ses y.
Au même § 22, pour la fonction propositionnelle «x est homme», Russell
ajoute comme exemple de propositions «Socrate est un homme», «Platon est un
homme », « Deux est un homme », etc. Par conséquent la fonction propositionnelle
de Russell est propositionnelle parce qu'aux arguments comme Socrate et Platon
elle fait correspondre comme valeur des propositions. La fonction propositionnelle
de Russell a donc pour latitude l'ensemble des propositions. Comme le montrent
les exemples, c'est donc une fonction tout venant.
Mais l'usage du concept de fonction chez Frege et Borei est tout autre que
celui de Russell. Pour comprendre de quoi il retourne il faut nous tourner mainte-
nant sur ce qui est en quelque sorte le cauchemar des mathématiques : la «fonction
% de Dirichlet».
Nous allons voir jouer son rôle ici le second Principe de Dirichlet 1837, sans
doute plus important que le premier^^. H se compose lui même d'au moins trois
thèses :
(I) Principe de la Règle variable :
1° «Il n'est pas nécessaire que y obéisse à la même règle à l'égard de x sur
tout l'intervalle»
2° «Si une fonction est précisée seulement sur une partie d'un intervalle, la
manière de la prolonger sur le reste de cet intervalle est entièrement arbitraire».
(II) Principe d'outre-mathématiques : «on n'a même pas besoin d'exprimer
la relation par le biais d'opérations mathématiques».

64. Nous le citons d'après Ph. J. Davis & Reuhen Hersh, L'Univers Mathématique, 1982, traduit et
adapté par Lucien Chamhadal, Gauthier-Villars, p. 254.
Russell ou le Rire de la Raison pure 139

(III) Principe au-dessus des lois : «Il irnportc peu si l'on pense de [cette cor-
respondance] que différentes parties sont données par différentes lois ou si on la
désigne comme entièrement sans loi ».
Et il faut remarquer d'abord que ces trois Principes de Dirichlet constituent le
fond commun présupposé par l'usage du concept de fonction chez Frege, chez
Borel et chez Russell.
Mais dès 1829, Dirichlet avait fait mieux ou pire en concevantes sa fonction
Dans le Dictionnaire des Mathématiques de Lucien Chambadal66, par exem-
ple, à l'article « Dirichlet (fonction de) » nous lisons ; « fonction numérique définie
sur R, prenant le valeur 1 en tout point rationnel et la valeur 0 en tout point irra-
tionnel». Et certes, dès 1905, Lebesgue pouvait déjà évoquer «la fonction % (x), si
souvent citée comme exemple de singularités, égale à un pour x rationnel, à zéro
pour X irrationnel »67.
Mais voici ce qu'écrit Dirichlet en 1829 :

f ( x ) = une certaine constante c quand la variable prend une valeur rationnel-


le, et une autre constante d quand cette variable est irrationnelle.

Autrement dit, dans le paradigme que Dirichlet définit en 1829, les valeurs de
la fonction x (x) sont bien des constantes (c et J j que nous appellerons les Valeurs
de Dirichlet, par opposition à la variable (x), mais ces constantes sont indétermi-
nées. En d'autres termes, le couple consonantique dd de Dirichlet forme une dyade
indéfinie^^ ou Binarité abstraite en tant que telle. Le problème est donc de savoir
quels sont les prétendants possibles pour la place des constantes, ou en d'autres
termes quelles sont les valeurs des valeurs de Dirichlet - qui ne peuvent plus être
ici du tout venant mais doivent au contraire être des valeurs distinguées.
Par conséquent dans l'exemple de 1829 les choses sont encore plus graves
que dans les principes libéraux de 1837. En 1837, Dirichlet met seulement le
concept de fonction (qui est une loi de correspondance) au dessus des lois. Mais
les lois légifèrent sur des justiciables. Or ce qu'exhibe Dirichlet en 1829, c'est non

65. P. G. Lejeune-Dirichlet, « Sur le convergence des séries trigonométriques, qui servent à représen-
ter une fonction arbitraire entre des limites données », in Journal de Creile, 1829, pp. 157-159. Œuvres,
Berlin, Fuchs, 1890, pp. 117-132.
66. Lucien Chamhadal, Dictionnaire des Mathématiques, Hachette, 1978.
67. Henri Lebesgue, Sur les fonctions représentables analytiquement, 1905, réédition Gabay, p. 140.
68. En un sens tout différent du sens platonicien. Chez Platon, la dyade indéfinie prend son sens par
opposition à l'Un. L' «un» de Platon est celui oil l'on dit que «x ne fait qu'un avec y », c'est-à-dire le cas oil
X = y. Par opposition à l'égalité, la dyade indéfinie est alors celle du Grand et du Petit, c'est-à-dire celle du
supérieur (>) et de l'inférieur (<) puisqu'une chose peut être plus ou moins grande ou petite qu'une autre,
par opposition au caractère absolu de l'égalité. Chez Dirichlet, la dyade indéfinie est vouée non à des varia-
bles comme le grand et le petit mais à des constantes comme zéro et un.
Russell ou le Rire de la Raison pure 140

seulement une loi de correspondance quelconque, mais une loi de correspondance


à du quelconque (c / d).
D'autre part, tandis que la plupart des fonctions usuelles (polynômes, fonc-
tions trigonométriques, etc.) sont continues, la fonction % (x) est discontinue en
tous ses points^^. Elle est donc un écueil pour la pratique usuelle du mathémati-
cien. Par conséquent Dirichlet a réussi en 1829 un double exploit : il a inventé une
fonction logiquement ultra-mathématique et mathématiquement tératologique.
C'est en quoi elle est le cauchemar des mathématiques.
En 1847, Boole publie son Analyse mathématique de la Logique. Chez Boole
(p. 82), zéro et un sont les points osculateurs de toutes les mathématiques^^.
« Osculateur / trice » (du latin osculari, baiser) se dit en géométrie de hgnes, plans
ou surfaces se touchant d'une façon particulière. Par conséquent le 0 et le 1, selon
Boole, sont les deux points où se baisent la Logique et la science de la Quantité.
D'où les deux interprétations que Boole donne de ces points osculateurs : en
Logique, 1 et 0 signifient Tout et Rien, en Calcul des Probabilités, il signifie le
Maximum et le Minimum.
Par conséquent le c et led de Dirichlet reçoivent une première interprétation
naturelle dans le 1 et le 0 de Boole. Mais cette interprétation peut à son tour être
interprétée. On sait en particulier que l'algèbre des classes de Boole peut s'inter-
préter non seulement comme un calcul des classes (avec les opérations Union et
Intersection) mais comme calcul des propositions (avec les opérations de
Disjonction et de Conjonction).

Une autre pièce, toutefois, reste à verser à ce dossier. Peut-être même s'agit-il
de la pièce principale. Nous passons ici de 1847 à 1892. C'est l'année où Cantor
pubhe l'un de ses articles les plus brefs (5 pages) mais par-là même aussi l'un des
plus denses. Il est intitulé : « Sur une question élémentaire de la théorie des multi-
plicités »'^i. Ivor Grattan-Guinness, dans son commentaire (§ 3.4.6), indique d'a-
bord que la question se dédouble : «Deux cas sont considérés, chacun d'importan-
ce». D'où les deux parties de l'article, lequel demande ici à être lu à l'envers.
Dans la seconde partie. Cantor considère « la collection de toutes les fonctions
f(x) univoquement définies sur l'intervalle réel [0,1] et dont les valeurs peuvent être
exclusivement l'une des deux valeurs 0 ou 1 » (pp. 201-202). Ce que Grattan-

69. A. Warusfel, Dictionnaire raisonné de Mathématiques, Paris, Le Seuil, 1966, article Continuité, § [4]
70. G. Boole, Analyse mathématique de la Logique, p. 82 : «les deux systèmes des symboles électifs
et de la quantité osculent, si je peux m'exprimer ainsi, siu- les points 0 et 1».
71. Cet articles est traduit et introduit par Hourya Sinaceur dans Rivenc & de Rouilhan (dir.). Logique
et Fondements des Mathématiques. Anthologie (1850-1914), Paris, Payot, 1992, pp. 199-203.
Russell ou le Rire de la Raison pure 141

Guinness, de son côté, décrit comme «l'ensemble des fonctions caractéristiques


{f(x)} (pour employer la terminologie moderne) de tous les sous-ensembles de l'in-
tervalle clos L = [0, 1]». Cette lecture implique entre autres que Cantor, même s'il
ne dispose pas de la locution «Fonction caractéristique d'un ensemble» en possède
pourtant la notion. Ce qui invalide pour moitié la généalogie de Lusin sur le sujet,
attribuant la paternité de la locution à La Vallée Poussin et celle de la notion à Emile
Borel. D'ailleurs la citation de Borel invoquée à l'appui par Lusin (voir ci-dessus)
se termine en concluant au sujet des fonctions à valeur 0 ou 1 que «l'ensemble F de
ces fonctions est identique à l'ensemble de tous les ensembles possibles (ayant pour
éléments des nombres réels) ». Comme chez Cantor, dont Borel diffuse ici les
découvertes, l'ensemble des fonctions caractéristiques puisant leurs valeurs dans un
intervalle est donc pris comme tenant lieu de l'ensemble des sous-ensembles préle-
vés sur cet intervalle, cela du fait qu'a chaque sous-ensemble d'un Ensemble donné
correspond inversement le fonction caractéristique sélectionnant tous ses membres
et eux seuls dans cet Ensemble considéré. Ce qui reste propre à Borel, cependant,
comme on le voit dans le texte de 1912, est la manière dont il s'est emparé de ce
concept de fonction (caractéristique) pour faire du concept de fonction (en général)
celui qui définit le genre dont le concept d'ensemble est seulement une espèce. Mais
il est également visible que pour entrer dans ce jeu, la fonction caractéristique n'est
nullement astreinte a prendre comme valeurs possibles 0 et 1. Les titulaires naturels
du couple de valeurs à choisir pour la fonction caractéristique sont bien plutôt le
Non et le Oui, respectivement, absents de cette histoire.
Ce qui rend d'autant plus pressante la question de savoir pourquoi Cantor a
choisi le 0 et le 1, avant que Borel vienne entériner ce choix. La seule réponse
immanente, c'est-à-dire dont les données à l'appui se trouvent directement dans le
texte lui-même, est que cette fonction, qui prend ses valeurs dans le couple < 0, 1
> prend d'abord ses arguments dans l'intervalle [0, 1]. Autrement dit Cantor a
donné comme valeurs possibles à cette fonction les bornes entre lesquels oscillent
ses arguments possibles. Il a pris ce qu'il trouvait sous la main.
Cette hypothèse explicative nous conduit d'elle-même au premier des deux
«cas» évoqués par Grattan-Guinness. Dans la première partie de son article,
Cantor écrit : «Soient deux symboles, m et w» (p. 200). Ces deux symboles sont
destinés à lui permettre de définir son célèbre procédé de « diagonalisation », grâce
à la règle stipulant :
Si a = m ou w, alors b = w ou m.
Par ce procédé de la diagonale Cantor va démontrer alors que le nombre infi-
ni des entiers naturels est outrepassé par le nombre infini des nombres réels.
Dans cette démonstration il serait naturel d'employer la numération en base
2, usuellement formulée (depuis Leibniz) avec de 0 et des 1. Ce qui pose le pro-
Russell ou le Rire de la Raison pure 142

blême de savoir ce que peuvent signifier les symboles que Cantor leur a préférés :
le m et le w. Selon Ivor Grattan-Guinness ils sont là «presumably for "Man" and
"Weib"».
Il est bien connu que les recherches de Cantor par lesquelles il a été conduit à
la Théorie des Ensembles ont pris naissance au sujet de problèmes posés en parti-
culier par les séries trigonométriques. Or parmi les travaux classiques sur cette
question que Cantor a trouvés sur son chemin, il y a en bonne place''^ l'article de
Dirichlet sur la convergence des séries trigonométrique publié en 1829. Dans ces
conditions, la première conclusion à laquelle on parvient est que Cantor connais-
sait la Fonction de Dirichlet à deux valeurs possible c et d.
D'autre part nous ne devons pas oublier le second Principe de Dirichlet 1837,
c'est à dire celui qui entraîne entre autres que le mathématicien est entièrement
libre dans le choix des valeurs qui contribue à définir une fonction. Pour Cantor, ce
principe ne pouvait être qu'un corollaire déductible entre autres d'une thèse beau-
coup plus générale, celle oii lui-même affirme : L'essence des Mathématiques,
c 'est la liberté.
Au couple c et û? de constantes quelconques en tant qu' arguments de fonction
qu'il trouve chez Dirichlet, Cantor donne donc en 1892 deux substituts qui sont
des constantes proprement dites ou déterminées. Ce sont les bornes 0 et 1 de l'in-
tervalle oil elles prennent leurs valeurs. Mais par là-même, c'est la fonction qui
cesse d'être déterminée. Ce n'est plus la fonction de Dirichlet puisant ses valeurs
sur la Droite des Réels. C'est une fonction caractéristique en général, applicable à
n'importe quel (sous)-ensemble pour sélectionner son contenu, et variant selon
l'ensemble auquel elle est liée pour lui fournir sa carte d'identité. Ce n'est pas un
objet mathématique à étudier, c'est un maillon de la méthode mise en œuvre pour
étudier les objets.
Toutefois, par une sorte de contagion, la fonction de Dirichlet va hériter de la
fonction caractéristique : à la place de ses valeurs indéterminées c et d, on va lui
donner les valeurs déterminées 0 et 1 qui sont celles de la fonction caractéristique.
Cependant il est permis de se demander s'il n'y a pas là une trahison du concept
créé par Dirichlet. Dans la fonction caractéristique, en effet, 0 signifie Faux et 1
signifie Vrai : les deux constantes atteignent leur signification dans le 0 et le 1 boo-
léens. Mais dans la fonction de Dirichlet il n'y a aucun sens à dire que les argu-
ments rationnels sont « vrais » tandis que les argument irrationnels seraient « faux ».
Par conséquent, choisir les mêmes valeurs que pour la fonction caractéristique est

72. Cf. Cavaillès, Remarques sur la formation de la Théorie abstraite des Ensembles, pp. 47-50.
Russell ou le Rire de la Raison pure 143

une confusion conceptuelle, indigne de celui qui entendait substituer les Idées au
calcul aveugle.
Dans le cas de la fonction caractéristique, si les constantes assignées comme
valeurs peuvent être quelconques (simples repères conventionnels) ainsi que c'est
encore le cas chez Cantor d'après la manière dont elles sont choisies arbitraire-
ment par lui, elles peuvent être remplacées par des « symboles » quelconques, de
purs signifiants sans signifié.
La définition d'une fonction caractéristique, dans ce cas, renvoie donc à un
problème plus général et indépendant : choisir deux symboles quelconques. Mais
il est cependant possible de définir un exploit supérieur : choisir des symboles qui
soient quelconques et qui en même temps, non seulement ne soient pas quel-
conques mais possèdent une véritable charge signifiante. C'est l'exploit de Cantor
dans le choix de ses symboles m et w :
Ce sont des symboles quelconque : on peut les remplacer par exemple par 0 et 1.
Ce ne sont pas des symboles quelconques. Un jour peut survenir un
Commentateur disant : Je présume que « m » est là pour « Mann » et que « w » est là
pour « Weib». Et un autre aurait beau dire : «Vous n'y êtes pas : m est là pour A et
w pour E».

Selon Gôdel, il y a chez Frege un côté P a r m é n i d e 7 3 . La remarque s'applique-


rait mieux encore à Boole ainsi qu'à Whitehead et Russell. L'Être et le Non-Être
des Eléates ont leurs héritiers dans le Tout et le Rien de Boole dont les Principia
Mathematica, dans les versets *24.23 à *24.27 enregistrent le rôle. Pour passer de
Boole à Frege, il faut la doctrine médiévale de la convertibilité des transcenden-
taux. Alors l'Être et le Néant booléens deviennent le Vrai et le Faux de Frege^^.

Appelons Paradigme de Dirichlet le modèle obtenu en superposant ses trois


thèses principales, c'est-à-dire :
1. Le 1er Principe de Dirichlet 1837 stipulant qu'une foncton y =f{x) associe
à chacun de ses argument x une valeur unique j .
2. Le 2d Principe de Dirichlet 1837 déclarant qu'une fonction peut être défi-
nie arbitrairement, y compris en prenant des termes extramathématiques.
3. La percée de Dirichlet 1829, à savoir la fabrication d'une fonction dont les
valeurs possibles sont des constantes indéterminées comme le couple c Sid.

73. K. Gôdel, « La Logique Mathématique de Russell », traduction Cahiers pour l'Analyse, n° 10,
Paris, Seuil, 1966.
74. On sait que Parménide oppose à la Voie de la Vérité, non celle de la fausseté, mais celle de
l'Opinion. Parménide ne peut donc être l'ancêtre de Frege.
Russell ou le Rire de la Raison pure 144

La définition des concepts comme formant une espèce dans le genre de fonc-
tions chez Frege en est une autre, oil pour y - c ou dona:
c = le Vrai et ÛÎ = le Faux
et oil X peut être un objet quelconque. Les fonctions-concepts de Frege ne sont
donc pas des fonctions propositionnelles au sens de Russell : quand elles ont reçu
l'épithète que demande à bon droit Grattan-Guinness, elles se révèlent être des
fonctions apophantiques.
Le problème ouvert en mathématiques par le Paradigme de Dirichlet a donc
pour vertu philosophique de mettre en évidence le paralléhsme conceptuel entre :
1° Le registre ontologique de 1' Etre et du Néant
2° Le registre algébrique du 1 et du 0
3° Le registre géométrique de l'intervalle entre 0 et 1
4° Le registre stochastique des probabilités oscillant entre 0 et 1
5° Le registre apophantique du Vrai et du Faux.
C'est ce dernier registre qui est menacé par l'Antinomie de Russell, contenue
dans sa première lettre à Frege, celle du 16 juin 1902. Supposons admis qu'à tout
prédicat (p x corresponde une classe des x qui sont (p :
Vx By (x e y (px).
Alors ce sera vrai en particuher du prédicat qui consiste, pour une classe, à ne pas
s'appartenir à elle-même :
xe
C'est l'antinomie de R u s s e l P S .
En 1958, Abraham Fraenkel et Yehoshua Bar-Hillel publient leurs
Foundations of Set Theory^^. Cet ouvrage présente les trois caractéristiques sui-
vantes :
r II adopte la problématique posée en 1925 par F. P. Ramsey pour les
Fondements des Mathématiques, celle qui définit le débat en philosophie des
mathématiques par le différend opposant le formalisme de Hilbert, V intuitionnisme
de Brouwer et le logicisme de Frege et Russell (ce qu'on peut appeler la théorie
des trois écoles)77.
2° Il rapporte le problème du fondement de mathématiques à la crise des fonde-
ments logico-mathématiques ouverte par le Antinomies de la théorie des ensembles.

75. Dans son Histoire de mes Idées philosophiques, Russell cite en exergue l'Épître à Tite (1.12-13)
où saint Paul évoque Epiménide.
76. A. Fraenkel et Y. Bar-Hillel, Foundations of set Theory, North Holland Pubi. C°, 1958.
77. F. P. Ramsey, « The foundations of Mathematics » (1925), repris dans Foundations, 1931,
Routledge, pp. 2 et 3.
Russell ou le Rire de la Raison pure 145

3° Il situe cette crise dans une perspective historique où l'Histoire des


Mathématiques dans sa totalité a vu se succéder trois crises des fondements : la
crise des irrationnelles ouverte par la découverte de V2 dans l'école de Pythagore,
la crise du calcul infinitésimal due au maniement incohérent des infiniment petits
(tantôt comptés dans le calcul, tantôt tenus pour quantités négligeables) et la crise
cantorienne^s. (C'est la théorie des trois crises).
Cette présentation pèche surtout par son second point. Il faut distinguer chez
Cantor entre les Antinomies des ensembles (comme celle de l'ensemble de tous les
ensembles) et les Paradoxes du transfini où nous prendrons comme paradigme l'é-
quipotence entre le segment 0-1 et l'espace tout entier. Les antinomies relèvent
d'une médecine. Les paradoxes exigent une cuisine. De ce point de vue, Cantor
trouve un héritier en Russell dans un lignage marqué par la généralisation de la
théorie des ordinaux.
Mais derrière la crise cantorienne se cache le Cauchemar de Dirichlet. Et tan-
dis que la crise cantorienne est seulement une troisième crise des mathématiques,
le cauchemar de Dirichlet contient à lui seul, comme nous Talions voir, une vérita-
ble « Archéologie des mathématiques » décelable à partir du synopsis historique de
Fraenkel et Bar-Hillel.
La fonction i de Dirichlet, en effet, dans l'interprétation que nous trouvons
chez Lebesgue, peut être placée parmi les paradoxes de l'infini (avec le paradigme
de la différence de potentiel entre les irrationnels indénombrables et les rationnels
dénombrables). C'est alors une fonction y = X qui, lorsque x varie entre 0 et 1
fait que y =1 quand x est rationnel et y = 0 quand x est irrationnel.
On voit par conséquent que la fonction de Dirichlet fait d'abord écho à la crise
pythagoricienne des irrationnels. Elle est fondée sur la distinction, dans un inter-
valle comme le segment de 0 à 1, entre tous les points rationnels et tous les points
irrationnels. En outre le 0 et le 1, valeurs de la fonction, n'étaient pas tenus pour
des nombres par les Grecs. La fonction de Dirichlet résume donc à la fois ce que
les mathématiques grecques ont su et n'ont pas su inclure.
Mais la fonction de Dirichlet, en tant que telle, est d'abord une fonction. Elle
introduit donc à ce monde mathématique édifié dans le repère cartésien et conte-
nant une courbe dont il s'agit de déterminer la Différentielle et l'Intégrale, avec les
difficultés afférentes.
Enfin la fonction de Dirichlet contient à l'avance une sorte de condensé du
monde cantorien. Elle divise le segment O-I en deux sous-ensembles d'après la
distinction entre les nombres rationnels et irrationnels. Mais le premier a la

78. Le 15 mai 1906, alors qu'il pense tenir la solution de sa propre Antinomie, Russell écrit à
Couturat : « Je compte comparer ma réforme à l'exclusion des infinitésimales du calcul différentiel ».
Russell ou le Rire de la Raison pure 146

puissance du dénombrable (= X o) et le second a la puissance du continu (= X i). Par


conséquent l'ensemble de ses coordonnées contient l'écart cantorien oii se pose le
problème de l'hypothèse du continu.
Dans la fonction de Dirichlet comme échantillon des mathématiques, cepen-
dant, il faut distinguer deux éléments principaux : (i) le rôle du concept de fonction
et (ii) le fait que cette fonction sépare les deux puissances les plus caractéristiques
de l'infini. L'originalité de Russell va se révéler sur ces deux points décisifs.
Sur le concept de fonction le meilleur point de départ nous est donné ici par
une page de Frege^? :

Ainsi
y = x^ - 4x
donne une parabole oii « y » indique la valeur de la fonction et la valeur de
l'ordonnée, « x » l'argument et la valeur numérique de l'abscisse. Si l'on
compare cette fonction à
X (x - 4)
on voit qu'elles prennent toujours la même valeur pour le même argument.
On a en général :
x2 - 4x = X (x - 4)
quel que soit le nombre pris pour x. Par suite, la courbe que l'on obtient à
partir de
= x2 - 4x
est la même que la courbe obtenue à partir de
>• = X (x - 4).
Ce que j'énonce : la fonction x (x - 4) a le même parcours de valeurs
(Wertverlauf) que la fonction x^ - 4x.

