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LA TRADITION DE LA
MATHESIS UNIVERSALIS
Platon, Leibniz, Russell
C a h i e r s de l ' U n e b é v u e
Unebévue-éditeur
Jean-Claude Dumoncel
LA TRADITION DE LA
MATHESIS UNIVERSALIS
Platon, Leibniz, Russell
C a h i e r s de l ' U n e b é v u e
Unebévue-éditeur
Table des matières
Préface
Introduction
L'Histoire de la Philosophie, son Objet, ses Méthodes 13
Le présent ouvrage est par son contenu le produit de la rencontre entre l'idée
directrice qui lui donne son titre et diverses circonstances mêlées. De là résulte
pour une grande part la manière dont il a été composé :
Dans la Première Partie l'article sur «La théorie platonicienne des Idées-
Nombres » est paru dans l a d e Philosophie Ancienne en 1992 et «L'Essai
sur la Structure du Platonisme » dans L'Unebévue en 1999, à l'initiative de Jean
Allouch .
Dans la Deuxième Partie l'article sur «La Structure du Système Leibnizien»
a été écrit pour les Perspectives sur Leibniz dont Renée Bouveresse a dirigé
la publication par la Librairie Vrin et l'Institut Interdisciplinaire d'Études
Epistémologiques en 1999.
La Note sur Leibniz ainsi que les deux Études composant la Troisième Partie,
consacrée à Russell, sont des textes inédits. Il en est de même pour l'Introduction
et la Coda.
Ma reconnaissance va donc tout d'abord aux directeurs des publications d'où
proviennent les textes déjà parus, pour l'amabilité avec laquelle ils en ont autorisé
la réédition. Dans la Troisième partie mon travail a été grandement stimulé par les
échanges avec Ivor Grattan-Guinness. Je le remercie tout particulièrement d'avoir
permis que je cite le texte encore sous presse où il renouvelle notre manière de voir
la genèse du logicisme en nous faisant pénétrer directement dans le creuset de sa
conception.
Dans ce que je peux inversement revendiquer sans restriction, il y a au moins
la paternité de ce que les pages qui suivent ont sans doute ajouté à la liste des
erreurs.
Une nouvelle fois ma gratitude va spécialement à Mayette Viltard. Sans
compter le rôle qu'elle a joué à l'origine du présent recueil, elle a su apporter à sa
réalisation à la fois son sens toujours sûr des problèmes pratiques et son sérieux
inlassable devant les exigences théoriques.
Septembre 2002
Introduction
L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
SON OBJET, SES MÉTHODES
A la mémoire de Jules Vuillemin (1920-2001)
Une des anecdotes les plus instructives au sujet de ce que peut être la philoso-
phie est celle où Bertrand Russell (1872-1970) raconte un de ses échanges avec
Jean Nicod (1893-1924) :
Je lui disais un jour que les gens qui étudiaient la philosophie devraient
essayer de comprendre le monde, et pas seulement, comme on fait dans les
universités, les systèmes des philosophes précédents. Il me répondit : « Oui,
mais les systèmes sont tellement plus intéressants que le monde » 1.
Bertrand Russell est, avec G.E. Moore, un des pères fondateurs de la philoso-
phie analytique^. Son disciple le plus illustre, Ludwig Wittgenstein, déclarait dans
son Cours de 1930-1932 :
mes désormais dotés d'une méthode pour faire de la philosophie, et nous pouvons
parler de philosophes de métier ».
Jean Nicod fut aussi un disciple de RusselH et, entre Couturat et Cavaillès, un
des pionniers de la philosophie analytique en France^. Mais avant d'obtenir une
bourse pour Cambridge, il avait étudié à la Sorbonne et avait donc été formé à
« cette école française d'histoire de la philosophie, dont les noms d'Émile
Boutroux, de Victor Brochard, de Victor Delbos et d'Octave Hamelin suffisent à
rappeler l'importance »6. La doctrine de cette école avait trouvé sa formule extrê-
me chez Lachelier déclarant que le seul « chemin à suivre » en philosophie était
« l'étude directe, patiente et docile des maîtres grecs, français et allemands », pour
poser en axiome : « La philosophie est tout entière dans leurs ouvrages ». Une telle
école semble avoir laissé chez un Nicod une trace indélébile. Et c'est ainsi que
chez lui comme chez beaucoup d'autres, les systèmes philosophiques en sont
venus à éclipser la réalité. Sous forme spontanée, c'est le point de vue dont Martial
Gueroult fera plus tard un système"'.
Un des aspects de la mondialisation a été le débat récent sur le rapport
entre « philosophie continentale » et philosophie analytique^. Il se ramenait
pour l'essentiel à une confrontation entre histoire de la philosophie et philoso-
phie analytique^.
De tels débats sont en eux-mêmes très importants. Cependant ils dissimulent
encore les termes du problème plus profond dont ils ne sont finalement que les
symptômes. Les deux termes cachés de ce problème ont été à l'avance décelés par
Deleuze dans un seul et même entretienio. Deleuze y déclare d'abord :
à une « mort de la philosophie » et ceux pour qui cette locution ne peut être qu'une
fiction forgée par la fatigue - le second groupe réunissant Deleuze et l'école ana-
lytique.
Puis Deleuze met en question l'opinion qui croit définir l'activité philoso-
phique par la « discussion »12. Il remarque à ce propos qu'« on a déjà assez de peine
à comprendre quel problème pose quelqu'un et comment il le pose ». Dans un autre
entretien décisif, dès 1968, Deleuze avait développé ce point sur l'exemple para-
digmatique de Kant :
Diodore tient pour vraies (1) et (2), d'où il déduit que (3) est fausse. Tel est le
Maître Argument. Cléanthe, pour maintenir (3) et (2) rejette (1). Chrysippe, afin de
maintenir (3) et (1) rejette (2). Du Dominateur, Hintikka écrira :
Nous savons presque tout à son sujet. Nous savons quel type d'argument
Diodore employait (c'était la preuve réductive). Nous savons quelles étaient
les prémisses de cette preuve ; nous savons quel dessein l'argument devait
servir ; et nous avons une certaine quantité d'informations concernant les
vues que Diodore soutenait sur des sujets qui étaient étroitement reliés à
l'argument. La seule chose que nous ignorons ou presque est l'argument lui-
mêmel5.
14. Deleuze, dans La Logique du Sens, Minuit, 1969, signale seulement p. 47 Le Dominateur et les
Possibles de P. M. Schuhl, PUF, 1960. Mais dans L'image-temps, Minuit, 1985, p. 170, puis dans Le Pli,
Minuit, 1988, p. 94, vient s'y joindre Nécessité et Contingence de J. Vuillemin, Minuit, 1988.
15. J. Hintikka, «Aristotle and the "Master Argument" of Diodorus », in Time and Necessity, Oxford
University Press, 1973, p. 179.
19 Introduction
la liberté. Et c'est un problème de logique parce qu'il faut la compétence d'un logi-
cien pour le traiter, à telle enseigne que, même depuis l'établissement de la logique
mathématique, Diodore tient toujours les logiciens en échec.
Afin de répondre à la question « Que diriez-vous aux jeunes gens qui étudient
la philosophie ? » le Père Bochenski, éminent historien de la logique, répond : « Je
consacre tout mon temps à étudier l'argument de Diodore Cronos, vous savez, ce
célèbre argument pour lequel il nous manque deux prémisses »i^. Le Maître
Argument nous est ainsi resté dans l'état d'un argument à trous et tant que ces
trous ne seront pas remplis, ce sera toujours le défi de Diodore.
Ce défi suffit donc à lui seul à démontrer deux théorèmes de métaphilosophie :
(1) Il existe en philosophie une haute technologie.
(2) Cette high-tech philosophique était acquise dès l'Antiquité, puis elle a été
perdue.
Cependant le point de rebroussement diodoréen nous conduit de lui-même à
un autre point remarquable des parcours philosophiques. En 1931, dans son
Esquisse d'une Histoire de la Logique^T, Heinrich Scholz déclarait au sujet du pro-
gramme leibnizien de Calcul Universel :
16.1. M. Bochenski, Entre la Logique et la Foi, Ed. Noir sur Blanc, 1990, p. 325.
17. H. Scholz, Esquisse d'une Histoire de la Logique, [1931], traduction par Coumet, Laur et
Sebestik, Aubier, 1968.
18. Ibid, p. 88.
19. J. Rivelaygue, Leçons de Métaphysique allemande, tome 1, Grasset, 1990, pp. 211-256.
20 Introduction
Qui plus est nous trouvons chez Leibniz2i la définition du concept de systè-
me, à savoir qu'un système est « un corps entier des connaissances principales que
la raison toute pure peut nous apprendre, un corps » ajoute-t-il « dont toutes les
parties » sont « bien liées » et qui « puisse satisfaire aux difficultés les plus consi-
dérables des anciens et des modernes ».
Puisqu'un système doit satisfaire aux difficultés les plus considérables pour
donner un corps entier des connaissances principales, il doit embrasser tous les
transcendentaux. Donc le programme prétendu « systématique » de 1796 est trop
petit pour tracer les plans d'un vrai Système philosophique.
Mais une fois que le rapport du concept de système à la liste des transcenden-
taux est établi, il ne fait que nous mettre au pied du mur. Car le problème est alors :
comment une Pensée s'y prend-elle pour embrasser tout cela ?
Schelling déclarait en 1804 :
L'histoire est un poème épique, sorti de l'esprit de Dieu. Ses deux principales
parties sont : celle qui représente le départ de l'humanité de son Centre et sa
progression jusqu'au point le plus éloigné de celui-ci, et celle qui représente
son retour au Centre à partir de ce point. On peut comparer la première à
l'Iliade, l'autre à l'Odyssée^Z.
Dès lors, la transition de Schelling à Hegel dont parlait Scholz va trouver tout
son sens lorsque, dans le Précis de l'Encyclopédie des Sciences Philosophiques de
20. N. Rescher, « Leibniz and the Concept of System », in Leibniz's Metaphysics of Nature, Reidei,
1981, p. 29.
21. Leibniz, Essais de Théodicée, éd. J. Brunschvig, Paris, Gamier-Flammarion, 1969, p. 45.
22. Schelling, Essais, traduction Sandor Jankélévitch, pp. 212-213.
21 Introduction
celui-ci, on lit comme § 15 l'indication du procédé sur lequel est construit tout son
Système :
25. Repris dans La Persécution et l'Art d'écrire, [1952], trad. O. Berrichon-Sedeyn, Paris, Presses
Pocket, 1989. Voir aussi Alexandre Kojève, L'Empereur Julien et son Art d'écrire. Fourbis, 1990.
26. C'est sans doute la raison pour laquelle, dans la Bible protestante, le Livre de la Sagesse a été
déclaré deutérocanonique.
23 Introduction
Pour t'en tirer décemment, mets à cette porte un verrou qui ne soit aperçu
que de ceux qui peuvent l'ouvrir et non des autres^^.
et plus loin :
Oui, une clé peut rester toujours là oil le maître l'a posée et ne jamais être
employée à ouvrir le verrou pour lequel il l'a forgée^".
27. Cf. J.-C. Dumoncel, « Le Paysage philosophique avec personnages », in Concepts, n° 3, septem-
bre 200L
28. Cf. L'Interprétation ésotérique de Platon, textes réunis et présentés par Luc Brisson, Les Études
Philosophiques, 1998, n° 1.
29. L. Wittgenstein, Remarques mêlées, 1933-1934, Mauvezin, TER, p. 17,
30. Ibid., p. 67.
31. Psychologie du Langage, numéro spécial du Journal de Psychologie réédité sous le ütre Essais
sur le langage avec une Présentation de Jean Claude Pariente, Minuit, 1969.
32. Ibid., N. Trubetzkoy, « La Phonologie actuelle », p. 164.
33. Ibid., p. 150.
34. Repris et cité dans L'Anthropologie structurale. Pion, 1958.
24 Introduction
Comment ne pas voir que dans ces quelques lignes, nous venons d'assister à
ce qu'il faut appeler la Cristallisation du Structuralisme ? Et dans le structuralis-
me de Troubetzkoy et Lévi-Srauss, la thèse maîtresse est par conséquent que le
langage est structuré comme inconscient. Lorsque Lacan déclare que l'inconscient
est structuré comme un langage, ce qu'il donne est donc davantage qu'une cristal-
lisation : ce qui est amené alors au jour, c'est le cristal du structuralisme lui-même.
Dans les quelques lignes de Lévi-Strauss, toutefois, sont énoncées ce que
nous appellerons les quatre Thèses de Troubetzkoy ou Quatre Principes du
Structuralisme (signés par un Prince) :
L La méthode structuraliste suppose un passage
(A) De la Superstructure à l'Infrastructure (Marx est le premier structu-
raliste)
(B) Du Conscient à VInconscient (Freud est le second structuraliste)
IL
(A) Les termes ne sont pas indépendants des relations entre les termes.
(B) Les relations sont la « base » de l'analyse. Autrement dit la structu-
re est constituée par les Relations entre les termes.
III.
(A) Le Système est le Sujet de la Structure. Comme le dit
Troubetzkoy35 : « la phonologie, universaliste par sa nature, part du sys-
tème comme d'un tout organique dont elle étudie la structure ».
(B) Il y a des systèmes concrets (comme le système phonologique de
telle ou telle langue) qui peuvent être « montrés » (comme les machines
de Locus solus).
IV. La méthode structuraliste vise à la découverte de lois générales (s'appli-
quant donc à tous les systèmes concrets) qui sont à découvrir soit
(A) par induction, ou
(B) par déduction.
Ce qui est ici décrit ab ovo, ce sont les Principia Mathematica qui contien-
dront le concept de structure que Russell a découvert. Mais « la théorie des grou-
pes » désigne ce qui deviendra le paradigme de la structure au sens retenu par
Bourbaki. Les relations de parenté sont l'exemple type de relation dans la logique
des relations dont Russell devient le principal créateur à partir de l'article « Sur la
Logique des Relations avec des applications à la théorie des séries » publié en
1901, bien avant que Les Structures élémentaires de la Parenté soient étudiées en
1949 par Lévi-Strauss avec la collaboration d'André Weil, une des têtes principa-
les de Bourbaki. Mais la thèse IIIA de 1933 d'après laquelle les termes ne sont pas
indépendants de leur relation ne fait que réinventer le Principe des Relations inter-
nes formulé par Bradley en 1893. Or dans le livre de Russell sur Leibniz publié en
1900, le § 10 est intitulé « Toutes les propositions sont-elles réductibles à la forme
« sujet-prédicat » ? ». Et en 1959, Russell n'hésite pas à faire un copier-coller
d'une conférence qu'il a donnée en 1907 affirmant en particulier (p. 71) que
« l'axiome des relations internes équivaut » à la thèse affirmant que « toute propo-
sition a un sujet et un prédicat ». D'où l'objection de 1907 (p. 74)37 portant sur la
relation (R) « X est plus grand que Y ». Si tout jugement est de la forme sujet-pré-
dicat, elle se ramène par exemple à « X mesure deux mètres et Y mesure un
mètre ». Mais la réduction n'est effectuée que si l'on sait préalablement que
2 > 1.
Nous avons bien ici une réfutation de la thèse « Toute proposition est de la
forme sujet-prédicat ». Mais si la proposition « Goliath est plus grand que David »
décrit une relation externe, « 2 > 1 » est une relation interne. Par conséquent tout
ce qu'a obtenu Russell en 1907 est de montrer que le jugement de relation n'est
pas réductible à la forme sujet-prédicat. Car le raisonnement de Russell montre en
même temps que le principe des relations internes en tant que tel ne se ramène pas
à la thèse de l'universalité du jugement de la forme sujet-prédicat. Et puisque
« 2 > 1 » est une relation interne, l'exemple démontre seulement que les relations
externes entre quantités renvoient à des relations internes entre grandeurs. Il n'éta-
blit donc nullement l'existence des relations externes irréductibles à des relations
internes. En 1959, cependant, le copier-coller de Russell succède à un autre argu-
ment qui est la véritable réfutation du structuralisme holiste illustré par Lévi-
Strauss en 1949. Mais cet argument ne trouvera sa vraie place que plus tardas.
De même que Lévi-Strauss remonte à Troubetzskoy, Troubetzskoy se réclame
de Saussure. Et Saussure définit un signe comme relation SalSé entre Signifiant et
Signifié. Dans la linguistique dont son Cours de Linguistique Générale jette les
bases, la Phonologie de Troubetzkoy est la science du signifiant. En 1969, Deleuze
écrivait :
On voit ici que parmi les quatre Principes de Troubetzkoy le principe II est
satisfait selon Deleuze : il suffit de remplacer « phonème » par « philosophème »
pour passer du structuralisme phonologique au structuralisme métaphilosophique.
Quant au principe E, Martial Gueroult a contribué à l'Encyclopédie Française par
un article intitulé « Logique, Architectonique et Structure constitutive des Systèmes
philosophiques » 40. Sur le problème architectonique Norman Malcolm raconte :
Nous voyons ici le structurahsme défini par Deleuze parvenir à sa forme radi-
cale chez Wittgenstein qui le conduit en effet jusqu'à un « point de Troubetzkoy ».
Selon Gueroult, en effet, une proposition telle que l'argument ontologique tient
son sens entier de sa position dans l'ordre des raisons, qui n'est pas le même, par
exemple, chez Descartes qu'ensuite chez Spinoza ou Leibniz. Mais l'Argument
ontologique est déjà en lui-même un philosophème. Tandis que, dans le modèle de
Wittgenstein, l'ouvrage philosophique est fait de pièces infra-philosophiques, de
même qu'une phrase peut être faite de phonèmes qui ne contribuent au sens que
par addition de différences. C'est donc ici Wittgenstein qui définit un structuralis-
me du signifiant pur (ou du sens volé). Quelle que soit cette différence, le principe
IIA est donc également satisfait : les sujets des « structures constitutives » sont ici
les « systèmes philosophiques ».
Quant aux principes suivants, Gueroult déclarait dans sa Leçon inaugurale au
Collège de France^z qu'il n'y a pas, « distincte de la logique ordinaire, une logique
de la philosophie qui, spécifiée en quelques termes généraux, constituerait une
technique universelle, dominant toutes les philosophies, capable de fonder en cha-
cune la philosophie. Il n'y a pas de structures générales, mais des structures indivi-
dualisées, indissociables des contenus qui leur sont adhérents ».
Là oil Troubetzkoy pensait pouvoir conj oindre systèmes concrets et lois géné-
rales, selon Gueroult il faut par conséquent choisir : il y a bien, conformément à III
B des systèmes qui peuvent être montrés (dans ce défilé de systèmes qu'est l'his-
toire de la philosophie) mais il faut écarter le principe IV des lois générales.
Inversement ce point est contesté par Deleuze dès son titre parlant d'une « métho-
de générale de M. Gueroult ».
Reste le Principe L Deleuze poursuit comme suites son exposé de la méthode
de Gueroult :
L'ordre des raisons n'est en aucun cas un ordre caché. II ne renvoie pas à un
contenu latent, à quelque chose qui ne serait pas dit, mais au contraire est
toujours à fleur de peau du système (ainsi l'ordre des raisons de connaître
dans les Méditations, ou l'ordre des raisons d'être dans VÉthique). C'est
même pourquoi l'historien de la philosophie selon M. Gueroult n'est jamais
un interprète. La structure n'est jamais un non-dit qui devrait être découvert
sous ce qui est dit ; on ne peut la découvrir qu'en suivant l'ordre exphcite
de l'auteur. Et pourtant, toujours explicite et manifeste, la structure est le
plus difficile à voir, négligée, inaperçue de l'historien des matières ou des
idées : c'est qu'elle est identique au fait de dire, pur donné philosophique
(factum), mais constamment détournée par ce qu'on dit, matières traitées,
idées composées.
Ce que Deleuze rejette d'abord ici, c'est le modèle herméneutique. Ainsi que
le dira Vincent Descombes, « hors du temple, point d'herméneutique ». Les textes
philosophiques ne sont pas à prendre comme des textes sacrés, des réserves de sens
toujours en excédent sur leurs lectures. Cela n'exclut pas que les textes philoso-
phique soient des textes difficiles, mais il en va ici comme du roman policier qui,
par hypothèse exclut toute solution surnaturelle ou irrationnelle. Il peut arriver que
la lecture exige des prouesses de perspicacité, mais de même que l'enquête poli-
cière exige un lecteur à la mesure du limier44.
Il faut relever que la thèse attribuée ici à Gueroult par Deleuze est de portée
universelle. Cependant nous pouvons nous concentrer ici sur un lignage qui, du fait
même qu'il est plus restreint, parvient à traverser toute l'histoire de la philosophie.
En 1962, Vuillemin publie le 1er tome d'un livrets dont le second devait s'in-
tituler Stucture, Infini, Ordre'^^. Dans ce livre de 1962, la Conclusion est intitulée
La mathématique Universelle et les deux premiers § y annoncent « Les préceptes
de la méthode en mathématiques » ainsi que « Les mêmes préceptes appliqués à la
philosophie ». L'Introduction (sans titre) est en fait concentrée sur un historique,
mené tambour battant, de la Mathesis Universalis chez Descartes (§ 3), Leibniz (§
4) et Kant (§ 5). L'ouvrage se termine par une note sur le « principe des relations
internes » chez Russell et Leibniz. Le tome 2 ne verra pas le jour mais en 1968,
Vuillemin publie ses Leçons sur la 7''« Philosophie de Russell consacrées exclusi-
vement aux Principles of Mathematics de 1903 et où la seconde partie, « La
Philosophie des Principles », expose « 7 principes philosophiques fondamentaux
admis par Russell en 1903 » (§ 23) dont le l^r n'est autre que le Principe des
Relations Externes. Tout se passe donc comme si le tome 2 prévu pour le livre de
1962 avait été remplacé par une amplification de sa note finale. L'Avertissement
stipule : « Ces leçons ont été précisément destinées à initier mes auditeurs à une
philosophie déjà classique et parfois presque oubliée mais qui n'a pas pénétré en
France ». En 2001, la Librairie Blanchard a publié le dernier livre de Jules
Vuillemin, Mathématiques pythagoriciennes et platoniciennes. Nous pouvons
donc dire qu'après être parti de Descartes et Leibniz, Vuillemin (1920-2001),
comme pour se justifier d'avoir atteint Russell, est remonté à Platon et même à
Pythagore.
En 1896, Louis Couturat (1868-1914) publie ses deux thèses de doctorat. La
thèse latine est intitulée De Platonicis My this. Puis en 1901 paraît La Logique de
Leibniz. Elle est suivie en 1903 par son édition des Opuscules et Fragment inédits
de Leibniz (où presque tout est en latin). Le 24 mars 1900, Russell écrit à Couturat
qu'il vient de faire un livre sur Leibniz. Le 6 avril, Couturat lui répond qu'il est en
train de terminer sa Logique de Leibniz. Et, en 1905, un nouveau livre de Couturat
est publié. La première phrase déclare : « Le présent hvre n'a aucune prétention à
l'originalité, et c'est précisément ce qui doit le recommander au lecteur. Il doit
l'existence à l'apparition du magistral ouvrage de M. Bertrand Russell qui porte le
même titre ».
En 1967, Deleuze a fait paraître un article sur Platon, qui sera réédité en 1969
sous le titre « Platon et le simulacre ». Et en 1968, dans Différence et Répétition'^T,
il a consacré 7 pages à Platon et 6 hgnes en note à Russell«. En 1988, il revient à
l'histoire de la philosophie avec Leibniz et le baroqué. Les deux tomes de Gueroult
pour son Spinoza^"^ font respectivement 621 et 670 pages. Ils sont consacrés
respectivement aux deux premières parties de VEthique (qui en compte cinq). Si
donc Deleuze appliquait « la méthode de M. Gueroult », il ne saurait, sauf dans son
Leibniz, rivaliser avec Vuillemin ou Couturat. Mais Deleuze est également un dis-
ciple de Bergson. Dans La Pensée et le Mouvant^^, Bergson a rassemblé, entre aut-
res, deux articles dont l'un « L'Intuition Philosophique », où se trouve exposée sa
conception de la méthode en histoire de la philosophie, et l'autre « La Vie et
l'Œuvre de Ravaisson ».
Ravaisson est l'auteur d'un célèbre Essai sur la Métaphysique d'Aristote. La
théorie qu'il expose est, dit Bergson (p. 256 = 1453) «la doctrine d'Aristote unifiée
et réorganisée». Mais il est notoire qu'il est allé encore plus loin. Ravaisson est
connu en histoire de la philosophie pour avoir fait tenir la Métaphysique d'Aristote
en une seule phrase : «Le monde est une pensée qui ne se pense pas, suspendue à
une pensée qui se pense». Et il faut d'ailleurs ajouter aussitôt que dans cette voie
Ravaisson a été distancé par Voltaire, sur le problème de l'exégèse leibnizienne.
Voltaire est en effet celui qui a fait tenir tout le système de Leibniz en un seul mot
- celui qu'il a inscrit en sous-titre de Candide : «l'Optimisme». Tirez sur le fil de
ce mot, demandez-vous ce qu'il signifie, puis ce que signifient les mots de la
réponse, etc. et vous verrez progressivement se déployer sous vos yeux l'univers
leibnizien dans sa totahté, conmie dans l'origami pris par Proust pour modèle de sa
méthode. Nous sommes donc là devant un véritable paradigme de Voltaire et
Ce que nous arriverons à ressaisir et à fixer, c'est une certaine image inter-
médiaire entre la simplicité de l'intuition concrète et la complexité des
abstractions qui la traduisent, image fuyante et évanouissante, qui hante,
inaperçue peut-être, l'esprit du philosophe, qui le suit comme son ombre à
travers les tours et détours de sa pensée, et qui, si elle n'est pas l'intuition
même, s'en rapproche beaucoup plus que l'expression conceptuelle, néces-
sairement symbolique, à laquelle l'intuition doit recourir pour fournir des
« explications » ^i.
que par UNE Image. Comme le centre est ponctuel, il ne peut être occupé : on ne
peut que s'en rapprocher. Les concepts sont de plus en plus nombreux à mesure
que l'on s'éloigne de l'intuition. L'image est unique et, plus elle est proche de l'in-
tuition, moins nombreux sont les concepts capables de subsister à cette distance.
Ainsi l'image fonctionne comme un sélecteur de concepts ou un indice de la proxi-
mité des concepts à l'intuition. De sorte que l'image est, pour l'historien de la phi-
losophie, la pierre de touche qui lui permet de déterminer l'importance relative
entre les concepts. D'oii la Règle de Bergson en Histoire de la Philosophie : Moins
l'image accroche de concepts et plus les Concepts accrochés sont architectonique-
ment dominants.
Dans la Critique de la Raison Pure, par exemple, l'image de la Révolution
copemicienne accroche comme philosophèmes kantiens les Intuitions de la sensi-
bilité et les Concepts de l'entendement, mais ils dépendent tous les deux du
concept de Connaissance. Avec l'image du globe t e r r e s t r e 5 2 , on ne garde plus que
le concept de Connaissance dans son rapport au concept plus vaste de Pensée. Mais
avec la conclusion de la Critique de la Raison Pratique, un pas de plus est franchi
quand sont réunis le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Alors se
trouvent accrochés les concepts de raison théorique et de raison pratique, à la
summa divisio du criticisme. Et on pourrait croire qu'avec le point commun aux
deux parties de l'image, la clé de voûte est touchée sous la forme du moi. Mais le
moi est encore un concept. Et le ciel comme la loi sont ici les « deux choses qui
rempHssent le cœur {Gemiith) d'une admiration et d'une vénération toujours nou-
velles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y
applique ». Nous saisissons ici à l'état naissant le mouvement centrifuge qui se
produit autour de l'intuition centrale : à peine l'image du cœur s'est-elle approchée
au plus près que l'admiration et la vénération, déjà, nous renvoient respectivement
vers le ciel et la loi, c'est-à-dire vers le théorique et le pratique séparés.
