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LES FANG

AUX XIXe ET XXe SIÈCLES


© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-54462-8
EAN : 9782296544628
Dieudonné MEYO-ME-NKOGHE

LES FANG
AUX XIXe ET XXe SIÈCLES
Aspects de l’histoire socioculturelle du Gabon
Études Africaines
Collection dirigée par Denis Pryen et François Manga Akoa

Dernières parutions

Mohamed Lamine.GAKOU, Quelles perspectives pour


l’Afrique?, 2011.
Olivier LOMPO, Burkina Faso. Pour une nouvelle
planification territoriale et environnementale, 2011.
Hamidou MAGASSA, Une autre face de Ségou. Anthropologie
du patronat malien, 2011.
Mohamed Lemine Ould Meymoun, La Mauritanie entre le
pouvoir civil et le pouvoir militaire, 2011.
Marc Adoux PAPE, Les conflits identitaires en « Afrique
francophone », 2011.
Claudine-Augée ANGOUE, L’indifférence scientifique envers
La recherche en sciences sociales au Gabon de Jean Ferdinand
Mbah, 2011.
B. Y. DIALLO, La Guinée, un demi-siècle de politique, 1945-
2008, 2011.
Ousseini DIALLO, Oui, le développement est possible en
Afrique, 2011.
Walter Gérard AMEDZRO ST-HILAIRE, PhD,
Gouvernance et politiques industrielles. Des défis aux stratégies
des Télécoms d’État africains, 2011.
Toavina RALAMBOMAHAY, Madagascar dans une crise
interminable, 2011.
Badara DIOUBATE, Bonne gouvernance et problématique de la
dette en Afrique. Le cas de la Guinée, 2011.
Komi DJADE, L’économie informelle en Afrique
subsaharienne, 2011.
INTRODUCTION GENERALE

La manière dont l’histoire du Gabon continue à être menée


semble aller à l’encontre de l’évolution de la discipline. Une
approche des programmes en vigueur au département d’His-
toire et Archéologie de la Faculté de Lettres et Sciences
Humaines de l’Université Omar Bongo et de l’Ecole Nor-
male Supérieure de Libreville laisse entrevoir des enseigne-
ments quelques peu éloignés de l’évolution de la discipline
qui s’est considérablement dilatée depuis quelques années
notamment au sein de certaines institutions universitaires
françaises, italiennes et allemandes. Force est donc de regret-
ter l’absence de cette mise en conformité avec l’évolution des
pratiques laissant penser au fait que les historiens du Gabon
feraient de l’histoire avec un décalage de plusieurs décennies,
c’est-à-dire, à retardement, avec des méthodes et des outils
surannés. Un regard sur quelques travaux de maîtrise laisse
pourtant entrevoir qu’ils portent, en partie, sur l’histoire
sociale et parfois culturelle, mais semblent menés sans recul
épistémique nécessaire, ce qui fait que ni leurs auteurs, ni
leurs directeurs, ne savent finalement pas à quels courants les
rattacher. Les discussions avec des étudiants de DEA « His-
toire des sociétés et civilisations africaines » de l’UOB font
apparaître une méconnaissance des expressions comme
histoire des mentalités, anthropologie historique, histoire
culturelle, histoire de la mémoire, des identités, ce qui fait de
ces jeunes en phase de préparer une thèse de doctorat, des
professionnels de l’histoire qui n’en connaissent que les
6 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

notions préliminaires comme les grandes périodes : histoire


ancienne, médiévale, moderne et contemporaine ou encore
des notions largement dépassées comme précoloniale et
coloniale… Or, si l’histoire n’est pas seulement le récit de ce
qui s’est passé autrefois, contrairement à l’assertion de Meyo
Bibang (cf. Aperçu historique du Gabon), la situation en
vigueur dans les institutions d’enseignement supérieure où
est enseignée l’histoire, est préoccupante. Pourtant l’histoire,
comme le soutenaient déjà les tenants des Annales, notam-
ment Febvre et Bloch, englobe le vécu humain. Autrement
dit, tout ce qui concerne et touche l’homme est historisable.
C’est la raison pour laquelle la position des collègues
soutenant que le sujet pourtant éminemment historique
intitulé : Le Lycée Léon Mba : contribution à la formation de
la future élite du Gabon de 1954 à nos jours1 ne relèverait
pas de l’histoire, est surprenante. Notre étonnement devant
une position aussi rétrograde provenant d’un historien en
2008 est grand. Il en est de même d’une réunion de validation
des sujets au cours de laquelle un autre collègue, non moins
éminent, affirmait qu’un sujet d’histoire se situant dans les
années 90 ne peut être considéré comme relevant de
l’histoire, oubliant que, depuis quelques décennies, l’IHTP2
avait réalisé des progrès importants tendant à faire accepter la
notion d’histoire immédiate. La « maison histoire » du Gabon
mérite d’être revisitée sans fanfares ni trompettes. En effet,
des assertions tendant à contester l’historicité d’un sujet
comme celui consacré au Lycée national Léon Mba qui est
l’un des plus vieux établissements secondaires de la capitale,
1
De Diarra WAGUE, Octobre 2008, Libreville, UOB, 95 pages.
2
L’Institut d’Histoire au Temps Présent est une unité de recherche du
Centre National de la Recherche scientifique en France. Il fut fondé en
1978 pour l’intégration de plusieurs structures spécialisées dans l’histoire
de la seconde guerre mondiale ou dans certains thèmes spécifiques à
l’histoire contemporaine comme le nazisme, les transformations de la
France, épistémologie de l’histoire du temps présent…
INTRODUCTION GENERALE 7

même s’il a subi une évolution au niveau des noms, ne


devraient plus avoir cours dans nos officines. Certains
collègues apparaissent ainsi un peu comme naviguant à
contre-courant de l’évolution, et, pire encore, comme faisant
de l’obstruction à ceux qui souhaitent adapter nos pratiques,
nos objets, nos méthodes à la dilatation de la discipline qui a
investi de nouveaux champs et territoires. Dans le cas du
lycée Léon Mba, un historien peut parfaitement s’intéresser
aux élites qui y ont été formées, pour en réaliser une
prosopographie3. Ensuite, les programmes en vigueur dans
cet établissement ont subi une nécessaire évolution. Il est
donc possible de s’interroger sur leur portée. Enfin, on peut
voir l’évolution des effectifs, des enseignants, des personnels
administratifs, des proviseurs… autour desquels il est loisible
de réaliser des biographies. Dire que tout cela ne relève pas
de l’histoire, tient de la méconnaissance de la discipline.
D’où la nécessité de la définir une nouvelle fois ici pour en
apprécier les évolutions et circonvolutions.
L’histoire ne saurait donc être un simple récit des événe-
ments passés, comme le suggérait Frédérique Meyo Bibang ;
mais elle concerne tout ce qui touche l’homme. Et à ce
propos, Charland, dans ses Pérégrinations intellectuelles,
affirmait, lors de son séminaire de didactique, qu’elle est
simplement « l’ensemble des démarches vérifiables suivies
par les chercheurs pour interpréter l’enchaînement des
phénomènes sociaux à partir de leurs traces » (2000). Cette
définition, quoique assez révolutionnaire, arrime encore la
discipline aux seules traces finalement écrites, oubliant, par
conséquent, la dimension de l’oralité dont le Professeur
Metegue N’nah4, à la suite des Annales, a élaboré une théorie

3
La prosopographie est utilisée en histoire sociale pour élaborer des
biographies des élites. Pour en avoir des idées plus précises, on peut
s’intéresser aux travaux de Christophe Charles.
4
METEGUE N’NAH, (2004), L’oralistique, Libreville, Raponda Walker.
8 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

originale qu’il a désignée par le mot « oralistique ». C’est


dire que l’histoire serait finalement la vie dans la mesure où
elle prend en compte les contours de celle-ci, c’est-à-dire
notre naissance, notre vie, notre mort, nos passions, nos
amours, notre travail, nos loisirs, notre mentalité, notre
alimentation, notre psyché, notre mariage, notre baptême,
notre scolarité, en fait, la vie humaine dans ses
manifestations et célébrations, dans la joie ou la tristesse.
C’est Loungou Mouelé qui, déjà, corroborait cette assertion,
quand il affirmait, dans ses cours d’histoire à l’Université
Omar Bongo, que l’histoire serait finalement la vie. Mais pas
seulement la nôtre, mais aussi celle de nos ancêtres, de notre
société, de notre système politique, des interactions
hommes/systèmes, hommes/structures, hommes/femmes…
Ce sont à la fois, les phénomènes perceptibles et
imperceptibles comme les odeurs, le bruit, l’amour, les
passions, les haines, la mentalité, la sociabilité… Il n’y a
qu’à mesurer l’annexion de nouveaux territoires par les
Annales pour mesurer la dilation subie par la discipline ce
qui a permis à l’histoire de préserver sa situation de carrefour
des sciences sociales. Il y a ainsi plusieurs histoires. On parle
alors d’histoire anthropologique, d’histoire démographique
ou démographie historique, d’histoire des mentalités,
d’histoire culturelle, d’histoire de la mémoire, de l’identité,
de l’histoire immédiate, de l’imaginaire, des marginaux…, en
veut-on encore ? Notre discipline a, fort à propos, annexé de
nouveaux territoires et nous nous devons d’apprendre à nos
étudiants les méthodes, les outils et les sources pouvant
permettre de les aborder.
S’agissant maintenant du territoire du Gabon, l’ancienne
colonie française de l’Afrique Equatoriale, a toujours été
considérée comme une zone de sous-peuplement. Gilles
INTRODUCTION GENERALE 9

Sautter5, dans sa thèse, a révélé cette géographie de sous-


peuplement caractérisée par des faibles densités de popula-
tions avec seulement quelques habitants au kilomètre carré.
Ce constat de la faiblesse démographique du Gabon a d’ail-
leurs été fait par tous les chercheurs qui se sont intéressés à
l’histoire ou à la géographie de ce territoire. Du Chaillu, en
son temps, fut intrigué par le mal mystérieux qui anéantissait
les populations côtières. Ce constat demeura valable jusqu’à
la fin des années trente, période au cours de laquelle les
témoignages concordaient, pour affirmer le recul de la
population du pays à cause, semble-t-il, et selon Pourtier, des
destructions consécutives à l’occupation militaire suivies par
ce que l’auteur a désigné par la mort en temps de paix, c’est-
à-dire, « introduction des maladies vénériennes, de l’alcoo-
lisme, la diffusion de la trypanosomiase et d’autres maladies
sur les traces du commerce. Les recrutements inconsidérés
par les chantiers de la côte (…) ce grand et brutal
déménagement initié par la colonisation (a) provoqué des
surmortalités soudaines venant s’ajouter (à) un lent
dépérissement des peuples côtiers » (1989 : 18-19).
Cette situation induit le fait que la population du Gabon,
ne révèle que des données faibles, c’est-à-dire celle d’une
population qui augmente lentement, voire stagne. Ainsi, si
certaines sources annonçaient des millions d’habitants pour
le Gabon et ceci à tort (cf. les statistiques de 1906 annonçant
4 millions d’habitants, Annuaire statistique de l’AEF, 1950,
vol.1 ou R.P. Trilles parlant de 4 à 5 millions d’individus
chez les seuls Fang à la fin du XIXe siècle), il en va réel-
lement autrement. Et, en dehors des recensements admi-
nistratifs dont le taux d’erreur peut être très élevé, les autres
recensements sont toujours allés à contre-courant de cet

5
SAUTTER Gilles, (1966), De l’Atlantique au fleuve-congo. Une géo-
graphie du sous-peuplement, Paris, Mouton.
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optimisme enthousiaste et ont toujours montré,


paradoxalement, un pays sous-peuplé.
Le premier de ces recensements administratifs annonce, en
1921, 389 000 habitants, celui de 1926, un peu moins car il
parle de 388 819 habitants tandis que celui de 1959 publie le
nombre de 416 142 habitants et est considéré comme le
dernier recensement administratif colonial.
Merlet, présentant ces populations, parle des migrants qui
recherchent «le tombeau du soleil »6 source d’abondance. Il
s’agit notamment des Mpongwé, des Séki, des Kélé, des
Benga et enfin, des Fang qui investissent les trois estuaires
tandis que d’autres populations non moins nombreuses vivent
dans l’hinterland. Ce sont les Gisir, les Bayack, les Apindji,
les Nzébi, les Obamba…, une soixantaine d’ethnies qui
vivent sur ce territoire grand de 267 667 km2. Dans cet
ouvrage il s’agit surtout des Fang dont Medjo Mve7 affirmait
qu’ils sont au nombre de 850 000 répartis en Guinée
Equatoriale, au Cameroun et au Gabon. Mais parmi ces
populations, celles de Libreville semblaient spécifiques.
Ainsi la population du Gabon et, particulièrement, celle de
Libreville et ses environs, peut être classée en trois groupes
principaux : les Africains, les Européens et les Métis issus du
mélange des deux premiers groupes. Selon le recensement de
1953, parmi la population africaine, on rencontre, à
Libreville, les Fang qui sont environ cinq mille personnes
(5000); suivi des Mpongwe avec deux mille deux cent neuf
personnes (2209) et les ressortissants des autres régions
(entre 5000 et 7000 personnes) (Lasserre, 1958). Les

6
Ce serait d’après Merlet une expression employée par Philippe Laburthe
Tolra pour désigner la destination de la migration fang dans son ouvrage
paru à Odile Jacob, Seuil, 1986.
7
MEDJO MVE Peter (1997), Interaction et quantité vocalique dans le
parler fang de la région de Cocobeach (Gabon), In Iboogha n° 1, p. 150-
165.
INTRODUCTION GENERALE 11

Africains se rendent dans la ville européenne pour travailler


ou faire des emplettes, alors que les Européens sont installés
dans leurs quartiers et les Métis, généralement rejetés du
second groupe, sont accueillis par les familles maternelles
dans les quartiers africains.
Les Européens ne sont pas nombreux à Libreville. En
1900, on en dénombre environ cent trente (130) dont une
majorité de Français. Vers 1956, mille cinq cent vingt cinq
(1525) Européens sont présents dans cette ville. Ils sont
surtout de sexe masculin et employés de l’administration
coloniale quand ils ne sont pas des hommes d’affaires vivant
avec leurs familles (Lasserre, 1958). L’origine des métis est à
situer à l’arrivée des premiers Européens à Libreville. En
effet, ces derniers sont généralement célibataires. Durant leur
séjour administratif, ils se mettaient en concubinage avec des
jeunes femmes du territoire dont l’activité principale con-
sistait à se mettre au service des Européens comme bonnes à
tout faire. Des enfants naissaient ainsi de ces unions et ils
formaient une communauté marginale, celle des Métis qui
étaient recueillis par leurs parents maternels. Les enfants
métis étaient rejetés par leurs pères européens et constituaient
une population fragile et souvent maladive à laquelle
l’administration coloniale attribuait le statut de citoyen fran-
çais assorti par conséquent d’une assistance financière et
matérielle. En 1934, une amicale des Métis, visant à les
rassembler, vit le jour à Libreville.
Les différentes communautés vivant dans la ville de
Libreville sont appréciées dans leur habillement par les Euro-
péens. Ainsi, d’après Du Chaillu, les populations Mpongwé
de Libreville se présentent de fort belle manière. Ceux de la
côte sont de taille moyenne et ont des traits agréables. Ils
ressemblent certes aux populations des autres contrées
africaines, mais, d’après lui, ce serait un type « plus beau que
chez les tribus du Congo » (1996 : 10). Les populations de
12 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Libreville, en contact avec les Européens depuis le XVe


siècle, ont acquis de nouvelles habitudes vestimentaires et de
toilettage. Les nombreuses images et gravures de l’époque
montrent des hommes vêtus à l’européenne comme le
rapporte le même auteur : « Les hommes portent une chemise
de calicot anglais, français ou américain, par dessus laquelle
ils s’enveloppent d’une pièce de toile carrée qui leur tombe
jusqu’à la cheville. Ils ont pour coiffure un chapeau de
paille… les plus riches et les chefs aiment passionnément la
toilette et sont heureux quand ils trouvent l’occasion de se
pavaner dans quelques uniformes militaires bien éclatant
l’épée au côté.» (Du Chaillu, 1996 : 10). Les femmes ne sont
pas en reste. Elles sont vêtues d’un pagne roulé autour de la
taille depuis les hanches jusqu’au dessus du genou et de
nombreux anneaux de cuivre ornent leurs bras et jambes.
C’est une population propre et bien vêtue qui se livre à de
nombreuses activités dans les rues de Libreville qui, en 1957,
compte seize mille (16 000) personnes selon Lasserre (1958).
Les habitants du Gabon, bien qu’en nombre variable,
étaient cependant socialement organisés. N’doume Assebe,
dans sa thèse, parle de l’organisation villageoise comme
comprenant plusieurs paliers, notamment « le Nda ou
communauté maritale ; le Nd’ébor, communauté familiale
étendue ; le Dzal ou village minimal ; le Nlâm ou village
restreint ; le Mfag ou village étendu » (1979 : 59). Le groupe
social fondé sur la communauté de sang donnait à l’individu
toute son importance qui pouvait être atténuée, cependant,
par l’adoption, car les ressortissants du groupe ethnique Fang
affirment qu’un enfant appartient d’abord à celui qui l’élève.
La société était divisée en clans composés, chacun, selon
Metegue N’nah, des descendants d’un même ancêtre. « Le
clan se subdivisait en lignages dont certains se détachaient
du tronc principal pour diverses raisons et s’érigeaient en
groupes bien individualisés avec des appellations différentes.
INTRODUCTION GENERALE 13

Mais, dans ce dernier cas, les membres d’un même clan se


reconnaissaient toujours, grâce, d’une part, au souvenir du
nom originel de leur communauté qu’ils conservaient et,
d’autre part, à la généalogie et au totem qui, souvent, était
un animal passant pour avoir rendu un service particu-
lièrement important au groupe » (2006 : 39).
Le village, constitué de maisons en écorces d’arbres, de
bambous ou parfois d’argile avec un toit de paille, était, selon
Metegue N’nah, souvent construit sur une hauteur et se
constituait de deux rangées de cases situées de part et d’autre
d’une large avenue centrale jalonnée de corps de garde.
Du point de vue politique, chaque village avait un chef et
était organisé en villages-Etats. Les chefs de villages étaient
assistés du conseil des anciens dans l’exercice de leur
fonction. Et à ce propos, Elelaghe Nze affirme que ce conseil
des anciens était une institution importante dans la mesure où
« il est détenteur d’un pouvoir réel et prend les décisions
irrévocables après délibérations. Il peut décréter l’ostra-
cisme contre un individu nuisible et le livrer en otage »
(1977 : 82). Le Nd’ébor est le groupe le plus élémentaire de
l’intégration sociale de l’individu chez les Fang. Il constitue
l’unité la plus solide dans la mesure où l’autorité y est
détenue par le Ntôl mor (l’aîné) qui rassemble sous son
autorité toute la descendance, c’est-à-dire les frères cadets et
leur descendance, ainsi que les individus qui lui sont rat-
tachés par des liens de parenté, d’adoption ou d’amitié.
L’aîné siège au conseil des anciens lorsqu’il s’agit de prendre
une décision intéressant tout le clan. L’autorité est donc liée à
la séniorité et celle du Ntôl repose sur son âge mais aussi sur
« une gérontocratie doublée d’une autorité religieuse » dans
la mesure où il est, en effet, le détenteur des reliques fami-
liales et préside le culte des ancêtres.
Dans l’organisation sociale traditionnelle, les femmes et
les enfants n’avaient pas de rôle spécifiques dans la mesure
14 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

où ils étaient souvent représentés par le mari où le père dont


ils constituaient les biens. Mais du point de vue des activités
et dans la perspective de la sociabilité, leur rôle semble avoir
été important.
Dans la réalité et le vécu quotidien, le peuple, dans son
ensemble, se livre à plusieurs formes de sociabilité. Metegue
N’nah, affirmait, à ce propos, que «bien qu’individualisés, ils
n’étaient pas,…repliés sur eux-mêmes. Des relations d’amitié
et des alliances matrimoniales unissaient leurs membres et
ils procédaient entre eux à quelques échanges de produits »
(2006 : 28). Autrement dit, des formes de sociabilités se
déroulaient entre les différents groupes sociaux du Gabon. Ce
qui semble important à souligner ici, c’est le fait de s’intéres-
ser aux groupes sociaux, voire à la population entière,
permettant de rompre avec l’approche traditionnelle de l’his-
toire. Celle-ci, en privilégiant l’événement et les grands
hommes, écartait d’office les masses anonymes, attitude
contre laquelle nous nous insurgeons en portant un intérêt
redoublé à la sociabilité qui s’inscrit dans la longue durée.
Il nous semble alors important, à ce niveau, de nous arrêter
un moment sur le contenu du concept de sociabilité. La
sociabilité étant ce que l’on fait avec quelqu’un d’autre, elle
englobe dans son champ sémantique les différentes formes de
manifestations culturelles telles que les danses, les échanges,
les palabres, les cérémonies religieuses, les enterrements,
mais aussi les loisirs… Dans cet ouvrage, l’accent est mis
aussi sur les sociabilités des milieux urbains, notamment
ceux qui ont lieux dans la rue, les écoles, les marchés, au
bord des marigots, à table... Mais il y a aussi les sociabilités
ludiques, celles qui se déroulaient lors de la chasse au filet,
sans oublier des ruptures importantes de ces sociabillités qui
se produisaient à certains moments dans des relations person-
nelles, entre les divers groupes, entre ces personnes ou grou-
pes et l’administration coloniale.
INTRODUCTION GENERALE 15

Dans cet ouvrage, il n’est pas possible d’aborder toutes les


formes de sociabilité qui se sont produites au Gabon entre les
e e
XIX et XX siècles. Cette difficulté s’impose à nous car
l’histoire se fait avec des sources et, en ce qui concerne la
sociabilité, il fallait en trouver de nouvelles. Quant à la
période considérée, les XIXe et XXe siècles, elle est impor-
tante en ce qui concerne les relations sociales dans le terri-
toire du Gabon. Les peuples de la côte et de l’arrière pays
rencontrent les Européens et les migrations commencées au
siècle dernier, se poursuivent. Il y a donc un déploiement de
populations, de relations, de rencontres mais aussi de heurts
sous formes de résistance, d’influence commerciale, de
découpages administratifs, de répartition territoriale, de
cession de territoires…
Ces deux siècles, le XIXe et le XXe, sont riches en événe-
ments au Gabon. Ils sont, en outre, déterminants dans ce
qu’est devenu ce territoire peuplé d’une soixantaine d’ethnies
dont les Fang qui sont au centre de cet ouvrage. C’est
effectivement au XIXe siècle, que certains chefs locaux
passent des accords de cession de territoire avec la France.
C’est aussi durant ces siècles que la colonisation s’impose
aux habitants du territoire et que s’installent les écoles,
l’administration, la christianisation des populations, à partir
desquelles émergent des groupes comme les « évolués ». Le
e
XX siècle est celui de l’indépendance du Gabon avec de
nouvelles institutions mais aussi l’existence des faits de
cultures autochtones qui persistent en même temps que de
nouvelles activités.
Ces deux siècles sont donc importants dans l’histoire du
Gabon à propos de laquelle il semble nécessaire de voir autre
chose que les grandes dates ayant trait aux découvertes, à la
cession de territoires, à l’installation de l’administration colo-
niale, aux résistances… qui constituent encore la trame de
l’historiographie. Nous souhaitons dépasser ce paradigme et
16 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

accéder un peu à l’histoire du troisième niveau, c’est-à-dire la


possibilité d’étudier des phénomènes moins événementiels
mais ancrés dans les mœurs des habitants.
Dans cet ouvrage, nous ne pouvons appréhender la com-
plexité du phénomène de la sociabilité dans son ensemble, et
nous nous limitons, et selon l’évolution de nos recherches, à
quelques unes de ses formes dans la période contemporaine
et nous répartissons la sociabilité en sociabilité traditionnelle
et en sociabilité moderne. Dans la sociabilité traditionnelle,
nous présenterons la chasse au filet chez les Fang du Gabon.
Nous traiterons ensuite de la commensalité chez ce même
groupe.
Pour appréhender la complexité des phénomènes traités,
nous les abordons en deux grandes parties. L’histoire socio-
culturelle du Gabon est au centre de la première partie dans la
mesure où nous avons des perspectives historiques vastes.
Nous traitons ainsi, en trois chapitres, l’épistémologie de
cette branche de l’histoire en un chapitre premier : de l’his-
toire sociale à l’histoire des mentalités appliquées au Gabon :
un chantier immense. Nous évoquons ensuite l’origine de
cette histoire sociale, son évolution et ses différentes
tendances comme l’histoire des mentalités, l’histoire urbaine,
l’histoire des femmes, l’histoire anthropologique dont plu-
sieurs tendances connaissent un certain reflux comme
l’histoire des mentalités. Dans ce chapitre sont aussi évo-
qués, de manière succincte, les problèmes de mémoire, la
sociabilité et les problèmes de sources en histoire socio-
culturelle gabonaise. Dans le deuxième chapitre nous traitons
de la sociabilité anthropologique lors de la chasse au filet
chez les Fang du Gabon. Ancienne activité de prélèvement, la
chasse au filet apparaît aujourd’hui comme un moyen sage de
gérer les ressources naturelles, notamment la faune. Et, dans
un troisième chapitre, une fois les ressources prélevées, elles
doivent être consommées. Alors les Gabonais se déploient en
INTRODUCTION GENERALE 17

commensalité entre des convives qui éprouvent davantage le


besoin de se retrouver que le fait de consommer de la viande.
La deuxième partie de l’ouvrage comporte quatre cha-
pitres. Elle se préoccupe des sociabilités de Libreville qui
sont abordées notamment avec les jeunes dans les rues iné-
gales de cette ville où encore et dans le cinquième chapitre, il
est question de sociabilité dans les bars et bistrots. Dans le
sixième chapitre, nous observons les ruptures de sociabilité
qui se sont produites dans le territoire du Gabon entre
autochtones, entre ces derniers et les colons et les expatriés.
Enfin, nous abordons en septième chapitre, les problèmes de
mémoire.
Les concepts abordés dans cet ouvrage sont novateurs en
ce sens qu’ils rendent possible de traiter des phénomènes
nouveaux dans la vie des Gabonais et permettent ainsi à
l’histoire de se dilater, d’utiliser de nouvelles sources et d’ap-
préhender des éléments nouveaux, aboutissant ainsi à l’an-
nexion de nouveaux territoires par l’historien.
Première partie :

L’HISTOIRE SOCIOCULTURELLE AU
GABON :
DE VASTES PERSPECTIVES DANS UN
TERRITOIRE EN FRICHE !

L’histoire sociale n’est, malheureusement pas, prise en


compte en tant que tendance spécifique dans l’enseignement
au Gabon. Elle est diluée dans ce que l’on désigne par
« histoire africaine » comme si celle-ci ne pouvait avoir de
spécificités et surtout suivre l’évolution de la discipline.
Pourtant, elle intervient à tous les niveaux de l’élaboration de
la connaissance et des activités. Lorsque certains auteurs ou
chercheurs étudient les groupes sociaux, les syndicats, le
mariage, la nuptialité, les grèves, les tontines, les femmes…,
ils ne font que de l’histoire sociale qui a connu de profondes
mutations.
En effet, de la biographie à la prosopographie, on en est
arrivé à l’histoire anthropologique, à l’histoire urbaine, à
20 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

celle des femmes, des mentalités et, finalement, à l’histoire


culturelle qui est actuellement le fleuron de l’historiographie
française. Quant à l’histoire sociale, elle est devenue socio-
culturelle à cause de son ambition globalisante et a finale-
ment annexé la mentalité qui se meut elle-même dans la
longue durée en prenant en compte des phénomènes imper-
ceptibles comme l’alimentation, la sociabilité…, qui échap-
pent aux sujets individuels parce que révélateurs de leur
pensée et, finalement, de la psyché collective.
La sociabilité rentre dans ce cadre en ce sens qu’elle est
l’une des attitudes inconscientes qui poussent les hommes
vers d’autres hommes. Lors de la chasse au filet, ce sont
plutôt les difficultés dans les opérations qui poussent les
hommes à se regrouper et à coopérer. Et lorsque cette chasse
a été fructueuse, dans les forêts environnantes de nos
villages, nous en consommons les produits en familles ou en
groupes, en des commensalités qui magnifient plus le fait
d’être ensemble que celui de manger du gibier. Cette partie
comporte trois chapitres. Dans le premier, nous définissons la
sociabilité en la situant dans son contexte d’histoire socio-
culturelle. Dans le deuxième, nous verrons la sociabilité lors
de la chasse au filet chez les Fang du Gabon et enfin, dans le
troisième, nous apprécierons les commensalités dans le
Gabon de la fin du XIXe siècle à l’an 1960.
Chapitre I :

DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES


MENTALITES APPLIQUEE AU GABON : UN CHANTIER
IMMENSE !

L’histoire socioculturelle est largement usitée au Gabon.


Mais il semble que ses praticiens ne soient pas assez réflexifs
et, par conséquent, n’ont pas la conscience épistémique de
cette histoire qui s’intéresse finalement à toutes les activités
de la société. Et notre pays, jeune dans les différents
chantiers de l’historiographie, a énormément besoin de saisir
les pratiques en œuvre dans cette tendance de l’histoire.

I.1. L’histoire sociale comme champ historiographique


ouvert au Gabon8

L’histoire devint sociale lorsque Labrousse, à la suite de


l’ouverture du chantier de l’histoire économique vers les
années 1930, décida de ne pas limiter l’histoire sérielle à la
seule dimension économique, mais de lui accoler une dimen-

8
Les analyses faites dans ce chapitre sont largement tributaires de
l’ouvrage collectif de Delacroix C., Dosse F., Garcier P. (2007), Les
courants historiques en France (XIXe-XXe) siècle), Paris, Gallimard.
22 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

sion sociale. Mais cette tendance se manifesta davantage


quand les spécialistes en sciences sociales se sont rendus
compte qu’à force de ne s’intéresser qu’aux prix du grain et
son évolution, on arrivait à oublier ceux qui le produisent et
le consomment, d’où un nécessaire recentrage des activités
vers l’homme. C’est ainsi que, dès 1955, le plan d’une
enquête sur la bourgeoisie au XVIIIe et XIXe siècles, permit à
Labrousse de dépouiller les sources jusque là négligées puis
de définir cette catégorie sociale du triple point de vue
économique, juridique et professionnel. Un peu plus tard,
l’oeuvre collective de Bouvier, Furet et Gillet parue sous le
titre Le mouvement du profit en France au XIXe siècle (1965),
permit à ces auteurs d’étudier les revenus patronaux. Mais
c’est dans « Les ouvriers en grève de 1871 à 1890 » (1971)
que Perrot reconstitua les statistiques des grèves sur la base
des documents disponibles et parvint ainsi à rendre compte
de la grève ouvrière selon les âges, les sexes, les saisons et
les métiers.
L’histoire sociale le devint réellement lorsque son ambi-
tion globalisante prit le dessus grâce à l’effort réalisé sur
l’analyse des sociétés non plus seulement du point de vue de
l’évolution de leurs institutions ou celle de leurs grands
hommes, mais en privilégiant l’histoire de tous les groupes
sociaux et des masses anonymes dans un cadre provincial,
afin de mieux saisir les singularités et les différences de ces
réalités par rapport à celles de la capitale, Paris (Febvre,
1911).
Si le projet de l’histoire sociale est de saisir les sociétés
dans la diversité de leur vie et dans leur totalité, il faut
cependant relever que cette définition ne semble pas prendre
en compte l’étendue de toute cette tendance de l’histoire. En
effet, en tenant compte des classes, il s’agit d’appréhender
leurs différences ainsi que leurs activités pour, finalement,
retenir que l’histoire sociale est d’abord celle des élites à
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 23

travers la biographie et la prosopographie, c’est-à-dire l’étude


des groupes de notables dans le but d’élaborer une biographie
collective (Sirinelli), et pour prendre en compte la globalité
du groupe social, il a fallut tenir compte de l’ensemble des
classes et des groupes dans leurs activités quotidiennes, leurs
crises, … d’où l’ambition globalisante de l’histoire sociale.
Cette histoire, après plus d’un demi-siècle d’existence,
peut prétendre traiter, dans sa globalité, le vécu des masses
paysannes et urbaines, des sexes ou encore celui des élites,
l’histoire des femmes, l’anthropologie historique, l’histoire
urbaine. Elle ne se limite pas seulement aux groupes sociaux,
mais élargit son champ aux activités de ces groupes. Elle
témoigne, finalement, des comportements et des psycho-
logies des populations rurales et urbaines, de leurs révoltes et
de leurs guerres paysannes, ainsi que de la structure des
populations...
Les marginaux, par exemple, ces oubliés de l’histoire, sont
désormais placés au centre de la discipline, grâce à l’histoire
sociale. En effet, les saltimbanques, les bohémiens, les
truands et les vagabonds sont institués en héros par les
travaux des auteurs comme Mollat, Gutton, Chevallier qui les
ont élevés à la dignité d’objets de l’histoire, élaborant, dans
le même temps, l’histoire des marges9. Les masses urbaines,
par les études de Perrot, Maurice Garden et Albert Soboul,
permettent d’appréhender la complexité des structures

9
L’histoire des marges est cette histoire qui ne s’écrit plus seulement à
partir du centre ou de celle des élites mais s’intéresse aux exclus de
l’histoire, aux marges du monde, de la société et à celui des groupes
exclus (Noirs, pauvres, femmes, homosexuels, criminels, juifs,
sorcières….) Les marginaux se définissent négativement car ils sans
domicile fixe, demeu-rant partout, gens sans aveu, inutiles au monde.
Dans l’espace de la marginalité se meuvent des groupes marginaux
formels et informels. Le caractère le plus important de l’histoire de la
marginalité et de l’exclusion est d’être avant tout une archéologie de
notre savoir, des valeurs et des refus de notre société.
24 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

sociales et de leur culture. Corbin, dans le même temps, par-


vient à élever les prostituées au rang de sujets privilégiés de
cette histoire sociale.
L’histoire sociale recoupe plusieurs sous-histoires dont
l’importance et la portée sont fonction de l’intérêt que les
chercheurs leur accordent. Ainsi, il en est de l’histoire anthro-
pologique, de l’histoire urbaine, de l’histoire des femmes, de
l’histoire de l’enseignement et de l’histoire des sciences.
Plusieurs raisons ont conduit à cet intérêt pour l’histoire
sociale. D’abord, Febvre pense que les méthodiques ont
échoué dans leur ambition d’ériger l’histoire en discipline
autonome. C’est dans cette perspective qu’il choisit d’arrimer
l’histoire aux autres sciences sociales objectivantes de filia-
tion durkheimienne. Le projet des Annales est alors de
répondre au défi de délégitimation lancé à l’histoire par les
autres disciplines scientifiques relevant de la nature ou des
sciences sociales. L’histoire, pour les Annales ne doit plus
être isolée dans le champ scientifique. C’est ce qui explique
la stratégie intellectuelle de Febvre et de Bloch. En outre, à
force d’étudier les courbes et l’évolution des prix du grain,
comme nous le disions déjà supra, les historiens ont le senti-
ment d’abandonner l’homme qui produit et consomme ces
produits ; d’où un recentrage sur le social que conforte
l’ambition globalisante de l’histoire qui trouve là un terrain
propice à son expansion en annexant le territoire des autres
sciences sociales comme la sociologie, la géographie
humaine et la philosophie.
Cette extension-dilatation de l’histoire la conduit inexo-
rablement à adopter les méthodes quantitatives de l’écono-
mie, situant ainsi l’explication à un niveau de généralité où
elle donne désormais l’impression de dominer l’ensemble de
l’évolution sociale. L’histoire est ensuite présentée comme le
résultat inéluctable des forces profondes, l’action des grands
mouvements objectifs. Enfin, cette nouvelle démarche repose
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 25

sur des procédures robustes d’administration de la preuve


pour devenir une synthèse pleinement explicative et scienti-
fique.
Parmi les champs les plus novateurs de l’histoire sociale, il
est possible d’appliquer au Gabon, à partir de l’exemple de la
France, celle des élites, des pauvres, l’histoire urbaine et des
révoltes populaires par exemple. On pourrait aussi s’intéres-
ser à l’histoire anthropologique par l’étude des activités syn-
dicales, des femmes commerçantes, des activités tradition-
nelles telles que la danse, les champs, la chasse, les palabres
villageoises… pour, finalement, glisser vers les structures de
longues durées s’inscrivant dans l’histoire des mentalités qui
relèvent, elles aussi, de l’histoire sociale.
Le colloque de Saint Cloud est l’occasion d’une joute entre
les deux modalités de l’histoire sociale de l’époque : d’un
côté l’approche économique et marxiste défendue par Ernest
Labrousse, Albert Soboul et Adéline Daumard et, de l’autre,
l’approche institutionnelle prônée par Roland Mousnier (dont
la thèse a porté sur la Vénalité des offices sous Henri IV et
Louis XIII, 1945).
Ce dernier, au lieu de privilégier l’instance économique,
préconise plutôt le fait que la hiérarchie sociale, au XVIIe
siècle, ne peut se déduire simplement de son ancrage
professionnel ni de l’état des fortunes. Elle reposerait, au
contraire fondamentalement, sur l’estime sociale attachée à
telle ou telle fonction. Il parvient ainsi à déduire que le XVIIe
siècle repose encore sur un système d’ordre et non de classes.
L’analyse de Mousnier fait une grande place à la société, à
l’honneur, à la dignité et à l’estime sociale qui apparaissent
encore plus importantes que le négoce. La confrontation de
ces deux tendances, lors de ce colloque, conduisit à des
positions irréconciliables dans la mesure où, pour Labrousse,
la classification des ordres est une classification juridique,
alors que pour Mousnier, elle est simplement une réalité
26 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

sociale dont une partie est traduite juridiquement. A l’issue


de cette confrontation, la position de Mousnier, demeura
marginale alors que celle de Labrousse connut de meilleurs
jours grâce à sa situation (chaire d’histoire économique et
sociale de la Sorbonne qu’il occupa pendant vingt-cinq ans et
directeur d’études à la VIe section de l’Ecole Pratique des
Hautes Etudes) où il dirigea de nombreuses thèses régionales
entre 1960 et la fin des années 1970.
L’histoire sociale prend en compte l’univers des pratiques
sociales concrètes, celui des représentations, des créations
symboliques, des rites, des coutumes, des attitudes devant la
vie et la mort. En fait l’histoire sociale privilégie la descrip-
tion anthropologique en cherchant à mieux pénétrer l’intimité
du fonctionnement social ou individuel. Elle révèle les
normes de fonctionnement d’une société.
Ainsi, plusieurs mémoires ont abordé l’histoire sociale à
l’université Omar Bongo de Libreville au Gabon. Quelques
travaux, depuis 1990, nous en donnent une idée précise.