Frege distingue donc, au sujet d'une fonction quelconque y =f{x) entre :


(a) Ses arguments (x) portés en abscisse
(b) Ses valeurs (y) portées en ordonnée
(c) Son parcours de valeurs (que nous noterons W).
Depuis Platon, nous savons que les concepts d'animal doué de raison et de
bipède sans plumes renvoient tous les deux au même genre humain^o. Dans les ter-
mes de Russell, cela signifie que les fonctions propositionnelles «x est animal doué
de raison» et «x est bipède sans plumes» dénotent la même classe. Et pour tenir
compte des relations, Russell a généralisé la loi qu'illustre cet exemple pour parve-

79. G. Frege, Écrits logiques et philosophiques, op. cit., pp. 85-86.


80. Platon, Définition n° 121, traduction Léon Robin, Pléiade, NRF, tome 2, Gallimard, p. 1399.
Russell ou le Rire de la Raison pure 147

nir à son concept de structure. Par exemple si nous prenons x&ty dans les entiers
naturels, les relations
x<y
X précède y
x est plus près de 0 que y
X se décompose en facteurs premiers dont l'ensemble est inclus
dans la décomposition de
etc.
sont selon Russell des relations ayant des natures différentes mais qui ont toutes la
même structure, à savoir l'ensemble des couples qui les entretiennent. Le parcours
des valeurs de Frege est donc un cas particulier de structure au sens de Russell®!.
Frege ajoute en note :

Dans de nombreux emplois des expressions mathématiques usuelles, le


terme «fonction» correspond exactement à ce que j'appelle ici «parcours de
valeurs d'une fonction». Mais la fonction, au sens oil je l'entends, est logi-
quement antérieure.

L'abus de langage signalé par Frege se comprend aisément. Dans un repère


cartésien, les fonctions du second degré = x^, par exemple, font surgir des para-
boles, c'est-à-dire des cas particuliers de courbes ou de graphiques. Or la courbe
qui contient tout le «parcours de valeurs » de la fonction est pour le mathématicien
la physionomie de la fonction. Voilà pourquoi, dans l'usage, le parcours des
valeurs, est pris pour «la fonction» en personne, un peu comme le visage d'une
personne est pris pour celle-ci : en d'autres termes, le graphique est le portrait de
la fonction.
On en trouve un exemple type chez Borel®2. H donne l'exemple de la fonction
y = 3x
(avec X et y restreints aux entiers naturels). Et il écrit :

La fonction/(x) dont nous venons de parler a la propriété suivante : si l'on


donne à x des valeurs de plus en plus grandes, la fonction/(x) prend elle-
même des valeurs de plus en plus grandes ; nous exprimerons ce fait en dis-
ant que la fonction/(xj est croissante.

Ces quelques lignes décrivent en fait trois croissances :


(a) La croissance choisie pour V argument x en abscisse (ou en longitude)
(b) La croissance de la valeur y {=3 x) qui en résulte en ordonnée (ou latitude)

81. Pour d'autres détails, cf. R. S. VfeUs, « Frege's Ontology », The Review of Metaphysics, 1951, § 11.
82. E. Borel, « A propos de l'infini nouveau », Revue Philosophique, 1899, pp. 383-390.
Russell ou le Rire de la Raison pure 148

(c) La croissance attribuée à la fonction du fait que la croissance en abscisse


(a) est traduite par une croissance (b) en ordonnée. Or cette traduction se voit
immédiatement du fait que la droite passant par tous les points du parcours de
valeurs est ascendante. De même, l'idée que «la fonction croissance 4 x est plus
grande que la fonction croissance 3 x», qui n'est selon Borel qu' «une convention
de langage», se voit au fait que son parcours de valeurs est plus «pentu».
Quoi qu'il en soit ainsi de l'écart entre Frege et Borel, il se situe à l'intérieur
d'un fond commun. Le concept de fonction, chez Frege, se trouve généralisé en
1891 (dans «Fonction et Concept») puis analysé en 1904 (dans «Qu'est-ce qu'une
fonction ?»). Chez Borel, il est travaillé en 1898 (dans les Leçons sur la Théorie
des Fonctions) et méta-travaillé en 1922 (dans Méthodes et Problèmes de la
Théorie des fonctions). Mais dans les deux cas la fonction de Dirichlet joue le rôle
du précédent paradigmatique. Et dans les deux cas le concept de fonction est une
notion reçue avec le titre de donnée, aubaine destinée à damer le pion soit à des
notions antiques (telles que le concept de concept pour Frege), soit à des notions
nouvelles (telles que le concept d'ensemble pour Borel). C'est ce qui fait la diffé-
rence avec Russell.
Si un philosophe, quelque jour, doute de la philosophie, alors il pourra tou-
jours se reporter à «ce paradigme de la philosophie, la théorie des descriptions de
Russell», selon la description qu'en a donnée R a m s e y ® ^ . Le paradigme de ce para-
digme se trouve dans des expressions comme «l'actuel roi de France» ou «l'au-
teur de Waverley », ou encore « la première ligne de Y Elégie de Gray Mais nous
devons suivre ici le même procédé que celui qui conduit des propositions aux fonc-
tions propositionnelles, c'est-à-dire la pronominalisation indéfinie des noms prop-
res en variables. Nous obtenons alors «L'actuel roi de x», «L'auteur de x», etc. Or
si nous considérons les fonctions mathématiques usuelles telles que «Le carré de
X», « le sinus de x», etc., nous nous apercevons que les fonctions des mathémati-
ciens ne sont qu'un cas particulier parmi les descriptions définies de Russell. C'est
ce qu'entérinera la Définition donnée au verset *30.01 des Principia
Mathematica^^.
Les mathématiques ont un fils, le Nombre, et une fille, la Fonction. La thèse
logiciste soutenant que les mathématiques se ramènent à la logique devait donc en

83. F. P. Ramsey, Foundations, op. cit., p. 263.


84. J.-Cl. Pariente, « Sur la sagesse du roi de France », L'Âge de la Science, 1969. Cf. J.-C.
Dumoncel, « Sur les Descriptions définies. Une solution d'arbitrage entre Russell et Strawson », in Les Étu-
des Philosophiques, 1988, n° 4 et « Géométrie du Processus analytique », L'Unebévue, n° 7, L'Unebévue-
Éditeur, 1995-1996, pp. 21-22.
85. Cf J.-C. Dumoncel, Les sept mots de Whitehead, op. cit., p. 98 et Alfred Tarski, 1941,
Introduction à la Logique, trad. Gauthier Villars, § 2.
Russell ou le Rire de la Raison pure 149

particulier définir le concept de fonction en termes purement logiques. C'est ce qui


est fait lorsque la fonction est définie comme relation produisant une description
définie. Mais il faut en outre ramener à la logique la suite des nombres, qui sont en
nombre infini. Comme la logique, en raison de son caractère formel, ne semble pas
se prononcer sur le nombre des choses, l'infini semble à postuler au delà de la
logique. D'où le talon d'Achille du logicisme : l'axiome de l'Infini.

Nous devons partir à ce sujet de la manière dont s'énonce aujourd'hui l'axio-


me de l'Infini, à savoir: Il existe un ensemble transitif se. Qu'est-ce qu'un ensem-
ble transitif ? Afin de le saisir, il faut rappeler d'abord que la Théorie des
Ensembles est tout entière engendrée par une relation unique: x eE («x appartient
àE»), Elle permet de définir une seconde relation qui est l'inclusion E c A («iîest
une partie A » ou « E est un sous-ensemble de A »):
E ŒA^\/X{xsE^X G A).
La relation e est une relation hétérogène (entre un élément quelconque et un
ensemble). La relation c est une relation homogène (d'ensemble à ensemble). Un
ensemble transitif T est un ensemble dans lequel cette différence (qui existe de
toute façon en intension) est résorbée en extension, c'est-à-dire un ensemble dont
tous les éléments sont des parties. En symboles, cela signifie que c'est un ensem-
ble C tel que, si on peut écrire X&C, alors on peut écrire aussi XŒC. Autrement dit
c'est un ensemble qui ne peut avoir d'autres éléments que ses sous-ensembles.
Comment cela est-il possible ? Afin de le comprendre, nous allons voir comment
peut se fabriquer un ensemble transitif. Un point de départ est offert par le fait que
dans tout ensemble il y a un sous-ensemble au moins, à savoir l'ensemble vide :
quel que soit l'ensemble E considéré, on a toujours 0 œ E. Cette loi vaut aussi
pour l'ensemble vide lui même : 0 s 0 , c'est à dire que l'ensemble vide est inclus
dans lui-même. Par ailleurs l'ensemble vide n'a aucun élément. Donc l'ensemble
vide présente un des paradoxes de l'implication philonienne, à savoir que (tandis
que sont fausses à son sujet toutes les propositions existentielles) sont vraies à son
sujet toutes les propositions universelles. Donc nous pouvons dire en particulier
que tous les membres de l'ensemble vide sont des sous ensembles de l'ensemble
vide ; i. e.
Vx (x G 0 ^ X c 0 )
Ergo l'ensemble vide nous fournit un 1er cas d'ensemble transitif, que nous
appellerons Tq. Et si ensuite nous formons Tg u {Tq }, puisque Tg = 0 , nous obte-
nons 0 u { 0 } = { 0 } = Tj, second ensemble transitif. Or le procédé peut être répé-
té. Si nous formons Tj u {Tj}, puisque Tj = {0}, nous obtenons Tj u {Tj} = { 0 }

6. H.-D Ebbinghaus & al. Les Nombres, 1983, traduction Vuibert, p. 392.
Russell ou le Rire de la Raison pure 150

u {{0}} = { 0 , {0}}, qui est un troisième ensemble transitif. Etc. D'une manière
générale nous aurons la loi

Nous formons ainsi l'ensemble transitif


{ 0 , { 0 } , { 0 , {0}},... }
dont les membre permettent d'écrire non seulement
0 ç { 0 } ç { 0 , {0}}ç...
mais aussi
0 e { 0 } e { 0 , { 0 } } 6 ...
- la relation e devenant dans ce cas transitive comme la relation ç .
Si nous ne retenons que les termes de la suite

0, {0},{0,{0}},...
nous assistons à la Généalogie des Ordinaux publiée en 1923 par Von Neumann, et
d'où il et possible de tirer ensuite les cardinaux transfinis et finis. Mais en 1917,
Mirimanoff avait déjà imaginé la gigogne
(e), (e,(e)), (e, (e), (e, (e))), etc.
D'autre part, dès 1904, dans une polémique avec le mathématicien et philoso-
phe Cassius J. Keyser (1862-1947), Russell avait tenté de démontrer l'axiome de
l'Infini87.
Russell commence pour ce fake par définir 0 comme « le nombre des proposi-
tions qui sont vraies et fausses». Comme de telles propositions n'existent pas, ce
nombre est 0, et donc le 0 existe. Puis Russell définit 1 comme cardinal de «la
classe des choses identiques à 0». Etc.
Par conséquent, si nous superposons la théorie de Russell en 1904 et à la théo-
rie de Mirimanoff en 1917, nous obtenons l'idée-clef de la généalogie des ordi-
naux proposée par Von Neumann en 1923. Plus précisément, l'article de Russell
contient le point-origine auquel accrocher le procédé inductif de Mirimanoff pour
obtenir la généalogie de Von Neumann.
Par conséquent, de même que, sur le concept de Fonction, Russell parvient à
un amont des positions occupées par Frege et Cantor ou Borel, sur l'existence de
l'Infini, de surcroît, il définit un amont des positions à conquérir par Mirimanoff et
Von Neumann.

87. B. Russell, « The Axiom of Infinity », in Hibbert Journal, avril 1904.


Russell ou le Rire de la Raison pure 151

Chapitre 2

UN SYSTÈME DE PHILOSOPHIE ANALYTIQUE

Tout ce qui précède présuppose que la philosophie est provisoirement préoc-


cupée d'un unique objet : les Mathématiques. En 1912, Russell déclare à Hermine
Wittgenstein que «le prochain grand pas de la philosophie» doit être accompli par
son frère»«. Le pas précédent a été accompli par Whitehead et Russell : c'est celui
qui ramène les mathématiques à la logique. Le pas suivant consiste à déterminer la
nature de la logique elle-même. Le 9 février 1919, Russell reçoit une carte postale
de Wittgenstein lui apprenant qu'il a travaillé sur la logique. Une nouvelle carte,
du 10 mars, précise que Wittgenstein pense avoir trouvé la solution du problème
de Russell et que cette solution se trouve désormais dans un livre. C'est le
Tractatus Logico-Philosophicus. Afin d'aider Wittgenstein à publier ce livres?,
Russell en rédigera une Introduction. Dans La Méthode Scientifique en
Philosophie que Russell publie en 1914, la deuxième conférence est intitulée
«L'Essence de la Philosophie : la Logique». Il s'agit donc aussi d'un «Tractatus
Logico-Philosophicus». Toutefois Russell y affirme que «le désir de vérité pure
s'obscurcit, chez les philosophes professionnels, par amour du système» (p. 239).
Et «le même progrès en philosophie que celui introduit par Galilée en physique» y
est défini comme la « substitution de résultats partiels et de détail, mais vérifiables,
à de vastes généralités sans fondement». Or dès le premier paragraphe de
l'Introduction qu'il y ajoute, Russell voit que le Tractatus de Wittgenstein s'ap-
plique «aux différents domaines de la philosophie traditionnelle». D'oii le plan
qu'il en trace dès le § 2 :

8. Sur tout cet épisode, cf. notre Jeu de Wittgenstein, Paris, Puf, 1991., pp. 30-32.
9. R. Monk, Bertrand Russell, tome 1, op. cit., p. 568.
Russell ou le Rire de la Raison pure 152

La structure logique des propositions et la nature de l'inférence logique sont


d'abord traitées. Ensuite nous passons successivement à la théorie de la
Connaissance, aux principes de la Physique, à l'Éthique et enfin à la
Mystique.

Ce que Russell voit en premier lieu, dans cette Introduction, par conséquent,
c'est que le Tractatus est un nouveau Système de Philosophie. Wittgenstein, donc,
ne s'est pas contenté de résoudre le problème qui lui avait été confié par son maît-
re. Le «pas » supplémentaire qu'il a fait accomplir à la Philosophie est un pas excé-
dentaire.
Le Hibbert Journal oil Russell a polémiqué sur l'infini en 1904 et qui vient
alors d'être fondé se définit comme une «revue trimestrielle de religion, de théolo-
gie et de philosophie». C'est dans cette revue que Russell publie en I9I4
«Mysticisme et Logique»9°. Cet article se fonde sur une division du «monde de la
pensée» (p. 11) en trois formes qui sont la religion, la philosophie et la science
(p. 9). A partir de cette tripartition, Russell affirme :

La métaphysique, ou la tentative de concevoir le monde comme un tout au


moyen de la pensée, a été développée, dès le début, par l'union et le conflit
de deux impulsions humaines très différentes, l'une portant les hommes vers
le mysticisme, l'autre vers la science, (p. 9)

Russell donne ici un bel exemple de ce que Whitehead appelle une classifica-
tion croisée. Car selon Russell, si l'esprit scientifique peut se trouver en philoso-
phie à l'état presque pur (par exemple chez Hume) ainsi que l'esprit religieux (par
exemple chez Blake), « les plus grands hommes parmi les philosophes ont senti le
besoin à la fois de la science et du mysticisme». Et Russell illustre ce point par
trois exemples originaires : Héraclite (comme cas où prédomine dans son mobilis-
me l'esprit scientifique d'observation), Platon (comme cas où prédomine l'esprit
mystique dans les mythes et qui ne retrouve que rarement l'esprit scientifique, par
exemple dans le passage où Parménide explique à Socrate qu'il n'y a pas seule-
ment une Idée du Bien mais aussi, par exemple, des idées de poil, de boue et de
crasse) ainsi que Parménide (comme cas d'équilibre ou mysticisme logique).
Mais Russell ne se contente pas de comparer mysticisme et logique. Le plus
important à se yeux est qu' «en considérant la vérité ou fausseté du mysticisme»
nous sommes conduits à quatre questions capitales (p. 16) :
L Y a-t-il deux voies de la connaissance, que l'on peut appeler respectivement
raison et intuition ? Et si oui, l'une doit-elle être préférée à l'autre ?

90. Repris comme éponyme dans le recueil Mysticism and Logic and other Essays, 1917, cité ici d'a-
près l'édition de 1963 (trad. Payot épuisée).
Russell ou le Rire de la Raison pure 153

IL Toute pluralité ou division est-elle illusoire ?


III. Le temps est-il irréel ?
IV. Quel genre de réalité appartient au bien et au mal ?
On voit d'un seul coup d'œil que répondre à ces quatre questions revient au
moins à esquisser un système entier de philosophie. Mais les réponses, d'après
Russell, sont déjà saisies à l'avance dans une alternative entre Mysticisme et
Logique. Dès lors, de deux choses l'une : ou bien les quatre questions ne peuvent
que recevoir des réponses divergentes, les unes «mystiques», les autres
«logiques». Et alors il faut faire son deuil de la systématicité philosophique. Ou
bien au contraire les quatre questions peuvent toutes recevoir des réponses allant
dans le même sens, et alors ces réponses forment le vrai système de la philosophie.
Pour déterminer lequel de ces termes est à retenir dans l'alternative, le sens même
des questions mérite une formulation qui en fasse reconnaître, grâce à un recul his-
torique, tout le poids : ce qu'on pourrait appeler leur forme grecque ou latine. Du
même coup, cette formulation fait apparaître entre ces questions un autre ordre où
elles se succèdent cette fois-ci comme suit :
(A) La question II recouvre le débat entre Schopenhauer et Nietzsche : faut-il
croire qu'il n'y a qu'un Grand Tout de l'univers ou faut-il au contraire faire droit
au principium individuationis ? C'est déjà l'alternative entre la Sphère de
Parménide et les atomes de Démocrite. Si on admet le cogito ergo sum, le problè-
me équivaut à la question de savoir si le solipsisme est vrai.
(B) La question III conduit à l'opposition entre le fleuve d'Héraclite et la
sphère de Parménide qui ouvre le débat entre Spinoza et Bergson : Faut-il voir les
choses sub specie aeternitatis ou sub specie durationis ?
(C) La question I recouvre le débat intestin au Pythagorisme. Selon le témoi-
gnage de JambUque, en effetti, l'école pythagoricienne était divisée en deux clas-
ses : les «Pythagoristes» et les «Pythagoriciens». Les premiers se définissaient
comme Acousmaticiens («Auditeurs») et les seconds en tant que Mathématiciens
(«Savants»), Brunschvicg^z en fera deux sous-sectes «aux prises» dans la secte :
les Acousmaticiens se réclament d'un Maître et croient ce qu'il dit parce qu' Il Va
dit (at)xoo ecpa), les Mathématiciens s'astreignent à «justifier rationnellement des
propositions ». Il faut préciser que dans le rationalisme de Russell, les raisons invo-
quées peuvent être des expériences. Par conséquent, non seulement le rationalisme
en ce sens n'est pas incompatible avec l'empirisme, mais le rationalisme implique
l'empirisme quand il s'agit de vérités d'expérience.