Par conséquent, l'image est ici une métaphore filée où la révolution copemi-
cienne conduit au globe en révolution puis au ciel immobile au-dessus du sol et
enfin au cœur à remplir sous ce ciel. Ainsi se vérifie le jugement de Russell remar-
quant que la prétendue « révolution copemicienne » de Kant est en fait une contre-
révolution ptolémaïque.
En appliquant ici la méthode bergsonienne à Kant, nous avons vu aussi que
son image la plus proche du centre, celle du cœur qui se remplit est immédiatement
subordonnée à autre chose : la mesure du remplissement est donnée par la
réflexion. Ceci nous ramène à la Critique de la Raison Pure où Kant a décrété que
52. E. Kant, Critique de la Raison pure, « De l'impossibilité où est la raison pure de trouver la paix
dans le scepticisme », 1« §.
32 Introduction
53. Tzetzès, Chiliades, VIII, 973 ; Philoponus, InArist. de an., p. 117, 26.
54. B. Russell, Introduction à la Philosophie Mathématique, Préface, p. v., 1919, trad. Rivenc, Payot.
55. A. N. Whitehead & B. Russell, Principia Mathematica, 1910, Cambridge University Press.
56. L. Wittgenstein, Remarques mêlées, 1933-1934, op. cit., p. 35.
33 Introduction
Si l'on s'efforce de relier par des traits continus les intuitions autour des-
quelles se sont formés les systèmes, on trouve, à côté de plusieurs lignes
convergentes ou divergentes, une direction bien déterminée de pensée et de
sentiment. Quelle est cette pensée latente^S ?
57. A. N. Whitehead & B. Russell, Principia Mathematica, op. cit., p.. 44.
58. Bergson, La Pensée et le Mouvant, op. cit,, p, 219.
34 Introduction
Pour le scoliaste de Platon (-427-347), une fois franchie la division entre l'en-
seignement oral et l'enseignement écrit, une nouvelle division semble l'attendre,
cette fois-ci parmi les Dialogues eux-mêmes : c'est la division qui distingue entre
« un groupe de dialogues « socratiques » (du début) où le personnage de Socrate
parle plus ou moins comme porte-parole du Socrate historique ; et un groupe de dia-
logues (du milieu et de la fin) où le personnage principal (qui alors n'est plus tou-
jours Socrate) parle plutôt comme porte-parole de Platon »so. A partir de cette divi-
sion de fait se pose une question de droit qui oppose Gadamer et Goldschmidt.
Gadamer, dans Vérité et Méthode<^^ a intitulé une section « Le Modèle de la
Dialectique platonicienne ». Mais cette section n'est qu'une sous-section du chapitre
intitulé « La Primauté herméneutique de la question ». Gadamer y affirme que « la
dialectique se réalise en activité d'interrogation et de réponse, ou mieux comme
passage de tout savoir par la question »62. Le livre de Goldschmidt sur Les
Dialogues de Platon, sous titré Structure et Méthode dialectique^^ est divisé en deux
parties : « Les dialogues aporétiques » et « Les dialogues achevés ». Se proposant
de lier « le problème morphologique au problème dialectique, Goldschmidt y sélec-
tionne « tous les dialogues proprement dialectiques, c'est-à-dire, tous les dialogues
sauf l'Apologie, le Menexène, le Timée, le Critias et les Lois ». Autrement dit,
Goldschmidt excepte les dialogues du début pour placer la dialectique dans les dia-
logues de la fin. Par conséquent, tandis que la « dialectique » selon Gadamer sélec-
tionne l'essence du dialogue dans Vérotétique, selon Golschmidt, la dialectique pla-
tonicienne s'approche d'autant plus de son essence que le « Dialogue » y est moins
dialogique. Mais le différend qui oppose Gadamer et Goldschmidt préserve un pré-
supposé commun : la division des dialogues platoniciens d'après le rôle du Socrate
historique en petits dialogues aporétiques du début et grands dialogues dogmatiques
59. « L'Intuition philosophique » est de I91I, ce texte est de 1903. II est donc essentiel de voir ici que
chez Bergson la thèse de l'intuition centrale à chaque système est précédée par la thèse du courant de pen-
sée invisible qui rehe les intuitions entre elles ainsi que les systèmes qui en sont sortis.
60. Terry Penner, « Socrates and the early Dialogues », in Richard Krant, The Cambridge Companion
to Plato. Cambridge University Press, 1992, p. 121.
61. Gadamer, Vérité et méthode, I960.
62. ¡bid., p. 369.
63. Goldschmidt, Les Dialogues de Platon, Structure et Méthode dialectique, 1947.
35 Introduction
de la fin, selon que la question « Qu'est-ce que ? » reçoit ou non une réponse. Or,
considérons cette miniature du platonisme intitulée Ion, « dialogue type » des dialo-
gues aporétiques selon Goldschmidt (§ 44). Avec l'allégorie des quatre anneaux et
des personnages « attachés obliquement aux anneaux », c'est toute la structure de la
Participation et de la Simulation (distendue ensuite entre l'Analogie de la Ligne et
l'Apologue des trois lits) qui s'y trouve déjà dressée en une série de cycles dont l'un
fait tourner Ion sur lui même. Et s'il y a des « dialogues socratiques » c'est en ce
sens que le personnage de Socrate n'y est pas seulement un porte-parole mais y joue
un rôle. Dans VEuthyphron, par exemple, la question officielle (Qu'est-ce que la
piété ?) s'est subordonnée à la question : Qui est pieux ? (Euthyphron qui veut
condamner son père pour impiété ou Socrate qui va être condamné pour impiété ?).
Il s'ensuit que la véritable Introduction à la lecture de Platon se trouve dans les sept
pages que Deleuze a consacrées à Platon dans Différence et Répétition, expUquant
comment chez Platon la théorie des Idées se subordonne au conflit de la Simulation
et de la Participation, qui répond lui-même au problème des Prétendants. Ces pages
culminent sur la fonction structurale et sélective du mythe : « La structure du mythe
apparaît clairement chez Platon : c'est le cercle avec ses deux fonctions dyna-
miques, tourner et revenir, distribuer ou répartir ». Ainsi le mythe platonicien
acquiert-il toute sa puissance lorsque, comme dans le mythe d'Er, il devient mythe
machinique.
64. Cf. N. Jolley (ed.) Cambridge Companion to Leibniz : chapitre 2, « Metaphysics : the early per-
iod to the Discourse on Metaphysics », par Christia Mercer & R. C. Sleigh, Jr ; chapitre 5, « Metaphysics :
the late period » par Donald Rutherford.
65. A. Robinet, Leibniz et la racine de l'Existence, [1962], rééd. 1968,
36 Introduction
avait compris que l'initiation naturelle à Leibniz commence par la visite de la pyra-
mide racontée dans la fable finale de la Théodicée. Mais il faudrait la vision
baroque de Gilles Deleuze^e pour placer en 1988 sous la pyramide renversée le
cône emprunté à Locke^v.
Ainsi la chronologie de l'exégèse leibnizienne (1962-1973-1988) est-elle à sa
manière une répétition de la chronologie leibnizienne (1686-1697 ((1703/5)-1710)-
1714). A chaque fois c'est le même parcours partant du Haut pour passer par le
MiUeu et finalement atteindre le Bas.
66. Dans l'année 1970-1971, Deleuze a donné un cours sur Leibniz à l'ENS.
67. Cf. aussi le commentaire de la Monadologie par Jacques Rivelaygue, repris en introduction dans
l'édition du Livre de Poche.
68. J. Vuillemin, Leçons sur la première philosophie de Russell, Armand Cohn, 1968.
69. M. Gueroult, L'Evolution et la Structure de la Doctrine de la Science chez Fichte, Paris, Les
Belles Lettres, 1930.
37 Introduction
article de Gueroult sur Leibniz Nous pouvons donc dire que les Principles de
Russell fournissent ici un test pour l'Histoire de la Philosophie, ses Problèmes et
ses Méthodes générales, en particulier d'un point de vue structural.
Le premier livre de Gueroult, cependant, publié en 1930, a pour titre
L'Évolution et la Structure de la Doctrine fichtéenne de la Science^^. Le point de vue
structural n'exclut donc nullement le point de vue génétique. Et lorsque ce point de
vue de la genèse est appUqué à Russell, il révèle parfois une évolution à l'intérieur de
chaque ouvrage. C'est le cas en particulier pour les Principles dont nous pouvons
maintenant connaître le genèse grâce aux travaux d'Ivor Grattan-Guinness^o. Nous y
apprenons que le livre a été composé dans l'ordre des Parties 3-4-5-6-1-2-1 bis-7.
Or le § 160 qui contient la clef de voûte de la première philosophie se trouve
dans le chapitre xx qui est inclus dans la troisième partie, et le chapitre xxi auquel
se réfère Deleuze se trouve dans la quatrième partie. Russell a par conséquent com-
mencé la rédaction des Principles par les parties qui, axiomatiquement, sont aussi
les premières du point de vue de la lecture deleuzienne. Et c'est seulement par la
suite que les parties maintenant situées au début, qui résultent de la rencontre avec
Peano en 1900 ont été écrites'^i. Les Principles comme classique du Logicisme
sont par conséquent construits sur d'autres fondations qu'ils dissimulent.
Quant à la genèse du logicisme lui-même, c'est dans un article plus récent sur
Whitehead que Grattan-Guinness''2 la raconte :
70.1. Grattan-Guinness, The Search for Mathematical Roots, 1870-1940. Logics, Set Theories and
the Foundations of Mathematics from Cantor through Russell to Godei, Princeton University Press, 2000.
Voir en particuher le § 6.4.3 comportant les tables 643.1 et 643.2
71. Quant au jugement de Russell lui-même sur le résultat, cf. sa lettre à Couturat du 14 mai 1903.
72.1. Grattan-Guinness, «Algebras, Projective Geometry, Mathematical Logic and Constructing the
World : Intersections in the Philosophy of Mathematics of A.N. Whitehead», à paraître dans F. Beets, M.
Dupuis et M. Weber (dir.) A. N. Whitehead, de l'Algèbre à la Théologie naturelle, Ousia.
73. Le 17 janvier 1901, Russell écrit à Couturat : « Quand je lis Cantor, par exemple, je le traduis
toujours en formule peanisque, quoique, avant le congrès, je n'eusse pas lu un mot de cette école ».
Ce que Russell trouve chez Peano, c'est en quelque sorte une « double inscrip-
tion » de certains concepts, à la fois en logique et en mathématique, mais encore
séparés par une barrière qui maintient d'un côté les lumières de la logique symbo-
lique et de l'autre les abîmes cantoriens de l'infini mathématique. Ce qu'effectue
Russell consiste à supprimer la séparation en déclarant que ce qui est du premier côté
se retrouve aussi dans le second. Ainsi le logicisme est il une Analyse de ce que les
néo-platoniciens auraient décrit comme l'Intelligence logico-mathématique.
Ce sont là les points les plus remarquables d'une courbe d'évolution qui s'ins-
crit dans une époque exceptionnellement riche. La Correspondance entre Couturat
et Russell vient de paraître''4 et se révèle une mine de révélations.
PLATON
ou
LE LOGOS DES NOUMÈNES
Platon ou le Logos des Noumènes 41
Chapitre 1
De tous les plus grands philosophes, Platon n'est-il pas l'un de ceux qui ména-
gent à leurs lecteurs un des abords des plus faciles ? Est-ce qu'il n'a pas l'amabilité
de nous raconter des histoires, de manière sans doute à rendre la philosophie chose
aisée ? Par ailleurs, Platon est aussi un des auteurs classiques parmi les plus
anciens. Pour ces deux raisons au moins, il serait permis de croire que le commen-
taire platonicien est parvenu à l'étiage du texte. Cependant il se peut parfois que la
facilité apparente soit un leurre, et que l'accumulation des commentaires produise
un sentiment de compréhension qui s'entretient lui-même dans une fonction d'é-
cran, garantissant par là sa propre répétition.
Nos vieux professeurs nous recommandaient de lire « la plume à la main ».
C'est toujours un bon conseil. Mais s'agissant de Platon, il n'est pas suffisant. Ce
que le personnage platonicien dessine de son doigt dans le sable, il nous faut le tra-
cer sur le papier. Il faut donc lire Platon en ayant aussi le crayon à la main. Mais
que voyons-nous, alors, apparaître ?
1. ARCHEOLOGIE STRUCTURALE
Feu
Air
Eau
Terre.
Et nous n'avons plus ici une simple énumération d'éléments, nous avons un
ordre, constitutif d'une échelle. Mais ce n'est qu'une entrée en matière. Parmi les
1. Plus précisément, il s'agit de l'axe vertical visible dans cet univers. Les deux autres axes ont été
réunis par Charles Mugler dans ses Deux Thèmes de la Cosmologie grecque, Klincksieck, 1953 : ce sont la
Pluralité des Mondes et l'Éternel Retour. Pour une explication du platonisme, cependant, nous pouvons
nous concentrer sur l'axe vertical.
Platon ou le Logos des Noumènes 43
Présocratiques, la théorie des quatre éléments est tout juste bonne pour les
« physiologues » des origines, ceux que Platon rangerait parmi les « amis de la
Terre ». Avec les Pythagoriciens entrent en scène ceux qu'il appellera les « amis
des Idées ». Et ceux-ci ont découvert^ une autre hiérarchie, qui à leurs yeux éclip-
se la précédente :
Point
Ligne
Surface
Volume.
Lorsque les quatre Éléments ou les quatre degrés du Lieu géométrique sont
devenus deux illustrations d'une même structure, ils ont par là-même cessé d'être
d'un côté de simples « éléments » controuvés dans « la nature » ou même de l'autre
côté des degrés de la localisation géométrique obtenus par une analyse mathéma-
tique. Ils ont accédé à un statut philosophique. Ils sont devenus des Essences. C'est
en quoi Deleuze peut soutenir que la philosophie n'a pas d'autre objet que les
Multiplicités^. Dans le cas de l'Échelle pythagoricienne, il s'agit même de la multi-
plicité en tant que telle, puisque ce que cette échelle parcourt n'est autre que le
déploiement des dimensions dans son paradigme spatial.
Toutefois, puisque la découverte de nos Quatre Essences a commencé dans un
exercice de vision, notre apprenti structuraliste ne peut pas ne pas être soudain
assailli d'un soupçon. Et cela signifie en d'autres termes que notre Échelle des
Essences est aussi un lieu hanté. Ce qui hante cette échelle est le spectre de la
Quintessence : hypothèse d'une cinquième essence, invisible celle-ci, et qui non
seulement s'ajouterait numériquement aux précédentes mais encore surplomberait
secrètement toute leur hiérarchie. Ainsi la transcendance est-elle une coda céleste
de l'immanence.
Mais s'il existe une Quintessence, du même coup, toute la hiérarchie des
Essences va s'en trouver disqualifiée. Les titulaires des Essences, alors, ne sont
plus que des prétendants plus ou moins chanceux, plus ou moins haussés du col, à
la Quintessence. Ainsi parvenons-nous au thème des Prétendants où Deleuze a su
voir le motif le plus intime et le plus profond de la Philosophie. La définition éty-
mologique de la philosophie (amour de la Sagesse) n'est elle-même qu'une illustra-
tion de ce thème dans la pensée.
Toute chose ou tout être prétendent à certaines qualités. Il s'agit de juger
du bien-fondé ou de la légitimité des prétentions^.
5. G. Deleuze, « Remarques », in Barbara Cassin (dir.), Nos Grecs & leurs modernes, Le Seuil, 1992
pp. 249-250.
6. Cf. Platon, République, début du Livre VII.
Platon ou le Logos des Noumènes 45
Soleil
Astres
Corps
Ombres.
Mais que s'est-il passé ici ? Comment l'inventeur patenté des « arrière-mon-
des » peut-il avoir enfermé dans l'immanence le thème des prétendants qui ne
demande qu'à l'outrepasser, comme un ressort trop comprimé ?
La source est dans le « problème délien » tel qu'il nous est rapporté par
Plutarque. C'est Simmias qui raconte :
C o m m e nous quittions l'Égypte, certains Déliens vinrent à notre rencon-
tre près du Caire et demandèrent à Platon, en tant que géomètre, de
résoudre pour eux un oracle inhabituel proposé par le dieu. L'oracle était
qu' il y aurait un répit des m a u x présents pour les Déliens et les autres
Grecs une fois qu'ils auraient doublé l'autel de Délos. Mais comme ils
ne pouvaient pas imaginer la solution et qu'ils se débrouillaient ridicule-
ment dans la construction de l'autel (car d'après ce qu'on sait de leur
méconnaissance de la proportion qui part du doublement de la longueur,
ils ne parvinrent pas à remarquer que lorsque chacun des quatre [!] côtés
était doublé, ils effectuaient en réalité une multiplication par huit du
volume), ils prièrent Platon de leur fournir son assistance face à l'énig-
me. Et lui, rappelant l'Égyptien, déclara que le dieu était en train de don-
ner une chance aux Grecs au sujet de leur négligence dans leur éduca-
tion, c o m m e s'il raillait notre ignorance et nous demandait de nous
engager dans la géométrie, pas seulement comme passe-temps. Car cer-
tainement c'est une occupation qui n'est pas prévue pour un intellect
inférieur et percevant la chose d'une manière engourdie, mais plutôt
pour un intellect entraîné à la limite dans [la construction de] lignes afin
d'y prendre deux moyennes dans une proportion, grâce auxquelles seu-
lement la figure d'un corps cubique se trouve doublée en étant augmen-
tée de la m ê m e manière pour chaque dimension. Ceci, [dit-il], Eudoxe
de Cnide ou Hélicon de Cyzique l'obtiendraient pour eux ; toutefois ils
ne devaient pas penser que c'était cela que le dieu souhaitait, mais plutôt
qu'il enjoignait à tous les Grecs d'abandonner la guerre et ses malheurs
et de s'associer aux muses, et aussi en apaisant les passions grâce au rai-
sonnement et aux mathématiques, de vivre ensemble profitablement et
sans se faire de m a F .
Grand Supérieur
petit Supérieur
Grand inférieur
petit inférieur.
Pour comprendre ce qui s'est passé dans le problème délien, il faut rappeler que
Platon a été disciple principalement de deux maîtres. Le plus connu est celui que rap-
pelait Plutarque dans son titre : c'est Socrate, le philosophe au démon. Mais le même
texte se tait sur l'ascendance pythagoricienne de Platon. La solution du Problème
déhen est en effet attribuée entre autres à Archytas de Tarente, pythagoricien de la
seconde génération et qui fut le principal maître de Platon en mathématiques.
Notre seconde Échelle des Essences, par conséquent, celle qui est formée par
la hiérarchie des Lieux géométriques, est un legs pythagoricien que Platon a reçu
d'Archytas. Mais dans la version pythagoricienne, cette hiérarchie est une simple
échelle à quatre échelons. Platon va couper en deux cette échelle en la regardant
avec un œil formé à l'école socratique. Les questions de Socrate, « Qu'est-ce que la
Justice ? », « Qu'est-ce que la Vertu ? », etc., sont deux fois des propédeutiques au
platonisme. D'abord, parce que la Justice en soi ou la Vertu en soi font évidemment
partie des choses invisibles, et ensuite parce qu'il en va de même pour tout objet
visé par des questions de la forme « Qu'est-ce que ? » (même si c'est par exemple
comme dans l'exemple fameux du Parménide : « Qu'est-ce que la crasse en soi ? »).
Platon ou le Logos des Noumènes 47
tard Witgenstein, peut ainsi se permettre de laisser à son lecteur « ce qu'il peut
faire »8. L'exemple-type en est l'Analogie de la Ligne, où la série Ombre de carré,
Corps carré. Carré en soi étant donnée (dans les rôles c, b. A, respectivement) il ne
reste plus qu'à trouver l'objet X de la Dialectique : l'Élévation au carré (= Puissance
2). Le principe en était divulgué un peu plus tôt (République 428 a) :
Si de quatre choses nous en cherchions une, en n'importe quel sujet, et
que dès l'abord elle se présentât à nous, nous en saurions assez ; mais si
nous avions d'abord connaissance des trois autres, par cela m ê m e nous
connaîtrions la chose cherchée, car il est évident qu'elle ne serait autre
que la chose restante.
Cependant, une telle Analogie mimétique nous cache encore ce sur quoi se
noue la totalité du platonisme. C'est, comme l'a vu Deleuze^, la thèse d'une dualité
interne à la Mimésis elle-même. L'« imitation », dans la pensée de Platon, peut signi-
fier soit la Participation, soit la Simulation. La Participation est la forme de l'imita-
tion qui se déroule sur l'Échelle dont nous avons maintenant retracé la généalogie.
Nous pouvons l'appeler imitation « verticale » (ou mimésis du mât). La Simulation
est l'imitation qui s'écarte plus ou moins de cette orientation verticale. Nous l'appelle-
rons imitation « obhque » (ou mimésis du manchon [?] s'écartant plus ou moins de la
verticale suivant la force du vent). Nous appellerons point nodal du platonisme le
point sur lequel se croisent les deux axes de la Mimésis. C'est ce croisement que
Platon lui-même a symbohsé sous la forme d'un khi couché {Timée, 36 bc) dont l'une
des branches est horizontale tandis que l'autre définit l'Obliquité (figure 1).
Fig. 1
Le Khi couché de Platon
8. Wittgenstein, Remarques mêlées, trad. TER, p. 92. Cf. J.-C. Dumoncel, « Le mobihsme mathéma-
tique du second Wittgenstein » in Renée Bouveresse-Quillot (dir.), Visages de Wittgenstein, Beauchesne,
1995, pp. 281-284.
9. G. Deleuze, Différence et Répétition, PUF, 1968, pp. 82-89.
Platon ou le Logos des Noumènes 49
La dualité de la Mimésis ainsi définie est l'indice d'un véritable drame qui se
joue sur le problèmes des Prétendants. Et chacun des deux axes, de surcroît est por-
teur d'une difficulté notoire.
La Participation platonicienne prend son sens à partir de la relation avoir part,
explicitée dans la forme x a part à où la variable Y prend ses valeurs parmi les
Enjeux de la prétention (le Bien, le Beau, etc.) tandis que la variable x a pour
domaine de variation l'ensemble des prétendants. L'échelle où se déploie la relation
permet par ailleurs d'ordonner les prétendants : il y a ce qui a part en 1er lieu, puis
en 2e, etc. (1'« etc. » ne devant pas aller, d'ailleurs, plus loin que le 4e). Et c'est ici
que se situe ce qu'il faut appeler le paradoxe de la participation platonicienne,
impliqué dans la solution que Platon va donner à son problème des prétendants, à
savoir la théorie des Idées.
Soit par exemple le thème du lit. Ce qui est installé par Platon à la place Y de
l'Enjeu, le « lit de Dieu », c'est en effet l'Idée du lit. Or à la question de savoir ce qui a
part en premier lieu à l'Idée de lit (avant le lit de l'ébéniste et ses copies possibles), la
réponse de l'idéalisme platonicien, c'est qu'il s'agit de l'Idée de lit elle-même (dont
tous les autres lits ne sont que des copies). Ainsi l'idée de ht (la simple quiddité com-
mune à tous les lits, qui fera plus tard l'objet de la Querelle des Universaux) est-elle
promue Idéal du lit ou « Lit en soi ». Cela signifie que l'unique Ut réel est l'Idée de lit.
La simulation, de son côté, est illustrée ici par la peinture. Tandis que l'Ébénis-
te prend l'Idée de ht pour modèle, le modèle du peintre est donné par le lit de l'ébé-
niste. Et on ne saurait coucher dans le lit du tableau. Le lit du peintre n'est qu'un
simulacre. Il faut donc, pour situer la simulation, un second axe, distinct de celui où
a lieu la participation, et qui s'écarte donc de la verticale suivant une direction
oblique plus ou moins divergente.
Or la mimésis ainsi écartelée va présenter sur chacun de ses deux axes une dif-
ficulté notoire et caractéristique de l'axe en question.
Sur l'axe des Participations, la thèse qui fait de l'Idée de ht le seul véritable lit
exige d'abord que l'idée de lit soit (tout simplement) un lit. Or cette assertion se
heurte à une objection immédiate. On couche dans un lit (si grossier ou mal fait
soit-il) mais (si loin qu'on pousse l'idéalisme) on ne saurait coucher dans l'idée de
lit (pas davantage que dans le ht en peinture). L'idée de lit signifie ce qui est exem-
phfié par tous les lits, mais cela même exclut qu'elle soit elle-même un lit. Tout le
platonisme est donc fondé sur une méprise grammaticale. Le paradoxe de la doctri-
ne des « formes exemplaires » se réduit à un cas de ce que la philosophie analy-
tique appelle category mistake. La doctrine des Idées sombre dans le non-sens. Le
premier à s'en apercevoir n'est autre qu'Aristote.
L'axe des Simulations, de son côté, désigne une autre difficulté, non plus cette
fois-ci d'ordre logique mais d'ordre mathématique.
Platon ou le Logos des Noumènes 50
10. Pour un exposé détaillé de ces trois solutions, cf. la note de Robert Baccou dans sa traduction La
République, Gamier, 1966 : note 492, G. F., pp. 452-457.
11. Rétrospectivement, nous pouvons donc y voir le schème de la conciliation deleuzienne entre
Platonisme et Sophistique.
12. Platon, République, 509d.
Platon ou le Logos des Noumènes 51
intelhgibles
Soleil
visibles.
13. Par « cliquer sur X » nous entendons ici faire apparaître le plus petit contexte (de X) pertinent sur
la recherche en cours (et qui à son tour va contenir le terme Y sur lequel il conviendra de cliquer pour obte-
nir la suite en faisant progresser la recherche).
Platon ou le Logos des Noumènes 52
Lumière propre au seul Soleil^. Mais le Soleil, quant à lui, possède la Lumière par
lui-même. Ainsi se déploie le modèle physique de la Participation. Le Soleil est ce
qui participe de la Lumière en premier lieu. Mais s'il participe de la lumière en pre-
mier lieu, c'est parce qu'en fait il est la Lumière. Et la Matière ne participe de la
Lumière qu'en second lieu (comme la lune éclairée par le soleil), puis en troisième
lieu (coname le paysage éclairé par le clair de lune), etc. Par conséquent, le rapport
Lumière/Matière fournit chez Platon un véritable modèle physique de la
Participation. La lumière étant lumineuse par elle-même, avant de partager sa pro-
pre luminosité en rendant lumineuses les autres choses, le phénomène de la lumière
démontre qu'un attribut peut être qualifié par lui-même avant même de qualifier
d'autres choses et doit même s'illustrer ainsi lui-même avant de transmettre cette
qualification à ces autres choses.
Le raisonnement de Platon se règle donc ici sur le principe ab esse ad posse
consequentia valet. Ce qui est réel doit d'abord être possible. Ainsi l'objection
grammaticale d'Aristote est-elle invahdée à l'avance. Elle ne fera qu'exprimer une
résistance résiduelle du sens commun devant les paradoxes qui sont inscrits au cœur
même du réel et déposés jusque dans notre caverne pour nous en indiquer la sortie
- à tâche pour nous de voir ces paradoxes comme des énigmes surchargées de sens.
14. Le feu étant une sorte de « soleil » artificiel, suivant la nouvelle hiérarchie dégénérescente que
développera le mythe de la Caverne.
15. Cf. Luc Brisson, Introduction à sa traduction du Phèdre, pp. 39 et 40.
16. Nous ne pouvons que renvoyer ici le lecteur au Diagramme 5 dans notre étude sur « La Théorie
platonicienne des Idées-Nombres », Revue de Philosophie ancienne, n° 1,1992, reprise ici comme chapitre 2.
Platon ou le Logos des Noumènes 53
qui est ainsi donné dans l'expérience. D'où la nouvelle échelle platonicienne où se
succèdent
Éternité
Temps = Image mobile de l'éternité
Âme du monde
Monde animé.
Dans cette généalogie, le cercle oblique de l'Autre n'apparaît que comme para-
sitant le cercle horizontal du Même (du temps cyclique), à partir du troisième degré
de la Dialectique descendante qui est celle de la Participation (à l'Éternité). Ainsi la
Simulation est-elle entièrement jugulée par la Participation. C'est l'Échelle entière
de la Participation qui assigne sa place à la Simulation et se la subordonne à titre
d'incident diagonal et différé, intervenant seulement à partir de l'échelon qui lui est
désigné pour entamer la moitié inférieure.