Tableau n° 1 : Mémoires d’histoire sociale au département


d’Histoire et Archéologie de l’UOB :

Année Nom et prénom Titre du mémoire


de l’auteur
1990 Akoghet Gisèle, Le rôle social et économique de
la femme du XIXe siècle à
l’indépendance
1991 Ozouaki M. Les répercussions des con-tacts
Dominique, occidentaux en pays Orungu
(1915-1985) (1991)
1993 Zambidonda Techniques et rituels dans la
M.E., société traditionnelle shaké du
XIXe siècle
1994 Moussvou G.R., L’esclavage dans le Gabon du
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 27

XVIIe siècle au XIXe siècle


1996 Bengo Elewange L’enseignement dans l’Ogo-oué
C., maritime de 1924 à 1990
Boussougou A., La politique scolaire de la
France au Gabon de 1947 à
1958.
Mbalou L., Les croyances traditionnelles et
religions étrangères dans le
Woleu Ntem au XXe siècle.
Ivora Nicaise, L’œuvre éducatrice et sociale
des sœurs tunitaires dans la
Ngounié de 1962 à 1993.
Kombi Jean Histoire des clans chez les
Bernard, Massango du Gabon.
Ayoni A., Le mariage traditionnel dans le
sud-est du Gabon de 1930 à
1960 : Le cas d’obali chez les
Atege
2001 Minko L’implantation des lignages
Mebiame, essamesset dans le canton nord
du Haut Ntem de 1927 à nos
jours
2003 Ntsame Nguema Les cercles culturels au Gabon
Diane, de 1948 à 1967
Avomo Allogo Les sœurs de Sainte-Marie,
Chimène, 1947-1960. Etude d’une com-
munauté religieuse féminine
autochtone du Gabon
2004 Mouleba Emma L’enseignement de la jeune fille
Prudence, dans la commune de Libreville
(1925-1958)
Ayingone S.R., Mariage et condition sociale de
la femme esclave sous la royauté
nkomi
2005 Nziengui L’hôpital Schweitzer et son
Patrick, impact à Lambaréné et ses
environs de 1913 à 1965
28 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Mouanda Le régime de l’indigénat dans le


Clovis, sud-ouest du Gabon (Ngounié-
Nyanga) 1910-1946
Mboumba Les jeunes filles dans le système
D’Almeida scolaire gabonais : le choix des
Ayoko Delphine filières d’enseignement dans le
Nadia, secondaire de 1930 à 1990
2006 Bagnama Steeve Les travailleurs des secteurs
Pamphile, privé et parapublic dans la
région de l’Estuaire (1966-1990)
Ndama Minko La lutte contre la traite des
E., enfants à des fins d’exploitation
et leur travail : le cas du Gabon
de 1998 à nos jours.
Appiline Raïssa, La population carcérale fémi-
nine de Libreville (1960-1985)
Manga Pendy Les travailleurs des entreprises
Léa, minières du Gabon (1962-1978)
Boussougou Esquisse historique des politi-
Inès, ques natalistes du Gabon entre
1960 et 1993
Nguema Ngoua Les pouvoirs publics au Gabon
Nadège, et les dépenses sociales (1960-
1986)
Sources : Répertoire des mémoires d’histoire sociale au
département d’Histoire et Archéologie de l’UOB

Comme on peut le remarquer, ces mémoires relèvent des


différents aspects de l’histoire sociale. Bien que le nombre de
mémoire soit beaucoup plus important au département, ici
nous avons répertorié ceux qui rentraient dans le cadre de nos
préoccupations. L’histoire sociale est donc pratiquée dans les
institutions universitaires de Libreville, mais qu’en est-il de
l’histoire des mentalités ?
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 29

I.2. De l’histoire sociale à l’histoire des mentalités

Si avec l’histoire sociale on s’intéresse à l’homme qui vit,


produit, travaille, avec l’histoire des mentalités, on se déplace
vers l’exploration de sa psyché à travers l’étude de l’évolu-
tion des comportements, des sensibilités, et des représen-
tations. Cette histoire accorde la prépondérance aux idées de
croyances de groupes et des collectivités sur celles des indi-
vidus. Elle prend en compte des hypothèses conscientes et
inconscientes et, enfin, elle insiste sur la structure des
croyances collectives et leurs rapports mutuels en opposition
aux croyances individuelles.
Ce sont les historiens labroussiens qui vont animer le
tournant de cette histoire sociale vers une histoire culturelle
plus anthropologique. Parmi ces derniers, on peut citer
Maurice Agulhon qui s’attache à la notion innovante de
sociabilité et au lieu de réaliser une monographie départe-
mentale, dans sa thèse, il écrit : Pénitents et Franc-maçons de
l’ancienne Provence10. Michel Vovelle quant à lui, réoriente
ses travaux dans la même perspective en écrivant Piété
baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle11.
Michelle Perrot élargit son étude de la genèse des grèves
ouvrières à une véritable anthropologie sociale en mettant
l’accent sur le caractère singulier et spontané de ces grèves
qui se présentent comme une échappée belle, un moment
festif qui rompt avec l’univers routinier du travail dans les
usines.
La notion de mentalité ne provient pas de la discipline
historique. Elle est un terme d’emprunt aux analyses de

10
Agulhon M., (1958), Pénitents et Franc-maçons de l’ancienne
Provence. Essai sur la sociabilité méridionale, Paris, Fayard.
11
Vovelle M., (1978), Piété baroque et déchristianisation en Provence au
XVIIIe siècle, Paris, Seuil.
30 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

l’ethnologue Lucien Lévy-Bruhl qui désignait alors sous le


vocable de mentalités primitives, les comportements prélo-
giques, participatifs des sociétés d’avant la modernité
occidentale (1922). Cette distinction présente la différence
entre la mentalité conceptuelle occidentale et émotionnelle
qui implique finalement un stade de comportement infantile
précédant et préparant l’age adulte.
C’est en se déplaçant vers l’exploration de la psyché
humaine à travers l’étude de l’évolution des comportements,
des sensibilités et des représentations, que cette notion s’im-
pose en histoire. Trois caractéristiques arriment cette notion
au continent historique selon Peter Burke (1986). C’est
d’abord la prévalence accordée aux idées et aux croyances de
groupe et des collectivités au détriment de celles des indi-
vidus. C’est ensuite la prise en compte des hypothèses
conscientes et inconscientes et enfin, l’insistance sur la
structure des croyances et sur leurs rapports mutuels par
opposition aux croyances individuelles. Ces trois caracté-
ristiques se trouvent bien dans le sillage de ce que Lucien
Febvre appelait alors outillage mental qui est devenu l’objet
privilégié de la nouvelle histoire. Celle-ci s’intéresse à
l’étude de la mort, de la fête, de la peur, de la famille... La
longue durée s’adapte dans ce cas à un niveau considéré
comme encore plus profond que celui des configurations géo-
graphiques, c’est-à-dire celui de la nature humaine dans son
caractère immuable.
La notion de mentalité a tendance à jouer, dans les années
1970, le même rôle stratégique que celui de social dans les
années 1930 dans la mesure où il butine large et permet à
l’historien de s’intéresser aux champs des autres sciences
sociales. Cette notion devient ainsi le levier qui permet à
l’Ecole des Annales de connaître sa phase la plus triom-
phante et son rayonnement national et international. Elle se
définit au niveau de trois niveaux d’opposition. Elle se situe
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 31

d’abord sur le versant de l’impersonnel, de l’automatique


davantage que du côté des phénomènes conscients, inten-
tionnels, régulant les pratiques sociales à partir d’un niveau
inconscient. Ensuite, elle relève davantage du niveau psycho-
logique que du plan intellectuel dans sa manière de rompre
avec l’idée traditionnelle. En troisième lieu, elle privilégie les
phénomènes collectifs par rapport aux situations indivi-
duelles tout en souhaitant se trouver au point d’articulation
de ces deux dimensions.
Cette réorientation épistémique est soutenue par la nomi-
nation de nombreux directeurs des études, notamment de
Mandrou à la VIe section de l’Ecole Pratique des Hautes
Etudes (EPHE) où il s’occupe de l’histoire sociale des men-
talités modernes, en 1956 et, en 1962, de Jacques Legoff à
une chaire d’histoire et sociologie de l’Occident
médiéval…Ces nominations sont l’occasion de l’ouverture de
vastes programmes d’enquêtes collectives dans ce domaine.
Parmi les tenants de cette histoire des mentalités, on peut
citer Philippe Ariès, véritable précurseur de l’histoire de cette
tendance. C’est dans son Histoire des populations françaises
et de leurs attitudes devant la vie (1948) qu’il parvient à
initier la vague démographique. Dans son autre ouvrage
L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime il com-
mence à se faire connaître du milieu des Annales. Toutefois,
Ariès avait déjà développé une intuition féconde selon
laquelle la contraception aurait suscité une véritable révo-
lution mentale dans le sens d’un désir de maîtrise de la vie.
Dans le second ouvrage, il présente l’idée de l’enfance en
tant qu’âge spécifique, différent de celui des adultes, ce qui
est une nouveauté propre à la modernité et qui offre un spec-
tacle contraire à celui de l’ancien régime, monde perdu de
l’univers fœtal dans lequel la convivialité transcendait les
séparations entre âges. Il attribue le passage d’un modèle à un
autre, non pas à une mutation globale de la société mais dit-il
32 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

« par un phénomène psychologique qui a bouleversé le


comportement de l’homme occidental à partir du XVIIIe
siècle » (1979, 136).
Les critiques ont fusé contre cette histoire des mentalités.
Dans le milieu des Annales d’abord, dans un conflit de géné-
ration et entre les institutions dans la mesure où François
Furet stigmatisait, par exemple, l’hégémonie d’influence et
de réputation des Annales. D’autres historiens, hors de la
mou-vance des Annales comme Dosse12 par exemple, ont
reproché aux Annalistes d’être à la fois juges et partie.
Suite à cette riposte, les Annales organisèrent une résis-
tance avec un nouveau programme appelé « le tournant
critique » conduit par le secrétaire de rédaction, Bernard Le
Petit qui reconnaissait implicitement l’essoufflement du
concept de longue durée et de réduction des méthodes quan-
titatives. Cette nouvelle attitude entraîna un changement de
titre de la revue qui devint alors Annales, Histoire, Sciences
sociales.
Mais les critiques les plus virulentes contre l’histoire des
mentalités proviennent du monde anglo-saxon notamment en
la personne de Geoffrey Lloyd. Pour lui, le concept de
mentalité est inutile au plan de la description et nuisible au
plan de l’explication. Selon cet auteur, la prévalence
accordée aux phénomènes stables supposés structurels
conduit à ignorer que c’est justement la manière dont ces
structures changent avec le temps qui devient problématique.
La pertinence consisterait à trouver la différence dans le
processus de transition entre groupes et époques, plutôt que
de faire des oppositions massives entre ces données. Il estime
ensuite que l’histoire des mentalités est marquée par des
généralisations hâtives car beaucoup d’historiens qualifient
telle société ou groupe d’avoir une mentalité commune
minimisant ainsi les disparités individuelles.
12
Histoire en miettes, 1987.
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 33

D’où le fait que les historiens abandonnent la notion de


mentalité pour se glisser sur le territoire de l’ethnologie en
créant l’anthropologie historique.

I.3. L’anthropologie historique

Ce nouveau genre connaît un vif succès dans les années


1970. Ce terrain ouvre à l’historien des horizons nouveaux
notamment dans l’étude des sensibilités, de la culture maté-
rielle à partir d’une altérité découverte dans le temps.
L’anthropologie historique n’est autre chose que l’étude des
mœurs sociales du point de vue de la durée et à ce propos et
comme l’affirmait Le Grand d’Aussy13 qui ouvrait le chantier
de cette histoire en étudiant ses contemporains notamment
« le bourgeois dans sa ville, le paysan dans sa chaumière, le
gentilhomme dans son château, le Français enfin au milieu
de ses travaux, de ses plaisirs, au sein de sa famille et de ses
enfants… » (1782). Et dans cette optique, l’anthropologie
historique n’est autre chose que l’étude de l’habituel par
opposition à l’événementiel.
Les historiens investissent ce nouveau champ grâce à
Braudel qui, dans une polémique avec Lévi-Strauss qui
venait de faire la démonstration de la force d’un programme
structuraliste, souhaitait, à la place de l’histoire, réaliser la
fédération des sciences humaines. Pour Lévi-Strauss, l’histo-
rien incarne un niveau essentiel du réel, mais son seul plan
empirique d’observation le condamne à ne pas être en mesure
de modéliser. Il ne peut donc avoir accès aux structures
profondes de la société qui invalident d’ailleurs la dimension
diachronique de l’histoire. L’historien est donc condamné à
vivre dans l’opacité d’un descriptif informe, au chaos de la
contingence, à moins de se munir de la grille de lecture de
13
LE GRAND D’AUSSY, Histoire de la vie privée des Français, 1782.
34 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

l’ethnologue, car les phénomènes conscients s’interposent


comme autant d’obstacles entre l’observateur et son objet,
alors que l’anthropologue se donne pour horizon de scruter le
niveau inconscient des pratiques sociales.
La réponse de Braudel fut cinglante lors de sa leçon inau-
gurale au collège de France au cours de laquelle il évoqua la
naissance de nouvelles sciences humaines impérialistes. De
fait, il exigea de la vigilance face aux prétentions de ces
sciences. En s’opposant à Lévi-Strauss, il rejeta le couple
traditionnel événement/datation, mais fit l’apologie de la
longue durée qui conditionnerait les structures les plus
immuables et que mettrait en valeur l’anthropologue. Il pro-
posa de réorganiser l’ensemble des sciences sociales autour
d’un programme commun qui aurait pour référent essentiel la
notion de longue durée qui doit s’imposer à tous et puisqu’il
s’agit de durée et de périodisation, l’historien devrait en
rester roi.
Un certain nombre de numéros spéciaux des Annales
attestèrent cet engouement pour ce nouveau secteur de
recherche comme Histoire et structures (1971), Famille et
société (1972), Histoire et sexualité (1974), Pour une histoire
anthropologique (1974), Histoire de la consommation
(1975), Autour de la mort (1976)…
L’hégémonie tenue par l’école d’anthropologie historique
de l’Antiquité grecque autour de Jean Pierre Vernant, Pierre
Vidal Naquet, Marcel Detienne, Nicole Loraux, qui voulaient
lire les mentalités de l’Antiquité, aboutit à l’anthropologie et
déboucha finalement sur une histoire des cultures qui tente
alors de quantifier le culturel. Cette affirmation se fit au
profit d’un recul de l’économie. L’ethnologisation de cette
démarche historique fût rendue possible grâce à l’articulation
de ses objets aux catégories en usage en histoire économique
et sociale. Les historiens manifestèrent ainsi leur intérêt pour
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 35

la parenté, la régulation des naissances, le rapport à l’enfant


mais aussi pour les règles d’alliance et de succession.
Toutes ces activités débouchèrent sur l’étude de la culture
matérielle par les historiens avec, pour objet, la société
française et non les sociétés primitives de Lévi-Strauss. Au
centre du discours annaliste se trouvait un descriptif de la vie
quotidienne tant matériel que mental des gens ordinaires des
sociétés passées. La répétition et l’habitude en sont des bases
essentielles car il s’agit des habitudes physiques, gestuelles,
alimentaires, affectives, mentales comme le suggérait
Burguiere en 1978 (p. 45). L’histoire de la culture matérielle
a l’avantage de faire renaître l’homme disparu sous les
décombres des séries de la démographie et des courbes
économiques de longue durée : «A force d’étudier le prix des
grains, on a parfois oublié ceux qui les consommaient »
(Pesez, 1978 : 30), avait renchéri l’auteur.
Jean Louis Flandrin s’inscrit dans cette perspective. Il
plaide pour une histoire du goût afin que les manières de
table passent du champ d’observation ethnologique au regard
d’une histoire anthropologisée. Mais les travaux de Norbert
Elias semblent aussi suivre ce même sillon car en faisant
paraître son ouvrage sur l’évolution des mœurs en 1939, il
tente de démontrer le progrès du contrôle de l’homme
occidental sur son corps. L’intérêt des Annales se concentre
dès lors sur le descriptif des coutumes, des savoirs-faire et
des savoirs-vivre.
C’est dans la même perspective que Leroy Ladurie écrit
Montaillou en relatant la vie quotidienne d’un berger moyen
du XVIe siècle dont il entend restituer les pratiques courantes
dans l’univers des représentations de l’époque. La maladie
est représentée comme un corps mauvais infiltré dans un
corps sain. Le but de la médecine était d’extirper le mal par
des saignées. Les repas étaient alors l’occasion de faire
36 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

contrepoids par rapport au risque des maladies en absorbant


en quantité, de bons aliments.
Cette évolution de la culture matérielle déboucha sur une
opposition entre la culture savante et la culture populaire. Cet
affrontement est dû à la disparition progressive de l’événe-
ment et la fin de tout ressort historique. Le domaine culturel
créateur du social devient enjeu de conflits, lieu de contra-
dictions et noyau d’intelligibilité d’une société. La nouvelle
dialectique préconisée oppose le temps et la culture du
peuple, immuable, incapable de se détacher de ses habitudes,
temps répétitif, ethnographique, au temps et à la culture des
élites, créateur, dynamique source de novation, donc de
l’histoire. La capacité de changement ne se trouve plus dans
le social, mais dans le culturel. C’est là que l’histoire peut
renaître et dépasser le descriptif ethnographique d’une
répétition. Selon Leroy Ladurie, le changement est
essentiellement dans le monde culturel. C’est la culture qui
fait tout basculer. Le clivage culture savante/culture
populaire est donc devenu le lieu de restitution des sociétés
du passé. Il oppose ainsi, dans son ouvrage Montaillou, les
paysans du Languedoc, le monde urbain ou l’alphabétisation
progresse où l’on renonce à la violence, où la religion cesse
d’être au premier plan, par rapport aux masses
campagnardes, détentrices d’une culture orale marquée par la
violence primitive, ou par un fanatisme de religion, à
symptômes névrotiques (1969 : 367).
Mais cette approche suscita des réserves dans la mesure
où, en opposant une culture populaire proche de la bestialité à
une culture savante, cela impliquait que le mouvement se
trouverait du côté des élites et l’inertie du côté populaire. La
rupture semble inévitable entre ces deux mondes, ces deux
cultures étrangères l’une à l’autre malgré leur proximité dans
l’espace et le temps. En fait derrière ce clivage subsiste deux
sensibilités. L’une s’appuie sur la culture des élites, porteuse
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 37

de progrès, c’est la lecture de Leroy Ladurie; l’autre se


penche amèrement sur les décombres d’une culture populaire
perdue, c’est le regard nostalgique de Philippe Ariès.
En fait cette rupture est artificielle car, dans les éléments
de la culture populaire, se trouve souvent celle imposée par
des élites dans des formes dégradées, spécifiques, destinées
au peuple mais qui ne prennent pas racine dans des couches
populaires. Et cette notion semble d’autant plus simpli-
ficatrice que les notions d’élites recouvrent des catégories
beaucoup plus complexes. Cette orientation conduisait alors à
l’histoire culturelle.

I.4. Le renforcement de l’histoire culturelle


(1980-2000)

A propos de la période de 1980-2000, on a pu parler de


crise d’identité de l’histoire (Noiriel) ou encore de temps des
incertitudes, d’anarchie épistémologique, de crise de
l’intelligibilité historienne, d’obsession mémorielle, de
tournant critique... On peut, en réalité, caractériser la période
autour de l’idée générale de recomposition par l’affirmation
de nombreux projets historiographiques, notamment les
redéfinitions de l’histoire sociale et la montée en puissance
de l’histoire culturelle. Les débats sur la fonction sociale de
l’histoire tournent autour des thématiques de la mémoire et
de l’identité, mais aussi d’une pratique plus raisonnée de
l’interdisciplinarité qui devrait conduire au développement de
l’historiographie grâce à une réflexion épistémologique
renouvelée sur des questionnements anciens, eux-mêmes
fondés sur l’objectivité de l’histoire et des historiens.
Durant ces années, l’un des enjeux est la réalisation d’une
histoire sociale à tendance labroussienne fondée sur des
monographies régionales poussant finalement les historiens
38 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

vers la microstoria italienne et l’Alltagsgeschichte alle-


mande.
Du côté de la microstoria, l’attention prioritaire est portée
sur les individus et les petits groupes communautaires
(villageois, groupes de familles), sur les thèmes du privé, du
personnel et du vécu et sur des stratégies individuelles des
acteurs souvent inaccessibles aux approches macro-
historiques. L’idée d’une rationalité spécifique des acteurs
pour utiliser et transformer le monde social, le lien privilégié
avec l’anthropologie qui fournit à l’historien un cadre
conceptuel de référence, le projet d’une prosopographie de la
masse ou encore la notion d’exceptionnel normal sont autant
de thèmes et de notions qui s’éloignent des propositions de la
macro histoire sociale et de l’histoire des mentalités. Le
social n’est plus étudié comme un objet doté de propriétés,
mais comme un ensemble d’interrelations mouvantes à
l’intérieur des configurations en constante adaptation, selon
Revel (1989).
Dans la même période s’affirme, en Allemagne, un courant
historiographique proche des démarches du courant italien
appelé l’Alltagsgeschichte ou histoire du quotidien en rupture
avec l’histoire sociale. Cette tendance privilégie l’analyse du
vécu, des réalités d’en bas, des petites gens et l’étude des
interactions entre les individus. Elle accorde la primauté à
l’acteur et au concept de culture définie comme la production
d’êtres sociaux actifs qui tentent de donner un sens au monde
qui les entoure et de l’interpréter en fonction de la logique et
de l’organisation de leur action. Le livre de référence de cette
tendance est Histoire du quotidien de Alf Lüdtke, paru en
1989 et traduit en français seulement en 1994. De cette
micro-histoire sociale on en arrive à celle de la mémoire, de
ces mémoires qui ne veulent pas passer car fondées sur de
fortes représentations.
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 39

I.5. Mémoire et représentations

La constitution d’une histoire de la mémoire peut être


rattachée aux évolutions internes de la discipline et aux
diversifications de l’histoire des mentalités. L’histoire des
représentations du passé, dirions-nous, apparaît comme le
dernier avatar, le refuge unificateur devant la pluralité des
pratiques justifiant, de ce fait, un découpage épistémologique
et institutionnel en France. On peut évoquer, depuis les
années 1980, un glissement généralisé de l’histoire vers le
culturel et les objets symboliques. Ce glissement se traduit,
notamment, par la vogue des notions de représentations et de
culture qui touche pratiquement tous les types d’histoire
pouvant, à terme, induire une autonomie du culturel par
rapport au social.
Cette approche culturaliste a profondément renouvelé
l’analyse des objets traditionnels ainsi que les question-
nements de l’historien. L’exemple le plus éloquent est sans
aucun doute celui de la première guerre mondiale à propos de
laquelle on parle désormais de culture de guerre définie
comme un corpus de représentations du conflit cristallisé en
un véritable système donnant à la guerre sa signification
profonde selon Audoin-Rouzeau et Becker (2000). C’est
cette culture de guerre qui serait indissociable de la haine à
l’égard de l’adversaire. Une des idées centrales de cette
historiographie culturelle de la première guerre mondiale est
que « la guerre mondiale a été largement engendrée, dans sa
violence radicale, par la culture de guerre elle-même : celle-
ci ne serait pas une conséquence de la guerre mais sa
véritable matrice » (Audoin-Rouzeau et Becker, 1994). Ce
renouvellement épistémologique a donc pour corollaire le
renversement de la hiérarchie des facteurs, en particulier des
facteurs diplomatiques ou, dans une perspective marxiste, les
40 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

facteurs économiques et sociaux longtemps considérés


comme primordiaux.
L’histoire culturelle française se développe à partir de
l’histoire des mentalités et elle a constitué, pour beaucoup
d’historiens, une stratégie visant à sortir des paradigmes
d’une histoire économique et sociale fortement colorée par
des approches quantitativistes. Cette histoire culturelle est
diversifiée dans la mesure où elle donne l’impression d’un
éclatement, car elle concerne l’histoire de l’éducation, du
livre et de l’art (musique, peinture, cinéma, littérature, archi-
tecture), l’histoire des médias, l’histoire des intellectuels,
l’histoire des sciences, l’histoire des femmes… A ce propos,
Corbin14 fustige justement l’impossibilité, pour cette histoire,
d’avoir une identité stable et c’est la raison pour laquelle il
peut écrire : « Les histoires culturelles actuellement menées
sont multiples : celle des objets culturels, celle des
institutions culturelles, des acteurs qui les animent, des
systèmes qui en régissent le fonctionnement, celle des
pratiques culturelles et des ensembles de normes qui les
ordonnent, celles des idées, des savoirs et de leur contri-
bution…et l’on perçoit mal comment des spécialistes qui ont
précisément pour objet d’analyser les instances et les
mécanismes de légitimation pourraient, eux-mêmes, décréter
aujourd’hui les découpes de ce savoir et procéder aux
exclusions » (1997 : 114).
Quant à Pascal Ory, ce dernier suggère que l’histoire
culturelle est une modalité de l’histoire sociale mais simple-
ment circonscrite aux phénomènes symboliques. Ce serait
donc une histoire sociale des représentations. Entre cette
histoire sociale des représentations et l’histoire des repré-

14
Alain CORBIN est né en janvier 1936 à Courtomer (France). C’est un
historien français d’histoire sociale et des représentations, un historien du
sensible à cause de ses nombreuses études sur l’histoire des sens et des
sensibilités. Il a écrit de nombreux ouvrages.
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 41

sentations sociales il y a convergence vers le socioculturel,


même si les places respectives du social et du culturel
peuvent être différentes.
La centralité récente vers le culturel est un projet de
reglobalisation historiographique. En fait, c’est une extension
du territoire de l’historien du côté des représentations. Ce
découpage de l’histoire culturelle peut se faire selon trois
grands domaines de questionnements :

1) une galaxie centrale de l’histoire socioculturelle


elle-même diversifiée dans ses ancrages institu-
tionnels et ses spécialisations ;
2) une histoire conceptuelle et symbolique et
3) une nouvelle histoire politique et culturelle liée à la
sensualité et à l’éducation.

Deux histoires relativement autonomes illustrent cette


centralité du socioculturel dans les renouvellements historio-
graphiques récents. Il s’agit de l’histoire des femmes et des
sciences.
Si les méthodistes et les annalistes avaient exclu les
femmes du champ de l’histoire, leur histoire s’est d’abord
rattachée à une histoire sociale constituée autour du mouve-
ment ouvrier. A l’histoire ouvrière du travail féminin a
succédé une histoire des métiers féminins liée à celle de la
famille. L’histoire des femmes a ensuite exploré la question
du corps, de la maternité et de l’éducation. La première thèse
d’Etat soutenue sur le sujet est celle de Françoise Mayeur, en
1976, sur L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la
troisième république.
Quant à l’histoire des sciences, son développement privi-
légie l’étude des pratiques scientifiques et de leurs conditions
sociales.
42 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Un dernier courant retient que le social et le culturel sont


indissociablement liés, car le social ne peut être détaché du
culturel. Pour celui-ci, en effet, l’histoire culturelle se nourrit
de l’histoire sociale pour éclairer les comportements, les
représentations des hommes et leurs manières d’interpréter le
monde. Cette histoire prend en compte le rôle des repré-
sentations.
Alain Corbin est l’un des tenants de cette histoire à la
lisière du social et du culturel explorant le domaine des
imaginaires sociaux, des cultures sensibles, des systèmes
d’émotions et des sentiments paroxystiques comme une
histoire des odeurs, des sons, de l’imaginaire de l’espace, des
représentations du paysage et des comportements col-
lectifs... L’autre massif de cette histoire socioculturelle se
tient dans la continuité de l’histoire sociale classique des
Annales. Elle s’enracine à l’Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales à Paris et son meneur n’est autre que Roger
Chartier15.
En prenant en compte les champs les plus novateurs de
l’histoire sociale, il est possible d’appliquer au Gabon, à
partir de l’exemple de la France, celle des élites et des
pauvres, l’histoire urbaine et celle des révoltes populaires,
par exemple. On pourrait aussi s’intéresser aux activités
syndicales, aux femmes commerçantes, aux activités tradi-
tionnelles telles que la danse, les champs, la chasse, les
palabres villageoises… pour, finalement, glisser vers les
structures de longues durées s’inscrivant dans l’histoire des
mentalités qui relèvent, elle aussi, de l’histoire sociale.

15
Roger CHARTIER est né à Lyon (France) le 9 décembre 1945. Il se
rattache, par ses travaux, au courant des Annales et travaille notamment
sur l’histoire du livre, de l’édition et de la lecture. Il est professeur au
collège de France et titulaire de la chaire « Ecrits et cultures dans
l’Europe moderne ».
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 43

Dans un article paru dans les Cahiers d’Histoire et


Archéologie, Pierre Ndombi présente les niveaux de l’histoire
qu’il affirme être au nombre de trois : « Le niveau 1, celui
des choses matérielles ; le niveau 2, celui de l’esprit, de la
connaissance et de la conscience, et le niveau 3, celui des
structures objectives produites par les hommes,
intentionnellement ou non » (Juin 2002 : 98).
Ce sont les chercheurs des Annales qui, voulant explorer
les structures mentales, les situent alors à la frontière du
conscient et de l’inconscient dans une prison, estiment-ils
alors, de longue durée. Ils parviennent ainsi à créer ce que
l’on a désigné par l’histoire des mentalités. Celle-ci aborde
les modes de pensées des élites et des croyances populaires,
des traditions religieuses et des coutumes civiles (Bourdé,
Martin, 1983 : 119).
Plusieurs générations d’historiens se sont ainsi intéressées
à cette histoire des mentalités. La première de ces générations
est sans contexte celle constituée par Lucien Febvre et Marc
Bloch. Le premier cherchant à exprimer l’idée difficile de
mentalité prit l’exemple de François 1er quittant le lit de sa
maîtresse pour regagner son château. Passant devant une
église au moment où les cloches sonnaient, il s’y arrêta pour
assister à la messe et prier dévotement démontrant ainsi la
permanence d’un fort sentiment religieux en contradiction
avec le fait de découcher.
La deuxième génération de ces historiens de la mentalité
est constituée par des auteurs comme Meuvret et Goubert qui
ont abordé des sujets de démographie historique et qui ont
révélé la mentalité des populations, c’est-à-dire leurs
attitudes « devant la vie, l’âge, la maladie, la mort, les
hommes d’autrefois n’aimaient pas en parler, et le plus
souvent ils n’en étaient même pas conscients. Des séries
numériques dans la longue durée firent apparaître des
modèles de comportement… » (Ariès, 1978 : 173).
44 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

La dernière génération, enfin, de ces historiens de la


mentalité peut être constituée par des auteurs comme
Vovelle, Chaunu, Agulhon et leurs élèves qui s’intéressent
eux-aussi aux thèmes comme la mort, la sexualité, la
criminalité ou la délinquance, la sociabilité, les classes
d’âge…
Pour mieux appréhender le concept de mentalité, quatre
éléments nous permettent de le faire. Il s’agit de l’impôt, du
temps, du malin et de la contraception dont la pratique s’est
lentement transformée dans la perception des populations au
cours des siècles. En effet, contrairement à nos jours où
l’impôt est vécu comme une contrainte, à la fin du moyen
âge, il est considéré comme un don de Dieu offert au
souverain, intercesseur naturel entre le peuple et les
puissances de l’au-delà. En effet, pour les hommes de ce
temps, les réalités économiques sont des épiphénomènes car
les vraies structures sont spirituelles et relèvent de la
surnature. C’est la raison pour laquelle s’établit un système
d’échanges vaste et compliqué avec l’au-delà et le testament
est justement, l’un des éléments qui conduit à une redistribu-
tion des fortunes à ses descendants, ses proches ou à des
institutions, attitude qui peut aller jusqu’à leur perte pour la
famille, ce qui peut fortement déconcerter l’homme contem-
porain (Ariès, 1978 : 178).
Quant au temps, si celui du moine et du paysan étaient
comparables, celui du marchand, par contre, prit en compte
une nouvelle donne, celle du temps de travail rythmé par la
cloche de l’Eglise qui sonne. Ceci aboutit au fait que chaque
fois que le marchand allait manger, se reposer et réparer ses
ouvrages, la cloche annonçait une activité religieuse qui
investissait ainsi les activités sociales.
Le malin, par contre, apparaît comme une constante de la
mentalité occidentale. A ce sujet, Mandrou (1968), remarqua
qu’au XVIIe siècle, les magistrats attaquèrent sans état d’âme,
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 45

les suppôts de Satan complice d’une conspiration horrifiante


mettant en danger le salut des hommes. Mais dès la fin du
même siècle, de telles poursuites sont arrêtées, ceci permit à
Mandrou de conclure, que celles-ci cessent à cause du
changement de mentalité des magistrats : « En un mot,
l’abandon des poursuites pour crimes de sorcellerie
représente la dislocation d’une structure mentale qui a fait
partie intégrante de cette division du monde pendant des
siècles » (Ariès, 1978 : 180).
Par rapport à la contraception, il apparaît que les Euro-
péens n’ont jamais tenté d’appliquer les techniques contra-
ceptives connues à cause de la crainte de l’Eternel. Or, vers la
fin du XVIIe et surtout au début du XIXe siècle, ces techniques
se répandent au point, semble-t-il, de modifier le comporte-
ment général de la population et les statistiques démographi-
ques. Manifestant ainsi un changement lent, mais tout de
même perceptible, de la mentalité des populations astreintes à
d’importants moments de sociabilité ?

I.6. Qu’est-ce que la sociabilité ?

C’est en voulant explorer les structures mentales que les


chercheurs des Annales parviennent à situer la sociabilité « à
mi-chemin de l’organisation sociale et du discours idéo-
logique… dans une prison de longue durée » (Bourdé, Mar-
tin, 1983 : 199). Plusieurs approches ont tenté de cerner cette
notion. Le mot lui-même proviendrait de l’adjectif latin
sociabilis (ce qui peut être uni) lui-même provenant du verbe
sociāre (faire partager, mettre en commun, associer). Est dite
«sociable», une personne qui recherche la compagnie de ses
semblables et avec laquelle il est facile de vivre. Et à ce
propos Mollat affirme qu’elle est « une tendance, à la fois
individuelle et commune qui pousse les hommes à vivre
46 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

ensemble selon les règles de vie admises par chacun »


(1987 : 233). Ainsi au Gabon, ce pourrait être le jeune qui
assiste aux cérémonies de sa classe d’âge, la personne âgée
qui participe aux réunions de la société secrète ou encore la
femme qui est active dans son association ou son groupe de
danse.
Plusieurs auteurs ont tenté de définir la sociabilité. A son
propos, Thomas More soutenait qu’elle est ce « sentiment
d’humanité, la plus noble affection du cœur de l’homme »
(1982 : 141) qui fait que les citoyens en terre d’utopie, son
pays imaginaire, éprouvent plus de plaisir à manger ensemble
que chacun dans sa demeure. C’est ce caractère, cette pulsion
qui, nous poussant les uns vers les autres, constitue l’un des
traits essentiels de la sociabilité, c’est-à-dire le fait, l’envie de
partager quelque chose. Deux mots allemands nous donnent
plus de précisions sur la sociabilité. Il s’agit de Geselligkeit
(sociabilité) et de Vereinwesen (associations). Le premier
définit la qualité de qui est sociable, c’est-à-dire de non
timide et mondain alors que le second est abstrait car il se
rapporte à tout ce qui a trait à la vie associative, c’est-à-dire,
les relations qui s’établissent au sein des groupes organisés.
Etre sociable signifierait donc, aller vers les autres et réaliser
avec ces derniers des échanges dans des groupes associatifs.
L’équivalent en Français de ces deux termes allemands se
rapproche, pour le premier, de sociabilité, alors que le second
tendrait vers la socialité. La socialité serait le lien social ou
les relations sociales. C’est un peu ce que Leibnitz appelait
cet « instinct général de société qui se peut appeler phi-
lanthropie dans l’homme » (Nouveaux essais sur l’enten-
dement humain, 1, 2, 4). A propos de la sociabilité, John
Locke, dans son Traité du gouvernement civil écrivait qu’elle
est « naturelle aux hommes,…il n’y a pas d’existence
humaine qui ne soit sociable…La sociabilité est obligation à
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 47

la société » (1984 : 97). Autrement dit, dans la vie de


l’homme, on ne peut raisonnablement vivre coupé des autres.
Mais, être sociable peut être considéré à deux niveaux. Au
niveau de l’espèce d’abord (vivre en groupes relativement
étendus et complexes, ce qui est le cas des hommes, de
certains singes, des éléphants, des abeilles…) et au niveau de
l’individu. Ainsi, un enfant est dit sociable quand il n’est pas
renfermé ou timide, c’est-à-dire, quand il va facilement vers
les autres.
Ces deux acceptions cependant conduisent à une impasse
dans l’optique de l’historien. En effet, l’homme comme
espèce du règne animal est un objet vaste, d’une part. D’autre
part, un individu dans son comportement et sa psychologie
reste un objet étroit pour susciter l’intérêt d’un historien,
excepté dans le cas de la biographie. Donc, les deux asser-
tions précédentes, l’une dans l’optique de l’homme au niveau
de l’espèce et l’autre au niveau l’individu, apparaissent quel-
que peu strictes et ne semblent pas finalement matière à
histoire. Or, si l’on transcende ces deux assertions initiales,
une troisième définition apparaît, qui relèverait de la
psychologie collective.
Ainsi, un homme sociable peut être l’Africain antique dans
ses relations avec ses contemporains. Mais à l’opposé, un
homme de l’époque précoloniale a des habitudes forcément
différentes de celles d’un homme de l’époque coloniale. En
persévérant dans cette perspective, on remarquera que le
Librevillois est quelque peu différent du provincial…
Cette approche considère l’individu de manière variable
dans l’espace et dans le temps. C’est cette variation qui rend
historisable la notion de sociabilité qui peut, dès lors, devenir
un vaste objet d’histoire. Il appert, en effet, que l’autochtone
a des loisirs différents de ceux du colonisateur et leurs
habitudes ne convergent pas forcément, d’où la nécessité
d’explorer ces champs qui constituent des mines de ren-
48 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

seignements, mais demeurent aussi des révélateurs des habi-


tus des populations, pour reprendre Panoski. Ce sont ces
habitus ou outillage mental selon Febvre, qui permet de
mieux cerner l’Homo gabonensis dans la complexité de sa
dimension physique, psychologique et les manifestations de
son humanité.
La notion de sociabilité s’impose donc à l’espèce humaine
en ce sens que l’homme la pratique parfois de manière
inconsciente. Mais quelle est l’origine de ce phénomène ?
Les premières formes de sociabilité furent découvertes à la
suite des premiers hommes qui vivaient dans des commu-
nautés autour des foyers de Taung, Olduvaï, vallée de
l’Omo… La Bible aussi a bien fait référence aux commu-
nautés de personnes vivant en Mésopotamie, en Palestine et
dans le désert arabique sous des formes originales. L’une des
formes originelles de sociabilité serait constituée par
l’exemple du contrat social passé par les hommes pour
échapper à la violence. Car, dans l’optique des fondateurs de
l’école de droit naturel (Althusius, Puffendorf, Grotius,
Locke), c’est la violence que subissaient les hommes dans
leur milieu originel qui les aurait contraints à passer des
accords garantissant les meilleures règles de gestion de la vie
collective et, par extension, de l’Etat.
Pour revenir à la sociabilité, sa plus ancienne référence se
trouve dans le Lexique de la langue de Chapelain publié en
1889. Le sens qu’en donne ce dernier serait proche de celui
utilisé de nos jours, c’est-à-dire le fait de rechercher la com-
pagnie des autres. C’est en Angleterre que le mot acquiert un
sens philosophique quand le troisième Comte de Shaftesbury
(1671-1713), théoricien d’un système de vertus sociales
appelé altruisme, l’utilise dans le sens de l’affirmation de son
caractère inné chez l’homme. Mais Shaftesbury fut combattu
par Mandeville qui soutenait, au contraire, que l’altruisme ne
saurait être inné et que dans la société, c’est plutôt la
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 49

compétition qui créée l’émulation. C’est lorsque Mandeville


fut traduit en Français en 1740 que le mot sociabilité apparut
alors dans le vocabulaire philosophique français.
L’abbé Pluquet publia « De la sociabilité » chez l’éditeur
Barrois en 1767. Pour le saint homme, la sociabilité explore
l’idée d’Humanité en s’attachant à ce caractère essentiel de
l’être humain qu’est la vie en société. Plus près de nous et en
1966, et d’un point de vue sociologique, Joffre Dumazedier
et Aline Rippert analysèrent dans « Loisirs et culture », le
loisir en termes d’intérêts physiques (chasse, sport…) ;
d’intérêts pratiques (jardinage, bricolage…), d’intérêts artisti-
ques (littérature, spectacles, musées…), d’intérêts intel-
lectuels et enfin d’intérêts sociaux. C’est dans cette dernière
catégorie que la sociabilité organisée du temps de loisir
(amicalisme, vie des associations, syndicats…) apparaît. En
fait, la notion de sociabilité s’impose là où la relation nouée
avec autrui semble plus importante que l’activité poursuivie
avec lui. Au bar, par exemple, la rencontre et la causerie avec
ses amis et camarades est aussi importante que la simple
consommation d’alcool que l’on peut faire chez soi. Toute-
fois, il semble qu’il existe des activités de loisirs qui excluent
la sociabilité comme la lecture. Celle-ci se pratique généra-
lement tout seul. Ceci n’est pas le cas d’autres activités qui
l’incluent comme aller au cinéma, selon que l’on est seul ou
en groupe. De nombreuses autres formes de sociabilité
comme recevoir chez soi, aller au bal, fréquenter une asso-
ciation ou un parti politique… sont déterminées par des
facteurs sociaux en fonction de l’âge, du sexe, et de la
position sociale. Ainsi, les jeunes vont le plus au bal. Les
femmes se rendent souvent au marché tandis qu’un bourgeois
jouera davantage au golf. Ces différents facteurs nous incitent
à nous interroger sur l’opportunité d’écrire une histoire de la
sociabilité.
50 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

La vie sociale étant un immense tissu d’intersubjectivités,


il importe de savoir si la sociabilité n’est pas l’un de ses traits
dominants qui peut être objet d’histoire. Le projet n’est, ni
plus ni moins que de tenter d’historiser l’un des plus pro-
fonds comportements de l’homme à travers les différentes
périodes de l’histoire, notamment, la période contemporaine.
Si l’homme naît, vit, mange, boit et meurt, et, à l’instar de
ces fonctions majeures, il rencontre tout aussi ses semblables,
leur parle, en un mot, il entre en relation avec eux. Ces dif-
férentes fonctions sont différentes d’une zone à une autre.
C’est ce qui fait que son comportement est social et qu’il est
sociable.
Du point de vue historique, il est à remarquer que les
sociétés gabonaises évoluent. Leur histoire ne peut demeurer
figée aux seuls événements coloniaux qui perpétuent la
domination morale de l’homme blanc sur l’Africain qui,
selon Hegel16, demeurerait anhistorique, montrant qu’il ne
peut avoir, en dehors de l’Europe, une histoire synchronique
propre.
Il nous semble important de dépasser ce cadre pour recher-
cher des comportements de l’homme gabonais et, partant,
africain, d’une manière intemporelle mais historisable. C’est-
à-dire, de saisir des comportements se déroulant dans la
longue durée, de manière presqu’immuable contrairement à
ceux qui s’inscrivent dans ce que Braudel désignait par des
oscillations de surface, c’est-à-dire l’événement (1966). Un
projet aussi vaste partirait des premiers hommes jusqu’à nos
jours. Car si l’Afrique est le berceau de l’humanité, quelle a
donc été l’évolution du comportement de cet australo-
pithèque avec ses semblables à travers des phénomènes
moins perceptibles et qui relèvent de l’histoire des
mentalités.

16
HEGEL, (1965) : La raison dans l’histoire, Paris, Plon.
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 51

En fait, dans toute relation interpersonnelle, interviennent


à la fois le caractère propre de chaque individu et les codes
de comportement en vigueur dans le temps et dans le milieu
où il vit. Que l’on soit querelleur ou non, cela n’intéresse
personne, ce qui est important pour l’historien, c’est d’ana-
lyser et montrer que l’on ne se querellait pas hier comme
aujourd’hui et que l’on ne se querelle pas de la même
manière dans une cours d’école que dans un salon. Il y a
donc des règles et des habitudes qui demeurent collectives,
évolutives et variables. Et c’est cette variation, justement
comme nous le disions supra, qui est objet d’histoire. Il
existe bien une histoire des mentalités collectives, des
passions, de la mort, du sentiment maternel, de la perception
du temps qui passe ou de l’amour. Il y a aussi une histoire de
la sociabilité qui demeure indispensable pour la
compréhension de la complexité de l’homme gabonais.
L’étude de la sociabilité permettra la prise en compte des
phénomènes marginaux. A propos des marges, celles-ci sont
en train de s’imposer comme une catégorie historique dans la
mesure où ces « sans domiciles fixes, demeurant partout,
gens sans aveu, inutiles au monde » (Schmitt, 1978 : 295)
sont désormais, une catégorie dont de nouvelles sources
permettraient d’élaborer l’histoire avec un auteur comme
Arlette Farge17. Ainsi on pourrait étudier les groupes de
marginaux (les enfants des rues, les prostituées, les fous, les
mendiants…) mais aussi des phénomènes comme l’alimenta-
tion, les passions, les phénomènes culturels… dans la
perspective de la longue durée.
L’histoire de la sociabilité se heurte à des difficultés tout
de même surmontables. En effet, la tentation de se limiter à
une zone géographique apparaît importante d’une part. Et
d’autre part, et c’est le propre de l’historien, ce dernier serait
17
FARGE Arlette, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, 1979, Gal-
limard/Juliard, Paris.
52 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

tenté de réaliser une chronologie de la sociabilité, même s’il


apparaît que les mœurs des populations évoluent dans le
temps, impliquant, de ce fait et par conséquent, un risque de
futilité et d’idéologie qui rend ainsi les phénomènes appré-
hendés descriptifs, marginaux et un peu faciles.
Les travaux des chercheurs comme Febvre, notamment,
ont permis l'exploration de champs nouveaux en histoire. De
l'histoire socioculturelle est issue le caractère "historisable"
du concept de sociabilité qui remonte à une vingtaine d'an-
nées. Une polémique tranchée par Agulhon 18 a permis d’af-
firmer le caractère "historisable" de la sociabilité en affir-
mant la différenciation entre les rapports existants, par
exemple, entre les Français d'hier et d’aujourd’hui, dans leur
manière de se retrouver, de partager leurs loisirs, de prier, de
manger, de boire ensemble… L’étude de la sociabilité trouve
son origine dans le désir de ces historiens d’écrire une his-
toire sociale de la France « Par le jeu des oppositions entre
structure et conjoncture » (Goubert, Roche 1984 : 8) qui per-
met de s’interroger sur les phénomènes et leurs changements.
Si la sociabilité est fondée sur l’histoire socioculturelle, le
mot, par contre, est employé pour la première fois en 1669 et
explore l’idée d’humanité en s’attachant à ce caractère
essentiel de l’homme qu’est la vie en société.