91. Jamblique, Vie de Pythagore, 81.


92. L. Brunschvicg, Le Progrès de la Conscience dans la Philosophie occidentale (1927), tome 1
4. Paris, PUF.
Russell ou le Rire de la Raison pure 154

(D) La question IV peut être appelée le problème de Blake : peut-il y avoir un


Mariage du Ciel et de l'Enfer ?
Les questions A et B sont les deux foyers de la Métaphysique. La question C
commande la Logique entière et la question D le tout de l'Éthique. Nous pouvons
ajouter d'ores et déjà que si Russell prend la peine de poser ces questions, c'est
parce qu'elles sont, selon lui, décidables.
A partir de là Russell procède à deux expositions du Mysticisme : une exposi-
tion brève et une exposition développée.
Selon l'exposition brève, le Mysticisme tient dans quatre apophtegmes qui
sont les suivants :
(a) Le réel est un.
(b) Le temps est irréel.
(c) En termes objectifs : l'Apparence masque la Réalité.
En termes subjectifs : la raison contraste avec l'intuition.
(d) Non seulement le mal mais aussi le bien ne sont que des apparences.
Il faut remarquer que le langage de Russell, ici, est entièrement emprunté à
Bradley, dont Appearance and Reality est paru en 1893. Cependant le nom de
Bradley n'apparaît pas une seule fois dans Le Mysticisme et la Logique et, si nous
cherchons un philosophe chez qui se trouvent réunies les quatre thèses (a)-(d),
nous en trouverons sans doute un seul : Spinoza, c'est-à-dire un des rares philoso-
phes à être parvenu selon Russell à quelque sagesse.
L' Éthique de Spinoza est en effet le livre qui rassemble les propositions sui-
vantes, correspondant point par point aux propositions (a)-(d) ci-dessus :
(i) Dieu, autrement dit une substance absolument infinie, existe nécessaire-
ment (I, xi).
En dehors de Dieu nulle substance ne peut exister (I, xiv).
La substance absolument infinie est indivisible (I, xiii).
(ii) L'existence nécessaire est identique à l'éternité (I, df. vili).
Il est de la nature de la Raison de percevoir les choses sous une certaine espè-
ce d'éternité (II, xùv, corollaire ii).
(iii) La connaissance rationnelle est dépassée par la connaissance intuitive (II,
XL, scolie ii).
(iv) Nous ne désirons pas une chose parce que nous jugeons qu'elle est
bonne mais nous jugeons qu'elle est bonne parce que nous la désirons (III, ix,
scolie).
Par conséquent, du point de vue de Russell, Spinoza est le Mystique par excel-
lence. Mais en raison de sa méthode more geometrico, sans doute sa philosophie
mérite-t-elle plus encore que celle de Parménide le titre de Mysticisme logique. En
attendant le Tractatus de Wittgenstein.
Russell ou le Rire de la Raison pure 155

Russell n'a ainsi exposé le système du Mysticisme que pour prendre position
face à lui.
Et le jugement est également global : « Sur la totalité de ces quatre questions,
le mysticisme, une fois qu'il est pleinement développé me semble dans l'erreur».
Plus exactement la position de Russell dans cet article de 1914 ne prend tout son
sens que par comparaison à une thèse contenue dans ce Tractatus qui ne paraîtra
en 1921 que grâce à son Introduction. On ht en effet dans le Tractatus le verset

5.621 - Le monde et la vie sont un.

Mais selon Russell il faut distinguer entre


1) Une croyance qui prend pour objet le monde, et
2) Une attitude, qui prend pour objet la vie.
Grâce à ce distinguo, Russell peut à la fois nier le mysticisme (en tant que
croyance au sujet du monde) et en reconnaître la sagesse (en tant qu'attitude face à
la vie). Mais ce n'est qu'une concession et le problème de la vérité sur les quatre
problèmes va exiger une exposition développée.
Cependant, la gigantomachie ne se réduit pas ici à une opposition de doctri-
nes définies dans L'Abstrait. Le 22 mars 1911, à Paris, Russell a déjeuné avec
Bergson93 et, à cette occasion, acheté L'Évolution Créatrice. Puis, le 13 février
1913, il écrit :

Santayana vient de sortir un nouveau livre. Nouveaux Souffles, oil il est sur-
tout question de Bergson et de moi^^.

Qu'y a-t-il derrière cette gémellité ? Dans l'été 191195 Russell est élu prési-
dent de r Aristotelian Society. A ce titre il doit prononcer la communication d'ou-
verture de la session annuelle, qui a lieu traditionnellement le premier mardi de
novembre. Mais cette année-là Bergson est également invité à prononcer quatre
conférences en Angleterre pour la fin d'octobre?®. Et il a exprimé le vœu qu'à
l'Aristotehan Society la séance d'ouverture soit avancée, afin qu'il puisse écouter
la communication de Russell. Celui-ci devra donc préparer sa communication plus
tôt que prévu. Dès le 2 octobre, évoquant Bergson dans une lettre à Lady Ottohne,

93. R. Monk, Bertrand Russell, op. cit., pp. 202-203.


94. B. Russell, Autobiographie, tome 1, op. cit., p 294.
95. R. Monk, Bertrand Russell, op. cit., pp. 231-3.
96. H. Bergson, Mélanges, PUF, p. 944.
Russell ou le Rire de la Raison pure 156

Russell déclare : «Il est mon antithèse»97. L'antithèse Bergson entendra la confé-
rence de Russell et prendra part à la discussion98.
Dans L'Évolution Créatrice qu'il a achetée en 1911 et dont il a entrepris la
lecture avant de déjeuner avec Bergson, Russell a rencontré dès la page 9 le célèb-
re exemple du verre d'eau sucrée. Mais dans l'été de 1897, R u s s e l l ? ? a relu
Appearance and Reality, le magnum opus de F. H. Bradley paru en 1893 et qui
connaît cette année-là sa seconde éditionioo. Or dès la page 16, Bradley y déclare :
«Nous pouvons prendre l'exemple famiher d'un morceau de sucre». Bergson est
donc le philosophe qui a fait fondre le morceau de sucre de Bradley dans un verre
d'eau (provenant évidemment du fleuve d'Héraclite).
En publiant le Tractatus, Wittgenstein a en quelque sorte intronisé l'antithèse
entre Bergson et Russell. C'est ce qu'atteste le groupement de Russell dans le der-
nier chapitre du livre qu'il publie en 1940 : «les mystiques, Bergson et
Wittgenstein »101.

97. R. Monk, Bertrand Russell, op. cit., p. 235. Dans la Revue de Métaphysique et de Morale de 1901
est paru un article d'Edouard. Le Roy intitulé : « Sur quelques objections adressées à la nouvelle philoso-
phie ». Dans une lettre à Russell du 5 juillet, Couturat, qui a polémiqué avec Le Roy, identifie qui prétend
ainsi détenir la nouveauté en philosophie : «C'est une école de philosophes cathohques, fidéistes et presque
mystiques». Il ajoute sur la doctrine de cette école : «Elle est fort dangereuse, parce qu'elle procède de la
conjonction du contingentisme moral de Boutroux et du positivisme scientifique de Poincaré, au moyen de
la théorie de la connaissance de Bergson». Selon lui elle débouche sur «l'irrationnel pur». Nous voyons
donc ici que (i) l'enjeu est la nouvelle philosophie, (ii) dès 1901 Russell est prévenu contre Bergson par
Couturat, (iii) non seulement Couturat le lui désigne comme cible, mais il désigne la cible par l'écriteau
«Mysticisme» qui règle son sort, (iv) il fournit de surcroît l'équation entre mysticisme et irrationalisme. Le
27 février 1902, à la Société Française de Philosophie, le conférencier se nomme Louis Couturat. Sa confé-
rence a pour titre ; «Sur les rapports de la logique et de la métaphysique de Leibniz». Parmi les auditeurs se
trouve Bergson {Mélanges, op. cit., p. 560). Le 27 octobre 1905, Bergson écrit à l'administrateur du Collège
de France : «Demande un remplaçant pour l'année 1905-1906, expose les titres, œuvres et qualités de
Couturat» {Mélanges, op. cit., p. 661) Ainsi Couturat va-t-il être pendant un an le suppléant de Bergson au
Collège de France {Mélanges, op. cit., p. 674). Et le 8 décembre 1905 il pourra y prononcer sa leçon inau-
gurale (reprise dans Loi, éd., L'Œuvre de Louis Couturat, Presses de l'ENS, Paris, 1983). Le 18 décembre
1904, il avait écrit à Russell : «Je vais me remettre à ma «Logique mathématique» que je vais publier chez
Alcan sous le titre «Manuel de Logistique» " (I. Grattan-Guinness, Roots..., op. cit.,, p. 575). Il a «reçu
bien des fois», explique-t-il «des demandes d'exphcation sur la «Logique nouvelle». C'est à cette Logique
nouvelle qu'il va consacrer son Cours au Collège de France {Ibid, § 7.4.1, p. 355). Ainsi le premier cours de
logique symbolique jamais donné en France a-t-il été donné au Collège de France dans l'année universitai-
re 1905-1906, c'est-à-dire l'un des premiers au monde avec celui de Royce (cf Le Jeu de Wittgenstein,
op. cit., p. 19) et grâce à une suppléance préparée par Bergson. Le 10 novembre 1905, Louis Couturat écrit
à Russell au sujet de Bergson : « Il a bien voulu m'écrire ces jours-ci que, plus il y réfléchissait, plus il
croyait mon sujet bien choisi pour un cours au Collège de France ».
98. Cf J. Chevaher, Entretiens avec Bergson, Pion, Paris, 1959, pp. 196-197.
99. R. Monk, Bertrand Russell, tome 1, op. cit., p. 115.
100. F. H. Bradley, Appearance and Reality, 1893. Nous le citons en abrégé AS d'après la 10= impres-
sion (1946) photographiant la 9e (1930).
101. B. Russell, Signification & Vérité, 1940, Paris, Hammarion, 1969, p. 369.
Russell ou le Rire de la Raison pure 157

Dès 1912, Russell a publié son pamphlet «La Philosophie de Bergson» qui
deviendra le chapitre « Bergson » dans son Histoire de la Philosophie occidentale
écrite en 1945.
En 1927, Bergson écrit à Brunschvicg que «tout philosophe a deux philoso-
phies : la sienne et celle de S p i n o z a »102. Cette formule fameuse nous donne la
forme où s'inscrit la position de Russell entre le mysticisme et la logique. Elle
pourrait s'énoncer ainsi : Tout philosophe a deux philosophies, la philosophie de
son mysticisme et la philosophie de sa logique.

102. H. Bergson, Mélanges, op. cit., p. 1483.


Russell ou le Rire de la Raison pure 159

/. LE PLURALISME ONTOLOGIQUE

La sphère de Parménide et la Substance de Spinoza ont trouvé selon


Russelli03, un héritier en 1893 dans l'Absolu de Bradley. L'Absolu est l'antithèse
du Relatif. Et en 1883, vingt ans avant les Principles of Mathematics de Russell,
sont parus d'une part les Principles of Logic de F.H. Bradley et d'autre part «The
Logic of Relatives » de C.S. Peirce. Puisque la thèse de Russell en 1903 est que les
mathématiques se déduisent de la logique, on pourrait croire que les Principles of
Mathematics de Russell avaient trouvé leurs propres principes dans les Principles
of Logic de Bradley. Il n'en est rien. L'analyse logique des mathématiques, chez
Russell, est obtenue grâce à la logique des relations dont Peirce est, précisément
par l'article de 1883, le principal pionnier avant lui.
Mais en 1906, RusselHo^ cite quelques hgnes de Bradley qui sont en quelque
sorte la conclusion et le synopsis d'Apparence et Réalité :

La Réalité est une. Elle doit être simple parce que la pluralité, considérée
comme réelle, est contradictoire en soi. La pluralité implique les relations et, à
travers les relations, elle ne cesse pas d'affmner involontairement l'unitélO^.

La thèse maîtresse, « La Réalité est une », fait son entrée page 123. Bradley va
la fonder (p. 125) à partir d'une division de la diversité. D'une part il y a selon lui

103. B. Russell, Mysticism and Logic, p. 15 ; Principles, § 212.


104. B. Russell, Philosophical Essays, 1910, Allen & Unwinn, p. 141, trad. PUF, dans un article
publié en 1906.
105. Bradley, Appearance and Reality, p. 460. Russell précise que cela se trouve dans la 1ère édition,
p. 519.
Russell ou le Rire de la Raison pure 160

la «coexistence» donnée «à un niveau où les relations n'existent pas». D'autre


part «toute autre manière d'être ensemble doit impliquer des relations et elles sont
fatales à l'auto-suffisance». Mais la coexistence est elle-même une relation et par
conséquent les deux branches de l'alternative se ramènent à une seule, ce qu'enté-
rine le synopsis final en affirmant que «la pluralité imphque les relations».
Mais pourquoi les relations seraient-elle «fatales à l'auto-suffisance» ?
Bradley donne immédiatement sa raison : « Les relations sont sans signification si
ce n'est à l'intérieur et sur la base d'un tout substantiel» (de sorte qu'inversement
« toute tentative pour maintenir que les relations sont purement externes est vouée
à l'échec»).
Dans l'Index (p. 569) l'indication de la page où se trouve cette proposition a
pour entrée une thèse : «Les relations sont toutes intrinsèques». Cette thèse est
rappelée page 347 où elle trouve aussi sa formulation la plus nette : « Toute rela-
tion, comme nous l'avons appris, pénètre essentiellement la nature de ses termes
et, dans ce sens, est intrinsèque». Puis, p. 347, Bradley parle indifféremment de
relations intrinsèques et de «relations internes»lo®.
Nous trouvons donc chez Bradley, dès 1893, ce que Russell évoquera comme
«Axiome des Relations internes»i07 et que nous énoncerons plus prudemment
comme Thèse des Relations internes (TRI).
De surcroît, cette thèse joue un rôle pivot dans l'argumentation de Bradley :
c'est parce que selon lui, toutes les relations sont internes que les relations sont
«fatales à l'auto-suffisance». La thèse des relations internes est donc ce qui selon
Bradley reconduit de la pluralité à l'unité. Et Russell est d'accord au moins sur ce
point avec Bradley. Il affrrme que «l'axiome des relations internes est équivalent à
l'affirmation du monisme ontologique et à la négation de l'existence de toute rela-
tion »w®.
La TRI pose au moins trois problèmes, d'amont en aval :
1° Sur quoi est-elle fondée (selon Bradley) ?
2° Est-elle vraie et, sinon, peut-elle être réfutée ?
3° A-t-elle bien les conséquences que lui attribuent Bradley puis Russell ?
La question 1° ne concernant que Bradley nous la laisserons de côté ici. Pour
apprécier les conséquences de la TRI nous devons comme Russell dans les
Principles (§ 212) distinguer entre le monisme (de Spinoza ou Bradley) d'une part
et le monadisme (de Leibniz ou Lotze) d'autre part.

106. Ibid., celles-ci sont introduites dès la p. 26.


107. B. Russell, Philosophical Essays, op. cit., p. 139.
108. Ibid., p. 142.
Russell ou le Rire de la Raison pure 161

Le monisme de Spinoza est la thèse d'une Substance unique. Le monadisme


de Leibniz admet au contraire une infinité de substances individuelles. Mais les
monades leibniziennes sont aussi, selon l'expression d'Alvin Plantingaio?, des
worldbound individuals, individus liés-à-leur-monde, par opposition aux individus
pour lesquels on peut tracer, selon l'expression de David Kaplaniio, une trans-
world heir line, c'est-à-dire une ligne qui relie leurs présences dans différents mon-
des possibles. C'est ce que l'on voit bien dans l'exemple de Sextus à la fin de la
Théodicée. Pour Leibniz, il y a bien «des Sextus de toute espèce et d'une infinité
de façons». Et dans la Pyramide rassemblant tous les mondes possibles, Leibniz
attribue même à la série des Sextus un lieu géométrique (§ 414) dont le type est la
ligne. Mais par ailleurs Leibniz nie l'existence d'un «Sextus vague» parcourant
toute cette ligne en y maintenant son identité. Selon Leibniz il ne s'agit que de
« Sextus approchants », chacun enfermé dans son monde possible. Le problème
posé par la rétractation de Leibniz ne se comprend vraiment qu'à partir de l'article
de G. E. Moore sur «Les Relations Externes & Internes»"!. Il faut même aller
plus au fond du problème en partant de la forme générale F {x, y, z,...) d'un prédi-
cat, c'est-à-dire d'une fonction propositionnelle-de valence n, qui permet la dis-
tinction entre prédication externe et prédication interne. Une prédication est exter-
ne quand un terme du prédicat peut y entrer ou sortir tout en gardant son identité,
interne dans le cas inverse. Par exemple Socrate a pour mère Phénarète et pour
femme Xanthippe. «Avoir pour mère y » est une relation interne car quelqu'un ne
peut pas avoir une autre mère que la sienne, mais Socrate pouvait épouser quel-
qu'un d'autre que Xanthippe et par conséquent «être le mari de y» est une relation
externe. La distinction entre relations externes et internes ne fait par conséquent
que généraliser aux prédicats polyadiques la distinction classique entre attributs
accidentels et essentiels.
Soit par exemple le jugement de relation « César renversa la liberté des
Romains »112. Selon Leibniz il se ramène à «cette connexion du sujet qui est César
et du prédicat qui est son entreprise heureuse», de sorte que «la dictature future de
César a son fondement dans sa notion ou nature». Et lorsque Leibniz évoque «une
dénomination vraie, de comparaison au moins ou de relation», c'est l'occasion
pour lui d'énoncer qu'«il n'y a aucune dénomination purement extrinsèque», ce

109. A. Plantinga, The Nature of Necessity, Oxford University Press, 1974, chap. VI : «Transworld
Identity or Worldbound Individuals ?».
110. Ap. J. Hintikka, Models for Modalities, Dordrecht, 1969, Reidel (now Kluwer), p. 101.
111. G. E. Moore, « External and Internal Relations », inProc. of the Aristotelian Society, 1919-
1920.
112. G. Leibniz, Discours de Métaphysique, § XIII.
Russell ou le Rire de la Raison pure 162

qui fait finalement que toute substance singulière enveloppe dans sa notion parfai-
te l'univers tout entier^^^.
Par conséquent lorsque Leibniz soutient «qu'i'Z n'y a pas de dénominations
purement extrinsèques qui n'aient en outre un fondement dans la chose dénom-
mée»ii4^ ce qu'il énonce dans son langage est déjà la thèse des relations internes.
Leibniz pense pouvoir la déduire du Principe de Raison (Nihil est sine rationey^^.
De même, selon Bradley, « si ce n'est par leur nature interne que les termes entrent
dans les relations, alors, dans la mesure oii ils sont concernés, ils semblent reliés
sans raison aucune et la relation semble fabriquée artificiellement »n®.
Quoi qu'il en soit de ce dernier point, nous pouvons enregistrer un premier
acquis, à savoir que la thèse des relations internes conduit bien à la monadologie
de Leibniz où « chaque substance simple » est « un miroir vivant perpétuel de l'uni-
vers» (§ 56). Autrement dit la thèse des relations internes est un principe leibni-
zien. On pourrait l'appeler aussi le Principe des dénominations intrinsèques.
Peut-il conduire aussi au monisme de Bradley ? Cela reviendrait en somme à
dire que la Monadologie de Leibniz a pour corollaire l'Éthique de Spinoza ! En
d'autres termes, le monisme de Bradley pourrait se définir comme un monadisme
radicalisé. Bradley déclare en tout cas: «Prendre la réalité comme un schème rela-
tionnel - et cela, que les relations soient « exteme » ou « internes » - semble ainsi
impossible et peut-être même ridicule»n^.
En 1903, dans la Préface des Principles of Mathematics, Russell déclare que
parmi les thèses qu'il doit à G.E. Moore, il y a «le pluralisme qui considère le
monde, à la fois celui de existants et celui des entités, comme composé d'un nom-
bre infini d'entités indépendantes, avec des relations qui sont ultimes et qui ne sont
pas réductibles à des adjectifs de leurs termes ou du tout que ceux-ci compo-
s e n t »"8. Or comme le montrera Moore en 1920, il y a des relations externes et des

relations internes. Bien plus, une même relation («>», par exemple) peut être
externe entre certains termes (Paul > Pierre) et interne entre d'autres (9 > 7). Ce
qui est interne ou externe en soi, par conséquent, ce sont les faits relationnels, avec