Mais ce n'est là que le parachèvement d'un principe organisateur plus général
et même totalement général.
7. RADIOGRAPHIE DU PLATONISME
C'est en fait l'œuvre entière de Platon qui se trouve construite sur une subordi-
nation de la Simulation à la Participation. Du point de vue du schématisme géomé-
trique, cette subordination est obtenue par un procédé méthodique très simple. C'est
une question d'ordre. Il suffit de faire intervenir d'abord l'Axe vertical de
Participation, scandé en tant qu'Échelle pourvue exactement de ses quatre éche-
lons. Et lorsque cette échelle est dressée, alors seulement l'oblique propre à la
Simulation est admise à intervenir. De cette manière, au lieu que la direction
oblique obtienne un second axe, concurrent de l'axe vertical et s'étendant ainsi sur
toute la hauteur du schématisme, la pente propre à la simulation est déchiquetée
d'après l'échelle de la participation et n'obtient que des interceptions partielles de
l'axe vertical - autant au plus qu'il y a d'échelons sur l'échelle.
Platon ou le Logos des Noumènes 54
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L
FHlLOSoPHie
Fig.2
La Vie des Grecs dans l'Ion de Platon
Platon ou le Logos des Noumènes 55
n
Crochet
Hampe
' Volant
Fig. 3.
Le Fuseau des Grecs
Cet axe est scandé ensuite par les quatre personnages ou pièces i s du pro-
cessus machinique :
Nécessité
Filles de la Nécessité
Cercle extérieur & cercles intérieurs
Jante & Volant du Peson inférieur.
Fig.4.
Le Fuseau garni
18. Cf. J. Adam, The Republic of Plato, 1902, 2e éd. avec une Introd. par I. A. Rees, Cambridge,
1963.
19. Roger Bridgman, La Technologie, 1995, trad. NRF, 1995.
20. Pour la double dialectique descendante et ascendante, cf. J.-C. Dumoncel, Le Pendule du Docteur
Deleuze, EPEL, 1999, pp. 53-56.
Platon ou le Logos des Noumènes 57
Fig. 5
Le Mythe d'Er & l'Univers du Timée
C'est par conséquent un seul et même schéma de construction qui est à l'œuv-
re sur toute la production de Platon^i, qu'il s'agisse des petits dialogues du début
(comme VIori), des dialogues de la maturité (comme La République) ou des der-
niers dialogues (tels que le Timée ou, comme nous allons le voir, le Phèdre).
Si le Phèdre de Platon occupe une place distinguée parmi tous ses dialogues,
c'est que Platon ne se contente pas d'y tramer comme à l'accoutumée sur la même
trame.
Le Phèdre est dominé par deux symboles ailés : d'abord les Ailes du Désir
(252 bc, 251 a, 246 d et 249 c) puis l'Ibis comme emblème sacré du dieu Theuth
(247 c). C'est ainsi que la partie propremement philosophique (sur le Beau et le
désir du beau) s'y double d'une partie méta-philosophique (portant par exemple sur
l'écriture chez le philosophe).
La question du rapport entre l'écriture et la parole est destinée à introduire la
question du rapport entre l'enseignement écrit de Platon et son enseignement oral.
Ce rapport est double22 : (1) L'enseignement écrit et l'enseignement oral de Platon
21. Pour une chronologie récente des dialogues platoniciens, cf. Richard Krant (éd.), The Cambridge
Companion to Plato, 1992, rééd. 1997, p. xii.
Platon ou le Logos des Noumènes 58
ont le même contenu, (2) La seule différence est que l'enseignement écrit s'exprime
dans la triple forme de la discussion, du mythe et de la machine symbolique, alors
que l'enseignement oral prend une forme purement abstraite comme théorie des
« Idées-Nombres ». Ce qui rend d'autant plus intriguant de savoir quelle est l'u-
nique méthode qui permet à Platon de donner ces deux enseignements.
Dans le Phèdre, non seulement Platon applique sa méthode coutumière, lisible
par comparaison avec les autres œuvres, mais il révèle comment cette méthode
n'est autre que celle qu'il nomme Dialectique.
Respectivement à la question de l'Amour - qui est le sujet du Banquet - le
Phèdre commence par trois Discours en compétition sur un problème pratique :
vaut-il mieux accorder ses faveurs à celui qui aime ou à celui qui n'aime pas ?
Les deux premiers discours soutiennent paradoxalement qu'il vaut mieux
accorder ses faveurs à celui qui n'aime pas. Ils sont prononcés respectivement par
Phèdre (un des protagonistes du Banquet) puis par Socrate. Mais ils sont attri-
bués le premier à Lysias (277 c), le second à Phèdre (242 d-e). Le troisième dis-
cours est la Palinodie (243 ab) soutenant qu'il vaut mieux au contraire accorder
ses faveurs à celui qui aime. Elle est prononcée par Socrate mais attribuée à
Stésichore (244 a).
Ainsi Socrate est-il placé dans le rôle type du Sophiste qui, sur un problème
donné, se trouve capable de soutenir aussi bien la Thèse et l'Antithèse, en s'ex-
cluant ainsi de la Philosophie comme recherche de la Vérité. Toutefois, dans la
bouche de Socrate, les deux réponses opposées ne sont nullement des résultats de
la Rhétorique. Elles sont toutes les deux des fruits de la Dialectique (266 b) et cor-
respondent même à la division canonique de celle-ci en deux moments : la dialec-
tique ascendante et la dialectique descendante, avec leurs « deux procédés »
respectifs (265 cd) de Synthèse et d'Analyse, permettant d'une part une « vue d'en-
semble » (265 d) et d'autre part une division « suivant les articulations naturelles »
(265 de).
Mais cette célèbre distinction méthodologique risque fort de nous cacher ce
qui est ici l'essentiel, à savoir une dualité qui est propre à son objet, c'est-à-dire
l'Amour lui-même. C'est la dualité qui oppose un amour « de senestre » à « une
espèce divine d'amour » ou amour de dextre. Cela signifie que l'exploit dialectique
accompli par Socrate et qui le conduit dans la proximité la plus compromettante
avec le Sophiste est fondé finalement sur une ambiguïté qui n'est autre que celle
propre à l'Amour ou à Èros en p e r s o n n e 2 3 .
22. Cf. J.-C. Dumoncel, « Théorie du Schématisme universel : Platon, Leibniz, Bergson, Deleuze >
Exposé, n° 2.
Platon ou le Logos des Noumènes 59
C'est à partir de cet arrimage de la méthode sur son objet, qu'il est possible d'a-
border convenablement la partie métaphilosophique du Phèdre. Celle-ci culmine à
partir d'une confrontation (278 bd) où Lysias, Homère et Solon, en tant qu'auteurs
divers de discours, se trouvent placés en face de Socrate, avec Isocrate comme per-
sonnage supplémentaire (278 e-279 b).
Les rôles que doivent illustrer les quatre premiers (278 de) sont, dans l'ordre
du texte, les arts du philosophe, du poète, du rhéteur et du législateur On remarque
ici que l'ordre des notions ne correspond pas à l'ordre des illustrations et que, d'a-
bord, Socrate qui parle mais ne se nomme pas est en quelque sorte remplacé ironi-
quement par Isocrate.
C'est que les trois derniers rôles, s'ils étaient laissés à eux-mêmes quant à ce
qu'ils écrivent, se trouveraient réduits (278 d) à « le tourner dans tous les sens », à
« faire des coupures » et à « coller des morceaux les uns aux autres ». Ce
couper-coller trouvait son illustration paradigmatique dans l'épitaphe de 264 d,
quatrain dont les quatre vers sont supposés permutables à volonté. Cela indique au
lecteur que les quatre exemples et les quatre rôles de la conclusion présentés dans
le désordre doivent trouver leur ordre bien fondé.
Le fondement de cet ordre n'est autre que l'échelle des Quatre Délires telle
qu'elle est déployée dans la Palinodie (244 a-245 b) mais surtout telle qu'elle est
récapitulée (265 b) avant l'exposition de la Dialectique. Cela donne en dialectique
descendante :
Délire d'Éros
Délire des Muses
Délire de Dionysos
Délire d'Apollon.
(Dans cette échelle, les deux échelons du bas composent ce qu'on pourrait
appeler le segment « nietzschéen » du platonisme. Plus exactement il s'agit d'un
« manchon » de Nietzsche dans lequel est à demi dissimulé par le bas l'axe de
Platon.)
Toutefois, entre ces deux occurences (en 252 c-253 c) il est indiqué d'abord
que celui qui « fait partie du cortège de Zeus » est quelqu'un qui « est capable de
supporter avec la fermeté la plus grande le poids du dieu ailé » tandis que « ceux
qui furent les serviteurs d'Arès » donnent dans un comportement déréglé « quand
Èros vient à s'emparer d'eux ». Cela signifie que sous la domination d'Éros et des
Muses qui sont placés sur les deux échelons supérieurs (248 d) le couple Zeus-Arès
entre en compétition avec le couple D i o n y s o s - A p o l l o n 2 4 pour l'occupation des deux
échelons inférieurs. Par conséquent, on obtient finalement la hiérarchie
Éros
Les Muses
Héra & Zeus
Arès.
Une fois indiqué ce repère, il nous donne l'ordre cherché pour nos quatre
exemples (avec Isocrate comme exemple-ludion ou sujet virtuel pour brouiller
encore la hiérarchie) :
Socrate
Homère
Solon
Lysias.
D'où finalement l'échelle des fonctions illustrées respectivement par ces per-
sonnages :
Le Philosophe
Le Poète
Le Législateur
Le Rhéteur ou Sophiste.
24. Nous suivons ici la lecttire de Léon Robin dans sa traduction de la Pléiade (tome 2, p. 44), non
pour les raisons conjecturales de sa note 3 (p. 1415) mais pour des raisons stracmrales. La double division
de l'échelle platonicienne en deux puis en quatre impose que les symboles y aillent par couples (ici
Zeus/Arès et Dionysos/Apollon). D'autre part, les symboles y fonctionnent comme synecdoque (Zeus
pour Zeus-Héra) ou par groupes (les Muses). Par conséquent, l'apparition des Bacchantes comme chorus
impose effecdvement qu'on place en leur centre leur dieu tutélaire : Dionysos.
Platon ou le Logos des Noumènes 61
par un élan plus divin » pour produire « des œuvres plus hautes » (279 a) en fran-
chissant les trois échelons situés sous Socrate. La sophistique, en particulier, n'est
que le dernier degré de la philosophie. La rhétorique a été ainsi phagocytée par la
dialectique. C'est la victoire que Socrate annonçait à l'avance lorsque (261 b puis d)
aux trois maîtres de la sophistique, Gorgias, Thrasymaque et Théodore, il oppose
trois orateurs légendaires : Ulysse, Nestor et Palamède d'Élée. Ce sont les trois nou-
veaux noms que reçoivent les sophistes quand ils sont enrôlés dans la philosophie. Il
y a là l'origine platonicienne d'un lignage qu'il faut appeler celui de l'éclectisme
méthodique et assimihlateur, capable d'absorber même l'adversaire, et dont les deux
grands diadoques seront Leibniz et D e l e u z e 2 5 .
Toutefois, non seulement la métaphilosophie n'est là que pour éclairer la philo-
sophie, mais l'échelle des participations dans la pensée (philosophique ou autre) ne
fait que refléter l'échelle des participations dans l'Être (suivant le modèle posé par
l'Analogie de la Ligne). Par conséquent, dans le Phèdre toutes les allées et venues de
l'inquiétude métaphilosophique ne doivent être considérées que pour ce qu'elles
sont, c'est-à-dire comme des manières de tourner autour du pot (pour promener les
commentateurs qui doivent être promenés). Et le pot, c'est la question du Désir, qui
est elle-même subordonnée par Platon à une autre : la question de la Vie.
9. RADIOGRAPHIE DU PHÈDRE
Le Phèdre de Platon est tout entier construit sur une Allégorie de la Vie dans
l'échelle de laquelle se déroule un mythe de l'Amour ou du Désir. C'est cette double
dialectique qui est exposée dans la Figure 6 au verso.
Platon part ici d'une division des corps (245 e) : « tout corps qui reçoit son
mouvement de l'extérieur est inanimé, mais celui qui le reçoit du dedans, de
lui-même, est animé, puisque c'est en cela que consiste la nature de l'âme ». L'âme
est ainsi, selon Platon, ce qui fait la différence entre les corps inanimés et les corps
animés. Et l'âme est donc définie par Platon comme ce qui anime le corps (au plan
phénoménal), mais cela parce qu'elle est d'abord (au plan nouménal) ce qui s'anime
soi-même ou « ce qui se meut soi-même » (245 e). Or cela signifie que la question
de « l'âme » ne fait qu'un avec la question de la vie 26. Elle est l'application, à la
question de la vie, du schème de la Participation.
25. On peut dire que Deleuze absorbe le platonisme comme Leibniz absorbe l'empirisme de Locke et
comme Platon absorbe la sophistique.
Platon ou le Logos des Noumènes 62
Au dtMUA
Dieu Ht^c-i«. rffri«-
ou,.
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Dieux tea
HûMMfS TtnAÎ.
Bere 5
Te/uie
Fig. 6
La structure symbolique du Phèdre
Aussi l'allégorie qui est introduite par cette définition de l'âme a-t-elle pour
objet une division des vivants - division qui, comme toujours chez Platon, est une
hiérarchisation obtenue par sélection progressive.
Le principe (246 bc) en est la capacité pour l'âme de se mouvoir à toutes les
hauteurs possibles de cette échelle hiérarchique. D'une part « l'âme circule à travers
26. La définition qui vient d'être formulée intervient dans une démonstration de l'immortalité qui
applique la doctrine de la participation et qui forme système avec celle du Phédon.
Platon ou le Logos des Noumènes 63
la totalité du ciel, venant à y revêtir tantôt une forme, tantôt une autre ». « C'est
ainsi que, quand elle est parfaite » l'âme « chemine dans les hauteurs ». Mais d'aut-
re part, l'âme peut aussi être « entraînée jusqu'à ce qu'elle se soit agrippée à quelque
chose de solide ». Alors, « elle prend un corps de terre qui semble se mouvoir de sa
propre initiative grâce à la puissance qui appartient à l'âme ».
Sur le fond fourni par cette possibilité, pour l'âme, d'intervenir à toutes les
hauteurs du cosmos, Platon procède alors à une définition qui va dominer toute l'al-
légorie, la définition du vivant (246 cd).
Un vivant est un tout « qui a une âme » et « qui a un corps ». Tous les vivants
sont par conséquent corporels. Et c'est ici qu'intervient une première division : ou
bien l'âme et le corps sont « tous deux naturellement unis pour toujours » et le
vivant est alors un immortel d'« existence lumineuse » (256 d) ; ou bien le corps est
seulement « fixé » à râme2v et le vivant obtenu est un mortel (doté d'un « corps de
terre »). En tant qu'allégorie de la Vie, le mythe décrit donc d'abord « la vie des
dieux » puis celle des « autres âmes » (248 e).
La « race des dieux » de son côté comporte douze sections. Et c'est ici qu'in-
tervient la seconde division. D'une part, il y a la section d'Hestia qui « reste dans la
demeure des dieux, toute seule ». D'autre part, il y a « l'armée des dieux et des
démons rangés en onze sections ».
Chez les mortels (249 b) « l'âme d'un homme peut aller s'implanter dans le
corps d'une bête et inversement celui qui fut un jour un homme peut de bête rede-
venir un homme ». Les mortels se divisent donc principalement en hommes et en
bêtes.
Ces divisions étant effectuées, Platon procède à la déclinaison de la Vie selon
la Participation.
Cette déclinaison est appuyée comme toujours sur un schème géométrique :
Hestia immobile définit un centre sur l'échelon supérieur.
Les dieux suivent le cercle (horizontal) qui a ce centre (ou sa projection) pour
centre sur le deuxième échelon.
Les hommes, sur le troisième échelon, sont pris entre le cercle horizontal du
bon cheval et le cercle montant et descendant du mauvais cheval qui « tantôt s'élè-
ve, tantôt s'abaisse » (248 a). On retrouve donc ici l'opposition entre le cercle du
Même (horizontal) et le cercle (oblique) de l'Autre.
Les bêtes sont placées au quatrième échelon sur le cercle oblique du Zodiaque.
Ce quatrième échelon n'est obtenu qu'en faisant jouer le principe de la quatriè-
me proportionnelle. Platon donne un luxe de détails sur la vie des Dieux et la vie
des Hommes alors que les Bêtes sont seulement citées comme extrémité inférieure
de l'Échelle. L'algorithme analogique fournit l'élément manquant. Puisque le cercle
de l'Autre est défini à partir du cercle de l'Écliptique portant le baudrier du
Z o d i a q u e 2 8 , ce sont les signes du Zodiaque29 sur leur cercle qui définissent ici un
cycle des Bêtes.
C'est donc bien le parallèle avec le Timée^o qui permet de dégager la structure
principale du Phèdre :
Phèdre Timée
Chez Platon, cependant, l'Échelle du Cosmos n'est là que pour donner lieu à
un mouvement qui la transit et la parcourt de part en part. C'est ainsi que l'on passe
de l'Allégorie au Mythe. Dans l'Ion déjà, c'est l'aimantation d'un unique
Enthousiasme qui descend le long de toute la Chaîne à quatre Anneaux suspendus à
la Pierre d'Héraclée. Dans le Mythe d'Er, c'est le mouvement de la Nouvelle
Naissance qui traverse successivement les épreuves du Hasard, de la Liberté, du
Destin et de la Nécessité. Dans le Phèdre, c'est la double Dialectique descendante
et ascendante qui est symbolisée dans la Perte des Ailes et la Nouvelle pousse des
ailes. La hiérarchie des quatre niveaux est donc bien une Échelle, sur laquelle une
Ame donnée n'occupe pas forcément une position fixe mais où au contraire elle
peut se déplacer conformément à la « Loi d'Adrastée » (248 c), laquelle peut inclu-
re l'exercice d'un jugement (249 b).
Dans cette imagerie, « l'aile est d'une certaine manière la réahté corporelle qui
participe le plus au divin » (246 d). Or « jadis l'âme était tout ailes » (251 b) et pou-
vait donc se mouvoir « à travers la totalité du ciel » (246 b). C'était quand le Cercle
du Même avait totalement triomphé du Cercle de l'Autre. Alors l'âme « faisant par-
tie du cortège d'un dieu » (248 c,// 249 c) était chórente dans le chœur de ce dieu et
donc placée sur l'échelon des dieux. Mais « quand elle a perdu ses ailes » (246 c),
elle « tombe sur la terre » (248 c). Toutefois (248 cd), « une loi interdit qu'elle aille
s'implanter dans une bête à la première génération ». Elle restera donc sur l'échelon
de la condition humaine. Et c'est seulement après un jugement qu'elle pourra passer
dans le corps d'une bête. Mais « de toute façon, l'âme qui n'a jamais vu la vérité ne
peut prendre l'aspect qui est le nôtre » (249 b).
Là encore la condition humaine apparaît dans une situation intermédiaire.
Hestia ne peut que demeurer dans la maison des dieux et les dieux sont toujours,
soit dans leur maison pour le banquet des dieux, soit sur le cycle horizontal où ils
peuvent entraîner les hommes dans leur suite. Les bêtes sont condamnées à rester
sur l'échelon situé tout en bas. Quant aux âmes des hommes, elles peuvent accéder
à tous les niveaux mais cela en suivant la loi d'Adrastée qui prévoit deux cas princi-
paux dont le second va se subdiviser en deux possibihtés.
Le premier cas est en fait indiqué par un résumé du mythe d'Er où la durée de
la vie humaine est arrondie à cent ans (République, 615 ab) et qui se trouve ainsi
inclus dans le Phèdre. Comme dans le mythe d'Er, les âmes « à la fin de leur vie
Platon ou le Logos des Noumènes 66
passent en jugement ». « Le jugement rendu, les unes vont purger leur peine dans
les prisons qui se trouvent sous terre, tandis que les autres, allégées par l'arrêt de
justice, vont en un lieu céleste où elles mènent une vie qui est digne de la vie qu'el-
les ont menée lorsqu'elles avaient une forme humaine » (249 ab). Cette sanction
des âmes (châtiées ou récompensées) dure mille ans. « Après mille ans, les unes et
les autres reviennent tirer au sort et choisir leur deuxième vie : chacune choisit à
son gré » (249 b). C'est ce que développait le mythe d'Er et c'est dans un tel choix
que « l'âme d'un homme peut aussi aller s'implanter dans le corps d'une bête » et
qu'« inversement celui qui fut un jour un homme peut de bête redevenir un
homme ». Mais « au bout de dix mille ans » chaque âme reçoit de nouveau ses ailes
(248 e).
Le deuxième cas correspond à l'alternative qui fait l'objet du Phèdre.
c'est-à-dire celle qui distingue entre l'amour de Senestre et l'amour de Dextre.
Dans le cas de l'amour de senestre « la liaison que propose un homme qui n'ai-
me pas, liaison mélée de sagesse mortelle et qui ne procure qu'avec parcimonie des
biens mortels, n'enfantera dans l'âme de l'aimé qu'un esclavage dont la foule fait
l'éloge en la considérant comme une vertu et la fera rouler pendant neuf mille ans
autour de la terre et sous la terre, privée de raison » (256 e-257 a). Autrement dit, le
sort d'une telle âme est encore pire que celui de l'âme qui vit sous le régime du
jugement puisque sur les dix mille ans où elle doit attendre le retour de ses ailes,
elle perd neuf mille ans où elle ne peut pas même retrouver le séjour céleste.
Tout autre est le cas prévu pour l'amour de dextre : ici intervient « l'exception
faite pour l'homme qui aspire loyalement au savoir ou qui a aimé les jeunes gens
pour les faire aspirer au savoir » : « Lorsqu'elles ont accompli trois révolutions de
mille ans chacune, les âmes de cette sorte, si elles ont choisi trois fois de suite ce
genre de vie, se trouvent pour cette raison pourvues d'ailes et, à la trois millième
année, elles s'échappent ». Et c'est ce qui donne tout son sens au rapport entre
l'Amant et l'Aimé (256 de) :
Aussi n'est-il pas de mince valeur le prix qui récompense leur délire
amoureux. Ce n'est plus, en effet, vers les ténèbres ni pour le voyage qui
se fait sous la terre que, comme le veut la loi, partent ceux qui ont déjà
commencé le voyage qui se fait sous la voûte du ciel. La loi veut au
contraire qu'ils mènent une existence lumineuse, qu'ils soient heureux de
faire ce voyage l'un en compagnie de l'autre et qu'ensemble, parce qu'ils
s'aiment, ils recouvrent des ailes.
Mais ces ailes du désir ne sont autres que celles du désir de sagesse qui définit
la philosophie : « Aussi est-il juste assurément que seule ait des ailes la pensée du
philosophe » (249 c).
Platon ou le Logos des Noumènes 67
La perte des ailes dans une chute et la nouvelle pousse des ailes dans une
ascension parcourent ainsi l'univers platonicien dans sa totaUté. Cependant, l'alter-
native décisive a lieu sur la terre. Et c'est finalement sur la perte des ailes qui la pré-
cède que Platon est le plus explicite.
La loi d'Adrastée, en effet, « veut que l'âme qui a vu le plus de vérités produi-
se un homme qui sera épris de la sagesse et de la beauté, des muses et de l'amour ;
que l'âme qui tient le second rang donne un roi législateur ou guerrier et habile à
commander ; que celle du troisième rang donne un politique, un économe ou un
financier ; que celle du quatrième produise un gymnaste infatigable ou un méde-
cin ; que celle du cinquième mène la vie du devin ou de l'initié ; que celle du sixiè-
me donne un poète ou quelqu'autre artiste imitateur ; celle du septième un artisan
ou un laboureur ; celle du huitième un sophiste ou un démagogue ; celle du neuviè-
me un tyran ».
D'où Platon sort-il cette rafale de rôles ? L'explication se trouve dans le passa-
ge où il donne quelques précisions quant au rapport entre les âmes et leurs dieux
tutélaires (252 c-253 c). Ce qui se passe chez les hommes sur terre est structuré par
ce qui se passe au ciel chez les dieux. C'est ce qu'indique notre Fig. 7 au verso :
Mais que se passe-t-il donc chez les dieux ? Pour le savoir, nous devons d'a-
bord prendre appui sur l'une des figures fournies par Luc Brisson^z et qui se trouve
intégrée à notre figure 7 (a).
32. L. Brisson, Introduction au Phèdre, p 39. Cf. la figure fournie par L. Robin dans sa traduction de
Platon, Pléiade, vol. 2, p. 1489.
Platon ou le Logos des Noumènes 68
Fig.7
La Déduction des 9 rôles humains
Dans cette sphère qui se divise selon l'Échelle des Dieux rappelée à gauchers
et à droite, il nous faut d'abord considérer les deux cercles désignés par Brisson
comme Tropique du Cancer et Tropique du Capricorne. Nous allons trouver sur ces
Cercles horizontaux tous les paradigmes divins qui vont intervenir dans la détermi-
nation des rôles humains. Le Tropique septentrional passe entre le degré d'Éros et
le degré des Muses. Et de même, le Tropique austral porte à gauche les arcs de
l'Initiation et de la Divination, placés respectivement sous les tutelles de Dionysos
et d'Apollon, tandis qu'il porte à droite les arcs du Commandement et de la Guerre
dont les tuteurs sont Zeus et Arès. D'où vient la différence de traitement pour les
deux tropiques ? Elle serait une pure énigme si on ne supposait pas l'intervention
du cercle Équatorial avec son cercle de l'Écliptique incliné. L'intersection entre le
Cercle du Même et le Cercle de l'Autre détermine une cassure du Cercle équatorial
qui, suivant la direction descendante de la Participation platonicienne, va se trans-
mettre au Tropique austral. Ainsi, là où il y avait un cycle d'Éros & des Muses, il
n'y a plus qu'un anneau brisé en deux anses, contenant d'un côté une oscillation
entre Initiation et Divination, de l'autre une hésitation entre le Gouvernement et la
Guerre. C'est l'ensemble de ce schème divisé qui va s'armorier dans la sphère
humaine.
La liste des neuf rôles n'est donc pas exactement ici une hiérarchie. Elle signi-
fie plutôt une sorte de p e n s e - b ê t e 3 4 pour condenser la manière dont le conflit entre
le Même et l'Autre, déjà opérant chez les dieux, va se transmettre dans la Cité
humaine. C'est ainsi qu'entrent en scène les personnages successifs. 1° Tout d'a-
bord le Philosophe en tant qu'épris d'Éros et des Muses, qui se trouve ainsi placé
sur le Tropique du Cancer. Puis 2°, sur le Tropique du Capricorne, le Roi est placé
sur l'anse de droite. Ce sont donc d'abord les deux morceaux du Philosophe-Roi
(rappelé en 252 e) comme pièces disjointes d'un problème pohtique mal posé. 3° le
Politique entre alors en scène, sous la forme dégénérée du politique intéressé ou
chresmatique^^, à placer sur un petit cercle polaire antarctique, sous le cercle de
l'art royal. Le seul remède est alors le recours à la philosophie. Mais il va exiger
une longue remontée par les sciences propédeutiques à la philosophie, dont la gym-
nastique donne ici le paradigme. D'où 4° le rôle du gymnaste associé au médecin.
En attendant, la fonction royale doit frayer avec les fonctions sacerdotales 5° du
Devin et de l'Initié. Toutefois, la principale difficulté va se trouver au centre vital
du problème. C'est ici qu'intervient le couple de l'Artiste 6° et de l'Artisan 7° qui,
depuis l'Apologue des Trois Lits dans la République symbolise le conflit entre la
Simulation et la Participation, schématisées respectivement par les Cercles de
l'Autre et du Même. Une fois introduit ainsi le grand Cercle de l'Autre sur l'Équa-
teur du Même, il se répercute en un petit cercle de l'Autre incliné sur le cercle ant-
34. Sur l'intrication entre le Phèdre et le Politique qui commande ici les rôles, cf. Deleuze, Dijfén
& Répétition, pp. 84-85.