I.7. Le problème des sources en histoire sociale gabonaise

Il est presque évident que les thuriféraires de l’histoire


traditionnelle avanceront l’argument des sources pour main-
tenir le statut quo ante. Pourtant, à y regarder de près, il est
possible de compléter les archives coloniales par d’autres
sources pour élaborer l’histoire de notre pays. Les sources en
18
Sociabilité et société bourgeoise en France, en Allemagne et en Suisse
(1750-1850), Recherches sur les civilisations, Paris, 1986.
DE L’HISTOIRE SOCIALE A L’HISTOIRE DES MENTALITES APPLIQUEE AU GABON 53

histoire socioculturelle gabonaise sont nombreuses ; les


sources orales d’abord. Il est encore possible d’obtenir des
informations auprès de certaines personnes vivant à Libre-
ville et à l’intérieur du pays. Dans la longue durée, des
enquêtes pourraient être effectuées sur les cérémonies de
mariage, les retraits de deuils, les danses, les jeux, le moment
où les femmes se retrouvent et autres célébrations qui
peuvent rendre compte des activités des différents peuples du
Gabon.
En ce qui concerne les sources écrites, elles sont nom-
breuses. Il y a les archives des mairies qui comportent des
aspects novateurs. Il en est ainsi de la nuptialité, de l’histoire
démographique, de l’étude de la mort, de l’aménagement des
villes... Il y a aussi les documents des entreprises qui peuvent
rendre compte du syndicalisme, des associations, des
femmes, des tontines, des femmes commerçantes, travailleu-
ses…. On peut aussi, dans la réalisation d’une histoire des
chefferies, tenir compte des procès verbaux des affaires abor-
dées lors du règlement des litiges.
En dehors des traditionnelles archives dont le contenu a été
retourné par une panoplie de chercheurs et qui se retrouvent
fermées depuis bientôt cinq ans, on peut se rendre aux archi-
ves protestantes et catholiques de Baraka et Sainte Marie.
Celles-ci comportent la description des activités des popula-
tions dans leurs loisirs et leurs activités quotidiennes.
Il y a aussi les archives des collectivités rurales, des
assemblées départementales qui peuvent faciliter l’élabora-
tion de monographies régionales.
Il y aussi, bien entendu les archives des entreprises, des
syndicats, des associations qui permettraient l’érection d’une
histoire sociale montrant les grèves, les revendications
salariales, et facilitant l’étude des salaires, du niveau de vie,
des retraites… Dans ces structures, on s’intéresserait particu-
lièrement à la présence des femmes dont l’histoire demeure
54 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

marginale. Il est tout aussi possible de dépouiller les réper-


toires des bibliothèques, des archives dont on ferait une étude
sociale de la fréquentation (nombre, origine, lectures, sexe,
taux de fréquentation, sociabilité dans ces lieux…). Mais tout
comme une étude des parlementaires (Assemblée et Sénat),
des missionnaires, des élites (biographie et prosopo-
graphie)...pourrait être réalisée.
Les ouvrages méthodologiques donneront des outils à ces
chercheurs et permettront d’avoir une dimension plus pro-
fonde de la pratique historique gabonaise et de notre histoire
dont nous aurons ainsi d’autres perspectives permettant de
mieux connaître l’homme gabonais. A ces ouvrages on pour-
rait ajouter des relations de voyages répertoriés dans des
ouvrages comme celui de Merlet, Gaulme, Du Chaillu et
d’autres de plus en plus nombreux sur le Gabon.
Ces différentes sources et ouvrages induiront néces-
sairement des travaux d’historiens sur des thèmes novateurs
qui ouvriront de nouvelles pistes notamment sur l’histoire
anthropologique, comme cela se pratique dans la commu-
nauté fang entre le XIXe et le XXe siècles.
L’histoire socioculturelle demeure ouverte dans les acti-
vités de cette discipline. Elle semble méconnue mais devrait,
dans les années à venir, connaître un regain d’intérêt, tant les
champs à explorer paraissent vastes avec, pour corollaire,
l’investigation des problématiques nouvelles qui permettront
de cerner l’homme gabonais dans globalité.
Chapitre II :

LA SOCIABILITE ANTHROPOLOGIQUE LORS DE LA


CHASSE AU FILET CHEZ LES FANG DU GABON
(1849-1960)

La chasse au filet est une activité de forêt pratiquée par


plusieurs peuples du Gabon. C’est, d’après Dupré, une
« technique qui consiste à encercler le gibier et à le rabattre
dans un enclos de filet » (1982 : 49) et dont les modalités
sont nombreuses. Elles varient selon la durée, la nature du
gibier et du terrain de chasse. Regroupant plusieurs person-
nes aux fonctions différentes, la chasse au filet implique, de
ce fait, la sociabilité définie supra. Cette sociabilité est
favorisée par l’hostilité de l’environnement qui pousse les
hommes à se regrouper en familles ou en villages pour se
livrer à cette activité. C’est le cas par exemple des Fang qui,
d’après Medjo Mve, sont estimés à environ 850 000
personnes en 1997 et que l’on trouve aussi bien au Gabon, au
Cameroun qu’en Guinée Equatoriale. Leur légende migra-
toire les fait provenir d’Afrique de l’Est, voire d’Egypte
tandis que d’autres hypothèses les confinent au Nord Came-
roun (Aganga Akelaguelo, 1984).
Plusieurs raisons permettent de s’intéresser au thème de la
chasse au filet. D’abord, à un moment où l’on parle de retour-
ner vers la terre et de sauvegarder la faune et la flore, cette
activité apparaît comme un moyen de prélèvement sage et de
56 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

préservation de la nature. Ensuite, cette chasse étant en voie


de disparition, il s’agit d’en conserver le souvenir chez les
Fang et d’aborder enfin, du point de vue historique, l’origine
de cette activité. Le terminus a quo du chapitre se situerait
vers 1856, quand Du Chaillu participe à cette activité chez les
Fang tandis que le terminus ad quem serait à situer vers 1970,
lorsque Pourtier signale des chasseurs se rendant à une partie
de chasse au filet dans le sud-est du Gabon.
La rédaction de ce chapitre a induit l’utilisation des sour-
ces orales et écrites, puis, des documents imprimés. Les pre-
mières sont constituées de personnes rencontrées à Libreville
et ses environs ainsi que dans le troisième canton de Kango
(le département du Komo Kango est le troisième de la pro-
vince de l’Estuaire qui en compte quatre)19. Cette province
abrite la capitale du Gabon, Libreville). Dans ce groupe
s’inscrit Meyo M’Obiang qui a fourni des informations
importantes sur les Fang, notamment. Quant aux sources
écrites, elles sont constituées de documents de première main
déposés aux archives, comme l’ouvrage du Révérend père
Trilles20. Pour les autres documents imprimés, l’œuvre de
Dupré21 est assez explicite tout comme celle de Pourtier22
dont les informations sur la chasse au filet en ont facilité la
compréhension des techniques. La chasse au filet est une
ancienne activité pratiquée par les Fang depuis l’entrée en
forêt, et qui tend à disparaître depuis le début du contact avec
l’Europe et à cause de l’évolution de la société gabonaise.
Deux raisons expliquent ce déclin : l’introduction du fusil et
le fait que, mieux qu’auparavant, les Gabonais peuvent
19
Les départements de la province de l’Estuaire sont : le Komo Kango,
Komo Ntoum, la Noya et le Cap-Estérias.
20
Révérend Père TRILLES, (1912), Chez les Fang,Quinze année de séjour
au Congo-Français, Paris, Lyon, Desclée de Brower et Cie.
21
DUPRE George, (1982), Un ordre et sa destruction, Paris, ORSTOM.
22
POURTIER Roland, (1995), Le Gabon, espace, histoire et société, t.1,
Paris, L’Harmattan.
LA SOCIABILITE ANTHROPOLOGIQUE LORS DE LA CHASSE AU FILET 57

trouver, sur les marchés de la place, ce dont ils ont besoin en


matière de gibier. Pour aborder l’étendue de la question, nous
l’appréhendons en deux grandes parties. Dans la première,
nous voyons la chasse au filet et son évolution. Dans la
seconde partie, nous abordons la sociabilité se produisant
pendant la préparation, le déroulement et le partage du gibier.

II.1. La chasse au filet : une activité contraignante

La technique de la chasse au filet comporte plusieurs


étapes allant de l’extension du filet à la répartition des
chasseurs selon les rôles qui leur sont dévolus. Ce que
montre Dupré dans son ouvrage à ce sujet est explicite
(1982 : 50). L’enclos ou encore l’arc que forme la disposition
des filets reliés les uns aux autres est circulaire avec une
extrémité ouverte permettant aux chasseurs et aux rabatteurs
de s’y engouffrer. Cette répartition des chasseurs est faite au
début de la chasse. Cependant, dans une clairière et avant le
début des opérations, les filets23 sont mis les uns à côté des
autres par les chasseurs selon l’ordre de leur déploiement (cf.
fig.1 p. 60). Chaque propriétaire du filet attache celui-ci aux
autres puis entre dans l’enclos, muni de son instrument de
chasse ; il se met au poste qui lui a été dévolu. Le coup
d’envoi de la chasse se produit quand les rabatteurs, avec
leurs chiens munis de clochettes, pénètrent dans l’enclos. Ce
début de chasse entraîne un brouhaha à cause des clochettes,
des cris des rabatteurs et des aboiements des chiens, alors que
les tueurs, postés à certains endroits du cercle, gardent le
silence afin de ne pas se faire repérer par le gibier.

23
Les filets étaient confectionnés traditionnellement en pays fang par le
montage d’une liane résistante appelée ébobola que l’on retrouve dans la
forêt équatoriale.
58 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Lorsque la chasse commence, les grelots protégeant les


clochettes sont retirés. Dans le vacarme, si les chiens repè-
rent un animal, ils se dirigent vers celui-ci qui s’enfuit alors
en essayant d’échapper à la meute. Dans sa course, l’animal
s’empêtre dans le filet où son propriétaire n’a plus qu’à
l’achever à coups de machette, de sagaie ou de gourdin.
Concernant l’origine de cette activité, Pourtier affirme
qu’elle « reproduit symboliquement le temps lointain, indé-
terminé, d’avant l’agriculture, temps d’une mythique égalité
entre les hommes ne vivant que de chasse » (1995 : 189).
L’agriculture remontant au néolithique, il est aisé de
comprendre que la chasse au filet est pratiquée depuis des
milliers d’années. Il semble qu’elle soit liée au nomadisme
des peuples, à l’instar des Fang qui, avant et après la
sédentarisation, la pratiquent dans leur regroupement, selon
Ntoghe Ndong (2000). Cette activité assure ainsi au groupe
une nécessaire subsistance par l’apport protéinique qu’elle
procure (Pourtier, 1995). Car, suite à leur migration, les Fang
adaptent cette pratique au milieu forestier. Le passage du
fleuve et d’un arbre géant signifierait la traversée du Nil et
l’entrée dans le milieu forestier (Ndong Assoumou, 1982).
Et, à ce titre, cette migration pourrait être une légende dont la
restitution historique serait effective comme lorsque les
griots, de mémoire, plusieurs siècles après, désignèrent l’en-
droit où se trouvait avec exactitude, la capitale du royaume
de Ghana, Koumbi Saleh (Mbonimpa, 1989 : 19).
En dehors de la chasse au filet, objet de ce chapitre, les
Fang possèdent plusieurs techniques de prise de gibier. Il y a
la chasse au piège par laquelle les animaux sont pris par les
pattes ou par le cou, la chasse au chien qui est une variante de
la chasse au filet, la chasse au fusil, la chasse à la sagaie, aux
LA SOCIABILITE ANTHROPOLOGIQUE LORS DE LA CHASSE AU FILET 59

trous24. La spécificité de la chasse au filet est que son


caractère contraignant est atténué par la participation de
plusieurs personnes. En effet, la confection des filets, leur
mise en bout, le rabattement du gibier, la mise en œuvre des
chiens et la capture du gibier, sont autant d’activités exigeant
la présence d’un nombre important de personnes, surtout
lorsque le milieu est hostile. Cette difficulté augmente quand
il s’agit de réunir des personnes provenant de familles ou de
villages différents à cause des susceptibilités caractérielles ou
les rapports conflictuels entre lignages, clans ou personnes.
En outre, la mise en pratique de cette chasse exige la
réalisation d’un enclos à partir des filets de tous les
chasseurs. Ceux-ci sont ainsi tendus puis attachés les uns aux
autres. Ils sont ensuite accrochés aux branches des arbustes
dans leur partie supérieure puis fixés au sol, dans leur partie
inférieure, à l’aide des branchettes (Dupré, 1982 : 49). La
longueur de ces filets est variable. Elle peut aller de vingt
cinq à cinquante mètres et leur nombre est fonction de
l’étendue à couvrir. Mis bout à bout, il s’agit d’obtenir une
forme circulaire, de quelques centaines de mètres, englobant
la zone réputée giboyeuse (cf. figure 1, p. 60).

24
DU CHAILLU Paul, Voyages et aventures en Afrique équatoriale, CCF,
SEPIA, Libreville, 1990, décrit la manière dont les Fang tuaient les
éléphants à l’aide de la technique du piège à trous.
60 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Fig.1 : disposition des filets et position des chasseurs lors


de la chasse :

C’est par rapport aux personnes qui prennent part à cette


activité que se produisent plusieurs moments de sociabilité.
Etant réservée aux hommes, c’est uniquement entre eux que
des liens distendus par la monotonie quotidienne et la néces-
sité de se livrer aux activités de survie, trouvent un moyen de
revivification. La chasse au filet regroupe les hommes d’une
même famille, d’une maisonnée ou d’un groupe de villages,
qui partagent alors, en plus, la joie d’être ensemble. Selon les
animaux à traquer, le nombre de personnes varie. Quand il
s’agit d’une chasse à l’écureuil, ce nombre est moindre, alors
qu’à une partie de chasse à l’antilope, au phacochère ou au
buffle, elles seront plus nombreuses et certaines devraient
alors posséder en plus de l’expérience. C’est pourquoi entre
les participants, s’établissent une hiérarchisation et une répar-
tition des tâches entre adultes et jeunes. Ainsi, les personnes
âgées sont des tueurs de bêtes ou des surveillants alors que
les rabatteurs sont les adolescents. Au premier groupe, il
convient d’ajouter le pisteur voire le propriétaire de la forêt.
Les outils utilisés lors de la chasse au filet sont nombreux.
On peut citer les grands et les petits filets. Les premiers, avec
de grandes mailles, servent à couvrir des étendues impor-
tantes et sont susceptibles de prendre des animaux imposants.
LA SOCIABILITE ANTHROPOLOGIQUE LORS DE LA CHASSE AU FILET 61

Quant aux petits filets, aux mailles plus réduites, ils sont de
pose facile et permettent de capturer les rongeurs tels que les
rats palmistes, les porcs-épics, les écureuils… A ces premiers
outils, on peut ajouter les lances, les couteaux, les machettes,
les morceaux de bois, la corne d’antilope et les gourdins.

II.2. L’évolution de la chasse au filet ou la disparition


d’une activité sociale

Dans un pays où l’élevage est presque inexistant à cause


de la trypanosomiase, la chasse se révèle être une activité
importante d’apport protéinique. L’importance de la viande
dans l’alimentation des autochtones se manifeste par la
situation de trouble que crée l’absence de sa consommation.
La Gouamba, dont parle Du Chaillu25 et que Pourtier désigne
comme dérèglement du métabolisme (1989 : 198), est une
terrible sensation de manque poussant ceux qui la subissent à
rechercher à tout prix la consommation de gibier ; d’où la
persistance de la chasse au filet.
Ces activités connaissent une évolution par rapport aux
personnes prenant part à la chasse, aux matériels utilisés et à
l’organisation.
De nombreuses formes de sociabilité se produisaient dans
la préparation, c’est-à-dire contacter certaines personnes pour
leur annoncer le jour et le lieu de la chasse. Pendant la
chasse, l’extension des filets donnait lieu à des échanges ainsi
que pendant les prises de gibier, car il faut détendre les filets
et retirer les prises du jour. C’était déjà, pour les Fang,
d’importants moments de sociabilité.
La chasse au filet connaît de beaux jours jusqu’à
l’imposition, par la métropole, à la suite de la création des
25
DU CHAILLU Paul (1990), Voyages et aventures en Afrique Equatoriale,
Libreville, SEPIA.
62 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

sociétés concessionnaires en 1899, de l’économie de traite.


Celle-ci est basée sur le commerce des produits naturels, dits
du cru, comme l’ivoire, les peaux, les bois précieux… C’est à
cause de cette forme d’économie que les premières armes à
feu sont livrées aux chasseurs. Celle-ci sont progressivement
remplacées par le calibre douze, arme redoutable de pré-
cision, qui entraîne le déclin de la chasse au filet. Le calibre
douze, dans la mesure où son entretien est facile, favorise
l’individualisme et élimine de ce fait la sociabilité de la
chasse aux filets pratiquée par les chasseurs d’un village. Son
utilisation se généralise parce qu’elle est favorisée par les
Européens qui ont besoin des produits du cru en quantité
importante que les méthodes traditionnelles de chasse ne per-
mettent plus de fournir. L’opacité de la forêt réduisant
l’efficacité et la portée des armes traditionnelles, oblige les
Fang à se tourner vers le calibre douze, d’où sa vénération
par ce peuple, dans la mesure où il confère notamment
respectabilité dans le groupe, efficacité à la chasse et
possibilité de dissuader les personnes mal intentionnées.
Cette arme devient, dès lors, aussi importante pour un Fang
que la possession de plusieurs épouses.
L’une des raisons des migrations Fang vers l’Estuaire du
Komo ne serait autre chose que le désir d’entrer en contact
avec les Européens afin d’acquérir des biens matériels
(biaum) dont le fusil. Le fusil permet de prendre des animaux
sans plus fournir les efforts qu’exige la pose du piège ou du
filet. De plus, l’évolution de la société avec le travail
administratif ou celle de production ne facilite guère la
possibilité de se retrouver, comme cela se faisait dans le
cadre du village. Et, de nos jours, il est de plus en plus facile,
pour un citadin, de se procurer de la viande de gibier sur les
marchés de Libreville ou sur la route nationale 1.
Lorsque la sociabilité par la chasse au filet disparaît, de
nouvelles formes de rencontres se produisent et sont induites
LA SOCIABILITE ANTHROPOLOGIQUE LORS DE LA CHASSE AU FILET 63

par les activités nouvelles intégrées progressivement par les


Fang dans la religion, l’éducation, le travail….
Depuis la fin de la colonisation, l’activité de la chasse au
filet a connu un reflux. Elle se pratique de nos jours
uniquement dans le sud-est du Gabon où existent de
nombreuses plaines permettant aux populations des plateaux
(Obamba, Batéké, Mbahouin…) de capturer des animaux
comme l’antilope des plaines, appelée Ntsha. Mais le filet
reste utilisé par les Fang dans le but de capturer les oiseaux,
selon un système consistant à les prendre en épervier ou
encore quand il s’agit de prendre les animaux de basse-cour,
les pigeons, les colombes, voire les éperviers. Actuellement,
et de plus en plus, le filet sert davantage à capturer des bancs
de poissons dans les rivières et les fleuves du Gabon.
Cependant, malgré ce déclin, la chasse au filet a offert aux
chasseurs d’importants moments de sociabilité induisant le
fait que les chasseurs partagent, en dehors de la viande de
gibier, le plaisir d’être ensemble.

II.3. La sociabilité séculaire de la chasse au filet

Dans le processus de la chasse au filet, la sociabilité


intervient à plusieurs niveaux. Elle se produit dans la pré-
paration, le déroulement et le partage du produit de la chasse.
Elle laisse apparaître la joie que les chasseurs éprouvent
d’être ensemble et la perspective de prendre du gibier.
Pourtier avait déjà décelé l’importance des activités de
chasse au filet qui « se perpétuent moins comme technique de
production de viande que comme manifestation de la socia-
bilité » (1989 : 189). La sociabilité s’applique ici à la chasse
au filet et à la préparation de laquelle les principaux respon-
sables du village, les chasseurs, les pisteurs, les rabatteurs, le
propriétaire de la forêt, voire les curieux, se retrouvent et
64 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

décident du jour et des conditions dans lesquelles la chasse


aura lieu. Si la chasse a pour but de prendre de la viande, elle
constitue aussi le moyen de se retrouver, de renouveler une
relation amicale ou familiale, de revivifier des liens distendus
par les occupations quotidiennes et la monotonie de l’exis-
tence et d’évoquer ensuite quelques menus problèmes. Le
plaisir de se retrouver est manifesté par la petite blague
quelquefois caustique, que fait l’un des chasseurs à l’endroit
de l’autre lors de la préparation. Ce pourrait encore être une
tape amicale sur l’épaule dans la plaine à l’étape de la
vérification du filet ou le sourire, voire le geste discret et
silencieux durant l’étape décisive de la chasse.
Plusieurs raisons provoquent l’organisation d’une chasse
au filet. Il pourrait s’agir d’une cérémonie (retrait de deuil,
mariage, circoncision…). Ce pourrait encore être l’absence
de vivres, la destruction d’une plantation ou simplement la
présence abondante de gibiers dans une forêt laissée en
jachère. Le constat de l’abondance de gibier peut être effec-
tué par le responsable de la forêt qui s’adresse au chef de
village. Ce dernier organise alors la réunion. Celle-ci se
déroule dans le corps de garde situé à l’entrée du village de
manière à ce que toute personne qui y pénètre soit aperçue au
loin. Cet à cet endroit que les candidats à l’expédition se
retrouvent pour se concerter et mettre en marche le modus
operandi de la chasse. Ces rassemblements donnent « Aux
parents, alliés et voisins, l’occasion d’éprouver leur soli-
darité » (Pourtier, 1989 : 189) dans la mesure où ils se
retrouvent et peuvent deviser au corps de garde sur quelques
problèmes survenus au village, se donner des nouvelles et
partager, en l’espace d’une réunion, du vin de palme, des
arachides ou des bananes douces.
Bien que le plaisir de se retrouver soit prégnant, dans le
cas de la chasse au filet, les discussions ne traînent pas en
longueur dans le corps de garde. Le chef de village, placé au
LA SOCIABILITE ANTHROPOLOGIQUE LORS DE LA CHASSE AU FILET 65

milieu de l’assemblée, a le dos tourné au village. Il prend la


parole et informe les participants des raisons pour lesquelles
la réunion est convoquée. Il précise alors le jour du début, la
durée et l’endroit où aura lieu la chasse. Les chasseurs
peuvent demander de savoir, dans le cas d’une cérémonie,
combien de personnes sont attendues, afin de moduler le
nombre de jours de chasse pour satisfaire les invités en
viande. Durant cette rencontre, de nombreux problèmes sont
évoqués. C’est le moment d’aborder l’état des filets, d’insis-
ter sur le fait que les machettes soient bien aiguisées… les
personnes présentes souhaitent que la chasse se déroule dans
de meilleures conditions par rapport à l’année antérieure ou
un accident faillit coûter la vie à un chasseur… La réunion de
préparation à laquelle prend part Meyo M’Obiang26 vers
1940 dans la région de Kango, se déroule dans cet esprit de
convivialité.
Lors de cette réunion, il fut exigé la présence du plus grand
filet. Celui-ci étant la propriété d’un villageois voisin qui se
trouvait en déplacement, il fallait s’assurer que le propriétaire
soit revenu de voyage et qu’il ait fait raccommoder son
instrument dont les défectuosités paraissaient effectives à
plusieurs endroits. Durant la rencontre, on a épilogué sur le
caractère giboyeux de la forêt qui n’aurait pas reçu les chas-
seurs depuis quelques saisons permettant au gibier de se
multiplier. La position de la lune et la pluviométrie sont
d’autres critères pertinents. Il est souhaitable qu’il ne pleuve
pas durant la chasse car l’humidité tropicale est gênante et la
position de la lune, disent les spécialistes, permet, à un
moment donné, les meilleures prises. Avant la fin de la
réunion, il est recommandé aux chasseurs de s’abstenir de
tout rapport sexuel jusqu’à la date indiquée. Ils se doivent
d’être purs jusqu’au jour du départ, matinée de laquelle a lieu
26
MEYO M’OBIANG Moïse, 84 ans. Entretien du 15 Janvier 2001 à son
domicile de Lalala (Libreville, Gabon).
66 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

la cérémonie de bénédiction, qui, en même temps que l’absti-


nence sexuelle, contribue à purifier le corps et l’esprit des
chasseurs en les mettant en harmonie avec les ancêtres, inter-
cesseurs auprès de Dieu.
La cérémonie de bénédiction, Meti en fang, a lieu à
l’aurore du jour du départ. Le plus ancien du clan ou du
village, voire le nganga (sorcier, guérisseur), convoque les
chasseurs à son domicile. Ces derniers doivent être à jeun,
c’est-à-dire anutchir en fang. Derrière la case des femmes
(cuisine) et sur le fumier, l’ancien commence la cérémonie
devant le groupe de chasseurs. Chacun se détache en se
mettant devant lui. Il décline son identité, en procédant à ce
que l’on désigne en fang par l’Abara. L’Abara est la présen-
tation de sa généalogie jusqu’à l’ancêtre éponyme qui aurait
été en contact avec Dieu. Il précise les raisons pour lesquelles
c’est sa personne qui procède à cette cérémonie :

Fang Français
Me ne éyola na, me ne e « Je m’appelle tel, je suis le fils de
mone tare… Ba nane… tel autre et de telle autre… jusqu’à
(généalogie).Me ne l’ancêtre fondateur. J’appartiens à
mone ayong … Be lé tel lignage. J’ai été désigné pour
mena me va mine meti vous bénir parce que je suis
akana ma me ligne ya actuellement le dernier de vos
ndzo bore besô. pères vivant. Tous mes frères s’en
BObezand be mana ke si sont allés auprès de Dieu. Si je
ayat. Ngue mava mine vous bénis ce matin c’est pour que
meti etchire nyi akana tous vos péchés soient lavés et que
minseme mikore mine la chasse à laquelle vous vous
ngoul yefe na mine shui rendez soit fructueuse et sans
betsire abii more gue den heurts pour tous… ».
dzume.
LA SOCIABILITE ANTHROPOLOGIQUE LORS DE LA CHASSE AU FILET 67

C’est à une cérémonie de cette nature à laquelle prend part


François Nguema27.
Durant celle-ci, les paroles prononcées étaient les sui-
vantes :

Fang Français
Me ne Ndong Fulu, « Je suis Ndong Fulu, fils de
emone Fulu Bengone ba Fulu Bengone et de Oyane Esso.
oyane Esso. Ayong tare, De par mon père je suis Oyerk
me ne mone Oyerk me to et Yefale par ma mère. Je bénis
ke mongone yefale. Mava le chasseur (x) fils de (y) et de
we meti na miyeng wake, (z) afin que vous lui permettiez
bevame bebona owui de prendre tous les animaux
betsir abii na aku nécessaires à la cérémonie de
dayidzere eyere lort. retrait de deuil qui aura lieu
dans quelques jours.».

En même temps que les paroles, le géronte abreuve le


chasseur d’un bouquet de feuilles trempées chaque fois dans
le sceau contenant un liquide assez complexifié. Puis il prend
les mains du chasseur, crache dessus en les soulevant et en
disant : « va sans te retourner ». Chaque chasseur subit le
même traitement à la suite duquel il va récupérer ses outils à
son domicile. Il en profite pour dire au revoir à sa famille
après avoir consommé un repas frugal qui permet de « fermer
le cœur », e dzu nem, comme on dit, car il est dangereux
physiquement et spirituellement de sortir sans manger
quelque chose le matin. La procession peut alors se diriger
vers le lieu de la chasse.

27
NGUEMA François, 70 ans, habitant Bikélé. Entretien du 20 janvier
2001.
68 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

II.4. La sociabilité silencieuse lors du déroulement


brouillant de la chasse

La sociabilité se produit une fois de plus à la pose des


filets, au moment du rabattage et pendant le partage du
gibier. La pose des filets est un moment particulier au cours
duquel le silence et l’abstention de fumer sont de rigueur. A
ce moment, la communication s’effectue entre les personnes
visibles par des gestes afin de ne pas effrayer le gibier. Avant
de poser les filets, on les vérifie une dernière fois dans une
clairière non loin de la forêt retenue. A cette occasion, ils
sont déployés de manière à voir s’ils ne présentent aucun
problème de dernière minute et les chasseurs en profitent
pour les classer dans l’ordre où ils seront déployés sur le ter-
rain. Cette dernière vérification permet de choisir les diffé-
rents types de filet (long ou court) afin de les adapter aux
endroits giboyeux (le plus long aux grandes mailles aux
endroits supposés posséder le gros gibier ; les plus courts aux
petites mailles aux autres endroits). Après cette ultime vérifi-
cation, ils sont superposés et pliés pour être facilement
déroulés sur le lieu des opérations. L’arrivée sur la zone de
chasse donne lieu au défrichage, de la part des jeunes, des
herbes et des arbustes placés sur les parties où les filets
doivent être placés. Selon l’étendue de la zone de chasse,
cette opération de pose des filets peut prendre une quinzaine,
voire une trentaine de minutes tout au plus.
Le déploiement du filet obéit à une technique particulière
et est exécuté par des spécialistes. Ceux-ci interviennent dans
la mesure où le filet doit être bien tendu pour éviter que les
animaux ne s’en échappent par des ouvertures que pourrait
laisser un novice. C’est pourquoi, l’un des instruments, la
brindille d’arbre en forme de crochet, sert à le fixer au sol
afin de fermer toute ouverture tandis que les branches des
arbres servent à le maintenir en hauteur évitant que les ani-
LA SOCIABILITE ANTHROPOLOGIQUE LORS DE LA CHASSE AU FILET 69

maux ne puissent passer au dessus. Dans ce déploiement,


plusieurs personnes se livrent à des activités définies. Les
chasseurs sont postés à certains points précis des filets alors
que les rabatteurs se retrouvent à l’entrée. En outre, ce
positionnement obéit à une répartition des tâches par âge. Les
personnes âgées sont chargées d’achever le gibier pris dans
les filets et sont équipées, de ce fait, de lances, de machettes,
de gourdins et de cordes. C’est dans la pratique de la chasse
au filet que les jeunes acquièrent à la fois une forme d’édu-
cation et d’apprentissage du travail en groupe. Ainsi, les
garçons prennent conscience de leur rôle dans la société et
découvrent la forêt. Ils assimilent alors les règles comporte-
mentales, les attitudes de la chasse et le travail, voire la vie
en groupe (Pourtier, 1989 : 188).
Une fois que les filets sont attachés et tous les acteurs pré-
sents à leur poste, le coup d’envoi de la chasse est donné.
Deux attitudes sont observées. Les jeunes accompagnés des
chiens munis de grelots se mettent à hurler, à battre les
arbres, à siffler sur une corne d’antilope, à taper des mains
afin d’effrayer le gibier et le faire sortir de sa tanière : (hou,
hou, hou, hou, oh, oh, oh, battements des mains, claquements
de bouts de bois sur les arbres…) le tout accompagné des
aboiements des chiens. Dans le même temps, les chasseurs
restent muets à l’affût du moindre animal. Dès que celui-ci,
pris de panique, suite au brouhaha, sort de sa tanière affolé et
se signale en sautant et courant, il tente de fuir malgré tout,
mais en se dirigeant vers le filet, il se fait prendre. Le chas-
seur posté devant son filet l’abat à coup de machette, de
gourdin ou de lance. C’est là une des manifestations de cette
sociabilité où la prise de gibier est le fruit du travail de
plusieurs acteurs. Ceux-ci peuvent, soit le laisser sur place
s’il est imposant, soit le mettre dans leur besace. Quelquefois,
pour manifester une solidarité, un chasseur laisse son voisin
abattre un gibier quand il en a déjà pris. Une fois la zone
70 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

choisie passée au crible et les chasseurs appréciant que plus


rien ne peut se terrer, les participants se regroupent et font le
décompte des animaux pris. A la suite de cette opération, les
filets sont démontés et l’on se prépare alors à l’étape du
partage qui peut entraîner quelques divergences.

II.5. Une répartition du gibier quelquefois mouvementée

Dès lors qu’il y a plusieurs personnes en un lieu, des


discordes interviennent et provoquent la rupture de la socia-
bilité. Mais cette rupture est l’occasion, pour les antagonistes,
de mieux se retrouver au village pour repartir sur de nou-
velles bases. Selon les prises réalisées et les personnes pre-
nant part à la chasse, la distribution de la viande peut s’ef-
fectuer paisiblement ou de manière difficile. Ainsi, c’est
d’après le rôle de chaque acteur qu’une partie spécifique du
gibier lui est attribuée. L’attribution a ses règles et leur non-
observation peut entraîner des discordes entre les chasseurs
car chaque morceau de gibier a un sens et une signification
mystiques. Cette pratique s’observe déjà en Europe
médiévale. En effet, selon Grieco (1990), lors de la chasse au
sanglier, la répartition des parties de l’animal obéit à une
distinction entre les abats et le reste de la carcasse. Pour lui,
celui qui a tué le sanglier, par exemple, « peut prendre les
testicules, la tête et les entrailles de la bête » (1990 : 24) afin
de contribuer à l’amélioration de ses capacités en incorporant
en lui le côté sauvage et la sexualité débridée de la bête. Il est
aussi reconnu que s’il s’agit de certains animaux, civette
(ordre des pholidotes), pangolins (famille des viverridés)…
les parties sexuelles doivent être retirées immédiatement afin
d’éviter que la forte odeur s’en dégageant ne se répande sur
le reste de l’animal risquant de le rendre immangeable ; d’où
la nécessité que cette opération soit effectuée par un habitué.
LA SOCIABILITE ANTHROPOLOGIQUE LORS DE LA CHASSE AU FILET 71

La tradition mystique sur le rôle de chaque partie de la bête


demeure en vigueur de nos jours chez les Fang, de sorte que :
« la part qui revient à chacun des postes (chasseurs) est
censée doter (ses) receveurs de pouvoirs magiques qui leur
permettront dans le futur d’assurer leur fonction avec effica-
cité. C’est le cas du cœur du gorille… des entrailles et des
abats pour le tueur, des reins pour le grimpeur-rabat-
teurs…du cou et du foie pour les possesseurs de chiens »
(Dupré, 1982 : 62). Autrement dit, le mysticisme intervient
ici comme dans d’autres activités. Les grands chasseurs qui
possèdent des gris-gris leur assurant des prises régulières
reçoivent des morceaux censés satisfaire l’esprit qui rend
cette opération heureuse. Dupré apporte des éclaircissements
sur la clé de répartition et la hiérarchie des morceaux du
gibier : « un pisteur prendra un gigot ; un tueur se
contenterait tout aussi d’un gigot, d’une tête, d’un cœur ou
d’un abats ; un aide prendrait le haut de la colonne ver-
tébrale, le possesseur des chiens, le foie ou le cou ; quant aux
rabatteurs et hommes de filets, ils se contenteront du reste de
l’animal » (1982 : 53).
Lors d’une chasse au filet qui s’est produite en amont du
fleuve Nkoma (Komo) non loin du village Adza Avebe vers la
fin des années soixante, Ntoghe Ndong28 affirme que des
gazelles (origulés), des porcs-épics (rongeurs), des civettes,
des antilopes (bovidés), des phacochères (origulés), des
pythons (réticulés)… furent pris et des discordes intervinrent
entre les chasseurs. A cette occasion, après le règlement du
différend, l’un des antagonistes invita l’autre à partager son
repas le lendemain.
En matière de discorde, deux types peuvent intervenir. Le
premier type se produit quand la chasse n’est pas assez
fructueuse et qu’elle se déroule entre jeunes. Le partage
28
NTOGHE NDONG, 70 ans, habitant Adok Foula, entretien du 12
novembre 2000.
72 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

s’avérant parfois difficile et ces adolescents ne possédant pas


la longanimité des personnes âgées, ils se querellent et
s’injurient avec des prises de mains. Le litige, dans ce cas, est
tranché au village par les sages qui rendront justice selon le
principe qui veut que le plus âgé ait toujours raison. Mais, le
plus jeune n’a pas tout à fait tort, il aurait dû simplement
tenir compte de la gérontocratie qui régit la société fang. Le
second type de conflit se produit lors de l’affrontement des
gris-gris de puissance des chasseurs. En effet, pendant le
déroulement de la chasse, les chasseurs et leurs gris-gris sont
en compétition. Le gris-gris le plus puissant attire néces-
sairement le gibier vers le filet de son possesseur. Le chas-
seur concerné prend alors plus de bêtes que les autres, ce qui
n’est pas du goût des perdants dont les gris-gris se sont
révélés inefficaces pendant les opérations. Ce genre de con-
flits se règlent sur le lieu de la chasse afin qu’ils ne
parviennent pas aux oreilles des villageois au risque, si le
secret est connu de tous, d’affaiblir irrémédiablement la
puissance du chasseur concerné. Quand on peut le détecter
pendant la chasse, le chasseur puissant est écarté. Or, quand
cela n’a pas été possible et que le litige se produit, la viande
en question revient de droit au plus âgé des chasseurs ou est
simplement partagée également par les participants. A la
suite du partage, la préparation du gibier a lieu au village par
les femmes. C’est une autre occasion de réaliser des com-
mensalités rapprochant les convives qui éprouvent, comme
les chasseurs, la joie de se retrouver dans une atmosphère
moins austère que la dure réalité de la chasse au filet.
La chasse au filet est une activité regroupant plusieurs
personnes d’origines diverses. Elle met en scène des spécia-
listes dans le but de prendre le gibier, mais permet aussi de se
retrouver afin de renouveler la relation familiale ou amicale.
Elle joue un rôle d’éducation, de socialisation et d’éveil de la
conscience des garçons qui apprennent à connaître leur
LA SOCIABILITE ANTHROPOLOGIQUE LORS DE LA CHASSE AU FILET 73

environnement et les techniques de prise de gibier. De plus,


elle facilite la sociabilité entre les hommes d’une contrée.
C’est une activité pratiquée par plusieurs peuples dont les
Fang et qui tend à disparaître à cause de la complexité de sa
mise en œuvre et la présence des moyens permettant de
réaliser individuellement la chasse. En outre, il est aisé, de
nos jours de trouver du gibier en abondance sur les marchés
de Libreville, voire dans les villages situés tout au long de la
route nationale.
A un moment où l’on parle d’un retour vers la nature et de
la préservation de la faune et de la flore, la chasse au filet
demeure un moyen de prélèvement sage permettant de
relâcher les animaux non désirés. Elle facilite le retissement
des liens entre membres de la communauté et la préservation
d’une faune riche et variée pour la postérité. Elle assure ainsi,
à termes, à nos descendants, la possibilité de voir effecti-
vement un lion, ou un éléphant dans son environnement
naturel au lieu de le contempler dans un zoo européen. La
préservation de cette faune favoriserait, à terme, la promotion
d’un écotourisme, la sauvegarde de notre écosystème, pou-
mon du monde et la création de commensalités qui per-
mettent aux jeunes de se retrouver pour consommer ensemble
du gibier.
Chapitre III :

DES COMMENSALITES EVOLUTIVES DANS LE


e e
TERRITOIRE DU GABON (XIX -XX SIECLES)

Après avoir pratiqué la chasse au filet, il est de coutume de


consommer les produits de cette activité de manière isolée ou
en groupe. Dans le présent chapitre, nous nous intéressons à
la consommation alimentaire en groupe ou commensalité (le
fait de manger ensemble). Si l'étude de la consommation
conduit au cœur des relations sociales au sein d'un groupe
donné, l'intérêt pour cette étude, par contre, ne se manifeste
chez les historiens qu'au XVIIe siècle. Ils s'en détournent
aussitôt au XIXe siècle, à la suite de l'orientation de l'école
méthodique qui réduit le champ de l'histoire au politique.
Cependant, la rupture épistémologique suscitée par les
Annales, favorise à nouveau l'intérêt pour le manger et le
boire ; d'où ce chapitre qui se situe dans le cadre de l'histoire
sociale, notamment de la sociabilité. La sociabilité est ce que
l’on fait ensemble29. Elle est ici considérée dans son sens
informel, c’est-à-dire, fondée sur des relations codifiées qui
se produisent pendant l’acte de manger et de boire. La
commensalité, ou manger ensemble, se produit à certains

29
Pour comprendre la sociabilité voir MEYO–ME–NKOGHE Dieudonné,
« Les formes de sociabilité dans les rues de Libreville », in Iboogha 3,
ENS, Libreville, 1999, p. 53-79.
76 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

moments de la journée et occupe une partie importante de la


vie des peuples qui doivent, à cet effet, produire, transformer
et consommer les produits de leur environnement.
Manger et boire ensemble constituent de ce fait, dans toute
société, des moments importants de sociabilité permettant de
créer ou de revivifier des liens entre des convives qui, tout en
assouvissant leur faim, rencontrent, dans la même exaltation,
les autres. La forme d'une civilisation se mesure alors par la
manière dont l'homme se nourrit. Obenga ne disait-il pas que
« L'homme est ce que l'homme mange » (1985 : 19). C’est
dire que la commensalité et la convivialité sont porteuses de
sociabilité. Cicéron est sûrement de cet avis quand il écrit :
« Nos ancêtres ont eu bien raison de donner le nom de
convivium (vie commune) à une réunion d'amis accoudés
autour d'une table, en pensant qu'elle implique une
communion de vie » (Thelamon, 1990 : 9-10). La réunion
d’amis se déroule autour d’un dispositif aussi matériel que
symbolique formant un tout cohérent par lequel le commen-
sal renouvelle sa relation au monde.
L’orientation de ce chapitre nous conduit à privilégier les
repas pris ensemble à l’exclusion des repas familiaux dans
les limites des XIXe et XXe siècles. Cette limitation est due
simplement au fait que c’est vers le milieu du XIXe siècle que
les premiers explorateurs s’intéressent à l’intérieur du conti-
nent et découvrent les populations qui y vivent. La première
borne est à situer vers 1850, quand les Européens cherchent
des voies pouvant les conduire au centre de l’Afrique. C’est à
cette occasion que les explorateurs décrivent les mœurs des
peuples de l’arrière-pays gabonais. La seconde est l’année
1960, date de l’indépendance du Gabon, mais aussi, de la
consécration de la transformation du peuple gabonais par
l’influence de la présence européenne à travers l’école et la
religion.
DES COMMENSALITES EVOLUTIVES AU GABON 77

Bien que délimitée dans le temps, l'écriture de la problé-


matique alimentaire reste tout aussi limitée par la disponi-
bilité des sources. A ce propos, les rapports des anciens
administrateurs coloniaux signalent insuffisamment quelques
faits de sociabilité, ce qui contraint l'orientation vers les
relations de voyage et les comptes rendus d'explorations qui
donnent une nouvelle perspective à l'histoire sociale en ce
sens qu'ils fournissent des pistes nouvelles qui sortent des
sentiers battus de l'histoire coloniale. Les documents légués
par les administrateurs coloniaux comportent des données
orientées vers les rapports colonisés/colonisateurs et ne
permettent pas, de ce fait, de réaliser une histoire totale dans
le sens qu’en donnaient les tenants des Annales. En dépit de
cette carence, deux types d’ouvrages ont retenu notre atten-
tion dans ce chapitre. Il s'agit, d’une part, des œuvres métho-
dologiques, notamment les Actes du colloque de Rouen :
« La sociabilité à table… »30 et celui tenu à l'EHESS31
« Tables d'hier. Tables d'ailleurs »32. Le premier a l'avantage
de présenter les manières de manger ensemble dans la longue
durée, et d’aborder l'imaginaire et les rites, tandis que le
second pose des problématiques nouvelles en histoire
alimentaire et présente les sociétés occidentales, orientales et
africaines, ouvrant ainsi de nouvelles pistes sur le thème
abordé. D’autre part, parmi les ouvrages sur le Gabon, le
classique Du Chaillu a retenu notre attention. Il a fourni des
informations sur les mœurs alimentaires des peuples
rencontrés, rendant ainsi compte des repas pris ensemble et

30
La sociabilité à table. Commensalité et convivialité à travers les âges,
Actes du colloque de Rouen, 14-17 novembre 1990, PUR, n° 178.
31
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
32
FLANDRIN Jean Louis, (1999), Table d'hier. Table d'ailleurs, Paris,
Odile Jacob.
78 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

des ordalies. Quant aux ouvrages d'Annie Merlet33, ils ont


permis de voir la vie des peuples de l'Estuaire et de l'arrière-
pays. Les renseignements pris ici ou là permettent de poser
les questions suivantes : comment ont évolué les manières de
manger au Gabon ? Que consomment les populations de cet
espace géographique et comment y mange-t-on ensemble34 ?