113. G. Leibniz, Primae Veritates, traduction L. Couturat, in Revue de Métaphysique et de Morale,


1995, n° 1, p. 10.
114. G. Leibniz, Primae Veritates, op. cit., p. 9. Cf. aussi G II, p. 240. Cf. B. Russell, Uibniz § 14,
trad. p. 34.
115. G. Leibniz, Primae Veritates, op. cit., p. 8. Ailleurs, le «grand principe» est «Il faut toujours
qu'il y ait quelque fondement de la connexion des termes d'une proposition, qui se doit trouver dans leurs
notions» et «cet axiome vulgaire que rien n'arrive sans raison» n'en est qu' «un des corollaires» (G E, 56).
116. B. Ku&icW, Appearance and Reality, (2e éd), op. cit., p. 514.
117. F. H. Bradley, Essays on Truth and Reality, Oxford University Press, 1914, p. 190.
118. B. Russell, Principles of Mathematics, p. xviii.
Russell ou le Rire de la Raison pure 163

les deux cas possibles. Il est donc vain d'opposer au TRI un «Principe des
Relations externes ». Et de toute façon il y a mieux à faire que de réfuter le monis-
me : c'est de démontrer le pluralisme.
Supposons qu'il existe un seul être. Cet être sera d'abord identique à lui
même. Par conséquent la seule existence de relations et de faits relatiormels ne suf-
fit pas à démontrer le pluralisme. Supposons même que cet être s'aime lui même.
Il peut s'agir d'une relation externe. Mais cela n'exclut donc pas que cet être soit
seul au monde. Par conséquent la réalisation de relations externes ne suffit pas non
plus à impliquer la pluralité dans l'être.
Dans les Principia Mathematica, au chapitre *13, «Identité», nous trouvons
d'abord la définition du signe « = » :
*I3.0I x = y. = :((t>):<plx.^.(l)\y Df
(«x égale y ssi, quel que soit (j), si x est (j), alors est (j)).
Autrement dit, x est identique à y si et seulement si tout prédicat de x (y com-
pris les prédicats négatifs de la forme ^ F x) est prédicat de y. Ce qui est à gauche
de la définition est l'identité numérique, à définir. Ce qui est à droite et qui la défi-
nit est V identité qualitative pour toute qualité. Le sens de cette définition est par
conséquent que l'identité numérique se ramène à la quantification universelle de
l'identité qualitative. Cela signifie par conséquent que la relation d'identité se
trouve ramenée à l'attribution.
Et cela entraîne entre autres la définition de la dijférence numérique :

(«A est différent de B ssi il existe un (j) tel que A est 0 et B n'est pas ^ »)
Pour cela, comme le stipule Russell, « il sera nécessaire que A et B soient qua-
lifiés par des adjectifs différents et la diversité de ces adjectifs ne peut être, sous
peine de régression à l'infini, interprétée comme signifiant qu'à leur tour ils ont
différents adjectifs »n®. Dans la définition *13.01, le «!» dans «(j)] x» veut dire
(PM, p. 51) que la variable ne peut prendre comme valeur qu'un individu. Et cette
définition n'est que la conjonction de deux Principes leibniziens qui se retrouvent
ainsi en un seul Théorème des Principia Mathematica :
(I) Le principe ôl identité des indiscernables :
{(j)) <j) \ X Z) (p \ y. Z). X = y
(II) Le principe de substitutivité des identiques :
X = y. Z). ((j)) (p \ xz) (j) l y.
Mais Bradley ne s'est pas arrêté là. Dans Apparence et Réalité, le chapitre ii
s'intitule « Substantif et Adjectif ». Dès la page 18 on y lit : « une relation entre A et

119. B. Russell, Philosophical Essays, op. cit., p. 141.


Russell ou le Rire de la Raison pure 164

B implique réellement un fondement substantiel en leur intérieur». Par conséquent


la Thèse des Relations internes est posée dès le seuil d'Apparence et Réalité^^^ et
cela au sujet du rapport entre substantif et adjectif qui est le modèle grammatical
de la forme sujet-prédicat, que celle-ci concerne des individus (« Socrate est coura-
geux») ou des universaux («Le courage est une vertu»). Le chapitre m s'intitule
«Relation et Qualité». Et au § 3 (p. 27) la question d'une «relation sans termes» y
est identifiée à celle de relations « sans leurs qualités». En apparence, Bradley a
perdu de vue le problème, c'est-à-dire la réduction des relations à des attributions.
En réalité il est en plein dedans. Car si dans une relation les termes peuvent être
des qualités (celles qui définissent l'identité qualitative) cela signifie qu'on est
passé à une thèse des relations internes généralisée (TRIG) qui (dans le vocabulai-
re que nous devons à Russell) ne concerne plus seulement les relations dans le type
0 des individus mais aussi les relations dans le type 1 des attributs, dans le type 2
des attributs d'attributs, etc. C'est cette forme généralisée qui permet de passer du
monadisme de Leibniz au monisme de Bradley. Dans la théorie des types logiques,
le Ciel platonicien des Idées contient une infinité de firmaments superposés. Mais
cette hiérarchie repose finalement sur la terre aristotélicienne des individus. La
thèse des relations internes générahsée, c'est ce monde renversé. La réfutation de
Bradley consiste donc en 1906, chez Russell, à le placer dans une situation zéno-
nienne convertie en situation k a f k a i e n n e i 2 i oii il devra pour appliquer sa thèse des
relations internes accomplir une infinité de démarches ascendantes : partant de
1'« Apparence» A B, Bradley ne pourra jamais atteindre sa «Réalité» supposée
A = B parce que, contrairement au monde platonicien qui culmine sur l'Idée du
Bien, son monde intelligible ne cesse de se dérober en une fuite infinie vers le
hauti22.
Chez Bradley, le monisme avait donné des verges pour qu'on le batte en se
plaçant sur le terrain de la logique des relations et Russell pensait en avoir fourni
une réfutation dans les Principles en exploitant cette situation. En 1908, cepen-
dant, Russell reçoit une lettre de W. James datée du 4 octobre qui lui déclare : «Je
viens d'avoir ce matin une conversation de trois heures avec B e r g s o n » i 2 3 . Pour

120. Alors que, rappelons le, l'Index ne la relève qu'à partir de la p. 125.
121. Cf. J. L. Borges, « Les Précurseurs de Kafka », 1951, in Enquêtes 1937-1952, traduction
Gallimard, Paris, 1957. Premier précurseur ; Zénon, p. 146. Rappelons que Kafka commence Le Procès en
1914, l'année oii paraît Mysticism and Logic. La légende du Procès a été publiée sous le titre Devant la Loi
en 1919, l'année de la Lettre au père {Tentation au village, Grasset), selon la chronologie de Marthe Robert
p. 250. (M. Robert, Kafka, NRF, GalUmard, Paris, 1960, pp. 173-174).
122. La fuite infinie vers le haut est également un thème directeur chez Lewis Carroll.
123. B. K\xsss\\, Autobiographie, tome 1, op. cit., p. 261.
Russell ou le Rire de la Raison pure 165

l'année 1908-1909, à l'Université d'Oxford, W. James s'est vu confier les Hibbert


Lectures «sur la Présente Situation en Philosophie» qui seront publiées en 1909
sous le titre A Pluralistic Universe. Dans ce livre, la deuxième Leçon est intitulée
«L'idéalisme moniste». James y réunit dans une même désapprobation le quate-
nus de Spinoza et l'Absolu de Bradley. La sixième Leçon a pour titre «Bergson et
sa critique de l'intellectualisme». Ainsi le Plurahsme qui était en 1903 un pluralis-
me de Cambridge (Angleterre) confiné à quelques lignes sur la complicité entre
Moore et Russell mais fondé sur une critique du monisme au moyen des ressour-
ces de l'analyse et de la logique est-il devenu en 1909 un pluralisme d'Oxford ou
plus exactement un pluralisme de Cambridge ( M a s s a c h u s e t t s ) i 2 4 à Oxford - sou-
tenu par la compUcité de Bergson et W. James et proclamé dès le titre tout au long
d'un hvre entier à titre de décision quant à «la Présente Situation en Philosophie».
Et le 21 juin 1909, Bergson présente à l'Académie Française un «Rapport sur Le
Pluralisme de J.H. Boex-Borel»i25.
Mais James est-il fondé à embarquer Bergson pour l'appareillage du parti plu-
raliste ? Lorsque en 1911 Russell se plonge dans L'Évolution créatrice, il peut lire
p. 168 les lignes que voici :

L a connaissance instinctive q u ' u n e espèce possède d ' u n e autre espèce sur


un certain point particulier a donc sa racine dans l'unité m ê m e de la vie, qui
est, pour employer l ' e x p r e s s i o n d ' u n philosophe ancien, un tout sympa-
thique à lui-même. Il est impossible de considérer certains instincts spéciaux
de l'animal et de la plante, évidemment nés dans des circonstances extraor-
dinaires, sans les rapprocher de ces souvenirs, en apparence oubliés, qui
jailhssent tout à coup sous la pression d ' u n besoin urgent.

Bergson applique donc, dans L'Évolution Créatrice de 1907 les principes


énoncés en 1896 dans Matière et Mémoire et qu'il rappelle comme suit :

N o u s traînons derrière nous, sans nous en apercevoir, la totalité de notre


passé ; mais notre m é m o i r e ne verse dans le présent que les deux ou trois
souvenirs qui compléteront par quelque côté notte situation actuelle.

Ce qui lui permet de dire :

C o m m e n t ne pas voir que la vie procède ici c o m m e la conscience en géné-


ral, comme la mémoire ?

124. W. James enseigne à l'Université Harvard à partir de 1885.


125. Ahas J. H. Rosny aîné.
Russell ou le Rire de la Raison pure 166

Ce que Russell, résumant le système de Bergson dans sa lettre du 2 octobre à


Lady Ottoline formule en disant : «Il universalise l'âme individuelle sous le nom
d'élan vital»i26.
Le «philosophe ancien» dont se réclame Bergson ici est Plotini27 q u i , dans
les Ennéades, IV, iv, § 32 écrit :

Cet univers est donc un tout sympathique à lui-même.

Et selon Bergson la théorie de la mémoire s'applique à toute « la série des


êtres »128. Par conséquent, pour Bergson comme pour Plotin, c'est l'univers qui est
«un tout sympathique à lui-même», c'est-à-dire que la portée ontologique du
holisme bradleyien se retrouve dans le holisme bergsonien. Dans les deux cas il
s'applique à l'Être dans sa totalité. Mais le holisme de Bradley, dû à l'auteur des
Principles of Logic de 1883 et fondé sur la théorie des relations internes, peut être
dit un holisme logique. C'est ce qui incita Russell à l'attaquer de plein fouet. Le
holisme de Bergson, de son côté, trouve ses modèles dans la vie organique et men-
tale. C'est donc un holisme d'inspiration biologique et psychologique. Toutefois,
Emile Bréhier, traducteur de Plotin, est aussi un spécialiste des stoïciens et, à sa
traduction de la phrase qui inspira Bergson, il ajoute en note : «L'expression et l'i-
dée sont stoïciennes : cf. Alexandre d'Aphrodise, de Mixione, éd. I. Bruns, 216
16». Or les Stoïciens, comme on sait, sont des logiciens qui en tant que tels ne
peuvent être comparés qu'au Stagirite. Mais nous n'avons pas besoin de ce détour
par les archives pour dévoiler ici les enjeux. La «logique» de Bradley, dont les
pivot est la théorie des relations internes, n'a pas d'autre but que de dissoudre les
relations dans l'Absolu. Le holisme de Bergson, au contraire, a pour pivot une
relation maîtresse, la Sympathie à soi même, de la forme «X est sympathique à X»,
cas particulier de la fonction propositionnelle
(S) X sympathise avec Y.
Bradley pouvait aussi reprendre à son compte la formule de Plotin, mais elle
n'aurait pas eu chez lui le même sens que chez Bergson. Bradley pouvait prendre
littéralement la formule plotinienne, de sorte que (S) deviendrait
(S Br) Le Tout sympathise avec le Tout.
Tandis que chez Bergson, c'est la vie qui est «un tout sympathique à lui-même» et
le paradigme en est « la connaissance instinctive qu'une espèce possède d'une autre
espèce». En outre, le modèle de ce paradigme est la mémoire. Mais la mémoire

126. R. Monk, Bertrand Russell, op. cit., p. 235.


127. Un des philosophes préférés de Russell. Cf. son Histoire de la Philosophie occidentale,
pp. 304-305.
128. H. Bergson, Matière et Mémoire, p. 232.
Russell ou le Rire de la Raison pure 167

elle-même est conçue par Bergson sur le modèle offert par la dijférence de poten-
tiel, dans « un circuit où tous les éléments se tiennent dans un état de tension
m u t u e l l e »129. Par conséquent, chez Bergson, la fonction propositionnelle (S) reçoit
une tout autre interprétation dont la forme développée serait «Tout se tient dans un
état de tension mutuelle avec tout» mais que nous pouvons ramener à
(S Bg) Tout sympathise avec tout,
dont la caractéristique (au sens leibnizien) est
\fx y y (x sympathise avec y).
Russell avait décelé un Ugnage du monadisme où Leibniz a trouvé un succes-
seur en Lotze. «Les monades, filles de Leibniz, ont fait du chemin depuis leur
père». Telle est la première phrase de l'essai «Monadologie & Sociologie» pubUé
par Tarde en 1893, la même année qa'Appearence and Reality. De Leibniz à Tarde,
quel est le chemin fait par les monades ? C'est Bergson qui nous le dit en 1909
dans sa Préface aux « Pages choisies » de Tarde dans la collection « Les Grands
Philosophes »130 :

Des éléments analogues par certains côtés aux monades de Leibniz, mais à
la différence des monades leibniziennes, capables de se modifier les uns les
autres, voilà ce que Tarde met au fond de la réalité.

Et en 1911, Bergson publie une Introductioni3i à la traduction du livre de


W. James (publié en 1907) dont la quatrième Leçon est intitulée «L'Un et le
Multiple». La conclusion de cette quatrième leçon est : «Nécessité d'abandonner
le dogmatisme moniste et de s'en tenir aux constatations de l'expérience». Mais
dans l'Introduction de Bergson, la première des deux parties est intitulée «La
Surabondance du Réel ».
Or James n'est pas seulement l'auteur de L'Univers Pluraliste publié en 1909
mais aussi des Essais d'Empirisme Radical réunis en 1912. Et en 1911
l'Introduction de Bergson marque (p. 242) l'articulation entre le Pluralisme et
VEmpirisme radical, en quelques hgnes où il dévoile tout l'enjeu de la controverse
où s'est engagé Russell.

On parle du «monde» ou du «cosmos» ; et ces mots, d'après leur origine,


désignent quelque chose de simple, tout au moins de bien composé. On dit
«l'univers», et le mot fait penser à une unification possible des choses. On
peut être spiritualiste, matérialiste, panthéiste, comme on peut être indiffé-
rent à la philosophie et satisfait du sens commun : toujours on se représente

129. Ibid., p. 114.


130. H. Bergson, Mélange.^, op. cit., pp. 811-813.
131. Reprise dans H. Bergson, La Pensée et le Mouvant.
Russell ou le Rire de la Raison pure 168

un ou plusieurs principes simples, par lesquels s'expliquerait l'ensemble des


choses matérielles et morales.
C'est que notre intelhgence est éprise de simplicité. Elle éconoinise l'effort,
et veut que la nature se soit arrangée de façon à ne réclamer de nous, pour
être pensée, que la plus petite somme possible de travail. Elle se donne donc
juste ce qu'il faut d'éléments ou de principes pour recomposer avec eux la
série indéfinie des objets et des événements.
Mais si, au lieu de reconstruire idéalement les choses pour la plus grande
satisfaction de notre raison, nous nous en tenions purement et simplement à
ce que l'expérience nous donne, nous penserions et nous nous exprimerions
d'une tout autre manière. Tandis que notre intelligence, avec ses habitudes
d'économie, se représente les effets comme strictement proportionnés à leurs
causes, la nature, qui est prodigue, met dans la cause bien plus qu'il n'est
requis pour produire l'effet. Tandis que notre devise à nous est Juste ce qu'il
faut, celle de la nature est Plus qu'il ne faut, - trop de ceci, trop de cela, trop
de tout. La réalité, telle que James la voit, est redondante et surabondante.

Pour saisir ici tous les enjeux, nous devons expliciter d'abord les rapports
entre empirisme et rationalisme déjà évoqués sur la question D. Il faut distinguer
d'abord entre rationalisme êpistémologique (doctrinal ou théorique) et rationalis-
me méthodologique (ou militant). Le rationalisme doctrinal est une thèse opposée
à l'empirisme. D'après l'empirisme, l'expérience est la seule source de connais-
sance. D'après le rationahsme comme doctrine, la raison peut poser des a priori.
Le rationalisme militant est seulement une attitude : celle qui consiste à exiger des
raisons. Or la raison pour penser que la mer est salée ne se trouve que dans l'expé-
rience. Par conséquent les raisons à l'appui peuvent très bien être des expériences
et, dans beaucoup de cas, ne peuvent être que des expériences. Donc dans le ratio-
nalisme militant, non seulement le rationalisme est compatible avec l'empirisme,
mais le rationalisme implique un empirisme. Et ce rationalisme militant est partagé
par des auteurs aussi différents que James, Bergson et Russell.
Une fois fait le distinguo entre rationahsme doctrinal et rationahsme militant,
il est loisible de se poser une question qui n'est autre que celle de la liberté dans la
pensée : on peut se demander si l'empirisme impliqué par le rationalisme militant
ne peut pas être empêché par des obstacles provenant du rationalisme doctrinal,
même à titre résiduel.
La thèse de Bergson dans son Introduction à W. James est une réponse positi-
ve à cette question. Si, par exemple, la raison ou l'intelUgence ont des habitudes
d'économie tandis que l'expérience est prodigue, alors les habitudes économiques
de l'intelligence deviennent un ht de Procuste pour l'expérience. Et puisque l'ex-
périence est une raison, le rationalisme doctrinal sera ici, comme il arrive souvent,
un obstacle au rationalisme militant.
Or dans ses Leçons sur la première philosophie de Russell, consacrées entiè-
rement aux Principles of Mathematics, Jules Vuillemin a distingué 7 principes des
Russell ou le Rire de la Raison pure 169

Principles. Le premier de sa liste est le «principe des relations externes » et consti-


tue donc un équivalent du pluralisme russellien. Mais l'avant-dernier principe est
le Principe de parcimonie. Qui plus est, Vuillemin expose la Table des Principes
de Russell en deux colonnes correspondant respectivement à une Formulation
ontologique (où le principe a un sens objectif) suivie d'une formulation méthodo-
logique (où il n'a plus qu'une signification subjective). Or le sixième principe,
dans sa formulation méthodologique, équivaut bien, comme on s'y attendait, au
Rasoir d'Occam («Il ne faut pas multiplier les entités au-delà de ce qui est néces-
saire») ; mais dans sa formulation ontologique il est énoncé par Vuillemin comme
Principe de la simplicité de l'être.
Cette analyse comporte deux points capitaux :
1° Chez Russell, le Principe de Parcimonie n'est pas seulement un précepte
d'ordre méthodologique mais aussi un principe ontologique, à l'instar du rationa-
lisme doctrinal qui affirme a priori certains traits de la réalité.
2° En tant que principe de parcimonie ou d'économie, ce principe ontolo-
gique risque d'entrer en conflit avec l'expérience et avec le rationahsme méthodo-
logique.
Les analyses de Bergson et les exégèses de Vuillemin ont donc le mérite de
poser un problème le plus souvent insoupçonné : le nominalisme (condensé dans le
Rasoir d'Occam) n'est-il pas dans un rapport à'antagonisme avec Vempirisme,
comme il l'est de toute façon avec le pluralisme ?
Il est vrai que Vuillemin, quand il en vient (§ 46) à exposer ce qu'il entend par
sens objectif du principe de parcimonie chez Russell, finit par évoquer le célèbre
« sens solide de la réalité» dont Russell en prisoni32 se réclamera en 1919 après
l'avoir appelé en 1918 instinct de la réalitéi33. Mais Russell se prononce alors en
ces termes :

Un robuste sens de la réalité se révèle indispensable pour développer une


analyse correcte des propositions au sujet des licornes, des montagnes d'or,
des cercles carrés, ainsi que des autres pseudo-objets.

Russell vient alors d'évoquer Hamlet en tant que personnage fictif. Et il est
remarquable que dans le Robuste Sens de la Réalité, la Réalité de Bradley reste
l'enjeu. Mais la série des exemples et le concept de «pseudo-objet» qui les couvre
indiquent aussi parmi quelles sortes d'«Apparence», ici, le Rasoir d'Occam doit

132. B. Russell, Introduction à la Philosophie Mathématique, op. cit., p. 170 (traduction Rivenc, op.
cit., p. 317).
133. B. Russell, « The Philosophy of Logical Atomism », Logic and Knowledge, p. 223.
Russell ou le Rire de la Raison pure 170

trancher. Il suffira de citer la Théorie de l'Objet d'Alexius M e i n o n g i 3 4 : non seule-


ment Russell est à cette époque un des rares auteurs à connaître cette théorie, mais
il a consacré à M e i n o n g i ^ s une série de trois articles publiés dans Mind en 1904.
La raison en est intestine. Elle tient tout entière dans la définition du terme qui sur-
git dans les Principles au § 47 :

Quoi que ce soit qui peut être un objet de pensée ou peut intervenir dans une
quelconque proposition vraie ou fausse, ou encore qui peut être compté pour
un, je l'appelle un terme. Celui-ci est donc le mot le plus étendu (widest
word) de tout le vocabulaire philosophique. J'en ferai usage comme synony-
me des mots unité, individu et entité. Les premiers pour souligner le fait que
tout terme est un, tandis que le troisième est dérivé du fait que tout terme a
de l'être (has being), c'est-à-dire est en quelque sens. Un homme, un
moment, un nombre, une classe, une relation, une chimère, ou quoi que ce
soit d'autre qui peut être mentionné, se trouve assuré d'être un terme ; et nier
de telle ou telle chose qu'elle soit un terme doit toujours être faux.