35. Cf L. Brisson, Introduction, p. 45.
Platon ou le Logos des Noumènes 70
Chapitre 2
Publié dans la Revue De Philosophie Ancienne, X, 1, 1992 . Copyright Editions Ousia s.c., 1992
1. On trouvera un bilan des recherches récentes sur ce sujet dans l'ouvrage de Marie-Dominique
Richard, L'enseignement oral de Platon, avec préface de Pierre Hadot, Paris, Cerf, 1986, qui contient un
recueil des sources. Sauf indication contraire, nous citons Platon dans la traduction de Léon Robin
(Pléiade), Aristote et Théophraste dans celle de Tricot (Vrin) et les autres auteurs dans la traduction de M.
D. Richard. Les citations de la Métaphysique seront indiquées simplement à partir de l'appellation de leur
Livre.
Platon ou le Logos des Noumènes 74
2. Nous présentons le schéma platonicien en nous inspirant de son tracé par J. L. Austin. Cf. son
étude « The Line and the Cave in Plato's Republic » reprise dans ses Philosophical Papers, 3e éd., Oxford
University Press, 1961.
3. Cf. notre analyse de l'Allégorie de la Caveme dans « Deleuze, Platon et les Poètes », Poétique n°
59, 1984.
4. Une preuve qu'il s'agit d'une véritable découverte et non d'un programme arbitraire, c'est que
cette méthode a été redécouverte par Bergson alors même qu'il suivait une démarche réflexive apparentée à
celle de Leibniz. Pour une présentation de cette tradition méthodologique, cf notre ouvrage Le Jeu de
Wittgenstein. Essai sur la Mathesis Universalis, Paris, P.U.F., 1991, Introduction, p. 6, 9-10 et 13-14.
Platon ou le Logos des Noumènes 75
ETRE PENSÉE
Objet = X
delà Noèsis
Dialectique
Lieu Science
intelligible
Objets
mathématiques Dianoia
Figures
mathématiques
et autres Opinion vraie
objets sensibles
Lieu
visible Opinion
Ombres, reflets,
effets de Illusion
perspective, etc.
Diagramme 1
Platon ou le Logos des Noumènes 76
1. L'INDUCTION PLATONICIENNE
Nombres Figures
idéaux
1 Point
monade •
Transcendance
2 Ligne
Dyade
3 Surface
Triade
Immanence
4 Volume
Tétrade
m
Diagramme 1
Platon ou le Logos des Noumènes 78
2. LA DÉDUCTION PLATONICIENNE^
5. Nous entendons le terme « déduction » ici, dans le sens éminent que lui a restitué Meyerson, en
particulier dans la Déduction relativiste (1925).
Platon ou le Logos des Noumènes 80
Égal Un
/N
I
I
I
Plus grand
1 {>)
/N
I
I
1 (<)
Plus petit.
Diagramme 1
Platon ou le Logos des Noumènes 82
blême : « Quelle est donc, pour, ces formes de l'Inégal, la cause de leur multiplici-
té ? » (N 2, 1089 b 15). C'est-à-dire de leur nombre exact.
La réponse doit se trouver dans le concept même de Dyade indéfinie ou, ce
qui revient au même, dans les possibilités internes de l'Inégal, avec ses deux déve-
loppements : le Grand et le Petit.
Platon a disposé les premiers éléments de cette solution dans le Sophiste, lors-
qu'il a introduit une division affectant le concept même de division (diérèse). Une
« coupure », dit l'Étranger, peut se pratiquer de deux manières : soit « en largeur »,
soit « en longueur ». (266 a). Lorsqu'une coupure se fait sur l'axe des Participations,
elle produit une division verticale comme celles qui sont pratiquées dans l'Analogie
de la Ligne, distinguant une région supérieure pour les choses divines, « celles qui
sont du côté des Dieux » et une région inférieure pour les choses humaines, « celles
qui sont de notre côté ». Mais lorsque la coupure s'effectue sur l'axe des
Simulations, elle détermine une division transversale qui met d'un côté « une partie
qui est productrice des choses elles-mêmes » et de l'autre ce qui ne contient que des
« simulacres ». Notons qu'il ne s'agit pas ici de la division arithmétique mais de
divisions logiques, déterminées par un « ou bien, ou bien » et que de même, la dis-
tinction entre les « côtés » ou les « parties » n'est pas de nature géométrique mais
commandée en fait par l'opposition de l'Avant et de l'Après, dans l'ordre d'une
déduction : le divin avant l'humain, la chose même avant le simulacre.
Qu'on se trouve sur l'axe des Participations ou sur celui des Simulations, qu'il
s'agisse de « longueur » ou de « largeur », les deux premières formes du Grand et
du Petit sont des variétés purement relatives de l'Inégal. La distance entre les deux
extrémités d'un segment sera la même qu'il soit prélevé en haut ou en bas de la
Ligne. En outre la distance absolue, ici, ne compte même pas pour elle-même,
contrairement à ce qui serait le cas d'une grandeur proprement géométrique, et
c'est ce qui permet à Platon de recouper, dans l'Analogie de la Ligne, les résultats
de la première division en conservant le rapport adopté pour la première.
Il n'en va plus de même avec la troisième forme du Grand et du Petit, celle
qui apparaît lorsque la Dyade indéfinie est articulée sur l'Un. L'Égal, en effet, défi-
nit une origine absolue dont l'Inégal peut plus ou moim s'écarter. Respectivement
à cette origine, il y a donc une hauteur également absolue qui se définit sur l'axe
des Participations ou des Simulations et, plus généralement, une distance à l'origi-
ne dans un parcours qui peut faire alterner les deux axes. C'est ce que Platon note
par le numéro d'ordre dans la série formée par la « génération à partir de la natu-
re » {République X, 597 e). Le Lit du peintre, par exemple, est « à la troisième
génération » sur une telle série.
Aristote décrit la première étape de la déduction platonicienne comme « géné-
ration des grandeurs mathématiques ». « Elle a lieu » dit-il « d'abord du point vers
Platon ou le Logos des Noumènes 83
la longueur, puis vers la largeur, enfin vers la profondeur, et c'est là son terme »
(M. 2, 1077 a 24-26).
Il y a bien, par conséquent, comme le soutenait Platon dans ses Leçons sur la
Philosophie, une Longueur, une Largeur et une Profondeur premières {De An., 404
b 20). Premières parce qu'elles se déploient entièrement grâce au jeu de la Dyade
indéfinie et de l'Un dans les séries formées par la Participation et la Simulation. Il
ne s'agit donc pas de dimensions géométriques mais de Dimensions
« dialectiques », ou, plus exactement, métaphysiques. Elles fournissent l'élément
« supragéométrique » sur lequel Platon va pouvoir compter pour assurer la
Déduction dont le Diagramme 4 expose l'intégralité.
Une fois que les Dimensions Premières sont données en tant qu'états possi-
bles du Grand et du Petit, en effet, la Dyade indéfinie est parvenue par là même à
offrir différents niveaux de réception comparables à des plateaux superposés où va
pouvoir se moduler l'action que l'Un va exercer sur elle. Quels vont être les résul-
tats de cette rencontre entre les deux moitiés de l'Idée-nombre ? Pour les détermi-
ner, il faut rappeler ici que l'Un est identique à l'Égal. La Dyade à elle toute seule
ne définit que des mouvements quelconques parmi ses Dimensions premières.
Dans l'Apologue des Trois Lits, par exemple, après un mouvement sur l'axe des
Participations (du Lit du Dieu qui a part en Premier au lit de l'artisan qui participe
en Second), l'actualisation en « troisième génération » nous fait sauter sur l'axe
des Simulations (pour aboutir au lit du peintre). Par rapport à de tels mouvements
brisés, l'action de l'Un va être une égalisation généralisée : rectification, aplanis-
sement et régularisation. D'abord l'Égal agissant sur la Longueur première va pro-
duire la Droite idéale, c'est-à-dire la ligne qui garde toujours la même direction
(qui « va suivant une direction unique » De An. 405 b 23)6 . Lorsque s'y ajoutera
une Largeur première, ce qui sera produit est le Plan idéal, c'est-à-dire la surface
qui conserve toujours le même niveau (dans la hiérarchie de la Ligne). Puis lorsque
s'ouvrira la Profondeur première, ce seront les polyèdres réguliers du Timée qui
seront engendrés. Quant à ce qui se passe au niveau de l'Un, puisqu'il n'est pas
affecté par les variations de la Dyade, aucune égalisation n'y est requise mais il en
fournit à l'avance le modèle sous la forme du Ponctuel, car « le Point », pour les
platoniciens, s'il n'est « pas l'Un » est néanmoins « un analogue de l'Un » (M. 9,
1085 a 33).
On appellera figures idéales les quatre entités ou groupes d'entités résultant
des quatre actions de l'Égal, soit sur lui-même comme point-origine, soit sur les
trois dimensions premières déployées par la Dyade indéfinie. Ce sont le Point, la
IDÉES- UN ÉGAL
NOMBRES
+4
Diagramme 1
Platon ou le Logos des Noumènes 85
Droite, le Plan et les Polyèdres réguliers. La série peut en être engendrée du point
de vue de la divisibilité : « Ce qui est absolument indivisible, mais avec position »
dit Aristote, est « un point ; ce qui est divisible selon une seule dimension, une
ligne ; ce qui est divisible selon deux dimensions, une surface ; ce qui est absolu-
ment divisible en quantité et selon trois dimension, un corps » (A 6, 1016 b 25-28).
Ici, malgré l'utilisation d'un vocabulaire plus général, le fait que la ligne est enfer-
mée dans une seule dimension atteste qu'il s'agit plus précisément de la ligne droi-
te. Comme une contrainte analogue s'applique aux autres cas, nous sommes bien
ici devant la série de la seconde colonne et non dans celle de la cinquième.
L'étape suivante sur la série déductive de Platon est une sorte de dédouble-
ment des dimensions premières d'après les « espèces du Grand et du Petit » (M. 9,
1085 a 7-13). Sur une droite, le Grand et le Petit donneront le Long et le Court. Si
on ajoute une deuxième dimension pour former un plan, ils engendreront le Large
et l'Étroit. Enfin, sur la troisième dimension requise pour former un polyèdre régu-
lier, ils produiront l'opposition du Haut et du Bas. Au niveau de l'Un, ces opposi-
tions n'ont pas cours, puisque le point est inétendu. Nous donnerons le nom de dis-
tances idéales aux nouvelles notions qui sont définies dans cette étape.
Les distances jouent un rôle indispensable dans la déduction platonicienne.
En effet, s'il est vrai que deux points définissent une droite, une droite ne suffit pas
à sélectionner deux points, puisqu'elle en comporte une infinité. En revanche, dès
qu'une distance (ici quelconque, pure distance en général) est définie sur une droi-
te, elle permet d'y déterminer deux points : les extrémités du segment que découpe
cette distance. C'est donc seulement si, à la rectitude, s'ajoute la distance que l'on
pourra soutenir que « la Ligne en soi c'est la dyade » (Z 11, 1036 b 14). Et de
même pour les autres dimensions : c'est l'adjonction d'une largeur qui donnera la
Triade et celle d'une hauteur la Tétrade. Inversement les distances platoniciennes
exigent que soit d'abord opérée l'égalisation des produits de la Dyade par l'action
de l'Un. Dans un espace oîi un intervalle peut se définir sur une courbe quelconque,
en effet, la différence entre longueur, largeur, et hauteur disparaît.
Le problème des rapports entre la Droite et la Distance est une de ces ques-
tions dont le retour insistant"' permet de définir le lignage de la Mathesis
Universalis. L'histoire de ce problème est scandée par trois grands moments :
- Chez Platon, comme on vient de le voir, la Droite semble prendre le pas sur
la Distance dans la déduction qui mène à la Dyade limitée ;
- Chez Leibniz puis chez Peano, la distance devient la notion primitive et la
ligne droite est définie à partir de la distance^.
- Russell, dans son Essai sur les Fondements de la Géométrie (1897) détermi-
ne les raisons de préférer, au contraire, la droite comme notion primitive (§ 107 et
p. 167-8, mais cf. le § 175 et la p. 125 pour évaluer le rapport à Leibniz). Toutefois,
dans les Principles of Mathematics (1903), bien que le choix de 1897 soit officielle-
ment maintenu (p. 395, cf. § 468) le concept de distance devient en quelque sorte la
tache aveugle autour de laquelle Russell ne cesse de revenir comme à une hantise.
Une fois que les Figures idéales ont été jaugées par les Distances idéales, il
devient possible de parvenir enfin à la Déduction des Nombres idéaux {De An. 404
b 22-25) : le Point déterminera la Monade, la Droite la Dyade, le Plan la Triade et
le premier Solide régulier la Tétrade.
Et lorsqu'on dispose des nombres idéaux la déduction des figures quel-
conques ne présente pas de difficulté. « Ceux qui reconnaissent l'existence des
Idées » dit Aristote construisent les grandeurs à partir de la matière et du Nombre
idéal, les longueurs à partir de la Dyade, les surfaces à partir probablement de la
Triade, les solides à partir de la Tétrade » (N 3, 1090 b 20-23). En effet, tandis
qu'une Hgne quelconque ne peut engendrer la Dyade, par exemple, la Dyade peut
engendrer la ligne, justement parce qu'elle est quelconque. Il y a, certes, une infi-
nité de lignes qui passent par deux points donnés, mais la génération n'est plus
astreinte ici à la condition d'unicité : il ne s'agit pas d'engendrer telle entité déter-
minée (ici tel chemin) comme lorsqu'il fallait engendrer le Deux, à l'exclusion
d'un autre nombre, mais d'être capable de produire la linéarité en général. De
même pour les autres dimensions. Cette production effectuée, la série des figures
peut être donnée selon l'ordre des choses, celui oii, partant des points, on passe
« aux longueurs, aux surfaces et aux solides » (M. 6, 1080 b 23).
Toutefois c'est dans la colonne précédente que Platon est parvenu à son but
principal : définir une série de quatre Nombres idéaux en les déduisant des Idées-
nombres. Que signifie exactement ce résultat pris en lui-même, indépendamment des
étapes qui le suivent ? Que peuvent bien être des « nombres idéaux » dont la série
s'arrête à quatre ? C'est la question générale dans laquelle il faut encadrer par exem-
ple le problème de savoir s'ils sont additionnables, qu'Aristote examine en M. 7.
Sur la nature des Nombres idéaux, Aristote nous a transmis deux données qui
nous permettent d'en reconstituer la signification en dégageant un principe interne de
leur système qui est largement indépendant de leur génération par les Idées-nombres.
D'abord, Aristote nous dit que « la Dyade est une sorte de Multiplicité pri-
mordiale » (M. 9,1085 b 10). Il s'agit ici de la Dyade indéfinie. Mais si celle-ci est
multiplicité « primordiale », alors le caractère de multiplicité simpliciter doit se
transmettre à la Dyade Umitée.
Ensuite, Aristote affirme que « dans chaque catégorie de l'Être, il y a un terme
analogue : ce qu'est le rectiligne dans la longueur, le plan l'est dans la surface,
Platon ou le Logos des Noumènes 87
comme = et < dans <). Et il n'y a finalement qu'une seule Idée nombre : la
Multiplicité Un / Dyade Indéfinie ou Égal / Inégal.
Alors que le concept de distance définit une ligne diachronique étendue sur
toute l'histoire de la Mathesis Universalis, le concept de multiplicité constitue le
thème d'intérêt commun qui réunit par un axe synchronique, les plus grands philo-
sophes du début du XX®. Deleuze le premier a remarqué que cette notion intervient
aussi bien chez Husserl que chez Bergson^. Mais toutes les nouvelles découvertes
mathématiques énumérées en vrac par Husserl au § 70 des Recherches logiques
définissent le contenu de l'Essai sur les Fondements de la Géométrie de Russell,
qui en est l'exposé systématique et en fournit une analyse complète. Le concept de
multiplicité réapparaît ensuite dans le Tractatus de Wittgenstein (4.032 - 4.0412)
puis dans ses Cours de Cambridge^^ professés à partir de 1930 (A, I, § 3, p. 2). Il
fait donc le lien entre le premier et le second Wittgenstein. Pour ce dernier, d'autre
part, dans ses Conversations avec le Cercle de Vienne, c'est le point de rencontre
avec Husserli3 sur le § 72 des îdeen. Le concept de multiplicité définit donc une
Pléiade philosophique du xx^ siècle - c'est-à-dire une nouvelle Multiplicité avec
ses diverses dimensions synchroniques (Phénoménologique, Philosophie
Analytique, etc.). La manière dont il nous permet de concevoir l'Idée-Nombre pla-
tonicietme, par ailleurs, montre que ce concept a aussi sa profondeur diachronique.
Les deux concepts de Distance et de Multiplicité apparaissent par conséquent
comme deux leitmotive de la Mathesis Universalis s'ajoutant à celui que nous
avons déjà signalé ailleursi^. Et l'ouvrage qui les rassemble, qui est même quasi-
ment consacré au couple qu'ils forment, c'est l'Essai sur les fondements de la
Géométrie de Russell.
3. LA PURIFICATION PLATONICIENNE
Parlant des « philosophes qui posent comme principes l'Un et la Dyade indé-
finie », Théophraste nous dit qu'« après avoir engendré les Nombres, les Surfaces
et les Solides, ils laissent de côté presque tout le reste, ils ne s'attachent qu'à cela,
et se bornent à mettre en évidence que certaines choses procèdent de la Dyade
indéfinie, par exemple le Lieu, le Vide et l'Infini, et d'autres des Nombres et de
l'Un, par exemple l'Âme et certaines autres choses ; et ils engendrent simultané-
ment le Temps et le Ciel et plusieurs autres entités, mais du Ciel et du reste ils ne
font plus aucune mention » {Métaph. 6 a 24 sq.).
Ce témoignage présente deux caractéristiques essentielles :
1° On y trouve un synopsis de l'univers platonicien à l'époque du Timée (avec
le Temps et l'Âme du monde).
2° Il contient aussi les deux pièces principales de la doctrine des Idées-nomb-
res : l'Un et la Dyade indéfinie. Il va par conséquent nous permettre de déterminer
comment s'articulaient exactement l'enseignement écrit et l'enseignement oral de
Platon.
Étant donné le rôle des notions géométriques dans le développement de
ces deux points, le Diagramme 5 servira de référence générale à l'ensemble de
l'exposé.
L'univers entier du Timée se trouve décrit par Platon entre 29 d et 39 e. La
présentation qu'il en fait se divise en deux grandes parties correspondant à une
Dialectique ascendante suivie d'une Dialectique descendante. En effet, dans la
première partie (29 c à 38 b), Platon prend pour point de départ (en 30 b) le monde
animé (« ce monde vivant, doué en vérité d'âme et d'intelligence »). Ensuite il par-
vient à l'Âme du Monde qui est « première et plus ancienne » (34 c) que le corps
qu'elle anime. Puis pour parvenir « à plus de ressemblance encore à l'égard de son
modèle » (37 c) il s'élève à la considération du Temps (37 d). Et comme le temps
est 1'« image mobile de l'Éternité » (37 d), le sommet de la dialectique ascendante
est finalement le modèle de cette image, modèle qui « se trouve être un vivant éter-
nel » (37 d). La seconde partie (38 b à 39 e) est une dialectique descendante oii
l'on voit « naître » successivement « le Soleil, la Lune et les cinq autres astres sur-
nommés « errants » » (38 c). L'ensemble constitue le Ciel, qui est né avec le
Temps (38 b). Puisque le Soleil, la Lune et les Astres errants ne définissent que
trois étapes, il faut par conséquent, pour trouver le même compte que dans la pre-
mière dialectique dans la seconde, poser un moment supplémentaire, qui précède
les trois phases du Ciel. Et puisque dans ces trois phases le Soleil est un mobile
c'est dans ce moment originaire, au contraire, qu'il faut placer non « l'apparence
du Soleil en une place où il n'est pas, mais le Soleil lui-même dans le lieu qui est le
sien » {Rép. VII, 516 b) Ensuite vient le cycle du Jour et de la Nuit (39 c) gouverné
par « la révolution du Même et Semblable » (39 b). Puis c'est le cycle du Mois (39
c) qui associe le Soleil (sur le cercle du Même) et la Lune (sur le cercle de l'Autre).
Enfin on parvient au cycle de l'Année (39 c) « quand le Soleil a fait le tour de son
orbite » ; mais il ne s'agit plus, évidemment, de sa révolution diurne : c'est un des
« trajets circulaires que décrivait la révolution de l'Autre » (38 c) et où le Soleil se
voit assigner un rang, le second (38 c), parmi les astres errants, dans une série de
cercles concentriques dont la Terre est le centre. La génération du Ciel est donc
Platon ou le Logos des Noumènes 90
Action de l.'UN
Dialectique
ascendante ÉTERNITÉ
mvt
INTELLIGENCE
i
ÂME DU!MONDE
Cercle extérieur
Action
delà
DYADE
INDÉFINI!-;
ou du
Démiurge
'1
t e r c i e intérieur
V
4
MONDE'ANIMÉ
Sphère du Monde
I
Dialectique
Kora =: Anti - Un descendante
Cycle planétaire
"autres planètes"
Diagramme 5
Platon ou le Logos des Noumènes 91
M D
à une double médiété capable d'unifier quatre termes et donc d'embrasser à l'a-
vance le nombre des degrés à gravir :
Cercle Double
Point (1«) du Même (2^) Cercle (3«)
P M M P
M D D M
1 2 3 4 9 8 27
Lune Soleil Vénus Mercure Mars Jupiter Saturne
Cette série consiste simplement dans les sept divisions d'un « mélange du
Même, de l'Autre et de la réalité » (36 b), comportant par conséquent trois élé-
ments.
Mais ce mélange se trouve précédé (35 a) d'un autre, à deux éléments seule-
ment, qui sont « la réalité indivisible et qui toujours se conserve identique » (ou
« nature du Même ») d'une part et, d'autre part, la réalité « qui au contraire s'ex-
prime dans les corps, sujette au devenir et divisible » (ou nature de l'Autre). Si
c'est ce mélange primitif que nous prenons comme loi de série, alors il nous
conduit à prélever sur la série précédente les seuls astres qui correspondent au
Même et à l'Autre, c'est-à-dire le Soleil et la Lune, dans l'ordre inverse de celui
qui était le leur dans cette série.
Car les termes de ce couple ne sont pas équivalents. Selon 38 e - 39 a, en effet,
« le trajet de l'Autre » est « dominé » par « le trajet du Même ». D'oil une seconde
loi de prélèvement qui ne nous laisse plus qu'un seul des termes du couple précé-
dent, le terme dominant, c'est-à-dire le Soleil sur le « trajet du Même » ou de la
« réalité indivisible ».
Là encore on ne trouve dégagés par l'analyse régressive du mélange que les
trois degrés inférieurs de l'univers platonicien. Mais dans le « Mélange du Même, de
l'Autre et de la réalité », dans le « mélange » de la « réalité indivisible » et de « celle
qui » est « divisible », puis dans la « réalité indivisible » enfin, il y a un élément qui
revient constamment, comme le centre revenait dans la sphère, le double cercle et le
cercle - c'est « la réalité » simpliciter que représente le Soleil immobile.
On trouve par conséquent inscrite en abyme dans la Dialectique ascendante,
entre le premier et le 3^ moment de celle-ci, une dialectique descendante en miniatu-
re que nous venons de remonter. Celle-ci permet de lire la dialectique descendante
dans son ensemble, et avant même qu'elle soit développée, comme une dialectique
ascendante lui donnant sa structure. Comme si les deux dialectiques, telles deux
miroirs mis face à face, étaient destinées à se renvoyer l'une à l'autre leur image.
Mais quel que soit le parcours suivi - que l'on se trouve pris dans une
Dialectique Ascendante ou Descendante - un point demeure constant : c'est le
contraste entre les trois moments inférieurs (Monde-Âme-Temps ou Cercle-
Double Cercle-Sphère), entièrement explicités par Platon, et le degré supérieur
(Eternité ou Centre) qui n'est jamais dégagé comme tel, mais seulement désigné
comme limite {terminus ad quem ou terminus a quo) pour la série scandée.
Grâce à ce contraste surdéterminé entre le Ciel et ce qui est au-dessus du Ciel,
Platon obtient plusieurs effets d'inégale importance.
Platon ou le Logos des Noumènes 94
LEIBNIZ
ou
LA RAISON BAROQUE
99 Leibniz ou la Raison baroque
Chapitre 1
Publié dans Perspectives sur Leibniz, Renée Bouvenesse, éd., Paris, Vrin, 1999, copyright Vrin
1. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Édition Clarac & Ferré, tome n, p. 115.
2. Ibid, p. 79.
3. Le concept de Système, comme nous l'avons rappelé, est défini par Leibniz dans la Préface de la
Théodicée. Un système est « un corps entier des connaissances principales que la raison toute pure peut
nous apprendre», corps «dont les parties» soient «bien liées» et qui puisse «satisfaire aux difficultés les
plus considérables des anciens et des modernes». Définition capitale puisqu'elle connecte au concept de
Système ceux de principe, de raison pure et de situation problématique (éd J. Brunschwig, p. 45).
4. Définie en Math. VII, p. 54 et 207. Seule cette dernière identification, en effet, rend possible le
Calculemus de Phil. VII, 200.
5. Mais qui répond à son projet initial (Préface, p. 43).
100 Leibniz ou la Raison baroque
«Vous avez appris, dit-elle à Théodore, la géométrie quand vous étiez enco-
re jeune, comme tous les Grecs bien élevés. Vous savez donc que lorsque les
conditions d'un point qu'on demande ne le déterminent pas assez et qu'il y
en a une infinité, ils tombent tous dans ce que les géomètres appellent un
lieu, et ce lieu au moins, qui est souvent une ligne, sera déterminé. Ainsi
vous pouvez vous figurer une suite réglée de mondes qui contiendront tous
et seuls le cas dont il s'agit et en varieront les circonstances et les consé-
quences» (§ 415).
D'où la série des Sextus passant par diverses aventures possibles selon le lieu,
géographique cette fois-ci, qu'ils occupent sur ce lieu géométrique linéaire, en une
succession de petites intrigues dont Leibniz énonce à chaque fois l'argument
(§§ 415 et 416). C'est d'abord Sextus à Corinthe. Dans cette «ville placée entre
deux mers», il «achète un petit jardin» ; «en le cultivant il trouve un trésor», et il
mourra «dans une grande vieillesse, chéri de toute la ville». Puis voici Sextus en
Thrace. «Il y épouse la fille du roi» sans autres enfants, auquel il succède. «Il est
adoré de ses sujets». Enfin, on trouve Sextus à Rome, «mettant tout en désordre,
violant la femme de son ami » et où « le voilà chassé avec son père, battu, malheu-
reux». Dans les Nouveaux Essais (IV, xvii § 12), le cône régulier proposé par
Philalèthe pour figurer la « connexion graduelle » entre les choses du monde réel
est aussitôt peuplé par Théophile de la « pluralité des mondes » imaginée par
Fontenelle et Huygens, et parcouru par un voyage allant «de monde en monde».
«Pour ce qui est de la connexion graduelle des espèces», Leibniz tempère ici l'un
de ses principes les plus classiques.
Tout va par degrés dans la nature, et rien par saut, et cette règle à l'égard des
changements est une partie de ma loi de la continuité. Mais la beauté de la
nature, qui veut des perceptions distinguées, demande des apparences de
sauts, et pour ainsi dire des chutes de musique dans les phénomènes, et prend
plaisir de mêler les espèces. Ainsi quoiqu'il puisse y avoir dans quelque
autre monde des espèces moyennes entre l'homme et la bête (selon qu'on
prend le sens de ces mots) et qu'il y ait apparemment quelque part des ani-
maux raisonnables qui nous passent, la nature a trouvé bon de les éloigner
de nous, pour nous donner sans contredit la supériorité que nous avons dans
notre globe.