III.1. L'alimentation au Gabon : Une question sociale


primordiale !

Dans la chronologie occidentale, l’histoire africaine serait


à découper en deux périodes : l’époque précoloniale et l’épo-
que coloniale. Le terminus ad quem de la première période se
situerait à l’année 1899 marquant la création des sociétés
concessionnaires et l’occupation effective du territoire.35
Mais cette approche semble réductrice. C’est pourquoi il
importe de rejeter la colonisation comme problématique
spécifique pour privilégier la vie des peuples dont le dérou-
lement est continu depuis les premiers Africains, même si
l’influence coloniale a touché une partie importante de ces
populations. Mais celle-ci est réduite par la portée des
phénomènes comme le code de l’indigénat36 et les deux

33
MERLET, Annie(1990), Le pays des trois estuaires 1471-1900,
Libreville, SEPIA et (1989) Légendes et Histoire des Myéné de l’Ogooué,
Libreville, SEPIA.
34
L'alimentation demeure au cœur des relations sociales d’un peuple et
favorise les rapports sociaux. La fréquence de la consommation influence
le psychisme et, par conséquent, les manières de manger des populations
dont le dispositif symbolique varie selon les circonstances.
35
Le professeur METEGUE N’NAH Nicolas fait débuter cette période à
l’année 1839 marquant la date de signature du premier accord de cession
de territoire entre Bouët Willaumez et le roi Denis Rapontchombo.
36
Le code de l’indigénat est ce fameux code entré en vigueur en 1910 et
qui prévoit des peines de police (enfermement, bastonnade…) contre les
DES COMMENSALITES EVOLUTIVES AU GABON 79

collèges électoraux qui écartent la majorité de la population


de la participation effective aux affaires du territoire. C’est
dans cette perspective que nous préférons une approche
thématique faisant apparaître le manger et le boire comme
des actes terminaux d’un processus dont la fréquence varie
selon les peuples. Ces actes impliquent des relations sociales
intégratives ou ségrégationnistes. Chez les Fang du Gabon,
par exemple, en plus du fait que les femmes mangent entre
elles ainsi que les hommes et les enfants, le repas du matin
est constitué de la nourriture de la veille, chauffée, contrai-
rement aux Pygmées Baka à propos desquels Flandrin
affirme que « du petit déjeuner, pris le matin au lever avant
de quitter le camp…Il s'agit…d'une partie du repas de la
veille…mangée froide » (1999 : 441). Si, ici, c’est le
caractère froid qui différencie le repas du matin des autres ;
ce n’est pas le cas en France. Dans ce dernier pays, ce
pourrait être la sucrerie ou des aliments appropriés comme
les œufs, le beurre, le jus d’orange…tout comme chez les
Nzébi. Le repas principal des Fang est celui du crépuscule
après le retour des champs. Cependant, en attendant ce
moment, que ce soit aux champs où au village, on se contente
de quelques mets légers (banane, avocat, orange, miel…)
permettant de tenir la journée jusqu’au moment ou tous les
villageois se retrouvent. Cette pratique est observée au
Kongo, comme le rapporte Obenga (1985 : 26), quand il
signale la frugalité des habitants de ce territoire qui ne font
qu'un repas par jour, celui du soir. Ils se contentent de
quelques arachides ou d'une bouchée de manioc dans la
journée. La consommation alimentaire, du matin et du soir,
ponctue alors le début et la fin de la journée, devenant, de ce
fait, des indicatifs temporels.

populations locales en cas de non payement de l’impôt de capitation, de


non respect du commandant…
80 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

A l’époque précoloniale, les groupes vivant au Gabon con-


somment les produits issus de leur environnement. Il est alors
coutume, pour le peuple fang et selon Meyo-M’Obiang37 ,
que la majorité des plats consommés soient à base de foe et
de fane qui sont des amandes de fruit de deux arbres de la
forêt. L’amande est extraite de la noix, elle est ensuite
écrasée et lavée à l’eau chaude avant d’être posée sur la claie.
Ecrasée, sa poudre est mélangée avec les différents protides.
L’un des menus consiste à ajouter à de la viande de gibier, la
poudre de Foe ou de fane. Le tout mélangé avec du sel pro-
venant de Zame, c’est-à-dire de la paille qui, quand elle est
brûlée, donne une forme de produit utilisé comme du sel. A
ce plat, il est souvent ajouté du piment...
Par contre chez les Nzébi, et selon Dupré « le repas
ordinaire (est) constitué d'un plat de légumes et de manioc…
(et) les plus prisées sont les viandes d'animaux domestiques,
de l'antilope d'eau, du python et des silures. Au bas de la
hiérarchie des viandes viennent les têtards, les petits ron-
geurs, les chenilles et les grenouilles qui sont des nourri-
tures d'appoint » (1982 : 94-95). Ces produits sont mélangés
de Mougnimbi (épice locale constituée d’écorce que l’on
appelle ésun en fang) et de l’huile de palme et s’accom-
pagnent de manioc ou du Mboumbi (banane ou tarot pilé,
ditouk en Ipunu).
S’agissant de la dénomination des repas, elle est fonction
des condiments qui les composent. Ainsi, l'un des plats ap-
préciés par la plupart des Gabonais est le "Nyemboué",
désigné ainsi par les Mpongwé alors que les Fang le
désignent par émag. Il est à base de noix de palme. Selon les
produits avec lesquels il est préparé, on parlera de poulet au
Nyemboué, de porc-épic au Nyemboué… dont la réalisation

37
MEYO-M’OBIANG, Moïse, entretiens à Libreville le 15 décembre 2000.
DES COMMENSALITES EVOLUTIVES AU GABON 81

comporte de l’« ésun »38, épice locale, des aubergines, du


piment et parfois de la tisane (osim en fang). Avec la
présence européenne, les cuisinières ajoutent de l’oignon et la
consommation de ces plats s’accompagne de bananes, de
tarot, de manioc, voire de riz.
Un autre plat partagé par les peuples du territoire, est
l'odika fait à base d'amandes de noix de manguier sauvage.
Gaulme le signale déjà au XVIIe siècle quand il écrit que "le
chocolat (odika) est préparé avec des mangues sauvages
(oba) dont le noyau séché au soleil puis grillé dans une
marmite est enfin concassé dans un plat » (1980 : 60). On
peut aussi retenir les plats basés sur l’arachide (Owone en
Fang), dont les mets sont particulièrement appréciés dans le
nord du Gabon, l'oseille, le folong et, depuis la présence
européenne, des plats dont la sauce provient de la tomate
concentrée. Ces différents mets sont susceptibles d’être
mélangés avec de l'ail et du poivre dont l'une des espèces,
Afromomum melegueta, très prisée par des Européens au XVe
siècle, fut l'objet d'un commerce intense entre l'Afrique et
l'Europe au Moyen Age.39
Concernant enfin la présentation et la prise des repas, elles
dépendent des circonstances. La présentation fait l'objet de
soins particuliers lorsqu'il s'agit d'une cérémonie religieuse
ou quand des convives importants sont reçus. Lors de la prise
des repas, après avoir servi les enfants, l’usage veut que les
aînés se servent les premiers et, avant la fin, quand il n’y a
plus grand chose dans l’assiette, il leur est vivement recom-
mandé de laisser les cadets achevés le plat. De plus, il est

38
Epice locale que les Européens ne connaissent pas sinon il aurait été
peu probable qu’ils se rendent en Asie pour en trouver. Elle a une odeur
qui améliore le goût de certains mets.
39
Cf. MEYO-ME-NKOGHE, D. D., « L’Afrique, l’Europe et les épices », in
Revue de l’IRSH, n° 4-5, Juin 2000.
82 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

malséant de faire du bruit en mâchant ou de parler la bouche


pleine.40
Manger et boire codifient ainsi les relations sociales au
sein du groupe et par le fait qu’ils se font ensemble, entraî-
nent la sociabilité. Les différents repas se déroulent dans une
pièce qui peut être un corps de garde, un mbandja ou la salle
à manger d’une maison. Souvent, pendant le repas du soir et
lorsque les convives n’ont pu le terminer, il s’agit de le
conserver. La méthode de conservation consiste en la pose de
la marmite sur les braises du foyer dont les pierres sont
retirées afin qu’elle repose directement sur celles-ci en train
de s’éteindre. Un autre procédé consiste à mettre trois mor-
ceaux de charbon de bois dans la marmite ou plus simple-
ment à chauffer la casserole et la déposer sur la claie. Ces
techniques permettent de conserver quelques jours les nom-
breux plats de l’univers culinaires gabonais.
L’alimentation, du fait de sa production, sa transformation
et enfin sa consommation, facilite les relations sociales.

III.2. Des denrées locales aux produits importés : une


alimentation diversifiée

La présence européenne apporte des éléments nouveaux de


nutrition dans l’alimentation. Elle ne fait nullement dispa-
raître les méthodes anciennes qui persistent chez la majorité
de la population. Mais à côté d’elles se créent de nouvelles
alimentations que l’on rencontre chez certains groupes de
populations (évolués, Blancs, élèves en internats, militaires)
qui, tout en mangeant les produits de leurs terroirs, consom-
ment aussi ceux qui sont importés et que l’on trouve dans
plusieurs magasins de la place, ce qui a pour conséquence
l’existence d’une compétition entre deux types d’alimen-
40
D’après MEYO–M’OBIANG Moïse, entretien le 15 décembre 2000.
DES COMMENSALITES EVOLUTIVES AU GABON 83

tation qui se poursuit jusqu’à nos jours. Ainsi à côté des


produits locaux, il y a le pain, mais aussi d’autres produits
introduits dans l’alimentation des élèves, des travailleurs des
chantiers forestiers et dans les villes auprès des couches de
populations nouvelles comme les évolués.
Au XIXe siècle, l’alimentation des Gabonais est diver-
sifiée. C’est pourquoi Merlet peut écrire, par exemple,
qu'« un plat de chenilles fumées apprêtées à l'huile de palme
et saupoudrées de sel d'herbes » (1990 : 318-320) est offert
aux hôtes de marque dans la région de Franceville. Ambou-
rouet Avaro signale, de son côté, que les Galwa consom-
maient avant cette époque « de la viande de chiens…, (des)
rats, (des) grenouilles et (des) escargots » (1981 : 118).
Outre ces mets occasionnels, les Gabonais s’intéressent,
selon Merlet, aux produits comme de la viande et du poisson
ou « des poulets, des bananes, des poissons…des œufs de
tortue… » (1990 : 219), que les Okanda (peuple du Gabon)
consommeraient seulement depuis l’installation européenne.
En fait, l'alimentation gabonaise est composée de trois
grandes catégories de produits. Il s'agit des viandes (gazelles,
antilopes, rongeurs, éléphants…), des poissons de mer et
d'eau douce, des légumes et des féculents. Mais cette
alimentation change avec l’installation européenne.
Celle-ci entraîne une évolution alimentaire. En plus de la
viande de gibier, il est alors possible de trouver, à Libreville,
vers 1958, chez les évolués et les Européens de la place, de la
viande de bœuf provenant du Cameroun et du Tchad et
vendue par des boucheries tenues par des expatriés. Dans ces
magasins, le consommateur peut se procurer, en plus du
lapin, des rôtis de veau ou de porc, du ris et de la cervelle
(Lasserre 1958 : 248). Quelques boucheries détenues par des
autochtones proposent aussi du cabri, du mouton et du porc
d'élevage local. On trouve, dans d'autres magasins, du pain,
du vin, des sardines à l'huile et des conserves diverses et
84 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

aussi de la morue et, de temps en temps, un rôti ou un pot-au-


feu (Lasserre, 1958 : 252). A ces produits s’ajoutent ceux qui
sont importés de France comme des « haricots verts, tomates,
laitues, poireaux et carottes, choux et navets, piments verts,
aubergines ou concombres » (Lasserre, 1958 : 248) qui
doivent être cuits avant consommation.
Pour cuire les aliments, les femmes gabonaises se servent
des foyers chauffés au feu de bois. Ceux-ci sont souvent
constitués de trois pierres qui soutiennent des marmites en
terre ou en fer pouvant contenir les féculents dont l’origine
pose problème. En effet, s'il est évident que le riz et la
pomme de terre consommés grâce à la présence européenne,
sont d'origine étrangère, ce n'est pas le cas du manioc, dont
l'historiographie officielle retient souvent qu'il provient
d'Amérique et qu’il aurait été introduit par les Portugais au
e
XVI siècle. Sans rejeter cette assertion, il est néanmoins
possible d'affirmer, avec Ambourouet Avaro (1981), que des
variétés sauvages de ce produit existaient et que ce sont elles
que les Gabonais mangeaient avant l'arrivée européenne. De
fait, on peut observer, à propos du tubercule de manioc et
selon Meyo-M’Obiang, qu'il a plusieurs variétés. Il y a le
Matadi (à la peau rouge) qui désigne une espèce venue du
Congo belge tout comme l’Okwata à la peau blanche. Ces
variétés sont comestibles en tubercules et en cassadent. Il y a,
en outre, Menang et Mecongo, qui sont des variétés
provenant du royaume du Congo et qui ont la particularité
d'être amères. Elles ne sont pas comestibles directement et
doivent subir un traitement pour en extraire l'acide qui s'y
trouve. On peut aussi retenir, nsur mbô, à la peau sombre et
Atshi kou Mbô, de couleur jaune, comestibles avec ou sans
transformation. Anzama Mbô, apporté semble-t-il par les
Fang au cours de leur migration41. En fait, de ce qui précède,
41
Ces informations sont fournies par MEYO-M’OBIANG, entretien du 15
décembre 2000.
DES COMMENSALITES EVOLUTIVES AU GABON 85

il est possible d'affirmer que les Portugais auraient introduit,


depuis le royaume du Congo, où ils sont présents dès le XVIe
siècle, les variétés Mecongo et Menang qui ont rejoint les
espèces sauvages locales déjà inscrites dans les habitudes
alimentaires gabonaises. Ces féculents accompagnent les
principaux repas des Gabonais.
Pour prendre leur repas, en plus des féculents, les Gabo-
nais boivent de l'eau, certaines boissons traditionnelles et
importées parfois alcoolisées. A propos des premières, Du
Chaillu annonce la consommation du mimbo, vin de palme
qui coule à flots lors des cérémonies au cours desquelles les
populations s’enivrent de cette boisson. Il y a, en plus, du vin
de canne, du vin de maïs et, surtout de l'eau de vie introduite
par les Européens selon Ambourouet Avaro qui « devient
plus nécessaire que l'eau naturelle » (1981 : 258). De plus,
celle-ci perturbe les populations locales, comme l’affirme
Schweitzer quand il se plaint de ses méfaits sur les popu-
lations de Lambaréné qui convertissent leur argent gagné sur
les chantiers, « en eau de vie dans une factorerie, (de sorte
qu’ils)… n'arrivent chez eux que pendant la nuit, abomi-
nablement ivres et hors d'état de travailler le jour suivant »
(1964 : 63). Cette attitude a forgé la réputation des Gabonais
selon laquelle ce serait un peuple peu travailleur et enclin à la
facilité.

III.3. Des convives aux manières de manger en mutation

La population du Gabon est composée de plusieurs peuples


qui peuvent se réduire aux Pygmées et aux Bantous42. L’uni-
vers culinaire est enrichi par cette diversité ethnique et les

42
Pour en savoir davantage sur les Bantou, lire notamment Théophile
OBENGA, (1985) Les Bantu, langues, peuples, civilisations, Paris,
Présence africaine.
86 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

groupes sociaux établissent entre eux des ségrégations


fondées sur le sexe et les relations ancestrales.
Les migrations bantoues qui commencent au premier mil-
lénaire avant J.C., se poursuivent jusqu'au XVIIIe siècle (Cf.
Obenga, 1985). Les Bantou auraient vécu sur les hauts pla-
teaux à l'ouest du Cameroun et se seraient établis dans cette
région en même temps qu’en Afrique orientale et australe. En
arrivant dans l'espace que constitue aujourd’hui le Gabon, les
Bantou trouvent sur place les Pygmées, qui semblent être
parmi les plus anciens habitants du territoire. Les Mpongwé
seraient arrivés sur la côte au XVIe siècle tandis que les Benga
y parviennent au XVIIe siècle. Ces peuples apportent leurs
techniques alimentaires et consomment des mets variés
contribuant ainsi à l’enrichissement de la culture gabonaise.
C'est avec les explorations, de nombreux aléas politiques et
diplomatiques que ce territoire prend sa forme actuelle.
A la suite de la politique française d’assimilation et d’as-
sociation, se dégagent deux groupes principaux : les autoch-
tones, les Français et assimilés. Les évolués font partie de
cette dernière catégorie. Le statut d’«évolué» est créé en
1943, par le gouverneur général Eboué. Et à propos de celui-
ci, Goyi, dans sa thèse, considère que ce groupe est
« l'intelligentsia de l'époque, la fraction indigène… en quête
du progrès et du bien-être matériel » (1969 : 206). Le statut
d'évolué confère, en outre, des avantages à ses bénéficiaires.
Il y a notamment l'exemption de l'impôt de capitation, des
sanctions de police prévues par le code de l'indigénat et la
possibilité d'acheter des boissons alcoolisées. En fait, en
matière alimentaire, les évolués consomment à la fois les pro-
duits de leur communauté et les denrées importées. Plus
généralement, les groupes qui mangent ensemble sont les
villageois, les élèves dans les internats et, les différents chefs
quand ils reçoivent un convive ou lors d'une cérémonie. A
ces groupes s’ajoutent les catégories socioprofessionnelles
DES COMMENSALITES EVOLUTIVES AU GABON 87

(instituteurs, administratifs, politiques…) créés à la suite de


l’installation de l’administration coloniale. Ces différents
groupes se nourrissent à partir de leur environnement et, pour
cela, ils se livrent aux activités de chasse, de pêche et de
cueillette. Mais le fait de manger ensemble laisse apparaître
une répartition sexuée.
En effet, la consommation des aliments obéit à un contin-
gentement par sexe. A ce propos, Gaulme signale l'existence
de deux groupes, c'est-à-dire « les femmes servent leurs maris
à table, puis vont manger leurs restes dans la cuisine » (1980
: 131). Pour Dupré, par contre, trois groupes se forment chez
les Nzébi quand il s’agit de manger. Il y a « celui des
hommes, celui des femmes et celui des enfants » (1982 : 95).
Mais les femmes établissent entre elles de nouveaux groupes
car les co-épouses se retrouvent entre elles et les belles-mères
de leur côté. Cela ne se produit pas lorsqu'il s'agit d'un repas
rituel ou initiatique. Lors de celui-ci, les commensaux se
retrouvent entre initiés, comme lors d'une cérémonie de
circoncision, par exemple, de laquelle les femmes sont
exclues.
Dans le même ordre d'idées et dans les rapports subjectifs
qui lient les peuples, certains groupes ont des préjugés défa-
vorables sur les autres. C’est le cas des Orungu qui consi-
dèrent les Galwa comme des parias. Ces derniers sont l'objet
de farces désagréables quand il s'agit de repas communs.
Ainsi, quand les premiers ont suffisamment mangé, ils ren-
voient la nourriture sous prétexte qu'elle n'est plus assez
chaude. Alors « les femmes devaient la réchauffer… (et la)
présenter fallacieusement (chaude) au naïf Galoa qui
l'ingurgitait à la risée de tous les commensaux Orungu… Il
buvait le bouillon et étouffait de chaleur…. Ces perfides
confrères s'esclaffaient de rire. (Car) pour l'Orungu, le
Galwa (est) un paria » (Ambourouet Avaro, 1981 : 136),
difficilement admis comme commensal. Mais cette pratique
88 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

change peu à peu avec la présence européenne, tout comme


les manières de manger.

III.4. Des manières de manger évolutives !

Comme tout processus social, les manières de manger et


de boire subissent, au Gabon, une évolution. Lorsque les
Portugais arrivent dans ce territoire, ils découvrent, selon
Gaulme, qu'au XVIe siècle, par exemple, la prise des aliments
consiste à manger, « les convives étendus par terre de tout
leur long » (1980 : 131). Abondant dans ce sens, Meyo-
M’Obiang (décembre 2000) souligne que les Fang mangent
assis sur des nattes et Komba (décembre 2000) renchérit en
affirmant que les Nzébi consommaient leurs aliments de la
même manière, c’est-à-dire assis par terre, avant l’arrivée
européenne. Que ce soit étendu sur le sol ou assis par terre,
cette attitude pourrait impliquer l’ignorance de la table.
En effet, c’est seulement vers le XIXe siècle, que l’histo-
riographie retient que les différents peuples du Gabon,
connaissent l'ensemble composé de la table, des bancs et des
couverts. Mais cette affirmation semble ne pas être fondée
car, d'après Gaulme (1980 : 56), dès le XVIIe siècle déjà, les
populations de la région du Cap Lopez consomment leurs
aliments sur « Un mobilier …très simple (composé d’)une
table et des bancs pour les repas ». Ceci nous permet de dire
que certaines populations connaissaient la table et les chaises
avant l’arrivée européenne tandis que d’autres mangeaient à
même le sol comme celles que Du Chaillu rencontra, au XIXe
siècle, dans la région du Haut Ogooué actuelle et avec
lesquelles, il mangea sur une : « table … qu’(il…a)
fabriqué » (1996 : 347).
Nous pouvons affirmer que l’utilisation d’une table existe
belle et bien, mais que son usage fréquent dépend des
DES COMMENSALITES EVOLUTIVES AU GABON 89

peuples, comme semble le suggérer Ambourouet Avaro pour


qui, avant l’arrivée européenne, certaines populations, se
nourrissent sur une pierre à manger ou sur un tronc d'arbre en
guise de table (1981 : 118-119). Autrement dit, selon les
peuples, la table est plus ou moins employée. En ce qui
concerne les couverts, les Fang utilisent des escargots vidés
en guise de cuillère ou le togh, sorte de cuillère en bois de
fabrication locale. A propos des assiettes, Gaulme écrit que
« les gens du commun mangent dans des plats en terre. Mais
(que) les chefs ont des plats métalliques » (1980 : 131). Mais
ces couverts ne servent pas à tout moment, car les peuples
traversent parfois des périodes de disette.
Ainsi, les commensaux gabonais n'ont pas toujours des
aliments à consommer. Il arrive, en effet, que la famine sur-
vienne. C’est effectivement le cas en 1937, lorsque les
populations, accaparées par les servitudes du système colo-
nial, notamment le régime de l’indigénat, ne produisent plus
suffisamment pour leur alimentation. C’est l’une des raisons
pour laquelle Schweitzer rapporte qu’en ces lieux, la
nourriture est absente, en se demandant : « où se procurer,
dans ce pays de forêts, de quoi nourrir pendant des semaines
ou des mois soixante à cent hommes » (1964 : 151).
En outre, ces populations sont confrontées à une affection,
dénommée gouamba, caractérisée par une envie subite de
consommer de la viande. La gouamba rend fébrile et pro-
voque des douleurs abdominales de sorte que ses effets
contraignent Du Chaillu « à goutter (à) de la soupe de
singe… la faim faisa(n)t taire (sa) répugnance » (1996 :
325). Cette affection touche les populations consommant
souvent de la viande dans leur alimentation principale
comme les Pygmées Baka, auprès desquels Bahuchet affirme
qu’elle contraint les femmes à « … (la) combler en orga-
nisant des petites chasses aux rongeurs… » (1999 : 444). Les
commensaux gabonais savourent leurs aliments ensemble
90 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

dans une situation qui fait qu’ils éprouvent davantage le


besoin de se retrouver pour vivifier leurs relations.

III.5. La commensalité gabonaise

Les Gabonais mangent ensemble pendant des cérémonies


religieuses, récréatives ou lors d'un repas offert à un hôte de
marque. Durant ces moments qui renforcent les relations
sociales et créent de nouvelles sociabilités, la consommation
d'un aliment peut ne pas être effective parce qu’un animal
totémique entre dans le menu ou encore qu’une ordalie
endeuille une famille.
C’est parce que manger et boire ensemble impliquent des
retrouvailles et de nouvelles formes de sociabilité dans la
production, la transformation et la commensalité, qu’ils com-
portent une forte charge émotive pouvant entraîner l’intégra-
tion ou la ségrégation sociale. En effet, certains mets ne se
mangent qu’entre initiés et les hommes, les femmes et les
enfants ne se retrouvent pas pour manger ensemble. Cepen-
dant, la commensalité est manifeste dans les foyers du Gabon
où, à la table d'un chef de famille, de village ou de terre, il y a
sa famille et parfois un hôte de marque qui partage son repas.
Dans ces moments, les commensaux éprouvent la joie de
partager et de se retrouver dans une société généreuse où l’on
n’effectue pas de calculs par rapport à ce que l'on offre, par
plaisir, à l'autre. La légendaire hospitalité africaine se mani-
feste ainsi à plusieurs moments du déroulement de la journée
et de la vie des peuples du Gabon.
C'est la raison pour laquelle les premiers explorateurs
rapportent d'importants moments de commensalité entre les
peuples qu'ils rencontrent dans leurs pérégrinations. Merlet
signale, à ce propos, une réception offerte en l'honneur de
l'arrivée de l’un de ces explorateurs dans la région de Libre-
DES COMMENSALITES EVOLUTIVES AU GABON 91

ville au cours de laquelle le roi « donna un grand dîner, qu'il


présida fort correctement. La table était mise très régulière-
ment avec une belle nappe…Durant ce repas on était en tout
une vingtaine » (1990 : 231).
La place des convives sur la table obéit à un ordon-
nancement fondé sur leur rang ou les rapports entretenus avec
le maître de maison. Les hôtes de marque et la famille du
souverain sont assis à sa droite tandis que les autres invités se
retrouvent à sa gauche. Mais cette répartition ne se produit
pas en toute circonstance. Aussi, lorsque les convives se
retrouvent dans un campement de pêche, un ordre précis
d’installation des convives n’est pas respecté. En effet, quand
les villageois sont au campement, c’est généralement pour
s’approvisionner en produits d’eau, pendant au moins une
saison. C’est dans ce contexte qu’ils sont alors obligés de
pêcher en « mangeant à toute heure du jour du poisson frais,
bouilli, rôti ou cuit à l'étouffée » (Schweitzer, 1964 : 91).
Cette activité est liée au mode de production qui fait que,
pour survivre, les populations prélèvent sur la nature ce dont
elles ont besoin et, pour cela, elles se retrouvent dans un
campement de pêche, où, durant une période qui peut aller
jusqu'à un mois, elles se livrent à cette activité en fumant le
produit de leur pêche dont la consommation s’accompagne
parfois de boisson.
Si, dans les cités grecques, le symposion est un rituel
constituant le deuxième temps du repas, ce n’est pas le cas au
Gabon où la consommation de boissons n’obéit pas à un
cérémonial particulier, excepté chez les Galwa43. C’est dans
ce sens que Gaulme signale, qu’au XVIIe siècle, les Gabonais
boivent après avoir mangé. Raponda abonde dans le même
sens, plus tard au XXe siècle, quand il affirme que, dans

43
Ces derniers boivent de l’eau à la fin du repas en se rinçant
brouillamment la bouche. Ce bruit est le signal pour les femmes et les
enfants de débarrasser la table, d’après AMBOUROUËT Avaro (1980).
92 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

l’internat où il séjourne à Sainte Marie, entre 1877 et 1892,


les internes boivent la bonne eau fraîche de la fontaine de
cette mission après les repas. Cependant, dans certains cas
décrits par Du Chaillu, il arrive que l’on boive en mangeant.
C’est ce qui se produit lors d’une cérémonie de mariage à
laquelle l’explorateur prend part dans l’actuelle région de
Médouneu (nord Gabon), celle-ci « commence (par) une
grande fête... (au cours de laquelle) on mange de l'éléphant,
on s'enivre de vin de palmier, et l'on s'en donne à cœur
joie… » (1996 : 164). Dans les milieux scolaires du Gabon,
l’atmosphère est tout à fait différente.
Les colons et les missionnaires qui s’installent dans les
villes de l’intérieur créent des établissements scolaires où la
plupart des jeunes sont en internat. C’est à cet endroit, préci-
sément au réfectoire, que les intéressés se retrouvent pour
manger. On y « apporte la marmite où, dans une sauce
pimentée à peler la langue, flottent des morceaux rompus de
poisson sec,…bananes, … fruits d'arbre à pain bouillis… »
(Raponda, 1993 : 28). Et là, les jeunes, dans une ambiance
mouvementée, consomment les menus qui leur sont servis.
Si, à Libreville, le repas n’est pas convivial, ce n’est pas le
cas dans la région de Lambaréné où les jeunes internes man-
gent dans une atmosphère cordiale, car « abrités sous un
grand toit, (ils)… font cuire leurs bananes à la mode indi-
gène : autour de chaque marmite et de chaque foyer sont
groupés cinq ou six enfants » (Schweitzer, 1964 : 136) qui
consomment alors les mets qui ne sont pas aussi riches que
ceux de l’internat de Sainte Marie.
A cet internat, en effet, « au petit déjeuner, (les élèves
avaient) l'une ou l'autre fois des biscuits provenant des
magasins de la marine » (Raponda, 1993 : 28). Et pour varier
la monotonie des menus, les jeunes se nourrissaient de
produits provenant « du village (qui consistent en) quelques
bons plats préparés par (leurs)… mamans qu’(ils sont)
DES COMMENSALITES EVOLUTIVES AU GABON 93

heureux de partager avec (leurs) camarades de table (Qui) à


leur tour… (leur) rendaient la pareille » (Raponda, 1993 :
28). Ces échanges auguraient de merveilleux moments de
partage en perspective. Après le repas, pour ces jeunes, la
boisson consistait en la consommation « de la bonne eau de
source de la Fontaine Saint Joseph » (Raponda, 1993 : 29)
dont la distribution se fait à midi et le soir vers dix huit
heures.
Dans cette même atmosphère scolaire, les fêtes de fin
d'année, vers les années 1914, donnent lieu à des moments de
rencontre, de célébrations de l'année qui s'achève et de
commensalité. Durant cette période, les parents d’élèves, les
membres de l’administration et le corps enseignant, en fait,
toute « l'assistance partageait… une légère collation (com-
posée de): thé ou café accompagnée de gâteaux, de biscuits
secs, de dragées, de confiture et (de) friandises de toutes
sortes » (Bigmann, 1983 : 72).
En dehors de ces moments partagés par les jeunes, la
communauté européenne présente au Gabon manifeste une
solidarité entre ses membres. C’est dans ce sens, par
exemple, que Schweitzer, au cours de son voyage vers Lam-
baréné et la nuit tombant, prend « Le souper (en compagnie
de) Monsieur Christol… » (1964 : 63) et sa famille à son
domicile. Cette solidarité se retrouve aussi entre les colons de
Libreville, qui, après le dur labeur de la journée, se retrouvent
à la "Paillote", bar situé sur l’estuaire du Komo, où ils
peuvent se détendre et raconter les dernières nouvelles de la
métropole ou de la forêt. Dans cette ambiance, ils consom-
ment « Des verres d'eau, des rafraîchissements variés et de
l'absinthe traditionnelle, dont on faisait un usage régulier sur
la côte d'Afrique » (Merlet, 1990 : 214), car ce produit est
réputé empêcher la survenance des fièvres et du choléra,
fléaux que ne craignaient cependant pas les marins de la
"Cordelière", navire mouillé au large de l’Estuaire vers les
94 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

années 1850, qui au cours d’un dîner accompagné d'un


orchestre, se défoulaient dans une atmosphère décrite comme
surchargée d'électricité d’autant plus que les cancrelats et les
moustiques survolaient la pièce et rappelaient aux marins leur
présence en pays chaud. Mais ce désagrément n’empêchait
pas le repas d’être jugé satisfaisant parce qu’il était servi par
des « nègres presque nus… » (Merlet, 1990 : 215), dont la
présence suffisait à distraire les marins, rappelant
l’imaginaire qui veut que les Noirs servent davantage à faire
le pitre.

III.6. L’imaginaire et les rites alimentaires orientés vers


l’exclusion de certains aliments

A certaines occasions, les Gabonais se retrouvent pour


consommer des mets interdits. C’est pourquoi, bien que
l’alimentation gabonaise soit diversifiée, il convient cepen-
dant de remarquer que tous les aliments ne sont pas automati-
quement consommables. Des interdits sociaux et rituels
restreignent la prise alimentaire de certains produits aux fem-
mes, aux enfants et aux non-initiés.
L’alimentation contribue ainsi à une forme de ségrégation
sociale tout comme l’épreuve de l’ordalie qui permet le
règlement des conflits sociaux. C’est la raison pour laquelle
l'aliment est considéré comme un « intermédiaire entre
l'univers et le corps humain » (Bolens, 1990 : 264). Il permet
de réaliser une synthèse faisant croire à des effets invisibles
en relation avec les énergies cosmiques. C'est pourquoi les
Gabonais, à l'instar des autres peuples de l'Afrique,
considèrent la prise des aliments dans certaines conditions
comme comportant une importante charge ésotérique. C'est
suite à une croyance analogue qu'il est possible de parler
d’animal totémique. La consommation d’un tel animal est
DES COMMENSALITES EVOLUTIVES AU GABON 95

prohibée pour les membres du groupe qui le reconnaissent


comme totem. Et cet interdit est quelquefois tellement
respecté que son observation stricte surprend Du Chaillu au
cours du repas auquel il convie son ami le roi Quinqueza. Ce
dernier « ne voulut jamais toucher à (son) bœuf salé ni même
à (son) lard, de peur que ce dernier aliment n'eut été en
contact avec l'autre » (1996 : 348). Pour le roi Quinqueza, la
consommation de bœuf prohibé aurait provoquée sa mort,
des avortements, voire la naissance d'un monstre dans sa
famille.
C’est un peu dans le même sens que, pour des raisons
phallocratiques, plusieurs aliments sont interdits aux femmes
et aux enfants, victimes innocentes d’un ostracisme alimen-
taire. Ces groupes sont écartés de la consommation des
meilleurs aliments de l’univers alimentaire gabonais. Chez
les Nzébi,44 par exemple, il est interdit aux femmes de
consommer des silures, des reptiles, des ignames, du cabri,
des poules (coq), des canards, du chat huant et du crocodile
réservés aux seuls époux. Cette discrimination alimentaire
maintient les épouses dans une adolescence qui réduit leur
rôle social. Une femme contrevenante et prise en flagrant
délit de consommation de l’un des aliments prohibés est mise
au banc de la société. Son époux, sous la pression commu-
nautaire, est parfois contraint de s’en débarrasser. Un com-
portement analogue est observé chez les Fang du Gabon,45
peuple qui interdit aux femmes de consommer des œufs
contrairement à l’interdiction de manger l’antilope dormante,
dite viande de « sô », qui frappe à la fois les hommes et les
femmes non initiés au culte du biéri.
Au Gabon, plusieurs groupes de population sont réputées
consommer de la chair humaine, comme l’affirme Du
Chaillu. Ce dernier consacra ainsi plusieurs journées de ses
44
D’après KOMBA Germaine, 70 ans environ, d’origine Nzébi.
45
D’après MEYO-M’OBIANG, entretien le 15 décembre 2000.
96 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

explorations à essayer d’étayer cette assertion à propos des


Fang (1996 : 149-150). Au cours de ses investigations, il
corrobora la consommation de chair humaine par ce peuple.
Pourtant le cannibalisme semble être une pratique répandue.
En Grèce antique déjà, il s’opérait dans le but de s’accaparer
la puissance de la victime dont la consommation de la chair
créée, en outre, une solidarité entre les co-mangeurs. C’est ce
qu’affirme Thelamon quand elle écrit que « la consommation
rituelle et collective de la viande d'une victime dûment
sacrifiée, partagée et cuite, créé entre les co-mangeurs une
identité qui soude la communauté » (1990 : 9).
Dans le sens d’une charge symbolique conférée par la
consommation des aliments, le rituel qui consiste à faire des
offrandes alimentaires aux dieux afin qu’ils accèdent à vos
sollicitations, en fait partie. Celui-ci a pour but de se concilier
ces derniers afin qu’ils vous accordent leur faveur. C’est la
raison pour laquelle, en 1858, après une chasse fructueuse, il
est offert près de trois quartiers de viande aux dieux pour
qu’ils permettent aux chasseurs du clan de prendre, les
prochaines fois, davantage de gibier. Le reste de la viande
d’éléphant destinée à cet usage fut partagé par le village (Du
Chaillu, 1996 : 307).
C’est un peu dans le même sens qu’un repas, dont le but
consiste à chasser l’esprit malfaisant monté contre le roi par
l'un de ses rivaux jaloux de son intronisation, est donné, dans
la nuit du 2 au 3 mars 1858. Au cours de celui-ci, « on
ralluma les feux, et l'on s'assit pour souper, et tous les habi-
tants entonnèrent des chants… jusqu'à quatre heures » (Du
Chaillu, 1996 : 285). Des repas rituels comme celui-ci sont
légion comme celui organisé après la cérémonie de retrait de
deuil d’un notable d’un village vers l’arrière-pays ayant
laissé plusieurs veuves. Ces dernières, pour renouveler leur
relation au monde, consommèrent des aliments particuliers
dans le but de se relever de toute obligation envers le défunt.
DES COMMENSALITES EVOLUTIVES AU GABON 97

C’est ainsi que, dans la matinée du 3 mars 1858, « des coups


de fusils…annoncèrent que les veuves avaient mangé d'un
certain mets composé d'ingrédients mystiques » (Du Chaillu,
1996 : 269), préparé par le nganga du village.
Après cette première cérémonie, les personnes prenant part
à ce retrait de deuil furent ensuite réparties en petits groupes
« devant chacun desquels (fut) servi une énorme cruche de
mimbo, (les convives se mirent) alors…à boire (et à manger)
jusqu'au lendemain matin sans interruption… » (Du Chaillu,
1996 : 269), dans une ambiance bon enfant différente de celle
de l’épreuve d’ordalie, qui, par contre, peut entraîner la mort
d’un accusé.