On voit que, pour parler comme Saturnin dans Le Chiendent le problème


que Russell affronte ici n'est autre, finalement, que Vête du nonnête, celui qui,
dans Le Sophiste, a conduit Platon au parricide, avec Parménide dans le rôle du
père. Le principe de parcimonie est donc d'abord un principe du parricide. Mais
Vête du nonnête n'est en quelque sorte que le trou noir où toutes les vaches multi-
coloresiî'' sont n o i r e s i ^ s . Car le problème est de savoir où doit passer le rasoir
d'Occam. Or, supposant «un homme» avoir échappé au célèbre «Argument du
troisième homme», ce qui subsiste est radicalement hétéroclite : «une chimère»
est la métonymie de la liste dressée en prison («la licorne», etc.) mais les moments
sont ceux du temps absolu de Newton. Quant aux nombres, aux classes et aux rela-
tions, ce sont les nouveaux Universaux de la Logique et des Mathématiques,
demandant à être hébergés dans le monde intelhgible de Platon en vertu d'un droit
datant du jardin d'Academos.
Par conséquent l'ontologie des Principles cumule un réalisme de Reid, un
réalisme de Newton, un réalisme de Platon et un réalisme de Meinong. Ce qui la
commande est donc tout le contraire d'un principe de parcim.onie : un principe de
Prodigalité ilhmitée. Comparativement, nous pouvons appeler réalisme radical un
réalisme qui trouverait sa mesure dans l'empirisme radical.

134. A. Meinong, La théorie de l'objet.1904, traduction Vrin.


135. Outre des recensions.
136. R. Queneau, Le Chiendent, Paris, GaUimard, NRF, 1956, pp. 256-258.
137. Cf. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
138. Cf. G.W.E Hegel, Phénoménologie de l'Esprit.
Russell ou le Rire de la Raison pure 171

En octobre 1911, l'Adresse inaugurale de VAristotelian Society dont Bergson


a fait déplacer la date pour venir entendre et discuter Russell s'intitule « Sur les
relations entre Universaux et Particuliers ». On sait que la querelle des Universaux,
parmi toutes les gigantomachies philosophiques, est celle oii les rôles sont distri-
bués avec le plus grand laconisme scolastique, en trois coups de cuillère à pot com-
binatoire : les universaux sont ou bien ante rem, ou bien post rem, ou bien in re.
D'oìj la Querelle du Réalisme, du Conceptualisme ou Nominalisme^^'^ et d'une
troisième position possible qui n'a pas de dénomination officielle mais qu'il fau-
drait appeler le Concrétisme. Cette dernière conception trouvera plus tard sa forme
extrême dans la théorie des ressemblances familiales formulée par le second
Wittgenstein. Mais en 1911 Russell ne peut s'y référer (p. 111) que comme à la
doctrine de Hume et Berkeley. Selon cette doctrine, l'existence du bleu, par exem-
ple, se ramène à l'existence d'une ressemblance entre la mer, les myosotis et autres
bleuets. Les universaux y sont par conséquent des ressemblances entre particuliers.
Mais cette doctrine présente une difficulté qui, selon Russell, est insurmontable :
puisque la ressemblance est elle-même une abstraction, il existe un universel des
universaux, et ce que nous admettons de lui peut aussi bien être admis du tout-
venant exemplifié par le bleu. Ce qui nous ramène au réalisme platonicien. La
position de Russell dans la Querelle des Universaux, par conséquent, une fois qu'il
est sorti de la prodigalité des Principles, est une résignation au réalisme. Mais
revenons aux particuliers.
Quand, en 1959, dans son Histoire de mes idées philosophiques^'^^ Russell
revient en pensée sur la querelle des Relations, il considère d'abord, en discutant la
doctrine des relations internes, les raisons à l'appui de celle-ci. Et il écrit alors :

Même un athée doit admettre qu'un homme peut aimer Dieu. Il s'ensuit que
l'amour de Dieu est un état de l'homme qui le ressent, et non, à proprement
parler, un fait de relation.

Nous devons distinguer ici l'exemple et la conclusion. La conclusion est


qu'un fait psychique, tel que l'amour, malgré sa forme «x aime y» n'est pas «à
proprement parler un fait de relation». Or cette conclusion, Russell pouvait évi-
demment l'atteindre aussi bien en mettant, à la place y occupée par Dieu en 1959,
la chimère évoquée en 1903.
Si l'amour, comme une foule d'autres faits psychiques, n'est pas «à propre-
ment parler» un fait de relation, c'est parce que la relation supposée peut (dans le

139. Selon que les universaux sont supposés n'exister que dans la pensée ou dans le langage.
140. B. Russell, My Philosophical Development, 1959, traduction, p. 68.
Russell ou le Rire de la Raison pure 172

cas où y n'existe pas) être une relation qui a un pied dans l'être et l'autre dans le
non-être.
Dans les Problèmes de Philosophie de 1912, le chapitre 4 porte le même
titrei4i qu'un articlei42 de 1911 qu'il reprend pour l'essentiel. Mais dans le copier-
coller une chose au moins a sauté. Dans l'article Russell affirmait entre autres :
«J'entends préserver le dualisme du sujet et de l'objet», cela par opposition, d'une
part, à l'idée « qu'il n'y a pas de sujet» et d'autre part à la thèse idéaliste soutenant
que l'objet n'est qu'«une partie du sujet».
En 1921, c'est un livre entier que Russell consacre à la Psychologie :
L'Analyse de l'Esprit. En 1944, John Laird, dans le volume Schilpp consacré à
Russell, a relevé ce qui a changé :

Le livre commence dans le schéma acte-contenu-objet de Brentano-


Meinong. Les réalistes, dit Russell, ou bien suppriment à la fois «acte» et
« contenu » (s'ils sont du type Américain) ou suppriment le contenu mais
non l'acte (s'ils sont du type Brentano, tel qu'il est représenté par Moore
dans son ancienne «Réfutation de l'idéalisme» ou par Russell lui-même
dans les Problèmes). Russell lui-même, dit-il maintenant (p. 20) «reste un
réahste pour ce qui est de la sensation mais non pour ce qui est de la mémoi-
re ou de la pensée». Dans cette mesure, cependant, s'il est resté un réahste,
il s'est converti au nouveau réalisme des américains, (p. 296)

Dans le cadre ainsi fourni, le schéma sujet-objet de 1911 suffit d'abord à poser
le problème prioritairei^s. Dans sa Psychologie de 1874, Brentano a défini (au § 5)
le fait psychique par «ce que les Scolastiques du Moyen-Âge ont appelé l'in-exis-
tence (Inexistenz - existence dans) intentionelle », autrement dit comme « direc-
tion vers un objet (sans qu'il faille entendre par là une réalité) ». Dans cette derniè-
re définition, comme le montre l'exemple de la chimère, la partie entre parenthèses
est au moins aussi importante que le reste. Et à partir de là deux stratégies sont
possibles : ou bien traiter la relation sujet-objet comme une relation ordinaire à un
objet extraordinaire, tel qu'une montagne d'or (c'est la stratégie de Meinong) ou
bien la traiter comme une relation extraordinaire à des objets ordinaires dont les
uns existent, tels que les hommes, et les autres n'existent pas, tels que les chimères
(c'est la stratégie de Husserl et de Russell).
En 1912, dans les Problèmes de Philosophie, le chapitre 12 contient
l'exemple
Othello croit que Desdémone aime Cassio.

141. «Connaissance par accointance et Connaissance par description».


142. Repris dans Mysticisme et Logique.
143. Comme l'ont montré Smith & Me Intyre dans Husserl and Intentionality, Reidel, 1982.
Russell ou le Rire de la Raison pure 173

Ce que montre cet exemple, c'est qu'à l'aporie de l'objet intentionel inexis-
tant (comme la chimère dans l'amour) il faut ajouter celle de l'objet intentionel qui
est faux (comme le fantasme dans la jalousie). En 1921, dans le Tractatus de
Wittgenstein, le verset 5.541 évoque «certaines formes propositionnelles de la
psychologie, telles que « A croit que p a lieu », ou « A pense p », etc. ». Wittgenstein
concède que « superficiellement, il semble qu'ici la proposition p ait une espèce de
relation à un objet A » et il ajoute que « dans la théorie moderne de la connaissance
(Russell, Moore, etc.) ces propositions sont conçues de cette m a n i è r e » 1 4 4 .
En 1925, la deuxième édition des Principia Mathematica est laissée à Russell
seul. Elle contient trois Appendices dont le troisième est intitulé « Fonctions de
vérité et autres». Dans «Il n'est pas vrai que Desdémone aime Cassio», si nous
substituons à «Desdémone aime Cassio» n'importe quelle proposition ayant
même valeur de vérité, le résultat gardera aussi sa valeur de vérité. On dit alors que
le contexte «Il n'est pas vrai que» est une fonction de vérité. Mais Russell envisa-
ge alors deux contre-exemples « évidents primâ fade » dont le premier est la
croyance : « si A croit p et s'il se trouve que p est vrai, il ne s'ensuit pas que A croit
toute autre proposition vraie q ; et, si A croit p, p se trouvant faux, il ne s'ensuit pas
que A croit toute autre proposition fausse q ».
En 1929, dans Processus et Réalité, Whitehead introduit les concepts de « sen-
timent propositionnel» et de «préhension propositionnelle». En 1940, Russell
publie Signification et Vérité où il introduit (p. 62) le concept d'attitude proposi-
tionnelle comme ce qui est impliqué par des mots tels que «croire», «désirer»,
«douter», etc..
Dans le genre de l'intentionahté découvert par Brentano, les attitudes propo-
sitionnelles, comme leur nom l'indique, ne représentent que le cas où l'objet inten-
tionel est une proposition (vraie ou fausse). Toutefois l'exemple de l'amour donné
en 1959 montre qu'aux yeux de Russell c'est le concept général de relation qui est
problématisé par les attitudes mentales, qu'elles soient propositionnelles ou autres.

144. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1921, traduction G. G. Granger, Paris,


Gallimard.
Russell ou le Rire de la Raison pure 175

II. REALITE DU TEMPS ET DE L'ETERNITE

Dans le Mysticisme, la négation de la réalité du temps, selon Russell, « décou-


le de la négation de toute division». Car «si tout est un, la distinction du passé et
du futur doit être illusoire». Russell cite à l'appui un Poète persan :
Futur et passé dérobent Dieu à notre vue.
En 1908, l'année même oii W. Jamesi^s s'en prend successivement au sub
specie aeternitatis de Spinoza (p. 47) et à la thèse de l'univers intemporel chez
McTaggart (p. 51), Mac Taggart publie son article sur «L'Irréalité du T e m p s » 1 4 6 .
La démonstration de McTaggarti^? s'appuie sur sa célèbre distinction entre
les deux séries temporelles A et B. Si nous considérons un événement E quel-
conque, nous le découvrirons pris dans deux séries. D'une part E est successive-
ment Futur, puis Présent, et enfin Passé. C'est la série A des attributs temporels.
D'autre part E divise l'ensemble de tous les événements en trois sous-ensembles :
ceux qui précèdent E, ceux qui lui sont simultanés et ceux qui lui succèdent. C'est
la série B des relations chronologiques. Or les deux séries sont radicalement oppo-
sées par leurs propriétés. Un événement n'est présent que pour basculer immédia-
tement dans le passé. La série A est donc un théâtre de changements. Mais la nais-
sance de Baudelaire qui succède à celle de Victor Hugo et précède celle de
Rimbaud ne saurait échanger cette position intermédiaire pour une autre. La série

145. W. James, A pluralistic Universe, New York, Longmans, 1909.


146. Traduit dans Sacha Bourgeois-Gironde, McTaggart, Temps, Eternité, Immortalité, L'Éclat, 2000.
147. Cf. J. Y. Goffi, «Le Temps existe-t-il ?», Cahiers philosophiques, n°34, mars 1988.
Russell ou le Rire de la Raison pure 176

B ignore ainsi tout changement. Et derrière la question de la « réalité du temps »,


McTaggart a donc d'abord décelé une question plus radicale qui est la question de
la réalité du changement ou du devenir. Le Temps, quoi qu'il en soit, est ainsi un
canard-lapin qui montre un visage temporel et un visage intemporel. Et il s'ensuit
que le distinguo de McTaggart entre les deux séries commande la Métaphysique
du temps dans sa totalité. Si, dans le double aspect du temps, c'est le série B qui est
première, on est conduit à une conception statique du temps. Nul n'a mieux vu
comment saisir son sens que son plus grand adversaire, puisque c'est aussi la
conception cinématographique du temps explicitée par Bergson afin de mieux la
repousser. Selon cette conception, la succession n'a qu'une réalité subjective :
« elle marque un déficit ; elle traduit une infirmité de notre perception, condamnée
à détailler le film image par image au lieu de le saisir globalement». Et le temps
lui-même, dans cette conception, «n'est qu'un espace idéal où l'on suppose ali-
gnés tous les événements passés, présents et futurs, avec, en outre, un empêche-
ment pour eux de nous apparaître en b l o c »148. C'est la théorie du temps qui décou-
le de la Relativité selon Einstein, mais elle se résume dans la représentation du
temps comme «quatrième dimension» s'ajoutant aux trois dimensions de l'espa-
ce. La conception statique signifie donc finalement qu'en parlant de l'espace et du
temps nous sonames devant deux apparences dont une seule recouvre une réahté :
l'espace. Pour cette raison, elle peut aussi se nommer spatialisme. Si au contraire
c'est la série A qui est première, avec son devenir dominant tous les devenirs des
choses temporelles, alors nous sommes amenés à une conception mobiliste du
temps, dont le mobilisme bergsonien est la forme radicale. Dans l'alternative de
McTaggart entre spatialisme et mobihsme, comment Russell va-t-il se situer ?
Il faut distinguer ici entre cohérence et systématicité. Même si on admet que
le monisme implique le spatialisme, le pluralisme n'implique pas pour autant le
mobilisme. Il n'y a donc pas d'incohérence à être à la fois pluraliste et spatiahste.
Mais en décrivant une gigantomachie à l'échelle de toute l'histoire entre
Mysticisme et Logique, Russell a mis en balance, comme nous l'avons vu, la sys-
tématicité de la Philosophie. A partir des quatre questions qui ouvrent la giganto-
machie, un système de philosophie n'est obtenu que par quatre réponses homogè-
nes. Par conséquent, à partir du moment où l'esprit du Mysticisme comporte une
négation de la division et une négation du temps (à plus forte raison si la première
entraîne la seconde) le pluralisme ne peut contribuer à un système de philosophie
que s'il est épaulé, sinon par un mobilisme, du moins par une réhabilitation de la
réahté du temps.

148. H. Bergson, La Pensée et le Mouvant, pp. 9-10 (1934). Cf. déjà « Le possible et le réel », (1920,
publié en 1930) p. 101.
Russell ou le Rire de la Raison pure 161

Or le premier point ici, c'est que nous rencontrons en Russell non seulement le
champion (avec Einstein) du spatialisme mais aussi le pionnier de cette conception.
En 1940, dans Signification et Vérité, Russell consacrera le chapitre vu aux
Particuliers égocentriques. «Ce sont des mots tels «ceci», «cela», «je», «voici»,
«ici», «là», «maintenant», «alors», «passé», «présent», «futur». Il faut y ajouter
le temps des verbes» (p. 123). En 1918, dans les Leçons sur l'Atomisme logique
(p. 222), ces mots étaient appelés des particuliers emphatiques. Le terme
« emphase » vient du grec emphasis, apparence. Cela signifie que nous avons tou-
jours à r arrière-plan, ici, la dichotomie de Bradley entre Apparence et Réalité.
Dans cette opposition Russell fait accomplir au concept d'Apparence, en 1918, ce
que Quine appellera le semiotic ascent, c'est-à-dire la transmutation, typique de
la philosophie analytique, où un problème philosophique est transformé en pro-
blème grammatical par l'identification du langage où surgit ce problème. C'est
ainsi que le problème d'écarter les Apparences pour saisir la Réalité se trouve
ramené au problème d'isoler dans le langage la part de l'emphatique. Russell peut
alors déclarer que « dans un monde purement physique régnerait une complète
impartialité » :

Toutes les parties du temps et toutes les régions de l'espace apparaîtraient


également emphatiques.

Russell tient ici pour admis que le temps peut être traité de pair avec l'espace. Or
nous savons bien que ce qui est ici pour les uns est là pour les autres, et vice versa.
Par conséquent si on admet que «maintenant», «hier» et «demain» sont à traiter
comme «ici» et «là», il s'ensuit par exemple que ce qui est présent pour les uns
peut être futur pour d'autres et passé pour d'autres encore. Et puisqu'un monde
purement physique serait d'une totale impartialité, inversement la partialité des
distinctions temporelles ne peut avoir qu'une origine psychique, attachée toujours
à une subjectivité dont elle est donc aussi entachée.
En 1914, dans «Mysticisme et Logique», la notion d'emphase est absente.
Mais en 1918, l'emphase n'est que l'indice verbal de la partialité, alors que la
réalité va de pair avec V impartialité. Et c'est en termes de partialité que Russell
soutient en 1914 l'irréalité du temps : «La différence de qualité ressentie entre le
passé et le futur», affirme-t-il, «n'est pas une différence intrinsèque mais seule-
ment une différence en relation avec nous : pour la contemplation impartiale, elle
cesse d'exister» (p. 23).
Mais en 1940, Russell rencontrera le problème de la «flèche» du temps (au
sens d'Eddington), autrement dit le problème de l'orientation du temps. Et à ce
sujet il envisage deux solutions possibles. La première est celle d'Eddington lui-
même, qui consiste à invoquer le Second Principe de la Thermodynamique, c'est-
Russell ou le Rire de la Raison pure 178

à-dire le principe de Camot définissant le futur comme direction de l'entropie. La


seconde est «la mémoire selon Bergson, si l'on pouvait croire en elle» :

Selon lui, rien de ce qui a été objet d'expérience n'est jamais perdu ; donc
mes souvenirs à une date antérieure sont une sous-classe de mes souvenirs à
une date ultérieure. La totalité de mes souvenirs dans les différents temps
peut, par conséquent, être sérialement ordonnée par la relation d'inclusion
entre classes, et le temps peut être sérialement ordonné par corrélation avec
la totalité des souvenirs.

On voit par conséquent que la mémoire bergsonienne, du point de vue de Russell,


peut être le principe d'une mathématisation du temps.
En 1959, pour établir l'existence de relations externes, Russell part de
l'exemple suivant :

Supposez que A et B soient des événements, et que A soit antérieur à B. Je


ne pense pas que cela implique en A l'existence de quelque chose en vertu
de quoi, indépendamment de B, il est nécessaire que A possède une caracté-
ristique que nous exprimons inexactement en mentionnant B.

Cette thèse est à comprendre par comparaison avec la thèse de Whitehead


soutenant que les relations entre événements sont des relations internes. Cela résul-
te du fait que tout événement est en quelque sorte crucifié sur l'espace-temps, de
telle manière que toutes ses relations à tous les autres événements sont comprises
dans sa singularité occasionnelle. Supposons cependant que l'événement A laisse
un souvenir ou une « trace » dans l'événement B. Alors cela entraîne que A est anté-
rieur à B. Mais il s'agit d'un fait irréductiblement relationnel qui ne peut pas se
ramener au fait que B comporte une image A', puisqu'il faut ajouter que A' ressem-
ble à l'original A et surtout que A' est une image de A ou un effet de A.
Russell ajoute en 1959 :

Prenons de nouveau la relation d'antériorité. Si A est antérieur à B, B n'est


pas antérieur à A.Si vous essayez d'exprimer la relation de A par le moyen
des attributs de A et de B, vous devez le tenter par le moyen des dates. Vous
pouvez dire que la date de A est une propriété de A et que la date de B est
une propriété de B, mais cela ne vous servira de rien puisqu'il vous faudra
continuer et dire que la date de A et antérieure à la date de B, si bien que
vous n'aurez pu échapper à la relation.