Et là aussi c'est l'histoire romaine (celle-là même que dans sa lettre à Jacques
Bemouilh d'avril 1703 Leibniz dit avoir aussi peu connue en 1672 que les mathé-
matiques) qui vient illustrer l'échelle des perfections (xvii § 16) : «si nous étions
vains, nous pourrions juger comme César qui aimait mieux être le premier dans
une bourgade que le second à Rome». Là, de même, les lieux géographiques font
varier le personnage historique et Rome agit comme un pôle d'attraction définis-
sant une sorte de limite maudite. César dans une bourgade entre en compétition
101 Leibniz ou la Raison baroque
avec César à Rome au sein même du monde réel. La « suite réglée » des Sextus et
celle des Césars convergent toutes les deux sur un lieu unique. Rome réalise l'in-
tersection de la Pyramide des Possibles et du Cône des Réels.
Or, du Possible au Réel règne, selon Leibniz, la loi de «la plus grande descen-
te» {Origine radicale, § 5). La pyramide leibnizienne est donc à placer en haut, la
pointe en bas, et le cône est à situer en bas, pointe en haut, de manière à ce qu'ils
s'opposent par le sommet. Les deux figures sont comme le Lieu inteUigible et le
Lieu visible de Platon. Mais les deux «régions» leibniziennes {Théodicée, § 417) ne
sont pas simplement juxtaposées, elles sont connectées par un certain «mécanisme
métaphysique» qui ne fait qu'un avec ce que Leibniz appelle aussi «mathématique
divine» et «jurisprudence universelle», puisque le jeu de pavage auquel joue le Dieu
de Leibniz (§ 5) n'est autre que la sélection du Meilleur des Mondes possibles —
optimalisation qui fait que le Système se résume dans le seul mot d'Optimisme.
Celui-ci a aussi son expression mathématique. Ainsi l'optimum de l'angle est l'angle
droit (§ 6), l'optimum du triangle est le triangle équilatéral (§ 5), etc.
Les deux régions de l'Univers leibnizien se révèlent donc finalement les deux
pièces du seul et unique Mécanisme métaphysique. Autrement dit, chez Leibniz,
c'est un mouvement («le maximum de descente») qui réalise, articule et unifie le
Système ; la Mathesis y devient une Dynamique. Mais cette mobilité d'ensemble
n'est possible que parce que chacun des lieux connectés, pour sa part, est lui aussi
le siège d'un mouvement régional qui lui est propre. Théophile, dans les Nouveaux
Essais (IV, xvii, § 14), avant même d'illustrer la hiérarchie des êtres sur la compa-
raison de la bourgade et de Rome, explique à Philalète que « les génies mêmes »
(supposés au-dessus de nous) «doivent trouver des difficultés en leur chemin, sans
quoi ils n'auraient point le plaisir de faire des découvertes, qui est un des plus
grands». D'ailleurs, «pour ajouter à la beauté et à la perfection universelle des
œuvres divines, il faut reconnaître un certain progrès perpétuel et absolument illi-
mité» {Origine radicale, § 16). Cependant, «un progrès continuel et non interrom-
pu à de plus grands biens», selon Leibniz, «ne peut manquer d'être accompagné
d'un désir ou du moins d'une inquiétude continuelle» {Nouv. Essais II, xxi, § 36).
Cette inquiétude continuelle comme condition et soubassement du progrès perpé-
tuel est, pour le maître de Hanovre, l'occasion d'un grand exercice d'irénisme
européen. Il distingue en fait (xx, § 6) entre Vuneasiness qu'il reçoit de Locke,
l'inquiétude qu'il trouve dans la traduction de Coste (p. 177), et VUnruhe qu'il y
joint de son crû. Vuneasiness, qu'il traduit par incommodité, correspond bien au
« sens de l'auteur» (c'est-à-dire de Locke) mais en ce sens elle ne joue pas (II, xxi,
§ 36) le rôle que celui-ci lui assigne (xx, § 6), c'est-à-dire celui du « seul aiguillon »
à «l'industrie» des hommes. Et la «nature de la chose» est à chercher dans les
deux autres termes. Uinquiétude est constituée selon Leibniz par les «petites solli-
102 Leibniz ou la Raison baroque
6. Cf. Platon, Phèdre, 244ab, 275b et la n.431 de L. Brisson, dans l'édition Gamier-Flammarrion,
p. 232.
103 Leibniz ou la Raison baroque
7. Un des jeux d'enfant les plus élémentaires consiste à construire une pyramide avec des éléments
livrés en boîte chinoise.
104 Leibniz ou la Raison baroque
ldU„ ld2U„
ldU„
8. « La plus haute pensée à laquelle l'esprit humain ne soit jamais élevé jusqu'à présent, telle que
Leibniz l'a formée», A. Comte, Cours de philosophie positive, I, 6= leçon, p. 111.
9. Cf. G. G Granger, La pensée de l'espace, p. 51 sur la géométrie projective qui «neutralise la dis-
tance entre le fini & l'infini» et Cavalieri, cité p. 154 : l'infini fmitisé. Cf. aussi Dieudonné in Le Lionnais,
p. 294 sur le « passage du fini à l'infini » chez Hilbert après Poincaré. En tout cas les concept de différentia-
tion et d'intégration sont indépendants de l'opposition entre fini et infini.
10. Cf. Guy Wallet, «L'origine du Calcul Différentiel chez Leibniz», Cahiers Fundamenta Scientiae,
n° 98, Strasbourg, 1980, et Leibniz, Historia et origo calculi differentialis. Math. Schriften, tome v, vs
Comte, Cours, I, p. 150 ap. Lagrange.
105 Leibniz ou la Raison baroque
11. Michel Serres, La Traduction, Paris, Minuit, 1974, p. 128. Cf. Le Système de Leibniz <Ê ses modè-
les mathématiques, Paris, PUF, 1968, pp. 137-190.
106 Leibniz ou la Raison baroque
Il ne faut pas moins d'un tel Amphibie, en effet, pour faire passer de la région
des simples Possibilités à celle de la Réalité.
Chapitre 2
L
108 Leibniz ou la Raison baroque
Ces deux calculs sont respectivement les solutions modernes données à deux
problèmes connus depuis l'Antiquité, le «problème des tangentes» et le «problè-
me des quadratures». Ces désignations anciennes ont l'avantage d'indiquer direc-
tement la signification philosophique de l'Analyse. Comme le rappelle en effet la
figure L il s'agit en Analyse d'étudier une fonction
y=f(x)
illuminé par une idée que Pascal lui-même - ce qui est étonnant - n'avait
pas aperçue®
parce qu'il avait selon Leibniz «les yeux fermés par une espèce de sort»"?. Plus
précisément la figure de Pascal a produit dans l'esprit de Leibniz une image.
«Notre jeune homme», dit-il en poursuivant sa narration
Ce triangle caractéristique est obtenu à partir du triangle rectangle ABC oii les
côtés de l'angle droit comparent l'accroissement Ay en ordonnée avec l'accroisse-
ment Ax en abscisse. Lorsque les côtés de ce triangle deviennent respectivement
les différentielles dy et dx infiniment petites qui vont donner son adjectif au Calcul
Infinitésimal, son hypoténuse en vient à se confondre avec la tangente et le rapport
Ay/Ax devient par là-même la fonction dérivée
y' = ày/àx
de la fonction }> =/(x), qui en donne le taux de variation au point de tangence. Tout
le problème est cependant reporté « selon la méthode de Cavaheri» (p. 74) sur la
diminution de la différence finie A jusqu'à la différence infinitésimale ou «inassi-
gnable» d. C'est ici que la Similitude entre en scène (p. 74) :
C'est le cas par exemple du triangle ABC lui-même ou du triangle MON. Puisque
la similitude conserve les rapports entre les termes, le rapport assignable Ay/Ax
nous donnera le rapport inassignable dy/dx.
on réduit avec profit des figures curvilignes en triangles, alors que Cavalieri
et d'autres grands savants avaient coutume de les diviser seulement en paral-
lélogrammes, sans utiliser à ma connaissance la résolution en triangles.
RUSSELL
ou
LE RIRE DE LA RAISON PURE
Russell ou le Rire de la Raison pure 115
Chapitre 1
PRINCIPIA MATHEMATICA
Russell à Couturat'
Bertrand Russell raconte que lorsque Logan Pearsall Smith lui demanda un
jour «Qu'est-ce ce que vous aimez particulièrement ?» il répondit :
Mathématiques Théologie
Mer Héraldique
Il est évidemment structuré sur une double opposition, comme dans des mots
croisés. Verticalement, c'est l'opposition platonicienne du Visible et de l'Invisible :
ni la racine de 2 ni Dieu ne sont visibles, à la différence de la mer et des écus.
Horizontalement, c'est l'opposition entre l'Impersonnel et le Personnel. Car
l'univers de l'héraldique, c'est celui de l'Humain, trop humain, la foire aux vani-
tés. Aujourd'hui la plupart des philosophies se tiennent dans la case Héraldique.
C'est ce que Rorty a systématisé en Solidarité vs. Objectivité (Il ne s'agit plus de
sortir de la Caverne : comparons plutôt notre caverne à celle des autres). D'abord,
il paraît que Dieu est mort^, donc la case Théologie est vide. La mer est mise entre
parenthèses dans l'épochè phénoménologique pour être métamorphosée en phéno-
mène mer Quant aux mathématiques, selon un expert tel J. T. Desanti, elles ren-
dent la philosophie silencieuse (mathématique-méduse). L'ensemble forme le repli
anthropocentrique de la philosophie. Ce qui caractérise au contraire le système de
Russell c'est que c'est d'abord une pensée en plein air :
J'étais sorti pour acheter une boîte de tabac, et je revenais par Trinity Lane,
quand subitement je la lançai en l'air comme une balle en m'écriant Mais
sacrebleu ! l'argument ontologique tient le coup ¡4
3. Cf. Alain Badiou, « Notre temps est sans aucun doute celui de la disparition sans retour des
dieux », in Court traité d'ontologie transitoire, Paris, Le Seuil, 1998, Prologue ; « Dieu est mort », p. 22.
4. B. Russell, Autobiographie, tome 1, 1967, Paris, Stock, p. 71. D'un point de vue cartésien cela
signifie que la cloison entre la case Mathématique et la case Théologie est abattue.
5. Qui, on le voit, est d'abord une période St Anselme de Cantorbury.
6. P. T. Geach, God & the soul, Routledge, passim et Logic matters, Blackwell, 1972, p. 321.
Russell ou le Rire de la Raison pure 117
sujet à peine plus utile ou moins amusant que l'héraldique»7. L'exacte vérité que
fait valoir ce jugement c'est que depuis les diagrammes de Venn (1834-1923) la
syllogistique dont les Baroco et les Camestres, les Daraptis et les Fesapo avaint
pu faire une Terreur des Scolastiques est devenue un jeu d'enfant®. Et la logique
formelle trouve alors sa métonymie dans le Diagramme du Syllogisme, dont les
trois Termes deviennent les 3 cercles réunis d'un seul schéma :
Moyen
Petit Grand
Parfois même la Eigure se fait Lettre. Car si nous admettons que le Blason des
Borromées® fait une bonne métonymie de l'Héraldique, alors il devient patent que
la syllogistique revue par Venn est de l'héraldique : c'est ce qu'on voit quand on
regarde le célèbre vitrail de Caius College (dont John Venn fut Président de 1903
jusqu'à 1923), œuvre de lan Stewartio qui a ainsi défini^ des Borromées à la mode
de Cambridge sous une bannière d'ailleurs œcuménique (Ad Majorem Oxbridge
Gloriam). Mais lan Stewart avait rappelé d'abord qu'à Cambridge l'auteur des
premiers Principia Mathematica, Isaac Newton, était membre de Trinity College.
Et le blason borroméen est aussi une bonne métonymie de la théologiei^.
7.1. Grattan-Guinness, The Search fot Mathematical Roots. Logics, Set Theories & the foundations
of Mathematics from Cantor through Russell to Godei, Princeton University Press, 2000, § 7.4.5, p. 359.
Pour les Proceedings of the Aristotelian Society, où les dates sont à cheval sur les deux ans de l'année aca-
démique, nous nous référons à la date unique donnée dans la Bibhographie de cet ouvrage.
8. Cf les manuels de Logique dits à W.v. O. Quine et Lewis Carroll.
9. La famille de Russell, pour sa part, pense descendre des Barons de Bricquebec, cf R. Monk,
Bertrand Russell, Londres, Vintage, 1996 tome 1, p. 4.
10.1. Stewart, Visions géométriques. Bibliothèque Pour la Science, Paris, Belin, 1993, p. 31.
11. Ibid., p. 32 : « les Borromées et l'interprétation de Jacques ».
12. Cf. le nœud Tri-unitas, dans Ph. Julien, Pour lire Jacques Lacan, EPEL, 1990, rééd. Points Seuil,
p. 215..
Russell ou le Rire de la Raison pure 118
13. Telle qu'on la voit dans la toile de Henry Holliday à la Walker Art Gallery de Liverpool.
14. B. Russell, Autobiographie, tome 1, op. cit., p. 36.
15. B. Russell, L'analyse de la Matière, traduction Ph. Devaux, Paris, Payot, 1965, p. 230. Cette
figure introduit une comparaison entre espaces métrique et topologique empruntée à Hausdorff (dans ses
GrundzUge der Mengenlehre de 1914) qui se poursuit (p. 233) à partir de 1'« axiome de Zermelo » justifié
selon H. M. Sheffer et F. P. Ramsey. Pour les conséquences, v. B. Sapoval, Universalités et Fractales,
Flammarion, 1997, pp. 101 sq.
Russell ou le Rire de la Raison pure 119
21. Cf. D. Vemant, La philosophie mathématique de Bertrand Russell, Paris, Vrin, 1993, livre
indispensable, en particulier en raison de son explication du Principe d'Abstraction, centrée sur la Figure de
lap. 133.
22. En ce sens nul n'a jamais été plus proche de Russell que Badiou dans l'équation qu'il pose entre
mathématiques et ontologie.
23. Ph. B. Jourdain, The Philosophy of Mr B*rt*and R*ss*ll, traduction française par J.-C.
Dumoncel, inédite.
24. Cf. l'édition de sa Correspondance avec Russell par Grattan-Guinness : Dear Russell - dear
Jourdain, Duckworth, 1977.
25. G. Deleuze, Logique du Sens, Paris, Minuit, 1969, p. 102.
26. Cf. par exemple, Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, traduction Appuhn, Garnier
Flammarion, note I p. 339 et note XXVI, pp. 348-348.
Russell ou le Rire de la Raison pure 121
J'ai reçu une enveloppe vide, ce qui y est écrit semblant être de votre main.
Je suppose que vous aviez l'intention de m'envoyer quelque chose qui s'est
perdu accidentellement. Si tel est le cas, je vous remercie de votre aimable
intention32.
Mais nous trouvons aussi chez Russell des exemples plus concis. Ainsi nous
pouvons imaginer par exemple que, dans le Quadrilatère, Taxe xy est occupé par
les 12 tribus d'Israël et l'axe zw par les 12 signes du Zodiaque, tandis que sur un
3® axe parallèle se trouveraient les 12 mois de l'année^*. Supposons que sur chacun
des plans correspondants les 12 éléments soient placés sur 12 points équidistants.
Alors les flèches S aller-retour définissent une bijection entre les douzaines ainsi
appariées. Le quadrilatère structural est donc le cadre naturel pour introduire la
définition logiciste du nombre entier comme caractéristique des ensembles en
bijection^s. Le point de départ de cette analyse est en effet un sophisme déjà
diagnostiqué par les médiévaux :
32. G. Frege & B. Russell, Correspondance, texte bilingue, traduction de Catherine Webem, Paris,
L'Unebévue-Éditeur, 1994.
33. B. Russell, Autobiographie, tome 1, op. cit., p. 185.
34. B. Russell, Histoire de la philosophie occidentale, 1945, traduction NRF, Paris, p. 813. Le chapi-
tre où se trouve ce triple exemple reprend un texte de 1912.
35. Cf J.-C. Dumoncel, « Une justification intuitive de la définition logiciste du nombre cardinal »,
Fundamenta Scientiae, 1982.
Russell ou le Rire de la Raison pure 123
Quand deux nombres sont ainsi combinés qu'à chaque unité de l'un répond
toujours une unité de l'autre, nous les déclarons égaux^''.
Il est indispensable de se repérer ici sur les versets *24.23 à *24.27 dans les
Principia Mathematica. Whitehead & Russell s'y réfèrent aux équations
suivantes :
n+0=n
«x0 = 0
« X 1 = «
as + n = ea
Les deux premières signifient que 0, qui est élément neutre dans l'addition,
est élément absorbant dans la multiplication. La 3«= loi, dès lors, ajoute que 1, dans
la multiplication, prend le rôle de l'élément neutre. Et la 4^ conclut que l'infini
prend dans l'addition le rôle de l'élément absorbant
Il y a là une illustration de ce que Russell désigne comme les lois formelles
des mathématiques (§ 253)38.
Ce qui réunit les quatre équations ci-dessus, c'est donc l'idée qu'il y a dans
les mathématiques 3 nombres qui se signalent et par leur comportement paradoxal
dans les opérations algébriques (soit en n'y faisant rien, soit au contraire en y rame-
nant tout à eux-mêmes) et par la manière dont ils échangent entre eux ces rôles (de
sorte que l'impératif chorégraphique «changez de cavalière» se révèle condenser
l'essence des mathématiques).
Ces trois nombres qui ne sont pas comme les autres sont déjà rassemblés par
Boole39 dans son
1 / 0 = 00.
36. Ainsi désigné par Georges Boolos, « Is Hume Principle Analytic ? », 1994, repris dans Logic,
Logic and Logic, Cambridge Massachusetts, Harvard University Press, 1998.
37. David Hume, Traité de la nature humaine, 1739,1, ii, I, trad. Aubier.
38. Cette expression capitale de loi formelle revient jusque dans le tome 2 des Principia
Mathematica, en un endroit décisif, p. 294.
39. G. Boole, Les Lois de la Pensée, 1854, trad. Vrin, p. 87 et 103. Cf. aussi E. Borei, L'Imaginaire &
le Réel en Mathématiques et en Physique, Paris, A. Michel, 1952, § 10, p. 37.
Russell ou le Rire de la Raison pure 124
et n + oo = oo
ou bien on a
n + oo = oo mais
o° < oo +
L'oo désigne, dans le premier cas, un S de Cantor, c'est-à-dire un cardinal
transfini et, dans le second cas, un œ de Cantor, c'est-à-dire un ordinal transfini. Il
faut donc distinguer (d'après l'opération la plus élémentaire de l'Arithmétique :
l'addition) entre un infini commutatif et un infini non-commutatif. Autrement dit,
dans le trépied de Thalès, le troisième pied se révèle un pied fourchu, selon qu'il
est Cardinal ou Ordinal.
Dans Le Nombre & les nombres'^^, au chapitre Is^, Alain Badiou compare les
trois généalogies du nombre où le programme logiciste s'est réalisé : celles de
Frege, de Peano et de Dedekind. Qu'est-ce qui fait la différence entre les trois
auteurs ? Elle se dit en trois mots : Frege (2.6) part de 0, Peano (5.3) part de 1,
Dedekind (4.3) part de l'infini.
D'où les trois définitions correspondantes de la suite de Entiers naturels. Pour
Frege c'est la lignée de 0 :
0 genuit 1, qui genuit 2, qui genuit 3, etc.
Pour Peano c'est la lignée de I :
1 genuit 2, qui genuit 3, qui genuit 4, etc.
Dans ces deux cas une Lignée se définit par un Nombre de Tête suivi de toute
sa descendance. Et y est un descendant de x si et seulement si x est un ascendant
de y. C'est sur cette converse de la descendance que se guide la généalogie de
Dedekind : la suite des entiers naturels est l'ascendance de l'infini.
Nous pouvons dire qu'en partant de 0 Frege offre une généalogie «indienne»
de l'Arithmétique, tandis que Peano en partant de 1 en donne une généalogie
40. Chez RusseU, cette triade se trouve déjà en 1897 dans son Essai sur les Fondements de la
Géométrie, trad. Gauthier-Villars, § 113, avec le rôle géométrique défini par Klein.
41. C'est le seul trépied qui tienne debout sur ses trois pieds alignés.
42. A. Badiou, Le Nombre & les nombres, Paris, Le seuil, 1990.
Russell ou le Rire de la Raison pure 125
CÛ-L-1
7ico+2
co+3
etc.
c'est-à-drre (§ 293) une première série dans la hiérarchie elle aussi infinie des ordi-
naux transfinis (où les cardinaux transfinis ne forment qu'un archipel infini de jar-
dins suspendus)
Ici nous devons plus exactement nous repérer sur la figure qui dans les
Principia Mathematica (tome 2, p. 295) anticipe sous forme de variante le quadri-
latère canonique de l'Introduction à la philosophie mathématique. Dans cette
variante les deux flèches S ( i & i ) sont remplacées par deux flèches ( i & î ) symbo-
hsant respectivement la relation S et sa converse.
Si donc nous imaginons toujours que P engendre une série numérique por-
tée par la flèche du haut, i signifiera la chute de sa tête, Q signifiera le
transport de la tête à la queue et î signifira l'élévation de la tête en supplé-
ment de queue.
Nous voyons par conséquent que la logique russelUenne des relations fournit
pour la théorie cantorienne des ensembles transfmis un synopsis explicatif exhaus-
tif, aussi bien dans sa théorie des ordinaux que dans sa théorie des cardinaux, avec
les différentes puissances, en nombre infini, de leur infinité.
Russell ou le Rire de la Raison pure 127
Chez Cantor le tout du monde mathématique est produit par ce qu'il appelle
« une génération dialectique »43- La dialectique de Cantor, comme celle de Platon,
se divise en ascendante et descendante. Et, comme chez Platon, c'est la dialectique
descendante qui se déploie selon l'ordre des choses. D'où le Synopsis du Transfini
donné par Cantor en quelques lignes dont Jean Cavaillès a su saisir la signification
capitale. Cantor commence par y rappeler sa division du nombre en deux
concepts : «celui de la puissance... indépendante de l'ordre imposé à l'ensemble
et celui de nombre ordinal qui est nécessairement hé à l'ordre imposé à l'ensemble
par une règle au moyen de laquelle l'ensemble devient... bien ordonné... » Et c'est
alors que Cantor trace le trait qui donne sa loi d'engendrement à tout le ciel mathé-
matique : « Si je redescends de l'infini au fini je vois avec la même clarté et la
même beauté comment les deux concepts redeviennent «un» et se fondent dans le
concept de nombre entier fini »44. Cantor définit ainsi le programme qui sera celui
de la théorie des ensembles, annonçant en dialectique descendante la manière dont
von Neumann lui donnera en dialectique ascendante sa colonne vertébrale dans sa
définition des ordinaux à partir de 0. Le point décisif en est la priorité océanique
des ordinaux transfinis que l'infinité des cardinaux infinis ne fait que ponctuer.
Relativement à cette voie royale qui conduit de Cantor à von Neumann, les
Principia Mathematica semblent construire une contre-allée en faisant passer les
cardinaux avant les ordinaux. Mais cette apparence résulte principalement de la
confusion entre deux problèmes et surtout néghge ce qui est la contribution capitale
de Russell à la philosophie des mathématiques ainsi qu'aux mathématiques elles-
mêmes : sa générahsation de la théorie cantorienne des ordinaux transfmis et finis.
La théorie cantorienne des ordinaux est essentiellement une théorie du bon
ordre'^^- Or les mathématiques, chez Russell, s'affranchissent de cette limitation.
La théorie russellienne des ordinaux est une théorie des ensembles à ordre quel-
conque46- Russell va ainsi jusqu'au bout de la dissociation afférente aux ensembles
43. G. Cantor, « Uber unendliche lineare Punktmannigfaltigkeiten » (1882), Mathematische Annalen, p. 183.
44. Cité par J. Cavaillès, Remarques sur la formation de la théorie abstraite des Ensembles, 1938,
réédition in Philosophie Mathématique, Paris, Hermann, 1962, p. 86.
45. Rappelons qu'un ensemble est dit bien ordonné quand il a un 1er terme et que tous ses éléments
peuvent être rangés par ordre croissant.
46. A notre connaissance, le seul commentateur qui ait saisi l'importance de cette théorie chez
Russell est Grattan-Guinness (Roots...,op. cit., § 7.9.5) qui en a retracé la genèse (§ 6.5.4, p. 310), Grattan-
Guinness indique en même temps pourquoi le chef-d'œuvre de RusseU est habituellement ignoré : la récep-
tion des Principia Mathematica, s'est bloquée sur le tome 1 (6 1.2.3 et 6.1.2) alors que la théorie russelliene
du Nombre-Relation se trouve dans le tome 2 dont eUe fait le sommet des trois (§ 7.8.2, p. 388). Ce qui fait
défaut chez la plupart des commentateurs, en revanche, se trouvait chez un referee ou plus exactement chez
le referee des Principia Mathematica (description définie). Le 27 mai 1961 (Roots..., op. cit.,, p. 403)
Russell signalait que l'importance de la section sur les ordinaux avait été soulignée par l'unique referee
engagé pour la lecture du manuscrit par les Presses tJniversitaires de Cambridge : WiUiam-Emest Johnson
(1858-1931) qui avait pubUé alors son Logical Calculus dans Mind en 1892 et deviendrait l'auteur d'une
Logique elle aussi en trois tomes (1921-1924).
Russell ou le Rire de la Raison pure 128
entre leur propre puissance et l'ordre qu'y produisent les relations appropriées
entre leurs membres. La généralisation russellienne de la théorie cantorienne des
ordinaux prend la forme de ce que Russell appelle son arithmétique du Nombre-
Relation, analogue à sa théorie des cardinaux comme nombres-classes. Tout cela
s'explique à partir du Rectangle Structural. De même que les cardinaux (finis ou
infinis) sont les classes de classes équipotentes, les ordinaux sont les classes de
relations similaires. Or le concept de Nombre-Relation, chez Russell, équivaut à
son concept de Structure que nous avons exposé ailleurs47-
C'est à partir de là seulement qu'il est possible d'aborder la position de
Russell sur le rapport entre ordinaux et cardinaux. Comme il arrive souvent dans
les questions déUcates, il faut commencer par distinguer au moins deux problèmes
entièrement différents mais dont il faut remarquer aussi qu'à première vue ils ne
font qu'un :
1° Quelle est la notion de nombre la plus élémentaire ? (C'est ce qu'on peut
appeler la question pour le Dr Watson)
2° Quelle est la notion la plus riche ? (Question pour l'Adso d'Umberto Eco).
Une fois que nous avons ces deux questions en tête, nous pouvons en venir
aux réponses de Russell.
Dans l'Introduction à la Philosophie Mathématique'^^, Russell déclare que
« du point de vue de la philosophie mathématique », la théorie des ordinaux transfi-
nis constitue «un domaine moins important et moins fondamental que la théorie
des cardinaux transfinis». Mais cela signifie seulement que les cardinaux font par-
tie des «notions logiquement simples, comparativement à d'autres». Dans les
Principles, Russell déclarait d'autre part au § 290 : «Les ordinaux transfinis sont,
si possible, encore plus intéressants et remarquables que les cardinaux transfinis ».
Nous pouvons déjà relever qu'il n'y a ici nulle contradiction. Être plus simple
est une chose, être plus intéressant et plus remarquable en est une autre. Mais ce
que les ordinaux transfmis ont de remarquable, selon le même § 290, est leur carac-
tère non-commutatif. Leur arithmétique est donc algébriquement remarquable.
Cependant le § 253 soutenait préalablement que, grâce au concept de nomb-
re-relation (objet de l'arithmétique des relations) «nous pouvons nous émanciper
complètement de l'arithmétique cardinale» et ici c'est par conséquent le caractère
élémentaire des cardinaux qui semble être mis en question.
47. Cf. J.-C. Dumoncel, « Qu'est-ce que le structuralisme ? Nature et structure », in L'Unebévue,
n°17, op. cit., pp. 99-105.
48. B. Russell, Introduction à la Philosophie Mathématique,l9l9, traduction Rivenc, Paris, Payort,
p. 187.