III.7. Une sélection sociale par l’ordalie et


l’empoisonnement

La pratique de l’ordalie à propos de laquelle Raponda et


Sillans rapportent qu’on la fait « subir aux personnes soup-
çonnées de vol, de crime ou (de) maléfice » (1995 : 100), est
une ancienne forme de consommation rituelle des aliments.
En effet, plusieurs groupes tribaux considèrent qu'il existe un
lien entre la vie sur terre et les forces invisibles susceptibles
de rendre une justice immanente. C’est suite à cette croyance
que certaines sociétés se débarrassent de leurs éléments
gênants à travers « un poison d’épreuve qui prouve la cul-
pabilité ou l’innocence d’un accusé » (Raponda, Sillans,
1995 : 87). Si l’épreuve de l’ordalie est destinée à désigner le
coupable et à lui ôter la vie dans certains cas, dans la réalité,
les choses sont faites pour que les gêneurs, les voleurs et les
indésirables n'aient pas la vie sauve. C’est en ce sens que
s’opère la sélection sociale à l’intérieur du groupe. La dose
de poison est ainsi fonction du résultat à atteindre et des
antidotes permettent de sauver certaines personnes. En
98 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

suivant un jour le déroulement de cette épreuve dite du


mboundou, Du Chaillu put alors constater que la racine de
l'arbre est râpée dans une grande tasse dans laquelle un demi-
litre d'eau est versée.
La fermentation « se manifest(e) au bout d'une minute par
une ébullition qui ressembl(e)…à celle du vin de champagne.
L'eau (prend)…une teinte rougeâtre, due à l'épiderme de la
racine du "mboundou" », (1996 : 289). Durant la préparation
du poison, le présumé coupable ce jour-là, du nom d’Olanga-
Coundou, contrairement aux autres accusés, ne tenta pas de
fuir. Il subit avec courage l’administration du poison dont
l’absorption, miraculeusement ce jour, n’entraîna pas sa
mort, ce qui n’était pas le cas quelques mois plus tôt. Car
cette fois là, Du Chaillu constata que le malheureux « tomba
mort cinq minutes après. Le sang lui (sortant) par la bouche,
par les yeux et par le nez » (1996 : 288-289).
Si l’épreuve de l’ordalie est publique, ce n’est pas le cas de
l’empoisonnement qui se fait de manière discrète et à l’insu
de la victime. La méthode consiste à faire glisser subrepti-
cement un poison dans l’aliment du martyr. A ce propos, il
semble que l’intoxication dans la boisson soit plus efficace et
plus usitée. C’est en ce sens que Collard affirme que « le
poison tue plus par le boire que le manger » (1990 : 336).
Tout se passe comme si, par une boisson, la toxine produisait
des effets plus rapides par rapport à la nourriture, qui
prendrait plus de temps, celui-ci pouvant permettre à la
victime de s’en sortir comme ce fut le cas de Du Chaillu
quand son cuisinier tenta de l’empoisonner. En effet, ayant
des ressentiments et un courroux contre son maître, son
cuisinier mit du poison dans son plat le jour où il reçut à
dîner un prince du Gabon, du nom de Sholomba. L’explo-
rateur fut alors pris de terribles maux d'estomac (1996 : 275)
qui ne guérirent que quelques jours plus tard. Renseigne-
ments pris avec insistance par les parents de l'accusé, ce
DES COMMENSALITES EVOLUTIVES AU GABON 99

dernier reconnut les faits qui lui étaient reprochés. Les


parents de l’empoisonneur se chargèrent de rendre justice à
l’explorateur qui, écrit-il, leur demanda de ne pas lui ôter la
vie. Personne ne sait pourtant ce qu’il advint du malheureux.
Manger et boire constituent des moments importants dans
nos contrées. Ce sont des instants de sociabilité dans toute
structure organisée et la consommation alimentaire y obéit à
des règles de production, de transformation et de consom-
mation qui évoluent, au Gabon, au contact de l'Europe. La
consommation alimentaire, en ce sens qu'elle se fait à des
heures précises de la journée, ponctue la vie des populations
et favorise la construction du temps et, partant, de l'histoire
considérée comme capital thésaurisé et transmissible. Davan-
tage, si la consommation alimentaire est communautaire à
l’époque précoloniale, elle tend de nos jours vers une indivi-
dualisation qui désarticule le communautarisme des sociétés
gabonaises suite à la pression économique. Aussi voit-on
naître des commensalités nouvelles, au travail où certains ne
rentrent plus à midi et des lieux de consommation comme les
"dos tournés" (cafétérias) impliquant de nouvelles socia-
bilités qui manifestent l'évolution de la société gabonaise. En
fait, et pour reprendre Lemenorel, « Le mangeur social fait
place au mangeur individuel, et le commensal au grignoteur
isolé » (1990 : 363) dans la foule des clients du "dos tourné"
où chacun s'ignore pourtant en badigeonnant son plat de
mayonnaise et en se retrouvant seul parmi les clients de cette
échoppe généralement tenue par un expatrié.
Si, au Moyen Age, les Européens recherchent nos épices,
de nos jours, ce sont les Africains qui consomment des
produits européens comme le cassoulet, la boite de sardine et
le beurre pasteurisé, notamment. L’alimentation d’antan a
bien disparu et la mondialisation apparaît ainsi comme un
phénomène ancien et omniprésent dans la mesure où les
produits des multinationales alimentaires ont envahi le
100 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

monde et se retrouvent dans la forêt auprès des peuples


premiers46 depuis la colonisation. Au XXe siècle, la majorité
des Gabonais mangent pour se nourrir et l'obésité apparaît
alors comme un signe d'opulence. Une opulence qui se
vérifie par la possibilité, pour le mangeur, de conserver son
aliment dans « le froid… (et) la déshydratation (qui
le)…protègent contre le temps » (Lemenorel 1990 : 362), lui
ôtant toute saveur, parce que le temps, justement, n’a plus
d’emprise sur lui.

Conclusion de la partie

La première partie de cet ouvrage a montré, tout au long


des trois chapitres qui le composent, les fondements épisté-
miques de l’histoire socioculturelle et de ses deux principales
tendances, à savoir : les aspects anthropologiques liés à la
chasse au filet et aux commensalités qui se produisent lors de
la consommation des mets. La chasse au filet est une activité
contraignante qui implique la sociabilité, c’est-à-dire, le fait
de partager quelque chose avec, comme perspective, le désir
d’éprouver plus de joie d’être ensemble. Ainsi considérée, la
chasse au filet et la consommation alimentaire s’inscrivent
dans la mentalité et participent, de ce fait, à la longue durée
qui caractérise les phénomènes imperceptibles mais que nous
mettons en œuvre chaque jour sans parfois nous en rendre
compte.
Ces sociabilités et commensalités anthropologiques ne
nous permettent cependant pas d’apprécier des formes nou-
velles de rencontres dans le Gabon avant et après l’indépen-
dance.

46
Il faut entendre par peuples premiers, les Pygmées, les Aborigènes, les
Indiens, les Papous…
Deuxième partie :

DES SOCIABILITES NOUVELLES DANS LE


GABON PRE ET POST INDEPENDANT

Alors que dans la première partie de cet ouvrage nous nous


sommes appesanti sur la sociabilité que nous avons longue-
ment définie, dans cette deuxième partie, nous nous intéres-
sons à la mentalité et à la mémoire chez les Fang du Gabon.
La période commence avec la création de la ville de Libre-
ville en 1849, qui prend une nouvelle configuration avec le
village des esclaves libérés et la création des écoles mission-
naires. Au sein de celles-ci de nouvelles formes de sociabilité
se développent chez les habitants de la ville, notamment chez
les jeunes. Un peu plus tard, les bars ou bistrots se dévelop-
pent et induisent de nouvelles formes de sociabilité qui,
malheureusement, connaîtront des ruptures importantes entre
les populations autochtones et les colons au sujet du com-
merce et des parcelles, notamment. Dans ces moments de
102 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

rupture subsistent l’envie, pour les populations, de conserver


leur mémoire malmenée par les colons et l’administration.
Cette deuxième partie comporte quatre chapitres. Dans le
premier nous présentons la sociabilité dans les rues de
Libreville, ville nouvellement créée. Dans le deuxième, nous
nous intéressons à la mentalité et à la sociabilité dans les bars
et bistrots de la capitale. Le troisième chapitre est le moment
de nous interroger sur les ruptures de cette sociabilité entre
les populations vivant dans ce territoire mais aussi entre les
communautés elles-mêmes et entre ces dernières et les colons
installés sur place. Enfin, dans le quatrième chapitre, il s’agit
de la mémoire du peuple fang par rapport à l’histoire
officielle.
Chapitre IV :

LIBREVILLE ET SES SOCIABILITES MENEES PAR LES


JEUNES (1849-1960)

D’après Le Petit Robert, la rue se définit, comme « une


voie de circulation ménagée dans une ville ou dans un bourg,
entre les maisons ou les propriétés closes ». Cette définition
est un peu restrictive, d’où la nécessité, à cause du contexte,
de considérer la rue dans un sens large en incluant les
pistes47, les sentiers48, les routes,49 les places publiques, les
plages, les cimetières, les forêts environnantes, les marchés,
les magasins qui donnent dans la rue. Cette approche se
justifie, d’une part, par le fait que la ville de Libreville est
jeune et que les voies de circulation ne passent pas forcément
entre les enclos. Et, d’autre part, par le fait que les admi-
nistrateurs coloniaux qui ont écrit l’histoire ne distinguent
pas les subtilités qui existent entre les différentes voies de
circulation terrestre.
L’intérêt porté à la sociabilité dans la rue provient de la
préoccupation de voir ce que les Librevillois font en dehors
de leurs habitations. En effet, le climat étant propice, une
47
La piste est un chemin non revêtu selon Le Petit Larousse.
48
Le sentier par contre est étroit pour les piétons et les bêtes selon la
même source.
49
La route est une voie de communication de première importance ap-
partenant à la grande voirie d’après le Petit Larousse.
104 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

partie importante des activités se déroule hors des logements.


La rue est alors cet endroit qui accueille les processions, les
émotions populaires, les transports de denrées… En un mot,
vers elle convergent des hommes et leurs activités. Toutefois,
l’attrait du sujet est altéré par les sources qui ne présentent
pas beaucoup de faits pertinents produits dans les rues de la
ville de Libreville.
Si 1849 est l’année de la fondation de Libreville, à partir
de 1947, la mise en place du Fonds d’Investissement pour le
Développement Economique et Social (FIDES) permet à
cette ville de bénéficier de nouvelles infrastructures comme
les routes, l'hôtel du Gouvernement, l’Assemblée territoriale,
en plus des installations des missionnaires. En 1960, année
de l’indépendance du Gabon, terme officiel de la présence
coloniale, la ville est coquette, austère et calme dans la
torpeur du climat équatorial. Elle ressemble davantage à une
bourgade provinciale qu’à une capitale moderne. Il s’agit de
savoir quelles sont l’évolution et la régulation de la
sociabilité. Quel est l’environnement et qui sont les popula-
tions sociables de la ville ? Et, enfin, quelles formes de
sociabilité rencontre-t-on dans les rues de Libreville ?
Les premières formes de sociabilité dans les rues remon-
tent à l’existence des populations sur le site de ce que l’on
appelle aujourd’hui Libreville. En effet, les villages de ces
habitants sont reliés entre eux par des rues. Avant l’abordage
des populations autochtones par les Portugais, ces dernières
se livraient entre elles à des échanges restreints. A l’arrivée
des Portugais au XVe siècle, ce commerce des épices, des
esclaves, de l’ivoire, du miel, de la cire, du bois de teinture et
de nombreux autres produits qui induit la sociabilité entre
autochtones et Européens, connaît des fluctuations. En effet,
à partir de 1770, les traites anglaises, françaises et améri-
caines connaissent une embellie (Merlet : 37). Cette situa-
tion est due à l’introduction massive des premiers esclaves en
LIBREVILLE ET SES SOCIABILITES MENEES PAR LES JEUNES (1849-1960) 105

provenance du Gabon sur le marché américain en 1769 ; et


l’augmentation des échanges entre les Mpongwé de George
Town (le quartier Glass actuel) et les ports de Bristol et
Liverpool vers 1776. Au XIXe siècle, la traite est quelque peu
contrariée par le prélèvement des taxes sur les esclaves du
Gabon imposé par le Portugal ; et l’abolition de ce commerce
votée par le parlement britannique entre 1806 et 1807. Même
si le commerce reprend vers 1849, il est freiné à nouveau en
1888 par une opinion répandue parmi les traitants qui affirme
que : « les côtes (du Gabon) sont si insalubres que (le)
commerce consisterait à y troquer un noir pour un blanc »
(Merlet 1990 : 38).
Ce sont les factoreries installées à Libreville qui ont large-
ment facilité les échanges en exerçant une intense activité
commerciale. En effet, à la veille de la période coloniale, le
métier de courtier fut longtemps le plus rémunérateur. Cepen-
dant, cette fonction prestataire ne pût résister à l’apparition
des grandes compagnies concessionnaires de 1899. Ainsi, le
courtier fut remplacé par le traitant, qui fut désormais rat-
taché à une maison de commerce dont il est l’employé. Les
échanges mettent aux prises les Européens et les Autochtones
dans les places de villages, les factoreries, les rues, les
estuaires… qui rentrent dans la définition étendue de la rue
que nous avons retenue.
D’autres activités, comme les rencontres informelles, la
vente des produits sur les routes, les jeux d’enfants dans les
rues, au départ ou à la sortie de l’école, permettent des
moments de sociabilité dont l’absence de documentation
conséquente limite la portée et la pertinence. Les sociabilités
ludiques et ésotériques se déroulent aussi, de tout temps, dans
les rues. Du point de vue ludique, il faut distinguer les
activités des Européens et des Autochtones. Les Européens
ont des temps de détente qui se résument ici à la balade, entre
amis, au bord de la mer, à la contemplation des vagues à
106 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Owendo et à des soirées amicales autour d'un pot ou d'un


café à la Paillote. Par contre, chez les autochtones, les
activités sont plus nombreuses et plus variées. Il faut dire que
toutes leurs activités (distractives, socioreligieuses, etc.) sont
fonctionnellement liées à leur mode de vie au quotidien avec,
au centre de ces événements, le rôle considérable de la
femme. Ces dernières ont un rôle important dans la mesure
où elles participent économiquement et socialement à la
consolidation de la famille. Quant à l’ésotérisme, son carac-
tère rituel fait que ses manifestations publiques sont rares,
excepté le passage de quelques initiés de retour des cérémo-
nies ou le recueillement au cimetière.
Ce sont surtout les jeunes qui, à cause de leur insouciance,
occupent une place prépondérante dans les manifestations de
la sociabilité dans les rues. Ces lieux constituent des espaces
privilégiés où ils peuvent exprimer leurs jouissances dans les
limites de leur liberté où ils sont loin des regards inquisiteurs
des parents. A l'opposé, l’école les canalisent autour des
activités plus contrôlées, suivies : ils se divertissent en racon-
tant les derniers développements des faits survenus dans leur
vie quotidienne. Au village, en aidant leurs parents dans les
tâches journalières, ils apprennent en même temps qu'ils
jouent sur les pistes qui conduisent et contribuent au dévelop-
pement de la localité. Ces différentes activités sont régle-
mentées par l’administration coloniale.

IV.1. La régulation de la sociabilité

Plusieurs lois régulent la sociabilité dans la rue. Le régime


de l’indigénat et les lois françaises s’appliquent, pour le
premier, aux sujets gabonais, et, les secondes, aux citoyens
français et assimilés. Dans la rue, la violence peut prendre
plusieurs formes. Les conflits se règlent par des insultes, des
LIBREVILLE ET SES SOCIABILITES MENEES PAR LES JEUNES (1849-1960) 107

empoignades ou des coups. Cependant, la coutume, la morale


ou le droit régulent ces affrontements en dehors du code de
l’indigénat et des lois françaises. La violence a ses règles.
Ainsi, un homme n’a pas le droit de battre l’épouse ou
l’enfant d’un autre homme. Cet affront risquerait d’entraîner
une riposte appropriée dans la mesure ou l’épouse d’un
homme est considérée comme faisant partie de ses biens. De
même, on ne doit pas s’en prendre à l’enfant d’un autre qui,
de son côté, a pour les personnes âgées un respect scru-
puleux. Mais à l’intérieur de chaque groupe, la violence est
tolérée. C’est ainsi que les hommes, les femmes et les jeunes
règlent leurs conflits au marché, dans la rue ou dans les
cours.
La régulation de la sociabilité s’effectue par l’existence du
code de l’indigénat et les lois françaises. L’administration
coloniale a divisé la population en sujets, c’est-à-dire, les
autochtones de statut local auxquels s’applique le code de
l’indigénat ; et en citoyens français, qui sont des nationaux
français et les personnes assimilées comme les évolués. Cette
division induit l’existence de deux justices. Le code de
l’indigénat régit toutes les activités y compris celles de la rue
entre 1900 et 1946. Le code français prend la relève jusqu’en
1960. C’est le décret du 15 novembre 1924 qui permet aux
administrateurs coloniaux d’infliger des peines disciplinaires
aux autochtones. Le régime de l’indigénat permet de sanc-
tionner, par exemple, le défaut du salut au commandant.
Toute personne qui, occupée dans ses pensées ou activités,
aurait omis de faire le salut militaire au garde-à-vous au
commandant, est punie (Suret-Canale, 1962 : 419-420).
Les personnes qui tiennent des discours en public dans le
but d’affaiblir l’autorité française sont soumises au même
traitement. Il y a aussi « les actes de désordre, les bruits
mensongers et de nature à troubler la tranquillité publique,
(le) colportage d’écrits ou propos séditieux, outrages à
108 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

représentants qualifiés de l’autorité… » (Suret-Canale 1962 :


420). D’autres infractions sont répréhensibles. On peut citer,
notamment, le tapage ou bruit nocturne, l'état d’ivresse
public, les attroupements de plus de vingt personnes, le port
d’arme sans autorisation, l’insurrection et les manœuvres de
nature à troubler l’ordre public. Ces infractions sont passibles
des peines prévues par le code de l’indigénat : emprison-
nement de cinq à dix jours, 100 francs d’amende, plusieurs
coups de chicote… Le colonisateur peut, en outre, réquisi-
tionner toute personne ou groupe de personnes pour les
besoins de l’administration. L’éventail des lois est large et
permet à l’administrateur colonial d’arrêter la personne qu’il
souhaite au moment opportun. Le droit français s’applique
dès qu’un délit implique un citoyen métropolitain ou assimilé
ou dans le cas d’un crime de sang.
Pour mettre en pratique une mesure d’arrestation, l’admi-
nistration coloniale dispose des « corps de police, (des)
gardes cercles, (de la) gendarmerie (et de la) police ur-
baine » (Suret-Canale, 1962 : 431). Metegue (1981 : 46)
affirme que le corps des tirailleurs gabonais est formé en
1887. La garde nationale et la milice le furent en 1897. Les
effectifs de cette milice sont, en 1900, portés à 1500 hommes
divisés en dix compagnies. L’effectif de ces unités met à la
disposition de l’administration coloniale près de deux milles
personnes chargées d’assurer l’ordre et la répression. Les
différentes unités sont installées au sud de Libreville (camp
Baraka) ; alors que la milice et la prison sont installées entre
la ville européenne et la mission Sainte-Marie.
Les justices française et indigène ont chacune deux tri-
bunaux, à savoir le tribunal du premier et celui du second
degré. Le premier est présidé par les chefs de canton assistés
de deux notables désignés par le Gouverneur ; alors que les
seconds sont présidés par le commandant de cercle assisté de
deux notables également désignés par le Gouverneur. Dans la
LIBREVILLE ET SES SOCIABILITES MENEES PAR LES JEUNES (1849-1960) 109

réalité, le commandant dit le droit tout seul. Il est peu pro-


bable qu’il ait souvent réuni les notables dont la connais-
sance de la langue et du droit français sont sujets à caution.
Le véritable problème concerne l’incompréhension mutu-
elle entre les Autochtones et les Européens dans l’application
du droit. Même si les populations locales agissent et com-
mettent des délits dans le cadre de la coutume, ils se
retrouvent parfois devant une cour d’Assises régie par le
droit français. Ces populations n’appréhendent pas toujours
les enjeux auxquels elles sont partie prenante. Lasserre
rapporte le cas d’un homme-panthère accusé de crime et ne
comprenant pas les enjeux de son jugement dans la mesure
ou il raisonne dans le cadre coutumier. Il fut condamné à
perpétuité sans appréhender la portée et la signification de sa
peine (1958). Plus concrètement, dans le cas d’un délit, le
commandant réquisitionne la force publique pour opérer une
arrestation. Ce sont généralement les miliciens qui sont
envoyés pour procéder à celle-ci. Le présumé coupable est
alors arrêté et conduit au poste ou on prépare son procès-
verbal dans le cas d’une infraction grave. Il est jugé et
emprisonné après son procès au tribunal. Malgré cette répres-
sion sévère, de nombreuses formes de sociabilité se déroulent
dans les rues de Libreville.

IV.2. Les rues inégales de Libreville comme lieu de


sociabilité

Bouët Willaumez donne à l’agglomération créée en 1849


le nom de « Libreville », à l’instar de Freetown en Sierra
Leone. Par la suite, la ville devient le chef-lieu du Congo-
Français et du territoire du Gabon, mais demeure cependant
sous-équipée en matière de voie de communication et de
voirie. Cette situation provient du système colonial qui laisse
110 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

le soin aux sociétés concessionnaires d’exercer des droits


régaliens sur d’immenses portions de territoire. Par cette
action, l’administration coloniale avait manifesté sa volonté
de ne pas investir dans les colonies. Il existe malgré tout à
Libreville plusieurs types de voie : la piste, le sentier et la
route.
Les trois termes précédents renvoient à une unique réalité
de circulation. En effet, les voies de communication routières
ici sont parfois désignées par l'expression « rue » comme le
fait le commandant Vignon en 1856 en parlant du village de
Louis comme de tous les autres villages qui sont : « situés au
bord de la mer ; ils ne forment qu’une seule rue très
large… » (Merlet, 1990 : 225). Cependant, Lasserre cite sou-
vent les pistes, les sentiers… qui relient les villages africains.
La plupart de ces villages africains sont reliés entre eux par
des pistes plus ou moins larges. Elles sont entretenues par les
travaux forcés et les corvées imposées aux contrevenants du
régime de l’indigénat. C’est vers la fin de l’année 1875 que
l’administration coloniale, en la personne du commandant
Clément, prend un arrêté qui oblige les chefs de village à
fournir des travailleurs pour l’entretien gratuit des routes
(Metegue 1981 : 51-52). A partir de 1924, la mise en place
du régime de l’indigénat banalise la corvée.

En 1849, le centre administratif est relié à Glass Town par


une piste qui longe la mer et la plage à marée basse. En 1860,
la ville s’étend du village des anciens esclaves et ses
dépendances, à l'administration de la marine, transférée au
fort d'Aumale (Sainte Marie actuelle), au Plateau (Présidence
actuelle) puis aux cases des Sœurs bleues. Vers 1872, la ville
intègre la place du Gouvernement, les magasins d’approvi-
sionnement en face desquels se trouvent les bâtiments du
commissariat et du trésor. Au fond de cet ensemble, vers
l’est, se trouve le palais du gouverneur derrière lequel un
LIBREVILLE ET SES SOCIABILITES MENEES PAR LES JEUNES (1849-1960) 111

sentier s’enfonce dans la brousse pour aboutir au jardin


Kerhallet (situé en face de l’actuelle Préfecture de Police de
Libreville). Plusieurs villages et quartiers indigènes sont
progressivement intégrés à cet ensemble50. Cette intégration
obéit au désir de l’administration de régler les problèmes de
terrains qui opposent les anciens et les nouveaux habitants
d’une part, et le désir d’aménager la ville, d’autre part.
Il existe quelques rues asphaltées ou latéritées. Le boule-
vard littoral comprend la rue Emile Gentil, l’avenue
Fourneau à partir de laquelle plusieurs rues montent vers le
plateau comme l’avenue Ballay, le cours Pasteur et le cours
Léon Serb. C’est en employant une main-d’œuvre servile
vers la fin du XIXe siècle, que le Lieutenant-gouverneur de
Chavannes ouvre quatre voies qui partent du pont M’pira. Ce
sont les boulevards nationaux, de la liberté, Emile-Gentil et
l’avenue du Parc. Il existe aussi la rue de Chavannes, du nom
du Lieutenant-Gouverneur, la rue de Mont-Bouët et les rues
qui, à partir du port, desservent les sociétés et les magasins
de détail installés sur la rue commerciale. Les villages autour
de Libreville demeurent accessibles en voiture vers les
années cinquante. C’et le cas du Cap Estérias, situé à une
trentaine de kilomètres de la ville, des villages de Sibang et
d’Owendo, desservis par des routes praticables en toutes
saisons. L’aéroport, quant à lui, est relié à la ville par une

50
En 1958 il existe cinq groupes de quartiers habités par les autochtones.
On peut citer le premier groupe : Glass, London, Toulon, Naïdja, Oloumi
et Lalala ; le deuxième groupe, Louis, Orety, Plaine Orety, Quaben,
Kringer, Gros-Bouquet et Gué-Gué ; le troisième groupe, Montagne-
Sainte, Mont-Bouët, Nombakélé, Akémidjogoni et Abénélang ; le
quatrième groupe, Nkembo, Cocotiers et Atong-Abé ; et enfin le
cinquième groupe, Derrière-Hôpital, Avenue de Cointêt, Watermann et
Saint Benoit. Cette répartition géographique obéit à la fois à la proximité
de quartiers et à l’origine de leur population. Il existe cependant des
regroupements des quartiers mixtes.
112 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

route goudronnée. Le problème de l’entretien de ces voies est


réglé en 1875 par l’arrêté du commandant Clément.
Les différentes voies correspondent à la ville africaine et à
la ville européenne. L’administration française a créé des
quartiers européens, centres commerciaux et administratifs
mieux aménagés, et des zones africaines, desservies par des
pistes. Le quartier européen comprend des routes goudron-
nées comme le fait remarquer Lasserre : « dans le domaine
de la voirie s’accuse… le contraste entre la ville européenne
et les quartiers africains. Aux rues entièrement goudronnées
de la première, s’opposent les chemins de terre des
seconds ». (1958 : 258). Alors que la ville blanche est mieux
pourvue dans le domaine de la voirie et de l’assainissement,
les lieux d’habitation des indigènes sont anarchiquement
installés, d’où la difficulté de se frayer un chemin dans cet
enchevêtrement de cases mal disposées.
L’administration coloniale envisage difficilement une
amélioration de la viabilité de ces venelles et pistes, dans la
mesure où plusieurs quartiers comme Lalala, Derrière-
Hôpital… sont difficiles à rattacher au réseau urbain. Pour y
accéder, les habitants utilisent des planches pour passer les
cours d’eau et les ravineaux qui parcourent ces terrains
accidentés. Ces quartiers noirs sont sales dans la mesure où
on y rencontre des écoulements d’eau usée qui forment des
flaques stagnantes. Des détritus et des herbes jonchent le sol
puis constituent autant de repères pour les anophèles et les
mouches. Malgré les efforts du FIDES et de certains
administrateurs, jusqu’en 1960, la ville de Libreville ne
dispose que de quelques routes asphaltées. La plupart des
axes de communication sont rudimentaires. Ils sont cepen-
dant arpentés par des populations diverses qui se livrent à
plusieurs formes de sociabilité.
LIBREVILLE ET SES SOCIABILITES MENEES PAR LES JEUNES (1849-1960) 113

IV.3. Les différentes formes de sociabilité

Malgré une diversité des modes de vie entre les com-


munautés installées à Libreville, des formes de sociabilité se
déroulent dans les rues. Celles-ci sont liées aux activités
économiques, aux jeux, à l’ésotérisme, et enfin, les jeunes, en
route ou à la sortie de l’école, se livrent à des pratiques
dignes de leur âge.
Vers 1849, les peuples qui habitent la région de Libreville,
les Mpongwé notamment, pratiquent une forme d’économie
basée essentiellement sur la culture, la chasse, la pêche et
l’artisanat. Ces populations produisent et consomment les
produits introduits par les Portugais depuis le XVe siècle
comme le manioc, le maïs…, qui, en cas de surplus, permet-
tent une forme d’échange restreint (Metegue, 1981). Plu-
sieurs formes de sociabilité ont lieu lors de ces échanges de
produits dans les rues et les sentiers qui relient les villages ou
sur des places aménagées à cet effet. Les acteurs se livrent au
troc ou se servent de moyens d’échange comme les cauris,
avant la monétarisation de l’économie imposée par l’admi-
nistration coloniale.
La forme de sociabilité liée à l’agriculture itinérante sur
brûlis est à rattacher à la tradition agricole. Cette dernière met
en scène les femmes. En effet, avec l’évolution de la ville et
le travail des hommes dans les entreprises ou dans l’admi-
nistration coloniale, les revenus des ménages, par rapport aux
besoins de consommation, sont modiques. Les femmes con-
tribuent alors à l’équilibre des comptes du foyer en réalisant
des plantations. C’est en s’y rendant, hotte sur le dos, que
Lasserre remarque qu’elles marchent par groupes de trois,
quatre, voire cinq femmes. Elles se racontent les dernières
péripéties survenues dans leur vie. Aussi, elles « bavardent et
gesticulent, en portant sur le dos une grande hotte que retient
un bandeau frontal » (1958 : 275). C’est lors du retour des
114 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

plantations que le spectacle est édifiant. Avec des hottes


remplies de bois, de produits de consommation ou les deux à
la fois, les femmes peinent le long des routes, en colonne,
pliées sous la charge de leur hotte. Contrairement au départ,
le retour est moins convivial car le dur labeur de la journée et
le poids de la charge les ont épuisées. Elles n’éprouvent plus
le besoin de faire la conversation, mais seulement celui de
rentrer à la maison où elles doivent encore s’occuper de leur
famille. Pour ce faire, elles acquièrent parfois des produits
dans les factoreries.
Les nombreuses factoreries de la place vendent aux popu-
lations locales des produits divers. Pour acquérir les produits
locaux, avant 1899, les courtiers servent d’intermédiaires
entre les autochtones et les commerçants européens. Puis,
après cette date, les traitants entrent en scène et s’occupent du
ravitaillement des différentes factoreries. C’est à cette
occasion que Du Chaillu relate la formidable chaîne par
laquelle passe un objet avant son destinataire final. Il écrit à
ce propos : « pour se rapprocher de la côte un vendeur est
obligé de confier l’objet à un ami ou à une tribu voisine,
proche de la côte : celui-ci à son tour, le transmet à quelque
chef ou ami de la tribu suivante ; et c’est ainsi que l’ébène,
l’ivoire ou le bois rouge passent à peu près par une douzaine
de mains avant d’arriver au comptoir du négociant du
littoral » (1996 : 11-12). Ce passage entre plusieurs mains
augmente considérablement le prix du produit dans la mesure
où chaque passeur exige le paiement d’un intérêt relatif à son
effort. Parfois, les vendeurs proposent directement leurs
produits non écoulés sur la côte lorsqu’un nouveau navire y
arrive. Mais quand le produit recherché ne s’y trouve pas, le
navigateur se rend dans une factorerie.
En 1872, l’une des plus importantes factoreries, est la
factorerie Pilastre. Et, vers 1907, on en dénombre dix huit à
Libreville. Dans ces maisons de commerce, pendant le troc,
LIBREVILLE ET SES SOCIABILITES MENEES PAR LES JEUNES (1849-1960) 115

c’est-à-dire l’échange des produits du cru contre les produits


manufacturés, les autochtones se révèlent d’habiles négo-
ciateurs. Ils insistent sur les prix des produits, marchandent
en invoquant les difficultés auxquelles ils sont confrontés
pour l’obtention des produits. Cette stratégie est mise en
place pour obtenir une meilleure rémunération de leurs
produits et acquérir des biens européens dont la détention a
des incidences sur le niveau de vie. Le désir d’améliorer
l’existence en gagnant de l’argent se manifeste davantage
chez les femmes.
A ce propos, les rues de Libreville abritent de petits
commerces de proximité dont les femmes sont les principales
animatrices. Une division sexuée du travail retient, en effet
ces dames dans les marchés et les plantations. Sur ces
échoppes, il est facile de trouver les produits dont on a besoin
en urgence. Et, à ce sujet, Lasserre écrit que les femmes font
la conversation autour de « modestes étalages de cigarettes,
de bonbons à l’ombre des manguiers et des cocotiers (…) le
soir à la bougie où à la lampe pétrole » (1958 : 285). Ces
petits commerces favorisent la convivialité et permettent
d’entretenir la conversation comme elle se pratique aussi sur
les marchés de Libreville.
Plusieurs marchés existent, en effet, à Libreville. Il y a,
notamment, ceux de Mont Bouët et Nombakélé. C’est ainsi
que, dans le bruit des voix, des vendeurs à la criée, parmi
l’achalandage divers des étals à même le sol, au milieu du
passage des hommes, des femmes et des enfants – certains à
terre, d’autres sur le dos de leurs mères – en même temps
qu’elles marchandent, achètent ou vendent, les femmes
pratiquent la conversation. Elles passent ainsi une partie
importante de leur journée dans ce milieu qu’elles apprécient,
car elles y trouvent parfois des occasions d’obtenir les
produits dont elles ont besoin. Mais ces activités féminines
engendrent parfois la violence. Entre les femmes, naissent
116 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

des conflits d’intérêts ou de personnes. Elles se disputent en


se disant des mots grossiers qui peuvent entraîner des voies
de fait dont la gravité n’a rien à envier aux querelles des
hommes. De nombreuses formes de sociabilité se déroulent
également au port et dans les boutiques. Dans le premier cas,
les journaliers déchargent les navires dans un frénétique va-
et-vient, alors que, dans les commerces, les populations
acquièrent des produits en marchandant âprement pendant
que d’autres sont soumis aux corvées dans les rues.
Metegue N’nah (1981 : 52) signale justement une forme de
sociabilité liée aux corvées qui se déroule dans les rues.
Ainsi, à partir de 1875, le commandant réquisitionne les
riverains des routes pour entretenir ces dernières. Ces hom-
mes sont répartis en groupes de six dont l’un des membres
effectue, chaque semaine, deux jours de corvée sous la
menace du fouet du tirailleur. Les miliciens ont abondam-
ment usé du fouet. Dans la mémoire collective, ils continuent
à inspirer de la crainte. En d’autres lieux, il y a des activités,
notamment sur les chantiers forestiers autour de Libreville,
où il est coutume de croiser les employés derrière une bille
d’okoumé qu’ils doivent pousser jusqu’au premier point
d’eau. Là, à l’aide de bâtons, ils poussent sous la chaleur
équatoriale, l’énorme bille contre un maigre salaire, sur des
pistes qu’ils ont auparavant créées à l’aide des machettes.
Des formes de sociabilité ludique et ésotérique se manifestent
aussi dans les rues de Libreville.

Il est établi que la ville de Libreville manque de lieux de


divertissement. Les Européens s’y ennuient alors que les
Africains, en dehors du culte religieux, se livrent à plusieurs
activités ésotériques, jusque dans les rues.
Pour se distraire ou s’évader, un Européen doit posséder
un véhicule. Il se rend alors, avec ses amis ou sa famille, au
Cap Estérias, à Gué-Gué ou à Owendo, localités situées dans
LIBREVILLE ET SES SOCIABILITES MENEES PAR LES JEUNES (1849-1960) 117

les environs de la ville. A Gué-Gué particulièrement, « une


belle plage de sable blond bordée de cocotiers » (Lasserre
1958 : 271) leur permet de se détendre en contemplant les
vagues et le coucher du soleil. Il est admis que chaque
famille ou groupe d’Européens de Libreville a un coin de
plage où, le week-end, ils se retrouvent pour se balader, se
baigner, jouer, manger et oublier de cette manière les problè-
mes quotidiens. Un autre lieu d’évasion est Owendo, situé
dans les environs du port à bois. A cet endroit, le fleuve
Komo et la petite île qui s’y déploient offrent un merveilleux
spectacle aux Européens qui s’y promènent en fin de
semaine. En dehors de la promenade et de la plage, ils
pratiquent la chasse aux oiseaux sur des pistes autour de
Libreville. Habitués aux agapes, les colonisateurs se diver-
tissent parfois des aventures d’untel, en sirotant une boisson à
la terrasse du café "la Paillote", située en bord de mer. Mais
si le divertissement des Européens est réduit, ce n’est pas le
cas chez les autochtones.
En effet, ces derniers ont plusieurs activités récréatives. La
fête du 14 juillet donne lieu à des réjouissances populaires
dans les rues et les places de la ville. Des groupes de danses
traditionnelles rivalisent alors d’adresse dans un bruit
assourdissant de tambour. Parfois, et dans la même période
(saison sèche de juin à septembre), les retraits de deuil, les
cérémonies diverses mettent en scène hommes et femmes.
Ces festivités sont soutenues par la consommation d’alcool
de vin de palme et de bois sacré (iboga) qui permettent de se
tenir éveillé. Ailleurs, le soir, dans la cour, les grands parents
disent à leurs petits-enfants les contes et les hauts faits du
clan ou des ancêtres de la famille (Bigmann, 1983). Là,
autour du feu, la famille se réunit et écoute attentivement le
récit mythologique, épique ou guerrier dont la durée peut
atteindre plusieurs heures. Celui-ci se termine généralement
118 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

par une leçon de morale, ce qui n’est pas forcément le cas des
pratiques liées à l’ésotérisme.
Du point de vue ésotérique, il existe des danses rituelles et
celles de réjouissance. Les premières comportent des aspects
secrets et des phases populaires. Dans la partie populaire « il
est fréquent de croiser sur les routes qui partent de Libreville
de longues processions de femmes vêtues de blanc, portant
nattes, torches et ustensiles divers, le visage enfariné ou
moucheté de blanc… » (Lasserre, 1958 : 313). Après la phase
secrète de l’initiation, le groupe de responsables regagne le
village ou le quartier entonnant des chansons d’initiés. Mais
ces manifestations heurtent souvent les chrétiens. En effet,
deux conceptions de Dieu opposent les adeptes des religions
initiatiques africaines et les pratiquants de la religion
chrétienne. D’après les derniers, les agissements des groupes
initiatiques ne seraient pas voués à Dieu, d’où l’antinomie
entre les deux groupes. C’est dans ce contexte que le lundi de
Pâques 1954, se produit un incident qui opposa les membres
de la secte initiatique dénommée « Ndeya Kanga » dont les
adeptes sont reçus « à coup de pierre et de bâton par les
jeunes catéchistes et les fidèles redoutant les intentions de
ces bouitistes » (Lasserre, 1958 : 317). Cette quête du
mysticisme se poursuit jusque dans les cimetières.
Le cimetière, situé au bout d’un sentier a un double rôle. Il
est l’endroit où l’on enterre les morts, mais aussi celui où ont
lieu les rituels mystiques, car les « vivants sont convaincus de
la présence spirituelle des morts autour d’eux » (Mollat,
1989 : 240). Une conséquence de cette conviction et de cet
attachement est que les vivants essaient d’entrer en commu-
nion avec les morts qui, en retour, leur apporteraient des
bienfaits capables d’améliorer leur condition matérielle. Pour
atteindre ce but « on s’aide de quelques rites immémoriaux
comme le repas funéraire, les offrandes apportées au tom-
beau des défunts… » (Goubert, Roche, 1984 : 161), rites qui
LIBREVILLE ET SES SOCIABILITES MENEES PAR LES JEUNES (1849-1960) 119

se pratiquent généralement en présence du tradipraticien qui


facilite le contact entre les esprits et les membres de la
famille.
Plus visiblement, des enterrements, moments de tristesse et
d’émotion, ont lieu au cimetière. Ils commencent au village
par le départ du groupe qui, à pied, arpente tristement la voie
pour conduire le défunt à sa dernière demeure. Pour les
initiés, la mort est une transition, un passage vers des strates
supérieures ; alors qu’elle est une séparation et est, de ce fait,
craint par l’homme commun à cause du message véhiculé par
l’Eglise omniprésente. L’omnipotence de cette institution fait
que les prêtres accompagnent justement le mort du dernier
soupir (extrême onction) à sa dernière demeure. Les dépou-
illes sont mises dans un cercueil, et, selon que l’on est
influent ou pas, riche ou pauvre, la cérémonie s’effectue
devant « un groupe clairsemé (ou bondé) de parents et de
voisins » (Goubert, Roche, 1984 : 162). Dans le cimetière où
dans la rue, de nombreuses activités se déroulent la nuit.
Quelquefois, à des fins de pouvoir ou pour des pratiques
occultes, des personnes déversent sur la voie des potions qui
leur permettraient d’obtenir un avantage matériel ou d’influer
sur le cours des événements. La rue abrite ainsi un monde
mystérieux, couvert par l’opacité de la nuit dans une ville
non éclairée. Cette sociabilité peut cependant conduire à des
altercations verbales entre des ethnies dont les règles ne sont
pas les mêmes en matière d’utilisation d’une piste.

La sociabilité connaît ainsi ses limites quand les voisins ne


s’accordent plus sur les règles qui régulent l’utilisation d’une
piste. Ainsi, quand le sentier n’est plus utile, on le laisse
mourir. Des signes particuliers, une brindille brisée jetée au
sol, un rameau que l’on suspend…, mettent en évidence cet
abandon. Mais ce langage de signes n’est pas commun à
toutes les ethnies du Gabon. Merlet (1990 : 318) rapporte
120 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

qu’une brindille morte indique, chez les Shékiani (ethnie du


Gabon), une piste abandonnée, tandis qu’elle est le signe
d’une piste pratiquée chez les Fang. Alors, – races d’escla-
ves, injurient les premiers ; – mangeurs d’hommes, répli-
quent les seconds. La rue peut à la fois unir et désunir. C’est
ce qui se passe avec les jeunes dont les activités diurnes
peuvent engendrer des voies de fait.

IV.4. Les jeunes dans la rue

La rue est un univers que les enfants utilisent à leur gré. Ils
y jouent souvent jusque « dans les escaliers…près du puits
de la cour, dans l’allée (…) et au beau milieu de la ruelle. Ils
jouent, transgressent les interdits, occupant pleinement
l’espace et provoquant souvent la colère des piétons »
(Farge, 1979 : 70). La principale activité qui projette les
jeunes dans la rue est liée à leur scolarité. Lorsque Libreville
est créée, en 1849, les écoles ne sont pas nombreuses. En
effet, le volet social de la politique coloniale est confié aux
congrégations chrétiennes dont la plus active est celle du
Saint esprit. Ces congrégations réalisent la construction de
nombreuses écoles. L’administration ne se ressaisit que plus
tard. Parmi les écoles confessionnelles, on peut citer l’école
protestante de Baraka, les écoles catholiques de Mont-Fort et
de Sainte Marie et l’école publique urbaine qui est une
réalisation de l’administration. Dans ces écoles, pendant les
pauses, les élèves jouent au football dans les cours de
recréation, alors que d’autres se retrouvent en groupes et font
du saute-mouton ou racontent les péripéties du village
auxquelles ils ont été mêlés. Vers 8 ou 9 ans, le jeu préféré
des jeunes de Libreville est la petite guerre et, à cet effet, ils
se servent comme armes « De minuscules bouts de carton
découpés, l’un en forme de fusil, l’autre en forme d’épée »
LIBREVILLE ET SES SOCIABILITES MENEES PAR LES JEUNES (1849-1960) 121

(Bigmann, 1983 : 33). Le signal de ce dernier jeu est donné


par un coup de sifflet qui indique le début de l’attaque. Aussi
« Les verts s’acharnaient après les rouges, les verts se lan-
çaient aux trousses des violets (…) Le gagnant était celui qui,
avec le moins de tirs ou de coups bien ajustés, pouvait
aligner sur le terrain de l’adversaire le plus grand nombre
de victimes » (Bigmann, 1983 : 33).
Plusieurs élèves sont en internat. Progressivement, ces
structures se révèlent exiguës d’où la nécessité pour plusieurs
élèves d’habiter le domicile familial. Ils se rendent à l’école
plusieurs fois par jour et c’est sur le chemin du retour qu’ils
en viennent parfois aux mains. Des altercations opposent les
jeunes des quartiers Glass, Baraka et Montagne Sainte, situés
sur le chemin des écoles, à ceux des quartiers périphériques.
Il est aussi coutumier que plusieurs jeunes se répandent dans
les rues. En effet, les élèves ont quartier libre en fin de
semaine. Ils en profitent pour se lancer dans de nombreuses
activités. Vers 1912, ils accompagnent le drapeau du
régiment, « Chaque samedi jusqu’à 8 h 15 » (Bigmann,
1983 : 34). Après cette marche joyeuse, ils se dirigent ensuite
vers les plaines de Glass, Sainte Anne où se trouve encore de
nos jours la cité de la Gendarmerie, « espace qui était couvert
de manguiers, de goyaviers, de citronniers… » (Bigmann,
1983 : 30), fruits dont ils se délectent goulûment avant d’aller
aider leurs parents.