En apparence il ne s'agit que d'une variante de l'argument exposé en 1907 où


«David < Gohath» renvoie par exemple à « 1<2» : ici (1) «l'événement A précède l'é-
vénement B » ne fait que nous renvoyer à (2) «la date 0 de tg précède la date 1 de tj ».
Mais (2) présuppose une théorie du temps absolu (où les dates sont individuées avant les
événements qu'elles datent) alors que la théorie bergsonienne de la rhémoire permet
Russell ou le Rire de la Raison pure 179

(1) de déterminer un ordre du temps comme ordre des événements


(2) de se passer d'un ordre des instants (dans un temps absolu)
(3) d'éviter la réduction des relations aux attributs, puisque la présence en B
d'un souvenir de A est un fait irréductiblement relationnel.
En 1911, déjà, Russell précise qu'il n'entend pas se rallier à la thèse de ceux
qui ont «entièrement nié la réalité du temps». En quoi peut-il y avoir une réalité
objective du temps si la différence entre passé, présent et futur n'est qu'une dis-
tinction subjective ? En 1935, Russell prononcera une conférence intitulée «Sur
l'Ordre dans le Temps ». Ce titre résume la réalité que Russell reconnaît au temps.
Même si les attributs A, «passé», «présent» et «futur» tiennent à la partialité de
notre subjectivité, cela n'ôte rien à la réalité des relations B comme précéder ou
succéder qui définissent l'ordre du temps. Par conséquent la réalité du temps selon
Russell se ramène à l'objectivité ou impartialité ou réalité de la Série B.
Mais comme nous l'avons vu, le changement est exclu de la série B. Or en
1903, dans les Principles, le § 443 s'intitule «Il n'existe rien de tel qu'un état de
changement». Par conséquent la thèse maîtresse de Russell au sujet du temps se
trouve déjà dans le Principles, avant que le distinguo de McTaggart ait permis d'é-
noncer exactement la question à laquelle cette thèse donne une réponse. Or, en
niant la réalité du changement, Russell s'est rallié, sur la question la plus radicale,
à la tradition du mysticisme. Cette conclusion, toutefois, n'est pas explicitée dans
«Mysticisme et Logique». A sa place, nous trouvons au contraire une manœuvre
de minimisation du mysticisme assumé. Cette minimisation est obtenue à partir de
la distinction entre théorie et attitude. Dans l'ordre de la théorie, non seulement
Russell s'abstient de nier formellement la réalité du devenir, mais il déclare qu'il
ne nie même pas toute réalité au temps. Dans l'ordre de l'attitude il formule sa
position par une citation de Spinoza : «Dans la mesure oii l'esprit conçoit une
chose conformément au décret de la raison, il sera également affecté, que cette
idée soit celle d'une chose future, passée ou présente» (= Quatenus Mens ex ratio-
nis dictamine res concipit, aeque ajficitur, sive idea sit futurae, vel praeteritae,
sive praesentis)^'^^. Mais cette proposition ne fait que diffracter un thèse plus célè-
bre : «Il est de la raison de percevoir les choses sous une espèce d ' é t e m i t é » ! 5 0 .
Et Russell avait auparavant déclaré : « On obtient, je pense, une idée plus
vraie du monde en peignant le choses qui entrent dans le cours du temps à partir
d'un monde éternel qui en émerge, que du point de vue qui considère le temps
comme le tyran qui dévore tout ce qui est. » (p. 23)

149. Russell donne comme référence : Ethique, Livre IV, proposition Lxii.
150. B. Spinoza, Ethica, II, XLÌV, corollaire 2.
Russell ou le Rire de la Raison pure 180

Mais avant même d'être supposé s'occuper du temps, Russell avait observé
(p. 19) :

Qu'il y ait quelque chose d'unique et de nouveau à chaque moment, cela est
certainement vrai.

C'était une concession à Bergson. Mais si Russell concède ce point à Bergson,


alors c'est toute la doctrine de la Durée qui s'engouffre par cette brèche (c'est ce
que nous appellerons le mobilisme caché de Russell). Par ailleurs la conclusion de
Russell au sujet du temps se réfère à la pensée qui « considère le passé comme
ayant la même réahté que le présent et la même importance que le futur» (p. 26).
Ce qui est remarquable ici, c'est que le futur et le présent ne sont là que pour attit-
rer des attributs (l'importance et la réalité) qui finalement sont transférés au seul
passé.
Dans la primauté accordée au p r é s e n t i ^ i quant à la réalité nous retrouvons la
thèse de St A u g u s t i n i 5 2 qui sera transformée en Logique du Temps par J. N.
Findlayi53. Dans l a primauté accordée au futur quant à l'importance, nous recon-
naissons la religion du progrès avec son eschatologie. Son modèle est «l'enfant
qui espère un bonbon parce qu'on lui a dit d'ouvrir la bouche et de fermer les
yeux» (p. 25). La religion de l'Évolution a trouvé en Spencer un propagandiste
philosophe mais son credo repose finalement sur le proverbe « Tout est bien qui
finit bien »154.
Puisque la réalité tient ici son titre du présent et puisque l'importance tient le
sien àa futur, les attributs à transférer sur le passé se partagent en fait la postérité
de ce passé. Par conséquent l'axe du temps s'est brisé en deux tronçons : d'une
part un désormais qui ne fait que pourvoir en attributs, et d'autre part un autrefois
qui ne fait que les recevoir.
Quant à Bergson, de son côté, il soutient sur le temps les trois thèses sui-
vantes :
(1) «Rien n'est moins que le moment p r é s e n t » i 5 5

151. Dans sa lettre du 8 décembre 1900 à Couturat, Russell écrit : «On n'aura jamais une bonne phi-
losophie du temps jusqu'à ce que les philosophes aient appris à penser par le moyen de verbes qui n'ont ni
passé ni futur». Au moins trois points sont à relever ici : (a) Sur une thèse ontologique, Russell procède ici
à un semiotic Ascent au sens de Quine, qui la transforme en thèse linguistique; ainsi (b) l'activité philoso-
phique est identifiée à la construction d'un langage idéal, comme dans le Tractatus ; (c) ce langage idéal
entérine ici la primauté du présent ; (d) donc il manque le but éléatique de Russell oii le temps est totale-
ment éliminé par 1'¿«temporalité.
152. St Augustin, Confessions, XI, xvii, §§ 22 et 23.
153. J. L. Gardies, La Logique du Temps, PUF, 1975, p. 38.
154. B. RusseU, Histoire de la Philosophie occidentale, op. cit., p. 585.
155. H. Bergson, Matière et Mémoire, op. cit., p. 166.
Russell ou le Rire de la Raison pure 181

(2) «C'est en vain qu'on voudrait assigner à la vie un but, au sens humain du
mot »156
(3) Il y a une « survivance en soi du passé »>57
Selon Bergson, par conséquent, le présent ne peut pas être le modèle de la
réalité, et de même le futur ne peut pas être le modèle de l'importance. Mais inver-
sement le passé se couronne lui-même du titre de Réalité. L'Être du Temps est la
Mémoire du Monde. En forgeant un concept de passé qui tient ses titres du Futur et
du Présent, Russell a donc défini en creux la Thèse de Bergson sur l'Être et le
Temps - thèse à laquelle il adhère en 1904 quand il écrit : «Le passé seul est véri-
tablement réel »158. Nous sommes donc là devant la Thèse de Bergson-Russell sur
l'Être et le Temps.

156. H. Bergson, L'évolution Créatrice, op. cit., p. 51. Nous ne tenons compte ici que de ce qui pou-
vait être connu de Russell en 1914. A partir de la conférence prononcée en 1920 sur «Le Possible et le
Réel», publiée en 1930, la thèse 2 est à remplacer par : (2bis) Il y a «création du possible par le réel».
157. H. Bergson, Matière et Mémoire, op. cit., p. 166.
158. B. RusseU, Philosophical Essays, op. cit., p. 68.
Russell ou le Rire de la Raison pure 183

III. RATIONALISME & INTUITIONISME™

L'opposition entre rationalisme et mysticisme, selon Russell, a pris la forme


d'un opposition entre rationalisme et «intuitionnisme». En 1907, Bergson va
caractériser l'Univers comme «un tout sympathique à lui-même». Dès 1903,
cependant, il écrivait : « On appelle intuition cette espèce de sympathie intellec-
tuelle par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce
qu'il a d'unique et d'inexprimable»!®, a la doctrine de 1903 sur la pensée,
Bergson a donc donné en 1907 un fondement dans l'être. Mais dans L'Évolution
créatrice le modèle du «tout sympathique à lui-même», c'est «la connaissance
instinctive qu'une espèce possède d'une autre espèce». Russell ne s'y est donc pas
trompé : l'intuition bergsonienne a son modèle dans l'instinct. C'est donc sous cet
angle qu'il assène sa réfutation :

La poule qui a couvé des œufs de canard a sans aucun doute l'intuition qui
semble la placer à l'intérieur de sa couvée au lieu de ne la connaître qu'ana-
lytiquement ; mais quand les canetons partent sur l'eau, toute l'intuition
apparente se révèle illusion, et la poule demeure désespérée sur la berge.

Pour saisir toute la force de cette réfutation, il faut rappeler que dans le Hvre
oil la grand-mère de Russell a recopié « Tu ne suivras pas la multitude qui fait le

159. La section I sur ce point de « Mysticisme & Logique » est reprise dans La méthode sciemifique
en Philosophie, ch. I.
160. H. Bergson, « Introduction à la Métaphysique », in Revue de Métaphysique et de Morale, 1903,
repris dans La Pensée et le Mouvant, p. 181 (=1395 dans les Œuvres, cf 1357) oil Bergson ôte à «sympa-
thie» l'épithète «intellectuelle».
Russell ou le Rire de la Raison pure 184

mal» se trouve aussi une Histoire qui, depuis le temps que l'on narre des histoires,
se situe sans doute au-dessus de toutes les autresi^i : c'est le Retour de l'Enfant
Prodigue (Le 15.11-32). Certes, après s'être ébroués sur la grand-mare des canards,
les canetons vont probablement revenir au rivage, et grande alors sera la joie de la
poule. Mais quelque chose en elle, cependant, restera sans doute à jamais brisé.
Les objets de son amour seront retrouvés. Mais sa certitude comme sujet-poule de
les connaître en les aimant aura reçu un coup dont elle ne pourra probablement
plus se remettre.
Bergson avait évoqué une connaissance instinctive des autres espèces.
Russell, dans son contre-exemple (puisé dans le folklore le plus rustique), montre
qu'une espèce ne se connaît pas elle-même : non seulement, dans la couvaison, des
œufs de poule sont remplaçables par des œufs de canard, mais dans le rôle des reje-
tons de poule, des poussins sont remplaçables par des canetons. Toutefois, dès
1900, Bergson avait avancé l'exemple suivant, sur le registre de La Eontaine et
d'Alphonse Daudet :

Il est peu probable que l'œil du loup fasse une différence entre le chevreau
etl'agneaul®.

Et il n'y a nulle incohérence de la part de Bergson puisque, dans L'Évolution


Créatrice, «la connaissance qu'une espèce possède d'une autre espèce» est spéci-
fiée comme portant « sur un certain point particulier». Et la thèse de la perception
sélective a été juste auparavant réitérée : «Les choses se passent» comme si l'ani-
mal connaissait «des autres animaux ce qu'il pourra utiliser, tout le reste demeu-
rant dans l'ombre». A l'arrière-plan, il y a en effet chez Bergson la théorie de la
mémoire. Et la sélection de la perception utile est par conséquent conçue d'après le
modèle que fournit d'abord la sélection du souvenir utile. La théorie de la mémoi-
re, dès 1896, conduit Bergson à une théorie du travail intellectuel^63 qu'il dévelop-
pera en 1902 dans son article sur «L'Effort intellectuel». Par conséquent c'est
Bergson qui a eu tort de rayer l'épithète «intellectuelle» appliquée à la sympathie
pour défink l'intuition, et c'est Russell qui a eu raison de la relever. Le bergsonis-
me est un intellectualisme. Et, comme nous Talions voir, il y a chez Russell un
intuitionnisme caché.

161. Dans le récit sur les clochers de Caen qui est le germe de toute la Recherche du Temps perdu,
Proust la prend pour modèle.
162. H. Bergson, Le Rire, 1900, PUF, p. 116.
163. H. Bergson, Matière et Mémoire, op. cit., p. 114
Russell ou le Rire de la Raison pure 185

Le recueil Mysticisme et Logique qui commence par l'article «Mysticisme et


Logique» finit par l'article «Connaissance par accointance et connaissance par
description», article de 1911 qui constitue la clef de voûte de toute l'épistémologie
russellienne.
La philosophie ne fait pas acception des personnes. Et la philosophie analy-
tique ne fait pas acception des auteurs. Par conséquent, si un article de Russell peut
se fonder sur un distinguo fait par C. S. Peirce, et même si Russell n'avait jamais
lu un mot de Pence, nous devons d'abord exposer l'analyse de Peirce.
Parmi les multiples distinctions dues à Peirce, l'une est sa classification des
signes en Symboles, Icônes et Index^'^. Cette distinction se fonde à son tour sur sa
classification des Relations. Peirce distingue entre relations de Priméité, de
Secondéité et de Tiercéité. Les relations de Priméité sont les relations de ressem-
blance ou de différence telle que par exemple « = », « < » ou « > ». Les relations
de Secondéité sont des relations de contiguïté ou de distance, comme dans
«JE» vs. «A, E». Les relations de Tiercéité sont celles où les termes ne sont mis
en rapport que par une loi, telles que par exemple la relation «=> » . Comme toute
grande analyse philosophique, la classification des signes par Peirce répond à un
problème, qui est ici de savoir comment un signe atteint son objet Pour obtenir la
solution de ce problème il suffit d'appliquer au cas du signe la typologie des rela-
tions. A partn de là le résultat de Peirce est si fondamental que sa signification est
encore loin d'être appréciée à sa juste valeur, en particulier parce que l'on ne voit
pas son caractère de division platonicienne, sélective et progressive. Dans la
summa divisio, le rapport du signe à son objet se révèle être soit fondé, soit posé
par une règle. Puis le premier cas se subdivise à son tour entre les signes qui sont
fondés sur une relation de ressemblance et ceux qui sont fondés sur une relation de
contiguïté^^^. Ainsi obtenons-nous finalement la tripartition des signes en symbo-
les, icônes et index. Une carte de géographie est une icône, le doigt indiquant la
route à y suivre est un index et le mot «route» est un symbole. Dans cette typolo-
gie, l'ordre peircéen est celui qui nous fait émerger des signes naturels (empreinte
animale, fumée du feu) ou infantiles (index pointé, croquis) pour parvenir aux
signes d'institution, produits dans la liberté de la loi (mots). Et il suffit d'inverser
l'ordre pour obtenir le point de vue de Russell, dont la perspective est épistémolo-
gique. Alors, partant des signes sans fondement on passe aux signes fondés qui, à
leur tour, peuvent être fondés soit sur un rapport pictural comme les « images » du
Tractatus, soit sur un rapport immédiat comme l'intuition bergsonienne. Et nous

164. C. s. Peirce, Collected Papers , Cambridge Massachusetts, Harvard University Press, 1934-35,
2.304 et 2.247 à 2.249.
165. Nous retrouvons donc ici la dualité de Jakobson entre Métaphore & Métonymie.
Russell ou le Rire de la Raison pure 186

sommes donc en pleine ironie du génie. Car il est notoire que Peirce attribue à
l'homme «quatre incapacités »'66 dont l'une est justement l'incapacité à sortir de
la Représentationi67. Peirce est le grand contempteur de l'intuitionnisme sous tou-
tes ses formes. Mais il suffit de retourner sa classification des signes à ses deux
embranchements pour en obtenir par division platonicienne une Sélection de
l'Intuition.
Comme le fait entendre Russell lui même (p. 151-152), sa distinction entre
« connaissance » par description et « connaissance » par accointance est, à la fois
plus fondamentalement et plus simplement, la distinction entre Représentation et
Présentation, appelée aussi Appréhension. Les définitions de ces notions dans les
termes appropriés de Peirce sont alors les suivantes : Une Représentation est un
signe fondé sur une relation de ressemblance à son objet ; une Présentation est
une contiguïté à l'objet ou un signe fondé sur une relation de contiguïté à son
objet. Mais comme il s'agit dans les deux cas de signes fondés, un bénéfice est
récolté par surcroît sans autre forme de procès. Ce qui était censé d'abord n'être
qu'une division de la Pensée se révèle être bel et bien une division dans la
Connaissance. A première vue on pouvait croire que dans sa distinction de 1911,
Russell ne fait qu'affubler de nouvelles circonlocutions la vieille distinction sco-
laire entre pensée intuitive et pensée discursive. Mais en fait il en voit d'emblée la
charge cognitive.
La distinction du discursif et de l'intuitif, comme on sait, a son origine dans la
division platonicienne du Segment de la Science entre le sous-segment de la dia-
noia et celui de la noèsis. Pour Platon déjà, par conséquent, la Connaissance est
intégralement partagée entre connaissance par description et connaissance par
accointance. Ce pedigree platonicien devait être rappelé parce que, parmi les pro-
ductions de Russell en 1911, les Proceedings of the Aristotelian Society n'ont pas
seulement publié «Connaissance par Accointance et Connaissance par
Description » (1910-1911) mais aussi «Sur la relation entre Universaux et
Particuliers» (1911-1912), l'Adresse inaugurale entendue et discutée par Bergson.
Dans l'article sur la connaissance Russell stipule (p. 155) que «la disjonction
'universel-particulier' inclut tous les objets» (thèse ontologique). Ajoutant : «On
pourrait aussi l'appeler la disjonction 'abstrait-concret'». Et dans ce même article
(p. 154) Russell soutient (thèse épistémologique, cette fois-ci) qu'il existe une

166. C. S. Peirce, Textes anticartésiens, Paris, Aubier, 1984, textes 1 et 2.


167. C. S. Peirce, Collected Papers, op. cit., 1.339, texte traduit par U. Eco dans Lector in Fabula,
Grasset, 1985, p. 47. La Chose en Soi est selon Peirce dans le même cas que chez le cruel Zénon, la tortue
devant Achille. Cf. par opposition la thèse d'Eco dans Kant et V ornithorynque (1999). Il suffit de remplacer
la tortue par l'ornithorynque.
Russell ou le Rire de la Raison pure 187

appréhension non seulement des particuliers mais aussi des universaux. Il précise :
«L'appréhension des universaux est appelée conception et un universel que nous
appréhendons est appelé un concept» en ajoutant qu'il y a une appréhension des
relations. Le grammairien sait qu'un adjectif peut régulièrement être substantivé.
Par exemple de l'adjectif «(est) rouge» nous passons au substantif «le rouge».
L'appréhension des universaux est une sorte de substantivation mentale (ou «de
tête »), par laquelle ce qui était prédicat (par exemple « est blanc ») devient sujet
logique (la blancheur ou le blanc) et par là-même objet psychologique («objet
intentionel» pour les doctes).
Parmi les particuliers dont nous avons accointance, Russell admet d'abord les
sense-data (comme les couleurs et les bruits) ainsi que le moi. En revanche, ajoute
Russell, «parmi les objets avec lesquels nous avons accointance ne sont pas inclus
les objets physiques (par opposition aux sense-data), ni les esprits des autres per-
sonnes. Ces choses ne nous sont connues que par ce que j'appelle «connaissance
par description».
C'est la distinction entre l'Ontologie et l'épistémologie qui va donner tout
son relief à ce qui précède.
Dans l'ontologie de Russell, tous les objets se divisent d'abord en universaux
et particuliers. Les particuliers, à leur tour, peuvent être soit des objets physiques
soit des esprits. Mais relativement à ces divisions ontologiques, l'épistémologie
vient effectuer un découpage irrégulier, qui ne leur correspond pas. La connaissan-
ce par accointance peut accéder aux universaux, mais, parmi les particuliers, ne lui
sont accessibles que ses sense-data et son moi ; les objets physiques et les autres
moi ne peuvent être atteints que dans une connaissance par description. Etant
donné les contours ad hoc de ce découpage il sera sans doute utile de l'identifier
d'après ses précédents. RusseU greffe ici le Platon du Ménon sur le Descartes des
Méditations, en une mixture de platonisme et de cartésianisme d'où émerge ce
qu'il faut appeler le Sujet de Russell ou l'Homme selon Russell. En lui, ce
qu'Eugen Fink définit comme «la métaphysique de centaure de l'Occident»i®»
parvient sans doute à sa forme parachevée. Le sujet russellien a un accès intuitif au
Monde Intelligible (celui que décrit la métaphysique de Cantor avec la hiérarchie
vertigineuse de ses co, ponctuée d'X transfinis) mais dans le Monde Visible il est
doublement exilé : il est exilé non seulement d'Autrui, dans la Solitude absolu-
ment hermétique de l'Intériorité cartésienne, mais aussi de la Nature, puisqu'il est
enfermé dans la bulle infranchissable de ses « sense-data », qui n'a pas plus de por-

168. E. Fink, Le Jeu comme symbole du Monde, 1960, traduction Minuit, § 4 : «La position de l'hom-
me dans la métaphysique de centaure de l'Occident».
Russell ou le Rire de la Raison pure 188

tes ni de fenêtres que la monade leibnizienne. Le sujet de Russell est donc un


Centaure dont la tête et le torse entier se trouvent dans le Ciel des Idées de Platon
mais dont le reste du corps, « tout derrière » comme le Petit Cheval de Paul Fort,
est aussi «tout dedans » sur la Terre de Descartes.
Dans le champ de la Connaissance par Description, la théorie des descriptions
définies dont nous avons déjà vu l'usage en mathématiques va recevoir une appli-
cation épistémologique. Dès lors le prototype de description définie n'est plus, par
exemple, «la racine carrée de 2» mais «l'homme au masque de fer» (p. 156) et il
s'agit alors de savoir quel nom propre doit être mis sous la description. Or la théo-
rie des descriptions définies, comme Russell en prend note en 1919, n'est pas autre
chose que la grammaire logique de l'article définiiô®. Quant aux noms propres,
selon Russell, ce sont usuellement des «descriptions tronquées» ou «descriptions
télescopées »'"'o : par exemple « Romulus » trouve son sens dans «le fondateur de
Rome», «Rome» dans «la capitale de l'Italie», «l'Italie» dans «le pays frontalier
au sud-est de la France», «la France» dans «le pays d'oil je vous parle»'"?!. Leur
emploi renvoie donc finalement à des noms logiquement propres, c'est-à-dire à
des noms qui, conformément à l'analyse de Stuart Mill, n'ont pas de connotation
(sens) mais seulement une dénotation (référence). Or les noms logiquement prop-
res ne sont autres que les index («je», «ici», «maintenant», etc.), avec «Ceci»
comme prototype. Et l'usage des index n'est autre que la Connaissance par accoin-
tance, fondant la connaissance par description. Ainsi se trouve illustrée dans ses
grands lignes une thèse de grande portée : à savoir que Tépistémologie est fondée
sur la sémiotique, la traditionnelle théorie de la connaissance étant commandée par
la jeune philosophie du langage!''2. Plus simplement encore, Tépistémologie est un
cas particulier de la sémiotique, puisque la connaissance doit d'abord être un signe
du connu.
Des expressions comme «l'auteur de Waverley» ou «l'actuel roi de France»
se révèlent finalement être des expressions de forme gigogne oii les descriptions
définies contiennent des noms propres. Par conséquent la connaissance par accoin-
tance n'est pas à côté de la connaissance par description, en vertu d'une division
mutuellement exclusive, mais dans la connaissance par description, comme son