Russell ou le Rire de la Raison pure 129
Ce que l'on voit à partir de là, c'est que la distinction cantorienne entre l'ordi-
nal est le cardinal n'est plus suffisante. Il faut aussi distinguer entre les Ordinaux
de Cantor et les Ordinaux de Russell, qui se distinguent dans les rôles de l'espèce
et du Genre plus vaste qui l'englobe. Si l'on se cantonne aux ordinaux de Cantor,
on obtient la vulgate actuelle sur la question, à savoir la primauté indifférenciée de
l'ordinal sur le cardinal. Mais si l'on part du quadrilatère structural de Russell,
alors on obtient d'abord une théorie universelle des ordinaux où les ordinaux can-
toriens se retrouvent comme cas d'espèce, ainsi que les cardinaux qui en sont sou-
tirés. De surcroît il devient possible de distinguer entre les rôles qu'ils jouent : rôle
plus élémentaire pour les cardinaux, rôle plus remarquable pour les ordinaux.
Sachant surtout que du point de vue d'une logique des prédicats de valence n, rela-
tivement au relations de valence n >1 et à leurs nombres, les classes et leurs nomb-
res se situent dans le cas de la valence minimale n=l.
d'égalité mathématique entre deux choses distinctes, comme une égalité de parts,
et non l'identité logique puisque celle-ci n'a heu qu'entre une chose et elle-même).
Dans le Ciel russellien des grandeurs, par conséquent, comme dans les paradigmes
de Saussure, il n'y a que des différences. Russell écrit :
L'espace des grandeurs est dès lors schématisable lui-aussi à partir du quadri-
latère structural. Dans l'expression «Différence entre les Grandeurs» les
Grandeurs sont à figurer par des flèches horizontales et leurs différences par des
flèches verticales. Aussi le 7+5 = 12 de Kant subit-il ici une sorte de surdimension-
nement. Les grandeurs étant 12 et 7 la Différence A est selon le cas -(-5 ou -5, c'est-
à-dire l'incrément qu'il faut selon le cas fournir ou défalquer afin de passer d'une
grandeur à une autre. Mais nous ne devons pas oublier le Principe du Troubadour.
Le modèle de la structure chez Russell c'est le couple de la carte et de la contrée,
mais selon le principe du troubadour le paradigme de la carte est la Carte du
Tendre. Cela nous révèle que nous sommes d'abord sur le Situs des Grandeurs
pures dans la Déclinaison de la Déclaration d'amour :
A la folie
Passionnément
Beaucoup
Un peu
Pas du tout.
Il faut avoir pour cela une marguerite à effeuiller. C'est pourquoi Russell a
dessiné au § 226 le cycle des Séries closes, astreint au retour à la case Départ.
Toutefois ce n'est encore que la mise en scène. La marguerite est à effeuiller devant
une Marguerite. Le § 59 nous a révélé son nom ainsi que celui de ses deux soupi-
rants : ensemble ils forment le trio de Miss Smith suivie de près par Brown et par
Jones. Et bien entendu, dans l'opposition entre variables et constantes, Smith,
Brown et Jones ne sont pas réellement des constantes. Selon la nomenclature de
Quine ce sont des mannequins que nous pouvons affubler de tel ou tel costume.
C'est comme quand on dit Unetelle ou Untel. Les véritables noms propres n'inter-
viendront qu' à un autre niveau, dans un des exemples favoris de Russell : « Othello
croit que Desdémone aime Cassio»5i.
50. Archives Russell, 23 septembre 1908, in Grattan-Guinness, Roots..., op. cit., p. 398. A comparer
avec ce que Russell oppose à Leibniz dans «Recent Work on the Philosophy of Leibniz», 1903, repris dans
Frankfurt (ed.) Leibniz, University of Notre Dame Press, Notre Dame, 1976, p. 391.
51. B. Russell, Problèmes de philosophie, Paris, Payot, p. 145.
Russell ou le Rire de la Raison pure 131
Il faut rappeler d'abord que les distances, chez Russell, sont destinées à reUer
des quantités. Et comme les quantités sont des grandeurs concrétisées nous allons
retrouver ici la distinction entre grandeurs extensives et intensives qui va se réper-
cuter en distinction entre quantités respectivement extensives et intensives Les
quantités extensives sont les extensions soit spatiales (longueur, aire et volume)
soit temporelles (durée). Ce sont celles que dénote le slash diagonal (tournant à
volonté pour pointer sur le zodiaque tel ou tel signe) et la flèche du temps (sur
laquelle se succèdent les mois). Le pointillé vertical, quant à lui, est donc l'axe des
« quantités intensives » au sens que Russell va donner à cette locution. Si les quan-
tités extensives sont les extensions les quantités intensives sont les intensités.
Dans l'exemple de Kant, 7+5 = 12. Mais dans les 12 tribus d'Israël on a d'a-
bord les 2 tribus transjordaniennes (de Ruben et de Gad) avec les 3 tribus de
l'Ouest (de Juda, d'Ephraïm et de Manassé), auxquelles s'ajoutent (18.2) les 7 tri-
bus «qui n'avaient pas reçu leur héritage» (ce sont celles de Benjamin, de Siméon,
de Zàbulon, d'Issacher, d'Asher, de Nephtali et de Dan). On a donc ici 12=(2+3)+7
Notons que cette parenthétisation n'aurait aucune pertinence si nous étions
parmi les grandeurs, où joue la loi d'associativité
(2+3)+7=2+(3+7).
Mais nous sommes parmi les quantités dans une distribution de t e r r i t o i r e s 5 3 .
L'exemple des « 12 tribus d'Israël» est donc en fait un exemple à double ou tri-
ple fonction qui ne porte pas seulement sur les nombres et les séries mais qui intro-
duit aussi à un niveau plus général. Nous pouvons en effet en extraire le schéma
Zàbulon
est
au
nord
de
Juda qui est à l'ouest de Ruben.
Or cet extrait à lui seul contient le modèle de la Carte & du Territoire qui chez
Russell introduit au Quadrilatère Structural. Par conséquent l'exemple biblique
renferme un condensé complet de la panoplie conceptuelle sur laquelle est cons-
truit le système de Russell, Et, bien entendu, chez Russell, ce qui fait la différence
entre les tribus de l'Ouest et les tribus transjordaniennes est défini par P. E.
B. Jourdain, son interlocuteur privilégié parmi les mathématiciens.
53. Cf. Handbook to the Bible, traduction ed. de Fleums, p. 215, la carte des tribus réparties sur le
territoire.
Russell ou le Rire de la Raison pure 133
-y
s j |S'
-^w
Etant donné le 7+5=12 choisi par Kant, que nous supposerons placé sur le
plan P, la démonstration de cette proposition par Couturat consiste à descendre
marche par marche
de 7+5
à 7+2,
Russell ou le Rire de la Raison pure 134
de 7+2 -
A chaque fois c'est le 5 de l'exemple que la flèche verticale diffracte sur quatre
étages.
En 1904, par conséquent, Couturat coupe en quatre verticalement ce que le
Livre de Josué n'avait coupé qu'en deux horizontalement. En effet les 24 lettres de
l'alphabet grec forment un série homogène où les Distances ne font que compter
des termes ou des intervalles. Mais dans les 12 tribus d'Israël, 12 n'est obtenu que
moyennant 7+5 et 5 moyennant 2+3. C'est ce que nous pouvons appeler le démem-
brement horizontal du 5. Mais chez Couturat on a successivement
4+1=5
(3+l)+l=5
((2+l)+l)+l=5
(((I+l)+l)+l)+l=5
Et c'est ce qu'il faut appeler le quadruple démembrement vertical du 5.
54. Cf. Denis Vemant, Introduction à la logique standard. Champs Université, Paris, Flammarion,
2001, p. 160.
55. Ap. Jacobi, Gesammelte Werke, tome 1, Berlin, 1881, p. 21.
56. Dans son mémoire « Sur la représentation des fonctions complètement arbitraires par des séries
de Sinus et de Cosinus », 1837, Werke 1, pp. 135-160 ; « complètement arbitraire » est ici pris au sens de
Fourier qui, comme nous le verrons, n'est pas encore celui de Dirichlet dans sa seconde thèse.
57. Sans parler du Principe de Dirichlet connu en mathématiques. Nous préciserons par conséquent
qu'il s'agit ici des principes philosophiques de Dirichlet.
Russell ou le Rire de la Raison pure 136
avec l'ensemble Science. C'est en tout cas ce qui se produit d'après ce que Frege
déclare le 9 janvier 1891 :
Ce que l'on appelle concept en logique est étroitement lié à ce que nous
appelons fonction. On pourra même dire : un concept est une fonction dont
la valeur est toujours une valeur de vérité^s.
C'est pitié qu'il emploie le mot «fonction» sans qualification par un adjectif ;
car comme il le souligne à la fin de l'article 10, les fonctions de ce type étaient
absolument différentes de celles qui étaient usitées en analyse mathématique.
58. G. Frege, « Fonction et Concept », 1891, in Écrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, p. 90.
59. C. S. Peirce, Collected Papers, Cambridge Massachusetts, Harvard University Press 1934-35
§ 3. 329.
60. Van Heijenoort, From Frege to Godei, Cambridge Massachusetts, Harvard University Press
1967, p. 23.
61. N. Lusin, Leçons sur les Ensembles Analytiques, 1930, réédition Gabay, p. 11.
Russell ou le Rire de la Raison pure 137
J'ai défini cette fonction et j'en ai montré l'utilité dans un mémoire récent62.
Voici cette définition :
Soit E un ensemble dans un espace x, y,... à une ou plusieurs dimen-
sions. La. fonction caractéristique ou la caractéristique de l'ensemble E est
la fonction
tp (x, y,...),
égale à 1 dans E et à 0 dans le complémentaire 63.
Mais Lusin ajoute que «la première considération des fonctions caractéris-
tiques paraît avoir été faite par M. Emile Borei» (p. 11, n. 2). A l'appui de cette
généalogie, Lusin cite deux textes de Borei qui appellent un traitement distinct.
Le second provient du Calcul des Intégrales définies de 1912 :
En 1903, dans les Principles, pour éviter une amphibologie de Peano sur le
mot «proposition», Russell pose (au § 13) qu'il ne parlera de propositions que là
où il n'y a pas de variables libres. Dans le cas inverse, écrit-il, «j'appellerai l'ex-
pression un fonction propositionnelle. » Et au § 22 il précise :
Nous pouvons expliquer (mais non définir) cette notion comme suit : x est
une fonction propositionnelle si, pour chaque valeur de x, <px est une propo-
sition, déterminée quand x est donné. Ainsi «x est un homme » est une fonc-
tion propositionnelle.
64. Nous le citons d'après Ph. J. Davis & Reuhen Hersh, L'Univers Mathématique, 1982, traduit et
adapté par Lucien Chamhadal, Gauthier-Villars, p. 254.
Russell ou le Rire de la Raison pure 139
(III) Principe au-dessus des lois : «Il irnportc peu si l'on pense de [cette cor-
respondance] que différentes parties sont données par différentes lois ou si on la
désigne comme entièrement sans loi ».
Et il faut remarquer d'abord que ces trois Principes de Dirichlet constituent le
fond commun présupposé par l'usage du concept de fonction chez Frege, chez
Borel et chez Russell.
Mais dès 1829, Dirichlet avait fait mieux ou pire en concevantes sa fonction
Dans le Dictionnaire des Mathématiques de Lucien Chambadal66, par exem-
ple, à l'article « Dirichlet (fonction de) » nous lisons ; « fonction numérique définie
sur R, prenant le valeur 1 en tout point rationnel et la valeur 0 en tout point irra-
tionnel». Et certes, dès 1905, Lebesgue pouvait déjà évoquer «la fonction % (x), si
souvent citée comme exemple de singularités, égale à un pour x rationnel, à zéro
pour X irrationnel »67.
Mais voici ce qu'écrit Dirichlet en 1829 :
Autrement dit, dans le paradigme que Dirichlet définit en 1829, les valeurs de
la fonction x (x) sont bien des constantes (c et J j que nous appellerons les Valeurs
de Dirichlet, par opposition à la variable (x), mais ces constantes sont indétermi-
nées. En d'autres termes, le couple consonantique dd de Dirichlet forme une dyade
indéfinie^^ ou Binarité abstraite en tant que telle. Le problème est donc de savoir
quels sont les prétendants possibles pour la place des constantes, ou en d'autres
termes quelles sont les valeurs des valeurs de Dirichlet - qui ne peuvent plus être
ici du tout venant mais doivent au contraire être des valeurs distinguées.
Par conséquent dans l'exemple de 1829 les choses sont encore plus graves
que dans les principes libéraux de 1837. En 1837, Dirichlet met seulement le
concept de fonction (qui est une loi de correspondance) au dessus des lois. Mais
les lois légifèrent sur des justiciables. Or ce qu'exhibe Dirichlet en 1829, c'est non
65. P. G. Lejeune-Dirichlet, « Sur le convergence des séries trigonométriques, qui servent à représen-
ter une fonction arbitraire entre des limites données », in Journal de Creile, 1829, pp. 157-159. Œuvres,
Berlin, Fuchs, 1890, pp. 117-132.
66. Lucien Chamhadal, Dictionnaire des Mathématiques, Hachette, 1978.
67. Henri Lebesgue, Sur les fonctions représentables analytiquement, 1905, réédition Gabay, p. 140.
68. En un sens tout différent du sens platonicien. Chez Platon, la dyade indéfinie prend son sens par
opposition à l'Un. L' «un» de Platon est celui oil l'on dit que «x ne fait qu'un avec y », c'est-à-dire le cas oil
X = y. Par opposition à l'égalité, la dyade indéfinie est alors celle du Grand et du Petit, c'est-à-dire celle du
supérieur (>) et de l'inférieur (<) puisqu'une chose peut être plus ou moins grande ou petite qu'une autre,
par opposition au caractère absolu de l'égalité. Chez Dirichlet, la dyade indéfinie est vouée non à des varia-
bles comme le grand et le petit mais à des constantes comme zéro et un.
Russell ou le Rire de la Raison pure 140
Une autre pièce, toutefois, reste à verser à ce dossier. Peut-être même s'agit-il
de la pièce principale. Nous passons ici de 1847 à 1892. C'est l'année où Cantor
pubhe l'un de ses articles les plus brefs (5 pages) mais par-là même aussi l'un des
plus denses. Il est intitulé : « Sur une question élémentaire de la théorie des multi-
plicités »'^i. Ivor Grattan-Guinness, dans son commentaire (§ 3.4.6), indique d'a-
bord que la question se dédouble : «Deux cas sont considérés, chacun d'importan-
ce». D'où les deux parties de l'article, lequel demande ici à être lu à l'envers.
Dans la seconde partie. Cantor considère « la collection de toutes les fonctions
f(x) univoquement définies sur l'intervalle réel [0,1] et dont les valeurs peuvent être
exclusivement l'une des deux valeurs 0 ou 1 » (pp. 201-202). Ce que Grattan-
69. A. Warusfel, Dictionnaire raisonné de Mathématiques, Paris, Le Seuil, 1966, article Continuité, § [4]
70. G. Boole, Analyse mathématique de la Logique, p. 82 : «les deux systèmes des symboles électifs
et de la quantité osculent, si je peux m'exprimer ainsi, siu- les points 0 et 1».
71. Cet articles est traduit et introduit par Hourya Sinaceur dans Rivenc & de Rouilhan (dir.). Logique
et Fondements des Mathématiques. Anthologie (1850-1914), Paris, Payot, 1992, pp. 199-203.
Russell ou le Rire de la Raison pure 141
blême de savoir ce que peuvent signifier les symboles que Cantor leur a préférés :
le m et le w. Selon Ivor Grattan-Guinness ils sont là «presumably for "Man" and
"Weib"».
Il est bien connu que les recherches de Cantor par lesquelles il a été conduit à
la Théorie des Ensembles ont pris naissance au sujet de problèmes posés en parti-
culier par les séries trigonométriques. Or parmi les travaux classiques sur cette
question que Cantor a trouvés sur son chemin, il y a en bonne place''^ l'article de
Dirichlet sur la convergence des séries trigonométrique publié en 1829. Dans ces
conditions, la première conclusion à laquelle on parvient est que Cantor connais-
sait la Fonction de Dirichlet à deux valeurs possible c et d.
D'autre part nous ne devons pas oublier le second Principe de Dirichlet 1837,
c'est à dire celui qui entraîne entre autres que le mathématicien est entièrement
libre dans le choix des valeurs qui contribue à définir une fonction. Pour Cantor, ce
principe ne pouvait être qu'un corollaire déductible entre autres d'une thèse beau-
coup plus générale, celle oii lui-même affirme : L'essence des Mathématiques,
c 'est la liberté.
Au couple c et û? de constantes quelconques en tant qu' arguments de fonction
qu'il trouve chez Dirichlet, Cantor donne donc en 1892 deux substituts qui sont
des constantes proprement dites ou déterminées. Ce sont les bornes 0 et 1 de l'in-
tervalle oil elles prennent leurs valeurs. Mais par là-même, c'est la fonction qui
cesse d'être déterminée. Ce n'est plus la fonction de Dirichlet puisant ses valeurs
sur la Droite des Réels. C'est une fonction caractéristique en général, applicable à
n'importe quel (sous)-ensemble pour sélectionner son contenu, et variant selon
l'ensemble auquel elle est liée pour lui fournir sa carte d'identité. Ce n'est pas un
objet mathématique à étudier, c'est un maillon de la méthode mise en œuvre pour
étudier les objets.
Toutefois, par une sorte de contagion, la fonction de Dirichlet va hériter de la
fonction caractéristique : à la place de ses valeurs indéterminées c et d, on va lui
donner les valeurs déterminées 0 et 1 qui sont celles de la fonction caractéristique.
Cependant il est permis de se demander s'il n'y a pas là une trahison du concept
créé par Dirichlet. Dans la fonction caractéristique, en effet, 0 signifie Faux et 1
signifie Vrai : les deux constantes atteignent leur signification dans le 0 et le 1 boo-
léens. Mais dans la fonction de Dirichlet il n'y a aucun sens à dire que les argu-
ments rationnels sont « vrais » tandis que les argument irrationnels seraient « faux ».
Par conséquent, choisir les mêmes valeurs que pour la fonction caractéristique est
72. Cf. Cavaillès, Remarques sur la formation de la Théorie abstraite des Ensembles, pp. 47-50.
Russell ou le Rire de la Raison pure 143
une confusion conceptuelle, indigne de celui qui entendait substituer les Idées au
calcul aveugle.
Dans le cas de la fonction caractéristique, si les constantes assignées comme
valeurs peuvent être quelconques (simples repères conventionnels) ainsi que c'est
encore le cas chez Cantor d'après la manière dont elles sont choisies arbitraire-
ment par lui, elles peuvent être remplacées par des « symboles » quelconques, de
purs signifiants sans signifié.
La définition d'une fonction caractéristique, dans ce cas, renvoie donc à un
problème plus général et indépendant : choisir deux symboles quelconques. Mais
il est cependant possible de définir un exploit supérieur : choisir des symboles qui
soient quelconques et qui en même temps, non seulement ne soient pas quel-
conques mais possèdent une véritable charge signifiante. C'est l'exploit de Cantor
dans le choix de ses symboles m et w :
Ce sont des symboles quelconque : on peut les remplacer par exemple par 0 et 1.
Ce ne sont pas des symboles quelconques. Un jour peut survenir un
Commentateur disant : Je présume que « m » est là pour « Mann » et que « w » est là
pour « Weib». Et un autre aurait beau dire : «Vous n'y êtes pas : m est là pour A et
w pour E».
73. K. Gôdel, « La Logique Mathématique de Russell », traduction Cahiers pour l'Analyse, n° 10,
Paris, Seuil, 1966.
74. On sait que Parménide oppose à la Voie de la Vérité, non celle de la fausseté, mais celle de
l'Opinion. Parménide ne peut donc être l'ancêtre de Frege.
Russell ou le Rire de la Raison pure 144
La définition des concepts comme formant une espèce dans le genre de fonc-
tions chez Frege en est une autre, oil pour y - c ou dona:
c = le Vrai et ÛÎ = le Faux
et oil X peut être un objet quelconque. Les fonctions-concepts de Frege ne sont
donc pas des fonctions propositionnelles au sens de Russell : quand elles ont reçu
l'épithète que demande à bon droit Grattan-Guinness, elles se révèlent être des
fonctions apophantiques.
Le problème ouvert en mathématiques par le Paradigme de Dirichlet a donc
pour vertu philosophique de mettre en évidence le paralléhsme conceptuel entre :
1° Le registre ontologique de 1' Etre et du Néant
2° Le registre algébrique du 1 et du 0
3° Le registre géométrique de l'intervalle entre 0 et 1
4° Le registre stochastique des probabilités oscillant entre 0 et 1
5° Le registre apophantique du Vrai et du Faux.
C'est ce dernier registre qui est menacé par l'Antinomie de Russell, contenue
dans sa première lettre à Frege, celle du 16 juin 1902. Supposons admis qu'à tout
prédicat (p x corresponde une classe des x qui sont (p :
Vx By (x e y (px).
Alors ce sera vrai en particuher du prédicat qui consiste, pour une classe, à ne pas
s'appartenir à elle-même :
xe
C'est l'antinomie de R u s s e l P S .
En 1958, Abraham Fraenkel et Yehoshua Bar-Hillel publient leurs
Foundations of Set Theory^^. Cet ouvrage présente les trois caractéristiques sui-
vantes :
r II adopte la problématique posée en 1925 par F. P. Ramsey pour les
Fondements des Mathématiques, celle qui définit le débat en philosophie des
mathématiques par le différend opposant le formalisme de Hilbert, V intuitionnisme
de Brouwer et le logicisme de Frege et Russell (ce qu'on peut appeler la théorie
des trois écoles)77.
2° Il rapporte le problème du fondement de mathématiques à la crise des fonde-
ments logico-mathématiques ouverte par le Antinomies de la théorie des ensembles.
75. Dans son Histoire de mes Idées philosophiques, Russell cite en exergue l'Épître à Tite (1.12-13)
où saint Paul évoque Epiménide.
76. A. Fraenkel et Y. Bar-Hillel, Foundations of set Theory, North Holland Pubi. C°, 1958.
77. F. P. Ramsey, « The foundations of Mathematics » (1925), repris dans Foundations, 1931,
Routledge, pp. 2 et 3.
Russell ou le Rire de la Raison pure 145
78. Le 15 mai 1906, alors qu'il pense tenir la solution de sa propre Antinomie, Russell écrit à
Couturat : « Je compte comparer ma réforme à l'exclusion des infinitésimales du calcul différentiel ».
Russell ou le Rire de la Raison pure 146
Ainsi
y = x^ - 4x
donne une parabole oii « y » indique la valeur de la fonction et la valeur de
l'ordonnée, « x » l'argument et la valeur numérique de l'abscisse. Si l'on
compare cette fonction à
X (x - 4)
on voit qu'elles prennent toujours la même valeur pour le même argument.
On a en général :
x2 - 4x = X (x - 4)
quel que soit le nombre pris pour x. Par suite, la courbe que l'on obtient à
partir de
= x2 - 4x
est la même que la courbe obtenue à partir de
>• = X (x - 4).
Ce que j'énonce : la fonction x (x - 4) a le même parcours de valeurs
(Wertverlauf) que la fonction x^ - 4x.
nir à son concept de structure. Par exemple si nous prenons x&ty dans les entiers
naturels, les relations
x<y
X précède y
x est plus près de 0 que y
X se décompose en facteurs premiers dont l'ensemble est inclus
dans la décomposition de
etc.
sont selon Russell des relations ayant des natures différentes mais qui ont toutes la
même structure, à savoir l'ensemble des couples qui les entretiennent. Le parcours
des valeurs de Frege est donc un cas particulier de structure au sens de Russell®!.
Frege ajoute en note :
81. Pour d'autres détails, cf. R. S. VfeUs, « Frege's Ontology », The Review of Metaphysics, 1951, § 11.
82. E. Borel, « A propos de l'infini nouveau », Revue Philosophique, 1899, pp. 383-390.
Russell ou le Rire de la Raison pure 148
6. H.-D Ebbinghaus & al. Les Nombres, 1983, traduction Vuibert, p. 392.
Russell ou le Rire de la Raison pure 150
u {{0}} = { 0 , {0}}, qui est un troisième ensemble transitif. Etc. D'une manière
générale nous aurons la loi
0, {0},{0,{0}},...
nous assistons à la Généalogie des Ordinaux publiée en 1923 par Von Neumann, et
d'où il et possible de tirer ensuite les cardinaux transfinis et finis. Mais en 1917,
Mirimanoff avait déjà imaginé la gigogne
(e), (e,(e)), (e, (e), (e, (e))), etc.
D'autre part, dès 1904, dans une polémique avec le mathématicien et philoso-
phe Cassius J. Keyser (1862-1947), Russell avait tenté de démontrer l'axiome de
l'Infini87.
Russell commence pour ce fake par définir 0 comme « le nombre des proposi-
tions qui sont vraies et fausses». Comme de telles propositions n'existent pas, ce
nombre est 0, et donc le 0 existe. Puis Russell définit 1 comme cardinal de «la
classe des choses identiques à 0». Etc.
Par conséquent, si nous superposons la théorie de Russell en 1904 et à la théo-
rie de Mirimanoff en 1917, nous obtenons l'idée-clef de la généalogie des ordi-
naux proposée par Von Neumann en 1923. Plus précisément, l'article de Russell
contient le point-origine auquel accrocher le procédé inductif de Mirimanoff pour
obtenir la généalogie de Von Neumann.
Par conséquent, de même que, sur le concept de Fonction, Russell parvient à
un amont des positions occupées par Frege et Cantor ou Borel, sur l'existence de
l'Infini, de surcroît, il définit un amont des positions à conquérir par Mirimanoff et
Von Neumann.
Chapitre 2
8. Sur tout cet épisode, cf. notre Jeu de Wittgenstein, Paris, Puf, 1991., pp. 30-32.
9. R. Monk, Bertrand Russell, tome 1, op. cit., p. 568.
Russell ou le Rire de la Raison pure 152
Ce que Russell voit en premier lieu, dans cette Introduction, par conséquent,
c'est que le Tractatus est un nouveau Système de Philosophie. Wittgenstein, donc,
ne s'est pas contenté de résoudre le problème qui lui avait été confié par son maît-
re. Le «pas » supplémentaire qu'il a fait accomplir à la Philosophie est un pas excé-
dentaire.
Le Hibbert Journal oil Russell a polémiqué sur l'infini en 1904 et qui vient
alors d'être fondé se définit comme une «revue trimestrielle de religion, de théolo-
gie et de philosophie». C'est dans cette revue que Russell publie en I9I4
«Mysticisme et Logique»9°. Cet article se fonde sur une division du «monde de la
pensée» (p. 11) en trois formes qui sont la religion, la philosophie et la science
(p. 9). A partir de cette tripartition, Russell affirme :
Russell donne ici un bel exemple de ce que Whitehead appelle une classifica-
tion croisée. Car selon Russell, si l'esprit scientifique peut se trouver en philoso-
phie à l'état presque pur (par exemple chez Hume) ainsi que l'esprit religieux (par
exemple chez Blake), « les plus grands hommes parmi les philosophes ont senti le
besoin à la fois de la science et du mysticisme». Et Russell illustre ce point par
trois exemples originaires : Héraclite (comme cas où prédomine dans son mobilis-
me l'esprit scientifique d'observation), Platon (comme cas où prédomine l'esprit
mystique dans les mythes et qui ne retrouve que rarement l'esprit scientifique, par
exemple dans le passage où Parménide explique à Socrate qu'il n'y a pas seule-
ment une Idée du Bien mais aussi, par exemple, des idées de poil, de boue et de
crasse) ainsi que Parménide (comme cas d'équilibre ou mysticisme logique).
Mais Russell ne se contente pas de comparer mysticisme et logique. Le plus
important à se yeux est qu' «en considérant la vérité ou fausseté du mysticisme»
nous sommes conduits à quatre questions capitales (p. 16) :
L Y a-t-il deux voies de la connaissance, que l'on peut appeler respectivement
raison et intuition ? Et si oui, l'une doit-elle être préférée à l'autre ?