En effet, dans une ville où l’adduction d’eau n’est pas


effective, les mères envoient souvent leurs enfants au marigot
quand elles ne s’y rendent pas elles-mêmes. En plus du
transport du précieux liquide, les jeunes en profitent pour se
jeter à l’eau, pour jouer. Sur le chemin du retour, ils prennent
encore le temps de raconter longuement leurs péripéties
faisant attendre les mères qui ont besoin de ce liquide pour
cuire le repas de la journée. A l’approche des vacances, les
122 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

activités se précisent dans la perspective de cette longue


période de repos.
Ainsi, à la veille de la fermeture des classes, les jeunes se
retrouvent en des moments solennels au cours desquels ils se
livrent à des jeux divers dans les cours de l’école comme
« (des) saynetes, de(s) monologues, de (s) chants (où ils trou-
vent)( …) l’épanouissement de (leurs) facultés (…) »
(Bigmann, 1983 : 34-35). En vacances, ils se livrent à
d’autres activités comme le reconnaît Bigmann, pour qui,
avant l’indépendance, les jeunes « Passent leur temps entre
le pugilat (Oba-ny-yingo en Mpongwe), la course à pied,
voire à cloche pied, le lancement du harpon sur cible
mouvante, les baignades, les stations prolongées sur le sable
fin, la pêche aux mollusques et les petits jeux si appréciés par
les jeunes d’un même quartier » (1983 : 23). A ce propos le
pugilat est l'aboutissement du processus par lequel est appris
aux jeunes la querelle ou la récalcitrance (Nzan en Fang). On
ne doit pas se laisser impressionner par un autre garçon. Et
cette conviction est soutenue par des pratiques mystico-
religieuses représentées par les scarifications où la consom-
mation de certains animaux en mets spéciaux sensés apporter
l'invincibilité. Quand ils n’écoutent pas les contes des aînés
dans la cour et lorsqu’il y a clair de lune, les jeunes
apprennent de leurs aînés « à interroger le ciel étoilé(…)
(pour(…) reconnaître la petite puis la grande ourse, la croix
du sud, l’étoile du berger(…) » (Bigmann, 1983 : 27-28).
Comme les adultes, les jeunes contribuent à la sociabilité
dans les rues. Par leur innocence et leur fougue, ils donnent
un cachet particulier aux activités librevilloises.
La rue coloniale est multiforme et accueille une infinité
d’activités qui se déroulent parfois entre les habitants. De
nombreuses formes de sociabilité se pratiquent suite aux
échanges économiques qui s’intensifient suite à la présence
européenne et l’installation coloniale. Ces sociabilités sont
LIBREVILLE ET SES SOCIABILITES MENEES PAR LES JEUNES (1849-1960) 123

régulées par le code de l’indigénat et les lois de la


République française dont l’application est à la discrétion du
représentant de l’administration coloniale. Cette dernière a
aménagé la ville de façon duale d’où le fait que les échanges
se déroulent à l’intérieure des différentes communautés qui
vivent dans la ville. Toutefois, ces dernières se retrouvent
entre les personnes de sexes opposés pour donner le groupe
des Métis qui constitue une communauté fragile. En dehors
des échanges économiques qui mettent en scène Blancs et
Noirs, les jeux, les pratiques occultes se déroulent à
l’intérieur des communautés. Les Européens se retrouvent
dans la nature ou à la paillote alors que les Autochtones
dansent, chantent, prient et se livrent à l’occultisme jusque
dans les cimetières. Les jeunes ne sont pas en reste. Ils ont
des activités joyeuses et parfois violentes comme le pugilat,
le foot-ball, les saynètes qui se déroulent dans une
insouciance qui donne un cachet particulier aux rues de la
ville de Libreville.
Si les jeunes s’expriment dans la rue, la législation en
vigueur dans le territoire du Gabon interdit cependant aux
mineurs de se rendre dans les bars et bistrots de la capitale du
pays, Libreville.
Chapitre V :

BISTROTS, ECHOPPES ET SOCIABILITE


DANS LES BARS DE LIBREVILLE (1960-1990)

Alors que la ville de Libreville, suite à sa création, en


1849, se développe progressivement, apparaissent pour les
populations, Autochtones (Noirs) et Blancs, des endroits
nouveaux où ils peuvent se retrouver pour consommer des
boissons. Ces endroits, appelés bars, bistrots ou boutiques au
Gabon, voire guinguettes en France, sont indiqués par des
enseignes dont les significations sont nombreuses. Ce cha-
pitre va explorer la mentalité collective qui sous-tend les
noms de ces enseignes et voir quelques formes de sociabilité
qui se déroulent dans ces endroits.

V.1. Enseignes : histoire et méthode d’enquête

Il s’agit, dans cette partie, de voir l'origine des enseignes


en les rattachant à leur courant épistémologique. Puis, de
comparer les enseignes des années soixante à celles exis-
tantes de nos jours et préciser, enfin, notre méthode d’en-
quête. En effet, la notion d’enseigne est à rattacher à celle de
mentalité. C’est à partir de 1960 que cette notion s’impose en
historiographie française pour qualifier une histoire qui a
pour objet, non pas les idées et les fondements socio-
126 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

économiques, mais les représentations et les jugements des


acteurs sociaux (Cf. chap. 1). Ici, nous entreprenons une
démarche qui vise à dépasser le niveau de la conjoncture
fondée sur l’étude des rapports déposés aux archives en abor-
dant ce que l’on peut appeler le deuxième niveau de l’histoire
du Gabon, qui ne se fonde plus uniquement sur les probléma-
tiques coloniales mais sur des phénomènes peu perceptibles.
En un mot, il s'agit de rendre intelligible les faits qui forgent
la manière d’être et d’agir des habitants du Gabon. C’est
donc une participation à la nouvelle histoire par un ancrage
dans l'étude des attitudes des Gabonais devant la vie, la mort,
la joie, les passions, les odeurs… Ce projet, se rattache natu-
rellement à la sociabilité, considérée comme ce que les
hommes font ensemble dans leur vie. C’est Febvre qui, le
premier, théorisa le concept d’histoire des mentalités à la
suite de l’approche de Levy Brhul contenue dans « La
mentalité Primitive » qui, sans contester son caractère raciste,
eut cependant le mérite de montrer que les catégories de la
pensée ne sont pas universelles ni réductibles à celles des
hommes d’une époque.
S’il est vrai qu’il existe des enseignes dans l’Antiquité,
c’est cependant au XIIIe siècle, suite à l’essor des villes,
qu’elles connaissent un formidable développement (Leguay,
1984 : 104-110). En effet, les nouvelles activités dans les
villes du Moyen Age sont différentes de celles qui ont été
pratiquées plus tôt. On y trouve des activités non plus seule-
ment liées aux travaux de la terre, mais aussi des unités
économiques nouvelles comme les boulangeries, les débits de
boisson, les boucheries, les tonnelleries, les cordonneries, les
merceries, les draperies, les tanneries de cuir, les tisseries de
laine… Les commerçants, dans un souci d’efficacité, sou-
haitent se distinguer les uns des autres, en posant des
enseignes devant leur échoppe, voire leur domicile ; c'est
cette pratique qui se pérennise jusqu'à nos jours.
BISTROTS, ECHOPPES ET SOCIABILITE DANS LES BARS DE LIBREVILLE 127

Au Gabon et à Libreville notamment, les premières


enseignes sont à situer à la suite de la création des comptoirs
et des sociétés concessionnaires qu’installent les factoreries.
Comme le fait remarquer Lasserre « Les factoreries nouvel-
les s’installèrent au pied du Plateau (…) Aux nouvelles facto-
reries françaises Mazurier, Pilastre, Dubray, Xavier, Perie,
Lagleise, Brandon, Sajoux (…) vinrent s’ajouter les vieilles
factoreries anglaises John Holt et Hatton et Cook-son(…)
l’allemande Woermann» (1958 : 74-75). Au quartier
Nkembo, les premières enseignes de bistrots remontent à la
veille des indépendances. La "Bande Africa" créée par
Hilarion Nguema, avant 1960, attire, le soir, une jeunesse en
manque de distraction. Cette enseigne est un bar, qui, grâce à
l’orchestre qui y joue les airs en vogue, rassemble les jeunes
de Libreville qui peuvent y danser, faire une première
rencontre et boire à moindre frais. Mais l'enseigne fut fermée
à la suite de l’assassinat d’un jeune du quartier par un autre.
En dehors de la "Bande Africa", il y a des enseignes comme
la "Noya" créée par le même Hilarion Nguema et située
derrière l’actuel marché. Le bar "Palladium" chez Padonou,
vers le carrefour Saint Michel, qui a accueilli les premiers
Flippers et Baby Foot du quartier et qui a permis aux jeunes
d’être parmi les meilleurs joueurs de ces engins en
s’illustrant dans les tournois qui opposent alors les jeunes des
quartiers de Libreville. On peut aussi retenir parmi ces
enseignes, le "Bar Soleil de Minuit", la "Charanga" de Mike
Jager, "Atonde Simba" et "Oguegueni" vers la Campagne.
Un peu plus tard, d’autres enseignes de bistrots comme "Si
N’kogue", "Bikone Asi" ont établi la réputation du quartier
comme un espace où l’on danse et l’on boit vingt quatre
heures sur vingt quatre.
Une comparaison entre les premières enseignes de
Libreville (Nkembo) et celles des années postindépendance
nous permet de voir leur évolution.
128 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Tableau n° 2 : Dates de création des enseignes actuelles de


Nkembo

Décennie Décennie Décennie


1970/1980 1980/1990 1990/2000
2 8 31
Total 41/55

On remarque que les enseignes visitées sont


majoritairement créées entre 1990/2000, ce qui indique que
malgré les turbulences politiques qui relèvent ici de la
conjoncture, les tenanciers restent attachés à la nature, c’est-
à-dire aux fleuves, aux animaux, aux arbres… Ils sont ensuite
attachés à leur propre personne, ce qui est manifeste par le
fait que plusieurs enseignes portent des noms de personnes.
Il est alors possible de déduire que les enseignes des indé-
pendances ont une portée altéritaire avec un attachement pour
l’Afrique (Bande Africa) mais aussi des noms de marques de
chaussures étrangères (Palladium), des noms de danses étran-
gères « Charanga »…Il y a aussi l’attachement aux terroirs
comme « Si Nkoghe », « Bikone Asi »… qui sont une mani-
festation du nationalisme dans la ville de Libreville
cosmopolite où tout le monde se retrouve avec des com-
munautés qui n’appartiennent pas à son village. On peut donc
percevoir deux traits de mentalité à travers ces moments,
d’une part, l’attente des enseignes après l’indépendance ; puis
elles deviennent identitaires dans la décennie qui va de
1990/2000, c’est-à-dire que les tenanciers se replient sur des
noms qui rappellent leurs réalités dans un environnement en
mutation rapide. Cette déduction nous conduit à la situation
du quartier de l’étude.
BISTROTS, ECHOPPES ET SOCIABILITE DANS LES BARS DE LIBREVILLE 129

V.2. Délimitation de la zone et méthode d’enquête

L’enquête qui porte sur les quartiers de Libreville est


menée par plusieurs équipes. Les données que nous présen-
tons ici, concernent un quartier, celui de Nkembo, qui a
l'avantage d'être cosmopolite et d'abriter l'un des grands
marchés de la capitale, ce qui en fait une zone attractive pour
plusieurs enseignes. Ce quartier compte, selon l'enquête de
1995 de la Cellule Enquête Budget Consommation, 16952
Gabonais dont la plus grande communauté ethnique est celle
des Fang. Raponda Walker indique que cette partie de
Libreville est habitée au XIXe siècle par « Des affranchis ou
réfugiés qui se seraient groupés à cet endroit » (1996 : 261)
tandis que le nom du quartier proviendrait de la langue
Sékiani, peuple qui est arrivé en même temps que les
Mpongwé et qui compte parmi les premières populations du
Gabon. Le mot signifierait, littéralement, parure car la beauté
constituait la caractéristique principale de ce groupe
ethnique, de sorte qu'elle devient une philosophie, une
manière d'être, de se comporter et de respecter ses
semblables. Une seconde assertion retient que le nom
Nkembo proviendrait de la même langue : "Mi Kè Mo", "je
vais à la plantation", car les Sékiani y avaient des plantations,
c’est ce groupe de mots qui, par déformation serait devenu
Nkembo.
Bien que la moitié de la population de ce quartier ait moins
de seize ans, il ne compte, paradoxalement que deux écoles
réunissant seulement 42 salles de classe. Près de 20,01 % des
chefs de famille y sont au chômage, pour une moyenne
librevilloise de 15,75%. L’habitat précaire y est dominant et
la plupart des voies, bien que praticables, sont inondables.
Seulement 8,37% des ménages réunissent voiture/télévi-
seur/réfrigérateur tandis que plus de 73,15% d'entre eux n’ont
pas accès à l’eau potable. Dans ces conditions, la plupart des
130 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

natifs du quartier émigrent vers d’autres cieux et c’est la


raison pour laquelle 71,55 % des habitants du quartier sont
des locataires. Les jeunes, à cause de la pression matérielle et
l’insuffisance des structures scolaires, quittent ainsi le systè-
me éducatif, pour se livrer à d’autres activités, notamment
dans les bistrots qui constituent, de jour comme de nuit, des
endroits où ils dépensent leur énergie. Ces bistrots ont des
enseignes aux noms évocateurs, mais, avant de les étudier,
nous présentons notre méthode d'enquête.
L'enquête s'est étalée sur plusieurs semaines et s’est dé-
roulée en trois étapes. La première a permis de repérer les
bistrots avec ou sans enseignes. Au cours de cette démarche,
nous avons remarqué que la majorité des bistrots sont ano-
nymes pour plusieurs raisons. La première est l’absence de
patente. Les tenanciers ne disposent pas de ce document et,
pour échapper aux contrôles, ils ne mettent pas d’enseigne
afin d’entretenir le flou. La seconde raison est le désintérêt
pour les propriétaires ou locataires de poser une enseigne.
Enfin, la troisième raison est que certains tenanciers n'ont pas
les moyens de la réaliser.
La seconde étape de l’enquête a consisté à relever les noms
des enseignes et à rencontrer les tenanciers pour demander le
sens qu’ils donnaient à celles-ci. Enfin, la troisième étape a
permis de discuter avec certains clients pour savoir si
l'enseigne contribue à leur présence dans le bistrot où si elle
peut s'expliquer par un autre facteur. Durant nos investi-
gations, nous avons remarqué que la majorité des enseignes
sont réalisées sur un support en bois, généralement une
feuille de contreplaqué écrite en noir ou en rouge, en fond
blanc ou autres sur lequel le nom de l’enseigne est marqué
avec minutie et parfois grossièrement. Certaines enseignes
sont parfois écrites directement sur le mur du bar comme la
Terrasse de Nkembo.
BISTROTS, ECHOPPES ET SOCIABILITE DANS LES BARS DE LIBREVILLE 131

Durant cette enquête, nous avons été confrontés à plusieurs


difficultés. Du point de vue matériel, il fallait parcourir à
pieds les méandres du quartier de l’étude et offrir à boire aux
personnes interrogées. Il arrivait que l’on nous regarde bizar-
rement comme pour signifier que nous dérangeons les con-
sommateurs. En fait, ils nous trouvaient inopportuns et, à la
limite, impertinents. Par rapport aux contraintes de temps, les
tenanciers ou propriétaires des bars n'habitant pas toujours
sur le lieu du commerce, il fallait passer plusieurs fois pour
obtenir le complément d’informations sur les significations et
le sens des enseignes que nous allons tenter d’interpréter.

V.3. Interprétation des enseignes

Les enseignes sont attachées à une réalité socioculturelle.


Elles constituent des messages qui sont des invites à la
sociabilité et, en ce sens, elles reproduisent des comporte-
ments qui manifestent la psyché collective. Ici, elles montrent
les langues utilisées par les Librevillois pour se représenter
leurs sentiments mais aussi leur attachement à la nature, à
certains lieux, à la religion, aux personnes…C’est en ce sens
que nous pouvons y percevoir quelques traits de la mentalité
gabonaise.
132 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Des enseignes majoritairement en langue française

Tableau N° 3 : Langues des enseignes


Français Français/Langu Autres
es locales
Le Vatican ; Valérie
coiffure ; Terrasses de Fang/Français
Nkembo ; Banc de Bome Dene
Touche ; Escale Bar ; Ongam La Anglais :
Bar Restaurant Le Renaissance Harlem's Globes Trother ;
Peuple ; Américain Bar 4 légendaire ; Titanic 1 ; Titanic 2 ; Star
X 4 ; Baron Bar ; L'Ogooué Bar ; Bar
Panthère Bar ; La Marée Zeng Fua bar Chez Total : 04
Bar ; Pub Guiness ; Les Obono ; Assango
Retrouvailles Bar ; Bar ; Zamata Bar ; Langues africaines :
Quartier Latin ; Malibou Evameyo Bar ; Diallo ; Hissène Habré ;
Bar ; Maison Mère Bar ; Etam Bar ; Aïcha Bar
Le Cosmos Bar ; Cabane Konotele Club ; Total : 03
Bar ; Bar Le Manguier ; Les Beaux Gosses.
Bar Les Combattants ; Total : 09 Argot :
La Tolérance ; La Mine Mapane Groove. RDC.
d’or ; Le Nid de l’aigle ; Fang : Pas de Sans loi
Bar Le Q.G. ; Le Cercle Kietem Total : 01
des Amis ; Tantine Lucie Total : 01
Bar; Le Club Azingo
Nouveau ; La Vieille Français/Nzebi :
Marmite Gabonaise ; Mikouagna
Entre Nous Bar ; Système
Courtoisie Bar ; La Vie Total : 01
Continue ; Débrouiller
n’est pas voler. Chez Mpongwé :
Patchou ; La Sirène Bar ; Atonda Simba ;
La Source 1 ; La Source Total : 01
2 ; Virage Bar
35 12 Total : 08
Total : 55 enseignes

On peut observer dans les enseignes une coexistence de


deux langues européennes, le Français et l’Anglais, avec des
BISTROTS, ECHOPPES ET SOCIABILITE DANS LES BARS DE LIBREVILLE 133

langues locales, c’est-à-dire le Fang, le Mpongwé et le Nzébi


avec des dénominations ouest-africaines et de l’argot. On
peut en déduire une compétition linguistique entre les mots
en langue française et locales dans la mesure où le mot bar
est systématiquement accolé au nom en langues étrangères ou
en langues locales. Les enseignes sont donc une manifesta-
tion du plurilinguisme de la ville de Libreville. On peut
présenter la signification des enseignes locales par le tableau
suivant :

Tableau N° 4 : Significations des enseignes en langues


locales
Noms des enseignes Langues Significations
Nom du père de la
Bome Dene Ongam.
tenancière qui devrait
La Renaissance Fang et Français
renaître malgré sa
légendaire
mort
Nom du plus grand
L'ogooué Bar Mpongwé
fleuve du Gabon
Nom d'une branche
initiatique du Bwiti
Zeng Fua Bar chez
Fang et Français mais aussi village
Obono
d’Engong dans le
mythe du mvett
Nom d'une rivière qui
se jette dans le Komo
Assango Bar Fang et Français et qui donne son nom
au village situé sur
ses berges
Nzamata Bar Fang/Français Dieu voit
Retrait du port de
Evameyo Bar Fang/Français
deuil
Etam Bar Fang/Français Puit d'eau
Konetele Club Les Le phallus en
Fang/Français
Beaux Gosses érection
Nom d'un village de
Kietem Fang
Guinée Equatoriale
Mikouagna Système Nzébi/Français Retrouvailles
134 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Les significations des enseignes en langues locales sont


diverses et renvoient à plusieurs réalités qui rappellent des
terroirs (Assango, Kietem), des noms de personnes, des
choses abstraites comme le retrait de deuil et les retrouvailles
mais aussi les noms de fleuves et des rivières.
On remarque que le quartier Nkembo, créé par les Sékiani,
n’a aucune enseigne en cette langue. Les Fang, qui y sont
l'une des communautés les plus importantes, ont également
peu d’enseignes par rapport à leur nombre. Cela confirme le
fait que le quartier est déserté par ses natifs et laissé aux
mains des opérateurs économiques étrangers.
Le trait de mentalité perceptible est la prédominance du
Français dans les actes de la vie y compris dans les en-
seignes, alors que le quartier est majoritairement habité de
Fang, ce qui prouve que le Gabonais raisonne d’abord en
français dans les actes administratifs et commerciaux y com-
pris dans ses traits de mentalité comme le suggère les
enseignes. Ce trait de mentalité se manifeste depuis la péri-
ode coloniale à cause du choix du colonisateur de faire de
l'assimilation l'un des piliers de son action dans les territoires
de l'empire. Le problème est que l'Etat gabonais n'a jamais
tenté d'inverser cette tendance. On observe donc une fran-
cisation des actes des Gabonais dont aucune des langues
locales n’a de statut officiel. En quoi ces enseignes partici-
pent-elles à l’histoire des mentalités ?

V.4. L’étude des enseignes comme contribution à


l’histoire des mentalités ?

Pour une meilleure compréhension, nous avons réparti les


noms des enseignes en dix groupes qui renvoient à plusieurs
réalités.
BISTROTS, ECHOPPES ET SOCIABILITE DANS LES BARS DE LIBREVILLE 135

Tableau N° 5 : Répartition des enseignes par groupes


Groupes Noms des Nombre Pourcentage
enseignes
Assango Bar ; La
Groupe I Marée Bar ; La
Source 1 ; La
Nature et Source 2 ; Etam 14,5%
fleuves Bar ; Le
08
Perroquet Bar ; ;
Le Manguier ; La
Mine d'or
Groupe 2 Konotele Club :
Les Beaux
Gosses ; Diallo ;
Noms de Valérie coiffure ;
Personnes et Bar Hissène 14,5%
parties du Habré ; Tantine 08
corps Lucie Bar ; Bar
Restaurant chez
Kevin ; Aïcha
Bar ; Bar Chez
Tantine
Le Vatican ;
Groupe 3 Zeng Fua ;
Zamata ; 05 9,09%
Religion Evameyo ;
Sirène Bar
Banc de touche ;
Groupe 4 Panthère Bar ;
Harlem's Globes
05
Sport Trother ; Le Club 9,09%
Azingo Nouveau
; Le Cosmos
Quartier Latin ;
Groupe 5 Maison Mère ;
Mikouagna 03 5,45%
Musique Système ;

Groupe 6 Baron Bar ; Pub


04
Guiness ; Le Nid
136 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Boissons et de l’Aigle ; La 7,27%


objets vieille Marmite
gabonaise Bar
Restaurant
Groupe 7 Américain Bar 4
X 4 ; Titanic 1 ;
Titanic 2 ; 05 9,09%
Réalités Malabou Bar ;
étrangères Star Bar ;
Groupe 8 Courtoisie Bar ; 03 5,45%
Comporteme Débrouiller n'est
nt, Qualité pas voler Chez
Patchou ; La
Tolérance ;
Groupe 9 Virage Bar ; 06 10,90%
Escale Bar ; Le
Lieux Q.G. ; Le Cercle
des Amis ;
Kiètem ; Cabane
;
Bar Restaurant
Groupe 10 Le Peuple ;
Atonda Zimba ;
Les Retrouvailles 14,5%
Divers ; La Terrasse de
Nkembo ;
08
Mapane Groove.
RDC. "Pas de
sans loi" ; Les
Combattants ;
Entre Nous Bar ;
La Vie Continue
Total 55 100 %

Si la notion d’histoire des mentalités s’impose en historio-


graphie à partir de 1960, on peut cependant remarquer que les
représentations et les jugements des acteurs sociaux sont
effectués au Gabon depuis les périodes reculées. En effet, les
Gabonais, à l'instar des autres peuples, ont des attitudes
BISTROTS, ECHOPPES ET SOCIABILITE DANS LES BARS DE LIBREVILLE 137

devant les circonstances qui se produisent dans leur société.


Et, à ce propos, l’expression des Gabonais dans la mani-
festation de leur choix d’enseignes nous renseigne sur leur
psychisme. Ici l’histoire des mentalités peut s’exprimer par
les langues des enseignes et les réalités auxquelles les noms
des enseignes renvoient comme la nature, la religion, les
noms de personnes… qui représentent autant de manières de
se comporter et dévoilent, par conséquent, la personnalité.
Dans le corpus que nous avons recueilli, les enseignes de
bistrots sont classés en dix groupes d’inégale importance (cf.
p. 125-126). Les groupes les plus importants ont 08 ensei-
gnes et ce sont les groupes l nature et fleuves qui comportent
des enseignes comme « La Mine d’or », « Assango Bar »,
« Le Manguier »… Le groupe 2, Noms de personnes et
parties du corps qui comporte des enseignes comme « Bar
Hissène Habré», « Aïcha Bar », « Konetelé club. Les beaux
gosses »… et le groupe 10, les divers avec des enseignes
comme « Bar Restaurant Le peuple », « Les Retrouvailles »,
« La Terrasse de Nkembo »…
Il y a ensuite les groupes 9 Lieux qui comprend 6
enseignes dénommées Kiètem, Cabane, Virage Bar, Escale
bar…, Les groupes 3 Religion qui comprend 5 enseignes
comme Le Vatican, Sirène bar, Zeng Fua… le groupe 4 Sport
qui comprend 5 enseignes comme Le Club Azingo Nouveau,
Panthère bar, Harlem’s Globes Trother et Banc de touche et
le groupe 7, Réalités étrangères avec des enseignes comme
Titanic 1 et Titanic 2, Star bar, Malibou Bar et Américain bar
4X4. Les trois autres groupes sont le groupe 6, Boissons et
objets avec 4 enseignes (Baron Bar, Pub Guiness, Le Nid de
l'Aigle, La Vieille Marmite gabonaise Bar Restaurant…), le
groupe 5, Musique avec 3 enseignes (Quartier Latin, Maison
mère, Mikouagna système) et enfin le groupe 8, Compor-
tement, qualité avec 3 enseignes (Courtoisie Bar, Débrouiller
n'est pas voler bar Chez Patchou, La Tolérance). Ces diffé-
138 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

rents groupes renvoient à des réalités locales et étrangères qui


manifestent la psyché des tenanciers par rapport aux
événements. Il s’agit maintenant d’interpréter ces groupes
d’enseignes et d’établir des corrélations avec des événe-
ments pour tenter de faire ressortir des traits de mentalité.
La majorité des enseignes sont mises dans la période
1990/2000. Celle-ci correspond aux troubles politiques de la
conférence nationale, des élections à risques de 1993 et de la
dévaluation du franc de la communauté financière africaine
un an plus tard, en 1994. Cependant, on observe un contraste
entre cette période trouble et les noms des enseignes qui
renvoient plutôt à la nature et aux fleuves. Les enseignes sont
ainsi à contre courant de ces événements, manifestant de ce
fait l’un des traits importants de la mentalité, c'est-à-dire
l'attachement aux terroirs, qui est un phénomène impercep-
tible. Autrement dit, les événements participent à la conjonc-
ture, alors que la mentalité est structurelle et se déroule dans
la longue durée. Les enseignes du groupe 1 font appel aux
terroirs « Assango Bar » comme pour recréer des liens que la
ville a distendus. En fait, c’est une manifestation de la
sociabilité dans la mesure où les originaires de cette localité
située à une centaine de kilomètres de Libreville, se retrou-
vent à « Assango bar » entre fils de ce coin. Mais c’est aussi
un attachement indéniable à la nature que les enseignes de
bars manifestent.
Les groupes 2, Noms de personnes et des parties du corps
et 7 réalités étrangères présentent deux tendances qui se
rejoignent finalement. Les noms de personnes ici sont surtout
d'origine étrangère alors que le nom le plus original,
« konetele Club, Les Beaux Gosses », est local. Le mot kono-
tele signifie en langue fang, "le phallus en érection". Cette
enseigne constitue une singularité dans l'univers de ces
écriteaux d'autant plus que son propriétaire est un musicien
qui a connu son heure de gloire, il y a quelques années, et
BISTROTS, ECHOPPES ET SOCIABILITE DANS LES BARS DE LIBREVILLE 139

dont les amis et lui-même estimaient avoir beaucoup de


succès auprès des femmes, d’où le nom.

A un moment où, à cause de la crise économique et


sociale, le groupe 3, Religion, montre la résurgence de la
religion par la présence de nombreuses Eglises éveillées et un
retour vers les religions révélées, il est normal que le thème
religieux, à travers des noms comme « Le Vatican » figure
parmi les enseignes. La plupart des habitants de Libreville,
sont chrétiens, musulmans ou animistes et les différentes
enseignes en sont la manifestation. C'est en ce sens que Le
Vatican rappelle la quiétude de l’Etat du même nom et la
tranquillité du Saint siège, qui correspondrait à celle que les
consommateurs retrouvent en cet endroit. En langues locales,
Zamata, « Dieu voit », La Sirène bar et Zeng Fua renvoient
aux croyances populaires en un Dieu, à l’esprit féminin des
eaux et au bwiti. Le bwiti est un rite initiatique gabonais qui
permet, après la consommation de la plante sacrée "iboogha",
d'entrer en communication avec les ancêtres, de voir les
événements passés et à venir. En fait, après ce rite, vous
devenez un homme, protégé et assisté. La croyance en ces
phénomènes montre comment les populations gabonaises se
représentent l’être suprême, dénommé Zame. Quand on est
victime d’un acte de malveillance contre lequel on ne peut
pas grand chose, on se remet alors à Dieu. La sirène est l’une
des croyances populaires gabonaises la plus enracinée dans
l’imaginaire collectif. Quant au Bwiti, il fait partie de notre
mode de vie et se transmet entre initiés. Le fait que l’une des
branches initiatiques les plus rares de ce rite soit pratiquée,
hors du Gabon, chez Zeng Nfua (Guinée Equatoriale), nous
rappelle la présence massive des ressortissants de ce pays qui
trouvent au Gabon une communauté linguistique avec les
Fang et des conditions de vie agréable.
140 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Le groupe 4 Sport, est présent à travers cinq enseignes


dont deux noms de club proviennent de l'extérieur. Il s'agit de
Cosmos, l'ancien club du roi de football Pelé et Harlem's
Globes Trother qui est un club de basket américain. Les
autres noms sont Azingo, l'ancienne dénomination de
l'équipe de football du Gabon devenue depuis "Les Pan-
thères" et le "Banc de touche" qui renvoie en même temps à
une réalité footbalistique. Il faut dire que les tenants de ces
enseignes sont des fans de sport et certains de ces bars
disposent d'un écran de télé qui permet des retrouvailles lors
des retransmissions des compétitions sportives.
En ce qui concerne le groupe 5, Musique, il fait référence à
Mikouagna, groupe musical qui a fait danser plus d'un
gabonais vers les années quatre vingt. Ce groupe 5 comporte
aussi des noms d'orchestre de la musique zaïroise comme
Quartier Latin, Maison Mère. Il faut dire que la musique
zaïroise a fait vibrer les Africains vers la fin des années
quatre vingt au moment où elle avait sa consécration avec des
groupes célèbres comme Zaïko Langa Langa, Langa Langa
Star et des noms comme Evoloko Joker, Dindo Yogo récem-
ment décédé. Mais les noms d'enseignes ici sont des groupes
musicaux créés vers les années 90/2000. Et le Quartier Latin
est le nom de l'orchestre qui accompagne la méga star
zaïroise Koffi Olomidé et Maison Mère n'est autre que l'une
des tendances du groupe musical Wenge Musica dont la
scission a donné naissance à deux groupes, l’un, resté au
pays, est appelé Maison Mère.
Le groupe 6, Boissons et objets, fait appel à un mélange de
terroir comme le village du tenancier qui, en langue locale,
signifie nid d’aigle, Douma Ndzui en Fang ; des expressions
coutumières comme la vieille marmite qui fait toujours de la
bonne sauce mais aussi le nom d'un vin espagnol très prisé
par les Gabonais, le Baron de Valls ainsi que la Guiness,
BISTROTS, ECHOPPES ET SOCIABILITE DANS LES BARS DE LIBREVILLE 141

boisson appréciée pour ses vertus aphrodisiaques. Ici on


remarque que les boissons désignées sont étrangères.
Quant au groupe 7, Réalités étrangères, il comporte plu-
sieurs noms en Anglais. Le nom Titanic revient deux fois. Il
rappelle le célèbre navire dit insubmersible qui a coulé
cependant après une collision avec un iceberg en 1911. C'est
surtout à la fin du tournage et de la projection du célèbre film
qui porte le même nom et l'histoire émouvante de deux des
acteurs, que plusieurs enseignes ont adopté ce nom. Il y a
ensuite l'enseigne Amériain Bar 4X4 qui est à la fois le
sobriquet du tenancier, Américain, tandis que 4X4 renverrait
à la solidité dont doivent faire preuve les clients après leur
consommation d'alcool. Il y a aussi Malabou pour ne pas dire
Malabo, enseigne autour de laquelle se retrouvent de
nombreux équato-Guinéens dans la zone d'Atsibe Tsos. Elle
sert aux habitants du village du tenancier à se retrouver dans
l'ambiance du village.
Le groupe 8, Comportement, Qualité, renvoi à certains
comportements comme la courtoisie, qualité que les parents
recommandent souvent à leur progéniture d'adopter. Le plus
original est, sans conteste, une expression bien du pays :
« Débrouiller n'est pas voler », donnée à cette enseigne,
comme pour faire appel à la débrouillardise. Ce compor-
tement qui fut cependant érigé en système politique dans les
pays africains au temps des partis uniques entre soixante dix
et quatre vingt dix, a permis à certains de piller leur pays et,
au Zaïre, au temps du règne du Maréchal Mobutu, il
consistait dans le fameux article 15 incitant à la débrouil-
lardise, c'est-à-dire au détournement de biens et deniers
publics, ce qui ne rentre pas dans le même esprit que
débrouiller n'est pas voler en vigueur à Libreville, qui est
plutôt un appel à la bravoure.
Le groupe 9, Lieux, renvoi à des réalités comme le virage,
l'escale, le quartier général, le cercle des amis… Générale-
142 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

ment les enseignes qui sont installées en ces lieux portent ce


nom. Ce sont des endroits dans la ville qui renvoient à des
lieux physiques comme les virages. L'escale bar est situé au
carrefour Saint Michel, non loin d'un carrefour, endroit où les
piétons prennent le taxi ou le "clando" pour se diriger vers les
quatre coins de Libreville (Nord, Sud, Est et Ouest). C'est un
appel à marquer un arrêt pour se désaltérer avant de repren-
dre son chemin. Par contre, le nom Kiètem est celui d'une
localité de Guinée Equatoriale d'où est originaire le tenancier
du bistrot. C'est le nom de son terroir et il fait appel ici aux
ressortissants de cette localité pour se retrouver.
Le groupe 10, Divers, regroupe des enseignes aux réalités
diverses et difficilement classables. Elles partent de Mapane
Groove à Atondé Simba puis à la Terrasse de Nkembo. Ces
bistrots, aux noms divers, sont des lieux importants de
sociabilité.

V.5. Les sociabilités dans les bistrots

Dans un pays peu structuré à l’instar de sa capitale, Libre-


ville, les citoyens de cette ville éprouvent toutes les diffi-
cultés du monde à organiser des loisirs. Après le travail,
quand on est pas au chômage, les endroits où l’on peut se
détendre sont les bistrots à l’intérieur desquels les Libre-
villois se retrouvent le soir pour déguster une boisson
alcoolisée. Dans les bistrots, ils peuvent prendre une bière
parfois, un verre de vin de palme ou de canne à sucre.
Selon Lebot, le bistrot n’est ni un bar ni un pub, encore
moins une brasserie ou ce que l’on désigne par Snack bar.
C’est au XIXe siècle que se développent, à proximité des
usines, les bistrots qui traduisent l’émergence d’une classe
sociale nouvelle, le prolétariat. Le bistrot apparaît comme la
dernière opportunité offerte au brassage social. C’est un
BISTROTS, ECHOPPES ET SOCIABILITE DANS LES BARS DE LIBREVILLE 143

espace protégé hors du temps et des rythmes de la vie sociale


ordinaire. Il propose un abri, un dérivatif à la solitude autant
qu’un rempart contre la multitude à l’intérieur duquel les prix
sont modiques et qui permet de tisser des liens nouveaux
entre les habitants du quartier. C’est, enfin, un refuge contre
l’indifférence et les visages fermés du dehors. C’est un
espace où peuvent se recréer des liens primaires, propres à
susciter des sentiments de sécurité.
Ouvert du matin jusqu’aux heures avancées de la nuit, le
bistrot reçoit des chômeurs, des déclassés, des ouvriers et des
personnes de conditions généralement moyenne qui aiment
bien se donner en spectacle. Ces acteurs procèdent parfois à
des interpellations familières et provocantes laissant
apparaître une excessive décontraction. Le bistrot est un lieu
de réconfort, de renforcement ou de reconstitution de l’estime
de soi.
Dans cet univers se dégagent, selon Lebot, plusieurs types
de sociabilités, on peut en retenir deux grands axes. L’un
concerne une recherche formelle des sens autour d’adhésions
associatives, l’autre une recherche plus informelle privilé-
giant des comportements et des attitudes particulières dans
les rapports d’amitié. C’est dans ces bistrots que naissent et
se développent les rumeurs. Fondées ou non, elles se
répercutent souvent dans tout le corps social et ces rumeurs
ont la vie dure. Le bistrot maintient la culture populaire en
accueillant quelquefois des artistes qui n’ont pas une grande
réputation.
Plusieurs endroits servent comme lieu de sociabilité dans
les bars. Il y a d’abord le comptoir. Celui-ci est le lieu où le
gérant et le client effectuent la transaction commerciale et où
certains clients peuvent s’asseoir pour dévisser avec le
tenancier du bar. Le comptoir a des fonctions multiples.
C’est, d’abord, un objet-espace autonome qui fait un écran en
définissant une zone interdite à la clientèle. Il est une image,
144 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

un symbole riche de significations. C’est, ensuite, selon les


bistrots, le magasin avec des tables entourées de quelques
bancs sur lesquels les clients se retrouvent à l’intérieur ou à
l’extérieur. Dans les échoppes de fortune où se consomme le
vin de palme ou de canne, la situation est différente. Selon
les tenanciers de ces échoppes, les boissons les plus
consommées sont la Régab et la Guiness. La Régab est une
bière locale réalisée à partir du houblon importée par la
Société des Brasseries du Gabon (SOBRAGA) tandis que la
Guiness est cette bière irlandaise qui confère des vertus
aphrodisiaques aux personnes qui la consomment.
Le bistrot, endroit ouvert à tous, excepté aux mineurs,
permet de se reconstituer, de nouer des amitiés et de tromper
la solitude. C’est un espace social indispensable dans les
sociétés modernes et qui peut servir de refuge et de lieu de
sociabilité.
L'enquête auprès de 20 clients a permis de voir que la
majorité d'entre eux se rend dans un bar pour des motifs
divers. La musique est l'un des facteurs les plus attrayants,
suivi de la situation géographique, du cadre, alors que
l'enseigne arrive en dernière position. Les résultats de l'en-
quête peuvent être présentés comme suit :

Tableau n° 5 : Raisons de la présence des clients dans un bar

Situation
Cadre
Musique Géogra- Enseignes Total
agréable phique
7 5 5 3 20
Pour-
35 % 25 % 25 % 15 % 100 %
centage
La musique tonitruante, (35 %), est un attrait pour de
nombreux clients qui souhaitent écouter, dans un autre cadre,
les morceaux qui passent à la télé et pouvoir parfois s'exhiber
en public. Les enseignes situées sur des voies principales
BISTROTS, ECHOPPES ET SOCIABILITE DANS LES BARS DE LIBREVILLE 145

comme la "Terrasse de Nkembo" attirent un nombre impor-


tant de consommateurs (25 %), dans la mesure où elles
servent de repaire pour des rendez-vous galants ou de
simples indications de lieux. La Terrasse allie ainsi plusieurs
facteurs comme la position géographique, le cadre agréable et
la musique attrayante. Mais certains clients ont entendu
parler de cette enseigne aux quatre coins de Libreville et
souhaitent, par conséquent, la découvrir. Le cadre est tout
aussi impor-tant, car plusieurs clients souhaitent un cadre
guai, propre et distrayant, sans trop de bruit (25 %). Ce sont
surtout des enseignes qui renvoient aux terroirs qui sont des
lieux de perpétuation des anciennes sociabilités villageoises.
C'est le cas des enseignes comme Assango bar qui regroupe
des connaissances du propriétaire et les ressortissants de son
village. Mais, dans les noms d'origine étrangère, le même
phénomène s'observe. Il y a un repli identitaire des commu-
nautés étrangères dont les noms comme Malibou en est la
manifestation. Au total, plusieurs raisons conduisent dans un
bar. Il y a non seulement l'ennui, le désir de détente, l'ensei-
gne, mais aussi la musique et le cadre qui sont autant de
facteurs qui font croire que les enseignes sont polysémiques
et peuvent permettre de constituer une histoire des men-
talités. Elles incitent les clients à la sociabilité. Ce sont des
moyens d'expression, d'information et de sociabilité qui
peuvent aussi connaître des ruptures.
Chapitre VI :

DES RUPTURES DE SOCIABILITE AU GABON


e
JUSQU’AU XX SIECLE

La côte du Gabon est fréquentée par les Européens depuis


le XVe siècle. Ils y recherchent des produits du cru (bois,
peaux, ivoire…) que les autochtones leur revendent à prix
d’or après de nombreux intermédiaires. Les relations ainsi
établies prennent plusieurs formes. Elles sont pacifiques et
souvent violentes. Dans tous les cas, les tensions qui emprei-
gnent ces relations sont fondées sur l’appât du gain, la
recherche de terres et la nécessité d’être à côté de l’homme
blanc. Bien que ces relations conflictuelles aient parfois des
origines métropolitaines car, Français, Anglais et Allemands
ont des antagonismes qui se manifestent désormais sur le
territoire du Gabon, elles sont exacerbées par l’appât du gain
auquel s’ajoute le désir de repartir rapidement de ces endroits
réputés insalubres.
A l’heure de la mondialisation, il importe de voir com-
ment, à la suite de la découverte des côtes gabonaises, les
différentes communautés ont tissé des relations économiques
et sociales entre des populations dont certaines avaient, en
filigrane, le désir d’affirmer leur souveraineté sur des terres
qu’ils convoitaient, mais aussi d’acquérir des richesses en se
passant d’intermédiaires dont les commissions obéraient le
prix des produits.
148 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Pour la rédaction de ce chapitre, nous avons utilisé plusi-


eurs ouvrages. Celui de Merlet51, Le pays des trois estuaires
a fourni des informations importantes sur les manifestations
des rivalités ou antagonismes entre les communautés qui
vivaient sur le territoire. L’ouvrage de Girautl, Diplomatie
européenne et impérialisme52 a favorisé la compréhension
des origines des rivalités entre Européens, tandis que l’article
de Jean André Eyeghe53 a fourni l’approche méthodologique
et les différents types de rivalités qui se sont produites au
Gabon.
Ce chapitre comporte trois parties. Dans la première nous
allons nous intéresser aux différents acteurs des rivalités
entre le XIXe et le XXe siècle et les fondements métropolitains
de ces rivalités. Dans la deuxième, nous aborderons l’affir-
mation de la souveraineté française et les problèmes commer-
ciaux qui se posaient alors. Et enfin, dans la troisième, nous
allons voir le dilemme ayant opposé les Européens sur la
nécessité de coloniser ou civiliser des populations dont on
exigeait des rendements élevés et immédiats.