169. B. Russell, Introduction à la Philosophie Mathématique, op. cit., ch. XVI, «Les Descriptions»,
en particulier le 1er paragraphe.
170. B. RusseU, Logic & Knowledge, op. cit., p. 243. Cf. Signification & Vérité : les descriptions «se
déguisent souvent en noms».
171. Pour une réponse aux critiques adressées à Russell sur ce point, voir J.-C. Dumoncel, « Sur les
fondements métaphysiques de la sémantique modale », Archives de Philosophie, 1981.
172. Ce qui n'exclut nullement de poser, comme Popper, ce qui est déjà la thèse de Peirce et de
Russell, à savoir que la Pensée, comme le Langage, trouve sa finalité naturelle dans la Connaissance.
Russell ou le Rire de la Raison pure 189

noyau intuitif localisant son fondement. En d'autres termes la distinction est de


nouveau une division platonicienne à orientation sélective. Aussi est-il naturel
qu'après la distinction de 1911 entre connaissance par description et connaissance
par accointance, Russell ait consacré un long article de 1914 à «La Nature de
r Accointance »173. Dans le premier paragraphe (p. 127) Russell y présente l'ac-
cointance comme «une relation duale entre un sujet et un objet». Il ajoute :
«L'objet peut être dans le présent, dans le passé, ou n'être pas du tout dans le
temps : il peut être un particulier sensible, ou un universel, ou un fait logique
abstrait». Puisque les «faits logiques» peuvent être objet de l'accointance qui est
le nom russellien de l'intuition, cela signifie que le logicisme est un intuitionnis-
me. D'autre part on observe ici une dissymétrie du temps du point de vue épisté-
mologique. Il y a une accointance du présent et du passé, mais non de l'avenir.
C'est la négation épistémologique de la symétrie ontologique affirmée du bout des
lèvres la même annéei74. Et puisque l'épistémologie n'est elle-même qu'un reten-
tissement de la sémiotique, cela signifie que nous pouvons nommer, logiquement
parlant, les individus passés ou présents mais non les individus à venir. C'était
déjà la thèse de C.S. Peircei75. Et le regroupement de la mémoire avec la percep-
tion se retrouve aussi sur la problématique de 1'individuation par accointance que
Russell a inspirée à Hintikkai^®. Or si la dissymétrie ontologique du temps est dis-
tincte de sa dissymétrie épistémologique ou sémiotique, celle-ci est par ailleurs un
indice et donc une raison à l'appui, voire une démonstration de celle-là.

173. Repris et cité dans Logic & Knowledge, op. cit


174. B. Russell, Mysticisme et Logique, op. cit., p. 23.
175. C. S. Peirce, Collected papers, op. cit., 4.172 et aussi 2.146-148 ainsi que 5.447.
176. J. Hintikka, « Knowledge by Acquaintance — Individuation by Acquaintance », in David Pears
(ed.), Bertrand RusseU, Anchor Books, 1972
Russell ou le Rire de la Raison pure 191

IV. EN DEÇA DU CIEL ET DE L'ENFER

« Crétois, tous menteurs »


St Paul, Actes de Apôtres,
Cité par Russell en exergue
à son Histoire de mes Idées Philosophiques.

Sur la question du métalangage, l'observatoire principal est, encore aujourd'hui,


le premier paragraphe du chapitre iv, «Le Langage-objet», dans Signification &
Vérité. Là, Russell rappelle que :
(i) «La conception d'une hiérarchie de langages est déjà dans la théorie des
types qui, sous une certaine forme, est nécessaire pour résoudre les paradoxes »177.
(ii) Dans sa Préface au Tractatus de Wittgenstein il a « suggéré de recourir à
cette théorie des types comme un moyen d'échapper à la théorie de Wittgenstein
selon laquelle une syntaxe ne peut seulement que se «montrer» et jamais s'expri-
mer par des mots »
(iii) La «conception d'une hiérarchie de langages», ensuite, «joue un rôle
important dans l'œuvre de Carnap, comme dans celle de Tarski»

177. C'est-à-dire plus exactement les antinomies, dont l'Antinomie de Russell est la quintessence.
Russell ou le Rire de la Raison pure 192

Russell s'est référé d'abord au grand article de Tarski sur « Le concept de véri-
té dans les langages formalisés » (1935). C'est dans cet article qu'émerge vérita-
blement la distinction entre
Métalangage
&

Langage-objet.
Mais en 1931, avec une Préface de G. E. Moore, sont parus en recueil les articles
de F. P. Ramsey dont l'ensemble n'a trouvé que dans sa réédition de 1978 son véritable
titre : Foundations. Dans la philosophie analytique, en effet, le véritable Père fondateur
est à l'origine G. E. Moore. Dès 1902, il contribuait au Dictionnaire de Philosophie
dirigé par J. M. Baldwin en y rédigeant l'article «Relation» et en 1903 il publiera ses
Principia Ethica. Sans parler de son fameux article de 1899 sur «La Nature du
Jugement» qui a déhvré Russell de Bradley, faisant suite à son compte-rendu de 1897
sur La Modalité du Jugement de Brunschvicg, livre paru la même année. Sidgwick,
cependant, a pubhé ses Methods of Ethics (point culminant de la tradition utilitariste et
chef-d'œuvre d'analyse) en 1874, donc dix ans avant Les Fondements de
l'Arithmétique de Frege. Par conséquent, à une époque oii Frege et Russell ne sont
encore que des spéciahstes en philosophie des mathématiques et Sidgwick un spécia-
Uste de philosophie morale, Moore a déjà posé les pierres d'attente du premier système
de philosophie analytique. Mais ce ne sont justement que des pierres d'attente. Chez
Frank-Plumpton Ramsey, autre chose va se passeri"?®. Avec son article de 1925 sur
«Les Fondements des Mathématiques» qui est l'éponyme du recueil préfacé par
Moore en 1931, il continue sur la voie de Frege et RusseU. Et (p. 20-21) il y découvre
la différencei"??, parmi les antinomies proliférant à cette époque (souvent sous le nom
de «paradoxes»), entre les antinomies logico-mathématiques (telles que l'antinomie de
Russell) et les antinomies linguistiques (dont l'ancêtre est le «Je mens»). Dans cette
perspective, ses «Fondements des Mathématiques» sont seulement une suite de pre-
mier ordre aux Principia Mathematica de Whitehead et Russell. Mais en 1925, Ramsey
reprend dans son article «Universaux» le problème que Russell avait traité devant
Bergson. Et il est aussi l'auteur d'un article de 1926 sur «La Vérité & la Probabihté».
On y trouve un paradigme que G. G. Granger a résumé comme suit :

Soit une tasse de thé, une tasse de café, un verre de lait, ainsi classés par
ordre de préférence décroisant. L'individu décidera s'il préfère une tasse de
café à une tasse dont le contenu aurait une chance sur deux d'être du lait,
une chance sur deux d'être du théi^o.

178. Cf Jérôme Dokic & Pascal Engel, Ramsey : Vérité & Succès, PUF, 2001.
179. Déjà pressentie par Giuseppe Peano.
180. G. G. Granger, « Epistémologie économique », in Piaget (dir.), Logique & Connaissance scien-
tifique, Pléiade, 1967, pp. 1030-1031.
Russell ou le Rire de la Raison pure 193

Granger relève que ce paradigme est intégré à la théorie des jeux de von
Neumann & Morgenstem (2e éd. 1947) dont un des principaux précurseurs a été
cet Emile Borel qui nous a laissés sur le quai de la Gare du Nord mais nous a lais-
sé aussi un livre intitulé Les Probabilités & la Vie. Ainsi Ramsey a-t-il noué la
théorie des préférences (axiologique) à la théorie des probabilités (stochastique)
relevant d'une métaphysique du Hasardisi. Ainsi, dans les Foundations de
Ramsey, la philosophie analytique est-elle devenue un Système elliptique avec ses
deux foyers, l'un en Métaphysique et l'autre en Éthique.
A partir du distinguo de Ramsey, les antinomies telles que le Menteur se révè-
lent relever de la distinction entre langage et métalangage. Or l'une des retombées
de cette distinction sur la philosophie elle-même est la distinction entre Éthique et
méta-Éthique. Dire « Ne mens pas » est prendre un parti éthique. Dire que « Ne
mens pas» est à l'impératif et n'est donc ni vrai ni faux est une «remarque gram-
maticale» en méta-éthique. La genèse de l'œuvre bergsonienne offre une illustra-
tion de cette distinction au sein d'un système philosophique. En 1932, quand
Bergson a publié Les deux Sources de la Morale et de la Religion, un frisson a
couru dans toute la République des Lettres oii l'on allait répétant : «Monsieur
Bergson a enfin donné son Éthique ! » Cette rumeur était doublement fausse.
D'abord parce que l'Éthique de Bergson se trouvait déjà dans son premier livre,
l'Essai révolutionnaire de 1889 : éthique de la Liberté comme expression de la
personnalité profonde (p. 125) en une «conception du bonheur et de l'honneur»
oil Bergson repense la question antique du Bonheur et de la Vertu. Et ensuite parce
que la distinction, dans Les Deux Sources, entre la morale close et la morale ouver-
te, de même que toute assertion sur la morale et donc, en particulier, de même que
la Généalogie de la Morale chez Nietzsche, est d'ordre m é t a - é t h i q u e i 8 2 .
Quant à Russell, en 1914, dans la section «Bien et Mal» de «Mysticisme et
Logique», sur les traces de Pascal soutenant que «la vraie morale se moque de la
m o r a l e » 1 8 3 il déclare croire que «l'élimination des considérations éthiques en phi-
losophie est à la fois scientifiquement nécessaire et - bien que cela puisse paraître
un paradoxe - un progrès en éthique ».
Deux points de vue sont donc à considérer ici : le point de vue scientifique et
le point de vue éthique.

181. Cf. E. Borei, Le Hasard, Paris, Alcan 1914, rééd. Puf, 1948.
182. Ce qui n'exclut pas que cette assertion ait, par dessus le marché, une résonance éthique — ce
qui est le cas et chez Nietzsche et chez Bergson.
183. Pensée n° 4 dans l'édition Brunschvicg des Pensées de Pascal dont Russell est informé par
Couturat dans sa lettre du 18 décembre 1904.
Russell ou le Rire de la Raison pure 194

Le recueil Mysticisme & Logique inclut aussi l'essai «Sur la méthode scienti-
fique en philosophie». Et comme le rappelle Russell dans «Mysticisme &
Logique» il s'agit de se placer dans la perspective d'une philosophie scientifique,
celle qui, en 1936, à Paris, conduira Russell à prononcer l'Adresse inaugurale du
Congrès de Philosophie Scientifique. En 1910, dans les Essais philosophiques, le
premier Essai a pour titre «Les Eléments de l'Éthique» et une note y stipule qu'il
est «largement fondé sur le Principia Ethica de G. E. Moore», Bible de
Bloomsbury. On se trouve donc alors dans le cadre d'une division du travail philo-
sophique rendue possible par l'esprit-même de la philosophie analytique naissante,
division qui, en 1903, confie les Principes de Mathématiques à Russell et les
Principes de l'Éthique à Moore. Mais en 1914 «Mysticisme & Logique» s'ouvre
sur une définition de la seule Métaphysique en tant que « tentative pour concevoir
le monde comme un tout». Et le problème est alors de savoir si «la différence entre
un monde mauvais et un bon » est « une différence assez abstraite pour parvenir
dans la province de la philosophie» (p. 28).
C'est ici qu'intervient le tri de Wittgenstein dans la Bibhographie de Russell :

Les livres de Russell devraient être reliés en deux couleurs : ceux qui traitent
de logique mathématique en rouge — et tous les étudiants en philosophie
devraient les lire ; ceux qui traitent d'éthique et de politique en bleu — et
personne ne devrait être autorisé à les lirel84.

Il faut remarquer avant tout que le problème posé ici chez Russell déborde
absolument ce que l'on met habituellement sous le mot «Éthique». L'éthique pro-
prement dite se limite à notre ethos humain. Quant on évoque le monde en tant que
«mauvais» ou «bon», il s'agit déjà d'autre chose. Pour voir ce dont il s'agit, sans
doute faut-il rappeler ici l'antique opposition d'Héraclite et de Démocrite en tant
que «philosophe qui pleure» et «philosophe qui rit»i85. Dans le Tractatus, au ver-
set 6. 45, Wittgenstein écrit que : «Le sentiment du monde en tant que totalité limi-
tée constitue l'élément mystique». On voit par conséquent que ce que Russell, en
1914, appelle la métaphysique se retrouve chez Wittgenstein en 1922 sous le nom
de «mystique». Cela signifie probablement que la problématique du mysticisme
s'est transmise de Russell à Wittgenstein et que par conséquent le Tractatus peut
contenir des traces de ce que cette problématique signifiait chez Russell. De fait

184. M. Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, trad. PUF, 1981, p. 104. Remarque de
Wittgenstein en 1930.
185. Cf. Stobée, Florilège, III, xx, 53.
Russell ou le Rire de la Raison pure 195

l'idée du monde comme bon ou mauvais se retrouve évoquée par Witgenstein dans
ses Carnets, à la date du 2 août 1916. Et nous lisons dans le Tractatus :

6. 41 - Le sens du monde {Der Sinn der Welt) doit se trouver en dehors du


monde. Dans le monde toutes choses sont comme elles sont et se produisent
comme elles se produisent : il n'y a pas en lui de valeur {Wert)...

Lorsque Russell parle d'un monde «bon» ou «mauvais», le problème qu'il


affronte est littéralement celui de la «valeur» du monde. Mais Wittgenstein
indique aussi comment ce problème est énonçable d'une manière plus proche de
l'usage : il s'agit de savoir quel est le sens du monde, que Wittgenstein identifie au
sens de la vi'eis®. Et nous savons maintenant ce qui faisait pleurer Héraclite ou rire
Démocrite : le sens qu'ils découvraient au monde. Mais le monde n'est pas un
livre, pour avoir un sens, objet d'une herméneutique renvoyant elle même à la
sémantique propre au langage de ce hvre. Donc, en dépit de l'usage, le mot « sens »
est bien à prendre ici au sens de valeur L'Éthique au sens de Russell s'élève jus-
qu'au problème de la valeur du monde. Mais à l'opposition objective du bien et du
mal se trouve immédiatement substituée (p. 28) l'opposition subjective de l'amour
et de la haine qui ramène à la sphère de l'éthique humaine et de ses intérêts.
Une fois que le problème est ainsi ramené à des proportions abordables, il
reçoit en quelque sorte de lui-même sa solution :

C'est un lieu commun que le bonheur n'est pas véritablement trouvé par
ceux qui le cherchent d i r e c t e m e n t ; gt il semblerait qu'il en soit de même
pour le bien. Dans la pensée, en tout cas, ceux qui oublient le bien et le mal
et cherchent seulement à connaître les faits ont plus de chance de faire le
bien que ceux qui voient le monde à travers les distorsions produites par le
medium de leurs propres désirs.

Il faut distinguer ici entre la Fable et sa Moralité. La Fable est formulable à


partir de La conquête du Bonheur que Rüsseinas pubhe en 1930. Elle tient en deux
versets de 1914 :
1. Si tu pars à la conquête du bonheur, tu ne le trouveras pas.
2. Si tu renonces véritablement à la conquête du bonheur, tu trouveras le sec-
ret du bonheur et davantage encore.
La morahté de la fable se trouve dans deux préceptes correspondants :

186. Ludwig Wittgenstein, Carnets, 11 juin 1916, Paris, Gallimard..


187. Le heu commun est ici la transposition de l'avertissement évangélique «Celui qui veut sauver sa
vie la perdra».
188. Les Propos sur le Bonheur d'Alain sont de 1928.
Russell ou le Rire de la Raison pure 196

1') Si tu veux cueillir le fruit de l'Arbre du Bien et du Mal, tu ne cueilleras


rien.
2') Si tu renonces à cueillir le fruit de l'Arbre du Bien et du Mal, alors tu man-
geras du fruit de l'arbre du Bien.
Pascal déclare dans la Pensée 146 :

L'homme est visiblement fait pour penser ; c'est toute sa dignité et tout son
mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut.

Il en tire la conclusion dans la Pensée 347 :

Travaillons donc à bien penser ; voilà le principe de la morale.

Nous pouvons donc dire que chez le collaborateur de Whitehead aux


Principia Mathematica, en 1914, les Principia Ethica de Moore, simplement
contresignés en 1910, ont fait place au «principe de la morale» selon Pascal.
Le paradigme du passage à l'état scientifique, pour une connaissance, est
selon Russell (p. 28) le passage de l'astrologie à l'astronomie. Cette mutation ne se
ramène aucunement au remplacement de croyances fausses quant à l'influence des
astres par des connaissances bien fondées quant au mouvement des astres. C'est
d'abord le passage d'une quête intéressée à une enquête désintéressée. C'est une
conversion à l'esprit scientifique.
Par ailleurs, il ne s'agit pas chez Russell de se référer à un opposition intem-
porelle entre vie active et vie contemplative comme si tout était une fois pour tou-
tes chez Aristote. Nous sommes d'entrée de jeu dans une philosophie de l'histoire
qui doit d'abord distinguer le simple changement du progrès (p. 29) :

Dans la religion, et dans toute vision profondément sérieuse du monde et de


la destinée humaine, il y a un élément de soumission, une conscience des
limites de la puissance humaine, qui fait quelque peu défaut dans le monde
moderne, avec ses rapides succès matériels et sa croyance insolente aux pos-
sibilités iUimitées de progrès.

Nous trouvons ainsi chez Russell, dès 1914, une critique de la modernité cen-
trée sur une critique de la puissance, qui inclut elle-même une critique de la tech-
nique prononcée au nom de la science
Dans «Connaissance par Accointance et Connaissance par Description»,
Russell oppose (p. 153) le voir et le désirer, illustrant respectivement, pour un objet

189. Ce thème est développé dans Icarus or the Future of Science, 1924, avec en particuher le chap.
Ill, «L'accroissement de l'organisation». Cf E. Borel, Organiser, Alcan, 1925.
Russell ou le Rire de la Raison pure 197

donné, la relation cognitive et la relation conative à cet objet. Russell révèle ainsi
sa connaissance de ce qui s'est joué dans la scolastique tardive de Scot et Occam
quand, à la primauté antique du Voir sur le Vouloir, s'est substituée la primauté
opposée, que confirmera ensuite la modernité de Bacon puis de Descartes.
Mais il est préférable de se référer ici à la Loi de Trois états d'Auguste Comte.
Dans l'état théologique, tel qu'il est déjà vu par Spinoza, les hommes «trouvant en
eux-mêmes et hors d'eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur servent
excellemment à se procurer ce qui leur est utile, comme par exemple les yeux pour
voir, les dents pour mâcher, les herbes et les animaux pour s'alimenter, le soleil
pour s'éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils finissent par considérer
toutes les choses naturelles comme des moyens pour leur utilité propre »i90. Dans
l'état positif. Comte affiche le slogan post-baconien «Savoir pour prévoir, prévoir
pour agir». Certes, représente Spinoza, il y a aussi «les tempêtes, les tremblements
de terre, les maladies, etc. » Mais à la maladie répond la médecine, au virus le vac-
cin. De l'état théologique à l'état positif (contrairement à la croyance de Comte qui
s'imagine l'état positif comme la «virilité» de l'humanité) se retrouve «l'enfant
qui espère un bonbon parce qu'on lui a dit d'ouvrir la bouche et de fermer les
yeux ». Si Dieu est mort, le Père Noël est immortel.
En 1935, Russell repense le rapport entre l'état théologique et l'état positif
dans Religion and Science, hvre traduit en français sous le titre Science et Religion
en un tête-à-queue qui est déjà un contresens puisqu'il ne s'agit pas de comparer
deux instances intemporelles mais, à l'échelle de l'histoire, un passé vieux comme
le monde à une émergence datant de ce matin. Dans ce livre sur la religion et la
science, le chapitre ix et dernier s'intitule «Science et Morale
Ce chapitre est centré (p. 175-176) sur une thèse de méta-éthique, à savoir que
la proposition «Ceci est bon en soi» se ramène soit à (1) «Je souhaite (en ce
moment) que tout le monde désire ceci », soit à (2) « Puisse tout le monde désirer
ceci». L'énoncé (1) est vrai ou faux mais c'est un énoncé biographique et non une
proposition d'éthique. L'énoncé (2) a un sens éthique mais il n'est ni vrai ni faux, de
sorte qu' «il est logiquement impossible qu'il existe des preuves pour ou contre».
Que trouverons-nous à la place des preuves ? Ce que Russell appelle « métho-
de du prédicateur» («éveiller chez les autres les désirs qu'il ressent lui-même»),
méthode qu'il illustre par deux exemples (p. 174-175) :

190. Spinoza, L'Éthique, Pléiade, pp. 347-348.


191. On se souvient que deux Sources de la Morale et de la Religion de Bergson sont publiées en
1932.
Russell ou le Rire de la Raison pure 198

C'est ainsi que Ruskin amena ses lecteurs à aimer l'architecture gothique,
non par le raisonnement, mais par l'effet émouvant de sa prose rythmée. Les
lecteurs de La case de l'oncle Tom en vinrent à penser que l'esclavage était
un mal, en se mettant eux-mêmes dans la peau d'un esclave.