90. Repris comme éponyme dans le recueil Mysticism and Logic and other Essays, 1917, cité ici d'a-
près l'édition de 1963 (trad. Payot épuisée).
Russell ou le Rire de la Raison pure 153
Russell n'a ainsi exposé le système du Mysticisme que pour prendre position
face à lui.
Et le jugement est également global : « Sur la totalité de ces quatre questions,
le mysticisme, une fois qu'il est pleinement développé me semble dans l'erreur».
Plus exactement la position de Russell dans cet article de 1914 ne prend tout son
sens que par comparaison à une thèse contenue dans ce Tractatus qui ne paraîtra
en 1921 que grâce à son Introduction. On ht en effet dans le Tractatus le verset
Santayana vient de sortir un nouveau livre. Nouveaux Souffles, oil il est sur-
tout question de Bergson et de moi^^.
Qu'y a-t-il derrière cette gémellité ? Dans l'été 191195 Russell est élu prési-
dent de r Aristotelian Society. A ce titre il doit prononcer la communication d'ou-
verture de la session annuelle, qui a lieu traditionnellement le premier mardi de
novembre. Mais cette année-là Bergson est également invité à prononcer quatre
conférences en Angleterre pour la fin d'octobre?®. Et il a exprimé le vœu qu'à
l'Aristotehan Society la séance d'ouverture soit avancée, afin qu'il puisse écouter
la communication de Russell. Celui-ci devra donc préparer sa communication plus
tôt que prévu. Dès le 2 octobre, évoquant Bergson dans une lettre à Lady Ottohne,
Russell déclare : «Il est mon antithèse»97. L'antithèse Bergson entendra la confé-
rence de Russell et prendra part à la discussion98.
Dans L'Évolution Créatrice qu'il a achetée en 1911 et dont il a entrepris la
lecture avant de déjeuner avec Bergson, Russell a rencontré dès la page 9 le célèb-
re exemple du verre d'eau sucrée. Mais dans l'été de 1897, R u s s e l l ? ? a relu
Appearance and Reality, le magnum opus de F. H. Bradley paru en 1893 et qui
connaît cette année-là sa seconde éditionioo. Or dès la page 16, Bradley y déclare :
«Nous pouvons prendre l'exemple famiher d'un morceau de sucre». Bergson est
donc le philosophe qui a fait fondre le morceau de sucre de Bradley dans un verre
d'eau (provenant évidemment du fleuve d'Héraclite).
En publiant le Tractatus, Wittgenstein a en quelque sorte intronisé l'antithèse
entre Bergson et Russell. C'est ce qu'atteste le groupement de Russell dans le der-
nier chapitre du livre qu'il publie en 1940 : «les mystiques, Bergson et
Wittgenstein »101.
97. R. Monk, Bertrand Russell, op. cit., p. 235. Dans la Revue de Métaphysique et de Morale de 1901
est paru un article d'Edouard. Le Roy intitulé : « Sur quelques objections adressées à la nouvelle philoso-
phie ». Dans une lettre à Russell du 5 juillet, Couturat, qui a polémiqué avec Le Roy, identifie qui prétend
ainsi détenir la nouveauté en philosophie : «C'est une école de philosophes cathohques, fidéistes et presque
mystiques». Il ajoute sur la doctrine de cette école : «Elle est fort dangereuse, parce qu'elle procède de la
conjonction du contingentisme moral de Boutroux et du positivisme scientifique de Poincaré, au moyen de
la théorie de la connaissance de Bergson». Selon lui elle débouche sur «l'irrationnel pur». Nous voyons
donc ici que (i) l'enjeu est la nouvelle philosophie, (ii) dès 1901 Russell est prévenu contre Bergson par
Couturat, (iii) non seulement Couturat le lui désigne comme cible, mais il désigne la cible par l'écriteau
«Mysticisme» qui règle son sort, (iv) il fournit de surcroît l'équation entre mysticisme et irrationalisme. Le
27 février 1902, à la Société Française de Philosophie, le conférencier se nomme Louis Couturat. Sa confé-
rence a pour titre ; «Sur les rapports de la logique et de la métaphysique de Leibniz». Parmi les auditeurs se
trouve Bergson {Mélanges, op. cit., p. 560). Le 27 octobre 1905, Bergson écrit à l'administrateur du Collège
de France : «Demande un remplaçant pour l'année 1905-1906, expose les titres, œuvres et qualités de
Couturat» {Mélanges, op. cit., p. 661) Ainsi Couturat va-t-il être pendant un an le suppléant de Bergson au
Collège de France {Mélanges, op. cit., p. 674). Et le 8 décembre 1905 il pourra y prononcer sa leçon inau-
gurale (reprise dans Loi, éd., L'Œuvre de Louis Couturat, Presses de l'ENS, Paris, 1983). Le 18 décembre
1904, il avait écrit à Russell : «Je vais me remettre à ma «Logique mathématique» que je vais publier chez
Alcan sous le titre «Manuel de Logistique» " (I. Grattan-Guinness, Roots..., op. cit.,, p. 575). Il a «reçu
bien des fois», explique-t-il «des demandes d'exphcation sur la «Logique nouvelle». C'est à cette Logique
nouvelle qu'il va consacrer son Cours au Collège de France {Ibid, § 7.4.1, p. 355). Ainsi le premier cours de
logique symbolique jamais donné en France a-t-il été donné au Collège de France dans l'année universitai-
re 1905-1906, c'est-à-dire l'un des premiers au monde avec celui de Royce (cf Le Jeu de Wittgenstein,
op. cit., p. 19) et grâce à une suppléance préparée par Bergson. Le 10 novembre 1905, Louis Couturat écrit
à Russell au sujet de Bergson : « Il a bien voulu m'écrire ces jours-ci que, plus il y réfléchissait, plus il
croyait mon sujet bien choisi pour un cours au Collège de France ».
98. Cf J. Chevaher, Entretiens avec Bergson, Pion, Paris, 1959, pp. 196-197.
99. R. Monk, Bertrand Russell, tome 1, op. cit., p. 115.
100. F. H. Bradley, Appearance and Reality, 1893. Nous le citons en abrégé AS d'après la 10= impres-
sion (1946) photographiant la 9e (1930).
101. B. Russell, Signification & Vérité, 1940, Paris, Hammarion, 1969, p. 369.
Russell ou le Rire de la Raison pure 157
Dès 1912, Russell a publié son pamphlet «La Philosophie de Bergson» qui
deviendra le chapitre « Bergson » dans son Histoire de la Philosophie occidentale
écrite en 1945.
En 1927, Bergson écrit à Brunschvicg que «tout philosophe a deux philoso-
phies : la sienne et celle de S p i n o z a »102. Cette formule fameuse nous donne la
forme où s'inscrit la position de Russell entre le mysticisme et la logique. Elle
pourrait s'énoncer ainsi : Tout philosophe a deux philosophies, la philosophie de
son mysticisme et la philosophie de sa logique.
/. LE PLURALISME ONTOLOGIQUE
La Réalité est une. Elle doit être simple parce que la pluralité, considérée
comme réelle, est contradictoire en soi. La pluralité implique les relations et, à
travers les relations, elle ne cesse pas d'affmner involontairement l'unitélO^.
La thèse maîtresse, « La Réalité est une », fait son entrée page 123. Bradley va
la fonder (p. 125) à partir d'une division de la diversité. D'une part il y a selon lui
109. A. Plantinga, The Nature of Necessity, Oxford University Press, 1974, chap. VI : «Transworld
Identity or Worldbound Individuals ?».
110. Ap. J. Hintikka, Models for Modalities, Dordrecht, 1969, Reidel (now Kluwer), p. 101.
111. G. E. Moore, « External and Internal Relations », inProc. of the Aristotelian Society, 1919-
1920.
112. G. Leibniz, Discours de Métaphysique, § XIII.
Russell ou le Rire de la Raison pure 162
qui fait finalement que toute substance singulière enveloppe dans sa notion parfai-
te l'univers tout entier^^^.
Par conséquent lorsque Leibniz soutient «qu'i'Z n'y a pas de dénominations
purement extrinsèques qui n'aient en outre un fondement dans la chose dénom-
mée»ii4^ ce qu'il énonce dans son langage est déjà la thèse des relations internes.
Leibniz pense pouvoir la déduire du Principe de Raison (Nihil est sine rationey^^.
De même, selon Bradley, « si ce n'est par leur nature interne que les termes entrent
dans les relations, alors, dans la mesure oii ils sont concernés, ils semblent reliés
sans raison aucune et la relation semble fabriquée artificiellement »n®.
Quoi qu'il en soit de ce dernier point, nous pouvons enregistrer un premier
acquis, à savoir que la thèse des relations internes conduit bien à la monadologie
de Leibniz où « chaque substance simple » est « un miroir vivant perpétuel de l'uni-
vers» (§ 56). Autrement dit la thèse des relations internes est un principe leibni-
zien. On pourrait l'appeler aussi le Principe des dénominations intrinsèques.
Peut-il conduire aussi au monisme de Bradley ? Cela reviendrait en somme à
dire que la Monadologie de Leibniz a pour corollaire l'Éthique de Spinoza ! En
d'autres termes, le monisme de Bradley pourrait se définir comme un monadisme
radicalisé. Bradley déclare en tout cas: «Prendre la réalité comme un schème rela-
tionnel - et cela, que les relations soient « exteme » ou « internes » - semble ainsi
impossible et peut-être même ridicule»n^.
En 1903, dans la Préface des Principles of Mathematics, Russell déclare que
parmi les thèses qu'il doit à G.E. Moore, il y a «le pluralisme qui considère le
monde, à la fois celui de existants et celui des entités, comme composé d'un nom-
bre infini d'entités indépendantes, avec des relations qui sont ultimes et qui ne sont
pas réductibles à des adjectifs de leurs termes ou du tout que ceux-ci compo-
s e n t »"8. Or comme le montrera Moore en 1920, il y a des relations externes et des
relations internes. Bien plus, une même relation («>», par exemple) peut être
externe entre certains termes (Paul > Pierre) et interne entre d'autres (9 > 7). Ce
qui est interne ou externe en soi, par conséquent, ce sont les faits relationnels, avec
les deux cas possibles. Il est donc vain d'opposer au TRI un «Principe des
Relations externes ». Et de toute façon il y a mieux à faire que de réfuter le monis-
me : c'est de démontrer le pluralisme.
Supposons qu'il existe un seul être. Cet être sera d'abord identique à lui
même. Par conséquent la seule existence de relations et de faits relatiormels ne suf-
fit pas à démontrer le pluralisme. Supposons même que cet être s'aime lui même.
Il peut s'agir d'une relation externe. Mais cela n'exclut donc pas que cet être soit
seul au monde. Par conséquent la réalisation de relations externes ne suffit pas non
plus à impliquer la pluralité dans l'être.
Dans les Principia Mathematica, au chapitre *13, «Identité», nous trouvons
d'abord la définition du signe « = » :
*I3.0I x = y. = :((t>):<plx.^.(l)\y Df
(«x égale y ssi, quel que soit (j), si x est (j), alors est (j)).
Autrement dit, x est identique à y si et seulement si tout prédicat de x (y com-
pris les prédicats négatifs de la forme ^ F x) est prédicat de y. Ce qui est à gauche
de la définition est l'identité numérique, à définir. Ce qui est à droite et qui la défi-
nit est V identité qualitative pour toute qualité. Le sens de cette définition est par
conséquent que l'identité numérique se ramène à la quantification universelle de
l'identité qualitative. Cela signifie par conséquent que la relation d'identité se
trouve ramenée à l'attribution.
Et cela entraîne entre autres la définition de la dijférence numérique :
(«A est différent de B ssi il existe un (j) tel que A est 0 et B n'est pas ^ »)
Pour cela, comme le stipule Russell, « il sera nécessaire que A et B soient qua-
lifiés par des adjectifs différents et la diversité de ces adjectifs ne peut être, sous
peine de régression à l'infini, interprétée comme signifiant qu'à leur tour ils ont
différents adjectifs »n®. Dans la définition *13.01, le «!» dans «(j)] x» veut dire
(PM, p. 51) que la variable ne peut prendre comme valeur qu'un individu. Et cette
définition n'est que la conjonction de deux Principes leibniziens qui se retrouvent
ainsi en un seul Théorème des Principia Mathematica :
(I) Le principe ôl identité des indiscernables :
{(j)) <j) \ X Z) (p \ y. Z). X = y
(II) Le principe de substitutivité des identiques :
X = y. Z). ((j)) (p \ xz) (j) l y.
Mais Bradley ne s'est pas arrêté là. Dans Apparence et Réalité, le chapitre ii
s'intitule « Substantif et Adjectif ». Dès la page 18 on y lit : « une relation entre A et
120. Alors que, rappelons le, l'Index ne la relève qu'à partir de la p. 125.
121. Cf. J. L. Borges, « Les Précurseurs de Kafka », 1951, in Enquêtes 1937-1952, traduction
Gallimard, Paris, 1957. Premier précurseur ; Zénon, p. 146. Rappelons que Kafka commence Le Procès en
1914, l'année oii paraît Mysticism and Logic. La légende du Procès a été publiée sous le titre Devant la Loi
en 1919, l'année de la Lettre au père {Tentation au village, Grasset), selon la chronologie de Marthe Robert
p. 250. (M. Robert, Kafka, NRF, GalUmard, Paris, 1960, pp. 173-174).
122. La fuite infinie vers le haut est également un thème directeur chez Lewis Carroll.
123. B. K\xsss\\, Autobiographie, tome 1, op. cit., p. 261.
Russell ou le Rire de la Raison pure 165
elle-même est conçue par Bergson sur le modèle offert par la dijférence de poten-
tiel, dans « un circuit où tous les éléments se tiennent dans un état de tension
m u t u e l l e »129. Par conséquent, chez Bergson, la fonction propositionnelle (S) reçoit
une tout autre interprétation dont la forme développée serait «Tout se tient dans un
état de tension mutuelle avec tout» mais que nous pouvons ramener à
(S Bg) Tout sympathise avec tout,
dont la caractéristique (au sens leibnizien) est
\fx y y (x sympathise avec y).
Russell avait décelé un Ugnage du monadisme où Leibniz a trouvé un succes-
seur en Lotze. «Les monades, filles de Leibniz, ont fait du chemin depuis leur
père». Telle est la première phrase de l'essai «Monadologie & Sociologie» pubUé
par Tarde en 1893, la même année qa'Appearence and Reality. De Leibniz à Tarde,
quel est le chemin fait par les monades ? C'est Bergson qui nous le dit en 1909
dans sa Préface aux « Pages choisies » de Tarde dans la collection « Les Grands
Philosophes »130 :
Des éléments analogues par certains côtés aux monades de Leibniz, mais à
la différence des monades leibniziennes, capables de se modifier les uns les
autres, voilà ce que Tarde met au fond de la réalité.
Pour saisir ici tous les enjeux, nous devons expliciter d'abord les rapports
entre empirisme et rationalisme déjà évoqués sur la question D. Il faut distinguer
d'abord entre rationalisme êpistémologique (doctrinal ou théorique) et rationalis-
me méthodologique (ou militant). Le rationalisme doctrinal est une thèse opposée
à l'empirisme. D'après l'empirisme, l'expérience est la seule source de connais-
sance. D'après le rationahsme comme doctrine, la raison peut poser des a priori.
Le rationalisme militant est seulement une attitude : celle qui consiste à exiger des
raisons. Or la raison pour penser que la mer est salée ne se trouve que dans l'expé-
rience. Par conséquent les raisons à l'appui peuvent très bien être des expériences
et, dans beaucoup de cas, ne peuvent être que des expériences. Donc dans le ratio-
nalisme militant, non seulement le rationalisme est compatible avec l'empirisme,
mais le rationalisme implique un empirisme. Et ce rationalisme militant est partagé
par des auteurs aussi différents que James, Bergson et Russell.
Une fois fait le distinguo entre rationahsme doctrinal et rationahsme militant,
il est loisible de se poser une question qui n'est autre que celle de la liberté dans la
pensée : on peut se demander si l'empirisme impliqué par le rationalisme militant
ne peut pas être empêché par des obstacles provenant du rationalisme doctrinal,
même à titre résiduel.
La thèse de Bergson dans son Introduction à W. James est une réponse positi-
ve à cette question. Si, par exemple, la raison ou l'intelUgence ont des habitudes
d'économie tandis que l'expérience est prodigue, alors les habitudes économiques
de l'intelligence deviennent un ht de Procuste pour l'expérience. Et puisque l'ex-
périence est une raison, le rationalisme doctrinal sera ici, comme il arrive souvent,
un obstacle au rationalisme militant.
Or dans ses Leçons sur la première philosophie de Russell, consacrées entiè-
rement aux Principles of Mathematics, Jules Vuillemin a distingué 7 principes des
Russell ou le Rire de la Raison pure 169
Russell vient alors d'évoquer Hamlet en tant que personnage fictif. Et il est
remarquable que dans le Robuste Sens de la Réalité, la Réalité de Bradley reste
l'enjeu. Mais la série des exemples et le concept de «pseudo-objet» qui les couvre
indiquent aussi parmi quelles sortes d'«Apparence», ici, le Rasoir d'Occam doit
132. B. Russell, Introduction à la Philosophie Mathématique, op. cit., p. 170 (traduction Rivenc, op.
cit., p. 317).
133. B. Russell, « The Philosophy of Logical Atomism », Logic and Knowledge, p. 223.
Russell ou le Rire de la Raison pure 170
Quoi que ce soit qui peut être un objet de pensée ou peut intervenir dans une
quelconque proposition vraie ou fausse, ou encore qui peut être compté pour
un, je l'appelle un terme. Celui-ci est donc le mot le plus étendu (widest
word) de tout le vocabulaire philosophique. J'en ferai usage comme synony-
me des mots unité, individu et entité. Les premiers pour souligner le fait que
tout terme est un, tandis que le troisième est dérivé du fait que tout terme a
de l'être (has being), c'est-à-dire est en quelque sens. Un homme, un
moment, un nombre, une classe, une relation, une chimère, ou quoi que ce
soit d'autre qui peut être mentionné, se trouve assuré d'être un terme ; et nier
de telle ou telle chose qu'elle soit un terme doit toujours être faux.
Même un athée doit admettre qu'un homme peut aimer Dieu. Il s'ensuit que
l'amour de Dieu est un état de l'homme qui le ressent, et non, à proprement
parler, un fait de relation.
139. Selon que les universaux sont supposés n'exister que dans la pensée ou dans le langage.
140. B. Russell, My Philosophical Development, 1959, traduction, p. 68.
Russell ou le Rire de la Raison pure 172
cas où y n'existe pas) être une relation qui a un pied dans l'être et l'autre dans le
non-être.
Dans les Problèmes de Philosophie de 1912, le chapitre 4 porte le même
titrei4i qu'un articlei42 de 1911 qu'il reprend pour l'essentiel. Mais dans le copier-
coller une chose au moins a sauté. Dans l'article Russell affirmait entre autres :
«J'entends préserver le dualisme du sujet et de l'objet», cela par opposition, d'une
part, à l'idée « qu'il n'y a pas de sujet» et d'autre part à la thèse idéaliste soutenant
que l'objet n'est qu'«une partie du sujet».
En 1921, c'est un livre entier que Russell consacre à la Psychologie :
L'Analyse de l'Esprit. En 1944, John Laird, dans le volume Schilpp consacré à
Russell, a relevé ce qui a changé :
Dans le cadre ainsi fourni, le schéma sujet-objet de 1911 suffit d'abord à poser
le problème prioritairei^s. Dans sa Psychologie de 1874, Brentano a défini (au § 5)
le fait psychique par «ce que les Scolastiques du Moyen-Âge ont appelé l'in-exis-
tence (Inexistenz - existence dans) intentionelle », autrement dit comme « direc-
tion vers un objet (sans qu'il faille entendre par là une réalité) ». Dans cette derniè-
re définition, comme le montre l'exemple de la chimère, la partie entre parenthèses
est au moins aussi importante que le reste. Et à partir de là deux stratégies sont
possibles : ou bien traiter la relation sujet-objet comme une relation ordinaire à un
objet extraordinaire, tel qu'une montagne d'or (c'est la stratégie de Meinong) ou
bien la traiter comme une relation extraordinaire à des objets ordinaires dont les
uns existent, tels que les hommes, et les autres n'existent pas, tels que les chimères
(c'est la stratégie de Husserl et de Russell).
En 1912, dans les Problèmes de Philosophie, le chapitre 12 contient
l'exemple
Othello croit que Desdémone aime Cassio.
Ce que montre cet exemple, c'est qu'à l'aporie de l'objet intentionel inexis-
tant (comme la chimère dans l'amour) il faut ajouter celle de l'objet intentionel qui
est faux (comme le fantasme dans la jalousie). En 1921, dans le Tractatus de
Wittgenstein, le verset 5.541 évoque «certaines formes propositionnelles de la
psychologie, telles que « A croit que p a lieu », ou « A pense p », etc. ». Wittgenstein
concède que « superficiellement, il semble qu'ici la proposition p ait une espèce de
relation à un objet A » et il ajoute que « dans la théorie moderne de la connaissance
(Russell, Moore, etc.) ces propositions sont conçues de cette m a n i è r e » 1 4 4 .
En 1925, la deuxième édition des Principia Mathematica est laissée à Russell
seul. Elle contient trois Appendices dont le troisième est intitulé « Fonctions de
vérité et autres». Dans «Il n'est pas vrai que Desdémone aime Cassio», si nous
substituons à «Desdémone aime Cassio» n'importe quelle proposition ayant
même valeur de vérité, le résultat gardera aussi sa valeur de vérité. On dit alors que
le contexte «Il n'est pas vrai que» est une fonction de vérité. Mais Russell envisa-
ge alors deux contre-exemples « évidents primâ fade » dont le premier est la
croyance : « si A croit p et s'il se trouve que p est vrai, il ne s'ensuit pas que A croit
toute autre proposition vraie q ; et, si A croit p, p se trouvant faux, il ne s'ensuit pas
que A croit toute autre proposition fausse q ».
En 1929, dans Processus et Réalité, Whitehead introduit les concepts de « sen-
timent propositionnel» et de «préhension propositionnelle». En 1940, Russell
publie Signification et Vérité où il introduit (p. 62) le concept d'attitude proposi-
tionnelle comme ce qui est impliqué par des mots tels que «croire», «désirer»,
«douter», etc..
Dans le genre de l'intentionahté découvert par Brentano, les attitudes propo-
sitionnelles, comme leur nom l'indique, ne représentent que le cas où l'objet inten-
tionel est une proposition (vraie ou fausse). Toutefois l'exemple de l'amour donné
en 1959 montre qu'aux yeux de Russell c'est le concept général de relation qui est
problématisé par les attitudes mentales, qu'elles soient propositionnelles ou autres.
148. H. Bergson, La Pensée et le Mouvant, pp. 9-10 (1934). Cf. déjà « Le possible et le réel », (1920,
publié en 1930) p. 101.
Russell ou le Rire de la Raison pure 161
Or le premier point ici, c'est que nous rencontrons en Russell non seulement le
champion (avec Einstein) du spatialisme mais aussi le pionnier de cette conception.
En 1940, dans Signification et Vérité, Russell consacrera le chapitre vu aux
Particuliers égocentriques. «Ce sont des mots tels «ceci», «cela», «je», «voici»,
«ici», «là», «maintenant», «alors», «passé», «présent», «futur». Il faut y ajouter
le temps des verbes» (p. 123). En 1918, dans les Leçons sur l'Atomisme logique
(p. 222), ces mots étaient appelés des particuliers emphatiques. Le terme
« emphase » vient du grec emphasis, apparence. Cela signifie que nous avons tou-
jours à r arrière-plan, ici, la dichotomie de Bradley entre Apparence et Réalité.
Dans cette opposition Russell fait accomplir au concept d'Apparence, en 1918, ce
que Quine appellera le semiotic ascent, c'est-à-dire la transmutation, typique de
la philosophie analytique, où un problème philosophique est transformé en pro-
blème grammatical par l'identification du langage où surgit ce problème. C'est
ainsi que le problème d'écarter les Apparences pour saisir la Réalité se trouve
ramené au problème d'isoler dans le langage la part de l'emphatique. Russell peut
alors déclarer que « dans un monde purement physique régnerait une complète
impartialité » :
Russell tient ici pour admis que le temps peut être traité de pair avec l'espace. Or
nous savons bien que ce qui est ici pour les uns est là pour les autres, et vice versa.
Par conséquent si on admet que «maintenant», «hier» et «demain» sont à traiter
comme «ici» et «là», il s'ensuit par exemple que ce qui est présent pour les uns
peut être futur pour d'autres et passé pour d'autres encore. Et puisqu'un monde
purement physique serait d'une totale impartialité, inversement la partialité des
distinctions temporelles ne peut avoir qu'une origine psychique, attachée toujours
à une subjectivité dont elle est donc aussi entachée.
En 1914, dans «Mysticisme et Logique», la notion d'emphase est absente.
Mais en 1918, l'emphase n'est que l'indice verbal de la partialité, alors que la
réalité va de pair avec V impartialité. Et c'est en termes de partialité que Russell
soutient en 1914 l'irréalité du temps : «La différence de qualité ressentie entre le
passé et le futur», affirme-t-il, «n'est pas une différence intrinsèque mais seule-
ment une différence en relation avec nous : pour la contemplation impartiale, elle
cesse d'exister» (p. 23).
Mais en 1940, Russell rencontrera le problème de la «flèche» du temps (au
sens d'Eddington), autrement dit le problème de l'orientation du temps. Et à ce
sujet il envisage deux solutions possibles. La première est celle d'Eddington lui-
même, qui consiste à invoquer le Second Principe de la Thermodynamique, c'est-
Russell ou le Rire de la Raison pure 178
Selon lui, rien de ce qui a été objet d'expérience n'est jamais perdu ; donc
mes souvenirs à une date antérieure sont une sous-classe de mes souvenirs à
une date ultérieure. La totalité de mes souvenirs dans les différents temps
peut, par conséquent, être sérialement ordonnée par la relation d'inclusion
entre classes, et le temps peut être sérialement ordonné par corrélation avec
la totalité des souvenirs.
149. Russell donne comme référence : Ethique, Livre IV, proposition Lxii.
150. B. Spinoza, Ethica, II, XLÌV, corollaire 2.
Russell ou le Rire de la Raison pure 180
Mais avant même d'être supposé s'occuper du temps, Russell avait observé
(p. 19) :
Qu'il y ait quelque chose d'unique et de nouveau à chaque moment, cela est
certainement vrai.
151. Dans sa lettre du 8 décembre 1900 à Couturat, Russell écrit : «On n'aura jamais une bonne phi-
losophie du temps jusqu'à ce que les philosophes aient appris à penser par le moyen de verbes qui n'ont ni
passé ni futur». Au moins trois points sont à relever ici : (a) Sur une thèse ontologique, Russell procède ici
à un semiotic Ascent au sens de Quine, qui la transforme en thèse linguistique; ainsi (b) l'activité philoso-
phique est identifiée à la construction d'un langage idéal, comme dans le Tractatus ; (c) ce langage idéal
entérine ici la primauté du présent ; (d) donc il manque le but éléatique de Russell oii le temps est totale-
ment éliminé par 1'¿«temporalité.
152. St Augustin, Confessions, XI, xvii, §§ 22 et 23.
153. J. L. Gardies, La Logique du Temps, PUF, 1975, p. 38.
154. B. RusseU, Histoire de la Philosophie occidentale, op. cit., p. 585.
155. H. Bergson, Matière et Mémoire, op. cit., p. 166.
Russell ou le Rire de la Raison pure 181
(2) «C'est en vain qu'on voudrait assigner à la vie un but, au sens humain du
mot »156
(3) Il y a une « survivance en soi du passé »>57
Selon Bergson, par conséquent, le présent ne peut pas être le modèle de la
réalité, et de même le futur ne peut pas être le modèle de l'importance. Mais inver-
sement le passé se couronne lui-même du titre de Réalité. L'Être du Temps est la
Mémoire du Monde. En forgeant un concept de passé qui tient ses titres du Futur et
du Présent, Russell a donc défini en creux la Thèse de Bergson sur l'Être et le
Temps - thèse à laquelle il adhère en 1904 quand il écrit : «Le passé seul est véri-
tablement réel »158. Nous sommes donc là devant la Thèse de Bergson-Russell sur
l'Être et le Temps.