VI.1. L’origine lointaine des rivalités entre Européens au


Gabon

Les rivalités qui se produisent au Gabon entre le XVIIIe et


le XXe siècle se déroulent entre des acteurs aux effectifs
réduits. Elles ont des origines lointaines et celles-ci sont
fondées sur les antagonismes entre Européens dont l’exploi-

51
MERLET Annie (1990), Le pays des trois estuaires, SEPIA.
52
GIRAULT, René (1979), Diplomatie européenne et impérialisme (1871-
1914), Paris, Masson.
53
EYEGHE Jean André (1998), « Les relations entre Européens dans les
régions de Lambaréné de 1867 à 1960 », in Ibogha n° 2, Libreville, les
Editions du silence.
DES RUPTURES DE SOCIABILITE AU GABON JUSQU’AU XXE SIECLE 149

tation des richesses du Gabon est une cause de décuplement


et, finalement, une zone de divergences à cause des intérêts
parfois opposés.
En réalité les acteurs des rivalités qui se produisent dans le
territoire du Gabon ne sont pas nombreux. La population
autochtone, d’après quelques chiffres disponibles aurait été
au nombre de 376 000 habitants en 191054. Ce sous effectif
surprend dans la mesure où il était question, au début de la
colonisation, de l’existence de plusieurs millions d’habitants.
A ce propos, Bruel cite les chiffres du recensement du
premier juillet 1926 en avançant le nombre de 688 819
personnes, auxquelles il faut ajouter les 18 286 habitants du
Haut-Ogooué dont l’appartenance fut changeante au gré des
travaux menés par l’administration coloniale. Dans tous les
cas, la population du Gabon se caractérise par des effectifs
réduits.
Pour administrer ce territoire et le mettre en valeur, les
colons qui s’y établissent ne sont pas plus nombreux. Meyo-
Me-Nkoghe55 avance le chiffre de 1904 Européens et Assi-
milés représentant 17,4 % de la population totale du territoire
en 1947. Cet effectif de population européenne a varié au
cours des aléas de l’histoire. En effet, la France a laissé la
mise en valeur de cette colonie aux grandes sociétés
concessionnaires. Cette situation entraîna le fait que cette
population connaissait des flux et reflux, notamment à la
suite des deux guerres mondiales, quand la plupart des colons
furent obligés de repartir en métropole pour contribuer à
l’effort de guerre. Au total, comme pour les autochtones, les

54
Moulengui-Boukosso Vincent (1984), Une population flottante dans un
espace non maîtrisé : La population flottante de la forêt gabonaise,
Montpellier, thèse de 3ème cycle, Université Paul Valéry.
55
Meyo-Me-Nkoghe Dieudonné, (1995), Les élites africaines dans trois
territoires de l’Afrique Equatoriale Française (Gabon, Moyen-Congo et
Oubangui-Chari) de 1930 à 1960, Thèse N.R., Université de Rouen.
150 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

administrateurs chargés de mettre en œuvre l’œuvre de la


colonisation ne furent pas nombreux. Malgré le fait qu’à ce
groupe s’ajoutaient les évolués qui, pour Goyi, sont : « une
sorte d’intellectuels en rupture de ban avec la société
traditionnelle, admirateurs du progrès moderne et s’emplo-
yant à y entrer,… en froid avec la colonie européenne dont
ils désapprouvent le comportement et la conduite à leur
égard : ce sont des mécontents et des insatisfaits. Ils se
recrutent dans les grands centres urbains… où se concen-
trent toutes les activités politiques, administratives et
économiques » (1969 : 205).
Mouyeke estime, quant à lui, que le statut d’évolué
« implique l’idéal d’un progrès qui tend à réaliser d’une
manière plus ou moins harmonique l’assimilation du noir.
Elle classe tout individu qui par certains comportements se
sépare de son milieu coutumier. L’évolué se caractérise donc
par l’acquisition des comportements nouveaux » (1977 : 22).
Au total, seules quelques centaines de personnes ont réussi
à obtenir ce statut.
Quant aux indigènes, c’est-à-dire les citoyens de statut
local, ils représentent l’immense majorité de la population.
En 1947, sur 422 000 habitants au Gabon, ce groupe est au
nombre de 420 000 individus environ. Ces derniers sont
soumis au régime de l’indigénat qui est défini en 1924 et qui
permet à l’administration coloniale de frapper de peines
disciplinaires et sans jugement le refus de payer l’impôt,
d’exécuter des travaux d’intérêt public… (cf. Meyo-Me-
Nkoghe, 1995 : 119).
Ce sont ces différentes populations qui se livrent à des
rivalités sur le territoire du Gabon, même si celles-ci ont des
origines lointaines.
DES RUPTURES DE SOCIABILITE AU GABON JUSQU’AU XXE SIECLE 151

VI.2. Le fondement des rivalités européennes au Gabon

La conférence de Berlin de 1884-1885 tente d’apaiser les


tensions intra européennes. Mais cette conférence apparaît,
finalement comme un marché de dupes dans la mesure où
tout le monde, en fait, y trouve son compte car tous les
principes, celui français de la possession du sol et celui
anglais de la liberté commerciale sont admis dans ce que l’on
désigna par le régime des portes ouvertes favorisant aussi le
respect des coutumes locales et la réduction de l’esclavage.
Ces divergences que la conférence de Berlin tente d’aplanir
ont leur origine en Europe. En effet, au XIXe siècle, les
rivalités européennes sont fondées sur des mentalités col-
lectives basées sur des schèmes psychologiques et sociaux. Il
existe alors trois grandes puissances dans le monde à savoir,
la France, l’Allemagne et l’Angleterre.
Les relations entre ces trois Etats sont parcourues par des
mythes et des stéréotypes. Les Anglais, par exemple, consi-
dèrent que les Français, ces mangeurs de cuisses de gre-
nouilles, vivent dans un pays arriéré et sale. De plus dans la
société française, existerait, en plus de « l’égalitarisme, une
administration envahissante, à police omniprésente, à ensei-
gnement uniforme et étouffant, dont la politique extérieure
essaie vainement après 1870 d’empêcher le déclin, en usant
d’un patriotisme étroit et en ignorant le monde extérieur »
(Girault, 1979 : 49).
Par contre, la France éprouve pour la perfide Albion une
parfaite animosité quand des heurts se manifestent aux
colonies et que les idées de Taine sur le caractère des Anglais
inspirent encore les journalistes dans la mesure où ils consi-
dèrent difficile une entente cordiale entre le Français petit
bourgeois et le royaliste aristocrate anglais. Et ces deux pays
antagonistes émettent des réservent quant à l’Allemagne.
152 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Ces mythes et préjugés ont conduit à de nombreux conflits.


La puissance allemande en sortant victorieuse de sa guerre
avec la France en 1871, réalise la naissance de son empire
dont le dynamisme économique, social et culturel favorise sa
prépondérance sur l’Europe continentale. Mais, après la
défaite et paradoxalement, la France affiche une grande santé
financière. Elle va ainsi chercher l’expansion outre-mer, d’où
cette réflexion selon laquelle, dans cette action, il ne s’agit
pas seulement d’y voir « le souci de gloire, mais (aussi)… le
transfert des énergies patriotiques vers l’Afrique » (Girault,
1979 : 70).
Leroy Beaulieu peut ainsi affirmer que « C’est par
l’expansion, par le rayonnement de la vie au dehors, par la
place qu’on prend dans la vie générale de l’humanité que les
nations persistent et durent » (Girault, 1979 : 70).
Les rivalités qui opposent l’Angleterre et la France, un
siècle plus tard, c’est-à-dire au XIXe siècle, sont plus fortes.
Durant les guerres de la Révolution et de l’empire, les deux
pays se pourchassent jusque dans les mers du sud : « Dans
l’estuaire du Gabon et toute la baie de Corisco les vaisseaux
des deux nations se traquent, s’attaquent et se pourchassent
jusqu’à Sao-Tomé où les uns et les autres cherchent refuge »
selon Merlet (1990 : 39), ce qui a pour conséquence
l’interruption du commerce dans cet espace. Ces rivalités
sont essentiellement dues au développement rapide de
l’industrie anglaise et sa recherche de la maîtrise des mers et
des marchés. Cet antagonisme se traduit alors par des guerres
réelles ou larvées dans les colonies. Les deux pays s’affron-
tèrent au cours de deux longues guerres, notamment celle de
la succession d’Autriche (1740-1748) et celle de sept ans
(1756-1763) qui voient la France perdre une partie de ses
colonies d’Amérique notamment la Louisiane et le Canada.
Dès qu’elle le put, elle prit sa revanche lors de la guerre
d’indépendance américaine.
DES RUPTURES DE SOCIABILITE AU GABON JUSQU’AU XXE SIECLE 153

Quant à la rivalité entre la France et l’Allemagne, elle


trouve son origine dans le désir de Bismarck d’unifier la
Prusse. C’est en 1870 que ce dernier décida de précipiter les
événements en provoquant une guerre contre la France au
cours de laquelle ce dernier pays devait passer pour agres-
seur, ce qui arriva au demeurant quand le 19 juillet 1870, la
France, va-t-en guerre, déclara alors la guerre d’un cœur
léger à l’Allemagne. Mais, mal préparée militairement et
isolée diplomatiquement, elle s’écroula et la haine des
Français permit à Bismarck de resserrer les liens entre Alle-
mands.
Ces rivalités européennes se répercutèrent sur les colonies,
même si elles furent aplanies, en partie, à la conférence de
Berlin. C’est en ce sens que Montagnies de la Roque estime
que « les Anglais sont jaloux de la prépondérance naissante
de la France au Gabon, il faut entretenir celle-ci par des
cadeaux notamment pour un roi aussi noble et digne que le
roi Denis » (Gaulme, 1988 : 84). En fait, le point de vue de
cet explorateur semble exagéré. En effet, bien présents au
Gabon par le canal de leur mission à Baraka, les Anglo-
Saxons pratiquent le commerce avec les différentes popula-
tions de la côte qui apprécient leurs produits d’où l’assertion
de Gaulme qui peut estimer que « la rivalité commerciale
anglaise se maintient sans réponse française d’importance,
tandis que les missionnaires protestants américains s’instal-
lent eux aussi au Gabon» (1988 : 86). Ces antagonismes
entre puissances européennes semblent sans solutions.

VI.3. Des positions irréconciliables entre Européens

La France qui a du retard par rapport aux autres nations


européennes sur l’implantation commerciale n’a d’autres
choix que d’imposer sa souveraineté et tenter de marquer sa
154 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

présence commerciale par la politique des points d’appui.


Celle-ci est le pendant de l’impérialisme dont le concept
divise les historiens. Par ce mot, il s’agit d’entendre une
conduite « diplomatico-stratégique d’une unité politique qui
édifie un empire, c’est-à-dire qui soumet à sa loi les
populations étrangères » (Girault, 1979 : 147) ou bien faut-il
plutôt retenir la formule célèbre de Lenine selon laquelle
« l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme ». Que
cela ne tienne, le territoire du Gabon n’échappe pas à cette
pratique qui est un peu dans l’ère du temps. Dans cette zone,
il s’est pratiqué « un colonialisme en quête de débouchés, de
sources de matières premières. Un colonialisme en quête
d’emplacements avantageux… C’est la pire des forces de
l’impérialisme, car elle ne tient pas compte de l’homme,
sinon qu’en tant que force de production » (Ratanga, 1973 :
8). Dans la perspective de cette confrontation entre plusieurs
impérialismes, l’Anglais Lord William Pitt, déclarait, en
1762, que « la seule chose que l’Angleterre ait à craindre ici
bas est de voir la France devenir une puissance maritime,
commerciale et coloniale » (idem : 62).
C’est justement pour devenir une puissance coloniale qu’à
partir de 1844, la France, voulant conserver la main mise sur
le Gabon, signa des traités avec les différents chefs du
territoire. Mais cette signature entraîna ce que Merlet a
appelé les événements de Libreville, qui marquent des
ruptures de sociabilité dans le fleuve tranquille de ce qui
allait devenir un territoire français. En effet, après la
signature du traité qui concède le Gabon à la France, les
Anglo-américains de Glass réagirent. Ainsi le Pasteur amé-
ricain Walker dénonça l’agression française et porta à Bouët
une protestation énergique ainsi qu’une lettre adressée à la
reine Victoria qui, avec un flegme tout britannique, ne réagit
pas aussitôt. Mais c’est le gouvernement français qui con-
firma plutôt les traités signé, par Bouët en retenant désormais
DES RUPTURES DE SOCIABILITE AU GABON JUSQU’AU XXE SIECLE 155

que « tout établissement étranger sera interdit ; les papiers


des commandants de navires étrangers seront visés par
l’autorité française ; ces navires devront se conformer à
l’autorité de la rade et, à l’entrée, saluer le pavillon
français… » (Merlet, 1990 : 77). Ces premiers accrochages
entraînèrent ce que les historiens désignent comme les
incidents de Glass. En effet, l’arrivée d’un vapeur de guerre
anglais, en février 1845, éveilla l’esprit de résistance de
certains chefs locaux qui virent dans la présence de ce
vaisseau, une réponse évidente de la reine Victoria à leur
supplique. C’est à la suite de cette présence que le 29 mars
1845, la population de Glass marcha sur le Fort d’Aumale en
brandissant l’Union Jack. Mais cette velléité fut vite
dispersée lorsque l’un des canons de ce fort tira à blanc en
direction des manifestants.
Mais bien qu’ayant accusé un indéniable retard dans les
domaines économiques et industriel, la France, après sa
défaite de 1871, tenta de tenir tête à ses principaux concur-
rents, notamment l’Allemagne et l’Angleterre. Au Gabon, la
présence des deux grandes puissances européennes à laquelle
s’ajoute celle des Américains à Glass, renforça le camp des
Anglo-Saxons. Cette situation n’était pas sans rappeler à la
France ce qu’elle craignait le plus sur le vieux continent, à
savoir des rivalités à son détriment. C’est finalement à trois
que les Européens eurent à lutter au Gabon. Dans cette lutte
qui lui semblait défavorable, la France devait s’assurer, au
plus tôt, le contrôle du commerce sur l’Ogooué qui était l’un
des plus importants, avec celui de la côte. Or, l’atteinte de cet
objectif ne se révéla guère facile, d’autant plus que ce pays
sortait de ses meurtrissures guerrières et accusait, en plus, un
retard sur l’Angleterre en matière industrielle et commer-
ciale. En 1852, par exemple, au Gabon et selon Ratanga
Atoz, sur « 200 000F d’importations dans l’Estuaire,179 000
F (étaient) pour les seuls Anglais et 212 000 F sur un total de
156 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

280000 d’exportations » (1973) confirmant ainsi la


marginalité de la France dans le commerce.
Après 1875, la France se trouve en présence de deux
rivales au Gabon. Il s’agit de l’Angleterre et de l’Allemagne.
La position dominante dans ce territoire de ces deux pays
préoccupait les autorités françaises. C’est dans cette optique
que le sous-secrétaire aux colonies écrivit au Commandant
du Gabon : « Dans nos établissements (…) nous devons tenir
la main à ce que les étrangers, dont le nombre est
relativement élevé comparé à celui de nos nationaux se
montrent respectueux de notre autorité et observateurs de
nos lois » (Ratanga : 65). Conscients donc de leur faiblesse
malgré l’intervention de quelques hommes d’affaires
bordelais, les administrateurs français exigèrent le
rétrécissement des droits d’exportation, l’augmentation des
droits d’importation et la réorganisation du service de
douane. Ils imposèrent, en plus, le fait que les marchandises
en provenance de France bénéficient d’une fiscalité
avantageuse, au détriment de celles des pays concurrents.
La mesure la plus restrictive fut sans doute l’instauration
d’un droit pour tout homme d’équipage et le payement d’un
abonnement annuel représentant quatre fois le droit d’une
seule entrée au Gabon. De plus, la France imposa l’utilisation
unique, sur le territoire du Gabon, du seul système métrique
décimal par tous les traitants.
Devant ces restrictions, certains agents des maisons étran-
gères réagirent. Un certain Chift, par le système des mariages
avec les filles des chefs de la Ngounié, réussit à contrôler le
commerce dans cette région. Cette situation irritait les Fran-
çais d’autant plus que les populations reconnaissaient désor-
mais cet allemand comme chef. Les contradictions étaient si
fortes entre la France et les autres puissances européennes
que la présence de deux navires de guerre anglais jeta le
trouble sur les autorités françaises lorsque ces marins anglais
DES RUPTURES DE SOCIABILITE AU GABON JUSQU’AU XXE SIECLE 157

réclamèrent, de surcroît, aux chefs locaux le double des


traités qu’ils avaient signé avec la France.
Pour signifier leur présence et leur désir de ne point céder
du terrain, les Français répliquèrent, en 1883, par l’in-
stauration d’un système métrique décimal obligatoire pour
toutes les transactions commerciales du Gabon. Cette
mesure, comme on peut l’imaginer, suscita l’émoi chez les
autres commerçants européens habitués à commercer dans les
mesures (poids) de leur pays d’origine.
Voyant que l’Allemagne prenait de l’avance dans le nord
du Gabon, précisément au Woleu Ntem où elle déployait
d’énormes efforts et menaçait sérieusement l’influence fran-
çaise, Anglais et Français firent alors cause commune pour
contrer cette influence grandissante. Plusieurs bâtiments de
commerce portant de nombreux hommes d’équipages formés
aux techniques militaires et équipés d’armes conventionnels,
soutenaient cette action allemande. Le commandant français
du Gabon mit en garde sa hiérarchie en écrivant « qu’un jour
viendra ou ce (…) personnel (…) pourrait être un danger
sérieux pour notre pavillon au Gabon » (Ratanga, 1973 : 71).
Mais ces divergences ne concernaient pas seulement le
domaine politique.

VI.4. Les intérêts commerciaux divergents entre


Européens
Si les rivalités entre Européens trouvent leur fondement
sur les rancœurs anciennes entretenues par des hommes
politiques, au Gabon, par contre, elles sont fondées sur le
désir d’affirmer sa suprématie et de sauvegarder ses intérêts.
Entre autochtones, le moteur des rivalités est basé sur le
commerce. Du Chaillu rapporte que, dans chaque village,
« devant lequel nous passions, nous étions hélés par des
pirogues pleines de noirs qui nous priaient de venir nous
158 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

établir chez eux…C’était le futur comptoir qui devait les


enrichir. Cette maison est toujours entourée de cabanes
habitées par les indigènes qui attendent ce millénium
commercial ».
Dans les rivalités commerciales, la duplicité des Européens
en était parfois la cause. En effet, ces derniers ne payaient pas
convenablement les autochtones après avoir reçu les
marchandises de traite. C’est ainsi qu’en « 1805, un navire
est attiré et échoué sur les bancs de sable et pillé de fond en
comble. En 1809, un navire négrier subit le même sort et son
équipage est massacré » (Merlet, 1990 : 41). Dans la région
de Lambaréné, c’est le traitant Walker qui, le premier, suscita
l’hostilité des peuples autochtones. En effet, après avoir
installé une factorerie chez les Orungu du Cap Lopez vers
1860, il entreprit d’aller voir plus haut sur le fleuve. En 1867,
avec l’appui de la marine française dont l’un des navires, le
fameux pionnier, parvient à Lambaréné et, après avoir signé
les accords avec les rois Rampolé et Renoké de la Pointe
fétiche, il prit la décision de transférer sur ce poste avancé,
l’essentiel de ses installations de Yombé où il ne laissa qu’un
petit entrepôt.
Dès 1870, la décision ravissant aux gens du cap Lopez le
monopole du commerce extérieur, entraîna naturellement une
riposte de leur part. Les Orungu et les Nkomi décidèrent
alors d’aller frapper à Adolinanongo (Lambaréné) en fin
d’année 1873. Annie Merlet rapporte mieux cet épisode :
« Monsieur Walker en tête, ses factoreries ensuite, les Galwa
enfin et pour faire bonne mesure, ces deux jeunes farfelus qui
prétendent être venus de si loin pour ramasser des oiseaux !
Tous les blancs ne sont-ils pas des commerçants ? Et tous les
commerçants qui veulent remonter le fleuve ne sont-ils pas
des ennemis qui viennent troubler l’ordre des choses et violer
des interdits » ? (1990 : 18-19)
DES RUPTURES DE SOCIABILITE AU GABON JUSQU’AU XXE SIECLE 159

Le récit de l’altercation de Trader Horne est significatif


des conflits issus du commerce. En janvier 1881, jaloux de
leur monopole, les Fang de la région de Ndjolé prirent en
otage un français du nom de Schmidt qui, en s’installant dans
cette zone, causa beaucoup de tort au monopole de ce peuple.
Alors celui-ci le prit en otage et pilla une cargaison impor-
tante destinée à sa factorerie. Trader Horne raconte qu’il en
tua ainsi plusieurs par le canal de ses deux gros revolvers
car, rapporte-il, « nous les attirâmes ainsi presque au milieu
de la rivière, puis nous virâmes de bord et ouvrîmes sur eux
un feu vif,… j’eux la fameuse occasion de me servir de mes
deux gros pistolets à double coup…Les hommes tombaient
comme quilles. Beaucoup d’entre eux nagèrent vers le bord
ou furent noyés… » (Merlet, 1990 : 40) montrant ainsi les
ruptures de sociabilité conduisant parfois à la mort
d’hommes.

VI. 5. Des rivalités anciennes persistantes

Dès le XIXe siècle se pose dans le territoire du Gabon le


problème de coloniser des populations. La colonisation est
soutenue par l’administration tandis que le projet de civili-
sation est soutenu par l’Eglise catholique. Dans le même
temps, de nouvelles rivalités opposent les autochtones entre
eux.
La constante de la colonisation fut d’opposer, sur le ter-
ritoire du Gabon, la nécessité de coloniser à celle de civiliser
les autochtones. Parmi les tenants de la colonisation, il y a les
administrateurs coloniaux, les exploitants forestiers, les plan-
teurs, les marchands et les traitants qui exigent des résultats
160 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

immédiats de ces autochtones. Jean André Eyeghe56 a


démontré, dans un article parut il y a quelques années, des
antagonismes qui se posaient dans la région de Lambaréné.
Sa démonstration reposait sur la dichotomie opposant les
intérêts contradictoires de la civilisation et de la colonisation.
Schweitzer corrobore cette difficulté en affirmant que « les
missionnaires sont aisément enclin à porter un jugement sur
les autres blancs. Pour eux qui ne sont pas tenus comme les
fonctionnaires, les exploitants forestiers, les planteurs et les
commerçants, d’obtenir des indigènes des résultats matériels
bien définis en un temps donné, la lutte est moins âpre que
pour les autres » (1952 : 168).
En fait, les intérêts de la colonisation et de la civilisation
semblaient opposés à plusieurs égards. Ainsi entre les mis-
sionnaires eux-mêmes se posaient des divergences entre les
catholiques auxquels on reprochait de donner aux Africains
une formation théorique contrairement à celle des protestants
qui était pratique. Cet antagonisme trouve son origine dans le
pragmatisme des Anglo-saxons opposés à l’esprit théorique
des Français.
Vers les années trente, après la conquête de quelques droits
réalisés par les représentants des colonisés à l’Assemblée
nationale française, se posait le problème de l’assouplis-
sement du système colonial. Certains voyaient la nécessité,
surtout après la participation aux deux guerres mondiales,
d’assouplir le système colonial et de favoriser, à terme, la
participation des autochtones à leurs affaires. Des luttes
opposèrent encore les deux groupes qui, jusque dans les
Assemblées de l’Union, s’affrontaient âprement en de
violentes joutes verbales.

56
EYEGHE Jean André, (1998), « Les relations entre Européens dans la
région de Lambaréné de 1867 à 1960 », In Iboogha n° 2, Libreville, Les
Editions du Silence, p. 5-23.
DES RUPTURES DE SOCIABILITE AU GABON JUSQU’AU XXE SIECLE 161

VI.6. Des rivalités nouvelles entre autochtones

Les migrations qui se déroulent durant le XVIIe siècle


entraînent des turbulences entre les peuples autochtones.
Mais, en filigrane de ces relations conflictuelles, subsiste des
intérêts commerciaux de la traite entre ceux qui servent
d’intermédiaires et ceux qui souhaitent prendre leur place. Le
désir des Fang de se rapprocher de la côte est sous-tendu par
leur envie d’acquérir les biens européens « les bioum » mais
aussi de conquérir les circuits de la traite. C’est dans cette
optique qu’ils tentent de maîtriser les territoires des autres
populations. Merlet décrit ainsi leur technique d’approche de
la côte qui était très simple. En effet, une famille misérable
vient demander l’hospitalité, mais, tandis que « des amis tout
aussi misérables viennent de plus en plus nombreux chercher
secours dans les foyers fang…de mystérieuses disparitions
commencent à éclaircir les rangs des Boulou ou des Kélé »
(Merlet, 1990 : 133). Il semble que les Fang aient opté pour
une approche douce, sans heurts mené de manière
silencieuse.
Le but de ces manœuvres n’était, plus ou moins, que
d’avoir la maîtrise de l’espace et de se rapprocher de la côte.
Il semble, comme l’affirme Merlet, que ce procédé était
mûrement réfléchi car décidé, estime-t-elle, au « fond de
l’abègne57, fumant tranquillement leur pipe au coin du feu
quelques anciens débattent de savoir quelles familles
expédier en mission dans les prochains villages Kélé. Des
familles qui sont des commandos » (1990 : 133).
Cette technique d’approche trouve son couronnement dans
le comportement du commando au sein de la communauté
investie. Ainsi, il n’y a, à première vue, ni violence ni heurts.
En fait, dans la réalité, les commandos fangs procèdent à
57
C’est une maison située à l’entrée du village par laquelle transitent les
visiteurs
162 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

l’enlèvement et au meurtre afin de créer une psychose dans


l’ethnie installée de longue date. C’est alors que de « mysté-
rieuses disparitions commencent à éclaircir les rangs des
Boulou ou des Kelé. Toujours obligeants et zélés, les Fang
sont les premiers à entreprendre des recherches. On trouve
ordinairement quelques restes macabres au fond du bois…Ils
parlent de malédiction et de sortilèges » (Merlet, 1990 : 133).
A ce stade, les Boulou ou les Kelé déguerpissent et les Fang
s’approprient la terre.
Mais, dans cette rencontre de peuples, apparaît le phéno-
mène de la sorcellerie. Dans la technique d’approche décrite
par Merlet, figure déjà les accusations de sortilèges et de
maléfices. La sorcellerie se pose elle-même comme un fait
majeur des relations entre les personnes appartenant à des
ethnies différentes. C’est dans cette optique que le roi Denis
infligeait un traitement sévère, voire cruel, à ceux qu’il
accusait de sorcellerie. Ainsi, l’un de ses esclaves, au
demeurant son cuisinier, fut accusé d’avoir attenté à sa vie.
Alors, en représailles, Denis lui fit subir un traitement
inhumain que Merlet décrit ainsi : il « était solidement fixé à
un pieu…un long jeûne avait émacié son corps qui était
couvert de plaies hideuses ; il était condamné à être mangé
par les fourmis… (Car) il était sorcier et empoisonneur»
(1990 : 51).
Lasserre (1958) a signalé les problèmes domaniaux qui se
posaient entre les anciens et les nouveaux arrivants. Dans la
ville qui est devenue Libreville en 1849, il fallait aménager
l’espace de la ville afin de loger les nouveaux arrivants. Les
notables Mpongoué s’opposaient ainsi au démantèlement de
leurs terrains ancestraux. Un accord fut trouvé avec l’admi-
nistration coloniale disposée à aménager des espaces pour
créer des lotissements dans les terrains ancestraux des
Mpongoué.
DES RUPTURES DE SOCIABILITE AU GABON JUSQU’AU XXE SIECLE 163

Le territoire du Gabon a abrité des communautés réduites


dans un milieu hostile et inhospitalier. Ces différentes com-
munautés se sont affrontées pacifiquement ou de manière
violente pour y survivre. Mais les rivalités qui se posaient
dans ce territoire avaient parfois des origines situées dans les
métropoles et elles se sont poursuivies dans les colonies.
Si l’œuvre de la colonisation voulait à tout prix réaliser des
bénéfices importants, il ne fait aucun doute qu’elle s’inscri-
vait dans le système capitaliste qui est la recherche du profit à
tout prix. Mais fallait-il simplement exploiter ces territoires
et laisser ses populations dans l’ignorance en les écartant de
leurs richesses. Tel est le dilemme qui se posait aux coloni-
sateurs. Ces derniers choisirent à terme, une indépendance
administrative, tout en contrôlant et de loin des régimes
corrompus et impopulaires. Les relations d’échange de biens
fondés sur le troc et la traite se déroulent, depuis des siècles,
dans le territoire. Et il semble que les populations gabonaises
ont trouvé leurs comptes dans ces échanges qui, s’ils avaient
perduré, auraient nécessairement amélioré leur mode de vie.
Chapitre VII :

LA MENTALITE ET LA MEMOIRE COLLECTIVE DES


FANG DU GABON (1898-1960)

La mémoire ou l’histoire des représentations du passé se


constitue suite à la diversification de l’histoire des mentalités.
Son développement est « en partie fondée sur la volonté de
recueillir les récits de vie, les mémoires oubliées des ano-
nymes et des exclus de l’histoire, celles des groupes dominés
sans traces écrites massives pour proposer une histoire vue
d’en bas » (Delacroix et alii, 1999 : 262). La mémoire col-
lective apparaît alors comme une reconstruction, un remanie-
ment des représentations du passé par les groupes et les
sociétés à partir de leurs besoins présents. Dans cette per-
spective, ce qui la distingue de l’événement est la commémo-
ration, car la mémoire, contrairement à l’histoire qui est
saisissable, est symbolique. Ce dualisme conduit alors à
l’affrontement entre l’identité (mémoire) et l’histoire univer-
selle objectivante.
La nécessité d’aborder l’identité symbolique, mais, tout de
même porteuse d’histoire, apparaît au Gabon, car dans un
pays à civilisation orale, se manifeste une absence de réfé-
rents par rapport à la célébration des héros et des moments
marquants de son histoire d’une part. D’autre part, il s’agit
d’étudier la mémoire de l’un des peuples les plus importants
166 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

du Gabon58 (40 % de la population), en l’occurrence les Fang


que Du Chaillu présente en 1856 comme « forts, grands, bien
bâtis (…) plus intelligents (…), énergiques, ardents, belli-
queux » (cité par Pourtier, 1989 : 69) et qui vit aussi bien au
Cameroun et qu’en Guinée Equatoriale. Il compte au Gabon
selon le recensement de 199359, 437 200 personnes. Les deux
termes retenus pour délimiter ce chapitre ne sont pas fortuits.
L’année 1898 correspond à la mise en place du système colo-
nial par la création des sociétés concessionnaires. Celle de
1960 est la date de l’indépendance officielle du Gabon
célébrée chaque année mais qui ne suscite plus l’engouement
d’antan.
Pour appréhender la complexité de ce thème, ce chapitre
comprend trois sections. La première aborde la notion de
mémoire depuis l’Antiquité, la deuxième traite de la mémoire
gabonaise qui se présente à deux vitesses, tandis que la
troisième section se consacre aux enjeux de la mémoire de ce
peuple.

VII.1. Champs et évolution de la mémoire collective

Depuis les premiers hommes, l’espèce humaine se préoc-


cupe de saisir sa mémoire à travers des faits tendant à la

58
Sur neuf provinces que comptent le Gabon (267 667 Km 2), les Fang
habitent l’Estuaire, le Moyen-Ogooué, l’Ogooué-Ivindo, l’Ogooué Mari-
time et le Woleu Ntem. Les quatre autres provinces du Gabon habités par
d’autres ethnies sont la Ngounié, la Nyanga, le Haut-Ogooué et l’Ogooué
Lolo.
59
Ministère de la Planification et de la Programmation du
Développement, Recensement Général de la Population 1993. La
population totale fang des trois pays est estimée à près de 800 000
personnes d’après Medjo Mve (1998), « Approche dynamique des
systèmes phonologiques de huit parlers fang : Essai de synthèse », In
Iboogha n° 2, Libreville, Les Editions du silence
DE LA MENTALITE A LA MEMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES FANG DU GABON 167

perpétuer. Mais la mémoire d’un peuple demeure difficile à


saisir, car plusieurs paramètres sont pris en compte dans sa
perpétuation. En outre, la conception de la mémoire a évolué
depuis l’Antiquité.
C’est depuis les années soixante que la mémoire apparaît
comme une notion carrefour. Vers les années 1970, l’engoue-
ment des historiens pour cette notion est manifeste, car, avant
cette période, seuls les écrivains, les philosophes et les
sociologues s’y intéressaient. Toutefois, dans l’Antiquité
déjà, la pratique de la conservation des hauts faits des person-
nalités à des fins de perpétuation du souvenir est usitée. Cette
pratique se développe au Moyen Age quand l’Eglise, alors
omnipotente, décide d’immortaliser la vie des saints. De nos
jours, le phénomène de conservation de la mémoire connaît
un regain d’importance à cause des enjeux qu’elle représente
car, comme le soutient Leroy-Gourhan, « la tradition est
biologiquement aussi indispensable à l’espèce humaine que
le conditionnement génétique l’est aux sociétés d’insectes »
(1964 : 24). En effet, la mémoire se présente à la fois comme
un instrument de puissance et un objet de conquête dans la
mesure où elle permet d’affirmer, voire de manipuler
l’histoire.
Pour Halbwachs, la mémoire collective se définit comme
« une reconstruction du passé… (qui) adopte des faits
anciens aux croyances et aux besoins spirituels du présent »
(Noiriel, 1998 : 198). Elle est la propriété de conservation de
certaines informations et renvoie à un ensemble de fonctions
psychiques permettant à l’homme d’actualiser des impres-
sions ou des informations passées qu’il se représente comme
telles, selon Le Goff (1988 : 105). Ici s’impose le souci de
sauver de l’oubli des faits ou des acteurs passés dans le but
de les réhabiliter ou les dénoncer, d’où le lien étroit entre le
groupe, son vécu et sa mémoire.
168 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

L’étude de la mémoire relève à la fois de la psychologie,


de la psychosociologie, de la neurophysiologie, de la biologie
et de la psychiatrie. Elle apparaît comme une notion carrefour
car, contrairement à la mémoire individuelle dont la biogra-
phie est la manifestation, il existe une mémoire collective par
laquelle un peuple ou une communauté donnée se remémore
des souvenirs qui lui permettent de garder à l’esprit les évé-
nements marquants de son histoire. L’histoire et la mémoire
sont, de ce fait, des activités indissociablement liées. Si la
première n’est autre chose, et selon Hérodote, qu’une enquête
sur les actions accomplies par les hommes, la suite d’événe-
ments et leur récit et que Charland, dans ses enseignements,
traduisait par « l’ensemble des démarches vérifiables suivies
par les chercheurs pour interpréter l’enchaînement des
phénomènes sociaux à partir de leurs traces » (2000), la
mémoire collective par contre, n’est que la revivification,
voire, la perpétuation, par la commémoration, de certaines de
ces traces à des fins de souvenir.
Au Gabon, les peuples de ce pays conservent tant bien que
mal des souvenirs liés à leur mémoire. Ces souvenirs sont
propres à chaque groupe ethnique et sont liés aux migrations,
à l’épopée guerrière, aux hauts faits des personnages… d’une
part, et, d’autre part, des faits liés à la présence coloniale.
Mbonimpa, dans son ouvrage (1988), rappelle que l’oralité a
contribué à la réalisation de la mémoire collective chez
plusieurs peuples africains. Chez les Fang, par exemple, le
Mvett qui est à la fois le nom de l’instrument et l’art même de
chanter et de danser, mais aussi de rappeler le souvenir de ce
peuple, demeure comme un art total permettant la conser-
vation de leur mémoire à travers des faits magnifiés.
Dans la période précoloniale, ce peuple évoque sa
migration, son entrée dans la forêt, la fuite devant des
hommes montés sur des chevaux, … Plus près de nous et
dans la lutte contre l’oppression, les Fang conservent des
DE LA MENTALITE A LA MEMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES FANG DU GABON 169

repères comme la résistance d’Emane Tole. Plus généra-


lement, ils évoquent l’oppression coloniale, l’époque de
Pétain, de De Gaulle, de certains commandants ou admi-
nistrateurs coloniaux… Il y aurait une sorte de mémoire
ethnique qui, pour Le Goff, se manifeste « dans la plupart
des cultures sans écriture,(…) (par) l’accumulation
d’éléments dans la mémoire (qui) fait partie de la vie
quotidienne » (1988 : 113). En fait, dans les sociétés sans
écriture, la mémoire est conservée par les généalogistes, les
traditionalistes qui sont la mémoire vivante de la société et
qui, en définitive, dans l’humanité traditionnelle, ont pour
rôle, le maintient de la cohésion sociale.
La mémoire collective du peuple fang demeure diffuse et
est, de ce fait, difficile à saisir. Cette difficulté provient de la
fragilité de la source orale. Une même information varie d’un
informateur à un autre. De plus, les conditions de vie diffi-
ciles des Gabonais réduisent leur espérance de vie à une
cinquantaine d’années environ. Cette situation engendre le
fait que beaucoup ne voient plus leurs grands parents, voire
leurs parents qui trépassent assez tôt, d’une part. D’autre part,
au Gabon, près de 80 % de la population vit et travaille dans
les villes. De ce fait, elles ne sont plus au contact de la
tradition villageoise. La chaîne de la conservation est rompue
et le substrat de notre culture disparaît. En fait, au Gabon, on
est vieux, jeune et, on n’a plus forcément la sagesse de nos
ancêtres d’où le fait que dans ce pays et contrairement à
l’affirmation de Hampate Ba, quand un vieillard meurt, ce
n’est plus forcément une bibliothèque qui brûle. Mais le plus
souvent, un rebus de la société que la mort vient délivrer de
l’absence de perspective et de la misère quotidienne d’une
vie bousillée par la mal vie et l’alcool bon marché.
La difficulté s’accroît quand il s’agit de rencontrer ces
personnes ressources. Dans une ville sans repères et sans
170 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

voies de communication adéquates60, il n’est guère aisé de


trouver des informateurs connaissant la tradition. En fait, plus
le temps passe, plus l’évolution s’enracine et apparaît de
moins en moins la nécessité de conserver des souvenirs dont
personne ne voit plus immédiatement l’utilité devant un
concept en mutation comme celui de mémoire.

VII.2. Evolution du concept de mémoire

C’est depuis l’Antiquité que le phénomène de mémoire est


connu. Dans les sociétés sans écritures, il semblerait que la
mémoire collective s’ordonne autour de trois centres d’inté-
rêts. Il s’agit de l’identité collective du groupe fondée sur les
mythes ; le prestige des familles dominantes s’exprimant par
des généalogies et le savoir technique qui se transmet par des
formules pénétrées de magie religieuse. En Egypte ancienne,
déjà, les stèles funéraires remplissent des fonctions de
perpétuation de la mémoire. Elles commémorent les souve-
nirs des rois ou des victoires militaires. Mais, dans la même
période, une autre forme de conservation de la mémoire
existe. Elle est fondée sur des supports d’écriture (os, étoffe,
peau, papyrus…) sur lesquels l’écriture a deux principales
fonctions. Elle favorise le stockage de l’information « qui
permet de communiquer à travers le temps et l’espace et qui
fournit à l’homme un procédé de marquage, de mémorisation
et d’enregistrement » (Le Goff, 1988 : 118) conférant ainsi la
possibilité « de réarranger, de rectifier des phrases et des
mots isolés » (idem : 118).
Au Moyen Age et avec Saint Augustin, la mémoire s’enra-
cine en l’homme au sein de la dialectique chrétienne d’où

60
Cf. Meyo-Me-Nkoghe D., (2001), « Les enseignes de bars « bistrots »
de Libreville (Gabon) : Contribution à l’histoire des mentalités ? » In
Plurilinguismes n° 18, Université René Descartes, p. 147-168.
DE LA MENTALITE A LA MEMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES FANG DU GABON 171

apparaissent l’examen de la conscience et l’introspection. La


mémoire devient liturgique et laïque. Mais ce type de
mémoire a une faible pénétration chronologique. De plus en
plus s’imposent et se développent la conservation du
souvenir des saints et l’apparition des traités de mémoire. La
mémoire chrétienne se manifeste dans la commémoration de
Jésus, la liturgie à travers les moments essentiels de Noël, du
carême, de Pâques et de l’Ascension. Dès cette époque déjà
se manifeste la commémoration des saints et le jour des
morts dont la communauté souhaite garder le souvenir. Au
Gabon, sans remonter au Moyen Age, parmi les personnes
rencontrées, certaines conservent le souvenir de Donguila, de
Sainte Marie et du Père Lefebvre fondateur de la fraternité
sacerdotale Saint Pie X, mort en 1985. Dès les Temps
Modernes, l’imprimerie révolutionne la mémoire occidentale.
Mais c’est à l’époque contemporaine que la mémoire subit
des bouleversements révolutionnaires grâce à l’électronique
et à certains travaux.
En effet en 1950, Halbwachs61 en publiant son ouvrage
intitulé Les mémoires collectives, favorise son exaltation en
la situant dans le temps long, car le public recherche, suite à
la crainte d’une amnésie collective, les moyens de conserver
les hauts faits du groupe. L’étude de la mémoire se fait alors
à partir de celle des lieux comme les archives, les biblio-
thèques, les musées, les lieux monumentaux (cimetières)
mais aussi des moyens symboliques comme les commé-
morations, les pèlerinages, les anniversaires ou les emblèmes.
Des documents fonctionnels comme les manuels ou les
autobiographies ou encore les associations ne sont pas en
reste.
Pierre Nora s’est signalé dans Les lieux de mémoire62.
Dans cet ouvrage monumental, l’auteur présente notamment
61
HALBWACHS M., (1950), Mémoires collectives, Paris, PUF.
62
NORA Pierre, (1984-1986), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard.
172 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

l’idée de mourir pour la communauté qui s’enracine dans


l’exaltation de la nécessité de sauvegarder la patrie car se
sacrifier pour elle « n’est pas un triste sort, c’est (au
contraire) s’immortaliser par une belle mort » (1986 : 12).
Autrement dit, il est préférable d’être enseveli sous les
cendres de la République que de lui survivre. Dans le même
ordre d’idées, Duby dans Le dimanche de Bouvines (1973),
renouvelle l’histoire d’une bataille en appréciant l’événement
simplement comme la fine pointe d’un iceberg qu’il suit tout
au long de la commémoration. Il parvient à reconstituer le
destin d’un souvenir au sein d’un ensemble mouvant de
représentations mentales. Quant à Philippe Joutard, dans La
légende des Camisards, une sensibilité au passé (1977), il
montre comment les protestants cévenols, depuis les
épreuves subies pendant les guerres de religion, réagissent
face à la révolution de 1789, à la République, à l’affaire
Dreyfus, et aux options idéologiques d’aujourd’hui, en
fonction de leur mémoire de camisards, fidèle et mouvante
comme toute mémoire. Cette mouvance qui fait de la
mémoire gabonaise une donnée à deux vitesses.