Ce couple d'exemples montre que Russell traite en fait ici un problème beau-
coup plus vaste que les fondements de l'éthique : c'est le problème àes fondements
de l'Axiologie en général, qui concerne non seulement l'éthique, mais aussi l'es-
thétique. Et pour élever au concept le second exemple il faut une formule que
Russell a citée en 1914 dans la section «Raison et Intuition» de «Mysticisme &
Logique» : celle où la sympathie définit une connaissance telle que le sujet
connaissant réussit à se placer lui-même dans l'objet à connaître. Ainsi seulement
puis-je me mettre dans la peau de l'oncle Tom, couleur incluse.
Officiellement, la méta-éthique de Russell exclut l'éthique proprement dite de
la philosophie. Et Russell pourrait souscrire officiellement au tri de Wittgenstein
entre ses livres rouges et ses livres bleus en tant que tel. Mais en réalité la méta-
éthique de 1935 masque par modestie V éthique refoulée de 1914, celle qui «est
d'une suprême importance pour la conduite et le bonheur de la vie, et accorde une
valeur inestimable à l'émotion mystique, indépendamment de tout credo qui pour-
rait y prendre appui». C'est une éthique de l'amour et de la joie, dans le lignage de
Spinoza,. Russell (p. 27) en décrit le fondement dans ce qu'il faut lire comme la
description définie de la modalité propre au registre éthico-ontologique :

La possibilité de cet amour et de cette joie universels devant tout ce qui existe.
CODA

TROIS CONTRESENS CAPITAUX


EN HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
Coda Trois contresens capitaux en histoire de la philosophie 201

Dans l'exégèse des systèmes philosophiques, de même qu'en critique httérai-


re, il n'y a sens que s'il y a contresens possible. Or l'histoire de la philosophie est
en quelque sorte ponctuée par trois gros contresens, tellement gros qu'il faut les
appeler des contresens capitaux. Ce sont :
1° Le contresens quant au Dieu de Platon
2° Le contresens quant à la question de l'être chez Leibniz
3° Le contresens quant à l'héritage du logicisme chez Frege et chez Russell.
Ces trois contresens ne sont d'ailleurs pas simplement juxtaposés sur le cours
de l'histoire. Ils tournent tous les trois autour d'un même point facilement perdu de
vue, qui est la distinction, dans l'être, entre ce qui est éternellement ou nécessaire-
ment et ce qui n'est que de manière temporelle ou contingente. Si d'ailleurs ce sont
des contresens capitaux, c'est pour deux raisons au moins. D'abord parce qu'ils se
situent à la cime de la philosophie et ensuite parce que les auteurs concernés sont
des têtes oil se sont jouées à chaque fois les orientations les plus décisives pour son
devenir. Les trois contresens doivent donc être exposés avec la plus grande exacti-
tude, ainsi que les trois sens qui leur correspondent respectivement.

1. LE CONTRESENS QUANT AU DIEU DE PLATON

Le premier contresens porte sur la question de savoir quel est le Dieu de Platon.
Cette question présuppose évidemment qu'il y a. un Dieu de Platon. Et par conséquent
elle équivaut au problème de déterminer l'origine du monothéisme philosophique. Le
contresens est concentré sur le Timée. Afin de le déceler, il suffit de rappeler le conte-
nu que l'échelle platonicienne prend dans le Timée :
Coda Trois contresens capitaux en histoire de la philosophie 202

Vivant étemel
Temps
Âme du monde
Monde

Parmi ces quatre degrés, le premier se détache comme l'Être, par opposition
aux trois degrés inférieurs du Devenir. C'est pourquoi Platon introduit en marge le
personnage auxiliaire du Démiurge, qui produit le monde sur le modèle du Vivant
étemel - autrement dit, d'après le terme technique de Platon, dans la Participation
à la vie étemelle. Par conséquent le Dieu de Platon n'est pas le démiurge. Le Dieu
de Platon, c 'est le Vivant étemel.
Ce point est de grande conséquence. Car du point de vue ontologique le
démiurge platonicien est évidemment dans une situation subordonnée à celle du
Vivant étemel, Archétype absolu qu'il ne fait que copier. Pour le titre pascalien de
Dieu des philosophes et des savants, le démiurge de Platon est donc voué à l'é-
chec : la place est prise avant même qu'il n'entre en scène. Et si Platon n'avait pas
mieux à nous offrir qu'un démiurge copieur, il faudrait attendre le Dieu d'Aristote
(Acte pur et Moteur immobile) pour voir surgir le premier Dieu purement philoso-
phique. Mais il n'en va nullement ainsi. Pour le titre de Dieu, on ne voit vraiment
pas ce qu'il pourrait y avoir de mieux qu'un Vivant éternel.

2. LE CONTRESENS QUANT Â LA QUESTION DE L'ÊTRE


CHEZ LEIBNIZ

La question de l'être est celle dont parle Leibniz au § 7 des Principes de la


Nature et de la Grâce, quand il écrit :

La première question qu'on a le droit de faire sera Pourquoi il y a plutôt


quelque chose plutôt que rien ? Car le rien est plus simple et plus facile que
quelque chose.

Cette mention d'une question est à comparer avec la description d'un étonne-
ment par Wittgenstein dans sa Conférence de 1929 :

Je m'étonne de l'existence du monde. Et je suis alors enclin à employer des


phrases telles que «Comme il est extraordinaire que quoi que ce soit existe»
ou « Comme il est extraordinaire que le monde existe ! »

Le problème est alors, de savoir si le questionnement de Leibniz est coexten-


sif à l'étonnement décrit par Wittgenstein, ou encore si cet étonnement peut être
Coda Trois contresens capitaux en histoire de la philosophie 203

tenu pour le préalable exclamatif dont ce questionnement ne serait que l'expres-


sion interrogative.
Afin de résoudre ce problème, il convient de relever que Wittgenstein a
transposé l'étonnement qu'il décrit en deux affirmations :
(a) Il est extraordinaire que le monde existe.
(b) Il est extraordinaire que quoi que ce soit existe.
Non seulement ces deux phrases sont distinctes mais elles ont un statut
logique entièrement différent. A leur propos, Wittgenstein évoque aussi l'alternati-
ve entre sens et non-sens. Or le système de Leibniz implique une distinction tran-
chée à ce sujet, à savoir que dans cette alternative l'assertion (b) illustre le cas du
non-sens et que par conséquent, dans le couple (a)-(b), l'assertion (a) est la seule à
être douée de sens.
La raison en est la différence entre nécessité et contingence. Il y a un sens à
s'étonner d'un fait contingent comme l'existence du monde, mais il n'y a pas de
sens à s'étonner d'une vérité nécessaire, comme par exemple l'existence d'un
nombre premier entre 7 et 13.
Comme Leibniz l'indique lui-même, «la première question qu'on a le droit
de faire» n'est bien posée qu'en supposant préalablement posé un certain principe.
La question « Pourquoi ? » demandant une raison, elle est nécessairement com-
mandée par le Principe de Raison. Or ce principe est que toute chose a sa raison
d'être, soit en elle-même (si elle existe nécessairement comme II ou Dieu), soit en
autre chose (quand son existence est contingente).
Selon Leibniz, par conséquent, la question « Pourquoi ? » est douée de sens
non seulement sur l'existence du monde mais aussi sur l'existence de toute chose
(par exemple sur l'existence de Dieu). Mais ce point de sémantique et donc de
logique n'est acquis que sous une condition d'ordre ontologique, à savoir l'exis-
tence d'une réponse dans les deux cas, en vertu du principe de raison. Avant de
fournir une preuve de l'existence de Dieu, le Principe de Raison fournit donc son
sens à l'interrogation sur l'existence du monde et à l'étonnement devant cette
existence.
Mais il en va autrement d'un «étonnement devant l'être», condamné au non-
sens par l'existence de ce qui existe nécessairement. Et ce diagnostic de non-sens
ne s'arrête pas là. L'étonnement est un fait subjectif. Mais il arrive souvent que,
par une forme d'illusion anthropocentrique, les états subjectifs soient projetés sur
les choses, en doublures d'apparence objective. Ainsi, pour une personne triste, le
monde lui même semble triste. Et si je suis perplexe, n'est-ce pas qu'il y a devant
moi une énigme qui m'est proposée ? De sorte qu'un étonnement illusoire «devant
l'être» peut être projeté en «énigme de l'être». Et si la tristesse réelle de quel-
qu'un ne suffit pas à rendre triste le monde lui-même, a fortiori un étonnement
Coda Trois contresens capitaux en histoire de la philosophie 204

illusoire «devant l'être» rend plus illusoire encore r«énigme de l'être» qui n'en
est alors que la doublure par projection anthropocentrique.
Des êtres qui existent nécessairement ne peuvent être que Dieu et les objets
mathématiques. Par sa proximité à la théologie naturelle, le second contresens
capital est donc dans le prolongement du premier. De surcroît, puisque l'existence
mathématique est le paradigme de l'existence nécessaire, il s'ensuit que le troisiè-
me contresens capital va être dans le prolongement du second, en raison du rôle
joué par le logicisme comme thèse maîtresse au sujet des mathématiques.

3. LA CONFUSION DU LOGICISME DE RUSSELL


AVEC LE LOGICISME DE FREGE

Là encore il faut distinguer entre deux thèses, d'envergure très différente :


(1) Les Mathématiques se ramènent à la logique.
(2) L'Arithmétique se ramène à la logique.
La thèse (1) sera dite Logicisme large et la thèse (2) logicisme restreint.
A partir de cette distinction nous pouvons suivre ce qui va se passer dans le
chiasme de Waismann où Poincaré intervient comme personnage supplémentaire :

Le plus grand mathématicien du début de ce siècle, H. Poincaré, résuma un


jour son attitude à l'égard de Kant en disant «Dans la mesure où la géomé-
trie est concernée, Kant était certainement dans l'erreur quand il a soutenu
qu'elle consistait en jugements synthétique a priori ; en fait, la géométrie ne
nous dit absolument rien au sujet du monde, elle est seulement un corps de
conventions, qui ne peuvent être vraies, mais seulement commodes. Pour ce
qui est de l'arithmétique, en revanche, la question est différente : c'est ici
que Kant s'est révélé un génie en pénétrant sa véritable nature : l'arithmé-
.tique consiste en jagentents synthétiques'.^ priori». Voyons ce que le plus
grand logicien de cette époque, G. Frege, a là-dessus à nous dire. Frege affir-
mait que ^ a n t aVàit complètement échoué"! comprendre la nature de l'arith-
métique ; sinon il aurait vu que l'arithmétique est analytique. Mais, ajoute-t-
révélé un.ggfte^uand".il en vint à la géométrie ; car « e n
appelant sa vérité synthétique a priori, il a révélé sa vraie nature »2.

L'intervention de Poincaré nous permet de mieux voir, par le point commun


qu'il partage avec Frege, ce qui au contraire oppose ici Frege et Russell. Le point
commun à la position de Frege et à celle de Poincaré, c'est une conception dicho-
tomique des mathématiques, séparant l'Arithmétique d'une part et la Géométrie de

2. Lectures on the Philosophy of Mathematics, Rodopi, 1982, p. 43. Waisman laisse de côté ici le fait
que Frege a fini par abandonner le logicisme et par identifier les mathématiques à la géométrie.
Coda Trois contresens capitaux en histoire de la philosophie 205

l'autre. En ramenant l'arithmétique à la logique, Frege se rallie en partie à la posi-


tion de Leibniz. Mais en maintenant le caractère synthétique de la géométrie, par
opposition, il reste attaché à la position de Kant. Le logicisme de Frege est donc un
logicisme restreint et plus précisément un hémi-logicisme, tandis que le logicisme
de Whitehead et Russell est un logicisme large. Dans les Principia Mathematica,
le tome 4 devait effectuer la logicisation de la géométrie par Whitehead. Et dès les
Principles of Mathematics du seul Russell, il s'agit même d'un logicisme universel
concernant non seulement l'Arithmétique, le Calcul Infinitésimal et la Géométrie,
mais également la Mécanique (abordée dans la perspective de Hertz).
Dans le chiasme de Waismann un des points précieux est l'approche en ter-
mes de jugement : analytique ou synthétique, a priori ou a posteriori. Car il y a un
troisième couple oppositif ici associé, la modalité du jugement : nécessaire ou
contingent. En mettant la Mécanique dans les mathématiques logicisées, Russell y
soumet par là-même l'Espace et le Temps où se déploient les faits d'ordre méca-
nique. Comme Leibniz, par conséquent, Russell, place les vérités géométriques
parmi les vérités nécessaires. Chez Kant, inversement, l'espace n'est qu'une forme
de notre sensibihté. Si les jugements de géométrie restent des vérités nécessaires,
par conséquent, leur nécessité n'est plus qu'une nécessité conditionnelle : elle
signifie seulement que nous ne pouvons changer la forme de notre sensibilité
comme nous changeons de lunettes, non qu'il n'y en a pas d'autre possible cormne
il y a des yeux différents chez l'homme et la mouche. Entre Kant et Leibniz, par
conséquent, Frege n'a franchi que la moitié du chemin. C'est seulement dans le
logicisme de Whitehead et Russell que le logicisme inchoatif de Leibniz trouve
son développement technique.
Jean-Claude Dumoncel

LES SEPT MOTS DE WHITEHEAD


L'AVENTURE DE L'ÊTRE
(Créativité, Processus, Événement, Objet, Organisme, Enjoyment, Aventure)

C a h i e r s de l'Unebévue

296 pages -29 € 70


Diffusion et distribution
L'Unebévue - Éditeur

A.N. Whitehead (1861-1947) a d'abord enseigné


les mathématiques à Cambridge. C'est en collaboration
avec B. Russell qu'il a publié les Principia Mathematica
dont les trois volumes (1910-1913) constituent la
bible de la Logique symbolique. En 1924, alors qu'il
vient d'atteindre l'âge de la retraite, l'Université
Harvard lui propose une chaire de philosophie. C'est
ainsi qu'il commence à soixante-trois ans une secon-
de carrière. Elle fera de lui l'auteur d'un nouveau sys-
tème de métaphysique parmi les plus audacieux et
les plus déroutants, dont l'exposé se trouve dans
Processus & Réalité ( 1 9 2 9 ) .
Selon Whitehead, le "Tout s'écoule" des Anciens
s'est transformé en un "Tout est vecteur" des
Modernes. La totalité du Cosmos est celle d'une
"Créativité" avec ses "accidents" et leurs "préhen-
sions". En fonction de cette Créativité, c'est 1'
"ingression" d' "objets éternels" dans les "entités
actuelles" qui détermine dans l'espace-temps la
répartition du Topolde et du Chronoîde. Chaque "occasion actuelle" est
alors un "sujet-supeiject" réalisant sa propre "concrescence" doublée d'une "cogrédience".
Ainsi s'édifie une Métaphysique de l'Événement comme Enjoyment qui est à l'origine de tout
le courant de pensée appelé Process Philosophy. Le présent ouvrage en est une explication
depuis les Éléments.

Jean-Claude Dumoncel a enseigné l'Esthétique et la Logique à IlUniversité de Caen. Parmi ses publi-
cations : Le jeu de Wittgenstein, Puf, 1991, ainsi que Le symbole d'Hécate : philosophie deleuzienne & roman
proustien, HYX, 1996. En préparation: Variations sur le Mouvement (Sur le siècle deleuzien) et Mutatis
Mutandis (Métaphysique des Mathématiques, Logique des Signes, Éthique des Agapes).
Le pendule du Docteur Deleuze
Une introduction à VAnti-Œdipe
Jean-Claude Dumoncel

Une explication de VAnti-Œdipe et de Mille Plateaux,


de Gilles Deleuze et Félix Guattari.
En enchaînant trois mythes modernes,
• le m y t h e des machines célibataires c o m m e
vision de la schizophrénie,
• le mythe tragique de l'Angélus d e Millet
comme paradigme de la méthode paranoïa-cri-
tique,
• et le mythe'individuel du névrosé selon Lacan UQWlXt • il.y.ltil til MlM IbaiMily-l ilU JjftJiJli-ill'ilJiliLH
' JM
comme mode d'individuation,
- représentés respectivement par les trois objets qui
les donnent à voir,
• le Grand Verre de Marcel Duchamp,
• l'Oeuf de Salvador Dali,
• et le Cube de Francis Bacon, -
Jean-Claude Dumoncel expose la thèse deleuzienne
d u désir producteur. Elle se c o m p r e n d dans u n e
théorie générale du devenir-x, engendrant les har-
m o n i q u e s d u devenir-enfant, du devenir-animal
(etc.) a u t o u r d ' u n « Devenir-partir » encore plus
simple et plus secret.

Jean-Claude D u m o n c e l a enseigné l'Esthétique et la Logique à ^Université d e Caen. Parmi ses publi-


cations : Le Jeu de Wittgenstdn, PUF, 1 9 9 1 , ainsi q u e Le symbole d'Hécate : philosophie deleuzienne &
roman proustien, HYX, 1 9 9 6 et Les sept mots de Whitehead au l'Aventure de l'Être, EPEL, 1998. En p r é p a -
r a t i o n : 'ibriations sur le Mouvement (Sur le siècle deleuzien) et Mutatis Mutandis (Métaphysique des
Mathématiques, Logique des Signes, Éthique des Agapes, Esthétique des Physionotnies).

C a h i e r s de l ' U n e b é v u e

208 pages -18 € 30


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L'Unebévue - Éditeur
Cahiers de l'Unebévue
Cahiers de l'Unebévue
Responsables de la publication :
Françoise Jandrot, Mayette Viltard.
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A propos de Rose Minarsky 18,29 €
Les Cahiers de l'Unebévue
Alain Neddam
adapté de Louis Wolfson et la revue L ' U N E B É V U E
sont édités par
Lacan et le miroir sophianique
L ' U N E B É V U E - ÉDITEUR
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Les p'tits mathèmes de Lacan 18,29 €
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Constructions 20,00 € ISBN : 2-914596-08-1


John Rajchman. ISSN: 1284-8166
Traversant toute l'histoire de la philosophie, sous la succession appa-
remment chaotique des systèmes, il existe un lignage tenace qui s'est
maintenu jusqu'à nous en se jouant de tous les obstacles : c'est la tradi-
tion de la Mathesis Universalis . Elle est ponctuée par trois principaux
noms : Platon, Leibniz et Russell. Chacun de ces auteurs offre des pro-
blèmes de lecture inattendus mais qui s'enchaînent en un seul récit.
Chez Platon, l'opposition notoire entre Mythos et Logos nous cache
encore, jusque dans la systématicité de l'allégorie où s'affrontent
Participation et Simulations, la fonction symbolique d'un Machinisme en
mouvement. Il se retrouve dans ce que Leibniz appelle «mécanisme méta-
physique», identifié à la Jurisprudence Universelle, le rôle du moyen
terme étant tenu par le calcul variationnel à l'état naissant, qui remplit
l'office de «mathématique divine». Et le problème est alors de voir com-
ment l'Optimisme (en tant que théorie de tous les mondes possibles) se
subordonne la Monadologie (en tant que théorie du monde réel). Chez
Russell, qui reprend le projet logiciste de Leibniz dans la nouvelle donne
définie par Cantor, il s'agit de saisir en quoi l'un des fondateurs de la
Philosophie Analytique peut être aussi l'auteur d'un système. Qu'y a-t-il
dans les Principia Mathematica écrits à quatre mains avec
A.N. Whitehead ? Et en quoi la logique des relations qu'ils contiennent
peut-elle renouveler la Métaphysique ?
L'ouvrage, qui commence par une méthodologie de l'exégèse philo-
sophique, se termine en indiquant trois contresens capitaux qui, sur la lon-
gue durée, tracent comme l'ombre du lignage principal.

Jean-Claude Dumoncel a enseigné la Logique et l'histoire des Mathématiques à


l'Université de Caen. Il a publié : Le Jeu de Wittgenstein, PUF, 1991, Le Symbole
d'Hécate, HYX, 1996, Les Sept Mots de Whitehead, EPEL, 1998, Le Pendule du
Dr Deleuze, EPEL, 1999. Sous presse : Philosophie des Mathématiques.

ISBN : 2-914596-08-1
ISSN : 1284-8166 20 € 9 , o^y

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