156. H. Bergson, L'évolution Créatrice, op. cit., p. 51. Nous ne tenons compte ici que de ce qui pou-
vait être connu de Russell en 1914. A partir de la conférence prononcée en 1920 sur «Le Possible et le
Réel», publiée en 1930, la thèse 2 est à remplacer par : (2bis) Il y a «création du possible par le réel».
157. H. Bergson, Matière et Mémoire, op. cit., p. 166.
158. B. RusseU, Philosophical Essays, op. cit., p. 68.
Russell ou le Rire de la Raison pure 183
La poule qui a couvé des œufs de canard a sans aucun doute l'intuition qui
semble la placer à l'intérieur de sa couvée au lieu de ne la connaître qu'ana-
lytiquement ; mais quand les canetons partent sur l'eau, toute l'intuition
apparente se révèle illusion, et la poule demeure désespérée sur la berge.
Pour saisir toute la force de cette réfutation, il faut rappeler que dans le Hvre
oil la grand-mère de Russell a recopié « Tu ne suivras pas la multitude qui fait le
159. La section I sur ce point de « Mysticisme & Logique » est reprise dans La méthode sciemifique
en Philosophie, ch. I.
160. H. Bergson, « Introduction à la Métaphysique », in Revue de Métaphysique et de Morale, 1903,
repris dans La Pensée et le Mouvant, p. 181 (=1395 dans les Œuvres, cf 1357) oil Bergson ôte à «sympa-
thie» l'épithète «intellectuelle».
Russell ou le Rire de la Raison pure 184
mal» se trouve aussi une Histoire qui, depuis le temps que l'on narre des histoires,
se situe sans doute au-dessus de toutes les autresi^i : c'est le Retour de l'Enfant
Prodigue (Le 15.11-32). Certes, après s'être ébroués sur la grand-mare des canards,
les canetons vont probablement revenir au rivage, et grande alors sera la joie de la
poule. Mais quelque chose en elle, cependant, restera sans doute à jamais brisé.
Les objets de son amour seront retrouvés. Mais sa certitude comme sujet-poule de
les connaître en les aimant aura reçu un coup dont elle ne pourra probablement
plus se remettre.
Bergson avait évoqué une connaissance instinctive des autres espèces.
Russell, dans son contre-exemple (puisé dans le folklore le plus rustique), montre
qu'une espèce ne se connaît pas elle-même : non seulement, dans la couvaison, des
œufs de poule sont remplaçables par des œufs de canard, mais dans le rôle des reje-
tons de poule, des poussins sont remplaçables par des canetons. Toutefois, dès
1900, Bergson avait avancé l'exemple suivant, sur le registre de La Eontaine et
d'Alphonse Daudet :
Il est peu probable que l'œil du loup fasse une différence entre le chevreau
etl'agneaul®.
161. Dans le récit sur les clochers de Caen qui est le germe de toute la Recherche du Temps perdu,
Proust la prend pour modèle.
162. H. Bergson, Le Rire, 1900, PUF, p. 116.
163. H. Bergson, Matière et Mémoire, op. cit., p. 114
Russell ou le Rire de la Raison pure 185
164. C. s. Peirce, Collected Papers , Cambridge Massachusetts, Harvard University Press, 1934-35,
2.304 et 2.247 à 2.249.
165. Nous retrouvons donc ici la dualité de Jakobson entre Métaphore & Métonymie.
Russell ou le Rire de la Raison pure 186
sommes donc en pleine ironie du génie. Car il est notoire que Peirce attribue à
l'homme «quatre incapacités »'66 dont l'une est justement l'incapacité à sortir de
la Représentationi67. Peirce est le grand contempteur de l'intuitionnisme sous tou-
tes ses formes. Mais il suffit de retourner sa classification des signes à ses deux
embranchements pour en obtenir par division platonicienne une Sélection de
l'Intuition.
Comme le fait entendre Russell lui même (p. 151-152), sa distinction entre
« connaissance » par description et « connaissance » par accointance est, à la fois
plus fondamentalement et plus simplement, la distinction entre Représentation et
Présentation, appelée aussi Appréhension. Les définitions de ces notions dans les
termes appropriés de Peirce sont alors les suivantes : Une Représentation est un
signe fondé sur une relation de ressemblance à son objet ; une Présentation est
une contiguïté à l'objet ou un signe fondé sur une relation de contiguïté à son
objet. Mais comme il s'agit dans les deux cas de signes fondés, un bénéfice est
récolté par surcroît sans autre forme de procès. Ce qui était censé d'abord n'être
qu'une division de la Pensée se révèle être bel et bien une division dans la
Connaissance. A première vue on pouvait croire que dans sa distinction de 1911,
Russell ne fait qu'affubler de nouvelles circonlocutions la vieille distinction sco-
laire entre pensée intuitive et pensée discursive. Mais en fait il en voit d'emblée la
charge cognitive.
La distinction du discursif et de l'intuitif, comme on sait, a son origine dans la
division platonicienne du Segment de la Science entre le sous-segment de la dia-
noia et celui de la noèsis. Pour Platon déjà, par conséquent, la Connaissance est
intégralement partagée entre connaissance par description et connaissance par
accointance. Ce pedigree platonicien devait être rappelé parce que, parmi les pro-
ductions de Russell en 1911, les Proceedings of the Aristotelian Society n'ont pas
seulement publié «Connaissance par Accointance et Connaissance par
Description » (1910-1911) mais aussi «Sur la relation entre Universaux et
Particuliers» (1911-1912), l'Adresse inaugurale entendue et discutée par Bergson.
Dans l'article sur la connaissance Russell stipule (p. 155) que «la disjonction
'universel-particulier' inclut tous les objets» (thèse ontologique). Ajoutant : «On
pourrait aussi l'appeler la disjonction 'abstrait-concret'». Et dans ce même article
(p. 154) Russell soutient (thèse épistémologique, cette fois-ci) qu'il existe une
appréhension non seulement des particuliers mais aussi des universaux. Il précise :
«L'appréhension des universaux est appelée conception et un universel que nous
appréhendons est appelé un concept» en ajoutant qu'il y a une appréhension des
relations. Le grammairien sait qu'un adjectif peut régulièrement être substantivé.
Par exemple de l'adjectif «(est) rouge» nous passons au substantif «le rouge».
L'appréhension des universaux est une sorte de substantivation mentale (ou «de
tête »), par laquelle ce qui était prédicat (par exemple « est blanc ») devient sujet
logique (la blancheur ou le blanc) et par là-même objet psychologique («objet
intentionel» pour les doctes).
Parmi les particuliers dont nous avons accointance, Russell admet d'abord les
sense-data (comme les couleurs et les bruits) ainsi que le moi. En revanche, ajoute
Russell, «parmi les objets avec lesquels nous avons accointance ne sont pas inclus
les objets physiques (par opposition aux sense-data), ni les esprits des autres per-
sonnes. Ces choses ne nous sont connues que par ce que j'appelle «connaissance
par description».
C'est la distinction entre l'Ontologie et l'épistémologie qui va donner tout
son relief à ce qui précède.
Dans l'ontologie de Russell, tous les objets se divisent d'abord en universaux
et particuliers. Les particuliers, à leur tour, peuvent être soit des objets physiques
soit des esprits. Mais relativement à ces divisions ontologiques, l'épistémologie
vient effectuer un découpage irrégulier, qui ne leur correspond pas. La connaissan-
ce par accointance peut accéder aux universaux, mais, parmi les particuliers, ne lui
sont accessibles que ses sense-data et son moi ; les objets physiques et les autres
moi ne peuvent être atteints que dans une connaissance par description. Etant
donné les contours ad hoc de ce découpage il sera sans doute utile de l'identifier
d'après ses précédents. RusseU greffe ici le Platon du Ménon sur le Descartes des
Méditations, en une mixture de platonisme et de cartésianisme d'où émerge ce
qu'il faut appeler le Sujet de Russell ou l'Homme selon Russell. En lui, ce
qu'Eugen Fink définit comme «la métaphysique de centaure de l'Occident»i®»
parvient sans doute à sa forme parachevée. Le sujet russellien a un accès intuitif au
Monde Intelligible (celui que décrit la métaphysique de Cantor avec la hiérarchie
vertigineuse de ses co, ponctuée d'X transfinis) mais dans le Monde Visible il est
doublement exilé : il est exilé non seulement d'Autrui, dans la Solitude absolu-
ment hermétique de l'Intériorité cartésienne, mais aussi de la Nature, puisqu'il est
enfermé dans la bulle infranchissable de ses « sense-data », qui n'a pas plus de por-
168. E. Fink, Le Jeu comme symbole du Monde, 1960, traduction Minuit, § 4 : «La position de l'hom-
me dans la métaphysique de centaure de l'Occident».
Russell ou le Rire de la Raison pure 188
169. B. Russell, Introduction à la Philosophie Mathématique, op. cit., ch. XVI, «Les Descriptions»,
en particulier le 1er paragraphe.
170. B. RusseU, Logic & Knowledge, op. cit., p. 243. Cf. Signification & Vérité : les descriptions «se
déguisent souvent en noms».
171. Pour une réponse aux critiques adressées à Russell sur ce point, voir J.-C. Dumoncel, « Sur les
fondements métaphysiques de la sémantique modale », Archives de Philosophie, 1981.
172. Ce qui n'exclut nullement de poser, comme Popper, ce qui est déjà la thèse de Peirce et de
Russell, à savoir que la Pensée, comme le Langage, trouve sa finalité naturelle dans la Connaissance.
Russell ou le Rire de la Raison pure 189
177. C'est-à-dire plus exactement les antinomies, dont l'Antinomie de Russell est la quintessence.
Russell ou le Rire de la Raison pure 192
Russell s'est référé d'abord au grand article de Tarski sur « Le concept de véri-
té dans les langages formalisés » (1935). C'est dans cet article qu'émerge vérita-
blement la distinction entre
Métalangage
&
Langage-objet.
Mais en 1931, avec une Préface de G. E. Moore, sont parus en recueil les articles
de F. P. Ramsey dont l'ensemble n'a trouvé que dans sa réédition de 1978 son véritable
titre : Foundations. Dans la philosophie analytique, en effet, le véritable Père fondateur
est à l'origine G. E. Moore. Dès 1902, il contribuait au Dictionnaire de Philosophie
dirigé par J. M. Baldwin en y rédigeant l'article «Relation» et en 1903 il publiera ses
Principia Ethica. Sans parler de son fameux article de 1899 sur «La Nature du
Jugement» qui a déhvré Russell de Bradley, faisant suite à son compte-rendu de 1897
sur La Modalité du Jugement de Brunschvicg, livre paru la même année. Sidgwick,
cependant, a pubhé ses Methods of Ethics (point culminant de la tradition utilitariste et
chef-d'œuvre d'analyse) en 1874, donc dix ans avant Les Fondements de
l'Arithmétique de Frege. Par conséquent, à une époque oii Frege et Russell ne sont
encore que des spéciahstes en philosophie des mathématiques et Sidgwick un spécia-
Uste de philosophie morale, Moore a déjà posé les pierres d'attente du premier système
de philosophie analytique. Mais ce ne sont justement que des pierres d'attente. Chez
Frank-Plumpton Ramsey, autre chose va se passeri"?®. Avec son article de 1925 sur
«Les Fondements des Mathématiques» qui est l'éponyme du recueil préfacé par
Moore en 1931, il continue sur la voie de Frege et RusseU. Et (p. 20-21) il y découvre
la différencei"??, parmi les antinomies proliférant à cette époque (souvent sous le nom
de «paradoxes»), entre les antinomies logico-mathématiques (telles que l'antinomie de
Russell) et les antinomies linguistiques (dont l'ancêtre est le «Je mens»). Dans cette
perspective, ses «Fondements des Mathématiques» sont seulement une suite de pre-
mier ordre aux Principia Mathematica de Whitehead et Russell. Mais en 1925, Ramsey
reprend dans son article «Universaux» le problème que Russell avait traité devant
Bergson. Et il est aussi l'auteur d'un article de 1926 sur «La Vérité & la Probabihté».
On y trouve un paradigme que G. G. Granger a résumé comme suit :
Soit une tasse de thé, une tasse de café, un verre de lait, ainsi classés par
ordre de préférence décroisant. L'individu décidera s'il préfère une tasse de
café à une tasse dont le contenu aurait une chance sur deux d'être du lait,
une chance sur deux d'être du théi^o.
178. Cf Jérôme Dokic & Pascal Engel, Ramsey : Vérité & Succès, PUF, 2001.
179. Déjà pressentie par Giuseppe Peano.
180. G. G. Granger, « Epistémologie économique », in Piaget (dir.), Logique & Connaissance scien-
tifique, Pléiade, 1967, pp. 1030-1031.
Russell ou le Rire de la Raison pure 193
Granger relève que ce paradigme est intégré à la théorie des jeux de von
Neumann & Morgenstem (2e éd. 1947) dont un des principaux précurseurs a été
cet Emile Borel qui nous a laissés sur le quai de la Gare du Nord mais nous a lais-
sé aussi un livre intitulé Les Probabilités & la Vie. Ainsi Ramsey a-t-il noué la
théorie des préférences (axiologique) à la théorie des probabilités (stochastique)
relevant d'une métaphysique du Hasardisi. Ainsi, dans les Foundations de
Ramsey, la philosophie analytique est-elle devenue un Système elliptique avec ses
deux foyers, l'un en Métaphysique et l'autre en Éthique.
A partir du distinguo de Ramsey, les antinomies telles que le Menteur se révè-
lent relever de la distinction entre langage et métalangage. Or l'une des retombées
de cette distinction sur la philosophie elle-même est la distinction entre Éthique et
méta-Éthique. Dire « Ne mens pas » est prendre un parti éthique. Dire que « Ne
mens pas» est à l'impératif et n'est donc ni vrai ni faux est une «remarque gram-
maticale» en méta-éthique. La genèse de l'œuvre bergsonienne offre une illustra-
tion de cette distinction au sein d'un système philosophique. En 1932, quand
Bergson a publié Les deux Sources de la Morale et de la Religion, un frisson a
couru dans toute la République des Lettres oii l'on allait répétant : «Monsieur
Bergson a enfin donné son Éthique ! » Cette rumeur était doublement fausse.
D'abord parce que l'Éthique de Bergson se trouvait déjà dans son premier livre,
l'Essai révolutionnaire de 1889 : éthique de la Liberté comme expression de la
personnalité profonde (p. 125) en une «conception du bonheur et de l'honneur»
oil Bergson repense la question antique du Bonheur et de la Vertu. Et ensuite parce
que la distinction, dans Les Deux Sources, entre la morale close et la morale ouver-
te, de même que toute assertion sur la morale et donc, en particulier, de même que
la Généalogie de la Morale chez Nietzsche, est d'ordre m é t a - é t h i q u e i 8 2 .
Quant à Russell, en 1914, dans la section «Bien et Mal» de «Mysticisme et
Logique», sur les traces de Pascal soutenant que «la vraie morale se moque de la
m o r a l e » 1 8 3 il déclare croire que «l'élimination des considérations éthiques en phi-
losophie est à la fois scientifiquement nécessaire et - bien que cela puisse paraître
un paradoxe - un progrès en éthique ».
Deux points de vue sont donc à considérer ici : le point de vue scientifique et
le point de vue éthique.
181. Cf. E. Borei, Le Hasard, Paris, Alcan 1914, rééd. Puf, 1948.
182. Ce qui n'exclut pas que cette assertion ait, par dessus le marché, une résonance éthique — ce
qui est le cas et chez Nietzsche et chez Bergson.
183. Pensée n° 4 dans l'édition Brunschvicg des Pensées de Pascal dont Russell est informé par
Couturat dans sa lettre du 18 décembre 1904.
Russell ou le Rire de la Raison pure 194
Le recueil Mysticisme & Logique inclut aussi l'essai «Sur la méthode scienti-
fique en philosophie». Et comme le rappelle Russell dans «Mysticisme &
Logique» il s'agit de se placer dans la perspective d'une philosophie scientifique,
celle qui, en 1936, à Paris, conduira Russell à prononcer l'Adresse inaugurale du
Congrès de Philosophie Scientifique. En 1910, dans les Essais philosophiques, le
premier Essai a pour titre «Les Eléments de l'Éthique» et une note y stipule qu'il
est «largement fondé sur le Principia Ethica de G. E. Moore», Bible de
Bloomsbury. On se trouve donc alors dans le cadre d'une division du travail philo-
sophique rendue possible par l'esprit-même de la philosophie analytique naissante,
division qui, en 1903, confie les Principes de Mathématiques à Russell et les
Principes de l'Éthique à Moore. Mais en 1914 «Mysticisme & Logique» s'ouvre
sur une définition de la seule Métaphysique en tant que « tentative pour concevoir
le monde comme un tout». Et le problème est alors de savoir si «la différence entre
un monde mauvais et un bon » est « une différence assez abstraite pour parvenir
dans la province de la philosophie» (p. 28).
C'est ici qu'intervient le tri de Wittgenstein dans la Bibhographie de Russell :
Les livres de Russell devraient être reliés en deux couleurs : ceux qui traitent
de logique mathématique en rouge — et tous les étudiants en philosophie
devraient les lire ; ceux qui traitent d'éthique et de politique en bleu — et
personne ne devrait être autorisé à les lirel84.
Il faut remarquer avant tout que le problème posé ici chez Russell déborde
absolument ce que l'on met habituellement sous le mot «Éthique». L'éthique pro-
prement dite se limite à notre ethos humain. Quant on évoque le monde en tant que
«mauvais» ou «bon», il s'agit déjà d'autre chose. Pour voir ce dont il s'agit, sans
doute faut-il rappeler ici l'antique opposition d'Héraclite et de Démocrite en tant
que «philosophe qui pleure» et «philosophe qui rit»i85. Dans le Tractatus, au ver-
set 6. 45, Wittgenstein écrit que : «Le sentiment du monde en tant que totalité limi-
tée constitue l'élément mystique». On voit par conséquent que ce que Russell, en
1914, appelle la métaphysique se retrouve chez Wittgenstein en 1922 sous le nom
de «mystique». Cela signifie probablement que la problématique du mysticisme
s'est transmise de Russell à Wittgenstein et que par conséquent le Tractatus peut
contenir des traces de ce que cette problématique signifiait chez Russell. De fait
184. M. Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, trad. PUF, 1981, p. 104. Remarque de
Wittgenstein en 1930.
185. Cf. Stobée, Florilège, III, xx, 53.
Russell ou le Rire de la Raison pure 195
l'idée du monde comme bon ou mauvais se retrouve évoquée par Witgenstein dans
ses Carnets, à la date du 2 août 1916. Et nous lisons dans le Tractatus :
C'est un lieu commun que le bonheur n'est pas véritablement trouvé par
ceux qui le cherchent d i r e c t e m e n t ; gt il semblerait qu'il en soit de même
pour le bien. Dans la pensée, en tout cas, ceux qui oublient le bien et le mal
et cherchent seulement à connaître les faits ont plus de chance de faire le
bien que ceux qui voient le monde à travers les distorsions produites par le
medium de leurs propres désirs.
L'homme est visiblement fait pour penser ; c'est toute sa dignité et tout son
mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut.
Nous trouvons ainsi chez Russell, dès 1914, une critique de la modernité cen-
trée sur une critique de la puissance, qui inclut elle-même une critique de la tech-
nique prononcée au nom de la science
Dans «Connaissance par Accointance et Connaissance par Description»,
Russell oppose (p. 153) le voir et le désirer, illustrant respectivement, pour un objet
189. Ce thème est développé dans Icarus or the Future of Science, 1924, avec en particuher le chap.
Ill, «L'accroissement de l'organisation». Cf E. Borel, Organiser, Alcan, 1925.
Russell ou le Rire de la Raison pure 197
donné, la relation cognitive et la relation conative à cet objet. Russell révèle ainsi
sa connaissance de ce qui s'est joué dans la scolastique tardive de Scot et Occam
quand, à la primauté antique du Voir sur le Vouloir, s'est substituée la primauté
opposée, que confirmera ensuite la modernité de Bacon puis de Descartes.
Mais il est préférable de se référer ici à la Loi de Trois états d'Auguste Comte.
Dans l'état théologique, tel qu'il est déjà vu par Spinoza, les hommes «trouvant en
eux-mêmes et hors d'eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur servent
excellemment à se procurer ce qui leur est utile, comme par exemple les yeux pour
voir, les dents pour mâcher, les herbes et les animaux pour s'alimenter, le soleil
pour s'éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils finissent par considérer
toutes les choses naturelles comme des moyens pour leur utilité propre »i90. Dans
l'état positif. Comte affiche le slogan post-baconien «Savoir pour prévoir, prévoir
pour agir». Certes, représente Spinoza, il y a aussi «les tempêtes, les tremblements
de terre, les maladies, etc. » Mais à la maladie répond la médecine, au virus le vac-
cin. De l'état théologique à l'état positif (contrairement à la croyance de Comte qui
s'imagine l'état positif comme la «virilité» de l'humanité) se retrouve «l'enfant
qui espère un bonbon parce qu'on lui a dit d'ouvrir la bouche et de fermer les
yeux ». Si Dieu est mort, le Père Noël est immortel.
En 1935, Russell repense le rapport entre l'état théologique et l'état positif
dans Religion and Science, hvre traduit en français sous le titre Science et Religion
en un tête-à-queue qui est déjà un contresens puisqu'il ne s'agit pas de comparer
deux instances intemporelles mais, à l'échelle de l'histoire, un passé vieux comme
le monde à une émergence datant de ce matin. Dans ce livre sur la religion et la
science, le chapitre ix et dernier s'intitule «Science et Morale
Ce chapitre est centré (p. 175-176) sur une thèse de méta-éthique, à savoir que
la proposition «Ceci est bon en soi» se ramène soit à (1) «Je souhaite (en ce
moment) que tout le monde désire ceci », soit à (2) « Puisse tout le monde désirer
ceci». L'énoncé (1) est vrai ou faux mais c'est un énoncé biographique et non une
proposition d'éthique. L'énoncé (2) a un sens éthique mais il n'est ni vrai ni faux, de
sorte qu' «il est logiquement impossible qu'il existe des preuves pour ou contre».
Que trouverons-nous à la place des preuves ? Ce que Russell appelle « métho-
de du prédicateur» («éveiller chez les autres les désirs qu'il ressent lui-même»),
méthode qu'il illustre par deux exemples (p. 174-175) :
C'est ainsi que Ruskin amena ses lecteurs à aimer l'architecture gothique,
non par le raisonnement, mais par l'effet émouvant de sa prose rythmée. Les
lecteurs de La case de l'oncle Tom en vinrent à penser que l'esclavage était
un mal, en se mettant eux-mêmes dans la peau d'un esclave.
Ce couple d'exemples montre que Russell traite en fait ici un problème beau-
coup plus vaste que les fondements de l'éthique : c'est le problème àes fondements
de l'Axiologie en général, qui concerne non seulement l'éthique, mais aussi l'es-
thétique. Et pour élever au concept le second exemple il faut une formule que
Russell a citée en 1914 dans la section «Raison et Intuition» de «Mysticisme &
Logique» : celle où la sympathie définit une connaissance telle que le sujet
connaissant réussit à se placer lui-même dans l'objet à connaître. Ainsi seulement
puis-je me mettre dans la peau de l'oncle Tom, couleur incluse.
Officiellement, la méta-éthique de Russell exclut l'éthique proprement dite de
la philosophie. Et Russell pourrait souscrire officiellement au tri de Wittgenstein
entre ses livres rouges et ses livres bleus en tant que tel. Mais en réalité la méta-
éthique de 1935 masque par modestie V éthique refoulée de 1914, celle qui «est
d'une suprême importance pour la conduite et le bonheur de la vie, et accorde une
valeur inestimable à l'émotion mystique, indépendamment de tout credo qui pour-
rait y prendre appui». C'est une éthique de l'amour et de la joie, dans le lignage de
Spinoza,. Russell (p. 27) en décrit le fondement dans ce qu'il faut lire comme la
description définie de la modalité propre au registre éthico-ontologique :
La possibilité de cet amour et de cette joie universels devant tout ce qui existe.
CODA
Le premier contresens porte sur la question de savoir quel est le Dieu de Platon.
Cette question présuppose évidemment qu'il y a. un Dieu de Platon. Et par conséquent
elle équivaut au problème de déterminer l'origine du monothéisme philosophique. Le
contresens est concentré sur le Timée. Afin de le déceler, il suffit de rappeler le conte-
nu que l'échelle platonicienne prend dans le Timée :
Coda Trois contresens capitaux en histoire de la philosophie 202
Vivant étemel
Temps
Âme du monde
Monde
Parmi ces quatre degrés, le premier se détache comme l'Être, par opposition
aux trois degrés inférieurs du Devenir. C'est pourquoi Platon introduit en marge le
personnage auxiliaire du Démiurge, qui produit le monde sur le modèle du Vivant
étemel - autrement dit, d'après le terme technique de Platon, dans la Participation
à la vie étemelle. Par conséquent le Dieu de Platon n'est pas le démiurge. Le Dieu
de Platon, c 'est le Vivant étemel.
Ce point est de grande conséquence. Car du point de vue ontologique le
démiurge platonicien est évidemment dans une situation subordonnée à celle du
Vivant étemel, Archétype absolu qu'il ne fait que copier. Pour le titre pascalien de
Dieu des philosophes et des savants, le démiurge de Platon est donc voué à l'é-
chec : la place est prise avant même qu'il n'entre en scène. Et si Platon n'avait pas
mieux à nous offrir qu'un démiurge copieur, il faudrait attendre le Dieu d'Aristote
(Acte pur et Moteur immobile) pour voir surgir le premier Dieu purement philoso-
phique. Mais il n'en va nullement ainsi. Pour le titre de Dieu, on ne voit vraiment
pas ce qu'il pourrait y avoir de mieux qu'un Vivant éternel.
Cette mention d'une question est à comparer avec la description d'un étonne-
ment par Wittgenstein dans sa Conférence de 1929 :
illusoire «devant l'être» rend plus illusoire encore r«énigme de l'être» qui n'en
est alors que la doublure par projection anthropocentrique.
Des êtres qui existent nécessairement ne peuvent être que Dieu et les objets
mathématiques. Par sa proximité à la théologie naturelle, le second contresens
capital est donc dans le prolongement du premier. De surcroît, puisque l'existence
mathématique est le paradigme de l'existence nécessaire, il s'ensuit que le troisiè-
me contresens capital va être dans le prolongement du second, en raison du rôle
joué par le logicisme comme thèse maîtresse au sujet des mathématiques.
2. Lectures on the Philosophy of Mathematics, Rodopi, 1982, p. 43. Waisman laisse de côté ici le fait
que Frege a fini par abandonner le logicisme et par identifier les mathématiques à la géométrie.
Coda Trois contresens capitaux en histoire de la philosophie 205
C a h i e r s de l'Unebévue
Jean-Claude Dumoncel a enseigné l'Esthétique et la Logique à IlUniversité de Caen. Parmi ses publi-
cations : Le jeu de Wittgenstein, Puf, 1991, ainsi que Le symbole d'Hécate : philosophie deleuzienne & roman
proustien, HYX, 1996. En préparation: Variations sur le Mouvement (Sur le siècle deleuzien) et Mutatis
Mutandis (Métaphysique des Mathématiques, Logique des Signes, Éthique des Agapes).
Le pendule du Docteur Deleuze
Une introduction à VAnti-Œdipe
Jean-Claude Dumoncel
C a h i e r s de l ' U n e b é v u e
ISBN : 2-914596-08-1
ISSN : 1284-8166 20 € 9 , o^y