VII.3. Une mémoire collective gabonaise à deux vitesses

La mémoire historique du peuple fang semble se présenter


à deux vitesses. Elle comporterait une mémoire anthropolo-
gique s’inscrivant dans la longue durée et une mémoire
contemporaine empreinte de faits liés à la présence coloniale.
L’anthropologie historique naît de la volonté de certains
universitaires de ne plus reproduire uniquement les événe-
ments marquant les grands hommes, c’est-à-dire des rois,
ministres, généraux d’armée…. Ils souhaitent s’intéresser
aussi à la vie du « paysan dans sa chaumière, le gentilhomme
dans son château,…au milieu de ses travaux, de ses plaisirs,
DE LA MENTALITE A LA MEMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES FANG DU GABON 173

au sein de sa famille et de ses enfants » comme le suggère


Legrand D’Aussy63 dans l’avertissement à son Histoire de la
vie privée des Français publié en 1782. Des deux écoles
historiques qui coexistent en France au début de la troisième
République, celle qui est héritière de la philosophie des
Lumières et qui tente de décrire les mœurs et les comporte-
ments sociaux demeure l’ancêtre de l’anthropologie histori-
que. Mais cette école fut supplantée par l’autre, plus narra-
tive, proche des élites dirigeantes, du débat politique et des
chroniqueurs et plus attentive à reconstituer la genèse des
institutions et des conflits. L’anthropologie historique serait
l’étude de l’habituel par opposition à l’exceptionnel ou à
l’événementiel, c’est-à-dire « des habitudes physiques, gestu-
elles, alimentaires, affectives,(…) mentales » (Burguiere :
145).
Il n’est guère facile à l’historien d’écrire une histoire des
habitudes car celles-ci ne marquent pas comme l’événement
dont les sources sont ainsi abondantes tandis que l’habituel
demeure anonyme. Cependant, une tentative de préhension
de l’habitus demeure possible dans une société orale comme
celle des Fang. En effet, au delà de l’événement, les Fang du
Gabon ont le souvenir commun de plusieurs faits qui
constituent leur mémoire collective. Ces faits s’inscrivent
dans le temps long en ce sens qu’ils débutent avec leur foyer
d’habitat originel, leur migration, la vie dans les commu-
nautés forestières, leur rencontre avec l’Européen et des
échanges qui s’en suivirent.
Après ce foyer originel, le peuple fang se rappelle de sa
migration comme le confirme Meyo M’Engone64.
Ce sont les hommes montés sur des chevaux qui les auraient
fait entrer en forêt en passant par l’arbre Adzep65. Plusieurs

63
LEGRAND D’AUSSY, (1782), Histoire de la vie privée des Français,
Paris
64
MEYO M’ENGONE, entretien le 23 novembre 2004 à Bikelé.
174 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

groupes seraient ainsi entrés en forêt simultanément et


auraient recherché le contact des Européens. En fait le
moteur récent de la migration serait la recherche de l’échange
direct avec les Européens dont les Fang apprécient les biens
et, veulent se passer de nombreux intermédiaires qui obèrent
les prix des produits du commerce de la traite. Aubame
confirme cette assertion quand il affirme que dès le XIXe
siècle les Fang « deviennent ainsi les dépositaires exclusifs
des commerçants européens, alors que ce rôle était
auparavant joué par les tribus côtières autochtones… Ils
furent ainsi à la fois, les fournisseurs des Européens en
produits du cru…et les pourvoyeurs de leurs congénères en
produits importés » (2002 : 215) et Pourtier de renchérir à ce
propos en affirmant que «l’objectif est de briser le monopôle
des peuples côtiers pour accéder directement au commerce
européen » (1989 : 70).
Les Fang ont le souvenir de leurs nombreux villages dans
lesquels ils affirment avoir vécu dans une sorte d’éden préco-
lonial c’est ce qu’affirme Ndong Ntoutoume66. Dans leur
civilisation matérielle, deux principales institutions existent :
il s’agit du sésane et l’ekama. Aubame confirme l’existence
du sésane qui «indiquait la possession collégiale de
l’autorité du village. Autrement dit, l’aîné de la tribu était
assisté par le conseil des anciens… pour décider des grands
problèmes du village» (2002 : 208) qui se discutaient dans
l’Abègn, corps de garde servant de poste de sécurité, de lieux
de réunions et de séjours rassemblant l’ensemble viril « que
constituent les parents appartenant au même nda é bor
(maisonnée) » (Aubame, 2002 : 210), c’est-à-dire l’élément
de parenté où s’exprime l’autorité de l’aîné détenteur du

65
Adzep est un arbre de la forêt équatoriale qui symboliserait l’entrée des
Fang dans ce milieu.
66
NDONG NTOUTOUME, entretien le 30 septembre 2004 à Bikelé.
DE LA MENTALITE A LA MEMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES FANG DU GABON 175

pouvoir religieux, régulateur de la vie du groupe et de ce fait


intercesseur auprès des ancêtres et de Dieu.
Mais aussi dans cet éden, l’un des moments importants de
la conservation de la mémoire collective est celui, où après la
naissance, « le clan (…) attribu (e) au nouveau-né un…
nom…Ce (…) nom perpétue la mémoire d’un ancêtre – dont
le nom est ainsi déterré – choisi en raison de la véné-ration
dont il est l’objet » (Le Goff, 1988 : 113). Le nom attribué à
un nouveau-né obéit ainsi aux préoccupations du groupe d’où
le problème par rapport aux élites qui donnent leur nom à
leur progéniture imitant ainsi le modèle occidental qui
conduirait, à terme, à la disparition de certains noms. Quant
à l’Ekama, d’après Marie Minkue67, elle consistait en une
sorte de coopérative agricole et son utilité s’étendait à
d’autres travaux. Aubame reconnaît que son fonctionnement
impliquait l’association d’hommes pour débrousser et abattre
les champs. La surface débroussé était répartie également
entre les femmes de chaque homme, et ces dernières
s’organisaient, à leur tour, en Ekama pour les travaux de
semailles, de sarclage…
Du point de vue commercial, dès 1900, Cureau affirme
que les Fang contrôlent le « commerce de l’Ogooué (passé)
sous … (leur) coupe » (cité par Aubame, 2002 : 215). En
dehors de cela, ils se construisent des habitations, pratiquent
l’élevage, la chasse, la pêche, l’agriculture…Ces différentes
techniques ont disparu à la suite du contact avec l’homme
blanc et la colonisation.

67
MINKUE Marie, entretien le 28 octobre 2004 à Bikelé.
176 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

VII.4. La mémoire collective contemporaine :


un ensemble de souvenirs prégnants

La mémoire historique contemporaine du peuple Fang se


dilate dans plusieurs dimensions qui se résument en une
mémoire populaire et en une entretenue par l’Etat. Les
souvenirs populaires de cette époque s’inscrivent dans les
préoccupations de l’histoire contemporaine. Ensuite cette
contemporanéité pose des problèmes quant à sa délimitation,
par le fait, que ne peut être contemporain, que ce que l’on vit,
alors que cette période renvoie péniblement au XVIIIe siècle.
Les souvenirs de cette époque se greffent sur des événements
auxquels ont participé les Gabonais et sur les noms des rues.
La plupart des personnes ressources sont nées avant la
colonisation et ont vécu, voire subi les tracasseries que
Meteghe N’nah désignent par « redevances coloniales »,
c’est-à-dire « un certain nombre de servitudes pesant plus
particulièrement sur les autochtones : prestations en travail,
en nature ou en argent » (1981 : 49). Ces travaux étaient le
pagayage, le portage et plus tard, l’odieux système de l’indi-
génat institué au Congo Français le 18 octobre 1900. Celui-ci
permettait aux administrateurs coloniaux de condamner, à la
moindre infraction, aux arrêtés locaux et sans jugement « tout
autochtone non citoyen français à une peine d’emprison-
nement de quinze jours…et à une amende de cent francs »
(Meteghe N’nah, 1981 : 53). Dans la pratique, les
autochtones étaient chicotés, enfermés, humiliés devant leurs
familles par les miliciens à la solde de l’administration colo-
niale. Ce sont ces violences qui ont marqué la mémoire col-
lective du peuple Fang chez les personnes ayant plus de
soixante ans.
La question posée à certaines personnes ayant servi à la
compréhension de la mémoire historique du peuple Fang,
dans le sens de décliner les faits les plus marquants, permet
DE LA MENTALITE A LA MEMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES FANG DU GABON 177

de constater la subsistance du souvenir de la première guerre


mondiale manifestée par l’expression «époque de Pétain»,
comme l’a affirmé Ogoula Sébastien lors de notre entretien68.
Cette expression rappelle une époque lointaine à notre
interlocuteur qu’il n’a pas vécu lui-même. C’est la première
guerre mondiale survenue en 1918 au cours de laquelle ce
Maréchal joua un rôle important dans la victoire de la France
à laquelle les colonies participèrent activement. La première
guerre mondiale, en effet, « constitua une étape décisive
dans l’histoire du continent africain… (Dans la mesure où)
l’aide demandée portait à la fois une participation militaire
et financière… (Et) sur la fourniture de matières premières et
des produits alimentaires »69 (D’Almeida-Topor, 1999 : 83-
84). Le souvenir de cette guerre est prégnant parce que des
jeunes gabonais y ont pris part et elle se déroula en partie sur
le territoire gabonais.
L’époque de De Gaulle, qui intervient après la seconde
guerre mondiale a aussi marqué la mémoire populaire. En
1939, quand intervient la seconde guerre mondiale, le jeune
Général n’est pas suivi par sa hiérarchie lorsqu’il préconise
d’innover dans l’art de la guerre en introduisant des
techniques et du matériel nouveau. L’Allemagne qui s’orien-
ta vers cette voie vainquit facilement la France, en une
débâcle mémorable, car ce dernier pays était encore réduit à
la ligne maginot. Au Gabon, la deuxième guerre mondiale
eut des manifestations importantes dans la mesure où
plusieurs milliers de Gabonais s’enrôlèrent pour défendre la
France. Les Français libres et les pétainistes en vinrent aux

68
OGOULA Sébastien, 70 ans, habitant Bikelé, entretien le 22 décembre
2004 à son domicile de Bikelé.
69
Selon D’ALMEIDA-TOPOR « l’Afrique noire mobilisa environ 200 000
hommes…dont 30 000 à 35 000 (tués) “sénégalais”. La proportion des
victimes militaires originaires des colonies (est) évaluée entre 21,6 et
22,4 % des recrutés » (1999 : 86).
178 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

armes et, finalement, les Gaullistes l’emportèrent. Ces événe-


ments ont profondément marqué les Gabonais qui s’en
rappellent par la manifestation de l’expression « époque de
Gaulle » qui apparaît comme moderne par rapport à l’époque
de Pétain dite archaïque.
L’Etat postcolonial du Gabon, à l’instar de la puissance
coloniale, utilise des noms de rue, voire des places, comme
manifestation de la mémoire collective d’une communauté et,
finalement, comme signes extérieurs de notoriété perpétuée
par le fait que ces noms de rue la cautionnent. Le carrefour
Léon Mba est un parfait exemple de désignation d’un lieu de
mémoire symbolisant le souvenir du premier président du
Gabon qui appartient à l’ethnie fang. Comme lieu de
mémoire à une forte charge émotive se retrouve le quartier
Nkembo dont le nom est pourtant d’origine Sékiani. Mais les
Fang en gardent un vibrant souvenir dans la mesure où ils s’y
sont établis et en parlent comme lieu de référence, de
manifestation de la récalcitrance et de la révolte permanente
des sans voix. Ce qui contraste ici entre la mémoire du
groupe et celle de l’Etat, c’est le fait que l’Etat célèbre le
drapeau et la concorde, alors que, pour les personnes inter-
rogées, ces moments ne correspondent pas aux temps
importants de leur mémoire, même si, par rapport au drapeau,
c’est la patrie qui vit dans cet emblème et que l’hymne
national renvoie à notre environnement. Mais ces souvenirs,
ces objets symboliques, n’entrent pas dans la mémoire
collective des Fang, d’où le contraste entre cette mémoire de
l’Etat et celle du groupe.
DE LA MENTALITE A LA MEMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES FANG DU GABON 179

VII.5. L’érection de la mémoire collective fang et ses


enjeux

La mémoire historique des Fang a connu plusieurs étapes


pour sa réalisation. Cette mémoire comporte des enjeux im-
portants à l’heure de la mondialisation, car celle-ci a pour
corollaire notamment l’uniformisation des cultures.
Telle que l’on a pu la saisir à travers ces lignes, la mémoire
collective des Fang s’est érigée en plusieurs étapes d’une
inégale importance. La mémoire anthropologique se déroule
dans le temps long d’une période couvrant des milliers d’an-
nées tandis que la mémoire contemporaine, elle-même, à
deux vitesses, s’étend sur quelques siècles environ. Les
souvenirs ayant trait à leur migration, à leur mode de vie, à
leur habitat et aux contacts avec les différents peuples
rencontrés, y compris les Européens. La conception de base
de cette référence, pour reprendre Charles Mombo, est
« anthropologique fondée sur (des données) historiques, …et
celle de son peuplement » (1997 : 96). Cette mémoire
anthropo-logique s’inscrit, comme nous le disions, dans la
longue durée qui est, selon Braudel70, le plus long de tous les
cycles, car s’étendant sur des milliers d’années.
Ils se rappellent l’époque héroïque et fantastique au cours
de laquelle ils vivaient dans une sorte d’éden précoloniale
pratiquant la chasse, la pêche… Ici, la référence fondamen-
tale fait appel à cette période d’avant les Blancs dite période
précoloniale au cours de laquelle ils sont en conflit, domi-
nent, s’approprient des terres et vont jusqu’à maîtriser le
commerce de traite en supplantant les autochtones de la côte.
C’est ce qu’affirme Pourtier (cf. 1989 : 70) et que Merlet

70
BRAUDEL Fernand, (1966), La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin.
180 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

confirme dans son ouvrage Vers les plateaux de Masuku71.


La mémoire de la rencontre avec l’Européen garde ainsi deux
aspects. Un aspect positif, car avec l’homme blanc, les Fang
acquièrent les «bioum» tant recherchés. Et la maîtrise de ce
commerce leur permet de briser, non sans haine, le monopole
de commerce jalousement gardé par les tribus côtières qui
n’hésitent pas à accuser d’anthropophagie les autres peuples,
afin de les éloigner des Européens et des affaires. Mais en
échangeant avec les Européens, ils perdent aussi la liberté de
se mouvoir, s’asservissent dans des travaux coloniaux et
perdent leur liberté. La mémoire collective comporte ainsi
deux aspects. Un aspect positif et un aspect négatif.
La mémoire contemporaine est tout aussi contrastée en une
période glorieuse durant les deux guerres mondiales au cours
de laquelle ils défendent la mère patrie, puis combattent
l’oppression coloniale dont les conséquences, les traces sur la
mémoire avec le portage et l’odieux régime de l’indigénat,
sont prégnantes. Ici tout se passe comme si le contact de
l’Européen est recherché mais ce contact entraîne des effets
néfastes et peu motivants à la suite de la perte de la liberté, de
la fuite des villages qui deviennent des réservoirs de main
d’œuvre. La mémoire contemporaine ce sont, enfin, les noms
de rue, des avenues, de quartiers et le drapeau emblème
tricolore qui, pour Croze, « est plus qu’un lambeau de soie
(…) (mais en lui) il y a la patrie. C’est elle qui vit dans cet
emblème » (cité par Nora, 1984-1987), renvoie malheu-
reusement à l’imaginaire Gallo-romain comme le drapeau
tricolore français. Se manifeste alors une contradiction entre
la mémoire des Fang et celle mise en valeur par l’Etat. Cette
contradiction existe encore de nos jours, car, pour beaucoup,
l’indépendance administrative accordée ne permet pas au
Gabon de se passer de la lourde tutelle française. Et les
71
MERLET Annie, (1989), Vers les plateaux de Masuku, Libreville,
SEPIA.
DE LA MENTALITE A LA MEMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES FANG DU GABON 181

résistants à l’oppression coloniale ne sont guère reconnus et


célébrés par l’Etat indépendant. D’où, pour certains, une
mémoire écornée et duale. Toutefois, la mémoire collective
est porteuse d’espoirs et demeure comme le fondement de
l’identité fang.
C’est Joutard qui affirme qu’une communauté donnée, à
l’instar de celle des Camisards, retrouve au sein des docu-
ments et des témoignages oraux du présent, son passé. Elle
parvient à rétablir « comment elle a constitué sa mémoire
collective et comment cette mémoire lui permet de tenir face
à des événements …différents… qui fondent sa mémoire sur
une même ligne et …son identité » (Le Goff, 1988 : 173).
Cette assertion qui s’applique à l’Europe demeure pertinente
pour l’Afrique car, à propos de ce continent, Mbonimpa a pu
affirmer que « les vieux, ces bibliothèques vivantes, sont
courtisés, interviewés, invités à parler à la radio pendant
l’heure de l’émission culturelle… Rien ne doit se perdre.
Tout doit être écrit, accumulé, pour constituer un capital
culturel à montrer, à exhiber afin de revendiquer la
réhabilitation » (1989 : 57-58) de l’histoire de l’Afrique qui,
au sortir de la seconde guerre mondiale, en a bien besoin.
C’est dire que la mémoire collective fait partie des enjeux
des sociétés en voie de développement et, à l’intérieur de
celles-ci, elle se révèle être d’un intérêt majeur pour les
classes dominantes et celles dominées. Elle participe directe-
ment à la lutte pour le pouvoir, à la survie et à la promotion
des individus, d’où l’assertion de Le Goff pour qui elle
« déborde l’histoire comme science et comme culte public, à
la fois en amont en tant que réservoir mouvant de l’histoire,
riche d’archives et de documents/monuments, et en aval,
(comme) écho sonore et vivant du travail historique » (1988 :
174). De plus en plus, une communauté comme celle des
Fang affirme son origine différente et exige que lui soit
réservé, au sein de l’Etat, la place qui doit lui revenir en
182 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

fonction de ses origines comme le reconnaît Ondo Nzole


pour qui «en fonction de nos origines, comment éviter de
subir notre traitement actuel ? » clame-t-il !
La mémoire collective demeure ainsi le creuset de l’iden-
tité individuelle et collective. Du point de vue individuel, elle
permet de se souvenir des grands hommes. Le centenaire de
la naissance de Léon Mba est l’occasion de la sortie d’ouvra-
ges sur le premier président du Gabon. Mais il y a aussi le
carrefour et les rues qui portent son nom. Ainsi, ces lieux
pérennisent le souvenir de cet homme d’Etat gabonais. Mais
les Fang se souviennent aussi de l’époque héroïque des
résistants et évoquent le souvenir d’Emane Tole qui a résisté
à l’oppression coloniale dans la région de Lambaréné. Mais
son souvenir est loin d’être célébré. La mémoire est, de ce
fait, le lieu de stockage de l’histoire d’un peuple, mais aussi
le socle sur lequel se fonde une société stable.
Mais elle demeure aussi le réservoir de la culture indivi-
duelle et collective. La mémoire d’un peuple est le creuset de
son identité, c’est le rempart sur lequel il s’appuie, mais aussi
à travers lequel il véhicule ses valeurs ancestrales et forge sa
personnalité. Ogoula Mbira rappelle que l’on forgeait le
caractère des jeunes en les galvanisant par le rappel des faits
héroïques de leurs ancêtres qui « étaient endurant, braves,
pour que ces enfants intègrent progressivement ces valeurs ».
La mémoire apparaît ainsi comme le lien qui relie un peuple
à son passé. Mais il apparaît que le souvenir des grands
hommes est le plus vulgarisé au détriment de celui des
hommes ordinaires. C’est pour s’élever contre cette pratique
que Triulzi (1977) a appelé « à la recherche de l’homme
commun africain (…)le recours, (…) aux souvenirs
familiaux, aux histoires locales, aux histoires des clans, de
familles, de villages, aux souvenirs personnels, à tout ce
vaste complexe de connaissances non officielles, non
institutionnalisées( …) qui représentent en quelque sorte la
DE LA MENTALITE A LA MEMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES FANG DU GABON 183

conscience collective de groupes entiers (…) ou d’individus »


(cité par Le Goff, 1988 : 176). Cette histoire gabonaise des
marges reste cependant à réaliser.
La mémoire collective est, non seulement une conquête,
mais demeure aussi un instrument et un objectif de puissance
dans la mémoire collective des peuples sans écriture. C’est
dans ce sens que Balandier évoque la manipulation des
généalogies au Cameroun. Et Mongo Beti de renchérir en
rapportant « la stratégie qui permet aux individus ambitieux
et entreprenants d’adapter les généalogies afin de légaliser
une prééminence contestable » (cité par Le Goff, 1988 : 176).
C’est dans la même perspective qu’au Gabon, les hommes du
pouvoir fabriquent des biographies qui établissent une
parenté avec un roi légendaire, voire se fabriquent un cursus
honorable, conforme à leur nouvelle position sociale. Mais ce
cursus fabriqué les rattrape souvent.
Après les conquêtes opérées par l’histoire orale, est re-
connue l’idée, que du côté de l’histoire africaine et les soci-
étés sans écriture, que Hegel qualifiait d’anhistorique72, « les
groupes savaient cependant entretenir les savoirs et les
transmettre par la mémoire et par la bouche » (Moniot,
1994 : 3). Mais cette histoire fondée sur la mémoire ne peut
se réaliser qu’à partir des procédures rigoureuses et soigneu-
ses de recueil et d’établissement des énoncés reposant sur une
critique textuelle sociologique et culturelle qui permet « l’ex-
traction d’informations, moyens de datation, règles d’édi-
tion… », comme le suggère Vansina 73.

72
Le philosophe allemand affirme dans La raison dans l’histoire que
«ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un
monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit
naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire
universelle » (1964 : 269).
73
VANSINA Jean, (1961), De la tradition orale. Essai de méthode
historique, Tervuren, Annales série n° 8, Sciences Humaines, n° 36.
184 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Dans la reconstitution de la mémoire collective, le maté-


riau est multiforme. Il provient de la tradition orale qui, elle-
même, relève des genres, de règles plus ou moins souples de
mise en forme et de tradition. Dans cette tradition, il y a les
récits de vie, les migrations historiques, les faits des grands
hommes…La mémoire collective qui résulte de cette histoire
orale donne le sentiment à ceux qui la pratiquent, de
s’intéresser aux exclus, d’où l’élévation contre cette manière
de voir les choses d’en bas par les tenants de l’histoire
officielle qui, elle, est liée à l’écrit et demeure ainsi l’expres-
sion du pouvoir politique et culturel. Avec l’histoire de la
mémoire apparaît la nécessité de sauver le passé pour servir
le présent et l’avenir. Il importe de faire en sorte que la
mémoire collective serve à la libération et non à l’asser-
vissement des hommes.
L’existence de l’histoire de la mémoire est confrontée à la
crainte des historiens professionnels de voir cette histoire
symbolique venue d’en bas, prendre le dessus sur l’histoire
nationale. Cette crainte est confortée par la nécessité d’éviter
un affrontement entre la conscience patrimoniale et la con-
science nationale qui pourrait induire des crises majeures
mettant en difficulté l’unité nationale. Au Gabon, transparaît
l’existence d’une mémoire célébrée par l’Etat mais qui ne
semble pas primordiale aux yeux du souvenir des peuples
comme les Fang, pour qui d’autres événements marquent la
mémoire. Chez ce peuple, la mémoire est anthropologique et
s’inscrit dans la longue durée pendant la période précoloniale
et englobe la migration, les modes de vie, les contacts avec
les Européens et les conséquences qui en découlent.
La mémoire contemporaine apparaît aussi, plus brève
(quelques siècles), mais qui, bien que rappelant des événe-
ments douloureux comme l’odieux système de l’indigénat,
comporte des moments de bravoure et de célébration univer-
selle comme les deux guerres mondiales, mais aussi l’indé-
DE LA MENTALITE A LA MEMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES FANG DU GABON 185

pendance, qui, contrairement au gouvernement, est vécu par


les Fang comme une régression. Pendant la colonisation, les
Gabonais ont le sentiment, en excluant le régime de
l’indigénat, d’avoir été mieux pris en compte par
l’administration alors que ce n’est plus le cas de nos jours.
D’où l’expression de Ndong Ntoutoume «on ne sait plus où
l’on va» constate-il, amer. Une telle mémoire, las d’être
transmise et sans célébration aucune, pourrait disparaître si
des dispositions ne sont pas prises dans le sens de la recueillir
et la sauvegarder. Dans cette optique, il s’agira d’organiser
une collecte systématique de la tradition orale à travers le
pays pour recueillir le patrimoine oral de tous les peuples du
Gabon.
CONCLUSION GENERALE
L’histoire socioculturelle se présente comme le carrefour
de l’activité historique qui peut conforter la position du
Gabon sur la scène internationale. Elle permettra de se mou-
voir sur des terres inconnues et qui peuvent permettre de
dépasser l’histoire événementielle en vigueur dans nos insti-
tutions et de s’attaquer aux aspects novateurs de la discipline
qui faciliteront la prise en compte du vécu de l’homme dans
sa globalité et non pas seulement les activités issues de la
rencontre avec l’Europe comme si nous ne pouvions avoir
une histoire propre. Et, de toutes les façons, la discipline a
évolué et elle s’intéresse au vécu de l’homme dans sa glo-
balité, car l’histoire est loin d’être le simple récit des événe-
ments passés, comme l’affirmait Meyo Bibang74 contribuant
ainsi à discréditer cette discipline qui demeure plutôt la vie
en ce sens qu’elle prend en compte les passions, les joies, les
peines, les rencontres, les activités, la mort…et désormais la
psyché. Elle investit donc la complexité de la vie de
l’homme, y compris dans ses relations avec ses semblables,
d’où la sociabilité. C’est cette histoire que nous appelons de
tous nos vœux. Cet ouvrage sert à la vulgarisation des
concepts opératoires d’une telle histoire socioculturelle.
L’histoire sociale prend en compte celle des classes infé-
rieures dans leurs manifestations festives, dans leur grève…
Apparue au début du XXe siècle, elle s’épanouit dans les
années trente grâce à son projet de saisir les sociétés dans la

74
Aperçu historique du Gabon.
188 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

diversité de leur vie, en restituant leur environnement naturel


et idéologique. Elle englobe alors des pans entiers de la
société tenue à l’écart de l’histoire officielle, d’où l’histoire
marginale (pauvres, prostituées, Noirs, homosexuels, saltim-
banques, bohémiens, truands, vagabonds… institués en héros
de la discipline en même temps que les autres classes
laborieuses).
Les réflexions menées par l’histoire sociale sur la vie des
élites, les masses paysannes ont fourni une matière privi-
légiée de recherche et de débats pour rajeunir notre vision des
comportements, des psychologies et des cultures paysannes
saisies à travers les manifestations des foules et leurs réac-
tions face aux problèmes fondamentaux comme la cherté des
prix, la domination seigneuriale et leur corrélat : révoltes,
guerres paysannes… Plusieurs thèmes ont permis de mettre
en évidence cette histoire sociale comme l’histoire des élites,
celle des pauvres, l’histoire urbaine, l’histoire des révoltes
populaires et des guerres paysannes, l’histoire syndicale,
…L’histoire culturelle, de son côté, implique une double
approche internaliste qui s’intéresse aux aspects de la culture
des élites, alors que l’approche externaliste prend en compte
la culture populaire, les pensées de ces groupes, ses faits et
gestes, la mentalité, la nuptialité, les crises sociales, les révol-
tes populaires, les problèmes de culture qui sont inscrits à la
fois dans la longue durée et la conjoncture. Elle concerne les
syndicats, les associations, l’alimentation, la mentalité, la
sociabilité qui se meut naturellement dans la longue durée.
A propos de la sociabilité, les thèmes la concernant sont
nombreux et le présent ouvrage n’a fait qu’en effleurer quel-
ques uns. Il est cependant possible de les regrouper en six
thèmes principaux :

1) Les problématiques de la sociabilité qui prendront


en compte les définitions, les relations de pouvoir, les
CONCLUSION GENERALE 189

sociabilités de loisir, l’iconographie de la sociabi-


lité…
2) Les sociabilités religieuses notamment celles des
confréries, sociétés secrètes, communautés religieu-
ses, les mouvements de jeunesse, celle des groupes
d’âge…
3) La sociabilité et la culture, cinéma, sports, archives
audiovisuelles, associations…
4) La sociabilité des milieux urbains notamment les
sociabilités de la rue, des écoles, du marché, du mari-
got, à table.
5) La sociabilité du travail précolonial, colonial, post-
colonial, c’est-à-dire les premières industries, la soci-
abilité patronale, ouvrière, du portage, du travail dans
les chantiers forestiers, à l’usine, au bureau, les syn-
dicats.
6) Archéologie et formes de sociabilité préhistoriques,
c’est-à-dire les différentes formes de regroupement,
les échanges…

En matière d’histoire des mentalités, on peut explorer de


nombreux thèmes comme les populations, la nuptialité, l’ali-
mentation, le corps, la sorcellerie, l’amour…. Et les sources
pour traiter ces histoires sont nombreuses.

En effet, il est possible d’explorer les sources orales que


l’on peut exploiter en interrogeant les personnes âgées qui
vivent à Libreville et à l’intérieur du pays. Sur certains pro-
blèmes, ces personnes ont des informations quelque peu
surannées dans la mesure où les acteurs qui ont vécu ces
phénomènes sont en voie de disparition. Et la réalité est que,
les personnes qui vivant dans la capitale, une fois retraitées,
retournent dans leur village, dépeuplant ainsi cette ville de
ceux qui peuvent aider à confectionner l’histoire.
190 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Quant à l’histoire culturelle actuellement menée, elle


embrasse plusieurs champs. Il y a notamment l’orientation
vers les objets et les institutions culturels, des acteurs qui les
animent, des systèmes qui en régissent le fonctionnement,
celle des pratiques culturelles et des ensembles de normes qui
les ordonnent, celles des idées, des savoirs et leur
contribution…et l’on perçoit mal comment «des spécialistes
qui ont précisément pour objet d’analyser les instances et les
mécanismes de légitimation pourraient, eux-mêmes, décréter
aujourd’hui les découpes de ce savoir et procéder aux
exclusions » selon Corbin (1997 : 114).
La constitution d’une histoire de la mémoire peut être
rattachée aux évolutions internes de la discipline et aux
diversifications de l’histoire des mentalités : l’histoire des
représentations du passé, dirions-nous, apparait comme le
dernier avatar, le refuge unificateur devant la pluralité des
pratiques que justifie un découpage épistémologique et insti-
tutionnel de la France. On peut évoquer, depuis les années
1980, un glissement généralisé vers le culturel et les objets
symboliques. Ce glissement se traduit par la vogue des
notions de représentations et de culture qui touche pratique-
ment tous les types d’histoire ce qui peut induire une autono-
mie du culturel par rapport au social.
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE

Personnes ressources

BIVEGHE MENGOME, 72 ans, du lignage Yeveng, retraité


habitant Mbel dans le troisième canton de Kango,
entretien le 27 décembre 2000 à Mbel.
EMANE MBA Séverin, 36 ans, du lignage Essakora,
Géomorphologue, enseignant à l’Ecole Normale
Supérieure de Libreville, entretien le 28 janvier 2001.
ESSONE NDONG Laurent Thierry, 68 ans, du lignage
Essissis, habitant Nkembo (quartier de Libreville, retraité
de Cégagadis, (société commerciale de Libreville),
ancien député, entretien le 19 septembre 2001.
EYEGHE Jean André, 45 ans, du lignage Essamekep,
Enseignant à l’Ecole Normale Supérieure de Libreville,
Historien, entretien le 19 janvier 2001.
KOUMBA Germaine, 70 ans environ, sans emploi, résident à
Memba par Lébamba, entretien à Libreville en décembre
2000.
MENGOME Ada, 88 ans, sans emploi, résident à Nkembo,
entretien à Libreville en décembre 2000.
MEYO-M’OBIANG Moïse, 84 ans, Administrateur civil
retraité, résident à Lalala à Gauche, entretien à Libreville
en décembre 2000.
MEYO-M’OBIANG Moïse, 84 ans, du lignage Essakora,
Administrateur civil retraité, habitant Lalala à Gauche
quartier de Libreville, entretien le 15 janvier 2001.
192 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

NDONG OSSA Jacques, 58 ans, du lignage Nkè douanier


retraité habitant Nzeng Ayong, Libreville, entretien à
Libreville le 22 décembre 2000.
NGUEMA François, 70 ans, du lignage Nkomesseng, habitant
Bikélé, banlieue proche de Libreville, ouvrier retraité,
entretien le 20 janvier 2001.
NTOGHE NDONG, 70 ans, du lignage Oyerk, habitant Adok
Foula non loin de l’usine de concassage de gravier noir
dans le troisième canton de Kango à 150 kilomètres
environ de Libreville, entretien le 12 novembre 2000.
NZUE Daniel, 70 ans, du lignage Yeveng, retraité habitant
Mbel troisième canton de Kango, entretien le 15
décembre 2000.
ONDONG ELLA, du lignage Essokè, 63 ans, du lignage
retraité d’ASECNA, habitant Meyang à 56 kilomètres de
Libreville sur la Nationale 1, entretien le 17 juillet 2001.

A) Consommateurs et tenanciers de bistrots

AUBI OKPARA, 28 ans, Restaurateur à domicile,


DIKENGUE, 43 ans, sans emploi,
EBAGOE Sylvain, 26 ans, Agent commercial BGD,
ESSONE Gabriel, 28 ans, militaire, Résident à Libreville,
ESSONO NDONGO, 24 ans, bricoleur chez un Libanais livreur
de boissons,
IWANGOU, 42 ans, Agent comptable CNOU,
MAVOUNGOU André, Vendeur de vin de palme,
MAYOMBO, 48 ans, Charpentier,
MBA, Raymond, 39 ans, sans emploi et rentier,
MBOU Etienne, 54 ans, commerçant,
MEBIAME Valentin, 40 ans, Gardien à Vigile Service,
NGUFFO, 45 ans, profession tailleur à la CCIT,
OBIANG NTOUTOUME, Raphaël, Scieur et vendeur de bois en
gros,
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE 193

ODIPO, 37 ans, militaire,


OPO Martin, 37 ans, Entrepreneur,
OUTO Joseph, 28 ans, sans emploi
OWONO NSEME, 41 ans, Maçon,
SANTIAGO, 32 ans, chauffeur au Sénat
SEKOU Adrien, 49 ans, Commerçant.
YASSI, 34 ans, à la recherche d'un emploi,

Les informateurs sur les noms des quartiers

EYEGHE Jean André, 48 ans du clan Essamekè, originaire de


Lambaréné habitant le quartier Ozangué à Libreville
entretien le 17 janvier 2004 sur les pratiques agricoles
des Fang.
MITCHOUNDI MOMBO, 70 ans, retraité de Shell Gabon, né à
Nkembo et y demeurant, entretien en août 2000.
MEYO M’ENGONE, 85 ans du clan Essokè, habitant Bikelé
sur l’ancienne route, entretien réalisé le 23 novembre
2004 sur les causes du départ du foyer originel du peuple
fang.
MINKUE Marie, 60 ans du clan Nkomesseng, habitant Bikelé
sur l’ancienne route, entretien réalisé le 28 octobre 2004
sur les modes de production agricole des Fang.
NKIALA, 90 ans environ, retraité de la police, venu à
Nkembo dans sa prime enfance. Il y demeure toujours,
entretien en août 2000.
NDONG NTOUTOUME, du clan Essokè, habitant Bikelé sur
l’ancienne route, entretien réalisé le 20 octobre 2004 sur
le mode de vie des Fang.
OGOULA MBIRA Aloïse, 89 ans du clan Essissis, habitant
Bikélé sur l’ancienne route, entretien réalisé le 17
octobre 2004 sur l’origine des Fang.
194 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

ONDO NZOLE, 68 ans, du clan Essissis habitant Bikelé sur la


nouvelle route entretien réalisé le 19 janvier 2005 sur le
mode de vie des Fang.
OGOULA Sébastien, 70 ans, de la tribu Essanang, habitant
Bikelé entre l’ancienne et la nouvelle route entretien
réalisé le 15 décembre 2004 sur la migration et les
techniques des Fang.
OWANGA BIYE Gervais, 44 ans, enseignant à l’Ecole
Normale Supérieure, Entretien le 27 septembre 2004 sur
la migration fang.

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PUF.
TABLE DES MATIERES
Introduction générale ……………………………..... 5

Première partie :
L’Histoire socioculturelle au Gabon : de vastes
perspectives historiques ! …………………………… 19

Chapitre I :
De l’histoire sociale à l’histoire des mentalités
appliquée au Gabon : un chantier immense !.......... 21

I.1 : L’histoire sociale comme champ historique


ouvert au Gabon !........................................ 21
I.2 : De l’histoire sociale à l’histoire des
mentalités ………………………………… 29
I.3. L’Anthropologie historique ………………... 33
I.4. Pour une histoire culturelle du Gabon ……. 37
I.5. Mémoires, identité et représentations……… 39
I.6. Qu’est-ce que la sociabilité ?...................... 45
I.7. Le problème des sources en histoire sociale
gabonaise………………………................... 52

Chapitre II :
La sociabilité anthropologique lors de la chasse au
filet chez les Fang du Gabon (1849-1960)………….. 55

II.1. La chasse au filet : une activité contrai-


gnante …………………………………….. 57
202 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

II.2. L’évolution de la chasse au filet ou la


disparition d’une activité sociale………….. 61
II.3. La sociabilité séculaire de la chasse au filet 63
II.4. La sociabilité silencieuse lors du déroule-
ment brouillant de la chasse………………. 68
II.5. Une répartition du gibier quelquefois mou-
vementée………………………………….. 70

Chapitre III :
Des commensalités évolutives dans le territoire du
Gabon (XIXe-XXe siècles)…………………………… 75

III.1. L’alimentation au Gabon : une question


sociale primordiale……………………… 78
III.2. Des denrées locales aux produits importés :
une alimentation diversifiée………………. 82
III.3. Des convives aux manières de manger en
mutation………………………………… 85
III.4. Des manières de manger évolutives………. 88
III.5. La commensalité gabonaise………………. 90
III.6. L’imaginaire et les rites alimentaires
orientés vers l’exclusivité de certains
aliments…………………………………… 94
III.7. Une sélection sociale par l’ordalie et
l’empoissonnement……………………….. 97
Conclusion de la première partie……………….. 100

Deuxième partie :
Des sociabilités nouvelles dans le Gabon pré et post
indépendant (1849-1960)…………………………… 101

Chapitre IV : Libreville et ses sociabilités menées


par les jeunes (1849-1960)........................................... 103
TABLE DES MATIERES 203

IV.1. La régulation de la sociabilité…………….. 106


IV.2. Les rues inégales de Libreville comme lieu
de sociabilité ……………………………... 109
IV.3. Les différentes formes de sociabilité …….. 113
IV.4. Les jeunes dans la rue ……………………. 120

Chapitre V :
Bistrots, échoppes et sociabilité dans les bars de
Libreville (1960-1990) ……………………………..... 125

V.1. Enseignes : histoire et méthode d’enquêtes.. 125


V.2. Délimitation de la zone et méthode
d’enquête………………………………….. 129
V.3. Interprétation des enseignes………………. 131
V.4. L’étude des enseignes comme contribution
à l’histoire des mentalités ?.......................... 134
V.5. Les sociabilités dans les bistrots…………... 142

Chapitre VI :
Les ruptures de sociabilité au Gabon jusqu’au XXe
siècle ………………………………………………….. 147

VI.1. L’origine lointaine des rivalités entre


Européens au Gabon………………........... 148
VI.2. Le fondement des rivalités européennes au
Gabon…………………………………….. 151
VI.3. Des positions irréconciliables entre
Européens………………………………… 153
VI.4. Les intérêts commerciaux divergents entre
Européens……………………………… 157

VI.5. Des rivalités anciennes persistantes………. 159


VI.6. Des rivalités nouvelles entre autochtones… 161
204 LES FANG AUX XIXe ET XXe SIECLES

Chapitre VII :
La mentalité et la mémoire collective des Fang
du Gabon (1898-1960) !............................................ 165

VII.1. Champ et évolution de la mémoire


collective ……………………………….. 166
VII.2. Evolution du concept de mémoire……….. 170
VII.3. Une mémoire collective gabonaise à deux
vitesses……………………………………. 172
VII.4. La mémoire collective contemporaine : un
ensemble de souvenirs prégnants…………. 176
VII.5. L’érection de la mémoire collective fang
et ses enjeux ……………………………… 179

Conclusion générale ………………………………... 187


191
Sources et Bibliographie……………………..………
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